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Acerca de este libro

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| THÉ0L0GIE pOLITIQUE
DE MA 77INI |
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ET

| | LINTERNATIONALE PAIR

|| | MI . BAKOUN IN E |.

MEMBRE DE L AssociAtioN INTERNATIoNALE DEs tRAvAILLEURs

-
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PREMIÈRE PARTIE
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ºcta S, |. -

|
COMMISSION ºº pRo PAGANDE SOCIALISTE,
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THÉ0L0GIE P0LITIQUE
I) E M A Z Z IN I

ET

L'INTERNATI0NALE
PAR

M. BAK oU N I N E

MEMBRE DE L'ASS02|ATI0N INTERNATI0NALE DES TRAVAILLEURS

COMMISSION DE PROPAGANDE SOCIALISTE.

— 1871 —
IMPRIMERIE G. GUILLAUME FILS. — NEUCHATEL.
| NTR0DUCT|0N

S'il est un homme universellement respecté en Eu


rope et qui, par quarante ans d'activité, uniquement
voués au service d'une grande cause, a réellement mé -

rité ce respect, c'est Mazzini. Il est incontestablement


l'une des plus nobles et des plus pures individualités
de notre siècle, je dirais même la plus grande, si la
grandeur était compatible avec le culte obstiné de l'er
I'eUlI'. -

Malheureusement, au fond même du programme ré


volutionnaire du patriote italien il y a eu, dès l'abord,
un principe essentiellement faux et qui, après avoir
paralysé et frappé de stérilité ses efforts les plus héroï
ques et ses combinaisons les plus ingénieuses, devait
l'entraîner tôt ou tard dans les rangs de la réaction.
C'est le principe d'un idéalisme à la fois métaphysique
et mystique, enté sur l'ambition patriotique de l'homme
d'Etat. C'est le culte de Dieu, le culte de l'autorité di
vine et humaine, c'est la foi dans la prédestination
messianique de l'Italie reine des nations, avec Rome,
capitale du monde ; c'est la passion politique de la
grandeur et de la gloire de l'Etat, fondées nécessaire
ment sur la misère des peupies. C'est enfin cette reli
gion de tous les esprits dogmatiques et absolus, la pas
v
— 4 —

sion de l'uniformité qu'ils appellent l'unité et qui est


le tombeau de la liberté.
Mazzini est le dernier grand-prêtre de l'idéalisme
religieux, métaphysique et politique, qui s'en va.
Mazzini nous reproche de ne pas croire en Dieu.
Nous lui reprochons par contre d'y croire, ou plutôt,
nous ne le lui reprochons même pas, nous déplorons
seulement qu'il y croie. Nous regrettons infiniment que
par cette intrusion des sentiments et des idées mystl
ques dans sa conscience, dans SOn activité, dans sa
vie, il ait été forcé de se ranger cOntre nous avec tous
les ennemis de l'émancipation des maSSes populaires.
Car enfin, on ne peut plus s'y tromper. Sous la ban
nière de Dieu qui se trouve maintenant ? Depuis Napo
léon III jusqu'à Bismark; depuis l'impératrice Eugénie
jusqu'à la reine Isabelle, et entre elles le pape avec sa
rose mystique que galamment il présente, tour à tour,
à l'une et à l'autre. Ce sont tOuS les empereurs, tous
les rois, tout le monde officiel, Officieux, nobiliaire et
autrement privilégié de l'Europe, soigneusement no
menclaturé dans l'almanach de Gotha ; ce sont toutes .
les grosses sangsues de l'industrie, du commerce, de
la banque ; les professeurs patentés et tous les fonc
tionnaires des Etats : la haute et la basse p0lice, les
gendarmes, les geôliers, les bourreaux; sans oublier les
prêtres constituant aujourd'hui la police noire des âmes
au profit des Etats; ce sont les généraux, ces humains
défenseurs de l'ordre public, et les rédacteurs de la
presse vendue, représentants si purs de toutes les ver
tus officielles. Voilà l'armée de Dieu.
Voilà la bannière sous laquelle se range aujourd'hui
Mazzini, bien malgré lui sans doute, entraîné par la
logique de ses convictions idéales qui le forCent, sinon
à bénir tout ce qu'ils bénissent, au moins à maudire
ce qu'ils maudissent.
Et dans le camp opposé, qu'y a-t-il? C'est la révo
lution, ce sont les négateurs audacieux de Dieu, de
— 5 —

l'ordre divin et du principe d'autorité, mais par contre


et pour cela même les croyants en l'humanité, les af
firmateurs d'un ordre humain et de l'humaine liberté.
Mazzini, dans sa jeunesse, partagé entre deux cou
rants opposés, était à la fois prêtre et révolutionnaire.
Mais, à la longue, les inspirations du prêtre, comme
on devait s'y attendre, finirent par étouffer en lui les
instincts du révolutionnaire ; et aujourd'hui tout ce qu'il
pense, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait, respire la
réaction la plus pure. A la suite de quoi grande joie
dans le camp de nos ennemis et deuil dans le nôtre.
Mais nous avons autre chose à faire qu'à nous la
menter; tout notre temps appartient au combat. Maz
zini vient de nous jeter son gant, il est de notre devoir
de le relever, pour qu'il ne soit pas dit que par véné
ration pour les grands services passés d'un homme,
nous avons incliné notre tête devant le mensonge.
Ce n'est pas de gaieté de cœur qu'on peut se déci
der à attaquer un homme comme Mazzini, un homme
qu'on est forcé de révérer et d'aimer même en le com
battant, car s'il est une chose que personne n'oserait
mettre en doute, c'est le haut désintéressement, l'im
mense sincérité et la non moins immense passion pour
le bien de cet homme, dont la pureté incomparable
brille de tout son éclat au milieu de la corruption du
siècle. Mais la piété, si légitime qu'elle soit, ne doit
jamais tourner en idolâtrie : et il est une chose plus
sacrée que le plus grand homme du monde, c'est la
Vérité, c'est la justice, c'est le devoir de défendre la
sainte cause de l'humanité. - ,

Ce n'est pas la première fois que Mazzini lance ses


accusations et ses condamnations, pour ne point dire
Ses injures et ses calomnies, contre nous. L'an passé,
dans une lettre adressée à son ami, idéaliste et prêtre
cOmme lui, l'illustre Quinet, il avait amèrement cen
suré les tendances matérialistes et athées de la jeunesse
moderne. C'était son droit, conséquence logique du
— 6 —

malheur qu'il a eu d'avoir rattaché toujours ses aspi


rations les plus nobles à l'existence fictive d'un Etre
absolu impossible, fantôme malfaisant et absurde, créé
par l'imagination enfantine des peuples sortant de l'a
nimalité, et qui, après avoir été successivement revu,
corrigé et enrichi par la fantaisie créatrice des poètes
et plus tard gravement défini et systématisé par les
spéculations abstraites des théologiens et des métaphy
siciens, se dissipe aujourd'hui, comme un vrai fantôme
qu'il est, sous le souffle puissant de la conscience po
pulaire, mûrie par l'expérience historique, et sous l'a
nalyse plus impitoyable encore de la science réelle. Et
puisque l'illustre patriote italien, dès le commencement
de sa longue carrière, a eu le malheur de mettre tou
tes ses pensées et ses actes les plus révolutionnaires
sous la protection de cet Etre fictif et d'y enchaîner
toute sa vie, au point de lui sacrifier même l'émanci
pation réelle de sa chère Italie, peut-on s'étonner qu'il
s'indigne maintenant contre la génération nouvelle qui,
s'inspirant d'un autre esprit, d'une autre morale et
d'un autre amour que le sien, tourne le dos à son
Dieu ? .
L'amertume et la colère de Mazzini sont naturelles.
Avoir été pendant plus de trente ans à la tête du mou
vement révolutionnaire de l'Europe et sentir maintenant
que cette direction lui échappe ; voir ce mouvement
prendre une voie, où ses convictions pétrifiées ne lui
permettent pas non seulement de le diriger mais de le
suivre ; rester seul, abandonné, incompris et désormais
incapable de comprendre lui-même rien de ce qui se
passe sous ses yeux ! Pour une grande âme, pour une
fière intelligence, pour une ambition grandiose comme
celle de Mazzini, au bout d'une carrière Vouée tout
entière au service de l'humanité, c'est une position tra
gique et cruelle. -

Aussi, lorsque le saint vieillard, du haut de son iso


lément idéal, nous a lancé ses premières foudres, nous
— 7 —

n'avons rien ou presque rien répondu. Nous avons res


pecté cette impuissante, mais douloureuse colère. Et
pourtant ce ne sont pas les arguments qui nous au
raient manqué, non seulement pour repousser ses re
proches, mais encore pour les retourner contre lui.
Il dit que nous sommes des matérialistes, des athées.
A cela nous n'avons rien à répondre, car nous le som
mes en effet, et autant qu'un sentiment de fierté est
permis à de pauvres individus qui, pareils à des vagues,
s'élèvent pour disparaître bientôt dans l'immense océan
de la vie collective de l'humaine société, nous nous
glorifions de l'être, parce que l'athéisme et le maté
rialisme , c'est la vérité ou plutôt, c'est la base réelle
de toute vérité, et parce que, sans nous soucier des
conséquences pratiques, nous voulons la vérité avant
tout et rien que la vérité. De plus, nous avons cette
foi, que, malgré toutes les apparences du contraire,
malgré toutes les craintives suggestions d'une prudence
politique et sceptique, la vérité seule peut créer le
bien pratique des hommes.
Tel est donc le premier article de notre foi; et nous
vous forcerons bien d'avouer que nous en avons une
aussi, illustre maître. Seulement, elle ne regarde jamais
en arrière, mais toujours en avant.
Vous ne vous contentez pas toutefois de constater
notre athéisme et notre matérialisme, VOus concluez
que nous ne pouvons avoir ni d'amour pour les hom
mes, ni de respect pour leur dignité ; que toutes les
grandes choses qui de tout temps ont fait battre les
cœurs les plus nobles : liberté, justice, humanité, beauté,
vérité, doivent nous être complétement étrangères, et
que, traînant au hasard notre existence misérable, ram
pant plutôt que marchant sur la terre, nous ne pou
vons connaître d'autres soucis que de satisfaire nos ap
pétits sensuels et grossiers.
Si un autre que vous le disait, nous l'appellerions
un calomniateur éhonté. A vous, maître respecté et in
— 8 —

juste, nous dirons que c'est là de votre part une erreur


déplorable. Voulez-vous savoir à quel point nous aimons
tous ces grandes et belles choses dont vous nous refu
sez la connaissance et l'amour ? Sachez donc que nous
les aimons à ce point que nous sommes fatigués et dé
goûtés de les voir éternellement suspendues à votre
ciel, qui les a dérobées à la terre, comme autant de
symboles et de promesses à jamais irréalisables ! Nous
ne nous contentons plus de la fiction de ces choses,
nous en voulons la réalité.
Et voilà le second article de notre foi, illustre maî
tre. Nous croyons en la possibilité, en la nécessité de
cette réalisation sur la terre ; en même temps nous
sommes convaincus que toutes ces choses que vous
adorez comme des espérances célestes, en devenant
des réalités humaines et terrestres, perdront nécessai
rement leur caractère mystique et divin.
En nous appelant des matérialistes, vous croyez avoir
tout dit. Il vous semble que vous nous avez définitive
ment cOndamnés, écrasés. Et savez-Vous d'où vous vient
cette erreur ? C'est que ce que nous appelons matière,
vous et nous, sont deux choses, deux conceptions ab
solument différentes. Votre matière à vous est un Etre
fictif, cOmme vOtre Dieu, comme votre Satan, comme
votre âme immortelle. Votre matière, c'est l'infime
grossièreté, l'inerte brutalité, un être impossible, com
me est impossible l'esprit pur, immatériel, absolu, et
qui, comme lui, n'a jamais existé que dans la fantaisie
spéculative des théologiens et des métaphysiciens, ces
uniques créateurs de l'une et de l'autre. L'histoire de
la philosophie nous a dévoilé maintenant le procédé,
d'ailleurs très-simple, de cette création inconsciente,
la genèse de cette fatale illusion historique, qui, pen
dant une longue série de siècles, a pesé comme un
cauchemar horrible sur l'esprit écrasé des générations
humaines.
Les premiers penseurs qui furent nécessairement des
— 9 —

théologiens et des métaphysiciens, parce que l'esprit


terrestre est ainsi fait qu'il commence toujours par
beaucoup de sottises, par le mensonge, par l'erreur,
pour arriver à une parcelle de vérité, ce qui ne re
commande pas beaucoup les saintes traditions du passé;
les premiers penseurs, dis-je, ont pris à l'ensemble des
êtres réels dont ils eurent connaissance, y compris sans
doute eux-mêmes, tout ce qui leur parut en constituer
la force, le mouvement, la vie, l'intelligence, et ils ap
pelèrent cela du nom générique d'esprit, puis ils don
nèrent au reste, au résidu informe et inerte qu'ils sup
posèrent devoir rester après cette opération abstractive,
exécutée inconsciemment sur le monde réel par leur
propre esprit, le nom de matière. Après quoi ils s'é
tonnèrent que cette matière qui, de même que cet es
prit, n'exista jamais que dans leur imagination, leur
apparût si inerte, si stupide, en présence de leur Dieu
esprit pur.....
· Quant à nous, nous l'avouons franchement, nous ne
connaissons pas votre Dieu, mais nous ne connaissons
pas non plus votre matière ; ou plutôt nous savons que
l'un et l'autre sont également des Non-Etres créés à
priori par la fantaisie spéculative des naïfs penseurs
des siècles passés. Par ces mots « matériel et matière »
nous entendons la totalité, toute l'échelle des êtres
réels, connus et inconnus, depuis les corps organiques
les plus simples jusqu'à la constitution et au fonction
nement du cerveau du plus grand génie : les plus beaux
sentiments, les plus grandes pensées, les faits héroï
ques, les actes de dévouement, les devoirs comme les
droits, le sacrifice comme l'égoïsme, tout jusqu'aux
aberrations transcendantales et mystiques de Mazzini,
de même que les manifestations de la vie organique,
les propriétés et actions chimiques, l'électricité, la lu
mière, la chaleur, l'attraction naturelle des corps, con
stituent à nos yeux autant d'évolutions sans doute dif
— 10 —

férentes, mais non moins étroitement solidaires de cette


totalité d'êtres réels que nous appelons la matière.
Et remarquez bien que nous ne considérons pas cette
tOtalité comme une sorte de substance absolue et éter
nellement créatrice, ainsi que le font les panthéistes,
mais comme une résultante éternelle, produite et re
prOduite toujours de nouveau par le concours d'une
infinité d'actions et de réactions de toutes sortes ou
par l'incessante transformation des êtres réels qui nais
Sent et meurent en son sein.
Pour ne point prolonger cette dissertation métaphy
sique, je dirai, en me résumant, que nous appelons
matériel tout ce qui est , tout ce qui se produit dans
* le monde réel, dans l'homme aussi bien qu'en dehors
de l'homme, et que nous appliquons le nom d'idéal
exclusivement aux produits de l'action cérébrale de -,
l'homme; mais comme notre cerveau est une organi
sation tout à fait matérielle et que par conséquent tous
les fonctionnements en sont aussi matériels que peut
Pêtre l'action de toutes les autres choses réunies, il en
résulte que ce que nous appelons la matière ou le
monde matériel n'exclut aucunement, mais au Con
traire, embrasse infailliblement l'idéal.
Il est un fait qui serait digne d'être bien médité par
nos platoniques adversaires : Comment se fait-il que
généralement les théoriciens matérialistes se montrent
bien plus largement idéalistes en pratique qu'eux-mê
mes ? Au fond, rien de plus logique ni de plus naturel
que ce fait. Tout développement, n'est-ce pas, impli
que en quelque sorte la négation du point de départ ;
eh bien, les théoriciens matérialistes partent de la con
ception de la matière pour arriver à quoi ? à l'idée ;
tandis que les idéalistes, partant de l'idée pure, abso
lue et répétant toujours de nouveau l'antique mythe du
péché originel, qui n'est que l'expression symbolique
de leur mélancolique destinée, retombent éternellement,
tant en théorie qu'en pratique, dans la matière dont ils
— 11 —

ne parviennent jamais à se dépétrer, et dans quelle ma


tière ? Brutale, ignoble, stupide, créée par leur propre
imagination, comme l'alter Ego ou comme le reflet de
leur Moi idéal.
De même, les matérialistes, conformant toujours leurs
théories sociales aux réels développements de l'histoire,
considèrent la bestialité, l'anthropophagie, l'esclavage,
comme les premiers points de départ du mouvement
progressif de la société; mais que cherchent-ils, que
veulent-ils? L'émancipation et l'humanisation complète
de la société; tandis que les idéalistes qui prennent
pour bases de leurs spéculations l'âme immortelle et
le libre arbitre, aboutissent fatalement au culte de l'or
dre public comme Thiers et à celui de l'autorité comme
Mazzini, c'est-à-dire à la consécration et à l'organisa
tion d'un éternel esclavage. D'où il résulte, d'une ma
nière évidente, que le matérialisme théorique a pour
conséquence nécessaire l'idéalisme pratique, et qu'au
contraire les théories idéales ne trouvent leur réalisa
tion possible que dans le plus crasse matérialisme
pratique. . - -

· Hier, sous nos yeux, où se sont trouvés les matéria


listes, les athées? Dans la Commune de Paris. Et les
idéalistes, les croyeurs en Dieu ? Dans l'Assemblée na
tionale de Versailles. Qu'ont voulu les hommes de
Paris ? Par l'émancipation du travail, l'émancipation
définitive de l'humanité. Et que veut maintenant l'As
semblée triomphante de Versailles? Sa dégradation
finale sous le double joug du pouvoir spirituel et tem- .
porel. Les matérialistes, pleins de foi et méprisant les
souffrances, les dangers et la mort, veulent marcher
en avant, parce qu'ils voient briller devant eux le triom
phe de l'humanité ; et les idéalistes, hors d'haleine, ne
voyant plus rien que des spectres rouges devant eux,
veulent à toute force la repousser dans la fange d'où
elle a tant de peine à sortir. Qu'on compare et qu'on
Juge.
— 12 —

Mazzini prétend et assure, avec ce ton doctrinaire et


impératif qui est propre à tous les fondateurs de reli
gions nouvelles, que les matérialistes sont incapables
d'aimer et de vouer leur existence au service des gran
des choses. En disant cela, il prouve seulement, qu'i
déaliste conséquent et contempteur de l'humanité, au
nOm de son Dieu, dont il se croit très-sérieusement le
prophète, il n'a jamais rien compris à la nature hu
maine, ni aux développements historiques de la société,
et que s'il n'ignore point l'histoire, il la mésentend
d'une manière singulière. .
Son raisonnement est celui de tous les théologiens.
S'il n'y avait point de Dieu créateur, dit-il, le monde
avec ses lois admirables n'aurait pu exister, Ou bien
ne présenterait rien moins qu'un horrible chaos, où
toutes choses seraient réglées, non par une pensée pro
videntielle et divine, mais par l'affreux hasard et la
concurrence anarchique des forces aveugles. Il n'y au
l'ait aucun but dans la vie ; tout n'y serait que ma
tériel, brutal et fortuit. Car sans Dieu point de coor
donnance dans le monde physique, et point de loi mo
rale dans l'humaine société : et sans loi mOrale, point
de devoir, point de droit, point de sacrifice, point d'a
mour, point d'humanité, point de patrie, point de Rome
et point d'Italie ; car si l'Italie existe comme nation, ce
n'est que parce qu'elle a une mission providentielle et
mondiale à remplir, et elle n'a pu être chargée de cette
mission que par Dieu, dont la sollicitude paternelle pour
cette reine des nations est allée jusqu'à tracer, de SOn
propre doigt divin, ses frontières, devinées et décrites
par le génie prophétique de Dante.
Dans la suite de ce travail, je tâcherai de prouver
contre Mazzini : |

1° Que s'il y avait un Dieu créateur, le monde


n'aurait jamais pu exister.
2° Que si Dieu avait été le législateur du monde
naturel, qui dans notre idée comprend tout le monde
— 13 —

proprement dit, tant physique que le mOnde humain


ou social, ce que nous appelons les lois naturelles,
physiques et sociales n'auraient également jamais pu
exister. Comme tous les Etats politiques Subordonnés et
dominés de haut en bas par des législateurs arbitraires,
le monde présenterait alors le spectacle de la plus
révoltante anarchie. ll ne pourrait exister.
30 Que la loi morale dont nous autres, matérialistes
et athées, reconnaissons l'existence plus réellement
que ne peuvent le faire les idéalistes de quelque école
que ce soit, mazziniens ou non-mazziniens, n'est une
loi vraiment morale, une loi à la fois logique et réelle,
une loi puissante, une loi qui doit triompher des cons
pirations de tous les idéalistes du monde, que parce
qu'elle émane de la nature même de l'humaine société,
nature dont il faut chercher les bases réelles non dans
Dieu, mais dans l'animalité ;
4° Que l'idée d'un Dieu, loin d'être nécessaire à l'éta
blissement de cette loi, n'en a jamais été que la per
turbation et la dépravation ;
5° Que tous les Dieux passés et présents ont dû
leur première existence à la fantaisie humaine, à
peine dégagée des langes de sa bestialité primitive ;
que la foi dans un monde surnaturel ou divin consti
tue une aberration historiquement inévitable dans les
développements passés de notre esprit ; et que, pour
me servir d'une expression de ProudhOn, les hommes,
trompés par une sorte d'illusion d'optique, n'ont jamais
adoré dans leurs Dieux que leur propre image renver
sée et monstrueusement exagérée ;
60 Que la divinité, une fois établie sur son trône
céleste, est devenue le fléau de l'humanité, l'alliée de
tous les tyrans, de tous les charlatans, de tous les
tourmenteurs et exploiteurs des masses populaires;
7° Qu'enfin la disparution des fantômes divins, condi
tion nécessaire du triomphe de l'humanité, sera l'une
des conséquences inévitables de l'émancipation du
prolétariat.
— 14 —

Tant que Mazzini s'est contenté d'outrager la jeu


nesse des écoles, la seule qui, dans le milieu si pro
fondément corrompu et déchu de la bourgeoisie ac
tuelle, montre encore un peu d'enthousiasme pour les
grandes choses, pour la vérité, pour la justice ; tant
qu'il a limité ses attaques aux professeurs allemands,
aux Moleschott, aux Schiff et autres qui commettent
le délit horrible d'enseigner la vraie science dans les
universités italiennes, et tant qu'il s'est amusé à les
dénoncer au gouvernement italien comme des propa
gateurs d'idées subversives dans la patrie de Galilée
et de Giordano Bruno, le silence, commandé par la
piété et par la pitié, nous était possible. La jeunesse
est assez énergique et les prOfesseurs SOnt assez savants
pour se défendre eux-mêmes.
Mais aujourd'hui Mazzini vient d'outrepasser la
mesure. Toujours de bonne foi et toujours inspiré par
un idéalisme aussi fanatique que sincère, il a commis
deux crimes qui, à nos yeux, aux yeux de toute la
démocratie socialiste de l'Europe, sont impardonnables.
Au moment même où la population héroïque de
Paris, plus sublime que jamais, se faisait massacrer
| par dizaine de milliers, avec femmes et enfants, en
défendant la cause la plus humaine, la plus juste, la
plus grandiose qui se soit jamais produite dans l'histoire,
la cause de l'émancipation des travailleurs du monde
entier; au moment où l'affreuse coalition de toutes les
réactions immondes qui célèbrent aujourd'hui leur
orgie triomphante à Versailles, non contente dº mas
sacrer et d'emprisonner en masse nos frères et nos
SOeurs de la Commune de Paris, déverse sur eux tou
tes les calomnies qu'une turpitude sans bornes peut
seule imaginer, Mazzini, le grand, le pur démocrate
Mazzini, tournant le dos à la cause du prolétariat et
ne se rappelant que sa mission de prophète et de prê
tre, lance également contre eux ses injures! Il ose renier
nOn-seulement la justice de leur cause, mais encore
— 15 —

leur dévouement héroïque et sublime, les représen


tant, eux qui se sont sacrifiés pour la délivrance de
tout le monde, comme un tas d'êtres grossiers, igno
rants de toute loi morale et n'obéissant qu'à des
impulsions égoïstes et sauvages.
Ce n'est pas la première fois que Mazzini injurie et
calomnie le peuple de Paris. En 1848, après les mémo
rables journées de Juin qui avaient inauguré l'ère des
revendications du prolétariat et du mouvement propre
ment socialiste en Europe, Mazzini avait lancé un mani
feste plein de colère, maudissant les ouvriers de Paris
et le socialisme à la fois. Contre les ouvriers de 1848,
dévoués, héroïques, sublimes comme leurs enfants de
1871, et, comme eux, massacrés, emprisonnés et trans
portés en masse par la République bourgeoise, Maz
zini avait répété toutes les calomnies dont Ledru-Rollin
et ses autres amis, républicains soi-disant rouges de
France, se servaient pour pallier aux yeux du monde
et à leurs propres yeux, peut-être, leur ridicule et
honteuse impuissance.
Mazzini maudit le socialisme : comme prêtre ou
comme délégué messianique du maître d'en haut, il
doit le maudire, puisque le socialisme, considéré au
point de vue moral, c'est l'avénement du respect humain
remplaçant les dégradations volontaires du culte divin ;
et considéré au point de vue scientifique pratique,
c'est la proclamation de ce grand principe qui, entré
désormais dans la conscience des peuples, est devenu
l'unique point de départ, tant des recherches et des
développements de la science positive, que des mou
vements révolutionnaires du prolétariat.
Ce principe, résumé dans toute sa simplicité, le voici :
« De même que dans le monde proprement appelé
matériel, la matière inorganique (mécanique, physique,
chimique,) est la base déterminante de la matière or
ganique : (végétale, animale, intelligente ou cérébrale),
de même dans le monde social, qui ne peut être con
— 16 —

sidéré d'ailleurs que comme le dernier degré connu


du monde matériel, le développement des questions
économiques a toujours été et continue d'être encore
la base déterminante de tous les développements reli
gieux, philosophiques, politiques et sociaux. »
On voit que ce principe n'apporte rien moins avec
lui que le renversement le plus audacieux de toutes les
théories, tant Scientifiques que mOrales, de toutes les
idées religieuses, métaphysiques, politiques et juridi
ques, dont l'ensemble constitue la croyance de tous
les idéalistes passés et présents. C'est une révolution
mille fois plus formidable que celle qui, à partir de la
Renaissance et du dix-septième siècle surtout, avait
renversé les doctrines scolastiques, ces remparts de
l'Eglise, de la monarchie absolue et de la noblesse
féodale, pour les remplacer par le dogmatisme méta
physique de la raison soi-disant pure, si favorable à la
domination de la dernière classe privilégiée et notam
ment de la bourgeoisie. -

Si le renversement de la barbarie scolastique avait


causé un bien terrible émoi dans son temps, on doit
comprendre quels bouleversements doit causer, de nos
| jours, le renversement de l'idéalisme doctrinaire, de ce
dernier refuge de tous les oppresseurs et exploiteurs
privilégiés de l'humanité? . .
Les exploiteurs des croyances idéales se sentent
menacés dans leurs intérêts les plus chers, et les par
tisans désintéressés, fanatiques et sincères de l'idéa
lisme mourant, comme Mazzini, voient détruire d'un
seul coup toute la religion, toute l'illusion de leur vie.
Depuis qu'il a commencé à agir, Mazzini n'a cessé
de répéter au prolétariat de l'Italie et de l'Europe ces
paroles qui résument son catéchisme religieux et poli
tique : « Moralisez-vous, adorez Dieu, acceptez la loi
morale que je vous apporte en son nom, aidez-moi à
établir une république fondée sur le mariage (impos
sible) de la raison et de la foi, de l'autorité divine et
*

# -
— 17 —

de la liberté humaine, et vous aurez la gloire, la puis


sance, et, de plus, vous aurez la prospérité, la liberté
et l'égalité. »
Le socialisme leur dit, au contraire, par la bOuche
de l'Internationale :
« Que l'assujettissement économique du travailleur
« à l'accapareur des matières premières et des instru
« ments de travail est la source de la Servitude dans
« toutes ses formes : misère sociale, dégradation men
« tale, soumission politique, et
« Que, pour cette raison, l'émancipation économique
« des classes ouvrières est le grand but auquel tout
« mouvement politique doit être subordonné comme
« un simple moyen. »
Telle est dans sa simplicité la pensée fondamentale
de l'Association Internationale des Travailleurs.
On comprend que Mazzini ait dû la maudire; et c'est
le second crime que nous lui reprochons,tout en recon
naissant, d'ailleurs, qu'en la maudissant, il a obéi à sa
conscience de prophète et de prêtre.
Mais tout en rendant justice à sa sincérité incontes
table, nous devons constater, qu'en joignant ses invec
tives à celles de tous les réactionnaires de l'Europe
contre nos malheureux frères, les héroïques défenseurs
et martyrs de la Commune de Paris; et ses excommu
nications à celles de l'Assemblée nationale et du pape
contre les revendications légitimes et contre l'organi
sation internationale des travailleurs du monde entier,
Mazzini a définitivement rompu avec la révolution, et
a pris place dans l'internationale réaction.
Dans la suite de ce travail, en examinant un à un
ses griefs contre notre admirable Association, je m'ef
forcerai de mettre à nu tOute l'inanité des doctrines
· religieuses et politiques du prophète.

--—-s-Sa-33-2-7

--" 2
PREMIÈRE PARTIE

L'INTERNATI0NALE ET MAZZINI

-,e-zººS9 s-s

#Mazzini doit être bien affligé. A peine a-t-il eu le


temps de lancer son excommunication contre l'Interna
tionale, qu'aussitôt les archanges de l'ordre public se
SOnt mis à frapper.
On sait ce qui vient d'arriver à Naples. L'AssOciation
internationale vient d'y être dissoute par ordre supérieur,
« comme une offense permanente contre les lois et les
institutions fondamentales du pays, » et cette condam
nation, prononcée sans jugement par le simple bon
plaisir ministériel, a été naturellement accompagnée de
perquisitions minutieuses et stériles et d'arrestations
arbitraires. En un mot, les autorités publiques ont fait
leur devoir, et pour la millième fois, dans ce siècle, la
société vient d'être sauvée.
Personne ne peut en être autant consterné que Maz
zini. Pour un révolutionnaire comme lui, quelque idéa
liste incorrigible qu'il soit, ce ne peut pas être une
chose agréable que de voir un gouvernement, dont
certes il ne peut pas être l'ami, traduire ainsi Ses ma
lédictions théoriques en action. C'est un grand malheur !
Mais il faut en chercher la cause principale dans les
— 19 —
théories religieuses et politiques de Mazzini, théories
dont les toutes dernières manifestations ont fait tres
saillir d'aise toute la presse réactionnaire de l'Italie et
de l'Europe.
Il est plus que probable que le fait qui vient de se
passer à Naples se reproduira bientôt dans toutes les
autres villes de l'Italie. Tous les gouvernements de
l'Europe conspirent aujourd'hui la ruine de l'Interna
tionale, et déjà nos adversaires de tous les pays se
mettent à crier, en faisant ou en ne faisant pas le
signe de croix : « Grâce à Dieu ! elle est morte ! »
L'Internationale est morte ! dites-VOuS. Eh bien, nOn,
Vive l'Internationale ! Et c'est vous-mêmes, chers alliés
involontaires, qui faites en sa faveur, par vos persécu
tions atroces et par vos infâmes calomnies, une propa
gande bien autrement formidable que celle que nos
pauvres moyens nous permettraient de faire jamais.
Malgré les millions que la presse stipendiée prête
avec une générosité ridicule au Conseil général de
l'Association, résidant à Londres, nous devons dire,
hélas! que l'Internationale est bien pauvre. Et d'où lui
Viendraient les millions? N'est-elle pas l'Association de
la misère et du travail exploité, et n'a-t-elle pas contre
elle tous les riches? Avouons-la donc, cette sainte pau
Vreté qui est un sûr garant de sa sincérité, de son
honnêteté, une preuve de sa puissance. Car si l'Inter
nationale se développe et progresse malgré sa pauvreté
incontestable, malgré toutes les machinations des puis
Sants coalisés contre elle, c'est qu'elle constitue évi
demment une de ces grandes réalités historiques dont
la vitalité a pour causes non les combinaisons artificielles
et plus ou moins arbitraires de quelques dizaines, de
quelques centaines ou même de quelques milliers d'in
dividus intéressés, ambitieux ou fanatiques, mais le
développement fatal de la société, les tendances et les
besoins irrésistibles du siècle; c'est qu'elle contient en
elle l'avenir.
— 20 —
Nous avons donc pleine confiance dans notre inévi
table triomphe, ce qui ne nous empêche aucunement
de comprendre combien il est urgent de propager nos
principes et d'organiser les forces ouvrières. Car si nous
sommes convaincus, d'un côté, que les idées vraies, qui
ne sont telles que parce qu'elles sont la fidèle expres
sion du développement réel de l'humanité, doivent né
cessairement triompher, tôt ou tard ; nous savons aussi
qu'elles n'obtiennent ce triomphe que parce qu'il se
trouve toujours à leur disposition un certain nombre
d'individus qui en sont profondément pénétrés, qui leur
sont passionnément dévoués, qui les propagent et qui
aident la création spOntanée d'assOciations nouvelles
qui se forment en leur nom. Sans préjudice pour la
fatalité qui préside à tous les développements histori
ques, l'initiative des individus, organes réfléchis ou
inconscients du mouvement qui les pousse et les porte,
a été et reste encore nécessaire pour féconder la fa
culté créatrice des masses.
Ainsi, tout assurés que nous soyons du triomphe final
de l'AssOciation internationale, nOuS sOmmes bien loin
de méconnaître l'urgence d'une propagande active et
d'une organisation sociale des forces ouvrières. Mais
c'est précisément dans l'accomplissement de ce devoir
que notre pauvreté nous crée, hélas! trop souvent, des
obstacles insurmontables.
Les grèves nous ruinent, et pourtant il nous est im
possible ni de les prévenir, ni de les empêcher. Elles
ne sont jamais ou presque jamais le produit d'un com
plot, d'un coup de tête, d'un caprice, elles sont le ré
sultat forcé de toute la situation économique actuelle.
Chaque jour de plus en plus menacés dans les dernières
garanties de leur indépendance et même de leur exis
tence, les ouvriers savent bien que cOmmencer une
grève, pour eux, signifie se condamner eux-mêmes à
d'inimaginables souffrances. Mais le plus souvent ils
n'ont pas d'autre moyen pour défendre leur misérable
morceau de pain et l'ombre de liberté que leur laisse
l'organisation économique de la société. Encore un pas
dans cette voie, progressive et prospère pour les heu
reux détenteurs du capital, mais rétrograde et désas
· treuse pour eux, et ils se verraient réduits à l'état de
serfs ou de nègres. Les nègres blancs ! Voilà le nom
que les ouvriers des Etats-Unis de l'Amérique, de cette
république démocratique par excellence, se donnent
maintenant. D'un autre côté, il est évident pour tous
ceux qui savent comprendre et voir, que dans cette
même organisation sociale, une loi fatale et à laquelle
aucun capitaliste ne saurait se soustraire sans se con
damner infailliblement à la ruine, force indirectement
tOuS les bailleurs de fonds, et directement tous les en
trepreneurs d'industrie, à fonder tous leurs calculs sur
la diminution progressive de la liberté et du pain des
Ouvriers qu'ils emploient. Au milieu d'une concurrence
effroyable, dans cette lutte à la vie et à la mort où les
petits et les moyens capitaux vont s'engloutir peu à peu
dans les poches des grands seigneurs de la Banque,
tous les profits ne se font plus que sur le salaire du
prolétariat; et si le prolétariat ne se défendait pas avec
l'énergie du désespoir, il se retrouverait dans un état
d'esclavage pire que celui du moyen âge.
Nous prévoyons donc que les grèves vont devenir de
jour en jour plus universelles et plus formidables, jus
qu'à ce que de l'intensité même du mal se produise
enfin le bien. Et non-seulement nous ne pouvons pas,
mais nous ne devons pas les empêcher. Car les grèves
et toutes les souffrances inouïes : la misère aiguë, la
faim, les maladies et souvent la mort, qui en sont tou
jours les conséquences inévitables, sont les plus puis
sants et les plus terribles propagateurs des idées socia
listes dans les masses. -

Eh bien ! les internationaux doivent accourir au se


cours de leurs frères de tous les pays, privés de tra
Vail. Ils doivent donner leur dernier sou et quelquefois
— 22 —

même faire des dettes, pour ne point les laisser mourir


de faim. Cela les ruine.
Si l'on savait combien de leurs maigres deniers ils
ont dû dépenser, d'abord pour sauver leurs frères de
la Commune de Paris des griffes de la République
bourgeoise, puis pour leur donner l'hospitalité ! Et tout
cela s'est fait sans Ostentation, sans jactance, comme
la chose la plus naturelle, non pour l'amour de Dieu,
mais par simple et irrésistible impulsion humaine.
C'était la fraternité humaine sans abstraction et sans
phrase. Telle est la pratique de l'Internationale.
C'est la solidarité ardente d'une masse de travailleurs
obscurs, ignorants, misérables, qui, relevant bien haut
le drapeau de l'humanité que les classes privilégiées
et civilisées avaient laissé tomber dans la fange, sont,
en même temps, les lutteurs, les victimes du présent
et les fondateurs de l'avenir. C'est l'exercice quotidien
de l'amour réel, fondé sur la plus complète égalité et
sur le respect de tous pour la liberté et pour la dignité
humaine de chacun. Plus que toutes les organisations
et iés propagandes de principes, cet amour chaque
jour pratiqué par les sections de tous les pays, sans
aucune exception, nous rassure sur le triomphe prO
chain de l'Internationale ! - -

On comprendra, toutefois, qu'avec cette pratique il


doit nous rester bien peu d'argent pour la propagande
et pour l'organisation des forces ouvrières. Si l'on sa
vait au prix de quels sacrifices nous publions nos bro
chures, qui ne sont naturellement lues et payées que
par des ouvriers ! Les journaux de l'Internationale, et
il y en a déjà beaucoup, grâce au zèle de nos compa
gnons de tous les pays, ne se soutiennent que par les
quelques sous restants, que les ouvriers prélèvent sur
le pain de leurs familles.
Voilà nos moyens d'action. En présence de la tâche
immense qui nous est imposée et que nous avons ac
ceptée avec passion, avec bonheur, comptant moins
— 23 —

sur nos forces que sur la justice de la cause que nous


servons, ces moyens sont si ridiculement petits, que
certes il y a des moments où nous pourrions déses
pérer, si précisément, dans ces heures de détresse, nos
ennemis et nos persécuteurs ne venaient généreusement
à notre aide.
Qui a popularisé l'Internationale en France, depuis
1866 et surtout depuis 1867? Ce sont les persécutions
de l'Empire. Et aujourd'hui, qui a fait et qui continue
de faire la plus puissante propagande en notre faveur ?
C'est d'abord — et ici chapeau bas — l'héroïque Com
mune de Paris. C'est le fait immense de cette dernière
révolution socialiste, vaincue extérieurement pour un
temps, mais moralement partout triomphante. Elle a
réveillé les masses populaires, elle a été unanimement
saluée par le prolétariat de tous les pays comme l'an
nonce d'une prochaine délivrance. Mais qui a expliqué
aux masses le véritable sens, toute la portée de cette
révolution ? C'est la presse officielle et officieuse de tous
les pays, c'est la terreur des classes privilégiées, §
sont les mesures draconinnes des gouvernements, c'est
enfin Mazzini lui-même. -

Mazzini avait eu sans doute l'intention peu généreuse


d'anéantir moralement la Commune que le gouverne- .
ment n'avait réussi qu'à tuer d'une manière brutale.
Mazzini a-t-il atteint son but? Pas du tout, il a au con
traire contribué puissamment à exalter la Commune
dans l'opinion des masses italiennes. Et aujourd'hui,
toujours fatalement solidaire de la propagande négative
de la presse réactionnaire, il vient de rendre le même
service à l'Internationale. Il voudrait la détruire, et il
nous aide à en propager les principes. Il y a un an à
peine, excepté deux ou trois points isolés et perdus
dans l'espace, on ne se doutait même pas en Italie de
l'existence de l'Internationale. Maintenant, grâce à la
presse gouvernementale et grâce à Mazzini surtout, nul
ne l'ignore.
Mazzini ne s'est point contenté, comme les journaux
de la réaction, d'effrayer seulement les bourgeois. Non,
lui et ses partisans, épars en fort petits groupes dans
presque tOutes les villes d'Italie, vont aux associations
Ouvrières, pour leur dire : « Gardez-vous bien de l'In
ternationale, c'est le Diable ! » — Les pauvrets! Ils ne
SaVent donc pas que le Diable a été de tout temps
l'être qui a le plus intéressé l'espèce humaine. Ah !
l'Internationale, c'est Satan en personne, il faut donc
faire sa connaissance au plus vite !
Et c'est ainsi que, grâce à cette furieuse propagande
négative, en Italie, comme partout, s'éveille aujour
d'hui un immense intérêt pour l'Internationale dans les
IſlaSS0S.
Nos ennemis ont bien labouré; c'est maintenant à
nOus de semer.
Dans toutes les villes et même dans beaucoup de
campagnes, il se trouvera bien un, deux ou trois ou
ers intelligents, dévoués à leurs frères et qui sachent
lire ; Ou bien, à leur défaut, quelques jeunes gens nés
dans la classe bourgeoise, mais non pénétrés de l'es
prit pervers qui règne actuellement dans cette classe ;
· enfin, pour me servir d'une expression consacrée par
Mazzini, quelques apôtres inspirés d'un véritable amour
pour la sainte cause de la justice et de l'humanité, et
qui, les statuts de l'Internationale à la main, se feront
un devoir d'expliquer aux associations ouvrières :
1° D'abord que ce prétendu Diable réclame pour
chaque ouvrier le plein produit de son travail, trouvant
mauvais qu'il y ait dans la société une si grande quan
tité de gens qui, ne produisant rien du tout, ne peu
vent nourrir leur richesse insolente que du travail d'au
trui. L'Internationale, comme l'apôtre Saint-Paul, pré
tend que « quiconque ne veut pas travailler, ne doit pas
manger. »
L'Internationale ne reconnaît le droit à ce noble nom
de travail qu'au seul travail productif. Il y a quelques
— 25 —

années, le jeune roi de Portugal, étant venu faire une


visite à son auguste beau-père, s'était présenté dans
association ouvrière à Turin ; et là, entouré d'ouvriers,
il leur dit ces mémorables paroles : « Messieurs — le
siècle actuel est le siècle du travail. Nous travaillons
tous. Moi, je travaille aussi pour le bien de mes peu
ples. » Quelque flatteuse que puisse paraître cette assi
milation du travail royal au travail ouvrier, nous ne
pouvons pas l'accepter. Nous devons reconnaître que
le travail royal est un travail d'absorption et non de
production ; les capitalistes, les propriétaires, les en
trepreneurs d'industrie travaillent aussi; mais tout leur
travail n'ayant d'autre objet que de faire passer les
prOduits réels du travail de leurs ouvriers dans leurs
poches, ne peut être considéré par nous comme un
travail prodcctif. A ce compte les voleurs et les bri
gands travaillent aussi, et rudement, en risquant cha
que jour leur liberté et leur vie.
L'Internationale reconnaît bien le travail intellectuel,
celui des hommes de la science aussi bien que de l'ap
plication de la science à l'industrie, et celui des orga
nisateurs et des administrateurs des affaires industriel
les et commerciales, pour un travail productif. Mais
elle réclame pour tous les hommes une participation
tant au travail manuel qu'aux travaux de l'esprit, con
forme non à la naissance, ni à des priviléges sociaux
qui doivent disparaître, mais aux capacités naturelles
de chacun, développées par une éducation et une in
Struction égales. Ce n'est qu'alors que disparaîtra l'a
bîme qui sépare aujourd'hui les classes qui s'appellent
intelligentes et les masses ouvrières.
2° L'Internationale déclare que tant que les masses
ouvrières resteront plongées dans la misère, dans la
servitude économique et dans cette ignorance forcée
auxquelles l'organisation économique et la société ac
tuelle les condamnent, toutes les réformes et révolu
tions politiques, sans en excepter même celles qui sont
— 26 —

projetées et promises par l'Alliance républicaine de


Mazzini, ne leur serviront de rien.
3º Que par conséquent, dans leur intérêt propre tant
matériel que moral, elles doivent subordonner toutes
les questions politiques aux questions économiques ;
les moyens matériels d'une éducation et d'une existence
Vraiment humaines étant pour le prolétariat la première
COndition de la liberté, de la moralité et de l'humanité.
4° Que l'expérience des siècles passés aussi bien que
de tous les faits présents a dû suffisamment convain
cre les masses ouvrières qu'elles ne peuvent et ne doi
Vent attendre aucune amélioration sociale de leur sort
de la générosité ni même de la justice des classes pri
vilégiées ; qu'il n'y a jamais eu et qu'il n'y aura jamais
de classe généreuse, de classe juste, la justice ne pou
vant exister que dans l'égalité, et l'égalité entraînant
nécessairement avec elle l'abolition des priviléges et des
classes; que les classes actuellement existantes : clergé,
bureaucratie, bancocratie, noblesse, bOurgeoisie , ne
se disputent le pouvoir que pour consolider leur pro
pre puissance et pour élargir leurs profits, et que par
conséquent le prolétariat doit prendre désormais la di
rection de ses propres affaires en ses mains.
5° Que lorsqu'il se sera bien entendu et organisé
nationalement et internationalement, il n'y aura pas de
puissance au monde qui puisse lui résister.
6° Que le prolétariat doit tendre non à l'établisse
ment d'une nouvelle domination Ou d'une classe nou
velle à son profit, mais à l'abolition définitive de toute
domination, de tOute classe, par l'Organisation de la
justice, de la liberté et de l'égalité pour tous les êtres
humains, sans distinction de race, de couleur, de na
tions et de croyances, — tous devant pleinement exer
cer les mêmes devoirs et jouir des mêmes droits.
70 Que la cause des Ouvriers du monde entier est
solidaire à travers et malgré toutes les frontières des
Etats. Elle est solidaire et internationale, parce que,
— 27 —

poussé par une loi fatale et qui lui est inhérente, le


capital bourgeois, en son triple emploi : dans l'indus
trie, dans le commerce et dans les spéculations ban
quières, dès le commencement de ce siècle, tend évi
demment à se donner une organisation de plus en plus
internationale et solidaire, élargissant chaque jour da
vantage, simultanément dans tous les pays, l'abîme qui
sépare déjà le monde ouvrier du monde bourgeois ;
d'où il résulte que pour tout ouvrier doué d'intelligence
et de cœur, pour tout prolétaire qui a des entrailles
pour ses compagnons de misère et de servitude, et qui
en même temps possède le sentiment de sa situation
et de ses seuls intérêts véritables, la patrie réelle, c'est
· désormais le camp international du travail, opposé, à
· travers les frontières de tous les pays, au camp bien
plus anciennement international du capital exploiteur ;
que pour tout ouvrier, vraiment digne de ce nom, les
Ouvriers des pays étrangers, qui souffrent et qui sont
opprimés comme lui-même, sont infiniment plus pro
ches, plus frères que le bourgeois de son propre pays,
qui s'enrichit à son détriment.
8° Que l'oppression et l'exploitation dont les masses
Ouvrières sont victimes dans tous les pays étant par
leur nature et par leur organisation actuelle interna
tionalement solidaires, la délivrance du prolétariat doit
l'être aussi; que l'émancipation économique et sociale
&· (base et condition préalable de l'émancipation politi
que) des ouvriers d'un pays sera à jamais impossible,
si elle ne s'effectue simultanément au moins dans la
majorité des pays avec lesquels il se trouve relié par
des ressorts de crédit, d'industrie et de commerce; et
que, par conséquent, par devoir de fraternité aussi bien
que par intérêt bien entendu, dans l'intérêt de leur
propre salut et de leur prochaine délivrance, les ou
vriers de tous les métiers doivent établir, organiser et
exercer la plus sévère solidarité pratique, communale,
provinciale, nationale et internationale, en commençant
—- 28 —

par leur atelier, puis l'étendant à tout leur corps de


métier et à la fédération de tous les métiers; solidarité
qu'ils doivent surtout scrupuleusement observer et pra
tiquer dans tous les développements, dans toutes les
péripéties et dans tous les incidents de la lutte inces
Sante du travail ouvrier contre le capital bourgeois :
tels que grèves, demandes de diminution des heures
de travail et d'augmentation de salaires, et, en général,
dans toutes les réclamations qui ont rapport aux con
ditions du travail et à l'existence, tant matérielle que
mOrale, des travailleurs.
Toutes ces affirmations et tous ces conseils, n'est-ce
pas, Sont si simples, si naturels, si légitimes, si vrais
et si justes, qu'un gouvernement devrait avoir le parti
pris de l'iniquité brutale et de la violation flagrante de
tous les droits humains, comme le gouvernement russe,
par exemple, ou comme celui de la République fran
çaise actuelle, pour oser avouer que la propagande et
la mise en pratique de ces vérités sont contraires à son
existence, et pour avoir le cynique courage de sévir
ouvertement contre elles. Un pareil gouvernement,
quelque formidable que soit ou plutôt que paraisse
l'organisation de sa puissance matérielle, ne saurait se
maintenir longtemps contre les tendances irrésistibles
du siècle, et plus il montrera de violence et plus il
périra vite. Aussi voyons-nous que les hommes d'Etat
de l'Allemagne, qui, certes, ne seront pas accusés -

d'ignorance, ni d'imprévoyance, ni de tendresse exa


gérée pour la cause populaire, ni d'impuissance, puis
qu'ils se trouvent à la tête du plus puissant Etat de
l'Europe, et qui n'ont jamais manqué non plus de nous
jeter autant de bâtons qu'ils l'ont pu dans les roues,
nous voyons, dis-je, qu'ils se gardent bien pourtant de
sévir ouvertement, violemment contre la propagande
et l'agitation légale, aussi bien que contre l'organisa
tion publique du parti de la démocratie socialiste. Le
jour où, imitant les procédés sommaires des gouver
A
nements français et russe, ils auront recours à la franche
violence, le gouvernement de l'Allemagne trahira le
commencement de sa décadence. -

Mais laissons là les gOuvernements, et revenons à ce


prolétariat, qui contient les foudres qui doivent exter
miner toutes les injustices et les absurdités du présent,
et les éléments féconds qui doivent constituer l'avenir.
Les associations ouvrières les plus dévouées à Maz
zini, celles mêmes qui, en conséquence, soit de la pro
pagande mazzinienne, soit de l'action officielle qui ne
dédaigne plus aujourd'hui de descendre jusqu'aux bas
fonds de la société, seront le plus obstinément préve
nues contre l'Internationale, lorsqu'elles auront entendu
l'explication de son programme et lorsqu'elles se se
ront convaincues que cette grande association ne se
pOse absolument d'autre but que leur émancipation
morale et humaine au moyen d'une amélioration radi
Cale des conditions matérielles de leur travail et de
leur existence, produite uniquement par l'association
de leurs propres efforts, elles diront toutes, comme il
nOus est arrivé fort sOuvent de l'entendre dans d'autres
pays : « Comment, c'est là ce que pense et ce que veut
cette Internationale dont on nous a dit tant de mal ?
Mais il y a bien longtemps que nous pensons, que nous
Sentons et que nous voulons la même chose. Donc,
nOus aussi, nOuS sOmmes de l'Internationale ! » Et les
Ouvriers s'étonneront qu'une association fondée exclu
sivement dans l'intérêt du peuple ait été attaquée par
des hommes qui se disent les amis du peuple, et ils
finiront par conclure, non sans beaucoup de raison,
que ces amis prétendus sont en réalité des ennemis de
l'émancipation populaire.
— 30 —

La grande erreur de Mazzini et de tous les autres


persécuteurs et calomniateurs de l'Internationale, c'est
de se l'imaginer comme une association plus ou moins
Secrète et artificielle, sortie inopinément, arbitraire
ment, avec tous ses principes et toute son organisation,
du cerveau, naturellement mal inspiré, -d'un ou de
quelques individus, comme est sortie, par exemple, du
cerveau, sans doute divinement inspiré, de Mazzini,
l'Alliance républicaine.
Si l'lnternationale était réellement telle, elle serait
une secte impuissante, insignifiante, perdue au milieu
de tant d'autres sectes mort-nées. Personne ne daigne
rait en parler. Qui s'inquiète aujourd'hui des faits et
gestes de l'Alliance républicaine ? Au contraire, l'Inter
nationale est devenue aujourd'hui l'objet d'une préoc
cupation universelle : l'espoir des opprimés, la terreur
des puissants de ce monde. A peine âgée de sept ans,
elle est déjà un géant.
Quelques individus, si grand que soit leur génie, n'au
raient jamais pu créer une organisation, une puissance
aussi formidable. Aussi les hommes très intelligents et
très dévoués qui se sont trouvés parmi ceux qu'on ap
pelle généralement les premiers fondateurs de l'Inter
nationale, n'en ont été en quelque sorte que les accou
cheurs très heureux, très habiles. Mais c'est la masse
ouvrière de l'Europe qui a enfanté le géant.
Voilà ce que Mazzini se refuse à comprendre, et ce
que, en sa double qualité d'idéaliste croyant et d'homme
d'Etat soi-disant révolutionnaire, il ne parviendra pro
bablement jamais à comprendre.
Comme idéaliste, il ne peut faire autrement que nier
le développement spontané du monde réel et ce que
nous appelons la propre force, la logique Ou la raison
des choses. Et du. moment qu'il croit en Dieu, il doit
forcément croire que, non-seulement les idées, mais la
vie et le mouvement du monde matériel viennent de
— 31 --

Dieu ; à plus forte raison, les évolutions religieuses,


politiques et sociales, intellectuelles et morales de l'hu
manité.
Comme homme d'Etat, il doit avoir le mépris des
masses. Poussé par son cœur généreux et aimant à leur
faire le plus grand bien possible, il doit les considérer
comme absolument incapables de se diriger, de se
gouverner et de créer la moindre bonne chose par
elles-mêmes.
Et, en effet, nous savons et nous allons le constater
plus tard, que Mazzini, homme religieux par excellence
et fondateur ou révélateur d'une nouvelle religion, qu'il
appelle lui-même la Religion de l'Association et du
Progrès, affirme la révélation permanente et progressive
de Dieu dans l'humanité, au moyen des hommes de génie
couronnés de vertu et des peuples les plus avancés dans la
réalisation de la loi de la vie. Il est profondément con
Vaincu qu'aujourd'hui c'est à l'Italie de nouveau qu'in
combe la haute mission d'interprête ou d'apôtre de
cette loi divine dans le monde; mais que pour remplir
dignement cette mission, le peuple italien doit d'abord
se bien pénétrer lui-même de l'esprit mazzinien, et
au moyen d'une Constituante toute composée de dé
putés mazziniens, se donner un gouvernement mazzi
nien. A ce prix, mais seulement à ce prix, il lui promet,
pour la troisième fois dans son histoire, l'hégémonie
(seulement morale, et non catholique cette fois, mais
mazzinienne), le sceptre du monde.
Du moment que l'initiative du nouveau progrès doit
partir de l'Italie, et qui plus est de l'Italie exclusivement
mazzinienne, c'est-à-dire d'une excessivement petite
minorité qui, par je ne sais quel miracle, doit repré
senter la nation tout entière, il est clair que l'Interna
tionale, qui est née en dehors de l'Italie et tout-à-fait
en dehors du parti et des principes mazziniens, doit
être déclarée nulle et non avenue par Mazzini.
Nous savons aussi que MaZzini, homme politique par
— 32 —

excellence et partisan quand même de l'Etat unitaire


et puissant, proclame qu'à l'Etat seul incombe le de
Voir et le droit d'administrer à la nation tout entière
une éducation uniforme et conforme strictement aux
dogmes de la religion nouvelle que la prochaine Con
stituante, réunie à Rome, redevenue la capitale du
monde, et sans doute divinement inspirée (la Consti
tuante, non Rome — mais peut-être Rome aussi?), aura
proclamée comme l'unique religion nationale, afin que
la nation devienne une dans la pensée, comme elle le
sera dans ses actes. On sait qu'en dehors de l'unifica
tion produite artificiellement, de haut en bas, par cette
éducation soi-disant nationale, Mazzini ne reconnaît
point aux masses populaires, qu'il appelle toujours
multitudes (il n'y manque que l'adjectif viles, mais il
y est contenu implicitement), le caractère d'un peuple,
et leur refuse par conséquent ce que nous appelons,
nous, l'initiative populaire (1). Mais l'Internationale est
sortie proprement de l'initiative spontanée des masses
ouvrières, non éclairées, non faussées, non châtrées
par l'éducation mazzinienne ; donc il est évident qu'elle
doit être repoussée et dénigrée par Mazzini
Rien de plus étrange que de Voir la peine inouïe
que se donne Mazzini pour persuader au public, à la

(1) Pour que les mazziniens ne puissent pas me reprocher de fausser


les idées de Mazzini, je vais reproduire ses propres paroles : « Mais
pour que le peuple soit, il faut qu'il soit un..... pour que le suffrage
universel, abandonné à l'arbitraire du moment et restant sans conseil
et sans norme morale, ne répète pas le triste spectacle du dernier demi
siècle, votant aujourd'hui pour la tyrannie, demain pour la république
et après-demain pour la monarchie constitutionnelle, il faut que le
suffrage universel soit l'expression d'une inspiration nationale. Et
il n'y a point de nation là où n'existe pas la conscience d'une fin com
mume, exprimée solemnellement dans un pacte, communiquée et dé
loppée p
vetoppee par l'éducation. » (La Roma del Popolo, 31 août 1871.)

Qu'est-ce que ce pacte ? Un vrai lit de Procuste préparé depuis long


temps par Mazzini, pour y coucher de gré ou de force cette pauvre na
tion italienne ! En éxaminant de près le système théologico-politique
de Mazzini, je reviendrai nécessairement sur cette question.
— 33 —

jeunesse militante et surtout aux Ouvriers d'Italie, que


l'Internationale n'est autre chose qu'une mauvaise
plaisanterie, un malheureux avOrton tout prêt à se
dissoudre, et que tout ce qu'on raconte de sa puissance
actuelle est ridiculement exagéré.
Croit-il lui- même à ce qu'il dit? Par respect pour
sa haute sincérité nous devons penser que Oui; mais le
respect que nous inspire son intelligence nous com
mande de supposer le contraire. Car enfin, Mazzini
n'est pas seulement un idéaliste et un théologien, le
révélateur inspiré d'une nouvelle religion, il est en
même temps un conspirateur consommé, hOmme
d'action, homme d'Etat. Il est vrai que beaucoup de
ses propres amis (je ne citerai pas leurs noms, ne vou
lant pas, à l'exemple de Mazzini, semer ou envenimer
la discorde dans le camp mazzinien, c'est un procédé
que je laisse aux théologiens,)—oui, beaucoup de ses
amis les plus proches m'ont souvent affirmé, que ses
hallucinations religieuses, projetant leur lumière fan
tastique et trOmpeuse sur ses jugements, sur ses actes,
les ont faussés toujours, et que malgré toute sa grande
intelligence, elles l'ont toujours empêché d'apprécier
les choses et les faits à leur juste valeur. C'est ainsi,
m'ont-ils dit, que, vivant dans une perpétuelle illusion,
et ne considérant le monde qu'à travers le prisme de son
imagination hantée par des fantômes divins, il s'est
| toujours exagéré les forces de son propre parti et la
faiblesse de ses ennemis.
Tout cela est possible et même très-probable. Pour
tant Mazzini n'en reste pas moins un homme d'Etat
reconnu et réputé comme tel par toute l'Europe.
Il ne peut ne point voir ce que tout le monde voit
aujourd'hui, les uns avec bonheur, les autres avec
terreur : la puissance croissante de l'lnternationale.
Cette puissance, comme un fait constaté et qu'on ne
saurait plus nier sans folie, s'est imposée désormais
de la manière la plus impérieuse à la conviction
3
— 34 —

des esprits les plus sérieux, en même temps qu'à


celle des esprits les plus récalcitrants de l'Europe .
Les hommes d'Etat de presque tous les pays s'en préoc
cupent immensément aujourd'hui, et parmi eux, avec
euX, COntre nOus, MaZzini lui-même. Tous ses écrits
récents le prouvent, bien malgré lui sans doute.
Pourquoi donc nie-t-il cette puissance? Pourquoi en
prOmet-il à la jeunesse et aux ouvriers italiens la dis
Solution prochaine ? Peut-il y croire lui-même ? Je me
Suis posé et j'ai très-sérieusement débattu en mon es
prit cette question. J'ai d'abord hésité, incertain si je
devais mettre en suspicion l'intelligence ou la bonne
foi de Mazzini. Longtemps je ne pus me décider entre
ces deux suppositions également affligeantes. Et pour
tant l'une d'elles, sinon toutes les deux ensemble,
'devait être la vraie, puisque la puissance de l'Interna
tionale est un fait aussi positif et patent, que l'est,
hélas! la négation publique de cette puissance par
Mazzini. Cette incertitude était pénible pour moi, car
malgré toute les hallucinations religieuses du prophète,
mon- respect pour l'intelligence pratique et pour la
bonne foi du grand patriote italien était profond et
Sincère.
Mais les derniers articles qu'il vient de publier dans
La Roma del Popolo (Nos 29, 30, et 31) m'ont forcé de
reconnaître que, si sa grande intelligence, faussée par
la théologie, prend une part considérable dans les er
reurs qu'il croit devoir propager, il est incontestable
aussi que dans la polémique furieuse qu'il a entre
prise contre l'Association Internationale des Travailleurs,
il manque de sincérité et de bonne foi. Je le prouve
rai en analysant ses articles.
Personne n'osera l'accuser de mensOnge, mais de
pieux larcin, oui. Grand écrivain etpolitique consommé,
Mazzini a de ces habiletés de langage qui Ont l'intention
bien évidente de faire passer dans l'opinion de ses nom
breux lecteurs certains jugements, certaines apprécia
— 35 —

tions des faits, conformes à ses Vues, sans qu'il les ait
positivement exprimées et encore moins prouvées. Il
ne descend d'ailleurs jamais jusqu'aux preuves, jusqu'à
cette réelle constatation et comparaison des choses et
des faits, qui constitue selon nous la seule base solide
de tout savoir positif et de tout jugement sérieux, Cette
méthode lui paraît sans doute beaucoup trop matérielle,
trop brutale, et le gênerait considérablement surtout
dans la démonstration des erreurs qu'il veut propager.
Il lui préfère la méthode plus facile des allusions ingé
nieuses et des affirmations hasardées. C'est ce qu'il
appelle, en opposition à la méthode critique, la méthode
synthétique. C'est celle de tous les théologiens.
Mazzini ne fait jamais appel à la pensée libre, il se
gardera bien de la réveiller dans son auditoire. Ce
serait un témoin et un juge par trop incommode. Son
grand soin au contraire c'est de l'endormir toujours,
tant en lui-même qu'en autrui, par la poétique harmo
nie de son .. langage, de ses fantaisies mystiques et
de son argumentation sentimentale. Sa logique n'est
point celle de la pensée, comme chez les métaphysi
ciens purs, et encore moins celle des faits, comme
chez les penseurs matérialistes ou positivistes ; ce n'est
pas même la brutale et franche logique de l'absurde,
comme chez les théologiens de métier ; c'est une logi
que de sentiment, puissante d'ardeur, mais incertaine
et vague comme l'Idéal qui en forme l'objet, et mas
quant aVec une habileté remarquable, sous les apparen
Ces d'un libéralisme trompeur et d'une fausse rationa
lité, son culte fanatique de l'absurde et de l'autorité.
MaZzini est un grand artiste. Il connaît les sentiments
généreux de la jeunesse et d'une partie du prolétariat
italien qu'il a si puissamment contribué à former, et
pendant quarante ans il a su tirer de ce magnifique
instrument tous les sons qu'il voulait. Mais en politique,
l'art s'appelle prestidigitation. Pendant quarante ans,
Mazzini a été le grand prestidigitateur de l'Italie.
— 36 —

Entendons-nous, il y a des prestidigitateurs de deux


Sortes. Il y a les hommes d'Etat vulgaires, dont l'am
bition intéressée, personnelle, étrangère à tout idéal,
ne demande pas mieux que de se servir de toutes les
idées et de tous les sentiments possibles, pour arriver
plus promptement à ses fins. Tel fut le grand Napoléon,
le chef et le vrai fondateur de l'école politique moderne ;
tels furent et sont après lui, naturellement chacun en
Son genre, les Napoléon III, les Cavour, les Bismark,
les Thiers, les Gambetta, et pour ne point oublier le
menu fretin, les Jules Simon, les Jules Favre, les Tro
chu, les Kératry, les Picard..... Mais il y a aussi, par
rares intervalles, dans l'histoire, des prestidigitateurs
politiques d'un genre infiniment supérieur et incompa
rablement plus nobles, plus purs : ce sont les hommes
d'Etat sincèrement religieux comme Mazzini. Ceux-là
trompent les peuples en se trompant eux-mêmes ; ils
· sont étrangers aux vulgaires inspirations de l'intérêt,
de la vanité et de l'ambition personnelle, et s'ils ma
gnétisent et malmènent les masses, ce n'est jamais en
vue de leur propre gloire, mais en vue du triomphe
d'un idéal adoré, de leur Dieu.
Il y a ceci de commun entre ces deux catégories
d'hommes d'Etat, d'ailleurs si différents et même si
complétement opposés dans tout le reste, c'est que les
uns comme les autres, quoique poussés par des motifs
bien contraires, trompent également les masses popu
laires et les oppriment, lorsqu'ils en ont le pouvoir,
en leur imposant des tendances qui n'ont rien de com
mun avec leurs aspirations spontanées ni avec leurs
réels besoins.
Hélas! l'histoire nous dit que les masses ne s'y sont
prêtées que trop facilement jusqu'ici, ne se fatigant
jamais de jouer ce rôle malheureux d'instrument à la
disposition du premier artiste qui daignait s'en servir.
Elle nous dit aussi qu'elles ont toujours payé très-cher
cette généreuse mais aveugle confiance. Et nous voyons
— 37 —

en effet que malgré les hauts faits de tant d'enchanteurs


habiles et illustres, en dépit de tous ces Messies et de
tous ces sauveurs, la situation réelle du prolétariat
reste au plus haut degré déplorable. Elle ne s'est point
· améliorée, elle a empiré.
Mais voici que le prolétariat de l'Europe et de l'A
mérique commence, à la fin, à s'en apercevoir aussi.
Partout, dans tous les pays, on voit les masses se ré
veiller, se remuer, s'agiter et se concerter entre elles,
défiantes de tous leurs sauveurs, tuteurs et chefs pas
sés, et de plus en plus résolues à prendre en leurs
propres mains la direction de leurs propres affaires.
Et comme elles sont collectivistes autant par pOsition
que par nature, elles tendent à créer aujourd'hui une
force collective immense, en s'organisant solidairement
entre elles à travers les frontières politiques des Etats.
Telle fut la vraie, l'unique cause de la naissance de
l'Internationale, et tel est aussi le secret de sa puis
sance actuelle.
--------- --

Voilà ce que l'esprit si profondément religieux de


Mazzini se refuse absolument de comprendre. ldéaliste
jusqu'à la moëlle de ses os, révélateur, homme d'Etat,
il s'imagine toujours qu'on peut encore aujourd'hui
imprimer dans le cœur et dans l'imagination du peu
ple, comme sur une feuille blanche, tout ce qu'on veut.
Cette fausse idée est la base de toutes ses espérances,
mais aussi la cause permanente de tous ses mécomptes.
-« Les multitudes, aussi bien que les individus, prétend
il, sont essentiellement éducables, » et c'est pourquoi,
sans doute, malgré que quarante ans d'efforts avortés
eussent dû lui avoir prouvé suffisamment l'incompati
bilité profonde qui existe entre la nature si vivante, si
réelle de la nation italienne, — la moins religieuse de
toutes en Europe, si l'on excepte toutefois le peuple de
Russie — et l'idéalisme mystique dont il s'est fait le
—- 38 —

Messie et l'apôtre, Mazzini ne désespère pas encore de


la convertir. Mais c'est aussi pourquoi il redoute, plus
qu'il ne lui convient d'avouer, les effets désastreux de
la propagande socialiste et matérialiste, d'autant plus
menaçante qu'elle est infiniment plus conforme au gé
nie national des Italiens que la sienne. C'est pourquoi
il nous a déclaré cette guerre à outrance, ne reculant
pas même devant l'horrible danger de se voir soutenu,
dans la lutte furieuse qu'il a soulevée contre nous, par
les actes arbitraires et violents d'un gouvernement qu'il
déteste, autant qu'un héritier plus ou moins légitime
peut détester son riche parent qui ne se montre pas
pressé de mourir. -

Mazzini, je le sais bien, professe en théorie le plus


grand respect pour le peuple. Dans sa célèbre formule
« Dio e Popolo, » il lui accorde même la seconde place
après Dieu. Mazzini respecte le peuple autant qu'un
théologien peut respecter quelque chose en dehors de
Dieu ; autant qu'un idéaliste en général est capable de
reconnaître et d'apprécier une réalité vivante.
D'ailleurs entre les théologiens et les idéalistes la
différence n'est pas grande. Le théologien c'est l'idéa
liste conséquent et sincère, et l'idéaliste, le théologien
hésitant et honteux. Tous les deux se rencontrent d'ail
leurs dans le culte de l'absurde en théorie et dans ce
lui de l'autorité ou de la discipline, instituée du haut
en bas, dans la pratique; l'absurde étant la consécra
tion de cette discipline, qui à son tour est la garantie
de tous les priviléges; avec cette différence, comme je
viens de le dire, que les théologiens ont le courage et
l'Ostentation de l'absurde, tandis que les idéalistes s'ef
forcent vainement de lui donner une apparence de ra
tionalité. La théologie n'est donc que le déploiement
héroïque et violent de cette maladie historique de l'es
prit qu'on appelle l'idéalisme en général ; maladie qui,
longuement préparée par les religions panthéistes de
l'Orient, comme théorie métaphysique, date des pre
— 39 —

miers philosophes grecs et surtout de Platon, mais que


le christianisme seulement a intrOduit Officiellement,
comme élément pratique, dissolvant de la vie, dans
l'organisation sociale et politique des nations. Le ca
ractère essentiel de cette maladie, c'est de chercher
et de n'aimer dans le mOnde réel, dans la société, dans
les hommes, dans les choses, que soi-même : Soit son
propre intérêt, soit sa pensée personnelle, non leur
nature réelle, mais le reflet d'un idéal préconçu, et qui
n'est en effet jamais rien, que le culte pour soi-même
de l'individu qui s'adore dans l'absolu ou dans Dieu.
Mazzini qui proscrit et qui abhorre l'individualisme,
mais qui par contre proclame et adore l'idéalisme, ne
se doute même pas que l'idéalisme est le père spirituel
de l'individualisme.
Mazzini d'ailleurs ne dit jamais l'Absolu, il dit « Dieu ».
Et il a mille fois raison, car du moment qu'on est idéa
liste ou spiritualiste, il faut, sous peine d'inconséquence,
se reconnaître théologien, et lorsqu'on est théologien,
il faut avoir le courage de le proclamer devant le monde
entier. Il faut avoir la sainte audace de l'absurde. L'Ab
solu est un terme équivoque inventé par des métaphy
siciens qui s'efforcent d'établir un juste-milieu impos
sible entre la raison et la foi religieuse, entre la vérité
scientifique et les fictions théologiques, entre le monde
réel et le Dieu-fantôme.
Quelque fantôme qu'il soit en effet, une fois tiré du
néant et placé sur son trône par la croyance de ses
fidèles, Dieu devient un Maître superbe et jaloux. Il
ne souffre pas qu'on le renie, ni même seulement
qu'on le voile, dans quelque circonstance et sous quel
que prétexte que ce soit. Aussi avons-nous vu le répu
blicain Mazzini voiler par moments le drapeau de la
République, mais le drapeau de Dieu jamais. Par
amour pour l'unité italienne, instrument nécessaire et
unique, selon lui, pour la propagande et la réalisation
de la nouvelle loi divine dans le monde, il a pu con
— 40 —

Sentir à pactiser ou au moins à traiter avec le Pape et


les rois; mais pactiser avec des impies, que dis-je,
Seulement observer une trêve de tolérance vis à vis
d'une jeunesse républicaine, ardente, dévouée, géné
reuse, mais athée, par amour pour la Républipue ita
lienne, il ne le peut pas, et il ne le veut pas. Mieux
Vaut retarder de cent ans l'avénement de la Républi
que, car la République sans Dieu, ce serait le triom
phe du peuple italien réel et vivant, et non celui de
l'Italie mazzinienne, trône privilégié de son Dieu.
Les hypocrites religieux, les tartuffes ont beau dire,
il n'est pas de transaction ni d'accomodements avec
Dieu. Du moment qu'on proclame son existence, il
Veut tout être, tout envahir et tout absorber. S'il est,
tout doit disparaître, il est seul et seul il veut remplir
le cœur de ses sujets, dont l'existence même, à la ri
gueur, serait déjà en contradiction avec son être ; aussi
de toutes les religions connues, le Boudhisme me pa
raît-elle la plus conséquente, puisque son culte n'a
d'autre objet que l'annihilation progressive des indivi
dus humains dans le néant absolu, dans Dieu. Il est
certain que si Dieu avait une existence réelle, ni le
monde, ni par conséquent les croyants n'auraient jamais
existé. Seul il serait : l'Etre unique, le solitaire absolu.
Mais comme il n'est que dans l'imagination et seule
ment par la foi des croyants, force lui a été de leur
faire cette concession importante, de souffrir qu'ils
existent aussi, à côté de lui, malgré la logique, et c'est
là l'une des absurdités fondamentales de la théologie.
Aussi leur fait-il payer très- cher cette concession for
cée et unique, parce qu'il exige d'eux aussitôt, que,
s'annihilant perpétuellement en lui, ils ne cherchent et
ne trouvent leur existence qu'en lui et qu'ils n'adorent
rien que lui, ce qui veut dire, qu'ils doivent rompre
toute solidarité humaine et terrestre pour s'adorer en
lui. Dieu, c'est l'égoïsme idéalisé, c'est le Moi humain
élevé à une puissance infinie.
— 41 —

Cet égoïsme raffiné, cette adoration de soi-même


dans un idéal quelconque, l'adoration de Dieu, en un
mot, produit des effets d'autant plus malfaisants et
cruels, que, dans les hommes sincèrement religieux,
elle n'a aucune conscience d'elle-même : ils CrOient
servir Dieu en satisfaisant leurs propres passions et en
sacrifiant tout le monde, eux-mêmes y compris, à des
fantaisies bien-aimées, aux hallucinations ardentes de
leur propre esprit. Je ne parle que des croyantS Sin
cères, car les hypocrites ne se font aucune illusion et
se servent de la religion comme d'un masque très
commode pour cacher leur jeu infâme, et comme d'un
prétexte pour sacrifier les autres, jamais eux-mêmes.
Ces hypocrites de la religion, toujours alliés, plus ou
moins, aux hypocrites de la politique, — voir Versailles ,
voir tous les gouvernements actuels de l'Europe,
ont fait sans doute un mal immense à la société hu
maine. Mais le mal qu'ont fait et que continuent de
faire encore les croyants sincères, n'est pas moindre.
D'abord, sans ces derniers, la puissance des hypocrites,
tant religieux que politiques, eût été impossible. Les
hypocrites n'ont jamais fondé aucune religion ; ils se
sont contentés d'exploiter celles que les croyants sin
cères ont fondées. L'ardente sincérité des uns a tou
jours servi de passeport à l'hypocrisie criminelle des
autres. Voilà notre premier grief contre les hommes
sincèrement religieux.
Ces hommes peuvent être divisés en trois catégo
ries : 1° les croyants violents et colères ; 2° les croyants
amoureux, et 3° les croyants routiniers ou machines.
Cette dernière catégorie constitue l'immense majorité
des croyants. Irresponsables parce qu'ils sont dénués
de toute réflexion, croyants par tradition, par ignorance,
par coutume, ils forment le troupeau de Panurge dans
leurs Eglises respectives, et en même temps un instru
ment terrible de réaction, au besoin sanguinaire, —
Voir la Sainte - Barthélemy, — entre les mains des
hypOcrites et des croyants colères et violents.
— 42 —

Au-dessus du troupeau, et à côté des hypocrites,


partageant toujours le pouvoir et la direction avec ces
derniers, s'élève le groupe terrible des croyants fana
tiques et colères. Plus purs parce qu'ils sont infiniment
plus sincères, ils sont en même temps et plus malfai
Sants, et beaucoup plus féroces que les hypocrites.
L'humanité leur est inconnue ; brûlant d'un zèle ardent
pour leur Dieu, ils la méprisent, la haïssent et ne de
mandent pas mieux que d'exterminer les hommes par
milliers, par dizaines, par centaines de milliers. Il y a
de ces énergumènes religieux dans l'Assemblée de Ver
Sailles; pas beaucoup, la majorité de cette Assemblée
étant composée d'hypocrites ou de sots, mais il y en a.
Ce sont eux qui au moyen âge et au sortir du moyen
âge ont ensanglanté la terre au nom de leur soi-disant
Dieu de miséricorde et d'amour. Ils ont fondé l'inqui
sition et l'ordre des Jésuites. Torquemada et Loyola
étaient des chrétiens sincères, mais un peu violents.
D'ailleurs on les trouve aussi bien dans les Eglises pro
testantes que dans l'Eglise catholique romaine ; Luther,
Mélanchthon, Calvin à Genève, Knox en Ecosse étaient
de ce nombre. Et aujourd'hui encore les sociétés des
piétistes en Allemagne, des Mômiers en Suisse, des
Saints propagateurs de la Bible en Angleterre, aussi
bien que la société de Jésus, en sont pleines. Savona
rola, ce héros, et après Dante, cet inspirateur de Maz
Zini, serait devenu un terrible persécuteur, si, au lieu
d'être brûlé, il avait triomphé. Tous ces hommes, ces
héros de la religion, ont brûlé et brûlent d'un amour
ardent, exclusif pour leur Dieu, et, terriblement con
séquents, ils ne demandent pas mieux que de brûler
et d'exterminer tout ce qui leur paraît hérétique et
profane, c'est-à-dire humain, pour la plus grande gloire
de leur Dieu : Maître céleste, « Père et Educateur, »
COmme dit Mazzini.
Enfin, il y a la catégorie des croyants amoureux.
— 43 —

C'est la moins nombreuse, la plus aimable, mais non


la moins dangereuse. Jésus-Christ, le plus grand d'entre
eux, était sans doute de ce nombre. Espérons que Maz
zini en sera le dernier représentant dans l'histoire des
aberrations religieuses de l'humanité civilisée. J'ai dit
que cette catégorie de croyants n'est pas la moins
dangereuse. Et, en effet, leur premier tort, c'est de servir
précisément de passeports, et presque toujours aussi
d'instruments et d'appât, aux hypocrites et aux croyants
violents. Lorsque la société, fatiguée des mensonges
des uns et de la cruauté des autres, semble vOulOir Se
dégoûter d'une religion qui produit de tant de misère
et d'horreurs, on lui montre quelque saint homme
simple, bon, borné, et à son aspect sympathique, vé
nérable, les suspicions et les rancunes tombent. Ces
hommes sont très rares ; aussi les chefs des Eglises
les apprécient-ils beaucoup, et savent ordinairement en
tirer un excellent usage. C'est ainsi qu'à l'époque où
les persécutions cruelles des Jésuites contre les pro
testants, les Vaudois, ensanglantaient la Savoie, il y avait
dans l'ordre même des Jésuites, en Suisse, un Evêque,
un Saint hOmme, François de Sales, dont le cœur dé
bordant d'amour fit beaucoup plus de conversions que
toutes les cruautés de l'Eglise.
Le cœur débordant d'amour ! C'est la vraie, la plus
juste définition de ces hommes. lls sont, je le répète
encOre, excessivement rares. Mais ils existent, et chacun
de nOus en a rencontré au moins un dans sa vie. Quand
ils sont très forts, très intelligents surtout, comme Jésus
Christ a dû l'être sans doute, ils fondent de nouvelles
religions, pour peu que l'esprit de leur siècle se prête
à la fondation d'une religion nouvelle. Ou bien ils cher
chent à la fonder et ils échouent, lorsque les disposi
tions du milieu et du temps sont contraires, comme
cela arrive à Mazzini. Mais ordinairement, à l'exception
de quelques rares génies « couronnés de vertu, » ces
hommes, profondément, intimément, amoureusement
— 44 —

religieux, ne forment point d'école ; car ce qui prédo


mine chez eux, ce n'est pas l'esprit, c'est le cœur; ce
n'est pas la pensée, c'est l'amour. Ils sont religieux,
mais ils ne sont pas des théologiens. Leur foi, peu
définie et mal déterminée, n'est qu'une expression très
imparfaite de cet amour, qu'on appelle divin parce
qu'il est excessivement rare, et qui réellement déborde
tout leur être. Contrairement à ceux qui éclairent sans
réchauffer, ils réchauffent tous ceux qui les entourent
sans les éclairer, provoquant en eux l'amour, jamais
la pensée.
Mazzini, par son intelligence, est infiniment supérieur
à ces amoureux obscurs. Mais il ne les égale pas en
amour. Ceux-ci en sont tellement pleins, qu'en dépit
de leur foi, ils ont la puissance d'aimer bravement des
païens, des athées. Mazzini est trop théologien pour
cela; il déteste les athées, et comme le Christ, s'il en
avait la puissance, il aurait pris le fouet pour les chasser
de sa chère Italie, les considérant comme des corrup
teurs de son peuple prédestiné.
Laissons donc fleurir en paix ces douces âmes reli
gieusement amoureuses et obscures, qui embaument de
leur grâce naturelle leurs petits coins inconnus, et étu
dions dans Mazzini lui-même les ravages que la théo
logie peut et doit exercer dans les âmes les plus grandes,
dans les cœurs les plus nobles, dans les intelligences
les plus élevées.

Peu d'hommes, sans doute, sont capables d'aimer


comme aime Mazzini. Quiconque a eu le bonheur de
l'approcher personnellement a senti les effluves de cette
tendresse infinie qui semble pénétrer tout son être,
s'est réchauffé l'âme au rayonnement de cette bonté
indulgente et délicate qui brille dans son regard à la
la fois si sérieux et si doux, dans son sourire mélan
colique et fin. Quiconque l'aborde, le voit et l'entend
— 45 —

n'a point de peine à deviner, sous les dehors les plus


simples et les moins recherchés, sa grande intelligence,
son grand cœur surtout, et un caractère qui, par son
extraordinaire pureté, semble planer au-dessus de tou
tes les misères de ce monde. Il n'écrase pas, il encou
rage, il provoque la confiance. Peu d'hommes, je pense,
songent aussi peu à eux-mêmes que Mazzini. Voilà le
terrible révolutionnaire qui a fait passer tant de mau
vaises nuits à la plus grande partie des souverains et
des gouvernants de l'Europe !
Je raconte ici mes impressions personnelles. Car
moi aussi, j'ai eu le bonheur de rencontrer MaZzini et
même fort souvent, pendant toute l'année 1862, à Lon
dres. Je n'oublierai jamais le noble accueil qu'il me
fit, lorsque je vins dans cette ville, m'échappant de la
Sibérie où j'avais été exilé pour la vie et où j'avais
vécu quatre ans, après en avoir passé près de huit
dans différentes forteresses de Saxe, d'Autriche et de
Russie. Je suis même l'éternellement obligé de Mazzini,
car avant même de m'avoir connu autrement que de
nom, il avait pris généreusement ma défense contre
d'infâmes calomnies que des émigrés allemands, des
juifs surtout, avec cette noble délicatesse, la justice et
le goût qui les distinguent, avaient pris à tâche de ré
pandre sur mon compte, non tant par haine person
nelle contre moi qu'en général par haine pour la Rus
sie, pour les Slaves, et particulièrement pour mon
compatriote Alexandre Herzen, qui naturellement ne
manqua pas de leur répondre; ce que je ne pouvais
pas faire, enfermé que j'étais dans les forteresses rus
ses et plus tard en Sibérie, et ignorant même que j'a
vais été attaqué de cette façon ignoble.
Herzen m'avait même dit que le citoyen Charles Marx,
devenu plus tard l'un des fondateurs principaux de
l'Internationale et que j'avais toujours considéré comme
un homme doué d'une grande intelligence et profondé
ment, exclusivement dévoué à la grande cause de l'é
— 46 —

mancipation du travail, avait pris une part active à ces


calomnies. Je ne m'en étonnai pas trop, sachant par
mon expérience passée — car je le connais depuis
1845 — que l'illustre socialiste allemand, aux grandes
qualités duquel j'ai rendu et je ne manquerai jamais
de rendre pleine justice, a pourtant dans son caractère
certains traits qu'on serait moins étonné de rencontrer
dans un bellettriste juif, correspondant de gazettes alle
mandes, que dans un défenseur si sérieux, si ardent
de l'humanité et de la justice. Donc arrivé, en 1862,
à Londres, je m'abstins de lui rendre visite, naturelle
ment peu désireux de renouveler connaissance avec lui.
Mais en 1864, à mon passage par Londres, il vint me
voir lui-même, et m'assura qu'il n'avait jamais pris
aucune part ni directe, ni même indirecte, à ces Ca
lomnies qu'il avait considérées lui-même cOmme in
fâmes. Je dus le croire. -

Quoi qu'il en soit, Mazzini avait pris noblement ma


défense. Ai-je besoin de dire que je m'étais profondé
ment attaché à cette individualité admirable, certaine
ment la plus pure et la plus grande de toutes celles
que j'aie jamais rencontrées dans ma vie. J'aime MaZ
zini et je le vénère aujourd'hui autant qu'il y a neuf
ans, et pourtant je dois le combattre. Je dois me mettre
du côté de Marx contre lui. C'est une fatalité à laquelle
toutes mes convictions, ma religion non moins profonde
et sincère que la sienne, ne me permettent pas de me
soustraire.

Mazzini, ai-je dit, n'écrase personne; c'est vrai. Mais


il est lui-même écrasé par son Dieu, et à cet écrasement,
dont il est la première victime, il fait participer plus
ou moins ses amis, son parti. Telle est la cause prin
cipale, selon moi, de l'isolement actuel de ce parti au
milieu de la nation italienne, de sa stérilité et de Son
impuissance de plus en plus visible.
Cette impuissance et cette stérilité désolantes se lisent
| — 47 —

dans chaque ligne imprimée, dans chaque pensée ex


primée par les journaux proprement mazziniens. Ou
vrez l'Unità Italiana, ou bien la Roma del Popolo,
qui sont aujourd'hui les deux organes principaux de ce
parti, et vous sentirez aussitôt je ne sais quelle atmo
sphère étouffante, un souffle de mort et comme une
odeur de cadavres ou de momies desséchées. C'est un
courant, jadis limpide, mais aujourd'hui frappé de sta
gnation et dont les eaux fleurissent, comme fleurit la
vieillesse, faute de mouvement, faute de COmmunica
tion avec des eaux plus vives. Au milieu du mouve
ment social immense qui a envahi le mOnde humain,
l'entraînant irrésistiblement vers la réalisation des plus
grandes choses que jamais l'imagination des hommes
ait rêvées, ils restent là, immobiles, isolés, étrangers
à ce développement de vie qui se fait autour d'eux,
aux aspirations mêmes de ce peuple qu'ils prétendent
gouverner et sauver, ignorant ou méconnaissant les
idées autant que les faits qui les enveloppent de toutes
parts; et les yeux fixés invariablement sur Savanarola
et Dante, ils chantent leurs vieilles litanies, comme les
Juifs qui récitent les versets du Talmud dans l'espoir
de relever par-là les murs à jamais écroulés de Sion (1).
Quelle est la cause de cette stagnation, de cette mort ?
Ah ! c'est que Dieu les a frappés de sa grâce. Dieu est
un cOmpagnOn terrible. Il écrase, il absorbe, il anéan
tit, il dévore, il dénature, il dissout, ou bien il des
sèche tout ce qui a le malheur de l'approcher de près
ou de loin. Quoiqu'on ait fait pour l'humaniser un peu
pendant ces deux siècles derniers, il reste toujours
l'antique Jéhovah, l'égoïste, le jaloux,
le cruel Dieu des Juifs ! (2)
(1) La nouvelle-vieille religion de Mazzini se rapporte en effet au
Christianisme, comme le Judaïsme du Talmud se rapporte au Judaïsme
du vieux Testament.

(2) « Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi! »


(Athalie — tragédie de RACINE.)
— 48 —

et il a fini par l'emporter aussi sur Mazzini. Il a déso


rienté, faussé et stérilisé la plus noble intelligence de
ce siècle. Voilà un terrible grief de plus que nous avons
Contre lui.
Mazzini, par l'impulsion naturelle de son cœur, aime
les hommes et, plus passionnément encore, il aime
l'Italie. Mais cet amour est paralysé ou pour le moins
faussé par l'influence exclusive et jalouse du fantôme
divin , du Moi idéal exagéré jusqu'à l'Absolu, et qui,
inconscient de lui-même, s'adore dans la personne d'un
Dieu imaginaire, dérobant ainsi à tout le monde aussi
bien qu'à lui-même, dans les hauteurs d'un ciel fictif,
son suprême égoisme. Et qui sert ce Dieu, doit lui sa
crifier tout, même la patrie; qui aime Dieu ne peut
aimer réellement autre chose dans le monde. Il doit
détester le monde, et si, poussé par un besoin invin
cible du cœur, il veut l'aimer, ce ne doit être encore
que pour l'amour de Dieu, afin de transformer le
monde en un marche-pied de la gloire divine.
Mazzini aime bien certainement l'Italie; mais il l'aime
comme Abraham aimait son fils lsaac, prêt à le sacri
fier, s'il le faut, sur l'autel de son Dieu qui, aussi bien
que le Dieu des Chrétiens et des Juifs, dont il n'est que
la continuation un peu illogique, mesure l'amour de
ses fidèles à la grandeur de leurs sacrifices. Le sacri
fice, qui, selon la doctrine de Mazzini, constitue la su
prême vertu, est en effet la base à la fois cruelle et
mystique de tout culte religieux véritable ; car dans
toute religion qui prend l'adoration de la divinité au
sérieux, la cruauté et l'amour ne font qu'un. Dieu lui
même n'en a-t-il pas donné un exemple à jamais mé
morable aux hommes, en immolant son fils unique et
en le faisant assassiner par les Juifs, son peuple élu,
afin, dit-on, d'assouvir son impitoyable vengeance,
autrement appelée justice éternelle ? , La divine justice,
comme on voit, se nourrit de sang humain, comme
· la sagesse divine se nourrit d'humaines absurdités.
— 49 —
-- "

Cette justice unie à cette sagesse constitue ce que l'on


appelle l'amour divin.
Mazzini a d'ailleurs fait tout son possible pour don
· ner à son Dieu au moins l'apparence de l'humanité.
Pour le faire accepter par l'esprit raisonneur et par la
sentimentalité nerveuse de ce siècle, il lui a mis sur
les lèvres les mots d'abord inconnus de philosophie,
de Science, de liberté et d'humanité ; et il lui a limé
en même temps les griffes et les dents, tâchant de lui
donner un air spirituel, aimable et tendre ; de sorte
que les prêtres de la bonne vieille religion catholique
se refusent de reconnaître leur vieux Jéhovah dans le
portrait qu'en a fait le prophète moderne. Et en effet,
en s'efforçant d'adoucir les traits du despote céleste,
Mazzini a excessivement amoindri cette sombre et ter
rible figure qui plongeait dans le ravissement tous les
prêtres et qui semait l'épouvante dans les masses su
perstitieuses. . -

Le Dieu de Mazzini n'est point celui des vengeances


implacables et des châtiments éternels. Ne respirant
que pardon et amour — on avait dit d'ailleurs la même
chose du Dieu des chrétiens — il répudie l'enfer, n'ad
mettant tout au plus que le purgatoire, qui ne consiste,
d'ailleurs, dans la théologie mazzinienne, que dans un
retard plus ou moins prolongé du développement pro
gressif des coupables, individus ou nations, comme
conséquence naturelle de leurs fautes. En général, ce
qui distingue le Dieu de Mazzini du Dieu juif et chré
tien, c'est sa tendance visible, mais toujours vaine, de
se concilier avec la raison humaine et de paraître con
forme tant à la nature des choses qu'aux aspirations
principales de la société moderne ; et pour mieux at
teindre ce but, il pousse même sa condescendance
toute moderne jusqu'à renoncer à sa liberté !
« Vous invoquez l'inaliénable liberté divine — écrit
Mazzini dans sa protestation contre le dernier concile
4
º .. - — 50 —
#
de Rome (1) : nous la nions. Nôus sommes libres parce
que nous sommes imparfaits, (voilà comment Mazzini
entend la liberté, c'est le signe, la conséquence de no
tre imperfection ! On comprend pourquoi il la soumet
et doit tOujOurS la soumettre à l'autorité; cette der
nière étant la manifestation de Dieu, c'est-à-dire de la
perfection, il est clair qu'elle doit dominer sur notre
liberté, sur notre imperfection. Ce n'est pas plus dif
ficile que cela, et l'on peut voir par cet exemple la
méthode très-ingénieuse dont se sert Mazzini pour ré
tablir, à l'aile de paroles modernes, le vieux despo
tisme divin), parce que nous sommes appelés à monter,
à mériter, par conséquent à choisir entre le bien et le
mal, entre le sacrifice et l'égoisme. (Ce que Mazzini ap
pelle la liberté, n'est au fond rien que la fiction absurde
inventée par les théologiens et par les métaphysiciens,
c'es!-à-dire par les consécrateurs patentés de tout des
potisme, et qu'on appelle le libre arbitre. Ce que nous
appelons, nous, liberté est bien autre chose : c'est le
principe satanique et le fait naturel qui s'appelle la
révolte, la sainte, la noble révolte qui, prenant sa source
dans la vie animale et unie à la science, cette création
d'un monde humain, poussées d'ailleurs toutes les deux
par le combat pour la vie, par la nécessité, tant indi
viduelle que sociale, de se développer et de vivre, est
la vraie, la seule mère de toutes les émancipations et
de tous les progrès humains. On conçoit que notre
liberté ne peut triompher que sur les ruines de toute
autorité. — Je rends la parole à Mazzini) : Notre liberté
(le libre arbitre) est inconnue à Dieu : Etre de perfec
tion, dont chaque acte est nécessairement identique au
vrai et au juste et qui ne peut, sans ruiner toutes les
notions que nous avons de lui, violer sa propre loi.
(Ce dernier argument est splendide et donne la mesure
de la dialectique de Mazzini. Ainsi un prêtre païen quel

(1) Dal concilio a Dio, di Giuseppe Mazzini, 1870.


— 51 —

COnque qui immolerait les victimes humaines sur l'au


tel de la divinité, pourrait aussi logiquement s'écrier :
« Dieu aime à se repaître de sang humain ; il ne peut
point ne pas l'aimer sans ruiner toutes les notions que
nous avons de lui ! »)
Il est évident, dans tous les cas, que le Dieu de
Mazzini est un Dieu passablement constitutionnel, puis
que, mieux que tous les rois connus jusque-là, il ob
serve la charte qu'il lui a plu d'octroyer au monde et
à l'humanité, au moins d'après ce que nous en dit
Mazzini, qui, comme dernier prophète, doit le savoir
mieux que tout le monde.
Mais cette condescendance, excessive de la part d'un
Dieu, atteint-elle son but ? Absolument non. Et com
ment pourrait-il concilier son existence avec celle du
monde, quand son seul titre de Dieu, et par-dessus le
marché celui de créateur, de législateur et d'éducateur
du monde naturel et humain, le rendent absolument
incompatible avec le réel développement de l'un et de
l'autre ! Plus tard, je démontrerai son incompatibilité
avec la raison dont la science positive est l'unique, la
Seule parfaite expression théorique Maintenant, n'en
déplaise à M. Aurelio Saffi (1), je continuerai ma dé

(1) Salut à M. Aurelio Saffi, ci-devant mon ami, maintenant mon


très-furieux adversaire ! Salut à Saint-Jean, l'apôtre du Messie italien.
Au moment même où je lui envoie mes compliments, il continue sans
doute d'écrire son apocalypse dans la Roma del Popolo (Cenni
sulle dottrine religiose e morale, politiche e sociali di G. Mazzini
N° 30,32, etc.) Je l'avais connu, à Londres, beaucoup moins orthodoxe
que cela. Mais il parait que depuis il s'est converti beaucoup, et com
me il arrive souvent aux convertis, il est animé aujourd'hui d'un zèle
atroce. Dans son premier article théologique (N° 30) il lui a plu, en
parlant de mon premier opuscule qui est adjoint ici comme préface,
de lui appliquer l'expression tant soit peu imparlementaire de fami
gerato (mal famé). Cette injure, tombant de la plume d'un homme
" aussi délicat, bienveillant et poli que l'est incontestablement mon ci
devant ami, M. Aurelio Saffi, m'a quelque peu étonné, je l'avoue. Mais
la réflexion venant, j'ai compris que ce n'était pas seulement l'explo
sion maturelle de la passion théologique réduite aux abois et mise en
fureur par l'impossibilité de se défendre, mais encore, ce qui a beau
--

monstration pratique, tendant à prouver que le nou


veau Dieu de Mazzini exerce une influence tout auSSi
pernicieuse sur les hommes que l'ancien Dieu plato
nico-judaïco-chrétien, dont il ne diffère d'ailleurs que
par ses habits empruntés à notre siècle, dont Mazzini
a cru devoir l'affubler, mais non par le fond qui reste
le même.

coup plus de valeur à mes yeux, celle de son amitié ardente pour
Mazzini, amitié poussée jusqu'à l'adoration et qui s'est trouvée offensée
par mon attaque, non contre la personne de son ami et maitre, mais
contre ses doctrines détestables, autant d'ailleurs que les doctrines
d'un homme peuvent être séparées de la personne. En prenant en
considération ces deux circonstances atténuantes, et surtout la der
nière, je pardonne à M. Saffi son injure bien gratuite, et je lui promets
de lire, avec toute l'attention qui lui est due, la continuation de ses
articles apostoliques-Mazziniens. Seulement, s'il m'est permis de lui
adresser un conseil, une prière, qu'il ne se contente pas † mettre
cette ampleur et cette gravité doctorale qui vont sans doute fort bien
à un philosophe comme lui, mais qui ne sauraient pourtant remplacer
la précision et la metteté de la pensée. Qu'il ne se contente pas, comme
le fait trop souvent son maitre lui-même, d'arguer toujours des senti
ments. Les sentiments, métaphysiques surtout, sont très-individuels et
peuvent varier selon les circonstances et les habitudes morales et in
tellectuelles de chacun, selon les temps et les lieux. La pensée seule
eut servir de base universelle et solide, en tant qu'elle est elle-même
a fidèle expression des rapports réels des faits et des choses; et sur ce
terrain la discussion utile , sinon l'entente, est possible entre nous.
Enterrons les morts et, puisque nous sommes en vie encore, tâchons
d'être vivants; tout vieux que nous soyons déjà tous les deux, vivons
avec les vivants. Parlons de choses vivantes : du monde réel, de la so- .
ciété réelle, de ses besoins, de ses souffrances, de ses † de
ses pensées et non toujours des nôtres ; non de ces ombres vagues,
Monsieur Saffi, que des fantômes nés dans l'imagination sans doute
puissante mais passée de Moïse, de Platon, de Jésus-Christ et de Maz
zini, projettent sur votre imagination sensitive. Jusqu'à présent, je
l'avoue, rien de ce que vous avez écrit ne m'a semblé digne de réponse,
n'étant en effet rien que la paraphrase assez pàle des paroles du maitre.
Votre originalité ne s'est manifestée jusqu'ici que par l'injure. C'est
trop peu. Enchainé au passé par vos amitiés, par vos goûts, étranger
au présent et d'autant plus à l'avenir, vous n'en êtes pas moins riche
d'intelligence et de savoir, et puisque vous vous êtes fait le chevale
resque défenseur d'une civilisation qui est irrévocablement condamnée
à mourir, tâchez au moins de vous ensevelir sous ses ruines avec un
peu plus d'esprit et de grâce.
Pour être juste et pour montrer combien Mazzini,
individuellement, met d'amour et de sentiments nobles,
humains, dans sa religion, je crois devoir présenter
au lecteur, dans une traduction très-imparfaite sans
doute, mais fidèle, un fragment, quelques pages élo
quentes, brûlantes, de sa protestatiou énergique contre
le concile de Rome, contenant en même temps l'affir
mation splendide de sa foi (1) :
« La terre est de Dieu, elle ne peut être maudite.
La vie, ainsi que Dieu même duquel elle descend, est
une et continue : elle ne peut être brisée en fragments,
divisée en périodes opposées ou radicalement diverses. »
(La terre n'est point maudite, par cette simple raison
qu'il n'y a personne qui puisse la maudire, excepté
l'homme, son fils, son produit, qui lui jette cette ma
lédiction de temps à autre, dans des moments de dé
couragement et de désespoir, et qui, tant qu'il avait
cru en Dieu, s'était imaginé que cette malédiction, qui
était née en son cœur, avait été prononcée par Dieu
même. Quant à ce que Mazzini appelle l'unité de la vie,
elle est fondée, selon nous, sur l'universalité, au moins
terrestre, des lois de la vie organique en général, et
spécialement pour l'homme, sur l'identité des traits
spéciaux qui constituent proprement la nature ou la
physiologie humaine : la sociabilité, la pensée dévelop
pée jusqu'à la puissance d'abstraction et l'organisation
intelligente de la langue, trois conditions qui se trou
vent réunies, à un degré plus ou moins prononcé, dans
toutes les tribus humaines, même chez les anthropo
phages. La première condition, la sociabilité, se re
trouve également dans beaucoup d'autres espèces d'a
nimaux, mais non cette capacité de développement de
la pensée et de la langue ; unie à ces deux derniers
éléments également naturels, mais exclusivement pro
pres à l'homme, la sociabilité naturelle, primitive et
(1) Dal concilio a bio.
— 54 -

fatale des hommes a créé successivement dans l'his


toire et continue encore de créer l'unité sociale du
genre humain — l'humanité. Pour tout cela, comme
on voit, il n'est pas besoin de Dieu ; et il me sera fa
cile de prouver, plus tard, qu'une intervention réelle
d'un Dieu quelconque dans les développements de la
société humaine aurait rendu ces développements ab
solument impossibles. La seule fiction de la divinité,
fiction historiquement explicable et inévitable, a suffi
pOur ameuter les hommes contre les hommes et pour
inonder la terre de sang humain. Que serait-ce si, au
lieu d'une fiction, nous avions eu un Dieu réel !).
« Il n'existe point d'antagonisme entre la matière et
l'esprºt : la matière donne des formes à la pensée, des
symboles à l'idée, des modes de communication entre les
êtres. » (D'où il résulterait que si Dieu n'était qu'esprit
pur, ses pensées seraient éternellement informes, indé
terminées, nulles; si au contraire, Dieu était esprit et
matière en même temps, pensée absolue éternellement
perdue et éparse dans l'immensité de l'univers matériel
et cherchant éternellement à s'y retrouver, arrivant
notamment, peu à peu, et jamais d'une manière com
plète, à la conscience d'elle-même, dans le développe
ment historique de la conscience collective des hommes,
nous aboutirions au plus pur panthéisme hégélien.Mais
Hegel, au moins, ne parle jamais de Dieu, il parle
de l'Absolu, et nul, il faut le dire, n'a porté à ce pau
vre Absolu des coups aussi rudes que Hegel lui-même,
car à mesure qu'il l'a édifié il l'a démoli par sa dia
lectique impitoyable, de sorte que bien plus qu'Auguste
Comte, on peut le considérer comme le vrai père de
l'athéisme scientifique moderne. Ludwig Feuerbach, le
plus sympathique et le plus humain des penseurs alle
mands, a été son vraiexécuteur testamentaire, beaucoup
plus et beaucoup mieux que ce pauvre Chaudey ne
- l'avait été pour Proudhon, dont il fut, non l'exécuteur
testamentaire, mais le vrai fossoyeur, le tombeau. Maz
— 55 —

zini serait-il panthéiste comme Hegel ou au moins


comme Spinoza ?Sans doute non, puisqu'il parle toujours
de Dieu comme d'un être personnel, ayant conscience
de lui-même en dehors du monde, en dehors de cette
pauvre matière qu'il est censé avoir créée. Voilà le
dilemme auquel Mazzini, malgré tous les artifices de son
langage, ne pourra échapper: ou bien Dieu est identi
que à la matière, perdu dans la matière, n'arrivant à la
conscience de lui-même et toujours d'une manière ex
cessivement incomplète, relative, que dans la conscience
des êtres vivants et pensants dans l'univers ; alors il
est un Dieu impersonnel, ne parvenant jamais à s'éle
ver complétement jusqu'à lui-même et ne pensant et ne
voulant rien lui-même, car pour penser et pour vou
loir il faut être avant tout une personne. Ou bien il est
· une personne accomplie, ayant, en dehors de la ma
· tière ou du monde, pleine conscience de lui-même; et
alors il est absolument séparé de la matière et du
monde, et l'antagonisme entre la matière et l'esprit,
principe fondamental de toute théologie conséquente et
sérieuse, existe dans toute sa force et à jamais irré
conciliable, quoique dise et fasse Mazzini. Il ne suffit pas
d'affirmer ou de nier arbitrairement, il faut prouver.
Mais Mazzini ne s'abaisse jamais jusqu'aux preuves,
il affirme ce qui lui est agréable et il nie ce qui lui
est désagréable. Voilà toute sa philosophie. C'est très
cOmmOde pour celui qui écrit, mais ce n'est pas satis
faisant ni édifiant du tout pour celui qui le lit. C'est
l'individualisme le plus absolu appliqué à la dialecti
que et transformant cette dernière en rhétorique. D'ail
leurs en disant que « la matière donne les modes de
cOmmunication entre les êtres, » Mazzini affirme im -
plicitement que les êtres, non seulement l'Etre suprême,
Dieu, mais les êtres imparfaits, les âmes humaines
sont en dehors de la matière, et que cette dernière ne
forme rien qu'un moyen de communication, une sorte
— 56 —

de pont entr'elles, en même temps qu'elle constitue leur


prison.)
« Le corps décrété par Dieu comme limite de l'individu
(voilà la prison) et comme moyen de transmission entre
sa vie à lui et le monde extérieur, n'est point le siége
du mal et de la tentation. Quand le mal et la tentation
existent, ils existent dans le Moi, le corps n'est qu'un
instrument servant à la traduction dans les faits du
bien ou du mal, conformément à notre choix libre. » .
Voilà une des particularités les plus originales du
système théologique de Mazzini. Il place l'origine du
mal non dans le corps, non dans le monde matériel,
comme l'ont fait beaucoup de théologiens chrétiens,
mais non tous; et Mazzini a tort de reprocher au
christianisme de n'avoir pas affirmé avant lui que l'ori
gine du mal est dans le Moi, être exclusivement spiri- .
tuel et immortel, de l'homme. Le christianisme avait
symbolisé cette même idée dans le mythe de Satan,
être incorporel et qui tout de même s'était révolté
le premier contre Dieu, ennuyé de voir et d'entendre
du matin jusqu'au soir les myriades d'anges, de ché
rubins, de séraphins et d'archanges esclaves chanter
leur éternel alléluia à l'éternel vaniteux, à l'égoïste
divin.
Selon la doctrine mazzinienne aussi bien que chré
tienne, le Mal c'est la révolte satanique de l'homme
contre l'autorité divine, révolte dans laquelle nOuS
voyons au contraire le germe fécond de toutes les
émancipations humaines. Comme les Fraticelli de la
Bohême au XIVe siècle, les socialistes révolutionnaires
se reconnaissent aujourd'hui par ces mots : Au nom
de celui à qui on a fait tort, salut. Seulement le Satan,
· le révolté vaincu mais non pacifié d'aujourd'hui s'ap
pelle la Commune de Paris. On conçoit que tous les
théologiens chrétiens et mazziniens, leurs maîtres le
Pape et Mazzini en tête, aient excommunié le soulè
— 57 --

vement de l'héroïque Commune. C'était enfin la réali


sation audacieuse du mythe satanique, une révolte -
contre Dieu ; et aujourd'hui comme toujours, les deux
partis opposés se rangent, les uns sous l'étendard de
Satan ou de la liberté, les autres sous le drapeau di
vin de l'autorité. Ce que nous appelons liberté, Maz
zini l'appelle égoïsme ; ce qui constitue selon nous la
sanction idéale de tout esclavage, la prosternation de
l'homme devant Dieu et devant l'autorité de cet Elat
Eglise qui, si l'on en croit Mazzini, en est la révéla
tion permanente sur la terre, il l'appelle la suprême
VertUl.
Nous aussi, nous maudissons l'égoïsme; mais l'é
goïsme consiste selon nous non dans la révolte de
l'individu humain contre Dieu; cette révolte, avons
nous dit, est la condition suprême de toute émancipa
tion et par conséquent de toute humaine vertu, parce
qu'il ne peut y avoir de vertu là où règne l'esclavage ;
il consiste dans la révolte contre cette loi de solidarité
qui est la base naturelle et fondamentale de toute hu
maine société; dans cette tendance tant des individus
que des classes privilégiées à s'isoler dans un monde
idéal, soit religieux, soit métaphysique, soit politique
et social, de la masse des populations; isolement qui
n'a jamais d'autre but, ni d'autre résultat réel que la
domination sur les masses et leur exploitation, tant au
profit de ces individus que de ces classes. La loi de
solidarité étant une loi naturelfe, aucun individu quel
que fort qu'il soit ne peut s'y soustraire. Aucun ne
· peut vivre humainement en dehors de l'humaine so
ciété : bOn Ou mauvais, frappé d'idiotisme ou doué du
plus grand génie, tout ce qu'il a, tout ce qu'il peut,
tout ce qu'il est il le doit à la collectivité, à elle seule.
Donc il lui est impossible de s'en séparer : mais il
peut, lorsque cette collectivité naturelle et fatale que
nous appelons société est assez stupidement mouton
nière pour le souffrir, il peut l'opprimer et l'exploiter
à son profit exclusif et au détriment de tout le monde ;
et le meilleur moyen pour le faire c'est de donner à
l'égoïsme la forme d'une pensée et d'une aspiration
religieuses. - -

· Quand le monde historique, considéré au point de


Vue du développement des réalités économiques et so
ciales surtout, accompagné d'ailleurs toujours d'un
développement parallèle des idées, quand ce monde
est mûr pour le triomphe, soit d'une classe, soit d'un
peuple quelconque, alors Dieu qui a toujours pris le
parti des plus forts ou qui, selon une expression très
pittoresque du grand Frédéric, est toujours du côté
des gros bataillons, le bon Dieu, sortant de son som
meil séculaire, et donnant un éclatant démenti à la
morale qui avait été prêchée en son nom dans le siè -
cle passé, intervient de nouveau dans le monde humain
et révèle une loi nouvelle à quelque homme de génie
couronné de vertu. La nouvelle religion se propage et
se fonde, non sans doute au profit de cet homme ni
de ses premiers adhérents, qui presque toujours en
deviennent les victimes, mais au profit de cette classe
nouvelle qui organise une exploitation nouvelle à l'om
bre de cette nouvelle pensée divinement inspirée.
Quant aux révélateurs, aux prophètes, aux Messies,
ils ont cette haute compensation de contempler et d'a
dorer leur propre Moi dans ce qu'ils croient être Dieu ;
plus que cela, de l'imposer, au nom de Dieu, au monde
entier. Ainsi Mazzini qui, au nom de cette nouvelle
religion dont il est le prophète, prétend imposer à
l'Italie d'abord et ensuite au moyen de l'Italie dûment
éduquée, c'est-à-dire muselée et cnâtrée, à tous les au
tres pays un ordre politique et social nouveau, MaZzini
ne se soucie aucunement d'interroger les besoins, les
tendances et les aspirations de l'ltalie et des autres
pays pour y conformer cet ordre nouveau ; cet ordre
lui a été révélé d'en haut, par les propres inspirations
de son Moi qui se contemple à travers le faux prisme
— 59 — /

divin. De ces prédications ardentes il ne retirera na


turellement aucun profit pour lui-même. Sa Satisfaction,
en supposant qu'il puisse triompher, sera toute idéale
et morale. Mais si sublime et si pure qu'elle paraisse,
cette satisfaction n'en sera pas moins le triomphe de
l'Egoisme suprême, celui d'avoir imposé au monde sa
pensée. C'est, selon moi, la manifestation de l'Indivi
duaiisme le plus transcendant, non satanique, mais
divin. Dieu, c'est donc l'isolement superbe du Moi qui
s'adore; on conçoit qu'il doit devenir le patron du
Moi matériel qui s'impose, qui domine, qui opprime,
qui exploite.
Satan est tout le contraire, il n'est point égoïste du
tout. La légende biblique nous le montre se révoltant
non pour lui-même seulement, mais pour l'humanité
toute entière, et il s'est réellement sacrifié puisque
plutôt que de renoncer à ce principe de la révolte qui
doit émanciper le monde humain, il s'est laissé con
damner à des tourments éternels, s'il faut en croire
les saintes écritures. Ainsi fait aujourd'hui la Commune
dont les glorieux représentants, hommes, femmes, en
fants se laissent assassiner, fusiller, mitrailler, trans
porter ou tourmenter dans les infâmes pontons, plu
tôt que de renier le principe de la délivrance et
du salut. Que veut donc Mazzini ? N'est-ce pas là
un sacrifice sublime ? Eh bien, Mazzini ne veut pas
reconnaître ce sacrifice. Et pourquoi ? Parce qu'il
ne leur a pas été imposé d'en haut comme un - devoir
commandé par Dieu même ; parce que ce fut un
acte spontané, commandé ou plutôt inspiré, non
par un devoir métaphysique ou abstrait, mais par
une sublime passion, par la passion de la liberté.
Et la liberté, quoiqu'en dise Mazzini, et quoiqu'en di
sent avec lui tous les idéalistes du monde — qui na
turellement ne comprennent rien à ce mot et qui,
lorsque la chose se présente à eux, la détestent — la
liberté par sa nature même exclut l'égoïsme, elle ne
— 60, —

peut être seulement individuelle — une telle liberté


s'appelle privilége — la liberté vraie, humaine d'un
seul individu implique l'émancipation de tout le monde ;
parce que, grâce à cette loi de solidarité qui est la base
naturelle de toute société humaine, je ne puis être,
me sentir et me savoir réellement, complétement li
bre, si je ne suis pas entouré d'hommes aussi libres
que moi, et parce que l'esclavage de chacun est mon
esclavage.

Je touche là à un des points fondamentaux de la mo


rale théologique de Mazzini. On sait qu'il a fondé toute
sa théorie sur l'idée exclusive du Devoir. Par contre, il
reproche amèrement à la Révolution Française d'avoir
fondé la sienne sur l'Idée des Droits. Il attribue à
cette dernière théorie complétement fausse, selon lui,
les nombreuses faillites de cette révolution jusqu'ici.
Voici son raisonnement :
« Certainement, il existe des droits ; mais là Où les
droits d'un individu se trouvent en contradiction avec
les droits d'un autre, comment espérer de les concilier,
de les mettre en harmonie, sans recourir à quelque
chose de supérieur à tous les droits? Et là où les
droits d'un ou de plusieurs individus sont en opposi
tion avec les droits du pays, à quel tribunal aurez
vous recours ? Si le droit au bien-être, au plus grand
bien-être possible appartient à tous les vivants, qui
résoudra la question entre l'ouvrier et le patron? Si
le droit à l'existence est le premier et le plus inviola
ble droit de tout homme, qui peut commander le sa
crifice de son existence propre pour l'amélioration de
l'existence d'autrui? Le commanderez-vous au nom de
la Patrie, de la société, au nom de la multitude de VOS
frères? Mais qu'est-ce que la Patrie au point de vue
de la théorie dont je parle, sinon le lieu où nos droits
individuels sont le mieux assurés? Qu'est-ce que la
société sinon une convention d'hommes qui se sont
-- 61 —

mutuellement engagés d'appuyer par la force de beau


coup d'individus les droits de chacun? Et vous, après
avoir enseigné pendant cinquante ans à l'individu que
la société est constituée pour lui assurer l'exercice de
ses droits, viendrez-vous lui demander qu'il sacrifie
tous ses droits à la société, qu'il se soumette au be
soin à toutes les privations, aux fatigues, à la prison
et à l'exil pour l'amélioration de cette société ? Après
avoir prêché de toutes les manières aux hommes que
le but de la vie est le bien-être, viendrez-vous tout
d'un coup leur ordonner de perdre le bien-être et au
besoin la vie même, pour libérer le pays du joug
étranger, pour conquérir des conditions meilleures
d'existence pour une classe qui n'est point la leur ?
Après leur avoir tant parlé au nOm des intérêts maté
riels, prétendrez-vous que lorsqu'ils trouvent devant
eux la richesse et la puissance, ils n'étendent pas la
main pour s'en emparer, même au détriment de leurs
frères ?
» Et qui peut, même dans une Société fondée sur des
bases plus justes que la société actuelle, qui peut con
vainere un homme élevé seulement dans la théorie
des droits, qu'il doit se maintenir dans la voie com
mune et s'occuper du développement de la pensée
sociale ? Supposez qu'il se révolte; supposez que se
sentant le plus fort, il vous dise : Mes tendances, mes
facultés m'appellent ailleurs; j'ai le droit sacré, in
violable de les développer, et je me pose en guerre
contre tous. Quelle réponse pourrez-vous lui donner
au point de Vue de sa propre doctrine ( celle des
droits). Quel droit aurez-vous étant même la majorité,
· de lui imposer obéissance à des lois qui ne s'accor- .
deront pas avec ses désirs, avec ses aspirations indi
viduelles? Quel droit aurez-vous de le punir lorsqu'il
les violera ? Les droits sont égaux pour tous les indi
vidus : la communauté sociale ne peut en créer un
seul. La société a plus de force, mais non plus de
— 62 —

droits que l'individu. Comment donc prouverez-vous à


l'individu qu'il doit confondre sa volonté avec la vo
lonté de ses frères dans la Patrie et dans l'Humanité ?
Par le bourreau? Par la prison ? Ainsi ont fait toutes
les sociétés qui ont existé jusqu'ici. Mais c'est la
guerre et nous voulons la paix; c'est la répression ty
rannique et nous voulons l'éducatIOn.
» L'éducation, avons-nous dit ; et c'est la grande pa
role qui renferme toute notre doctrine. La question
vitale qui s'agite dans notre siècle est une question
d'éducation. Il s'agit non d'établir un nouvel ordre de
choses par la violence; un ordre de Choses établi par
la violence est toujours tyrannique, alors même qu'il
est meilleur que celui qu'il remplace : il s'agit de
renverser par la force la force brutale qui s'oppose
aujourd'hui à toute tentative d'amélioration, puis de
prOpOser au consentement de la nation devenue libre
d'exprimer sa volonté (fiction ! ) l'ordre qui paraît
le meilleur (à qui paraît-il ainsi? à Mazzini et à ses
disciples), et enfin d'éduquer les hommes de toutes
les
pentmanières (les conformément
et agissent malheureux !) àafin
cet qu'ils
ordre.se dévelop

» Avec la théorie des droits nous pouvons nOuS insur


ger et renverser les obstacles (c'est déjà quelque chose
et même beaucoup), mais non fonder d'une manière
forte et durable l'harmonie de tous les éléments qui
composent une Nation. Avec la théorie de la félicité,
le bien-être étant assigné comme but principal à la
vie, nous formerons des hommes égoïstes, adorateurs
de la matière, qui apporteront les vieilles passions
dans l'ordre nouveaù et le corrompront en peu de
mois. Il s'agit donc de trouver une doctrine supé
rieure à la théorie des droits, qui guide les hommes
vers le bien, qui leur enseigne la constance dans le
- sacrifice, qui les rattache à leurs frères sans les ren
dre indépendants soit de l'idée d'un seul homme, soit
de la force de tous. Ce principe est celui du Devoir.
#

— 63 —

Il est nécessaire de convaincre les hommes qu'enfants


d'un Dieu unique, ils doivent exécuter ici-bas, sur
cette terre, une seule et même Loi ; que chacun d'eux
doit vivre, non pour soi-même, mais pour les autres :
que le but de leur vie, ce n'est pas d'être plus ou
moins heureux, mais de se rendre meilleur en ren
dant meilleurs tous les autres; que combattre l'injus
tice et l'erreur pour le bien de ses frères est non seu
lement un droit, mais un devoir...... » (c'est précisé
ment ce devoir que je remplis maintenant par rapport
à Mazzini. )
« Ouvriers italiens, mes frères ! Entendez-moi bien.
Quand je dis que la connaissance de leurs droits ne
ne suffit pas aux hommes pour accomplir une amélio
· ration importante et durable, je ne vous demande pas
que vous renonciez à ces droits ; je dis seulement
qu'ils ne sont rien que des conséquences de devoirs
accomplis, et qu'il faut commencer par les devoirs
pour arriver aux droits; et quand je dis qu'en assi
gnant comme but à la vie la félicité, le bien-être, les
intérêts matériels, nous courons le risque de faire des
égoIstes, je n'entends pas que vous ne devriez pas
vous en occuper; je dis que les intérêts matériels,
cherchés seuls, et considérés non comme moyens seu
lement, mais comme but, conduisent toujours à ce
résultat déplorable....... Les améliorations matérielles
sont essentielles et nous combattrons pour les conqué
rir ; mais non parce qu'il importe uniquement à l'homme
d'être bien nourri et logé; mais parce que la conscience
de votre dignité et votre développement moral seront
impossibles tant que continuera votre duel permanent
contre la misère. Vous travaillez dix et douze heures
par jour » (ou bien Mazzini est très-mal informé, ou
bien il n'entre pas dans l'économie de sa propagande
de paraître savoir que la majeure partie du prolétariat
italien travaille de quatorze à quinze heures par jour) :
« comment trouverez-vous du temps pour vous éduquer?»
( Pour vous laisser éduquer.— Mazzini parle toujours de
l'éducation morale, jamais de l'instruction, du dévelop
pement de l'esprit qu'il dédaigne et que, comme tout
théologien, il doit craindre. ) « Les plus heureux parmi
vous gagnent à peine ce qu'il faut pour soutenir leurs
familles. Comment trouveraient-ils les moyens de s'é
duquer ? etc., etc. » Tout ce qui suit prouve que Mazzini
connaît assez bien la situation misérable des Ouvriers
italiens; il finit même par leur dire :
« La société vous traite sans ombre de sympathie,
où pourriez-vous apprendre à sympathiser avec la so
ciété? Vous avez donc besoin que vos conditions ma
térielles changent pour que vous puissiez vous déve
lopper moralement ; vous avez besoin de travailler
moins pour pouvoir consacrer quelques heures de
votre journée aux progrès de votre âme ; » (Mazzini ne
dira jamais au développement de votre esprit par la
science ) « vous avez besoin d'une rétribution de votre
travail qui vous mette en état d'accumuler des épar
gnes » (afin de devenir individuellement riches, c'cst-à
dire de devenir à votre tour des bourgeois exploiteurs
du travail d'autrui. La pensée économique de ce pau
vre grand théologien, Mazzini, ne va pas au-delà ; il
voudrait que tous les ouvriers deviennent des bour
geois, des riches individuels, isolés ; et il ne comprend
pas que les richesses individuelles, même les plus gran
des, se mangent et se fondent très-vite lorsqu'elles ne
trouvent pas le moyen de se reproduire et même de
s'accroître par l'exploitation du travail d'autrui. La
richesse individuelle, la propriété héréditaire consti
tuent précisément la bourgeoisie et ne se conservent
et ne se développent que par l'exploitation de la mi
sère du prolétariat. Vouloir que tous les prolétaires
deviennent des bourgeois, c'est vouloir que les bour
geois ne trouvent plus à leur disposition des travail
leurs forcés par la faim de leur vendre au plus bas
prix possible ce travail collectif qui féconde leurs ca
(
— 65 —

pitaux et leurs propriétés; c'est vouloir que tous les


bourgeois soient également ruinés dans un délai très
court; et alors qu'arriverait-il! Tous étant également
pauvres, chacun restant isolé dans la misère et réduit
à travailler pour soi-même, la société tout entière se
rait ruinée, parce que le travail isolé est à peine suffi
sant pour nourrir une tribu sauvage. Seul le travail
collectif crée la civilisation et la richesse. Cette Vérité
une fois comprise et admise, — et il faudrait être un
grand barbare en économie sociale pour ne point l'ad
mettre, — il ne reste que deux formes possibles de
propriété ou d'exploitation de la richesse sociale : la
forme bourgeoise actuelle, c'est-à-dire l'exploitation
de cette richesse, produit du travail collectif, ou plu
tôt l'exploitation du travail collectif, par des individus
privilégiés, ce qui est l'unique sens véritable de cette
propriété individuelle et héréditaire dont le généreux
et populaire général Garibaldi se pOse lui-même en
défenseur aujourd'hui; ou la forme nouvelle, celle que
nous soutenons contre la bourgeoisie et contre le gé
néral Garibaldi lui-même, parce qu'elle est l'unique et
suprême condition de l'émancipation réelle du prolé
tariat, de tout le monde, la propriété collective des
richesses produites par le travail collectif. Mais je
rends la parole à Mazzini ) :
« Vous avez besoin d'une rétribution qui rassure
votre âme sur l'avenir et qui vous donne la possibilité
de la purifier avant tout de tout sentiment de réaction,
de toute impulsion de vengeance, de toute pensée d'in
justice contre ceux qui furent injustes envers vous.
Vous devez donc chercher ce changement, et vous
l'obtiendrez (s'ils l'obtiennent ce ne sera que par
leurs propres efforts, par l'emploi de leur propre
force organisée, et non par le secours de quelques
douzaines de mazziniens, qui ne pourront faire autre
chose que paralyser ou dévoyer leurs efforts) — mais
vous devez le chercher comme moyen, non comme
5
— 66 —

but; vous devez le chercher par sentiment de Devoir,


nOn uniquement comme un Droit; vous devez le cher
cher pour vous rendre meilleurs,° non uniquement
pour vous rendre matériellement heureux.....
« Vous faire meilleurs : voilà ce qui doit constituer le
but de votre vie. Vous ne pouvez même pas vous
rendre, d'une manière constante et solide, moins
malheureux, qu'en vous faisant meilleurs. Les tyrans
s'élèveraient par milliers entre vous, si vous ne com
battiez seulement qu'au nom des intérêts matériels,
ou d'une organisation sociale quelconque. Il importe
peu que vous changiez les organisations, si vous res
tez vous-mêmes infectés des passions et de l'égoïsme
qui règnent aujourd'hui : les organisations sont comme
certaines plantes qui donnent tantôt un venin, tantôt
un remède, conformément aux opérations de celui
qui les administre. Les hommes bons rendent bonnes
toutes les organisations mauvaises, et les hommes
mauvais rendent mauvaises les bonnes. »

Je m'arrête ici pour constater l'ignorance profonde


et tout à fait théologique de Mazzini dans tout ce qui
a rapport à la nature sociale de l'homme. D'ailleurs
cette ignorance est tout-à-fait naturelle et même né
cessaire. Comme théologien, Mazzini doit penser et il
pense en effet que toute morale descend sur la société
humaine d'en haut, par la révélation d'une loi divine ;
d'où il résulte que la société n'a point de morale inhé
rente ou immanente, c'est-à-dire que considérée en
dehors de cette révélation divine, elle présente l'abso
lue immobilité, une agrégation mécanique d'êtres hu
mains sans aucun lien de solidarité entre eux, car
Mazzini ignore et repousse comme un blasphème la
solidarité naturelle — une masse inorganisée d'égoïstes.
La moralisation de cette malheureuse société humaine
dépend donc, selon Mazzini, de l'amélioration reli
— 67 —

gieuse et morale des individus dont elle se trouve


composée, indépendamment de toutes les conditions
réelles de leur existence, et de l'organisation tant po
litique qu'économique de la société. Ce qui importe
surtout, c'est que les hommes et les classes supé
rieures qui sont appelées à gouverner la société, une
nation, soient profondément religieux et moraux. Alors
tout est sauvé, pense Mazzini — car ces hommes et
ces classes administrent à la multitude l'éducation
religieuse et morale qui la moralisera à son tour. Cela
n'est pas plus difficile que cela, et on comprend par
faitement qu'avec cette théorie, Mazzini, malgré sa
préférence d'ailleurs incontestable pour la forme répu
blicaine, puisse dire sans sourciller et sans se douter
même de l'affreux et funeste sophisme qui est contenu
dans ses paroles : que des hommes bons peuvent rendre
excellente une organisation sociale mauvaise et que par
contre, des hommes mauvais peuvent rendre affreuse la
meilleure organisation du monde, étant accepté que la .
bonté ou la méchanceté des hommes est tout-à-fait in
dépendante de l'organisation de la société et dépen
dante seulement de leur religion individuelle.
Nos opinions, nos convictions sont également oppo
sées à celles de Mazzini. Nous ne croyons d'abord pas
à l'existence d'une Divinité quelconque, autre que
celle qui a été créée par la fantaisie historique des
hommes. Par conséquent pour nous il ne peut y avoir
de révélation divine, d'en haut, toutes les religions
n'ayant été que des révélations de l'esprit collectif des
hommes, à mesure qu'il se développait dans l'histoire,
à lui-même, à travers ce faux prisme divin. Ne croyant
pas en Dieu, nous ne pouvons croire non plus à l'e
Xistence intellectuelle et morale des individus humains
en dehors de la société. L'homme ne devient homme
qu'au sein de la société et seulement grâce au con
cours collectif de tous les hommes soit présents, soit
passés. C'est une vérité qui constitue la base de tou
— 68 —
tes nos croyances socialistes et que par conséquent je
tâchêrai de développer et de prouver amplement en
temps et en lieu. Aujourd'hui je ne puis que la poser en
principe. Et la. première conséquence de cette vérité
est celle-ci, c'est qu'il ne peut y avoir ni de religion,
ni de morale, ni même de pensée proprement, exclu
sivement individuelle. Les plus grands hommes de
l'histoire, les génies les plus sublimes, les plus grands
philosophes ou prophètes, ont toujours reçu tout le
contenu, tout le fond de leur religion, de leur morale
et de leur pensée de cette société même dont ils font
partie et à laquelle ils semblèrent l'apporter sponta
nément ou d'en haut. C'est le trésor accumulé, pro
duit du travail collectif matériel, intellectuel et mora!
de toutes les générations passées, élaboré de nouveau
et transformé lentement, d'une manière plus ou moins
invisible et latente, par les nouveaux instincts, les as
pirations et les besoins réels et multiples nouveaux
des générations présentes, qui forme toujours le con
tenu des révélations ou découvertes de ces hommes
de génie, qui n'y ajoutent rien que le travail formel
de leur propre cerveau, plus capable qu'un aufre à en
saisir et à en rallier les détails dans un ensemble plus
large ou dans une synthèse nouvelle. De sorte qu'on
peut dire avec autant de raison que de justice que les
hommes de génie sont précisément ceux à qui la so
' ciété donne toujours plus qu'aux autres, et surtout
plus qu'elle n'en reçoit en retour. Même les malheurs
et les persécutions qu'elle leur a prodigués avec une
générosité si grande jusqu'ici se sont transformés pour
eux en bienfaits, parce qu'il est plus que probable que
si elle leur avait accordé la recOnnaissance, le respect,
la richesse, la puissance et l'autorité pendant leur vie,
elle en aurait fait des tyrans, et les aurait transformés
en de méchants et stupides privilégiés.
De la vérité que je viens de poser en principe dé
coule une autre conséquence aussi importante que la
— 69 —

première : c'est que toutes les religions et tous les


systèmes de morale qui règnent dans une société sont
toujours l'expression idéale de sa situation réelle, ma
térielle, c'est-à-dire de son organisation économique
surtout mais aussi de son organisation politique, cette
dernière n'étant d'ailleurs jamais autre chose que la
consécration juridique et violente de la première. Le
Christ, qui était bien autrement socialiste que Mazzini,
puisqu'il a déclaré qu'il était plus facile à une grosse
Corde, d'autres disent à un chameau, de passer par le
trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans son
paradis, — le Christ lui-même l'a dit : Là où sont vos
trésors, là est votre cœur ! et il a tenté de transporter
les trésors humains dans le Ciel ; mais il n'a pas réussi.
Il y a si peu réussi, que l'Eglise elle-même, cette
institution divine qui n'avait d'autre but, si l'on en
croit les théologiens chrétiens et Mazzini lui-même,
que d'assurer la voie du ciel à tous les croyants, à
peine officiellement établie, n'a eu rien de plus pressé
que d'accaparer tous les trésors de la terre, qu'elle
a considérés justement comme des instruments de puis
sance et de jouissance. Pendant les quinze siècles qui
se sont écoulés depuis la conversion miraculeuse du
très-dépravé et très-grand Empereur Constantin jus
qu'à nos jours, toutes les Eglises chrétiennes, catho
lique romaine, byzantine-grecque, byzantine-russe,
protestantes, n'ont-elles pas déployé tour à tour l'a
charnement le plus fanatique pour la conservation et
pour l'accroissement des saintes propriétés et richesses
de l'Eglise ?
Quinze siècles d'expérience ! Un fiasco aussi solennel
et aussi mémorable fait par la religion la plus idéale
du monde ne suffirait-il donc pas pour nous prouver
l'inconsistance de tout idéalisme abstrait sur cette
terre, son incompatibilité absolue avec les conditions
fondamentales del'humaine société? Que vient donc faire
Mazzini avec son idéalisme nouveau, avec son pasti
— 70 —

che éclectique de traditions tombées en désuétude et


d'absurdités platoniciennes restaurées, une sorte d'a
vorton qui n'a ni le mérite de la rationalité logique
des métaphysiciens, ni celui de la brutalité matérielle
des religions positives, et qui en même temps qu'il
révolte la pensée, ne donne pas même à la supersti
tion des masses et à ce besoin de croire aux miracles
qui vit encore dans les âmes féminines, la nourriture
que leur donne le spiritisme, ou même le mormo
nisme, des religions nouvelles aussi et bien autrement
positives que celle de Mazzini.

L'homme, comme tout ce qui est, est matière. Son


âme, son esprit, ses pensées, sa morale en sont des
produits, et il ne peut en faire impunément abstraction.
Toutes les fois qu'il le tente, il y retombe et d'une
manière fâcheuse pour lui. Son immatérialité préten
due se traduit toujours dans le fait en brutalité, en
bestialité, en négation de l'humanité. Tout ce qu'il
peut, tout ce qu'il doit faire, c'est d'humaniser la
matière tant en lui-même, qu'en dehors de lui-même,
et il l'humanise en la rendant toujours de plus en
plus favorable au complet développement de son hu
manité, au moyen du travail, de la science et de l'é
ducation qu'il se donne à lui-même, sous la direction
de cette dernière combinée avec l'expérience histo
rique de la vie. Il est bien entendu que lorsque je
parle de l'homme historique je parle toujours de
l'homme collectif, de la société, puisque l'homme in
dividuel, considéré en dehors de la société, n'a ja
mais eu d'histoire, par cette simple raison que comme
homme quelque peu développé, comme animal pensant,
ou même seulement capable de prononcer quelques
mots, il n'a jamais existé; car je le répète encore,
- l'animal appelé homme, ne devient réellement homme
qu'en société et seulement par le concours de toute
la Société. La liberté individuelle elle-même est un
produit de ce travail collectif matériel, intellectuel et
moral de tout le monde.
Qu'est-ce que l'Humanité? C'est l'animalité douée
de la faculté d'abstraction ou de généralisation, ou du
plus haut degré connu de l'intelligence; faculté éga
lement matérielle, puisqu'elle est le fonctionement
d'un organe tout à fait matériel qu'on appelle le cer
veau, ' et qui loin d'être exclusivement propre à
- l'homme, se manifeste, de plus en plus développée,
dans la série ascendante des espèces animales, depuis
l'être animé le plus informe jusqu'à l'homme. Mais
dans l'homme seul elle arrive à cette puissance d'ab
straction qui lui permet de s'élever par sa pensée non
seulement au-dessus de toutes les choses qui l'entou
rent, mais encOre au- dessus de lui-même, comme être
réel, vivant et sentant. C'est grâce à cette faculté que
par un lent travail historique qui développe son esprit,
l'homme arrive successivement à embrasser l'ensem
ble des choses et à saisir les lois générales et constan
tes qui se manifestent dans leurs rapports et dans
leur développemeet. Et c'est en appliquant à sa vie et
à ses rapports sociaux les lois naturelles qu'il décou
vre ainsi, qu'il parvient à perfectionner peu à peu son
animalité primitive et à la transformer en humanité.
L'humanité c'est donc l'animalité transformée par
une pensée progressive et par l'application progressive
de cette pensée à la vie. Car la vie animale elle-même
n'est pas du tout aussi brutalement matérielle que les
théologiens, les idéalistes conséquents et Mazzini lui
même sont portés à le croire : les animaux dont toute
l'existence se concentre exclusivement dans la double
passion de la digestion et de la reproduction appar
tiennent aux espèces les plus inférieures. Mais dans
les espèces les plus développées sous le rapport de
l'intelligence, dans celles qui se rapprochent de
l'homme, vous trouverez les germes de toutes les passions
— 72 —

de l'homme, sans en excepter aucune, vous y trouverez


l'amour des enfants, le sentiment religieux, le sacrifice,
la passion sociale, le dévouement patriotique et même
un commencement de curiosité scientifique. Sans doute
le soin du ventre et l'amour sexuel y jouent un rôle
dominant, mais ne jouent-ils pas un rôle sinon aussi
dominant, au moins excessivement important dans le
monde humain lui-même ?
Pour se conserver, l'animal comme individu, doit
manger, et comme espèce, il doit se reproduire. Voilà
le fond premier, réel de la vie, commun à toutes les es
pèces d'animaux depuis les plus inférieures, inclusive
ment, jusqu'à l'homme. Toutes les autres facultés et
passions ne peuvent se développer qu'à condition que
ces deux besoins primordiaux soient satisfaits. C'est
la loi souveraine de la vie à laquelle aucun être vivant
ne saurait se soustraire.
Cette loi, que Mazzini doit attribuer à son Dieu et
que nous n'attribuons à personne, parce que nous ne
croyons pas à des lois idéalement prédéterminées, et
parce que ce que nous appelons les lois naturelles ne
constituent pas autre chose à nos yeux que des résul
tantes générales et constantes, d'une infinité d'actions
et de réactions qu'exercent incessamment toutes sur
chacune et chacune sur toutes, les chOses réelles —
cette loi transforme le règne animal en une perpétuelle
tragédie, dont la nature, ou au moins notre terre
continue d'être toujours le théâtre ensanglanté. C'est
le lugubre combat pour la vie. Toutes les espèces
animales ne vivent que de destruction. Il y en a une
quantité, il est vrai, qui se contentent de détruire les
espèces végétales. Mais il y en a au moins une aussi
grande quantité d'autres qui ne. peuvent vivre qu'en
dévorant des êtres animés et vivants. Ce sont les bêtes
féroces, les carnassiers qui ne sont ni les moins déve
loppés, ni les moins intelligents puisqu'ils sont préci
sément ceux qui par leur organisation se rapprochent
| -- 73 —

le plus de l'homme, et puisque l'homme lui-même,


animal omnivore, est le plus féroce et le plus destruc
teur entre tOuS.

| Telle est donc dans sa réalité la loi de la nature.


C'est un entredévorement infatigable et incessant :
c'est la vie qui pour continuer d'être la vie tue et dé
vore la vie, C'est un assassinat sans merci et sans
trêve. Devant ce fait sanglant et que nul ne saurait
nier, On ne comprend pas vraiment comment Mazzini,
si jaloux de la gloire, de la sagesse, de la justice et
de la bonté amoureuse de son Dieu, peut lui attribuer
le préétablissement de cette loi et la création de ce
monde ! Seul un Tibère divin, un monstre féroce doué
d'une puissance suprême aurait pu le créer. Et com
bien la théologie chrétienne n'est-elle pas plus consé
quente en s'efforçant d'expliquer ce fait, qui devient
monstrueux aussitôt qu'on l'attribue à un auteur quel
conque, par une déchéance de toute la nature qui a
été, prétendent-ils, la conséquence nécessaire du péché
Originel. L'explication est sans doute ridicule, mais au
moins prouve-t-elle qu'ils ont senti la contradiction qui
existe "entre la cruauté inhérente au mOnde naturel et
la bonté infinie de leur Dieu. Pour Mazzini même cette
contradiction n'existe pas. Il faut dire aussi que ja
mais il ne daigne regarder la terre et qu'il cherche les
preuves de son Dieu dans le ciel étoilé qui est si loin,
si loin qu'il lui paraît absolu et parfait.
L'histoire de l'homme n'est autre chose que la con
tinuation et le développement de ce combat animal
pour la vie. Il y a, dans le règne animal, y compris
l'homme, cette loi, que l'accroissement numérique
d'une espèce est toujours déterminé par la question
des moyens de subsistance. Toute espèce s'accroît
indéfiniment jusqu'à ce qu'elle ait atteint la limite où
cette quantité cesse d'être proportionnée au nombre
—. 74 —

des individus qui la composent; alors les plus faibles


individus, forcés de céder leur pitance aux plus forts,
meurent de faim. Ce qui se passe entre les individus
de la même espèce, se reproduit également entre les
différentes espèces. Les plus fortes supplantent, éli
minent les plus faibles......
Ce même fait ne s'est-il point répété et ne se repro
duit-il pas encore aujourd'hui dans l'histoire des so
ciétés humaines ? Il y a pourtant sous ce rapport entre
l'homme et les autres espèces animales une énorme
différence. Chez quelques-unes parmi ces dernières,
l'intelligence arrive à ce point de développement qu'en
prévision de l'avenir, de l'hiver par exemple, elles
font des provisions. Mais aucune autre espèce animale
que je sache, n'a encore eu l'idée de faire produire à
la terre par des moyens artificiels, par la culture,
c'est-à-dire par l'application des lois naturelles soit au
travail, soit au combat pour la vie, plus qu'elle ne
produit naturellement. L'homme seul a eu cette pen
sée, et il n'a pu l'avoir que seulement grâce à cette
puissance d'abstraction, de généralisation qui lui a
permis de saisir, de constater et de reconnaître suc
cessivement les procédés constants des développements
des choses réelles, autrement appelés les lois de la
nature, au moyen de la science positive, à commencer
par les observations si simples et si imparfaites des so
ciétés primitives jusqu'aux combinaisons les plus com
pliquées des systèmes scientifiques actuels.
C'est en cela et par là que le monde humain com
mence à se séparer d'une manière définitive du monde
animal. Seule, parmi toutes les espèces vivantes sur
cette terre, l'espèce humaine a une histoire dans le
- sens du développement progressif d'une même societé.
Dans le reste du monde animal, il y a aussi une his
toire, mais elle se manifeste exclusivement par le dé
veloppement physiologique et pour ainsi dire seule
ment matériel des espèces et des races, par la pro
— 75 —

duCtion d'espèces et de races nouvelles, tandis que


chaque espèce considérée isolément, tant qu'elle existe,
ne progresse presque pas, vivant aujourd'hui comme
elle vivait il y a mille ans. -

L'homme seul, grâce à ses deux précieuses facul


tés, la pensée et la parole, qui sont tellement insépa
rables qu'on ne saurait dire vraiment laquelle est la
première, chacune d'elle supposant l'autre —et dont
l'une reconnaît la nature et ses lois, tandis que l'au
tre transmet aux générations à venir, comme un tré
sor accumulé, toutes les découvertes et toutes les
expériences des siècles passés — grâce à ces deux
magnifiques facultés, l'homme seul a une histoire.
'abord il a vécu, disséminé en petites sociétés sur
la terre, comme une bête brutale et féroce, vivant
des fruits naturels de la terre, et mêlant à ses repas
composés de légumes et de fruits sans apprêt la
chair des animaux y compris celle des hommes. Il
reconnaissait si peu le caractère humain de son pro
chain des autres tribus qu'il le mangeait quand il
pouvait. L'anthropophagie, on le sait, fut le point de
départ de la civilisation humaine. Les premiers hom
mes vécurent principalement de chasse et de guerre,
la guerre elle-même n'était autre chose qu'une chasse
aux hOmmes.
Beaucoup plus tard nous trouvons l'homme pasteur.
C'est déjà un pas immense en avant. Il ne cultive pas
encore la terre; mais il cultive déjà différentes espè-.
ces d'animaux, qu'il a su non seulement se soumettre
mais apprivoiser, en transformant en quelque sorte leur
nature, au moyen de son intelligence et de sa volonté
dominantes, et dont la chair et le lait le nourrissent ,
tandis que leurs peaux lui servent de vêtement.
Plus tard encore nous le trouvons agriculteur.
L'homme devient sédentaire et commence à avoir une
patrie. A cette phase de son développement économi
que se rattachent chez la plupart des peuples an
— 76 —

ciens connus de l'histoire quelques faits tant religieux


que politiques et qui en sont non la cause première
comme le prétend Mazzini, mais au contraire la consé
quence, l'expression et comme la consécration idéale.
Ces faits sont le culte des tombeaux des pères, la
constitution du droit patriarcal et de la propriété dans
· la personne du chef de la famille, le gouvernement
patriarcal des anciens, l'esclavage.
Les peuples chasseurs n'ont eu aucun besoin d'es
claves, ne connaissant que les nobles travaux de la
chasse et de la guerre, qu'une partie de notre société
civilisée considère encore aujourd'hui comme une
prérogative des hommes bien nés. Ils eussent été
même dans l'impossibilité de nourrir des esclaves, car
la chasse n'est jamais excessivement productive, et les
peuples chasseurs comme nous le voyons encore au- .
jourd'hui dans les déserts de l'Afrique et de l'Améri
que, se trouvent souvent réduits à dépérir de faim.
Dans cette première phase de la barbarie humaine,
les femmes sont les esclaves naturelles sur lesquelles
l'homme brutal et féroce fait retomber tout le poids
des travaux qu'exige son misérable ménage. Par con
séquent il ne fait pas d'esclaves, il tue son ennemi et
le mange.
Les peuples pasteurs également ne peuvent faire
grand usage d'esclaves, et se nourrissant eux-mêmes
presque exclusivement du lait et de la chair de leurs
troupeaux, ils ne pourraient en entretenir une trop
grande quantité. Ils cherchent d'ailleurs le désert, les
grands espaces, les immenses prairies, capables de
nourrir leurs troupeaux. Loin de se chercher comme
les peuples chasseurs, ils s'évitent ; la guerre par
conséquent n'est point fréquente entre eux, et point
de guerre, point d'esclaves. Quand un pâturage est
détruit, ils s'en vont en trouver un autre ; VagabOnds
sur la terre, ils n'y observent que les changements de
température, de climats, cherchant l'eau avant tout,
— 77 —

et n'ont d'autres guides dans leurs transmigrations


périodiques que les étoiles du ciel. Ils ont été les
premiers fondateurs de la science astronomique et
du culte des astres. Le patriarcalisme, l'autorité natu
relle et traditionnelle des pères de famille, des anciens,
est déjà fortement développé en leur sein, mais il
n'y est encore qu'à l'état de coutume. Il ne devient -
un droit, fondé sur la propriété terrienne et hérédi
taire et consacré par le culte, que chez les nations
agricoles. Les peuples pasteurs restent pacifiques tant .
qu'ils trouvent des pâturages suffisants pour leurs
troupeaux; mais il arrive à la fin que beaucoup de
peuples nomades se rencontrent et que le désert de
vient trop étroit pour eux tous. Alors, poussés toujours
par cette loi suprême et fatale du combat pour la vie,
ils ensanglantent le désert par leurs luttes et se trans
forment en peuples guerriers, puis, se confondant en
une seule masse, trop nombreuse désormais pour
trOuVer sa nOurriture dans le désert, ils tombent Sur
les pays agricoles, qu'ils cOnquièrent, et soumettant à
leur joug, comme esclaves, des populations pacifiques
vouées à l'agriculture, ils fondent les Etats.
Tel fut le procédé naturel et réel par lequel dans
l'histoire se sont fondés les premiers Etats, sans au
cune intervention de législateurs ou de prophètes
divins.
Le fait brutal du brigandage, de la conquête et de
l'asservissement, base matérielle et réelle de tous les
Etats passés et présents, a toujours précédé l'idéalisa
tion de ce fait par une religion et par une législation
quelconques. D'abord le conquérant, le brigand heu
reux, le héros de l'histoire fonde le nouvel Etat, puis,
et SOuvent même immédiatement avec lui, viennent les
prêtres, prophètes et législateurs en même temps, qui
cOnSacrent au nom de leur Dieu et établissent comme
bases juridiques, les conséquences mêmes de ce fait
| accompli. -
— 78 —

Règle générale et démontrée par l'histoire de toutes


les religions : « Jamais aucune réligion nouvelle n'a pu
interrompre le développement naturel et fatal des faits
sociaux, ni même le détourner de la voie qui lui était
tracée par la combinaison des forces réelles tant na
turelles que sociales. Souvent les croyances religieuses
Ont servi de symbole à des forces naissantes, au mo
ment même où ces forces allaient accomplir des faits nou
Veaux : mais elles ont été toujours les symptômes ou
les prOnOstics, jamais les causes réelles de ces faits.
Quant à ces causes, il faut les chercher dans le déve
loppement ascendant des besoins économiques et des
forces organisées et actives, non idéales mais réelles
de la société; l'idéal n'étant jamais que l'expression
plus Ou moins fidèle et comme la dernière résultante,
soit positive, soit négative, de la lutte de ces forces
dans la société. »
Cette idée si juste, énoncée et développée il y a
plus de vingt ans principalement par Karl Marx, est
nécessairement combattue par Mazzini qui, idéaliste
conséquent, s'imagine que dans l'histoire de l'huma
nité, aussi bien que dans le développement du monde
proprement matériel, les idées, causes premières et
manifestations successives de l'Etre Divin, précèdent
et créent les faits.
« Les religions gouvernent le monde, dit-il. Quand
les hommes de l'Inde crurent être nés, les uns de la
tête, les autres des bras, d'autres encore des pieds de
Brahma, leur Dieu, ils ordonnèrent la société, confor
mément à cette division, en castes, en assignant aux
uns héréditairement le travail intellectuel, aux autreS
l'état militaire, et aux derniers les travaux serviles ;
et ils se condamnèrent par là même à une immobilité
qui dure encore et qui durera tant que la foi en ce
principe durera. (1) »
Mazzini est tellement idéaliste qu'il ne s'aperçoit
(1) Doveri dell'uomo.
— 79 —

même pas qu'en citant la religion Brahmanique comme


exemple, il prouve tout le contraire de ce qu'il vou
drait démontrer, à moins qu'il ne veuille admettre
cette supposition absurde, qu'un peuple entier, libre
- d'abord, a pu se soumettre volontairement à la plus
douloureuse et abjecte servitude, seulement parce que
des prêtres sont venus lui dire et sont parvenus à le
convaincre, qu'il a été formé des pieds de Brahma !
L'établissement des castes dans les Indes Orientales
n'ayant été, selon Mazzini, que la conséquence de la
révélation de cette doctrine religieuse, ne faut-il pas
en conclure, qu'avant qu'elle eût été révélée, il n'y a
pas eu cette inégalité héréditaire dans les Indes? Qu'en
résulte-t-il alors ? Qu'un peuple comparativement li
bre et composé de citoyens égaux, a consenti libre
ment à descendre si bas, à devenir un peuple paria,
sans autre raison qu'une nouvelle propagande reli
gieuse. Mais ne serait-ce pas là un miracle ! Je puis
assurer Mazzini que s'il voulait bien prendre la peine
de nous en prouver l'authenticité historique, ce mira
cle à lui seul suffirait pour nous convertir une fois
pour toutes à toutes les absurdités religieuses. Pour
quoi ne cherche-t-il pas au moins à nous en expli
quer la possibilité? Ce serait déjà une immense victoire
pour sa foi contre cette pauvre raison humaine qu'il
maltraite horriblement dans tous ses écrits.
Pour expliquer un fait aussi surprenant, il faut sup
poser : - |

Ou bien que le peuple des Indes aime naturellement


l'esclavage, qu'il cherche la misère, les tortures et la
honte comme d'autres cherchent la liberté, la richesse,
les jouissances et l'honneur. Mais un pareil peuple est
tOut simplement impossible, car nous voyons tout ce
qui vit, non seulement les hommes, mais le dernier,
le plus petit animal sur cette terre, se révolter instinc
tivement et autant qu'il le peut contre tout attentat à
— 80 —

son indépendance, c'est-à-dire aux conditions de sOn


existence et de son développement naturel;
Ou bien que Brahma, l'incarnation de la Divinité
éternelle de Mazzini à cette époque de l'histoire et
dans ce pays, est descendu lui-même en personne et
entouré de sa toute-puissance écrasante, de son ciel,
pour imposer ce dur esclavage aux peuples de l'Inde.
Mais Mazzini, tout en professant une foi fanatique et
un culte ardent pour son Dieu, lui refuse le plaisir et
le droit de se révéler directement, de se montrer per
SOnnellement Sur la terré.
Si au moins les Brahmines avaient prOmis au peu
ple indien une félicité éternelle, en retour de priva
tions, de souffrances et d'un esclavage temporaires,
comme le font encore aujourd'hui les prêtres chrétiens
lorsqu'ils viennent prêcher la soumission et la rési
gnation au prolétariat de l'Europe. Mais non, les Brah
mines ont été, sous ce rapport du moins, beaucoup
plus honnêtes que nos prêtres; ils exigent tout et ne
promettent rien. Dans leur religion il n'y â ni déli
vrance, ni salut pour les parias, ni dans ce monde, ni
dans l'autre, il n'y a pour eux que l'éternel esclavage.
Il ne reste donc qu'une seule supposition : c'est
que les prêtres de Brahma, ses révélateurs, ses pro
phètes, avaient été doués par lui d'une telle éloquence
et d'une si grande force de persuasion, que sans re
courir à des moyens surnaturels, aux miracles — puis
que Mazzini nie lui-même la possibilité de ces sortes
de miracles, — sans recourir même à la force, ce
dernier et puissant argument de toutes les religions
historiques, par la seule puissance de leur propagande
divinement inspirée, ils ont su convertir les masses et
les soumettre à cet esclavage éternel !
Ils sont venus dire à des hommes libres et qui hier
encore avaient été plus ou moins leurs égaux : « Ca- .
nailles ! prosternez-vous ! et sachez, qu'étant sortis du
pied et peut-être même d'une partie moins noble en
— 81 —

core du corps de Brahma, vous devez nous servir


éternellement comme des esclaves, parce que nous
sommes sortis, les uns de sa tête, les autres de son
bras ! » Et les millions de libres lndous, Soudainement
convertis par cette divine éloquence, se sont jetés à
terre, en s'écriant d'une seule voix ! « Oui, nous som
nmes la canaille, des parias, et nous vous servirons
comme esclaves ! »
De toutes les suppositions que nous impose la sin
gulière théorie de Mazzini, c'est encore la moins ab
surde, et elle est d'une telle absurdité cependant, que
notre bon sens, appuyé sur tout ce que nous savons de
de la nature et de la pratique habituelle des hommes,
se révolte. On conçoit que des hommes auxquels ces
mêmes révélateurs de la religion de Brahma avaient
dit, aux uns : « Vous devez être les arbitres suprêmes
de la nature parce que vous sortez de la tête de Brah
ma ; » et aux autres : « Vous êtes libres et forts, et
vous devez commander parce que vous sortez de son
bras, » aient répondu à l'unisson : « Oui, vous avez
mille fois raison, et que Brahma soit bien béni ! Nous
dirigerons et ,nous commanderons, et la vile canaille
travaillera pour nous, nous obéira et nous servira ! »
—On le conçoit, parce que généralement l'homme est
très disposé à croire en ce qu'il est dans son intérêt
d'accepter. Mais s'imaginer que les masses, des hommes
vivants, à quelque degré de civilisation que ce soit,
aient pu accepter librement, rien qu'à la suite d'une
propagande toute morale, une croyance qui sans le
moindre espoir et sans la moindre compensation, les
condamne à l'état de paria, c'est tout simplement
méconnaître, pour ne point dire ignorer, les bases les
plus élémentaires de l'histoire et de la nature hu
maine.
ll est évident que cette acceptation de la religion
des Bramines par les masses indoues n'a pu être li
bre, mais qu'elle a été précédée et produite par le
6
— 82 —

fait de leur asservissement très réel et tout-à-fait in


volontaire surtout, mais forcé, sous le joug des tribus
conquérantes descendues du plateau de l'Himalaya sur
les Indes ; asservissement dont cette religion et ce culte
n'ont été que l'expression et l'explication théologique
postérieure. Les castes héréditaires ne s'y sont donc
pas formées comme une conséquence des divagations
théologiques des Bramines. Elles ont eu une base
beaucoup plus réelle, et notamment elles ont dû être
la dernière résultante d'une longue lutte entre diffé
rents éléments, entre beaucoup de forces sociales qui
après s'être longtemps combattues, ont fini par s'équi
librer tant bien que mal dans l'ordre social connu des
Indous.
On connaît si peu l'histoire de ces temps et de ces
pays reculés ! Les peuples qui étaient descendus de
l'llimalaya pour conquérir les Indes, avaient incontes
tablement déjà eu une histoire antérieure, des luttes,
des rapports sociaux plus ou moins déterminés, des
germes d'institutions politiques, enfin une religion ou
niême plusieurs religions qui avaient été l'expression
de toutes ces réalités historiques. Tout cela nous est
parfaitement inconnu. Ce qu'on peut et*ce qu'on doit
supposer, c'est que la force envahissante n'était pas
une force simple, mais au contraire très complexe,
une combinaison non fixe, mais mouvante et vivante,
d'éléments populaires et de forces sociales diverses
qui se modifiaient et se transformaient incessamment
en son sein. Il en a dû être de même des peuples
conquis. La rencontre de tous ces éléments, dont cha
cun tendait naturellement à absorber tous les autres,
a dû produire une terrible et longue lutte, — l'éter
nel combat pour la vie, cette loi suprême de la na
ture et de la société, — et le résultat matériel de
cette lutte fut précisément l'établissement de nouveaux
rapports entre toutes ces forces sociales différentes,
conformément à la puissance ou à l'impuissance rela
— 83 —

tives et réelles de chacune : l'institution d'abord tout-à


fait matérielle des castes, par le triomphe brutal des
forces prépondérantes.
-
- /

Le triomphe définitif d'un ensemble de forces so


ciales sur un autre fut et restera toujours un fait bru
tal, dans ce sens que l'idée même la plus humaine,
la plus juste, aussi bien que la plus inique, la plus
fausse, ne pourra jamais triompher dans le monde, si
elle n'est point appuyée sur la force matérielle. Cette
dernière est indispensable, Mazzini le reconnaît lui
même comme nous venons de le Voir; elle est indis
pensable pour écarter les obstacles matériels qui em
pêchent la réalisation de l'idée nouvelle, pour renver
ser la force matérielle sur laquelle se trouve appuyé
l'ordre de chosés existant. Donc le dernier mot appar
tient toujours à la force, et un parti qui veut triom
pher, quelque sainte que soit sa cause, doit créer une
force matérielle capable de briser la force matérielle
de ses adversaires. Mais lorsque nous parlons de la
lutte et des victoires successives des forces matérielles
dans l'histoire, il ne faut pas prendre ce mot de «ma
térielles » à la lettre, dans le sens seulement mécani
que, physique, chimique ou même organique de ce
mot. Il s'agit de forces sociales, de forces humaines,
et l'homme est un être exclusivement matériel sans
doute, mais organisé et intelligent. Ses idées, ses sen
timents, ses passions, et avant tout son organisation
sociale qui en est pénétrée et toujours modifiée, sont
des éléments intégrants de sa force matérielle. Cette
force, d'ailleurs tout-à-fait matérielle de l'homme, étant
plus intelligente que celle des animaux des autres es
pèces, l'homme est devenu le roi de la terre, malgré
qu'à son origine il ait été physiquement le moins fort
et surtOut le moins nombreux.
C'est uniquement la supériorité de son intelligence
',
— 84 —
-

et de sa science, qui en est le produit, qui lui font


obtenir la victoire sur toutes les autres espèces d'ani
maux dans cet éternel combat pour la vie qui constitue
le fond de toute l'histoire naturelle ; ce sont encore
elles principalement qui, dans la continuation de ce
même combat au milieu de la société humaine, font
triompher quelques peuples sur d'autres ; ce n'est pas
la supériorité numérique, car il arrive le plus souvent
que les masses conquérantes sont numériquement
moins fortes que les peuples conquis. Ainsi lorsque
Alexandre de Macédoine a conquis une partie de l'Asie
et de l'Afrique, et lorsque plus tard les Romains con
quirent une grande partie du monde connu des anciens,
leurs forces étaient bien inférieures en nombre à
celles des peuples conquis.
On ne peut pas dire nOn pluS que ce soit seulement
la supériorité de l'intelligence et de la science qui as
surent le triomphe dans l'histoire ; ni même le déve
loppement supérieur des intérêts économiques, de l'in
dustrie, du commerce et de la richesse sociale qui as
surent exclusivement le triomphe. Les Romains qui
conquirent la Grèce avaient été infiniment moins intel
ligents, moins savants, moins civilisés et moins riches
que les Grecs. Les Polonais qui à la fin du siècle der
nier ont succombé sous les coups réunis de la Russie
et de la Prusse, étaient incontestablement plus intelli
gents et plus civilisés que les Prussiens et les Russes.
Et aujourd'hui même, en présence de la catastrophe
terrible que vient de subir la France, qui osera dire
que les Prussiens, les Allemands aient plus d'esprit,
soient plus civilisés que le peuple de France ! Quant à
la richesse SOciale, celle de la France, même encore
aujourd'hui, après la défaite, malgré le brigandage des
Allemands qui l'ont dévastée, malgré les cinq milliards
qu'ils la forcent de payer, malgré même le gouverne
ment « réparateur » de M. Thiers, reste infiniment supé
rieure à celle de l'Allemagne.
— 85 —

Il est incontestable sans doute que les Universités


allemandes sont beaucoup mieux organisées que les
Universités françaises; que sous le rapport des Sciences
naturelles surtout, les seules qui soient encore positi
ves aujourd'hui, les professeurs allemands ont devancé
considérablement les professeurs français ; que les col
léges moyens, les gymnases, en Allemagne, sont réelle
ment supérieurs aux institutions analogues de la France ;
que la masse de la bourgeoisie allemande est beaucoup
plus savante, plus instruite que cette pauvre bourgeoi
sie française, qui croupit dans les vieilles routines et
rhétorique officielle ; que le prolétariat et les paysans
sayent au moins lire et écrire.... qu'enfin, chose im
portante dans la question que nous avons à résoudre,
l'enseignement dans les écoles militaires de l'Allemagne
et de la Prusse surtout, est plus solide, plus large, plus
sérieux que dans les écoles militaires de la France,
ce qui fait que les officiers allemands sont des brutes
savantes, tandis que les officiers français sont des bru
tes ignorantes. º

Et pourtant tout le monde sent que ce ne sont pas


ces avantages, d'ailleurs incontestables, qui ont fait ob
tenir la victoire définitive aux Allemands. Que les ar
mées allemandes infiniment mieux organisées, mieux
disciplinées, mieux armées et mieux dirigées que les
trOupes françaises aient battu ces dernières, il n'y a
là rien d'étonnant. Mais, la guerre ayant pris un carac
tère national, ce qui a surpris tout le monde, ce fut
de voir une nation aussi puissante sous tous les rap
ports que l'est incontestablement la France , aussi
fière pour ne point dire aussi glorieuse, anéantie en si
peu de temps par les forces allemandes. -

Les hommes d'Etat, les militaires de profession et


en général les partisans intéressés de l'ordre, c'est-à
dire de la canaille privilégiée, exploitante, officielle et of
ficieuse aujourd'hui triomphante dans tous les pays, en
ont tiré une conclusion qui, pour être très-rassurante et
— 86 —

très-consolante pour eux, n'en est pas moins complé


tement fausse. Ils disent, ils publient et ils s'efforcent
de propager cette idée, que l'art militaire et le perfec
tionnement des armes destructives ont fait de nos jours
de si immenses progrès, que la puissance des forces
militaires bien organisées et bien disciplinées en est
devenue irrésistible ; que des armées seules peuvent
tenir tête à des armées, et qu'une fois celles d'un pays
anéanties et détruites, il ne reste à ce pays qu'à se
soumettre, toute résistance populaire désormais étant
devenue impossible. La conclusion est naturellement
celle-ci : l'organisation naturelle et organique des forces
populaires, en dehors de l'Etat et contre lui, étant nulle,
impuissante, en comparaison de l'organisation artifi
cielle, mécanique et savante des forces militaires de
l'Etat, la révolution elle-même est devenue impossible.
Cette idée devenue générale dans le camp des con
Servateurs de tous les pays, leur sourit, les rassure et
les console en effet beaucoup. Il est vrai qu'elle les
fait aboutir à cette conclusion désagréable, que l'indé
pendance et que l'existence même d'un pays dépen
dent uniquement aujourd'hui du nombre, de la bonne
organisation et de la bonne direction de son armée, de
sorte qu'il suffit que dans un moment donné il se trouve
inférieur sous ce rapport seulement à un autre pays,
pour se voir livré à sa merci, à moins que les inté
rêts politiques des pays neutres ne lui servent en quel
que sorte de garantie et de sauvegarde. Ce n'est pas
fort rassurant pour leur patriotisme sans doute. Mais
ils se consolent aisément, car il n'y a presque plus de
conservateur en Europe qui ne préfère la victoire et
même le joug étranger au salut de son propre pays
par une révolution populaire. Nous venons d'en voir
une preuve mémorable en France.
Donc les conservateurs, les honnêtes gens de tous
les pays de l'Europe, y compris les républicains bour
geois, cherchent aujourd'hui leur salut dans l'organi
— 87 —

sation formidable des forces militaires de l'Etat, et ils


s'imaginent sottement que cette force les garantit con
tre toutes les révolutions pOSSibles.
Ces honnêtes gens se trompent beaucoup, et si les
transes perpétuelles dans lesquelles ils vivent aujour
d'hui ne les rendaient incapables de toute sérieuse ré
flexion, ils auraient compris que même la catastrophe
que vient de subir la France ne prouve rien du tout.
La France a succombé, non parce que ses armées ont
été détruites, mais parce qu'en même temps qu'elles
étaient détruites, la nation française elle-même se
trouvait dans un état de désorganisation et de démo
ralisation qui la rendit absolument incapable de créer
spontanément une défense nationale sérieuse. Lorsque
Napoléon ler envahit l'Espagne, la disproportion qui
existait entre la qualité, l'organisation, l'intelligence et
même la quantité de ses troupes et celle des troupes
espagnoles, entre l'esprit et la Science des Français, et
l'ignorance crasse du peuple d'Espagne, était bien plus
formidable encore, que celle à la uelle on attribue
aujourd'hui le succès prodigieux des Allemands. Lui
aussi avait anéanti les armées et l'Etat espagnol. Mais
il n'est point parvenu à maîtriser le soulèvement na
tional, qui a duré cinq ans et qui a fini par expulser
les Français de l'Espagne.
Voilà un exemple au moins tout aussi mémorable
que celui de la dernière défaite des Français. Com
ment l'expliquer ? Par cette simple raison que lorsque
Napoléon a envahi l'Espagne, ce pays n'a été ni dé
SOrganisé ni démOralisé. Il l'a été sans doute, et même
à un degré que nul autre pays en pourriture n'a ja
mais dépassé, mais seulement au point de vue de l'or
ganisation et de la moralité de l'Etat, non au point de
Vue national, non à celui de l'organisation naturelle et
Spontanée de la nation espagnole, en dehors de l'Etat.
L'Etat est tombé, mais la nation est restée debout, et
ce fut la nation qui après avoir chassé les Français,
«.
— 88 —

s'est de nouveau pour son propre malheur, soumise


librement à l'Etat. Elle gémit encore aujourd'hui des
conséquences fatales de cette faute.
L'union fait la force, dit-on, et c'est parfaitement
juste. Seulement il y a deux sortes d'unités. Il y a l'u
nité artificielle, mécanique, savante et immorale en
même temps, toute composée de fictions, de men
songes, de centralisation, d'absorption, de compres
sion et d'exploitation ; c'est l'unité de l'Etat. En de
hors de cette unité toujours malfaisante et factice, il y
a l'unité morale de la nation, résultant d'un certain
accord ou de l'harmonie plus ou moins temporaire des
différents instincts et des forces spontanément organi
sées, et non encore divisées de la nation, et se tra
duisant toujours par un nombre quelconque d'idées
dominantes vraies ou fausses et d'aspirations identi
ques, bonnes ou mauvaises. C'est l'unité réelle, fé
COnde et Vivante.
Ces deux unités sont de nature tellement contraireS,
que pour la plupart du temps elles se combattent, la
première tendant toujours à désorganiser et à détruire
la seconde. Il n'y a jamais de plus grand ennemi pour
une nation que son propre Etat. Pourtant il arrive
quelquefois que ces deux unités se rencontrent dans
un accord commun, mais qui ne peut jamais durer
trop longtemps, parce qu'il est contre nature. Cet ac
cord n'est possible d'ailleurs que lorsque l'unité pro
prement sociale souffre d'un grand vice quelconque :
soit lorsque les masses abruties, fourvoyées et incon
scientes de leur propre puissance, cherchent leur sa
lut dans la protection de l'Etat contre les classes pri
vilégiées que nécessairement elles détestent toujours,
et ignorant que l'Etat n'a réellement d'autre mission
que de protéger ces classes contre elles ;. soit lors
qu'au dessus de ces masses encore endormies et pas
sives, les classes privilégiées, redoutant leur réveil, Se
groupent craintivement et servilement autour de l'Etat.
— 89 —

Quelle que soit d'ailleurs la raison de cette rencontre,


lorsqu'elle a lieu, l'Etat devient très puissant.
Voilà précisément ce que nous voyons aujourd'hui
en Allemagne. Les Allemands ont vaincu les Français,
parce qu'étant eux-mêmes bien organisés, politique
ment et moralement unis, ils les Ont attaqués au mO
ment même où non seulement l'Etat français, mais la
nation française elle-même était en proie à une dissolu
tion et à une démoralisation complète. Le principal
avantage des Allemands, celui qui fut la cause princi
pale de leur triomphe inouï, c'est donc la force mo
rale.

Mais entendons-nous bien. Quand je parle de la


force morale des nations en général et des Allemands
en particulier, je prends bien garde de la confondre
avec la morale humaine, absolue. Je sais bien que ce
mot d'absolu, appliqué à la morale humaine, sonnera
mal à l'oreille de beaucoup de nos amis, matérialistes,
pOsitivistes et athées, qui ont déclaré une guerre à ou
trance à l'absolu sous quelque forme qu'il paraisse, et
avec beaucoup de raison, car l'Absolu pris dans le
sens absolu de ce mot est un non sens absolu. Aussi
ce n'est pas de cet Absolu absolu, ce n'est pas de Dieu
que je parle. Je ne connais pas ce Monsieur, je l'i
gnore comme ils l'ignorent eux-mêmes. L'absolu que
j'entends n'est relatif seulement qu'à l'humanité. C'est
cette loi universelle de solidarité qui est la base natu
relle de toute société humaine, et dont tous les déve
loppements historiques n'ont été et ne sont que des
expressions, des manifestations et des réalisations Suc
Cessives.
Tout être réel, composé ou simple, collectif ou in
dividuel, tout être intelligent, vivant, organique ou
, même inorganique, a un principe qui lui est propre,
qui ne lui est pas imposé d'en haut par un Etre su
— 90 —

prême quelconque, mais qui lui est inhérent, qui le


constitue et le fait rester ce qu'il est, tant qu'il est, et
dont tous ses développements successifs ne sont que
les manifestations nécessaires. Nul doute, pour moi
au moins, que ce principe, qui n'est autre chose en
effet que la manière d'exister et de se développer de
cet être, ne soit la résultante plus ou moins prolon
gée et constante, mais jamais éternelle, d'une multi
tude indéfinie d'actions et de réactions naturelles, d'une
cOmbinaison de causes et d'effets, combinaison qui,
tout en se modifiant toujours quelque peu, continue de
se reproduire, tant qu'elle n'est point forcée de changer
de direction ou de nature, de se transformer en quelque
combinaison nouvelle, par l'action de causes nouvelles et
· plus puissantes que celles qui lui avaient donné nais
sance d'abord ; alors, l'être qui en est le produit dispa
raît avec ce que nous appelons son principe. C'est ainsi
que nous voyons beaucoup d'espèces animales rester
aujourd'hui ce qu'elles étaient il y a plus de 3000 ans.
Beaucoup d'autres ont complétement disparu de la terre,
et naturellement leurs principes particuliers, qui avaient
constitué leur être particulier, ont disparu aussi avec
eux. Notre planète et notre système solaire lui-même,
ayant eu un commencement dans l'éternel Univers, de
Vra avoir nécessairement une fin ; dans quelques mil
lions d'années il n'y aura plus de terre, et avec elle et
peut-être même avant elle, disparaîtra aussi l'espèce
humaine avec tous ses principes, avec toutes les lois
inhérentes à son être. -

Nous n'avons pas à nous en inquiéter. Quelques


millions d'années équivalent pour nous à l'éternité. Les
idéalistes ambitieux qui parlent d'éternité, sans trouver
pour la plupart du temps assez de fond en eux-mêmes
pour remplir une existence de soixante ans, s'imaginent
ordinairement beaucoup moins que cela. C'est qu'en
effet un seul million d'années dépasse la puissance de
notre imagination. A peine avons-nous l'histoire des
— 91 —

derniers trois mille ans et elle nous paraît éternelle et


l'humanité déjà si vieille ! Remplissons donc de notre
mieux le présent, préparons dans la mesure de nos .
moyens et de nos forces le plus prochain avenir, et
laissons le souci des avenirs lointains aux hommes ou
aux êtres nouveaux de ces avenirs.
Qu'il nous suffise de savoir que chaque être réel,
tant qu'il existe, n'existe qu'en vertu d'un principe qui
lui est inhérent et qui détermine sa nature particulière ; .
principe qui ne lui est pas imposé par un législateur
divin quelconque, mais qui est la résultante prolongée
et constante d'une combinaison de causes et d'effets
naturels ; et qui n'est pas renfermé en lui comme une
âme dans son corps, selon l'imagination saugrenue des
idéalistes, mais qui n'est en effet que le mode fatal et
constant de son existence réelle.
L'espèce humaine, comme toutes les autres espèces
animales, a des principes inhérents qui lui sont parti
culièrement propres, et tous ces principes se résument
ou se réduisent à un seul principe que nous appelons
la Solidarité.
Ce principe peut être formulé ainsi : « Aucun indi
vidu humain ne peut reconnaître sa propre huma
nité, ni par conséquent la réaliser dans sa vie, qu'en
la reconnaissant en autrui et qu'en coopérant à sa réa
lisation pour autrui. Aucun homme ne peut s'émanciper
qu'en émancipant avec lui tous les hommes qui l'en
tourent. Ma liberté est la liberté de tout le monde, car
je ne suis réellement libre, libre non seulement dans
l'idée, mais dans le fait, que lorsque ma liberté et mon
droit trouvent leur confirmation, leur sanction, dans la
liberté et dans le droit de tous les hommes, mes
égaux. »
Ce que tous les autres hommes sont, m'importe beau
coup, parce que tout indépendant que je m'imagine ou
que je paraisse par ma position sociale, dussé-je être
Pape, Tzar ou Empereur ou même premier ministre,
— 92 —

je suis incessamment le produit de ce que sont les


derniers d'entre eux ; s'ils sont ignorants, misérables,
esclaves, mon existence est déterminée par leur igno
rance, leur misère et leur esclavage. Moi, homme
éclairé ou intelligent, par exemple — si c'est le
cas — je suis bête de leur sottise; moi brave ,
je suis l'esclave de leur esclavage; moi riche, je trem
ble devant leur misère; moi privilégié, je pâlis devant
leur justice. Moi, Voulant être libre enfin, je ne le puis
pas, parce qu'autour de moi tous les hommes ne veu
lent pas être libres encore, et ne le voulant pas, ils
deviennent contre moi des instruments d'oppression.

Ce n'est pas une imagination, c'est une réalité dont


tout le monde fait la triste expérience aujourd'hui.
Pourquoi après tant d'efforts surhumains, après tant
' de révolutions d'abord toujours victorieuses, après tant
de sacrifices douloureux et tant de combats pour la
liberté, l'Europe reste-t-elle encore esclave ? Parce
que dans tous les pays de l'Europe il y a encore une
masse immobile, du moins en apparence, et qui est
restée jusqu'ici inaccessible à la propagande des idées
d'émancipation, d'humanité et de justice, la masse des
paysans. C'est elle qui constitue aujourd'hui la puis
sance, le dernier appui et le dernier refuge de tous
les despotes, une vraie massue en leurs mains pour
nous écraser, et tant que nous n'aurons pas fait péné
trer en elle nos aspirations, nos passions, nos idées,
nous ne cesserons pas d'être esclaves. Nous devons
l'émanciper, pour nous émanciper. -

Considérant l'humanité occidentale, y compris l'A


mérique, les peuples Romans, Germains et Anglo-Ger
mains comme la portion la plus civilisée et relative
ment la plus libérale du monde en Europe, nous trou
vons en Europe même un point noir qui menace cette
civilisation et cette liberté. Ce point c'est tout un
— 93 —

monde, le monde Slave, qui jusqu'ici a été presque tou


jours la victime, rarement le héros et encore moins le
triomphateur de l'histoire, ayant été tour à tour l'es
clave des Huns, des Turcs, des Tartares et surtOut
des Allemands. Aujourd'hui il se lève, il s'agite, s'or
ganise spontanément, crée lentement une puissance
nouvelle et commence à réclamer à haute Voix sa
place au soleil. Ce qui rend ses réclamations plus me
naçantes encore, c'est qu'à l'extrémité orientale du
Continent européen il y a un immense Empire de plus
de soixante-dix millions d'habitants demi-slaves, demi
finnois et en partie allemands et tartares, despotique
s'il en fut, fondant son énorme puissance autant sur sa
position géographique inaccessible que sur la masse
de ses paysans innombrables , et Soulevant contre
le drapeau du Pan-Germanisme arboré d'une manière
si fâcheuse pour la liberté de tout le monde, par le
patriotisme moderne ' des Allemands, le drapeau non
moins fâcheux et menaçant du Panslavisme. -

Les Allemands, dans toutes leurs publications actuel


les, s'en moquent, ou plutôt ils se donnent les airs de
s'en moquer. Car tout infatués qu'ils soient des victoires
faciles que leur discipline traditionnelle et leur mora
lité d'esclaves volontaires vient de remporter sur la
désorganisation et sur la démoralisation seulement
transitoire de la France, ils savent bien et depuis très
longtemps que s'il y a un danger vraiment redoutable
pour eux, c'est celui dont les menace l'Orient Slave.
Ils le savent si bien, qn'il n'y a point de race qu'ils
détestent davantage ; dans toute l'Allemagne, moins le
prolétariat allemand en tant qu'il n'est point fourvoyé
par ses chefs, et moins l'immense majorité des paysans
allemands qui ne se trouvent pas en contact immédiat
avec les paysans slaves, cette haine est un sentiment
universel et profond. Les Allemands détestent cette
race pour tout le mal qu'ils lui ont fait, pour toute la
haine que par leur oppression séculaire ils lui ont inspi
— 94 —

rée et pour la terreur instinctive, irrésistible que lui cause


son réveil. Cette grande haine mutuelle, mêlée de ter
reur d'un côté et d'un désir déplorable de vengeance
de l'autre, trouble l'esprit des Allemands, et leur fait
commettre beaucoup d'injustices et de sottises.
Leurs rapports vis-à-vis des Slaves sont absolument
les mêmes que ceux des Anglais vis-à-vis de la race
Irlandaise. Mais il y a une immense différence entre la
politique actuelle des Anglais et celle des Allemands
modernes. Les Anglais, malgré la réputation d'égoïsme
et d'étroitesse brutale qu'on a voulu leur faire, ont été
et restent encore le peuple le plus humainement
pratique et le plus réellement libéral de l'Europe. Après
avoir traité le peuple d'lrlande comme une race de
parias pendant près de trois siècles, ils ont enfin fini
par comprendre que cette politique était aussi inique
que dangereuse pour eux-mêmes, et ils viennent d'en
trer résolument dans la voie large des réparations.
Ils en ont déjà accordé beaucoup à l'Irlande ; poussés
par la logique de cette nouvelle voie, à la fois salu
taire et humaine, ils finiront sans doute par leur ac
corder la dernière, la plus grande réparation ! cette
autonomie que les Irlandais réclament à grands cris,
depuis des siècles, autonomie dont la transformation
radicale de tous les rapports économiques qui y domi
nent aujourd'hui, sera nécessairement l'accompagne
ment nécessaire et comme le dernier mOt.
Pourquoi les Allemands ne suivent-ils pas l'exemple
de l'Angleterre ? Pourquoi ne cherchent-ils pas à ga
gner les sympathies des populations Slaves par la re
connaissance la plus large de leur droit de vivre, de
s'arranger et de s'organiser comme ils voudront,
et de parler la langue qu'ils voudront, en un mot par
la reconnaissance la plus entière de leur liberté ? Au
lieu de cela que font-ils ? ils poussent eux-mêmes les
peuples Slaves entre les bras du Tzar de toutes les
Russies par cette menace odieuse d'une germanisation
— 95 —

forcée et de l'anéantissement de la race Slave tout en


tière dans la grande centralisation de l'Etat Pangerma
nique. C'est une grande iniquité et une grande sottise
à la fois.
Et malheureusement ce ne sOnt pas seulement les
conservateurs, ni même les libéraux modérés et pro
gressistes de l'Allemagne qui profèrent cette menace ;
ceux-là au contraire se préoccupent fort peu des affai
res Slaves à cette heure, tuut absorbés qu'ils sont
dans la contemplation de leurs triomphes patriotiques.
Non, ce sont les républicains, que dis-je, ce sont les
ouvriers du parti de la Démocratie-socialiste de l'Alle
magne qui, à l'exemple de leurs chefs, confondant le
Pangermanisme avec le Cosmopolitisme, prétendent
que les populations Slaves de l'Autriche viennent s'a
néantir librement dans le grand Etat Pangermanique
et soi-disant populaire.
Espérons que le Conseil Général de l'Association
Internationale des Travailleurs, qui a si bien compris la
question Irlandaise, ce qu'il vient de prouver récem
ment en prenant fait et cause pour l'autonomie de l'Ir
lande contre l'hégémonie de l'Angleterre, espérons,
qu'inspiré par les mêmes principes et poussé par
le même sentiment d'équité humanitaire, il donnera à
ses amis et alliés intimes, les chefs du parti de la
Démocratie-socialiste de l'Allemagne, le conseil de re
connaître au plus tôt, avec toutes ses conséquences
politiques, économiques et sociales, la complète liberté
de toutes les populations Slaves.
| S'il ne le fait pas, il prouvera que, dirigé principa
lement par des Allemauds, il ne comprend la justice
et l'humanité que quand elles ne se trouvent pas en
OppOsition avec les visées démesurément ambitieuses
et Vaniteuses des Allemands ; que lui aussi, comme
les chefs du parti de la Démocratie-socialiste, par rap
port à la race Slave au moins, confond le Pangerma
nisme avec le Cosmopolitisme ; confusion déplorable,
— 96 —

absolument contraire aux principes les plus fonda


mentaux de l'Internationale, et qui ne peut servir que
la Réaction. |#

Oui, la réaction, car, je le répète encore, la consé


quence inévitable d'une telle politique, c'est de jeter
toutes les populations Slaves de l'Europe, entre les
bras du Tzar Russe. Et alors s'élèvera une lutte for
midable entre l'Occident désorganisé et démoralisé de
l'Europe et l'Orient Slave moralisé, c'est-à-dire uni par
la haine des Allemands.
Ce sera une vraie catastrophe pour l'humanité ; car
en supposant même que les Allemands triomphent d'a-,
bord, ce qui n'est pas du tout probable, ils devront
maintenir les Slaves dans l'esclavage par la force, ils
devront tout sacrifier au développement formidable de
leur force armée, ils devront, en un mot, continuer
de former un puissant Etat militaire, c'est-à-dire ils
devront rester eux-mêmes des esclaves, et un attentat
permanent contre la liberté de tous les pays de l'Eu
rope. C'est une conséquence inévitable en même temps
qu'une démonstration triomphante de cette loi de so
lidarité qui est la loi fondamentale de l'humanité.
Si au contraire les Slaves triomphent, sons les dra
peaux du Tzar de Russie, c'en sera fait de l'humanité
pour longtemps. Il ne reste donc qu'une seule Voie de
salut pour les Allemands et pour tout l'Occident de
l'Europe, c'est de libérer, c'est de révolutionner les
peuples Slaves, y compris l'Empire de Russie lui-même,
au plus vite. En dehors de cette voie il ne peut y a
voir de triomphe que pour la réaction la plus impi
toyable, la plus brutale, la plus inhumaine. En dehors
de cette voie, on ne peut aboutir qu'à la fin de toute
humaine civilisation, pour bien des siècles au moins.
Mais considérons la question à un point de vue en
core plus large. Considérons toute l'Europe, y compris
la Russie, comme une grande République Fédérative
basée largement sur les principes de la liberté, de l'é
— 97 —

galité, de la justice et de la solidarité. Ce sera sans


doute pour l'humanité un immense triomphe. Si l'on
ajoute à la population de l'Europe celle de la plus
grande partie de l'Amérique et de l'Océanie, cela for
merait une Fédération humanitaire de 340 à 350 mil
lions d'âmes. Ce serait réellement immense, Mais l'hu
manité serait-elle définitivement établie sur ses bases ?
Non, car en dehors de cette Fédération, il resterait
encore une population bien plus immense encore de
850 millions d'Asiatiques dont la civilisation ou plutôt
la barbarie et l'esclavage traditionnels resteront sus
pendus comme une horrible menace sur toute cette
magnifique organisation du monde humain et libre.
Ici je me permets de poser une question qui au
premier abord pourra paraître singulière, mais qui
n'en servira pas moins, par une sorte d'élimination, à
déterminer d'une manière plus précise encore ce grand
principe de l'humaine solidarité. Si au lieu de ces
800 ou 850 millions d'hommes barbares, il y avait en
Asie autant de bêtes féroces, lions ou tigres, le danger
serait-il le même pour la liberté, pour l'existence
même de la société en Eurôpe ? Il est incontestable
que s'ils s'y trouvaient en une si immense quantité,
ils auraient été poussés, par l'impossibilité d'y subsis
ter tous à la fois, à se déverser, bravant les intempé
ries du climat, sur l'Europe. Ce serait une invasion
terrible, sans doute, mais pas aussi terrible toutefois
que celle dont nous menacent les populations Asiati
ques. Pourquoi ? Les lions et les tigres seraient-ils
moins féroces que les hommes ? Hélas ! après ce que
nous avons vu faire par les Allemands en France et par
les Français de Versailles contre lès Français de Paris,
on serait presque tenté de répondre à cette question
par un oui. Oui, les hommes, quand ils sont conduits
par des Thiers et des Bismarck, quand ils sont inspirés
par le clergé, par la noblesse, par la bourgeoisie fu
7
— 98 —

rieuse de se voir menacée dans ses priviléges écono


miques, par le fanatisme religieux, par la discipline
militaire, par le patriotisme de l'Etat, lorsqu'ils peu
vent donner pleine carrière à leurs immondes et féro
ces convoitises, sous le prétexte de servir leur pays,
la morale artificielle et l'ordre public, peuvent devenir
et se montrent souvent plus impitoyables et plus des
tructeurs que les bêtes les plus féroces. Mais là n'est
point la cause principale ; un peu plus Ou un peu moins
de férocité ne constitue pas une si grande différence,
et la férocité des bêtes carnassières suffirait bien pour
tout détruire et pour tout dévorer.
La cause principale réside dans l'intelligence supé
rieure et dans la sociabilité progressive de l'homme,
— la première, comme nous l'avons déjà dit, ne pou
vant se développer que dans la société, mais consti
tuant aussi, d'un autre côté, en même temps qu'elle se
trouve elle-même incessamment stimulée par les be
soins croissants de la vie, le principe actif de tous les
progrès de la société. Voilà le secret de la puissance
de l'homme, et les éléments de cette puissance se trou
vent dans toute société humaine, quel que soit le degré
de sa civilisation ou de sa barbarie. Les hommes, à
leur supériorité numérique, ajoutent la puissance de
leur organisation progressivement intelligente. Lors
qu'ils attaquent ou lorsqu'ils se défendent, ils ne sui
Vent pas toujours un même système, comme le font
les autres espèces d'animaux, auxquelles leur propre
nature semble avoir dicté une fois pour toutes leur
tactique invariable ; non, ils peuvent s'entendre et
combiner des plans nouveaux, inventer collectivement
des méthodes plus conformes à de nouvelles circons
tances. En un mot, ils perfectionnent toujours davan
tage l'organisation de leurs forces collectives; esclaves
eux-mêmes, ils créent ces horribles machines de
guerre, de destruction et d'asservissement qu'on ap
pelle les Etats.
— 99 —

Les premiers Etats historiques, on le sait, ont pris


naissance dans l'Asie. L'Asie fut le berceau de toutes
les religions, de tous les despotismes ; et aujourd'hui,
c'est encore l'Asie qui menace la liberté et l'humanité
du monde civilisé.
Si l'Asie n'était peuplée que de bêtes féroces, si
l'Europe n'était menacée que de l'invasion de quelques
centaines de millions de lions ou de tigres, ce danger
eût été sans doute très sérieux, mais nullement com
parable à celui dont elle est réellement menacée au
jourd'hui par l'existence en Asie de ces 800 à 850 mil
lions d'hommes féroces, capables de constituer des
Etats, formant déjà d'immenses Etats despotiques, et
devant déverser tôt ou tard leur trop-plein sur l'Europe.
Si ce n'étaient seulement que des bêtes fauves, leur
quantité fût-elle même deux fois plus grande, l'huma
nité européenne, sans doute aVec de grands efforts,
aurait pu la détruire. Mais 800 millions d'hommes ne
se détruisent pas.
Peut-on les asservir ? L'Angleterre et la Russie l'es
saient aujourd'hui. La première a fondé un immense
empire dans les lndes; la seconde, en se rapprochant
chaque jour davantage des p0sitions anglaises dans le
Sud, cherche à s'en former un entre la mer Caspienne
et la Perse d'un côté, et la frontière occidentale de
l'Empire chinois de l'autre, en attendant qu'elle puisse
entamer la Perse et la Chine, qu'elle entoure déjà
l'une et l'autre, de trois côtés différents, c'est-à-dire
de l'Est, de l'Ouest et du Nord ; puisqu'elle tend au
jourd'hui à s'emparer aussi de la Mongolie et de la
Mantchourie, au sud du fleuve Amour, et qu'elle a
pris déjà possession de toute la côte orientale de la
Chine, sur le golfe Tartarique, depuis l'embouchure
de ce fleuve jusqu'à la Corée, en même temps qu'elle
jette son grapin sur les îles septentrionales du Japon.
De cette manière, l'Angleterre d'un côté et la Russie
— 100 —

de l'autre semblent devoir enserrer, sinon étouffer,


tout l'Orient asiatique dans leurs bras, pour le plus
grand triomphe de la civilisation.
Réussiront-elles? On peut dire avec certitude que
non. Elles ne réussiront pas, déjà par cette simple
raison que, rivales ambitieuses, elles se font en Asie
une guerre incessante, une guerre à mort, l'une cher
chant à déjouer les projets et à paralyser les efforts
de l'autre, conspirant, armant et soulevant les popu
lations asiatiques l'une contre l'autre ; de sorte que
Sans le Vouloir, elles habituent ces populations à notre
tactique de guerre et à l'usage des armes européennes;
et cOmme ces populations comptent non par dizaines,
mais par centaines de millions, le résultat le plus pro
bable de toutes ces intrigues et de cette lutte entre
les deux puissances qui se disputent la domination de
l'Asie, sera d'ébranler ce monde asiatique jusque-là
resté immobile, et de le déverser par le pays de l'A
mour, par la Sibérie, par le pays des Kirghizes, par
la Perse et par la Turquie, une seconde fois, sur l'Eu
I'O00 .
# suis convaincu, par exemple, que tous les triom
phes éphémères que le gouvernement Russe obtient
aujourd'hui dans le Japon, finiront dans un délai de
temps assèz proche, par l'entière destruction de la do
mination ruSSe Sur tOut le pays de l'Amour, sous le
poids irrésistible d'une formidable invasion Japonaise
à laquelle le gouvernement russe ne se trouvera en
état d'opposer aucune force. Le pays de l'Amour
est un pays magnifique, jouissant d'un climat tempéré
et aussi fertile que l'est le Japon lui-même. Son éten
due est de 5,130 milles géographiques carrés, c'est
à-dire qu'il est presque aussi grand que l'Italie et for
me les 5/7 de l'étendue du Japon. Et il ne compte en
tout que 40,000 habitants, et qui pis est, la Russie
ne pourra jamais le peupler, car entre lui et la Russie
d'Europe s'étend l'immense Sibérie sur une longueur
— 101 —

de plus de 6,000 kilomètres, — un pays de 262,740


milles géographiques (26 1/2 plus vaste que la France)
et qui ne compte lui-même en tout que 4,100,000 ha
bitants, y compris les 40,000 du pays de l'Amour. Si
l'on en excepte le pays des Kirghizes, toute la partie
méridionale de la Sibérie, le long de la frontière sep
tentrionale de la Chine est un pays excessivement fer
tile, malgré la rigueur de l'hiver qui dure de 6 à 7
mois, mais qui n'effraie aucunement les paysans rus
ses ; de façon qu'une émigration de ces paysans Ve
nant de la Russie d'Europe, trouverait autant et plus
de terre qu'il ne lui faudrait, bien avant d'atteindre
les rives du fleuve Amour. Il faudrait donc des siè
cles, avant que le pays de l'Amour puisse être peuplé
par des Russes. -

Le Japon qui n'est séparé de ce pays que par le


golfe Tartarique est un pays de 7,000 milles géogra
phiques et de 30 millions d'habitants. Les Japonais ne
sont pas comme les Chinois ; ce n'est pas un peuple
vieilli. Au contraire, c'est un peuple tout neuf, tout
barbare, plein de sève, de force vive et doué de beau
coup d'intelligence naturelle. C'est un peuple qui ob
serve, qui apprend bien et très-vite. Maintenant il n'en
est qu'à l'imitation, comme tous les peuples qui com
mencent à se civiliser. Mais ils ont poussé ce talent
d'imitation si loin qu'en peu de temps ils ont appris
l'art de construire des bateaux à vapeur, de fabriquer
des fusils et de fondre des canons. Aujourd'hui de
jeunes Japonais vont étudier dans les Universités et
dans les Instituts polytechniques de l'Europe. — Tous
les journaux ont parlé d'un de ces princes féodaux
qui partagent encore la puissance avec le Taïcoun et
avec le Mikado, et qui à l'aide d'un sergent prussien
vient d'organiser chez lui un ou deux bataillons de
troupes disciplinées et armées à l'Européenne. Ce fut
ainsi que commença Pierre-le-Grand. — Ils commen
cent à construire déjà une flotte de guerre, et tout
cela marche et se développe avec une rapidité inouïe.
- Gare aux possessions russes sur l'Amour, je ne
leur donne pas cinquante ans. Toute la puissance de
la Russie en Sibérie n'est que fictive. Qu'on s'imagine
une invasion de quelques dizaines de millions de Chi
nois de toutes sortes, poussés par la faim — quelle
résistance pourront leur opposer ces pauvres villes si
bériennes dont la plus grande, Irkoutsk, ne compte
pas seulement 30,000 âmes, et qui sont séparées l'une
de l'autre par des centaines, que dis-je, par des millions
de kilomètres ? Les Chinois sont un peuple intellec
tuellement beaucoup plus abâtardi et physiquement
plus décrépit que les Japonais ; mais la nécessité
donne de l'énergie aux plus faibles; les guerres civiles
atroces, impitoyables qui déchirent aujourd'hui l'inté
rieur de cet immense Empire, en apparence, mais
Seulement en apparence, encore immobile, finiront par
| retremper les énergies et les caractères. Les Euro
péens en venant à Pékin ont mis fin au vieil Empire :
un nOuVel Ordre de cht)S2S doit SOrtir indubitablement
de ses ruines, un mouvement formidable nouveau, car
un mouvement de 500 millions d'hommes ne peut être
que formidable — et alors gare à l'Europe !
Mais alors même qu'il n'y aurait pas cette guerre
de deux puissances rivales en Asie, en supposant toute
l'Europe réunie et concorde dans une action commune,
l'Europe pourra-t-elle conquérir et maintenir sa do
mination en Asie ? 265 à 270 millions d'Européens,
unis à 75 millions d'Américains, pourront-ils maintenir
dans l'asservissement 800 millions d'Asiatiques barba
res ? En admettant même la possibilité de ce fait, il
est clair qu'ils ne le pourraient qu'au détriment de
leur propre liberté. Car pour maintenir tant de mil
lions d'hommes dans l'esclavage, ils devraient main
tenir des armées permanentes formidables, des armées
qui en fort peu de temps adopteraient les mœurs, les
— 103 —

idées, les coutumes des populations barbares et escla


ves de l'Asie et les surpasseraient même par leur bar
barie sauvage. Elles se diviseraient, elles se dispute
raient le butin, — chaque général heureux se poserait
en souverain ; et il n'y aurait rien de de changé
en Asie, sinon qu'à la tête de ces masses brutales, il
se trouverait des troupes bien organisées, bien disci
plinées, avec des généraux devenus dictateurs et sou
verains et qui les conduiraient elles et les hordes asia
tiques au pillage de l'Eorope.
Donc pour sauver l'Europe, il n'est qu'un seul
moyen, c'est de civiliser l'Asie. Telle est la consé
quence fatale de cette loi de solidarité qui unit à'son
insu l'humanité tout entière et qui fait dépendre le
destin de chaque individu de celui de tout son peuple,
et le destin de chaque peuple de celui de tous les
peuples et peuplades, de toutes les collectivités humai
nes, en un mot, petites ou grandes, qui toutes ensem
ble constituent l'humanité.
Civiliser l'Asie ! C'est facile à dire, mais difficile à
faire ; la civiliser de manière à la rendre non seule
ment inoffensive, mais utile et sympathique à la liberté,
à l'humanité de l'Europe ! Dans les régions officielles
et officieuses, aussi bien que dans tous les cercles où
règne le conservatisme, le doctrinarisme et l'autorita
risme bourgeois, On parle beaucoup de la civilisation,
on n'y parle aujourd'hui que de cela. Mais ce qu'on
appelle civilisation dans ce monde est de la pure bar
barie, seulement raffinée, seulement perfectionnée
dans le sens de l'organisation et non dans celui de
l'humanisation des forces destructives et brutales. Ci
vilisation dans ce sens signifie exploitation, asservis
sement, esclavage, sinon extermination. Bismarck,
Thiers, les trois empereurs de l'Europe, le Pape, le
Sultan, tous les hommes d'Etat, tous les généraux de
l'EurOpe, sont des chevaliers de cette civilisation.
Il y a longtemps que l'Angleterre surtout, mais aussi
\
— 104 —

la Russie, ont entrepris cette œuvre de civilisation de


l'Asie. Les moyens principaux sont la conquête d'a
bord, puis le commerce et la propagande religieuse.
Je viens de dire ce que je pense de la conquête. De
Ces trois moyens, le commerce est sans doute le plus
efficace. Il rapproche l'Asie de l'Europe par l'échange
de leurs produits et par là même établit entre elles
un commencement de solidarité réelle. L'invasion pa
cifique des marchandises de l'Europe doit nécessaire
ment entraîner avec elle, d'une manière fort lente il
est vrai, l'introduction successive au moins de quel
ques coutumes et de quelques habitudes de la vie de
l'Eûrope en Asie, mais avec ces coutumes et ces habi
tudes SOnt indissolublement liés certaines idées, cer
tains sentiments et certains rapports sociaux, jusque
là inconnus en Asie : il y pénètre furtivement, insen
siblement, au moins quelques gouttes de ce respect
humain que l'Asie ignore tout-à-fait, et qui sont la
Vraie, l'unique base de toute morale et de toute civi
lisation. -

De respect ou de culte divin, que Mazzini nous prê


che, probablement pour nous faire revenir en Asie,
elle n'en a eu que trop. Toutes les religions qui affli
gent encore aujourd'hui le monde humain, sont nées
en Asie, sans excepter même la nouvelle religion de
· Mazzini, qui n'est autre chose en effet, comme je vais
le démontrer tout-à-l'heure, qu'un assemblage éclec
tique fort étrange de principes chinois, bramaniques,
bouddhistes, juifs et chrétiens — et si l'on cherchait
bien on y trouverait du mahométisme aussi — le tout
saupoudré de métaphysique platonicienne et de théo
Sophie catholico-dantesque. Mais ce qui a manqué tou
jours à l'Asie, ce dont l'absence complète constitue
proprement la brutalité Asiatique, c'est le respect hu
main. La vie de l'homme, sa dignité, sa liberté, n'y
comptent pour rien. Tout cela est impitoyablement
écrasé dans le sang et dans la boue par Dieu, par les
— 105 —

castes, par le principe d'autorité, par l'Etat. Nulle


part on ne voit mieux, que ces deux principes, ces
deux fictions historiques malfaisantes : Dieu et l'Etat,
sont la source intellectuelle et morale de tout escla
vage, d'où il résulte, qu'au point de vue de la propa
, gande intellectuelle et morale, ce qu'il faut faire avant
tout pour émanciper l'Asie, c'est de détruire dans
ses masses populaires la foi dans toute autorité, soit
divine soit humaine.
La propagande chrétienne exercée aujourd'hui sur
un pied assez large en Chine, en Cochinchine, au Ja
pon, dans les Indes orientales et dans la Tartarie, par
les jésuites français, par les biblistes protestants de
l'Angleterre et de l'Amérique, et par les popes russes,
est-elle réellement capable de civiliser, d'émanciper
intellectuellement et moralement l'Asie ? La question
est négativement résolue par les faits. Voilà à peu près
trois siècles déjà que le christianisme, représenté d'a
bord par les missionnaires portugais, plus tard par les
jésuites, et à partir du siècle passé par les protestants
anglais, s'efforce de christianiser la Chine, le Japon
et les Indes. Vains efforts ! C'est tout au plus s'ils sont
parvenus à faire accepter quelques cérémonies reli
gieuses, quelques-uns des rites chrétiens à quelques
centaines de mille hommes; une conversion absolu
ment extérieure, sans qu'une seule étincelle de l'es
prit chrétien ait passé dans ces âmes. Le mahomé
tisme, bien plus adapté, à ce qu'il semble, à ces na
tures incultes, à la fois contemplatives et violentes,
paresseuses dans la vie de chaque jour, mais destruc
tives et furieuses lorqu'elles se réveillent sous l'im
pulsion d'une passion quelconque, semble faire aujour
d'hui une propagande bien autrement large et réelle
que le christianisme. Quant au christianisme, il a fait
en Orient un fiasco complet. On dirait qu'après l'avoir
vomi de son sein, l'Orient ne veut plus en entendre
parler. Cela est si vrai, que les quelques églises pri
— 106 —

mitives qui y sont restées soit en Syrie, soit en Armé


nie Ou en Abyssinie, se meurent d'inanition....
Mais supposant même que le christianisme ou le
mahométisme finissent par se répandre dans tout
l'Orient, sera-ce un progrès réel pour la civilisation,
dans le sens humain de ce mot, le seul qui, comme .
nous venons de le voir, puisse conjurer l'horrible
danger dont le monde oriental menace la liberté de
l'Europe ? Ces deux religions n'ont-elles pas pour
principe fondamental, aussi bien que toutes les autres
religions qui sont sorties de l'Orient comme elles-mê
mes, le culte de l'autorité divine et par conséquent
de l'esclavage humain ? Je n'ai pas besoin, je pense,
de le démontrer pour le mahométisme ; mais le
christianisme lui-même, sous quelque forme que ce
soit, catholique romain, catholique grec ou protestant,
n'a-t-il pas toujours été contraire à la liberté ? Je sais
fort bien qu'on pourra me citer l'exemple d'une par
tie de la Suisse, de la Hollande, de l'Angleterre et des
Etats-Unis d'Amérique — pas de l'Allemagne j'espère,
—pour chercher à prouver, contrairement à ce que je
viens d'énoncer, que le protestantisme a créé la li
berté en Europe. C'est là une grande erreur. C'est
l'émancipation économique, matérielle de la classe
bourgeoise d'un côté, et de l'autre c'est son accom
pagnement obligé, c'est l'émancipation intellectuelle,
anti-chrétienne et anti-religieuse de cette classe, qui
à travers et malgré le protestantisme, ont créé cette
liberté exclusivement politique et bourgeoise, que fa
cilement on confond aujourd'hui avec la grande, avec
l'universelle, avec l'humaine liberté, que le prolétariat
seul pourra créer, parce qu'elle a pour condition es
sentielle la disparition de ces centres d'autorité qu'on
appelle Etats, et l'émancipation complète du travail,
base réelle de l'humaine société.
D'ailleurs l'état actuel de l'Europe n'est-il pas une
preuve évideute de l'incapacité absolue du christia
— 107 —

nisme d'émanciper les hommes et d'organiser la so


ciété selon la justice, que dis-je, d'inspirer seulement
à ses actes politiques et sociaux un caractère quelque
peu humain? L'Europe compte aujourd'hui près de
douze siècles de christianisme et trois siècles de pro
testantisme. Quel en est le dernier mot officiel aujour
d'hui? La vérité des Papes, le libéralisme et l'humanité
des Mourawief, des Thiers et des Bismarck. Imaginez
vous tous ces grands hommes, accompagnés de leurs
prêtres, de leurs bureaucrates, de leurs généraux et
de leurs officiers, sans oublier leurs grands industriels,
leurs grands commerçants, leurs banquiers, et régnant
Souverainement en Asie au nom d'une civilisation
chrétienne, retrempée dans les sources divines de t'an
tique esclavage oriental ! Ce serait alors que l'Europe
et l'humanité avec elle seraient perdues.
Il est clair, que faute de principe vraiment humain
et moral, il ne reste à l'Europe actuelle, officielle et
bourgeoise, qu'un seul moyen pour civiliser l'Orient,
C'est le commerce. Les besoins du commerce mondial
sont parvenus à renverser aujourd'hui tous les murs
dont l'Orient s'était entouré dans l'intérêt de son im
mobilité et de sa conservation contre elle. Des che
mins de fer se construisent dans les Indes, ils se cOns
truiront nécessairement tôt ou tard dans l'Asie-Mineure,
dans la Perse, dans la Tartarie et dans l'Empire Chi
nois lui-même. Des lignes télégraphiques relient déjà
le Japon, les Indes, Pékin lui-même avec l'Europe et
avec l'Amérique. Tout cela fait pénétrer les marchan
dises et avec elles les rapports sociaux de l'Europe
dans les points les plus reculés, tout cela tend à dé
truire la stagnation mortelle de l'Orient.
L'Orient, ces 800 millions d'hommes endormis et
asservis qui constituent les deux tiers de l'humanité,
Sera bien forcé de Se réveiller et de Se remettre en
mouvement. Mais dans quelle direction, pour quoi
— 108 —

faire ? Voilà la terrible question, de la solution de la


quelle dépend tout l'avenir de l'humanité en Europe.
Le commerce tel qu'il se fait aujourd'hui est-il capable
d'humaniser l'Orient ? Hélas ! non.
Il enrichit beaucoup de maisons commerciales en
Europe, il augmente les richesses accumulées d'un
nombre beaucoup plus restreint de gros commerçants
dans l'Orient, mais il ne fait rien pour l'amélioration
de la situation économique misérable ni pour l'éman
cipation sociale, politique, intellectuelle et morale des
populations de l'Orient. Comment le ferait-il, puisqu'il
ne le fait pas, puisqu'il ne peut pas le faire pour cel
les de l'Europe. Le commerce de l'Angleterre est cer
tainement supérieur à celui de tous les autres pays du
monde. Mais la situation économique du prolétariat et
Snrtout des paysans anglais est misérable. A Londres
seulement il y a près de cent mille individus qui ne
savent ce qu'ils mangeront demain, et le fait d'ouvriers
Valides et cherchant mais ne trouvant pas du travail
est devenu un fait commun et quotidien dans ce pays
le plus riche et le plus prospère de tous les pays du
mOnde. -

' Le commerce oriental ne peut civiliser, ne peut hu


maniser les pays de l'Orient déjà par cette simple
raison qu'il est fondé principalement sur la misère et
sur l'esclavage des populations, esclavage et misère
qui sont la base principale du bon marché des mar
chandises orientales, dont l'importation en Europe en
richit exclusivement les grandes maisons commerciales
de l'Europe.
De tout cela résulte-t-il que l'Europe actuelle est
absolument incapable de civiliser ou d'humaniser l'O
rient ? Oui, on devrait le dire, si dans ce dernier temps
il ne s'était produit un fait de la plus excessive impor
tance, et qui ouvre des aspects nouveaux pour la civi
lisation de l'Orient. Je veux parler de ces centaines
de milliers d'ouvriers Chinois qui, poussés par le trop
— 109 —

plein de la population du Céleste Empire, s'en vont


chercher leur pain aujourd'hui dans les pays loin
tains, dans l'Australie et en Californie surtOut. llS sOnt
fort mal reçus et vus par les ouvriers américains. Cela
est tout naturel : accoutumés à une existence miséra
ble, ils peuvent vendre leur travail à meilleur marché
et font une concurrence très-dangereuse au travail des
ouvriers d'Amérique. D'un autre côté, habitués dès
leur enfance au plus dur esclavage — puisque c'est
le fondement de la religion de l'Orient — et aux mauvais
traitements de toutes sortes, ils sont accueillis par les
patrons avec une double faveur. Les patrons de l'A
mérique aussi bien que ceux de l'Europe, comme en
général tous les hommes qui sont mis en position de
commander, sont naturellement plus ou moins des
despotes ; ils aiment l'esclavage de leurs ouvriers et
ils détestent leurs révoltes ; c'est dans la nature des
choses.
Les ouvriers Chinois sont sobres, patients, serviles
et habiles. Voilà bien des qualités pour être bien ve
nus chez les patrons. Mais par là même ils dégradent
non seulement au point de vue du salaire, mais mora
lement, au point de vue de l'humaine dignité, le tra
vail et par conséquent aussi toute la position économi
que et sociale des ouvriers de l'Amérique, d'où résulte
la haine croissante de ces derniers contre les ouvriers
Chinois. On sait qu'en Californie il y a des meetings
monstres ayant pour objet l'expulsion de ces esclaves
Orientaux de la terre sacrée de la liberté.
Ce n'est point facile. On n'expulse pas d'un jour à
l'autre, à travers l'Océan, quelques centaines de mille
travailleurs qui se sont d'ailleurs organisés en sociétés
secrètes de défense, contre les persécutions des ou
vriers Américains. Et ce n'est pas désirable non plus,
car c'est peut-être l'unique voie que la force des cho
Ses et la combinaison de la production internationale
aient ouverte à la civilisation réelle de l'Orient. La
— 1 10 —

présence et la concurrence de ces ouvriers Chinois est


fort incommode sans doute, aujourd'hui, pour les tra
vailleurs de l'Amérique, mais elle est salutaire pour la
Chine, car ces centaines de mille ouvriers Chinois font
aujourd'hui en Australie et dans la Californie l'appren
tissage de la liberté, de la dignité, des droits et du
respect humain. Nous avons vu tdéjà, que suivant
l'exemple donné par les ouvriers américains, ils ont for
mé quelques grèves ayant pour objet une augmenta
tion de salaire, et une amélioration des conditions du
travail.
C'est le premier pas dans la voie de l'émancipation
humaine et réelle; c'est l'apprentissage de l'humanité,
de sa base, de sOn but, de sa pensée, de l'unique Voie
de son émancipation, de sa force : « la fondation de
l'humaine liberté et de l'humaine dignité sur le travail
émancipé et solidaire, par la révolte collective des
masses ouvrières organisées, non par les soins de di
recteurs, de tuteurs ou de chefs officiels quelconques,
mais par l'action spontanée des ouvriers eux-mêmes,
en vue de l'émancipation du travail et du droit humain,
et par là même solidaire de chacun et de tous dans la
sOciété. »

La révolte des travailleurs et l'organisation spon


tanée du travail humain solidaire par la voie de la fé
dération libre des groupes ouvriers ! Voilà donc le mot
de l'énigme que le Sphinx Oriental nous force de de
viner aujourd'hui, sous peine de nous dévorer si nous
ne la devinons pas. Il faut que le principe de la justice,
de la liberté et de l'égalité par le travail et dans le
travail Solidaire, qui agite aujourd'hui les masses ou
vrières de l'Amérique et de l'Europe, pénètre égale
ment et complétement dans l'Orient. Le salut de l'Eu
rope n'est qu'à ce prix, car c'est le Vrai, le seul prin
cipe constitutif de l'humanité, et aucun peuple ne sau
rait être complétement et solidairement libre dans le
— 111 —
',, .

sens humain de ce mot, si l'humanité tont entière n


l'est pas. ·

Je conclus. -

Il ne suffit pas que l'Occident latin, celte, germain


et anglo-germain de l'Europe, s'émancipe et se cons
titue en une grande République Fédérative fondée sur
le travail émancipé et solidairement organisé. Pour
que cette constitution soit solide, il est indispensable
que tout l'Orient Slave, Grec, Turc, Madgyar, Tartare
et Finnois de l'Europe s'émancipe de la même ma
nière et fasse partie intégrante de cette Fédération.
· Mais il ne suffit pas non plus que l'humanité triomphe
en Europe, en Amérique et en Australie. Il faut qu'elle
pénètre aussi dans cet Orient ténébreux et divin, et
qu'elle en chasse jusqu'au dernier souvenir de la Di
vinité. Il faut que triomphante en Afrique et surtout
en Asie, elle expulse de ses derniers refuges ce maudit
principe d'autorité, avec toutes ses conséquences re
ligieuses, politiques, économiques et sociales, afin qu'à
sa place puisse triompher, se développer et s'organi
Ser, fondée uniquement sur le travail solidaire, sur la
raisOn Scientifique, sur le respect humain, sur la jus
tice et sur l'égalité, l'humaine liberté. .
Tel est le but final, telle est la morale absolue de
l'humanité que Mazzini cherche en vain en son Dieu,"
et que, nOuS autres matérialistes et athées, nous trOu
VOnS, comme principe constitutif, comme loi fonda
mentale, naturelle, dans l'espèce humaine.

1oº 6 of4
,

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