la métaphysique de la participation,

instrument pour une herméneutique

sapientielle de vatican ii

chacun sait que Benoît xvi distinguait, en un célèbre discours, deux

manières opposées d’interpréter et d’assumer la césure que le Second concile
du vatican a provoquée dans le magistère et dans la vie de l’église : l’hermé-
neutique de la discontinuité, d’une part, et celle de la réforme dans la conti-
nuité, d’autre part1. la discontinuité impliquerait que les nouveautés énoncées
par le concile soient en opposition de contradiction avec l’enseignement
antérieur de l’église, et cela de telle sorte qu’il n’existerait aucune médiation
possible entre les nova et les vetera. c’est la thèse commune à deux lectures de
vatican ii opposées entre elles. l’une est celle que propose «  l’école de
Bologne », selon laquelle « l’événement du concile » marque une rupture défi-
nitive avec le passé, même proche, bien que les documents publiés n’aient pu
assumer toute la portée révolutionnaire de l’esprit qui animait les Pères2, en
raison d’un nécessaire compromis tactique entre la majorité et la minorité de
l’assise conciliaire. l’autre interprétation « discontinuiste » se rencontre, à des
degrés divers, dans les milieux qui refusent vatican ii au nom de la tradition,
identifiée de manière absolue aux formulations du magistère précédent,
notamment dans le domaine ecclésiologique et social3. mgr agostino
marchetto a souligné que non seulement ces deux herméneutiques procèdent
du même postulat, mais aussi et surtout qu’elles sont incompatibles avec la
nature même de l’église, dont le Seigneur et maître ne peut ni vouloir ni
permettre un pareil tournant :
or, en effet, si l’«  événement  », dans l’église, n’est pas seulement un fait
important, mais une rupture, une nouveauté absolue, la naissance ou presque
d’une église nouvelle, une révolution copernicienne, le passage, en somme,
à un autre catholicisme – qui en perdrait les caractéristiques propres –, une

1. cf. BeNoît xvi, « ad romanam curiam ob omina natalicia » [discours du 22 décembre
2005], in Acta Apostolicae Sedis, 98/1 (2006), p. 45-46 (40-54).
2. cf. par exemple G. alBeriGo, « luci e ombre nel rapporto tra dinamica assembleare e
conclusioni conciliari », in m. t. Fattori et a. melloNi (éd.), L’evento e le decisioni, Studi sulle
dinamiche del concilio Vaticano II, Bologne, il mulino, 1997, p. 501-522.
3. cf. par exemple B. GherarDiNi, Concilio Ecumenico Vaticano II, Un discorso da fare,
Frigento, casa mariana editrice, 2009 ; r. De mattei, Vatican II, Une histoire à écrire, Paris,
muller, 2013.

Nova et vetera, xcie aNNée - revue trimeStrielle avril mai JuiN 2016 95
Nova et vetera
telle perspective ne peut et ne doit être acceptée, précisément à cause de la
spécificité catholique4.
Sans minimaliser ni l’importance ni l’originalité du dernier concile, notre
conscience même de catholiques nous invite ainsi à une réception de ses
documents qui permette de les inscrire dans la continuité de l’héritage que
l’église nous transmet dans le temps, mais qui s’enracine dans l’éternité.
le début de la constitution dogmatique sur l’église nous donne, à cet
égard, une clef qui n’a peut-être pas suffisamment attiré l’attention des théo-
logiens :
le Père éternel, par un conseil absolument libre et mystérieux de sa sagesse
et de sa bonté, a créé l’univers tout entier ; il a décidé d’élever les hommes à
la participation de la vie divine; et après leur chute en adam, il ne les a pas aban-
donnés, leur présentant toujours des secours en vue de leur salut, en consi-
dération du christ rédempteur, «  qui est l’image du Dieu invisible, le
premier-né de toute créature » (Col. 1, 15)5.
Participation à la vie divine : ce syntagme que nous trouvons déjà, sous la
forme très proche de la « koinonia », dans la seconde épître de saint Pierre6,
ne nous livrerait-il pas le secret du concile ? c’est l’hypothèse que nous
voudrions développer ici, et que nous explorerons en trois étapes :
1. nous exposerons brièvement pour commencer les thèses majeures en
lesquelles s’articule la métaphysique thomiste de la participation ;
2. puis nous établirons ensuite comment cinq nouveautés particulièrement
significatives de vatican ii se laissent aisément ordonner dans une théologie
de la participation à la vie trinitaire et christique ;
3. pour conclure, nous montrerons sommairement la connexion étroite qui
lie les herméneutiques du dernier concile à la réception ou au rejet de la parti-
cipation.
4. a. marchetto, Il Concilio Ecumenico Vaticano II, Contrappunto per la sua storia, cité du
vatican, libreria editrice vaticana, 2005, p. 381 (la traduction est nôtre, comme celle de tous
les textes latins ou italiens que nous citerons dans la présente étude, y compris ceux du concile).
voir aussi iD., Il Concilio Ecumenico Vaticano II, Per la sua corretta ermeneutica, cité du vatican,
libreria editrice vaticana, 2012.
5. Lumen gentium, n° 2 (les italiques sont ici les nôtres ; nous citerons les documents du
concile vatican ii sans autre indication que leur titre latin et leur numéro).
6. cf. 2 P 1, 4 : « […] les plus grandes promesses nous ont été données, afin que vous deve-
niez ainsi participants de la divine nature ».
96
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
1. Les points clefs d’une mét aphysique thomiste de la participat ion
Participare, pour saint thomas, c’est partem capere, prendre ou avoir part
à quelque chose7. un rapport de participation est ainsi instauré dès lors
qu’un sujet a une certaine « part » à une perfection qu’il ne possède pas de
manière exclusive ni même totale. ce rapport implique donc deux extrêmes,
qui sont le sujet participant d’une part, et la perfection participée d’autre part.
mais celle-ci, à son tour, comprend nécessairement deux états, selon qu’elle
est considérée en elle-même, comme un certain tout, ou bien dans le partici-
pant, qui justement n’en reçoit qu’une certaine « part ». l’analyse complète
d’un rapport de participation mettra par conséquent en évidence trois
instances : le participant qui possède une formalité ou un acte de manière
partielle ; la perfection participée en tant qu’elle est partiellement reçue dans
le participant, mais intrinsèque à celui-ci ; et la perfection participée en tant
qu’elle est en elle-même de manière totale, mais extrinsèque au participant.
le paradigme par excellence de la participation, c’est l’esse tel que le
dévoile le métaphysicien lorsqu’il a achevé l’analyse du sujet de sa discipline,
« l’étant en tant qu’étant » (ens inquantum ens)8. un étant, c’est en effet « ce
qui a l’être » (quod habet esse)9. mais qu’est-ce en vérité que cet esse qui est à
la racine de l’étant ? comme il est au fondement ultime de toute réalité, on ne
saurait le définir, puisque rien ne lui est antérieur ; mais on peut essayer de le
décrire, comme le fit le Docteur angélique en un passage justement célèbre :
ce que j’appelle esse est ce qu’il y a de plus parfait entre toutes choses. cela est
évident par ceci que l’acte est toujours plus parfait que la puissance. or on n’in-
tellige aucune forme dénotée en acte si ce n’est en tant qu’on l’affirme être. en
effet, l’humanité ou la chaleur peuvent être considérées comme existant dans
la puissance de la matière, ou dans la vertu de l’agent, ou encore dans l’intel-
lect ; mais [seul] ce qui a l’esse est rendu existant en acte. il est donc évident
que ce que j’appelle esse est l’actualité de tous les actes et, pour cette raison, la
perfection de toutes les perfections10.
l’esse, c’est donc la source de toute l’actualité de l’étant. il réalise en effet,
d’abord, l’actualité existentielle qui rend le suppôt présent au monde, parce
7. cf. SaiNt thomaS D’aquiN, Expositio libri Boetii De ebdomadibus, lect. 2.
8. Pour éviter toute ambiguïté, nous utiliserons ici toujours le verbe substantivé « être »
soit dans le sens de l’acte d’être (esse) soit dans celui de l’être en acte (esse in actu), au lieu que
nous appellerons « étant » ce qui est ou qui a l’être (ens).
9. cf. par exemple SaiNt thomaS D’aquiN, Summa contra Gentiles i, c. 22, n° 9.
10. SaiNt thomaS D’aquiN, Quaestiones disputatae De potentia, q. 7, a. 2, ad 9. voir aussi
Summa theologiae ia, q. 4, a. 1, ad 3.
97
Nova et vetera
que grâce à lui le suppôt est « rendu existant en acte » ; mais il fonde aussi,
ensuite, l’actualité formelle de son essence substantielle et de ses propriétés
accidentelles, parce que cet esse est « l’actualité de tous les actes ». Pour décrire
l’être, sans remonter plus haut puisque c’est impossible, nous pourrions dire
qu’il est comme l’énergie ontologique radicale qui s’épanche par paliers dans
l’étant, depuis son noyau substantiel jusqu’à son activité externe, à travers ses
virtualités opératives. l’esse de l’arbre qui se dresse face à ma fenêtre sur le
boulevard, c’est l’acte auquel il doit son être réel, puis sa perfection de platane,
puis encore, par l’intermédiaire de cette nature, le déploiement de son tronc,
de ses branches et de ses feuilles, et enfin ses opérations vitales de respiration
et de nutrition. en cet arbre, comme en tout étant créé, l’être est déterminé,
c’est-à-dire posé dans ses limites, et c’est pourquoi nous avons un platane, et
non point un tilleul, et encore moins un cygne ; mais cette détermination de
l’esse, si elle est interne à l’esse, ne provient pas de l’esse, car aucun acte n’est à
lui-même son principe de limitation : « il ne se trouve aucun acte délimité, si
ce n’est par la puissance qui en est la capacité réceptrice »11.
c’est l’essence qui assigne à l’esse le degré d’intensité en vertu duquel cet
étant est un platane, et cet autre, un tilleul. Par rapport à l’esse, cette « mesure
d’être » exerce un double rôle. en effet, chaque fois que l’être est fini, l’essence
le reçoit en elle, en premier lieu, à la manière d’une puissance; mais cette récep-
tion est aussi, en second lieu, une contraction spécificatrice, comme l’a remar-
quablement bien vu étienne Gilson : « il faut admettre que l’essence est la
détermination, la délimitation, la restriction et contraction de l’esse. c’est ce
que saint thomas donne à entendre lorsqu’il dit que l’essence est un mode
d’être. l’expression signifie pour nous une “manière d’être”, ce qui est en effet
son sens, mais les diverses “manières” d’être sont d’abord, si l’on ose cette
métaphore, des “quantités” d’être »12. en ce sens, l’étant fini résulte d’une
synthèse constitutive, au sein de laquelle l’acte d’être (actus essendi) originaire
est le principe perfectif, tandis que la puissance d’être (potentia essendi)13 est le
principe imperfectif. Nous en venons ainsi à penser l’étant comme un sujet qui
11. SaiNt thomaS D’aquiN, Compendium theologiae i, c. 18. Sur ce principe, cf. J.-D. roBert,
« le principe ‘actus non limitatur nisi per potentiam subjectivam realiter distinctam’ », in Revue
philosophique de Louvain 47 (1949), p. 44-70.
12. é. GilSoN, Introduction à la philosophie chrétienne, Paris, vrin, 20072, p. 179-180. cette
profonde remarque ne vaut bien sûr que pour l’essence créée.
13. le syntagme actus essendi, décliné aux différents cas du singulier, apparaît au moins onze
fois dans le corpus thomisticum (par exemple in Summa theologiae ia, q. 3, a. 4, ad 2) ; quant à la
formule potentia essendi, on la trouve au moins trois fois au sens de l’essence créée (in Sententia
super Physicam viii, lect. 21, n° 13).
98
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
possède une part de la perfection primordiale qui est l’être, selon la mesure
indiquée par son essence. en formalisant cette ontologie sur le registre de la
participation, nous dirons que l’étant est le participant, l’esse le participé, et
l’essence la mesure de participation.
mais la portion d’esse limitée qui donne son être à l’étant renvoie concep-
tuellement et réellement à l’Esse illimité, car la partie dépend du tout : « lors-
qu’il se trouve que quelque chose est participé de manières diverses par
diverses choses, il faut que ce quelque chose soit attribué à toutes les choses
en lesquelles il se trouve de manière plus imparfaite en vertu de ce en quoi il
se trouve de la manière la plus parfaite »14. c’est pourquoi l’être participé
immanent à l’étant fini procède de l’Être pur, qui est ainsi le participé trans-
cendant et séparé auquel se termine l’analyse métaphysique de l’étant en tant
qu’étant. en Dieu – puisque c’est de lui qu’il s’agit –, ce qui est (le maxime ens)
et son être (l’Ipsum esse subsistens) sont absolument identiques, au lieu qu’ils
diffèrent en toute créature. toute substance créée participe donc à l’Être même
subsistant, en vertu de son être participé, et proportionnellement à la capa-
cité réceptive de son essence ; et cette même substance est radicalement autre
que l’Être subsistant, parce que celui-ci est son être, au lieu que celle-là a l’être,
mais n’est pas son être : saint thomas enseigne clairement cette doctrine dans
l’ensemble de ses œuvres, et notamment celles de la maturité.
il va de soi que l’étant fini ne se restreint pas à la substance, mais qu’il
comprend aussi les accidents de la substance. lorsque ceux-ci lui appartien-
nent en raison de son essence, ils en découlent à titre de propriétés, comme
c’est le cas pour les puissances du vivant et les opérations qui en émanent. Si
nous acceptons la primauté de l’esse avec toute la rigueur qu’exige son statut
principiel d’« actualité de tous les actes » et de « perfection de toutes les perfec-
tions », nous devons en déduire que les propriétés et les opérations qui procè-
dent de la substance créée doivent leur actualité à l’acte d’être originaire de
celle-ci. De fait, le Docteur commun note dans la réponse à une objection de
la Question disputée sur l’âme que « l’être même est l’acte ultime qui est parti-
cipable par toutes choses, mais lui-même ne participe de rien »15. Bien que le
contexte de ce passage concerne spécifiquement l’ontologie de l’âme, il est tout
14. SaiNt thomaS D’aquiN, Quaestio disputata De potentia, q. 3, a. 5, c. Nous avons essayé
d’expliquer cette portée heuristique de la participation dans les deux études suivantes :
a. coNtat, « l’étant, l’esse et la participation selon cornelio Fabro », in Revue thomiste 111
(2011), p. 357-403, iD., « Fabro et l’être intensif », in c. FaBro, Participation et causalité selon
S. Thomas d’Aquin, Paris, Parole et Silence, 20152, p. xv-lxxx.
15. SaiNt thomaS D’aquiN, Quaestio disputata De anima, q. 6, ad 2.
99
Nova et vetera
à fait légitime d’étendre le principe posé à l’être de toute substance, et d’en
conclure que tous les niveaux d’actualité présents dans l’étant intégralement
considéré participent à son esse fontal, non point directement, mais par média-
tions successives, comme le suggère encore Gilson : « l’acte d’être cause celui
de la substance, au lieu que l’accident lui emprunte le sien »16. Nous voyons
ainsi s’esquisser un ordre de participation interne au suppôt créé, principale-
ment vivant : il commence avec l’acte d’être qui participe à l’Être subsistant
divin ; il se poursuit avec la substance qui participe à cet acte d’être fini, puis
avec les formes accidentelles qui participent à leur tour à l’actualité de la
substance ; il continue et s’achève avec les opérations perfectives qui partici-
pent enfin à l’actualité des puissances vitales. Bien que l’aquinate n’élabore pas
explicitement la théorie de cette expansion de l’esse dans l’étant, elle nous
semble découler nécessairement de ce qu’il énonce quant à la nature même de
l’être.
en effet, « n’importe quel étant créé participe, si je puis ainsi dire, à la
nature d’être »17. cette participation concerne, en un premier moment, la parti-
cipation constitutive de la substance, qui a l’esse, à l’Être même, qui est son esse ;
mais le quantificateur universel « n’importe quel » (quodcumque) ne serait qu’un
vain ornement rhétorique s’il n’y avait pas, en un second moment, une parti-
cipation consécutive et hiérarchisée des accidents, qui n’ont pas l’esse, à la
substance, en tant qu’ils lui ajoutent un mode d’être qu’elle n’a pas par elle-
même. Nous arrivons ainsi à ce que cornelio Fabro appelait l’esse intensif, qui
ou bien est l’Ipsum esse subsistens c’est-à-dire la plénitude actuelle et infinie de
toute perfection, ou bien est l’actus essendi participé, c’est-à-dire la plénitude
virtuelle des perfections qui s’épanchent dans l’étant créé, selon que le permet
son essence18.
Dans cette perspective, la participation apparaît comme l’axe central de la
métaphysique : Dieu seul est l’Être par essence ; la substance est l’étant par
participation dont l’être participe à l’Être subsistant en vertu d’une libre initia-
tive divine ; l’accident propre est l’étant qui participe ultérieurement à cette
participation en vertu d’une exigence intrinsèque. il faut relever, cependant,
que notre intelligence affirme cette hiérarchie de participation, avec certitude
assurément, mais qu’elle ne la voit pas, car son principe, qui est l’Esse divin,
16. é. GilSoN, « éléments d’une métaphysique thomiste de l’être » in iD., Autour de saint
Thomas, Paris, vrin, 1983, p. 101.
17. SaiNt thomaS D’aquiN, Summa theologiae ia, q. 45, a. 5, ad 1.
18. Sur l’esse intensif, cf. c. FaBro, « actualité et originalité de l’esse thomiste », in Revue
thomiste 56 (1956), p. 240-270.
100
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
lui demeure inconnu en cette vie. ce que l’intellect humain peut entrevoir, au
terme de son effort métaphysique, c’est l’étant, et à travers lui ses principes
et ses propriétés. À ce point de vue, les trois degrés de l’être que nous avons
considérés se laissent distribuer de telle sorte que l’Être subsistant excède à
l’infini l’étant, et, par là même, toute conceptualisation :
il faut considérer que, dans les choses ordonnées, il advient à quelque chose
d’être de trois manières : par propriété, par excès, par participation. Par
propriété, quelque chose peut être dans une certaine chose, parce qu’elle est
rendue adéquate et proportionnelle à la nature de cette chose. Par excès,
lorsque ce qui est attribué à quelque chose est moindre que la chose à laquelle
il est attribué, mais convient cependant à cette chose par un certain excès :
comme il a été dit de tous les noms qui sont attribués à Dieu. Par participa-
tion, lorsque ce qui est attribué à quelque chose ne se trouve pas pleinement
en celle-ci, mais de manière déficiente : comme il est dit des hommes saints
qu’ils sont des dieux de manière participée19.
l’étant se réalise dans la substance par propriété, puisqu’elle est propre-
ment ce qui a l’être en soi ; il est en Dieu par excès, puisque le « maximale-
ment étant » (maxime ens) est en réalité au-delà de tout étant ; et il se trouve
dans l’accident par participation, puisqu’il est sans avoir l’être à proprement
parler. Mutatis mutandis, la typologie de la participation que nous venons de
résumer s’applique aussi aux perfections transcendantales et à toutes celles
qui peuvent être attribuées à Dieu, telles que la vie et l’intelligence.
mais il est, sur un plan inférieur, un autre genre de participation, qui
concerne certaines formes catégoriales que nous objectivons au travers de
notions univoques. voyons cela. À propos du rapport entre le genre et ses
espèces, saint thomas observe ceci : «  tous les animaux sont également
animaux, cependant ils ne sont pas des animaux égaux, mais un animal est plus
grand et plus parfait que l’autre  »20. ailleurs, il fait une remarque toute
semblable au sujet du rapport entre l’espèce et ses individus : « les individus
singuliers des réalités naturelles qui sont ici [= dans le monde sublunaire]
sont imparfaits, car aucun d’entre eux ne comprend en soi tout ce qui appar-
tient à son espèce »21. Nous pouvons en inférer que si, d’une part, les notions
19. SaiNt thomaS D’aquiN, Summa theologiae ia, q. 108, a. 5, c. on retrouve cette tripar-
tition in Super Librum De causis, lect. 12 (éd. Saffrey, p. 79-80), avec un lexique légèrement diffé-
rent : « causalement » au lieu de « par excès » ; « essentiellement » au lieu de « par propriété » ;
« consécutivement » comme équivalent de « par participation ».
20. SaiNt thomaS D’aquiN, Quaestio disputata De malo, q. 2, a. 9, ad 16.
21. SaiNt thomaS D’aquiN, Sententia super librum De caelo et mundo i, lect. 19, n° 14.
101
Nova et vetera
génériques et spécifiques s’entendent et s’analysent bien de manière univoque,
les sujets en lesquels elles se réalisent, d’autre part, concrétisent de manière
plus ou moins parfaite les virtualités du genre ou de l’espèce en cause. c’est
ainsi que la notion d’animal s’attribue de la même façon au cheval et à la cocci-
nelle ; mais l’animalité se réalise de façon beaucoup plus parfaite dans le
cheval que dans la coccinelle. Semblablement, un pur-sang concrétisera mieux
l’équinité qu’un cheval de trait. en ce sens, il faut admettre, dans l’ordre prédi-
camental, une certaine participation de l’inférieur au supérieur22. celle-ci
diffère profondément de la participation transcendantale, non seulement
parce que la notion du participé est la même pour tous les participants, mais
aussi parce que la perfection participée n’a de réalité que dans les participants,
et n’existe donc pas à l’état séparé, à la différence de l’Être, du Bien ou de l’in-
tellect subsistants.
2 . Les nouveautés de V atican II et l a métaphy sique de la participa-
ti on
quels rapports peut-on établir entre cette métaphysique de la participa-
tion, qu’elle soit transcendantale ou prédicamentale, et les doctrines de
vatican ii qui n’étaient pas enseignées par le magistère antérieur ? Pour le
comprendre, commençons par dresser un bref inventaire de cinq thèses en
lesquelles chacun s’accorde à reconnaître les nouveautés les plus caractéris-
tiques du concile.
(a) la constitution dogmatique sur l’église énonce que «  cette église
[l’église du christ], en tant que société constituée et ordonnée en ce monde,
subsiste dans l’église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et les
évêques en communion avec lui, bien que de nombreux éléments de sanctifi-
cation et de vérité se trouvent en dehors de sa structure, éléments qui, en tant
que dons propres à l’église du christ, conduisent d’eux-mêmes à l’unité
catholique »23. Bien que le terme de « participation » ne figure ni dans ce texte,
22. Sur la pertinence de la notion de participation prédicamentale, on consultera c. FaBro,
La nozione metafisica di partecipazione secondo san Tommaso d’Aquino, [opere complete, 3], Segni,
editrice del verbo incarnato, 2005, p. 143-181.
23. Lumen gentium, n° 8. les italiques sont nôtres. la même doctrine est professée in Unitatis
redintegratio, n° 4 et Dignitatis humanae, n° 1. la signification précise du terme subsistit a fait
l’objet d’une note de la coNGréGatioN Pour la DoctriNe De la Foi, « responsa ad quaes-
tiones de aliquibus sententiis ad doctrinam de ecclesia pertinentibus », 29 juin 2007, in Acta
Apostolicae Sedis 99/7 (2007), p. 604-608. on lit au n° 3, p. 606 : « la subsistence, dans la consti-
tution dogmatique Lumen gentium 8, est cette continuité historique perpétuelle ainsi que cette
permanence de tous les éléments institués par le christ dans l’église catholique, en laquelle
l’église du christ se trouve concrètement sur cette terre ».
102
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
ni dans les lieux parallèles, il est néanmoins hors de doute que le concile
distingue ici deux réalisations profondément inégales de l’unique église du
christ : l’église catholique, en laquelle elle subsiste, et qui possède en pléni-
tude les dons que lui a offerts le Seigneur ; puis les éléments de sanctification
et de vérité extérieurs à la structure de l’église catholique, qui sont autant de
parts qui proviennent de l’héritage du christ et qui y conduisent.
(b) Dans le prolongement de la distinction précédente, le décret sur l’œcu-
ménisme énumère les principaux éléments de sanctification et met en évidence
leur valeur ecclésiale : « parmi les éléments ou les biens par la totalité desquels
l’église est construite et vivifiée, certains et même beaucoup peuvent exister
en dehors des frontières visibles de l’église catholique : la Parole de Dieu
écrite, la vie de la grâce, la foi, l’espérance et la charité, d’autres dons intérieurs
du Saint-esprit et d’autres éléments visibles : toutes ces réalités, qui provien-
nent du christ et conduisent à lui, appartiennent de droit à l’unique église du
christ »24. alors que le subsistit souligne que le tout et son unité propre ne se
rencontrent que dans l’église catholique, ce passage montre que les parties
qui se trouvent hors du tout s’y rapportent néanmoins, car elles procèdent du
même principe transcendant, qui est le christ.
(c) mais qu’en est-il dans les formations religieuses qui ne confessent pas
la Seigneurie du christ ? la déclaration sur les relations de l’église avec les
religions non chrétiennes nous apprend « qu’il n’est pas rare qu’elles appor-
tent un rayon de cette vérité qui illumine tous les hommes »25. Parallèlement,
le décret sur l’activité missionnaire de l’église affirme que le Saint-esprit
« appelle tous les hommes au christ par les semences du verbe et la prédi-
cation de l’évangile »26. la métaphore du « rayon de vérité » manifeste la
transcendance de la lumière divine, tandis que celle des « semences du verbe »
explicite l’immanence des prédispositions à la vie de la grâce : l’une et l’autre
manifestent à la fois l’universalité et la réalité de l’appel au salut. Dans ses
effets, celui-ci implique aussi une certaine participation aux dons du christ,
mais d’une manière qui, dans la mesure où elle diffère essentiellement de la
précédente, n’est pas formelle, mais seulement dispositive.
(d) une innovation particulièrement marquée du dernier concile fut la
déclaration sur le droit à la liberté religieuse, qui prescrit que «  nul, en
matière religieuse, ne soit contraint d’agir contre sa conscience, ni empêché
d’agir selon sa conscience, que ce soit de manière privée ou publique, seul ou
24. Unitatis redintegratio, n° 3.
25. Nostra ætate, n° 2.
26. Ad gentes, n° 15.
103
Nova et vetera
associé à d’autres, selon de justes limites  »27. le fondement de ce droit se
trouve dans la transcendance de la personne humaine vis-à-vis du bien
commun temporel, dont l’autorité politique a la garde. Dans le domaine reli-
gieux, la compétence propre de l’état consiste à protéger la liberté, pour
chacun, d’agir conformément à sa conscience. Par rapport à la problématique
de la présente étude, cette liberté civile en matière religieuse se présente
comme la condition d’une libre adhésion des personnes aux communautés reli-
gieuses auxquelles elles appartiennent, sans interférences dommageables à
leur authenticité.
(e) Pour compléter la doctrine de vatican i, la constitution dogmatique sur
l’église établit que non seulement le Pontife romain seul, mais encore « l’ordre
des évêques […] constitue, lui aussi, en union avec le Pontife romain, son chef,
et jamais sans ce chef, le sujet du pouvoir suprême et plénier sur toute
l’église, lequel pouvoir cependant ne peut être exercé qu’avec le consentement
du Pontife romain »28. en instaurant deux sujets, inadéquatement distincts,
de la même potestas, cette décision crée un dispositif tout à fait original, qui
n’a pas d’équivalent dans l’histoire des institutions politiques temporelles. ceci
étant, le modèle sui generis d’un pouvoir suprême identiquement détenu par
deux personnes juridiques partiellement différentes suppose que celles-ci
ont part à la même autorité.
la brève radiographie qui précède nous permet de dégager, dans le corpus
conciliaire, deux grands développements magistériels qui mettent en œuvre
la notion de participation, puis un troisième qui s’y ramène indirectement :
[1] en premier lieu et principalement, vatican ii contient une ecclésio-
logie qui distingue différents types de rapports à l’unique église du christ.
celle-ci subsiste dans l’église catholique, qui possède seule la totalité des
moyens de sanctification divinement institués, et qui par conséquent réalise
ce que nous pouvons appeler, en référence au texte de la Somme de théologie cité
plus haut, « l’ecclésialité par propriété ». Dans un deuxième cercle, il y a les
églises et les communautés ecclésiales séparées, qui possèdent certains de ces
moyens, et qui pour cette raison jouissent de ce que nous nommerons « l’ec-
clésialité par participation ». enfin, les dénominations religieuses non chré-
tiennes forment comme un troisième cercle, qui se rapporte à l’église de façon
seulement dispositive en ce qui concerne les communautés en tant que telles,
27. Dignitatis humanae, n° 2.
28. Lumen gentium, n° 22.
104
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
bien que les personnes singulièrement prises puissent déjà être animées par
la foi ou la charité. Dans chacun de ces trois cercles, l’appartenance à l’église
se réalise de manière essentiellement différente, de telle sorte que la partici-
pation aux dons du christ est ici analogique.
[2] en second lieu, l’extension de la suprema potestas au collège épiscopal
nécessite qu’elle soit reçue en un double sujet. Nous avons ici affaire à un cas
de participation univoque, en vertu duquel une perfection qui demeure en soi
la même est néanmoins communiquée à deux participants qui l’exercent
selon des modalités diverses.
[3] enfin, la doctrine de la liberté religieuse précise que l’église attend
de l’état, en matière de religion, une laïcité positive, grâce à laquelle chacun
puisse participer de manière conforme à la nature humaine, c’est-à-dire libre-
ment, aux vérités et aux biens qui, en dernière analyse, peuvent l’ordonner
formellement ou dispositivement au christ.
il convient maintenant que nous approfondissions la première de ces trois
doctrines à la lumière de la métaphysique que nous avons esquissée aupara-
vant. Nous serons par là même en mesure de dégager ensuite beaucoup plus
brièvement le rapport des deux autres à la notion de participation.
[1] La participation et l’« ecclésialité »
Depuis sa fondation, l’église a conscience que, loin de pouvoir être jamais
« autoréférentielle », comme le rappelle volontiers le pape François29, elle est
toute relative au christ qui en est la tête, et à l’esprit Saint, qui en est le
consolateur. la constitution Lumen gentium exprime cette dépendance au
moyen d’une analogie de grande portée théologique :
c’est pourquoi, en vertu d’une analogie qui n’est pas mineure, elle [l’église]
est assimilée au mystère du verbe incarné. De même en effet que la nature
assumée par le verbe divin est à son service, comme un organe vivant de salut
qui lui est indissolublement uni, de manière non dissemblable, l’organisme
social de l’église est au service de l’esprit du christ, qui la vivifie, en vue de
la croissance du corps (cf. Ép 4, 16)30.
le Saint-esprit est ainsi à l’église ce que le verbe est à l’humanité du
Sauveur. il ne s’agit pas seulement d’une similitude de proportion, car c’est
29. cf. par exemple FraNçoiS, « in solemnitate Pentecostes » [homélie du 19 mai 2013,
dimanche de Pentecôte], n° 3, in Acta Apostolicae Sedis 105/6 (2013), p. 452.
30. Lumen gentium, n° 8.
105
Nova et vetera
justement le christ qui, avec son Père, envoie l’esprit pour incorporer à lui
ses disciples tout au long de l’histoire. Puisque l’hôte divin vivifie l’église à
laquelle il est donné, il en est par conséquent l’âme : « son office a pu être
comparé par les saints Pères à la fonction que remplit le principe de vie, c’est-
à-dire l’âme, dans le corps humain »31. expliquant cette analogie qu’avait déjà
formulée saint thomas32, charles Journet analyse la triple causalité vivifiante
que l’esprit exerce sur l’église :
le Saint-esprit est l’âme de l’église d’abord parce qu’il la meut de l’extérieur
à la manière d’un principe efficient. […] Grâce à la présence d’inhabitation,
achevée dans le ciel mais inaugurée sur la terre, le Saint-esprit peut être, pour
l’église, une cause finale, non pas extérieure à elle, non pas distante, mais inté-
rieure à elle, déjà possédée, déjà goûtée dans la nuit de la foi. […] mais si le
Saint-esprit, si Dieu lui-même est ainsi, d’une manière spirituelle et inten-
tionnelle, au principe de la plus haute activité vitale de l’église, il faut dire qu’il
est, spirituellement et intentionnellement, la cause formelle, l’âme de l’église33.
Par appropriation, l’esprit Saint doit être donc considéré comme la cause
transcendante de l’église, selon les trois genres de causalité actuante que
constituent respectivement la cause efficiente, la cause finale et la cause
formelle séparée. mais le propre d’une cause actuante étant de posséder en
plénitude les perfections qu’elle communique à son effet, il en résulte que tout
ce qui constitue la réalité complexe et finie de l’église se trouve comme en sa
source, de manière suréminemment simple et infinie, dans le Saint-esprit.
le christ aussi est principe de l’église, en vertu de sa grâce capitale,
laquelle provient de sa grâce d’union. le concile le rappelle en citant saint
Paul :
« Parce que la plénitude de la divinité habite en lui corporellement » (Col 2,
9), il [le christ] emplit l’église, qui est son corps et sa plénitude, de ses dons
divins (cf. Ép 1, 22-23), afin qu’elle-même tende et parvienne à la plénitude
totale de Dieu (cf. Ép 3, 19)34.
31. Lumen gentium, n° 7.
32. cf. SaiNt thomaS D’aquiN, Expositio in Symbolum Apostolorum, a. 9 : « l’église catho-
lique est un corps, et possède plusieurs membres. quant à l’âme qui vivifie ce corps, c’est l’es-
prit Saint » ; voir aussi iD., Super epistolam B. Pauli ad Colossenses lectura i, lect. 5 (marietti, n° 46).
33. c. JourNet, L’Église du Verbe incarné, Essai de théologie spéculative, vol. ii, Sa structure
interne et son unité catholique, Première partie, [Saint-maurice], éditions Saint-augustin,
19994, p. 862-866 (italiques de l’auteur cité). voir aussi iD., Théologie de l’Église, Bruges,
Desclée de Brouwer, 19581, p. 100-103. après le concile, le cardinal Journet est revenu sur ce
thème in iD., « De la personnalité de l’église », in Revue thomiste 69 (1969), p. 192-200.
34. Lumen gentium, n° 7.
106
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
À la suite de toute la tradition mais avec sa clarté habituelle, saint
thomas avait déjà thématisé ce rapport entre le corps physique et le corps
mystique du christ :
Parce que, en effet, le christ [en tant qu’] homme reçut la plénitude suprême
de grâce comme Premier-né du Père, il en résulta que, de lui-même, elle rejaillit
sur les autres, de telle sorte que le Fils de Dieu ayant été fait homme, il fît les
hommes dieux et fils de Dieu, selon ce que dit l’apôtre aux Galates (Ga 4, 4) :
« Dieu envoya son Fils né de la femme, né sous la loi, de sorte qu’il rachetât
ceux qui étaient sous la loi, afin que nous reçussions l’adoption des fils ». De
cela donc que la grâce et la vérité dérivent du christ sur les autres, il lui
convient d’être le chef de l’église35.
Si l’objet de notre recherche ne nous permet pas d’explorer davantage les
liens respectifs qui unissent à l’église le Saint-esprit et le verbe incarné, nous
voyons cependant déjà que l’ecclésialité se trouve « par excès » (per excessum
/ causaliter) dans le Paraclet comme en sa cause incréée, et dans la grâce capi-
tale du christ comme en sa cause créée.
c’est évidemment dans l’église catholique qu’est réalisée l’ecclésialité
« par propriété » (per proprietatem / essentialiter), parce qu’elle seule détient la
totalité des moyens de salut36. le concile en décrit les caractéristiques de
manière précise :
À la société qu’est l’église sont pleinement incorporés ceux-là qui, ayant
l’esprit du christ, reçoivent son économie intégrale ainsi que tous les moyens
de salut institués en elle, et qui sont conjoints dans le même organisme visible
avec le christ, qui le gouverne par l’intermédiaire du Souverain Pontife et des
évêques, grâce aux liens de la profession de foi, des sacrements, du gouver-
nement et de la communion ecclésiastique37.
cette définition objective l’appartenance à l’église à partir de son principe
sanctifiant originaire, « l’esprit du christ » qui, procédant du Père et du Fils,
ramène les fidèles au Père au moyen de leur configuration au christ. on peut
distinguer trois étapes dans le mouvement du texte : la première renvoie à
l’âme incréée de l’église, en connotant implicitement son effet créé : « l’amour
de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-esprit qui nous fut
donné »38. la seconde étape explicite la réception qui vient correspondre à
35. SaiNt thomaS D’aquiN, Compendium theologiae i, c. 214.
36. cf. Unitatis redintegratio, n° 3.
37. Lumen gentium, n° 14.
38. Rm 5, 5.
107
Nova et vetera
l’action de l’esprit : le fidèle catholique est celui qui accepte « l’économie inté-
grale » (integram ordinationem) ainsi que « tous les moyens de salut » (omniaque
media salutis) qui sont par soi corrélatifs à l’âme de l’église. il s’agit de sa confi-
guration totale – on dirait en allemand sa Gestalt –, puis des éléments salvi-
fiques qui constituent cette totalité. la troisième étape énumère les instances
concrètes qui résultent, dans l’espace et dans la succession des temps, de l’unité
entre la donation de l’esprit Saint et l’adhésion des fidèles à tout ce qui est
contenu dans cette donation : du côté de la totalité structurée, c’est l’insertion
dans le corps ecclésial gouverné par le Pontife romain et le collège épiscopal ;
et du côté des éléments structurants, ce sont les trois « liens » ou vincula qui
spécifient ultimement l’ecclésialité : la profession de foi qui relie le catholique
au christ prophète, le septénaire sacramentel qui l’unit au christ prêtre, et la
communion hiérarchique qui le subordonne au christ roi. en bref, l’apparte-
nance plénière à l’église catholique requiert la présence intérieure de l’esprit
du christ et de sa grâce d’une part, puis la conformation extérieure aux trois
grandes fonctions ou munera du christ par les trois liens correspondants
d’autre part.
Dès avant le concile, le futur cardinal Journet avait cherché à ramener
toutes les composantes de l’ecclésialité à un fondement qui en fût le consti-
tutif essentiel :
Parmi les dons spirituels qui contribuent diversement à vivifier l’église, il faut
remonter jusqu’à un don suprême et indivisible, qui implique la présence de
tous les autres à titre de causes dispositives plus ou moins prochaines et en qui
tous les autres donnent leur fruit. c’est ce don qui tiendra dans l’église le rôle
d’ultime détermination formelle inhérente ; il sera l’âme créée et indivisible de
l’église, son premier principe inhérent de vie et d’unité. ce don suprême, c’est
la charité de la loi nouvelle, c’est-à-dire la charité modifiée et enrichie par son
triple rapport au culte chrétien, à la perfection des sacrements chrétiens, à la
prédication chrétienne; bref, la charité en tant que cultuelle, sacramentelle, orientée39.
Selon le théologien genevois, l’église se résout ainsi formellement en la
charité, parce que celle-ci est le don ultime de l’esprit sanctifiant, son
empreinte la plus parfaite. cette charité est intrinsèquement modalisée par un
triple rapport au christ : elle est cultuelle, en tant qu’elle informe les actes du
culte que les consacrés et les baptisés offrent à Dieu ; elle est sacramentelle,
39. c. JourNet, L’Église du Verbe Incarné, Essai de théologie spéculative, vol. iii, Sa structure
interne et son unité catholique, Deuxième partie, [Saint-maurice], éditions Saint-augustin,
20004, p. 1088 (italiques de l’auteur cité). ce thème est longuement traité in op. cit., p. 1085-
1100.
108
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
en tant qu’elle reçoit des sacrements sa conformation aux mystères du christ ;
et elle est orientée, en tant que la foi qui la sous-tend est explicitée par le
pouvoir magistériel d’une part, et que l’agir qui en procède est réglé par le
pouvoir juridictionnel d’autre part. la démarche de Journet présente ainsi le
double avantage d’anticiper la doctrine de Lumen gentium et d’« intensifier »,
comme aurait dit Fabro, l’être de l’église en une perfection première et
ultime dont découlent à la fois son âme et son corps. Pour ces deux raisons
conjointes, nous pensons qu’elle demeure profondément vraie en son principe.
Néanmoins, il nous semble devoir lui apporter une précision et une variation,
que nous soumettons au jugement de nos lecteurs.
S’il est exact, en premier lieu, que la charité surnaturelle anime l’activité de
l’église, il reste qu’elle présuppose la grâce sanctifiante, dont elle découle,
mutatis mutandis, comme la propriété provient de l’essence. À son tour, cette
grâce procède de la grâce capitale du christ, comme le note aussi notre auteur :
ramassée dans le christ individuel, en qui est son principe, l’âme créée de
l’église pourra se définir : la grâce capitale du Christ, avec le triple privilège du
sacerdoce, de la sainteté, de la royauté, dans la mesure où, sous l’efficience de l’es-
prit Saint, elle est commuNicaBle à toute l’Église40.
la grâce et la charité étant rigoureusement connexes, il est ainsi possible
de définir l’âme de l’église par l’une ou par l’autre. mais la grâce est ontolo-
giquement antérieure à la charité, comme saint thomas l’a bien mis en
évidence dans son commentaire sur les Sentences :
et par conséquent d’autres disent que [la grâce] diffère essentiellement de la
vertu. il faut en effet que les perfections soient proportionnées aux perfectibles;
c’est pourquoi, de même que de l’essence de l’âme effluent les puissances qui
en sont essentiellement différentes, comme l’accident [provient] du sujet, et
cependant toutes sont unies en l’essence de l’âme comme en leur racine, de
même aussi la perfection de l’essence vient de la grâce, comme il a été dit, et
de celle-ci effluent les vertus qui sont les perfections des puissances, essen-
tiellement différentes de la grâce elle-même, et cependant conjointes en la
grâce comme en leur origine, de la manière dont les divers rayons procèdent
du même corps lumineux41.
la métaphore du corps lumineux illustre bien les rapports entre lesquels
le Docteur commun établit ici une comparaison : les rayons du soleil ne
40. Op. cit., p. 1080. les italiques et les petites majuscules sont du cardinal Journet.
41. SaiNt thomaS D’aquiN, Scriptum super libros Sententiarum i, dist. 26, q. 1, a. 4 c. voir
aussi iD., Summa theologiae ia-iiae, q. 110, a. 3 c.
109
Nova et vetera
s’identifient pas au soleil (au regard du sens commun qui seul importe ici), mais
ils en sont issus ; semblablement, les facultés de l’âme sont autres que celle-
ci, mais elles en découlent ; et de même encore, les vertus surnaturelles, au
premier rang desquelles figure la charité, diffèrent de la grâce, mais elles en
émanent. cela ne se peut que parce que l’actualité virtuelle de la grâce
dépasse celle de la grâce elle-même et se déploie ultérieurement dans l’orga-
nisme spirituel des vertus et des dons du Saint-esprit, de la même manière
que les puissances opératives proviennent de l’âme dont elles procèdent.
Dans les deux cas, nous sommes renvoyés à l’«  émergence  » du principe
actuant sur l’effet actué. or nous avons rappelé plus haut que la source
première de toute actualité, dans l’étant créé, notamment le vivant, n’est autre
que l’acte d’être ou esse : l’essence individuelle, les facultés, leurs opérations lui
doivent, par médiations successives, leur actualité. la grâce, les habitus infus,
leurs actes obéissent à la même loi d’expansion de manière analogique, c’est-
à-dire relativement semblable et essentiellement diverse. en tant que la grâce
est un accident réel, elle reçoit en effet son actualité de l’esse, comme toutes
les formes présentes dans le sujet ; mais, en tant qu’elle est un accident qui
dépasse radicalement le pouvoir actif de l’âme, elle n’est pas actuée par celle-
ci, à la différence des propriétés naturelles. c’est pourquoi la grâce jouit d’un
statut ontologique tout à fait à part : au lieu que les accidents sont normale-
ment médiatisés par la forme substantielle de la substance en laquelle ils inhè-
rent, la grâce est directement infusée dans l’âme par Dieu qui, en quelque
sorte, « ouvre » l’esse participé à la communication d’une actualité qui outre-
passe celle qui est mesurée par la nature. mais une fois que cette vie nouvelle
est comme greffée sur l’âme, elle s’insère dans le dynamisme ontologique de
la nature ainsi sanctifiée, et s’épanche par conséquent dans les vertus qui
élèvent les facultés, pour culminer dans la charité théologale. c’est ainsi que,
dès lors, la fondation de l’ecclésialité doit s’achever à la grâce plutôt qu’à la
charité, de la même manière que la réduction intensive de l’étant aboutit à l’esse,
et non point à l’opération. ce faisant, nous n’excluons pas la charité de la défi-
nition, mais nous la considérons en tant qu’elle est virtuellement incluse en
son principe, qui est la grâce.
outre cette précision, nous souhaitons également proposer une variante
à la définition du cardinal Journet, en ce qui concerne les déterminations spéci-
fiquement catholiques de la grâce ecclésiale. le fondateur de Nova et Vetera
articule celles-ci en trois modalités qui sont le culte, les sacrements et la
prédication. cette division est tout à fait correcte sous le rapport du mode
d’exercice. en effet, le magistère et le gouvernement de l’église impliquent
une médiation descendante de type intentionnel, en tant qu’ils mettent
110
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
formellement en œuvre l’intelligence et la volonté ; l’économie sacramentelle,
qui est signe et cause instrumentale de la grâce, constitue aussi une média-
tion descendante, mais de type directement ontologique ; et le culte divin est,
quant à lui, une médiation ascendante à la fois intentionnelle, en tant qu’il est
la prière propre de l’église, et ontologique, en tant qu’il présuppose les carac-
tères sacramentels du baptême et de l’ordre. ceci étant, nous préférons
scander les propriétés de la grâce ecclésiale selon les trois munera qui carac-
térisent, comme nous l’avons vu, l’humanité du verbe incarné : le sacerdoce,
la prophétie, et la royauté, auxquels répondent les trois vincula ecclésiaux de
la pratique sacramentelle, de l’adhésion au magistère, et de l’obéissance aux
pasteurs légitimes. il nous semble en effet que l’économie cultuelle et sacra-
mentelle de l’église prolonge, entre la Pentecôte et la Parousie, ces deux faces
du même sacerdoce christique que sont l’intercession ascendante et la causa-
lité instrumentale descendante. D’ailleurs, le sacrifice eucharistique n’est-il pas
en même temps l’acte suprême du culte, par lequel l’église offre au Père le
renouvellement de la mort rédemptrice du Fils, et le plus grand des sacre-
ments, celui qui rend présent ce Fils avec son vrai corps et son vrai sang ? en
revanche, la soumission du chrétien au magistère doctrinal, selon les types
d’assentiment différenciés qu’il prescrit, ressort d’un autre ordre que l’obéis-
sance qu’il doit à l’autorité juridictionnelle, diversifiée elle aussi notamment
en fonction de la condition canonique des personnes. les deux analyses de l’ap-
partenance à l’église que nous venons d’esquisser furent l’objet d’un débat
entre ces deux figures majeures de l’ecclésiologie contemporaine que demeu-
rent yves congar et charles Journet42. Pour le présent propos, nous retien-
drons d’abord que, loin de se contredire, leurs deux trilogies s’appellent
mutuellement, et nous noterons ensuite que nous avons choisi celle-là même
qu’énonce la constitution Lumen gentium, dont la doctrine fait l’objet du
présent travail.
moyennant les deux amendements qui précèdent, nous pouvons
reprendre à notre compte les acquis du cardinal Journet, et définir « l’ec-
clésialité par propriété ou par essence » comme la grâce du Christ en tant que
sacerdotale, prophétique et royale. celle-ci comporte deux implications. la
42. Sur cette discussion qui mériterait une investigation détaillée, cf. y. coNGar, recension
de L’Église du Verbe Incarné, t. ii, in La Vie spirituelle 87 (1952), p. 445 ; iD., Sainte Église, Études
et approches ecclésiologiques, Paris, cerf, 1963, p. 665 ; iD., « Sur la trilogie : prophète-roi-prêtre »,
in Revue des sciences philosophiques et théologiques 67/1 (1983), p. 108 ; c. JourNet, « regard
rétrospectif. À propos du dernier livre du r.P. congar sur l’église » in Nova et Vetera 38/4
(1963), p. 298-299 ; m. caGiN, « l’église et la loi nouvelle : Note sur un apport fondamental
de l’ecclésiologie de charles Journet », in Nova et Vetera 76/4 (2001), p. 27-33.
111
Nova et vetera
première est la vertu théologale de foi, qui se rapporte à la grâce comme une
propriété nécessaire et une condition sine qua non. l’auteur de l’épître aux
hébreux nous apprend en effet que « celui qui s’approche de Dieu doit croire
qu’il est et qu’il se fait le rémunérateur de ceux qui l’aiment »43. Dans son
commentaire saint thomas explique cela par analogie avec le mouvement
physique : de même, dit-il en substance, que le mobile n’est mû que vers un
terme et en raison d’une cause, de même l’homme ne se meut vers Dieu que
s’il le reconnaît tel qu’il est en lui-même, et parce que ce Dieu pourvoit à son
salut44. ce « mouvement » spirituel n’est autre que celui de la foi théologale,
qui sera pleinement explicite chez le fidèle catholique, mais restera d’autant
plus implicite chez le croyant acatholique que celui-ci sera plus éloigné des
canaux de la révélation, écriture et tradition, ainsi que du magistère de
l’église, au point de se restreindre aux deux premiers articles de foi ou credi-
bilia synthétisés dans le verset cité45. ce qui est ici crucial, c’est l’adhésion
à l’autorité divine, en vertu de laquelle le fidèle est disposé à croire tout ce
que Dieu a révélé, pour la seule raison qu’il l’a révélé46. l’acceptation ou le
refus que chacun formule, dans le secret de son cœur, face à ce motif ou
«  objet formel  » de la foi trace une frontière nette entre deux classes
d’hommes : ceux qui, ayant la foi théologale, possèdent l’ecclésialité ou du
moins y participent ; et ceux qui, ayant refusé ce qu’ils ont pu percevoir de
la révélation divine, sont seulement susceptibles de participer à l’ecclésia-
lité, mais n’y ont pas part tant qu’ils perdurent dans cet état. en ce sens
précis mais analogique du terme « fidèle », tout homme adulte est ou bien
infidèle, ou bien fidèle, quelque imparfaite que puisse être l’expression
conceptuelle de cette foi.
l’autre implication de la grâce ecclésiale consiste dans le dispositif qui
configure le chrétien aux trois munera de Jésus-christ. il correspond dans
l’église hiérarchique, comme nous l’avons dit, aux trois pouvoirs de sanctifier,
43. He 11, 6.
44. Nous résumons ici SaiNt thomaS D’aquiN, Super epistolam ad Hebraeos lectura, c. 11,
lect. 2 (marietti, n° 575).
45. Sur la foi implicite, cf. c. JourNet, L’Église du Verbe incarné, vol. iii, Sa structure interne
et son unité catholique, Deuxième partie, [Saint-maurice], éditions Saint-augustin, 20004,
p. 1298-1317.
46. Sur l’objet formel de la foi, cf. B. Duroux, La Psychologie de la foi chez saint Thomas
d’Aquin, Paris, téqui, 1977, p. 155 : « lorsque le fidèle dit : je crois cela parce que Dieu l’a révélé,
il ne vise pas formellement le fait historique de la révélation discerné par les signes divins ni,
s’il est prophète, l’illumination intérieure qui le renseigne infailliblement sur l’origine divine
de ce qu’il perçoit, mais il vise cela même qu’il affirme, en tant qu’il le tient pour la Parole de Dieu
disant sa vie intime » (italiques de l’auteur).
112
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
d’enseigner et de gouverner, qui se concrétisent respectivement : dans la
dispensation des sacrements et l’offrande du sacrifice de la messe ; dans le
magistère extraordinaire et ordinaire ; et dans l’exercice de la juridiction
universelle du Pontife romain ou particulière de l’ordinaire du lieu. cet
organisme christoconformant ne se rencontre en totalité que dans l’église
catholique ; mais il est présent par participation intrinsèque de deux grandes
manières : dans les églises dites orthodoxes après la rupture de 1054,
lesquelles conservent les sept sacrements ainsi qu’un magistère et une forme
de juridiction épiscopale ou synodale ; puis dans les communautés issues de
la réforme, où ne subsistent, au regard de l’église, que le baptême et le
mariage47. Dans les religions non chrétiennes, ce dispositif fait défaut, de telle
sorte que le lien des personnes au christ n’a aucune forme intérieure ou exté-
rieure stable48 ; mais il n’est pas totalement athématique pour autant, car Dieu
voulant « que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance
de la vérité »49, il envoie à tout homme des grâces actuelles pour l’orienter vers
le mystère du christ, et pallier ainsi en partie l’insuffisance des semina Verbi.
cette esquisse très schématique permet de comprendre que les adultes se
répartissent, par rapport au dispositif christoconformant, en trois grands
groupes exclusifs les uns des autres : les catholiques, justes ou pécheurs, qui
sont unis au christ par les trois vincula ; les baptisés acatholiques, qui possè-
dent au minimum le caractère baptismal, puis éventuellement, selon les
communautés et les personnes, d’autres éléments de sanctification ; et les non
baptisés, qui n’ont aucun vinculum.
en résumé, trois frontières traversent ainsi l’humanité dans l’ordre du
salut. la première et la plus décisive est celle de la grâce habituelle, qui sépare
les justes et les pécheurs. la deuxième résulte de la foi théologale, et distingue
– dans le sens que nous avons dit – les fidèles et les infidèles. quant à la troi-
sième, elle dépend principalement du baptême. en intégrant ces trois facteurs
de discrimination, nous arrivons à quatre degrés d’ecclésialité essentiellement
différents et hiérarchiquement ordonnés.
47. les communautés réformées, qui professent une doctrine sacramentaire profondément
différente de celle qui fut fixée au concile de trente, revendiquent deux sacrements, le
baptême et la sainte cène. l’église catholique, au point de vue de laquelle nous nous plaçons
ici, reconnaît en elles le baptême; elle reconnaît aussi le mariage, non pas en tant qu’il est célébré
au culte, mais le mariage civil des protestants en raison de leur baptême.
48. Nous laissons ici de côté le problème du judaïsme postexilique et de la pérennité de l’an-
cienne alliance, qui dépasse le cadre de ce travail.
49. 2 Tm 2, 4.
113
Nova et vetera
1. l’ecclésialité par propriété et par essence informe les justes catho-
liques, puisqu’ils ont la grâce sanctifiante, et que celle-ci est pleinement
conformée au christ par les trois liens du sacerdoce, de la prophétie et de la
royauté.
2. l’ecclésialité par participation salvifique caractérise les justes chrétiens
mais acatholiques, en tant qu’ils sont en état de grâce, et qu’ils ont part aux
vincula. chez les orientaux dissidents, cette participation engendre de vraies
églises, parce qu’elle comprend la totalité de l’organisme sacramentel ainsi
qu’un magistère et un gouvernement, imparfaits mais réels. Par contre, les
chrétiens appartenant aux communautés protestantes ne disposent que de
deux sacrements salvifiques et sont dépourvus de la régulation hiérarchique
fondée sur la succession apostolique50, ce pourquoi ils ne sont pas constitués,
au sens propre, en églises51. Dans l’un et l’autre cas, la privation affecte le
dispositif christoconformant de façon plus ou moins considérable, mais ni la
grâce ni la foi, bien que celle-ci reste incomplète quant à son objet matériel.
Si le juste n’est pas chrétien, il est – par définition – en grâce de Dieu, mais
il reste séparé de toutes les institutions que le christ a laissées à ses disciples,
avec toutes les fragilités que cette distance entraîne pour sa vie surnaturelle.
3. l’ecclésialité se trouve par participation non encore salvifique dans la
personne en état de péché mortel qui conserve la vertu de foi proprement théo-
logale. celle-ci reste encadrée par les institutions ecclésiales chez le baptisé
50. Bien que les communautés réformées soient structurées par le pastorat et la synoda-
lité, voire en certains cas tels que la Suède, par un épiscopat, ces institutions ne s’appuient ni
sur la succession apostolique ni sur le caractère sacramentel de l’ordre, de telle sorte que la régu-
lation qui en provient ne se rattache pas, en perspective catholique, au sacerdoce ministériel,
et n’est par conséquent pas hiérarchique au sens précis du terme.
51. cf. coNGréGatioN Pour la DoctriNe De la Foi, « Dominus iesus » [« Declaratio de
iesu christi atque ecclesiae unicitate et universalitate salvifica »], 6 août 2000, n° 17, in Acta
Apostolicae Sedis 92/10 (2000), p. 758-759 : « il existe donc une unique église du christ, qui
subsiste dans l’église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques en
communion avec lui. les églises qui, quoique sans communion parfaite avec l’église catholique,
lui restent cependant unies par des liens très étroits comme la succession apostolique et l’eu-
charistie valide, sont de véritables églises particulières. Par conséquent, l’église du christ est
présente et agissante dans ces églises, malgré l’absence de la pleine communion avec l’église
catholique, provoquée par leur non-acceptation de la doctrine catholique du primat, que
l’évêque de rome, d’une façon objective, possède et exerce sur toute l’église conformément à
la volonté divine. en revanche, les communautés ecclésiales qui n’ont pas conservé l’épiscopat
valide et la substance authentique et intégrale du mystère eucharistique, ne sont pas des églises
au sens propre ; toutefois, les baptisés de ces communautés sont incorporés au christ par le
baptême et se trouvent donc dans une certaine communion bien qu’imparfaite avec l’église. le
baptême en effet tend en soi à l’acquisition de la plénitude de la vie du christ, par la totale
profession de foi, l’eucharistie et la pleine communion dans l’église ».
114
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
pratiquant, surtout s’il a accès à tous les sacrements et à une doctrine chré-
tienne vraie et clairement exprimée, au lieu qu’elle est exposée à de
nombreuses erreurs et distorsions chez le non-chrétien. Dans cette dernière
situation, l’appartenance à l’église se limite à une foi réduite à son objet formel
et aux deux credibilia fondamentaux. ce mode de participation est encore réel,
puisque l’intelligence et la volonté sont actuées par un don surnaturel habi-
tuel, mais il s’agit évidemment du degré inférieur de l’ecclésialité.
4. lorsque la foi a été refusée après avoir été offerte, ou bien reniée par un
péché actuel d’hérésie ou d’apostasie après avoir été possédée de manière expli-
cite, la personne se trouve en état d’infidélité coupable. Si elle a reçu aupara-
vant un ou plusieurs caractères sacramentels, son intellect en restera certes
ontologiquement marqué pour toute l’éternité, mais sa liberté leur dénie la
signification qui est la leur dans le plan de Dieu, puisqu’elle récuse l’autorité
de la révélation. Dans cette condition existentielle, il n’est donc plus de parti-
cipation librement consentie aux dons de Dieu, mais une simple participabi-
lité, sans actualité assumée par le sujet.
au total, l’ecclésialité per participationem s’articule en deux grands modes
nettement distincts, selon qu’elle est ou non salvifique, en raison de la
présence ou de la privation de la grâce sanctifiante. elle constitue une vraie
participation ontologique à l’âme créée de l’église, mais elle comprend
toujours une déficience. c’est évident pour la personne en état de péché
grave, qui serait digne de la peine du dam, malgré la foi et les autres dons
surnaturels qu’elle possède. mais en un sens radicalement différent, cela vaut
aussi pour le juste en état de grâce, bien qu’il mérite la vision béatifique. la
Déclaration Dominus Jesus souligne opportunément ce point, trop souvent
obscurci, de nos jours, dans la conscience de nombreux catholiques :
S’il est vrai que les adeptes d’autres religions peuvent recevoir la grâce divine,
il n’est pas moins certain qu’objectivement ils se trouvent dans une situation
de grave indigence par rapport à ceux qui, dans l’église, ont la plénitude des
moyens de salut52.
en dessous de ces deux modes de participation, il y a la pure participabi-
lité, qui n’est autre que la puissance naturelle de l’âme à la justification et à
la foi, dont l’actuation est bloquée par un obstacle volontaire.
52. coNGréGatioN Pour la DoctriNe De la Foi, « Dominus iesus » [« Declaratio de iesu
christi atque ecclesiae unicitate et universalitate salvifica »], 6 août 2000, n° 22, in Acta Apos-
tolicae Sedis 92/10 (2000), p. 763.
115
Nova et vetera
il ne nous paraît pas inutile de rassembler en un tableau synoptique l’en-
semble des types d’ecclésialité que nous venons d’exposer53.
différenciations de l’ecclésialité fondement ontologique
source incréée Déité subsistant
ecclésialité de l’ecclésialité dans les trois Personnes
« par excès » source créée de grâce capitale
l’ecclésialité et science du christ
grâce sanctifiante
ecclésialité
pleinement sacerdotale,
« par propriété » prophétique et royale
grâce sanctifiante, pleinement
sacerdotale, partiellement
prophétique et royale
grâce sanctifiante, seulement
partiellement sacerdotale,
participation sans régulation prophétique
salvifique et royale fondée sur la hiérarchie
apostolique
grâce sanctifiante sans
ecclésialité
régulation sacerdotale,
prophétique et royale
« par participation »
foi informe avec une complète
réelle
régulation sacerdotale,
prophétique et royale
foi informe avec une régulation
sacerdotale complète, prophétique
et royale incomplète
foi informe avec
participation une régulation sacerdotale
non salvifique incomplète et sans régulation
prophétique et royale
fondée sur la succession
apostolique
foi informe
sans régulation
sacerdotale, prophétique et royale
foi reniée avec un ou plusieurs
ecclésialité participabilité caractères sacramentels
« par participabilité » non salvifique foi refusée sans aucun
caractère sacramentel
53. on pourra comparer cette table avec celle de SaiNt thomaS D’aquiN, in Summa theo-
logiae iiia, q. 8, a. 3 c, ainsi que celle de c. JourNet, L’Église du Verbe Incarné, Essai de théologie
spéculative, vol. iii, Sa structure interne et son unité catholique, Deuxième partie, [Saint-maurice],
éditions Saint-augustin, 20004, p. 1750-1751.
116
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
en descendant de l’ecclésialité par excès à l’ecclésialité par participabilité,
nous assistons à la diffusion, par paliers, de la vie divine dans l’âme du christ,
puis dans son corps mystique, qui n’est pas sans analogie avec celle de l’esse
sujet dans la créature telle que nous l’avons présentée dans la première partie de
esprit Saint ce travail. l’une et l’autre ont ceci de commun qu’elles sont des actes avant
(par appropriation) d’être des formes, ce qui leur permet d’« émerger » au-dessus des sujets créés
le christ en tant que qui les reçoivent, et par conséquent de s’épancher au-delà de ces sujets. cette
tête de l’église
« émergence » de l’être et de la grâce reflète la générosité infinie de Dieu, et
juste c’est pourquoi l’on se gardera d’interpréter le tableau qui précède d’une
catholique manière statique. tant que continue l’histoire du salut, la miséricorde divine
juste ne cesse d’inviter le pécheur à la conversion, et les chrétiens prient, selon le
chrétien commandement du Sauveur, pour ne pas tomber en tentation. Nous sommes
oriental séparé
dans « les derniers temps », qui sont ceux de la mission. quant aux personnes
juste que la révélation intégrale n’a pas encore atteintes, elles reçoivent des grâces
chrétien de suppléance, comme aimait à le dire le cardinal Journet.
protestant
[2] La participation et le double sujet du pouvoir suprême
juste
non chrétien alors que l’ecclésialité est participée de manière analogique, en tant qu’elle
est essentiellement différenciée, et transcendantale, en tant qu’elle touche par
pécheur
la grâce à la sphère de l’esse, le pouvoir suprême d’enseigner et de gouverner
croyant
catholique l’église appartient de manière univoque et catégoriale aussi bien au Pontife
pécheur croyant romain seul qu’au collège épiscopal dont il est la tête, ainsi que nous l’avons
chrétien établi plus haut. charles Journet expliquait ainsi ce nouvel agencement de l’au-
oriental séparé torité ecclésiale :
le pouvoir suprême juridictionnel (magistère et gouvernement) sur l’église
pécheur
croyant universelle réside de par la volonté du christ et donc en droit divin dans un
double sujet : 1. dans le pape seul, 2. dans le pape joint au collège épiscopal.
chrétien protestant
Donc, pour un même pouvoir, deux sujets, deux exercices, qui ne se distinguent
qu’inadéquatement, la présence du souverain pontife étant ici et là requise.
pécheur
croyant Pourquoi ce double exercice d’un même pouvoir ? il faut, sans nul doute, en
non chrétien chercher la raison dans l’étroite unité d’une part, et dans l’universelle catho-
infidèle d’origine licité d’autre part, que le Sauveur a voulu donner à son église, partout une et
chrétienne partout présente54.
infidèle d’origine
l’autorité exercée par le Pontife romain seul met ainsi en exergue l’unité
non chrétienne
de l’église, tandis que la même autorité exercée par le collège épiscopal,
54. c. JourNet, « le mystère de l’église selon le deuxième concile du vatican », in Revue
thomiste 65 (1965), p. 45.
117
Nova et vetera
présidé par le successeur de Pierre, en met en évidence l’universalité. en
remontant de cette dualité imparfaite à l’unique potestas suprema, nous dirons
que celle-ci requiert deux grandes modalités d’exercice, parce qu’aucune des
deux ne peut épuiser à elle seule ses virtualités. ici encore, c’est l’« émer-
gence » de l’acte au-dessus des sujets qui rend compte de la réception d’une
perfection par des sujets différents. en l’occurrence, il n’y a pas de variation
dans l’essence, puisque le pouvoir suprême est le même dans le Pape et dans
le collège ; mais le principe qui fonde la dualité des sujets réside à nouveau,
quoique différemment, dans la transcendance du participé sur les participants.
[3] La liberté religieuse, condition de participation authentique à l’ecclésialité
la Déclaration sur la liberté civile en matière religieuse, dont nous avons
déjà résumé le noyau central, peut sembler paradoxale, au premier abord, dans
la perspective qui est ici la nôtre. Si ce que nous avons appelé l’ecclésialité tend
en effet par nature à se diffuser, n’est-elle pas appelée à informer non seule-
ment les personnes, mais aussi les institutions sociales, et donc la première
d’entre elles qui est l’état ? il semblerait alors nécessaire, lorsque la société
civile est très largement voire unanimement catholique en ses profondeurs,
que le bien commun temporel, dont l’état a la charge, participe au bien
commun éternel, dont l’église est le dépositaire. tel était dans une certaine
mesure l’idéal historique de la chrétienté depuis le haut moyen âge jusqu’à
l’époque baroque, comme l’atteste le sacre des souverains, aussi bien par leur
rite, qui était celui d’un sacramental, que par les serments prononcés à cette
occasion, qui mettaient le glaive au service de la lutte contre l’hérésie55.
Sur la longue durée, le changement de paradigme préparé progressivement
par le magistère du xxe siècle contre le totalitarisme56 puis définitivement
accrédité par vatican ii ne fait par conséquent aucun doute. celui qui était
55. voir par exemple a. maral, Le Roi-Soleil et Dieu, Essai sur la religion de Louis XIV,
[collection tempus, 606], Paris, Perrin, 20152, p. 53 : « le sacre de 1654 commença par la pres-
tation des serments. louis prêta d’abord le serment dit de l’église, par lequel il s’engageait à
maintenir les privilèges ecclésiastiques du clergé français et à conserver la foi catholique héritée
de ses pères. il prononça ensuite, également sur l’évangile, le serment du royaume : il promet-
tait d’assurer à son peuple la paix, la justice, la miséricorde et la défense de la foi, qui passait
par l’extermination des hérétiques, c’est-à-dire, au sens étymologique, leur expulsion du terri-
toire français ».
56. Nous pensons notamment à Pie xii, « Nuntius radiophonicus », 24 décembre 1944,
in Acta Apostolicae Sedis 37/1 (1945), p. 10-83. alors que la victoire des alliés était désormais
certaine, le pape exposait dans ce message la conception catholique de la démocratie. il n’y
parlait pas de liberté religieuse, mais il en interprétait des prémisses qui l’allaient rendre néces-
saire au moins de facto.
118
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
devenu le cardinal Journet en fit devant l’assise conciliaire une justification
dense et concise :
1. la personne humaine appartient simultanément à deux ordres sociaux : à
savoir l’ordre des choses temporelles et de la société politique, et l’ordre spiri-
tuel, c’est-à-dire l’ordre de l’évangile et de l’église.
2. est-il question de l’ordre des choses temporelles, il faut dire que la personne
humaine, bien que sous un aspect elle soit partie de la société civile, transcende
pourtant tout l’ordre politique parce qu’elle est ordonnée au bien parfait et défi-
nitif, à Dieu qui l’a créée. Par conséquent, sous ce deuxième aspect, la personne
humaine :
a. est libre à l’égard de la société civile tout entière ;
b. mais elle devra rendre raison à Dieu de chacune de ses options57.
c’est donc parce que l’ouverture de la personne à l’ordre spirituel dépasse
par nature l’ordre temporel que le prince de celui-ci ne peut se faire l’instru-
ment de celui-là par voie de coercition. il appartient à l’état, en revanche, de
favoriser le libre exercice des religions, et d’abord de l’église, de telle sorte
que l’âme de celle-ci puisse être possédée ou participée par les personnes et
les communautés selon les différentes modalités que nous avons analysées. vue
dans cette optique, la liberté religieuse est pleinement cohérente avec l’ec-
clésiologie de la participation, parce qu’elle définit les conditions politiques et
sociales de la participabilité à l’ordre spirituel. le magistère ordinaire récent,
notamment celui de saint Jean-Paul ii et de Benoît xvi, insiste fréquemment
sur cette liberté, dans des termes souvent proches de ceux que nous venons
de citer58. il va de soi que si cette doctrine et cette pratique nouvelles sont
davantage conformes à la nature de l’homme et aux exigences de la révéla-
tion, elles n’évacuent pas pour autant le mystère d’iniquité dont saint Paul
nous dit qu’il est déjà à l’œuvre59, et qui menace en notre temps la liberté reli-
gieuse par la dictature du relativisme.
57. c. JourNet, [intervention du 21 septembre 1965], cité en r. latala – J. rime (éd.),
Liberté religieuse et Église catholique, Fribourg (Suisse), academic Press, 2009, p. 34-35. texte latin
dans : Acta Synodalia Sacrosancti Concilii Vaticani II, vol. iv/1, cité du vatican, typis Polyglottis
vaticanis, p. 424-425. le cardinal s’appuie ici implicitement sur une incise de SaiNt thomaS
D’aquiN, in Summa theologiae ia-iiae, q. 21, a. 4, ad 3, dont il déploie les virtualités spéculatives.
58. cf. parmi tant d’autres exemples BeNoît xvi, « libertas religiosa, iter ad pacem »,
message pour la journée de la paix du 1er janvier 2011, n° 1, in Acta Apostolicae Sedis 103/1
(2011), p. 47 : «  en la liberté religieuse, en effet, trouve son expression la spécificité de la
personne humaine, qui par elle peut ordonner sa propre vie personnelle et sociale à Dieu, à la
lumière duquel se comprennent pleinement l’identité, le sens et la fin de la personne ».
59. 2 Th 2, 7.
119
Nova et vetera
3 . En guise de conclusion : la par ticipation et l’herméneutique du
C oncile
le devoir, ou comme l’écrit saint thomas, « l’office » du sage est double :
positivement, il doit « méditer la vérité du premier principe, et l’exposer aux
autres » ; négativement, il lui appartient de « combattre l’erreur contraire »60.
Dans la présente étude, nous avons essayé de montrer que les nouveautés du
concile vatican ii s’éclairent en un tout organique à partir de la participation,
qui est à la fois un principe de connaissance et un principe d’être.
Nous sommes parvenu à deux conclusions sapientielles fort simples, qui
relèvent des deux pôles du mystère de l’église. la première concerne son âme
et touche au sacerdoce royal des baptisés. l’ecclésialité par essence, que nous
avons définie comme la grâce du christ en tant que sacerdotale, prophétique
et royale, est participée, de manière essentiellement différente et donc analo-
gique, selon deux grandes lignes : celle de la grâce elle-même, incluant néces-
sairement la foi, qui est présente chez les justes acatholiques, mais sans la
totalité du dispositif christoconformant qui en règle l’exercice dans l’église ;
et celle de la foi sans la grâce, qui demeure chez les pécheurs fidèles, régulée
par les trois vincula chez les catholiques, ou bien par une partie d’entre eux
chez les chrétiens acatholiques. chez les infidèles, le rapport à l’âme de
l’église se limite à une participabilité, qui peut être actuée en participation
jusqu’au moment de la mort. Pour tous, l’appartenance à l’église par essence,
par participation ou par participabilité transcende l’allégeance à l’état, en
raison de la spiritualité de la personne humaine, et requiert donc, de la part
de celui-ci, une laïcité positive, qui favorise la découverte et la jouissance de
la vérité religieuse, mais ne l’impose pas.
l’autre conclusion regarde la hiérarchie de l’église en son sommet, et
touche donc au sacerdoce ministériel du souverain pontificat et de l’épiscopat.
le pouvoir suprême d’enseigner et de gouverner est une perfection opérative
reçue en deux sujets inadéquatement distincts, le Pontife romain et le collège
épiscopal. ici, la participation est de type univoque, car l’essence de la potestas
suprema reste la même dans ses deux dépositaires.
À ces deux séries de résultats correspondent, dans une certaine mesure,
deux analogués métaphysiques. c’est surtout le cas pour l’ecclésialité, qui est
en quelque façon au corps mystique ce que l’esse est à la création. De même,
en effet, que l’Être même subsistant communique librement quelque chose de
la « nature de l’être » (natura essendi) aux substances créées, et que celles-ci
60. SaiNt thomaS D’aquiN, Summa contra Gentiles i, c. 1, n° 6.
120
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
déploient les virtualités de leurs actes d’être respectifs dans leurs propriétés
et dans leurs opérations, de même aussi la trinité sainte communique libre-
ment une participation de sa nature à l’âme créée de l’église, de telle façon que
celle-ci est reçue par propriété dans les justes catholiques, et par participation
analogiquement diversifiée dans les autres hommes qui ont, d’une manière
explicite ou implicite, la foi théologale. il y a toutefois deux différences
majeures entre les deux membres de cette proportionnalité. alors que, en
premier lieu, l’esse créé est immédiatement conféré aux étants, l’ecclésialité est
au contraire médiatisée par le verbe incarné, qui la possède en plénitude
surabondante et la transmet à tous ceux qui, selon le mot de saint Jean, le
reçoivent61. et il faut souligner, en second lieu, que l’expansion de l’esse au-delà
de la substance est inscrite par soi dans la nature créée, au lieu que la diffu-
sion de l’ecclésialité par essence au-delà des justes catholiques, si elle exprime
bien la générosité ontologique de la grâce ecclésiale, n’en est pas moins une
conséquence du péché personnel actuel ou bien des divisions du passé, de telle
sorte qu’elle advient par accident. quant au pouvoir suprême de l’église, sa
réception en deux sujets l’apparente, comme nous l’avons mis en évidence, à
la participation prédicamentale, en laquelle la même perfection est multipliée
non en raison de son essence, mais de ses virtualités.
en métaphysique comme en théologie, un rapport de participation est
soumis à deux conditions connexes et impératives. il faut que le participé
transcende le participant selon une antériorité analogue à celle de l’acte vis-
à-vis de la puissance : il n’y a pas de participation sans hiérarchie ontologique.
en même temps, il est nécessaire que le participé « émerge » au-dessus du
participant, c’est-à-dire qu’il ne soit pas absorbé par son sujet immédiat : il n’y
a pas de participation sans une certaine surabondance. c’est parce que l’âme
de l’église, telle que nous l’avons définie, transcende l’église et émerge au-
dessus d’elle qu’elle peut être participée au-delà des catholiques en état de
grâce. Si donc notre lecture du concile vatican ii est vraie, il est possible de
le mésinterpréter de deux manières opposées, soit en refusant la transcendance
de l’ecclésialité, soit en niant son émergence.
la seconde de ces tentations caractérise la position de tous ceux qui
contestent vatican ii au nom d’une ecclésiologie de type bellarminien. c’est
ainsi que nous lisons sous la plume d’un théologien de la Fraternité Saint-
Pie x :
61. cf. Jn 1, 12 : « mais à tous ceux qui l’ont reçu, il a donné pouvoir de devenir enfants de
Dieu, à ceux qui croient en son nom ».
121
Nova et vetera
l’ecclésiologie traditionnelle définit l’église catholique comme une société,
c’est-à-dire comme l’unique ordre hiérarchique voulu par le christ et réalisé par
l’église catholique romaine, à l’exclusion de toute autre société religieuse. S’il
est vrai de dire que la charité est la cause finale de l’église, sa cause formelle
est, non la charité, mais l’ordre social dans le cadre duquel les fidèles profes-
sent publiquement la foi et le culte catholique, dans la dépendance de l’auto-
rité divinement instituée62.
l’auteur identifie clairement l’ecclésialité par propriété à un ordre, c’est-
à-dire à une relation réelle, qui se fonde exclusivement sur l’intégralité des
trois vincula, et qui surtout est en elle-même extérieure à la charité, et donc
à la grâce. cette relation n’est pas seulement une cause formelle (ce qu’est
aussi, selon nous, l’âme de l’église), mais elle est pensée comme une forme
accidentelle qui, en tant que telle, est ou n’est pas, de la même manière qu’un
homme est ou n’est pas fils d’un autre, ou bien est ou n’est pas citoyen d’un
certain état. en réduisant le principe constitutif de l’ecclésialité à une rela-
tion formelle, on le dissocie de son fondement transcendant, la grâce capi-
tale du christ, au-dessus de l’église, et on le rend incommunicable aux
non-catholiques, en-dessous d’elle. cette démarche est analogue à celle de
l’essentialisme qui, en métaphysique, conçoit l’étant comme un possible qui
certes a l’être pour fin, mais qui, en lui-même, se définit uniquement par l’in-
tégrale de ses notes essentielles. celles-ci constituent une totalité logique qui
exclut toute variation selon le plus ou le moins. De façon cohérente avec ce
réductionnisme formel, on refusera la doctrine du subsistit et celle des
« éléments de sanctification ».
l’autre tentation est symétrique à la première. au lieu de réduire l’être
de l’église à son dispositif christoconformant, on le dissoudra dans un
« être pour un autre » dépourvu de consistance et de transcendance. telle
nous semble l’erreur sous-jacente à la théologie herméneutique de claude
Geffré :
ainsi, il faudrait s’habituer à penser l’absolu non pas comme un absolu relatif,
ce qui serait absurde, mais comme un absolu relationnel, et non pas comme un
absolu d’exclusion ou d’inclusion. Sans compromettre l’engagement absolu
inhérent à la foi, il est permis de considérer le christianisme comme une réalité
relative, non pas au sens où relatif s’oppose à l’absolu, mais au sens d’une forme
relationnelle. la vérité dont témoigne le christianisme n’est ni exclusive de
toute autre vérité (telle était la position absolutiste de l’église catholique), ni
62. J.-m. Gleize, Vatican II en débat, Questions disputées autour du 21e concile œcuménique, s.l.,
courrier de rome, 2013, p. 147 (italiques de l’auteur).
122
la métaPhySique De la ParticiPatioN, iNStrumeNt…
inclusive même de toute autre vérité, mais elle est relative à ce qu’il y a de vrai
dans les autres religions63.
l’oxymore « absolu relationnel » vise à dépasser l’ecclésiocentrisme, qu’il
soit exclusif ou inclusif. la première position n’a jamais été soutenue par le
magistère, contrairement à ce que suggère l’auteur64 ; en revanche, la seconde
trouve son élaboration la plus rigoureuse dans l’œuvre de charles Journet :
l’église catholique issue de la Pentecôte est le dépositaire de la plénitude de
vérité qui est dans le christ, tandis que les autres religions, chrétiennes et non
chrétiennes, en ont une partie. cette doctrine, qui est celle de la participation,
suppose que le même est relatif à l’autre en tant que l’autre a part au même :
l’âme de l’église est présente au-delà de l’église dans la mesure où les autres
communautés y participent. Pour le P. Geffré, au contraire, le même est
relatif à l’autre précisément en tant qu’autre : la vérité du « christianisme »
consisterait ainsi dans sa relation à ce qui n’est pas lui. cette thèse entraîne
un double renversement : le rapport d’altérité intra-historique aux autres reli-
gions se substitue au rapport de transcendance supra-historique à la grâce
capitale du christ ; et, en définitive, la différence précède et fonde l’identité,
ce qui revient, qu’on le veuille ou non, à suspendre le principe de non-contra-
diction.
Nous voici ainsi ramenés, au terme de nos investigations, aux trois grandes
options possibles relativement à la participation. ou bien le principe consti-
tutif de l’église est une unité exclusive de toute altérité, et alors il exclut toute
participation à l’ecclésialité en dehors des frontières visibles de l’église catho-
lique : c’est la position sous-jacente à l’herméneutique de discontinuité anti-
conciliaire. ou bien ce principe n’a de consistance, au contraire, que dans son
rapport à l’autre, et alors, à proprement parler, l’être de l’église se résout en
un être pour l’autre : c’est la position latente dans l’herméneutique de discon-
tinuité relativiste. ou bien ce principe, précisément parce qu’il est et qu’il est
un dans l’église catholique, peut être participé par les autres communautés65 :
63. c. GeFFré, Croire et interpréter, Le tournant herméneutique de la théologie, Paris, cerf, 2001,
p. 104. les italiques sont de l’auteur.
64. cf. SuPrÊme et Sacrée coNGréGatioN Du SaiNt oFFice « epistula ad archiepiscopum
Bostoniensem », 8 août 1949, in h. DeNziNGer – a. SchöNmetzer, Enchiridion symbolorum,
n˚ 3866-3872, Barcelone, herder, 197636.
65. Dans une perspective strictement aristotélicienne, et donc différente de la nôtre, a. de
muralt propose une lecture très proche de celle que nous avons développée ici en ariStote,
Les Métaphysiques, traduction analytique des livres Γ, Ζ, Θ, Ι et Λ, Paris, Belles-lettres, 2010,
p. 414 : « ce qui permet de dire, par exemple, en faisant écho aux formules d’aristote, que
l’église du christ est “premièrement et absolument” dans l’église catholique et “ensuite”, “par
123
Nova et vetera
le relativisme et le désarroi de la raison
telle est la position que nous paraît exiger l’herméneutique de continuité. Quand les grands ressorts civilisateurs
ne fonctionnent plus.
comme tout savoir humain qui ne se restreint pas à une description scienti-
fique ou phénoménologique, l’ecclésiologie n’échappe pas à la métaphysique.

alain coNtat
Depuis des siècles, plusieurs moyens complémentaires sont utilisés pour
favoriser l’avancée des sociétés : supprimer les hiérarchies, valoriser l’« infé-
rieur », ouvrir les frontières, mettre en mouvement, accélérer les rythmes. De
nombreux exemples le montrent, dans une multitude de domaines. ainsi l’abo-
lition de l’ancien régime, foncièrement inégalitaire, a-t-elle permis d’instaurer
un mode de gouvernement plus respectueux de la dignité de chacun, la démo-
cratie. De même, la dénonciation du patriarcat a favorisé l’émancipation de la
femme. Dans la sphère économique, la suppression des barrières douanières
et la multiplication des échanges ont incontestablement permis de créer des
richesses. l’approche a aussi conduit, sur la scène culturelle cette fois, à la valo-
risation de l’art brut par exemple. le processus protéiforme a été théorisé par
de très nombreux penseurs. citons seulement ici les noms bien connus de
Simone de Beauvoir, auteur de l’essai Le deuxième Sexe, de michel Foucault,
dénonciateur des politiques d’enfermement, de Françoise Dolto, militante de
la « cause des enfants », ou de Pierre Bourdieu, avocat des opprimés et des
sans-voix.

Les nouvelles frontières

À la fin du xxe siècle, personne ou presque ne remettait plus en question
l’équation : nivellement, plus décloisonnement, plus mouvement égale progrès.
il paraissait alors évident que l’avenir était à la création d’un « village global »,
soit d’un espace sans frontières au sein duquel se déplaceraient, dans tous les
sens, des égaux. ainsi la mondialisation fut-elle largement saluée, et internet
fut-il accueilli comme un formidable outil au service de la bonne cause :
permettre à chacun de s’exprimer publiquement sans avoir besoin d’une quel-
conque accréditation. De partout montèrent des éloges du virtuel censé mettre
fin à la domination et aux inégalités, à la séparation et à l’exclusion, ainsi qu’à
l’immobilisme (les textes de Pierre lévy sont exemplaires à cet égard). multi-
culturalisme, hybridation, métissage, flux, réseaux, échanges, mobilité, devin-
rent des mots sacrés, par exemple sous la plume d’un michel Serres.
voie de conséquence et non semblablement” dans les autres communautés, qu’elle n’est en un
sens que dans l’église catholique, mais aussi cependant, “d’une certaine manière”, “semblable- aujourd’hui encore, beaucoup restent convaincus qu’il faut continuer à
ment” et “intrinsèquement” dans les autres communautés, dans la mesure où chacune de
celles-ci aspire à la vie divine véritable ».
actionner les mêmes grands leviers civilisateurs. certains ne prônent rien de

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