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Michael Löwy

sociologue, philosophe marxiste et éco-socialiste franco-brésilien


(1973)

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire
du marxisme

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES


CHICOUTIMI, QUÉBEC
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M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 2

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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 4

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,


professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi
Courriel: classiques.sc.soc@gmail.com
Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/
à partir du texte de :

Michael Löwy

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.

Paris : Les Éditions Anthropos, 1973, 239 pp.

M. Michaël Löwy nous a accordé, le 23 décembre 2018, son autorisation de


diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriels : Michael Löwy : michael.lowy1@gmail.com

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Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 23 janvier 2019 à Chicoutimi, Québec.


M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 5

Michael Löwy

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.

Paris : Les Éditions Anthropos, 1973, 239 pp.


M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 6

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.

Quatrième de couverture

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Les essais rassemblés dans ce volume ont pour objet l'analyse de


Marx, Lénine, Rosa Luxemburg, le marxisme en Russie et en Amé-
rique latine. Ils abordent, dans ce contexte, quelques thèmes de la pro-
blématique du courant dialectique révolutionnaire du marxisme, le
courant qui se réclame du caractère critique et « négatif » de la mé-
thode de Marx et de sa philosophie de la praxis. Ces thèmes sont,
entre autres : le rapport Marx/Hegel, l'humanisme révolutionnaire,
l'historicisme marxiste, la catégorie de la totalité, la « Aufhebung »
des oppositions métaphysiques, le point de vue de classe dans la
science. Il s'agit de déterminer, face à chacun de ces problèmes, la
spécificité de l'approche dialectique, face à celle du marxisme pseudo-
orthodoxe de la IIe Internationale (Kautsky, Plekhanov) et du stali-
nisme.
Cette reconstitution de la dialectique marxiste passe nécessaire-
ment par un « règlement de compte » théorique avec l'althusséria-
nisme. La polémique avec le structuralo-marxisme est aujourd'hui
aussi indispensable à l'affirmation d'un courant dialectique révolution-
naire, que la critique méthodologique de Kautsky l'était à l'époque de
Lukács et Korsch.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 7

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[239]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.

Table des matières


Quatrième de couverture
Introduction. Dialectique et révolution [9]

PREMIÈRE PARTIE.
MARX [17]

Chapitre I. Marx et Weber : notes sur un dialogue implicite [19]


Chapitre II. Marx et la révolution espagnole 1854-56 [39]

Introduction [39]
I. La Révolution de 1854 [43]
II. « Revolutionary Spain » (revue historique) [47]
III. « Revolution in Spain » (1856) [50]

Chapitre III. L'humanisme historiciste de Marx ou relire « Le Capital » [57]

I. L'humanisme dans « Le Capital » [58]


II. L'historicisme du « Capital » [71]
III. Signification politique de l'humanisme marxiste aujourd'hui [79]

DEUXIÈME PARTIE.
ROSA LUXEMBURG [83]

Chapitre IV. Le marxisme de Rosa Luxemburg [85]

I. La science révolutionnaire [88]


II. La catégorie de la totalité [90]
III. La théorie de la praxis [94]

Chapitre V. Rosa Luxemburg et la question nationale [97]

I. Rosa sur la question nationale (1839-1918) [100]


II. Bilan des erreurs théoriques de Rosa Luxemburg sur la question natio-
nale [106]
III. Aujourd’hui [110]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 9

Chapitre VI. La signification méthodologique du mot d'ordre « socialisme ou


barbarie » [113]

TROISIÈME PARTIE.
LÉNINE [127]

Chapitre VII. De la Grande Logique de Hegel à la gare finlandaise de Petrograd


[129]

I. Le « vieux bolchévisme » ou le « marxisme d'antan » : Lénine avant


1914 [132]
II. La « coupure » de 1914 [136]
III. Les thèses d'avril 1917 [143]
Conclusion [149]

Chapitre VIII. Notes historiques sur le marxisme russe [151]

QUATRIÈME PARTIE
SUR LE MARXISME EN AMERIQUE LATINE [161]

Chapitre IX. Guevara, marxisme et réalités actuelles de l'Amérique latine [163]

Chapitre X. Les étapes du développement social dans la « vision du monde »


marxiste en Amérique latine [179]

CONCLUSION :
Science et révolution : objectivité et point de vue de classe dans les sciences
sociales [201]

I. Le positivisme [203]
II. La tentative éclectique de Mannheim [212]
III. Le débat au sein du marxisme [214]
IV. Conclusion : le point de vue du prolétariat [229]

Sources [237]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 10

[7]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.

INTRODUCTION

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[8]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 11

[9]

Dialectique et révolution

Un spectre hante le sommeil de l'orthodoxie : le « gauchisme théo-


rique ». Par ce terme on désigne depuis quelque temps le courant poli-
tique et philosophique représenté, entre autres, par Rosa Luxemburg,
Karl Korsch, Georg Lukács et Antonio Gramsci. Or, ce qui caractérise
ce courant et l'oppose à l'opportunisme théorique des épigones, n'est
pas le « gauchisme » mais la dialectique révolutionnaire, la fidélité au
caractère critique et négatif de la méthode de Marx et à sa philosophie
de la praxis.
Les essais rassemblés dans ce volume abordent quelques-uns des
thèmes centraux de la problématique de la tendance dialectique-
révolutionnaire, thèmes qui sont d'ailleurs l'objet privilégié de l'at-
taque des courants non-dialectiques qui se réclament du marxisme, de
la pseudo-orthodoxie de la IIe Internationale jusqu'au structuralisme
contemporain :

1) Le rapport Marx/Hegel. Pour Althusser, le dépassement de He-


gel par Marx « n'est nullement une "Aufhebung" au sens hégélien »,
mais purement et simplement « un dépassement de l'illusion vers la
réalité », ou plutôt « une dissipation de l'illusion » (Pour Marx, Mas-
pero, Paris, 1965, p. 75). Le pauvre Hegel, réduit à la triste condition
d'« illusion à dissiper », n'est-il devenu à nouveau le chien crevé dont
se moque la philosophie établie ? [10] Marx, par contre, soulignait en
1858 que la lecture de la Logique de Hegel lui avait rendu « grand
service (grossen Dienst) dans la méthode d'élaboration » de ses écrits
économiques. (Cf. lettre de Marx à Engels, 14/1/1858 in Ausgewahlte
Briefe, Dietz Verlag Berlin, 1953, p. 121.) Il n'est pas étonnant, par
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 12

conséquent, qu'Althusser trouve partout dans le Capital « des traces


d'influence hégélienne », ce qui, pour lui, « suppose, à la limite, qu'on
ré-écrive la section I du Capital » ! (Avertissement in Le Capital.
Flammarion, Paris, 1969, p. 22.) On voit donc où se situe IV erreur »
de Lukács et Korsch : plutôt que de « ré-écrire » le Capital, ils ont
essayé de le comprendre et d'en dégager la méthode dialectique.
Nous avons essayé, dans notre travail sur Lénine de suggérer
quelques-uns des « grands services » que la lecture (critique) de la
Logique de Hegel a rendu au dirigeant du parti bolchevik, parce que
l'œuvre de Lénine montre de façon particulièrement lumineuse le lien
entre dialectique (matérialiste) et révolution.
2) L'humanisme révolutionnaire, et en particulier la signification
humaine du socialisme ; problème décisif dans la vision du monde de
Marx, et dont l'actualité est de plus en plus grande de nos jours, dans
la mesure où le développement des forces productives dans le capita-
lisme contemporain attire l'attention des mouvements révolutionnaires
vers les problèmes qualitatifs de la vie sociale : dans la mesure aussi
où dans les pays du « socialisme bureaucratique » la révolte contre les
déformations staliniennes assume la forme d'un humanisme, parfois
confus et naïf, mais authentiquement socialiste ; dans la mesure enfin
où dans des régions du dit « Tiers Monde », comme l'Amérique latine,
des fractions significatives de la jeune intelligentsia adhérent à l'avant-
garde marxiste (adhésion payé fréquemment par la vie) au nom de
certains « idéaux » humanistes révolutionnaires (parfois en contradic-
tion avec leurs intérêts matériels immédiats), dont les écrits sur
l'« homme nouveau » du Che sont l'expression la plus cohérente.
[11]
3) L'historicisme dialectique, sans lequel on ne peut rien com-
prendre à la méthode du Capital, ni à ce qui distingue Marx de l'éco-
nomie politique bourgeoise. Nous avons essayé de montrer l'opposi-
tion entre cette dialectique historiciste et la conception évolutionniste,
linéaire mécanique, de l'histoire, dans la pensée politique de Marx (par
exemple à propos de la Révolution espagnole), de Lénine, Rosa
Luxemburg et Guevara. Il s'agit de la possibilité (niée par l'évolution-
nisme pré-dialectique) de sauts, ruptures dans la succession, raccour-
cis, télescopages et fusions contradictoires dans le déroulement des
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 13

étapes du processus historique — possibilité qui constitue le nœud


méthodologique de la théorie marxiste de la révolution permanente.
4) La catégorie de la totalité, dont le règne, selon Lukács, est le
porteur du principe révolutionnaire dans la science, et dont nous es-
sayons de saisir le rôle dans le « tournant méthodologique » de Lénine
et dans le marxisme de Rosa Luxemburg, dans ce qui les oppose à
l'idéologie pré-dialectique d'un Plekhanov ou d'un Bernstein.
5) Le dépassement (Aufhebung) des oppositions figées par la pen-
sée métaphysique : sujet et objet dans les sciences sociales, économie
et idéologie religieuse dans le processus historique (Marx contre We-
ber), déterminisme et liberté (Rosa contre Kautsky), révolution socia-
liste et révolution démocratique (Lénine contre un certain « vieux bol-
chevisme »).
6) Le point de vue de classe du prolétariat, qui définit la science et
l'humanisme marxistes comme une science et un humanisme de
classe, et qui les conduit à rejeter le positivisme et le moralisme abs-
trait (néo-kantien) dans leur prétention à fonder une connaissance
scientifique et/ou une éthique « au-dessus de la mêlée ».

Il est évident que ces divers thèmes sont étroitement solidaires et


leur rapport réciproque constitue la trame même de la pensée dialec-
tique révolutionnaire.
*
* *
[12]
La dialectique dans la pensée de Marx est critique et révolution-
naire parce qu'elle saisit chaque figure sociale comme éphémère et
transitoire, destinée à être dépassée par le processus, le mouvement
perpétuel de l'histoire. Elle se distingue de la dialectique hégélienne :
a) par son matérialisme ; b) par le refus de tout absolu, de toute im-
mobilisation conservatrice, de tout figement du présent, de toute « fin
de l'histoire » et c) par le rôle attribué à la conscience, qui n'est pas
comme chez Hegel une « chouette de Minerve » qui vient toujours
post festum, mais qui se manifeste dans l'action historique elle-même,
dans l'action révolutionnaire libératrice. Elle se distingue d'autre part
de l'idéologie utopiste dans toutes ses variantes, par son réalisme dia-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 14

lectique, c'est-à-dire par le fait que son projet révolutionnaire n'est pas
un « devoir être » abstraitement posé en face de l'état de chose exis-
tant, mais si fondé sur les tendances concrètes de la réalité elle-même.
(Ce en quoi elle partage la critique de Hegel à Kant et Fichte. Cf.
Lukács "Moses Hess und die Probleme der idealistischen Dialektik",
Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung
XII, Leipzig, 1926, pp. 116-130.) Enfin, la théorie de la révolution de
Marx est dialectique parce qu'elle refuse le dilemme métaphysique
« conditions objectives » (ou « circonstances ») versus « conditions
subjectives » (ou « conscience »), en saisissant leur unité contradic-
toire dans la praxis révolutionnaire du prolétariat.
L'idéologie hégémonique dans la IIe Internationale videra la pen-
sée marxiste de son contenu dialectique. Avec une remarquable luci-
dité Bernstein, le père du révisionnisme, avait souligné le lien profond
entre la dialectique et la révolution chez Marx ; d'où sa rage contre la
dialectique « élément perfide de la doctrine marxiste », ce piège »,
« jeu dangereux qui mène aux aventures révolutionnaires et les justi-
fie », source du « blanquisme » de Marx (« blanquisme » étant pour
Bernstein synonyme de voie violente vers le socialisme) et de ses re-
chutes dans le « révolutionnarisme » [13] (« révolutionnariste » étant
pour Bernstein tout écrit proclamant que la révolution prolétarienne
est à l'ordre du jour). Pour Bernstein, la dialectique, de source hégé-
lienne, en affirmant la nécessité de pousser les contradictions jusqu'au
bout, et la possibilité de sauts catastrophiques dans le processus histo-
rique, est le fondement méthodologique de l'« erreur » révolutionnaire
de Marx : « ce qui devrait demander des générations pour se réaliser
fût considéré à la lumière de la philosophie de l’évolution par et dans
les contradictions comme le résultat immédiat d'une révolution poli-
tique... » (Cf. Pierre Angel, E. Bernstein et l'évolution du socialisme
allemand, Didier, 1961, pp. 198-204.)
Quant aux « marxistes orthodoxes » Kautsky et Plekhanov, leur
pensée représente, dans une large mesure (comme nous essayons de le
montrer dans les articles où nous les confrontons avec Rosa Luxem-
burg et avec Lénine) un retour au matérialisme mécaniste du XVIIIe
siècle, c'est-à-dire à une forme de pensée fondamentalement métaphy-
sique et pré-dialectique. La dialectique marxiste ne survivra, de la
mort d'Engels à 1914 qu'« à l'œuvre » dans les écrits politiques de la
gauche révolutionnaire de la IIe Internationale : Rosa Luxemburg,
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 15

Trotsky, Lénine. Elle ne réapparaîtra en tant que pensée philosophique


que dans les Cahiers de Lénine en 1914 ; mais il s'agit encore de notes
marginales restées inédites jusqu'à 1929. Le courant dialectique révo-
lutionnaire ne va éclore au grand jour que dans le sillon de la grande
vague qui souleva l'Europe après 1917. Ce seront les écrits, articles,
livres et essais de Lukács, Korsch et Gramsci, expression idéologique
du nouveau « printemps des peuples » de 1917-1923, et correspondant
philosophique de la pensée politique des bolcheviks et du Comintern.
Le sommet théorique de cette période est atteint par Lukács dans His-
toire et Conscience de Classe (1923), qui malgré ses défauts, erreurs
idéalistes et tentations hégéliennes, représente probablement la plus
grande œuvre de philosophie marxiste du XXe siècle, précisément [14]
parce qu'elle a su, plus que tout autre, restituer à la méthode matéria-
liste historique sa dimension révolutionnaire. Après la stabilisation du
capitalisme mondial et l'essor du stalinisme en U.R.S.S. et dans
l'Internationale, la dialectique marxiste sera progressivement margina-
lisée, excommuniée et étouffée ; son dernier refuge sera paradoxale-
ment la geôle italienne où Gramsci, prisonnier du fascisme, écrira de
1929 à 1934 les célèbres Cahiers de Prison, ultime éclat du grand es-
sor de la philosophie révolutionnaire inspirée par la Révolution
d'Octobre. Avec Gramsci la dialectique révolutionnaire revient à sont
état de 1914 : notes secrètes dans un cahier, qui ne seront connues que
par la postérité. Bientôt il sera « minuit dans le siècle » : Lukács renie-
ra ses œuvres de jeunesse et les vieux bolcheviks (à l'exception de
Trotsky) renient leur passé devant Vishinsky. C'est, à l'intérieur du
camp marxiste, l'hégémonie totale du stalinisme, la stérilisation de la
pensée théorique, le retour à une forme de matérialisme vulgaire aux
antipodes de la méthode de Marx. Ce n'est qu'à partir des années 60,
avec la crise du stalinisme et le nouveau essor révolutionnaire (la lutte
des Vietnamiens, mai 1968), qu'on assiste à une « résurrection » par-
tielle du courant dialectique-révolutionnaire, à la réapparition de ce
fameux « gauchisme théorique » qu'on croyait définitivement purgé.
Les principales manifestations de ce renouveau du marxisme seront :

a) La réédition de certains auteurs « classiques » : Lukács, Korsch,


Gramsci, Rosa Luxemburg, Trotsky et la redécouverte d'autres
moins connus (Jakubowsky) ;
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 16

b) L'apparition d'une pensée dialectique-révolutionnaire dans les


pays du Tiers Monde (Guevara), en Europe occidentale (E.
Mandel) et orientale (Karl Kosik, la revue Praxis), qui dans le
terrain de la théorie politique, économique et philosophique dé-
veloppe un marxisme véritablement « créateur » ;
c) Les travaux de certains sociologues ou philosophes, qui malgré
leurs limitations politiques, présentent le plus [15] grand intérêt
méthodologique : L. Goldmann, H. Marcuse, etc.

Cette renaissance de la dialectique se fait nécessairement en conflit


avec le dernier avatar du matérialisme métaphysique, le structura-
lisme, dont l'hégémonie sur la vie universitaire et intellectuelle (en
échelle non seulement française mais même mondiale) ne commence
à être mis en question que depuis 1968. La polémique idéologique
avec le structuralo-marxisme est aujourd'hui aussi indispensable à l'af-
firmation d'un courant dialectique-révolutionnaire, que la critique mé-
thodologique de Kautsky l'était à l'époque de Lukács et Korsch. Ceci
dit, au-delà de la polémique, la tâche de la pensée dialectique de nos
jours est la même que dans les années 20 : être l'expression et l'ins-
trument du mouvement révolutionnaire du prolétariat.
Paris, janvier 1973.

[16]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 17

[17]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.

Première partie
MARX

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[18]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 18

[19]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.
Première partie : Marx

Chapitre I
Marx et Weber :
notes sur un dialogue implicite

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On dit habituellement que L'Éthique protestante et l'esprit du capi-


talisme de Weber est un dialogue avec le fantôme de Marx, c'est-à-
dire, dans un certain sens, une réfutation du matérialisme historique.
Les positions de Marx et de Weber sont fréquemment résumées dans
les termes suivants : pour Marx, toute tentative d'expliquer le rationa-
lisme occidental devra admettre l'importance fondamentale de l'éco-
nomie, et tenir compte, avant tout, des conditions économiques ; pour
Weber, par contre, l'esprit du capitalisme ne saurait être que le résultat
de certaines influences de la Réforme.
Le problème est clair et les différences entre les deux thèses sont
évidentes ; mais il y a un petit fait qui détruit la belle harmonie de ce
tableau clair et évident : ce que nous avons présenté ci-dessus comme
le « résumé » de la conception de Marx est une citation littérale de...
Max Weber ! Dans son introduction aux Gesammelte Aufsätze [20]
zur Religionssoziologie (1920) — dont le premier volume inclut
L'Éthique Protestante — Weber écrit : « Il s'agira donc, tout d'abord,
de reconnaître les traits distinctifs du rationalisme occidental et, à
l'intérieur de celui-ci, de reconnaître les formes du rationalisme mo-
derne, puis d'en expliquer l'origine. Toute tentative d'explication de
cet ordre devra admettre l'importance fondamentale de l'économie et
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 19

tenir compte, avant tout (vor allem), des conditions économiques » 1.


Et ce n'est pas tout : ce que nous avons présenté comme le « résumé »
de la conception de Weber est en réalité une thèse qu'il considérait
« déraisonnable et doctrinaire » ; je cite :

« D'autre part, il est hors de question de soutenir une thèse aussi dérai-
sonnable et doctrinaire, qui prétendrait que "l'Esprit du capitalisme"... ne
saurait être que le résultat de certaines influences de la Réforme, jusqu'à
affirmer même que le capitalisme en tant que système économique est une
création de celle-ci » 2.

En effet, Weber prend grand soin de ne pas présenter son œuvre


comme une interprétation causale « spiritualiste » de l'histoire ; dans
l'introduction de 1920 mentionnée ci-dessus il insiste sur ce que ce
nous ne nous occuperons donc que d'un seul aspect de l'enchaînement
causal », et dans le dernier paragraphe de L'Ethique protestante il re-
connaît qu'il faudrait aussi « élucider la façon dont l'ascétisme protes-
tant a été à son tour influencé, dans son caractère et son devenir, par
l'ensemble des conditions sociales, en particulier par les conditions
économique » 3.
[21]
Eh bien, dans ce cas là, comment expliquer que L'Éthique protes-
tante soit si fréquemment présentée comme la grande œuvre « anti-
Marx » de la sociologie moderne ? 4 Une des raisons est probablement
le besoin de l'image d'un Saint Georges académique qui écrase le Dra-
gon marxiste. Mais, d'autre part, il y a effectivement certains passages
du livre de Weber qui se présentent explicitement et sans ambiguïté
comme un défi au matérialisme historique et essaient de lui opposer

1 Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon,


1964, p. 25. Cf. Max Weber, Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie,
Tübingen, J.C.B., Mohr, 1920, p. 12.
2 Weber, Éthique..., p. 107.
3 Ibid., pp. 26, 248.
4 Cf., par exemple, Talcott Parsons, The Structure of Social Action, Free
Press, New York, 1966, p. 510, et R. Bendix, Max Weber, Heinemann,
Londres, 1960, p. 71.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 20

un rapport causal « spiritualiste » ; il s'agit surtout de deux passages


sur l'Amérique et Benjamin Franklin, où il présente certains faits his-
toriques qui montrent, à son avis, l'inadéquation du « matérialisme
historique naïf ». Nous essaierons de situer rapidement ces pages par
rapport à ce qui nous semble être la thèse centrale du livre, et, par
suite, d'examiner de façon plus détaillée les faits historiques eux-
mêmes, en utilisant les propres sources de Weber. Notre thèse est,
grosso modo, que ces passages sont à la fois non typiques par rapport
à l'orientation générale du livre et assez problématiques du point de
vue des faits.
Quelle est en vérité l'orientation générale de L'Éthique protes-
tante ? La réponse à cette question n'est pas facile. Quelquefois, We-
ber reconnaît implicitement la primauté des transformations écono-
miques sur les transformations religieuses ; par exemple, dans ce pas-
sage sur les origines du protestantisme en Allemagne :

« Un grand nombre de régions du Reich, les plus riches et les plus dé-
veloppées économiquement, les plus favorisées par leur situation ou leurs
ressources naturelles, en particulier la majorité des villes riches, étaient
passées au protestantisme dès le [22] XVIe siècle... Se pose alors la ques-
tion historique : pourquoi les régions économiquement les plus avancées
se montraient-elles en même temps particulièrement favorables à une évo-
lution dans l'Église ? » 5.

Quelle que soit la réponse à cette question historique, ce para-


graphe implique qu'en Allemagne les capitalistes sont devenus protes-
tants et non les protestants capitalistes. Dans un autre passage Weber
suggère que le protestantisme a fourni un soutien moral pour une ten-
dance historique déjà existante :

« L'idée que l'homme a des devoirs à l'égard des richesses qui lui ont
été confiées et auxquelles il se subordonne comme un régisseur obéissant,
voire comme une "machine à acquérir", pèse de tout son poids sur une vie
qu'elle glace... Comme tant d'éléments de l'esprit du capitalisme moderne,

5 Ibid., p. 35.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 21

par certaines de ses racines, l'origine de ce style de vie remonte au Moyen


Age. Mais ce n'est que dans l'éthique du protestantisme ascétique qu'il a
trouvé son principe moral conséquent » 6.

D'autre part, Weber affirme que le capitalisme moderne avait be-


soin du soutien des forces religieuses comme il avait besoin du pou-
voir de l'État : le capitalisme moderne n'aurait pas pu détruire les
vieilles réglementations médiévales de la vie économique sans l'al-
liance avec le pouvoir grandissant de l'État moderne, et « nous pou-
vons dire provisoirement qu'il aurait pu en aller ainsi de ses relations
avec les forces religieuses » 7. Weber ne développe pas cette compa-
raison et par conséquent nous n'allons pas la discuter ici ; nous nous
bornons à remarquer que Weber [23] n'ignorait pas le fait bien connu
que l'État moderne lui-même est apparu comme une conséquence, in-
ter alia, du développement des villes et de la bourgeoisie urbaine
« capitaliste » pendant le Moyen Age. Est-ce que cette relation ne se-
rait pas aussi valable pour les forces religieuses ?
Mais l'orientation méthodologique du livre n'est pas une de ces
deux tendances opposées (primauté de l'économique ou du religieux) ;
elle est précisément celle d'une étude brillante, pénétrante et profonde
de la corrélation, du rapport intime, de la congruence entre ces deux
structures culturelles : l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme,
laissant ouverte la question de la primauté. Dans L'Éthique protes-
tante il emploie le terme « affinité élective » (Wahlverwandtschaft) et
dans un article de 1908 de la revue Archiv fur Sozialivissenschaft und
Sozialpolitik il se plaint des malentendus qui furent causés par cer-
taines tournures de phrase, et souligne le concept d'adéquation
(Adäquanz) comme la catégorie méthodologique centrale de son
livre 8.
Mais (il y a toujours un « mais »), il y a ces deux passages sur
l'Amérique et Benjamin Franklin, qui ne peuvent pas être considérés
comme une simple tournure de phrase, et qui proclament clairement et

6 Ibid., p. 230.
7 Ibid., p. 75.
8 Religionssoziologie, I, pp. 83, 218 ; Ephraïm Fischofï, « The History of a
Controversy » in Protestantism and Capitalism (The Weber thesis and its
critics), D.C. Heath & Company, Boston, 1967, pp. 110-111).
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 22

ouvertement la primauté causale du « facteur spirituel ». Examinons


donc la véracité de ces passages, en utilisant exclusivement les sources
de Weber lui-même, c'est-à-dire les livres qu'il cite lui-même pour
étayer sa thèse.
Le premier passage est celui-ci :

« Nous parlerons ci-après en détail de la doctrine du matérialisme his-


torique naïf, suivant laquelle [24] de telles idées sont le reflet, ou la su-
perstructure, de situations économiques données. Pour notre propos, il suf-
fit de faire remarquer que a l'esprit du capitalisme » (au sens où nous l'en-
tendons ici) existait sans nul doute (souligné par nous) dans le pays qui a
vu naître Benjamin Franklin, le Massachusetts, avant que ne se développe
l'ordre capitaliste. Dès 1632, des doléances s'étaient élevées contre l'excès
du calcul dans la poursuite du profit, propre à la Nouvelle-Angleterre qui
se distinguait ainsi des autres contrées de l'Amérique. De plus, il est cer-
tain que le capitalisme s'était moins bien implanté dans les colonies voi-
sines (devenues depuis les États du Sud de l'Union)... Dans le cas présent,
la relation causale est certainement l'inverse de celle que proposerait le
matérialisme historique » 9.

Tout d'abord, il faut remarquer que même ce texte polémique est


moins dirigé contre Marx que contre « le matérialisme historique
naïf » ; quoi qu'il en soit, il suggère, ou plutôt affirme, que l'esprit du
capitalisme dans le Massachusetts au début de la colonisation n'était
pas la conséquence d'un « ordre capitaliste » mais de l'éthique puri-
taine des colons. Est-ce vraiment si certain ? N'y aurait-il d'autres rai-
sons, à côté des raisons religieuses, à l'esprit capitaliste des colonisa-
teurs de la Nouvelle-Angleterre ?
Weber cite fréquemment l'historien J. A. Doyle pour souligner la
différence entre le Nord puritain, avec sa compulsion ascétique pour
l'épargne, et le Sud, où les propriétaires terriens vivent à la manière de
seigneurs féodaux. En effet, Doyle mentionne, parmi les causes qui
ont [25] fait du colon de la Nouvelle-Angleterre un marchand, le fait
que les puritains « avaient perdu la capacité poulies dépenses luxu-

9 Weber, L'Éthique protestante, pp. 55-56, traduction corrigée d'après l'origi-


nal allemand, Religionssoziologie, I, p. 37.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 23

rieuses ». Mais le même Doyle, dont le « coup d'œil pénétrant » est


loué par Weber, avait vu aussi d'autres causes pour les différences
entre les colonies américaines du Nord et du Sud ; non seulement des
causes « célestes », mais aussi des causes terriennes, en particulier la
plus terrienne de toutes, à savoir la terre. Selon Doyle « les tendances
naturelles d'une colonie où la terre est abondante et la population
clairsemée sont de se cantonner à l'agriculture, et de dépendre, pour
les articles manufacturés, de l'importation. Cette tendance s'est plei-
nement développée dans les colonies sudistes. Dans la Nouvelle-
Angleterre par contre, elle fut limitée pour des raisons à la fois mo-
rales et matérielles. L'offre de terre fertile était limitée par nature ; elle
était encore plus limitée par le fort désir de cohésion que les institu-
tions politiques et ecclésiastiques, ainsi que la pression des sauvages,
entretenaient et maintenaient vivant... Le prospère habitant de la Nou-
velle-Angleterre, qui exploitait déjà toute la terre qu'il pouvait super-
viser personnellement, doit garder son argent dans une caisse-forte, ou
l'employer dans les affaires. Cela est vrai pour le capital disponible de
l'agriculture et encore plus pour l'accumulation du marchand. Dans
une communauté comme la Nouvelle-Angleterre, le commerce, une
fois amorcé, doit constamment chercher de nouveaux débouchés ». Il
faudrait ajouter que pour Doyle le puritanisme était aussi dans une
certaine mesure un obstacle qui devait être dépassé pour permettre le
plein développement du commerce : « La présence de la mer, ses
promesses de richesse, d'aventure, de changement de la vie, devait
combattre contre la discipline rigide du puritanisme, comme elle avait
par ailleurs combattu l'exclusivité de la cité-État grecque. Comme il
était prévisible, Massachusetts, plus riche, [26] plus entreprenante, et
plus densément peuplée, a rapidement dépassé Plymouth dans le
commerce et les affaires » 10 : « Dans les colonies sudistes l'absence
de vie urbaine, l'abondance de la terre et l'incompétence des classes
laborieuses excluait toute possibilité de manufacture. Par contre, la
Nouvelle-Angleterre était capable de se pourvoir au moins avec les
articles communs nécessaires à la vie » (Weber cite Doyle dans
L'Éthique... pp. 114, 234, 236.) Résumons : pour Doyle, la limitation
de la terre fertile, la densité de population, les ports maritimes, etc.,
sont à côté du puritanisme et quelquefois contre le puritanisme entre

10 John Andrew Doyle, The English in America, Longmans Green and Co.,
Londres, 1887, Vol. II, pp. 33-35 et 39.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 24

les causes qui ont stimulé le commerce et la manufacture dans la


Nouvelle-Angleterre.
Examinons maintenant les doléances contre « l'excès du calcul
dans la poursuite du profit » dans la Nouvelle-Angleterre, « dès
1632 », dont parle Weber. Dans cette page il n'y a aucune référence de
source, mais dans une note au bas de la page 236, il mentionne à nou-
veau ces plaintes de 1632 contre « l'extrême avidité des habitants de la
Nouvelle-Angleterre en matière de profit » et donne comme source
Weeden, Economic and Social History of New England, I, p. 125. Ou-
vrons donc la page 125 du livre de Weeden :

« En 1632 il y a plusieurs indications que les affaires sont en essor...


Le Révérend John White, de Dorchester, déplorant la condition spirituelle
du pays, montre que les affaires profanes étaient prises en charge avec
l'énergie suffisante. Des erreurs grandes et fondamentales furent com-
mises, "le profit étant le but principal et non la propagation de la reli-
gion" ».

[27]
En d'autres termes : cette plainte de 1632 suggère que la recherche
du profit était non une conséquence de la religiosité des gens, mais de
leur insuffisance religieuse ; le révérend puritain ne voyait pas la re-
cherche du profit comme un métier (Beruf) béni, mais comme quelque
chose d'opposé à la vraie religiosité. Il nous semble donc que cette
plainte peut difficilement être citée, comme le fait Weber, pour soute-
nir la thèse que la religion puritaine était la cause principale de cette
« avidité en matière de profit » de la Nouvelle-Angleterre. Dans un
autre passage du livre de Weeden apparaît une autre doléance qui sou-
ligne le même point : l'opposition entre religion et recherche du pro-
fit ; il mentionne un plainte du puritain Johnson en 1650, lequel
s'indigne de ce que les marchands, les commerçants et hommes d'af-
faires « voudraient bien que la Communauté tolère divers genres
d'opinions pécheresses, pour attirer des hommes à venir et à s'asseoir
avec nous, pour que leurs bourses soient remplies d'argent, le gouver-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 25

nement civil rempli de dissensions et l'Église de notre Seigneur Christ


remplie d'erreurs... » 11.
Mais ce « calcul dans la poursuite du profit », « dès 1632 », pose
un autre problème : est-ce que cet esprit capitaliste est vraiment appa-
ru soudainement, ex nihilo, ou mieux, ex puritanismo, en Amérique,
seulement 12 ans après l'arrivée du bateau Mayflower ? Ne serait-il
pas plus raisonnable de supposer que cet esprit n'est pas né mystérieu-
sement en Amérique mais que les colons l'ont amené avec eux d'An-
gleterre ? En d'autres termes, ne serait-il pas possible que l'avidité
pour le profit des habitants de la Nouvelle-Angleterre en 1632 ne soit
pas tombée des ciels du puritanisme en Amérique, mais ait poussé
dans [28] le sol fertile de l'Angleterre, qui était à cette époque le pays
le plus capitaliste du monde ? Ne serait-il pas possible que les immi-
grants aient amené dans leurs bagages non seulement le protestan-
tisme mais aussi la mentalité capitaliste ? Non seulement la Bible, le
« Bon Livre » (comme l'appellent les puritains), mais aussi de bons
livres de comptes ? Cette hypothèse est encore renforcée si nous ac-
ceptons la théorie de Weber sur la congruence entre capitalisme et
puritanisme en Angleterre : si les puritains avaient un « esprit capita-
liste » en Angleterre, il n'y a pas de raison pour qu'ils ne continuent
pas à l'avoir dans la Nouvelle-Angleterre américaine !
Le même raisonnement est valable pour le développement concret
de l'artisanat dans la Nouvelle-Angleterre -, selon Weber « l'existence
en Nouvelle-Angleterre, dès la première génération qui suivit la fon-
dation de cette colonie, d'entreprises sidérurgiques (1643), de filatures
(1659), de même que la floraison d'un haut artisanat » est, d'un point
de vue purement économique, tout à fait étonnante, et ne pourrait être
expliquée que par le rôle de la religion puritaine 12. Encore une fois :
cet artisanat, ces manufactures sont-ils le produit de l'éthique protes-
tante ou des métiers hautement développés d'Angleterre (transportés
en Amérique) ? Si nous prenons les deux exemples donnés par Weber,
la sidérurgie et la filature, nous trouverons les faits suivants :

11 Weeden, Economic and Social History of New England 1620-1789, Hough-


ton Mifflin Co., 1890, Vol. I, pp. 125, 155. Cf. Max Weber, L'Éthique..., pp.
55, 236.
12 Weber, L'Éthique…, p. 234, note 85.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 26

a) La sidérurgie de 1643 apparût de la façon suivante, selon l'his-


torien Doyle : « En 1643, étant assuré de l'existence du fer John
Winthrop jr. est retourné en Angleterre (souligné par nous), a
formé une compagnie, engagé des travailleurs et s'est procuré
toutes les choses nécessaires pour les travaux ;
[29]
b) La filature pour le marché n'a pas commencé en 1659 mais, se-
lon Doyle, beaucoup plus tôt, avec des tisserands anglais qui
avaient émigré en Amérique : « En 1639, un certain nombre de
tisserands du Yorkshire se sont établis au nord d'Ipswich, en
baptisant leur ville d'après leur lieu d'origine, Rowley. Ils y ont
installé une filature, et ont élevé leurs enfants dans le métier du
tissage et de la filature ». Ce n'était pas un phénomène isolé et
cela impliquait des entreprises relativement larges et prospères,
comme nous l'apprenons d'une lettre de Lord Maynard à l'Ar-
chevêque Laud, du 17 mars 1638 (cité par Weeden), où il se
plaint de « l'intention de plusieurs tisserands aux grandes af-
faires de partir soudainement pour la Nouvelle-Angleterre » 13.

Résumons : les remarques ci-dessus n'ont pas la prétention d'offrir


une explication « matérialiste historique » des origines du capitalisme
américain, ni de nier que le puritanisme a joué un rôle (ambigu) dans
ce procès ; nous voulons seulement suggérer que, selon les sources de
Weber lui-même, ce n'est pas tellement certain, comme il semble le
croire, que « dans le cas présent, la relation causale est... l'inverse de
celle que proposerait le matérialisme historique ».
Examinons maintenant le second passage de Weber sur l'Amérique
et Benjamin Franklin. Weber compare la Florence capitaliste des XIVe
et XVe siècles, qui condamnait ou tolérait à peine l'attitude capitaliste
qui conçoit l'enrichissement comme une fin en soi, avec les « forêts de
Pennsylvanie » qui ont produit ce prototype de l'esprit capitaliste,
Benjamin Franklin :

13 Doyle, op. cit., pp. 37, 40. Wedent, op. cit., p. 165.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 27

« ...au XVIIIe siècle, dans des conditions petites-bourgeoises, au mi-


lieu des forêts de Pennsylvanie, [30] où les affaires menaçaient de dégéné-
rer en troc par simple manque d'argent, où l'on trouvait à peine trace de
grandes entreprises industrielles, où les banques n'en étaient qu'à leurs tout
premiers pas, le même fait a pu être considéré par Benjamin Franklin
comme l'essence de la conduite morale, et a même été recommandé au
nom du devoir. Parler ici de "reflet" des conditions "matérielles" sur la
"superstructure idéale" serait pur non-sens. Quel est donc l'arrière-plan
d'idées qui a conduit à considérer cette sorte d'activité, dirigée en appa-
rence vers le seul profit, comme une vocation (Beruf) envers laquelle
l'individu se sent une obligation morale ? Car ce sont ces idées qui ont
conférée à la conduite de l'entrepreneur "nouveau style" son fondement
éthique et sa justification » 14.

Nous laissons de côté le problème de Florence — il y a à ce sujet


une grande polémique entre Weber, Sombart et Keller, les deux der-
niers considérant le moine Antonio de Florence comme un représen-
tant typique de l'esprit du capitalisme, et toute la question est haute-
ment controversée — pour concentrer notre attention sur Benjamin
Franklin, citoyen de Pennsylvanie. Tout d'abord, il ne vivait pas dans
« les forêts de Pennsylvanie » mais à Philadelphie, la deuxième ou
troisième ville d'Amérique, prospère au XVIIIe siècle, selon toutes les
sources ; deuxièmement, il est né et a été élevé à Boston (jusqu'à l'âge
de 17 ans), la première ville d'Amérique et la plus « capitaliste » de
toutes ; troisièmement, il a vécu pendant plusieurs années à Londres,
qui était à cette époque probablement le plus grand centre capitaliste
du monde entier.
[31]
Cela suffit pour « les forêts de Pennsylvanie » ; mais examinons de
plus près le credo capitaliste de Franklin, tel que le cite Weber. L'es-
sence de ce credo peut être pertinemment résumé en un mot : Argent
(avec un « A » majuscule). Comment obtenir de l'argente ? Comment
épargner de l'argent ? Comment faire de l'argent avec de l'argent ?
Comment extraire de l'argent des hommes ? Pourquoi ? Dans quel
but ? Weber répond, en citant l'autobiographie de Franklin :

14 Weber, op. cit., pp. 80-81.


M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 28

« Si nous demandons, en particulier, pourquoi on doit "des hommes


faire de l'argent", Benjamin Franklin, bien qu'il n'ait été lui-même qu'un
assez pâle déiste répondra (cf. son autobiographie) par une citation de la
Bible, que son père, en strict calviniste, lui a rabâché dans son enfance :
"Vois-tu un homme diligent dans son affaire, il sera debout devant les
Rois, il ne sera pas debout devant les plébiens". Gagner de l'argent — dans
la mesure où on le fait de façon licite — est, dans l'ordre économique mo-
derne, le résultat, l'expression de l'application et de la compétence au sein
d'une profession (Beruf) ; et il est facile de voir que cette activité, cette
application sont l'alpha et l'oméga de la morale de Franklin, telle que celle-
ci nous est apparue dans les citations précédentes et telle qu'elle s'exprime
dans tous ses écrits sans exception » 15.

En d'autres termes, selon Weber, la profession-vocation (Beruf,


calling) est pour Franklin un but moral en soi, comme pour son père
calviniste. Or, l'impression écrasante des passages de Franklin cités
par Weber est que l’argent est le but en soi, le summum bonum. Par
exemple :
[32]

« Souviens-toi que le temps, c'est de l’argent. Celui qui pouvait gagner


dix shillings par jour en travaillant, se promène ou reste dans sa chambre à
paresser la moitié du temps, bien que ses plaisirs, que sa paresse, ne lui
coûtent que six pence, celui-là ne doit pas se borner à compter cette seule
dépense. Il a dépensé en outre, jeté plutôt, cinq autres shillings (...) Sou-
viens-toi que l'argent est, par nature, générateur et prolifique... Celui qui
assassine une pièce de cinq shillings, détruit tout ce qu'elle aurait pu pro-
duire : des monceaux de livres sterling. » Etc. 16.

Serait-il possible que l'activité professionnelle ne fût pour lui qu'un


moyen pour atteindre d'autres buts, à savoir la richesse ? Weber re-

15 Weber, op. cit., pp. 53-54.


16 Ces passages sont tirés du livre de Franklin : Necessary Hints to Those that
Would Be Rich, 1756, cités par Weber, L'Éthique... pp. 4849.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 29

connaît que les admonitions morales de Franklin sont teintées d'utilita-


risme, et que pour lui la frugalité et l'application au travail ne sont des
vertus que parce qu'elles sont utiles pour faire de l'argent. Mais il croit
néanmoins que Franklin exprime « une série de sentiments intime-
ment liés à certaines représentations religieuses ». La preuve : le pas-
sage mentionné de son autobiographie, où la Bible est citée pour justi-
fier l'application professionnelle 17. Or ce que Franklin a écrit dans ce
passage de l'autobiographie montre précisément que pour lui le travail
n'est loué que comme moyen pour l'enrichissement :

« ...mon père m'avait, parmi les leçons qu'il me donnait quand j'étais
enfant, répété fréquemment un proverbe de Salomon : "Vois-tu un homme
diligent dans son affaire (calling), il sera debout devant [33] les Rois, il ne
sera pas debout devant les plébiens" ; j'ai à partir de là considéré l'indus-
trie comme un moyen d'obtenir la richesse et distinction, ce qui m'a encou-
ragé, même si je ne croyais pas que je serais effectivement debout devant
les Rois, ce qui, cependant, est arrivé ; puisque j'ai été devout devant cinq
rois et j'ai même eu l'honneur de m'asseoir avec un, le Roi du Danemark,
pour dîner » 18 (souligné par nous).

Le travail, la diligence, l'industrie ne sont considérés ici que


comme moyens sûrs d'obtenir richesse et distinction, moyens recom-
mandés par la sagesse ancienne (Salomon).
La distinction sociale, dans le sens d'essor dans l'échelle sociale,
indépendance, égalité avec les riches et puissants, apparaît clairement
comme un des buts de l'industrie et de l'enrichissement dans plusieurs
écrits de Franklin. Par exemple, dans un passage de The Way to Make
Money Pleinty in every Man's Pocket, Franlin recommande l'honnête-
té, l'industrie et la frugalité comme des moyens pour devenir riche et
indépendant : et il ajoute : « Alors tu seras un homme, et tu ne devras
plus cacher ta face quand s'approche un riche, ni souffrir la douleur de
te sentir petit quand les fils de la fortune marchent à ta main droite...
ni t'incliner devant l'infâme couvert de soie parce qu'il a des richesses,

17 Weber, op. cit., pp. 51-54.


18 Benjamin Franklin, Autiobiography, Dent & Sons, Londres, 1931, p. 95.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 30

ou encaisser une insulte parce que la main qui l'offre porte un anneau
de diamants » 19.
D'autre part, il n'y a pas de doute que la richesse est pour Franklin
non seulement un moyen d'obtenir de la distinction sociale, mais aussi
un but en soi. Nous retournons donc à la question de Weber : pourquoi
doit-on « des [34] hommes faire de l'argent » ? L'argument de Weber
est que faire de l'argent, l'acquisition, l'enrichissement comme fin ul-
time de la vie est (d'un point de vue hédoniste) complètement irration-
nel, et ne peut être expliqué sinon par l'influence d'idées religieuses :
la profession (Beruf) comme un but moral en soi 20 — le meilleur
exemple étant Franlin lui-même. Nous avons essayé de montrer que
l'autobiographie de Franklin ne soutient pas cette explication. Pour-
quoi donc ne pas supposer qu'un comportement économique n'est pas
rationnel (en termes hédonistes) par lui-même, sans le besoin d'inspi-
ration religieuse ? Weber lui-même admet qu'aujourd'hui le capita-
lisme et son esprit (irrationnel) de « faire de l'argent » comme un but
absolu fonctionne à merveille sans avoir besoin de religion. Pourquoi
n'en serait-il pas ainsi dès les débuts ? Au contraire : il était peut-être
plus rationnel (en termes utilitaires-hédonistes) pour un petit artisan
du XVIIe siècle d'être industrieux et économe comme un moyen
d'ascension sociale, qu'aujourd'hui pour un riche capitaliste d'être ob-
sédé par le besoin d'accumulation d'argent !
Marx a analysé dans ses écrits ce caractère irrationnel du capita-
lisme, et l'a présenté comme une forme d’aliénation, semblable dans
sa structure à l'aliénation religieuse : dans les deux cas les êtres hu-
mains sont dominés par leurs propres produits : respectivement l'Ar-
gent et Dieu. Le capitaliste, écrit Marx, « dans la mesure où ses actes
ou omissions sont seulement une fonction du capital personnifié en lui
avec conscience et volonté, considère sa propre consommation
comme un vol contre l'accumulation du capital, comme dans les livres
de comptes italiens, où les dépenses privées apparaissent comme une
dette du capitaliste [35] envers le capital 21. Voir aussi les Manuscrits
de 1844 : « Moins tu manges, bois, achètes des livres, vas au théâtre

19 The Life and Works of Benjamin Franklin, Brightly & Childs, pp. 183-184.
20 Weber, op. cit., pp. 53-54.
21 Marx, Das Kapital, Vol. I, Werke, Vol. 23, Dietz Verlag, Berlin, 1962, p.
619.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 31

ou au bal, ou au café... plus tu seras capable d'épargner et plus grand


deviendra ton trésor qu'aucune rouille ne peut corrompre, ton capital.
Moins tu es, moins tu exprimes ta vie, plus tu as, plus grande est ta vie
aliénée et plus grande est l'épargne de ton être aliéné ». (In Marx,
Kleine Oekonomische Schriften, Dietz Verlag, Berlin, 1953. Au sujet
des rapports entre la problématique marxiste de la réification et les
analyses de Weber, voir l'article fort intéressant de Joseph Gabel,
« Une lecture marxiste de la sociologie religieuse de Max Weber »,
Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. XLVI, 1969).
Cette aliénation du capitaliste, ses « impulsions acquisitive et ava-
rice comme des passions absolues » sont, dans l'opinion de Marx, par-
ticulièrement caractéristiques des origines historiques du mode de
production capitaliste, de la période d'accumulation primitive 22. Mais
même dans le capitalisme moderne, selon Marx, le capitaliste est do-
miné dans une large mesure par une « compulsion absolue d'enrichis-
sement » (absoluten Bereicherungstrieb), ce qui ne constitue pas une
manie individuelle, mais l'expression d'un mécanisme social aliéné,
duquel le capitaliste n'est qu'une roue. D'autre part, le capitaliste est
évidemment forcé par les lois de la concurrence d'accumuler et d'élar-
gir continuellement son capital 23.
Marx est, comme Weber, convaincu de l'irrationalité de l'esprit ca-
pitaliste ; mais il considère cette irrationalité (qui a, bien sûr, sa propre
cohérence et rationalité interne) comme étant une caractéristique in-
trinsèque, immanente et [36] essentielle du monde de production capi-
taliste (comme procès social aliéné) et non, comme Weber le suggère,
le produit de forces extérieures, non-économiques, religieuses. En
conclusion : nous n'avons pas discuté ici le problème de l'influence du
capitalisme sur l'éthique puritaine — ce qui a déjà été fait avec succès
par Tawney, H.M. Robertson et autres. Quant à Marx, il ne vise pas à
« réduire » la religion à l'économie, et il ne nie pas l'efficacité histo-
rique des idéologies religieuses. Au contraire, il reconnaît même que
la religion peut jouer pendant une certaine période le rôle principal ;
l'économie n'est pas déterminante qu'en « dernière instance », dans ce

22 Marx, Das Kapital, pp. 620-621.


23 Marx, op. cit., p. 618.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 32

sens qu'elle désigne la fonction structurale, le rôle et l'importance de


la sphère religieuse 24.
D'ailleurs, il faudrait ne pas oublier ce fait intéressant et assez mé-
connu : Marx avait déjà remarqué la corrélation entre le puritanisme
et le capitalisme longtemps avant Weber, dans une œuvre qui n'a été
publiée qu'en 1939 (et qui était par conséquent inconnue de Weber) :
les Grundrisse (Fondements de l'Économie Politique, premier brouil-
lon du Capital, rédigé en 1857-58). Après avoir cité un passage de
l'économiste Petty sur les qualités immortelles de l'argent, Marx écrit :
« le culte de l'argent a son propre ascétisme, son abstinence, son auto-
sacrifice — l'épargne et la frugalité, le mépris pour les plaisirs du
monde, temporels, transitoires ; la chasse au trésor éternel. D'où le
rapport (Zusammenhang) du puritanisme anglais ou du protestantisme
hollandais avec l'activité de faire de l'argent (Geldmachen) » 25. (Lu-
cien [37] Goldmann avait remarqué ce rapprochement entre les Gran-
disse et la thèse de Weber.)
De même, nous n'avons pas essayé de présenter une analyse mar-
xiste des origines du capitalisme. Notre but était surtout de mettre en
question certains passages célèbres de L'Éthique protestante de We-
ber, et de suggérer par cette mise en question que :

1. La thèse de Weber selon laquelle le début du capitalisme améri-


cain et l'esprit capitaliste de Benjamin Franklin sont surtout le
produit de causes religieuses n'est pas aussi évidente qu'il
semble le croire, et que, par conséquent
2. Une tentative d'expliquer ces faits historiques par des causes
socio-économiques n'est pas nécessairement « un pur non-
sens », comme le proclame Weber.
[38]

24 Cf. Marx, Das Kapital, p. 96, et L. Althusser, Lire le Capital, I, II, éd. Mas-
pero, Paris.
25 K. Marx, Fondements de la critique de l'économie politique, éd. Anthropos,
Paris, 1967.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 33

[39]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.
Première partie : Marx

Chapitre II
Marx et la révolution espagnole
1854-1856

Introduction

Retour à la table des matières

L'année 1966 est celle du 30e anniversaire de la révolution espa-


gnole de 1936, et du 110e anniversaire de celle de 1856. L'analyse de
Marx peut contribuer à la compréhension des deux ; mais l'intérêt de
cette analyse dépasse le cadre purement espagnol : on y trouve des
suggestions touchant à une problématique plus générale et d'actualité
brûlante : celle de la révolution dans les pays « sous-développés ».
Il n'existe, à notre connaissance, aucune étude systématique des ar-
ticles de Marx sur la révolution espagnole de 1854-1856, publiés dans
le périodique américain New York Daily Tribune (N.Y.D.T.).
Ces articles peuvent être groupés en trois catégories :

1) Correspondances sur la révolution de 1854, jointes à des corres-


pondances sur la guerre russo-turque et d'autres [40] événements eu-
ropéens. La première date du 4 juillet 1854 et la dernière du 15 sep-
tembre de la même année. Le 6 octobre 1854, Marx fait encore men-
tion de l'Espagne, rapportant sur les conspirations républicaines à Ma-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 34

laga, Logrono et Jaen. Une au moins de ces correspondances, datée du


8 septembre, où il est question de l'Espagne, de la Prusse et de la crise
en Orient, n'a pas été publiée 26.
2) Articles de fond du N.Y.D.T. sur l'histoire de l'Espagne, en par-
ticulier au début du XIXe siècle, sous le titre « Revolutionary Spain »
(septembre-décembre 1854). Marx a écrit onze articles, mais seule-
ment huit furent publiés par le périodique américain 27.
Quelques « corrections », suppressions et addenda furent introduits
tant dans les articles que dans les correspondances de Marx par la ré-
daction du N.Y.D.T. 28.
3) Correspondances sur la révolution de 1856, publiées dans le
N.Y.D.T. le 8 et le 18 août 1856, et qui constituent, à notre avis, la
contribution la plus intéressante.
Une dernière mention au sujet de ces événements est faite le 12
juin 1857, dans une correspondance sur les révélations historiques du
général O'Donnel.
Enfin, des commentaires sur l'Espagne se trouvent parsemés dans
la correspondance de Marx avec Engels durant les années 1854-1856,
en particulier dans les lettres de Marx du 3 mai 1854, 2 septembre
1854, 17 octobre 1854, 26 octobre 1854, 10 novembre 1854 et 28 juil-
let 1856.
[41]
Les écrits de Marx sur l'Espagne ont connu quelques rééditions
partielles ou complètes. La première, dans Gesammelle Schriften von
Karl Marx und Friedrich Engels 1852-1862, Stuttgart Dietz, 1917,
avec un court commentaire de Riazanov.
La première réédition dans la langue originale (l'anglais) se trouve
dans : Karl Marx and F. Engels, Revolution in Spain, International

26 L'article est mentionné dans le cahier de notes de Mme Marx. Cf. Karl Marx,
Chronik seines Lebens in Einzeldaten, Marx-Engels Verlag, Moskau, 1934,
148 p.
27 Marx, Engels, Werke, Dietz Verlag, Berlin, 1962, Bd. 28, 711 p.
28 Cf. lettre de Marx à Engels du 10 novembre 1854, Werke, Bd. 28. Pour une
description des articles, voir Rubel, Bibliographie des Œuvres de Marx,
Marcel Rivière, Paris, 1956, 1960.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 35

Publishers, New York, 1939. Cette édition contient en outre des écrits
postérieurs de Marx et Engels sur l'Espagne. Une introduction ano-
nyme rapproche les événements de 1854-1856 de ceux de 1936-1939.
En Espagne même, il y eut deux éditions :
— Carlos Marx, La Revoluciόn Española, Madrid, 1929. On n'y
trouve que les travaux historiques (deuxième catégorie dans notre
classification). La traduction est d'André Nin, futur fondateur du Parti
ouvrier d'Unité marxiste (P.O.U.M.) 29.
[42]
— K. Marx, F. Engels, Révolutiόn en España, Ediciones Ariel,
Barcelona, trad. Manuel Entenza, 1960. Il s'agit d'une traduction de
l'édition américaine de 1939. Un prologue anonyme présente quelques
remarques méthodologiques pénétrantes et passe en revue les men-
tions aux articles de Marx dans quelques histoires contemporaines de
l'Espagne.

Doit-on considérer ces correspondances et articles comme le


simple travail d'un journaliste qui doit gagner sa vie, ou ont-elles une
signification politique et théorique, comme expression de la pensée de
Marx ?
Il est vrai que Marx travaillait pour la N.Y.D.T. par besoin écono-
mique ; cependant, comme il l'a lui-même dit, il n'écrivait pas, en gé-

29 Cette édition n'a pas eu de grande répercussion en Espagne. Un des rares


historiens qui la mentionnent est Ballesteros y Beretta, qui la juge dans les
termes suivants : « En 1929, apparaissaient en espagnol les articles que Car-
los Marx avaient publiés dans le New York Tribune sur la Révolution espa-
gnole. Ils furent écrits au milieu du siècle dernier, et tout en se référant aux
périodes de 1808-1814, 1820-1823 et 1840-1843, ils sont, par leurs considé-
rations souvent très pertinentes, un précédent digne d'intérêt pour l'étude du
mouvement révolutionnaire hispanique, puisque l'auteur avait assisté à plu-
sieurs révolutions européennes et sa grande capacité intellectuelle utilisait
ses connaissances pour les confronter aux événements espagnols. Il n'est
sans doute pas nécessaire de signaler que le critère de Marx est extrêmement
partial. Ses revues historiques des siècles antérieurs contiennent des erreurs
de taille du point de vue des faits. » (A. Ballesteros y Beretta, Historia de
Espana y su in influencia en la historia universal, Barcelona, Salvat Edi-
tores S.A., 1936, 99 p.)
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 36

néral, de « correspondances journalistiques dans le sens stricte » 30.


Sans doute, ces écrits sont-ils bien plus qu'une simple description su-
perficielle des événements ; ils comportent des analyses politiques et
sociales, des essais historiques, des pronostics, des généralisations
théoriques, etc.
L'intérêt de ces articles et correspondances sur l'Espagne réside
surtout dans le fait que c'est une des rares œuvres de Marx, dédiée aux
conditions et aux possibilités de la révolution dans un pays arriéré,
sous-développée, semi-féodal.
Nous essaierons de montrer comment les thèses suggérées par
Marx à propos des soulèvements de 1854-1856 jettent une lumière
neuve sur sa pensée, en soulignant, d'une part, sa surprenante « mo-
dernité » par rapport à la problématique socio-politique de ce qu'il est
convenu de nommer le « Tiers Monde » : coups d'État militaires,
guerre de guérillas, rôle des paysans, révolution bourgeoise ou socia-
liste.
[43]

I. La Révolution de 1854

Retour à la table des matières

En juin 1854, un soulèvement militaire eut lieu, en Espagne, sous


la direction des généraux O'Donnel et Espartero, connu sous le nom
de « Vicalvarada » (d'après le nom du village Vicálvaro, où eut lieu la
bataille opposant les insurgés et les troupes gouvernementales).
L'insurrection fut soutenue par le parti dit « progressiste », par des
groupes républicains et démocratiques, et par de larges couches du
peuple, qui éleva des barricades à Madrid et libéra les prisonniers po-
litiques.
Du point de vue des militaires, « il y avait un danger : les démo-
crates et l'esprit de classe qui commençait à se manifester parmi les
ouvriers. Or, ceux-ci étaient armés et, de ce fait, la révolution amorcée
par O'Donnel pourrait devenir une révolution sociale. [...] Espartero et

30 F. Mehring, K. Marx. Geschichte seines Lebens.


M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 37

O'Donnel décidèrent de se coaliser pour sauver le Trône, en empê-


chant les démocrates de s'imposer, soit par la violence, soit par la voie
légale » 31.
Bientôt, le conflit éclatait entre les généraux et le peuple : sous la
protection d'Espartero, la reine-mère Marie-Christine prenait la fuite,
tandis que la police dissolvait les juntes révolutionnaires constituées
par le peuple.
Tels sont les événements que décrit le « journaliste » Marx dans la
N.Y.D.T. de juillet à septembre 1854 32. [44] Le fil conducteur des
correspondances de Marx est précisément l'opposition entre les mili-
taires, prêts à la conciliation avec le Trône, et le peuple, qui exige des
transformations radicales.
Marx analyse tout d'abord le « manifeste de Manzanares » du gé-
néral O'Donnel, où celui-ci fut forcé de proclamer des principes con-
traires à l'hégémonie de l'armée (convocation des Cortès, formation
d'une Milice nationale, etc.) ; Marx en conclut que « l'insurrection mi-
litaire n'obtint l'aide d'un mouvement populaire qu'en acceptant, en
échange, les conditions de ce dernier. Reste à savoir si elle sera aussi
obligée de les respecter et d'accomplir ses promesses ». Marx sou-
ligne, d'autre part, que ce ne sont pas les militaires qui ont pris partout

31 F.G. Bruguera, Histoire contemporaine d'Espagne, 1789-1950, Ed. Ophrys,


Paris, 1953, p. 221. Cf. aussi Riasanov, « Die spanische Révolution » in
Gesammelte Schriften von K. Marx u F. Engels, 1852 bis 1862, Stuttgart,
1920, Dietz, p. 548, et B. Clarke, Modern Spain 18154898, Cambridge Uni-
versity Press, 1906, 238 p.
32 Précisément, quelques mois avant le début de la révolution, Marx s'intéres-
sait à l'Espagne : il étudiant l'espagnol et lisait entre autres Calderon et le
Don Quijote (cf. lettre de Marx à Engels du 3 mai 1854, Werke, 28, p. 356)
qui seront mentionnés plus tard dans ses articles et ses correspondances au
N.Y.D.T. (cf. Marx, Engels, Revolution in Spain, International Publishers,
New York, 1939, pp. 41, 52, 135) ; ces études lui permirent de lire la presse
espagnole, comme le démontrent les nombreuses citations des périodiques
Las Cortes, La Gaceta de Madrid, etc.
Ajoutons qu'en mars 1S54 Marx suggérait déjà l'éventualité d'un soulè-
vement en Espagne, dans une de ses correspondances pour le N.Y.D.T.
(Werke, 10, p. 115).
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 38

l'initiative, mais que dans beaucoup d'endroits ils n'ont fait que céder
aux pressions supérieures de la population 33.
Après la victoire de l'insurrection, après les sacrifices sanglants du
peuple sur les barricades, le conflit commence entre celui-ci et les gé-
néraux : dès le début, les chefs des barricades se rendirent chez Espar-
tero pour lui faire part de leurs objections sur la constitution du gou-
vernement.
Quel est le contenu politique de ce conflit ? Marx montre, dans une
correspondance du 11 août 1854, que le peuple espagnol veut le suf-
frage universel, auquel s'opposent, à des degrés divers, O'Donnel et
Espartero. Le peuple se refuse à déposer les armes tant que le gouver-
nement n'aura pas publié un nouveau programme, puisque [45] celui
de Manzanares ne lui paraît plus satisfaisant. Le peuple exige entre
autres, l'annulation du Concordat clérical de 1851 avec l'Église (Marx,
par erreur, parle du « concordat de 1852 »), la confiscation des biens
des contre-révolutionnaires et le jugement de la reine-mère Chris-
tine 34.
Marx compare ce conflit entre les militaires « modérés » et le
peuple radical aux événements de la révolution de 1848 en France. En
analysant les mesures fiscales réactionnaires du gouvernement « révo-
lutionnaire » d'Espartero, il conclut : « Ainsi le nouveau gouverne-
ment populaire se transforme aussitôt en serviteur des grands capita-
listes et en oppresseur du peuple. Exactement de la même façon, le
gouvernement provisoire français de 1848 a été poussé à prendre la
célèbre mesure des 45 centimes et à confisquer les fonds des Caisses
d'épargne pour pouvoir payer aux capitalistes leurs intérêts » 35.
Cette remarque de Marx est importante, parce qu'elle n'oppose plus
seulement « militaires » et « peuple », mais aussi « capitalistes » et
« peuple », et parce qu'elle place apparemment l'Espagne au même
« niveau » social et politique que la France de 1848.
Cependant, en écrivant sur « le peuple », il se limite à mentionner
le rôle des groupes démocrates et républicains, surtout à Madrid et
Barcelona, sans soulever l'hypothèse d'un « juin 1848 » en Espagne.

33 Revolution in Spain (R.S.), p. 97.


34 R.S., pp. 111, 112, 113.
35 R.S., pp. 129-130.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 39

Marx ne fait mention des ouvriers que dans des citations de la


presse réactionnaire. Il est une fois question de travailleurs à Barce-
lone qui auraient été fusillés par les nouvelles autorités, « pour avoir
détruit des machines et portée atteinte à la propriété ». Ailleurs, il cite
la [46] Kolnische Zeitung (« Les classes ouvrières, travaillées par des
agitateurs, sont dans un état d'excitation permanente ») et
l’Indépendance belge (« Les manifestations ultra-communistes de
Barcelone »), Mais dans les trois cas il met en doute la véracité de ces
informations, à cause de leur source « impure » 36.
Ceci nous amène à la phrase qui peut être considérée comme le ré-
sumé de la conception que se fait Marx de la révolution de 1854 et de
la situation de l'Espagne en général : « La question sociale, dans le
sens moderne du mot, n'a pas de base (ce foundation ») dans un pays
avec ses ressources encore non développées et avec une population
aussi réduite que l'Espagne. — 15 000 000 d'habitants seulement. » 37
Le deuxième argument employé par Marx peut être négligé : la
population de la Prusse, par exemple, (où, selon Marx, la question so-
ciale était bel et bien actuelle) était d'environ 17 millions d'habitants, à
peine plus que l'Espagne.
Le premier argument, par contre, est important : la « question so-
ciale » moderne (c'est-à-dire, la lutte de classe des travailleurs) n'est
pas « mûre » en Espagne, qui est encore un pays sous-développé.
Nous verrons bientôt que cette thèse n'est pas, aux yeux de Marx,
un dogme absolu et infaillible, mais une « hypothèse de travail », qu'il
est prêt à abandonner si elle ne se trouve pas confirmée par les faits.

36 R.S., pp. 100, 135.


37 R.S., p. 126.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 40

[47]

II. — « Revolutionary Spain »


(revue historique)

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Sous le titre « Espagne révolutionnaire » Marx a publié au


N.Y.D.T. une série d'articles de fond sur l'histoire de l'Espagne, no-
tamment sur les années 1808-1820. (Le brouillon d'un article sur la
révolution de 1820-1823 qui ne fut pas publié se trouve dans le vo-
lume 10 de la nouvelle édition allemande des œuvres de Marx.) La
première question qui se pose à propos de ces articles est de savoir
pourquoi il accomplit ce « retour en arrière », pourquoi il eut besoin
de cette analyse historique des révolutions en Espagne. La réponse de
Marx est méthodologiquement significative : il voit dans l'histoire ré-
volutionnaire de l'Espagne, dans celle d'un passé lointain, et encore
plus dans celle du début du XIXe siècle, « un outil pour la compréhen-
sion et le jugement des développements que cette nation est en train
d'offrir à l'observation du monde » 38.
Déjà, dans la première série des correspondances sur la révolution
de 1854, Marx soulignait, à propos du rôle d'Espartero, l'importance et
l'incidence des préjugés du passé sur les événements du présent,
thème qu'on trouve d'ailleurs dans le 18 Brumaire de Louis Bona-
parte.
Dans la série « Espagne révolutionnaire », il explique que les ra-
cines du régionalisme espagnol se trouvent dans le passé, dans la di-
versité des formes selon lesquelles les différentes régions se sont
émancipées de la domination maure pour former de petites entités in-
dépendantes. Quant [48] à la cause de l'influence décisive de l'armée
espagnole dans la vie politique du pays, il faut la chercher dans le rôle

38 R.S., p. 28. Il existe cinq cahiers de Marx contenant des notes sur l'histoire
espagnole, à partir d'auteurs anglais, français et espagnols (Werke, 28, p.
711). Dans une lettre à Engels du 2 septembre 1854, Marx écrit que son
« étude principale » était maintenant l'Espagne (Werke, 28, p. 389).
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 41

révolutionnaire de cette armée pendant la guerre de libération contre


l'invasion napoléonienne 39.
Marx voit en somme dans l'étude historique du passé au niveau de
la « super-structure », un instrument méthodologique décisif, non
moins important que l'analyse de la base économique, pour la com-
préhension et l'explication du présent 40.
On trouve dans ces articles historiques de Marx des remarques sur
un sujet redevenu très actuel : la guerre de guérillas. C'est, d'après tous
les indices, le seul endroit dans l'œuvre de Marx où il soit question de
guérillas.
La description que donne Marx de la guérilla espagnole contre
l'occupation française sonne étonnamment « moderne ». En fait, les
traits mis en évidence par lui (par exemple, le rapport étroit des guéril-
las avec les paysans) [49] sont caractéristiques des guerres de guérilla
dans les pays coloniaux et semi-coloniaux du XXe siècle.
Selon Marx, les guérillas « ont été la base pour l'armement réel du
peuple. Dès qu'apparaissait l'opportunité d'une capture ou dès que se
projetait une entreprise d'envergure, la partie la plus active et la plus
audacieuse du peuple se joignait aux guérillas. [...] L'entreprise une
fois conclue, chacun suivait sont propre chemin, et des hommes armés
se dispersaient tout de suite dans toutes les directions ; les paysans

39 R.S., pp. 26, 55.


40 Cet aspect méthodologique a été remarqué par la plupart des commentateurs
des articles de Marx sur l'Espagne. Riasanov, par exemple, écrit : « L'his-
toire du développement de la Constitution espagnole de 1812 donnée par
Marx prouve, elle aussi, que son "matérialisme économique" ne l'empêchait
nullement de reconnaître les traits spécifiques du processus historique dans
les divers pays, qui peuvent se former et se développer sur une même base
économique, sous l'influence de diverses circonstances empiriques, de di-
verses conditions naturelles, et de rapports raciaux cristallisés et d'influences
historiques extérieures » (Gesammelte Schriften, p. 551).
L'auteur anonyme de l'introduction à l'édition espagnole de 1960 sou-
ligne à son tour que les écrits sur l'Espagne mettent en évidence « l'impor-
tante différence entre la vraie méthode de Marx et l'image simplifiée qu'on
en donne dans les manuels et les polémiques. » On voit clairement quelle
est, pour Marx, « l'importance du rôle dialectique des éléments super-
structurels — tradition, culture, institutions, politique, religion — et leur ré-
action sur les éléments structurels de base de la vie sociale » (in Marx, En-
gels, Revolution en Espana, Ed. Ariel, Barcelona, 1960, Prologo, pp. 13-14).
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 42

associés à la guérilla retournaient tranquillement à leurs occupation


habituelles, sans que même leur absence fût remarquée. Les commu-
nications étaient coupées sur toutes les routes. Mille ennemis se te-
naient sur leur garde et pas tin seul ne put être découvert. [...] En
même temps, il n'existait aucun moyen pour combattre radicalement
ce type de résistance. Les Français étaient obligés de rester constam-
ment armés contre un ennemi qui fuyait toujours, et réapparaissait,
partout présent sans se laisser jamais voir, invisible derrière l'écran
des montagne » 41.
Ajoutons que Marx insiste sur l'importance des paysans dans tout
mouvement révolutionnaire déclenché en Espagne, c'est-à-dire, non
seulement dans la guerre contre l'invasion étrangère, mais aussi dans
la lutte contre la réaction intérieure. Dans le dernier article historique
(qui n'a pas été publié dans la N.Y.D.T.) Marx explique l'échec de la
révolution de 1820-1823 par l'indifférence et la passivité des cam-
pagnes vis-à-vis des luttes de partis, puisque le parti révolutionnaire
lui-même ne sut pas « comment lier les intérêts des paysans au mou-
vement des villes » 42.
[50]

III. — « Revolution in Spain » (1856) 43

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Au cours des années 1854-1856, l'Espagne fut le théâtre d'une vio-


lente agitation sociale. Des émeutes de femmes à Saragosse, et de
paysans à Valence et dans la Castille, eurent lieu, aux cris de « À bas
le gouvernement ! » et « Mort aux riches ! ». En outre, en juin 1855,
la première grève générale d'Espagne éclata à Barcelone, qui dura plus
de dix jours, entraînant 40 000 ouvriers environ. Des patrons furent

41 R.S., p. 53.
42 Werke, 10, p. 632.
43 Bruguera, Hist. contemp. d'Espagne, pp. 228-230 ; cf. aussi Éduardo Aunos
Pérez, Itinerario Historico de la Espana Contemporanea (1808-1936),
Bosch, Barcelona, 1940, p. 139 ; cet historien franquiste voit dans les évé-
nements de cette époque la naissance, en Espagne, du « monstre de la sub-
version sociale » (p. 138).
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 43

tués par des grévistes et des dirigeants ouvriers fusillés par les autori-
tés.
Il nous est difficile de déterminer avec précision si Marx fut infor-
mé de ces événements. De toute façon, de décembre 1854 jusqu'à août
1856, on ne trouve pratiquement aucune mention faite de l'Espagne
dans les articles de Marx pour le N.Y.D.T., ou dans sa correspondance
avec Engels. Cela ne signifie pas nécessairement qu'il ait ignoré les
troubles sociaux d'Espagne, mais simplement que son attention,
comme celle du inonde entier, fut tournée vers d'autres événements (la
guerre de Crimée, notamment).
En juillet 1856, le général O'Donnel déclencha (avec la complicité
de la reine Isabelle) un coup d'État contre Espartero et prit le pouvoir.
Espartero se cacha, abandonnant ses partisans à leur destin ; les Cor-
tès, après un essai timide de résistance, se séparèrent « de facto », et
leur président conseilla à la milice nationale (qui s'était soulevée à
Madrid contre l'armée) de se disperser 44. Il ne restait sur le champ de
bataille que les insurgés des quartiers [51] ouvriers commandés par le
dirigeant populaire (et ex-torrero) Pucheta, qui luttèrent jusqu'au
bout 45. D'autres soulèvements se produisirent aussi à Barcelone, Gé-
rone et Saragosse, mais le 31 juillet O'Donnel était maître du pays et
dissolvait la milice nationale.
Les deux correspondances de Marx sur les événements de juillet
1856 (sous le titre The Revolution in Spain) sont peut-être la partie la
plus significative et la plus importante de ses écrits sur l'Espagne.
En décrivant les événements révolutionnaires de Madrid, Marx
remarque qu'au début les « esparteristes » et les libéraux bourgeois en
général s'unirent au peuple dans l'insurrection contre le coup d'État de
O'Donnel. Cependant, dès le deuxième jour, la milice nationale bour-
geoise « disparaissait complètement des lieux de l'action, laissant aux
ouvriers tout le poids de la bataille ». En d'autres termes, selon Marx,
il y a eu deux batailles distinctes pendant les trois jours de lutte à Ma-
drid : « l'une a été livrée par la milice libérale des classes moyennes,

44 Cf. Ballesteros, op. cit., p. 56 ; B. Clarke, op. cit., p. 250.


45 « Pucheta a transplanté dans les rues de Madrid la tactique des guérillas des
montagnes d'Espagne. L'insurrection dispersée s'est fixée sous un arc
d'église, dans une ruelle quelconque, sous un escalier, et s'est défendue jus-
qu'à la mort » (Marx, R.S., p. 151).
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 44

appuyée par les ouvriers (workmen), contre l'armée ; l'autre a été li-
vrée par l'armée contre les ouvriers abandonnés par la milice ». Résu-
mant l'insurrection de juillet 1856 à Madrid, Marx souligne : « les pro-
létaires furent trahis et abandonnés par la bourgeoisie » 46.
La conclusion politique que Marx tire de ces événements est très
différente de celle de 1854 :

« En 1856, nous n'avons plus simplement la cour et l'armée d'un côté


et le peuple de l'autre, mais nous [52] avons aussi dans les rangs du peuple
les mêmes divisions que dans le reste de l'Europe occidentale » 47.

Qu'est-ce que cela signifie ? Il semble évident qu'à la lumière des


conflits socio-politiques de juin 1856 (et peut-être des troubles so-
ciaux de 1855), Marx perçoive déjà en Espagne les premiers signes de
« la question sociale au sens moderne du mot ».
Marx envisage maintenant la révolution en Espagne non comme un
événement en marge au cours général de l'histoire européenne, mais
comme un cas particulier des révolutions démocratiques de 1848
avortées par la trahison de la bourgeoisie libérale : « Espartero a
abandonné les Cortès, les Cortès les chefs, les chefs la classe
moyenne, et celle-ci le peuple. Cela fournit une nouvelle illustration
du caractère de la plupart des luttes européennes de 1848-1849 et de
celles qui auront lieu dans la portion occidentale du continent » 48.
Il dresse ensuite un tableau pénétrant de la base sociale du bona-
partisme et des dictatures militaires, qui permet d'expliquer les traits
communs aux coups d'État de O'Donnel et de Louis Napoléon (et à
beaucoup d'autres dans les pays sous-développés au XXe siècle...) :

« Il existe, d'une part, l'industrie moderne et le commerce, dont les


têtes naturelles, les classes moyennes, sont opposées au despotisme mili-
taire ; d'autre part, quand celles-ci commencent leur bataille contre le des-
potisme, les ouvriers eux-mêmes interviennent, qui sont le produit de l'or-

46 R.S., pp. 145, 146, 151.


47 R.S., p. 144, souligné par nous.
48 R.S., p. 147.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 45

ganisation moderne du travail, et qui réclament la part leur revenant du ré-


sultat de la victoire. Effrayées par les conséquences de cette alliance invo-
lontaire, les classes [53] moyennes battent en retraite et viennent se re-
mettre sous les batteries protectrices du despotisme haï » 49.

Marx termine ce dernier paragraphe de la première correspondance


par une phrase qui montre bien à quel point les événements de 1856
l'avaient surpris, l'obligeant à revoir ses présuppositions sur l'Espagne
« pas encore mûre » et « manquant de bases pour la question so-
ciale » : « Que cette leçon se soit aussi déroulée en Espagne est aussi
impressionnant qu'inattendu » 50.
Quel est le vrai caractère de cette révolution de 1856 et par quoi se
différencie-t-elle des révolutions espagnoles antérieures ?
En la comparant à l'insurrection de 1854, Marx remarque qu'il y a
assez de traits distincts dans les deux mouvements pour indiquer les
immenses progrès faits par le peuple espagnol dans une si brève pé-
riode.
Quels sont ces traits ? La révolution de 1856 « se distingue, de
toutes celles qui l'ont précédée par l'absence de tout caractère dynas-
tique ». Les journées de juin 1856 ont sonné le glas de la monarchie
en Espagne : le peuple s'est soulevé ouvertement contre la reine Isa-
belle elle-même 51.
Mais, ajoute Marx, « en 1856 la révolution espagnole a perdu non
seulement son caractère dynastique, mais aussi son caractère mili-
taire ». L'armée, qui s'était mise à la tête de toutes les insurrections en
Espagne, a lutté cette fois-ci contre la milice et le peuple : sa mission
révolutionnaire est révolue 52.
S'agit-il donc d'une révolution libérale-bourgeoise ? Ainsi que
nous l'avons vu, Marx a souligné la défection de [54] la bourgeoisie,
qui a choisi de se réfugier derrière les batteries protectrices de l'armée.

49 Ibid.
50 R.S., p. 148.
51 R.S., pp. 151-152.
52 R.S., pp. 152, 154.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 46

Le divorce entre Espartero et la révolution de 1856 symbolise la


rupture avec les luttes du passé : « L'homme dans lequel se concen-
trent les caractères militaire, dynastique et libéral bourgeois de la ré-
volution espagnole — Espartero — s'est effondré » 53.
Quel est donc le caractère de cette révolution ? Marx suggère
qu'elle est une étape intermédiaire vers la révolution sociale « au sens
moderne du mot » ; intermédiaire dans la mesure où elle n'est plus
militaire et bourgeoise, mais pas encore socialiste. C'est dans ce sens
qu'il faut interpréter la phrase finale de la dernière correspondance de
Marx sur l'Espagne : « La prochaine révolution européenne trouvera
l'Espagne mûre pour coopérer avec elle. Les années 1854 et 1856 ont
été des phases de transition par lesquelles elle a dû passer pour arriver
à cette maturité » 54.
Cette phrase, particulièrement significative, nous montre que Marx
a dépassé ses présuppositions de 1854 sur l'immaturité sociale de l'Es-
pagne. Pour comprendre cette nouvelle conception et toutes ses impli-
cations, il faut nous demander quel était, à son avis, le caractère de la
prochaine révolution européenne et dans quels délais celle-ci devait se
produire.
Une lettre de Marx à Engels, approximativement de la même
époque, nous renseigne sur son opinion à ce sujet : « Dans le continent
[européen] la révolution est imminente et prendra tout de suite un ca-
ractère socialiste » 55.
[55]
Ce qui nous intéresse ici n'est pas la précision ou l'erreur de ce
pronostic, mais sa signification méthodologique. Si l'on rapproche
cette remarque de la phrase citée plus haut, on arrive nécessairement
aux conclusions suivantes :

1) Marx croyait que l'Espagne était assez mûre pour faire partie
de la révolution socialiste imminente en Europe.

53 R.S., p. 154.
54 Ibid.
55 Marx Engels, Ausgewählte Briefe, Diète Verlag, Berlin, 1953 p. 133 (lettre
du 8 octobre 1858), souligne par nous.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 47

2) Selon Marx, cette maturité était le produit, non d'un dévelop-


pement économique et industriel, mais d'une série d'événements
historiques au niveau politico-social.

Les conclusions théoriques générales que suggèrent les articles de


Marx sur l'Espagne représentent au fond une esquisse de la « théorie
de la révolution permanente » :

1. La bourgeoisie libérale des pays arriérés n'est plus une classe


révolutionnaire. Elle préfère se soumettre à une dictature mili-
taire plutôt que de courir le risque de déclencher un mouvement
populaire qui pourrait la déborder.
2. Dans les pays sous-développés, arriérés, semi-féodaux, la révo-
lution socialiste est possible, après un processus de maturation
politico-sociale active du peuple travailleur.

Enfin, la leçon méthodologique essentielle qui se dégage de ces


écrits de Marx est que le processus historique est conditionné non seu-
lement par la base économique, mais aussi par les événements du pas-
sé (sociaux, politiques ou militaires) et par la praxis révolutionnaire
des hommes au présent.

[56]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 48

[57]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.
Première partie : Marx

Chapitre III
L’humanisme historiciste de Marx
ou relire le Capital

« Dans Le Capital Marx se présente comme l'économiste


scientifique qui analyse minutieusement le caractère transitoire
des époques sociales... Le poids de ce mouvement de l'intelli-
gence humaine est tel qu'il nous a souvent fait oublier le carac-
tère humaniste (dans le meilleur sens du terme) de ses préoccu-
pations. Le mécanisme des rapports de production et leur con-
séquence, la lutte de classes, cache, dans une certaine mesure,
ce fait objectif : ce sont des hommes qui se meuvent dans l'at-
mosphère historique » 56.

Retour à la table des matières

Gramsci avait, dans une formule extrêmement heureuse, défini le


marxisme comme un historicisme absolu et un humanisme absolu. La
lecture du Capital — à la con-

56 Ernesto Che Guevara, « À propos du système budgétaire de financement »,


Œuvres révolutionnaires 1959-1967, Paris, 1968, p. 147.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 49

[58]
dition, bien entendu, qu'on lise ce qui y est écrit, et non un soi-
disant « discours silencieux », « reconstitué... » en dépit de la lettre de
Marx » — confirme entièrement cette définition 57.
Aujourd'hui, la présentation de cette thèse doit être précédée par
une polémique avec l'école « anti-humaniste ». Il s'agit de montrer que
la lecture « anti-humaniste » est en contradiction non seulement avec
les œuvres qu'Althusser a rejetées dans le purgatoire de la « coupure »
et de la « mutation » (Idéologie Allemande, Misère de la Philosophie,
18 Brumaire) mais aussi avec celle qu'il a admise au paradis scienti-
fique où l'on contemple éternellement la Vérité Positive : le Capital.

I. — L'humanisme dans « Le Capital »

Retour à la table des matières

Tout d'abord il faudrait dissiper un malentendu, selon lequel


« l'humanisme est une idéologie bourgeoise » ; que l'humanisme avant
Marx ait été abstrait, bourgeois, etc., ne signifie nullement qu'il faille
renoncer à tout humanisme. Le matérialisme pré-marxiste était méca-
nique ; ce qui n'a pas empêché Marx de s'intituler matérialiste. Il en
est de même pour les termes « dialectique », « socialiste », etc.
Un autre malentendu est celui qui identifie l'humanisme à une « es-
sence humaine » éternelle. Or, une vision du monde non-humaniste (le
catholicisme du Moyen Age) reposait sur l'idée d'une « nature hu-
maine » inchangeable.
L'humanisme apparaît historiquement à la Renaissance, en opposi-
tion avec l'idéologie religieuse de l'homme comme « serviteur de
Dieu ». L'humanisme de Marx dénonce la domination des hommes
par les choses dans le [59] mode de production capitaliste qu'il com-
pare — sans l'identifier — avec l'aliénation religieuse. Mais, tandis
que l'humanisme pré-marxiste qui apparaît avec le développement de
l'économie marchande 58 est abstrait, « naturaliste », individualiste et

57 Cf. Louis Althusser, Lire le Capital, I, Maspero, Paris, 1965, p. 63.


58 Cf. Michel Verret, Théorie et Politique, Ed. Sociales, Paris, 1967, pp. 102-
107.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 50

bourgeois, celui de Marx est matérialiste, sociologique, historiciste,


révolutionnaire, prolétarien.
Il nous semble que les principaux moments de l'humanisme dans
Le Capital sont :

a) le dévoilement des rapports entre les hommes derrière les caté-


gories réifiées de l'économie capitaliste ;
b) la critique de l'« inhumanité » du capitalisme ;
c) le socialisme comme possibilité objective d'une société où la
production est rationnellement contrôlée par les hommes.

Selon l'école « anti-humaniste », le marxisme doit « se passer


complètement des services théoriques du concept d'homme » puisque
« les concepts dans lesquels Marx pense la réalité... ne font plus inter-
venir une seule fois comme concepts théoriques les concepts d'homme
ou d'humanisme » ; ces concepts seraient remplacés par ceux de
forces productives, rapports de production, etc. 59.
Cela appelle plusieurs remarques :

a) L. Althusser lui-même se sert du concept d'à homme » dans ses


écrits. S'agit-il alors d'un concept théorique, idéologique ou d'un
manque de rigueur ? Ce concept apparaît à propos du « rapport
que l'homme entretient avec la nature » 60. S'agit-il, bel et bien,
d'un concept théorique, ou d'un « mot-théoriquement-vide-qui-
est-le-plein-de-1'idéologie » ?
[60]
b) Marx définit précisément les concepts de « forces productives »
et de « rapport de production » en faisant intervenir le concept
d'homme. Ainsi, la force de travail, qu'est-elle pour Marx sinon
« les capacités physiques et intellectuelles qui existent dans le
corps d'un homme, dans sa personnalité vivante » ? Et les rap-

59 Althusser, Pour Marx, p. 255.


60 Lire le Capital, II, p. 149.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 51

ports de production, que sont-ils sinon « des rapports sociaux


déterminés entre les hommes eux-mêmes, qui assument pour
eux la forme fantasmagorique d'un rapport entre les
choses » ? 61.

Dans l'œuvre théorique immense de Marx, le seul passage qu'Al-


thusser peut présenter à l'appui de sa thèse « anti-humaniste » est la
phrase suivante des Gloses Marginales sur Wagner : « Ma méthode
analytique ne part pas de l'homme, mais de la période sociale écono-
miquement donnée... », qu'Althusser met en exergue à l'article « Mar-
xisme et Humanisme » 62. Le marxiste tchèque J. Zeleny avait déjà
remarqué que la traduction française citée par Althusser déforme le
sens de ce passage qui dit : « meine analytische Methode, die nich von
dem Mensch sondern der ökonomisch gegebnen Gesellschaftsperiode
ausgeht... » (souligné par Marx) 63 ; en d'autres termes, Marx explique
qu'il ne part pas de l'Homme (le concept abstrait d'homme), mais des
hommes produisant dans une société concrète, idée d'ailleurs expri-
mée par la première phrase de l'Introduction à la Critique de l'Éco-
nomie Politique : « Des individus produisant en société — donc une
production d'individus socialement déterminée, tel est naturellement le
point de départ » 64. La lecture du [61] texte entier des Gloses sur
Wagner confirme rigoureusement cette interprétation. Marx y oppose
à /'Homme (Der Mensch) de Wagner (« isolé en face de la nature »),
« l'homme social » (gesellschaftlichen Menschen), « l'homme qui se
trouve déjà dans une forme quelconque de société » 65.
Quelques mots maintenant sur la tentative des « antihumanistes »
pour substituer le concept théorique d'homme (ou sujet humain) par
celui de ce support de rapports de production ». D'abord, le terme em-
ployé par Marx, « Träger » est mieux rendu par porteur que par
« support » — qui a une connotation de passivité. L'image que Marx

61 Marx, « Das Kapital I », in Werke 23, Dietz Verlag, Berlin, 1968, pp. 181,
186.
62 Pour Marx, p. 225.
63 Marx, « Randglossen zu Adolph Wagner... », in Werke, 19, p. 371.
64 J. Zeleny, Die Wissenschaftslogik bei Marx und Das Kapital, Akademie
Verlag, Berlin, 1968, pp. 290-291.
65 Marx, « Randglossen... », Werke, 19, p. 362.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 52

emploie à plusieurs reprises est celle de « porter un masque »


(« masque économique caractéristique »). Pour forcer Marx à devenir
« anti-humaniste », il faudrait dire que les hommes ne sont que
masques ; cela peut paraître absurde, mais c'est précisément ce que
Balibar essaie de faire : « ...les individus précisément s'avancent mas-
qués (« le caractère économique de capitaliste — die ökonomische
Charaktermaske des Kapitalisten — ne s'attache donc à un homme
qu'autant que son argent fonctionne constamment comme capital » III,
9) : ils ne sont que des masques » 66. Il s'agit évidemment d'un flagrant
non sequitur, sans aucun rapport avec la citation de Marx qui, juste-
ment, distingue entre l'homme et le masque. La vérité est qu'une des
critiques faites par Marx à l'idéologie bourgeoise est son incapacité à
distinguer entre le masque et ce qu'il cache : « Les agents pratiques de
la production capitaliste et ceux qui manipulent pour eux. la langue
idéologique sont aussi incapables de distinguer le moyen de produc-
tion du masque qui le caractérise, que le propriétaire [62] d'esclaves
de distinguer le travailleur lui-même de son caractère d'esclave » 67. Et
on pourrait ajouter : le travailleur moderne de son masque d'esclave
salarié qui vend sa force de travail !
Y a-t-il dans le Capital un concept de « nature » ou « essence »
humaine ? En fait, on y trouve ce qu'on pourrait appeler plutôt un con-
cept d'« homme en général », qui appartient, comme celui de « pro-
duction en général », à la sphère de ce que Marx désigne par le terme
d'« abstraction raisonnable » (Verstandige Abstraktion) 68.
Le concept d'« homme en général » du Capital est celui d'un ani-
mal social qui produit en utilisant des instruments, d'après un « pro-
jet », c'est-à-dire un but conscient qui préexiste idéalement dans son
imagination — ce qui distingue le pire architecte de la meilleure
abeille, etc. 69. Est-ce que cela signifie qu'il existe une « nature hu-
maine éternelle » ? Non, puisque Marx précise dans ce même passage

66 Balibar, Lire le Capital, II, p. 271, souligné dans le texte.


67 Marx, « Das Kapital I », in Werke, 23, p. 635.
68 Cf. Grundrisse der Kritik der Politischen Okonomie, Europäische
Verlägsanstalt, p. 7.
69 Werke, 23, pp. 193, 346.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 53

qu'« en même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature exté-
rieure et la modifie, il modifie sa propre nature » 70.
Le concept d'« homme en général », comme celui de ce production
en général », ne fait que souligner certains traits communs à toutes les
époques de la vie sociale, jusqu'à nos jours. Sa valeur est donc limitée
(selon Marx, l'« abstraction raisonnable » a le mérite de « nous éviter
la répétition ». Cf. Grundrisse, p. 7) et ne constitue nullement le
« fondement » de l'humanisme marxiste. En réalité, ce qui intéresse
Marx n'est pas tellement la « production en général » ou « l'homme en
général », mais la [63] production à une époque historique déterminée,
et les hommes concrets qui vivent et produisent dans une société his-
toriquement déterminée.

1) Dévoilement du fétichisme

Dans le Capital, Marx dévoile les rapports sociaux entre hommes


derrière les formes réifiées de l'économie marchande (valeur, argent,
capital, etc.) ; il montre comment le travail humain prend la forme
d'une caractéristique objective des choses ; comment, dans la forme
marchandise, un rapport social déterminé entre les hommes prend la
forme d'un rapport entre des choses ; comment le capital lui-même
« n'est pas une chose mais un rapport social entre les individus média-
tisé par des choses » 71. II n'est pas besoin ici de développer celte pro-
blématique, analysée par de nombreux auteurs marxistes, de Lukács à
Mandel. Il nous suffit de souligner la dimension cognitive de l'huma-
nisme de Marx, qui lui permet de briser l'« enveloppe chosifiée » du
fétichisme capitaliste pour découvrir l'essence du phénomène : les
rapports sociaux entre les individus, les producteurs, les hommes.
L'humanisme n'est pas dans le Capital une simple « protestation mo-
rale » : il déchire le « voile mystique » de la réification, il déchiffre
l'« hiéroglyphe » de la valeur, il saisit la réalité sociale (humaine) ca-
chée par l'opacité du marché.
Comment peut-on affirmer, en lisant ces pages du Capital, que
Marx « ne fait plus intervenir une seule fois comme concept théo-

70 Werke, 23, p. 192, souligné par nous, M.L.


71 Werke, 23, pp. 86, 91, 793.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 54

rique » le concept d'homme ? 72. Ou encore que la catégorie de


« chose » est « la catégorie la plus étrangère à Marx » ? 73
[64]
Jacques Rancière a essayé de « traduire » le chapitre sur le féti-
chisme de la marchandise en langage « antihumaniste ». Il écrit, par
exemple : « Ce qui prend la forme d'une chose, ce n'est pas le travail
comme activité d'un sujet, c'est le caractère social du travail ». Cette
affirmation nous semble poser un faux dilemme. Le travail est l'activi-
té d'un sujet, et cette activité a un caractère social 74. D'autre part,
Marx écrit explicitement dans le Capital que « le travail humain dé-
pensé (Verausgabte menschlichen Arbeit) prend une forme chosi-
fiée » 75.
Plus récemment, Althusser, reconnaissant, semble-t-il, l'impossibi-
lité d'une « lecture » non-humaniste du chapitre sur le fétichisme, l'a
finalement excommunié pour péché d'« influence hégélienne », « fla-
grante » et « extrêmement dommageable » 76. D'ailleurs, il ne recon-
naît maintenant comme seul texte sans « l'ombre d'une trace
d'influence humaniste feuerbachienne ou hégélienne » que les Notes
marginales sur Wagner 77. Or, on trouve dans ce texte un passage qui
se réfère tout à fait clairement à la problématique du fétichisme : « la
chose, la « valeur d'usage », apparaît comme pure objectivation du
travail humain, comme dépense de force de travail humain, et donc ce
contenu se présente comme un caractère objectif de la chose... » 78.

72 Althusser, Pour Marx, p. 255, souligné par nous, ML.


73 Ibid., p. 237.
74 « Toute production est l'appropriation de la nature par l'individu dans le
cadre et par l'intermédiaire d'une forme de société déterminée ». Marx, In-
troduction à la Critique de l'Économie Politique, Ed. Sociales, Paris, p. 153,
Cf. Rancière, Lire le Capital I, p. 134.
75 Werke, 23, p. 88, souligné par nous, M.L.
76 Althusser, « Avertissement » in Marx, Le Capital, Livre I, Garnier, Paris,
1969, p. 22.
77 Ibid., p. 29.
78 Marx, « Randglossen zu A. Wagner... », Werke, 19, p. 375.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 55

[65]

2) Critique de « l'inhumanité » du capitalisme

L'aliénation

Le capitalisme est un système où « le processus de production do-


mine les hommes, et non les hommes le processus de production » ;
c'est un mode de production où « le travailleur n'existe que pour les
besoins de valorisation de la richesse donnée, et non, au contraire, la
richesse objective pour les besoins de développement du travailleur.
Ainsi que, dans la religion, l'homme est dominé par l'œuvre de son
cerveau, il est, dans la production capitaliste, dominé par l'œuvre de sa
propre main ». Marx montre comment le comportement atomistique
des hommes dans l'économie marchande a pour résultat nécessaire la
forme « aliénée » (entfremdete), « autonome » (Verselbsändigte) et
indépendante de leur action consciente que prennent les rapports so-
ciaux de production, les moyens de production et les produits en géné-
ral ; grâce à l'anarchie du marché capitaliste, le mouvement social des
hommes prend la forme d'un mouvement de choses, qui contrôle les
hommes au lieu d'être contrôlé par eux 79.
Il faudrait distinguer entre l'illusion fétichiste (illusion qui est en
même temps une « forme d'apparition nécessaire ») — selon laquelle,
par exemple, la valeur est une qualité objective des produits en tant
que choses — et la réalité de l'aliénation, c'est-à-dire de
l'« autonomie » du monde des marchandises et de leur domination sur
les hommes. D'autre part, ce qui distingue radicalement l'aliénation
économique de l'aliénation religieuse est que cette dernière disparaît,
une fois éliminée l'illusion du fétiche divin, tandis que l'aliénation
économique ne peut être [66] supprimée que par l'abolition du mode
de production capitaliste.
En bref, sur le problème du rapport entre le concept d'aliénation
dans les Manuscrits de 1844 et le Capital (qui a déjà fait couler beau-

79 « Kapital I », Werke 23, pp. 89, 95, 108, 455, 649 ; « Kapital III », Werke
25, pp. 247, 838, etc.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 56

coup d'encre), il nous semble également erroné d'identifier les deux ou


de leur dénier, au contraire, tout rapport ; surtout, il nous semble faux
de prétendre que le problème de l'aliénation a « disparu » du Capital
ou ne s'y trouve qu'à l'état de « survivance terminologique ». Il fau-
drait plutôt étudier la transformation du concept, qui a chez Marx, en
1844, un caractère « anthropologique » feuerbachien (« l'aliénation de
l'essence humaine ») tandis que dans le Capital il devient historici-
sé 80.

La dégradation physique des travailleurs

La dégradation physique des prolétaires par le capital — Vampyre,


Moloch, Juggernaut qui leur vole l'air libre, le soleil, la nourriture, le
sommeil, la santé, la vie même — est un des leitmotive du Capital.
Dans plusieurs chapitres (ch. VIII, La journée de travail, ch. XIII, Ma-
chinerie et grande industrie, ch. XXIII, La loi générale de l'accumula-
tion capitaliste) Marx analyse avec une attention scrupuleuse des rap-
ports de médecins et d'inspecteurs de fabrique, qui révèlent la sous-
alimentation, les maladies, les conditions de vie et de travail dégra-
dantes, la mort par excès de travail, la misère au sens absolu des tra-
vailleurs en général, et des femmes et des enfants en particulier. Cette
analyse débouche évidemment sur une condamnation passionnée du
capitalisme comme système de « dilapidation [67] sans scrupule de la
vie humaine » et de son alchimie de l'exploitation, qui ne vise qu'à
transformer « la sueur et le sang humains en marchandises » 81.

La dégradation intellectuelle des travailleurs

Le capitalisme produit non seulement la misère physique du prolé-


tariat mais aussi son esclavage, son ignorance, son abrutissement et sa
dégradation morale. Il lui enlève le temps nécessaire à l'éducation, au
développement intellectuel, aux relations sociales. Par la division ma-

80 Cf. Mandel, Formation de la pensée économique de K. Marx, Maspero, Pa-


ris, 1967, p. 159.
81 Marx, Le Capital, Livre I, Garnier, 1969, pp. 339, 342.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 57

nufacturière du travail il morcelle l'homme, estropie le travailleur en


sacrifiant ses capacités multiples, le mutile au point de le réduire à une
parcelle de lui-même : « diviser un homme, c'est l'exécuter, s'il a méri-
té une sentence de mort ; c'est l'assassiner, s'il ne la mérite pas. La di-
vision du travail c'est l'assassinat d'un peuple » 82. Le capital provoque
la dégradation des rapports familiaux transformant les parents en mar-
chands de leurs propres enfants. Enfin, il transforme l'ouvrier en
rouage de la machine et en esclave salarié, soumis au despotisme
mesquin des propriétaires.

Les valeurs morales de Marx

Il est évident qu'il s'agit ici d'une dénonciation morale du capita-


lisme. Il faut éviter à ce sujet deux pièges théoriques :
a) vouloir réduire le Capital à un « cri éthique contre le capita-
lisme » (tendance représentée par M. Rubel). Dans ce cas, on perd
simplement de vue ce qui différencie Marx des socialistes utopiques
qui, eux aussi, ont critiqué le [68] capitalisme. Le socialisme marxiste
est scientifique, le Capital est une œuvre de science ;
b) parce que le Capital est une œuvre scientifique, nier sa dimen-
sion morale, sous prétexte que « Marx n'est pas un moraliste », que
« la force productive humaine est objectivement martyrisée », etc. (cf.
Michel Verret, op. cit., p. 111).
La question qui se pose est celle-ci : au nom de quelles valeurs
morales Marx critique-t-il le capitalisme ? Au premier abord, les prin-
cipales valeurs qui servent de fondement éthique à sa dénonciation
sont les valeurs humanistes « classiques » : la vie humaine, la culture,
la justice, la liberté, etc. Apparemment, ou formellement, ce sont les
mêmes valeurs prônées par l'humanisme bourgeois ; mais, par leur
contenu, elles ont un sens nouveau, un sens révolutionnaire, proléta-
rien. Par exemple, la vie humaine est une valeur affirmée depuis tou-
jours par l'humanisme bourgeois. Cependant, l'humaniste bourgeois
typique ne s'intéresse pas à l'ouvrière morte par excès de travail dont
parle Marx dans le Xe chapitre du Capital ; cela lui semble être le

82 « Kapital I », Werke, 23, pp., 380-385, 674-675.


M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 58

produit (regrettable, certes) des « lois naturelles » de l'économie,


comme la mort causée par une chute est le produit de la loi de la gra-
vitation, contre laquelle il n'y a pas lieu de s'indigner. Il en est de
même pour la valeur (a classique », s'il en fut) de la liberté. Pour
l'humanisme bourgeois, elle est la liberté de l'individu en tant
qu'atome isolé, ce qui signifie, au niveau économique, le libre jeu des
forces du marché. Pour Marx, « liberté » signifie essentiellement deux
choses :

— le développement des facultés humaines : développement li-


mité, déformé et mutilé par l'économie capitaliste ;
[69]
— le contrôle rationnel et conscient des hommes sur la nature, la
production et la vie sociale en général, ce qui implique, bien
entendu, l'abolition du marché capitaliste.

En d'autres termes, la définition de ces valeurs, la perspective dans


laquelle il les envisage, leur signification concrète, sont radicalement
différentes des valeurs que prône l'humanisme bourgeois-
individualiste, parce qu'il définit les valeurs du point de vue du prolé-
tariat.
Ce point de vue de classe domine dans tout le Capital et fonde
l'unité dialectique de la science et de la critique (politico-morale) ; par
exemple, le concept central de l'œuvre, la plus-value, n'a pas d'impli-
cations morales pour une éthique bourgeoise, puisque la vente de la
force de travail s'est faite selon toutes les règles du marché, d'après un
contrat « libre » et « juste ». C'est en considérant le problème du point
de vue du prolétariat que Marx trouve dans la plus-value l'explication-
dénonciation du mécanisme de l'exploitation des travailleurs et de
l'injustice profonde du capitalisme 83.

83 Par cette remarque nous voulons uniquement signaler une direction de re-
cherche possible sur le problème complexe et contradictoire de l'articulation
entre « valeurs » et « science » chez Marx ; problème qui ne nous semble
pas pouvoir être résolu dans le cadre d'une approche néo-positiviste.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 59

3) Le socialisme

Le socialisme c'est pour Marx la possibilité objective d'une société


où les valeurs humaines sont réalisées, une société d'« hommes
libres » — c'est-à-dire une société où les hommes librement associés
contrôlent, d'après un plan conçu de façon consciente, le processus de
la vie sociale 84.
[70]
Le mode de production socialiste est donc celui qui abolit le féti-
chisme et l'aliénation, dans lequel les rapports des hommes avec les
produits de leur travail sont transparents, et où la production est ra-
tionnellement planifiée par la communauté des producteurs. Il est aus-
si le mode de production qui permet aux hommes le développement
libre, pleine et « multiple » (Vollseitig) de leurs capacités et, dans son
stade supérieur — dont la réduction de la journée de travail est la con-
dition première — le développement et l'enrichissement des facultés
humaines en tant que finalité en soi 85.
Le socialisme n'est par pour Marx la réalisation d'une « essence
humaine ». Le concept d'à homme en général » est une « abstraction
raisonnable » qui n'est pas « niée » par le capitalisme : elle ne fait que
résumer certains traits communs aux hommes dans tous les modes de
production connus jusqu'ici, y compris le mode capitaliste. Le socia-
lisme n'est donc pas la réalisation d'une « nature humaine » éternelle,
mais la possibilité d'émergence d'un homme nouveau, l'homme com-
muniste, l'homme de la société sans classes, l'homme du « règne de la
liberté ».
Si le socialisme est la forme de société dans laquelle les hommes
dominent le processus de production matérielle, comment peut-on le
comprendre et le définir sans utiliser le concept théorique d'homme ?
Althusser semble se rendre compte de ce problème, puisqu'il parle, au
beau milieu de son article « anti-humaniste », de la société socialiste
comme celle où « tout homme a désormais objectivement le choix,

84 « Kapital I », Werke, 23, pp. 92-94.


85 « Kapital III », Werke, 25, p. 828.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 60

c'est-à-dire la tâche difficile de devenir par lui-même ce qu'il est » 86.


Or, comment tout homme (« homme » ?) peut-il choisir, s'il n'est pas
sujet, s'il n'est que [71] « support » de rapports de production qui l'ont
« mis en scène » 87, c'est-à-dire qui ont déjà choisi pour lui ?

II. — L'historicisme du « Capital »

1) Marx et l'économie politique classique

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Selon Marx, une des fautes fondamentales (Grundmängel) de


l'économie politique classique est qu'elle n'a pas vu (übersieht) le rap-
port entre la nature (la marchandise) et la forme (la valeur). Pourquoi
cette « bévue » '/ Parce que, répond Marx, l'économie classique, tout
en découvrant (partiellement) le contenu (travail) qui se cache derrière
la forme (valeur) ne s'est jamais demandé pourquoi ce contenu doit
prendre cette forme 88. Donc, la différence entre Marx et les écono-
mistes bourgeois n'est pas une réponse différente à une même ques-
tion, mais Marx a posé une question nouvelle. En d'autres termes, la
différence entre eux est une différence de problématique. Les ques-
tions posées par les classiques définissent un « horizon » où certains
objets ne sont pas « visibles » — où ils n'existent même pas comme
objets ; leur problématique découpe un « champ de visibilité » 89.
Mais ce n'est pas tout. Il s'agit maintenant de savoir pourquoi les
économistes bourgeois n'ont pas posé cette question. Ce n'est pas, bien
entendu, par manque de bonne volonté, d'honnêteté scientifique ou
d'intelligence. La réponse de Marx est claire et univoque : parce que,
« pour leur conscience bourgeoise, ces formes, qui portent sur [72]
leur front la marque d'appartenance à une formation sociale où le pro-
cessus de production domine les hommes et non les hommes le pro-

86 Pour Marx, p. 245.


87 Cf. Althusser, Lire le Capital, II, p. 103.
88 « Kapital » I, Werke, 23, p. 95.
89 Nous renvoyons aux excellentes analyses d'Althusser sur le concept de
« problématique » : Lire le Capital I, pp. 26-29.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 61

cessus de production, sont considérées aussi évidemment naturelles


que le travail productif lui-même ». En d'autres termes : ils ne voient
pas la spécificité historique des formes capitalistes parce qu'ils les
considèrent comme des « formes naturelles éternelles de la production
sociale » 90.
Cette « marque sur le front » des formes capitalistes est en même
temps une « écriture sur les murs » (Mene, mene, tekel upharsin !) qui
annonce que les jours du capital sont comptés, que le mode de produc-
tion capitaliste est historique et transitoire comme tous les modes de
production qui l'ont précédé. C'est pour cela qu'elle est « illisible »
pour les économistes bourgeois, pour lesquels « il n'y a que deux
sortes d'institutions, celle de l'art et celle de la nature. Les institutions
de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoi-
sie sont des institutions naturelles. Ils ressemblent en cela aux théolo-
giens qui, eux aussi, établissent deux sortes de religions. Toute reli-
gion qui n'est pas la leur est une invention des hommes, tandis que
leur propre religion est une émanation de Dieu. Ainsi, il y a eu de
l'histoire, mais il n'y en a plus » 91.
C'est pour cela que Ricardo ne pose pas la question de la source de
la plus-value ; elle est pour lui inhérente à une forme naturelle de pro-
duction. C'est aussi parce qu'il considère la production bourgeoise
comme « production tout court » qu'il ne peut pas envisager la possi-
bilité de la sur-production capitaliste. Quant à Malthus, par exemple,
il ne voit pas les causes véritables de la [73] « sur-population » (les
lois historiques de la production capitaliste) parce qu'il l'attribue aux
lois éternelles de la Nature, etc. 92.
Ce n'est donc pas par hasard que Marx, dans la préface du Capital
définit sa méthode dialectique rationnelle comme « un scandale et une
abomination pour la bourgeoisie et ses porte-parole doctrinaires,
parce que, dans la compréhension positive des choses existantes elle
inclut du même coup l'intelligence de leur négation, de leur déclin né-
cessaire ; parce que saisissant chaque forme dans le flux du mouve-

90 « Kapital I », Werke, 23, pp. 95-96.


91 Marx, « Misère de la Philosophie », cité par lui dans le Capital I, Werke, 23,
p. 96.
92 « Kapital I », Werke 23, pp. 539, 551 ; Theories of Surplus Value, II, L. &
Wishart, Londres, 1969, p. 529.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 62

ment c'est-à-dire par son côté transitoire, rien ne saurait lui en impo-
ser ; elle est essentiellement critique et révolutionnaire » 93. Ce qui
signifie concrètement, dans le Capital, saisir le caractère spécifique,
historique, « périssable », limité et contradictoire des formes, lois et
rapports de production de l'économie capitaliste. Et c'est parce que son
matérialisme est dialectique-historique que Marx condamne formel-
lement et explicitement dans le Capital le « matérialisme qui, en tant
que science-naturaliste (naturwissenchaftlichen) abstrait, exclut le
processus historique » 94, remarque très actuelle aujourd'hui, quand
des courants néo-positivistes essaient (à nouveau) de placer le mar-
xisme dans le lit de Procuste du modèle méthodologique des sciences
naturelles.
C'est ici, au cœur de la méthode elle-même, que se trouve
l’historicisme de Marx. Parler du caractère historiciste du Capital ne
signifie donc nullement prétendre que le Capital est ce l'histoire du
capitalisme » ou que l'ordre de développement des catégories dans les
trois livres est en rapport avec l'ordre d'apparition historique [74] de
ces catégories. L'historicisme se trouve à un niveau beaucoup plus
« profond » dans la conceptualisation théorique de chaque catégorie.
Chaque catégorie du mode de production capitaliste est saisie, analy-
sée, définie et conceptualisée par Marx comme historiquement spéci-
fique. Nier ce fait, ou son importance méthodologique capitale, signi-
fie ne rien comprendre à la différence entre la dialectique révolution-
naire de Marx et la méthode des économistes bourgeois.
Comme les textes de Marx à ce sujet sont absolument explicites et
univoques, il est impossible à Althusser et à ses collaborateurs de les
« interpréter » dans un sens structuraliste « anti-historiciste ». Ils sont
par conséquent obligés d'avancer la thèse curieuse selon laquelle Marx
n'a pas compris son rapport avec l'économie classique ; que sa « cri-
tique déclarée » à l'économie politique classique (critique de son ca-
ractère a-historique, éternitaire, fixiste) « reste superficielle et équi-
voque », et ne fait que témoigner de « l'inachèvement du jugement de
Marx sur lui-même » ! 95. Selon Rancière, la véritable différence entre
Marx et Ricardo n'est pas l'historicisme, mais le fait que « seul Marx

93 « Kapital I », Werke, 23, p. 28, souligné par nous, M.L.


94 « Kapital I », Werke, 23, p. 393.
95 Althusser, Lire le Capital II, pp. 36-37.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 63

parvient à faire un système au sens kantien du terme ». (Cf. Lire le


Capital I, p. 181.)
Selon Althusser, si la différence entre Marx et les classiques était
le caractère historique des catégories économiques, « Marx serait alors
Ricardo mis en mouvement... C'est-à-dire historicisé », ce qui repose
sur « une conception de la dialectique comme méthode en soi, indiffé-
rente au contenu » 96. C'est un peu comme si Althusser écrivait qu'il
est faux de dire que la principale différence entre les utopistes et Marx
réside dans le [75] caractère scientifique du socialisme marxiste, parce
que cela reviendrait à présenter Marx comme un « Fourier scienti-
fique... » Affirmer le caractère historiciste de Marx ne conduit nulle-
ment à le présenter comme « un Ricardo historicisé » : s'il est histori-
cisé, il n'est plus Ricardo ! Un « Ricardo historicisé » est un être mira-
culeux aussi difficile à trouver qu'une vierge enceinte, ou que cet ani-
mal terrible dont parle le folklore brésilien : « l'âne-sans-tête-qui-
lance-des-flammes-par-les-narines... » L'historicisme atteint évidem-
ment le contenu même des concepts. Les concepts de Marx ont une
signification entièrement différente de ceux de Ricardo précisément
parce qu'ils sont historicistes.

2) Les hommes et l'histoire

Nous avons vu que le reproche adressé constamment par Marx aux


économistes bourgeois est de « mystifier » des lois historiques du ca-
pitalisme pour en faire des lois naturelles. Cela signifie qu'il existe
pour Marx une différence fondamentale entre l'Histoire et la Nature,
l'histoire humaine et l'histoire naturelle. Quelle est cette différence ?
Marx répond à cette question cruciale par une phrase lumineuse
(contre laquelle viennent nécessairement se briser toutes les vagues
d'assaut « anti-historicistes ») : « comme l'a dit Vico l'histoire hu-
maine se distingue de l'histoire naturelle par ceci, que nous avons fait
l'une et non l'autre » 97.
Cette thèse a une importance stratégiquement décisive parce
qu'elle constitue le point nodal dans la théorie de Marx où l'huma-

96 Althusser, Lire le Capital II, p. 37.


97 « Kapital I », Werke, 23, p. 393.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 64

nisme et l'historicisme se rejoignent. La pensée de Marx est histori-


ciste parce qu'elle est humaniste : [76] si Marx insiste autant sur la
différence entre Nature et Histoire c'est parce que, pour lui, les
hommes sont le « sujet » de l'histoire (ils la font). Et sa méthode est
révolutionnaire précisément parce qu'elle est humaniste-historiciste :
les rapports de production capitalistes ne sont pas tout à fait indépen-
dants des hommes, éternels et inchangeables comme les lois de la na-
ture ; ils sont produits par les hommes 98 et peuvent être changés par
les hommes dans une révolution. Enfin, la méthode de Marx est histo-
riciste-révolutionnaire parce qu'il se situe du point de vue du proléta-
riat, le seul point de vue social qui permette de saisir ce caractère
transitoire du capitaliste en dépassant 1'« horizon des perspectives »
bourgeoises.
Dire que les hommes font l'histoire ne signifie pas, bien entendu,
qu'ils la font selon leur « libre volonté » : « les hommes font leur
propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des condi-
tions choisies par eux, mais dans des conditions directement données
et héritées du passé » 99. La conception marxienne de l'histoire qui
s'oppose à la fois au matérialisme mécaniste et à l'idéalisme volonta-
riste est celle du rapport dialectique entre sujet et objet, entre l'homme
et les « circonstances », l'activité humaine et les « conditions don-
nées » 100.

98 « P.J. Proudhon, l'économiste, a très bien compris que les hommes font le
drap, la toile, les étoffes de soie, dans des rapports de production détermi-
nés. Mais ce qu'il n'a pas compris, c'est que ces rapports sociaux déterminés
sont aussi bien produits par les hommes que la toile, le lin, etc. » Marx, Mi-
sère de la Philosophie, Ed. Sociales, Paris, 1947, p. 88.
99 Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon-Bonaparte, Ed. Sociales, Paris,
1948, p. 173.
100 Selon Goldmann, la méthode de Marx repose sur le principe dialectique de
la circularité du sujet et de l'objet, « cercle à l'intérieur duquel il est impos-
sible de choisir un commencement autrement que relatif, et justifié unique-
ment pour les raisons pragmatiques de telle ou telle recherche particulière.
Inutile de dire que sur ce point l'analyse de Marx, et tout aussi bien celle de
Lukács et du marxisme dialectique, se trouvent en opposition rigoureuse
avec tout matérialisme mécaniste pour lequel, comme pour Feuerbach, tel
que l'a lu Marx tout au moins, les circonstances — en l'occurrence les rap-
ports de production — constituent un commencement absolu qui ne laisse
aucune place à la transformation de ces rapports par l'activité des hommes ».
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 65

[77]
La thèse dialectique selon laquelle « les hommes font l'histoire » a
toujours été un des points de rupture théorique entre le marxisme ré-
volutionnaire et le pseudo-marxisme mécaniciste des idéologues « of-
ficiels » de la IIe Internationale (Kautsky, Plekhanov). Ce n'est pas par
hasard que Lénine souligne, dans une polémique avec Plekhanov, l'at-
titude de Marx envers la Commune de Paris : « il estime au plus haut
point le fait que la classe ouvrière faisait héroïquement, avec abnéga-
tion et initiative, l'histoire du monde. Marx considérait l'histoire du
monde du point de vue de ceux qui la font sans avoir la possibilité de
prévoir infailliblement les chances de succès... » 101.
Althusser rejette l'idée selon laquelle les hommes seraient le sujet
de l'histoire ; pour lui, les hommes ne sont que « supports de rapports
de production », et les rapports de production ne peuvent être pensés
sous la catégorie de sujet 102. Or, ce qui disparaît du champ de visibili-
té de cette théorie est précisément la révolution. Si les hommes ne
sont que « supports de rapports de production » comment peuvent-ils
un beau jour transformer ces rapports de production ? S'ils « ne sont
que masques » (Balibar), comment peuvent-ils jeter bas le masque de
l'esclavage salarié ? Dans la conception « anti-humaniste » il n'y a pas
de place pour la révolution, surtout pour la révolution socialiste, où le
prolétariat, sujet de l'histoire, se soulève (sous la direction de son par-
ti) pour briser les [78] rapports de production anciens et en créer cons-
ciemment, rationnellement, de nouveaux.
Il faut dire que ce problème de l'histoire faite par les hommes est le
lieu de contradictions flagrantes chez Althusser. Dans un texte récent
sur Lénine il écrit que « ce ne sont pas les hommes qui font l'histoire,
mais les masses... » 103. Ceci appelle quelques remarques :

a) que sont « les masses », sinon des hommes ?

L. Goldmann, « L'idéologie allemande », L'homme et la société, N. 7, 1968,


p. 48.
101 Lénine, « Préface aux lettres de Marx à Kugelmann », in Marx, Engels,
Marxisme, Moscou, p. 206.
102 Althusser, Lire le Capital, II, pp. 102, 157.
103 Althusser, Lénine et la Philosophie, Maspero, Paris, 1969, p. 57.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 66

b) habituellement, on parle des « masses » (terme vague et peu ri-


goureux) par opposition soit aux classes dominantes, soit aux
dirigeants et partis des classes dominées. Dans les deux cas il
est faux, ou du moins insuffisant, d'écrire que « les masses font
l'histoire ». Dans le premier cas, l'histoire est faite aussi par les
classes dominantes, les exploiteurs, les gouvernements, etc.
Dans le deuxième, opposer les masses aux dirigeants et procla-
mer que « les masses font l'histoire » serait tomber dans le pur
spontanéisme.

Mais le plus intéressant est que dans ce dernier texte L. Althusser


nous informe que « Marx ne cessait de reconnaître une dette impor-
tante à l'égard de Hegel : celle d'avoir le premier conçu l'histoire
comme un « procès sans sujet » 104.
Ce qui nous amène à poser deux petites questions bien innocentes :

a) où Marx a-t-il écrit cela ?


b) si « les masses font l'histoire », comment l'histoire est-elle
« un processus sans sujet » ?

[79]

III. — Signification politique


de l'humanisme marxiste aujourd'hui

Retour à la table des matières

Althusser semble voir l'humanisme marxiste aujourd'hui comme un


thème « assez rassurant et attrayant », qui rend possible le dialogue
entre les communistes et les sociaux-démocrates, ou même « une sorte
de rencontre » entre l'humanisme libéral bourgeois ou chrétien et
l'humanisme socialiste. Le développement des thèmes de cet huma-
nisme socialiste est, selon lui, fondé « sur les conditions nouvelles

104 Althusser, « Avertissement », in Marx, Le Capital, Garnier, 1969, p. 21.


M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 67

existant en Union soviétique, sur la fin de la dictature du prolétariat et


sur le passage au communisme » 105.
Laissons provisoirement de côté le caractère douteux et politique-
ment discutable des thèmes sur « la fin de la dictature du prolétariat »
en U.R.S.S. Ce qu'il faut souligner c'est qu'à côté d'un certain « huma-
nisme socialiste » lié effectivement à la « libéralisation » en U.R.S.S.,
dont les tenants sont d'anciens staliniens (sincèrement) repentis (Ga-
raudy, Schaff, etc.), qui permet le dialogue avec « .les hommes de
bonne volonté » qui refusent la guerre et la misère » 106, il y a un tout
autre humanisme marxiste qui, lui, n'est pas du tout « rassurant » et
qui prône moins le « dialogue » que la guerre révolutionnaire du
peuple contre l'impérialisme et le capitalisme. C'est l'humanisme qui
s'exprime, par exemple, dans certains écrits de Mao Tsé-Toung quand
il écrit que « le facteur décisif c'est l'homme et non les choses. Le rap-
port de forces se détermine non seulement par le rapport des puis-
sances militaires et économiques, mais aussi par le rapport des res-
sources humaines [80] et des forces morales. C'est l'homme qui dis-
pose des forces militaires et économiques » 107.
C'est aussi l'humanisme marxiste qui apparaît dans tous les écrits
de Guevara, pour lequel « la dernière et la plus importante ambition
révolutionnaire est de voir l'homme libéré de son aliénation » et qui
soulignait à plusieurs reprises que te c'est l'homme qui est l'acteur

105 Althusser, Pour Marx, pp. 227, 228, 243.


106 Pour Marx, p. 227.
107 Citations du Président Mao, 1966, pp. 156-157. Voir aussi l'intéressant ar-
ticle anonyme publié en Chine en 1964, sous le titre « A propos de la priori-
té du facteur humain », où il est écrit que « tant qu'il s'agit des relations entre
l'homme et les choses, le facteur décisif est l'homme et non les choses. C'est
là un point de vue fondamental du marxisme-léninisme ». La conception
bourgeoise matérialiste mécaniste nie cela, mais « tout travailleur qui ac-
cepte l'influence de la conception bourgeoise du monde se désarmera inévi-
tablement d'un point de vue moral et deviendra un philistin invertébré, privé
de volonté et de faculté d'agir ». Cf. Pékin Information, 16-11-1964, pp. 21-
25. La politique extérieure actuelle de la Chine semble bien éloignée de ces
principes...
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 68

conscient de l'histoire. Sans cette conscience qui englobe celle de son


être social il ne peut y avoir de communisme » 108.
Un exemple qui illustre les conséquences politiques concrètes que
peut avoir le débat sur l'humanisme-historiciste est la discussion qui
s'est déroulée à Cuba en 1963-64, entre Che Guevara et Ernest Mandel
d'un côté, le commandant Alberto Mora et Charles Bettelheim de
l'autre. Cette discussion tournait tout d'abord autour de problèmes
économiques pratiques : financement budgétaire central ou autonomie
financière des entreprises ; « stimulants moraux » ou « stimulants ma-
tériels » ; plan rigoureux ou utilisation du marché, etc. Mais il y avait
aussi un axe théorique : le rôle de la loi de la valeur dans une [81]
économie socialiste de transition. Tandis que pour Guevara et Mandel
la loi de la valeur peut être progressivement abolie par l’intervention
consciente des hommes, c'est-à-dire par la planification socialiste,
pour Bettelheim (qui est aujourd'hui un structuraliste ce anti-
humaniste ») la loi de la valeur est une « loi objective » des sociétés
de transition qui ne disparaîtra que dans le communisme, grâce au dé-
veloppement des forces productives.
La position de Bettelheim (dont nous ne voulons nullement nier les
mérites en tant qu'économiste marxiste, ainsi que l'aide apportée à la
Révolution cubaine) est au fond celle de Staline, pour lequel la loi de
la valeur était une « loi objective » inexorable de la société socia-
liste 109.
Guevara, par contre, souligne qu'il faut attribuer à la planification
« un pouvoir de décision consciente bien plus grand » que celui que

108 Che Guevara, Œuvre révolutionnaire 1959-1967, Maspero, Paris, pp. 262,
148.
109 Selon Staline, « le marxisme conçoit les lois de la science — qu'il s'agisse
des lois de la nature ou des lois de l'économie politique — comme le reflet
des processus objectifs qui s'opèrent indépendamment de la volonté hu-
maine. Ces lois, on peut les découvrir, les connaître, les étudier, en tenir
compte pour ses actions, les exploiter dans l'intérêt de la société, mais on ne
peut les modifier ou les abolir » Problèmes économiques du socialisme en
U.R.S.S., Editions Norman Béthune, Paris, p. 4. Staline, ce précurseur génial
de l'anti-historicisme contemporain, identifie purement et simplement la
science naturelle et l'économie politique, les lois de la nature et les lois éco-
nomiques historiquement déterminées, c'est-à-dire qu'il revient de Marx à
l'économie politique classique.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 69

Bettelheim lui concède. Parce que, à son avis, « la loi de la valeur et le


plan sont deux termes liés par une contradiction et sa solution ; nous
pouvons alors dire que la planification centralisée est la manière d'être
de la société socialiste, la catégorie qui la définit,' et le point où la
conscience de l'homme parvient enfin à synthétiser et à diriger l'éco-
nomie vers son objectif, la [82] libération totale de l'être humain dans
le cadre de la société communiste » 110.

110 Che Guevara, « La signification de la planification socialiste », in Œuvres


Révolutionnaires, Maspero, Paris, 1968, pp. 185, 183. Cf. aussi E. Mandel,
« Le grand débat économique » in Partisans N. 37. Cuba et le castrisme en
A. latine, 1967, p. 30 : « Ceux qui contestent que la "loi de la valeur" conti-
nue à régler la production, directement ou indirectement, à l'époque de tran-
sition du capitalisme au socialisme, ne nient point que les catégories mar-
chandes survivent inévitablement à cette époque... Mais ils comprennent le
caractère fondamentalement contradictoire entre le marché et le plan, et ac-
cordent ainsi une large place à l'établissement de prix administrés dans de
nombreux domaines, soit pour assurer le développement de certains services
sociaux par priorité, soit pour assurer certains impératifs de développement
économique national. »
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 70

[83]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.

Deuxième partie
ROSA LUXEMBURG

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[84]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 71

[85]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.
Deuxième partie : Rosa Luxemburg

Chapitre IV
Le marxisme révolutionnaire
de Rosa Luxemburg

« Du point de vue méthodologique les écrits de Rosa


Luxemburg représentent sans doute ce qu'on a écrit de mieux
en défense du marxisme. » (Karl Radek, 1921.)
« Rosa Luxemburg est la tête la plus géniale parmi les héri-
tiers scientifiques de Marx et Engels. » (Franz Mehring, 1907.)

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[86]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 72

[87]

Rosa Luxemburg était-elle marxiste ? On sait en effet qu'elle a


« révisé » plusieurs thèses concrètes défendues par Marx et Engels :
sur l'indépendance de la Pologne, sur l'accumulation du capital, etc.
Mais, paradoxalement, elle est un des disciples de Marx au XXe siècle
qui ont été les plus fidèles à sa méthode. C'est parce que pour elle jus-
tement le marxisme n'était pas une Summa Theologica, un ensemble
figé de dogmes, un système de vérités éternelles établies une fois pour
toutes, une série de proclamations pontificales marquées du sceau de
l'infaillibilité — mais si, tout au contraire, une méthode vivante qui
doit être constamment développée pour saisir le processus historique
concret 111.
Tandis que la plupart des « marxistes » de son époque cherchaient
à « améliorer », « enrichir », « supplémenter » ou « aider » la pensée
de Marx par des étranges mariages avec Darwin (Kautsky), le maté-
rialisme mécanique (Plékhanov), le positivisme « science-naturaliste »
(Bukharin) ou Kant (K. Eisner, Vorländer, Max Adler) — mariages
contre nature dont le produit était toujours intellectuellement bâtard
— Rosa Luxemburg utilisait, comme instrument d'analyse et arme de
combat, une dialectique matérialiste authentiquement marxiste.
Rosa Luxemburg n'était pas « philosophe » et on chercherait en
vain dans ses écrits un traité de méthodologie ; sa méthode il faut la
dégager dans l'ensemble de [88] sa pratique théorique, il faut la cher-
cher à l'œuvre dans ses travaux politiques et économiques. Nous vou-
lons dans les brèves remarques qui suivent attirer l'attention sur trois

111 « L'essence du marxisme ne consiste pas dans une ou autre opinion sur des
problèmes courants mais seulement en deux principes fondamentaux : l'ana-
lyse dialectique-matérialiste de l'histoire... et l'analyse du développement de
l'économie capitaliste... qui est elle-même une géniale application de la dia-
lectique et du matérialisme historique à l'époque de l'économie bourgeoise.
L'âme de toute la doctrine de Marx est la méthode dialectique-matérialiste
d'examiner les problèmes de la vie sociale, méthode pour laquelle il n'y a
pas de phénomènes, principes ou dogmes constants et immuables... » Pré-
face à "La question polonaise et le mouvement socialiste", (1905) in Rosa
Luxemburg, Scritti Politici, Editori, Riuniti, Roma, 1967, p. 265.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 73

aspects particulièrement significatifs de la dialectique marxiste chez


Rosa Luxemburg : la science révolutionnaire, la catégorie de la totali-
té et la théorie de la praxis.

I. — La science révolutionnaire

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La pensée « marxiste » et/ou révisionniste de la fin du XIXe siècle


- début du XXe était caractérisée par un déchirement entre le scien-
tisme positiviste et le moralisme néo-kantien. Ces deux tendances en
apparence contradictoires n'étaient que mutuellement complémen-
taires. La complémentarité parfaite entre Comte et Kant apparaît lu-
mineusement dans la pensée d'Eduard Bernstein. Pour lui, la science
doit être empirique, neutre, fondée sur des « faits » bien délimités, en
un mot « positive ». « Ma façon de penser m'aurait plutôt prédisposé à
la philosophie et à la sociologie positivistes », avoue-t-il avec sa fran-
chise habituelle dans son autobiographie de 1924 112. La morale, par
contre, est idéale, pure, absolue, éternelle, en un mot, kantienne. « Il
faut à la social-démocratie un Kant qui fasse enfin le procès de la doc-
trine traditionnelle », qui se caractérise par son « mépris de l'idéal »
écrit Bernstein dans le dernier chapitre des Présuppositions du socia-
lisme et les tâches de la social-démocratie (1899).
[89]
La séparation prétendue entre « jugements de fait » et « jugements
de valeur » conduit nécessairement à ce dualisme où une science so-
ciale (soi-disant) « moralement neutre » a pour pendant une morale
« pure » et « sans attaches ». Or, une telle démarche com-

112 Entwicklungsgang eines Sozialisten, F. Meiner, vol. 1, Leipzig, 1924, p. 40,


Cf. Pierre Angel, E. Bernstein et l'évolution du socialisme allemand. Didier,
Paris, 1961, pp. 194, 206 : « Empiriste, sa méthode s'attache à chaque fait, à
chaque statistique et sépare les unes des autres les sciences humaines dont le
marxisme recherche la synthèse. Elle part des effets plus que des causes, des
parties et non du tout, de l'aspect des choses plutôt que de leur essence. Le
rebelle (Bernstein) veut rester sur le terrain des faits tandis que ses adver-
saires voient dans les tendances de l'évolution générale une réalité plus pro-
fonde que dans les phénomènes isolés »).
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 74

tienne/kantienne brise l'unité dialectique que Marx avait forgé, unité


conceptualisée dans le terme socialisme scientifique. Un des plus im-
portants (et méconnus) éléments méthodologiques dans le brillant
pamphlet de Rosa contre Bernstein est le rétablissement de la synthèse
marxiste entre science et révolution. Son point de départ est méthodo-
logique : tant qu'il y aura une société de classes, il n'y a pas de science
sociale (ou doctrine morale) « neutre » : « Il (Bernstein) croit repré-
senter une science abstraite, générale, humaine, un libéralisme abs-
trait, une morale abstraite. Mais, comme la société véritable se com-
pose de classes, qui ont des intérêts, des aspirations, des conceptions
diamétralement opposées, une science générale humaine dans les
questions sociales, un libéralisme abstrait, une morale abstraite, sont
pour le moment, une illusion, une pure utopie. » 113
Ensuite, dans un texte capital Rosa Luxemburg montre que c'est
justement parce que Marx se situait dans une perspective révolution-
naire qu'il a pu être scientifique, que c'est grâce à son « point de vue »
révolutionnaire qu'il a pu voir ce qui était « invisible » pour l'écono-
mie politique bourgeoise : « Le secret de la théorie de la valeur chez
Marx, de son analyse de l'argent, de sa théorie du capital, du taux de
profit, et, par conséquent, de tout le système économique actuel, est le
caractère périssable de l'économie capitaliste, son écroulement, et, par
conséquent — ceci n'est que l'autre aspect — le but final [90] socia-
liste. C'est précisément et uniquement parce que Marx considérait
l'économie capitaliste tout d'abord en tant que socialiste, c'est-à-dire
du point de vue historique, qu'il put déchiffrer ses hiéroglyphes, et
c'est parce qu'il fit du point de vue socialiste le point de départ de
l'analyse scientifique de la société bourgeoise qu'il put, à son tour,
donner une base scientifique au socialisme. » 114. Pour Rosa, comme
pour Marx, socialisme scientifique et science socialiste ne sont que
deux moments d'un même processus, celui de l'activité révolutionnaire
critico-pratique. La « prise de parti » (au sens large) révolutionnaire
était pour elle non un obstacle à l'analyse scientifique de la réalité,
mais bien au contraire, une condition épistémologiquement nécessaire
(mais bien entendu, non suffisante !) de celle-ci.

113 Rosa Luxembourg, Réforme ou Révolution ? (1899) Spartacus, Paris, 1947,


p. 75.
114 Rosa Luxemburg, op. cit. p. 55 ; ce texte contient aussi une référence « his-
toriciste » sur laquelle nous reviendrons plus tard.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 75

II. — La catégorie de la totalité

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Lukács a écrit dans l'avant-propos de son Histoire et Conscience


de Classe que Rosa Luxemburg était « la seule disciple de Marx à
prolonger réellement l'œuvre de sa vie tant sur le plan des faits éco-
nomiques que sur le plan de la méthode économique... 115. Sur le plan
de la méthode, qui est celui qui nous intéresse ici, cela signifie, tout
d'abord, que Rosa Luxembourg se situe du point de vue de la totalité,
lequel distingue (selon Lukács) de façon décisive, le marxisme de la
science bourgeoise. La catégorie de la totalité dans le sens très précis
de « la domination, déterminante et dans tous les domaines, du tout
sur les parties » constitue l'essence de la méthode de Marx qu'on re-
trouve chez Rosa Luxemburg 116.
[91]
En effet, le noyau méthodologique de la critique de la science em-
piriste de Bernstein par Rosa Luxemburg est précisément celui de
l'absence de la totalité : « Cette théorie (de l'adaptation capitaliste) ne
saisit pas toutes les manifestations sus-mentionnées de la vie écono-
mique (le crédit, les cartels) dans leurs rapports organiques avec l'en-
semble du développement capitaliste et avec tout le mécanisme éco-
nomique, mais tirées hors de ces rapports en tant que disjecta membra
d'une machine sans vie. » 117
Dans son remarquable introduction à l'édition italienne des œuvres
de Rosa Luxemburg, Lelio Basso développe les propos de Lukács et
montre comme « le but final » est pour elle précisément le rapport à
la totalité (la totalité de la société comme processus historique) par
lequel seulement chaque moment partiel de la lutte acquiert sa signifi-
cation révolutionnaire 118.

115 Lukács, Histoire et Conscience de Classe, Ed. de Minuit, 1960, p. 10.


116 Lukács, « Rosa Luxemburg, marxiste », in op. cit. pp. 47-48.
117 Réforme ou Révolution ? p. 46.
118 Dans sa brochure sur la grève générale, Rosa Luxemburg souligne que « la
lutte parlementaire est, elle aussi, à la politique socialiste dans le rapport de
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 76

C'est du point de vue de la totalité que Rosa Luxemburg rejette ca-


tégoriquement les marchandages louches avec le gouvernement du
Kaiser, proposés par les révisionnistes Heine et Schippel : vote pour
les crédits militaires en échange de concessions sur le terrain de la po-
litique sociale, appui au militarisme comme source de nouveaux em-
plois pour les ouvriers, etc. — pseudo-avantages partiels qui ne peu-
vent pas être jugés « en soi », isolement, mais par rapport au mouve-
ment total, et qui révèlent à cette lumière leur véritable caractère : ren-
forcement [92] de la force militaire réactionnaire qui sera opposée aux
ouvriers dans leur lutte révolutionnaire. 119
La totalité, comme fondement méthodologique des écrits écono-
miques et politiques de Rosa Luxemburg, n'est pas une totalité idéa-
liste, « expressive », dont les parties manifestent une « essence » spiri-
tuelle ». Comme pour Marx, la totalité est pour elle concrète et struc-
turée ; structurée dans ce sens très précis que les rapports cachés et
invisibles entre les éléments du tout constituent des lois de totalité dis-
tinctes des propriétés des éléments 120.
Dans un passage dédié à la méthode de l'économie marxiste dans
L'Accumulation du Capital, Rosa Luxemburg soulignait : « Même
dans la complexité de la concurrence, même dans l'anarchie générale,
il y en a évidemment des lois invisibles mais rigoureuses ; autrement
la société capitaliste serait déjà en morceaux. Tout le sens de l'écono-
mie en tant que science et, en particulier, le but conscient de la doc-
trine économique marxiste c'est la détermination des lois occultes qui

la partie au tout, exactement comme le travail syndical. » — Grève géné-


rale, parti et syndicats (1906), Spartacus, Paris, 1947, p. 70. Lelio Basso, In-
troduzione in Rosa Luxemburg, Scritti Politici, pp. 26-37.
119 Il faut comparer la lumineuse analyse de Basso avec l'incompréhension to-
tale d'un biographe universitaire de Rosa Luxemburg, J.P. Nettl, qui ne voit
dans la critique du militarisme et de Schippel qu'un exercice « aride et for-
mel » qui soi-disant condamnerait les ouvriers au chômage — lequel serait
pour Rosa « un stimulant nécessaire à la lutte de classe » — Cf. J.P. Nettl,
Rosa Luxemburg, Oxford University Press, London, 1966, vol. 1, pp. 216-
217.
120 Cf. J. Piaget « Genèse et structure en psychologie » in Entretiens sur les
notions de genèse et structure, Paris, Mouton et C°, 1965, p. 37.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 77

conditionnent l'ordre et l'unité du complexes social parmi la confusion


des économies privées. » 121
D'autre part, la structure de la totalité est, pour Rosa Luxemburg,
toujours une structure historique. L'historicisme radical de la méthode
marxiste ressort avec une clarté particulière dans sa critique de
Bernstein, lequel [93] présente des statistiques économiques compa-
rées de différents pays dans la même période, mais jamais de diffé-
rentes périodes dans chaque pays — et qui ne saisit par conséquent
que le rapport absolu des forces dans un moment donné et pas du tout
la tendance du développement historique. La saisie des lois occultes
du tout dans leur historicité — le structuralisme historique — est l'es-
sence méthodologique du marxisme, comme le montre Rosa Luxem-
burg dans un texte extraordinaire (dont nous avons mentionné un pa-
ragraphe au sujet de la science révolutionnaire) : « Mais quelle est la
clé magique qui a précisément permis à Marx de pénétrer les secrets
les plus intimes de tous les phénomènes capitalistes, de résoudre,
comme en se jouant, des problèmes dont les plus grands esprits de
l'économie bourgeoise, tels que Smith et Ricardo, ne soupçonnaient
même pas l'existence ? Rien d'autre que d'avoir conçu l'économie ca-
pitaliste tout entière comme étant un phénomène historique ayant une
histoire non seulement derrière lui, comme le comprenait tout au plus
l'économie capitaliste, mais aussi, devant lui, non seulement à l'égard
du passé qu'était l'économie féodale, mais notamment aussi à l'égard
de l'avenir socialiste. Le secret de la théorie de la valeur chez Marx,
de son analyse de l'argent, de sa théorie du capital, du taux du profit,
et, par conséquent, de tout le système économique actuel, est le carac-
tère périssable de l'économie capitaliste... C'est précisément et uni-
quement parce que Marx considérait l'économie capitaliste tout
d'abord en tant que socialiste, c'est-à-dire, du point de vue historique,
qu'il a pu déchiffrer ses hiéroglyphes... » 122

121 In Basso, op. cit. p. 54.


122 Réforme ou Révolution ? p. 55. Nous employons le terme « structuralisme
historique » pour désigner ce que Lucien Goldmann appelle « structuralisme
génétique » et qu'il oppose au structuralisme non dialectique et anti-
historiciste. Le terme « historique » nous paraît plus apte à signifier ce con-
tenu que celui de « genèse », parce qu'il n'a pas la connotation d' « origine »,
et permet mieux la référence à l'avenir — la dimension de l'avenir étant,
comme le souligne Goldmann, décisive pour le marxisme. Cf. L. Goldmann,
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 78

[94]
Pour Rosa Luxemburg, la référence à la totalité est toujours la réfé-
rence au processus historique ; il n'y a pas pour elle de structure figée
et immobile : elle refuse d'absolutiser et réifier la stabilité relative des
articulations du tout. Ses œuvres économiques contiennent une di-
mension historique, non comme « matériel illustratif » mais comme
condition méthodologique de la compréhension et l'explication de la
réalité. Quatre des dix chapitres de son Introduction à l'Économie Po-
litique sont dédiés à l'histoire économique et aux tendances du déve-
loppement capitaliste, et L'Accumulation du Capital contient des ex-
tenses analyses historiques de l'impérialisme et son mouvement de
domination des économies pré-capitalistes. Mais l'histoire est présente
dans ses œuvres non seulement au sens immédiat mais encore et sur-
tout comme point de vue méthodologique, comme perspective qui
considère, saisit et analyse chaque moment de la réalité comme étape
du développement historique.

III. — La théorie de la praxis

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Lukács montre dans Histoire et Conscience de Classe comme la


théorie de la praxis révolutionnaire chez Marx et Rosa Luxemburg
« disloque d'un seul coup le dilemme de l'impuissance, c'est-à-dire le
dilemme du fatalisme des lois pures et de l'éthique des intentions
pures ». 123
Le moraliste néo-kantien et abstraitement volontariste de Bernstein
est soumis à une critique sarcastique et [95] implacable par Rosa
Luxemburg : son « principe de la justice » est « ce vieux dada chevau-
ché depuis des millénaires par tous les réformateurs du monde entier,
en l'absence de plus sûrs moyens historiques de progrès, ce Rossinante
fourbu, sur lequel tous les Don Quichotte de l'histoire ont galopé vers
la grande réforme du monde, pour ne rien rapporter finalement à la

« Introduction générale » in Entretiens sur les notions de genèse et struc-


ture.
123 Lukács, op. cit. p. 61.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 79

maison, qu'un œil au beurre noir ». 124 Mais cela ne signifie nullement
qu'elle s'incline vers une conception économiste de l'histoire —
comme Kautsky, chez qui l'économisme mécaniste se mélangeait
harmonieusement avec l'évolutionnisme darwiniste, donnant comme
résultante politique une tactique d'attente de l'écroulement nécessaire,
inévitable et fatal du système capitaliste.
Une lettre récemment découverte de Rosa Luxemburg, du 15 août
1898, montre que dès le début de sa vie politique, elle n'a jamais sous-
crit à l'économisme pseudo-marxiste qui dominait la pensée théorique
de la IIe Internationale : tout en soulignant que l'économique est en
dernière instance l'élément décisif, elle ajoute que « des matérialistes
qui affirment que le développement économique va sifflant comme
une locomotive sur les rails de l'histoire, tandis que la politique et
l'idéologie restent en arrière, abandonnés comme des wagons-
marchandises morts » n'ont rien à voir avec le marxisme. 125
Comment transformer la possibilité objective en acte ? La réponse
de Rosa Luxemburg est explicitée dans la « brochure Junius » : la
praxis révolutionnaire. La praxis est le lien dialectique entre le passé
et l'avenir, entre les possibilités ouvertes par le processus historique et
leur accomplissement. Les hommes font leur histoire, dans des limites
imposées par le développement écono- […/…] *

[96]

124 Réforme ou Révolution ? p. 61.


125 Publiée dans Z. Pola Walki, Varsovie, 1959, n° 1 (5) p. 72, in L. Basso, op.
cit. p. 41.
* Texte manquant dans le livre. JMT.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 80

[97]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.
Deuxième partie : Rosa Luxemburg

Chapitre V
Rosa Luxemburg
et la question nationale

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Rosa Luxemburg était un des plus grands penseurs marxistes de


notre siècle, et un des combattants les plus passionnées de l'internatio-
nalisme prolétarien dans l'histoire du mouvement ouvrier. Ses erreurs
sur la question nationale se situent donc à l'intérieur d'une pensée qui,
pour l’essentiel, appartient à l'héritage actuel du marxisme révolution-
naire.
Nous ne pensons pas que Lénine a toujours eu raison contre Rosa.
Elle avait (avec Trotsky) compris bien avant lui le caractère socialiste
de la révolution russe, le danger de bureaucratisation du parti ouvrier,
la nature réformiste de la social-démocratie allemande « orthodoxe »
d'avant 1914. Cependant, il nous semble d'une évidence pour ainsi
dire « cartésienne » que Rosa (au contraire de Lénine) s'est profondé-
ment trompée au sujet de la question nationale. Nous essaierons d'ana-
lyser schématiquement ses différentes prises de position à ce sujet, de
1893 à
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 81

[98]
[Page non imprimée dans le livre. JMT.]

[99]
[Page non imprimée dans le livre. JMT.]

[100]
1918, et de dégager les racines théoriques et méthodologiques de ses
erreurs.

I. — Rosa sur la question nationale


(1839-1918)

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En 1893, Rosa Luxemburg, Léo Jogisches, Julian Marchlewski et


Adolf Warszawski fondaient le S.D.K.P., parti social-démocrate du
royaume de Pologne, en opposition au P.P.S., parti socialiste polonais,
qui se proposait de lutter pour l'indépendance de la Pologne. Dénon-
çant (non sans raison) le P.P.S. comme un parti « social-patriote »,
Rosa et ses camarades du S.D.K.P. s'opposaient farouchement au mot
d'ordre de l'indépendance de la Pologne (à cette époque partagée entre
la Russie, l'Allemagne et l'Autriche), insistant au contraire sur les
liens étroits entre le prolétariat russe et polonais, et leur communauté
de destin. Le « royaume de Pologne » (partie de la Pologne annexée à
l'empire Tsariste) devrait accéder à l'autonomie territoriale, et non
l'indépendance, dans le cadre d'une future République démocratique
russe.
En 1896, Rosa Luxemburg représente le S.D.K.P. au Congrès de la
e
II Internationale à Londres. La plupart des dirigeants marxistes « or-
thodoxes » — Kautsky, Plekhanov, Wilhelm Liebknebht, Victor
Adler sont favorables aux thèses du P.P.S., suivant en cela la tradition
de Marx et de la 1re Internationale qui avaient toujours soutenu la lutte
de la Pologne pour l'indépendance. Appelé à trancher entre les thèses
de Rosa et celles de Pilsudski (dirigeant du P.P.S., futur dictateur se-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 82

mi-fasciste de Pologne), l'Internationale finit par adopter une résolu-


tion à double tranchant, qui affirme à la fois le droit d'autodétermina-
tion des nations et le besoin d'unité entre les ouvriers de tous les pays,
résolution dont se revendiqueront [101] tant Lénine que Rosa Luxem-
burg dans leurs polémiques sur la question nationale (chacun l'inter-
prétant dans son sens).
En 1898, Rosa publie sa thèse de doctorat, Le développement in-
dustriel de Pologne. Le thème central de cette œuvre est l'idée que la
Pologne est, du point de vue économique, déjà intégrée à la Russie : la
croissance économique et industrielle de la Pologne se fait grâce aux
marchés russes, et par conséquent, l'économie polonaise ne peut plus
exister séparée de l'économie russe. L'indépendance de la Pologne
était le rêve de la noblesse polonaise à l'époque féodale. Or, le déve-
loppement industriel a sapé les bases de ce rêve : ni la bourgeoisie po-
lonaise, dont l'avenir économique dépend du marché russe, ni le prolé-
tariat polonais, dont l'intérêt historique est l'alliance révolutionnaire
avec le prolétariat russe, ne sont nationalistes. Il n'y a que la petite
bourgeoisie et les couches précapitalistes qui nourrissent encore le
rêve utopique d'une Pologne unifiée indépendante. Dans ce sens, Rosa
considère son livre comme l'équivalent polonais de l'œuvre de Lénine,
Le développement du capitalisme en Russie, dirigée contre les rêves
utopiques et rétrogrades des populistes russes...
Nous reviendrons plus tard sur les implications méthodologiques
de cette démarche de Rosa, qui n'échappe pas toujours aux tentations
du démon favori de la IIe Internationale : l’économisme.
En 1903, au célèbre IIe Congrès du P.O.S.D.R. (parti ouvrier so-
cial-démocrate russe), le parti polonais de Rosa (devenu le
S.D.K.P.i.L. par l'adhésion d'un groupe marxiste lithuanien) envoie
une délégation dirigée par Warszawski (« Warski ») pour négocier son
affiliation, sous forme fédérative, au parti russe. Des négociations la-
borieuses eurent lieu entre Russes et Polonais sur le degré [102]
d'autonomie dont jouirait le S.D.K.P.i.L. à l'intérieur du P.O.S.D.R.,
au cours de la première partie du congrès qui se tenait à Bruxelles. Or,
à ce moment, est publié le numéro de juillet de l’Iskra avec un article
de Lénine défendant précisément le droit de la Pologne à l'indépen-
dance. Rosa Luxemburg envoie immédiatement des instructions nou-
velles et ultimatistes à la délégation du S.D.K.P.i.L. : exiger la révi-
sion de l'article 7 des statuts provisoires du P.O.S.D.R. qui affirmaient
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 83

le droit d'autodétermination des nations. La formulation nouvelle de-


vrait être, selon Rosa : « Pour des institutions garantissant l'entière
liberté du développement culturel à toutes les nations qui composent
l'État... » Cet « ultimatum » fut évidemment rejeté par les social-
démocrates russes, et les Polonais quittèrent le congrès qui, pour des
raisons de sécurité, fut déplacé à Londres (où il allait scissionner entre
bolcheviks et mencheviks).
Ajoutons qu'en 1906 le S.D.K.P.i.L. a décidé malgré tout d'adhérer
au P.O.S.D.R. (réunifié) sous forme fédérative, et en abandonnant ses
exigences par rapport à l'article 7 des statuts — fait que Lénine utilise-
ra plus tard dans ses polémiques avec Rosa sur la question nationale.
La plupart des critique de Lénine à Rosa Luxemburg sur le pro-
blème de l'autodétermination ont pour objet un article qu'elle a écrit en
1908 et qui résume ses thèses : « Question nationale et autonomie »,
publié dans l'organe du S.D.K.P.i.L., Przeglad Socjaldemokratiyczny.
Dans cet article, Rosa développe les thèmes suivants :

a) Le droit d'autodétermination est un droit abstrait et métaphy-


sique, comme le prétendu « droit au travail » au XIXe siècle, ou
le cocasse « droit de chaque homme à manger dans des plats
dorés » proclamé par l'écrivain Tchernichevsky ;
[103]
b) En soutenant le droit de séparation, on soutient en réalité le na-
tionaliste bourgeois. La nation comme un tout uniforme et ho-
mogène n'existe pas : chaque classe dans la nation a des intérêts
et des « droits » opposés ;
c) L'indépendance des petites nations en général et de la Pologne
en particulier est une utopie du point de vue économique, con-
damnée par les lois de l'histoire.

Il n'y avait pour elle qu'une exception à cette règle « d'airain » : les
peuples balkaniques opprimés par l'empire turc : Grecs, Serbes, Bul-
gares, Arméniens. Ces peuples avaient atteint un degré de développe-
ment économique, social et culturel supérieur à la Turquie, empire
décadent qui les écrasait de son poids mort. Dans ces conditions dès
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 84

1896 (à la suite d'un soulèvement national grec dans l'île de Crète)


Rosa Luxemburg considérait — contrairement à la thèse défendue par
Marx à l'époque de la guerre de Crimée — que l'empire turc n'était pas
viable et que sa décomposition en États nationaux était une exigence
du progrès historique.
En 1914, Rosa Luxemburg fut, comme l'on sait, un des rares diri-
geant de la IIe Internationale à ne pas céder à l'immense vague de
chauvinisme délirant, nationalisme enragé et social-patriotisme hypo-
crite qui déferla sur l'Europe avec la guerre. Emprisonnée par les auto-
rités allemandes pour sa propagande internationaliste et antimilitariste,
elle écrit en 1915 et fait sortir clandestinement de la prison la célèbre
Brochure Junius. Ce texte représente un pas considérable de Rosa
Luxemburg vers l'acceptation du principe de l'autodétermination :
« Le socialisme reconnaît à chaque peuple le droit à l'indépendance et
à la liberté, à la libre disposition de son propre destin » 126. [104] Ce-
pendant, pour Rosa, cette autodétermination ne peut pas se faire dans
le cadre des États capitalistes et, en particulier, colonialistes existants :
comment peut-on parler de « libre disposition » au sujet d'États impé-
rialistes comme la France, la Turquie ou la Russie tsariste ? « Il ne
saurait y avoir de nation libre, lorsque son existence national repose
sur la mise en esclavage d'autres peuples. » Il s'ensuit que seul le so-
cialisme international est en mesure de faire du droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes une réalité.
En outre, dans les « Thèses sur les tâches de la social-démocratie
internationale » publiées en annexe de la brochure, Rosa affirme caté-
goriquement qu'« à l'époque de cet impérialisme déchaîné il ne peut y
avoir de guerres nationales. Les intérêts nationaux ne sont qu'une
mystification qui a pour but de mettre les masses laborieuses au ser-
vice de leur ennemi mortel : l'impérialisme ». Cette règle étant va-
lable, à ses yeux, non seulement pour les grands États coloniaux mais
aussi pour les petites nations qui « ne sont que des pions dans le jeu
impérialiste des grandes puissances 127.
Lénine soumettra cette thèse à une critique sévère, en soulignant
que les guerres nationales des colonies et semi-colonies (il mentionne

126 Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie, La Taupe, Bruxelles,


1970, p. 172.
127 Ibid., pp. 220-221.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 85

la Chine comme exemple...) sont non seulement probables mais inévi-


tables à l'époque de l'impérialisme — pronostic plus que confirmé par
l'histoire du XXe siècle ! Toutefois, Lénine s'empresse d'ajouter qu'il
serait « injuste d'accuser Junius d'indifférence pour les mouvements
nationaux », puisque la brochure reconnaît les droits nationaux des
colonies et, en général, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Il
semble que Lénine ignorait la véritable identité de Junius puisqu'il
oppose l'auteur anonyme de la brochure [105] (« qui appartient visi-
blement à l'aile « radicale de gauche » du parti social-démocrate alle-
mand ») à « certains sociaux-démocrates hollandais et polonais qui
nient le droit des nations à disposer d'elles-mêmes en régime socia-
liste » — référence transparente à... Rosa Luxemburg elle-même ! 128
Cependant, dans une autre brochure écrite en prison, La révolution
russe (1918) — non publiée de son vivant — il y a pour ainsi dire un
« retour en arrière » de R. Luxemburg vers sa position purement néga-
tive par rapport aux droits nationaux. Cette brochure contient une cri-
tique radicale et tranchante de la politique des nationalités de Lénine
et Trotsky (dont elle soutient le projet révolutionnaire, bien entendu),
politique qu'elle accuse d'avoir involontairement « apporté de l'eau au
moulin de la contre-révolution » :

a) La politique socialiste lutte contre toute oppression, donc évi-


demment aussi contre l'oppression d'une nation par l'autre. Par
contre, le fameux droit d'autodétermination des nations est une
phraséologie vide et une mystification petite-bourgeoise du
même genre que « désarmement universel », « Société des Na-
tions », etc. ;
b) Le mot d'ordre d'autodétermination lancé par les bolcheviks a
désorienté les masses des pays périphériques de l'empire russe :
Pologne, Finlande, Lithuanie, Ukraine, Caucase. Il a abandonné
ces masses à la démagogie de leurs bourgeoisies nationales et
les a coupées du prolétariat russe ;
c) Au lieu de faire des concessions au nationalisme séparatiste
bourgeois, les bolcheviks auraient dû, bien au contraire, « dé-

128 Lénine, « À propos de la brochure Junius », annexe à Rosa Luxemburg, La


Crise de la social-démocratie, pp. 233-234, 239-240.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 86

fendre avec ongles et dents l'intégrité de l'État russe comme


arène de la révolution ».

[106]
Inutile d'ajouter que la seule tentative des bolcheviks pour « dé-
fendre avec ongles et dents l'intégrité de l'État russe comme arène de
la révolution », l'invasion de la Pologne par l'Armée Rouge en 1920,
s'est soldée par un échec douloureux qui démontre à satiété l'erreur
profonde de la stratégie prônée par Rosa. Cette invasion, comme
l'avait prévu Trotski (contre Toukhashevsky, principal théoricien de
« l'exportation de la révolution ») avait provoqué une résurgence des
sentiments nationalistes antirusses en Pologne, renforçant ainsi le ré-
gime réactionnaire de Pilsudsky et isolant le P.C. polonais, identifié
par les masses avec « l'envahisseur étranger ».

II. — Bilan des erreurs théoriques


de Rosa Luxemburg sur la question nationale

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Non seulement l'affaire polonaise de 1920 mais toute l'histoire du


XXe siècle a apporté un démenti catégorique aux thèses de Rosa
Luxemburg sur la question nationale. Il nous semble que ces thèses
s'articulent autour de quatre erreurs théoriques, méthodologiques et
politiques fondamentales :

1. Surtout avant 1914, une conception économiste du problème : la


Pologne est économiquement dépendante de la Russie, donc elle ne
peut pas être politiquement indépendant — argument qui tend à nier la
spécificité et l'autonomie relative de l'instance politique. Cette mé-
thode déterministe-économiste apparaît particulièrement dans sa thèse
de doctorat et dans ses premiers écrits sur le problème polonais : le
développement industriel de la Pologne, lié au marché russe, déter-
mine « avec la force d'airain de la nécessité historique », d'une part le
caractère utopique de l'indépendance polonaise, et, d'autre part, l'unité
entre [107] prolétariats russes et polonais. Toutefois, ce genre d'argu-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 87

ment tend à disparaître à mesure que Rosa dépasse la tentation éco-


nomiste (surtout après 1914) et est remplacé par les raisonnements à
caractère proprement politique (par exemple, dans la brochure de
1918 sur la révolution russe).
2. Pour Rosa, la nation est essentiellement un phénomène culturel
et spirituel, ce qui tend, encore une fois, à escamoter sa dimension po-
litique, qui n'est réductible ni à l'économique ni à l'idéologie, et dont
la forme concrète est l’État national indépendant. C'est pour cette rai-
son que Rosa veut abolir l'oppression nationale, en permettant le
« libre développement culturel », mais refuse d'accepter le droit à
l'indépendance politique, sans comprendre que la négation du droit de
constituer un État national indépendant est précisément une des prin-
cipales formes de l'oppression nationale.
3. Rosa Luxemburg n'a pas vu dans les mouvements de libération
nationale que leur côté anachronique, petit-bourgeois, réactionnaire,
sans saisir leur potentialité révolutionnaire contre le tsarisme (et plus
tard, dans un autre contexte, contre l'impérialisme et le colonialisme),
c'est-à-dire sans comprendre la dialectique complexe et contradictoire
du double caractère de ces mouvements nationaux. Par rapport à la
Russie, on peut dire en général qu'elle a sous-estimé le rôle révolu-
tionnaire des alliés non prolétariens de la classe ouvrière : la paysan-
nerie, les nations opprimées ; elle concevait la révolution russe
comme purement ouvrière et non, comme Lénine, dirigée par le prolé-
tariat 129.
[108]
4. Rosa n'a pas compris que la libération nationale des peuples op-
primés est une exigence non seulement de la petite bourgeoisie « uto-
pique », « rêveuse », « rétrograde » et « précapitaliste », mais aussi de
toutes les masses populaires, prolétariat compris. Et que, par consé-
quent, la reconnaissance, par le prolétariat russe organisé, du droit
d'autodétermination des peuples était précisément la condition sine
qua non de son unité avec le prolétariat des nations opprimées.

129 Cf. G. Lukács, « Remarques critiques sur la "Critique de la révolution russe"


de Rosa Luxemburg », Histoire et Conscience de classe.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 88

Quelle est la source de ces erreurs, lacunes et insuffisances de Ro-


sa ? A notre avis, il serait faux de croire qu'elles sont organiquement
liées à la méthode de R. Luxemburg (sauf pour l'économisme d'avant
1914) ou à l'ensemble de ses positions politiques (par exemple, sur le
parti, sur la démocratie, etc.). En effet, ces thèses sur la question na-
tionale n'étaient pas spécifiques à Rosa, mais étaient partagées par les
autres dirigeants du S.D.K.P.i.L., même par ceux qui, comme Dzer-
jinsky, ont rallié le bolchevisme, Dzerjinsky n'a commencé à autocri-
tiquer son opposition à l'autodétermination des nations qu'en 1925. Il
est probable que la position unilatérale de Rosa soit, en dernière ana-
lyse, un sous produit idéologique de la lutte idéologique virulente du
S.D.K.P.i.L. contre de P.P.S.
La différence entre Lénine et Rosa Luxemburg est donc, dans une
certaine mesure (au sujet de la Pologne du moins), une conséquence
de la différence d'optique entre internationalistes russes (qui luttent
contre le chauvinisme grand-russe) et internationalistes polonais (qui
combattent le social-patriotisme polonais). Lénine semble reconnaître
une certaine « division du travail » entre les marxistes de Russie et de
Pologne à ce sujet :

« La situation est sans contredit très embrouillée, mais il y a une issue


qui permettrait à tous les participants de rester des internationalistes : les
social-démocrates russes [109] et allemands exigent « la liberté de sépara-
tion » inconditionnelle de la Pologne ; les social-démocrates polonais s'at-
tachant à réaliser l'unité de la lutte prolétarienne dans un petit et dans les
grands pays sans lancer pour le moment le mot d'ordre de l'indépendance
de la Pologne » 130.

Cela dit, la grande critique que Lénine adresse à Rosa Luxemburg


est de vouloir généraliser à partir d'une situation spécifique (la Po-
logne à un certain moment historique) et de refuser ainsi non seule-
ment l'indépendance de la Pologne mais celle de toutes les petites na-
tions dominées.

130 Lénine, « Bilan d'une discussion sur le droit des nations à disposer d'elles-
mêmes », 1916, in Question de la politique nationale, Ed. du Progrès, Mos-
cou, 1968, p. 223.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 89

Or, il existe à ce sujet un écrit de Rosa qui pose le problème dans


des termes très semblables à ceux de Lénine : l'introduction de 1905
au recueil La question polonaise et le mouvement socialiste. Dans ce
texte, Rosa Luxemburg distingue soigneusement entre le droit indé-
niable de chaque nation à l'indépendance (« qui découle des principes
élémentaires du socialisme ») qu'elle reconnaît, et l’opportunité de
cette indépendance pour la Pologne, qu'elle nie 131.
C'est aussi un des rares textes de Rosa qui reconnaît l'importance,
le poids et même la justification des sentiments nationaux (tout en les
réduisant à un phénomène « culturel ») :

« Pour nous, pour la classe ouvrière, le problème national n'est pas, ne


peut pas être étranger, ne peut pas être indifférente l'oppression la plus in-
supportable dans sa barbarie, l'oppression de la culture spirituelle de la so-
ciété.
[110]
Un fait constaté pour l'honneur de l'humanité dans tous les temps est
que même la plus inhumaine oppression des intérêts matériels ne peut pas
susciter une haine et une rébellion aussi fanatiques et enflammées que
l'oppression de la vie spirituelle : l'oppression religieuse et nationale. Mais
de rébellion héroïque et de sacrifice pour défendre ces biens spirituels n'est
capable que la classe révolutionnaire, tant du point de vue matériel que
social » 132.

Cet écrit, ainsi que certains passages de la brochure Junius mon-


trent que la pensée de Rosa était trop réaliste, au sens révolutionnaire
du terme, pour présenter une cohérence linéaire, métaphysique et fi-
gée.

131 Rosa Luxemburg, Scritti Politici, Ed. Riuniti, 1967, pp. 261-262. Cf. aussi la
suggestive introduction à ce texte par Lelio Basso, ibid., pp. 239-250.
132 Ibid., p. 278.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 90

III. — Aujourd'hui

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La vraie menace pour la santé politique du mouvement ouvrier au-


jourd'hui n'est pas la maladie infantile du communisme que consti-
tuent les erreurs généreuses de Rosa, mais des phénomènes patholo-
giques autrement dangereux : les virus du chavinisme de grande puis-
sance et de la capitulation opportuniste au nationalisme bourgeois,
disséminés aux quatre vents par la bureaucratie stalinienne.
À vrai dire, de nos jours, il n'y a pratiquement plus de « luxembur-
gistes » sur la question nationale. Ce n'est que dans certains secteurs
de la gauche révolutionnaire qu'on trouve parfois un écho lointain des
thèses de Rosa, sous forme d'une opposition abstraite aux mouve-
ments de libération nationale, au nom de l'« unité ouvrière » et de
l'internationalisme. On y trouve aussi une autre thèse [111] erronée
qui a son histoire dans la pensée marxiste : la théorie des « nations
réactionnaires » de Friedrich Engels 133.
Ainsi, si l'on examine quelques questions nationales actuelles,
questions complexes où se combinent et s'entrelacent des aspects na-
tionaux, coloniaux, religieux et ethniques — la question noire aux
U.S.A., le conflit du Moyen-Orient, la lutte entre catholiques et pro-
testants en Irlande du Nord —, nous voyons qu'il y a deux tentations
opposées qui hantent la gauche révolutionnaire :

1. Nier la légitimité du mouvement national — noirs U.S.A., pa-


lestiniens, catholiques irlandais de l'Ulster ; condamner ces
mouvements comme « petits-bourgeois » et diviseurs de la
classe ouvrière, et proclamer abstraitement face à eux le prin-
cipe de l'unité nécessaire entre les prolétaires de toutes les na-
tionalités, races ou religions.

133 Cf. Roman Rosdolski, « Friedrich Engels und das Problem der
"Geschichtslosen Völker" in Archiv fur Sozialgeschichte, VI, Hamburg,
1964.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 91

2. Épouser de façon a-critique l'idéologie nationaliste de ces mou-


vements, et condamner les nations dominantes (blancs U.S.A.,
juifs israéliens, protestants anglais d'Irlande du Nord) comme
« nations réactionnaires » en bloc, sans distinction de classe,
nations auxquelles on nie même le droit d'autodétermination.

En évitant ces deux écueils, il s'agit pour les marxistes révolution-


naires de trouver, par une analyse concrète de chaque situation con-
crète, une voie authentiquement internationaliste, en s'inspirant de la
politique des nationalités du Comintern de Lénine et Trotsky (1919-
1923) et de la célèbre résolution du Congrès de 1896 de la IIe Interna-
tionale, qui a eu le rare privilège d'être approuvée à la fois par Lénine
et par Rosa Luxemburg :
[112]

« Le Congrès proclame le plein droit de libre détermination de toutes


les nations ; et il exprime sa sympathie aux ouvriers de tous les pays qui
souffrent à l'heure actuelle sous le joug de l'absolutisme militaire, national
ou autre ; le Congrès appelle les ouvriers de tous ces pays à rejoindre les
rangs des ouvriers conscients du monde entier, afin de lutter avec eux pour
vaincre le capitalisme international et atteindre les objectifs de la social-
démocratie internationale. »
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 92

[113]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.
Deuxième partie : Rosa Luxemburg

Chapitre VI
La signification méthodologique
du mot d’ordre
“socialisme ou barbarie”

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Le socialisme, est-il le produit inévitable et nécessaire du dévelop-


pement historique, économiquement déterminé, ou n'est-il qu'une op-
tion morale, un idéal de Justice et Liberté ? Ce « dilemme de l'impuis-
sance » entre le fatalisme des lois pures et l'éthique des pures inten-
tions 134 était celui de la social-démocratie allemande d'avant 1914. Il
a été dépassé — au sens dialectique : « Aufheben » — par Rosa
Luxemburg, précisément à travers la formulation dans la brochure Ju-
nius de 1915, du célèbre mot d'ordre « socialisme ou barbarie ». Dans
ce sens Paul Froelich avait raison d'écrire que cette brochure (quelles
que puissent être ses erreurs et déficiences, critiquées par Lénine)
« est plus qu'un document historique : elle [114] est un fil d'Ariane
dans le chaos présent. » 135 Nous essaierons de dégager en ligne géné-
rale la signification méthodologique de ce mot d'ordre, signification
qui nous semble d'une importance capitale pour la pensée marxiste,
mais qui n'a pas toujours été suffisamment comprise et évaluée.

134 Cf. G. Lukács, Histoire et Conscience de Classe, Ed. de Minuit, Paris, p. 61.
135 P. Froelich, Rosa Luxemburg, Maspero, Paris, p. 275.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 93

Pour Bernstein, après sa « révision » du marxisme dans Les pré-


misses du socialisme et les tâches de la social-démocratie (1899), le
socialisme n'a plus une base objective, matérielle, dans les contradic-
tions du capitalisme et dans la lutte de classes (phénomènes dont la
négation est justement le thème central du livre). Il lui cherche donc
un autre fondement, qui ne peut être qu'éthique : les principes éternels
de la morale, le Droit, la Justice. C'est dans ce sens qu'il faut com-
prendre le dernier chapitre du livre (Kant wider cant) où il oppose
Kant au « matérialisme » et au « mépris pour l'idéal » de la pensée
social-démocrate officielle. Cette morale est bien évidemment a-
historique et au-dessus des classes sociales. Pour Bernstein, en effet,
« la morale sublime de Kant » est « à la base des actions éternellement
et universellement humaines » ; vouloir y trouver l'expression de
quelque chose d'aussi grossier et vulgaire que les intérêts de classe de
la bourgeoisie relèverait à son avis tout simplement de la « fo-
lie »... 136
Dans Réforme ou Révolution (1899) Rosa Luxemburg réplique au
« père du révisionnisme » par une démonstration passionnée et rigou-
reuse du caractère profondément contradictoire du développement du
capitalisme. Le socialisme découle de la nécessité économique et nul-
lement du « principe de la justice », « ce vieux dada chevauché [115]
depuis des millénaires par tous les réformateurs du monde entier ». 137
Cependant, voulant trop pousser cette démonstration, Rosa
n'échappe pas toujours à la tentation du « fatalisme révolutionnaire » :
par exemple, en insistant dans le premier chapitre de la brochure anti-
Bernstein que l'anarchie de l'économie capitaliste « mène inévitable-
ment à sa ruine », que l'écroulement du système capitaliste est le résul-
tat inévitable de ses contradictions insurmontables, et que la cons-
cience de classe du prolétariat n'est que « le simple reflet intellectuel
des contradictions croissantes du capitalisme et de sa chute immi-
nente ». 138 Certes, même dans cet écrit, qui est son œuvre la plus
« déterministe », Rosa insiste sur le fait que la tactique de la social-

136 Cf. article de Bernstein en défense du néo-kantien Vorlaender et contre la


« folie » du gauchiste Pannekoek, dans Dokumente des Sozialismums III, p.
487.
137 Rosa Luxemburg, Scritti Politici, Ed. Riuniti, Roma, 1967, p. 187.
138 Ibid., pp. 148-149, souligné par nous.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 94

démocratie ne consiste nullement à attendre le développement des


antagonismes, mais à « s'appuyer sur la direction, une fois reconnue,
du développement, et à en tirer jusqu'au bout les conséquences ». 139
Ceci, cependant, ne résoud pas véritablement le problème, puisqu'elle
part encore de la prémisse qu'il n'y a, en dernière analyse, qu'une seule
direction possible, « la direction du développement ». L'intervention
consciente de la social-démocratie demeure donc, en un certain sens,
un élément « auxiliaire », un « stimulant » à un processus qui est, de
toute façon, objectivement nécessaire et inévitable.
Si le « fatalisme optimiste » est, chez Rosa Luxemburg en 1899
une tentation, il constitue par contre, chez Karl Kautsky, l’axe central
de toute sa vision du monde. La pensée de Kautsky est le produit d'une
fusion merveilleusement [116] réussie entre la métaphysique illumi-
niste du progrès, l'évolutionnisme social-darwiniste 140 et un détermi-
nisme pseudo « marxiste orthodoxe. Le pouvoir immense de persua-
sion que cet amalgame exerçait sur la social-démocratie allemande,
faisant de Kautsky le « Pape » doctrinaire du parti et de la IIe Interna-
tionale, n'est pas seule dû au talent indéniable de son auteur, mais aus-
si et surtout à une certaine conjoncture historique, celle de la fin du
XIXe et début du XXe siècles, période où la social-démocratie a vu,
avec une régularité extraordinaire, s'accroître le nombre de ses adhé-
rents et de ses électeurs.
Chez Kautsky donc la problématique de l'initiative révolutionnaire
tend à disparaître au profit de celle des « lois-d'airain-qui-déterminent-
la-transformation-nécessaire-de-la-société ». Dans son livre le plus
important, Le Chemin du Pouvoir (1909), il insiste à plusieurs reprises
sur l'idée que la révolution prolétarienne est « irrésistible » et « inévi-
table », « aussi irrésistible et inévitable que le développement inces-
sant du capitalisme », ce qui l'amène à cette conclusion étonnante, à
cette phrase remarquable et transparente, qui résume admirablement
toute sa vision « attentiste » de l'histoire : « Le parti socialiste est un
parti révolutionnaire : il n'est pas un parti qui fait des révolutions.

139 Ibid., p. 172.


140 Kautsky avait été dès sa jeunesse un ardent disciple de Darwin, et encore
dans sa dernière œuvre, La conception matérialiste de l'histoire (1927), il
proclame que sont but est de trouver les lois qui sont communes « à l'évolu-
tion humaine, animale et végétale » : Cf. Erich Mathias, « Kautsky und der
kautsyanismus », Marxismusstudien, 2, 1957, p. 153.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 95

Nous savons que nos buts ne peuvent être accomplis que par une révo-
lution, mais nous savons aussi qu'il n'est pas dans notre pouvoir de
faire la révolution, comme ce n'est pas dans le pouvoir de nos adver-
saires de l'empêcher. [117] Nous n'avons par conséquent jamais songé
à provoquer ou préparer une révolution. » 141
C'est surtout à partir de la révolution russe de 1905 que Rosa
Luxemburg commence à s'éloigner politiquement de Kautsky et à cri-
tiquer de plus en plus la conception « rigide et fataliste » du marxisme
qui consiste à « attendre les bras croisés que la dialectique historique
nous porte ses fruits mûrs ». 142 Vers 1909-1913, sa polémique avec
Kautsky sur la grève de masses cristallise les divergences théoriques
latentes à l'intérieur du courant marxiste orthodoxe de la social-
démocratie allemande. Apparemment la critique de Rosa a pour objet
principal le caractère purement parlementariste de la « stratégie
d'usure » (Ermattungstrategie) prônée par Kautsky. Mais à un niveau
plus profond, c'est tout le « radicalisme passif » de Kautsky (Panne-
koek dixit), son fatalisme pseudo-révolutionnaire qui est mis en ques-
tion par Rosa. Face à cette théorie attentiste, dont la foi obstinée dans
la victoire électorale-parlementaire « inévitable » n'était qu'une des
manifestations politiques, Rosa développe sa stratégie de la grève de
masse fondée sur le principe de l'intervention consciente : « La mis-
sion de la social-démocratie et de ses chefs ne consiste pas à être traî-
nés par les événements, mais à les devancer consciemment, à embras-
ser du regard le sens de l'évolution et à abréger cette évolution par une
action consciente, à en accélérer la marche. » 143
[118]
Cependant, jusqu'à 1914 la rupture avec Kautsky et avec le « fata-
lisme socialiste » n'est pas complète. Comme le montre le passage
même que nous venons de citer, il n'y a pour Rosa qu'un « sens de

141 Kautsky, Der Weg zur Macht, 1910, 3 Auflage, Berlin 19, p. 57. Cf. aussi le
programme d'Erfurt du Parti Social-Démocrate allemand (1891), rédigé par
Kautsky et qui présente le socialisme comme un « naturnotwendiges Ziel »,
un but résultant d'une « nécessité naturelle ».
142 Discours de 1907 au congrès l'Internationale à Stuttgart, in L. Basso, « In-
troduzione » à Scritti Politici, p. 85.
143 Article de 1913 de Rosa Luxemburg contre la « stratégie de l'épuisement »
de Kautsky, in Frolich, op. cit. p. 185.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 96

l'évolution », qu'il s'agit seulement d'« abréger » et d'à accélérer ». Il a


fallu la catastrophe du 4 août 1914, la capitulation honteuse de la so-
cial-démocratie allemande à la politique de guerre du Kaiser, la dislo-
cation de l'Internationale et l'embrigadement des masses proléta-
riennes à cet immense massacre fratricide intitulée « la Première
Guerre mondiale » pour ébranler chez Rosa la conviction profondé-
ment enracinée de l'avènement nécessaire et « irrésistible » du socia-
lisme. C'est à partir de ce traumatisme que Rosa Luxemburg écrit, en
1915, dans la brochure Junius, cette formule remarquablement révolu-
tionnaire (au sens théorique et politique à la fois) : « socialisme ou
barbarie ». Ce qui veut dire : il n'y a pas une seule « direction du déve-
loppement », un seul « sens de l'évolution », mais plusieurs. Et le rôle
du prolétariat, dirigé par son parti, n'est pas simplement d'« appuyer »,
« abréger » ou « accélérer » le processus historique, mais de le déci-
der :

« Les hommes ne font pas arbitrairement leur histoire, mais ce sont


eux qui la font... La victoire finale du prolétariat socialiste... ne peut pas
s'accomplir si de toute la masse des conditions matérielles accumulées par
l'histoire ne jaillit pas l'étincelle animatrice de la volonté consciente de la
grande masse populaire... Friedrich Engels a dit une fois : la société bour-
geoise se trouve devant un dilemme : ou le progrès vers le socialisme ou la
régression vers la barbarie... Nous nous trouvons aujourd'hui donc, exac-
tement comme Friedrich Engels l'avait prévu il y a une génération, il y a
40 ans, devant le choix : ou le triomphe de l'impérialisme et chute de toute
la civilisation comme dans l'ancienne Rome, dépeuplement, destruction,
dégénérescence, [119] un vaste cimetière, ou la victoire du socialisme,
c'est-à-dire l'action consciente de lutte du prolétariat international contre
l'impérialisme et sa méthode : la guerre. Voilà le dilemme de l'histoire
mondiale, une alternative dans laquelle les plateaux de la balance oscillent
devant la décision du prolétariat conscient. » 144

Quelle est l'origine, dans la pensée marxiste, de la formule « socia-


lisme ou barbarie » ?

144 Rosa Luxemburg, Scritti Politici, pp. 446-448.


M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 97

Marx, dans la première phrase du Manifeste souligne que la lutte


de classes s'est terminée chaque fois « soit par un bouleversement ré-
volutionnaire de toute la société soit par la ruine (Untergang) com-
mune des classes en lutte ». C'est probablement de ce passage que
s'inspire Rosa quand elle parle de la chute de la civilisation dans l'an-
cienne Rome comme précédent du retour à la barbarie. Mais il n'y a
pas, à notre connaissance, aucune indication dans toute l'œuvre de
Marx que cette alternative, qu'il présente dans le Manifeste comme la
constatation d'un fait passé soit pour lui valable aussi comme possibi-
lité pour l'avenir.
Quant à la phrase d'Engels à laquelle Rosa Luxemburg fait réfé-
rence : il s'agit de toute évidence d'un passage de l’Anti-Dühring (pu-
blié en 1877, donc à peu près 40 ans avant l'année où Rosa écrivait)
qu'elle essayait de reconstituer de mémoire (n'ayant pas dans la prison
accès à sa bibliothèque marxiste...). Voici donc le texte d'Engels où
apparaît pour la première fois l'idée du socialisme comme une alterna-
tive dans un grand dilemme historique :

« Les forces productives engendrées par le mode de production capita-


liste moderne, ainsi que le système de répartition des biens qu'il a créé,
sont entrés en contradiction [120] flagrante avec le mode de production
lui-même, et cela à un degré tel que devient nécessaire un bouleversement
du mode de production et de répartition, si l'on ne veut pas voir toute la
société moderne périr. » 145

La différence entre le texte de Rosa Luxemburg et celui d'Engels


est évidente : 1) Engels pose le problème surtout en termes écono-
miques, Rosa en termes politiques ; 2) Engels ne soulève pas la ques-
tion des forces sociales qui peuvent décider d'une issue ou de l'autre :
tout le texte ne met en scène que forces et rapports de production. Ro-
sa par contre souligne que c'est l'intervention consciente du proléta-

145 Engels, Anti-Dühring, Ed. Sociales, Paris, 1950, p. 189, souligné par nous.
Cf. aussi p. 197 : « Ses propres forces de production sont devenue trop puis-
santes pour obéir à sa direction et poussent, comme sous l'effet d'une néces-
sité naturelle, toute la société bourgeoise au-devant de la ruine ou de la révo-
lution. »
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 98

riat qui fera « pencher la balance » d'un côté ou de l'autre ; 3) On a


nettement l'impression que l'alternative posée par Engels est plutôt
rhétorique, qu'il s'agit plus d'une démonstration ad-absurdum de la
nécessité du socialisme que d'une alternative réelle entre le socialisme
et le « périssement de la société moderne ».
Il semble donc qu'en dernière analyse, ce fut Rosa Luxemburg elle-
même qui (tout en s'inspirant d'Engels) a, pour la première fois, expli-
citement posé le socialisme comme étant non le produit « inévitable »
de la nécessité historique, mais comme une possibilité historique ob-
jective. Dans ce sens, le mot d'ordre « socialisme ou barbarie » signi-
fie que, dans l'histoire, les jeux ne sont pas faits : la ce victoire fi-
nale » ou la défaite du prolétariat ne sont pas décidé d'avance, par des
« lois d'airain » du déterminisme économique, mais dépendant aussi
de l'action consciente, de la volonté révolutionnaire de ce prolétariat.
[121]
Que signifie « barbarie » dans le mot d'ordre luxemburgien ? Pour
Rosa, la guerre mondiale elle-même était une forme sporadique de
retour à a barbarie, de destruction de la civilisation. Il est donc indé-
niable que pour toute une génération, en Allemagne et en Europe, la
prévision de Rosa s'est révélée tragiquement vraie : l'échec de la révo-
lution socialiste en 1919 a conduit en dernière analyse au triomphe de
la barbarie nazie et à la Deuxième Guerre mondiale.
Cependant, à notre avis, l'élément méthodologiquement essentiel
dans le mot d'ordre de la brochure Junius n'est pas la barbarie en tant
que seule alternative au socialisme, mais le principe même d'une al-
ternative historique, le principe même d'une histoire « ouverte », dans
laquelle le socialisme est une possibilité parmi d'autres. L'important,
le théoriquement décisif dans la formule n'est pas la « barbarie » mais
le « socialisme ou... »
Cela signifie-t-il que Rosa Luxemburg revient à la position de
Bernstein, à la conception moraliste abstraite du socialisme comme
simple option éthique, comme idéal « pur » dont le seul fondement
serait ce « nid-de-coucou-dans-les-nuages » intitulé « les Principes
Eternels de la Justice » ? En réalité, la position de Rosa en 1915 se
distingue ou mieux, s'oppose diamétralement à celle du révisionnisme
néo-kantien par deux aspects cruciaux :
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 99

1. Le socialisme n'est pas pour Rosa l'idéal d'un humanisme « ab-


solu » et au-dessus des classes, mais celui d'une morale de
classe, d'un humanisme prolétarien, d'une éthique qui se situe
du point de vue du prolétariat révolutionnaire.
2. Surtout, le socialisme est pour Rosa une possibilité objective,
c'est-à-dire fondée sur le réel lui-même, sur les contradictions
internes du capitalisme, sur les crises, et sur l'antagonisme des
intérêts des classes. Ce sont les [122] conditions économico-
sociales qui déterminent, en dernière instance, et à longue
échéance, le socialisme comme possibilité objective. Ce sont
elles qui tracent les limites du champ du possible : le socialisme
est une possibilité réelle à partir du XIXe siècle, mais ne l'était
pas au XVIe, à l'époque de Thomas Munzer. Les hommes font
l'histoire, leur histoire, mais ils la font à l'intérieur d'un cadre
déterminé par les conditions données.

Cette catégorie de la possibilité objective est éminemment dialec-


tique. Hegel l'emploie pour critiquer Kant (possibilité réelle contre
possibilité formelle) et Marx l'utilise dans sa thèse de doctorat pour
distinguer entre la philosophie de la nature de Démocrite et d'Epicure :
« La possibilité abstraite est précisément l'antipode de la possibilité
réelle. Cette dernière, comme la raison, est enfermée dans des limites
précises ; l'autre, comme l'imagination, ne connaît pas de limites. » La
possibilité réelle cherche à démontrer la réalité de son objet ; pour la
possibilité abstraite il faut simplement que cet objet soit conce-
vable. 146
Cet donc parce qu'il y a des contradictions objectives dans le sys-
tème capitaliste et parce qu'il correspond aux intérêts objectifs du pro-
létariat que le socialisme est une possibilité réelle. C'est l'infra-
structure, les conditions historiques concrètes qui déterminent les-

146 Marx, Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie, in


Texte zu Mwthode und Praxis, I, Rohwolt 1966, p. 144. Chez Lukács, dans
Histoire et Conscience de Classe, la conscience révolutionnaire du proléta-
riat apparaît précisément sous la forme conceptuelle d'une possibilité objec-
tive.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 100

quelles des possibilités sont réelles ; mais la décision entre les di-
verses possibilités objectives dépend de la conscience, de la volonté et
de l'action des hommes.
La praxis révolutionnaire, le facteur subjectif, l'intervention cons-
ciente des masses guidées par leur avant-garde [123] gagne mainte-
nant un tout autre statut dans le système théorique de Rosa : il ne
s'agit plus d'un élément secondaire qui doit « appuyer » ou « accélé-
rer » la marche « irrésistible » de la société. Il ne s'agit plus du rythme
mais de la direction du processus historique. L'« étincelle animatrice
de la volonté consciente » n'est plus un simple facteur « auxiliaire »
mais celui qui a la dernière parole, celui qui est décisif. 147
Ce n'est que maintenant, en 1915, que la pensée de Rosa devient
véritablement cohérente. Si l'on accepte la prémisse kautskyenne de
l'inévitabilité du socialisme, il est difficile d'échapper à une logique
politique attentiste et passive. Tant que Rosa ne justifiait ses thèses sur
l'intervention révolutionnaire que par le besoin d'« accélérer » ce qui
était de toute façon inévitable, il était facile pour Kautsky de dénoncer
sa stratégie comme « impatience de rebelle » (rebellische Ungeduld).
La rupture méthodologique définitive entre Rosa Luxemburg et
Kautsky ne se produit qu'en 1915, à travers le mot d'ordre « socia-
lisme ou barbarie ». 148
Ajoutons qu'une évolution théorique tout à fait semblable a lieu
chez Lénine et Trotsky : sous l'impacte traumatique de la faillite de la
IIe Internationale, Lénine rompt non seulement au niveau politique
mais aussi au niveau méthodologique avec Kautsky (dont il se consi-
dérait jusqu'alors le disciple). C'est la découverte en 1914-15 [124] de
la dialectique hégélienne (les Cahiers Philosophiques) et le dépasse-
ment du matérialisme évolutionniste vulgaire de Kautsky et Plékha-
nov — dépassement qui constitue la prémisse méthodologique des

147 Cf. Lelio Basso, op. cit. p. 48.


148 En 1915, la foi de Rosa dans l'avenir de l'humanité se présente donc, dans
une certaine mesure, sur le mode du pari pascalien : risque, possibilité
d'échec, espoir de réussite, dans un « jeux » où l'on engage sa vie pour une
valeur trans-individuelle. La différence d'avec Pascal étant, bien entendu : a)
le contenu de cette valeur, et b) sa fondation objective chez Rosa Luxem-
burg. Voir à ce sujet Lucien Goldmann, Le Dieu Caché, Gallimard, Paris,
1955, pp. 333-337, qui compare le pari pascalien avec le pari marxiste.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 101

thèses d'avril 1917. 149 Quant à Trotsky : dans ses premiers écrits
comme Nos lâches politiques (1904), il se proclame convaincu « non
seulement de la croissance inévitable du parti politique du prolétariat,
mais aussi de la victoire inévitable des idées du socialisme révolution-
naire à l'intérieur de ce parti ». 150 (Souligné par nous) — espoir fata-
liste naïf qui allait être lui aussi cruellement déçu en août 1914...
Quelques mois après le commencement de la guerre mondiale, dans
un pamphlet publié en Allemagne, La guerre et l'Internationale
(1914) — pamphlet qui a été probablement lu par Rosa Luxemburg —
Trotsky pose déjà le problème en tout autres termes : « Le monde ca-
pitaliste est confronté avec l'alternative suivante : soit la guerre per-
manente... soit la révolution prolétarienne. » 151 Le principe méthodo-
logique est le même du mot d'ordre luxemburgien, mais l'alternative
est différente, et peut-être encore plus réaliste, à la lumière de l'expé-
rience historique des cinquante dernières années (deux guerres mon-
diales, deux guerres U.S. en Asie, etc.) En attribuant à la volonté
consciente et à l'action un rôle déterminant dans la décision du proces-
sus historique, Rosa Luxemburg ne nie nullement que cette volonté et
cette action sont conditionnées par tout le développement historique
antérieur, par « toute la masse des conditions matérielles accumulées
par l'histoire ». Il s'agit cependant [125] de reconnaître au facteur sub-
jectif, à la sphère de la conscience, au niveau de l'intervention poli-
tique, leur autonomie partielle, leur spécificité, leur « logique in-
terne » et leur efficacité propre.
Or, il nous semble que cette compréhension du rôle du facteur sub-
jectif, volontaire et conscient, est précisément une des principales
prémisses méthodologiques de la théorie du parti de Lénine, le fon-
dement de sa polémique avec les économistes et les mencheviks. Ain-
si, malgré toutes les divergences indéniables qui continuent à exister,
même après 1915, entre Rosa Luxemburg et Lénine, au sujet de la
problématique parti/masses, il y a un rapprochement réel, tant dans la
pratique (constitution de la Ligue Spartacus) que dans la théorie : la
brochure Junius proclame explicitement que l'intervention révolution-

149 Cf. à ce sujet notre article « De la grande logique de Hegel à la gare finlan-
daise de Petrograd », L'Homme et la Société, n° 15, mars 1970.
150 Trotsky, Nos tâches politiques, Pierre Belfond Ed., Paris, 1970, p. 186.
151 In The Age of Permanent Revolution, a Trotsky Anthology, Laurel, New
York, p. 79.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 102

naire du prolétariat « s'emparant du gouvernail de la société » se fera


« sous la direction de la social-démocratie ». Et, bien entendu, il s'agit
pas de la vieille social-démocratie internationale qui a misérablement
fait faillite en 1914, mais d'une « Nouvelle Internationale ouvrière »
qui prendra « la direction et la coordination de la lutte de classes révo-
lutionnaires contre l'impérialisme mondial ». 152 L'évolution significa-
tive des idées de Rosa Luxemburg à ce sujet est révélée par un fait
symptomatique : dans une lettre à Rosa, en 1916, Karl Liebknecht cri-
tique sa conception de l'Internationale comme « trop centraliste-
mécanique », avec « trop de "discipline", trop peu de spontanéité » —
un écho lointain et paradoxal des critiques que Rosa elle-même avait
dans le passé et dans un autre contexte, adressée à Lénine. 153

[126]

152 Rosa Luxemburg, Scritti Politici, pp. 446-450.


153 Karl Liebknecht, « À Rosa Luxemburg — Remarques à propre de son projet
de thèses pour le groupe "Internationale" », in Partisans, n° 45, janvier
1969, p. 113.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 103

[127]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.

Troisième partie
LÉNINE

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[128]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 104

[129]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.
Troisième partie : Lénine

Chapitre VII
De la Grande Logique de Hegel
à la gare finlandaise de Petrograd

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« Un homme qui dit de pareilles bêtises n'est pas dangereux »


(Stankevitch, socialiste, avril 1917).
« C'est du délire, c'est le délire d'un fou ! » (Bogdanov, menchevik,
avril 1917).
« Ce sont des rêves insensés... » (Plekhanov, menchevik, avril
1917).
« Pendant de nombreuses années, la place de Bakounine dans la
révolution russe est restée inoccupée ; maintenant, elle est prise par
Lénine » (Goldenberg, ex-bolchevik, avril 1917).
« Ce jour là (le 4 avril), le camarade Lénine ne trouva point de par-
tisans déclarés, même dans nos rangs » (Zalejsky, bolchevik, avril
1917).
« Pour ce qui est du schéma général du camarade Lénine, il nous
paraît inacceptable, dans la mesure où il présente comme achevée la
révolution démocratique bourgeoise, et compte sur une transformation
immédiate [130] de cette révolution en révolution socialiste » (Kame-
nev, éditorial de la Pravda, organe du parti bolchevik, 8 avril 1917).
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 105

Voici la réception unanime qui fut donnée, par les représentants of-
ficiels du marxisme russe, aux thèses hérétiques que Lénine avait ex-
posées, d'abord à la foule massée sur la place de la gare finlandaise de
Petrograd, du haut d'une voiture blindée et, le lendemain, devant les
délégués bolcheviks et mencheviks du Soviet : les « thèses d'avril ».
Dans ses célèbres mémoires, Soukhanov (menchevik devenu fonc-
tionnaire soviétique) avoue que la formule politique centrale de Lé-
nine — tout le pouvoir aux Soviets — « retentit comme un coup de
tonnerre dans un ciel tout bleu » et « stupéfia et confondit les plus ins-
truits de ses fidèles disciples ». Selon Soukhanov, un dirigeant bol-
chevik aurait même déclaré que « ce discours (de Lénine) n'avait pas
aggravé les divergences au sein de la social-démocratie, mais les avait
au contraire supprimées, car il ne pouvait y avoir qu'un accord entre
bolcheviks et mencheviks face à la position de Lénine » ! 154. L'édito-
rial du 8 avril dans la Pravda a pour un moment confirmé cette im-
pression d'unanimité anti-léniniste ; d'après Soukhanov « il semblait
que les fondements marxistes du parti bolchevik restaient solides et
inébranlables, que la masse du parti s'élevait contre Lénine pour dé-
fendre les principes élémentaires du socialisme scientifique d'antan ;
hélas ! nous nous trompions ! » 155.
Comment expliquer l'extraordinaire tempête que soulevèrent les
paroles de Lénine et ce chœur de réprobation générale qui s'abattit sur
elles ? La description naïve mais [131] révélatrice de Soukhanov sug-
gère la réponse : Lénine a précisément rompu avec le « socialisme
scientifique d'antan », avec une certaine façon de comprendre « les
principes élémentaires » du marxisme, façon qui était, dans une cer-
taine mesure, commune à tous les courants de la social-démocratie
marxiste en Russie. La perplexité, la confusion, l'indignation ou le
mépris avec lesquels ont été reçues les thèses d'avril à la fois par des
dirigeants mencheviks et bolcheviks ne sont que le symptôme de la
coupure radicale qu'elles impliquent d'avec la tradition du « marxisme
orthodoxe » de la IIe Internationale (nous nous référons au courant
hégémonique et non à la gauche radicale : Rosa Luxemburg, etc.).
Tradition dont le matérialisme-mécanique-déterministe-évolutionniste
se cristallisait dans un syllogisme politique rigoureux et paralysant :

154 Soukhanov, La révolution russe de 1917, Stock, Paris, 1965, pp. 139, 140,
142.
155 Ibid., p. 143.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 106

« La Russie est un pays arriéré, barbare, semi-féodal.


« Elle n'est pas mûre pour le socialisme.
« La révolution russe est une révolution bourgeoise.
Q.E.D. »

Rarement un tournant théorique fut plus riche de conséquences his-


toriques que celui inauguré par Lénine dans son discours à la gare fin-
landaise de Petrograd. Quelles ont été les sources méthodologiques de
ce tournant ? Quelle est la différentia specifica de sa méthode par rap-
port aux canons de l'orthodoxie marxiste « d'antan » ?
Voici la réponse de Lénine lui-même, dans un écrit polémique di-
rigé précisément contre Soukhanov, en janvier 1923 : « Tous, ils se
disent marxistes, mais ils entendent le marxisme de façon pédantesque
au possible. Ils n'ont pas du tout compris ce qu'il y a d'essentiel dans le
marxisme, à savoir : sa dialectique révolutionnaire » 156. Sa dialec-
tique révolutionnaire : voici, in nuce, [132] le lieu géométrique de la
rupture de Lénine avec le marxisme de la IIe Internationale, et, dans
une certaine mesure, avec sa propre conscience philosophique « d'an-
tan ». Rupture qui commence au lendemain de la Première Grande
Guerre, se nourrit d'un retour aux sources hégéliennes de la dialec-
tique marxiste et aboutit au défi monumental, « fou » et « délirant » de
la nuit du 3 avril 1917.

156 Lénine, Sur notre révolution (À propos des mémoires de N. Soukhanov),


Œuvres, Moscou, Vol. 23, p. 489.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 107

I. — Le « vieux bolchévisme »
ou le « marxisme d'antan » :
Lénine avant 1914

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Une des premières sources de la pensée philosophique de Lénine


avant 1914 a été La Sainte Famille de Marx (1844), qu’il a lue et ré-
sumée dans un cahier de notes en 1895. Il a été particulièrement inté-
ressé par le chapitre intitulé : « Bataille critique contre le matérialisme
français » qu'il désigne comme « un des plus précieux du livre » 157.
Or, ce chapitre constitue précisément le seul écrit de Marx où il « ad-
hère » d'une manière non-critique au matérialisme français du XVIIIe
siècle, qu'il présente comme la « base logique » du communisme. Les
citations extraites de ce chapitre de La Sainte Famille sont un des
schibboleth qui permettent d'identifier le matérialisme « métaphy-
sique » dans un courant marxiste.
D'autre part, c'est un fait évident et bien connu que Lénine était, à
cette époque, du point de vue philosophique, largement tributaire de
Plekhanov. Tout en étant politiquement beaucoup plus souple et radi-
cal que son maître, devenu après la rupture de 1903 le principal théo-
ricien [133] du menchevisme, Lénine acceptait certaines prémisses
idéologiques fondamentales du marxisme « pré-dialectique » de Plek-
hanov et son corollaire stratégique : le caractère bourgeois de la révo-
lution russe. Sans cette « base commune » on peut difficilement com-
prendre que, malgré sa critique sévère et intransigeante du « sui-
visme » des mencheviks par rapport à la bourgeoisie libérale, il avait
pu accepter, de 1905 à 1910, plusieurs tentatives de réunification des
deux fractions de la social-démocratie russe. D'ailleurs, c'est au mo-
ment de son plus grand rapprochement politique avec Plekhanov
(contre le liquida-tionnisme 1908-1909) qu'il écrit Marxisme et empi-
riocriticisme, œuvre où l'influence philosophique du « père du mar-
xisme russe » est visible et lisible.

157 Lénine, Cahiers Philosophiques, Ed. Sociales, Paris, 1955, p. 30.


M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 108

Ce qui est remarquable et tout à fait caractéristique pour le Lénine


d'avant 1914 c'est que l'autorité marxiste dont il se réclamait souvent
dans ses polémiques contre Plekhanov n'était autre que... Karl Kauts-
ky. Par exemple, il voit dans un article de Kautsky sur la révolution
russe (1906) « un coup direct porté à Plekhanov » et il souligne avec
enthousiasme la coïncidence entre les analyses kautskyennes et bol-
cheviques : « La révolution bourgeoise, accomplie par le prolétariat et
la paysannerie en dépit de l'instabilité de la bourgeoisie, c'est là une
thèse essentielle de la tactique bolchevique, entièrement confirmée par
Kautsky » 158.
Une analyse serrée du principal texte politique de Lénine de cette
période, les Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution
démocratique (1905) montre avec une netteté extraordinaire la tension
dans la pensée de Lénine entre son réalisme révolutionnaire génial et
les limites que lui impose le carcan étroit du [134] marxisme soi-
disant « orthodoxe ». D'une part, on y trouve des analyses lumineuses
et pénétrantes sur l'incapacité de la bourgeoisie russe de mener à bien
une révolution démocratique, laquelle ne peut être accomplie que par
une alliance ouvrière-paysanne exerçant sa dictature révolutionnaire ;
il parle même du rôle dirigeant du prolétariat dans cette alliance et,
par moments, il semble toucher du doigt l'idée d'une transition ininter-
rompue vers le socialisme : « Cette dictature ne pourra toucher (sans
passer pour toute une série de degrés intermédiaires de développe-
ment révolutionnaire) les bases du capitalisme » 159. Par cette petite
parenthèse, Lénine ouvre une fenêtre vers le paysage inconnu de la
révolution socialiste, mais c'est pour la fermer aussitôt et retourner à
l'espace clos, circonscrit par les limites de l'orthodoxie. Ces limites, on
les trouve dans les nombreuses formules des Deux Tactiques, où Lé-
nine réaffirme catégoriquement le caractère bourgeois de la révolution
russe, et condamne comme « réactionnaire » l'idée de « chercher le
salut de la classe ouvrière dans quelque chose qui ne soit pas le déve-
loppement ultérieur du capitalisme » 160.

158 Lénine, Œuvres, Ed. Sociales, Vol. II, pp. 432, 433.
159 Lénine, Dos tacticas de la social-democracia, Ed. Anteo, Buenos Aires,
1957, p. 40, souligné par nous, M.L.
160 Lénine, Dos tacticas..., p. 34 ; cf. aussi p. 33 : « Les marxistes sont absolu-
ment convaincus du caractère bourgeois de la révolution russe. Qu'est-ce
que cela signifie ? Cela signifie que les transformations démocratiques dans
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 109

L'argument principal qu'il présente pour étayer cette thèse est le


thème « classique » du marxisme « pré-dialectique » : la Russie n'est
pas mûre pour une révolution [135] socialiste : « Le degré de cons-
cience et d'organisation des grandes masses du prolétariat (condition
subjective, indissolublement liée à la condition objective) rendent im-
possible la libération complète immédiate de la classe ouvrière. Seuls
les gens les plus ignorants peuvent méconnaître le caractère bourgeois
de la révolution démocratique qui se développe » 161. L'objectif dé-
termine le subjectif, l'économie est la condition de la conscience : voi-
ci, en deux mots, Moïse et les Dix commandements de l'évangile ma-
térialiste de la IIe Internationale, qui écrasait de son poids la géniale
intuition politique de Lénine.
La formule qui était la quintessence du bolchevisme d'avant-
guerre, du « vieux bolchevisme », réfléchit dans son sein toutes les
ambiguïtés du premier léninisme : « la dictature révolutionnaire du
prolétariat et de la paysannerie ». L'innovation profondément révolu-
tionnaire de Lénine (qui le distinguait radicalement de la stratégie
menchevique) est exprimée par la formule souple et réaliste du pou-
voir ouvrier et paysan, formule à caractère « algébrique » (Trotsky
dixit) où le poids spécifique de chaque classe n'est pas déterminé à
priori. Par contre, le terme apparemment paradoxal de « dictature dé-
mocratique » est le shibboleth de l'orthodoxie, la présence visible des
limites imposées par le « marxisme d'antan » : la révolution n'est que
« démocratique », c'est-à-dire bourgeoise ; prémisse qui, comme
l'écrit Lénine dans un passage révélateur, ce découle nécessairement
de toute la philosophie marxiste » — c'est-à-dire, de la philosophie
marxiste telle que la concevaient Kautsky, Plekhanov et les autres
idéologues de ce qu'il était convenu d'appeler [136] à cette époque « la
social-démocratie révolutionnaire » 162. Un autre thème des Deux Tac-

le régime politique et les transformations économico-sociales, qui sont de-


venues un besoin pour la Russie, non seulement ne représentent pas en soi
une attaque au capitalisme, mais, au contraire, défrichent le terrain, pour la
première fois comme il faut, pour un développement vaste et rapide, euro-
péen et non asiatique, du capitalisme. Elles rendront possible, pour la pre-
mière fois, la domination de la bourgeoisie comme classe. »
161 Ibid., p. 15.
162 La seule (ou presque) exception à la règle d'airain était Trotsky qui, le pre-
mier, avait dans Bilan et Perspectives (1906) dépassé le dogme du caractère
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 110

tiques qui témoigne de l'obstacle méthodologique qui constituait le


caractère analytique de ce marxisme-là, est le rejet explicite et formel
de la Commune de Paris comme modèle pour la révolution russe. Se-
lon Lénine, la Commune s'est trompée parce qu'elle n'a pas su « dis-
tinguer les éléments de la révolution démocratique et socialiste »,
parce qu'elle a « confondu les buts de la lutte pour la république avec
ceux de la lutte pour le socialisme. « Par conséquent, elle a été « un
gouvernement auquel le nôtre (le futur gouvernement révolutionnaire
provisionnel, M.L.) ne doit pas ressembler » 163. Nous verrons plus
tard que ceci est précisément un des points nodaux par où Lénine en-
treprendra, en avril 1917, la révision déchirante du « vieux bolche-
visme ».

II. — La « coupure » de 1914

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« C'est un faux de l'état-major allemand ! » s'écria Lénine quand on


lui montra l'exemplaire du Vorwärts (organe de la S.D. allemande)
avec la nouvelle du vote socialiste pour les crédits de guerre, le 4 août
1914. Cette anecdote célèbre (ainsi que son refus obstiné de croire que
Plekhanov s'était prononcé pour la « défense nationale » de la Russie
tsariste) illustre à la fois les illusions que se faisait Lénine sur la so-
cial-démocratie « marxiste », son étonnement face à la faillite de la IIe
Internationale et [137] l'abîme qui se creuse entre lui et les « ex-
orthodoxes » devenus social-patriotes.
La catastrophe du 4 août fut pour Lénine l'évidence fulgurante qu'il
y avait quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark de
l'« orthodoxie » marxiste officielle. La banqueroute politique de cette
orthodoxie le conduit donc à une profonde révision des prémisses phi-
losophiques du marxisme kautsko-plékhanoviste. « La faillite de la IIe
Internationale, aux premiers jours de la guerre, incite Lénine à réflé-
chir sur les fondements théoriques d'une aussi profonde trahison » 164.

bourgeois-démocratique de la révolution russe future ; il était cependant po-


litiquement neutralisé par son conciliationisme organisationnel.
163 Lénine, op. cit., pp. 63-64 ; souligné dans l'original.
164 R. Garaudy, Lénine, P.U.F., 1969, Paris, p. 39.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 111

Il faudrait un jour reconstituer précisément l'itinéraire qui mena Lé-


nine du traumatisme d'août 1914 à la Logique de Hegel, un mois après
à peine. Simple volonté de retourner aux sources de la pensée mar-
xiste ? Ou intuition lucide que le talon d'Achille méthodologique du
marxisme de la IIe Internationale était l'incompréhension de la dialec-
tique ?
Quoi qu'il en soit, il n'y a aucun doute que sa vision de la dialec-
tique marxiste en a été profondément transformée. En témoignent non
seulement le texte lui-même des Cahiers Philosophiques, mais aussi
la lettre qu'il a envoyée le 4 janvier 1915, à peine terminée la lecture
de la Science de la Logique (17 décembre 1914), au secrétaire de ré-
daction des Éditions Granat pour demander s'il était « encore temps
d'apporter (à son Karl Marx) quelques corrections à la section sur la
dialectique » 165. Et ce ne fut pas du tout un « enthousiasme passa-
ger » puisque, sept ans plus tard, dans un de ses derniers écrits, Sur la
signification du marxisme militant (1922) il appelait les éditeurs et
collaborateurs de la revue théorique du [138] parti (« Sous la bannière
du marxisme ») a « être une espèce de Société des amis matérialistes
de la dialectique hégélienne ». Il insiste sur le besoin d'une ce étude
systématique de la dialectique hégélienne d'un point de vue matéria-
liste et les commenter à l'aide d'exemples sur la façon dont Marx a
appliqué la dialectique » 166.
Quelles étaient les tendances (ou du moins les tentations) du mar-
xisme de la IIe Internationale qui lui donnaient son caractère pré-
dialectique ?

1) Tout d'abord, la tendance à effacer la distinction entre le maté-


rialisme dialectique de Marx et le matérialisme « ancien », « vul-
gaire », « métaphysique » d'Helvétius, Feuerbach, etc. Plekhanov, par
exemple, arrive à écrire cette chose étonnante, à savoir que les thèses
sur Feuerbach de Marx « ne rejettent nullement les idées fondamen-
tales de la philosophie de Feuerbach ; elles les amendent seulement...
les conceptions matérialistes de Marx et Engels se sont développées

165 Roger Garaudy, in op. cit., p. 40.


166 Lénine, Selected Works, Moscou, Vol. 3, pp. 667-668. Ceci est très actuel
aujourd'hui, quand on essaie à nouveau, tout en se réclamant de Lénine, de
traiter le vieux Hegel en « chien crevé »...
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 112

dans le sens même indiqué par la logique interne de la philosophie de


Feuerbach » ! D'ailleurs Plekhanov critique Feuerbach et les matéria-
listes français du XVIIIe siècle pour avoir une conception trop... idéa-
liste dans le domaine de l'histoire 167.
2) La tendance, qui découle de la première, à réduire le matéria-
lisme historique à un déterminisme économique mécaniciste où
l'« objectif » est toujours la cause du « subjectif ». Par exemple
Kautsky insiste inlassablement [139] sur l'idée que « la domination du
prolétariat et la révolution sociale ne peuvent pas se produire avant
que les conditions préliminaires, tant économiques que psycholo-
giques, d'une société socialiste ne soient suffisamment réalisées ».
Quelles sont ces « conditions psychologiques » ? Selon Kautsky, « de
l'intelligence, de la discipline, un talent d'organisation ». Comment ces
conditions seront-elles créées ? « C'est la tâche historique du capital »
de les réaliser. Morale de l'histoire : « Ce n'est que là où le système de
production capitaliste a atteint un haut degré de développement que
les conditions économiques permettent la transformation par le pou-
voir public de la propriété capitaliste des moyens de production en
propriété sociale » 168.
3) La tentation de réduire la dialectique à un évolutionnisme dar-
winiste, où les différentes étapes de l'histoire humaine (esclavage,
féodalisme, capitalisme, socialisme) se succèdent d'après un ordre ri-
goureusement déterminé par les « lois de l'histoire ». Kautsky, par
exemple, définit le marxisme comme « l'étude scientifique des lois de
l'évolution de l'organisme social » 169. Kautsky avait en effet été dar-
winiste avant de devenir marxiste et ce n'est pas sans raison que son
disciple Brill a défini sa méthode comme un « matérialisme biologico-
historique... ».

167 Plekhanov, Les questions fondamentales du marxisme, Ed. Sociales, Paris,


1953, pp. 32-33. Cf. aussi p. 25 : « la théorie de la connaissance de Marx
provient en droite ligne de celle de Feuerbach ou, si l'on veut, elle est, à pro-
prement parler, celle de Feuerbach, mais seulement approfondie d'une façon
géniale par Marx ».
168 Kautsky, La révolution sociale, in P. Louis, 150 années de pensée socialiste,
M. Rivière, 1953, pp. 28, 29, 31.
169 La Question Agraire. Plekhanov, par contre, avait, au moins en principe,
critiqué l'évolutionnisme vulgaire, en s'appuyant précisément sur la Science
de la Logique de Hegel. Cf. Questions Fondamentales du marxisme, p. 36.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 113

4) Une conception abstraite et scientifico-naturaliste des « lois de


l'histoire » qui est illustrée d'une manière frappante par la merveil-
leuse phrase qu'a prononcée Plekhanov en recevant les nouvelles de la
Révolution d'octobre : [140] « Mais c'est une violation de toutes les
lois de l'histoire ! ».
5) Une tendance à la rechute dans la méthode analytique, en ne
saisissant que des objets « distincts et séparés » figés dans leur diffé-
rence : Russie-Allemagne, révolution bourgeoise-révolution socia-
liste, parti-masses, programme minimum-programme maximum, etc.

Il est bien entendu que Kautsky et Plekhanov avaient soigneuse-


ment lu et étudié Hegel ; mais ils l'ont pour ainsi dire « absorbé » et
« digéré » au sein de leur système théorique, en tant que précurseur de
l'évolutionnisme ou du déterminisme historique.
Dans quelle mesure les notes de Lénine sur (ou à propos de) la Lo-
gique de Hegel constituent-elles un défi au marxisme pré-dialectique ?

1) Tout d'abord Lénine insiste sur l'abîme philosophique qui sépare


le matérialisme « bête », c'est-à-dire « métaphysique, non-développé,
mort, grossier » du matérialisme marxiste, qui est plus proche, par
contre, de l'idéalisme « intelligent », c'est-à-dire dialectique. Par con-
séquent, il critique Plekhanov sévèrement pour n'avoir rien écrit sur la
Grande Logique de Hegel, « c'est-à-dire au fond sur la dialectique
comme science philosophique », et pour avoir critiqué le kantisme du
point de vue du matérialisme vulgaire plutôt qu'» à la Hegel » 170.
2) Il s'approprie une compréhension dialectique de la causalité :
« La cause et l'effet ne sont ergo que des moments de l'interdépen-
dance universelle, du lien (universel), de la connexion réciproque des
événements... » En même temps il approuve la démarche dialectique
par laquelle Hegel dissout l'« opposition solide et abstraite » [141] du
subjectif et de l'objectif et détruit leur unilatéralité 171.
3) Il souligne la différence capitale entre la conception évolution-
niste vulgaire et la conception dialectique du développement : l'une,

170 Lénine, Cahiers Philosophiques, Ed. Sociales, pp. 148, 229, 230.
171 Ibid., pp. 132, 152, 171.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 114

« le développement comme diminution ou augmentation, comme ré-


pétition » est morte, pauvre, aride ; l'autre, le développement comme
unité des contraires, est la seule qui« donne la clef des bonds », de la
« rupture dans la succession », de la « transformation dans le con-
traire », de l'abolition de l'ancien et de la naissance du nouveau 172.
4) Il critique, avec Hegel, « l'absoluité du concept de loi », « sa
simplification, sa fétichisation » (et il ajoute : « N.B. pour la physique
moderne ! »). Il écrit même que « la loi, toute loi, est étroite, incom-
plète, approximative » 173.
5) Il voit dans la catégorie de la totalité, dans « le développement
de tout l'ensemble des moments de la réalité », l'essence même de la
connaissance dialectique 174. On voit l'usage que Lénine fait immé-
diatement de ce principe méthodologique dans la brochure qu'il a
écrite à cette époque, La faillite de la IIe Internationale ; il soumet à
une critique sévère les apologètes de la « défense nationale » — qui
essaient de nier le caractère impérialiste de la grande guerre à cause
du « facteur national » de la guerre des Serbes contre l'Autriche — en
soulignant que la dialectique de Marx « interdit justement l'examen
isolé, c'est-à-dire unilatéral et déformé, de l'objet étudié » 175. Ceci est
d'une importance capitale parce que, comme le disait Lukács, le règne
de la catégorie dialectique [142] de la totalité est le porteur du prin-
cipe révolutionnaire dans la science.

L'isolement, la fixation, la séparation et l'opposition abstraite des


différents moments de la réalité sont dissous d'une part à travers la
catégorie de la totalité, d'autre part par la constatation, chez Lénine,
que « la dialectique est la théorie qui montre... pourquoi l'entendement
humain ne doit pas prendre les contraires pour morts, pétrifiés, mais
pour vivants, conditionnés, mobiles, se convertissant l'un en
l'autre » 176.

172 Ibid., p. 280.


173 Ibid., pp. 125, 126.
174 Ibid., p. 130 ; cf. aussi pp. 135, 162, 195.
175 Lénine, Œuvres, Ed. Sociales, tome 21, p. 241.
176 Ibid., p. 90.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 115

Bien entendu, ce qui nous intéresse ici est moins l'étude du contenu
philosophique des Cahiers « en soi », que celui de ses conséquences
politiques. Ce n'est pas difficile de trouver le fil rouge qui mène des
prémisses méthodologiques des Cahiers aux thèses de Lénine en
1917 : de la catégorie de la totalité à la théorie du maillon le plus
faible de la chaîne impérialiste ; de la conversion des contraires l'un en
l'autre à la transformation de la révolution démocratique en révolution
socialiste ; de la conception dialectique de la causalité au refus de dé-
finir le caractère de la Révolution russe par la seule « base écono-
mique arriérée » de la Russie ; de la critique de l'évolutionnisme vul-
gaire à la « rupture dans la succession » en 1917 ; etc. Mais le plus
important, c'est purement et simplement que la lecture critique, la lec-
ture matérialiste de Hegel a libéré Lénine du carcan étroit du mar-
xisme pseudo-orthodoxe de la IIe Internationale, de la limite théorique
que celui-ci imposait à sa pensée. L'étude de la Logique hégélienne a
été l'instrument par lequel Lénine a déblayé la route théorique qui
mène à la gare finlandaise de Petrograd.
[143]
En mars-avril 1917 Lénine, délivré de l'obstacle représenté par le
marxisme pré-dialectique, peut, sous l'impulsion des événements, se
débarrasser assez rapidement de son corollaire politique : le principe
abstrait et figé selon lequel « la Révolution russe ne peut être que
bourgeoise — la Russie n'est pas économiquement mûre pour une ré-
volution socialiste ». Une fois franchi ce Rubicon, il se met à étudier
le problème sous un angle pratique, concret, et réaliste : quelles sont
les mesures, constituant en fait une transition vers le socialisme, que
l'on peut faire accepter par la majorité du peuple, c'est-à-dire par les
masses ouvrières et paysannes ?

III. - Les thèses d'avril 1917

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En vérité, les « thèses d'avril » sont nées en mars, plus précisément


le 11 et le 26 mars, c'est-à-dire entre la troisième et la cinquième
Lettre de loin. L'analyse serrée de ces deux documents (qui d'ailleurs
ne furent pas publiés en 1917) nous permet de saisir le mouvement
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 116

même de la pensée de Lénine. À la question capitale : la révolution


russe peut-elle prendre des mesures de transition vers le socialisme ?
Lénine répond en deux moments : dans le premier (Lettre 3) il met en
question la réponse traditionnelle ; dans le deuxième (Lettre 5), il
donne une réponse nouvelle.
La Lettre 3 contient en elle-même deux moments juxtaposés, dans
une contradiction non résolue. Lénine décrit certaines mesures con-
crètes dans le terrain du contrôle de la production et de la distribution
qu'il croit indispensables pour le progrès de la révolution. Il souligne
d'abord que ces mesures ne sont pas encore le socialisme, ou la dicta-
ture du prolétariat ; elles ne dépassent pas les limites de la « dictature
démocratique révolutionnaire du [144] prolétariat et des paysans
pauvres ». Mais il ajoute tout de suite cette phrase paradoxale qui
suggère clairement un doute sur ce qu'il vient d'affirmer, c'est-à-dire,
une mise en question explicite des thèses « classiques » : « Il ne s'agit
pas en ce moment de procéder à une classification théorique de ces
dispositions. On commettrait la plus grave erreur si l'on voulait
étendre les tâches de la révolution, ces tâches pratiques, complexes,
urgentes, et en voie de développement rapide, sur le lit de Procuste
d'une théorie figée... » 177.
Quinze jours plus tard, dans la cinquième Lettre, l'abîme est fran-
chi, la coupure politique consommée : les mesures mentionnées (con-
trôle de la production et de la répartition, etc.) « constituent, envisa-
gées dans leur ensemble et dans leur évolution, une transition vers le
socialisme, lequel ne saurait être instauré en Russie directement,
d'emblée, sans mesures transitoires, mais est parfaitement réalisable et
s'impose impérieusement à la suite de telles dispositions » 178. Lénine
ne se refuse plus à une « classification théorique » de ces mesures et il
les définit non comme « démocratiques » mais comme transitoires
vers le socialisme.
Pendant ce temps, les bolcheviks à Petrograd restaient fidèles au
vieux schéma (ils essaient de coucher la révolution russe, cette fille
indocile, indomptable et déchaînée, dans le « lit de Procuste d'une
théorie figée... ») et se cantonnaient dans un attentisme prudent ; la
Pravda du 15 mars accordait même un soutien conditionnel au gou-

177 Lénine, Œuvres, tome 23, pp. 257, 258.


178 Ibid., p. 370.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 117

vernement provisoire (Cadet !) « dans la mesure où celui-ci combat la


réaction et la contre-révolution » ; selon le témoignage sincère du di-
rigeant bolchevik Chliapnikov, [145] en mars 1917 « nous étions d'ac-
cord avec les mencheviks pour dire que nous passions par une phase
de démolition révolutionnaire des rapports de féodalité et de servage,
auxquels allaient se substituer toutes sortes de « libertés » particulières
aux régimes bourgeois » 179.
On peut donc comprendre leur surprise quand les premières pa-
roles que Lénine, à la gare finlandaise de Petrograd, adressa à la foule
des ouvriers, soldats et matelots, furent un appel à lutter pour la révo-
lution socialiste 180.
Le soir du 3 avril et le lendemain, il exposa au parti les « thèses
d'avril » qui produisirent, selon le bolchevik Zalejsky, membre du
Comité de Petrograd, l'effet d'une bombe qui explose. D'ailleurs, le 8
avril, ce même comité de Petrograd rejeta les thèses de Lénine par 13
voix contre 2, avec une abstention 181. Et il faut dire que les « thèses
[146] d'avril » étaient, dans une certaine mesure, en retrait par rapport

179 Trotsky, in Histoire de la Révolution Russe, Ed. du Seuil, Paris, 1967, Vol.
I, pp. 333, 336.
180 Voir les souvenirs de F. Somilov, in Lénine tel qu'il fut, Ed. Livre Etranger,
Moscou, 1958, p. 673. Cf. aussi les notes sténographiques qu'a prises le bol-
chevik Bonch-Bruevitch du premier discours de Lénine à la gare : « Il vous
faut lutter pour la Révolution socialiste, lutter jusqu'au bout, jusqu'à la vic-
toire complète du prolétariat. Vive la révolution socialiste ! » in G. Golikov,
La Révolution d'Octobre, Ed. du Progrès, Moscou, 1966.
181 Trotsky, op. cit., p. 358. Cf. E. H. Carr, The Bolshevik Revolution, 1917-
1923, Col. I, Macmillan, Londres, 1950, p. 77 : « Personne n'avait encore
contesté le point de vue que la révolution russe n'était, et ne pouvait être,
qu'une révolution bourgeoise. Ceci était le cadre doctrinal solide et accepté
dans lequel la stratégie politique devait s'insérer. Il était difficile, à l'intérieur
de ce cadre, de découvrir une raison urgente quelconque pour rejeter a priori
le Gouvernement Provisoire, qui était sans doute bourgeois, ou de demander
que l'on donne le pouvoir aux soviets, qui étaient essentiellement proléta-
riens... C'était la quadrature du cercle. Il échut donc à Lénine de briser, de-
vant les yeux étonnés de ses disciples, le cadre doctrinal lui-même. » Cf.
aussi le témoignage du bolchevik Olminsky, cité par Trotsky, op. cit., pp.
366, 367 : « La révolution qui s'amorce ne peut être qu'une révolution bour-
geoise... C'était un jugement obligatoire pour tout membre du parti. C'était
l'opinion officielle du parti, un mot d'ordre constant et invariable, jusqu'à la
Révolution de février 1917 et même quelque temps encore après. »
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 118

aux conclusions déjà atteintes dans la cinquième « Lettre de loin » :


elles ne parlent pas explicitement de transition vers le socialisme. Il
semble que Lénine, face à l'étonnement et la perplexité de ses cama-
rades ait été amené à modérer partiellement ses propos. En effet, les
thèses d'avril parlent bien de transition entre la première étape de la
révolution et la deuxième « qui doit donner le pouvoir au prolétariat et
aux couches pauvres de la paysannerie », mais ceci n'est pas nécessai-
rement en contradiction avec la formule traditionnelle du « vieux bol-
chevisme » (sauf la mention des « couches pauvres » à la place de la
paysannerie comme un tout, ce qui est, bien entendu, très significatif)
puisque le contenu des tâches de ce pouvoir (démocratiques seulement
ou déjà socialistes ?) n'est pas défini. Lénine souligne même que
« notre tâche immédiate est non pas d'« introduire » le socialisme,
mais uniquement de passer tout de suite au contrôle de la production
sociale et de la répartition des produits par les Soviets des députés ou-
vriers » formule souple où la caractérisation du contenu de ce « con-
trôle » n'est pas déterminée 182. Le seul thème qui, au moins implici-
tement, est une révision de l'ancienne conception bolchevique est celui
de l’État-Commune comme modèle pour la République des Soviets, et
ceci pour deux raisons :

a) la Commune était traditionnellement défini, dans la littérature


marxiste, comme la première tentative de dictature du proléta-
riat ;
b) Lénine lui-même avait caractérisé la Commune comme un gou-
vernement ouvrier qui avait voulu accomplir, [147] à la fois une
révolution démocratique et une révolution socialiste. C'est pour
cette raison que Lénine, prisonnier du « marxisme d'antan »,
l'avait critiquée en 1905. C'est pour la même raison que Lénine,
le dialecticien révolutionnaire, la prend pour modèle en 1917.
L'historien E. H. Carr a donc raison de souligner que les pre-
miers articles de Lénine depuis son arrivée à Petrograd « impli-
quaient la transition au socialisme, mais s'arrêtaient au bord de
le proclamer explicitement » 183. Cette explication va se faire au
cours du mois d'avril, au fur et à mesure que Lénine gagne les

182 Lénine, Œuvres, Vol. 24, pp. 12, 14.


183 E. H. Carr, op. cit.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 119

bases du parti bolchevik pour sa ligne politique. Elle se fait sur-


tout autour de deux axes : la révision du « vieux bolchevisme »
et la perspective de transition au socialisme. Le texte capital à
ce sujet est une petite brochure — peu connue — Lettres sur la
tactique, rédigée entre le 8 et le 13 avril, probablement sous
l'impulsion de l'éditorial anti-Lénine de la Pravda du 8 avril, où
l'on trouve cette phrase-clé qui résume le tournant historique ef-
fectué par Lénine et sa rupture définitive, explicite et radicale
avec ce qu'il y avait de périmé dans le bolchevisme « d'antan » :
« Quiconque, aujourd'hui, ne parle que de la dictature démocra-
tique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie retarde
sur la vie, est passé de ce fait, pratiquement, à la petite bour-
geoisie, et mérite d'être relégué aux archives des curiosités pré-
révolutionnaires « bolcheviques » — aux archives des « vieux
bolcheviks » pourrait-on dire » 184. Dans cette même brochure,
Lénine, tout en se défendant [148] de vouloir introduire « im-
médiatement » le socialisme, affirme que le pouvoir soviétique
prendra des mesures « pour marcher au socialisme ». Par
exemple, « le contrôle de la banque, la fusion de toutes les
banques en une seule ne sont pas encore le socialisme, mais un
pas vers le socialisme » 185.

Dans un article publié le 23 avril, Lénine définit dans les termes


suivants ce qui distingue les bolcheviks des mencheviks : tandis que
les derniers « sont pour le socialisme, mais estiment qu'il serait préma-
turé d'y penser et de prendre dès à présent des mesures pratiques pour
le réaliser », les premiers pensent que les Soviets « doivent prendre
immédiatement toutes les mesures pratiquement réalisables pour faire
triompher le socialisme » 186.

184 Lénine, Œuvres, Vol. 24, p. 35. Cf. aussi p. 41 : « La formule du camarade
Kamenev, inspirée du vieux bolchevisme : « La révolution démocratique
n'est pas terminée », tient-elle compte de cette réalité ? Non, cette formule a
vieilli. Elle n'est plus bonne à rien. Elle est morte. C'est en vain que l'on ten-
tera de la ressusciter. »
185 Ibid., p. 44.
186 Lénine, « les partis politiques en Russie et les tâches du prolétariat »,
Œuvres, Vol. 24, p. 89.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 120

Que signifie « mesures pratiquement réalisables » ? Pour Lénine,


cela veut dire surtout des mesures qui peuvent recevoir l'appui de la
majorité de la population. C'est-à-dire, non seulement des ouvriers,
mais aussi des masses paysannes. Lénine, délivré de la limite théo-
rique imposée par le schéma pré-dialectique — « le passage au socia-
lisme est objectivement irréalisable » — s'occupe maintenant des con-
ditions politico-sociales réelles pour assurer « des pas vers le socia-
lisme ». Ainsi, dans son discours au VIIe congrès du parti bolchevik
(24-29 avril), il pose le problème d'une façon réaliste et concrète : « Il
faut parler d'actes et de mesures pratiques... Nous ne pouvons pas être
partisans d'à introduire » le socialisme. La majorité de la population
est formée en Russie de paysans, de petits propriétaires qui ne peuvent
en aucune façon désirer le socialisme. Mais que pourraient-ils objecter
à la création, dans chaque village, d'une banque qui [149] leur permet-
trait d'améliorer leur exploitation ? Ils ne peuvent rien dire là contre.
Nous devons préconiser ces mesures pratiques parmi les pays et af-
fermir en eux la conscience de cette nécessité » 187. « Introduire » le
socialisme signifie, dans ce contexte, l'imposition immédiate de la so-
cialisation totale « par en haut », contre la volonté de la majorité de la
population. Lénine, par contre, se propose d'obtenir l'appui des masses
paysannes pour certaines mesures concrètes, à caractère objectivement
socialiste, prises par le pouvoir soviétique (à hégémonie ouvrière). À
quelques nuances près, cette conception ressemble étonnamment à
celle défendue depuis 1905 par Trotsky : « la dictature du prolétariat
appuyée par la paysannerie » qui effectue le passage ininterrompu de
la révolution démocratique à la révolution socialiste. Ce n'est donc pas
par hasard que Lénine fut traité de « trotskyste » par le « vieux bol-
chevik » Kameney en avril 1917... 188.

187 Lénine, op. cit., p. 241.


188 Cf. Trotsky, The Permanent Revolution, New Park Publication, Londres,
1962, pp. 73, 97. Il ne faudrait pas oublier, d'autre part, que tant pour Lénine
que pour Trotsky il y avait une « limite objective » pour le socialisme en
Russie, dans la mesure où une société socialiste accomplie — abolition des
classes sociales, etc. — ne saurait être établie dans un pays isolé et arriéré.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 121

Conclusion

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Il n'y a pas de doute que les « thèses d'avril » représentent une ce


coupure » théorico-politique d'avec la tradition du bolchevisme
d'avant-guerre. Ceci dit, il est non moins vrai que, dans la mesure où
Lénine avait, dès 1905, prôné l'alliance révolutionnaire du prolétariat
et de la paysannerie (et l'approfondissement radical de la révolution
sans ou même contre la bourgeoisie libérale) le « nouveau [150] bol-
chevisme » né en avril 1917 est l'héritier authentique et le fils légitime
du « vieux bolchevisme ».
D'autre part, s'il est indéniable que les Cahiers constituent une rup-
ture philosophique d'avec le « premier léninisme », il faut reconnaître
aussi que la méthode à l’œuvre dans les écrits politiques de Lénine
avant 1914 était beaucoup plus « dialectique » que celle de Plekhanov
ou Kautsky.
Finalement, et pour éviter des malentendus possibles, nous n'avons
nullement voulu suggérer que Lénine a « déduit » les thèses d'avril de
la Logique de Hegel... Ces thèses sont le produit d'une pensée réaliste
révolutionnaire face à une situation nouvelle : la guerre mondiale, la
situation objectivement révolutionnaire qu'elle a créée en Europe ; la
révolution de février, la défaite rapide du tsarisme, l'apparition mas-
sive des Soviets. Elles sont le résultat de ce qui constitue l'essence
même de la méthode léniniste : une analyse concrète d'une situation
concrète. La lecture critique de Hegel a précisément aidé Lénine à se
libérer d'une théorie abstraite et figée qui faisait obstacle à cette ana-
lyse concrète : la pseudo-orthodoxie prédialectique de la IIe Interna-
tionale. C'est dans ce sens, et dans ce sens seulement, qu'on peut par-
ler de l'itinéraire théorique qui mène Lénine de l'étude de la Grande
Logique dans la bibliothèque de Berne, en septembre 1914, aux pa-
roles de défi qui « ébranlèrent le monde », lancées pour la première
fois, la nuit du 3 avril 1917, dans la gare finlandaise de Petrograd.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 122

[151]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.
Troisième partie : Lénine

Chapitre VIII
Notes historiques
sur le marxisme russe

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Le marxisme russe a produit deux parmi les plus grands penseurs


du mouvement ouvrier international : Lénine et Trotsky. Paradoxale-
ment, l'hégémonie idéologique des deux ne s'est exercée véritablement
en Russie que pendant une très courte période : de 1917 à 1923. Avant
et après cet intervalle, le marxisme russe sera dominé par différents
courants théoriques dont le centre de gravité commun est le matéria-
lisme vulgaire et le déterminisme fataliste. Nous essaierons de mon-
trer cette unité surprenante des diverses tendances et idéologies pré et
post-léninistes au sein du marxisme en Russie, lesquelles constituent
les sources historiques de la doctrine soviétique officielle de nos jours.
Le marxisme russe en tant que mouvement intellectuel et politique
est apparu à la fin du XIXe siècle au travers d'un violent combat idéo-
logique mené contre le populisme. Le dirigeant de cette bataille et le
« père du [152] marxisme russe », Giorgi Valentinovitch Plekhanov a
opposé au subjectivisme narodnik, à leurs rêves romantiques d’un so-
cialisme paysan, et a leur volontarisme, une analyse marxiste de la
réalité socio-économique objective, c’est-à-dire, du processus de dé-
veloppement capitaliste en Russie. Cependant, entraîné dans son refus
total du volontarisme narodniki, Plekhanov a penche vers une inter-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 123

prétation mécaniste-déterministe du marxisme, laque caractérise ses


œuvres philosophiques, politiques et même esthétiques.
Dans son écrit philosophique le plus important, Les questions fon-
damentales du marxisme (1908) Plekhanov parle du « spinozisme de
Marx et Engels » comme représentant le matérialisme moderne. Il
ajoute, bien sur, qu’il s’agit d’une spinozisme « purgé de son appen-
dice théologique », mais, à l’exception de cet « appendice » il ne
semble pas apercevoir aucune différence fondamentale entre la pensée
de Marx et celle de Spinoza... Dans La Conception moniste de
l’histoire (1895) Plekhanov fait sien un argument déterministe méta-
physique de Spinoza, qui essaie de prouver que les hommes n’auraient
pas plus de liberté qu’une pierre : « Une cause extérieure a communi-
qué à une pierre une certaine quantité de mouvement... Supposez
maintenant que la pierre pense qu’elle ait conscience de son mouve-
ment, qu’elle en éprouve du plaisir, mais qu’elle n’en connaisse pas
les causes, qu’elle ignore même qu’il y a quelque cause extérieure à
ce mouvement. Comment alors, se le représentera-t-elle ? Incontesta-
blement comme le résultat de son propre désir, de son livre arbitre :
elle dira qu’elle se meut parce qu’elle veut se mouvoir ». Plekhanov
reconnaît que cette explication paraîtra à « beaucoup de lecteurs »
comme relevant d’un « matérialisme grossier » ; mais, à son avis elle
est correcte et en appui de cette thèse il souligne que la pensée [153]
humaine peut être expliquée par « un certain mouvement des fibres
cérébrales... » (Plekhanov, Œuvres Philosophiques, Ed. en langues
étrangères, s.d. Moscou, p. 605.)
La théorie politique mencheviste de Plekhanov est rigoureusement
cohérente avec sa philosophie (assez proche du « matérialisme gros-
sier ») : les conditions économiques objectives ne sont pas mûres pour
une révolution socialiste en Russie, ils manquent les présuppositions
matérielle d’une telle transformation, etc.
Même les écrits de Plekhanov sur l’art et l’esthétique ont la même
tournure déterministe-fataliste : « Si un pommier doit donner des
pommes, un poirier des poires... l’art d’une époque décadente doit être
décadent. C’est inévitable. » (Plekhanov, L’art de la vie sociale, Ed.
Sociales, Paris, 1949, p. 145.) L’opinion de Marx sur le rapport exis-
tant entre l’art et le progrès ou la décadence sociale était bien plus
nuancée : « Pour l’art, on sait que certaines périodes de floraison artis-
tique ne sont nullement en rapport avec le développement général de
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 124

la société... » (Grundisse der Kritik der Politischen Okonomie, Euro-


paische Verlaganstalt, p. 30.) La comparaison avec les arbres fruitiers
est typique d’une conception matérialiste « réifïée » de l’histoire con-
çue comme un processus gouverné par des « lois objectives » sem-
blables aux lois de la nature, et indépendantes de la volonté ou de la
praxis humaine. Le concept de société « mûre » ou non pour une révo-
lution socialiste relève de la même problématique social-naturaliste.
Les idées de Plekhanov ont prédominé dans le marxisme russe
jusqu’au triomphe de Lénine en 1917 — et sont réapparues sous une
forme nouvelle et différente après la mort de Vladimir Ilitsch en 1924.
La démarche théorique de Lénine peut être considérée comme une
sorte d’inter-règne exceptionnel dans l’histoire de la pensée [154]
marxiste russe. Lénine a essayé de dépasser l’antithèse déterminisme-
volontarisme et d’unir en une synthèse dialectique l’objectif et le sub-
jectif, le développement capitaliste en Russie et le rôle de la cons-
cience de classe, de l’organisation et l’action révolutionnaire. Il n’a
pas fait tabula rasa de la tradition populiste, comme Plekhanov. Sa
critique des narodnikis n’est pas une négation abstraite, mais un dé-
passement dialectique (Aufhebung). En outre, une de ses premières
polémiques idéologiques fut dirigée précisément contre les tendances
économistes apparues au sein de la social-démocratie russe (Que
Faire ?, 1902). Les divergences philosophiques entre Lénine et Plek-
hanov étaient implicites dès ses premiers écrits, mais deviennent tout
à fait nettes et tranchées après 1914, quand Lénine critique, dans ses
Cahiers Philosophiques, le matérialisme vulgaire de Plekhanov et son
incompréhension de la dialectique hégélienne. Au niveau politique, le
contraste entre la stratégie et la tactique révolutionnaire prônées par
Lénine en 1905 et 1917 et les vues passives et fatalistes de Plekhanov
est bien connu, et n’a pas besoin d’être développé ici.
Quant à Trotsky, il fut initié au marxisme par les œuvres de La-
briola, un des rares philosophes marxistes de l’époque à avoir eu une
compréhension correcte du rapport Marx/Hegel et à avoir critiqué le
positivisme. Les écrits politiques de Trotsky se distinguent dès le dé-
but des tendances dominantes dans la social-démocratie russe par leur
caractère dialectique. La théorie de la révolution permanente, métho-
dologiquement fondée sur les catégories de la totalité (l’économie
mondiale comme un tout qui dépasse les frontières nationales) et de
l’unité contradictoire (la loi du développement inégal et combiné),
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 125

n’aurait pu être élaborée que par une pensée qui avait dépassé le car-
can idéologique du matérialisme métaphysique [155] qui pesait sur le
marxisme russe. La méthode marxiste de Trotsky peut être résumée
dans une formule remarquable écrite en 1929 : « la scolastique ne veut
pas comprendre qu’entre le déterminisme mécanique (fatalisme) et
l’arbitraire subjectif il y a la dialectique matérialiste ». (Trotsky,
L’Internationale après Lénine, Presses Universitaires de France, Paris,
1970, p. 70. Voir à ce sujet l’excellent ouvrage de Denise Avenas,
Économie et Politique dans la pensée de Trotsky, Maspero, Paris,
1970.)
Mais même au cours de la brève période d’hégémonie de la pensée
de Lénine et Trotsky au sein du marxisme russe (1917-1923), il y
avait dans le parti bolchevik lui-même des courants matérialistes pré-
dialectiques représentés, avant tout, par Nikolaï Boukharine. Jusqu’en
1928 Boukharine était généralement considéré comme le principal
idéologue et penseur marxiste du Parti, Lénine lui-même l’estimait et
l’a désigné dans son célèbre Testament comme « le plus précieux et le
plus grand théoricien du Parti » ; mais il avait en même temps les plus
grandes réserves sur ses idées philosophiques et il ajoutait dans ce
même document : « Il n’a jamais appris et je crois qu’il n’a jamais
vraiment compris la dialectique. »
Une critique semblable fut formulée par George Lukács contre la
principale œuvre philosophique de Boukharine, La théorie du maté-
rialisme historique, un manuel de sociologie marxiste (1921). Selon
Lukács, le point de vue de Boukharine est dangereusement proche du
matérialisme bourgeois, contemplatif, « science-naturaliste » ; ceci est
particulièrement visible dans la tendance de Boukharine d’expliquer le
développement historique et social comme déterminé par la technique
économique, et dans son usage peu critique, non-dialectique et a-
historique de la méthode des sciences de la nature pour la connais-
sance de la société. (Cf. Lukács, « N. Bucharin, Theorie [156] des his-
torischen Materialismus, Hamburg, 1922 (Literaturbericht) » Archiv
für die Geschichte des Sozialismus und die Arbeiterbewegung, XI,
Leipzig, 1925, pp. 216-218, 224.)
Un bel exemple de sa méthode matérialiste mécanique (au sens
strict) et de son interprétation fataliste de l’histoire et de la société
peut être trouvé dans l'ABC du Communisme (1919), l’œuvre la mieux
connue de Boukharine (en collaboration avec Preobrazhensky) :
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 126

« De la même façon dont on étudie une machine quelconque, une


montre, par exemple, Marx a examiné le régime capitaliste où les in-
dustriels et les propriétaires agraires règnent, et où les ouvriers et pay-
sans sont opprimés. Supposons qu’en observant la montre, nous re-
marquons qu’une de ses roues soit mal ajustée à une autre, et qu’à
chaque tour, elles deviennent de plus en plus enchevêtrées ; nous pou-
vons prévoir, après cela, que la montre va se briser et s’arrêtera... La
société capitaliste ressemble à un mécanisme mal ajusté, dont une part
est engrenée avec l’autre. C’est pourquoi, tôt ou tard, cette machine va
tomber en morceaux, inévitablement. » (Bukharin and Preobrazhensky
The ABC of Communism, Penguin, 1969, pp. 66, 113.) Tel est préci-
sément le point de vue méthodologique du « vieux » matérialisme, le
matérialisme bourgeois du XVIIIe siècle ; Sieyès écrivait dans son
pamphlet Qu’est-ce que le Tiers État ? (1789). « Jamais on ne com-
prendra le mécanisme social, si l’on ne prend pas le parti d’analyser
une société comme une machine ordinaire... »
De 1928 à 1953, l’univers idéologique soviétique fut dominé par
l’ex-allié de Boukharine : Josef Vissarianovitch Staline. Une défini-
tion exacte de la signification philosophique du stalinisme est singu-
lièrement compliquée par le caractère pragmatique, « sinueux » et
changeant [157] de la pensée de Staline, avec son alternance de pé-
riodes de « gauche » et de « droite ». Cependant, malgré la présence
de thèmes volontaristes dans certains écrits de Staline, l’analyse de
Herbert Marcuse nous semble essentiellement correcte : la philosophie
stalinienne conçoit le processus historique comme un processus « na-
turel » régi par des lois objectives existant au-dessus des individus,
lois qui gouverneraient non seulement le capitalisme, mais aussi la
société socialiste (H. Marcuse, Soviet Marxism Vintage Books, New
York, 1961, p. 134.)
Ce « mauvais » matérialisme peut être retrouvé du premier
jusqu’au dernier des écrits théoriques de Staline. Dans une de ses
œuvres de jeunesse, Anarchie ou Socialisme ? (1906-1907), il soutient
catégoriquement que le changement du côté matériel, des conditions
externes, précède nécessairement le changement du côté idéal, dé la
conscience ; d’abord se transforment les conditions matérielles, et ce
n’est qu'ensuite, par voie de conséquence, que changent la pensée, les
habitudes, la conception du monde des gens. Selon Staline le monisme
matérialiste de Marx n’a rien de commun avec l’« absurde parallé-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 127

lisme » qui prétend que le côté matériel et idéal ne se précèdent pas


l’un à l’autre, mais se développent ensemble, parallèlement. (Staline,
Œuvres, I, Ed. Sociales, Paris, 1953, pp. 262, 264, 272.) Or, Marx, dans
la IIIe thèse sur Feuerbach proclame explicitement que dans la praxis
révolutionnaire il y a « coïncidence entre le changement des circons-
tances et l’auto-changement de l’homme ». La praxis humaine est en
même temps conditionnée par une situation objective donnée, et crée
de nouvelles conditions et une nouvelle situation. La praxis est l’unité
dialectique de l’objectif et du subjectif, des conditions matérielles et
de la volonté humaine, de la base économique et des forces idéolo-
giques. Le seul texte de Marx [158] que Staline peut citer à l’appui de
sa thèse est un passage de La Sainte Famille (1844), c’est-à-dire d’un
ouvrage qui est encore dans un certain sens « pré-marxiste » et qui est
précisément l’unique écrit où Marx semble s identifier presque tota-
lement avec le matérialisme français du XVIIIe siècle.
Dans le dernier grand livre de Staline, Les problèmes économiques
du socialisme dans l’U.R.S.S. (1952), on trouve un exposé absolument
classique de la conception objectiviste, « science-naturaliste » de
l’histoire. Staline insiste sur le caractère objectif des lois de
l’économie politique, même sous le socialisme. Selon lui, il faut dis-
tinguer radicalement les lois de la science ce qui reflètent des proces-
sus objectifs dans la nature ou la société » des lois promulguées par
des gouvernements « qui sont faites par la volonté des hommes ». Il
s’ensuit que pour lui la volonté des hommes n’a aucun pouvoir sur les
processus objectifs de la société... En effet, selon Staline, « le mar-
xisme envisage les lois de la science — que ce soient les lois de la
science de la nature ou de l’économie politique — comme le reflet
d’un processus objectif qui se déroule indépendamment de la volonté
des hommes. L’homme peut découvrir ces lois, il peut les connaître,
les étudier, les prendre en considération dans ses activités et les utili-
ser dans l’intérêt de la société, mais il ne peut pas les changer ou les
abolir. Encore moins peut-il former ou créer de nouvelles lois de la
science... » (Stalin, Economic Problems of Socialism in the USSR,
Moscow, 195, pp 5-6.) Encore une fois, comme pour le matérialisme
contemplatif et naturaliste et pour l’économie politique bourgeoise, le
processus économico-social est saisi comme un objet gouverné par
des « lois naturelles » et non comme une totalité de relations sociales
entre des êtres humains actifs, une praxis historico-sociale.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 128

[159]
L’idéologie soviétique de la période contemporaine est l’héritier
direct de la tendance cc objectiviste » du marxisme russe. Le rôle dé-
cisif des conditions matérielles-économiques-objectives est le leimotiv
des proclamations politiques soviétiques des dix dernières années, et
le principe constitutif de toute leur conception de la construction du
socialisme et le la cc ligne générale » du mouvement ouvrier mondial.
Ceci est le sens et la signification idéologique de 1 insistance sur la loi
objective de la valeur, les lois objectives du marché, le critère objectif
du profit, les catégories mercantiles et le stimulant matériel dans
l’économie socialiste. C est de ce point de vue qu’il faut comprendre
et expliquer la doctrine de Khrouchtchev sur le triomphe mondial du
communisme grâce au dépassement de l’économie américaine par la
soviétique : « Toute la marche du développement social confirme la
prévision de Lénine selon laquelle c’est la construction économique
des pays du socialisme vainqueur qui influence surtout le développe-
ment de la révolution mondiale. La compétition économique pacifique
est la principale arène où s’affrontent les systèmes socialistes et capi-
talistes. » (Nikita Khrouchtchev, Le communisme est la paix et le
bonheur des hommes, Moscou, 1963, tome 2, p. 272, souligné par
nous.) Dans les écrits de Khrouchtchev (comme dans nombre
d’œuvres économiques soviétiques) il est fait état fréquemment de
l’aggravation de la crise générale du capitalisme, laquelle mènerait
inévitablement à l’écroulement du système. Pour Khrouchtchev,
comme pour Plekhanov et Boukharine, les lois de l’évolution sociale
<c sont tout aussi infaillibles que celles de la nature, dans le sens que
leur action est objective ». (Ibidem p. 401).
Si nous prenons au hasard n’importe quel texte soviétique récent,
nous trouverons partout la même problématique. Par exemple un ar-
ticle de mai 1972, d’Andrei Kirilenko (membre du B.P. du P.C.U.S.)
souligne le [160] caractère « profondément réaliste » de la politique
économique du P.C.U.S. qui « soutient de toute l’autorité du parti »
les « tendances progressistes qui se développent objectivement ».
Quant à la politique extérieure de l’U.R.S.S., elle a pour tâche de
« consolider les tendances favorables qui se font jour ». (A. Kirilen-
ko : « Un an après le 24e Congrès », La nouvelle revue internationale,
mai 1972, pp. 13, 22.) Encore une fois, le rôle de la direction écono-
mique et politique est, pour cette vision du monde, moins un rôle
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 129

d'intervention, d'initiative, de bouleversement (la « umwälzende


praxis » dont parlait Engels), que de soutien et consolidation de « ten-
dances objectives » que se développent par elles-mêmes.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 130

[161]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.

Quatrième partie
SUR LE MARXISME
EN AMÉRIQUE LATINE

Retour à la table des matières

[162]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 131

[163]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.
Quatrième partie : Sur le marxisme en Amérique centrale

Chapitre IX
Guevara, marxisme
et réalités actuelles
de l’Amérique latine

Retour à la table des matières

Comme tout le monde sait, il existe un « mythe Che Guevara ».


Guevara, c’est le Don Quichotte du communisme, c’est le Saint-Just
marxiste, c’est le Cid Campeador des damnés de la terre, le Christ
laïque, le démon bolchevique au couteau entre les dents, etc. Tout cela
est très intéressant, cela demande une étude sociologique passion-
nante, mais ce n’est pas le sujet que je veux étudier aujourd’hui, et
discuter avec vous. Ce qui m’intéresse c’est la pensée de Guevara, qui
à mon avis constitue une contribution significative pour le marxisme
notamment sur trois sujets : d’abord le problème de l’homme nou-
veau, de la signification du communisme comme société qualitative-
ment nouvelle, ensuite le problème économique des formes de transi-
tion au socialisme, le problème des rapports entre la loi de la valeur et
le plan et, troisièmement, le problème de la sociologie de la révolu-
tion. Je voudrais discuter avec vous aujourd’hui du problème de la
sociologie de la révolution, ce qui évidemment implique [164] le pro-
blème de la guérilla, mais à mon avis la guérilla dans la pensée de
Guevara n’a de sens que dans le cadre de sa sociologie de la révolu-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 132

tion. Je voudrais essayer de discuter surtout la théorie de Guevara sur la


révolution, mais en posant ici et là le problème de savoir dans quelle
mesure ses théories étaient opérationnelles ou non. Si vous permettez,
je vais commencer par une citation (je souligne que le texte que je
vais lire a été écrit en juin 59) :

« Nous avons vu que comme résultat du développement économique


du pays, la contradiction qui s’accentuait chaque fois plus, était celle qui
opposait la nation à l’impérialisme américain et ses agents internes. Cette
contradiction est devenue la principale et dominante, et déterminait le pro-
cessus de transformation dans la disposition des forces sociales. Des con-
ditions chaque fois plus favorables apparaissaient pour unifier de larges
forces contre l’impérialisme américain, l’ennemi principal de la nation ;
objectivement, des facteurs s’accumulaient, qui menaient à la formation
d’un front unique contre l’impérialisme américain et ses agents internes,
front qui peut rassembler le prolétariat, les paysans, la petite-bourgeoisie
urbaine, la bourgeoisie, les latifondistes qui ont des contradictions avec
l’impérialisme nord-américain, et les capitalistes liés à des groupes impé-
rialistes rivaux des monopoles nord-américains. Nous n’avons pas été ca-
pables de distinguer dans l’expérience historique universelle de la grande
révolution socialiste d’Octobre, les traits essentiels valables pour tous les
pays et les aspects particuliers et singuliers dont la répétition n’est pas
obligatoire en dehors de la Russie. C’est pour cela que nous avons jugé le
chemin de la lutte armée comme le seul admissible [165] pour la révolu-
tion sans apercevoir que dans les nouvelles conditions du pays et du
monde était apparue la possibilité réelle d'un autre chemin, celui du déve-
loppement pacifique. »

Je pense qu'il ne faut pas être très malin pour deviner que ce texte
n'est pas de Che Guevara ; c'est un texte du secrétaire général du parti
communiste brésilien, écrit, comme je l'ai dit, en juin 1959, c'est-à-
dire à la veille de dix années de guerre, de lutte armée, de lutte de
classe violente en Amérique latine ; donc en juin 59 ce véritable Pan-
gloss du marxisme officiel nous prophétise la voie pacifique et le
vaste front de toutes les classes de la nation. Je pense que pour com-
prendre la nouveauté de la pensée de Guevara, il faut voir, à l'arrière-
plan, ce qu'était la conception stratégique hégémonique au sein de la
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 133

gauche en Amérique latine à cette époque, dont le passage que je


viens de lire n'est forme extrême. Ce schéma stratégique, qui était ce-
lui de partis communistes en Amérique latine depuis assez longtemps,
plus ou moins depuis 1935, avec des variantes temporaires et locales,
était le suivant : d'abord, la grande contradiction de l'époque est celle
qui oppose la nation tout entière à l'étranger, c'est-à-dire l'impéria-
lisme. Cette contradiction oppose d'une part un front qui peut inclure
les forces populaires, ouvriers et paysans, mais aussi la bourgeoisie,
contre d'une part l'impérialisme américain et, d'autre part, les grands
propriétaires terriens, les latifundistes. Il s'agit donc de construire ce
grand front dont l'expression politique est habituellement le front élec-
toral du Parti communiste et des partis bourgeois considérés comme
progressistes. Il est évident que cette analyse suppose qu'on se trouve
à l'étape dite nationale démocratique de la révolution, étape qui doit
être accomplie par ce qu'on appelle un gouvernement national démo-
cratique ou national populaire. Ce [166] gouvernement peut très bien
arriver au pouvoir soit par des élections soit par un coup d'État mili-
taire nationaliste progressiste, démocrate, etc. Évidemment, d'autre
part, les tâches qui correspondent à cette étape nationale démocratique
sont la réforme agraire, la nationalisation de trusts étrangers, une po-
litique extérieure indépendante, et surtout la légalisation du Parti
communiste. Évidemment, dans cette stratégie la lutte de classe clas-
sique entre prolétariat et bourgeoisie, entre la paysannerie et la bour-
geoisie, n'est pas actuelle, elle appartient à une deuxième étape de la
révolution, l'étape socialiste, qui se situe dans un avenir indéterminé ;
cela c'est, grosso modo, la stratégie telle qu'elle était conçue par la
gauche traditionnelle en Amérique latine jusqu'à aujourd'hui encore.
Évidemment, dans une telle stratégie, le problème de la lutte armée en
général et de la guérilla en particulier se situe rigoureusement en de-
hors du champ de visibilité ; c'est un problème qui n'existe pas, qui ne
peut pas exister, et qui n'est donc pratiquement pas posé. En contraste
avec cela, quelle est la conception de Guevara, quelle est la nouveauté
qu'elle apporte en Amérique latine ?
Quelle est donc cette sociologie de la révolution de Guevara ?
D'abord, le problème de la bourgeoisie nationale : est-ce qu'il y a une
bourgeoisie nationale révolutionnaire en Amérique latine ? L'expé-
rience réelle de ce qu'est la bourgeoisie nationale, dans quelle mesure
elle est révolutionnaire ou non... l'expérience qui sert de base pour lui,
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 134

pour le jugement sur la bourgeoisie, c'est l'expérience cubaine ; c'est


une expérience vraiment didactique, cartésienne ; on a vu comment la
bourgeoisie à Cuba, dans la mesure où la révolution cubaine accom-
plissait un programme qui au fond était un programme démocratique
radical, la réforme agraire, la réforme urbaine, l'expropriation des
trusts américains, cette bourgeoisie [167] passait de plus en plus rapi-
dement dans le camp de la contre-révolution. Evidemment,
l’expérience cubaine n’est pas la seule (Bolivie, Guatémala, etc.) ; sur
la base de ces expériences Guevara arrive à la conclusion que la bour-
geoisie, au fond, est l’alliée des grands propriétaires terriens, d’une
part, et surtout de l’impérialisme américain, d’autre part, alliance ou
lien qui est à la fois économique, social, politique et militaire, le mili-
taire n’étant pas du tout secondaire. Donc un 1789 latino-américain
est déjà devenu tout à fait impossible, la bourgeoisie, même si elle a
des contradictions secondaires avec les monopoles américains, a très
bien compris que son ennemi principal ce sont les forces populaires,
les ouvriers et les paysans. Ceci était déjà vrai avant la révolution cu-
baine, c’est devenu encore plus vrai après la révolution, quand on a vu
une véritable polarisation du champ de la lutte de classe. Cette analyse
du rôle de la bourgeoisie est développée par Guevara au niveau sur-
tout politique, sur la base de son expérience à Cuba, mais je pense
qu’elle se trouve tout à fait confirmée par des analyses des écono-
mistes marxistes latino-américains, je pense surtout aux écrits de
Gunder Frank et Rui Mauro Marini qui montrent l’intégration entre le
capitalisme périphérique en Amérique latine et le capitalisme du
centre américain... Je pense que les analyses de Samir Amin sur la
bourgeoisie des pays dépendants qui montrent que cette bourgeoisie
n’a pas une once de caractère national, confirment cette thèse poli-
tique. D’ailleurs pour le Che, ce n’était pas une thèse spécifique à
l’Amérique latine : il parle de façon ironique de la sud-
américanisation des pays coloniaux du Tiers Monde, c’est-à-dire de
l’apparition d’une bourgeoisie parasitaire dans ces pays, et il semble
qu’il a été influencé ici par les écrits de Fanon ; les écrits de Fanon sur
la nouvelle bourgeoisie en Afrique l’ont poussé à généraliser ses théo-
ries sur la disparition de la [168] bourgeoisie comme facteur révolu-
tionnaire, l’inexistence d’un facteur bourgeois révolutionnaire.
Puisqu’il n’y a pas de bourgeoisie révolutionnaire, il peut diffici-
lement y avoir une révolution bourgeoise ; donc le problème du carac-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 135

tère socialiste de la révolution découle pour le Che de son analyse


économique, sociale et politique du rôle de la bourgeoisie. Cela ne
signifie pas qu’il n’y ait pas ce qu’on appelle, dans la terminologie
marxiste révolutionnaire, les taches démocratiques à accomplir, c’est-
à-dire la libération nationale, le dépassement du sous-développement,
le problème agraire, etc. Seulement, ces tâches démocratiques ne peu-
vent être résolues que par des méthodes socialistes ; c’est cela son
idée centrale, idée qui apparaît chez lui déjà à l’époque de la guérilla ;
il écrit dans ses souvenirs que déjà dans la Sierra, lui et d autres Cu-
bains avaient compris qu’il fallait non seulement une révolution poli-
tique mais un bouleversement du système social, c est l’expression
qu’il emploie ; en avril 59, quelques mois après la victoire, il donne
une interview à un journaliste chinois, où il parle du développement
ininterrompu de la révolution à Cuba. Il voyait donc très clairement
que la victoire contre la dictature n’était que le premier chaînon d’un
processus ininterrompu qui devrait mener beaucoup plus loin. En
1960, il fait une analyse de ce qui se passe à Cuba et il montre qu’il y
a un enchaînement logique entre les différentes lois révolutionnaires
qui sont discutées à Cuba, la réforme agraire, la réforme urbaine, les
expropriations des trusts étrangers, l’expropriation de la bourgeoisie
cubaine ; il montre comment l’une menait nécessairement à l’autre, et
j’ajouterai que cette logique est ce qu’on appelle traditionnellement la
logique de la révolution permanente. Ce qui s’est passé à Cuba lui
semble de plus en plus valable pour le reste de 1’Amérique latine : il
commence à l’écrire dès 1961-62, et il le proclame [169] d’une façon
tout à fait claire et explicite dans ce qu’on peut considérer comme son
testament politique, la lettre à la Tricontinentale, où il utilise une
phrase qui est devenue une sorte de mot d’ordre de l’extrême-gauche
en Amérique latine : « En Amérique latine il n’y a pas d’autre révolu-
tion à faire : ou révolution socialiste, ou caricature de révolution ».
Maintenant j’en arrive à la guérilla : tout d’abord, pourquoi la lutte
armée est-elle inévitable ? Un des écrits du Che sur la guérilla com-
mence avec une épigramme de Marti, le dirigeant national cubain du
XIXe siècle : « Marti dit que c’est criminel de déclencher une guerre
évitable, mais que c’est aussi criminel de ne pas déclencher une guerre
inévitable ». Pour le Che, la guerre révolutionnaire en Amérique latine
est devenue inévitable ; pourquoi ? À mon avis, cela découle de sa
sociologie de la révolution, c’est-à-dire qu’on ne peut pas comprendre
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 136

pourquoi il insistait de cette façon tout à fait intransigeante sur le be-


soin de préparer la lutte armée, sinon à la lumière de sa conception
sociale de la révolution. Je pense qu’il y a une cohérence dans la con-
ception du PC traditionnel : puisque la révolution est démocratique-
bourgeoise, il n’y a aucune raison, aucun obstacle à ce qu’on arrive au
pouvoir par des élections ou par un coup militaire, parce qu’on
compte avec 1 appui de la bourgeoisie, de l’appareil de l’État et de
l’armée ; donc c’est strictement cohérent de la part de partis commu-
nistes traditionnels de considérer la problématique de la lutte armée et
de la guérilla comme un délire aventuriste absolument sans aucun in-
térêt ; d’autre part, le Che est aussi absolument cohérent : puisque la
révolution doit aboutir au socialisme, puisque le caractère de la révo-
lution est socialiste en dernière analyse, ces prémisses posent une
nouvelle problématique qui est celle de la destruction de l’appareil
militaire de l’État [170] bourgeois. Il me semble donc que toute la
théorie de la guérilla du Che découle de cette question : comment dé-
truire l’appareil militaire et policier de l’État bourgeois ?
Je pense qu’il a raison quand il reste très sceptique envers la possi-
bilité d’une prise pacifique du pouvoir en ajoutant que, même dans
l’hypothèse improbable d’une victoire par les élections, il y aura tou-
jours la menace du coup militaire en Amérique latine : en dernière
analyse l’armée fonctionne comme le garant ultime du régime capita-
liste. Je pense qu’ici Guevara a connu des expériences qui ont orienté
toute sa pensée, d’une part l’expérience du Guatémala — il était au
Guatémala en 1954, quand l’armée a pratiquement livré le régime
d’Arbenz à l’invasion américaine. D’autre part l’expérience cubaine
ou le développement et la radicalisation de la révolution à partir de
1959 n’ont été possibles que parce que la révolution avait pratique-
ment dispersé, liquidé toute l’armée ancienne du régime Batista. Si la
condition nécessaire pour la révolution est la destruction de l’appareil
militaire de l’État, la question est que pour détruire cette armée, il faut
construire une autre armée, une armée populaire, et là on arrive à la
guérilla. Je pense donc que la théorie de la guérilla du Che est une
théorie clausewitzienne dans ce sens qu'elle conçoit la guérilla comme
la continuation de la politique révolutionnaire par les armes. La ques-
tion qui se pose tout d’abord c’est pourquoi la guérilla et non pas une
autre forme de lutte armée. Guevara développe, pour défendre ses
thèses, des arguments à la fois économiques, sociaux et politico-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 137

militaires L’argument économique est le suivant : les pays


d’Amérique latine sont des pays à dominance agraire, la majorité de la
population est paysanne, donc la révolution est tout d’abord une révo-
lution agraire, une révolution qui conflue des campagnes vers la ville ;
il me semble que cet argument est discutable, d’une part parce que
plusieurs pays [171] d’Amérique latine sont urbanisés à tel point que
la majorité de la population est urbaine, et deuxièmement, le fait
qu’un pays est à dominance agraire n’implique pas nécessairement
que la révolution ne soit pas tout d’abord une révolution urbaine :
l’exemple d'Octobre 1917 est quand même assez probant à ce sujet !
Un deuxième argument est de caractère social, c’est-à-dire la misère
des paysans, le degré extrême d’exploitation auquel ils sont soumis,
qui en fait une couche particulièrement explosive avec un potentiel
révolutionnaire énorme. D’ailleurs Guevara ajoute que ceci n’est pas
valable seulement pour le prolétariat agricole, mais aussi pour la petite
paysannerie, les petits propriétaires paysans, qui ont constitué la ma-
jeure partie des guérilleros à Cuba ; ceci est confirmé aussi par
l’expérience de plusieurs autres pays de l’Amérique latine où les
combattants de la guérilla ont été recrutés particulièrement dans cette
couche de la paysannerie, c’est-à-dire les petits propriétaires paysans
paupérisés. Le troisième argument est de nature politico-militaire :
selon Guevara les insurrections urbaines ont de bonnes chances d’être
vaincues du point de vue militaire ; la seule façon de vaincre l’armée
c’est par une guerre prolongée qui ne peut s’effectuer que dans la
campagne, parce que c’est à la campagne qu’on a la possibilité de
manœuvrer, qu’on peut trouver des conditions de sécurité, échapper à
l’encerclement ennemi, etc. Ce qui est vrai, mais il s’agit d’une vérité
relative : l’expérience en Amérique latine a montré que la sécurité de
la guérilla dans les campagnes est parfois problématique.
Un aspect que je crois important de souligner, c’est que la guérilla
pour le Che ce n’est pas seulement une lutte militaire : il insiste beau-
coup sur le rôle de la guérilla comme catalyseur politique, c’est-à-dire
non seulement comme instrument militaire mais aussi comme levier
[172] politique ; ceci apparaît dans le cadre de ce qu’il appelle le pro-
blème des conditions de la révolutions, les conditions objectives et
subjectives. Les conditions objectives de la révolution sont d’une part
structurelles, la misère des masses, le sous-développement, les struc-
tures archaïques, d’autre part, conjoncturelles, telles que l’existence
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 138

ou non d’une dictature militaire, d’une crise économique etc. D’autre


part il y a ce qu’il appelle les conditions subjectives qui sont surtout
deux : la conscience de la nécessite d’un changement révolutionnaire,
et la conscience de la possibilité de ce changement révolutionnaire. Ici
apparaît la guérilla comme un facteur qui peut contribuer à créer les
conditions subjectives de la révolution. Cela ne signifie pas que la
guérilla toute seule peut créer toutes les conditions pour la révolution :
il y a certaines conditions objectives qui permettent le déclenchement
de la guérilla, mais celle-ci à son tour crée une partie des conditions
subjectives pour le mouvement révolutionnaire. Il y a donc ici un
mouvement dialectique entre l’initiative de l’avant-garde et les condi-
tions objectives existant dans le pays. Pour que la guérilla puisse jouer
ce rôle catalyseur évidemment elle doit nouer des liens avec le peuple,
avec les masses paysannes tout d’abord. On a fréquemment accusé le
Che d’avoir une théorie blanquiste, bakouniniste, selon laquelle une
bande de héros pouvait prendre le pouvoir, une espèce de Trois
Mousquetaires ferrailleurs qui feraient tout seuls la révolution. Je
pense que cette critique n’est pas juste : tous les textes du Che sur la
guérilla insistent sur le fait que la guérilla ne peut se développer que
comme une guerre de masse, une guerre du peuple tout entier et que
sans le soutien et la participation active des paysans d’abord, la guéril-
la est condamnée à l’échec. Le problème c’est : comment peuvent se
nouer les liens entre les masses populaires (les masses paysannes
[173] tout d’abord) et la guérilla ? Pour cette raison le Che insiste sur
le fait que la guérilla est une action politico-militaire et non exclusi-
vement militaire, c’est-à-dire que les actions armées doivent
s’accompagner de tout un travail d’agitation, de propagande,
d’organisation, et d’autre part qu’elle doit réaliser la propagande par
les faits, c’est-à-dire prendre des mesures révolutionnaires, exproprier
la terre, la donner aux paysans dans les régions sous son contrôle.
C’est grâce à des mesures de ce genre qu’il s établit une dialectique
entre la guérilla et les masses, dialectique par laquelle la guérilla de-
vient populaire et le peuple devient révolutionnaire ; c’est-à-dire que
le mouvement n’est pas seulement un mouvement de haut en bas, qui
apporte la révolution au peuple. Dans ce sens on se demande dans
quelle mesure Guevara en Bolivie en 1967 a été Guévariste : on n’a
pas encore tous les éléments pour clarifier ce qui s’est passé en Boli-
vie en 1967, il y a beaucoup de points obscurs ; il me semble à la lec-
ture de son journal et des autres renseignements qu’on peut avoir, que
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 139

Guevara est tout à fait conscient, lucide sur le problème, c’est-à-dire


que la guérilla ne peut vraiment se développer que dans la mesure où
elle réussit à gagner politiquement les masses paysannes ; cela dit, il
me semble que le problème c’est qu’il ne s’est pas donné les instru-
ments organisationnels pour arriver à ce but ; je reviendrai à cela
quand je parlerai du problème du parti.
Je voudrais finalement souligner un aspect qui est assez méconnu
dans la pensée de Guevara qui est celui du rôle de la classe ouvrière,
de la grève générale dans la révolution : il insiste beaucoup sur le fait
que la guérilla ne peut vaincre que dans la mesure où elle arrive à
s’allier avec le prolétariat urbain ; ce rôle du [174] prolétariat urbain
est surtout important dans la dernière étape de la guerre révolution-
naire quand la guérilla descend des montagnes vers la plaine, dans les
régions où se trouvent les villes, les régions urbanisées. D’ailleurs cela
s’est passé à Cuba, au moment ou la colonne de Guevara a pénétré
dans la province de Las Villas, et où il a noué des contacts a la fois
avec les syndicats, les partis de gauches, le mouvement urbain du 26
juillet et d’autres courants du mouvement ouvrier pour déclencher la
lutte armée dans la capitale de la province, à Santa Clara, non seule-
ment comme une guérilla qui vient du dehors, mais en liaison avec les
masses urbaines de la région. Mais le problème qu’il pose dans ses
écrits est celui de la grève insurrectionnelle, qui pour lui est un facteur
primordial de la guerre révolutionnaire. On a connu trois grèves pen-
dant la révolution cubaine, deux qui ont échoué et la dernière qui a été
le coup final pour le régime Batista ; les deux grèves qui ont échoué
sont analysées par le Che : l’une est grève d’août 57 et l’autre, celle
du 9 avril 58. Que s’est-il passé en août 57 ? La police avait tué le
principal des dirigeants urbains du mouvement du 26 juillet, Frank
Païs et cet assassinat a déclenché une grève spontanée dans la ville de
Santiago où il vivait, grève spontanée qui s’est rapidement disséminée
dans l’île de Cuba ; cette grève finalement n’avait pas de direction,
elle était apparue de façon tout à fait spontanée, et après quelques
jours évidemment elle a été écrasée par l’armée et la police. Le Che
montre que c’est après cette grève que les dirigeants de la guérilla ont
découvert que la classe ouvrière existe et qu’il faut compter avec elle
et qu’ils ont pris conscience du besoin de préparer une grève générale
insurrectionnelle. La deuxième grève a un caractère tout à fait diffé-
rent : c’est la tentative de [175] grève générale du 9 avril 1958 ; la fa-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 140

çon dont cette grève a été déclenchée est vraiment une caricature de la
façon dont il faut déclencher une grève générale. Les révolutionnaires
n’avaient réalisé aucune préparation politique de la grève, les ouvriers
ne savaient pas qu’une grève allait se déclencher, parce que les diri-
geants du mouvement du 26 juillet dans la ville voulaient faire la
grève par surprise pour que la police ne soit pas prévenue ; donc pour
que la police ne soit pas prévenue ils n’ont pas prévenu la classe ou-
vrière non plus ! Alors qu’ont-ils fait ? le 9 avril 58 ils ont pris la ra-
dio, ils ont réussi à prendre la radio à 11 heures du matin, ils ont lu a
la radio un communiqué disant « la grève générale est proclamée » ;
malheureusement les ouvriers à 11 heures du matin sont au boulot et
ils n’écoutent pas la radio ; pratiquement il n’y a pas eu de grève gé-
nérale, les quelques noyaux de guérillas qui s’étaient soulevés en
croyant qu’ils était au milieu d’une grève générale ont été absolument
massacrés. Le Che a écrit une analyse de cette grève qui me semble
très intéressante, où il souligne qu’on n’a pas compris que la grève
générale est un phénomène de masse, qu’on ne peut pas la déclencher
du sommet d’une façon artificielle, qu’il faut que les travailleurs eux-
mêmes, dans l’exercice de leur initiative révolutionnaire choisissent
quand et comment on déclenche une grève générale ; il faut ensuite
donner à la grève une organisation et il faut surtout comprendre que la
grève générale est un mouvement de la classe ouvrière et non quelque
chose qu’on peut, par surprise, et du sommet, déclencher d’une façon
tout à fait artificielle. Je pense qu’il y a là un parallèle tout à fait sai-
sissant avec les analyses de Rosa Luxemburg sur le problème de la
grève générale des masses en 1906. Un autre problème dans ce con-
texte [176] est celui du rôle du parti ; dans quelle mesure la guérilla, la
grève générale, tous ces mouvements, doivent être dirigés par un parti
révolutionnaire. On sait que l’expérience cubaine est celle d’une révo-
lution sans un parti au sens strict — on peut discuter dans quelle me-
sure le Mouvement du 26 juillet est un parti ou non — mais de toutes
façon ce n’était pas un parti marxiste-léniniste classique. La question
se pose de savoir dans quelle mesure le cas cubain est un cas excep-
tionnel qui doit se répéter ou non en Amérique latine ; on connaît la
position de Debray là-dessus : le parti est devenu un obstacle, ce qu’il
faut c’est un noyau de guérilla qui se substitue pratiquement au parti.
Il me semble que la position de Guevara n’était pas si tranchée ; on
trouve chez lui certains textes où il parle du rôle du parti révolution-
naire, en insistant sur le fait que le parti révolutionnaire ne l’est pas en
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 141

vertu d’une appellation octroyée comme un titre universitaire mais


quelque chose qu’il devient dans la pratique révolutionnaire elle-
même. Mais il n’a pas une attitude très claire là-dessus, et il me
semble et à beaucoup de gens en Amérique latine, qu’une des erreurs
de Guevara en Bolivie a été de croire qu’il pouvait travailler avec le
parti communiste bolivien, et qu’il ne fallait pas créer un parti révolu-
tionnaire et un réseau politico-militaire dans les villes et la campagne
en Bolivie. Une dernière question en rapport avec le problème de la
grève générale et du prolétariat : est-ce que le Che avait cru à la possi-
bilité d’une révolution essentiellement ouvrière en Amérique latine,
dans les pays les plus industrialisés ? Je pense que la réponse est oui ;
dans certains écrits il soulève explicitement l’hypothèse que dans les
pays comme l’Argentine la révolution pourrait être essentiellement
une rébellion ouvrière avec base de guérilla [177] urbaine 189.
D’ailleurs, même Régis Debray dans un de ses écrits antérieurs à La
révolution dans la Révolution reconnaît qu’en Argentine la guérilla
rurale ne peut être qu’un élément auxiliaire d’un mouvement qui est
surtout urbain et ouvrier.
Je voudrais conclure sur le problème de la dimension internatio-
nale de la guerre révolutionnaire : le Che avait compris que la guérilla
est non seulement contre l’ennemi immédiat, c’est-à-dire l’état bour-
geois oligarchique militaire en Amérique latine, mais aussi contre
l’ennemi principal c’est-à-dire les États-Unis, l’impérialisme, l’armée
américaine. Ceci était pour lui assez clair des le début, mais après
l’intervention américaine en République dominicaine en 1965, c’est
devenu encore plus évident. L’armée révolutionnaire doit donc
vaincre non seulement l’armée bourgeoise locale, mais elle doit être
prête à mener une guerre prolongée contre l’armée américaine. Dans
ce sens on doit voir la révolution en Amérique latine comme faisant
partie d’une stratégie mondiale et je pense que c’est dans ce sens qu’il
faut comprendre le départ du Che pour la Bolivie, son idée qu’il fallait
à tout prix ouvrir un deuxième front pour la guerre du Vietnam ; je
pense que c’est là peut-être pour la première fois depuis l’époque glo-
rieuse du Komintern (avant la mort de Lénine), qu’on a essayé de po-

189 Ce n’est pas un hasard que l’avant-garde révolutionnaire de ce pays, se ré-


clame à la fois des enseignements du Che et de la théorie léniniste sur le rôle
du prolétariat, et réunit dans sa pratique la guérilla urbaine et l'organisa-
tion/mobilisation de la classe ouvrière.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 142

ser une stratégie révolutionnaire mondiale qui ne soit pas déduite des
intérêts politiques, diplomatiques et militaires d’un État, mais qui soit
vraiment fondée sur les besoins révolutionnaires à l’échelle mondiale.

[178]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 143

[179]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.
Quatrième partie : Sur le marxisme en Amérique centrale

Chapitre X
Les étapes du développement social
dans la “vision du monde” marxiste
en Amérique latine

Retour à la table des matières

Ce travail, dont nous sommes les premiers à reconnaître le carac-


tère extrêmement limité et même trop sommaire, n’est qu’une pre-
mière approche, partielle et incomplète, à une certaine problématique
au sein du marxisme latino-américain. Il s’agit seulement d’une tenta-
tive d’éclaircir, historiquement et conceptuellement, un débat qui nous
semble crucial, à la fois par son importance idéologique et par son ac-
tualité politique.
Engels, dans son Anti-Dühring, résumait la marche du développe-
ment social et historique moderne dans les termes suivants : I. La so-
ciété féodale, qui est détruite par II. La révolution capitaliste, qui per-
met a) un développement sans précédent des forces productives, et
ensuite, à une étape supérieure ; b) une « socialisation » partielle de
ces forces productives, grâce aux sociétés par [180] actions, aux trusts
et au capitalisme d'État, ouvrant ainsi le chemin pour III. La révolu-
tion prolétarienne, qui libère le caractère social du processus produc-
tif, abolissant la propriété privée des moyens de production 190.

190 Engels, Anti-Dühring, Ed. Sociales, Paris, 1950, pp. 322-323.


M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 144

Le livre de Engels, qui fut transformé dans la période de la IIe In-


ternationale, et même après, dans le principal « Manuel de mar-
xisme », a fini par inspirer une vision évolutionniste linéaire du procès
historique, dans laquelle les différentes étapes du développement so-
cial se succèdent avec la même régularité inévitable et pré-déterminée
que la succession des saisons (d’ailleurs l’emploi constant du mot
« maturité » est le schiboleth, le symptôme terminologique de cette
conception). La présupposition implicite ou explicite de cette idéolo-
gie 191 est celle d’une histoire régie par des « lois naturelles », objec-
tives et indépendantes de la volonté ou de l’action des hommes. Ce
n’est pas notre tâche ici d’examiner dans quelle mesure celle-ci était
ou non la vrai thèse de Engels : ce qui nous importe c’est que telle fut
la « lecture » de l’Anti-Dühring que firent les grands penseurs du
marxisme dit « orthodoxe » de la IIe Internationale.
Pour Kautsky, par exemple, la révolution socialiste est le fruit iné-
vitable du développement de l’économie capitaliste dans sa phase su-
périeure, le produit des conditions économiques objectives « mûres »,
le résultat d’une loi naturelle de l’évolution sociale. Voici un passage
typique, extrait de sa principale œuvre politique, Le chemin du pou-
voir (1909) : « Marx et Engels... reconnurent qu’une révolution ne se
fait pas à volonté, mais qu’elle se produit nécessairement dans des
conditions déterminées et qu’elle est impossible tant que ces condi-
tions, [181] qui ne s’élaborent que peu à peu, ne se trouvent pas réu-
nies. Ce n’est que là où, le système de production capitaliste a atteint
un haut degré de développement que les conditions économiques
permettent la transformation par le pouvoir public de la propriété capi-
taliste des moyens de production en propriété sociale » 192.
C’est précisément cette vision rigide de la succession des étapes
historiques qui se trouve à la base du classique et rigoureux schéma
implicite dans l’œuvre politique de Plekhanov et des autres penseurs
du courant menchevik (Dan, Martynov, etc.) : I. La société russe féo-
dale, arriérée, pré-capitaliste est mûre pour II. Une révolution démo-
cratico-bourgeoise, sous la direction de la bourgeoisie libérale, abolis-

191 Nous employons le terme « idéologie » dans son sens large, comme syno-
nyme de vision du monde.
192 Kaustsky, Le chemin du pouvoir, Éditions Anthropos, 1969, p. 3, souligné
par nous.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 145

sant le tsarisme et permettant le libre développement des forces capi-


talistes de production, ainsi que la croissance en nombre et en force de
la classe ouvrière. Ainsi sera ouvert le chemin pour III. La révolution
prolétarienne et l’instauration du socialisme.
Une version différente, plus flexible et plus radicale, mais fondée
sur les mêmes prémisses, se trouve dans les écrits de Staline et des
dirigeants de la IIIe Internationale a partir de 1925. Le premier objet
de cette nouvelle théorie étapiste fut la révolution chinoise et un de ses
principaux porte-paroles au sein du parti communiste soviétique était
en 1927 précisément l’ex-menchevik et penseur éminent Martynov,
récemment adhéré au bolchevisme. Selon cette doctrine stratégique, la
révolution en Chine devrait passer par deux étapes historiques dis-
tinctes : une démocratico-bourgeoise (ou agrarienne et anti-
impérialiste, ou nationale et anti-féodale, etc.), œuvre d’un « bloc de
quatre classes » : prolétariat, paysannerie, petite-bourgeoisie et [182]
bourgeoisie nationale ; la deuxième étape, dans un avenir indéterminé,
serait socialiste et dirigée par le prolétariat. Nous verrons plus tard
comment cette doctrine des étapes a influencé le marxisme latino-
américain, surtout à partir des années 30.
Cependant, il est important de souligner que cette interprétation du
marxisme n’est pas la seule possible. Marx lui-même avait suggéré en
différentes occasions une conception beaucoup plus « ouverte » du
procès historique, fondée sur la catégorie de la possibilité objective.
Dans une lettre de 1877 à la rédaction du journal russe Otechestveniye
Zapiski, il affirmait explicitement que son schéma des origines du ca-
pitalisme en Europe occidentale n’était d’aucune manière « une théo-
rie philosophico-historique du Progrès Universel, fatalement imposée
à tous les peuples, sans considération pour les circonstances histo-
riques où ils se trouvent » 193, et n’excluait pas la possibilité pour la
Russie d’échapper « aux péripéties fatales du régime capitaliste ».
L’idée de la possibilité objective d’un passage de la Russie semi-
féodale et « orientale » a une société dite « de transition au socia-
lisme », faisant l’« économie » d’une étape historique de capitalisme
développé et démocratie bourgeoise, apparaît aux environs de 1905-
1906 dans les écrits de certains auteurs marxistes (Parvus, Trotsky,
Rosa Luxemburg), sous le titre de « théorie de la révolution perma-

193 Marx, Engels, Ausgewählte Briefe, Dietz Verlag, 1953, p. 367.


M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 146

nente », et se transforme en 1917, avec les « Thèses d’Avril » de Lé-


nine en programme concret de secteurs décisifs du mouvement ou-
vrier.
Cette nouvelle conception, qui a joué un rôle idéologique impor-
tant dans la révolution d octobre 1917, se [183] manifeste dans les
documents des premiers congrès de la IIIe Internationale, tant par rap-
port aux pays dits « coloniaux et semi-coloniaux » en général qu’à
l’Amérique latine en particulier. Une résolution do Comintern de sep-
tembre 1920, intitulée « La révolution américaine » affirmait que la
seule solution pour le problème agraire serait la révolution socialiste
dirigée par le prolétariat en alliance étroite avec la paysannerie :
« L’expérience mexicaine nous offre un exemple typique et tragique.
Les paysans asservis se révoltent et font une révolution. Les fruits de
leur victoire leur sont enlevés par des exploiteurs capitalistes, des
aventuriers politiques et des braillards « socialistes ». Les paysans op-
primés et trahis doivent être éveillés à 1 action et à l’organisation ré-
volutionnaire. On doit leur inculquer qu’ils ne peuvent se libérer seuls,
en tant que paysans, qu’ils doivent s’unir avec le prolétariat révolu-
tionnaire pour la lutte commune contre le capitalisme... L’union entre
les paysans pauvres et le prolétariat est absolument indispensable ;
seule la révolution prolétaire peut libérer les paysans, en renversant le
pouvoir du capital ; seule la révolution agraire peut empêcher que la
révolution prolétarienne ne soit écrasée par la contre-révolution. »
Cette vision stratégique du procès historique présuppose donc la
possibilité d’un passage sans étapes, « direct », du capitalisme sous-
développé et dépendant « arriéré et semi-colonial » pour employer la
terminologie de l’époque) à une société post-capitaliste : transforma-
tion qui s’accomplirait à travers une révolution sociale, qui commen-
cerait comme démocratico-nationale, mais se transformerait, dans un
procès ininterrompu, en révolution socialiste, dirigée par le prolétariat.
Aucune étape économique-sociale-politique stable séparerait les trans-
formations structurelles que se rapportent au sous-développement et à
la dépendance [184] (« tâches démocratiques et nationales ») de celles
dirigées contre le mode de production capitaliste lui-même (« tâches
socialistes »).
La génération des premiers penseurs marxistes du continent, les
« pères fondateurs » du communisme latino-américain, a élaboré des
thèses assez proches de cette perspective du développement historico-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 147

social, soit sous l’influence des documents du Comintern, soit, sur-


tout, en résultat de leurs propres recherches sociales ou expériences
historiques.
Mariategui, fondateur du PC pérouvien, écrivait en juin 1929 : cc
La révolution latino-américaine ne sera, ni plus ni moins qu’une étape,
qu’une phase de la révolution mondiale. Elle sera purement et sim-
plement la révolution socialiste. À ce mot ajoutez, selon les cas, les
adjectifs que vous voudrez : « anti-impérialiste », « agrarienne », « na-
tionaliste révolutionnaire ». Le socialisme les suppose, les précède, les
englobe tous. Contre l’Amérique du Nord capitaliste, ploutocratique,
impérialiste, on ne peut opposer efficacement qu’une Amérique latine,
ou ibérique, socialiste. L’époque de la libre concurrence, dans
l’économie capitaliste, est terminé sur tous les champs et sous tous ses
aspects. Nous sommes à l’époque des monopoles, c’est-à-dire des
empires. Les pays latino-américains sont arrivés en retard à la compé-
tition capitaliste. Les premiers postes ont déjà été définitivement attri-
bués. Le destin de ces pays, dans l’ordre capitaliste, est celui de
simples colonies » 194.
Nous voyons par conséquent que cette représentation du procès
historique contemporain en Amérique latine [185] considère impos-
sible une étape du capitalisme national indépendant : la seule alterna-
tive à la domination de la métropole nord-américaine est le socialisme
(en dernière analyse en échelle continentale), alternative qui se pré-
sente plus sous la forme d’une possibilité objective que d’un résultat
inévitable du développement économique et social.
Dans un virulent pamphlet, écrit au Mexique en 1928, contre
l’A.P.R.A. de Haya de la Torre, Julio Antonio Mella, fondateur du
Parti Communiste de Cuba, prend comme point de départ les thèses de
Lénine sur la question nationale et coloniale (Deuxième Congrès de la
HP Internationale), dont il cite le passage suivant : a Les mouvements
de libération nationale des colonies et nationalités opprimées sont en
train de se convaincre par leur expérience amère qu’il n’y a pas pour
eux de salut sans la victoire du pouvoir soviétique » ; il ajoute, à titre
de commentaire, son interprétation extrêmement radicale de la thèse
léniniste :

194 Mariategui, « Carta colectiva del grupo de Lima », in El proletariado y su


organizaciόn, Grijalbo, Mexico, 1970, pp. 119-120.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 148

« En d’autres termes : le triomphe dans chaque pays de la révolution


ouvrière sur l’impérialisme mondial.
« Les trahisons des bourgeoisies et petites-bourgeoisies nationales ont
une cause que déjà tout le prolétariat comprend. Elles ne luttent pas contre
l’impérialisme étranger pour abolir la propriété privée, mais pour défendre
leur propriété face au vol de l’impérialisme. Dans leur lutte contre
l’impérialisme — le voleur étranger — les bourgeoisies — les voleurs na-
tionaux — s’unissent au prolétariat, cette bonne chaire à canon. Mais ils
finissent par comprendre qu’il vaut mieux s’allier avec l’impérialisme,
puisqu’en dernière analyse ils ont le même intérêt. De progressistes elles
deviennent réactionnaires...
[186]
« Pour parler concrètement : la libération nationale absolue, seule
l’obtiendra le prolétariat, et ce sera par le moyen de la révolution ou-
vrière » 195.

Il nous semble évident que la position de Mella doit être expliquée


non seulement en rapport aux textes classiques (son interprétation de
Lénine n’est pas la seule possible : d’ailleurs, en histoire des idées on
ne trouve jamais une réception purement passive : toute lecture est
sélective et spécifique), mais aussi à la situation politique et sociale au
Mexique — où il s’était exilé en 1925 — à l’époque de
l’« institutionnalisation de la révolution » de Plutarco Elias Calles. En
effet, pour les théoriciens communistes des années 20, le Mexique
apparaît comme l’exemple concret et palpable de l’inviabilité d’une
étape capitaliste réellement indépendante, d’un développement éco-
nomique national libre de la domination impérialiste, il a joué, dans
un autre contexte, le même rôle de « pôle idéologique négatif » que
plus tard la défaite guatémaltèque de 1954 pour certains groupes et
penseurs marxistes (p. ex. Guevara).
À partir de 1935 approximativement, cette conception, que nous
pourrions provisoirement désigner comme « non étapiste », tend à

195 In Hombres de la Revolucion : Julio Antonio Mella, lmprenta Universitaria,


La Habana, 1971, pp. 77-78.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 149

disparaître de l’univers idéologique du marxisme latino-américain,


restant restreinte à des petits groupes d’extrême-gauche (surtout trots-
kystes), généralement minoritaires au sein du mouvement ouvrier or-
ganisé ; la principale exception est la Bolivie, où en 1946 un congrès
de mineurs à Pulacayo approuve un document (précisément
d’inspiration trotskyste) qui proclame que la révolution en Bolivie
devra se réaliser sous la direction du prolétariat et que « les travail-
leurs, une fois au pouvoir, [187] ne pourront pas se tenir indéfiniment
dans les limites démocratiques-bourgeoises et seront obligés, chaque
jour, à faire des coupes de plus en plus profondes dans le régime de la
propriété privée, de telle façon que la révolution prendra un caractère
permanent » 196.
L’autre vision, que nous avons nommée « étapiste », devient alors
hégémonique au sein du communisme en Amérique latine ; le tour-
nant se situe plus ou moins à l’époque où le Comintern lance la straté-
gie des Fronts Populaires, mais elle cherche son inspiration théorique
dans les textes de Staline des années 1925-27. Il est bien évident que
ce n’est pas « l’influence » des œuvres de Staline qui explique cette
nouvelle perspective. C’est la transformation de la structure politique
des partis communistes en Amérique latine, l’essor en leur sein d’une
nouvelle génération de dirigeants, leur intégration politique et idéolo-
gique plus étroite dans la IIIe Internationale, que constituent le fonde-
ment réel de l’adoption de l’étapisme.
Le 4 décembre 1936, par exemple, un éditorial publié par le pério-
dique du P.C. cubain, Bandera Roja, se réclame d’un discours de Sta-
line, prononcé en 1925, où celui-ci mettait en garde contre la dange-
reuse déviation qui consiste à « sous-estimer l’importance d’une al-
liance entre la classe ouvrière et la bourgeoisie révolutionnaire contre
l’impérialisme. » L’éditorial souligne l’actualité de cette thèse pour
Cuba ou « la bourgeoisie nationale, en contradiction avec
l’impérialisme qui l’opprime, accumule des énergies révolutionnaires
qu’on ne doit pas laisser perdre. Fraternisés donc par l’intérêt com-
mun de libérer notre pays, toutes les couches de notre population, du
prolétariat à la bourgeoisie nationale, peuvent et doivent former [188]
un large front populaire contre l’oppresseur étranger » 197. Des textes

196 In A. Cornejo, Programas politicos de Bolivia, p. 314, sq.


197 In Saverio Tutino, L’ottobre cubano, Einaudi, 1968, p. 148.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 150

semblables apparaissent à cette époque dans la presse et les docu-


ments de tous les partis communistes du continent.
La présupposition stratégique d’une étape socio-économique et po-
litique de capitalisme national-démocratique est évidemment le fon-
dement idéologique de ces tentatives de Front Populaire en Amérique
latine, parmi lesquelles la chilienne est sans doute la plus significative
et la plus prolongée (1938-1948). Dans un document de 1941, le Parti
Communiste du Chili définit le Front Populaire comme « une grande
croisade nationale pour préserver l’indépendance et l’unité du Chili,
défendre le régime démocratique, améliorer les conditions de travail et
le niveau de vie des masses laborieuses et sauvegarder la paix » 198.
Un des points du programme du P.C pour le Front Populaire deman-
dait : « Établissement d un contrôle effectif par l’État sur les opéra-
tions de toutes les banques du pays, avec l’objectif de prévenir des
nouvelles fraudes et d utiliser le crédit pour le bénéfice d’un dévelop-
pement industriel indépendant du Chili, pour le bénéfice des petits
paysans, mineurs, commerçants et industriels » 199.
L’étape du capitalisme progressiste et indépendant joue dans cette
vision du procès historique un rôle dans une certaine mesure sem-
blable à l’étape démocratico-bourgeoise dans l’idéologie des penseurs
marxistes de la IIe Internationale. Dans les deux cas — malgré les dif-
férences évidentes, à la fois politiques et théoriques — l’idée d’une
succession rigoureuse et invariable des étapes du développement éco-
nomique et social, d’un « mûrissement » progressif [189] des condi-
tions objectives (surtout économiques), de l’impossibilité d’une rup-
ture, discontinuité, « saut » ou télescopage du procès, est la base doc-
trinaire de la pensée et de la pratique politiques.
Dans la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale, les Fronts
Populaires tendent à disparaître, et il s’établit un nouveau type de rap-
port entre le mouvement communiste et certains régimes de type po-
puliste, toujours à partir de la même perspective historique. Dans un
rapport écrit en 1952, à l’époque de la présidence Arbenz, José Ma-
nuel Fortuny, secrétaire du Parti guatémaltèque du Travail, affirmait :
« Nous, communistes, reconnaissons qu’en raison de ses conditions

198 « A program of action for the victory or the chilean People’s Front », The
Communist, XX, n° 5, may 1941, p. 456.
199 Ibid.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 151

spéciales, le développement du Guatemala devra se réaliser encore


pendant quelque temps par le chemin du capitalisme. » 200 Il s’agissait
bien entendu, d’un capitalisme démocratique et nationaliste, pour
l’accomplissement duquel le P.G.T. comptait avec la collaboration de
la bourgeoisie progressiste et de l’Armée ; les événements de 1954
allaient décevoir brutalement ces espoirs.
L’exemple du Brésil nous semble être le plus intéressant et le plus
typique de cette nouvelle problématique. Pendant dix ans, de 1954 à
1964, le P.C. brésilien appliqua une stratégie de soutien aux gouver-
nements populistes de Juscelino Kubitschek et Joâo Goulart, politique
dont les présuppositions idéologiques sont exposées avec une cohé-
rence notable dans un document intitulé « Déclaration sur la politique
du Parti Communiste du Brésil », de mars 1958. Voici les principales
thèses de ce texte, qui constitue une des formulations les plus systé-
matiques et rigoureuses de la vision « étapiste » du procès historique
en Amérique latine :
[190]

1) Les « survivances féodales » au Brésil, qui se maintiennent


dans une large partie du pays, « font obstacle au progrès de
l’agriculture ». Le développement capitaliste national entre en
contradiction avec cette « structure traditionnelle archaïque ».
(pp. 5-6.)
2) La contradiction entre le prolétariat et la bourgeoisie « n’exige
pas une solution radicale dans l’étape actuelle. Dans les condi-
tions présentes du pays, le développement capitaliste corres-
pond aux intérêts du prolétariat et de toute le peuple ». (p. 14.)
3) « La révolution au Brésil, par conséquent, n’est pas encore so-
cialiste, mais anti-impérialiste et anti-féodale, nationale et dé-
mocratique. » Cette révolution devra conduire à « l’entière libé-
ration économique et politique de la dépendance envers
l’impérialisme nord-américain » ; à la transformation de la
structure agraire avec la liquidation du monopole de la terre et
des rapports pré-capitalistes de travail ; au développement indé-

200 Fortuny, « Relatorio sobre la actividad del Comité Central al Segundo


Congreso del Partido », 11-12-1952.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 152

pendant et progressiste de l’économie nationale et à la démocra-


tisation radicale de la vie politique ». (p. 14.)
4) « Le développement économique capitaliste entre en conflit
avec l’exploitation impérialiste nord-américaine, approfondis-
sant la contradiction entre les forces nationales et progressistes
en croissance, et l’impérialisme nord-américain, qui fait obs-
tacle à leur expansion. Dans ces conditions la contradiction
entre la nation en développement et l’impérialisme nord-
américain et ses agents internes est devenue la contradiction
principale de la société brésilienne. » (p. 15.)
5) Une fois réalisées ces transformations, seront créées « les con-
ditions pour la transition au socialisme, objectif non immédiat,
mais final, de la classe ouvrière brésilienne ». (p. 15.)

[191]
Nous trouvons ici, avec quelques modifications importantes (le
rôle de l’impérialisme) le schéma de Engels, qui en réalité n’est pas
autre chose que le résumé des étapes du développement sociale en Eu-
rope Occidentale. Dans ce sens, la vision de l’histoire dans ce docu-
ment brésilien de 1958 est, dans une certaine mesure, la transplanta-
tion pour l’Amérique latine du XXe siècle du modèle de développe-
ment européen des siècles XV à XIX.
Le coup militaire de 1964, appuyé à la fois par le gouvernement
américain et par les représentants des différentes associations patro-
nales (industrie, agriculture, commerce) du Brésil, a mis en question,
pour un grand nombre de militants et intellectuels communistes,
l’adéquation du schéma historico-social du P.C. brésilien. Apparais-
sent en ce moment quelques tentatives d’explication sociologique de
la politique et de l’idéologie du communisme au Brésil au cours des
trente dernières années, dont l’hypothèse fondamentale est « l’origine
petite-bourgeoise de la direction prestiste du P.C.B. ».
À notre avis cette explication n’est pas satisfaisante. Il est possible
que l’origine « tenentiste » et de classe moyenne de Luis Carlos
Prestes, Agildo Barata et autres dirigeants du P.C.B. a joué un certain
rôle dans la détermination du caractère de l’insurrection de 1935, mais
ce facteur ne peut en aucune manière rendre compte de la théorie et de
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 153

la pratique du parti au cours de ces trente années. Tout d’abord pour la


simple raison que d’autres partis communistes d’Amérique latine,
dont les dirigeants sont d’origine prolétarienne (fréquemment cadres
originaires de l’appareil syndical), n’ont pas eu une idéologie (ou une
pratique politique) qualitativement distinct du P.C.B. dans cette pé-
riode. D’autre part, peu d’années après la publication du document du
P.C.B. dont nous avons parlé (1958), un groupe d’origine nettement
petite-bourgeoise [192] a développé une vision du marxisme et une
praxis considérablement différentes du modèle habituel du mouve-
ment communiste latino-américain depuis 1935 : la direction castriste
cubaine...
À notre avis, la direction du P.C.B. et des autres partis du même
type doit être considérée en dernière analyse non en fonction de son
origine sociale, mais si en tant que catégorie sociale spécifique 201. En
tant que groupe « professionnel » de direction, organiquement structu-
ré et hiérarchisé, le comportement et la pensée de la direction du
P.C.B. correspondent à leur situation de catégorie sociale, leur nature
politique d’appareil dirimant d’un parti appartenant à un courant dé-
termine du mouvement ouvrier international. Dans le cadre de cette
hypothèse, les rapports organisationnels, politiques et idéologiques
entre la direction du P.C.B. et la IIIe Internationale (et/ou le P.C.U.S.)
sont une variable bien plus décisive pour la compréhension de leur
vision du procès historique et de leur stratégie que l’origine militaire
petite-bourgeoise de Prestes et autres dirigeants du Parti. Le même
principe explicatif est valable pour d autres partis communistes en
Amérique latine, sans ignorer, évidemment, certaines particularités
nationales et historiques qui peuvent jouer un rôle décisif.
Après la révolution cubaine, certains secteurs du mouvement
communiste officiel vont se solidariser avec l’expérience cubaine et
chercheront à reformuler partiellement leur stratégie, prenant en con-
sidération les thèses castristes. Le représentant le plus connu de cette
tendance. [193] Rodney Arismendi (dirigeant du P.C. uruguayen et
participant notoire du congrès de l’O.L.A.S.), introduit certaines

201 Nous définissons comme catégorie sociale un groupe dont le trait distinctif
correspond à un rapport spécifique à des structures politiques et idéolo-
giques (non économiques) : par exemple, militaires, étudiants, bureaucrates,
intellectuels, etc. Cf. Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales,
Maspero, p. 89.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 154

nuances dans la conception traditionnelle, mais sans arriver réellement


à une rupture avec le schéma étapiste fondamental. Selon Arismendi,
l’histoire des révolutions démocratico-bourgeoises en Amérique latine
(comparée aux réalisations de la révolution cubaine) prouve
« l’incapacité organique de la bourgeoisie nationale à diriger en Amé-
rique latine la lutte démocratique pour la libération nationale ». Il
s’agit donc de réaliser, en échelle continentale, une révolution démo-
cratique et national-libératrice, étape indispensable dans le chemin
vers le socialisme, non plus sous la direction de la bourgeoisie natio-
nale (p. ex. sous la forme d’un gouvernement populiste), mais si d’un
« front démocratique national » duquel participent seulement, à côté
du prolétariat, de la paysannerie et des classes moyennes, « les sec-
teurs les plus avancés de la bourgeoisie nationale ». Cependant, Aris-
mendi ne perd pas l’espoir que ce front puisse « gagner ou neutraliser
la plus grande partie de la bourgeoisie nationale », s appuyant, pour
atteindre cet objectif, « sur toute la gamme des contradictions qui
l’opposent (la bourgeoisie nationale) à l’impérialisme nord-
américain... » 202 L’appui ou la neutralité de cette bourgeoisie natio-
nale impliquant, évidemment, que l’étape national-libératrice n’atteint
pas les fondements de la prospérité privée et du mode de production
capitaliste. Sans doute, la conception d’Arismendi reste dans le cadre
fondamental de l’étapisme, mais elle modifie jusqu’à un certain point
l’analyse du rôle des différentes classes sociales dans la révolution
démocratico-nationale, insistant, par exemple, sur une « participation
[194] prédominante du prolétariat » dans le futur « gouvernement dé-
mocratique de libération nationale » 203.
D’autre part, la révolution cubaine a produit naturellement une ré-
novation de la vision « non étapiste » du procès historique, dont le
premier promoteur a été la direction castriste elle-même et en particu-
lier Che Guevara (qui avait passé par l’amère expérience guatémal-
tèque de 1954). Dès avril 1959, Guevara, dans une interview à un
journaliste étranger, parlait du « développement ininterrompu de la
révolution » et de la nécessite d’abolir « le système social » existant et

202 R. Arismendi, « Problèmes d’une révolution continentale », Recherches


internationales à la lumière du marxisme, no 32, juillet-août 1962, pp. 22,
58, souligné par nous.
203 Ibid., pp. 46-47.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 155

ses « fondements économiques » 204. Quelques années plus tard, es-


sayant d’esquisser un bilan théorique, dans le cadre de la conception
marxiste de l’histoire, du procès révolutionnaire cubain, le Che a écrit
un travail qui constitue une élaboration sommaire mais extrêmement
cohérente et radicale de la doctrine « non étapiste ». Son point de dé-
part est la célèbre polémique de Lénine avec l’historien menchevik
Soukhanov (1923), dans laquelle le fondateur de l’État soviétique sou-
ligne « la possibilité (pour la Russie) de passer d’une manière diffé-
rente des pays de l’Occident de l’Europe à la création des prémisses
fondamentales de la civilisation. » L’importance théorique de ce texte
consiste précisément dans le refus du modèle européen (occidental)
des étapes du développement social comme matrice universelle et in-
variable.
Selon Guevara, cette problématique est pertinente pour la compré-
hension de la révolution cubaine, parce que le modèle européen tradi-
tionnel ne permet pas de répondre à la question fondamentale :
« comment peut [195] se produire dans un pays colonisé par
l’impérialisme, sans aucun développement de ses industries de base,
dans une situation de mono-producteur, dépendant d’un seul marché
la transition au socialisme ? » 205
Le point de vue rigide et étapiste répondrait « comme les théori-
ciens de la IIe Internationale... que Cuba a rompu toutes les lois de la
dialectique, du matérialisme historique, du marxisme, et que, par con-
séquent, n’est pas un pays socialiste ». Pour Guevara, par contre, la
révolution cubaine peut et doit être expliquée par la théorie marxiste,
comme la rupture du « maillon le plus faible du système mondial du
capitalisme », rupture réalisée grâce à l’initiative de forces révolution-
naires qui « brûlent des étapes, décrètent le caractère socialiste de la
révolution et commencent la construction du socialisme ». L’avant-
garde du mouvement révolutionnaire, avec l’appui des masses popu-
laires, a été capable de « forcer la marche des événements, mais la
forcer dans le cadre de ce qui est objectivement possible » 206.

204 Che Guevara, Selected Works, MIT, Chicago, 1969, p. 372.


205 Che Guevara, « La planificatiόn socialista, su significado », junio de 1964,
in Obras 1957-1967, vol. II, Casa de la Amercias, La Habana, p. 332.
206 Ibid., pp. 322-323.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 156

À l’intérieur de cette vision guévariste du procès historique — qui


s’oppose explicitement aux « théoriciens de la IIe Internationale » et
implicitement à la tradition hégémonique au sein du marxisme latino-
américain au cours des dernières trente années — il existe la possibili-
té objective de « sauter les étapes », possibilité dont l’actualisation ou
non dépend de variables essentiellement politiques : le rôle des
groupes révolutionnaires. Cette interprétation du marxisme se dis-
tingue par conséquent de l’antérieure par une conception moins abso-
lue et plus médiatisée du rôle de l’« infrastructure économique » et
[196] par une plus grande valorisation de l’instance politique en géné-
ral et de l’intervention « volontaire » et « consciente » de forces orga-
nisées en particulier. Ces thèses de Guevara reçoivent une expression
directement politique dans la célèbre formule du Message de 1967 qui
est rapidement devenue un des points de référence obligatoires de la
vision « non étapiste » en Amérique latine : « Les bourgeoisies au-
tochtones ont perdu toute capacité d’opposition à l’impérialisme — si
jamais elles l’ont eue — et ne forment maintenant que son wagon ar-
rière. Il n’y a pas d’autres changements à faire : ou révolution socia-
liste ou caricature de révolution. » 207
Le Chili est aujourd’hui théâtre de discussions politico-
idéologiques au sein de la gauche marxiste, dont un des foyers de di-
vergence est précisément la question des étapes du procès social.
Le P.C. chilien avait déjà en 1967, à travers un article de grande
répercussion de son secrétaire général. Luis Corvalan, critiqué ouver-
tement la thèse (qui allait être défendue cette même année par
l’O.L.A.S.) d’une révolution socialiste continentale. Dans cet article
Corvalan refuse catégoriquement l’idée de l’« objectif immédiatement
socialiste de la lutte », et insiste sur la nécessité de passer d’abord par
une étape « anti-olygarchique et anti-impérialiste » 208. Nous retrou-
vons ce thème dans le rapport de Corvalan au XIVe Congrès du P.C.
chilien, du 23/11/1969, quand il déclare : « Le pouvoir populaire que
nous voulons générer et la révolution que nous avons besoin de faire
sont, par leur essence et leur but, anti-impérialistes et anti-
olygarchiques avec la perspective du socialisme. Il s’ensuit qu’à notre

207 Ibid., p. 589.


208 In Carlos Cerda, El leninismo y la victoria popular, Quimantú Santiago,
1971, pp. 111-121.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 157

avis ne sont pas sérieuses [197] et manquent de rigueur scientifique


les propositions qu’on fait parfois dans le sens de donner déjà un ca-
ractère socialiste à tout le procès révolutionnaire que nous devons au-
jourd’hui accomplir. Le chemin vers le socialisme passe à travers les
transformations anti-impérialistes et anti-olygarchiques ». En d’autres
termes : il s’agit de réaliser à l’étape actuelle seulement « les tâches
concrètes qui correspondent à chaque moment historique », « les
changements qui sont aujourd’hui posés objectivement » 209.
L’intérêt de ces thèses est évident, dans la mesure où le parti qui
les a élaborées est une des principales forces du gouvernement
d’Unité Populaire au Chili, dont il cherche à inspirer l’orientation à
partir des principes stratégiques (étapistes) ci-dessus.
D autre part, le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (M.I.R.)
affirmait, dès son document-programme de décembre 1967 : « Nous
rejettons la « théorie des étapes » qui établit, de manière erronée, qu’il
faut d’abord passer par une phase démocratico-bourgeoise, sous la
conduite de la bourgeoisie industrielle, avant que le prolétariat ne
prenne le pouvoir. » 210 Se réclamant de l’héritage politique de Gueva-
ra, le M.I.R. proclame le caractère socialiste de la future révolution
chilienne et fonde sur cette présupposition son intervention politique,
sa stratégie, sa tactique et sa lutte idéologique avec le' Parti Commu-
niste.
On peut même affirmer que, dans une certaine mesure, la plupart
des thèmes en discussion au sein de la gauche chilienne — voie paci-
fique ou voie armée, rôle de l’armée et de la démocratie chrétienne,
occupations [198] d’usines ou respect de la légalité, etc. - sont direc-
tement ou indirectement liées à la problématique des étapes.
Il est évident que le débat entre ces deux conceptions au sein du
marxisme latino-américain est loin d’être terminé et continuera proba-
blement au cours des années 70 à être un des centres de polarisation
du champ idéologique et politique.
La renaissance actuelle du courant trotskyste en Amérique latine
est un des aspects les plus significatifs de cette polarisation.

209 Louis Corvalán, Camino de Victoria, Santiago, sept 1971.


210 In C. Lamour, Le Pari Chilien, Stock, Paris, 1972, p. 222.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 158

[199]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.

CONCLUSION

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[200]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 159

[201]

Science et révolution :
objectivité et point de vue de classe
dans les sciences sociales

« La vérité seule est révolutionnaire. »


Antonio GRAMSCI.

L’objectivité est-elle possible dans les sciences sociales ? S’agit-il


d’une objectivité de même type que celle des sciences naturelles,
comme l'affirment les positivistes ? La science sociale n’est-elle pas
nécessairement « engagée », c’est-à-dire liée au point de vue d’une
classe sociale ? Comment concilier ce caractère « partisan » avec la
connaissance objective de la vérité ?
Ces questions se trouvent au centre du débat méthodologique dans
la sociologie, l’histoire, l’économie politique, l’anthropologie, la
science politique et l’épistémologie depuis plus d’un siècle. Nous es-
saierons de montrer pourquoi seul le marxisme est capable d’apporter
une solution radicale et cohérente à ce problème (même s’il [202] faut
reconnaître que les textes des auteurs marxistes ne nous offrent que
les premiers éléments en ce sens), solution dont la première condition
de possibilité est la rupture épistémologique totale avec le positivisme.

I. — Le positivisme

Retour à la table des matières

L’idée centrale du courant positiviste est d’une simplicité évangé-


lique : dans les sciences sociales, comme dans les sciences de la na-
ture, il faut écarter les préjugés et les présuppositions, séparer les ju-
gements de fait des jugements de valeur, la science de l’idéologie. Le
but du sociologue, ou de l’historien, doit être d’atteindre la neutralité
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 160

sereine, impartiale et objective qui est celle du physicien, du chimiste


et du biologiste. Laissons la parole au « Grand Ancêtre », Auguste
Comte :
« J’entends par physique sociale la science qui a pour objet propre
l’étude des phénomènes sociaux, considérés dans le même esprit que
les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et physiolo-
giques, c’est-à-dire comme assujettis à des lois naturelles invariables,
dont la découverte est le but spécial de ses recherches. » 211 Sans ad-
mirer ni maudire les faits politiques et en y voyant essentiellement,
comme en toute autre science, de simples sujets d’observation, la phy-
sique sociale considère chaque phénomène sous le double point de
vue élémentaire de son harmonie avec les phénomènes coexistants et
son enchaînement avec l’état antérieur... » 212
Le positivisme comtien est donc fondé sur deux prémisses essen-
tielles, étroitement liées :
[203]

1) La société peut être épistémologiquement assimilée à la nature


(ce que nous appellerons le « naturalisme positiviste ») ; il
règne dans la vie sociale une harmonie naturelle.
2) La société est régie par des lois naturelles, c’est-à-dire des lois
invariables, indépendantes de la volonté et de l’action humaine.

Il suit de ces prémisses que la méthode des sciences sociales peut


et doit être identique à celle des sciences de la nature, que ses procé-
dés de recherche doivent être les mêmes et, surtout, son observation
aussi « neutre », objective et détachée des phénomènes.
Les implications idéologiques conservatrices, réactionnaires et
contre-révolutionnaires de cette conception sont évidentes. Comte,
dont la franchise n’est pas un des moindres mérites les formule expli-
citement : puisque les lois sociales sont des lois naturelles, la société

211 A Comte, « Considérations philosophiques sur la science et les savants ».


Politique d’Auguste Comte, Colin Pans, p. 71.
212 Id., Cours de philosophie positive, Schneider freres ed., Paris, 1908, T. IV,
p. 214.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 161

ne peut pas être transformée ; à l’encontre des rêves révolutionnaires,


utopiques et négatifs, le positivisme prône l’acceptation passive du
statu quo social :

« [Le positivisme] tend puissamment, par sa nature, à consolider


l’ordre public, par le développement d’une sage résignation [...]. Il ne
peut, évidemment, exister de vraie résignation, c’est-à-dire de disposition
permanente à supporter avec constance, et sans aucun espoir de compensa-
tion quelconque, des maux inévitables, que par suite d’un profond senti-
ment des lois invariables qui régissent tous les divers genres de phéno-
mènes naturels. C’est donc exclusivement à la philosophie positive que se
rapporte une telle disposition, à quelque sujet qu’elle s’applique, et, par
conséquent, à l’égard aussi des maux politiques. » 213

[204]
Ce passage, véritable joyau du naturalisme positiviste, est un des
rares moments où le discours sociologique bourgeois se manifeste
dans toute sa pureté, pour ainsi dire à l’état sauvage. Il permet de
mieux saisir le sens véritable du mot « positif » employé par Comte
pour distinguer, mieux, opposer sa doctrine aux dangereuses théories
négatives, critiques, destructrices, dissolvantes, subversives, en un
mot, révolutionnaires, de la philosophie des lumières, de la Révolu-
tion française et du socialisme 214.
Durkheim, plus que Comte, sera le vrai maître à penser de la socio-
logie positiviste moderne. Son naturalisme sociologique est d’origine
comtienne, comme il le reconnaît explicitement dans Les Règles de la
méthode sociologique : « La première règle et la plus fondamentale
est de considérer les faits sociaux comme des choses. [...] Comte, il
est vrai, a proclamé que les phénomènes sociaux sont des faits natu-
rels soumis à des lois naturelles. Par là, il a implicitement reconnu leur
caractère de choses ; car il n’y a que des choses dans la nature. » 215

213 Ibid., T. IV, p. 100.


214 Cf. Auguste Comte, Discours sur l’esprit positif, 10/18, p. 73.
215 Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, P.U.F., Paris, 1956, pp.
15-19.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 162

Durkheim fait plusieurs fois appel à des modèles naturalistes pour


« expliquer » les phénomènes sociaux, modèles dont le rôle idéolo-
gique est toujours conservateur. Par exemple, selon Durkheim, la so-
ciété est, comme l’animal, « un système d’organes différents dont
chacun a un rôle spécial ». Certains organes sociaux ont « une situa-
tion particulière et, si l’on veut, privilégiée » ; situation, selon lui, tout
à fait naturelle, fonctionnelle et inévitable : « Elle est due à la nature
du rôle qu’il remplit et non à quelque cause étrangère à ses fonc-
tions. » Ce privilège est donc un phénomène absolument normal
qu’on [205] trouve chez tout organisme vivant : « C’est ainsi que chez
l’animal, la prééminence du système nerveux sur les autres systèmes
se réduit au droit, si l’on peut parler ainsi, de recevoir une nourriture
plus choisie et de prendre sa part avant les autres. » 216 Dans d’autres
œuvres de Durkheim, l'analogie « organiciste » et le modèle social-
darwiniste de la « survivance des plus aptes » dans « la lutte pour la
vie » se confondent : « Car, si rien n’entrave ou ne favorise indûment
les concurrents qui se disputent les taches, il est inévitable que ceux-là
seuls qui sont les plus aptes a chaque genre d’activité y parviennent.
[...] On dira que ce n’est pas toujours assez pour contenter les
hommes ; qu’il en est dont les désirs dépassent toujours les facultés. Il
est vrai ; mais ce sont des cas exceptionnels et, peut-on dire, mor-
bides. (Sic !) Normalement, l’homme trouve le bonheur à accomplir sa
nature ; ses besoins sont en rapport avec ses moyens. C’est ainsi que
dans l’organisme chaque organe ne réclame qu’une quantité
d’aliments proportionnée à sa dignité. » 217
Comme Comte, Durkheim était conscient du caractère foncière-
ment réactionnaire de son naturalisme sociologique ; il le proclame
avec une fierté quelque peu naïve dans la préface des Règles de la mé-
thode : « Notre méthode n’a donc rien de révolutionnaire. [C’est le
moins qu’on puisse dire ! M.L.] Elle est même, en un sens essentiel-
lement conservatrice, puisqu’elle considère les faits sociaux comme
des choses dont la nature, si souple et si malléable qu’elle soit, n’est
pourtant pas modifiable à volonté. » 218

216 Id., pp. 157-158. La Division du travail social. P.U.F., Paris, 1960.
217 Ibid., pp. 369-370.
218 Id., Les Règles de la méthode..., préface, p. 8.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 163

[206]
Le discours durkheimien, nous l’avons vu, passe allègrement de la
loi de la jungle aux lois naturelles de la société et de celles-ci aux or-
ganismes vivants. Cet étonnant vagabondage de la démarche est fondé
sur une présupposition méthodologique essentielle : l’homogénéité
épistémologique des différents domaines et, par conséquent, des
sciences qui les prennent pour objet. Présupposition qui fonde cette
exigence centrale et décisive de tous les courants positivistes : « Que
le sociologue se mette dans l’état d’esprit où sont physiciens, chi-
mistes, physiologues, quand ils s’engagent dans une région encore
inexplorée de leur domaine scientifique. » 219
Comment le chercheur en sciences sociales peut-il se mettre dans
l’état d’esprit du chimiste si l’objet de son étude, la société, est aussi
l’objet d’un combat politique acharné où s’affrontent des conceptions
du monde radicalement opposées ? La réponse de Durkheim est d une
ingénuité désarmante, empreinte d’une « bonne volonté » positiviste :
« La sociologie ainsi entendue ne sera ni individualiste, ni commu-
niste, ni socialiste, au sens qu’on donne vulgairement à ces mots. Par
principe, elle ignorera ces théories auxquelles elle ne saurait recon-
naître de valeur scientifique, puisqu’elles tendent directement, non à
exprimer les faits, mais à les reformer. » En d’autres termes : le socio-
logue doit « ignorer » les conflits idéologiques, « faire taire les pas-
sions et les préjugés » et « écarter systématiquement toutes les préno-
tions » 220.
Durkheim, bon positiviste, croit que les « préjugés » et les « préno-
tions » peuvent être « écartes » comme on écarte une paire de lunettes
sombre pour voir plus clair. Il ne comprend pas que ces « prénotions »
(c’est-à-dire [207] les idéologies) sont, comme le strabisme et le dal-
tonisme partie intégrante du regard, élément constitutif du point de
vue. Durkheim lui-même est d’ailleurs la preuve vivante que la
« bonne volonté » et l’ardent désir d’être objectif ne suffisent nulle-
ment à faire taire les « préjuges » (dans son cas conservateurs et
contre-révolutionnaires)...

219 Id., Les Règes de la méthode..., p. 14.


220 Ibid., pp. 140, 144, 31. Souligné par nous.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 164

Le positivisme n’est nullement un phénomène propre au XIXe


siècle. Des courants manifestement néo-positivistes exercent au-
jourd’hui encore une influence décisive, sinon hégémonique, sur les
sciences sociales universitaires, académiques, « officielles » et institu-
tionnalisées, en particulier aux U.S.A. Les formes, évidemment, en
ont changé : behaviourisme et fonctionnalisme ont remplacé la vieille
métaphysique d’Auguste Comte, et le modèle cybernétique se substi-
tue avantageusement à l’organisme biologique de Durkheim. Mais le
principe fondamental reste le même : George A. Lundberg, auteur
d’un manuel de sociologie moderne fort apprécié aux U.S.A.,
n’hésitait pas à écrire ces lignes qui semblent directement extraites du
Discours de philosophie positive : « En considérant la sociologie
comme une science naturelle, nous étudierons le comportement social
humain dans le même esprit objectif qu’un biologiste étudié un nid
d’abeilles, une colonie de termites l’organisation et le fonctionnement
d’un organisme vivant. » 221
[208]
Il faut ajouter que la thèse positiviste selon laquelle l’objectivité
aurait pour condition la séparation entre jugements de fait et juge-
ments de valeur, et l’élimination volontaire des « prénotions », a in-
fluencé la sociologie bien au-delà des limites du courant positiviste au
sens strict. Max Weber notamment, qui peut difficilement être consi-
dérée comme un positiviste, reconnaissait la spécificité des « sciences
de la culture » par rapport aux sciences naturelles ; il croyait néan-
moins que la science sociale pouvait et devait être « sans présupposi-
tion » et « non valorisante » (Wertfrei). Selon Weber, les concepts des
sciences sociales ne doivent pas être « des glaives pour attaquer des

221 G.A. Lundbert, C. Schrag, O. Larsen, Sociology, New York, 1954, p. 5 : Cf.
aussi B. Berelson, « Introduction to the Behavioural Sciences », The Beha-
vioural Sciences Today, New York, 1963, p. 3 : « Le but scientifique est
d’établir des généralisations dur le comportement humain, soutenues par des
évidences empiriques rassemblées de façon impersonnelle et objective. […]
La fin ultime est de comprendre, expliquer et prévoir le comportement hu-
main dans le même sens où les scientistes comprennent, expliquent et pré-
voient le comportement des forces physiques ou de facteurs biologiques, ou,
ce qui est plus proche de nous, le comportement de biens et prix dans le
marché économique. » Voir aussi à ce sujet l'ouvrage de I. Kon, Der Positi-
vismus in der Soziologie, Akademie Verlag, Berlin, 1968.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 165

adversaires », mais seulement « des socs de charrue pour ameublir


l’immense champ de la pensée contemplative », parce que « chaque
fois qu’un homme de science fait intervenir son propre jugement de
valeur, il n’y a plus compréhension intégrale des faits » 222. Dans cer-
tains écrits méthodologiques cependant, Weber reconnaît que, pour ce
qui est des sciences sociales, les valeurs de l’observateur jouent un
certain rôle dans la sélection de l’objet de la recherche scientifique, la
détermination de la problématique et des questions à poser. Mais il
souligne que les réponses apportées, la recherche elle-même, le travail
empirique du savant doivent être libres de toute valorisation, et ses
résultats acceptables par tous 223. Comme si le choix des questions ne
commandait pas dans une large mesure les réponses elles-mêmes !
[209] Lucien Goldmann souligne à juste titre le caractère contradic-
toire de la position de Weber, à mi-chemin entre la méconnaissance
du déterminisme social de la pensée sociologique caractérisant les po-
sitivistes et son acceptation intégrale par les marxistes : « Les élé-
ments choisis déterminent d’avance, cela va de soi, le résultat de
l’étude. Les valeurs étant [...] celles de telle ou telle classe sociale, ce
qu’une perspective éliminera comme non essentiel peut-être, au con-
traire, très important dans une autre. [...] Sur ce point, la pensée de
Weber s’avère insoutenable. » 224
L’erreur fondamentale du positivisme est donc l’incompréhension
de la spécificité méthodologique des sciences sociales par rapport aux
sciences naturelles, spécificité dont les causes principales sont :

1) le caractère historique des phénomènes sociaux transitoires, pé-


rissables, susceptibles d’être transformés’ par 1 action des
hommes ;
2) l’identité partielle entre le sujet et l’objet de la connaissance ;

222 Max Weber, Le Savant et le Politique, 10/18, Paris, 1959.


223 Id., « Die Objektivität sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Er-
kenntnis », Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen, J.C.B.,
MOHR, 1922, PP. 170-184.
224 L. Goldmann, Sciences humaines et philosophies, Gonthier, Paris, 1966, p.
43. L’analyse de Goldman sur le problème de l’objectivité nous semble une
des plus intéressantes dans toute la littérature marxiste contemporaine.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 166

3) le fait que les problèmes sociaux sont l’enjeu des visées anta-
gonistes des différentes classes sociales ;
4) les implications politico-idéologiques de la théorie sociale : la
connaissance de la vérité peut avoir des conséquences directes
sur la lutte de classes.

Ces raisons (étroitement liées entre elles) font que la méthode des
sciences sociales se distingue de la méthode des sciences naturelles,
non seulement au niveau des modèles théoriques, techniques de re-
cherche et procédés d analyse, mais aussi et surtout au niveau du rap-
port aux [210] classes sociales. Les visions du monde, les « idéolo-
gies » (au sens large de systèmes cohérents d’idées et de valeurs) des
classes sociales façonnent de manière décisive (directe ou indirecte,
consciente ou inconsciente) les sciences sociales, posant ainsi le pro-
blème de leur objectivité dans des termes tout à fait distincts des
sciences de la nature.
La réalité sociale, comme toute réalité, est infinie. Toute science
implique un choix, et dans les sciences historiques ce choix n’est pas
un produit du hasard, mais il est organiquement lié à une perspective
globale déterminée. Les visions du monde des classes sociales condi-
tionnent donc non seulement la dernière étape de la recherche scienti-
fique sociale, l’interprétation des faits, la formulation des théories,
mais le choix même de l’objet d’étude, la définition de ce qui est es-
sentiel et de ce qui est accessoire, les questions que l’on pose à la réa-
lité ; en un mot, la problématique de la recherche.
Un exemple : la question que pose constamment Durkheim dans
La Division du travail social : quels sont les facteurs qui entravent la
libre compétition des individus dans la lutte pour la vie ? Loin d’être
« innocente », porte la marque de la vision du monde social-
darwiniste de la bourgeoisie à l’époque du capitalisme concurrentiel.
Indépendamment de la « réponse » proposée par Durkheim, cette
« question » oriente sa théorie sociologique dans une certaine direc-
tion, lui donnant un caractère nécessairement « tendancieux ».
Cela dit, il est vrai que la distinction entre sciences naturelles et
sciences sociales ne doit pas être absolutisée : elle est historique et
relative.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 167

Historique, parce que, pendant toute une période, les sciences de la


nature furent elles aussi l’enjeu d’un combat idéologique. Du XVe au
XIXe siècle, les classes dominantes clérico-féodales ont résisté aux
sciences de la nature [211] qui constituaient un défi à leur système
idéologique. L’astronomie a été pendant des siècles le champ d’une
lutte de classe acharnée, idéologique et parfois même politique, et les
hommes de science ont fréquemment été victimes de la répression des
appareils d’État (G. Bruno, Galilée, etc.). Ce n’est que grâce à la li-
quidation du mode de production féodal et le dépérissement (ou
« modernisation ») de son idéologie, que les sciences naturelles sont
devenues progressivement un terrain « neutre » du point de vue idéo-
logique. Cependant, même au XVI siècle, le rapport épistémologique
e

entre la science astronomique et les classes sociales n’était pas du


même type que celui qu’on trouve dans les sciences sociales. Nous y
reviendrons.
Relative, parce que le degré d’« engagement idéologique » n’est
pas le même dans toutes les sciences sociales (ni celui de « neutralité
idéologique » dans toutes les sciences naturelles) et que, d’autre part,
à l’intérieur d’une même, science, certains problèmes sont plus « sen-
sibles » que d autres : l’histoire de la Révolution française éveille évi-
demment plus d’antagonismes de classe que celle des guerres du Pé-
loponnèse...
En conclusion : les positivistes insistent beaucoup sur
l’hétérogénéité entre jugements de fait et jugements de valeur, et la
nécessité logique de leur séparation. Ils soulignent, à juste titre
d’ailleurs, qu’on ne peut jamais déduire un jugement valorisant d’un
jugement factuel. Selon la célèbre formule de Poincaré : les prémisses
à indicatif n’ont pas de conclusion logique à l’impératif. Weber re-
marque avec ironie que l’on ne pourra jamais démontrer scientifique-
ment la justesse ou l’erreur du Sermon de la Montagne. Voilà ce
qu’on ne saurait contester ; mais ce qu’oublient tant les positivistes
que Weber, c’est le rapport inverse entre la science et le normatif : les
valeurs qui orientent, influencent et conditionnent les [212] jugements
de fait. Rapport qui, lui, n’est pas logique mais sociologique : c’est le
point de vue de classe (impliquant des éléments normatifs) qui définit,
dans une large mesure, le champ de visibilité d’une théorie sociale, ce
qu’elle « voit » et ce qu’elle ne voit pas, ses « vues » et ses « bé-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 168

vues », sa lumière et son aveuglement, sa myopie et son hypermétro-


pie.

II. — La tentative éclectique


de Mannheim

Retour à la table des matières

Sous l’impact du marxisme, le mythe positiviste d’une science so-


ciale neutre et asexuée, comme les anges de la théologie médiévale, a
été sévèrement battu en brèche. Le problème de la détermination so-
ciale de la connaissance ne pouvait plus être aussi facilement ignoré.
Une tentative nouvelle pour résoudre le problème, se distinguant du
positivisme aussi bien que du marxisme, sera réalisée par un transfuge
du marxisme, Karl Mannheim, dans son brillant ouvrage Idéologie et
Utopie (1929) ; cette œuvre formera une nouvelle branche de la
science sociale universitaire : la sociologie de la connaissance.
Mannheim reconnaît, comme les marxistes, que la position sociale
du savant, de l’observateur, détermine la perspective qui est sienne,
c’est-à-dire la manière dont il regarde son objet, ce qu’il aperçoit dans
cet objet et comment il l’interprète. Cette perspective est donc fonc-
tion de la conception du monde (Weltanschauung) des différentes
classes et groupes sociaux en conflit au sein de la société. Ces di-
verses visions particulières ne découvrent qu’un aspect de l’objet,
qu’une partie de la réalité sociale : elles sont nécessairement unilaté-
rales et fragmentaires. Cela implique, selon Mannheim, la possibilité
d’une « intégration des différents points de vue mutuellement com-
plémentaires [213] dans un tout compréhensif », c’est-à-dire la possi-
bilité d une cc synthèse des perspectives ».
La question centrale est évidemment : qui va faire cette synthèse ?
Quelle est la classe ou le groupe social qui peut servir de base à cette
« médiation dynamique » des points de vue antagoniques ? Selon
Mannheim, il existe un groupe qui, en raison de ses caractéristiques
spécifiques, est capable de mener à bien cette tâche délicate et
d’atteindre ainsi une connaissance complète et objective de la réalité :
cc L’intelligentsia sans attaches » (freischwebende Intelligenz), qui se
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 169

trouve surtout dans les universités et institutions d’enseignement supé-


rieur...
Or, ces intellectuels qui se croient cc sans attaches » (et qui ne se
sont ralliés à aucune des deux principales classes en conflit : la bour-
geoisie et le prolétariat) ne sont-ils pas précisément attachés à la
classe dont ils sont pour la plupart originaires, et qui est la plus proche
de leur situation sociale, à savoir la petite-bourgeoisie ? Leur « syn-
thèse dynamique » peut-elle être autre chose qu’un juste milieu éclec-
tique entre les grandes conceptions du monde en conflit, juste milieu
structuralement homologue à la position cc intermédiaire » de leur
couche sociale ?
Le type de cc synthèse » que Mannheim lui-même nous présente
constitue une réponse fort éclairante à ces questions : dans son livre
Liberté, Pouvoir et Planification démocratique, il prône une cc troi-
sième voie », un système de réformes pacifiques et graduelles fondé
sur la cc planification sociale », système grâce auquel « la société ca-
pitaliste contemporaine peut encore être équilibrée », par cc la conces-
sion suffisante de services et améliorations sociales aux classes infé-
rieures, pour que ces dernières soient, elles aussi, intéressées à ce que
l’ordre social soit maintenu » ! Point n’est besoin d’insister sur le ca-
ractère fort peu cc dynamique » d’une telle cc médiation »...
[214]

III. — Le débat au sein du marxisme

Retour à la table des matières

Selon Mannheim, le marxisme ne s’est jamais soumis lui-même


aux procédés de « dévoilement idéologique » employés contre ses ad-
versaires, et n’a jamais soulevé le problème de la détermination so-
ciale de sa propre position ; un tel « auto-dévoilement » montrerait
que le marxisme constitue, en tant qu’idéologie du prolétariat, un
point de vue aussi « partisan » que celui des idéologies des autres
classes 225.

225 Mannheim, Idéologie et Utopie, Marcel Rivière éd„ Paris, I956, p. 213.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 170

En réalité, contrairement à ce que prétend Mannheim (et aussi,


dans un autre contexte, Althusser), Marx na jamais caché la perspec-
tive de classe qui oriente sa pensée. Il a non seulement « dévoilé » le
caractère bourgeois de l’œuvre de ses adversaires (économie politique
classique et vulgaire), mais a aussi affirmé, haut et fort, le caractère
prolétarien de son propre point de vue. Dans une de ses premières
œuvres économiques, il écrivait déjà : « De même que les économistes
sont les représentants scientifiques de la classe bourgeoise, de même
les socialistes et les communistes sont les théoriciens de la classe pro-
létaire. [...] La science produite par le mouvement historique et s’y
associant en pleine connaissance de cause a cessé d’être doctrinaire,
elle est devenue révolutionnaire. » 226
S’agit-il d’un ouvrage de jeunesse (1847), d une position de Marx
« avant sa maturité » ? En réalité, Marx va [215] réaffirmer explicite-
ment dans la postface à la deuxième édition du Capital le caractère
« engagé » de sa critique de l’économie politique et son insertion dans
un point de vue de classe : « Dans la mesure ou cette critique repré-
sente une classe, elle ne peut représenter que la classe dont la mission
historique est le bouleversement du mode de production capitaliste et
l’abolition finale des classes — le prolétariat. » 227
Par conséquent, la méthode de Marx n’est pas « neutre », « posi-
tive » ou naturaliste ; cette méthode, qu’il intitule dialectique ration-
nelle, est « un scandale et une abomination pour la bourgeoisie et ses
porte-parole doctrinaires, parce que, dans la compréhension positive
des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur
négation, de leur déclin nécessaire, [...] elle est essentiellement cri-
tique et révolutionnaire. » 228

226 Marx, Misère de la philosophie, Ed. Sociales, 1948, p. 100 ; cf. aussi F. En-
gels, « Le communisme, dans la mesure où il est une théorie, est
l’expression théorique de la position du prolétariat dans la lutte des classes
[…]. » « Die Kommunisten und Karl Heinzen », Marx, Engels, Werke, Dietz
Verlag, Berlin, Bd. 4, p. 322.
227 Marx, Das Kapital I, 23, Dietz Verlag, Berlin, 1968, p. 22; cf. aussi
l’Adresse Inaugurale de la 1re Internationale, où Marx oppose « l’économie
politique de la classe ouvrière » à « l’économie politique de la classe
moyenne ».
228 Ibid., p. 28, souligné par nous.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 171

En un mot : Marx considérait sa science comme révolutionnaire et


prolétarienne et, en tant que telle, opposée (et supérieure) à la science
conservatrice et bourgeoise des économistes classiques. La « cou-
pure » entre Marx et ses prédécesseurs est pour lui une coupure de
classe à l’intérieur de l’histoire de la science économique.
Ce point de vue était partagé par Lénine, qui soulignait dans son
célèbre texte sur les sources du marxisme : « Dans une société fondée
sur la lutte de classes, il ne saurait y avoir de science sociale « impar-
tiale ». Toute la science officielle et libérale défend, d’une façon ou de
l’autre, l’esclavage salarié, cependant que le marxisme a [216] déclaré
une guerre implacable à cet esclavage. » 229 (Selon Lénine, « deman-
der une science impartiale dans une société fondée sur l’esclavage sa-
larié est d’une naïveté aussi puérile que de demander aux fabricants de
se montrer impartiaux dans la question de savoir s’il convient de di-
minuer les profits du capital, pour augmenter le salaire des ou-
vriers. »)
Refusant explicitement toute séparation entre science et idéologie
révolutionnaire, cc jugement de fait » et cc jugement de valeur », ob-
jectivité et point de vue de classe. Lénine saisit le marxisme dans son
unité dialectique, en tant que science révolutionnaire du prolétariat,
en tant que doctrine qui « associe l’esprit révolutionnaire à un carac-
tère hautement scientifique (étant le dernier mot des sciences so-
ciales), et elle ne le fait point par hasard, ni seulement parce que le
fondateur de cette doctrine réunissait en lui-même les qualités du sa-
vant et du révolutionnaire ; elle les associe dans la théorie même ; in-
timement et indissolublement » 230.
La thèse du caractère prolétarien du marxisme est aussi affirmée
par Rosa Luxemburg dans sa polémique contre Bernstein (cc Comme
la société véritable se compose de classes qui ont des intérêts, des as-
pirations, des conceptions diamétralement opposées, une science gé-
nérale humaine dans les questions sociales, un libéralisme abstrait,
une morale abstraite sont pour le moment une illusion, une pure uto-
pie » 231, ainsi que par Lukács, Korsch et Gramsci, c’est-à-dire par le

229 Lénine, « Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme »,
1913, Marx, Engels, Marxisme, Ed. en langues étrangères, Moscou, p. 71.
230 Id., « Ce que sont les amis du peuple », Ibid., p. 102, souligné par nous.
231 Réforme ou Révolution, Spartacus, Paris, 1947, p. 75.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 172

courant improprement nommé « gauchisme théorique », mais qui


constitue en réalité, avec [217] Lénine et Trotsky, le grand courant
dialectique révolutionnaire du marxisme moderne. L'apport de Lukács
est particulièrement important, parce qu'il va préciser le sens du con-
cept « point de vue du prolétariat » : il ne s'agit pas du vécu immédiat,
de la conscience empirique de la classe ouvrière, mais du point de vue
qui correspond rationnellement à ses intérêts historiques objectifs.
Le rapport épistémologique entre le marxisme et le prolétariat sera
par contre nié, sous deux formes différentes, également marquées de
l'empreinte du positivisme, par les porte-parole du révisionnisme et de
« l'orthodoxie » au sein de la IIe Internationale : les « frères ennemis »
Bernstein et Kautsky.
Bernstein exige la compartimentation rigoureuse, étanche et abso-
lue entre « les faits » et « les valeurs », entre la science pure (à la
Comte) et la morale pure (à la Kant). Une des critiques qu'il adresse à
Marx est justement d'avoir confondu les deux, ce qui explique à son
avis le caractère « tendancieux » de ses œuvres économiques, son ce
utopisme » et ses « a priori ».
La science économique, selon Bernstein, doit être au-dessus des
conflits de classes, empirique, non partisane, libre de présuppositions ;
en un mot positive : « Ma façon de penser m'aurait plutôt prédisposé à
la philosophie et à la sociologie positivistes », avoue-t-il dans un essai
autobiographique. » 232
Kautsky était, en principe, le défenseur du « marxisme ortho-
doxe6» contre Bernstein. En réalité, sa position sur le problème de
l'objectivité (entre autres) n'était pas si éloignée de celle de Bernstein :
il faut, selon lui, distinguer soigneusement entre « l'idéal socialiste »
et « l'étude scientifique [218] des lois de l’évolution de l’organisme
social ». Comme le révèle sa terminologie, la biologie évolutionniste
de Darwin était pour Kautsky le modèle de la science marxiste, dont
le but serait « la découverte des lois de l’évolution commune aux
plantes, aux animaux et aux hommes » 233. Kautsky va en réalité faire
siennes les prémisses méthodologiques positivistes de Bernstein et

232 Angel, E. Bernstein et l'Évolution du socialisme allemand, Didier, 1961, p.


194.
233 Kautsky, Die Materialistische Geschichtsauffassung. 1927, Bd. 2, p. 631.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 173

même, dans une certaine mesure, les critiques révisionnistes à l’égard


du caractère « tendancieux » des écrits de Marx : « Il transparaît par-
fois même chez Marx, dans sa recherche scientifique, l’action d’un
idéal moral. Mais il s’est toujours efforcé, à juste titre, de l’en chasser
autant que cela lui était possible. Car, dans la science, l’idéal moral
devient une source d’erreurs, s’il se permet de lui prescrire ses
fins. » 234
Le problème est relativement embrouillé chez Bernstein et Kauts-
ky, parce qu’ils n’abordent la discussion sur le point de vue de classe
que par le biais de l’éthique et de l’idéal moral. Mais il s’agit bien de
la même question : l’éthique n’est qu’un aspect de la vision du monde
qui constitue le point de vue particulier, la perspective d’une classe
sociale, perspective qui conditionne (à des degrés divers), à travers
des médiations complexes, la « tendance » de toute science sociale.
Dans son dernier grand écrit théorique, La Conception matérialiste
de l’histoire (1927), Kautsky, plus clair et plus cohérent, explique que
le matérialisme historique est « une théorie purement scientifique, qui,
en tant que telle, n’est nullement liée au prolétariat ».
[219]
Un aspect nouveau va être introduit dans la problématique du rap-
port entre science et idéologie par le stalinisme, caricature du point de
vue du prolétariat, qui est en réalité le point de vue d’une autre couche
sociale : la bureaucratie. Cet écart, cette distorsion vont créer pour le
stalinisme le besoin d’une occultation idéologique : la bureaucratie
doit absolument cacher aux masses (et parfois à soi-même, par un
processus d’auto-mystification) le décalage entre sa perspective et
celle du prolétariat. Il en résulte une instrumentalisation extrême de la
science, directement soumise aux besoins politico-idéologiques de la
bureaucratie, instrumentalisation dont l’exemple le plus classique et le
plus frappant est la célèbre Histoire du Parti communiste (b) de
l’U.R.S.S., dont les nombreuses rééditions « revues et corrigées » en
fonction des changements de ligne de la direction du parti se caracté-
risent toute par la déformation la plus grossière et la plus éhontée des
faits historiques.

234 Id., Éthique et Conception matérialiste de l’histoire, cité par L. Goldmann,


Recherches dialectiques, Gallimard, p. 284.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 174

Cet aspect du stalinisme est largement connu, et il n est nul besoin


d’y insister ; ajoutons seulement que la « falsification » n’est pas un
élément accidentel, arbitraire ou contingent du stalinisme, mais une
dimension organique et essentielle, qui découle du caractère de son
point de vue : point de vue de la bureaucratie, qui doit pourtant se pré-
senter comme celui du prolétariat.
Mais le plus intéressant, au niveau épistémologique, est que 1 ins-
trumentalisation de la science n’ait pas épargné les sciences de la na-
ture, qui furent soumises à un processus d’« idéologisation », notam-
ment au cours de la période 1948-1953. On opposa, de façon schéma-
tique, brutale et tranchée, science prolétarienne et science bourgeoise,
dans le domaine de l’étude de la nature en général, et de' la biologie
en particulier. On essaya (en vain) de démontrer la supériorité de la
science soviétique, de la biologie prétendument [220] « proléta-
rienne » de Lyssenko sur la science occidentale, représentée par la
biologie « réactionnaire et bourgeoise » de Mendel-Wasserman : cela,
non seulement en U.R.S.S., mais dans tout le mouvement communiste
mondial. En France, La Nouvelle Critique, revue des intellectuels du
P.C.F., organise en 1950 un grand colloque consacré au thème
« science bourgeoise et science prolétarienne » et publie une série
d’articles en l’honneur de Lyssenko, dont le plus remarquable et sa-
voureux est celui d’un certain Francis Cohen. Lyssenko avait écrit
dans les Izvestia du 15 décembre 1949 que les découvertes des biolo-
gistes soviétiques n’avaient été possible que grâce à « l’enseignement
de Staline sur les transformations quantitatives graduelles cachées,
invisibles, conduisant à une rapide modification qualitative fondamen-
tale ». Francis Cohen cite ce texte de l’illustre « biologiste proléta-
rien » et l’analyse du point de vue de l’épistémologique stalinienne
des sciences : « Cette citation appelle quelques commentaires. Elle
nous montre d’abord le processus même d’élaboration de la science
prolétarienne : le fait expérimental à la base, puis l’interprétation, ai-
dée par la théorie marxiste-léniniste, très précisément ici par le cha-
pitre IV de l’Histoire du P.C. (b). » 235 On voit donc comment
l’Histoire du P.C. (b), cette summa theologica stalinienne, devient
non seulement la matrice de toute science politique, mais aussi la

235 F. Cohen, « Mendel, Lyssenko et le rôle de la science », La Nouvelle Cri-


tique, n° 13, fév. 1950, p. 61. Le chapitre IV, rédigé par Staline, contient un
« résumé » des principes du matérialisme historique et dialectique.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 175

source du progrès dans les sciences naturelles. À l’adresse de ceux qui


oseraient mettre en doute la pertinence des écrits de Staline pour la
science biologique, sous prétexte qu’il s’agirait d’un « argument
d’autorité », Francis Cohen proclame avec indignation :
[221]
« Pour un communiste, et pour les raisons que Desanti a exposées ici,
Staline est la plus haute autorité scientifique du monde. [...] Voilà qui
éclaire singulièrement la question des ce arguments d'autorité ». Mettre en
doute une affirmation faite en de telles circonstances, c'est mettre en
doute, contre l'évidence, l'efficacité, la justesse, l'unité du stalinisme. C'est
assimiler un savant prolétarien engagé dans la construction du commu-
nisme à un savant bourgeois isolé, privé de théorie directrice, irrespon-
sable. » 236

L'extraordinaire article de Francis Cohen, merveilleux spécimen de


la vision du monde stalinienne, se termine par l'apostrophe suivante,
qui efface euphoriquement toute distinction épistémologique entre
idéologie politique et science naturelle :

« Il ne peut pas plus y avoir de compromis idéologique en matière de


science qu'en matière de lutte syndicale ou de lutte pour la paix. Le com-
bat de la classe ouvrière se mène aussi dans les laboratoires, et la voie de
la victoire est, dans tous les domaines, montrée par le pays de la classe ou-
vrière au pouvoir, son parti bolchevik et Joseph Staline, le guide des tra-
vailleurs et le plus grand homme de science de notre temps. » (p. 70.)

Dans un compte rendu de la conférence de La Nouvelle Critique


sur « Science bourgeoise et science prolétarienne », la rédaction de

236 Ibid., p. 62. Desanti, à l'époque membre du P.C.F., avait écrit dans La Nou-
velle Critique, no 11, déc. 1949, un article intitulé « Staline, savant d'un type
nouveau, et avec ces sous-titres : « La science stalinienne, science univer-
selle, science encyclopédique » ; « La science stalinienne, science rigou-
reuse ». Ajoutons à la décharge de Desanti, mathématicien fort respectable
et l'homme de science éminent, que son article fut écrit « avec l'aide d'une
commission créée spécialement à cette occasion, présidée par Victor Joan-
nès, membre du comité central. »
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 176

cette revue explicite quelques-unes des [222] présuppositions de


cette grossière sociologisation des sciences de la nature :

- La science est « une idéologie historiquement relative » ;


- La pratique bourgeoise » et la « pratique prolétarienne »
s’affrontent et « définissent deux sciences fondamentalement
contradictoires : la science bourgeoise et la science proléta-
rienne ».

S’agit-il des sciences sociales, de l’économie politique, de


l’histoire ? Non, il est bel et bien question de la biologie :

« Les découvertes mitchouriniennes, les travaux de Lyssenko relèvent


d’une telle science socialiste. Se placer sur ses positions, en faisant siens
ses critères, est la condition d’objectivité dans la discussion scientifique,
dans la discussion sur le détail scientifique. » 237

Il s’agit, en un certain sens, d’un positivisme au signe inversé. De


même que le positivisme, il ne reconnaît aucune distinction méthodo-
logique fondamentale entre sciences sociales et sciences naturelles.
Tandis que le positivisme veut « naturaliser » les sciences historiques,
le stalinisme-lyssenkisme essaie d’« idéologiser » les sciences de la
nature. Il aboutit ainsi à l’absurdité d’une biologie « prolétarienne » et
crée les fondements d’une chimie, d’une physique et d’une astronomie
« prolétarienne »...
Le problème de l’objectivité est résolu par la proclamation cano-
nique et dogmatique de l’infaillibilité papale du Guide des Peuples et
Plus Grand Homme de Science de Notre Temps, maître à penser des
historiens, économistes, biologistes et généticiens, solution qui pré-
sente évidemment le double avantage de la simplicité et de la cohé-
rence !
[223]

237 La Science, idéologie historiquement relative », La Nouvelle Critique,


no 15, avril 1950, p. 46.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 177

Louis Althusser a été partie prenante du grand festival de la


science prolétarienne des années 195. Au début des années 1960,
après la mort de Staline, le XXe Congrès et l'aveu, par les Soviétiques,
de l'imposture de Lyssenko, il est traumatisé : il ait reçu, comme il
l'écrit, un véritable « choc ». Sincèrement repenti de ses péchés de
jeunesse, cherchant la voie de la vérité objective, Althusser sera saisi
d'une sainte horreur devant le concept de « science prolétarienne »,
qu'il va frapper d'anathème, non seulement dans la sphère des sciences
de la nature (ce qui serait pleinement justifié), mais dans toutes les
sciences, marxisme y compris :

« Dans notre mémoire philosophique, ce temps reste celui des intellec-


tuels armés [...] tranchant le monde d'une seule lame, arts, littératures, phi-
losophies et sciences, de l'impitoyable coupure des classes — le temps
qu'en sa caricature un mot résume encore, haut drapeau claquant dans le
vide : "science bourgeoise, science prolétarienne".
« Des dirigeants, pour défendre contre la fureur des attaques bour-
geoises un marxisme alors dangereusement aventuré dans la "biologie" de
Lyssenko, avaient relancé cette vieille formule gauchiste, qui avait jadis
été le mot d'ordre de Bogdanov et du Proletkult. Une fois proclamée, elle
domina tout. [...] On nous faisait traiter la science dont le titre couvrait les
œuvres mêmes de Marx, comme la première idéologie venue. » 238

La position qu'Althusser va assumer est l'envers symétrique du lys-


senkisme, partageant avec lui la même erreur capitale : la méconnais-
sance de la différence (relative, mais essentielle) entre histoire et na-
ture, science historique et science naturelle, différence qui explique
pourquoi il ne [224] saurait y avoir de génétique « prolétarienne », ni
d’histoire « au-dessus des classes » (ou « non partisane ») de la Révo-
lution russe...
De même, l’acceptation de « l’esprit du parti » stalinien, hier, et le
refus de la science prolétarienne (dans le domaine des sciences histo-
riques), aujourd’hui, sont fondés sur la même « bévue » : la confusion
entre le point de vue du prolétariat et sa pauvre caricature bureaucra-
tique : adorés ensemble hier, brûlés ensemble aujourd’hui.

238 Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 12.


M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 178

Althusser va se situer par conséquent sur une position proche, à


certains égards, du positivisme. D’ailleurs, il ne cache pas son admira-
tion pour A. Comte, « le seul esprit d’intérêts » que la philosophie
française a produit « dans les cent trente années qui suivirent la Révo-
lution de 1789 » 239.
Par contre, il critique sévèrement le « gauchisme théorique » de
Lukács et Korsch pour avoir proclamé que le marxisme est une
science prolétarienne et pour l’avoir opposé à la science bourgeoise :
« L’interprétation historiciste-humaniste [...] proclamait un retour ra-
dical à Hegel (le jeune Lukács, Korsch), et élaborait une théorie qui
mettait la doctrine de Marx en rapport d’expression direct avec la
classe ouvrière. C’est de ce temps que date la fameuse opposition
entre “science bourgeoise” et “science prolétarienne”, où triomphait
une interprétation idéaliste et volontariste du marxisme comme ex-
pression et produit exclusif de la pratique prolétarienne. » 240 Signa-
lons en passant qu’il s’agit d’une interprétation fort arbitraire des
thèses du jeune Lukács, pour lequel le marxisme n’est [225] pas l'ex-
pression « directe » ou le « produit exclusif » de la pratique proléta-
rienne, mais le point de vue qui correspond rationnellement aux inté-
rêts objectifs du prolétariat — la célèbre « conscience de classe adju-
gée » (Zugerechnetes Bewusstsein).
Althusser critique également Gramsci et ses disciples italiens,
parce qu'ils « définissent comme historiques les conditions de toute
connaissance portant sur un objet historique » (p. 77). Pour lui, par
contre, la science (sociale ou naturelle) a une histoire propre, indépen-
dante et séparée de l'histoire sociale et politique, c'est-à-dire qu'elle
n'est pas affectée par la lutte de classes et ne fait pas partie du « bloc
historique » (p. 93). Thèse qui est en opposition non seulement avec
Gramsci, ce gauchiste théorique incorrigible, mais aussi avec le Lé-
nine orthodoxe et scientifique de Matérialisme et Empiricocriticisme
(dont Althusser se réclame si souvent) qui écrivait : « Le matérialisme
dialectique de Marx et Engels contient certainement le relativisme,

239 Ibid., p. 16 ; cf. aussi Lénine et la Philosophie, p. 13 : la philosophie fran-


çaise « ne peut être sauvée devant sa propre histoire que par les quelques
grands esprits sur lesquels elle s'est acharnée, comme Comte et
Durkheim »...
240 Althusser, Lire le Capital, II, p. 104.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 179

mais ne peut y être réduit ; en effet, s'il reconnaît la relativité de toute


notre connaissance, ce n'est pas au sens où il nierait la vérité objective,
mais au sens où les limites de l'approximation de notre connaissance à
la réalité sont historiquement conditionnées. » 241
L'irrésistible penchant d'Althusser pour le positivisme se manifeste
aussi dans son insistance sur l'hétérogénéité radicale, la rupture totale
(la célèbre « coupure épistémologique ») entre science et idéologie.
L'idéologie est, selon lui, « gouvernée par des "intérêts" extérieurs à la
seule nécessité de la connaissance » 242. Il s'ensuit, implicitement, que
la science, elle, n'est gouvernée que par la seule [226] volonté de la
connaissance. Pour Althusser, par conséquent, une science sociale et
politique faisant abstraction d’intérêts « extérieurs » est possible ; il
suppose, comme Durkheim et les positivistes, que ces intérêts peuvent
être laissé « à l'extérieur » de la recherche scientifique, comme on
laisse les couteaux au vestiaire au moment d’entrer dans un salon de
billard honnête. Il suppose aussi que la science de Marx lui-même
n’était influencée par aucun de ces intérêts « extérieur » (équivalent
althussérien des « jugements de valeur » chez les positivistes). Pour
lui, Marx a inauguré une nouvelle science, la science de l’histoire, par
une « coupure » avec l’idéologie bourgeoise de l’économie classique.
Mais il n’explique nulle part les conditions sociales, politiques, histo-
riques qui ont permis cette rupture. Puisqu’il nie tout lien épistémolo-
gique entre la science marxiste et le prolétariat, il ne peut présenter la
scission entre Marx et ses prédécesseurs que comme un phénomène
purement intellectuel, tout entier imputable au génie de Marx 243.
C’est parce qu’il ignore le caractère socialement conditionné des
sciences sociales qu’Althusser ne distingue pas méthodologiquement
entre sciences de la nature et sciences de l’histoire, ce qui lui permet
de comparer constamment Marx avec Galilée et Lavoisier, en souli-
gnant la similitude, mieux, l’identité épistémologique de leurs décou-
vertes :

241 Lénine, Materialism and Empirio-Criticism, Progress Publishers, Moscou,


1967, pp. 123 124.
242 Ibid., II, p. 105.
243 Cf. à ce sujet le remarquable travail de Norman Geras, « Althusserian Mar-
xism : an Exposition and Assessment ». New Left Review, fév. 1972.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 180

« Pour comprendre Marx, nous devons le traiter comme un savant


parmi d’autres, et appliquer à son œuvre scientifique les mêmes concepts
épistémologiques et historiques que nous appliquons à d’autres : ici, à La-
voisier. [227] Marx apparaît ainsi comme un fondateur de science, compa-
rable aux Galilée et Lavoisier. » 244

Or, comment traiter comme « un savant parmi tant d'autres » ce


Marx qui écrivait en 1845 : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter
le monde, il s'agit de le transformer » ? À moins de considérer cette
XIe Thèse sur Feuerbach comme le cri exalté d'un jeune « gauchiste
théorique o qui n'avait pas encore atteint sa pleine maturité... 245
Parfois, pourtant, Althusser semble toucher du doigt le problème
qui nous occupe : « La science économique est particulièrement expo-
sée aux pressions de l'idéologie : les sciences de la société n'ont pas la
sérénité des sciences mathématiques. Hobbes le disait déjà : la géomé-
trie unit les hommes, la science sociale les divise. La « science éco-
nomique » est l'arène et l'enjeu des grands combats politiques de l'his-
toire. »
Malheureusement, d'après le contexte où se trouve ce paragraphe,
il semble que la « pression idéologique » ne touche que les écono-
mistes bourgeois ; Marx, lui, représente une science libérée des
« pressions », aseptique, sereine, qui ne fait que reprendre, dans un
nouveau domaine, les expériences méthodologiques « qui se sont de
longue date imposées à la pratique des sciences parvenues à leur auto-
nomie », c'est-à-dire des sciences exactes et des sciences de la nature.
Ce qui nous ramène à la pente glissante du néo-positivisme.
Althusser a raison de souligner la spécificité de la pratique scienti-
fique, son autonomie par rapport à la structure sociale, aux conditions
historiques. Son erreur est [228] d'absolutiser cette autonomie en la
transformant en une indépendance, une séparation, une rupture à peu
près totale. Pour lui, l’histoire de la science économique est, comme
l’histoire de la science chimique, marquée par une découverte géniale

244 Althusser, Ibid., II, p. 119. Souligné par nous.


245 Cf. l'intéressante introduction de J.-M. Brohm au livre de Jakubowsky, Les
Superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l'histoire,
Paris, E.D.I., 1972.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 181

qui instaure la « coupure épistémologique » entre science et idéologie,


sans aucun rapport avec une classe sociale et son point de vue. Al-
thusser ne semble pas soupçonner que le lien entre Marx et el proléta-
riat révolutionnaire n’est pas exactement de même nature que celui
qui existait entre Lavoisier et la bourgeoisie révolutionnaire de 1789...
Non parce que celle-ci fit guillotiner l’illustre savant, mais parce que
la découverte de l’oxygène n’avait aucun rapport épistémologique
avec les luttes, aspirations et intérêts du tiers état.
En conclusion :

1) Les thèses d’Althusser sont en contradiction explicite avec


Marx, qui proclamait que sa critique de l’économie politique
représentait le point de vue du prolétariat, ainsi qu’avec Lénine,
qui soulignait le caractère « de classe » de toute science sociale.
2) Althusser ne reconnaît que deux possibilités :
- La science sociale comme pratique indépendante par rap-
port aux luttes sociales, libérée de toute attache de classes
(thèse qu’il défend) ;
- La science sociale comme expression immédiate et exclu-
sive du prolétariat (thèse injustement attribuée aux « gau-
chistes théoriques »).

Il oublie une troisième variante, à notre avis la seule cor-


recte : la science historique se situe nécessairement du point de
vue d’une classe, mais est relativement autonome dans sa
sphère d’activité propre.
[229]
3. Par réaction contre le jdanovo-lyssenkisme des années 1950,
Althusser jette dans la fosse du « gauchisme » ; le bébé mar-
xiste avec Peau sale stalinienne, pour se situer dans un champ
théorique miné par le positivisme.

Une « sociologie de l’althussérianisme » découvrirait probable-


ment derrière ses thèses la résistance (fort compréhensible) de cer-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 182

taines couches d'intellectuels du P.C.F. contre leur soumission aux


impératifs politiques changeants du Parti, pour la reconnaissance de
l'indépendance et de la dignité du travail scientifique. Cependant, in-
capables de distinguer la perspective historique du prolétariat de sa
caricature bureaucratique stalinienne, ils transforment leur désir
d'émancipation par rapport à l'appareil du Parti en théorie de l'affran-
chissement de la science marxiste par rapport ou prolétariat.

IV. — Conclusion :
le point de vue du prolétariat

Retour à la table des matières

Si l’on admet la thèse du marxisme révolutionnaire selon laquelle


toute science sociale est, consciemment ou non, directement ou indi-
rectement, « engagée », orientée, « tendancieuse », « partisane », liée
à la vision du monde, au point de vue d'une classe sociale, il faut trou-
ver une issue pour éviter la voie de garage du relativisme. Pour le rela-
tivisme conséquent, il n'y a pas de vérité objective : il y a plusieurs
vérités, celle du prolétariat, colle de la bourgeoisie, celle des conser-
vateurs, celle des révolutionnaires, chacune également partielle, éga-
lement vraie ou fausse. On tombe ainsi dans la célèbre nuit relativiste
où toutes les vaches sont noires, et on finit par nier la possibilité d'une
connaissance objective. Par exemple : il n'y aurait pas une histoire
vraie et objective de la Révolution française, mais différentes his-
toires qui se valent [230] toutes : histoire contre-révolutionnaire, his-
toire libérale, histoire jacobine, histoire socialiste. Celle de Joseph de
Maistre, expliquant 1789 par le châtiment divin des Français cou-
pables de péchés abominables, serait aussi bonne (ou aussi mauvaise)
que celle de Jaurès, interprétant les événements en termes de luttes de
classes...
Puisqu’une telle position agnostique est stérile et manifestement
absurde, force est de reconnaître que certains points de vue sont rela-
tivement plus vrais que d’autres, ou, pour être plus précis, que cer-
taines perspectives permettent une approximation relativement plus
grande de la vérité objective. Or, quelle est la vision du monde épis-
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 183

témologiquement privilégiée, quel est le point de vue le plus favorable


à la connaissance du réel ?
La première réponse possible — réponse correcte, bien
qu’insuffisante — est la suivante : le point de vue de la classe révolu-
tionnaire est, à chaque période historique, supérieur à celui des classes
conservatrices, parce qu’il est le seul capable de reconnaître et de pro-
clamer le processus de changement social : la bourgeoisie révolution-
naire jusqu’au XVIIIe siècle, le prolétariat à partir du XIXe.
En effet, ce n’est que du point de vue du prolétariat, en tant que
classe révolutionnaire, que l'historicité du capitalisme et de ses lois
économiques devient visible. Comme le soulignait Rosa Luxemburg :
« C’est précisément et uniquement parce que Marx considérait
l’économie capitaliste tout d'abord en tant que socialiste, c’est-à-dire
du point de vue historique, qu’il put déchiffrer ses hiéroglyphes... » 246
Pour les économistes bourgeois, les lois capitalistes sont les lois cc
naturelles » de la production en général, de la production en tant que
telle. La méthode de Marx, par contre — « scandale et abomination
[231] pour la bourgeoisie » — saisit chaque forme « sous son aspect
transitoire », historique, périssable, parce qu'elle se situe dans la pers-
pective de la classe porteuse du projet révolutionnaire. (Ce n'est pas
un hasard si Althusser, qui nie que la science marxiste se situe du
point de vue du prolétariat, veut aussi nier que l'historicisme soit la
distinction méthodologique capitale entre Marx et l'économie poli-
tique bourgeoise.)
Dans un passage bien connu de Misère de la philosophie, Marx
constate que la bourgeoisie avait proclamé avec raison que les institu-
tions de la féodalité étaient historiques, dépassées, archaïques ; tandis
que cette même bourgeoisie s'obstine à présenter les institutions de
l'ordre capitaliste comme naturelles et éternelles. « Ainsi, il y a eu de
l'histoire, mais il n'y en a plus », ajoute ironiquement Marx. La bour-
geoisie révolutionnaire avait perçu et dénoncé le caractère historique
et transitoire du système féodal ; ce n'est que le prolétariat qui est ca-
pable de percevoir et de dénoncer l'historicité du système bourgeois.
On peut donc conclure avec Adam Schaff, résumant la thèse avancée
par la plupart des auteurs marxistes qui se sont penchés sur le pro-

246 R. Luxemburg, Ibid., p. 55.


M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 184

blème des conditions de possibilité de la supériorité épistémologique


de la « science prolétarienne » :

« Les membres et les partisans de la classe placée objectivement en si-


tuation révolutionnaire, dont les intérêts collectifs et individuels coïncident
avec les tendances de développement de la société, échappent à l'action
des freins psychiques qui interviennent dans la saisie cognitive de la réali-
té sociale ; au contraire, leurs intérêts concourent à l'acuité de la percep-
tion des processus de développement, des symptômes de décomposition de
l'ordre ancien et des signes précurseurs de l'ordre nouveau dont ils espè-
rent l'avènement. [...] Nous n'affirmons nullement par là que [232] cette
voie mène à la vérité absolue ; nous prétendons uniquement que lesdites
positions sont un meilleur point de départ et une meilleure perspective
dans la recherche de la vérité objective, certes relative, mais optimalement
intégrale, optimalement complète par rapport au niveau donné de dévelop-
pement du savoir humain. » 247

Cette thèse, qui affirme donc la supériorité générale du point de


vue de toute classe révolutionnaire, nous semble partiellement cor-
recte, mais soulève un certain nombre de difficultés. On sait que dans
le passé la classe conservatrice avait parfois des intuitions partielles
plus « vraies » ou plus « réalistes » que la classe ascendante : com-
ment nier, par exemple, la vérité relative du contre-révolutionnaire
anglais Burke dans sa critique du caractère abstrait, a-historique et
arbitraire de l’idéologie bourgeoise révolutionnaire des « droits natu-
rels » ?
C’est pour cette raison que Mannheim plaide pour la « synthèse
des perspectives » des différentes classes, chacune ayant sa vérité re-
lative ou partielle. Schaff, dans la mesure où il parle des classes révo-
lutionnaires en général, et non du prolétariat en particulier, est obligé
de faire des concessions à Mannheim et d’accepter, avec des réserves,
la thèse de la « multiplication des perspectives » pour « obtenir une
vision de l’objet plus complète, plus globale » 248. Ce qui à notre avis

247 A. Schaff, Histoire et Vérité, Ed. Anthropos, Paris, 1971, pp. 193-194, 326.
248 A. Schaff, op. cit., p. 314
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 185

est dangereusement proche de l’éclectisme et ne résout rien : quel est


le critère qui permettrait de faire une telle « synthèse » ?
La thèse défendue par Schaff sous-estime la spécificité du point de
vue prolétarien par rapport à celui des classes [233] révolutionnaires
du passé (essentiellement la bourgeoisie ascendante) :

1. La bourgeoisie révolutionnaire avait des intérêts particuliers à


défendre, différents de l'intérêt général des masses populaires : elle
luttait à la fois contre la féodalité et pour l'instauration d'une nouvelle
domination de classe ; ce qui impliquait l'occultation idéologique
(consciente ou non) de ses véritables buts et du véritable sens du pro-
cessus historique.
Le prolétariat, par contre, classe universelle dont l'intérêt coïncide
avec celui de la grande majorité et dont le but est l'abolition de toute
domination de classe, n'est pas obligé d'occulter le contenu historique
de sa lutte ; il est par conséquent la première classe révolutionnaire
dont l'idéologie a la possibilité objective d'être transparente. Ce n'est
donc nullement un hasard si le prolétariat — au contraire de la bour-
geoisie révolutionnaire — assigne ouvertement pour objectif à sa ré-
volution, non la défense de prétendus « droits naturels », de prétendus
ce principes éternels de la Liberté et de la Justice », mais la réalisation
de ses intérêts de classe. Une comparaison entre le Manifeste commu-
niste et la Déclaration des droits de l'Homme de 1789 est hautement
instructive à cet égard !
2. La bourgeoisie a pu arriver au pouvoir sans une compréhension
claire du processus historique, sans une conscience précise des évé-
nements, portée par la « ruse de la raison » du développement écono-
mico-social. La connaissance scientifique du mouvement de libération
n'était nullement une condition de sa victoire, et l'auto-mystification
idéologique a en général caractérisé son comportement en tant que
classe révolutionnaire.

Le prolétariat, par contre, ne peut prendre le pouvoir et transformer


la société que par un acte délibéré et conscient. La connaissance ob-
jective de la réalité, de la structure [234] sociale, de la conjoncture
politique, est par conséquent une condition nécessaire de sa pratique
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 186

révolutionnaire ; elle correspond donc à son intérêt de classe. Le so-


cialisme sera scientifique ou ne sera pas ! 249
Par conséquent, la supériorité épistémologique de la perspective
prolétarienne n’est pas seulement celle des classes révolutionnaires en
général, mais elle a un caractère particulier, qualitativement différent
des autres classes, spécifique au prolétariat en tant que dernière classe
révolutionnaire et en tant que classe dont la révolution inaugure le
« règne de la liberté », c’est-à-dire la domination consciente et ration-
nelle des hommes sur leur vie sociale. En ce sens, la science proléta-
rienne est une forme de transition vers la science communiste, la
science de la société sans classes, qui pourra atteindre un degré beau-
coup plus grand d’objectivité, parce que la connaissance de la société
cessera d’être l’enjeu d’une lutte politique et sociale. Les limitations
qui existent dans le point de vue du prolétariat, dans le marxisme, ne
deviendront visibles qu’à ce moment ; toutes tentatives entreprises
pour le « dépasser » avant cette période, avant l’avènement de la so-
ciété communiste mondiale, ne pourront aboutir qu’à des rechutes, des
retours en arrière, vers le point de vue d’autres classes plus bornées
que le prolétariat. En ce sens, effectivement le marxisme est l’horizon
scientifique de notre époque (Sartre dixit).
Faut-il en déduire que l’erreur soit impossible à quiconque se situe
dans la perspective prolétarienne ? Le principe épistémologique selon
lequel le point de vue du prolétariat est celui qui offre la meilleure
possibilité objective d’une connaissance de la vérité ne signifie nulle-
ment qu’il suffit de se situer à ce point de vue pour connaître [235] la
vérité. Une grande montagne permet une meilleure vue du paysage
qu’une petite colline, mais un myope perché au sommet de la mon-
tagne ne verra pas beaucoup... D’autre part, le point de vue des autres
classes, même inférieur, ne produit pas seulement des mensonges, des
contre-vérités' et des erreurs.

En un mot : il existe une autonomie relative de la science sociale,


une continuité relative à l’intérieur de l’histoire de cette science (Marx
continue-critique-dépasse Ricardo), une logique interne de la re-

249 Voir à ce sujet, Lukács, Geschichte und Klassenbewusstsein, Luchterhand,


1968, pp. 243-246, 399.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 187

cherche scientifique, une spécificité de la science en tant que pratique


visant la découverte de la vérité. Cette « autonomie » — au sens éty-
mologique grec : « régie par ses propres lois » — est relative mais ré-
elle. C’est elle qui explique non seulement les erreurs qu’ont pu com-
mettre des penseurs marxistes et même Marx ou Engels (par exemple
la prévision de l’imminence d’une révolution prolétarienne en Alle-
magne en 1848-50), mais aussi les connaissances véritables que peut
produire à l’intérieur de ses limitations, une science historique se si-
tuant à un point de vue bourgeois (par exemple les analyses de
Hobbes sur la violence comme base de l’État moderne).
La science du prolétariat démontre sa supériorité précisément par
sa capacité à incorporer ces vérités partielles produites par les sciences
« bourgeoises » en les dépassant dialectiquement (Aufhebung), en cri-
tiquant/niant leurs limitations de classe. L’attitude contraire, qui pro-
clame l’infaillibilité a priori de toute science située dans la perspective
prolétarienne, et l’erreur absolue et nécessaire de toute recherche fon-
dée sur un autre point de vue, est en réalité dogmatique et réduction-
niste, parce qu’elle ignore autonomie relative de la production scienti-
fique par rapport aux classes sociales.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 188

[236]

En conclusion : le point de vue du prolétariat n'est pas une garantie


suffisante de la connaissance de la vérité objective, mais il est celui
qui offre la plus grande possibilité d'accès à cette vérité. Et cela parce
que la vérité est pour le prolétariat un moyen de lutte, une arme indis-
pensable à la révolution. Les classes dominantes, la bourgeoisie (et
aussi les bureaucrates, dans un autre contexte) ont besoin de men-
songes pour maintenir leur pouvoir. Le prolétariat révolutionnaire, lui,
a besoin de vérité...
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 189

[237]

Dialectique et révolution.
Essai de sociologie et d’histoire du marxisme.

SOURCES

Retour à la table des matières

1) « Weber et Marx, notes critiques sur un dialogue implicite »,


L'Homme et la Société, n° 20, avril-mai-juin 1971.
2) « Marx et la Révolution espagnole (1854-56) », Le Mouvement
Social, n° 60, juillet-sept. 1967.
3) « L'humanisme historiciste de Marx ou relire le Capital »,
L'Homme et la Société, n° 17, septembre 1970.
4) « Le marxisme révolutionnaire de Rosa Luxemburg », Partisans,
n° 45, janvier 1969.
5) « Rosa Luxemburg et la question nationale », Partisans, nos 59-
60, mai-août 1971.
6) « II significato metodologico délia parole d'ordine "socialismo o
barbarie" », Problemi del socialismo, n° 1, anno XIII, 1971.
7) « De la grande logique de Hegel à la gare finlandaise de Petro-
grad », L'Homme et la Société, n° 15, janvier-février-mars 1970.
8) Notes historiques sur le marxisme russe (inédit).
9) « Guevara, marxisme et réalités actuelles de l'Amérique latine »,
intervention au colloque de Cabris (juillet 1970), L'Homme et la
Société, n° 21, juillet-août-septembre 1971.
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 190

10) As etapas do desenvolvimento social na «visão do mundo » mar-


xista na America Latina. Communication au colloque du Conseil
Latino-américain des Sciences Sociales, Mexico, novembre 1972,
inédit.
11. « Objectivité et point de vue de classe dans les Sciences So-
ciales », Critique de l'économie politique, n° 9, octobre-décembre
1972, Ed. Maspero.

[238]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 191

[239]

TABLE DES MATIÈRES

Introduction. Dialectique et révolution [9]

PREMIÈRE PARTIE.
MARX [17]

Chapitre I. Marx et Weber : notes sur un dialogue implicite [19]


Chapitre II. Marx et la révolution espagnole 1854-56 [39]
Chapitre III. L'humanisme historiciste de Marx ou relire « Le Capital » [57]

DEUXIÈME PARTIE.
ROSA LUXEMBURG [83]

Chapitre IV. Le marxisme de Rosa Luxemburg [85]


Chapitre V. Rosa Luxemburg et la question nationale [99]
Chapitre VI. La signification méthodologique du mot d'ordre « socialisme ou
barbarie » [113]

TROISIÈME PARTIE.
LÉNINE [127]

Chapitre VII. De la Grande Logique de Hegel à la gare finlandaise de Petrograd


[129]
Chapitre VIII. Notes historiques sur le marxisme russe [151]

QUATRIÈME PARTIE
SUR LE MARXISME EN AMERIQUE LATINE [161]

Chapitre IX. Guevara, marxisme et réalités actuelles de l'Amérique latine [163]


Chapitre X. Les étapes du développement social dans la « vision du monde »
marxiste en Amérique latine [179]

CONCLUSION :
Science et révolution : objectivité et point de vue de classe dans les sciences
sociales [201]
M. Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d’histoire du marxisme. (1973) 192

[240]

Achevé d’imprimer le 10 février 1973


Impr. Les Impressions Populaires
- 65, rue du Fg-Saint-Denis

Éditions Anthropos
Dépôt légal 2e trimestre 1973 - N° 196

Fin du texte

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