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LAJ>ARQLE
MANGEE
et autres essais théologico-politiques

Ouvrage publié avec le concours


du Centre national des Lettres

PARIS
MÉRIDIENS KLINCKSIECK
1986
DU MÊME AUTEUR

, . p · t e Klincksieck, 1972.
Etudes sémiologiques, ecnture, ezn ur . D l' De Brouwer,
Sémiotique de la Passion, topiques et figures. esc ee
Aubier-Montaigne, 1972. . Cl Chabrol- Aubier-
Le récit évangélique- en collaboratwn avec .
Montaigne, 1972. . . 3
d' p ces MmUit 197 ·
.
Utopiques :jeux es a, . l
La critique du discours, etudes sur a ogzq
l .
ue de Port-Royal et les Pensées de

Pascal. Minuit, 1975.


Détruire la peinture. Galilée, 1977.
Le récit est un piège. Minuit, 1978.
Le portrait du roi. Minuit,. 1981., . Galilée, 1981.
- La voix excommuniée, Essazs de memozre.

des alinéas 2 et 3 de l'article 41, que les


L a loi du Il mars n'autorisant,
.
aux ter;nes ,
. t ment reservees a
, l'usage privé du copiste et non
. . d
<<copies ou reproductwns stnc e les analyses et les courtes Cltatwns ans
destinées à une utilisation et, d:autre part, que, tation ou reproduction intégrale, ou
un but d'exemple et d'illustratiOn, << tou~e ~~~~~~~~ou de ses ayants-droits ou .ayants-
partielle, fa!t~ sans ~e, con,~entel~e~~~~ 40). Cette représentation ou rep~odu~twn, )ar
cause et ÜhClte » (ahnea 1 . de art. . d une contrefaçon sanctwnnee par es
quelq~e procédé que ce smt, const!tueralt one
articles 425 et suivants du Code Penal.

ISBN 2-86563-145-1

'b . . des Méridiens Klincksieck et C'', 1986


© L1 ratne '
Avertissement

On trouvera réunis dans cet ouvrage quelques essais qui,


malgré leur diversité, ont ce trait commun de considérer le
corps tel qu'il peut, à un moment ou à un autre de l'histoire,
être écrit dans les textes ou montré dans les images. Plus
précisément encore, de l'un à l'autre, quoique de façon bien
hétérogène, ces essais s'intéressent à l'étrange relation qui s'y
noue entre une fonction du corps, dite «oralité>> et ses organes
et la fonction du langage sous ses deux dimensions, verbale
(orale?) et écrite et dans ses modalités discursive et narrative
avec, à l'arrière-plan, les vastes questions de la violence
«naturelle>> du pouvoir «politique>> et de ses fondations
théologiques dans leurs rapports au discours et au corps. Ces
essais s'y intéressent, non point pour échafauder une théorie
dont d'admirables travaux ont déjà entrepris la construction
(en psychanalyse, en sémantique, en biologie, etc.) mais
seulement pour donner le compte rendu tantôt surpris, tantôt
émerveillé, tantôt amusé de lectures variées de textes et de
tableaux: simples occasions d'écrire - de décrire - l'entre-
tien avec un texte, avec une image qu'est toute lecture, néces-
8 La parole mangée

sairement prévenu par d'anciens et toujours agissants intérêts


philosophiques, à la fois spéculatifs et pratiques. C'est avouer,
pour répondre d'avance aux questions que le lecteur éventuelle-
ment se poserait que l'effort d'élaboration théorique s'est ici
laissé aller au plaisir (pas toujours) d'écrire des fictions de
lectures, en souhaitant seulement que ces fictions incitent le
lecteur à trouver, à son tour, lui-même les chemins de sa propre
réflexion.
Certains de ces essais ont déjà été publiés ici ou là, il y a
longtemps parfois, dans des revues ou des ouvrages collectifs.
Que leurs «éditeurs)) ou leurs directeurs qui les ont accueillis
soient ici vivement remerciés de m'avoir permis de les
reprendre.
Trois d'entre eux trouvent pour la première fois leur forme
écrite : le premier, à lui seul le tiers du volume environ, explore
sur les Contes de Perrault les avatars de ce signe nommé, faute
d'un meilleur terme, culinaire, aux frontières communes du
Logos, d'Eros et de la nourriture, qui ouvre entre les deux pôles
du Roi et de l'Ogre, un champ à l'activité ingénieuse des fées et
des hommes. Ces contes de grand'mère, récrits à la fin du siècle
de Louis le Grand offrent, me semble-t-il, l'expression narra-
tive la plus précise et la plus suggestive des problèmes philoso-
phiques ici évoqués entre théologie et politique et aussi de leur
solution : mais il s'agit seulement de contes et nous n'y
trouverons pas d'autre leçon (d'action et de pensée) que celles
que nous voudrons bien y mettre.
Le second retrouve plus frontalement ces relations
complexes de la nature, du pouvoir et de l'absolu déjà traitées
dans mon livre Le Portrait du Roi, mais sur d'autres documents,
en particulier son portrait d'apparat, que je fais «travailler))
avec une féroce caricature anglaise du XIX' siècle.
Aussi pourra-t-on lire, sans surprise, les extraits du journal
de santé du prince dans la troisième étude sur laquelle s'achève
l'ouvrage et où s'expose - mais dans un secret partagé
seulement par le roi et son médecin- un corps souffrant qui
Avertissement 9

~:~;it ~e r,~ve:s o~~_:ur de l'éblouissante image du Roi-Soleil si


e-CI. n etait deJa gravée, peinte, écrite, à la gloire de ses
en;rep:Ises, unA corps malheureux mais que l'art savant d
med.ecm, ,les graces particulières du Ciel et le désir d'absolu d~
Loms relevent sans cesse, année après année, d l'' 1 d
Monarque. ans ec at u
1.

La parole mangée
ou le corps divin
saisi par les signes

1.1. Je me propose dans l'étude qu'on va lire, d'aborder


dans l'histoire des théories du signe, un épisode qui pourra
paraître étrange aux esprits scientifiques d'aujourd'hui. Et
cependant cet épisode, parce qu'il dépasse sans aucun doute le
simple événement ou le pur accident, me semble introduire à
des considérations de quelque importance touchant et la
théorie sémiotique, et son histoire. Je veux parler de l'addition
de développements d'ordre théologique dans la cinquième
édition de la Logique de Port-Royal en 1683. Evoquant ces
développements dans un avertissement exprès au lecteur,
Arnauld et Nicole prennent soin de signaler qu'ils ne consti-
tuent nullement des éléments adventices et extrinsèques à l'Art
de penser. Quoiqu'occasionnelles dans leur apparition histori-
12 La parole mangée

que, en 1683- ces additions avaient été provo.quées par des


contestations de ministres protestants- celles-cl «ne sont p~s
moins propres ni moins naturelles à la logiq~e. et on les aurait
pu faire quand il n'y aurai: jamai,s .e~ de Mm1~tres au monde
qui auraient voulu obscurcir les ventes de la fm par de fausses
subtilités». Et les logiciens de Port-Royal d'ajouter:« On verra
par ces éclaircissements que la .raison et la fo!
s'accordent
parfaitement, comme étant des rmsseaux de la me~e s.ource et
que l'on ne saurait guère s'éloigner de l'une (c'est-a-~1re de la
raison) sans s'écarter de l'autre (c'est-à-dire de la fm).»

1.2. De quelles contestations théologiques ~'agit-il do~c?


En vérité d'un élément central du dogme cathohque : celm de
l'Eucharistie de la Transsubstantiation et de la Présence réelle
du corps de Jésus-Christ sous les espèces ~u pain et du vin. Il
s'agit_ au plan de la théologie- de savmr ~omment entendre
la formule rituelle centrale dans le sacnfice de la messe
catholique l'énoncé consécratoire : «Ceci est mon corps»,
«hoc est c~rpus meum »,pour déterminer précisément l'effet de
cet énoncé qui, au sens catholique, - miraculeuseme~t -
transforme substantiellement la nature d'une chose (le pam, le
vin) sans modifier ses apparences. J'ai e,ssayé, de ~ontrer
ailleurs la prégnance très forte de ce modele theologique de
l'Eucharistie dans le champ politique, précisément à l'époque
où la monarchie française est en marche vers l'absolutisme et
son idéologie louisquatorzienne, en indiquant ce qu~ les
notions de corps du roi et de l'état ou d'histoire ro?'ale,do~v.ent
à la théologie d'un énoncé dont tout l'efficace .consiste a.reClt~r
un récit, à répéter un discours et à reprodmre une lm; trms
modalités énonciatives précisément contenues dans le canon
de la messe catholique, au moment de la consécration : cel~e de
la représentation narrative : «Alors Jésus pr:nant du pam et
rendant grâces le rompit et le donna a ses d1sc1ples ... »,. celleA du
discours assertif: «en disant : "ceci est mon corps qm va etre
donné pour vous ... ", celle enfin du discours prescriptif insti-
La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes 13

tuant l'espace de la communauté ecclésiale : "Prenez, ... man-


gez... buvez... faites ceci en mémoire de moi, la nouvelle
Alliance en mon sang ... "».
1.3. Ce que l'avertissement de la cinquième édition de la
Logique de Port-Royal signale aux lecteurs de 1683 comme à ceux
d'aujourd'hui (de Michel Foucault à Noam Chomsky, entre
autres, sans qu'ils y aient peut-être prêté suffisamment garde),
c'est que le théologique dans l'énoncé fondateur de la croyance,
de son instrument et de sa communion, c'est que la théorie du
sacrement comme signe, sens et institution est parfaitement
«propre» et «naturel» à la logique, c'est-à-dire à la théorie du
signe et de la représentation, de la représentation comme signe
et du signe comme représentation, à la théorie du sens des
signes, celle des compositions (conjonctives ou disjonctives)
des signes-représentations par l'acte du sujet de l'énonciation
dans la proposition, et enfin à la théorie des effets de sens, celle
du discours en général dans ses fonctions de persuasion, de
croyance et d'institutionnalisation de la croyance.
Le problème que je voudrais évoquer est donc celui de cette
connaturalité et de cette propriété du modèle fourni par
l'énoncé consécratoire «ceci est mon corps» à la logique du
sens de Port-Royal, c'est-à-dire à la théorie sémiotique
(sémantique et pragmatique), en entendant propriété au sens
d'une adéquation et d'une appropriation réciproques du théo-
logique et du sémiotique et ceci, afin de suggérer - en
paraphrasant le texte de l'Avertissement déjà cité - que
l'histoire et la théorie s'accordent parfaitement comme étant
des ruisseaux de la même source et que l'on ne saurait
s'éloigner de l'une sans s'écarter de l'autre. Pour cela, il
conviendra donc de prendre en considération les additions
«théologiques» de la 5' édition de l'Art de penser, sur fond de la
théorie sémiotique (logico-grammaticale) qui en est l'objet.
2.1. Or les développements de la 5' édition ne se présen-
tent jamais comme théologiques. Qu'on en juge plutôt. Dans la
14 La parole mangée

première partie consacrée à la première des quatre principales


opérations de l'esprit, concevoir, et à ses produits, les :eprésen-
tations ou les idées, les chapitres IV et XV qm y sont
introduits en 1680 concernent le premier, les représentations de
signes comparées aux représentations de choses et le second, les
représentations ou idées que l'esprit ajoute à celles qui sont
précisément signifiées par les mots. Dans la deuxième partie
qui développe la théorie du jugement, «action de notre esprit
par laquelle joignant ensemble diverses idées il affirme de
l'une qu'elle est l'autre ou nie de l'une qu'elle soit l'autre»,
quatre additions apparaissent, deux importées de la Grammaire
générale avec des éléments nouveaux, les chapitres I et II : «Des
mots par rapport aux propositions» et «Du verbe»; deux
autres tirées, comme celles de la première partie, de la Grande
Perpétuité de la Foi, le chapitre XII intitulé : «Des sujets confus
équivalents à deux sujets» et le chapitre XIV qui porte le titre
quelque peu énigmatique: «Des propositions où l'on donne
aux signes le nom des choses», chapitre qui avait été d'ailleurs
annoncé comme important à la fin du chapitre IV de la
première partie sur l'idée de signe.

2.2. Dans tous les cas et jusqu'au chapitre XII : «De ce


que nous connaissons par la foi soit divine, soit humaine» de
la quatrième partie consacrée à la méthode ou à l'ordre des
raisonnements dans la démonstration, le «motif» théologique
de l'énoncé consécratoire n'apparaît que de façon incidente,
illustrative, détournée et comme en supplément des définitions
et des typologies sémiotiques, des démonstrations sémanti-
ques, des descriptions pragmatiques. C'est ainsi que les
logiciens de Port-Royal entendent montrer dans l'ordonnance
méthodique de l'ouvrage, l'appartenance du« théologique» au
«logique» qu'ils avaient affirmée dans leur Avertissement de
1683 ou de façon plus polémique, à l'égard des Ministres
protestants, que l'hérésie religieuse n'est qu'une espèce parti-
culière d'erreur rationnelle. Mais cette articulation même par
La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes 15

englobement du «théologique» et du «logique» dans le dis-


cours des logiciens doit nous inciter à une lecture symétrique
et inverse : c'est le modèle théologique et en particulier, celui
qui permet de construire l'énoncé consécratoire entendu au
sens catholique, qui ouvre une voie royale à la compréhension
du fonctionnement du signe comme représentation dans l'acte
d'affirmation des choses par le sujet de l'énonciation qu'est le
jugement dans la proposition où il s'articule, et dans le
discours en général par où une communauté sociale de sujets
parlants s'institue. Autrement dit, l'examen logique et
grammatical de l'énoncé: «Ceci est mon corps>> auquel se
livrent les logiciens de Port-Royal aux deux étages majeurs de
l'édifice de l'Art de penser, celui de la représentation et celui du
jugement, permet, parce qu'il s'agit de cet énoncé là précisé-
ment et dans le champ où il s'énonce, l'institution religieuse,
une remarquable avancée dans la théorie sémiotique en géné-
ral, sans toutefois que cette «avancée» théorique puisse être
formulée et théorisée autrement que dans ce champ.

3.1. Dans le chapitre IV de la première partie : «Des


idées de choses et des idées de signes», les logiciens de Port-
Royal commencent par définir le signe à la fois comme une
opération par laquelle l'esprit (c'est-à-dire un sujet) regarde un
objet quelconque au seul titre de représentant d'un autre objet
quelconque et comme le produit de cette opération, soit cet objet même
en tant que simple représentant. Cet objet reçoit le nom de
signe et à ce signe (de signe) correspond une représentation,
précisément l'idée de signe. Les exemples de signes que les
logiciens privilégient pour illustrer leur définition générale,
et ce point est remarquable, sont un certain type d'icônes :
«C'est ainsi qu'on regarde d'ordinaire les cartes et les
tableaux.» Et reformulant leur définition, ils insistent à nou-
veau sur le double aspect du signe, d'être à la fois un« objet» et
une «opération»; et l'« objet» est inséparable de son fonction-
nement : il en est le produit- c'est là la première définition du
16 La parole mangée

signe-; et il le produit- c'est là sa deuxième définition-.


«Ainsi le signe enferme deux idées, l'une de la chose qui
représente, l'autre de la chose représentée et sa nature consiste à
exciter la seconde par la première.» La nature de la représenta-
tion de signe consiste bien dans cette «excitation», ce trans-
port, ce transfert de l'esprit, d'un pôle (le représentant) de la
relation de représentation à l'autre (le représenté) : la nature
du signe est cette opération, cette «métaphore» du sujet d'une
idée à une autre dans la même idée. Le signe n'est pensable
qu'en fonctionnement, que comme fonctionnement.

3.2. Les logiciens proposent alors trois divisions des


signes selon trois critères; le critère épistémique de la certitude et de
la probabilité: il y a des signes certains et des signes probables
qu'il faut bien distinguer sous peine d'attribuer téméraire-
ment un effet à une cause alors qu'il peut être l'effet d'une autre;
le critère de la continuité et de la discontinuité: il y a des signes
joints aux choses qu'ils signifient et il y a des signes qui en
sont séparés et cette classification donne lieu à quatre
maximes sur lesquelles nous reviendrons; et enfin le critère du
naturel et de l'institutionnel : il y a des signes qui ne dépendent
pas de la fantaisie des hommes et il y en a d'autres qui sont
d'établissement, sans aucun rapport avec la chose qu'ils repré-
sentent : ainsi les mots quant aux pensées. Les signes du
langage n'apparaissent qu'aux dernières lignes de cet impor-
tant chapitre consacré aux idées des signes qui s'était ouvert
sur les exemples, plus prévalents pour les logiciens de Port-
Royal, des cartes et des tableaux, cartes et tableaux que nous
allons retrouver sous les espèces de la carte d'Italie et du
portrait de César ou d'Alexandre dans le chapitre XIV de la
deuxième partie qu'annonce la dernière ligne du chapitre IV :
«On explique en traitant des propositions une vérité impor-
tante sur ces sortes de signes (naturels - institutionnels) qui
est ce que l'on en peut, en quelques occasions, affirmer les
choses signifiées.»
La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes l7

3.3. Mais les trois divisions des signes sont sous-tendues


par un autre réseau articulatoire constitué par les exemples
dont l'ensemble est alors soumis à une double cohérence. La
première, évidente, est celle des trois typologies binaires qu'ils
doivent illustrer : le certain et le probable : le joint et le séparé;
le naturel et l'institutionnel. L'autre, pour être plus discrète,
n'en est pas moins opératoire : elle concerne le modèle théologique
de l'Eucharistie qui à la fois oriente la série des exemples en lui
donnant son sens et qui, dans les trois divisions envisagées, a
pour caractéristique de se situer à leurs frontières internes.

3.4. Récapitulons rapidement la série : première divi-


sion : les signes certains comme la respiration l'est de la vie
des animaux; les signes probables comme la pâleur l'est de la
grossesse. Les deux exemples concernent des signes indices du
corps dont l'un est marque certaine et l'autre, seulement
probable; exemples auxquels les logiciens auraient pu ajouter
celui qui apparaît à la fin de leur ouvrage, au chapitre XII de
la 4' partie «de ce que nous connaissons par la foi soit
humaine, soit divine» lorsqu'ils écrivent : «à considérer les
choses exactement, [c'est-à-dire en évitant ces jugements téméraires
qui confondent signes certains et signes probables], jamais ce que nous
voyons évidemment et par la raison ou par le fidèle rapport des
sens n'est opposé à ce que la foi nous enseigne ... Par exemple,
nos sens nous montrent clairement dans l'Eucharistie de la
rondeur et de la blancheur», sont-ce signes certains ou signes
probables de la substance du pain? Juger témérairement
consisterait à faire de ces deux qualités, des tekmeria du pain et
non des semeia. «Nos sens ne nous apprennent point si c'est la
substance du pain qui fait que nos yeux y aperçoivent de la
rondeur et de la blancheur; et ainsi la foi n'est point contraire
à l'évidence de nos sens lorsqu'elle nous dit que ce n'est point la
substance du corps qui n'y est plus, ayant été changée en corps
de Jésus-Christ par le mystère de la Transsubstantiation.»
18 La parole mangée

3.5. Deuxième division : les signes joints aux choses


comme l'air du visage qui est signe des mouvements de l'âme
est joint à ces mouvements qu'il «signifie», les symptômes
signes joints aux maladies et, ajoute l'auteur, «pour me servir
d'exemples plus grands, l'arche de Noé signe de l'Eglise jointe à
Noé et à ses enfants qui étaient alors la véritable Eglise; nos
temples matériels signes des fidèles souvent joints à eux, la
colombe, figure du Saint-Esprit : le lavement du baptême,
figure de la génération spirituelle jointe à cette régénération».
Le passage des exemples de signes, symptômes corporels des
mouvements cachés du corps ou de l'âme aux signes, figures
sacrées qui en révèlent ou en opèrent le sens comme dans le cas du
lavement du baptême par l'effet immédiat, mais secret du
sacrement, ce passage est significatif. Comme pour les
exemples précédents, se trouve aménagé l'espace complexe et
unitaire du modèle eucharistique où les oppositions binaires
des critères classificatoires trouvent, en s'annulant dans une
«mystérieuse» unité, l'origine théologique et théorique de
leur diversification. Car l'unique exemple des signes séparés
des choses déploie aux dimensions de l'histoire sainte et de sa
typologie diachronique les opérations immédiates à effets
cachés du signe sacramentaire : «comme les sacrifices de
l'ancienne loi, signes de Jésus-Christ immolé, étaient séparés
de ce qu'ils représentaient».

3.6.1. Mais ce sont, sans doute, les quatre maximes qui


découlent de cette classification qui présentent des exemples
encore plus intéressants quant à la cohérence secrète-sacrée,
sacramentaire de la série. En un sens, la première reprend en la
précisant, la dichotomie initiale du certain et du probable :
on ne peut jamais conclure précisément de la présence du signe
à la présence ou à l'absence de la chose signifiée. «C'est par la
nature particulière du signe qu'il en faut juger.» De la
présence des signes sensibles du pain, ne nous hâtons pas de
conclure à la présence de la substance pain ou de la présence des
La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes 19

signes évoquant le sacrifice historique de Jésus immolé sur la


croix, à son absence hic et nunc sur l'autel où le récit de ce passé
est énoncé. De plus, deuxième maxime, une même chose peut
être, dans un certain état, chose figurante et dans un autre,
chose figurée, quoiqu'une chose dans un état ne puisse être
signe d'elle-même dans ce même état : ainsi un homme dans sa
chambre peut se représenter prêchant. Dès lors, grâce à cet
exemple, où la dimension réflexive de la représentation impli-
que une distantion temporelle ou ontologique entre le présent et
un passé ou un futur d'une part ou entre l'actualité et la fiction
ou le possible d'autre part, la même chose peut être ici -
maintenant tout autre que ce qu'elle est, dans la seule mesure où
sera introduite en elle une distinction entre représentant et
représenté, à la faveur d'une différence immanente d'état :
ainsi pourrions-nous ajouter, et nous y reviendrons, le pain sur
la table de la Cène ou sur l'autel de l'Eglise.

3.6.2. C'est d'ailleurs ce que font apparaître les trois


exemples de la troisième maxime : qu'une même chose peut
cacher et découvrir une autre chose en même temps, car la
même chose pouvant être, en même temps, et chose et signe
(double différence d'état) peut cacher comme chose ce qu'elle
découvre comme signe. Ainsi la cendre chaude cache le feu
comme chose et le découvre comme signe; ainsi les formes
empruntées par les Anges les couvraient comme choses et les
découvraient comme signes; ainsi les symboles eucharistiques
(le pain et le vin) cachent le corps de Jésus-Christ comme chose
et le découvrent comme symbole. Les trois exemples du feu, des
anges et de Jésus-Christ lient d'un seul mouvement la chose
matérielle, la forme corporelle et le corps eucharistique, dans
une sorte d'oxymore toujours plus intense dans la cendre au feu,
aux puissantes connotations symboliques de mort et de vie,
jusqu'au pain et au vin, corps et sang de Jésus-Christ. Dans les
trois cas, la chose dans son identité même se scinde deux fois,
une première fois, en chose et en signe et une deuxième fois, de
20 La parole mangée

par la nature même du signe qui demande une distinction


entre la chose représentante et la chose représentée, tout en
restant ce qu'elle est, la même chose. Aussi, la seule façon de
surmonter l'aporie d'une absolue différence dans l'identité
absolument maintenue est de rabattre la structure du signe-
représentation sur celle du secret : une chose est certes cachée,
mais elle ne doit point l'être totalement car ce secret s'évanoui-
rait. Il faut que quelques traits ou marques «signifient» ou
plutôt indiquent, fassent signe que quelque chose est caché. Il
faut que le secret secrète sa présence : on peut même dire que
cette secrétion du secret fait toute la réalité de sa présence. La
question radicale que ces remarques imposent est alors la
suivante : la structure de tout signe dans son «fonctionnement
signifiant» ne relève-t-il pas, d'une manière ou d'une autre, de
la structure du secret? Ainsi ce trait de chaleur dans la cendre
qui révèle le feu qui s'y cache : ainsi la robe resplendissante et
la soudaine apparition qui révèlent le messager céleste; mais
qu'en est-il du pain et du vin eucharistiques? N'est-il, à leur
propos, d'autre marque découvrant le secret sacramentaire que
l'énoncé prononcé sur eux qui en répète un autre plus ancien,
originaire, selon l'ordre qui fut alors donné de le répéter et par
où l'institution fut fondée et le discours de répétition, légi-
timé?

3.6.3. Les exemples de la quatrième maxime répondent à


cette dernière question. Si la nature du signe consiste bien
dans la scission de la différence au sein de l'identité, si l'idée
de signe est cette «métaphore» sensible et réalisée de la chose
figurante à la chose figurée, «tant que cet effet subsiste ... le
signe subsiste, quand même cette chose serait détruite dans sa
propre nature». Tout à l'heure, l'opacité de la chose, la
matérialité du corps cachait comme chose ce qu'elle décou-
vrait comme signe. Maintenant, la chose peut disparaître
dans sa nature pourvu qu'en subsiste l'image, l'apparence
éphémère et que celle-ci, par sa dualité, provoque le transport,
La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes 21

la métaphore par où s'opère le fonctionnement signifiant.


Ainsi «les couleurs de l'arc-en-ciel que Dieu a prises pour
signe qu'il ne détruirait plus le genre humain par un déluge»
peuvent bien n'être ni réelles ni véritables, « pouvu que nos
sens aient toujours la même impression et qu'ils se servent de
cette impression pour concevoir la promesse de Dieu». Ainsi
le pain de l'Eucharistie peut très bien être détruit dans sa
propre nature «pourvu qu'il s'excite toujours dans nos sens
l'image d'un pain qui nous serve à concevoir de quelle sorte le
corps de Jésus-Christ est la nourriture de nos âmes et comment
les fidèles sont unis entre eux.» Sans doute n'est-il pas d'autre
marque pour que ce pain soit symbole eucharistique que
l'énoncé consécratoire qui l'a changé en corps de Jésus-Christ;
mais l'image du pain subsiste, d'un pain que le fidèle mange à
la table sainte comme corps de Jésus-Christ réellement présent
et ce trait de manducation est un signe- non que le pain soit
une figure du corps de Jésus-Christ - mais que le corps de
Jésus-Christ est une nourriture de l'âme et qu'il est le corps
mystique de l'Eglise, de la communauté des fidèles : qu'il en est le
corps social.

3.6.4. Le modèle eucharistique livre bien la cohérence


profonde du réseau des exemples qui illustrent la théorie
sémiotique de Port-Royal telle qu'elle est brossée dans la
définition générale du signe comme représentation et à travers
les classifications qui en quadrillent le fonctionnement signi-
fiant. Mais ce modèle, tel au moins que nous l'avons articulé à
partir du réseau des exemples des signes, tout en montrant sa
remarquable productivité sémiotique puisqu'il peut fonction-
ner littéralement «sur tous les tableaux» de signes et à leurs
limites, tout en se découvrant comme une exceptionnelle
matrice sémiotique, laisse indéterminé ce qui en constitue
l'essentiel, l'énoncé de langage par lequel une chose est détruite
dans sa nature spécifique de chose, pour en devenir une autre,
tout en gardant l'apparence de la première, par lequel toutefois
22 La parole mangée

et en même temps, elle devient signe à la fois de cette


transformation qui l'affecte dans sa plus intime substance,
mais aussi des effets symboliques et réels qu'elle produit pour
chacun de ceux qui l'assimilent et pour leur ensemble commu-
nautaire.

3. 7. Aussi n'est-il pas surprenant que la troisième divi-


sion des signes en signes naturels et en signes d'établissement
n'évoque, pour les opposer l'une à l'autre, que l'image spécu-
laire et le mot de langage, la première, comme l'exemple type de
signe naturel dont cartes et tableaux avaient fourni initiale-
ment des exemples dérivés et le second, comme l'unité lexicale
sémantique primitive, élément composant de l'unité mini-
male du discours, la phrase (proposition-jugement). Toutefois,
le problème qu'annoncent les dernières lignes du chapitre,
mais pour le rejeter dans la deuxième partie, n'est autre que
celui posé à la théorie logico-grammaticale par l'énoncé
consécratoire de l'Eucharistie et qui, comme les symboles
eucharistiques qui fonctionnaient à la limite des diverses
typologies de signes, se trouve opérer et produire son sens à la
frontière des énoncés concernant les signes naturels et ceux
touchant les signes institutionnels, à la frontière du discours
qui énonce les icônes de la carte et du portrait et de celui qui
énonce les tropes du langage. Mais il convient d'en différer
encore un moment l'examen afin d'ouvrir plus précisément
l'espace matriciel du modèle « théologico-sémiotique >>.

4.1. Le chapitre XV de la première partie traite «des


idées que l'esprit ajoute à celles qui sont précisément signi-
fiées par les mots», idées que relèvent de ce qu'au chapitre
précédent les logiciens avaient nommées «idées accessoires».
Ils avaient, en effet, noté que «les mots signifient souvent plus
qu'il ne semble», dans l'usage ordinaire qui en est fait dans le
discours des hommes et «que lorsqu'on en veut expliquer la
signification, on ne représente pas toute l'impression qu'ils
La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes 23

font dans l'esprit ... Il arrive souvent qu'un mot, outre l'idée
principale que l'on regarde comme la signification propre de
ce mot, excite plusieurs autres idées qu'on peut appeler acces-
soires auxquelles on ne prend pas garde quoique l'esprit en
reçoive l'impression.» Aux idées accessoires appartiennent
non seulement les signifiés de connotation «attachés aux mots
par un usage commun», mais aussi les impressions signi-
fiantes qui s'attachent au ton de la voix, à l'air du visage, aux
gestes, etc. bref, toute une couche de significations qui mar-
quent, si l'on peut dire, l'émergence du corps dans le fonction-
nement du langage et des pratiques corporelles dans l'échange
linguistique dont les logiciens (mais aussi moralistes) de
Port-Royal font une analyse remarquablement fine, aiguë et
d'une grande portée théorique.

4.2. Le chapitre XV toutefois pousse la notion d'idée


accessoire dans une autre direction : non plus comme tout à
l'heure vers l'exploration de la connotation linguistique et de
ses structures sémantiques «décrochées», mais vers celle des
déictiques, particulièrement du démonstratif et plus particu-
lièrement encore du démonstratif neutre (de «première per-
sonne»), «hoc», «ceci». Les logiciens s'interrogent donc sur
une pièce maîtresse de l'appareil formel de l'énonciation qui
est au fondement de toute théorie sémantico-pragmatique du
discours, mais bien évidemment aussi, parce qu'il était non
moins décisif d'en préciser la nature et le sens, pour une
théologie de l'Eucharistie dont «hoc», «ceci» est le premier
terme de la formule rituelle. Autrement dit, les logiciens de
Port-Royal jettent les bases d'une théorie de l'énonciation dans
le temps même où ils développent une théologie linguistique de
l'Eucharistie.

4.3. Il est clair que si idée accessoire il y a dans le


fonctionnement du démonstratif neutre, «hoc»,« ceci», c'est
en un tout autre sens que celui d'un signifié de connota-
24 La parole mangée

tian. Sans doute «hic, haec, hoc»/« iste, ista, istud >> appar-
tiennent-ils dans la langue, à la classe formelle et fonctionnelle
des pronoms comme «ille, illa, illud », à l'instar d'autres
formes nominales ou verbales ; mais il y a, par opposition, par
exemple, à un nom référant à une notion lexicale, une diffé-
rence essentielle qui tient au processus même de l'énonciation
linguistique. Comme pour les pronoms personnels, je/tu ou les
marques de la première et deuxième personnes, l'énoncé conte-
nant ceci, hoc, appartient à ce type de langage qui inclut, avec
les signes, ceux qui en font usage; et plus précisément, pour
citer Benveniste, avec le démonstratif, «l'identification de
l'objet est opérée par un indicateur d'ostension concomitant à
l'instance de discours contenant l'indicateur de personne. Ceci
sera l'objet désigné par ostension simultanée à la présente
instance de discours, la référence implicite dans la forme (hoc
opposé à istud) l'associant à "je", à "tu".» (Problèmes de linguisti-
que générale, 1, p. 253.) Le seul point de contact entre la théorie
du démonstratif neutre et celle des idées que l'esprit ajoute sans
y prendre garde à la signification des mots est, pour parler le
langage des logiciens de Port-Royal, la notion d'usage.

4.4. «Il arrive souvent que l'esprit ayant conçu la signifi-


cation précise qui répond au mot, il ne s'y arrête pas quand elle
est trop confuse et trop générale. Mais portant sa vue plus loin,
il en prend occasion de considérer encore dans l'objet qui lui est
représenté (c'est moi qui souligne), d'autres attributs et d'autres
faces et de le concevoir ainsi par des idées plus distinctes.»
Ainsi hoc, ceci dont la signification est «la chose présente»,
«attribut très général et très confus de tout objet, n'y ayant que
le néant à quoi on ne puisse appliquer le mot de chose.» Dès
lors, «quand on se sert du mot de ceci pour montrer un diamant, l'esprit
ne se contente pas de le concevoir comme une chose présente,
mais il y ajoute les idées du corps dur et éclatant». Les
logiciens poursuivent leur analyse en soulignant les modalités
particulières de conception de ces diverses idées : l'idée
La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes 25

«chose présente» est conçue comme la signification propre du


mot tandis que les autres idées sont "suppléées et ajoutées" selon
que l'on emploie le terme de hoc en des matières différentes» par exemple
un diamant, du vin, du pain. Sans doute, l'idée signifiée est-elle
excitée par le mot «ceci» appliqué, par exemple, à un diamant,
comme le sont les idées de corps dur et éclatant. Mais ces
dernières le sont «comme des idées que l'esprit conçoit liées et
identifiées avec cette première et principale idée, mais qui ne
sont pas marquées précisément par le pronom "hoc"». «Ceci»
signifiera, dans tous les cas de son emploi, «la chose présente»,
mais ce diamant avec toutes ses qualités accessoires, à chaque cas,
diverses. Les logiciens oscillent donc en ce point entre une
distinction métalinguistique de la signification et de la référence
énonciative et leur intégration psycholinguistique, voire leur identi-
fication; oscillation où se manifeste simultanément la volonté
d'assurer au locuteur tout le savoir nécessaire à son discours et la
constatation du logicien que ce savoir n'apparaît qu'au terme
d'une analyse du discours dont les éléments ne subsistent plus ni
dans le discours ni dans la pensée.

4.5. A l'exception, toutefois, de l'emploi de «ceci» dans


l'énoncé : «ceci est mon corps». En effet dans ce cas, «ceci»
laisse apparaître dans la proposition où il est énoncé les deux
strates signifiantes dont il est constitué. Car «ceci» qui
signifie «cette chose présente» reçoit successivement, au
début de la proposition, les déterminations distinctes de
«pain» et à la fin, celles de «mon corps». La contradiction
soulevée et résolue par les Ministres protestants par la méta-
phore et l'hérésie n'en est donc pas une. Du commencement à la
fin de l'énonciation de la formule eucharistique, «ceci» sujet
de la proposition, garde sa signification générale et confuse de
«cette chose présente», mais alors qu'au début, s'y ajoute la
détermination «pain» trouvée dans la situation singulière
d'énonciation, à la fin, cette addition est substituée par une
autre «mon corps». J'ai essayé ailleurs d'analyser les
26 La parole mangée

problèmes posés par cette analyse sur le plan sémantique et


pragmatique, dont le plus important est, sans doute, la substi-
tution (non thématisée par les logiciens de Port-Royal) à la
chose pain qui est seulement indiquée dans la situation d'énoncia-
tion, du mot «corps» qui, lui, est signifié dans l'énoncé. La
copule «est» est-elle suffisante pour opérer cette assimilation
subrepticement effectuée du signifié à l'indiqué? N'est-ce pas
plutôt l'inverse qui, en fin de compte, s'esquisse dans l'analyse
de la Logique, à savoir l'effacement de l'indiqué, cet« autre» du
langage par un retour au langage en tant qu'il représente les
choses? Dans la deuxième partie de la proposition, c'est un
mot qui apparaît «corps», c'est le corps comme terme pro-
noncé qui remplace le pain dans la deixis. Ce serait dès lors le
corps comme mot qui serait donné à manger et nous retrouve-
rions, mais pour cet unique énoncé chrétien, les apories d'un
langage collant aux choses qu'il signifie, apories dont il était
arrivé aux pré-socratiques de jouer : «si tu dis le mot "cha-
riot", un chariot passe par ta bouche». Toutefois ce qui permet
- je le pense aujourd'hui - aux logiciens de Port-Royal
d'échapper à la critique que j'avais alors formulée, c'est la
présence, dans la deuxième partie de la proposition, de
l'adjectif possessif de première personne, «mon>> qui réfère à
l'instance présente du discours. Si «corps» reste bien un mot
prononcé et un signifié lexical, «mon» ou «de moi» est un
déictique qui montre celui qui énonce ici-maintenant la
proposition «ceci est mon corps».

5.1. Mais, on le comprendra aisément après ces remar-


ques, l'analyse de Port-Royal et la construction du modèle
théologico-sémiotique devront se poursuivre au niveau de la
proposition où se manifeste la seconde et peut-être essentielle,
des opérations de l'esprit, juger c'est-à-dire affirmer d'une
idée, d'une représentation qu'elle est une autre idée, une autre
représentation. Là encore, il ne saurait être question de
revenir sur les chapitres I et II de la deuxième partie de l'Art de
La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes 27

penser qui élaborent à partir des textes de la Grammaire générale,


une théorie de la proposition et précisément de son nucleus
actif, le verbe, «ce mot dont le principal usage est de signifier
l'affirmation, c'est-à-dire de marquer que le discours où ce mot
est employé est le discours d'un homme qui ne conçoit pas
seulement les choses mais qui en juge et qui les affirme».
Comme on le sait, une triple réduction, dans la théorie de
Port-Royal, affecte toute occurence verbale: la première la
ramène au verbe être, la seconde à l'indicatif présent et la
troisième à la troisième personne du singulier; soit un noyau
primaire« il est», sur lequel viennent se greffer toutes les autres
déterminations de personne, de temps, de genre et de nombre,
i
toutes les modalités d'énonciation et tous les traits sémanti-
i ques.
·~

l 5.2. Cette triple réduction fait apparaître, à tous les


niveaux où on peut l'analyser, l'extraordinaire tentative logi-
co-grammaticale de Port-Royal pour trouver dans les structures
mêmes de la langue et dans le fonctionnement des signes et du
discours, la déduction «transcendantale» cartésienne de la
vérité de l'être à partir de la représentation d'un sujet pensant
et de ses représentations. La première réduction au verbe être
manifeste, dans toute proposition, la valeur de la copule non
seulement comme marque de conjonction de deux représenta-
tions mais encore comme position aléthique et existentielle,
c'est-à-dire comme opération. Opération, acte, position de
qui? D'un sujet parlant ici-maintenant et c'est le sens de la
deuxième réduction de toutes les modalités temporelles du
verbe à celle de l'indicatif présent où se marque la présence
d'un sujet, «un homme qui ne conçoit pas seulement les choses
mais qui en juge et qui les affirme». La troisième réduction,
en revanche, à la troisième personne du présent« est» efface ce
sujet affirmant et jugeant pour ne laisser apparaître, et comme
surgir d'un «il est», l'être en général, les déterminations dont
il a jugé et affirmé, mais désormais non plus simples représen-
28 La parole mangée

tations de son esprit, mais articulations des choses dans la


plénitude de leur objectivité. Il est inutile- on l'aura compris
-d'ajouter que l'énoncé consécratoire «ceci est mon corps» tel
qu'il est formulé dans la communauté religieuse catholique
(c'est-à-dire universelle) constitue l'énoncé modèle, para-
digme et matrice de toute phrase (de toute proposition, de tout
jugement) telle que Port-Royal l'analyse dans son nucleus actif,
le verbe.

5.3. Je voudrais seulement insister sur deux points qui


font l'objet des chapitres XII et XIV de la deuxième partie : le
premier concerne la fonction de cette troisième personne de
l'indicatif présent est, la seconde concerne la capacité méta-
phorique et plus généralement «figurative» et «tropique»
inscrite dans les structures sémantiques et syntaxiques de la
langue. Au fond, ces deux problèmes étaient déjà potentielle-
ment contenus dans la définition de l'acte de juger donnés par
Port-Royal : «action de notre esprit par laquelle joignant
diverses idées il affirme de l'une qu'elle est l'autre>>: dans
«ceci est mon corps», quelle est la valeur de «est»? Figure ou
réalité?

6.1. Le problème posé par le chapitre XII «Des sujets


confus équivalents à deux sujets» est apparemment simple et
banal. Il concerne un usage fort courant du langage ordinaire
touchant le sujet d'une proposition : il arrive souvent qu'un
même terme est pris pour deux sujets dans une application
différente. «Cette eau, disons-nous, en parlant d'une rivière,
était trouble il y a deux jours et la voilà claire comme du
cristal. Cependant combien s'en faut-il que ce ne soit la même
eau?» Et les logiciens de citer Sénèque (citant Héraclite) :
«Nous ne descendons pas deux fois dans le même fleuve. Le
même nom de "fleuve" reste; l'eau, elle, s'est écoulée.»

6.2 Qu'il soit dit en passant que l'élégante solution par


La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes 29

les perm1sswns du langage ordinaire et les autorisations de


l'usage a provoqué une des plus frappantes interrogations
pascaliennes : « une ville, une campagne de loin est une ville et
une campagne; mais à mesure qu'on s'approche, ce sont des
maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des
fourmis, des jambes de fourmis, à l'infini. Tout cela s'enveloppe sous
le nom de campagne.» Qe souligne). Le terme nominal dans sa
relation avec la chose la désigne dans l'unicité d'un mot, le
nom campagne, mais le désigné du nom s'évanouit graduelle-
ment dans la prolileration infinie des signifiés qui devaient
analytiquement le déterminer. C'est le risque d'une question
sur le signifié d'un signe que de découvrir qu'il n'est pas
possible de le dire parce qu'il n'est pas possible de dire ce qu'il
signifie, car c'est le flux à l'infini de l'être qu'il désigne et dans
lequel il se disperse. Le mot, par «enveloppement», arrête ce
flux dans l'unité d'une forme signifiante qui, dans le langage
ordinaire, en gros, de loin signifie ce que la perception
présentait. A l'interrogation métaphysique de Pascal, l'Art de
penser substitue un constat descriptif: «lorsque deux ou plu-
sieurs choses qui ont quelque ressemblance se succèdent l'une à
l'autre dans le même lieu et principalement quand il n'y
apparaît pas de différence sensible quoique les hommes les
puissent distinguer en parlant métaphysiquement [ainsi Pas-
cal], ils ne les distinguent pas néanmoins dans leurs discours
ordinaires mais les réunissant sous une idée commune qui
n'en fait pas voir la différence et qui ne marque que ce qu'ils
ont de commun, ils en parlent comme si c'était une même
chose».

6.3. A vrai dire, les objets mêmes de la question pasca-


lienne et de la remarque de la Logique sont différents. La
première s'exerce dans le champ de l'analyse infinie d'une
chose dans l'espace référent qu'un nom unique signifie, la
seconde porte sur une succession temporelle dans le même lieu.
Tous les exemples donnés par les logiciens insistent dans le
30 La parole mangée

même sens d'un changement, d'un devenir, d'une succession


dans le temps, l'air qui de froid est devenu chaud, l'eau de la
rivière trouble il y a deux jours, claire comme du cristal
maintenant; le corps de cet animal composé il y a dix ans de
certaines parties de matière et maintenant de parties toutes
différentes, «on dit de même d'une ville, d'une maison, d'une
église qu'elle a été ruinée dans un temps et rétablie dans un
autre>>. Ainsi «Auguste disait de la ville de Rome qu'ill' avait
trouvée de brique et qu'il la laissait de pierre ... Le mot de
Rome qui ne paraît qu'un sujet, en marque néanmoins deux
réellement distincts [la Rome de brique du début du règne d'Auguste et
la Rome de marbre à sa fin], mais réunis sous une idée confuse de
Rome qui fait que l'esprit ne s'aperçoit pas de la distinction de
ces sujets». Deux sujets différents se succèdent dans le même lieu et sous le
même nom, signe représentation d'une idée confuse qui neutra-
lise, en quelque sorte, le temps réel des genèses et des transfor-
mations que, cependant, décrivent fort précisément les énoncés
donnés à titre d'exemples.

6.4. Or qu'en est-il de l'ultime exemple qui est en réalité


l'exemple originaire de ce chapitre, la proposition «ceci est
mon corps»? Est-elle comme le veulent les logiciens, l'équiva-
lent abrégé de cette autre proposition : «ceci est qui est du
pain dans ce moment est mon corps dans cet autre moment» et
celle-ci, à son tour, est-elle comparable à celle-là : «cette eau
qui était trouble il y a deux jours est claire aujourd'hui»?
Nous ne le pensons pas : en effet, les temps n'y sont pas
homogènes. Dans le dernier exemple, la proposition décrit une
succession temporelle d'états d'une même chose. De même, dans la
réécriture que proposent les logiciens de la formule consécra-
toire : «ceci qui était du pain dans ce moment-ci est mainte-
nant mon corps dans ce moment-là». En revanche, la proposi-
tion «ceci est mon corps» décrit un unique état d'une même
chose présente ici et maintenant. Elle décrit un même moment présent
de temps « réel».
1

'1
La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes 31

6.5. Mais ce n'est point cela dont discute l'Art de penser. Ce


qui est mis en avant, c'est en vérité le temps de l'énonciation de la
proposition «ceci est mon corps». Dire ces quatre mots prend
un temps qui a un commencement (ceci), un milieu (est) et une
fin (mon corps). Quand l'énonciateur prononça «mon corps»,
« ceci » avait été prononcé dans le passé et « ceci » a basculé
précisément dans le passé au moment de la profération de
«est» qui ouvre un futur de l'énonciation que remplit l'expres-
sion de «mon corps». Dès lors, on comprendra que «est»,
infime entame du présent dans l'énonciation de l'énoncé soit
beaucoup plus qu'une copule liant deux représentations, plus
qu'une marque de valeur aléthique et existentielle. Il est
l'entame infinie de la Présence actuelle qui détruit le ceci (qui
est du pain) au moment où il s'énonce et fait advenir en son lieu
et place le Corps divin.

6.6. Dès lors, si notre interprétation est exacte, cela


signifie que pour cette proposition «ceci est mon corps» et
pour elle seulement, le temps de l'énonciation (avec son passé
(ceci) et son futur (mon corps) avant et après le «est», présent
central de la présence) génère le présent réel que décrit l'énoncé
«ceci est mon corps» : le temps de l'énonciation, entame
infime et infinie de la présence, produit la présence réelle du
Corps divin dans l'indiqué de «ceci», qu'il détruit. Et c'est
aussi en ce sens mais en ce sens seulement, que les logiciens ont
raison d'assimiler le temps de l'énonciation de l'énoncé «ceci
est mon corps » et le temps «réel» des énoncés dans les exemples
qui précèdent celui-là puisque c'est à partir de cette énoncia-
tion paradigmatique et en elle que la notion même de temps
s'articule dans une proposition quelconque.

7 .1. «Au reste on ne prétend pas décider ici cette impor-


tante question, écrivent les logiciens pour conclure ce chapitre,
de quelle sorte on doit entendre ces paroles : "ceci est mon
corps"; si dans un sens de figure ou dans un sens de réalité.» Ce
32 La parole mangée

sera l'objet du chapitre XIV de la deuxième partie: «Des


propositions où l'on donne aux signes le nom des choses))'
chapitre annoncé comme une vérité importante dans la conclu-
sion du chapitre IV de la première partie traitant de la
distinction entre signes naturels et signes d'établissement.
Devant un portrait de César ou une carte d'Italie, je peux dire
«sans préparation et sans façon)): «c'est César, c'est l'Italie)),
«Le rapport visible)) qu'il y a entre César et son portrait, ou
l'Italie et sa carte, «marque clairement que quand on affirme
du signe [le portrait, la carte} la chose signifiée [César, l'Italie} on
veut dire non que ce signe soit réellement cette chose [le portrait
de César est réellement César, la carte de l'Italie, réellement l'Italie},
mais qu'il l'est en signification et en figure.)) Il faut même
ajouter que l'énoncé« c'est César)) devant un portrait de César
est trois ou quatre fois figuratif: espèce de métaphore fondée
sur la ressemblance effective ou supposée du portrait et du
modèle, c'est aussi une métonymie touchant la relation
manifeste qu'il y a entre l'existence et la manière d'un portrait
et celui dont il est le portrait et également une synecdoche
d'individu (antonomase) par laquelle le spectateur d'un por-
trait- nom commun d'une espèce -le désignerait par le nom
propre d'un individu, «César))' que le portrait représente.

7.2. La question que posent les logiciens ne concerne point


comme précédemment la description linguistique d'un usage
grammatical et sémantique, mais une règle, ou plutôt une
norme. Quand a-t-on le droit de donner aux signes le nom des
choses? Devant le signe naturel, portrait ou carte, ce droit est
un droit naturel : nommer César devant son portrait, c'est à la
fois dire que le portrait lui ressemble, qu'il lui doit son
existence et qu'il comprend son nom. Il faut, en revanche,
établir la règle de cette norme à l'égard des signes d'institu-
tion, en l'espèce les mots qui, eux, «n'avertissent pas, par un
rapport visible, du sens auquel on entend ces propositions)),
Or la règle en question comme l'écrivent les logiciens de Port-
La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes 33

Royal est une maxime de sens commun : «On ne donne aux


signes le nom des choses que lorsque l'on a le droit de supposer
qu'ils sont déjà regardés comme signes et que l'on voit dans
l'esprit des autres qu'ils sont en peine de savoir ce qu'ils
signifient.))

7.3. Ainsi en est-il du rêve, de la parabole ou de la


prophétie où les images oniriques, les récits figuratifs et les
visions et plus précisément les mots qui les disent, sont
considérés par ceux qui en sont les destinataires ou les sujets
non seulement comme des représentations de choses, mais
encore des signes ou des figures d'autres choses : «que signifie,
dans mon rêve, demande Nabuchodonosor à Daniel, cette
statue à tête d'or?)) A quoi Daniel répondit fort raisonnable-
ment : « Vous êtes la tête d'or. )) « Que signifient ces os ? ))
demande Ezéchiel à Dieu qui répond : «ces os sont la maison
d'Israël)). La représentation de langage, le signe-mot est donc
perçu ici deux fois signe : non seulement «Tête d'on) signifie
une« tête d'on), mais le signe se dédouble en un figurant et un
figuré; dès lors «tête d'or)) figure «Nabuchodonosor)) : signi-
fication supplémentaire, si l'on veut, acquise dans le contexte
du récit de rêve et de la demande herméneutique de celui qui en
est le sujet, mais qui n'est pas une idée accessoire au sens où les
logiciens de Port-Royal emploient l'expression. Il s'agirait
bien plutôt, mais au niveau des signes d'institution d'eux-
mêmes, du cas où une chose en cache une autre comme chose et la
découvre comme signe: en l'occurrence, un signe en cache un
autre comme signe (au premier degré) et le découvre comme
signe (au deuxième degré) ou comme figure. C'est donc tout le
problème du discours figuré qui se trouve posé là, métaphores,
métonymies, synecdoches, tous les tropes qui ne se signalent
pas comme tels par une marque discrète de «comparaison))
(Nabuchodonosor est comme une tête d'or) ou par un usage
ancien et constant (le laurier, figure de la victoire et l'olivier,
celle de la paix). Mais il est non moins remarquable que l'Art de
34 La parole mangée

penser n'envisage le problème des figures du disco.urs que dans


la relation d'échange linguistique : ce sont les diverses struc-
tures dialogiques dans lesquelles les tropes apparaissent ~ui en
justifient l'emploi ou l'écart. Ce sont elles et l~ur fonc,twnne-
ment qui fournissent les règles de la norme. S1 ~one 1 alloc~­
taire considère déjà des mots comme figures mais sans s~vmr
de quoi ces mots sont les figures et si le locuteur le salt ou
raisonnablement le suppose, alors ce dernier peut donner «aux
signes le nom des choses». Autrement dit, le poète est dans le
discours l'herméneute du langage.

7 .4. «C'est par ces principes qu'il faut décider cette


importante question, si l'on peut donner à ces paroles "ceci est
mon corps", le sens de figure. >> La réponse sera c~urte. « c,~r les
Apôtres ne regardant pas le pain comme un s1gne et n etant
point en peine de ce qu'il signifiait, Jésus-Christ n'aur~it pu
donner aux signes le nom des choses sans parler contre 1 u~age
de tous les hommes et sans les tromper.» Entendons-nous b1en :
le pain indiqué par «ceci» au début de la proposi~ion éno~cée
par Jésus à ses apôtres est pour eux, à ce mo~ent~la, ~u pam et
rien d'autre. A la fin de l'énonciation, le pam, detruit dans sa
substance de pain à l'instant du «est», est le corps de celui qui
énonce «ceci est ... » sens propre, sinon Jésus-Christ - et le
blasphème est horrible et c'est celui que co~mett:~t les. Protes-
tants - serait à ranger, au nom de la ratwnahte umverselle
naturelle du discours et de par le critère de la raison linguisti-
que, parmi ces extravagants et ces ridicules, ~arm_i ces fous qu,i
«sans en avoir averti personne, prennent la hberte de donner a
ces signes de fantaisie le nom des choses Asignifiée~ disant par
exemple qu'une pierre est un cheval et un ane, le rm de Pers~».
Autrement dit, la marque du plus grand miracle du monde, que D1eu
s'incarne et demeure parmi les hommes, jusqu'à la fin du
monde, dans l'Eucharistie, et, si l'on ose dire, la preuve rationnelle
de sa vérité et de sa réalité est la règle universelle de l'usage, la norme
«catholique» du discours ordinaire des hommes : «c'est par ces
La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes 35

principes que toute la Terre l'a décidé, toutes les nations du


monde s'étant portées naturellement à les prendre (ces paroles,
"ceci est mon corps") au sens de réalité et à en exclure le sens de
figure».

7.5. Sans doute. Mais à la fin de l'énonciation, une fois le


pain indiqué par ceci détruit dans sa substance, une fois le
j corps divin de Jésus présent réellement sur la table sainte et
consommable au banquet de la communauté ecclésiale univer-
selle, il n'en reste pas moins sur cette table, du pain et du vin.
Ce ne sont plus des choses, toutefois, mais des signes ou plutôt
de cette espèce de signes-choses «qui cachent comme chose le
corps de Jésus-Christ et le découvrent comme symbole»; ou
plus précisément encore, de ces signes qui ne sont que des
apparences de choses, des images, celle du pain «qui nous sert
à concevoir de quelle sorte le corps de Jésus-Christ est la
nourriture de nos âmes et comment les fidèles sont unis entre
eux». Lorsque cette chose nouvelle, miraculeuse, le corps de
Jésus, est réellement présente sur l'autel par la force toute
puissante de l'énonciation d'une formule, faite de mots, de
signes d'institution, c'est alors que, par une sorte de rétroac-
tion instantanée du mot «corps», la chose «pain» indiquée
par «ceci» devient un signe-image, «signe naturel qui ne
dépend pas (ou plus) de la fantaisie des hommes».

8. C'est donc ainsi que le corps eucharistique se trouve


être - mais au terme de l'énonciation de la proposition
intégrant les signes dans l'unité d'une phrase- la matrice de
tout signe, qu'il soit phusei ou thesei. C'est donc ainsi que le
corps théologique est la fonction sémiotique même et que, pour
Port-Royal, en 1683, il y a adéquation parfaite entre le dogme
catholique de la présence réelle et la théorie sémiotique de la
représentation signifiante.
2.

Manger, parler, écrire ...


l'
i

Peau d'Ane ou l'oralité

Charles Perrault qui écrivit Peau d)Ane déclare à la fin de


son récit, une fois les leçons de sa morale tirées :

«Le Conte de Peau d' Ane est difficile à croire


Mais tant que dans le Monde on aura des Enfants,
Des Mères et des Mère-grands,
On en gardera la mémoire. »

La déclaration est ambiguë, venant au terme du poème


narratif dont le lecteur de Perrault vient d'achever la lecture car
le conte de Peau d' Ane dont il s'agit est à la fois celui que
Perrault vient d'écrire auquel il promet de façon quelque peu
outrecuidante l'immortalité à la mesure de la répétition des
générations successives, mais aussi celui que son lecteur
connaissait déjà, le conte raconté oralement lorsqu'il était
enfant par sa mère et sa mère grand et qui n'aura pu s'effacer de
sa mémoire. Cette ambiguïté est à la mesure du paradoxe de
l'oral et de l'écrit: écrire le conte dit et répété oralement, c'est
lui promettre une mémoire future de répétition de narration
orale, celle du monument de signes infrangible que l'écrivain
40 La parole mangée

élève en écrivant. Mais, si ce monument a pu être construit,


c'est seulement parce qu'il répétait dans les signes écrits ce qui
était écrit dans une mémoire passée plus ancienne qu'eux.
Autrement dit, le conte que Perrault écrit est le terminus ad quem
d'une oralité de récit appuyée sur la permanence d'une ins-
cription de mémoire qui est la condition de sa répétition. En ce
sens, le conte de Perrault n'est qu'une version parmi d'autres de
ce récit, une ré-écriture de cette inscription. Mais il est aussi
le terminus a quo à partir duquel se constitue une oralité
narrative dont le poème qu'il vient d'écrire est le garant et la
condition d'inscription dans sa mémoire à venir. .. Ce conte de
Peau d'Ane qui m'a été raconté lorsque j'étais un enfant. Pas
de texte écrit parce que rien n'est encore écrit de ce texte que
j'ai pourtant déjà commencé d'écrire sur un récit que j'ai déjà
raconté, un récit qui n'est que la répétition de ce qui me fut
jadis conté sans qu'il me soit possible, à vrai dire, de me
souvenir de ce moment, de son lieu et de son heure comme si
j'avais déjà depuis toujours entendu ce conte. Pas de texte écrit
aujourd'hui parce que tout est depuis toujours déjà écrit; pas de
texte écrit aujourd'hui parce que rien n'est jamais et ne fut
jamais écrit.
Et si, aujourd'hui, j'écris ce que j'ai raconté jadis, je ne le
peux faire que dans l'intervalle inassignable, la différence
indiscernable de l'oralité et de l'écriture, un lieu que Perrault
occupa à la fin du xvne siècle en écrivant Peau d'Ane et dont tout
mon propos en racontant, en répétant dans ce texte, dans ce
livre, le récit de ce conte est de montrer non seulement qu'il l'a
occupé, mais qu'il a signifié (narrativement) qu'il l'occupait.
L'étude ici présentée est seulement une partie d'un travail
de plus grande ampleur que j'ai consacré à un conte écrit par
Charles Perrault en 1694 et publié en 1695 avec deux autres
contes (Griselidis et Les Souhaits ridicules} dans une plaquette
précédée d'une fort intéressante préface. Il s'agit donc de Peau
d'Ane, conte en vers. C'est dire d'emblée les limites de cette
étude. En effet, je n'étudierai que ce conte-là, ce texte écrit et
Peau d'Ane ou l'oralité 41

publié, encadré par un prologue à son début et une moralité à


sa fin qui en tire les leçons pour le lecteur. Mon étude en ce sens
ne sera pas comparative, mais seulement la relecture d'un
texte. D'autre part, je ne présenterai de cette étude antérieure
~ue c~ ;Iui me p~raît avoir quelque rapport avec la question de
~ orahte. Les raisons de mon choix sont à la fois externes et
mternes. Tout d'abord, je noterai qu'on trouve dans d'autres
textes littéraires écrits et publiés antérieurement à 1694 le nom
de c~, conte : Scarron dans le Virgile travesti et le Roman comique,
!'A~he~e dans le Malade Imaginaire, La Fontaine dans une fable
Intitulee «le pouvoir des fables» :

«Au moment où je fais cette moralité


Si Peau d'Ane m'était conté
J'y prendrais un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on; je le crois, cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.»

Et pour amorcer sur cette citation ce qui sera l'essentiel de


mon pro~os, je crois _avoir montré ailleurs que ce n'est pas un
hasard SI La Fontame cite, parmi le trésor des contes ce
conte-là, à la fin d'une fable consacrée au pouvoir des fable; (et
des contes) en général.
De plus, Perrault dans sa préface- et d'autres ré!erences le
montreraient- souligne à plusieurs reprises que Peau d'Ane est
un conte oral «conté tous les jours à des Enfants par leurs
Gouvernantes et par leurs Grand-mères» et la «jeune Demoi-
selle de beaucoup d'esprit>> présentée par l'auteur comme la
lectrice privilégiée du conte de Perrault écrit à la fin de cette
même préface :

«Le Conte de Peau d' Ane est ici raconté


Avec tant de naïveté
Qu'il ne m'a pas moins divertie
Que quand auprès du feu ma Nourrice ou ma Mie
Tenaient en le faisant mon esprit enchanté.>>
42 La parole mangée

Dans la moralité, et c'est la strophe finale du poème que je


citais plus haut, Perrault attribuera explicitement la narra-
tion du conte, sa récitation à des personnes au statut précis
dans la famille française du xvne siècle : la Mère, mais plus
encore la Mère grand, la gouvernante, la nourrice, voire la
marraine de l'enfant en bas âge, de l'enfant qui n'a pas encore
droit à la parole et à l'écriture.
Plus remarquable encore, Perrault et d'autres soulignent
indirectement que Peau d'Ane est non seulement un conte parmi
les autres, mais un des paradigmes du conte oral et populaire
en général. On parlait« des contes de peau d' Ane »ou de« Cuir
d' Asnette » comme on parlait à cette époque et aujourd'hui de
contes de fées ou d'ogres. Peau d'Ane ou le Maître Conte, ce récit
très singulier-« le conte de Peau d'Ane est difficile à croire»-
vaut pour le genre du conte oral en lui donnant son nom comme
nom générique.
Aussi, et c'est la quatrième raison de mon choix, on
constate avec quel soin Perrault, dans la Préface du petit livre
qui regroupe Griselidis et les Souhaits ridicules avec Peau d'Ane
aussi bien que dans le Prologue de Peau d'Ane en particulier-
ce qui n'est pas vrai au même titre des deux autres- justifie
l'écriture de ce conte et par là du conte oral en général par
rapport aux normes et aux valeurs de la littérature savante du
siècle de Louis le Grand. Pour ce faire, il souligne sa valeur
éducative par le plaisir qu'il donne et sa valeur à la fois
universelle et nationale par rapport à la norme d'imitation du
texte antique gréco-latin. La querelle des Anciens et des
Modernes que Perrault suscitera n'est pas loin en cette fin du
Grand Siècle. Ecrire ce conte oral, écrire le conte oral en général
serait, d'une certaine façon, la re-marque de cette fin, d'une
certaine fin. D'ores et déjà la polémique est engagée sur ce
point « ... quelques personnes qui affectent de paraître graves
et qui ont assez d'esprit pour voir que ce sont des contes faits à
plaisir, et que la matière n'en est pas fort importante, les ont
regardées avec mépris», ce qui n'est pas le cas des gens de bon
Peau d'Ane ou l'oralité 43

goût qui ont noté que «ces bagatelles n'étaient pas de pures
bagatelles, qu'elles renfermaient une morale utile et que le récit
enjoué dont elles étaient enveloppées n'avait été choisi que
pour les faire entrer plus agréablement dans l'esprit et d'une
manière qui instruisit et divertit tout ensemble... Mais
comme j'ai affaire à des gens qui ne se payent pas de raisons et
qui ne peuvent être touchés que par l'autorité et par l'exemple

1
~
des Anciens, je vais les satisfaire là-dessus. Les Fables milé-
siennes, si célèbres parmi les Grecs ... n'étaient pas d'une autre
espèce que les Fables de ce recueil... Je ne crois pas qu'ayant
devant moi de si beaux modèles dans la plus sage et la plus
docte Antiquité, on soit en droit de me faire aucun reproche. Je
prétends même que mes Fables méritent mieux d'être racontées
que la plupart des Contes anciens ... Tout ce qu'on peut dire,
c'est que la plupart des fables qui nous restent des Anciens n'ont
été faites que pour plaire sans égard aux bonnes mœurs qu'ils
négligaient beaucoup. Il n'en est pas de même des contes que
nos aïeux ont inventés pour leurs Enfants ... >>

Cette dernière remarque me conduit à dire un mot très bref


de la situation historique et sociale de production par Perrault
de ce conte pradigmatique de l'oralité narrative « popu-
laire» dans l'espace de l'écriture littéraire savante avec ses
contraintes, ses règles, ses normes, ses valeurs : Perrault a une
longue carrière d'homme de pouvoir puisque, dès 1663, il est
secrétaire de la «petite Académie», conseil de Colbert surin-
tendant des Bâtiments du Roi et que pendant près de vingt ans,
il aura là les fonctions d'un administrateur du pouvoir
politique, dans tous les secteurs de la culture. Or vers 1683, il
est exilé du cercle du pouvoir et désormais, Perrault écrira à sa
limite: Il continuera à s'y rapporter par un certain nombre
d'œuvres de circonstances (A Mgr le Dauphin sur la prise de
Philisbourg, ode, 1688; Au roi, sur la prise de Mons 1691; Ode
au Roi, 1693, etc.) mais en même temps il écrit la limite du
44 La parole mangée

pouvoir politique et culturel dominant. Et ce sera là la fonction


de l'écriture du conte oral : elle reproduit l'écriture du pouvoir
politique et de sa limite. Expliquons-nous : dans cette écriture
du conte oral, l'auteur écrivain se substituant à la grand-mère
ou à la nourrice narratives traditionnelles (institutionnelles)
du conte, occupe, par rapport à l'enfant (lecteur), la place du
père, instance transcendante de l'autorité dans le cercle fami-
lial. Mais en même temps il se substitue au Roi, archi-auteur
de toute production culturelle écrite, une autre instance, un
autre principe de production du texte écrit puisqu'il ne fait
que transcrire, par un autre tour et d'une autre manière, ce qui
a été depuis toujours raconté «auprès du feu>> par les grands-
mères et les nourrices. Perrault comme «père» écrit ce que
mères-grands, gouvernantes et nourrices disent à l'enfant
auprès de l'âtre dans le cercle maternel, mais «roi substitué»,
il réécrit, il répète, dans l'écriture, ces récits oraux récités dans
ce cercle, il réécrit ce qu'a toujours dit la voix maternelle. Et
c'est du point de vue de cette double et inverse substitution que
Peau d'Ane est le Maître conte, le conte paradigmatique puis-
que ce que Peau d' Ane raconte, c'est l'histoire d'un Roi qui est
aussi un Père, l'histoire des démêlés d'un Roi-Père avec sa fille,
son épouse, la mère de sa fille et la marraine de l'enfant.
Cette tension double du Père écrivain et de l'instance
maternelle narratrice orale d'une part et du Roi absolu
archi-auteur de toute écriture et du roi-substitué réécrivain de
la voix maternelle apparaît dans les deux temps de la Préface
au livre des trois contes, où Peau d' Ane tient une place centrale.
Dans une première phase, Perrault souligne la stratégie éduca-
tive du conte oral à l'égard de l'enfant à éduquer, la stratégie de
pouvoir de la morale sociale sur les esprits et ces imaginations
«infantes» : «N'est-il pas louable à des Pères et à des Mères,
lorsque leurs Enfants ne sont pas encore capables de goûter les
vérités solides et dénuées de tous agréments, de les leur faire
aimer, et si cela peut se dire, les leur faire avaler, en les
enveloppant dans des récits agréables et proportionnés à la
Peau d'Ane ou l'oralité 45

faiblesse de leur âge ... Ce sont des semences qu'on jette qui ne
produisent d'abord que des mouvements de joie et de tristesse,
mais dont il ne manque guère d'éclore de bonnes inclinations»
texte où, sous le couvert d'un vocabulaire métaphorique du

1.

goût, de la nourriture et de la génération dont nous apercevrons
li
,1' .• l'importance symbolique quant au problème de l'oral et de
l'écrit, se déploie le discours de tous les pouvoirs, de tout
...

pouvoir pour lequel le plaisir du conte n'est autre que le piège


érotique que monte l'autorité de la loi pour s'assujettir,
c'est-à-dire pour faire croire ceux qui l'écoutent. Toutefois,
dans un deuxième temps, précisément au moment de conclure
et comme indice de l'efficacité de cette stratégie du pouvoir,
Perrault abandonne la plume, sa plume d'écrivain, à «une
jeune demoiselle» qui «écrit au-dessous du Conte de Peau
d' Ane que je lui avais envoyé» un madrigal :

«Le Conte de Peau d' Ane est ici raconté


Avec tant de naïveté
Qu'il ne m'a pas moins divertie
Que quand auprès du feu ma Nourrice ou ma Mie
Tenaient en le faisant mon esprit enchanté.
On y voit par endroits quelques traits de Satire,
Mais qui sans fiel et sans malignité,
A tous également font du plaisir à lire :
Ce qui me plaît encor dans sa simple douceur,
C'est qu'il divertit et fait rire,
Sans que Père, Epoux, Confesseur,
Y puissent trouver à redire.»

Ici s'inscrit dans la double marge et du conte écrit et de la


préface du livre, où se justifie cette écriture, une double limite :
celle de la position de l'auteur père écrivain puisqu'une jeune
demoiselle écrit à sa place tout en prouvant, sans le savoir elle-
même, l'efficace de cette écriture; mais aussi celle des pouvoirs
et du pouvoir en général puisque leurs instances sentent bien
qu'il y a à re-dire dans le conte de Peau d' Ane sans cependant
trouver la marque de ce qui compromet leur pouvoir.
46 La parole mangée

L'écriture du conte oral (Peau d'Ane) marque la position de


l'écrivain auteur comme père substitué aux narratrices, à la
voix maternelle qui conte, mais inversement l'oralité du conte
re-marque dans son texte écrit ce qui dans le conte oral mettait
en question le pouvoir en général.
Mon hypothèse de re-lecture de Peau d'Ane sera donc la
suivante : l'écriture par Perrault du conte paradigmatique de
la narrativité orale, Peau d' Ane, est la mise en scène narrative
dans les figures de ce récit des enjeux possibles (à cette époque,
dans ce moment et ce lieu) d'une écriture de l'oralité et de
l'oralité de l'écriture. Toutefois avant de m'engager dans la
démonstration de cette hypothèse par une relecture particu-
lière du texte écrit du conte, quelques propositions générales
doivent être formulées, les unes concernant l'oralité, les autres,
l'écriture dans sa relation à l'oralité.
En fait, le terme oralité couvre deux champs sémantiques,
deux domaines d'activités fonctionnelles qui trouvent leur
frontière commune dans un lieu particulier du corps : le
premier de ces domaines est celui de la parole vive, des
performances, singulières dans leur effectuation et leurs occur-
rences, de la langue, où les paroles sont des signes phoniques
articulant la voix, matière sonore d'expression, continuum
découpable et articulable avec ses qualités spécifiques de
hauteur, timbre, intensité, intonation, etc. Parler d'oralité,
c'est, en ce domaine, parler de la voix dans les paroles de la
parole. Or la voix est «chose de bouche», un certain lieu du
corps avec ses parties, lèvres, dents, langue, palais, glotte,
gorge; lieu d'effectuation et de production de la voix articu-
lable en paroles, la bouche et ses parties pourront alors désigner
métonymiquement la spécificité d'une voix dans la parole :
entre deux limites, celle du cri, pure expiration sonore,
signifiante encore quoique à peine articulée, et le chuchote-
ment, de même, mais au bord du silence : ainsi parlerait-on
«entre ses dents» ou «du bout des lèvres», «du nez ou de la
gorge» etc.
Peau d'Ane ou l'oralité 47

Mais la bouche est un lieu ambivalent du corps puisque


c'est aussi celui du manger et du boire et où lèvres, dents,
langue, palais, gorge travaillent alors pour appréhender, sai-
sir, goûter, triturer, mastiquer, avaler. .. Et nous entrons dès lors
dans le deuxième domaine de l'oralité dans lequel le même
terme désigne tout ce qui a rapport à l'ingestion de nourriture,
au besoin de manger et de boire, à l'instinct de l'autoconserva-
tion, dont le personnage essentiel dans le scénario d'origine
serait l'in-fans, celui qui ne parle pas mais qui tête et suce le
sein maternel pour en boire le lait nourricier, du cri initial de
la demande dans la faim aux bruits de succion dans la
«manducation», à l'expiration satisfaite du rôt dans le
demi-sommeil de la satiété, sans oublier, à la fin du cycle,
l'excrétion des déchets de l'assimilation de la nourriture.
Dans le langage et le rituel social, ce lieu ambivalent
qu'est la bouche où s'ajointent les deux champs de l'oralité est
marqué, dans son ambivalence même, par des règles qui en re-
marquent la distinction et conjurent le risque toujours possible
de leur mélange : ainsi on ne doit pas parler la bouche pleine,
car la mastication en cours de la nourriture risque de brouiller
par ses bruits l'articulation des signes de la voix et leur
expression dans le souille de la phonè risque d'entraîner à
l'extérieur des morceaux de la matière consommable et assimi-
lable; ainsi on ne doit pas parler et manger en même temps par
crainte d'un court-circuit toujours possible et d'une inversion
des deux fonctions entre lèvres et gorge, puisque parler consiste
à exprimer du souille à l'extérieur en l'articulant à son passage
dans la «bouche» et manger, à ingérer de la nourriture à
l'intérieur en la désintégrant par broyage et malaxage dans le
même lieu. D'où les prescriptions secondaires et spécifiques
qui peuvent renforcer la loi des activités fonctionnelles : il faut
articuler sa voix dans les paroles qu'elle exprime pour se faire
correctement entendre; il faut mastiquer soigneusement l'ali-
ment avant de le déglutir pour correctement se nourrir et la
parole informe de celui qui ne sait pas articuler son souille est
48 La parole mangée

signe d'inculture comme est signe de gloutonnerie barbare,


avaler sa nourriture sans la goûter ni la mâcher. Mais le
banquet ou le repas pourra être et sera bien souvent le lieu et le
moment sociaux privilégiés de l'échange des paroles, récits ou
discours de formation et d'information et où l'on pourra- en
métonymie- parler de ce qu'on mange en parlant et mangeant
tour à tour, et où - en métaphore - il arrivera que l'on
mangera ce qui est dit, que l'oreille attentive boiera les paroles
d'un convive ou fascinée, dévorera ce qu'il conte. Ainsi, selon
Perrault, les enfants à l'écoute du conte avaleront-ils les vérités
solides de la morale une fois enveloppées dans les récits
agréables proportionnées à la faiblesse de leur âge. Qu'on se
souvienne du récit en acte du Maître du récit, Esope, qui n'était
autre qu'un repas deux fois répété dont la langue-nourriture
constituait l'unique aliment jusqu'à la nausée des convives, et
dont la justification était que la langue-parole était la meil-
leure et la pire des choses.
Lieu ambivalent et privilégié de la parole et de la
manducation, la bouche est également ambivalente en un
deuxième sens étroitement lié au premier: lieu du besoin et
moyen de sa satisfaction, elle est, par là-même, lieu d'inscrip-
tion de la pulsion qui trouve dans le besoin qu'elle permet de
satisfaire, l'étayage de la zone érogène de plaisir où le désir
vise à s'accomplir. Et l'oralité désignerait précisément cette
relation d'étayage qui n'est autre qu'une inscription, le mar-
quage d'une trace, déjà marquée, une écriture du corps comme
corps-désir dans le besoin du corps. Dès lors, l'oralité langa-
gière répéterait dans l'articulation symbolique de la voix
comme paroles de la parole, cette relation entre pulsion éroti-
que et instinct de conservation, cette écriture de la pulsion
comme re-marquage du besoin dans le corps et dans la bouche
de l'infans suspendu au sein maternel qu'il tête et où il
satisfait son besoin de manger en accomplissant en lui son
désir.
La voix dans la parole, répétition d'une écriture, d'une
Peau d'Ane ou l'oralité 49

inscription archaïque du corps? L'écriture, répétition par


inscription sur un sujet support, d'une voix «antérieure>>?
Qui n'aperçoit que la structure même de marque, d'articula-
tion, de signe où nous introduit l'ambivalence de l'oralité dans
son «lieu» du corps, lieu qui n'est pas une chose mais un
espace relationnel- la bouche et le sein, tour à tour conjoints
et disjoints- cette structure même suspend l'opposition entre
l'oral et l'écrit, la voix et l'inscription pour indiquer une voix
qui serait déjà une inscription, le re-marquage d'une trace
sans origine, constitutive du corps même comme corps de désir
ou encore une voix qui, comme continuum phonique, serait
déjà coupée, découpée, remarquée par la loi du code; qui, voix
duelle de la conjonction de l'in-fans et de la mère, serait déjà
inscrite comme la réinscription de la trace de leur séparation?
Qui n'aperçoit que Peau d'Ane ne parle que de cela, de ce
déplacement voire de cette défection de l'opposition de l'oral et
de l'écrit dans la structure et l'effet de marque.
Réécrire alors mon hypothèse de relecture de Peau d'Ane:
conte paradigmatique de l'oralité (narrative), ce conte singu-
lier écrit par Perrault serait la représentation narrative de la
structure signifiante en général dans son étayage sur la rela-
tion de besoin re-marquée dans la relation désir-plaisir. Dès
lors l'étayage de la structure symbolique est représenté par la
mise en figures narratives de ce sur quoi cette structure
symbolique s'appuie, de ce dans quoi elle s'inscrit, de ce
qu'elle re-marque comme trace d'origine et qui n'apparaît
originaire que dans cette répétition. Peau d'Ane, l'oral écrit-
réécrit, ou la représentation narrative fictive (imaginaire)
d'une régression symbolique à l'« origine».
L J animal-fable

Que signifie, dans le discours de la fable, la bête parlante?


Une allégorie de l'homme. Soit. Qu'indique-t-elle? La fiction
du « clinamen », le point de tangence du «parler» et du
«manger>>, de la verbalité et de l'oralité, de l'instinct de
conservation et de la pulsion linguistique. «Thèse» : la bête
parlante de la fable, figure de cette fiction de l'infinitésimal de
ce clinamen, de cet écart« à l'origine». Corps dévorant-dévoré,
l'animal de la fable parle aussi. Il est, dans la fable, la
simulation d'une régression symbolique à l'instinctuel : fic-
tion d'une origine du discours dans Eros et destruction, dont la
fonction serait de dérober aux maîtres le pouvoir du discours.

Je trouve un petit récit tout au début de la Vie d'Esope


racontée par La Fontaine en 1668, en guise d'introduction au
Premier Recueil de Fables choisies : une fable qui se trouve (par
hasard?) raconter l'origine de la fable en racontant l'origine
du fabulateur. Voici donc que, dans ce curieux récit, s'expose
narrativement la production du récit : la fable se raconte elle-
même racontant une fable, renvoi sans fin du récit à la
~ 1

L'animal-fable 51

narration qui le produit et de la narration au récit qui la


narre.
Il se trouve cependant que, dans cette petite histoire, ce
renvoi s'interrompt simplement parce que ce récit est une
séquence de gestes, récit silencieux, muet d'avant le langage.
Le narrateur n'y est point une voix, mais un corps, un animal-
fable. L'animal de la fable est un corps dévorant-dévoré mais
qui parle aussi, en sus. Ici, l'homme fabulateur est une bête, un
corps (dévorant-dévoré) qui ne parle pas encore, un corps à qui
advient, au titre de la morale de l'histoire, le langage, des
gestes auxquels est donnée une histoire, en conclusion, en
supplément. Et dans tout cela, il sera question de maître et
d'esclave, de force et de justice, d'accusation et de contradic-
tion; dans tout cela, il est question de pouvoir et de discours.
« ... Esope était Phrygien, d'un bourg appelé Amorium. Il naquit vers
la cinquante-septième olympiade, quelque deux cents ans après la
fondation de Rome. On ne saurait dire s'il eut sujet de remercier la
nature, ou bien de se plaindre d'elle; car en le douant d'un très bel
esprit, elle le fit naître difforme et laid de visage, ayant à peine
figure d'homme, jusqu'à lui refuser presque entièrement l'usage de
la parole. Avec ces défauts, quand il n'aurait pas été de condition à
être esclave, il ne pouvait manquer de le devenir. Au reste, son âme
se maintint toujours libre et indépendante de la fortune.»

On note, dès le début de l'histoire, l'irrémédiable équivo-


que du Phrygien :un bel esprit enfermé dans un corps difforme,
l'intelligence humaine dans l'enveloppe de la bête brute. Allons
un peu plus avant: Esope n'a pas - ou à peine - figure
d'homme parce qu'il ne parle pas : une bête ou une quasi-bête.
Il grogne, il bafouille. Ainsi l'homme originel selon Rousseau :
«il est nul... il est bête».
<<Le premier maître qu'il eut l'envoya aux champs labourer la
terre, soit qu'ille jugeât incapable de toute autre chose, soit pour
s'ôter de devant les yeux un objet si désagréable. Or il arriva que ce
maître étant allé voir sa maison des champs, un paysan lui donna
des figues : il les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement,
donnant ordre à son sommelier, nommé Agathopus, de les lui
52 La parole mangée

apporter au sortir du bain. Le hasard voulut qu'Esope eût a~aire


dans le logis. Aussitôt qu'il y fut entré, Agathopus se servit de
l'occasion, et mangea les figues avec quelques-uns de ses cama-
rades : puis ils rejetèrent cette friponnerie sur Esope, ne croyant pas
qu'il se pût jamais justifier, tant il était bègue et paraissait idiot!
Les châtiments dont les anciens usaient envers leurs esclaves
étaient fort cruels, et cette faute très punissable. Le pauvre Esope se
jeta aux pieds de son maître; et, se faisant entendre du mieux qu'il
put, il témoigna qu'il demandait pour toute grâce qu'on sursit de
quelques moments sa punition.>>

Alors s'amorce l'histoire proprement dite et avec elle, la


première fable : récit silencieux, récit gestuel. Le premier geste
de ce récit est celui de la supplication dont l'effet est d'intro-
duire une différence simultanément temporelle et spatiale :
surseoir d'un moment sa punition. C'est peut-être là un des
nœuds de l'histoire de l'origine : le retardement, la distansion
comme dirait saint Augustin, l'écartement, l'apostase du
maintenant comme dirait Aristote. L'espacement du moment
est la condition de possibilité du récit. Dans notre histoire, le
geste «originaire» n'est pas, comme dans le premier chapitre
de la Phénoménologie de l'Esprit, la stigmè, la pointe, le doigt pointé
vers ... , la deixis de l'instant gestuel, mais au contraire le geste
de la main qui écarte l'imminence du coup, qui retarde le
«tout à coup>>; c'est un «soudain>>, qui ouvre dans le temps et
dans l'espace, le lieu ou la scène d'un jeu. Ou encore, pour
exprimer les choses d'une autre manière, le geste de retarde-
ment, d'écartement ou d'espacement, d'entrebaillement ou de
divergence est« quelque chose comme>> l'amorce d'un clinamen,
d'une tangence en un point de la courbe, c'est un tout petit
angle, le petit écart d'une distance dans une urgence. Ou pour
le dire de façon triviale, Esope prend la tangente : une espèce de
duplicité.
Après le geste, le corps :la constitution du corps narratif et
du corps narrateur, processus complexe. je rappelle le début de
l'histoire : le maître voulait manger des figues au sortir de son
bain. Agathopus, le sommelier - celui qui a bonne mine, le
L'animal-fable 53

Kaloskagathos - et ses camarades ont mangé les figues à la


place du maître. Ils les ont mangées par gourmandise, glouton-
nerie. Les figues ont disparu; la chose bonne à manger est
introjetée, incorporée, assimilée, détruite dans son extériorité
de chose, consommée. Agathopus et ses camarades rejettent la
faute sur Esope. Ils parlent. Ils parlent mensongèrement,
d'autant plus assurés dans leur mensonge (verbal) qu'ils pen-
sent, et à juste titre, Esope incapable d'une réplique (verbale).
La séparation est donc totale entre les mots bons à dire et les
choses bonnes à manger. On notera en ce point que l'agence-
ment des mots, le discours des forts fonctionne d'une part
comme représentatif, d'autre part comme monologique. Repré-
sentation d'abord : le discours articule l'être, la situation,
l'état de choses. Il l'articule faussement mais il l'articule. Et en
décrivant une situation passée, le discours, en l'occurrence, se
constitue en discours narratif: Agathopus raconte ce qui s'est
passé, ce qui est passé. En ce sens, son récit est la trace d'une
situation, d'un comportement. « Esope est entré dans le logis, les
figues ont disparu, Esope a mangé les figues.>> Le discours
narratif constitue (faussement) l'archive de la situation pas-
sée, il la trace, il en est la seule trace. Ainsi donc, l'histoire
racontée par Agathopus est non seulement la représentation
narrative du passé mais en outre- et sans que cela ait besoin
d'être dit - cette représentation narrative opère discursive-
ment une explication : le récit historique, parce qu'il est re-
présentation, donne l'explication de l'absence, de la dispari-
tion des figues.
La représentation narrative est ensuite monologique : il
n'y a pas, il n'y aura pas, il ne pourra pas y avoir de réplique de
la part d'Esope- puisqu'il ne parle pas. De la bête, il ne peut y
avoir de contre-récit, de contre-explication. Imaginons cepen-
dant cette possibilité, dotons Esope de langage un moment.
Qu'aurait pu dire Esope? «Je n'ai pas mangé les figues. Certes,
je suis entré dans la maison, mais par hasard. D'ailleurs, je
n'aime pas les figues, etc.>> «Prouve-le>>, aurait dit le maître.
54 La parole mangée

Il lui est impossible de produire une preuve : le corps du délit a


disparu. Bel exemple fictif de double discours au sens de la
sophistique antique : entre le pour et le contre, indécidable
vérité mais dont l'indécidabilité repose sur une disparition
de l'objet. La chose a été consommée. Elle est retrouvée certes,
mais en représentation dans le récit. «C'est Esope qui a mangé
les figues)), dit Agathopus. «C'est Agathopus )), aurait dit
Esope s'il avait pu parler. Ainsi se trouve constitué par
l'adversaire le corps narratif « Esope ))' mangeur de figues,
estomac assimilateur; corps de paroles, corps de mots. La bête
est vorace, c'est bien connu. Dans le récit d'Agathopus, l'accu-
sation prend corps. Sa conclusion inéluctable est la punition.
Le maître-arbitre rend la sentence. Esope est mis à mort: telle
est l'implication urgente, immédiate du récit, de la représen-
tation narrative monologique d' Agathopus.
Cependant, Esope répond à l'accusation :son premier geste
de réponse est- nous l'avons vu- un geste d'espacement qui
ouvre, dans le moment d'urgence, un espace de jeu : la scène
d'un contre-discours, mais d'un discours qui ne se dira pas. Je
voudrais souligner ici l'opposition entre le récit accusateur
d' Agathopus, représentatif et monologique, et le «discours))
d'Esope qui ne raconte pas, qui ne ressuscite pas le passé dans
une histoire. Sa réponse est dans l'instant présent, dans
l'écartement du moment. Au corps narratif verbal, archive
représentative du passé, il répond par un autre corps, un
contre-corps, non pas anti-logos ni anti-muthos mais anti-
corps dont la caractéristique temporelle est le présent, le
maintenant, «maintenant)) logé dans l'apostase, dans l'écar-
tement du maintenant de la scène ouverte par le geste de
su pplica ti on -distancia ti on.
Quel est cet anti-corps fabulateur? Esope boit de l'eau
tiède, met ses doigts au fond de sa gorge, il vomit l'eau qu'il a
ingérée. Ainsi se trouvent mises en scène deux fonctions
corporelles : un rythme du corps, remplissement-ingestion,
excrétion-rejet. Je dis «mise en scène)), car Es ope boit sans soif
L'animal-fable 55

et vomit intentionnellement. L'anti-corps est un «corps pro-


duit)) qui n'est pas du tout «le corps natureb). Boire de l'eau
tiède et non de l'eau fraîche, c'est évidemment boire sans
soif; mettre les doigts au fond de la gorge, c'est le geste
technique du vomissement provoqué, vomissement qui n'est
point le dénouement naturel d'une indigestion. Peut-être
n'ai-je pas été tout à fait exact en disant qu'Esope ne raconte
pas. En pro -duisant son corps comme rythme de réplétion-
excrétion (qu'on se souvienne, à ce propos, du passage fameux
du Banquet de Platon), en mettant en scène son corps, il le
narra ti vise. Et c'est cette narrativisation que raconte La
Fontaine : «Il alla chercher de l'eau tiède, il la but en
présence de son maître, il se mit les doigts dans la bouche, il
vomit l'eau seule.)) L'anti-muthos d'Esope qui est un jeu du
corps, le corps mis en jeu, consiste précisément en ceci- c'est
sa réponse au récit d' Agathopus - que réplétion et excrétion,
ingestion et rejet, assimilation et expulsion sont liées. Intro-
duire, c'est rejeter; incorporer, exclure; manger, expulser. Le
corps est rythme, oui et non, Eros et destruction.
Du même coup, au corps mensonger de l'accusation,
corps monologique, narratif, historique d' Agathopus, corps
de langage, est substitué le corps pro-duit de l'accusé, corps
rythmique d'intériorisation-extériorisation dont la mise en
scène révèle une espèce de «Fort-Da)) : l'eau disparaît -
réapparaît, est perdue - retrouvée. De plus, le clinamen, la di-
vergence que j'évoquais tout à l'heure, ici s'accentue. En un
sens, Esope reproduit la scène passée du délit racontée par
Agathopus (il reconstitue le crime), mais aussi bien il la
réinscrit ici maintenant avec son propre corps, dans la
différence, l'écart du clinamen, de la divergence, il répète la
différence dans un corps de jeu. Si récit d'Esope il y a, ce récit
n'est pas un corps narratif, mais une narration-corps. Les
mots ne se substituent pas aux choses en les représentant
disparues - telle est la part d' Agathopus - ce sont les choses
qui se substituent aux mots en «ce point d'origine)).
56 La parole mangée

«Après s'être ainsi justifié, il fit signe qu'on obligeât les autres
d'en faire autant. Chacun demeura surpris : on n'aurait pas cru
qu'une telle invention pût partir d'Esope. Agathopus et ses compa-
gnons ne parurent point étonnés. Ils burent de l'eau comme le
Phrygien avait fait, et se mirent les doigts dans la bouche; mais ils
se gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L'eau ne laissa pas
d'agir, et de mettre en évidence les figues toutes crues, et encore
toutes vermeilles. Par ce moyen, Esope se garantit: ses accusateurs
furent punis doublement, pour leur gourmandise et pour leur
méchanceté. »

L'anti-corps du fabulateur est un corps dialogique. Esope fait


signe que les autres répètent à leur tour sa propre scène
corporelle, son corps pro-duit, les fonctions rythmiques mises
en jeu. Après le geste «originaire» d'écartement, le geste
d'indication, le doigt pointé vers Agathopus et ses compa-
gnons; non point accusation cependant, mais signal du
moment du renversement, de la réplique: moment de la
« métabolè »; il ne s'agit pas de dire le contraire (anti-logos),
mais de faire le même (omopoièsis) et en faisant le même, de
produire le contraire. Toutefois, la réplique exigée d'Aga tho-
pus, justement parce qu'elle est exigée par le geste d'indica-
tion, se situe, si l'on peut dire, dans le corps pro-duit, mis en
jeu par Esope. Celui-ci mène le jeu. Son corps mis en scène
devient à son tour la scène de la mise enjeu du corps des autres.
Il les absorbe. L'esclave est devenu le maître du maître. Alors
avec l'eau, fait retour l'objet assimilé, l'événement
passé-sans-traces. «Manger les figues» revient sur la scène,
mais renversé : vomir les figues «toutes crues encore et toutes
vermeilles». Retour tout à fait invraisemblable à moins
' les figues
qu' Agathopus ait été tellement glouton qu'il ait avalé
sans les mâcher. C'est Agathopus qui est la bête, mais Esope
n'est pas encore homme. L'objet perdu est retrouvé tel quel, le
même : Homéostase, mais, entre temps, la fable est née.
Qu'est-ce à dire sinon qu'au récit d'Agathopus, l'homme-de-
bonne-mine, récit indexé sur le référent, l'événement autre,
différent, qui re-produit, mais à l'envers, l'événement passé et
L'animal-fable 57

perdu, sur la mort et la disparition de la chose, récit doté d'une


valeur de vérité, récit de langage, représentation narrative de
la bête vorace, qu'est-ce à dire sinon qu'à ce récit-là, est
substitué, entre deux gestes, l'un d'écartement, l'autre d'indi-
cation, un corps narratif de fiction, ni vrai ni faux, un corps
performatif, dialogique, une narration-corps qui réalise et
produit, ici-maintenant, un événement passé, perdu? Cet
événement du corps opère, en fait, l'analyse de l'histoire
racontée par le récit en langage, mais pas comme méta-
discours sur le récit de l'événement passé, mais comme
production d'un corps-récit qui en inverse les effets. Ecoutons
encore une fois le récit d'Agathopus: «Pendant que le maître
prenait son bain, Esope entra dans la maison et mangea les
figues.» Voyons le corps-narration du fabulateur : «] e bois de
l'eau, je me mets les doigts dans la bouche, je vomis l'eau.
Agathopus boit de l'eau, il se met les doigts dans la bouche, il
vomit les figues.» Tels sont le corps narratif de l'adversaire et
la «narration-corps>> du fabulateur : une fiction de
consommation- hic et nunc- dont l'effet est le rejet de la chose
bonne à manger et du même coup, la déconstruction du récit
verbal, du récit à valeur de vérité; c'est le moment présent d'un
faire, d'un agir du corps, d'une action-fiction qui fait être le
vrai à titre d'effet de discours de l'interlocteur. Nous pouvons
alors imaginer, en conséquence pragmatique de la gesticula-
tion d'Esope, le discours du maître : «Pendant que je dormais,
après mon bain, Agathopus entra dans la maison et mangea les
figues.» Ce qui est, nous dit-on, la vérité. D'où la punition
d' Agathopus à la fois pour sa gourmandise et sa méchanceté,
pour avoir mangé les figues et raconté une histoire. D'où la
position d'Esope qui, en buvant de l'eau et en vomissant, en
faisant boire et vomir, entre un geste d'écart et un geste
d'indication, accède à ce qui n'est pas encore la verbalité,
mais plus tout à fait l'oralité, à ce que j'ai appelé la
«narration-corps-fiction». Autrement dit, simulation du
corps dans le corps, constitution d'un simulacre à partir du
58 La parole mangée

double geste d'écart et d'indication qui en est la condition de


possi bi li té.
L'écartement temporel d'un maintenant libère, dans l'ur-
gence, dans l'imminence, un espace de jeu au présent. L'indica-
tion spatiale emporte avec elle l'obligation d'une répétition
non point du «même)) passé, mais d'une différence instantanéeou
présente, à effet de vérité dans le discours du maître. D'où
l'idée du simulacre et celle de la fiction ou de la simulation
corporelle comme tactique défensive de rétorsion. Esope répète
en silence, par ses gestes et son corps, la représentation
narrative de ses accusateurs, mais en déplaçant et en inver-
sant, dans son corps, la syntagmatique des énoncés de ses
adversaires. La dénégation rhétorique de l'accusé : «Non, ce
n'est pas vrai, je n'ai pas mangé les figues)), y est alors
transformée en réaction corporelle de rejet, de vomissement.
Pour évoquer ici le texte fameux de Freud sur la (dé)négation,
on pourrait dire que la négation symbolique régresse à la
réaction archaïque du vomissement. Toutefois celle-ci, parce
qu'elle est intentionnelle, voulue, jouée, conserve sa dimension
symbolique, mais elle la conserve dans le présent, l'immédiat,
le maintenant. Autrement dit, «ni oui ni non)), mais fiction ou
simulation dont la force perlocutionnaire dans le discours du
maître sera : « Agathopus a mangé les figues et non pas Esope. ))
J'ai déjà noté qu'Esope n'accuse pas. Il indique ses accusa-
teurs non pas pour les accuser, non pas pour dire «non)) de la
main, mais pour leur demander de répéter, en silence, sa
fiction et le simulacre qu'il vient de jouer dans et par son corps
et ses gestes. Ce faisant, ses accusateurs répètent la gesticula-
tion d'Esope mais produisent un supplément dans cette répéti-
tion même, supplément dont le discours du maître affirmera
l'effet de vérité, «oui, ils ont mangé les figues)). Ainsi donc est
inscrite et retournée, dans le corps mis en jeu, la force accusa-
trice, offensive, articulée dans et par les signes du récit, dans le
langage des plus forts. Il se pourrait bien que la «fable)) en
général, le récit des faibles et des marginaux soit - dans
L'animal-fable 59

l'élément du discours même- un dispositif de déplacement et


de retournement, par les plus faibles, de la force du discours des
plus forts.
«Le lendemain, après que leur maître fut parti, et le Phrygien à son
travail ordinaire, quelques voyageurs égarés (aucuns disent que
c'étaient des prêtres de Diane) le prièrent, au nom de Jupiter
hospitalier, qu'il leur enseignât le chemin qui conduisait à la
ville. Esope les obligea premièrement de se reposer à l'ombre; puis,
leur ayant présenté une légère collation, il voulut être leur guide, et
ne les quitta qu'après qu'il les eut remis dans leur chemin.
Les bonnes gens levèrent les mains au ciel, et prièrent Jupiter de ne
pas laisser cette action charitable sans récompense. A peine Esope
les eut quittés, que le chaud et la lassitude le contraignirent de
s'endormir. Pendant son sommeil, il s'imagina que la Fortune
était debout devant lui, qui lui déliait la langue, et par même
moyen lui faisait présent de cet art dont on peut dire qu'il est
l'auteur. Réjoui de cette aventure, il se réveilla en sursaut; et en
s'éveillant : «Qu'est ceci? dit-il : ma voix est devenue libre; je
prononce bien un râteau, une charrue, tout ce que je veux» ... >>

La morale de cette histoire, nous la trouvons dans l'épi-


sode qui lui succède :l'accession d'Esope à la verbalité. Je n'en
ferai pas l'analyse, mais il serait aisé d'y retrouver, sur un
nouveau plan, tous les éléments que j'ai cherché à mettre en
évidence dans la gesticulation silencieuse d'Esope devant ses
accusateurs. Les prêtres de Diane désirent connaître le sens, le
chemin vers la ville. Il n'accusent plus; ils demandent un
renseignement, eux, les très-savants, l'enseignement de la voie.
L'esclave est devenu le maître d'un savoir, c'est-à-dire d'une
route, d'un parcours, d'un sens. Là encore, il fera le geste de
l'écart d'abord, de l'espacement de l'urgence : ce sera le repos à
l'ombre d'un arbre pour prendre une légère collation, pour
manger, refaire ses forces et réparer sa fatigue. Là encore, Esope
fera ensuite le geste d'indication, mais il le fera avec tout son
corps : il accompagnera les voyageurs sur le bon chemin ; il leur
fera faire ce qu'il sait, il leur transmettra son savoir non par la
médiation des signes du discours, mais en simulant un voyage
avec eux; il leur fait faire ce qu'il fait et/ou sait. Les prêtres de
60 La parole mangée

Diane prient Jupiter pour Esope. Eux partis, Esope s'endort :


réitération de l'espacement mais cette fois comme ouverture de
l'espace du jeu onirique; Esope rêve. Mais, dans son rêve ce
n'est pas Jupiter, le Maître tout-puissant, le Maître des
maîtres, qui lui délia la langue, mais la Fortune; c'est dans la
puissance du hasard, dans l'événement du fortuit qu'advient le
langage, et avec lui la fable : langage, supplément du geste et du
corps, récit suppléant la fiction du corps pro-duit, simulare de
la simulation. Esope s'éveille : «Qu'est ceci? Ceci est un râteau,
une charrue; je prononce tout ce que je veux.» Voici Esope
logothète. «Ceci», mot déictique qui double en langage le
geste d'indication et ouvre silencieusement le champ des
définitions nominales, le champ des signes, le domaine du
symbolique, à la volonté, au désir de l'esclave fondateur du
langage. La bête est parlante. Les fables sont racontées.
« La raison du plus fort
est toujours la meilleure »

<<Moral,ale, adj. Qui concerne les mœurs, la conduite de la vie. Il y a des


vertus intellectuelles, comme la foi, d'autres morales, comme la justice, la
tempérance ... On appelle le sens moral de l'Ecriture, une interprétation qu'on
lui donne dont on tire quelques instructions pour les mœurs. On le dit aussi
de cette instruction qu'on tire des fables, sous le voile desquelles on reprend
les défauts des hommes et surtout ceux des grands.
Morale, subst. fern. La doctrine des mœurs, science qui enseigne à
conduire sa vie, ses actions. La morale chrétienne est la plus parfaite de toutes
les morales ...
Moralement, adv. Suivant la bonne morale. Cette proposition est vraie
moralement parlant, et non pas physiquement.
Moraliser, verb. act. et n. Faire des discours, des leçons ou des commen-
taires de Morale ... Il y a des gens qui se rendent importuns à force de moraliser,
de trouver à reprendre sur tout.
Moraliste, subs. masc. Auteur qui écrit, qui traite de la morale.>>

A. FuRETIÈRE, Dictionnaire Universel, 1690.

Un des problèmes que pose la Logique de Port Royal à la fois


dans sa construction, son écriture continuée de 1662 à 1683 et
son contenu, est celui de l'articulation d'une logique de
jugement et de la proposition à une morale du discours visant à
62 La parole mangée

régler «ces mauvais raisonnements que l'on commet dans la


vie civile et dans les discours ordinaires». Ce problème
fondamental de la relation entre aléthique et éthique, théori-
que et pratique, spéculatif et moral ne pouvait pas ne pas s'y
poser, ne serait-ce que parce que les auteurs «anonymes» de
l'Art de Penser se reconnaissaient indissolublement comme
logiciens et moralistes.
A ce titre, il suffira de noter que toute l'entreprise
grammaticale et logique des Messieurs de Port Royal trouve
historiquement son point de départ simultané d'une part avec
la puissante théorie augustinienne du signe et du discours qui
est fondée, sémiologie, sémantique et pragmatique, sur une
éthique religieuse du bien, du désir et de l'amour, une théorie
des valeurs, fins de la volonté et du désir, organisée par
l'opposition radicale entre une concupiscence mauvaise, dia-
bolique, née dans la chute originelle de l'homme et une charité
bonne, divine, issue de la rédemption gracieuse par Dieu et
d'autre part avec la non moins puissante théorie cartésienne
de l'idée et du jugement -logique, épistémologie, théorie de la
connaissance - fondée sur une connaissance claire et dis-
tincte de la vérité spéculative et sur les procédures méthodi-
ques pour en exclure l'erreur : la position par Descartes du
cogito qui marque un des fondements philosophiques de la
modernité scientifique, mais dont les Messieurs retrouvent la
formulation explicite dans saint Augustin au titre de la foi
religieuse et de la morale, serait ainsi le nœud de l'articula-
tion entre théorie et pratique.
La Logique de Port-Royal est dès lors, historiquement et
théoriquement, un texte stratégique pour l'examen de la rela-
tion entre une sémiotique d'un discours de la connaissance,
spéculative et une sémiotique d'un discours de «doctrine des
mœurs enseignant à conduire sa vie et ses actions ». De 1662 à
1683, de sa première à sa cinquième édition, il est remar-
quable que la Logique ... se grossit de considérations morales et
rhétoriques sans que cependant ses additions apparaissent
"La raison du plus fort est toujours la meilleure.» 63

exteneures au projet initial. Notre propos n'est pas ici d'ana-


lyser la Logique- mais de proposer quelques balises d'un trajet
qui, conformément à la lettre et à l'esprit de l'ouvrage, ne relie
pas deux domaines étrangers l'un à l'autre, mais est le parcours
interne d'un espace théorique homogène et unitaire où chacun
de ces domaines s'appartiennent réciproquement au point de
constituer une grammaire et une logique qui est une éthique ou
à l'inverse, une morale qui est une logique et une grammaire.
Aussi prendrons-nous pour point de départ deux chapitres
de la Grammaire générale, le 13' de la deuxième partie, «Des
verbes, et ce qui est leur propre et essentiel», et le 16', «Des
divers modes ou manières des verbes». Ayant distingué entre
deux grandes classes de mots, ceux qui signifient les objets des
pensées (noms, adjectifs, pronoms, adverbes, participes, pré-
positions) et ceux qui signifient les manières de pensées
(verbes, conjonctions, interjections), les grammairiens défi-
nissent, dans ce chapitre 13, «la nature du verbe» :«le jugement
que nous faisons des choses (comme quand je dis, la terre est
ronde) enferme nécessairement deux termes, l'un appelé sujet
qui est ce dont on affirme ... et l'autre ... l'attribut, qui est ce
qu'on affirme; et de plus, la liaison entre ces deux termes qui
est proprement l'action de notre esprit qui affirme l'attribut du
sujet. Ainsi les hommes n'ont pas eu moins besoin des mots qui
marquassent l'affirmation qui est la principale manière de
notre pensée, que d'en inventer qui marquassent les objets de
notre pensée». D'où la célèbre définition du verbe (que repren-
dra la Logique dans une de ses éditions) : «Un mot dont le
principal usage est de signifier l'affirmation c'est-à-dire de
marquer que le discours où ce mot est employé est le discours
d'un homme qui ne conçoit pas seulement les choses mais qui
en juge et qui les affirme.» Sur quoi nous pouvons faire deux
remarques. La première est que toute énonciation compose la
manière de la pensée avec l'expression de son objet; une double
fonction sémantique, la manière et la chose, affecte simultané-
ment la même partie du discours; la deuxième que, dans la
64 La parole mangée

réécriture que font les grammamens logiciens de Port-Royal


d'une proposition élémentaire quelconque (comme Pierre vit)
- réécriture qui vise à mettre à jour le fonctionnement de la
pensée dans l'usage de la langue - est opérée une triple
réduction : 1) de tout verbe au verbe être - qu'on appelle
substantif parce qu'il est le seul qui soit demeuré dans la
simplicité de marquer la liaison entre deux termes - (Pierre
est vivant) ; 2) du verbe être au présent de l'indicatif- où se
marque l'assertion de la liaison entre les deux termes, donc le
discours d'un homme, sujet pensant-parlant: Ue dis que)
Pierre est vivant; 3) du présent de l'indicatif de la 3' personne
du singulier- où se marque concurremment et contrairement
la prévalence du pôle objectuel (l'énoncé chose) sur le pôle de la
manière (l'énonciation du sujet) : ([il est] Pierre vivant). Par
cette triple réduction s'opère - pourrions-nous dire - la
déduction sémantique de l'objectivité grammaticale de la
proposition, déduction qui doublerait dans le langage la
déduction transcendantale de la valeur objective du jugement
dans la pensée.
Dans le chapitre 16, les grammairiens complètent l'ana-
lyse de la nature du verbe. Sans doute, le principal usage du
verbe est-il de signifier l'affirmation, mais «les hommes ont
eu besoin de faire entendre ce qu'ils voulaient aussi bien que
ce qu'ils pensaient». Or ils se servent du verbe pour signifier
«d'autres mouvements de notre âme», comme désirer,
commander, interroger (2' partie Chap. 1), ou comme désirer,
commander, prier (2' partie Chap. 13), mouvements de l'âme
que le chapitre 16 définit systématiquement comme les trois
manières principales de la volonté autres que l'affirmation, le
souhait par lequel nous voulons des choses qui ne dépendent
pas de nous, l'acceptation par laquelle nous nous contentons
d'accorder une chose quoique absolument nous ne la voulions
pas et enfin, l'ordre et la prière par lesquels ce que nous voulons
dépendant d'une personne de qui nous pouvons l'obtenir, nous
lui signifions la volonté que nous avons qu'elle le fasse. Modes
«La raison du plus fort est toujours la meilleure. " 65

optatif, concessif et impératif inscrivent ainsi les structures et


les modes du discours éthique dans la structure sémantique
générale du langage.
Dès lors, si l'on entend par morale« la doctrine des mœurs
qui enseigne à conduire sa vie et ses actions» ou, autrement
dit, le règlement de la volonté, du désir et des passions de
l'homme par des valeurs et des obligations, des devoir-être et
des devoir-faire, l'analyse raisonnée et générale du langage par
la Grammaire et la Logique de Port-Royal, dont le noyau central est
la grammaire et la logique du jugement, introduit la morale
dans la langue à la fois par la distinction et la composition
dans tout acte d'énonciation de la manière de la pensée avec
l'expression de son objet; par les distinctions ensuite entre la
manière principale de la pensée et ses opérations de conjonction et
de disjonction d'une part et d'autre part, les manières secondes
de la pensée que sont le souhait, l'acceptation, l'ordre et la
prière qui relèvent des mouvements de l'âme, comme simples
changements d'inflexion et de modes de la principale; par
l'articulation, enfin, toujours plus fine et plus élaborée entre
l'assertion et ses modalités particulières et les autres modalités
de la volonté et du désir, articulation visant au règlement des
secondes par la première. Ainsi l'assertion sera le terme de
référence par rapport auquel tous les écarts «modaux» par
rapport à elle, «manière principale de notre pensée», seront à
la fois repérés, mesurés et réglés. Le jugement cognitif, la
proposition objective, la phrase assertive constituent bien un
même noyau central de la sémantique de Port-Royal, mais
cette sémantique, par sa théorie même et pour couvrir
l'ensemble de son domaine théorique, ne peut s'accomplir que
dans une éthique et une morale.
Claude Imbert dans son article sur «Port-Royal et la
géométrie des modalités subjectives» (Le Temps de la réflexion,
no 2, Paris, 1982) a bien montré comment et en quoi la logique
et la grammaire de Port-Royal, par la théorie des modalités
subjectives, non seulement constituaient une avancée logique
66 La parole mangée

sur la logique grecque, stoïcienne et alexandrine, mais encore,


ipso facto, opéraient la critique radicale des r_norale.s et ?es
doctrines de sagesse antiques. «Par la seule mventwn d un
nouvel axe sémantique qui mettait en correspondance la
partie centrale de l'Art de penser... avec la Grarr;mai~e et
toutes deux avec la Méthode (Livre IV), Port-Royal etabht les
prémisses d'un no~veau règl:n;en~ des passionsA (p. ~09) [.)
manifestant le souci [ ... ] de reflechir dans une meme economie
rationnelle, dans une même méthode, le savoir de science et le
savoir moral» (p. 324, n. 28).

<<Raison des effets.

ne pouvant faire que ce qui est juste


fût fort, on a fait que ce qui est fort fût
juste. >>
PAsCAL, Pensées (192-298).

Nous voudrions illustrer ces quelques remarques théori-


ques et historiques sur la sémiotique sémantique ?:
.P.ort-
Royal par l'examen d'un texte qui est, dans ses reedltlo~s
successives, exactement contemporain de celles de ~a Gram_.m~z~e
générale et de l'Art de penser, une fable de La Fontame, p~ec;s:­
ment la fable X du livre I, «le loup et l'agneau». Son mteret
majeur pour notre propos s'explique par deux r~isons essen-
tielles, la première qui tient au genre de la fable qm est, comr_n:
on sait, un récit et qui, à ce titre, relève, dans sa modahte
énonciative, de l'assertion, accentuant le pôle objectuel; .par
débrayage de l'instance narrative des contenus .pro~o~Itwn­
nels du narré, mais qui, en outre, comporte, ImphC1te ou
1:
explicite, une morale sous « voile» .narra ti~- pour parler
comme Furetière - c'est-à-dire une mstructwn par laquelle
«on reprend les défauts des hommes» au nom de valeurs
(devoir être et devoir faire), et «qui vise à les en détourner et
ainsi, à les rendre meilleurs». Comment donc s'effectue c:t;e
transformation entre le récit et sa morale? Comment est operee
la «moralisation» d'un récit? Ces questions posent le
<<La raison du plus fort est toujours la meilleure. " 67

problème que les textes théoriques de la Grammaire et de la


Logique avaient introduit et dont ils avaient proposé une
solution.
L'autre raison tient à cette fable singulière «le loup et
l'agneau», dont le propos particulier, le thème du récit qu'elle
nous donne à lire est précisément le conflit entre le fait et la
valeur, le donné «objectif» constaté et la finalité éthique,
idéale, proposée au sujet pratique et qui exige sa réalisation
dans la conduite de la vie, et sa résolution. «Le loup et
l'agneau» : comment l'assertif, modalité du jugement de fait
(comme «le ciel est bleu») est dialectiquement transformé par
le récit même qui la met en œuvre dans sa forme et son contenu,
dans les autres modalités subjectives du désir, de l'accepta-
tion, de l'ordre et de la prière, modalités du jugement de valeur
où est accentué «le pôle de l'adresse» et comment le constat
narratif, dans les énoncés, de la nécessité physique ou mécani-
que se trouve revêtu, au terme des conjonctions et disjonctions
qu'ils formulent, de l'obligation morale par laquelle sa
manifeste, dans le domaine des actions à faire, l'exigence de la
valeur éthique; en bref, comment le récit de la force est-il
«moralisé» en discours de justice ou à l'inverse, comment le
second est-il «[actualisé» dans le premier, tel est l'enjeu de la
fable et de sa moralité.
«Le loup et l'agneau» est expressément une morale et un
récit et, plus précisément encore, une morale et un contrat
explicite d'énonciation d'une part et, d'autre part, une mise en
scène narrative de cette morale et de la réalisation de ce
contrat : «la raison du plus fort est toujours la meilleure./Nous
l'allons montrer tout à l'heure./Un agneau se désaltérait ... » Le
lecteur l'aura constaté, la morale précède le récit au lieu d'en
être tirée. Loin que le récit soit« moralisé», c'est la morale gui
est « narrativisée » et du même coup, avant même qu'il soit
effectivement lu, il est proposé non seulement comme la démons-
tration de l'énoncé de sa morale, mais encore comme l'accepta-
tion par le lecteur d'un «ordre» émis par le fabuliste à son
68 La parole mangée

endroit. Ce dernier, très précisément, fait ce qu'il dit : sa prise


de parole, de par les modalités qui l'affectent, et la position
initiale dans la syntagmatique de la fable qui est la sienne est
un acte de force discursive annoncé, en toute certitude, comme
le meilleur; soit, littéralement, ce qu'il dit : «la raison du plus
fort est toujours la meilleure» et ce qui va suivre le montrera
sans que nulle possibilité de contestation soit laissée à celui
qui écoute la fable. Le lecteur, d'emblée, ne peut que «se
contenter d'accorder une chose quoiqu'absolument il ne la veut
pas», tout simplement parce que le fabuliste lui a «signifié la
volonté qu'il a qu'il accepte».
Le plus fort est toujours le meilleur, équivalence défini-
tionnelle à validité universelle, énoncé donné comme vrai et
toujours vrai : le plus fort parmi les plus forts est le meilleur
parmi les bons; un constat de fait, celui d'un maximum de
force, est posé comme équivalent à l'évaluation d'une qualité
morale, d'un optimum de bien. Et c'est cette équation qui sera,
dans un instant, démontrée par ce qui va suivre comme
apodictique : nécessaire et universelle. Toutefois, nous l'avons
lu, le fabuliste ne dit pas tout à fait cela: ce n'est pas le plus fort
qui est toujours le meilleur, mais sa raison. Comment entendre
ce complément? Si la raison est l'entendement, cette première
puissance de l'âme qui discerne le vrai du faux - par
opposition à l'imagination et à la sensibilité, puissances
d'erreur -le lecteur lira alors que le discernement du vrai et du
faux qu'effectue le plus fort est toujours le discernement du bien
et du mal. Nouvelle équation apodictique : le vrai, c'est le
bien; le faux, c'est le mal, « philosophème » traditionnel de
toute intellectualisme : toute faute est une erreur, et le méchant
est un ignorant. Réduction de la valeur à l'être, du théorique au
pratique, du déontique au cognitif. Toutefois, comme il y a un
instant nous avions oublié la «raison» dans la lecture de la
morale de la fable, dans cette seconde lecture, à nouveau, nous
avons effacé ce fait que l'équivalence du discernement du vrai
et du faux avec celui du bien et du mal n'est elle-même vraie
«La raison du plus fort est toujours la meilleure.'' 69

que d'un sujet doté d'une qualité qui ne relève ni du vrai ni du


faux, ni du bien ni du mal : la force dont la caractéristique la
plus immédiate est, à son tour, qu'elle ne relève pas de la raison
comme première puissance de l'âme- ni même de l'imagina-
tion ou de la sensibilité - mais du corps; la force «qualité
palpable, bien visible, maîtresse des actions extérieures». Le
scandale suscité par notre première lecture, le maximum de
force est toujours un optimum pratique de bien, se change, avec
la seconde, en contradiction théorique.
La raison de cette contradiction cependant tient peut-être
à ce que nous avons mal entendu le mot« raison» : non pas, à
vrai dire, la faculté de discerner le vrai du faux, mais le motif
ou la cause que l'on a d'agir; le motif que le plus fort a d'exercer
sa force est toujours le meilleur. Mais que serait une force qui
ne s'exercerait pas? Et comment une force pourrait-elle être
qualifiée de la plus grande force si elle ne s'exerçait pas contre
les autres forces par le fait de leur annihilation ou absorption.
Dès lors le motif qu'une force a d'agir ne fait qu'un avec cette
force même, être la plus grande force par annihilation actuelle
des autres forces. Autrement dit, le plus fort est toujours le
meilleur, et nous voici ramené à notre première et scandaleuse
lecture, à cette différence près que tout à l'heure nous avions
mal lu en péchant par omission, alors que maintenant nous
avons trop bien lu parce que nous avons, en vérité, tout lu.
Toutefois, il se pourrait que «raison» signifiât argumen-
tation et discours de véridiction, établissement de la convic-
tion par la preuve. Mais nous ne serions pas plus avancés, car,
invinciblement, nous en reviendrions à notre deuxième et
contradictoire lecture. Le discours du plus fort, en effet, ne
détiendrait pas sa force de convaincre de la chaîne des raisons
au long de laquelle s'effectuent les transferts de l'évidence
fondatrice jusqu'à la proposition conclusive qui, irrésistible-
ment, conquiert l'assentissement rationnel de l'interlocuteur.
La force du discours du plus fort ne serait autre que sa force
elle-même et celle-ci n'est pas de discours ou de raison par les
70 La parole mangée

raisons, mais d'un autre ordre, d'un autre genre qu'elle, force
tyrannique, écrit Pascal, «désir de domination universel et
hors de son ordre ... vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut
avoir que par une autre». On doit craindre la force et craindre
absolument- c'est là la terreur-la plus grande force, non par
une obligation morale ou une nécessité rationnelle, mais par le
rapport mécanique et de fait de quantités physiques. Scandale
de la raison pratique ou scandale de la raison théorique, nous
n'y échapperons qu'à la condition d'entendre le meilleur de la
raison du plus fort, non pas dans le sens moral du superlatif du
bon, mais dans le sens d'un comble de l'efficace, d'un superlatif
de l'effectif, de l'irrésistibilité d'un fait; en bref, au sens du
plus fort : la raison du plus fort est la plus forte, soit le plus fort
est le plus fort. Tautologie : il n'y a rien à dire, à penser ou à
évaluer de la force parce que le fort ne dit ni ne pense ni
n'évalue; le plus fort est le plus fort, sans phrases, violence pure,
mutisme de la force qui agit; à quoi répond le silence terrifié
de celui qui en subit l'absolu. Le parcours du sens, soit la
tentative de passer du fait au droit, du constat à l'évaluation
est complet : irrésistiblement, invinciblement, nous avons été
ramenés du droit au fait, de l'évaluation au constat. Il ne nous
reste plus qu'à nous taire, en un mot à accepter, muets, le diktat
muet de la force.
Et pourtant le fabuliste parle et insiste : «Nous l'allons
montrer tout à l'heure.» Acceptez un instant ce scandaleux
énoncé comme une hypothèse ou une proposition, ce qui va
suivre, un récit, la démontrera. Le motif (ou la raison) qui l'a
incité à prendre la parole pour formuler l'énoncé, comme
l'argumentation (ou la raison) qu'il énoncera pour transformer
l'hypothèse en thèse et la proposition en théorème, seront les
plus forts ou les meilleurs pour faire assentir son auditeur à sa
vérité, le faire consentir à sa certitude, le faire croire à sa
valeur obligatoire, d'autant qu'en toute rigueur, il ne dit pas
qu'il va démontrer son hypothèse «la raison du plus fort est
toujours la meilleure», mais que, dans un instant, il la
« La raison du plus fort est torljours la meilleure. >> 71

montrera. Il ne dit pas qu'il argumentera, mais qu'il indi-


quera l'énoncé qu'il vient d'émettre en racontant la fable, qu'il
le pointera du doigt sur et dans le récit. Mais si l'argumenta-
tion est monstration, alors l'hypothèse est thèse, la proposition,
position avant même que ne soit raconté le récit où la morale
déjà formulée sera montrée. D'emblée, et en préalable absolu, la
démonstration est annoncée ostensive et la raison argumenta- '
tive point encore articulée est déjà la plus convaincante puis-
qu'elle est qualifiée d'ostension. Le lecteur ne pourra et ne
devra que constater le fait et ce fait, ce donné, est le récit
assertant le fait, le donné. L'« embrayage» énonciatif, «nous
l'allons montrer tout à l'heure», est exactement contemporain
du «débrayage)) énoncif, débrayage qui «vaut pour)) un
déictique, un «dé-monstratif» qui opère son inverse. C'est
ainsi que« le))- nous l'allons montrer tout à l'heure- est à la
fois anaphore (ce qui va être démontré, c'est que «la raison du
plus fort est toujours la meilleure))) et cataphore (ce qui va être
montré, c'est ce qui va suivre, le récit). C'est donc par là que le
fabuliste simultanément se tait (débrayage) pour laisser la
fable se dire comme pur récit (débrayage, silence de la plus
grande force- du langage-) et parle (embrayage) pour dire
que la fable démontrera l'hypothèse, transformera la proposi-
tion en théorème, celui de la violence de facto de l'absolu de la
force comme souverain bien de jure. Par ce chassé-croisé
complexe entre énoncé et énonciation, modalité assertive
objective et modalités concessives et impératives subjectives,
constat de fait, démonstration alethique et évaluation déonti-
que, par le jeu et l'enjeu des ambiguïtés sémantiques lexicales
(«raison)) et «montrer))) et discursives, le dispositif de
l'énonciation réussit à présent l'« irreprésentable » théorique
d'un absolu de la force et le «scandale)) pratique d'une valeur
suprême qui lui serait identifiée.
72 La parole mangée

Le récit commence donc. A vrai dire, et stricto sensu, le récit


est la mise en scène, la construction théâtrale, et la scénogra-
phie d'un dialogue d'affrontement des protagonistes. A peine
apparus dans les quatre premiers vers, les personnages narra-
tifs sont substitués par des acteurs dont les actes se réduisent à
des discours brièvement échangés, où l'on notera que le loup a
sur l'agneau l'avantage du premier et du dernier «mots» :
«Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?( ... ) On me l'a
dit : il faut que je me venge.» Après quoi les acteurs de langage
redeviennent, par substitution inverse, personnages, pour un
bref dénouement «sans autre forme de procès» narratif.
«Un agneau (donc) se désaltérait/Dans le courant d'une
onde pure./Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure,/Et
que la faim en ces lieux attirait.» Deux personnages, l'agneau,
le loup. D'emblée, par eux, le récit s'installe au niveau éthique.
D'emblée, les personnages sont les allégories univoques de
notions morales opposées, l'agneau, celle du bien; le loup, celle
du mal, et plus encore, l'un et l'autre, les allégories de leur
comble, le bien absolu, ou l'innocence, et l'onde pure où il se
désaltère n'est pas plus pure qu'agneau qui vient de naître Ge
tette encor ma mère). Le mal absolu ou la rage, comme le dit en
passant le fabuliste-metteur en scène en une notation qui hésite
entre la didascalie dramaturgique (la rage caractériserait
l'intonation des paroles adressées à l'agneau) et le trait
ontologique (elle définirait l'être même du loup). Mais à bien
considérer les choses, c'est précisément parce que l'agneau est
le comble du bien et le loup, celui du mal, que l'un et l'autre
transcendent l'ordre éthique où leurs noms d'agneau et de loup
les avaient, pour le lecteur, immédiatement situés. En effet, de
par son innocence même, l'agneau est, en quelque sorte, situé à
l'origine ou au commencement de son histoire singulière («il
vient de naître»), histoire singulière, série des pensées et des
actions dont l'évaluation morale établira le caractère axiolo-
giquement positif ou négatif, le trait du méritoire ou celui du
coupable. Ni l'un ni l'autre, l'agneau est en deçà du bien et du
« La raison du plus fort est toujours la meilleure. » 73

mal par pureté de fait, par innocence de nature. Mais le loup, de


même, par la rage de son animalité même. Si «rage» est dans
le monde de l'homme cette «maladie qui ôte la raison et
transporte de fureur», si elle se dit de l'outrance de la passion
ou de la fureur du besoin, «l'animal plein de rage» du récit est,
par sa nature même, au-delà du bien et du mal, au delà de toute
culpabilité et a fortiori de tout mérite éthique. La rencontre du
loup et de l'agneau que nous avions imédiatement lue dans le
registre de la morale, de par les« notions» de ses protagonistes,
en fait et pour les mêmes raisons, trouve son lieu et son moment
dans l'état de nature et avant toute histoire individuelle ou
collective, dans un espace et un temps où il"n'y a point encore de
méchants et de bons, où même, par un étrange paradoxe qu'il
s'agira d'éclaircir, l'excès de méchanceté et l'excès de bonté
situent ceux qui en sont marqués au-delà et en-deçà des
catégories morales qui avaient permis de les évaluer tels. Il est
vrai que nous lisons une histoire de bêtes - «avant» que
celles-ci ne soient animaux de fable, allégories des hommes -
une histoire de bêtes qui ne connaissent pas l'histoire et
l'évaluation éthique des actions et des décisions, des motifs et
des mobiles de ses acteurs responsables, volontaires et libres.

méchanceté
.,., ....... ,......_..... ..... .....
......
..... ..... ..........
..... .......
culpabilité mérite

non-culpabilité non-mérite
.......
.......................... ______ ................
................... .,...,..,......
Innocence

<<structure élémentaire de la signification éthique>>


74 La parole mangée

Une histoire de bêtes, un simple événement de l'état de nature


où se rencontrent «par hasard» des forts et des faibles, le plus
fort et le plus faible : la sanction physique et mécanique de la
rencontre sera que le premier dévore le second. Equilibre
naturel, loi de nécessité, les loups mangent les agneaux, les
agneaux sont mangés par les loups.
Toutefois que les choses ne soient pas aussi simples nous
est révélé par la difficulté que nous avons de situer le loup (le
comble de la méchanceté par nature) dans le schéma de la
«structure élémentaire de la signification morale». L'agneau
en effet, comble de la bonté par nature est animal domestique et
appartient à la société des animaux domestiqués, précisément
le troupeau conduit par le berger et gardé par les chiens, au
contraire du loup, créature solitaire, animal barbare, inhu-
main par définition, bête sauvage. En un sens, l'agneau,
quoiqu'animal, est le délégué, dans le récit, et peut-être au-delà
du récit, du comble de la «culture»; plus qu'un représentant
allégorique de la société civile, réglée par les contrats de droit,
il en manifeste la dimension de communauté, de communion
affective et éthique puisqu'il n'en est pas séparable («je tette
encore ma mère»). Le loup, à l'inverse, parce que «animal
plein de rage» se signifie, à son tour, dans le récit et peut-être
au-delà du récit, comme l'excès de la «nature» puisqu'appa-
remment, il est sans compagnon, individu solitaire, libre de
tout lien naturel, sans autre nécessité que sa propre voracité.
Il convient dès lors de faire intervenir dans le premier
schéma de la structure élémentaire de la signification morale,
un second où se trouve développée la catégorie de la nature et de
la culture : à cet égard, l'agneau, représentant de la classe des
dévorés, des faibles par nature se trouve rapporté ou déplacé
dans le monde de la «culture» pour y acquérir, par l'excès
même de sa faiblesse physique naturelle, son innocence; à
l'inverse du loup, allégorie des méchants selon la culture, qui
est rapporté ou déplacé dans le monde de la nature pour s'y
constituer paradoxalement dans l'excès même de sa méchan-
«La raison du plus fort est toujours la meilleure. " 75

ceté (morale-culturelle) au-delà de toute culpabilité de tout


mérite négatif, «plein de rage», méchant naturellement.

culture nature

non-nature non-culturt'

Alors que l'agneau est innocent « culturellement » parce


qu'en deçà de la culpabilité et du mérite par déplacement de la
faiblesse naturelle dans l'espace culturel-moral, le loup est
méchant «naturellement» parce qu'au-delà de la culpabilité et
du mérite, par déplacement de la méchanceté «culturelle»
(morale) dans l'espace naturel.
Si donc la construction des protagonistes du recit fait
apparaître que «le plus fort» est au-delà de toute morale par
transfert d'une catégorie morale dans l'état de nature et que« le
plus faible» est en deçà de toute morale par transfert d'une
catégorie naturelle dans l'état de culture, soit une double
transformation, symétrique inverse de la force/faiblesse et de
la méchanceté/bonté, la «morale» du récit- que nous avons
déjà lue- marque une dissymétrie essentielle puisqu'il nous a
été dit que le plus fort est toujours le meilleur, mais sans que,
cependant, le plus faible ait été déclaré comme le plus méchant.
Dès lors, si le récit doit démontrer par contrat énonciatif
~a moralité hypothèse, il devra opérer la transformation
mverse, mais non symétrique, de la situation initiale
c~nstruite dans l'événement de la rencontre de ses protago-
mstes, celle d'un en-deçà et d'un au-delà de toute morale
(catégories opposées et contraires résultant de la transforma-
tion inverse et symétrique du naturel dans le culturel et du
culturel dans le naturel, d'un donné dans une valeur et vice
versa). Pour le dire autrement, le récit devra démontrer la
76 La parole mangée

justification de la force («la raison du plus fort est toujours la


meilleure») sans que cette démonstration vaille pour celle de
son corollaire direct inverse, celle de la condamnation de la
faiblesse, mais pour son indirect contraire, celle de la fortifi-
cation de la justice. Au terme du récit, si la faiblesse n'est pas
condamnée, la force devra être justifiée, ce qui signifie que la
justice ne pourra pas être fortifiée. Que la faiblesse soit
explicitement coupable, tel est le cynisme politico-social qui
est l'envers implicite du discours moral de la société civile
réelle. Que la morale doive être fortifiée, c'est-à-dire explicite-
ment déclarée la plus forte, ce serait là l'idéalisme utopico-
éthique, arrière-plan idéologique du discours politique de la
communauté culturelle abstraite. En bref, le faible n'est pas
«moralement» condamné alors que le fort est «moralement»
justifié, asymétrie qui ouvre l'abîme, insondable à la raison
théorique et pratique, d'une faute à l'origine du réel et de l'histoire,
et c'est pour cela que le récit ne pourra en fait point démontrer
l'hypothèse initiale, mais seulement la montrer comme une
position de fait.

«Un agneau se désaltérait 1 Dans le courant d'une onde


pure.» 1 Imparfait, duratif dans un passé stable, satiété
immédiate et sans effort dans l'état de nature. « 1 Un loup
survient à jeun, qui cherchait aventure 1 Et que la faim en ces
lieux attirait.» Ponctuel de l'événement inattendu, schéma
d'incidence du pur narratif poussé à l'extrême dans le surgisse-
ment instantané du présent dit de narration, procès explosif du
besoin, de la quête vorace. Ce n'est pas le loup qui a faim et qui
cherche sa proie; il est saisi par la faim comme par un destin
naturel et c'est elle qui l'agit de l'extérieur : passion absolue.
La recherche de l'aventure qui l'anime et le pousse n'est que la
face fortuite organique de cette nécessité de fait : elle désigne la
proie potentielle que le hasard pourrait offrir dans les lieux
ouverts par l'attrait du besoin de nourriture; double mouve-
décas y!.

schéma d'incidence
et ses valeurs prosodiques

r -_ _ _ _ _ _ _ _ _ ____:3:........, Alexandrin
octosyl.
-r7777777;7777,~~77n~"777"-~u;a~:
octosyl. Loup
4 Décasyl.
projection du schéma
d'incidence dans l'espace
métrique de réception
Ruisseau

:~
:~
Sauvagerie :0
1
Agriculture

:~
Forêt Bergerie

~~
:~
:::0
>------1 Nature f-------1 VS f--------1 Culture

parcours du loup
parcours de l'agneau
78 La parole mangée

ment du prédateur : la recherche errante et sa focalisation


,,
possible sur l'objet consommable qui mime la dissymétrie du 1

long alexandrin et du bref décasyllabe. Déjà le rythme métrique


renverse l'articulation de la syntaxe narrative et la sphère des
signifiants prosodiques du loup englobe le schéma d_'inci-
dence. Plus précisément encore, le double espace que dessme la
forme d'expression poétique dessine aussi dans la représenta-
tion narrative le lieu de la rencontre : l'agneau est sorti de
l'espace domestique de la culture qui est le sien pour se
désaltérer au courant de l'eau naturelle comme le loup saisi par
la faim a quitté la forêt, l'espace sauvage de la nature, pour
chercher« aventure». La rencontre du faible rassasié et du fort
affamé s'effectue ainsi sur le lieu d'une frontière ni naturelle ni
culturelle, dans l'espace d'une limite doublement et inverse-
ment franchie par les protagonistes du drame. Plus précisé-
ment encore, cet espace, dans son indéfinition même, est
cependant «plus» naturel que «culturel». L'agneau s'est plus
écarté de l'espace cultivé et domestique que le loup du monde
naturel. L'agneau a quitté la culture pour la nature, le loup est
sorti de l'excès naturel (la sauvegerie de la forêt) pour la nature,
le bord du ruisseau. L'agneau est «englobé» dans l'espace du
loup.
Mais la scansion du poème que conte la voix du fabuliste
autorise, en outre, la prise de parole du personnage narratif
auquel il a accordé« la plus grande quantité de langage». C'est
ainsi que le loup parle d'abord, lui, l'animal plein de rage. Il
parle pour dire l'intrusion de l'agneau dans l'espace naturel,
son espace.
«Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
Dit cet animal plein de rage,
Tu seras châtié de ta témérité.>>

Convention du genre de la fable, l'animal accède, par la


volonté du fabuliste, au langage, c'est-à-dire à la culture, sur
cette frontière entre nature et culture, plus naturelle que
«La raison du plus fort est toujours la meilleure.» 79

culturelle. Mais par là-même, entre le besoin qui le pousse et la


dévoration, le langage et le discours introduisent une autre
frontière, une distance, un écart temporel qui en diffère
l'immédiate satisfaction. Parlant, le loup amorce le retour de
sa «notion» de la nature à la culture, tout comme, en lui
répondant, l'agneau perdra, dans une certaine mesure, par le
fait même de parler, l'innocence de nature que sa «notion»
avait, depuis l'origine, importée dans la sphère culturelle. En
devenant acteurs de discours, les animaux montrent et réali-
sent la transformation de la donnée de fait de la force et de la
faiblesse naturelles, dans la force et la faiblesse culturelles du
discours, la force et la faiblesse du discours qui réussissent ou
échouent à prouver, à démonter, à argumenter pour persuader
et convaincre. Aux jeux culturels du langage, mais dont la
sanction de la réussite ou de l'échec reste celle de l'état de
nature, manger ou être mangé, le plus fort sera-t-ille meilleur
ou le plus mauvais? La raison du plus faible s'imposera-t-elle
irrésistiblement contre celle du plus fort?
Le loup prend donc la parole : traduction immédiate en
langage de sa position de force reconnue sans phrases et sans
ambages dans l'ordre de l'animalité. C'est à ce titre qu'il
interpelle l'agneau en affectant la déclaration constatant la
présence de ce dernier au bord du ruisseau, à la fois de la
modalité de l'interrogation, dite rhétorique, dont la caracté-
ristique, on le sait, n'est pas «de marquer un doute et
provoquer une réponse mais d'indiquer, au contraire, la plus
grande persuasion et défier celui à qui l'on parle de pouvoir
nier ou même répondre>>. Détournement de l'interrogation
(variété des modalités subjectives du souhait ou du désir -
«mouvement de notre âme par lequel nous souhaitons de savoir
une chose, demandons d'en être instruits» -) dans sa figure
qui vise à «faire entrer l'expression dans le cœur même de
l'interlocuteur comme un trait foudroyant qui le déchire,
l'accable, le confonde et le mette, s'il faut le dire, hors de
réplique et d'excuse.» Non pas donc: «qu'est-ce que tu fais là
80 La parole mangée

(au lieu d'être dans ta bergerie domestique - culturelle)»?


mais : «Tu ne dois pas être là et il est exclu que tu puisses
présenter une justification quelconque à ta présence>> (formu-
lation rhétorique d'un interdit de jure). Il faudrait ajouter,
sous-jacente à l'interrogation figurée qui en serait l'expres-
sion, cette «prétendue figure de pensée>> dite de « commina-
tion>> qui est «la menace (ou l'annonce d'un malheur plus ou
moins horrible) par l'image duquel on cherche à porter le
trouble et l'effroi dans l'âme de celui contre qui l'on se sent
animé par la haine, la colère, l'indignation ou la vengeance>>.
L'interditjuridique dans sa forme est, dans sa forme interroga-
tive figurée, expression passionnelle et le fabuliste ne s'y trompe
pas qui qualifie le loup, d'« animal plein de rage>>.
Le principe de droit qui fonde l'interpellation du loup est
celui du droit de propriété- mon breuvage-: l'agneau est un
voleur qui transgresse ce droit du loup en se désaltérant dans le
courant d'une onde pure, en franchissant, sans titre de droit, la
frontière qui sépare la culture de la nature. Mais peut-il y
avoir dans l'état de nature, droit de propriété puisque celui-ci
est une des marques essentielles de la culture, de l'institution
de la société civile? Le loup «dé-naturalise» l'élément naturel
de l'eau, très précisément en usurpant un droit qui n'est pas et
ne saurait être de nature. Comment donc légitimera-t-il cette
usurpation? Comment transformera-t-il son appropriation de
l'eau dans le discours, en titre de propriété? Il en donnera donc
une raison, mais cette raison est de fait; elle est le constat d'une
situation physique, empirique, naturelle : en un mot, sur
l'élément naturel, situation provoquée par la présence de
l'agneau : «Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?» De
même que l'énonciation «rhétorique» de l'interdit juridique
était, en fait, expression passionnelle (interrogation commina-
toire figurée), de même l'énoncé du droit et de l'interdit qui en
découle est fondé sur une raison de fait, constatée et consta-
table, l'agneau trouble l'eau pure du loup. La raison qu'énonce
le plus fort pour justifier l'énonciation de son droit parce
«La raison du plus fort est toujours la meilleure. » 81

qu'elle n'est pas « modalement » homogène à cette énonciation


en affaiblit singulièrement l'efficacité discursive. La produc-
tion du titre de droit est, en fait, une raison de fait soumise
comme telle à la preuve, à l'épreuve toute empirique de la
vérification ou de la falsification. Le déontique est fondé sur
l'aléthique. Mais la conclusion du discours revient au plan du
droit et de la justice : «Tu seras châtié de ta témérité» et le
futur marque le procès du discours du loup dans les sens
temporel et juridique du terme.
L'agneau, fin expert en modalités, ne s'y trompe pas. Il ne
justifie pas sa présence au bord du ruisseau, il ne la légitime pas
par un contre-droit, il discute du fait de troubler l'eau et il fait
réponse à l'interrogation comminatoire qui- on l'a vu- non
seulement n'en demande pas mais l'exclut, par une démonstra-
tion: «Sire, répond l'agneau, que Votre Majesté/Ne se mette
pas en colère ;/Mais plutôt qu'elle considère que je me vas
désaltérant/Dans le courant/Plus de vingt pas au-dessous
d'elle,/Et que par conséquent, en aucune façon/Je ne puis
troubler sa boisson.» Position discursivement forte du physi-
quement faible mais au prix - dans ce déploiement de
l'argumentation aléthique - épistémique - d'une définitive
perte de son innocence naturelle en deçà de toute culpabilité et
de tout mérite, non pas seulement parce que l'agneau« répond»
mais aussi parce qu'habilement - croit-il - tactiquement,
par ruse rhétorique et manipulation des jeux de discours- il
compromet sa réponse aux deux sens du terme: il en compromet la
force aléthique et épistémique par compromission avec le discours du
loup et ses présupposés. Et cela, de deux manières, en «titrant»
son interlocuteur et en «acceptant» le fait du trouble de l'eau
pour lui proposer un arrangement ?t l'amiable qui soit « accep-
table» par lui.
En effet, en donnant «gratuitement» au loup un titre, et
point n'importe quel titre, mais celui du Roi, d'emblée
l'agneau reconnaît le droit du loup à s'approprier non seule-
ment l'eau mais la nature toute entière; d'emblée, par cet acte
82 La parole mangée

de langage, il fait de l'univers naturel, le monde d'une société


civile dont le loup est, par cet acte, institué souverain autorisé.
Le loup s'était, si l'on peut dire, borné à« dé-naturaliser» l'eau
(mon breuvage); l'agneau généralise en « culturalisant » tout
l'espace naturel comme domaine légitime de son interlocuteur.
Il accepte donc le présupposé juridique sur lequel le loup
fondait son interpellation : modus concessivus (il se contente
d'accorder la chose quoiqu'absolument il ne la veuille pas,
quoiqu'absolument il la conteste). Mais ce faisant, il va trop
avant dans la concession, le loup ne peut s'y tromper et cela ne
lui peut être qu'insupportable, puisque cette souveraineté
absolue sur la nature, le loup ne la tient que du «coup>> de
langage gracieux de l'agneau. En disant, par le titre, qu'il lui
donne (ou qu'il lui concède) que l'absolu de la force est
légitime, il fonde lui-même le souverain : il le reconnaît
comme tel tout en l'autorisant. La plus grande force de son
discours est sa plus grande faiblesse.
Non seulement l'agneau accepte par là le discours du loup,
mais il démonte d'un mot la validité juridique de sa forme,
l'interrogation comminatoire : non pas indignation «pas-
sionnelle» de voir un droit bafoué, un interdit transgressé,
mais expression de la colère, de la «rage», «maladie qui ôte la
raison et transporte de fureur». Comment faire revenir le loup
à la raison, une raison qui, tout en étant celle du plus fort,
serait la meilleure? Là encore, en acceptant qu'il puisse, en ce
lieu du bord du ruisseau, en troubler l'eau, acceptation simul-
tanément formulée et refusée de façon implicite. Qu'il trouble
l'eau, l'agneau l'accepte puisqu'il propose de se déplacer, pour
boire dans le courant plus de vingt pas au-dessous de Sa
Majesté le Loup et, dans le même temps, il résoud rationnelle-
ment le problème- par théorème de la dynamique des fluides
-et selon les règles de la politesse, voire de l'étiquette : il boira
au-dessous du loup, selon la physique des flux, en aval du
ruisseau et selon la hiérarchie, en position d'inférieur et après
le Roi. Que soient donc substitués à la colère, l'examen et la
«La raison du plus fort est toujours la meilleure.» 83

considération rationnelle et raisonnable, juste de toute la


justesse de l'énoncé cognitif et de la règle sociale. La marque du
futur prochain «je vais me désaltérer» ... projette dans le temps
des décisions et des actions les devoirs de la politesse et les
nécessités de la physique.
Et cependant, c'est dans ce même registre du temps, que
l'agneau conteste et dénie ce qu'il vient d'accepter. Il ne dit pas
en effet : «Que Votre Majesté considère que je vais aller me
désaltérer dans le courant en dessous d'elle et que par consé-
quent lorsque je serai vingt pas plus bas, je ne pourrai alors, à ce
moment-là, troubler sa boisson.» Il ne transfere pas le futur de
l'action qu'il propose de faire à la conséquence qui en résultera
quant à la limpidité de l'eau : c'est dans le présent même de son
énonciation que la conséquence de l'action à venir se produit
« ... par conséquent, en aucune façon/je ne puis troubler sa
boisson». Autrement dit, «j'accepte que vous disiez que je
trouble maintenant votre breuvage. Je propose d'aller boire en
aval. Mais cette action future est inutile et absurde, car je ne
trou ble pas votre boisson maintenant».
Et l'insistance mise sur l'efficacité totale de l'acte à venir
quant à sa conséquence-« par conséquent, en aucune façon»
- est manière de dissimuler la «reprise» de la concession si
facilement accordée. Si donc nous «nettoyons» la réponse de
l'agneau de ses superstructures modales à visées tactiques, elle
se ramène à ceci : «Même en admettant que vous soyez le
propriétaire légitime de cette eau, regardez-la, je ne la trouble
pas.» La démonstration de l'agneau est une monstration; son
argumentation ne se réduit pas à indiquer et la chaîne de ses
raisons modalisées n'a de visées ni aléthique ni épistémique
ni même déontique, mais seulement valeur pragmatique de
circonstance et de fait : «Comment, moi le plus faible, échap-
per ici maintenant au plus fort?»
Aussi lorsque le loup reprend :«Tu la troubles», (l'eau), il
répond par un constat présent et defait en ce même point du temps
et de l'espace à l'assertion de l'agneau : «Je ne peux pas la
84 La parole mangée

troubler.>> Qui peut en décider? Passage à l'acte du plus fort


contre le plus faible : le châtiment futur promis par devoir et
droit de légitime propriétaire est presque conjoint dans le temps
au constat de la faute et la commination se résoud en immi-
nence. Mais le loup en «rajoute» dans son désir de justifier sa
force : nouveau délai dans l'imminence, et qui, par là même,
l'affaiblit : «Et je sais que de moi tu médis l'an passé.»
L'agneau par «acceptation» de ce qu'il refusait proposait le
futur d'une «bonne» action pour résoudre le constat conflictuel
d'un présent de fait. Le loup par «désir» de justification de ce
qu'il veut, asserte le passé d'un «mauvais» discours pour
obtenir légitimement ce qu'il peut posséder présentement en
fait. Nouveau déplacement, nouvelle transformation.
L'agneau a commis une faute grave à l'égard du loup, il a dit
du mal de lui, jadis, et de cet acte de langage, le loup affirme en
posséder la connaissance; faute non plus à l'égard des choses,
des biens possédés «légitimement» par le sire de l'univers
naturel, mais à celui des mots et des discours, crime de lèse-
majesté. Sa Majesté Le Loup est aussi propriétaire légitime du
langage. De même que l'agneau trouble ici maintenant, par sa
présence même, l'élément naturel, de même il a troublé jadis et
perverti l'usage réglé et autorisé du discours. La réponse de
l'agneau est, là encore, de fait et décisive; preuve par l'absurde
du non-sens de l'assertion du loup : «Comment l'aurais-je fait
si je n'étais pas né/ ... je tette encore ma mère.» L'agneau ne
reprend pas son interlocuteur sur la faute qu'il aurait
commise: «je n'ai pas dit du mal de Votre Majesté», le procès
«juridique» devrait alors s'engager avec la convocation des
témoins de la défense et de l'accusation et l'évaluation de leurs
dires. Pour être sujet d'un discours (bon ou mauvais), il eût
fallu et il eût été suffisant que l'agneau existât. Or l'agneau
n'était pas né à l'époque de la faute assertée par le loup; la
preuve? Elle est donnée dans le présent même de l'interlocution :
«] e tette encore ma mère. »
«Si ce n'est toi, c'est donc ton frère./- Je n'en ai point.-
<<La raison du plus fort est toujours la meilleure.>> 85

C'est donc quelqu'un des tiens :/Car vous ne m'épargnez


guère/Vous, vos bergers et vos chiens.» Le loup développe son
argumentation juridique en déplaçant l'attribution de respon-
sabilité de l'individu singulier, à la famille proche, puis à la
société «élargie». La faute est collective, mais ce faisant,
l'agneau cesse d'être le sujet en révolte contre son souverain
pour en devenir l'ennemi. Il n'a pas transgressé les lois de la
propriété et du juste langage dans le monde de la société civile.
Il est le délégué d'une autre société dans l'espace de celle dont le
loup est le Maître, une société qui est en état de guerre avec
celle-ci. Or l'état de guerre universel est le trait caractéristique
et fondamental de l'état de nature, guerre defait puisque nul ne
peut prétendre juridiquement avoir un droit à posséder un
bien, ou à dire (ou ne pas dire) ce qui doit être dit: guerre de
fait, rapports de force. Autrement dit, le loup, par le déplace-
ment qu'il opère du sujet individuel de droit à la responsabi-
lité collective, réinstitue la frontière entre nature et culture
qu'il avait un moment effacée (en affirmant qu'il était pro-
priétaire légitime de l'eau) et dont l'agneau avait tactique-
ment accepté l'effacement.
Toute la superstructure éthico-juridique construite par les
deux interlocuteurs par position d'acceptation de droits et de
devoirs s'écroule pour laisser, nu et évident, un simple état de
fait, état de nature sans sanction ni obligation, règne de la
nécessité physique des rapports de force. C'est cette transfor-
mation que le loup prend en compte lorsqu'il établit un rapport
de cause à effet, de motif à conséquence entre la médisance
généralisée à son égard (toi, ton frère, un des tiens) et la guerre
générale que toute la culture lui livre:« Car vous ne m'épargnez
guère 1 Vous, vos bergers et vos chiens. » La société domestique
animale des moutons, brebis et agneaux n'est-elle même qu'une
partie de la société humaine qui la cultive et la défend contre la
sauvagerie naturelle. Cette guerre est sans «épargne», sans
indulgence ni pitié : soumission ou destruction. De cette lutte
à mort universelle de la culture contre la nature, l'agneau,
·~
86 La parole mangée

délégué et représentant de la première, égaré dans la seconde,


1
lit
1

ne peut être qu'une victime, mais par là même, «grâce» au


loup, sa «notion» fait retour à la nature, en retrouvant son
«innocence>> en deçà du bien et du mal, de la culpabilité et
du mérite : le plus faible dévoré par le plus fort, une innocence
que l'accès au langage lui avait fait un moment perdre dans
son dialogue avec le loup. De son côté, le loup, en engageant
dialogue avec l'agneau - au lieu de le manger sans phrases
- avait découvert sa propre vérité, celle du transfert de la
notion morale et sociale du mal et de la culpabilité qui en
découle, de son lieu d'origine, la société, la culture, dans la
nature où elle perd toute signification. Ces parcours symétri-
ques et inverses des deux «notions» de la nature à la culture et
de la culture à la nature, de la morale et du droit à la force et à
la nécessité se sont croisées sur cette frontière un moment
brouillée, un moment transgressée, entre nature et culture pour
produire le récit de leur rencontre et, plus encore, l'échange de
deux discours incommunicables parce que les deux acteurs de
ces langages ont stratégiquement, pragmatiquement, tenu
chacun le langage de l'autre : le loup, celui du droit, l'agneau,
celui du fait. La scission de la nature et de la culture, du fait
et du droit est insurmontable sinon par une violence et une
guerre où l'un est anéanti par l'autre : par un rapport de force.
Que la nature, la force anéantisse la culture, le droit, cela est
dans l'ordre, car le moyen est de même genre que le but
poursuivi. Que la culture, le droit annihile la nature, la force,
cela est incompréhensible et absurde puisque le moyen est
hétérogène à sa fin; et pourtant cela est : ce qui signifie que la
violence sera toujours à l'origine du droit, la force, à l'origine
de la morale et que le droit et la morale n'en seront jamais que
les justifications. Les hommes ne pouvant fortifier la justice
ont justifié la force. C'est le sens du discours du loup. Ce serait
le sens du discours des bergers et de leurs chiens, gardiens de
troupeau social, si le fabuliste leur avait donné la parole. La
raison du plus fort est toujours la meilleure. Les discours l'ont
«La raison du plus fort est toujours la meilleure. » 87

démontré, le récit l'a montré. C'est peut-être là le sens du


dernier mot du loup.
«On me l'a dit : il faut que je me venge.» Quelle est donc
cette parole anonyme qui surplombe de son mystérieux diktat
le comportement du loup? Quelle est la nature, quel est le statut
de cet impératif catégorique de la vengeance? Expression en
langage, non d'une obligation éthique ou juridique, mais de la
nécessité naturelle :à la guerre des uns ne peut répondre que la
guerre des autres sans fin sinon l'anéantissement des uns ou des
autres : la plus grande force décide, et la paix est impossible.
Assouvir sa faim, manger pour vivre, instinct de conservation,
détruire l'animal sauvage qui met en péril la multiplication
des biens et des richesses, loi d'airain de l'âge de fer. De part et
d'autre, cet affrontement de la lutte à mort ne peut pas être juste
punition, châtiment légitime, mais vengeance. Soit. Mais il y
a un reste : ce discours sans locuteur, sans sujet dont le loup est
depuis toujours le destinataire : «On me l'a dit.» Instinct de
vie par la mort, destin naturel, violence de la nécessité. Le loup
parle encore avant de retrouver le mutisme de la plus grande
force dans l'acte qui la manifeste telle : ultime justification,
puissance transcendante, Dieu, Nature ... à laquelle le fabuliste
donne voix en effaçant son nom que le loup, l'animal, la bête
serait bien incapable de proférer. Autre façon de «dire» que le
loup n'est pas coupable - innocent comme l'agneau qu'il va
dans un instant manger - puisque cette mystérieuse puis-
sance «l'agit» en lui donnant un ordre : «il faut que je me
venge». Avatar métaphysique de la modalité subjective impé-
rative qu'analysait la Grammaire générale de Port-Royal avec cette
différence qu'elle n'affecte pas un verbe, qu'elle n'est pas ici
attribuable à un sujet : tout l'irrémédiable malheur du monde.
Aussi ne sera-t-il pas sans intérêt de noter que l'exemple
que les grammairiens jansénistes donnent pour illustrer le
modus imperativus soit ce commandement: «non occides, vous ne
tuerez point, ne tuez point», qu'ils complètent par cet autre, un
paragraphe plus loin : «Aimez... aimons... aime.» Le
88 La parole mangée

commandement de l'Ancien Testament et l'impératif du Nou-


veau. Il est vrai qu'ils avaient en tête, en écrivant leur
grammaire du verbe et de ses modalités, à la fois l'agneau de
Dieu tué pour effacer les péchés du monde et le berger divin
ramenant au troupeau de l'Eglise l'agneau égaré dans la
compagnie des loups ravisseurs. C'est encore Pascal qui dans
une pensée résumera le mieux tout mon propos sur la rencontre
du loup et de l'agneau : «Si l'on avait pu, l'on aurait mis la
force entre les mains de la justice : mais comme la force ne se
laisse pas manier comme on veut parce que c'est une qualité
palpable au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont
on dispose comme on veut, on la mise entre les mains de la
force. Et ainsi on appelle juste ce qu'il est force d'observer.
De là vient le droit de l'épée, car l'épée donne un véritable
droit.
Autrement on verrait la violence d'un côté et la justice de
l'autre. (Fin de la douzième Provinciale.) De là vient l'injustice
de la Fronde qui élève sa prétendue justice contre la force. Il
n'en est pas de même dans l'Eglise, car il y a une justice
véritable et nulle violence.»
Corps utopiques rabelaisiens

Le texte que je propose aujourd'hui, comme un lieu


utopique parmi d'autres, a une double et intenable ambition :
d'une part, parler de l'utopie, tenir un discours sur des textes
qu'il est bien difficile de classer et qui semblent échapper à une
typologie des genres que, cependant, ils présupposent 1 ; d'autre
part, montrer que ce discours- critique- sur l'utopie est un
discours intenable, non qu'il ne puisse être tenu - il est
toujours possible de parler et d'écrire à propos d'un texte -
mais si exact et si rigoureux qu'il cherche à être et peut-être
proportionnellement à son exactitude et à sa rigueur, ce

1. D'une façon générale, à propos du genre utopique, on pourra consulter


C.G. Dubois, Problèmes de l'utopie, Archives des Lettres Modernes, no 85, 1968, I,
Ménard, Paris. Voir également Regis Messac, Esquisse d'une chronobibliographie des
Utopies, Lausanne, Club Eutopia, 2962 (1962), P.Versins, Encyclopédiedel'Utopiedesvoyages
extraordinaires et de la science-fiction, Lausanne, 1972; et la mise au point de R. Trousson,
<<Utopie et roman utopique» in Revue des Sciences humaines, Lille III, no 155, 1974-3, <<Il
se produit ici un éclatement du genre qui, à la limite, rendrait toute étude structurée
impossible» (p. 368). Sur les problèmes théoriques posés par la notion de genre, entre
autres, G.-G. Granger, Essai d'une philosophie du sryle, Colin, Paris, 1968, p. 191-216 et
Claudio Gillen, Literature as System, Princeton, 1971, p. 107-159.
90 La parole mangée

discours laisse échapper ou plutôt neutralise ce que le geste


utopique indique, à moins de maintenir active et efficace la
contradiction insoutenable de cette double fin dans le propos
même qui le vise.
Autrement dit, en proposant à nouveau une réflexion sur
l'utopie, ce n'est pas une simple application ou extension de
l'étude que je lui ai consacrée et des thèses qui la sous-
tendaient 2 • Il s'agit de son écart; sinon de sa critique,
entendue ici-aujourd'hui, moins comme l'instauration d'une
instance judicatoire qui la mesurerait à l'aune du vrai et du
faux, que comme une digression ou le dévoiement des trajets
d'analyse déjà parcourus. Un retour à l'utopie qui est aussi un
dé-tour de mon discours sur l'utopie : en quoi, d'ores et déjà, ce
texte ici-aujourd'hui commence à travailler.
Discours sur l'utopie, discours intenable : les espaces de
l'utopie, topographique, politique, économique ... jouent au
sens où l'on dit que les pièces d'un mécanisme, que les éléments
d'un système, que les parties d'une totalité jouent, qu'ils ne sont
pas parfaitement ajustés, qu'il y a de l'espace vide entre ces
espaces pleins ou qu'aussi bien, en certains points, le méca-
nisme« se coince» par excès. Le discours tenu alors sur l'utopie
consiste, par la lecture construite du texte, à faire cohérer les
espaces signifiés par le texte utopique, en remplissant de sa
propre substance signifiante les espaces vides entre eux ou en
«expliquant>> les lieux textuels où ils s'impliquent. En démon-
trant leurs jeux, en les articulant ou en les expliquant, le
discours sur l'utopie les interdit par son propre inter-dire. Le
quasi-système de la construction utopique, par lui, devient un
vrai système, une totalité structurée où, justement, il n'y a plus
de jeu. Tout mon propos- c'est là la double visée de ce texte,
abruptement formulée plus haut - est de restituer au texte

2. Dans Utopiques, jeux d'espaces, Minuit, Coll. Critique, 1973, p. 15-50 et


p. 249-256.
Corps utopiques rabelaisiens 91

utopique son jeu, de le laisser jouer, et pour cela de déplacer le jeu


du quasi-système utopique, de ses non-conséquences, de ses
incohérences et de ses excès, de ses manques et de ses trop-
pleins, vers la simple fantaisie, vers la ludicité du texte, de
tirer de ce jeu, sans intention ni intérêt spéculatif ou pratique,
tous les bénéfices du plaisir qu'il offre, pour se demander
ultérieurement de quoi ce plaisir est la manifestation instan-
tanée 3 •
Il s'agira ici de l'utopie rabelaisienne, de Thélème donc,
par une sorte d'évidence doxique acceptée comme telle et aussi
d'un chapitre de la Vie très Honorifique du grand Gargantua, père de
Pantagruel 4 que par un arbitraire aussi calculé qu'était simple-
ment accueillie l'évidence de l'utopie thélémite, nous lui
superposerons : accepter Thélème comme représentation uto-
pique pour apercevoir dans cette représentation, la fiction qui
la produit et qu'elle détourne de son libre jeu dans l'image, y
repérer les marques de cette fiction, s'interroger sur ce que ces
marques indiquent afin de faire jouer le texte au détriment de
la représentation qu'il signifie, et pour découvrir qu'en fin de
compte, le texte de «Rabelais» est, avec bonheur, l'utopie
même, un immense corps-de-jouissance.

Structure

Que Thélème ait bien des traits caractéristiques du


«genre» utopique, structure dialogique des voix (Gargantua,

3. J'ai développé ces remarques dans <<Le Neutre, le jeu: temps de l'Utopie>> in
Discours de l'Utopie, coll. 10/18, Paris, 1976.
4. Que je citerai dans l'édition de l'Intégrale, le Seuil, R:_abelais, Œ~vres complète!,
établie par G. Demerson, Paris, 1973. Sur les utop1es a la Renaissance, vo1r
E. Dermenghem, Thomas Morus et les Utopistes de la Renaissance, Paris, Plon, 1927 et L_es
Utopies à la Renaissance, colloque international, avril 1961, Bruxelles, P.U.B. et Pans,
P.U.F., 1963.
1'
.
.....
,1.

92
1

La parole mangée i1 1

'!li
il
Frère Jean), articulation par encadrement du récit et de la
description, fondation d'une institution par délimitation
d'un lieu et construction d'une architecture qui l'organise
selon le principe, pour ne pas dire le mécanisme, de l'inversion
· ~·
dans le contraire historique et social, cela relève de l'évidence
dont je viens de parler.
Revenons sur ces différents points en marquant rapide-
ment la structure syntagmatique du passage:
1) Tout d'abord une nappe narrative, un récit articulé en
deux séquences. Comment Gargantua fit bâtir pour le moine
l'abbaye de Thélème; comment fut bâtie et dotée l'abbaye des
Thélémites : un dessein architectural et son résultat, le récit
d'une origine et l'occupation de cet espace d'origine par une
représentation. Toutefois ces deux séquences ont la caractéris-
tique d'être emboîtées l'une dans l'autre. Le récit du projet
fonctionne comme un cadre pour la description de son résultat,
mais cet encadrement est brouillé en ce que le contenu des
chapitres déborde ce qu'indique leur titre, le cadre narratif ne
contient pas exactement l'image descriptive : celle-ci est
déplacée; ainsi, le titre du chapitre 52 n'en nomme que la
première partie puisque la deuxième expose quelques éléments
de la règle de l'ordre de Frère Jean, les principes de l'institu-
tion; mêmes remarques à propos du chapitre 53 et plus
complexes encore : les moyens de la construction (les dotations
diverses) sont donnés, en revanche, son récit proprement dit est
absent : nulle trace de l'édification elle-même. Mais le résultat
de ce procès est longuement décrit et de ce point de vue,
l'interruption de la description par le poème de l'inscription
n'en est point véritablement une puisqu'elle est une partie du
discours qui se poursuit dans les chapitres suivants. L'ins-
cription a cependant un certain effet textuel de rupture : après
elle, l'abbaye devient manoir.
2) Ensuite une nappe descriptive dont la première phase
développe la description amorcée dans le récit, «comment
était le manoir des Thélémites », pour se poursuivre dans celle
Corps utopiques rabelaisiens 93

des vêtements des religieux et religieuses de Thélème et celle


des règles informant leur existence quotidienne. Quant à
l'énigme en forme de prophétie, il est remarquable qu'elle
pointe le procès de construction «oublié» au chapitre 53
puisque c'est en creusant les fondements qu'elle fut trouvée« en
une grande lame de bronze». Cette deuxième inscription porte
bien un récit, mais comme inscription, elle fait partie de la
description elle-même. Enfin le dialogue final entre Gargantua
et Frère Jean renvoie, tout en le déplaçant, au dialogue
inaugural entre les deux protagonistes où fût décidée la
création de l'ordre.

Le Désir-Loi

Ainsi dessinée à très grands traits, la structure du texte


fait apparaître une sorte d'érosion généralisée du récit par la
présence insistante de l'image que porte la description : le
décor passe au premier plan; le récit encadre l'image mais il
l'encadre de façon incertaine puisque la représentation a
constamment tendance à en sortir. Mais le récit inaugural en
est-il vraiment un 5 ? Certes, ses points d'ancrage sont bien une
série de verbes au passé simple mais la plupart d'entre eux sont
des verbes qui n'assertent pas un fait ou un événement mais
modifient une assertion : le récit porte sur la modalité du désir
ou du vouloir 6 • Aussi relève-t-il en fait moins de l'histoire que
du discours, discours du désir et de la loi, parole performative
qui crée l'espace et le lieu, l'institution et l'architecture par le
simple fait de se proférer, mais qui, en même temps, est
énoncée dans le «cons ta tif» historique du passé narratif:

5. Cf., entre autres, Utopiques, jeux d'espaces, p. 53-86 et 87-114.


6. Cf. E. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, II, Gallimard, Paris, 1974,
p. 187-189.
94 La parole mangée

désir d'un seul, «Instituteur>> de la loi, loi du désir, et peut-


être, en fin de compte, écart entre le désir et la loi que le nom de
Thélème 7 porte inscrit en lui-même puisque la volonté de Dieu
s'y accorde, sans que nulle part ne soit véritablement problé-
matisée l'aporie, avec le désir de l'homme. Ainsi, comme
souvent, le nom de l'Utopie manifeste dans son unité savante
une scission. Thélème, ce n'est ni la volonté divine ni le désir
humain et c'est l'un et l'autre. La représentation y effectue la
«synthèse» de la loi et du désir dans l'écart producteur et de la
loi et du désir. Le jeu sur le nom ouvre une distance que la
nomination couvre de son unité profératoire en faisant être ce
qu'elle nomme.
Or cette même dualité, nous la retrouvons à tous les
niveaux discursifs du texte. Le principe fondamental de la
construction de l'abbaye est celui de la contradiction : il s'agit
d'instituer un ordre contradictoire de tous les autres, un ordre
qui est moins l'anti-ordre que le non-ordre : moins un
contraire qu'une négation interne à l'acte de parole qui
simule, dans la nomination, la sphère indéfinie des possibles
tangente à la réalité historique et sociale en cet unique point
qu'est le «non/nom 8 ». Le premier trait de la nouvelle institu-
tion est - cela ne nous surprendra pas - un trait spatial :
«Premièrement donc, dit Gargantua, il n'y faudra jâ bâtir
murailles au circuit car toutes les autres abbayes sont fière-

7. Sur le nom Thélème, voir en particulier P. Nykrog, <<Thélème, Panurge et la


dive Bouteille>> in Revue d'Histoire littéraire de la France, juillet-septembre 1965, n" 3,
p. 385-397; pour une autre référence toponymique, voir n" 1, p. 1 de l'édition de
l'Abbaye de Thélème par Raoul Morcay, Droz, Giard, Genève-Lille, 1949. Dans le même
sens, A. Lefranc, Les Navigations de Pantagruel, Leclerc, Paris, 1905, p. 4-5. On retrouvera
les mêmes <<tensions>> entre la géographie et l'étymologie avec le nom de l'île Utopie
chez Th. More. Cf. nos remarques sur le nom propre en Utopie, dans Utopiques, p. 115-
131.
8. Les textes philosophiques fondamentaux sont ici Aristote, De l'Interprétation 16
a 2, 30; Kant dans la Critique de la Raison pure sur la catégorie de la négation et les
jugements indéfinis (Analytique transcendante), et E.H. Husserl, ldeen, 3' partie,
chapitre X.
Corps utopiques rabelaisiens 95

ment mûrées. » L'abbaye «possible» du Moine est située dans


le pays de Thélème: ce lieu est déjà circonscription d'espace
par un nom qui unifie et distancie à la fois volonté transcen-
dante, loi et appétit naturel, impulsion, désir. Or ce lieu de
l'abbaye est un lieu non clos : ni ouvert puisqu'il est déjà lieu,
«lieu-dit» dans un nom qui le spécifie, ni fermé non plus
puisqu'on n'y bâtira point de «murailles au circuit», pour le
circonscrire 9 • On pourrait réitérer la même analyse pour les
autres caractéristiques du nouvel ordre. Ainsi le règlement du
temps dans l'abbaye-manoir ou celui du recrutement des
pensionnaires : l'horaire clôt le temps par la répétition, retour
régulier du «même» symbolisé par la sonnerie de la cloche,
«image mobile de l'éternité». Cette clôture de Thélème sera
neutralisée, non pas par cette mauvaise a-temporalité, mais
par la distribution aléatoire du contenu du temps «selon les
occasions et opportunités». Toutefois, l'intervention de la
voix de Gargantua opère l'équivalence entre la libre disposi-
tion des activités selon les circonstances et les règles édictées
par bon sens et entendement, et, du même coup, le «fais ce que
voudras » au long des heures et des journées reviendra au
«même» : «Si quelqu'un ou quelqu'une disait : "beuvons",
tous buvaient; si disaient "jouons", tous jouaient...» De même
pour la ségrégation sexuelle ou les vœux. La parole de la Loi-
Désir (de) Thélème, par le mécanisme de la contradiction,
édicte la règle de la non-règle. Mais celle-ci est une contradic-
tion en elle-même, la contradiction de toute utopie, le jeu du
«double bind » par où le désir apparaît comme toujours déjà
lié et déterminé 10 : l'utopie, dans un même et unique geste,
ouvre l'espace neutre (ou autre) de l'écart entre le oui et le non,

9. Sur le fonctionnement sémantique de la catégorie du neutre. A.J. Greimas, Du


Sens, Seuil, Paris, 1970, p. 141-145.
1O. Sur ce point, outre les références freudiennes fondamentales (Au-delà du principe
de Plaisir, Le Moi et le Ça, etc.), voir J.-F. Lyotard, Discours, Figure, Klincksieck, Paris,
1971, et en particulier, p. 269-270 et 354.
96 La parole mangée

le lieu de nulle part et le comble par une image, une représenta-


tion où les contraires préalablement neutralisés sont réconci-
liés harmonieusement, mais dans l'imaginaire.
Même dualité au niveau de l'énonciation et de ses repré-
sentants dans le texte : le «devis» de l'abbaye est le fait du
Moine : «Gargantua voulait (le) faire abbé de Seuillé ... il lui
voulût donner l'abbaye de Bourgueil... Oultroyez-moi de fon-
der une abbaye à mon devis.» Or, c'est Gargantua qui
promulgue, dans un geste fondamental, le premier dispositif de
la« règle>> : il n'y aura pas de murailles; il en est de même pour
le règlement du temps : «Car, disait Gargantua, la plus vraie
perte du temps qu'il sût était de compter les heures.» Certes:
Gargantua et Frère Jean dialoguent mais c'est Gargantua qm
parle, édicte, promulgue, ordonne, décrète, frère Jean se tait.
Dès après le don de la terre et du lieu, l'ambiguïté de ce faux
dialogue apparaît au principe même de la fondation : « (Frère
Jean) requit à Gargantua d'instituer sa religion au contraire
de toutes les autres. » A qui donc ce «il» se réfère-t-il? Frère
Jean demande-t-il, lui le moine, à Gargantua d'instituer son
ordre au contraire de tous les autres ou requiert-il de Gargan-
tua qu'il institue, lui Gargantua, sa religion à l'inverse des
autres? Plus généralement, au-delà de la connotation juri-
dique et légale des impersonnels «fût ordonné, fût décrété» ...
on peut se demander qui est le sujet instaurateur des lois? Qui
est le nomothète? Est-ce la parole du Prince Donateur dans
l'impersonnalité du «Soi de l'Etat»? Sont-ce Gargantua et
Frère Jean, l'impersonnel référant aux «ils» des compagnons
d'armes, suzerain et vassal? N'est-ce pas plutôt, hypothèse
scandaleuse, ni frère Jean ni Gargantua, mais Thélèma, le
Désir-Loi qui se manifeste ainsi dans la dualité du dialogue
et qui y trouve, équivoquement, l'expansion de son écart et de
sa synthèse.
Corps utopiques rabelaisiens 97

jeu de mots

Toutefois, voici plus surprenant encore : il n'est pas tout à


fait vrai que Frère Jean se taise après la demande initiale. En
fait, il intervient deux fois. Il coupe par deux fois le discours
fondateur par lequel la Loi se promulgue et le Désir s'accomplit
(dans la Loi, désir; dans le Désir, loi). Deux coupures incon-
grues, impertinentes, intempestives et cependant dans les deux
occurrences, les coupures sont présentées comme justifiant les
énoncés de la voix du Destinateur-Narrateur:«- Voire- dit
le Moine et non sans cause ... A propos, dit le Moine ... » Elles
légitiment les deux lois de la non-constitution de l'abbaye,
celle de la non-clôture (ou le non-contenant) et celle du non-
contenu (les femmes admises y seront des non-religieuses). Or
ces deux justifications sont des calembours, des jeux de mots. Le
jeu, le jeu du signifiant littéralement fonde le discours du signifié dans sa
cohérence et son intelligibilité, tout en l'interrompant : inver-
sion qui opère dans le texte même, dans son organisation
signifiante, le principe de constitution de ce dont le texte
parle, la création d'une nouvelle «religion» par les contradic-
toires de celles déjà existantes. Le premier de ces jeux de mots
est peut-être le plus parfait et le plus simple dans sa force
disruptive-fondatrice : «Où mur y a et d'avant et derrière, y a
force murmur. » Le calembour se constitue en décrivant sa
propre organisation littérale et graphique et constitue du
même coup le signifié - je veux dire le mot faisant sens -
justifiant la première non-loi édictée par Gargantua. «Mur
devant», voilà la syllabe qui vient avant; «mur derrière»,
voici la seconde, double «mur» qui en clôt dans sa relation
phoniquement circulaire (les murailles au circuit) un silence
de la voix, un blanc typographique, la conspiration (le souille
commun, con-spiration) mue et tue à la fois, en mouvement
l'un vers l'autre et en silence :déplacement et condensation des
signifiants mur (1) et mur (2) qui, par métonymie et méta-
98 La parole mangée

phare, constituent un mot résultant de leur compression laté-


rale réciproque, mot semblable à ses composants puisqu'il les
répète et cependant autre qu'eux, mélange confus de voix:
« murmur ))' proprement con-spiration mue et tue. Ce qm
signifie que s'il n'y a pas de mur au circuit, il n'y aura pas de
murmur et de conspiration mu tue. S'instaurera l'« autre)) de
cette conspiration, l'accord spontané des désirs dans la volonté
droite, c'est-à-dire très exactement conspiration mutue,
mutuelle. Il n'est que de lire le début du chapitre 57« comment
étaient réglés les Thélémites à leur manière de vivre)) pour s'en
convaincre. Le jeu de mots, jeu et jeu «littéral))' qui coupe le
discours narratif du Désir-Loi dans son énoncé, constitue en
fait par cette coupure même, le texte utopique dans sa réalité de
texte. Comment? En introduisant par cette coupure dans
l'énoncé, le plaisir, en l'érotisant comme texte, le temps bref
d'une réplique en forme de jeu 11 • En «laissant allen) le signi-
fiant dans son audition comme dans son écriture, à sa liberté
'
propre, la signification déterminée par sa relation à la
représentation se trouve à la fois coupée et substituée et en fin
de compte produite. L'économie discursive ainsi réalisée,
celle d'une «laborieuse)) justification théorique de l'absence
de murs est «compensée)) et substituée par une dépense libre
phonique - graphique, mur/mur, celle-ci réalisan~ mais
comme texte, comme objet-texte éphémère, ce dont le d1scours
n'en finit pas de discourir à coups d'édits, de décrets, de
pouvoirs. Ainsi «Thélème)) est-elle indiquée au lieu du texte :
l'utopie est dans le jeu et le plaisir du jeu signifiant. Mais elle
ne peut se trouver là qu'à une seule condition : qu'auparavant
la représentation dans le discours (narratif- descriptif) ait
laborieusement occupé la scène. L'utopie n'apparaît comme

11. La rélerence essentielle est ici bien évidemment S. Freud, Le mot d'esprit dans ses
rapports avec l'inconscient, Gallimard, Paris, 1953, et en particulier p. 138-147 et p. 156-
158.
Corps utopiques rabelaisiens 99

plaisir du texte que si le texte s'instaure par déchirure, coupure :


jouissance dans les contiguïtés du discours de la
représentation 12 • L'image Utopie, Thélème, dérape, par le jeu
de mots, de sa position référentielle de discours, de sa situation
d'énoncé pour s'instaurer - mais alors l'image, un instant,
s'interrompt comme représentation - comme plaisir du signi-
fiant, comme texte: plaisir qui est comme la résolution et
l'acmé de la jouissance de la coupure. Autrement dit, le jeu de
mots du Moine en interrompant par deux fois l'édit de la non-
règle, le discours du Désir-Loi, par le plus futile et le plus
ridicule des discours, par un propos qui n'est qu'un jeu- et de
la pire espèce, celui du calembour- vaut par cette interruption
même. Elle est la marque dans la linéarité du discours, à sa
surface signifiante, du geste utopique le plus profond : le
«mot)) le plus léger pointe le plus dense qui n'est pas parole. Le
jeu à la surface déjoue ce que nous avons appelé avec Bateson le
«double bind )) de la règle-non-règle. D'où cette suggestion, qui
n'est point un concept, que l'utopie est une espèce de principe
de dé-jeu qui« instantanément))' en un point de l'espace de son
propre discours, en un moment de son temps linéaire, délie
l'ordre de l'image, l'ordre de la représentation où le désir se
laisse prendre en s'accomplissant : éclair instantané du
«mot)) qui est comme l'absolu de la non-synthèse. Déliaison de
la liaison du désir dont l'effet de lecture du discours utopique
est d'incongruité, d'incohérence, je dirai en pensant à
Nietzsche, d'intempestivité : un enjouement qui déjoue. Car
les deux jeux de mots du Moine sont à la fois incongrus et
cependant en situation de discours: à partir des mots, du signi-
fiant libéré de sa congruence, de sa coalescence au signifié, la
non-clôture de Thélème se trouve justifiée et réalisée comme

1~. Dans cette perspe~tive, l'ouvrage essentiel sur Rabelais est celui de J. Paris,
Rabelazs au futur, Se~1l, Pans, 1970. Voir également la belle étude de F. Rigolot, <<Les
langages de Rabelais>>, dans Etudes rabelaisiennes, 1972.
100 La parole mangée .1

plaisir du texte; de même, le loisir heureux, le non-travail des '1


1

Thélémites.

Représentation : le géométral

Il nous faut entrer alors dans la représentation: comme


nous l'avons déjà remarqué, le point de jonction entre la
narration et la description, le récit et l'image en forme
discursive est un lieu brouillé, incertain. L'énoncé initial de
la description est celui d'un tracé totalisateur, planimétrique :
le géométral du plan. Or le verbe qui l'articule obéit au temps
caractéristique du récit pur, temps de l'événement du passé.
«Le bâtiment fut en figure hexagone.» Le problème général de
la description synoptique est d'inscrire une image, un visible
dans le lisible : la linéarité du signifiant linguistique n'im-
plique-t-elle pas la traversée de l'espace écrit par un parcours
temporel de lecture qui dissout l'ordre de l'espace dans celui de
la durée du temps. Par suite, en énonçant le plan global dès la
première phrase, est déclenché par le processus de mémorisa-
tion énonciative, une sorte de « feed-back » de lecture qui
permet l'inscription, dans le tracé initial et totalisant, de tous
les traits successifs de la description 13 • Ainsi l'hexagone de
Thélème est dessiné, l'espace clôturé mentalement par une
ligne géométrique que renforce la similarité des tours. Toutes
semblables, seuls leurs noms diffèrent mais tout en situant
Thélème dans le cosmos géographique, elles introduisent à leur
tour, un mouvement circulaire de clôture et de centration. La
carte de l'abbaye-manoir se déploie régulièrement par appli-
cation systématique du principe de symétrie; une série de
duplications par oppositions binaires sont générées par la

13. A ce sujet, Utopiques ... , p. 76-82 et p. 257-265.


Corps utopiques rabelaisiens 10 1

rotation d'un axe tournant autour du centre : nord-sud· est-


ouest; masculin-reminin; eau-terre; chaud-sec/froid-hu-
mide, etc. Thélème est un paradigme de ville, un centre
producteur, un « omphalos » de structuralité à partir duquel
s'o,r~a~ise l'espa~e extérieur spatio-géographique également
specifiee par les Jeux du masculin et du féminin.
Dans la structure du plan entrent en concurrence deux
formes de base de l'espace utopien :le carré et le cercle. Les axes
nord-~ud, est-ouest définissent un carré; l'introduction de
Bel-Air ?t ~e Glaciale cr~e un déséquilibre qui peut être
compense smt en passant a une structure octogonale soit en
dynamisant le plan lui-même - dynamique qui est celle de la
lecture de la description - par la rotation régulière des divers
axes organisateurs 14 •
Le paradigme du lieu architectural est matrice de
l';s~a~e. Mais nous constatons que seul un demi-espace est
gen.ere par la stru~ture ~r~fonde du manoir-abbaye: l'espace
OCCidental, la partie remmme. D'où ce blanc dans une carte
cepend~nt bien remplie, cette «terra incognita >> de l'espace
masculm : espace de l'agriculture? Géographie du travail?
J?ans l'édifice lui-même, nulle part ne se trouvent inscrits les
heux de la nourriture : où sont les cuisines? Les salles à
m.an?"er? Absence pour le moins surprenante chez Rabelais.
Amsi les lieux du jeu et de la culture sont-ils surdéterminés
ceux du travail et de la nourriture, censurés; le «haut» es~

, 14. Sur le plan de l'abbaye, on consultera la mise au point par A. Blunt, Philibert de
1 Orme, A. Zwemmer, Londres, 1958, p. 8-14, avec les rérerences à Heulhard Rabelais et
~s vl!!ages en lta~ie, Paris, 1891, p. 5 et surtout C. Lenormant, Rabelais et l'archttecture de la
enatss?nce, Pans, 1840. Sur les questions générales de l'urbanisme utopique consulter
R. Klem, la _Forme. et 1'/ntelligibl~, _2~ parti~, chap. XIII, p. 312, Gallimard, 1970 et
~- C_hoay,, 1 Urbamste, Utopres-realttes, Sem!, Paris, 1965. De F. Choay également
1 :rticle tres suggestif dans la No~velle Revue de Psychanalyse, «Le dehors et Je dedans>>:
n _9, 1974, p. 2~9-251 et ~on article dans Critique, avril 1973, <<Figures d'un discours
meconnu>>. ~nteressan~e eg~I:ment dans une bibliographie immense, la chronique de
R. Le Molle, <<La ville Ideale>>, dans Bibliothèque d'Humaniste et de Renaissance
t. XXXIII, 1971, Droz, Genève. '
102 La parole mangée 1

:, 1

'~
magnifié, le «bas)) passé sous silence 15 • Cette exclusion du
travail et de la nourriture signifie Thélème en son discours
comme espace de loisir et de culture (en attendant de voir la
nourriture sous toutes ses fonctions être le jeu du texte lui-
même).

Allégories du corps, mutilations, fantasmes

Au centre de ce centre qu'est Thélème, une fontaine ornée


des Trois Grâces portant cornes d'abondance 16 • L'eau en jaillit
par les mamelles, bouches, oreilles, yeux «et autres ouvertures
du corps)), Pudeur étonnante, mais en même temps indication
négative : le corps de la ville utopienne est un corps sans
assimilation ni excrétion, corps «abstrait)) asexué, un corps
non vivant. La fontaine centrale symbolise bien nourriture et
production, mais elle n'en est que l'allégorie, comme le plan
total de Thélème en est une autre, emblématique du corps
humain, mais d'un certain corps : «Pour bien ordonner un
édifice, il faut avoir égard à la Proportion qui est une chose
que les architectes doivent surtout observer exactement ... car
jamais un bâtiment ne pourra être bien ordonné s'il n'a cette
proportion et ce rapport et si toutes les parties sont à l'égard les
unes des autres ce que celle du corps d'un homme bienformé (c'est
moi qui souligne) sont étant comparées ensemble ... le centre du
corps est naturellement au nombril, car si à un homme couché (id.)
qui a les pieds et les mains étendus, on met le centre d'un
compas au nombril et qu'on décrive un cercle, il touchera

15. Cf. les analyses de M. Baktine, traduction française: L'œuvre de F. Rabelais et la


culture populaire au Moyen Age et à la Renaissance, Gallimard, Paris, 1970.
16. Sur la fontaine centrale, le modèle paraît bien en avoir été trouvé dans
Francesco Colonna, le Songe de Poliphile. Cf. Lote, Vie et Œuvre de Rabelais, Paris, 1938,
p. 203. Une lecture du texte du Songe ... est sur ce point particulier très significative
(voir la description de Geloiastos).
Corps utopiques rabelaisiens 103

l':xt.ré,mité des doigts des mains et des pieds. Et comme le corps


a1~s1 etendu a rapport à un cercle, on trouvera qu'il est de
m:me un ~arré 17 • )) Ainsi, à travers ce texte architectural de
VItr,uve, ~ homm.e et, le _m?nde sont-ils réconciliés par un
systeme d analogies geometnques organisées par le cercle et le
, 18 Pl , . ,
~arre. . us precisement, le corps humain est intégré ou
mscnt dans un système géométrique qui assure cette corres-
pondance et cette réconciliation. Une belle harmonie est ainsi
obtenue mais au prix, de. ne considérer le corps que dans son
~ssence de .c?rps, c est-a-d1re dans sa perfection adulte, dans un
JUSte « m1heu )) entre 1:« ~nfantia )), la naissance et la décrépi-
tude de la mort; au pnx egalement d'une opération d'écartèle-
ment ou_ d'encartement du corps entre les points remarquables
du carre et du cercle, les quatre sommets et le centre, en le
couchant sur 1~ pl_an.et en plantant dans son nombril, la pointe
du ~ompas qm decnt la circon:lerence du cercle et y enclôt le
carre.: .corps vu hors p~int de. v_ue, carte du corps qui permet de
1~ sa1s1; dans son umversahte abstraite. Mais cette inscrip-
tion m~me dans sa clarté intelligible, parce qu'elle y implique le
corps,. laisse en suspens, déplace, condense ou efface certains de
ses. heux : ainsi le p~~nt centr~l. est-il le nombril, l'omphalos
qu~, selon une archa1que trad1t10n, enracine la demeure au
pomt~cal de ~on espace et permet la communication de la terre
et .du c1el. Ma1s le centr.e e~t aussi la tête, lieu du «nous))' de la
raison et du logos : ams1, en ce point remarquable faut-il
conce?trer .tête et nombril, mettre la tête au lieu du no~bril, le
sur-deter~mer par l'~n et par l'autre et créer une espèce de
monstr.e a dou?le tete ou percevoir par une imagination
fantast~que,, au l~eu du ventre, un visage et du nombril, un œil
cyclopeen; a moms de concevoir la tête à l'aplomb du nombril,
104 La parole mangée

hors espace, au point de vue hors point de vue du .géomètre


maniant souverainement son compas et constrmsant ses
figures parfaites 19 , tête-œil transcendant ~t u?i:ersel _du. pers:
pecteur-dominateur, Gargantua ou la Lm-Desir, Th?one qm
règle d'en haut aussi bien l'ordonnance ~e~ traces de. la
représentation que l'ordre de la nouv~lle « rehgi?n ;> d~ Mome
et que la logique du discours narratif et d~scnptif o~ e~le se
formule. A la surdétermination du centre (tete-nombnl, mter-
section des diagonales du carré et point générateur du ~ercle)
s'oppose l'effacement de l'anti-tête, le lieu du bas, le heu du
sexe: pointer ce blanc dans la carte du corps d~ l'h,omme ad~lte
et bien formé en-carté dans le cercle et le carre, c est du meme
coup remarq~er une autre absence dans la têt~, tête :éduite à
l'œil théorique où se condensent en un pomt umque, les
«espèces» du monde et où elles se reproduisent, ordonnées et
réglées, dans l'espace de représentation, l'absence de l'axe de
l'oralité: le trou de la bouche renvoie à une tout autre forme de
disparition, celle de l'absorption, de l'ingestion, e.t par elles à
un autre trou, celui de l'excrétion, de l'expulsiOn; axe de
l'oralité qui s'articule aussi bien à celui de la génitalité et aux
cavités de la matrice et du vagin 20 • Fantasmes de lecture peut-
être, mais qu'on relise, en forme de contrepoint, le pr~j.et de
Panurge touchant «une manière bien nouvelle de bati:, les
murailles de Paris» dans les chapitres centraux du deuxieme
livre ou l'exploration de la bouche de Pantagruel par le
narrateur qu'on construise le texte rabelaisien dans son
épaisseur 'de corps-de-texte et l'on tisse:a, par un~ autre espece
'

de lecture que le parcours linéaire des signes de discours, le t.exte


utopique dans cet écart de profondeur : les tr~us des vagms,
l'ouverture des sexes féminins clôturent la VIlle comme un

19. Cf. nos remarques à ce sujet dans Utopiques ... , p. ~33-334. .


20. Cf. à ce sujet les suggestions de F. Choay, art. c1t. et surtout M. Baktme,
p. 302-365.
Corps utopiques rabelaisiens 105

immense corps érotique ouvert cependant que l'orifice béant


de la bouche du géant, lieu de l'ingestion comme du vomisse-
ment, opère l'absorption du narrateur du discours dans le texte
du corps de son récit.
La question que pose et laisse ouverte la représentation de
Thélème est en fin de compte la suivante : comment « conci-
lier» le corps vu, le modèle essentiel du corps et le corps vécu,
forme vivante d'une matière? Comment réconcilier l'homme et
le monde sans payer l'harmonie qui a nom bonheur- et c'est
bien là la fin de l'utopie - au prix fort d'une mutilation du
corps? Est-il possible de combler l'écart entre la vie et le logos
sans réduire le corps vivant au corps rationnel, représenté,
«opéré» par les instruments de la raison, géométrie des
proportions, des symétries, des répétitions réglées du
«même»?

Le corps vivant - texte

L'idée à laquelle préludaient les calembours du Moine


dans le discours impératif de la Loi-Désir est peut-être que le
corps utopique n'est autre que le texte, le texte comme corps
vivant, que «l'utopique» n'est pas à chercher dans la représen-
tation que raconte et décrit le discours, mais dans les lieux de
jouissance dans lesquels ce discours même s'espace, se ponctue
et se crée par là même en texte de bonheur. L'utopique
s'inscrivait dans le discours que nous lisons pour le constituer
en corps-texte vivant. Thélème, nous l'avons vu, est la projec-
tion allégorique sur le sol (ou sur le plan) du corps couché d'un
homme «bien formé» dont le nombril est la fontaine aux trois
grâces, elle-même allégorie du ventre mangeur et producteur,
de la bouche et de l'estomac, du vagin et de l'anus : trous,
orifices, ouvertures du corps des statues ornant la fontaine.
Allégorie de l'architecture de l'édifice, allégorie du corps du
texte qu'il s'agit maintenant d'explorer: quels sont les sphinc-
106 La parole mangée

ters, les orifices du texte? En un sens, les deux jeux de mots du


moine sont les lieux de perforation du discours, comme les
narines de ce corps qui nous ont permis de flairer d'étranges,
enivrantes et répugnantes odeurs, ou ses oreilles par lesquelles
nous avons été soudain à l'écoute de curieuses sonorités de
'
surprenantes signifiances, de grossiers borborygmes, les vents
du texte. Mais il est d'autres orifices plus importants, qui en
creusent jusqu'à la matérialité typographique : l'inscription
sur la grande porte, l'énigme en forme de prophétie trouvée aux
fondements de l'abbaye; bouche du texte par où l'on entre dans
l'abbaye, cul et/ou vagin du texte par où l'on en sort mais sur
lequel le «représenté» du discours est fondé, «grande lame de
bronze» que le narrateur ne manque pas de nous «décrire» en
forme de conclusion de son discours. Comme tout à l'heure
avec le Moine, ce n'est pas le jeu de mots qui est l'espace textuel
'
de l'Utopie. C'est à la fois le moment et le lieu de l'écart dans le
temps et l'espace du discours, de l'espacement et du silence
dans la surface de significations; c'est cette pulsation entre
deux instances de langage qui manifestent l'utopique. L'ins-
cription et l'énigme ouvrent le discours, cassent son isotopie et
occupent, dans le même mouvement, les ouvertures, les
échancrures par leur forme discursive propre comme les
calembours de Frère Jean interrompaient les règlements de la
non-règle de Thélème et cependant s'articulaient à eux par un
lien à la fois incongru - celui de l'association libre sur le
signifiant phonique et géographique - et «logique» - celui
de la légitimation de la non-clôture et du non-travail.

Le cri

Ainsi il est aisé de voir que l'inscription de la porte


d'entrée reprend et développe les édits de la non-règle de
l'abbaye promulgués par la voix du Prince- Thelema, tout en
les déplaçant et en introduisant par là même la contradiction
Corps utopiques rabelaisiens 107

ex_plicite d'une enceinte religieuse, morale, juridique, écono-


mique et sexuelle dans ce qui était proposé comme le lieu de la
~on-clôture. « Cy n'entrez pas ... 21 • » Mais il est également
Important de noter que le poème écrit sur la porte est l'exacte
contrepartie du cry c'est-à-dire de ce boniment destiné à convo-
quer à une représentation populaire d'un mystère ou d'une
fa,rce: les édits d~ Gargantua-frère jean sont repris et dévelop-
pes dans un bomment de batteleurs pour la représentation de
T~élème. L'inscription sur la porte de Thélème opère le
deplacement du contenu de l'énoncé à la forme et à la modalité
de l'én_onciation. C'est le mode et la modalité de celle-ci qui
travestissent le contenu de celui-là en faisant «dériver» ses
«modes» propres qui, nous l'avons indiqué, modalisaient les
constatifs descriptifs et narratifs du discours. Ce travestisse-
ment, cette dérive n'annulent pas le contenu. Celui-ci reste
valide comme la modalité énonciative n'est pas le simple
ornement plaisant d'un contenu sérieux. Mais dans le même
geste, toute la représentation de Thélème qui va suivre est
ins~allée s~r les, tré.teaux du spectacle populaire 22 • La représen-
tatwn_devient eqmvoque et cette ambivalence est globalement
pro~mte par la structure formelle du texte; mais le point
capital est l'effe~ de déplacement, de dérive ou d'écart par
lequel est prodmt un espace de jeu dans lequel le lecteur est
absorbé, ingéré dans et par le texte : écart que j'appelle la
bouche du texte, son orifice d'entrée : nous allons manger-lire le
texte et nous serons mangés-lus par lui : constitués en un corps-
autre, un corps d'effets de sens-plaisirs parce que nous aurons
lu le texte comme corps.

. 21. Nous renvoyons !ci_ à l'analyse de M. Baujour, le jeu de Rabelais, l'Herne, n' 2,
~ans, 1969, P· 89-106. VOir egalement F. Desonay, <<En relisant l'abbaye de Thélème>>,
m F. Rabelats, IV' Ce~tenazre de sa Mort, Droz, Giard, Genève, Lille, 1953, p. 93-103.
22. Cf. M. Baktme, op. cit., p. 156-157 et 163-1-9.
108 La parole mangée

L'énigme

La question que pose l'énigme à la fois dans son contenu-


forme et pour le soi-disant métalangage de la lecture interpré-
tative, est la suivante : comment allons-nous être expulsés par
le texte de Thélème ou- et c'est la même question dans son
ambivalence - comment allons-nous naître, être engendrés
(ou régénérés) par lui? Nous disons qu'il s'agit là de la même
question non seulement de par l'ambivalence du double orifice
du vagin et de l'anus mais aussi parce que le poème que nous
lisons à la fin du discours de Thelema est celui qui est trouvé
auxfondements de Thélème, parce que la péroraison du discours,
sa partie noble, sa fin comme «achèvement- perfection)) est
aussi sa base, son «fondement eulien). Si le cri était le
boniment d'entrée d'une représentation de place publique,
l'énigme- on le sait- est l'apocalypse allégorique d'un jeu,
celui de la pelote; mieux encore, elle est, dans le texte de
Rabelais, le collage, la citation du poème d'un autre, Mellin de
Saint-Gelais. Rabelais cependant introduit la pièce ainsi
rapportée par deux vers qui sont siens et qui justement
pointent le bonheur comme la fin de l'attente humaine.
«Pauvres humains qui bonheur attendez/levez vos cœurs ... ))
De même, il donne une conclusion de dix vers qui ouvre une
direction d'interprétation, de déchiffrement de l'énigme sinon
inattendue, du moins qui renforce le caractère apocalyptique
du poème en réitérant les affirmations rencontrées tout au long
de Thélème et en particulier dans le cri d'entrée, d'une
ségrégation entre les élus, les « utopiens )) et les autres : «Reste,
en après ces accidents parfaits/que les élus joyeusement refaits
/soient de tous biens et manne céleste/et d'abondant par
récompense honnête/enrichis soient; les autres en la fin
/soient dénués .. ./ Tel fût l'accord 23 ••• )) L'abbaye-manoir,
23. Sur une direction d'interprétation religieuse, Emile V. Telle, <<Thélème et le
paulinisme matrimonial érasmien : le sens de l'énigme en prophétie>> in F. Rabelais,
IV' Centenaire ... , p. 104-119. Voir également l'analyse de M. Baktine, op. cit., p. 232 sqq.
Corps utopiques rabelaisiens 109

avons-nous suggéré, est un corps architectural cosmique opé-


rant à travers la géométrie des proportions et des symétries
l'accord entre l'homme et le monde -le bonheur. Le discours
qui l'expose entre récit et description en est la représentation,
l'image insistante, l'accomplissement imaginaire dans l'har-
monie de la Loi et du Désir, « Thelema )). Si une apocalypse est
à la base de l'édifice, cela signifie que le récit d'une catas-
trophe historique et cosmique fonde dans le microcosme, le
macrocosme naturel, social, politique, moral. Le fondement est
moins un sol, une base qu'un renversement- avènement: le
nouveau Monde, celui du bonheur parfait est un monde
renversé. La grande flamme de l'éclair qui met« à fin les eaux
et l'entreprise)) dans le poème de Mellin de Saint-Gelais, est
l'instant unique du retour du monde nouveau, de l'espace de
bonheur que Rabelais annonce dans l'introduction et esquisse
dans la conclusion qu'il ajoute à son emprunt en collant la
citation à son propre discours. Il faut que Thélème soit fondée
sur un renversement pour qu'advienne le monde nouveau. Il
faut que Thélème soit détruite pour que le monde du bonheur
advienne. A vrai dire, cette dernière formulation est
trompeuse, car elle laisse entendre deux temps et deux
moments, le temps de l'histoire et celui de la parousie, le
moment du négatif, de la révolution et celui de l'affirmation
synthétique qui l'accomplit comme fin de l'histoire. En fait, en
plaçant l'apocalypse au fondement de l'édifice, à l'« origine))
du procès de construction de la représentation utopique, tout
en offrant sa lecture à la fin du discours qui la décrit,
«Rabelais)) signifie que le monde nouveau, l'utopie n'est pas
la synthèse qui accomplit le mouvement d'une dialectique
historique et naturelle, au prix d'une négation de la réalité,
mais est l'autre de la réalité et de l'histoire. Le renversement est le
fondement, le fondement, le renversement. Mais peut-être
convient-il en ce point d'aller plus loin encore : le Monde
nouveau n'est pas l'autre de ce monde-ci : ce renversement-
fondement est celui qu'opère et réalise la construction-repré-
sentation de l'abbaye-manoir. Il est l'autre de la représen-
Il 0 La parole mangée

tation utopique, son envers : il indique le geste utopique dans


la représentation où il s'accomplit et se neutralise.

Dé -jeu interprétatif

Toutefois l'analyse - pour ne pas dire l'interprétation -


que nous venons de proposer est celle de tout discours sur
l'utopie, discours qui - comme nous le disions au début -
transforme les jeux de l'utopie en système et les annule,
métalangage qui dit le sens d'un discours premier qui le
détiendrait sans le savoir, et qu'un discours de vérité accom-
plit en lui fournissant une conscience de soi : interprétation
peu differente en son fond de celle que propose Gargantua, car
dans les deux cas, est superposé au poème énigmatique un
discours qui en dit la vérité : herméneutique directe de
Gargantua qui le dit comme prophétie religieuse de l'évangile
de l'Esprit; interprétation indirecte du discours méta-utopi-
que qui le comprend comme une espèce d'allégorie philosophi-
que de l'utopie et de son geste le plus profond. Mais voici que
l'interprétation du Moine dé-joue toutes les interprétations et
jusqu'aux opérations de collage de «Rabelais» puisqu'elle en
revient à la signification finale et première que l'énigme
avait hors-discours, hors du livre de Rabelais : celle du jeu de
pelote. Par un signifié simple, mais qui suppose le décodage le
plus complexe et peut-être le plus savant, le Moine non seule-
ment rabaisse le sens en jeu à celui d'un jeu, mais déjoue le jeu
de la citation collée dans le discours de «Rabelais» et remet le
poème de Mellin de Saint-Gelais hors discours.
L'interprétation du Moine est le jeu d'un jeu d'un jeu. Elle
consiste à remettre en jeu tout le discours de Thélème et le
discours sur Thélème, l'utopie et le discours sur l'utopie. Si sa
tirade est le dernier mot du passage et du livre, elle ne l'est pas
parce qu'elle en livrerait la vérité ultime. Le montre, sans autre
forme de procès, le fait que le« sens» proposé n'est pas au-delà de
Corps utopiques rabelaisiens Ill

celui, religieux, de l'évangélisme gargantuesque ou métalin-


guistique, du discours sur l'utopie. Il est en deçà et en deçà du
discours même de« Rabelais», de son livre. C'est en ce sens que
nous sortons et du discours et du livre par leur interruption même et
que cette interruption fait du discours et du livre, le texte-du-
bonheur. Relisons la tirade du Moine dans les premières
éditions: «Je pense que c'est la description du jeu de paume et
que la machine ronde est l'esteuf et ces nerfs et boyaux de bêtes
innocentes sont les raquettes et ces gens échauffes et débattants
sont les joueurs. La fin est que, après avoir bien travaillé, il
s'en vont repaître et grande chère!» Travail qui est un jeu, le
débat immédiat de la lecture et de l'écriture, jeu qui est un
travail parce que l'essence pure du jeu est subtile, presque
insaisissable et que le discours qui vise à s'en saisir, après
s'être bien échauffé, ne le peut qu'en se désaisissant et de lui-
même et de son objet. Ainsi expulsés du discours, sommes-nous
générés dans le texte comme corps-heureux, le temps de dire-
lire-écrire «Bonne chère» car rien ne s'écrit plus ensuite :
blanc de la page, blanc du discours, fin du texte, absence de
mots qui est le dernier mot, lieu non-lieu, utopie.
«Que la différence se glisse subrepticement à la place du
conflit ... la difference n'est pas ce qui masque ou édulcore le
conflit. Elle se conquiert sur le conflit. Elle est au-delà et à côté de
lui. Le texte institue au sein de la relation humaine courante
une sorte d'îlot, manifeste la nature asociale du plaisir ... fait
entrevoir la vérité scandaleuse de la jouissance : qu'elle pour-
rait bien être, tout imaginaire de parole étant aboli, neutre24. »

Fantastique-:fantasmatique

Nous proposons en ce point- et en guise de conclusion-


la lecture du chapitre 32 du Pantagruel «Comment Pantagruel

24. R. Barthes, le Plaisir du texte, Seuil, Paris, 1972, p. 27.


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112 La parole mangée
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de sa langue couvrit toute une armée et de ce que l'auteur vit
dans sa bouche. » Chapitre doublement fantastique en ce qu'il
relève de ce qu'on appellerait aujourd'hui «littérature fantas-
tique» mais aussi fantastique au sens de fantasmatique : texte
qui fait jouer le fantasme en le mettant en scène dans un récit et
par cette représentation de représentation, indique la fantas-
matique de tout texte et celle en particulier du texte « utopi-
que» que nous venons de reconnaître dans Thélème, là encore
au double sens du discours utopique et du discours sur l'utopie,
redoublement où s'indique pratiquement le fantasme théori-
que du désir de vérité et de savoir.

Ecriture-lecture

Quelques thèmes de lecture dont nous ne pratiquerons pas


faute de place et de temps, l'instanciation minutieuse sur le
texte proposé 25 • Qu'en est-il d'abord de l'arbitraire de la mise
en relation de ce voyage et de ce séjour intracorporel avec la
représentation utopique, Thélème? On sait que le livre 1 fût
écrit après le livre II, Gargantua après Pantagruel, si bien que
l'ordre d'écriture se trouve inversé dans celui de la lecture. Du
même coup, la superposition sur la conclusion de Gargantua,
Thélème, de celle de Pantagruel, l'exploration de l'intérieur du
corps du géant, n'est pas simplement un artefact d'interpréta-
tion visant à démontrer une thèse, mais une opération analyti-
que tendant à prendre en compte la réciprocité de l'écriture et
de la lecture 26 et à constituer le texte« comme l'état construit de

25. Il faut ici relire en la confrontant avec les analyses de M. Baktine, l'étude de ce
passage par E. Auerbach dans Mimesis, the Representation of Reality in Western Literature,
Princeton, 1953 (trad. américaine de W. Trask), p. 262-284. Elle a constitué le point de
départ de notre propre travail dont nous présenterons ailleurs une version complète.
26. On rencontre un problème très voisin avec le livre I et le livre II de L'Utopie de
Th. More: pour Rabelais, voir la Préface de l'édition du Gargantua par V.L. Saulnier
chez Droz, Genève, 1970.
Corps utopiques rabelaisiens 113

la lecture» 27 • Pour l'instant donc, qu'il nous suffise de dire que


le chapitre 32 du Pantagruel a quelque chose à voir avec
l'Utopie et le discours de Thélème. En d'autres termes, il y a un
rapport à établir et à désimpliquer entre le voyage et le séjour
dans l'ailleurs (l'autre ou le Nouveau Monde), entre le récit de
voyage et la construction et la description du Nulle Part de
l'Utopie. De plus, on a souvent souligné la liaison historique
entre l'Utopie et l'Amérique grâce à laquelle, comme dans le
livre de Thomas More, l'histoire se fantasmatise à la mesure
de l'historicisation du fantasme : le continent nouvellement
découvert recèle un potentiel d'utopie qui ne sera pas épuisé de
sitôt, son inscription dans la réalité de l'espace géographique
et historique permettant l'incessant dérapage de la vision
utopique vers le projet politique et social de réalisation de
l'utopie dans cette autre terre, par-delà l'Atlantique.

Corps profond

Deuxième thème de lecture directement lié à celui que


nous venons d'exposer: dans le plan de Thélème, nous avons
discerné l'image d'un corps conformément à toute une tradi-
tion de l'architecture idéale de Vitruve à nos jours. Mais ce
corps est un corps bien défini, celui d'un homme adulte
abstrait, d'un homme couché, étendu à l'horizontale, bras et
jambes écartés et tendus, fiché au sol par la pointe du compas
géométrique planté dans son nombril, circonscrit par un cercle
et encadré par un carré. Or dans le chapitre 32, nous lisons le
récit d'un voyage dans un corp:, ou plutôt dans une bouche,
dans un corps immense, mais réduit à une bouche: langue,
dents, pharynx, larynx, gorge. Corps-bouche profond, épais,

27. Meschonnic, Pour la poétique, Gallimard, Paris, 1973, p. 204-301.


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114 La parole mangée l1

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obscur avec des montées et des descentes, dans lequel on voyage,


on séjourne; corps défini comme orifices et cavités. La ques-
tion est alors de nouveau : qu'en est-il du rapport entre l'utopie
et le corps? Et cette question est celle de l'espace et du lieu :
quelle est la relation entre le paradigme ou l'épure géométrique
du corps - étendue intelligible, rationnelle et la profondeur
abysmale, le creux, la cavité, l'orifice du corps vivant. Utopie,
jeu(x) d'espace(s), avions-nous titré un essai sur Thomas
More : mais de quels espaces s'agit-il? Le corps est aussi
espace et architecture de lieux, comme l'écriture déployant le
discours oral, dévidant son fil au long de ses lignes mais tissant
par là un texte qui en excède la linéarité ainsi déployée :
espace géométrique intelligible du logos ou lieux instantanés,
intenses et obscurs des pulsions vivantes, lieux du bios.

Topique-topologie

Troisième thème qui dérive du précédent : le corps géomé-


trique de Thélème était la projection sur le sol de la terre, la
géo-graphie, l'inscription dans des noms, de l'espace cosmi-
que. Corps d'architecture, Thélème était analogique au corps
du Cosmos, son analogon et son modèle réduit, la métaphore
réalisée du Grand Ordre dans le Petit Ordre et réglée par tout
un système de proportions. Or le corps-bouche de Pantagruel
est aussi un monde, le Monde, mais dans un autre sens.
D'abord, il est dans le cosmos 28 ; il est debout, vertical, la tête
dans le ciel, au-dessus des nuages : ce n'est pas une relation à
une géométrie astronomique, à celle des constellations célestes
qui le définit, mais une relation «pratique», météorologique

28. Cf., Utopiques ... , p. 325-342. Il y a un rapprochement frappant à faire sur ce


point avec les considérations de I. Xénakis sur la dimension verticale dans sa ville
cosmique (Musique et architecture, Médiations, Paris, 1971, p. 151-160).
Corps utopiques rabelaisiens 115

aux éléments du Monde. Il est dans le ciel, dans le cosmos, mais


il est aussi cosmos : la bouche est un monde complet avec ses
montagnes, ses plaines, ses prés, ses villes, ses champs, ses
forêts, ses mers, ses déserts, ses vignes, ses vergers ... tout cela à
l'infini puisqu'il y a même dans ce monde des Thélèmes et des
pays de Cocagne. Ainsi la relation du microcosme au macro-
cosme se déplace et se retourne : les correspondances analogi-
ques, les proportions métriques se transforment en un ensemble
diversifié, où prolifèrent, à l'infini, les différences dont la
totalisation est initialement et d'emblée dé-totalisée par le jeu
des inclusions réciproques. Un espace topologique est substi-
tué à l'espace projectif et métrique :la bouche est dans le monde
et le Monde est dans la bouche, ce qui signifie que l'intérieur
est l'extérieur, le dedans, le dehors et vice versa aussi bien :
indécidable. De nouveau donc la question de l'Utopie se pose:
quel est le rapport entre l'Utopie (ce qu'on désigne communé-
ment de ce nom) et l'espace topologique du monde-corps-trou?
Certes, l'Utopie s'est toujours présentée comme l'organisation
et la structuration de l'espace par une idée, une représentation,
en vue de son habitabilité parfaite. Mais le discours sur
l'utopie est, en fin de compte, l'écriture de cette topique et du
même coup, il réduit en système les jeux des instances topiques
et l'utopie même s'y engloutit. Mais il se pourrait bien que
cette topique fût une topologie, celle des espaces «transition-
nels» entre les catégories où l'espace s'organise, grand-petit,
dedans-dehors, contenant-contenu, espace fantastique-fantas-
matique où les séparations, les coupures, les césures sont les
possibles des conjonctions, des relations, des liaisons 29 •

29. Cf. au sujet des espaces et phénomènes transitionnels, le livre capital de D.W.
Winnicot, Jeu et Réalité, trad. française, Gallimard, Paris, 1975. Concernant plus
directement les structures <<utopiques>> de l'espace et du temps, l'article suggestif de
J. Starobinski, <<] e hais comme les portes d'Hadès ... >> in Nouvelle Revue de Psychanalyse,
n• 9, 1974, p. 7-22 et l'ouvrage de Sami-Ali, l'Espace imaginaire, Gallimard, Paris, 1974 et
en particulier le chapitre III, <<Théorie>>, p. 42-64.
116 La parole mangée

Le récit de la narration

Quatrième thème qui est la radicalisation du précédent,


l'expression poussée à sa plus forte puissance de la relation
topologique caractéristique des lieux du corps. A propos de
Thélème, nous avons suggéré que la représentation du corps
architectural et de ses habitants, de leur mode de vie n'était
que la représentation de l'utopique, son imaginaire dans
l'illusoire réfèrent du discours, réfèrent nécessaire cependant
que le texte se constitue en corps de bonheur de par les ruptures
et les ouvertures qui provoquent notre désir à la jouissance : les
jeux de mots du Moine, oreille de notre écoute, le Cri, bouche
textuelle qui avalait notre lecture, Apocalypse, anus et vagin
qui nous rejetaient du discours et nous engendraient au réel-
possible du bonheur. -Le texte est ainsi le «corps utopique» qui
déjouejusqu'auxjeux qu'il exhibe: texte de jouissance dont on
ne parle pas, mais qu'on parle en lui. Or, nous lisons dans le
chapitre 32 du Pantagruel, que le narrateur est avalé par la
bouche du géant : il entre en lui et raconte son «ingestion»
ingestion de la narration dans le narré du voyage dans l'espace
transitionnel entre dehors et dedans, récit de l'espace transi-
tionnel entre narration et récit. L'utopie-texte ne serait-elle
pas la métaphore dans la représentation, la métaphore-repré-
sentation de son propre espace de discours, de son énonciation
dans ce qu'elle énonce?
Que nous raconte le chapitre? Comme dans Gargantua, la
fin d'une guerre mais à la différence de «Gargantua», la
guerre s'achève en dehors de son récit. Le narrateur en s'absen-
tant de la fin de la guerre, se produit dans le récit comme son
narrateur. Un autre récit se substitue au récit manquant : à
celui de l'histoire, celui d'une autre histoire, son envers
énonciatif. L'espace initial du récit est celui que couvre la
langue de Pantagruel, mettant à couvert son armée «comme
une géline fait ses poulets». Or de cet espace de l'abri, «je qui
Corps utopiques rabelaisiens Il 7

vous fais ces tant véritables contes» est exclu : l'énonciation du


récit historique, à la fois conte et vérité, exclue du récit même
(selon la plus remarquable des thèses de Benvéniste) y fait
retour, mais en s'incluant dans l'« énoncb> : «Donc le mieux
que je pus montai par-dessus et cheminai bien deux lieues sur
sa langue tant que entray dedans sa bouche.» Le point essentiel
est de montrer ici comment, à tous les niveaux de l'analyse
textuelle, le lecteur va se trouver en présence d'un nouvel espace,
va entrer avec le narrateur dans ce que dit le discours aussi
bien que dans la façon dont il le dit : nouvel espace ou plutôt
espace autre- régressif et fantasmatique- qui met en œuvre
des relations d'inclusions réciproques, dans lequel le dedans
est le dehors et le dehors, le dedans, le petit contient le grand et
la partie, le tout, l'englobant se trouve englobé par son propre
procès d'englobement, bref dans lequel à la représentation
narrative-descriptive imaginaire du corps et de l'espace, de
l'histoire et de l'événement est substitué dans la représentation
même, car il s'agit toujours d'un discours et d'une image, un
corps textuel dont toutes les opérations consisteront par dépla-
cements, glissements, condensations, surdéterminations,
dérives et dérapages, à indéterminer les catégories binaires
par lesquelles se structurent les systèmes signifiants assurant la
mise en représentation de l'être, sa théorie et son appropria-
tion.
Le premier signe-signal, l'indication primitive de ce
déjouement qui met en jeu la représentation discursive, est
l'entrée du narrateur dans ce qu'il narre : l'énoncé narratif
devient la narration de l'énonciation, son récit opéré par
l'exploration de ce qui est le symbole de son instrument et de
son lieu : la bouche. La parole du narrateur se retourne sur
elle-même, comme on retourne un gant, elle s'inverse en elle-
même puisque ce qu'elle va narrer sera son lieu même, la
bouche, la langue, les dents de son «produit», le personnage
central de son récit, Pantagruel. Le narrateur est avalé par son
récit mais le récit ne cessera pas d'être raconté : être avalé par
118 La parole mangée

le lieu de la parole, c'est encore produire le récit de cette


~
1
!
1
ingestion qui simplement se substitue au récit de ce qui devait
être raconté, l'histoire de la fin de la guerre des Dipsodes. Le
produit est à la fois identifié à son lieu de production et
substitué par lui. En d'autres termes, le récit n'est plus la
représentation produite par une activité narratrice intérieure
qui assume, dans l'acte énonciatif, une histoire référente
extérieure : le référent, l'histoire, c'est l'exploration du lieu de
l'activité narratrice, la bouche, l'intérieur d'un corps-monde
réduit à un prodigieux orifice, à une immense cavité réson-
nante : le récit produit sans distance son propre lieu de
narration. Ainsi le texte est-ille récit du corps et le corps est-il
texte.

Régression, symbolique, jeu

Ce n'est pas ici le lieu de développer l'analyse de l'épisode


entier. Je ne veux noter pour conclure qu'un dernier trait:
l'espace ou plutôt les lieux du texte utopique pourraient être
caractérisés - nous l'avons déjà remarqué en analysant les
jeux de mots du Moine dans Thélème- comme les lieux d'une
régression du discours au signifiant et précisément au
signifiant pulsionnel qui s'y trouve libéré de son enchaîne-
ment au signifié, à la linéarité phonique qui le caractérise et à
la concaténation en contiguïté des mots et des phrases dans la
«traduction» écrite qui en est faite. Cette mise en liberté est
au bénéfice du plaisir qui s'éprouve dans les fractures du
discours. Dans le chapitre 32, le symptôme de cette régression
au plan «sémiotique» des signifiants de pulsion 30 prend une

30. Cf. J. Kristeva, la Révolution du langage poétique, Seuil, Paris, 1974, l" partie,
<<Sémiotique et symbolique>>.
Corps utopiques rabelaisiens 119

extraordinaire ampleur puisque c'est le discours tout entier


qui s'inclut et se développe dans le lieu corporel de sa proféra-
tian, établissant ainsi subrepticement et explicitement à la
fois l'équivalence régressive de la «ver bali té» et de
l'«oralité»: parler, c'est dans le même geste manger et être
mangé (comme ailleurs, manger, ce sera baiser et être baisé),
bestialité heureuse du langage ramené, en deçà de toutes les
extranéations de la Bildung, au narcissisme primaire et sans
entraves du principe de plaisir, à l'Eros en fusion. Lorsque le
narrateur sortira de la bouche de Pantagruel, sa créature, que
croit-on que celui-ci lui demandera? De raconter son voyage
dans «ses intérieurs», de lui en faire le récit, de parler? Non
pas. «Et de quoi vivais-tu? Que buvais-tu? Je réponds :
Seigneur, de même que vous et des plus friands morceaux qui
passaient par votre gorge, j'en prenais le barraïge. - Voire,
mais dit-il, où chiais-tu? En votre gorge, Monsieur, dis-je -
Ha, ha, tu es gentil compagnon ... je te donne la châtellerie de
Salmigondin. )) Le récit s'achève par où Thélème commençait,
le don du Maître-Suzerain au vassal, récompense du service
rendu dans une bataille qu'il n'a pas livrée et non pas Thélème,
la Loi-Désir, mais Salmigondin, le ragoût: au récit man-
quant de la fin de la guerre des Dipsodes, n'est même plus
substitué le récit de voyage dans la gorge géante ou son
évocation, mais celui d'une narration sous les espèces du
manger, du boire, du chier, toutes fonctions auxquelles le récit
lui-même n'avait point référé. Régression narcissique aux
pulsions primitives rflais que le texte met en liberté dans un ordre
symbolique renversé qui se joue de la loi. Car ce grand corps
pornographique-érotique, il ne faut pas oublier que nous le
lisons, que nous nous effectuons en lui par ses effets qui sont
d'écriture et de langage. Texte-corps utopique où la représenta-
tion de l'utopie, Thelema, la Loi-Désir à la fois se neutralise et
s'accomplit comme texte. Nous avons lu le dernier mot du
dialogue entre Pantagruel et le narrateur ... «Où chiais-tu? En
votre gorge, Monsieur, dis-je, Ha, ha, tu es gentil compagnon.))
120 La parole mangée

Dernier mot qui est un jeu de mots puisqu'il était de tradition


de répondre «en votre gorge>> à l'injure «merde». Mais
l'insulte devient ici la simple description de l'événement, tout
comme à l'inverse, le constatif du discours est dans son
expression même le performatif de l'acte de langage. L'agres-
sion de la colère «merde (où chiais-tu) - en votre gorge» est
transmué en une espèce de don parasitaire, «Ha, ha, tu es
gentil compagnon» et le bénéfice de plaisir se tire de ce jeu de
la réconciliation, bénéfice d'une récompense absurde dans le
récit -le domaine du Ragout- mais jouissance dans le texte
de langage d'un bouleversement des valeurs instituées de la
langue, du discours, de la société, «hors de toute finalité
imaginable ... rien ne reconstitue, rien ne se récupère. Le texte
de jouissance est absolument intransitif... extrême toujours
déplacé, extrême vide, mobile, imprévisible 31 ». Utopique
dans l'utopie.

31. R. Barthes, op. cit., p. 82-83.


3.

La cuisine des Fées


ou le signe culinaire
dans les Contes de Perrault

Pour Jean-Charles François


~
1'
1
Apéritif théorique

«Cuisine (lat. cocina, de coquina, de coquere, "cuire").


l) Pièce d'habitation dans laquelle on prépare et fait cuire les aliments pour
les repas.
2) Préparation des aliments, art d'apprêter les aliments.
3) Aliments préparés qu'on sert aux repas.
4) Par ext. personnel qui travaille à la cuisine.>>

Du lieu de la demeure où sont préparés et cuits les aliments


jusqu'à ceux dont toute la charge est d'assurer cette préparation
et cette cuisson, en passant par les opérations mêmes et les
produits de l'art qu'elles constituent, dans ce parcours complet
où l'on pourrait trouver aussi bien un exemple de la théorie des
quatre causes qu'une réalisation du tableau des catégories
d'Aristote, le terme de cuisine découvre sa remarquable plasti-
cité sémantique. Il est par lui-même lieu des métamorphoses
qu'il signifie; un lieu où s'agitent des agents qui mettent en
œuvre techniques et procédés, à eux transmis ou par eux
inventés, de transformation du mangeable en général en
œuvres culinaires socialement consommées. Les mêmes rela-
tions qui se déploient à chaque étape entre le mot et ses
~
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Ï'
1
Apéritif théorique

«Cuisine (lat. cocina, de coquina, de coquere, "cuire").


1) Pièce d'habitation dans laquelle on prépare et fait cuire les aliments pour
les repas.
2) Préparation des aliments, art d'apprêter les aliments.
3) Aliments préparés qu'on sert aux repas.
4) Par ext. personnel qui travaille à la cuisine.»

Du lieu de la demeure où sont préparés et cuits les aliments


jusqu'à ceux dont toute la charge est d'assurer cette préparation
et cette cuisson, en passant par les opérations mêmes et les
produits de l'art qu'elles constituent, dans ce parcours complet
où l'on pourrait trouver aussi bien un exemple de la théorie des
quatre causes qu'une réalisation du tableau des catégories
d'Aristote, le terme de cuisine découvre sa remarquable plasti-
cité sémantique. Il est par lui-même lieu des métamorphoses
qu'il signifie; un lieu où s'agitent des agents qui mettent en
œuvre techniques et procédés, à eux transmis ou par eux
inventés, de transformation du mangeable en général en
œuvres culinaires socialement consommées. Les mêmes rela-
tions qui se déploient à chaque étape entre le mot et ses
124 La parole mangée

significations, animent la chose signifiée en toutes ses dimen-


sions. En déplacement et en mutation à travers ses sens,
«cuisine)) renvoie à la mutation constamment déplacée du
monde divers des aliments possibles en systèmes de cuisine
rigoureusement réglés : là s'accomplissent les comportements
humains de conservation par la nourriture, en régimes ali-
mentaires significatifs de logiques spécifiques à la fois physi-
ques et sensibles, économiques et politiques, culturelles et
idéologiques, qui contraignent aussi bien les choix par les-
quels les possibles mangeables s'organisent en paradigmes
restreints de signes consommés, que les agencements dans
lesquels ces signes se relient les uns aux autres pour constituer
une syntaxe narrative des lieux et des moments de consomma-
tion. Le livre de cuisine avec ses grandes divisions (par
exemple, potages, sauces, œufs, poissons, volailles, viandes,
gibier, légumes, desserts et gâteaux ... ) et le repas avec ses
diverses ordonnances et compositions (hors d'œuvre, entrées et
entremets, poissons et rotis, salades, fromages et desserts)
pourraient illustrer et comme symboliser les deux grands
chapitres de ces logiques (d'un côté termes et phrases, de
l'autre, unité et discours), la double dimension paradigmati-
que et syntagmatique de ces systèmes, les deux pôles de leur
constitution et de leur réalisation. Avec le langage, la cuisine
définit l'homme dans son appropriation de soi et du monde; de
plus la cuisine est un des langages des sociétés humaines par
lesquels elles se constituent dans leurs différences et leurs
oppositions mutuelles; la cuisine enfin est structurée comme le
langage obéissant aux mêmes contraintes structurales et fonc-
tionnelles.
Quelles sont donc la nature et la structure du signe
culinaire? Peut-on parler de signe culinaire comme l'on parle
de ceux du langage? Les signes culinaires font-ils système? Si
oui, quelles en sont les caractéristiques? En quoi et comment le
système culinaire d'une société déterminée se trouve en corres-
pondances avec ses systèmes économique, social, politico-
Apéritif théorique 125

religieux, cosmologique? Quelles seraient ces correspondances


et quels seraient leurs fonctionnements spécifiques? Outre
qu'à ces questions ont répondu, avec une parfaite compétence,
de grands ouvrages dont l'apport a été décisif aux sciences
sociales de notre temps, mon propos dans les pages qui vont
suivre, sera beaucoup plus limité dans l'espace et le temps,
dans la nature et l'importance du matériel dont il entreprendra
la lecture. Il visera à interroger la notion même de signe
culinaire dans un corpus de récits merveilleux d'ogres et de :fees
du xvne siècle français : les contes de Perrault, Histoires ou Contes
du temps passé avec des moralités, 1697 et les Contes en vers (Peau d'Ane,
les Souhaits ridicules et Grisélidis) dont la publication précède de
quelques années celle des contes en prose. Toutefois et peut-être
par ses restrictions mêmes, cette étude apportera, bien que
modestement, une double contribution aussi bien aux ques-
tions posées par la cuisine comme système signifiant en
général qu'à celles que continuent de nous adresser certains
textes du passé dans leur familière étrangeté.

Du miraculeux au merveilleux dans la sémiotique classique : de la Logique


de Port-Royal aux Contes de Perrault

La Logique de Port-Royal expose dans sa première partie une


théorie représentationnelle du signe en général : le signe est
cette «chose)) qui représente une «idée de chose)). En ce sens,
tout signe est une représentation de représentation. Mais le
procès de représentation constitutif de l'idée de signe ne doit
pas occulter la présence de la chose qu'est aussi le signe, la part
de matérialité qu'il comporte : le fameux exemple de la cendre
chaude le montre parfaitement dans sa naturalité comme le
montreraient aussi bien les formes visibles humaines emprun-
tées par les anges en visite aux hommes au plan de surnaturel.
Si elle est signe de feu, la cendre chaude cache comme chose ce
qu'elle découvre comme signe; ainsi l'expose l'expression
126 La parole mangée

même où elle se signifie : le nom «cendre>> nomme la matéria-


lité qui cache; l'adjectif« chaude» désigne le feu caché dont la
chaleur est l'indice dans la chose même. Mais alors que cette
matérialité insiste ou subsiste dans les indices et, quoique à
un moindre degré, dans les icônes, des symptômes des maladies
corporelles aux signes corporels des passions de l'âme, des
figures exégétiques aux signes sacramentaires -en revanche,
dans les symboles, c'est-à-dire les signes du langage, la substi-
tution quasi immédiate de la chose (ou plutôt de son idée) à
son signe neutralise et la chose et le représentant au profit du
représenté; tout comme la substitution inverse du signe à la
chose, par les charmes trompeurs de la mimesis, offre au regard
et à l'oreille un monde de signes en trompe l'œil du monde des
choses.
J'ai montré ailleurs que transversalement aux diverses
classifications de signes, un exemple singulier était, dans sa
marginalité même, à la fois la source productive du modèle
représentationnel du signe et sa contestation : le signe eucha-
ristique en effet joue sur toutes les frontières internes des
tableaux systématiques où les logiciens de Port-Royal ordon-
nent les différents types de signes : (signes probables et signes
certains; signes joints et signes séparés; signes naturels et
signes d'institution). Avec eux, une phrase énoncée devient
corps consommé et l'écart insurmontable, naturel et rationnel,
entre les mots et les choses s'annule dans une miraculeuse
identité : celle d'une parole et d'une nourriture : une parole se
donne à manger; la parole dite est corps mangé. Le pain (et le
vin) qui n'est jamais dit, jamais signifié mais montré par
l'énonciation de «ceci» devient, dans le court instant d'un
«est» -lorsqu'il est dit par le locuteur convenable et qu'il est
adressé à un allocutaire convenable, dans les circonstances
convenables- le corps signifié de celui qui énonce la formule
«ceci est mon corps». Cette énonciation fait être, ou plutôt
transforme, ou plus précisément encore, transsubstantie le
pain montré par «ceci» en une expression «mon corps». La
Apéritif théorique 12 7

chose mangeable - le pain - devient parole dite, « mon


corps» par la force propre de «est», mais cette parole dite,
conservant miraculeusement des propriétés de la chose mon-
trée, celle d'être mangeable, se trouve dès lors être consommée.
La parole dite est mangée comme corps -le corps de celui qui
parle - ; la chose mangeable est signifiée comme parole dite
-le mot que prononce celui qui parle. Entre montré et signifié,
entre deixis et semiosis, le signe - corps eucharistique joue
sur leur frontière pour transformer du mangeable en signifié et
du dicible en mangé. Si l'on ajoute que ce signe-corps est
consommé dans un repas communautaire où le corps social
universel de l'Eglise trouve sa fondation et son entretien par la
récitation d'un corps narratif où est racontée son origine dans
un certain moment de l'histoire passée, alors on peut affirmer,
sans trop d'imprécision, que l'énonciation d'une formule
déterminée (par le locuteur convenable, et adressée à un
allocutaire convenable) fait être le corps social (ecclésial) par
la consommation du corps-langage dans ce repas, c'est-à-dire
en un moment et un lieu convenables. Il s'agit là aussi bien
d'un grand paradigme épistémologique de la théorie sémioti-
que dans son histoire que d'un dogme théologique, d'un
appareil idéologique et d'un dispositif politique. Une chose
mangeable devient terme signifié, mais le terme n'est signifié
que pour être corps consommé; cercle apparent, car la fin de son
parcours n'est pas identique au point de départ. Ce qui, en fin
de formule, est consommé, ce n'est pas la chose mangeable du
début, mais à la fois le signe et le corps, le corps comme signe et
le signe comme corps. Ainsi s'accomplit la relève, dans la
semiosis, du pain montré dans le deixis, puisqu'il est à la fois
nié comme pain et conservé comme consommé par le coup
performant de l'énonciation langagière universelle. Ce qui est
consommé n'est plus le pain, mais sa négation par celui qui,
ayant dit «ceci est mon corps», donne ainsi sa parole à
manger.
Peut-être pourrait-on dire, sans que cette formule soit par
l
128 La parole mangée

trop provocante, que tout signe culinaire est - en quelque


façon et dans une certaine mesure - eucharistique; ou encore
que toute cuisine est une opération théologique, idéologique,
politique, économique, par laquelle un «mangeable-aliment»
insignifié est changé en un signe-corps mangé. C'est cette
histoire-là, cette dialectique du mangeable et du consommé, de
la chose et du corps, du montré et du signe, du besoin et du désir
que les contes ne cessent de raconter à leur manière. Le miracle
universel et sans cesse répété de la transsubstantiation eucha-
ristique dans l'Eglise catholique que la Logique de Port-Royal
présente comme aussi naturel et aussi raisonnable dans les
circonstances de sa production que n'importe quelle énoncia-
tion obéissant aux règles de bon sens et de la communication
normale, se redit dans les histoires de mère grand et de mie
sous l'espèce du merveilleux des êtres et des actions, des figures
et des procès, des ordres et des règnes. La transsubstantiation y
devient trans-signifiante : entendons par là que comme le
signe eucharistique miraculeux jouait dans la Logique de Port-
Royal sur les frontières internes des taxinomies de signes, la
cuisine merveilleuse dans les Contes jouera sur tous les tableaux
de la signifiance : elle autorisera tous les glissements, tous les
déplacements, tous les changes; elle parcourra toutes les
valences des matières et des symboles; elle prendra les choses
aux mots et les mots aux choses, mais non point sans dessein, ni
sans logique. Merveille n'est ni désordre ni chaos. Simple-
ment, les moyens mis en œuvre pour atteindre les fins, les
sanctions des fautes comme les récompenses des bonnes actions
n'y seront pas toujours ceux du langage, de la vie et de la société
ordinaires. Mais ils n'en seront pas diflerents, non plus; la
merveilleuse différence sera que les moyens ne seront pas
toujours homogènes aux fins, les sanctions ou les récompenses
ne relèveront pas toujours des mêmes isotopies que les fautes ou
les bonnes actions. C'est en ce sens que nous avons parlé de
transsignifiance : non pas au sens où seraient représentés dans
le récit, des procès ou des états transcendants aux procès ou
Apéritif théorique 129

états ordinaires mais au sens où ceux-ci, dans leur représenta-


tion même, glissent, dérapent ou sautent du plan «naturel» où
ils se déroulent ou se posent, sur un autre plan également
«naturel>>, mais qui «naturellement» ne se trouve point en
connexion avec le premier. Pour prendre l'exemple le plus
évident, quoi de plus simple et normal que de cueillir une
citrouille dans un potager; quoi de plus simple également que
de se rendre au bal de la cour en carrosse (comment serait-on
d'ailleurs admis à s'y rendre autrement?). En revanche, qu'une
citrouille de potager devienne carrosse, voilà qui fait éclater
au premier regard une étrangeté et exige, semble-t-il, l'inter-
vention d'une puissance surhumaine. Et cependant, il suffit -
au moins dans l'imagination - de présenter côte-à-côte la
belle citrouille jaune, mûre à point d'un fertile potager et que la
main experte de la fermière aura creusée et le superbe carrosse
doré d'un grand prince que les plus savants artisans auront
brillamment orné, pour découvrir que ce carrosse est bien
l'image exaltée de cette citrouille-là (ou l'inverse aussi bien) et
pour soudain apercevoir que Cendrillon nous conte ce double et
inverse mouvement de métaphore de la citrouille et du
carrosse, entre style noble et style bas, entre burlesque et ironie,
entre crépuscule et minuit. Le lieu de la transsignifiance dans
ce bien modeste exemple, on l'aura remarqué, est donc une
frontière et un écart entre plantes potagères, en l'occurrence, la
cucurbitacée dite cucurbita pepo et objets techniques manufactu-
rés, en l'occurrence la voiture à chevaux de luxe, à quatre roues,
suspendue et couverte, dite carrosse, entre la culture domestique
basse d'un côté et la technique sociale noble de l'autre,
frontière et écart que les qualités sensibles et matérielles de la
citrouille et du carrosse permettent de franchir dans un sens ou
dans un autre. Il suffira alors de réaliser dans un procès de
métamorphose concernant les choses, le procès de métaphore concernant les
mots et le change soudain qui affectera l'être même du produit
de la nature et celui de l'art représentera réellement dans
l'histoire contée l'élévation et la chute d'un régime culturel et
l
130 La parole mangée

stylistique du langage dans un autre et peut-être, au-d~là de


cette exaltation dérisoire et de cette bassesse annobhe, l~s
formes et les manières subtiles, incisives et délicates à la f01s,
d'une critique sociale et politique.
Ce que nous disons ici de la citrouille et du carross~ d.e
Cendrillon pour illustrer ce que nous entendons par transsigm-
fiance peut, nous semble-t-il, être généralisé à l'ensemble des
dispositifs du merveilleux et c'est précisément..dans cette
généralisation que nous allons rencont~er la cmsme comme
système des signes culinaires, se~ fon~t.wns et ses eff~ts ~ar
rapport aux divers systèmes et dispositifs d~ commu~Icatwn
et d'échange: économie ou échange des biens, manage ou
échange des femmes, langage ou échange des mots. J?ans le
conte merveilleux, et c'est là notre hypothèse de travail ~t de
lecture des Contes de Perrault, la cuisine en général, les signes
culinaires en particulier apparaissent à la fo~s comme un A

système de signifiance à côté des ~utre~,. quoique peut-etre


plus fragmentaire, plus latent.' .plus. I~?l~~Ite, souvent que les
autres et comme un dispositif pnvilegie ou se marque la
transsignifiance caractéristique du merveilleu~ et qui, dans
une certaine mesure, en opère les passages, les glissements et les
sauts, les métonymies, les synecdoques et les métaphor~s- entre
économie mariage et langage. On comprendra aisement
pourquo/ Dans la mesure, en effet, où le signe culinaire e~t l.e
résultat d'un procès transformant la chose mangeabl~, 1 al~­
ment, en œuvre consommée, le mets, en lui et comme necessai-
rement subsiste la chose dans le signe qui la signifie, tout comme
inverse~ent, insiste le signe dans la chose qui le porte et où. il se
réalise· en lui de même et aussi nécessairement, un besom-
la faim', signai de l'instinct d'auto-conservation - se satis:a~t
par et dans la nourriture qu'est l'aliment tout comme un desir
s'accomplit par et dans le pla~sir ~ue le mets o~r~, sans q~e,
bien évidemment, le mets s01t separable de 1 aliment pUis-
qu'aussi bien dans le signe culinaire, ni le signe ni la c~os~ ne
l'étaient l'un de l'autre. Le signe culinaire, le mets est amsi un
Apéritif théorique 131

lieu remarquable et un dispositif efficace de la transsigni-


fiance merveilleuse dans la mesure où en lui, mais aussi par
lui, se noue la dialectique de logos, eros et sitos *, trois termes qui
renvoient aux trois pôles caractéristiques évoqués, les mots
dans le langage et la communication, les femmes dans le
mariage et la filiation, les biens dans l'économie et la subsis-
tance. Le mets, signe consommé de l'art culinaire dans le repas,
est objet et sujet d'amour, mot du langage et être de discours,
bien matériel possédé, transmis ou échangé, mais en lui se
transsignifient aussi bien les mots du langage que les corps
amoureux, les richesses ou les biens, par les métonymies,
synecdoques et métaphores que les procès de transsignifiance
réalisent. Dans le signe de cuisine ainsi sommairement défini,
le mangeable, par sa relève que le signe opère, n'est-il pas
toujours quelque peu corps érotique désirable et consommé,
objet économique d'appropriation possédé, signe linguistique
de communication échangé? Aussi n'est-il point surprenant
de voir les mots devenir des biens, des corps ou des plats; les
mets, des mots, des corps ou des biens; les corps, des mots, des
plats ou des biens; les biens, des plats, des corps ou des mots.
Comme les éléments des autres systèmes, le signe culinaire, à la
fois procès et résultat du procès de transformation de l'aliment
mangeable en mets consommé, représentera, à sa manière, la
transformation économique de la chose en bien, la transforma-
tion érotique de l'objet en corps, la transformation linguisti-
que de la substance en signe, tout enjouant sur la modalisation
de l'impossible en possible, voire en réel, sur celle de l'interdit
en permis, voire en obligatoire, sur celle de l'exclus en plau-
sible, voire en certain. Cette transformation de l'aliment

, * Sitos, en grec, ~ubstantif masculin, a les significations suivantes : 1) blé (dans


l'~tat naturel); par smte, blé moulu, farine, d'où pain (par opposition à la viande); 2)
al~ments _solides en général (par opposition à la boisson) ; par suite, nourriture,
alimentatiOn pour les hommes; 3) particulièrement à Athènes, pension alimentaire·
4) aliments élaborés; 5) résidu des aliments absorbés, excréments. '
,
.,

132 La parole mangée

mangeable en mets consommé est ainsi également celle du


besoin en désir, du complément organique d'une ~bsence ~n
valeur et représentation psychique du ma~que, ~e 1 accomphs-
sement du désir en plaisir, de l'éros en satisfaction et enfi~ des
disjonctions spatio-temporelles ou socioculturelles en conJonc-
tions heureuses et paisibles.
,

Le boudin grillé
ou le dévoiement
des peiformatifs
(Les souhaits ridicules)

Dans le deuxième des trois contes en vers publiés par


Perrault, le récit est précédé, comme pour Peau d'Ane, d'un
prologue dans lequel l'auteur demande à sa dédicataire de lui
pardonner le sujet de sa« folle et peu galante» fable :«une aune
de boudin en fournit la matière. 1 Une aune de Boudin, ma
chère : 1 Quelle pitié 1 C'est une horreur, 1 S'écrirait une
Précieuse ... » «Mais, ajoute Perrault, vous qui mieux qu'une
autre (... ) Scavez charmer en racontant, 1 Et dont l'expression
est toujours si naïve, 1 Que l'on croit voir ce que l'on entend, 1
Qui scavez que c'est la manière 1 Dont quelque chose est
inventé 1 Qui beaucoup plus que la matière, 1 De tout récit
fait la beauté, 1 Vous aimerez ma Fable et sa moralité ... >>
Ainsi Perrault répète, mais à propos de son conte, ce qu'il
advient au mangeable possible lorsque lui est appliqué l'art de
la cuisine; non seulement elle le transforme en aliment effecti-
134 La parole mangée

vement mangé, mais en mets socialement et esthétiquement


consommé et partagé. La matière du conte est l'histoire d'un
boudin, nourriture bien vulgaire et dont la «définition» peut
effaroucher le goût d'un palais délicat de Précieuse : boudin
noir ou boyau de porc empli de son sang et de sa graisse;
boudin blanc ou le même boyau, mais rempli cette fois d'un
blanc de chapon, de lait et d'autres ingrédients. Toutefois, la
manière d'accomoder ce boudin dans son histoire, la cuisine
de littérature narrative, la recette poétique de sa préparation
en fera un mets exquis qui n'en restera pas moins une histoire
fort populaire de boudin, mais dans et par son récit délicate-
ment raconté, pourra figurer au repas de lecture de Mademoi-
selle de la Cxxx qui sait, elle aussi, charmer en racontant et
faire voir ce qu'elle donne à entendre. Dans la lettre que
Perrault adresse à Mxxx en lui envoyant Griselidis, le troisième
des Contes en vers, notre auteur jouera tout au long d'un petit
poème le jeu de la consommation de lecture critique et celle du
repas gastronomique : «Est-ce une raison décisive 1 D'ôter un
bon mets d'un repas 1 Parce qu'il s'y trouve un convive 1 Qui
par malheur ne l'aime pas? 1 Il faut que tout le monde vive, 1 Et
que les mets pour plaire à tous, 1 Soient différents comme les
goûts.» D'ailleurs ce boudin des Souhaits ridicules n'est peut-être
pas dans l'adresse à Mademoiselle de la Cxxx aussi boudin
qu'un peuple vulgaire ou une côterie de Précieuses pourraient
penser. Ne disait-on pas du temps de Perrault, «envoyer son
boudin à quelqu'un» pour« lui faire présent de quelque œuvre
de son cru», comme on avait coutume de le faire pour le boudin
quand on avait tué son cochon. Mais ce petit jeu entre lecture et
repas, entre matière-aliment et manière-cuisine, entre style
bas et style élevé etc., n'est pas seulement métaphore introduc-
tive du conte Les souhaits ridicules, la construction du cadre de sa
lecture en vue de la prévenir et d'en fournir les codes; car
l'histoire que la fable raconte n'est pas seulement une vulgaire
histoire de boudin, c'est le récit de la relation, voire de
l'articulation sémantico-pragmatique, dirions-nous aUJOUr-
Le boudin grillé ou le dévoilement des peiformatifs 135

d'hui, entre un certain usage du discours et la nourriture,


l'aliment, le plat, bref, entre langage et cuisine.
Le schème général du conte est simple : un pauvre bûche-
ron las de sa pénible vie avait grande envie de mourir :
«Représentant sa douleur profonde 1 Que depuis qu'il était au
monde 1 Le Ciel cruel n'avait jamais voulu remplir un seul de
ses s?uhaits. » Jupiter, souverain Maître du monde apparaît
et lm promet «D'exaucer pleinement les trois premiers sou-
haits» qu'il voudrait former sur quoi que ce puisse être :
«~ois_ ce qui peut te rendre heureux, 1 Vois ce qui peut te
satisfaire, 1 _Et comme tout bonheur dépend tout de tes vœux, 1
Songez y hien avant que de les faire.)) Ce que la fable nous
contera, c'est l'histoire merveilleuse du performatif du souhait
et de la promesse, merveilleuse en ce que la force illocutoire et la
force perlocutoire de l'un et de l'autre sont identifiées dans un
bonheur pragmatique sans égal pour l'infortune de notre
Bûcheron et c'est ainsi que le boudin apparaîtra, insistera et
disparaîtra à la mesure des vœux humains, trop humains, et
des promesses divines, trop divines.
La séquence suivante s'amorce par le discours du calcul
raisonnable fait par le Bûcheron : l'importance fantastique de
1~ prom:s~? _div!n:, l'immensité sans limite du don espéré,
limpossihihte evidente d'une tromperie divine comme
c?ll~ ~'errements humains, tout l'exigeait : «Il ne faut pas,
disait-Il en trottant, 1 Dans tout ceci rien faire à la légère 1 Il
faut, le cas est important, 1 En prendre avis de notre
Ménagère.)) Mais le contexte du calcul est optimiste et ne peut
qu~ l'être : «Ça, dit-il en entrant sous son toit de fougère 1
Fatsons, Fanchon, grand feu, grand'chère 1 Nous sommes
riches désormais, 1 Et nous n'avons qu'à faire des souhaits.))
La dépense somptuaire immédiate des réserves de nourriture
du pauvre bûcheron sous les espèces du feu et d'un grand repas
est la marque de ce contexte, mais quelque peu contraire à la
p~udence qui doit être la règle du calcul. Si Fanchon, l'épouse
VIVe et prompte, forme «dans son esprit mille vastes projets)),
136 La parole mangée

elle n'en connait pas moins la différence entre le projet qui


relève d'une exacte détermination des moyens en vue des fins,
donc des modalités du possible, du plausible et du permis, et le
souhait qui peut viser l'impossible, l'exclu ou l'interdit : s'il
est exclu, voire interdit de projeter l'impossible, un des
charmes du souhait est de le pouvoir parce que l'on sait qu'il ne
saurait être rempli. Or le problème auquel Blaise et Fanchon
sont affrontés est qu'en la merveilleuse occurence de la joviale
apparition, le projet rejoint le souhait, ou plutôt le souhait, ~e
projet et que l'impossible, l'exclu ou l'inter~it pe~ven_t deve.mr
non pas même possible, plausible ou permis mats necessaire,
certain, obligatoire. «Blaise, mon cher ami, dit-elle à son
Epoux 1 Ne gâtons rien par notre impatience, 1 Examinons bien
entre nous, 1 Ce qu'il faut faire en pareil occurence. 1
Remettons à demain notre premier souhait, 1 Et consultons
notre chevet.» Je l'entends bien ainsi, dit le bonhomme Blaise,
1 Mais va tirer du vin derrière ces fagots.» Et c'est ainsi
qu'insidieusement se dessinent les menac~s dissimulé:s . du
performatif absolu : à la faveur de cette certitude de la realisa-
tion des souhaits humains, de l'obligation du remplissement
de la promesse divine, les bouteilles de vin, de derrière les
fagots tirées pour consacrer certitude et obligation, en seront
l'occasion malheureuse. Car« à son retour, il but et goûtant à
son aise 1 Près d'un grand feu la douceur du repos, 1 Il dit en
s'appuyant sur le dos de sa chaise, 1 Pendant que nous avons
une si bonne braise, 1 Une aune de Boudin viendrait bien à
propos». Est-ce un souhait, le premier de la terrible série? C'e~t
ainsi que Jupiter l'entendit. J'y entends, pour ma part, plutot
l'expression à haute voix d'une heureuse rêverie culinai:e,
qui, avec le vin tiré et qu'il faut boire, et le feu des grands ~01rs
pétillant dans l'âtre, marque le simple bonheur domestique
confiant dans l'avenir et assuré de la bénédiction divine. Soit,
mais il n'en reste pas moins que les mots ont été prononcés, la
formule dite et que nul ne saurait faire qu'elle ne l'ait été.
L'intention ni les connotations ne comptent guère. Comme le
Le boudin grillé ou le dévoilement des performatifs 13 7

signe sacramentaire selon le Concile de Trente qui, une fois


énoncé par la personne convenable, dans les circonstances
adéquates et adressé à l'allocutaire convenable, produit ses
effets ex opere operato par le fait même qu'il a été énoncé, non
seulement l'expression décrit une certaine action, mais son
énonciation revient à accomplir cette action. En disant «je
souhaite», non seulement je dis souhaiter, mais ce faisant, je
souhaite. Le merveilleux dans la situation de Blaise, ce qu'en
disant «je souhaite», non seulement il dit «souhaiter», non
seulement ce faisant, il souhaite mais ce faisant, le souhait se
réalise : «A peine acheva-t-il de prononcer ces mots, 1 Que sa
femme aperçut, grandement étonnée, 1 Un Boudin fort long,
qui partant d'un des coins de la cheminée, 1 S'approchait
d'elle en serpentant. 1 Elle fit un cri à l'instant, 1 Mais jugeant
que cette aventure 1 Avait pour cause le souhait 1 Que, par
bêtise, toute pure 1 Son homme imprudent avait fait, 1 Il n'est
point de pouille ni d'injure, 1 Que de dépit et de courroux 1 Elle
ne dit à son Epoux.» Certes on peut considérer que le boudin est
l'objet du souhait de Blaise, mais il est bien davantage dans
l'énonciation le marqueur, témoin possible d'une situation
heureuse, celle justement où les performatifs font ce qu'ils
disent. Toutefois, Jupiter ne l'entend pas de cette oreille, lié
par sa promesse de Maître absolu de l'univers. Le performatif
de Blaise fait ce qu'il dit : performatif heureux d'une situation
heureuse. Mais ce dire est un dire surhumain, cette énoncia-
tion divine. Et le boudin, surtout long d'une aune (1 rn 18) qui
n'est plus l'aliment du besoin du pauvre bûcheron affamé, en
accédant au statut d'objet de désir devient alors le signe de
langage «une aune de boudin» qui, énoncé dans la modalité
du souhait, réalise l'objet dont il est le signe et par là-même, il
accomplit le désir dans le plaisir de la consommation, dans le
silence de la satiété d'une aune de boudin grillé, au coin de
l'âtre, en buvant un vin fraîchement tiré de derrière les fagots.
Est-ce si sûr? Peut-être le bonhomme eût-il été célibataire
l'histoire se fut ici terminée ou tout au moins son premier acte,'
138 La parole mangée

en attendant les deux autres souhaits. Mais ce boudin -


serpent maléfique surgi de la cheminée comme à l'origine des
temps un autre séduisait la femme dans les branches d'un
pommier, a de quoi inquiéter: on se surprend à se demander si
apparu dans de telles conditions, il est consommable. Un signe
de langage réalisé en signe culinaire est-il mangeable? Posée
de cette façon, la question est presque sacrilège ou plutôt
hérétique, si l'on a une pensée pour le signe eucharistique. En
tout cas, elle ne se pose pas : peut-être le boudin performatif de
langage n'est-il pas mangeable mais son effet perlocutoire est
de faire produire beaucoup de paroles, non à l'époux, mais à
son allocutrice, la belle et si prudente Fanchon : injures,
insultes d'abord, mais ensuite tout un discours de la compa-
raison est développé, et avantageusement, par elle. Au calcul
raisonnable d'un projet différé dans l'avenir, succèdent les
regrets- au passé- du désirable et du préférable:« quant on
peut obtenir, disait-elle, un Empire, 1 De l'Or, des Perles, des
Rubis, 1 Des diamants, de beaux habits/. Est-ce alors du
Boudin qu'il faut qu'on désire?)) Le boudin, si l'on peut dire,
parle par sa bouche, mais pour s'annuler dans un échange
désormais impossible : le pouvoir, les richesses, les habits. A
cet égard, dans ce vertige d'auto-négation, le boudin désor-
mais immangeable en fait trop : il cause des mots en excès
comme lui-même était l'effet, en excès de quelques dizaines de
centimètres, d'un souhait et d'une promesse. Dès lors le
deuxième souhait se formule en réponse: non pas la mort de la
bavarde importune - il s'en faut d'un souille - mais sa
punition par le boudin même qui entretient, avec quelle
ardeur, son discours. «Les hommes, disait-il, pour souffrir
sont bien nés. 1 peste soit du Boudin et du Boudin encore 1 Plût
à Dieu, maudite Pécore, 1 Qu'il te pendît au bout du nez!))
«La prière aussitôt du ciel fut écoutée, 1 Et dès que le mari la
Parole lâcha 1 Au nez de l'Epouse irritée 1 L'Aune du Boudin
s'attacha.)) Ainsi le signe culinaire devient-il décor grotes-
que, ornement ridicule d'un visage : signe définitivement
Le boudin grillé ou le dévoilement des peiformatifs 13 9

dépourvu de sa fonction puisqu'il est désormais à jamais


im~angeable. Il est devenu sinon corps (de Fanchon), du
moms appendice nasal et dans une remarquable métonymie
renversée, l'épouse en colère est devenue, par le nez, boudin !
M~is cela fait, un double et remarquable effet s'en suit, l'un
qm concerne Eros, l'autre, Logos. Le boudin déjà merveilleux
per~ormatif de langage, est devenu corps : il est immangeable,
ma1s dans sa nouvelle position perlocutoire, il rend Fanchon
inconso~mable comme corps d'amour. «La femme est jolie,
elle avait bonne grâce, 1 Et pour dire sans fard la vérité du fait
1 Cet ornement en cette place 1 Ne faisait pas un bon effet.)~
Mais le second effet du Boudin-corps (ou nez), c'est de réduire
l'épouse au silence. Le boudin (de langage) qui la faisait
parle~ lorsq~'il était encore mangeable, une fois corps devenu,
rend _1mposs1ble le discours, il l'exclut, il l'interdit. Certes, il
ne fait pas bon effet érotique-esthétique, mais «en pendant sur
le bas du visage 1 Et en lui fermant la bouche à tout moment 1 Il
l'empêchait de parler aisément, 1 Pour un Epoux merveilleux
avantage)).
Alors fait retour le discours du projet- dans la bouche de
l'époux cette fois-: comment utiliser le dernier souhait? Que
formuler pour ce dernier coup de langage, compte tenu des deux
premiers, du boudin trop vite apparu et trop efficacement
corps devenu? Il est remarquable que Blaise dans sa naïveté
tient, cette fois, le discours du pouvoir qui est, à vrai dire
celui du Roi où le corps érotique inconsommable devient u~
portrait difficile à contempler, fût-il celui de la Reine. Sage-
ment le bûcheron remet le dernier souhait au choix de son
épouse : ou bien les signes du pouvoir, le trône, le sceptre, la
couronne mais avec cet autre signe qui est le nez-boudin ou
bi?n le corps heureux de sa beauté naturelle, la satisfac~ion
pnse au désir de soi et l'amour qu'on peut supposer partagé.
Ecoutez plutôt : «La chose bien examinée, 1 Quoiqu'elle sût
d'un sceptre et le prix et l'effet, 1 Et que quand on est couronnée 1
On a toujours le nez bien fait, 1 comme au désir de plaire, il
140 La parole mangée

n'est rien qui ne cède, 1 Elle aima mieux garder son Bavolet*, 1
~
.1

Que d'être reine et laide.» Et le dernier souhait,« frêle bonheur,


pauvre ressource» fut employé «à remettre sa Femme en l'état
qu'elle était».
Et voici substituée à celle de Perrault, notre pédante
moralité : Parce que le signe culinaire fut la réalisation
merveilleuse - c'est-à-dire abstraite et sans travail - d'un
performatif de langage, le signe de langage réifié dans des
performatifs trop parfaitement performants qu'est le boudin
grillé de Blaise est un mets fou, un plat immangeable, incon-
sommable; dont la seule «assimilation possible» sera de
l'effacer à jamais. Par là apprenons-nous que le vrai plat
cuisiné est toujours en quelque façon la relève symbolique, par
le Logos, de l'aliment du besoin (Sitos) en corps de désir (Eros);
comme le conte lui-même est la relève esthétique par la
littérature (la manière), du récit populaire et bas (la matière),
en poème exquis et aimable.

* D'après Furetière, dans son dictionnaire, le bavolet est une <<coiffure de jeunes
paysannes auprès de Paris, qui se fait de linge délié et e~pesé qui a une longue. queue
pendante sur les épaules. <<Il ajoute : "les paysa~nes cra~g~ent fort qu'on, ne ch1ffon~e
leur bavolet". On dit aussi d'une paysanne, que c est une JOhe bavolette. >> Des lors, on 1 a
compris, au boudin royal pendant au bout du nez sur le visage, est préféré le bavolet
paysan pendant sur les épaules.
La sauce Robert

Où l'on apprend qu'il est parfois juste et convenable que le


Mangeur croit manger autre chose que ce qu'il mange. (La Belle
au Bois dormant.)

Les Histoires ou Contes du temps passé avec des Moralités propo-


sent en ouverture à leurs récits en prose une première «his-
toire>>, la Belle au bois dormant et ce conte, à son tour, sans autre
préambule que le rituel« il était une fois ... », trouve son lever de
rideau dans un Festin, au palais d'un roi et d'une reine qui,
après une longue attente, ont une fille. Ce grand festin qui
conclut les cérémonies magnifiques du baptême devait fêter les
sept marraines-fées de la petite princesse. Mais du festin, nous
ne connaîtrons pas le menu, seulement le couvert, non les mets
mangés, mais les instruments servant à leur consommation :
«Après les cérémonies du baptême, toute la compagnie revint
au palais du roi, où il y avait un grand festin pour les fées. On
mit devant chacune d'elles un couvert magnifique, avec un étui
142 La parole mangée

d'or massif où il y avait une cuillère, une fourchette et un


couteau de fin or, garni de diamants et de rubis.» On connaît
la suite, l'incident de la vieille fée «qu'on n'avait point priée
parce qu'il y avait plus de cinquante ans qu'elle n'était sortie
d'une tour et qu'on la croyait morte ou enchantée)). Non
invitée, elle entre cependant dans la salle du festin et, peut-on
supposer, s'installe à table. Un deuxième incident qui relève,
celui-là, non du protocole de politesse mais des manières de
table, se produit alors : si le roi lui donne comme aux sept autre
fées un couvert, il ne peut lui offrir l'étui d'or massif «parce
qu'on n'en avait fait faire que sept pour les sept fées)).
Décidément, la vieille fée est en supplément, quels que soient
les courtois efforts du roi pour le dissimuler. Elle rompt d'une
unité en sus l'harmonieuse totalité sacrée du nombre 7 de ses
compagnes et l'étui d'or massif manquant est la marque, par
défaut, de ce surplus.
Comme toute bonne marraine en ce temps-là et dans le
nôtre, les Fées devaient, à l'issue du repas, faire à la princesse
nouvelle née un cadeau, à cette différence près cependant que
les cadeaux ainsi faits n'étaient pas des objets, mais des
qualités personnelles. Toutefois la présence supplémentaire et
indésirée de la vieille fée a pour conséquence paradoxale que la
royale enfant ne recevra que six dons : une des jeunes fées ayant
entendu la vieille grommeler des menaces entre ses dents et
«jugeant qu'elle pourrait donner quelque fàcheux don à la
petite princesse alla, dès qu'on fut sorti de table, se cacher
derrière la tapisserie afin de parler la dernière et de pouvoir
réparer autant qu'il lui serait possible le mal que la vieille
aurait fait)). L'étonnante arithmétique du conte merveilleux
qui développe ses opérations à partir de l'incident d'un repas
propose donc l'équation suivante : 7 + 1 = 7 - 1 ou pour être
plus précis et plus exact, 7 + 1 = 7 + 1 - 1. C'est ainsi que
la princesse sera belle, spirituelle et gracieuse (trois qualités
du corps et d'esprit) et qu'elle recevra trois savoir-faire, celui
de la danse, du chant et de la musique. Restent les deux dons de
La sauce Robert 143

la vieille et de la jeune fee : «la mort)) dit la vieille et ce, par le


fuseau de la Parque devenu, pour l'occasion, aiguille mortelle,
don négatif s'il en est. «La vie)) dit la jeune, mais ne pouvant
défaire par manque de puissance ce que son ancienne avait
fait, le contre- don sera celui d'une vie comme la mort ou plutôt
d'une mort éternelle changée en sommeil de cent ans. Par le
supplément et le manque -la vieille fée en sus et une pièce de
son couvert en moins -le drame, c'est-à-dire l'événement et le
temps, entre donc comme récit dans la disposition immobile
des perfections pour les subvertir et les annihiler ou, tout au
moins, pour les absenter et les suspendre. La vieille et la jeune
fees sont les partis d'un dialogue de contestation et les forces-
inégales - d'un successif affrontement: leurs actes de langage
parce qu'ils se déroulent dans le temps et s'opposent se font et se
défont l'un l'autre. C'est ainsi que par l'événement incident dans le
protocole de politesse et les manières de table, par l'accident
fortuit dans l'ordonnance d'un repas sans mets préparés et où nul
ne mange, par la marque d'un manque dans un festin réduit à
la disposition des couverts sur la table, c'est ainsi que l'his-
toire entre dans le conte, comme un échange de mots et de
phrases affrontées dont l'ordre est de succession et dont les effets
annoncés par anticipation s'annulent rétroactivement :
échange de signes de langage performant à défaut de mets
nourrissants, mais que l'ordre, le lieu et le moment du repas
provoquent. C'est ainsi que 7 + 1 égale, en fin de compte, 6.
Nous ne raconterons pas la suite: le malheur prédit arrive
au bout de quinze ans ou seize ans et voici la belle princesse
étendue «dans le plus bel appartement du palais sur un lit d'or
et d'argent( ... ) ses joues étaient incarnates et ses lèvres comme
du corail! Elle avait seulement les yeux fermés, mais on
l'entendait respirer doucement, ce qui faisait voir qu'elle
n'était pas morte)); voici la princesse, corps d'amour endormi
pour cent ans dans l'attente d'un prince amoureux. La bonne
fée qui lui avait sauvé la vie en la condamnant à dormir cent
ans et qui vient constater les mesures prises par le roi «pensa,
,
1

144 La parole mangée

comme elle était grandement prévoyante, que quand la


princesse viendrait à se réveiller, elle serait bien embarrassée
toute seule dans ce vieux château»; aussi endort-elle (hors le
roi et la reine) «d'un coup de baguette magique tout ce qui
était dans ce château ... les broches mêmes qui étaient au feu
toutes pleines de perdrix et de faisans s'endormirent, et le feu
aussi». C'est ainsi que la cuisine en train de se faire, les mets
dans le processus de leur préparation, - ces mets qui ne
figuraient pas sur la table festin inaugural du conte, - les
plats en cours de cuisson - ces plats que les couverts
magnifiques des invités du roi n'avaient pu toucher - sont
suspendus dans un temps désormais immobile : les processus
sont saisis en états, les actions culinaires de transformation de
viandes sauvages en rôtis consommables «s'endorment» dans
la durée d'un unique et monotone, d'un interminable moment.
Que des gouvernantes et filles d'honneur aux valets de pieds,
que des maîtres d'hôtel et marmitons aux palefreniers, que des
chevaux et des chiens à la petite Pouffe, que tout le monde
animé, animal et humain, s'endorme, tout cela, pour être
merveilleux, n'est point étrange. Mais il n'est pas de marque
plus puissante, de signal plus efficace de ce temps suspendu,
figure ambiguë de la mort et de l'éternité que l'endormissement
du processus culinaire et très précisément, celui de rôtir la
viande sauvage, entre un festin où nul ne mangea et - nous
allons le voir dans un instant- un autre repas où le mangeur
croira manger autre chose que ce qu'il mange, comme si cette
communication horizontale et verticale assurée par les plats
du repas entre ceux qui, humains et surhumains, y participent
en les consommant, entre la création et la destruction, la mort
et la vie, le ciel et la terre, le feu et la viande, devait, après avoir
été passée sous silence ou différée, être suspendue ou arrêtée
pour pouvoir être pensée avant d'être réalisée. A la suspension
immédiate de l'espace en un lieu réservé, au signe d'une
viande sauvage qui n'en finit pas de rôtir, sans cependant
brûler (signe du temps suspendu), répond celui d'une demeure
,
La sauce Robert 145

habitée, que plantes et arbres sauvages interdisent d'appro-


cher sans cependant l'occulter (signe du lieu réservé) : et au
centre de ce lieu, le corps d'Eros désirant, mais endormi, la
venue de l'amant. (Ainsi la viande qui continue à rôtir sans
brûler, ainsi le château qui continue à se voir sans qu'on
puisse y accéder.)
Deuxième acte, cent ans après : le fils du roi étant allé à la
chasse de ce côté demanda ce que c'était que ces tours qu'il
voyait au-dessus d'un grand bois fort épais. Des réponses qui
lui sont faites, nous en retiendrons deux: la première, donnée
comme la plus commune, était «que c'était la demeure d'un
ogre et que là il emportait tous les enfants qu'il pouvait
attraper pour pouvoir les manger à l'aise et sans qu'on le put
suivre ayant seul le pouvoir de se faire un passage au travers du
bois». L'autre, la véritable, était «qu'il y avait dans ce
château une princesse, la plus belle du monde et qu'elle serait
réveillée par le fils d'un roi à qui elle était réservée>>. Les deux
réponses sont symétriques et opposées : selon la première, le
château est le lieu interdit de la consommation cannibale de
chair fraîche par le mangeur monstrueux qu'est l'Ogre. Selon la
seconde, il est le lieu réservé de la consommation érotique du
corps amoureux par l'amant privilégié (ou destiné) qu'est le
fils du roi. Mais, peut-être, ne sont-elles pas aussi opposées
qu'on pourrait le croire : sans anticiper sur la suite du conte,
un signe en est donné puisque, comme l'Ogre supposé, le jeune
prince a le pouvoir d'accéder au château «sans qu'on le pût
suivre», et qu'au discours du paysan évoquant la présence de la
princesse endormie, il se sent tout de feu. Que l'Ogre fasse rôtir
les enfants qu'il pouvait attraper, pour l'instant, nous n'en
savons rien. Mais nous devinons qu'avec le prince et l'ardeur
qui, d'un coup, s'allume en lui, le feu culinaire, endormi cent
ans auparavant, va se réveiller en feu érotique, va éveiller le
corps d'Eros désirant à son propre désir et à celui de l'amant en
ce lieu ambigu (dont le suspens du processus culinaire, comme
suspens du temps, nous était apparu le signe le plus adéquat)
146 La parole mangée

où se conjoignent la mort et la vie : la mort qui était bien


capable de glacer de crainte l'être tout de feu du prince; la vie
qui se signale aux gouttes de vin contenues dans les tasses des
gardes.
Et c'est alors que va être éveillée la princesse : exquis
moment de bonheur où, comme dans l'harmonie d'une sympho-
nie ou dans la complexe unité d'une saveur, se marient en une
exemplaire dialectique, les plats, les discours et les caresses,
Sitos, Logos et Eros, la nourriture relevée en mets, le langage
exalté en paroles d'affection et de reconnaissance, le désir
accompli dans le plaisir de la nuit des noces. A vrai dire, tout
commence par des discours : «Est-ce vous, mon Prince, lui dit-
elle, vous vous êtes bien fait attendre.>> Le Prince charmé de ces
paroles, et plus encore de la manière dont elles étaient dites ne
savait comment lui témoigner de sa joie et sa reconnaissance
( ... ). Ses discours furent mal rangés, ils en plurent davantage
( ... ) Enfin il y avait quatre heures qu'ils se parlaient et ils ne
s'étaient pas encore dit la moitié des choses qu'ils avaient à se
dire.» Après ou pendant le discours d'amour, la consommation
culinaire, le repas. Tout le château semble être une vaste
cuisine : «tout le palais s'était réveillé avec la Princesse;
chacun songeait à faire sa charge et comme ils n'étaient pas
tous amoureux, ils mouraient de faim; la Dame d'honneur,
pressée comme les autres, s'impatienta et dit tout haut à la
Princesse que la viande était servie ... Ils passèrent dans un
salon de miroirs et y soupèrent». Enfin pour «couronner» la
conjonction du discours et du repas, des paroles et des mets, du
langage et de la cuisine, le mariage et sa consommation, la
nuit des noces : «Après souper sans perdre de temps, le grand
Aumônier les maria dans la chapelle du château, et la dame
d'honneur leur tira le rideau; ils dormirent peu, la Princesse
n'en avait pas besoin ... » Le dialogue de reconnaissance et
d'affection entre le prince et la princesse et le souper de
mariage achèvent les discours et le festin de baptême et les
corps amoureux accomplissent, dans le mariage, les six dons
La sauce Robert 14 7

accordés par les marraines-fées. Fin du deuxième acte et


souvent ici, les éditions récentes interrompent le conte de
Perrault, l'amputant ainsi de sa très étrange mais fort intéres-
sante conclusion.
Troisième acte : le Prince quitte son épouse dès le matin
de la nuit des noces pour retourner à la ville où son père devait
être en peine de lui. Mais, grand-petit garçon pris en faute, le
prince raconte à son père et à son Roi une «histoire» qui,
fictivement, dresse une troisième scène, un troisième lieu
«opposé» à celui, également fictif (mais par ignorance), de
l'ogre et à celui, réel, de la princesse. Dans le premier, on s'en
souvient, le Mangeur monstrueux transgressait les règles de la
consommation de viande. Dans le second, le fils du roi avait
accompli son désir érotique en consommant le corps d'amour
de la princesse selon les règles du mariage (et du même coup,
cuisine et discours avaient retrouvé leurs règles et leurs
normes). Dans ce troisième, fictif comme le premier (mais par
mensonge), le château de l'ogre ou de la Princesse est devenu ni
bestial-monstrueux, ni noble-somptueux, mais la hutte d'un
charbonnier, un charbonnier «qui lui avait fait manger du
pain noir et du fromage», c'est-à-dire ni la viande humaine fraîche
interdite, caractéristique de l'Ogre, ni la viande sauvage animale
rôtie permise, caractéristique de la noblesse, mais l'aliment
non carné, le lait coagulé ou fermenté et le pain noir, caractéristique
du peuple de la campagne. Nous verrons, dans un moment,
comment cette hutte fictive et sa nourriture dans ses relations
aux deux châteaux et à leurs nourritures va devenir« réelle» en
empruntant et/ou en transformant quelques-uns de leurs traits.
Le Prince vit donc en secret avec la Princesse pendant
deux ans, couchant deux ou trois nuits dans le château caché au
fond des bois. Il en eût deux enfants, une fille aînée nommée
Aurore et un fils cadet nommé jour. Pourquoi donc ce secret? En
voici le fin mot: la Reine Mère était une ogresse que le Roi
n'avait épousée qu'à cause de ses grands biens et «on disait
( ... ) tout bas à la cour qu'elle avait les inclinations des Ogres et
,
148 La parole mangée

qu'en voyant passer de petits enfants, elle avait toutes les


peines du monde à se retenir de se jeter sur eux». Ainsi le
Prince, quoiqu'il aimât sa mère la Reine, craignait de voir ses
enfants mangés par elle, leur grand'mère. Deuxième retour de
l'Ogre donc, de la fiction d'un on-dit dans le premier acte de
l'histoire sous la forme« réelle» d'une ogresse, mère du Prince;
deuxième retour de l'Ogre du château au fond des bois au
Palais royal en ville, d'un sexe à l'autre, d'une étrangeté fort
éloignée à une parenté très rapprochée :opposition complète, à
l'exception de ce trait commun : manger les petits enfants et
selon toute vraisemblance, comme l'ogre fictif, les manger cru :
omophagie et allélophagie dans les deux cas, mais dans le
premier, exocannibalisme, si l'on peut dire, par opposition à
l'endo-cannibalisme du second.
Ce fut une fois Maître du Royaume, à la mort du Roi, que
le Prince déclara publiquement son mariage et alla en grande
cérémonie quérir sa femme dans son château. L'acquisition
du pouvoir politique absolu pose donc une limite infranchis-
sable qui est également un interdit intransgressible au désir
monstrueux de manger, manifesté par le goût de la chair
fraîche des petits enfants et cela même, dans la sphère la plus
voisine des parentés. D'où cette secrète relation entre l'Ogre et
le Roi dont ailleurs nous avons tenté de marquer les traits, à
propos de Peau d'Ane en particulier dont le prologue annonce un
ogre qui restera absent du récit, à moins que le Monarque
absolu et le Père incestueux n'en soient la double figure. Dans la
Belle au Bois dormant, le Fils-Roi en serait plutôt l'envers :
opposition que souligneraient non seulement l'événement
conjoint de sa prise du pouvoir et de la publication de son
mariage, mais l'ambivalence des sentiments qu'il porte à sa
mère: l'amour- convenable à la norme de la filiation- et la
crainte - conséquence de la perversion maternelle. L'ordre
politique et son monarque absolu, avec tous les signes et les
effets qui l'accompagnent et le manifestent, a donc son répon-
dant figuratif qui en accuse les traits - ne fût-ce que négative-
,
La sauce Robert 149

ment- dans l'ordre de l'oralité, avec son mangeur excessif qui


transgresse à la fois les règles de la cuisine et les normes du
système alimentaire sur lequel la cuisine articule sa spécifi-
cité, et met en question ainsi culture et société.
La stase narrative sera, hélas!, de courte durée. Le Roi
bientôt doit partir à la guerre contre l'Empereur Cantalabutte,
son voisin, et il laisse la Régence à la Reine sa mère en lui
recommandant fort- ironie involontaire du vœu- sa femme
et ses enfants. Un moment séparés et opposés comme le droit et
le revers d'une même pièce, voici, bien que pour le temps d'un
été seulement, pouvoir politique et désir oral, absoluité et
monstruosité, perversion et transgression réunies dans le
même personnage. «Dès qu'il fut parti, la Reine-Mère envoya -
sa bru et ses enfants à une maison de campagne dans les bois
pour pouvoir aisément assouvir son horrible envie.» Le
dispositif local et spatial est désormais complet dans le
«fictif» et le «réel)), En voici le schéma :

FICTIF Hutte du

----- ---
Charbonnier

' VILLE
~-~
Bors '', Palais du Roi
Château de
---
l'OGRE

--- --- --- ', dans la Ville


',,

--- ---
',,
Château de Maison de campagne ,
la Belle-Reine de la Reine-Ogresse
RÉEL''

Ce dispositif est également un dispositif culinaire puisque


dans la hutte du charbonnier, quoique fictivement, le Prince
mange pain noir et fromage (nourriture quasi naturelle,
socialement sous-valorisée); dans le château de la Belle-Reine,
le Prince et sa fiancée mangent gibier rôti (viande sauvage
150 La parole mangée

animal socialement sur-valorisée); dans le château de l'ogre,


celui-ci mange petits enfants tout crus (viande humaine
socialement interdite) et l'on peut aisément en induire ce qui
va alors se passer dans la maison de campagne de la Reine-
Ogresse où, par opposition à la hutte du charbonnier, on
mangera de la viande comme dans le château de la Belle-Reine,
mais point rôtie et point animale comme dans le château de l'Ogre.
Mais cette viande sera-t-elle, pour cela, crue et humaine? C'est
en ce lieu que le conte prend un nouveau tour; en ce lieu
«complexe>>, dans les bois par opposition à la ville, et où la
hutte du charbonnier a été élevée au statut de maison de
campagne tandis que les châteaux de l'Ogre et de la Belle-
Reine se trouvent d'autant rabaissés.
La reine Ogresse «y alla quelques jours après et dit un soir
à son maître d'hôtel: "Je veux manger demain à mon dîner la
petite Aurore." "Ah! Madame, dit le Maître d'hôtel;" ''Je le
veux, dit la Reine (et elle le dit d'un ton d'Ogresse, qui a envie
de manger de la chair fraîche) et je la veux mangée à la sauce
Robert."» On sait comment le pauvre homme, dont le couteau
lui était tombé des mains à la vue de la petite Aurore, «alla
dans la basse-cour couper la gorge à un petit agneau et lui fit
une si bonne sauce que la Maîtresse l'assura qu'elle n'avait
jamais rien mangé d'aussi bon». En même temps, ajoute le
conteur, la petite Aurore avait été cachée dans le logement que
le cuisinier avait au fond de la basse-cour. On sait que le même
épisode se répète deux fois encore: avec le petitjour réclamé à
souper pour la Reine-Mère (Grand) auquel le cuisinier substi-
tue un petit chevreau fort tendre «que l'Ogresse trouva admi-
rablement bon» et avec la Reine que l'Ogresse« veut manger»,
dit-elle, à la même sauce que ses enfants», et à laquelle il
substitue une biche qu'il accommode si bien, que la Reine la
mangea à son souper avec le même appétit que si c'eût été la
jeune Reine. Conclusion : «Elle était bien contente de sa
cruauté et elle se préparait à dire au Roi à son retour, que les
loups enragés avaient mangé la Reine sa femme et ses deux
La sauce Robert 151

enfants.» Il est remarquable que dans les trois épisodes


successifs, et de façon répétée, l'Ogresse s'écarte, dans une
certaine mesure, de son régime alimentaire habituel qui est la
dévoration de la chair humaine crue. Qu'on se souvienne de ce
qui se disait à la Cour, qu'en voyant passer les petits enfants,
elle avait toutes les peines du monde à se retenir de se jeter sur
eux : transgression de la transgression, c'est elle-même qui
demande au Maître d'hôtel d'accommoder sa première victime,
Aurore, à la sauce Robert. Là où elle aurait dû dévorer ou tout au
moins manger la viande crue (et humaine de surcroît), elle
exige de la viande cuisinée ; elle ordonne - par une sorte d'~xcès
dans l'excès que renforce la redite du «je veux» et que souhgne
son ton- d'appliquer la cuisine (la sauce Robert) à ce qui en
est l'antithèse (la chair crue), de soumettre aux règles de la
recette culinaire, une viande qui en marque la transgression
(la chair humaine). Et comme la sauce Robert de par les
ingrédients qui entrent dans sa compos~tion (vi,naigre, é?~c~s
etc.) est une marinade et qu'elle est Simultanement utilisee
pour préparer le gibier, c'est-à-dire la viande d'animal sau-
vage et comme sauce pour en accompagner le mets, il apparaît
alors que l'Ogresse, en réclamant Aurore à la sauce Robert,
donne à entendre qu'elle la considère comme du gibier, qu'elle
assimile sa petite fille à un animal sauvage, c'est-à-dire à un
animal qui n'est pas «élevé» (dans la culture) mais «chassé.»
(dans la nature). Aussi faut-il apercevoir, nous semble-t-Il,
dans la «réponse» toute culinaire du Maître d'hôtel (il ne se
permet ni de discuter, ni même de parler, avec l'Ogresse) une
distorsion de la règle de cuisine humaine normale qui répond
à la transgression du régime alimentaire monstrueux de
l'Ogre : il applique une sauce bonne pour le gibier à une
viande de l'animal domestique, l'agneau substitué à la petite
fille. Il est inutile de souligner que dans cette substitution, il
«réalise» une appellation métaphorique de l'enfant en géné-
ral, «c'est un agneau». Cette distorsion se redresse dans. le~
deux épisodes suivants : le petit chevreau fort tendre substitue
152 La parole mangée

au petit Jour étant moins «domestique» que l'agneau que


seule la sauce fait «passer» («(il) lui fit une si bonne sauce (à
l'agneau) que sa Maîtresse l'assura qu'elle n'avait rien man-
ger d'aussi bon))) et la biche qui remplace la Reine étant tout à
fait un gibier. Ce passage au «sauvage)) effectué par la cuisine
est cependant expliqué par des raisons seulement culinaires :
«La jeune Reine avait vingt ans passés, sans compter les cent
ans qu'elle avait dormi! sa peau était un peu dure quoique
belle et blanche ; et le moyen de trouver dans la Ménagerie une
bête aussi dure que cela. )) On notera donc que les petits-enfants
de la Reine-Ogresse sont substitués par des animaux domesti-
ques - son endocannibalisme trouve satisfaction trompeuse-
ment dans les viandes acculturés de la maison- alors que sa
fille par alliance l'est par un animal sauvage, objet leurre de son
exo-cannibalisme, si l'on nous permet l'expression. Enfin la
justification que prépare la Reine-Mère (Ogresse) à l'inten-
tion de son fils le Roi touchant l'absence de la Reine sa femme
et de ses deux enfants est, dans la fiction du mensonge, la
métaphore moralisée de ce que l'Ogresse a accompli : «des
loups enragés les ont mangés))' mais donne, en même temps, la
vérité de la métaphore réalisée qu'est l'Ogre : une bestialité
sauvage et féroce «déclinée)) dans la culture et la société. A cet
égard, la fiction des loups enragés et dévorateurs de chair
humaine crue construite par la Mère Ogresse pour le Roi-son-
fils est exactement l'inverse de la fiction du charbonnier
donateur de pain noir et de fromage construite par le
Fils-du-Roi, son père alors encore régnant.
C'est dire l'importance du signe culinaire par excellence
qu'est la sauce (et en particulier la sauce Robert) puisque-
primo facie - c'est elle qui fait la médiation entre la chair
fraîche humaine et la chair fraîche animale, la petite fille de
la famille royale et le petit agneau de basse cour. Grâce à la
sauce Robert, l'un« passe)) pour l'autre, l'animal pour l'enfant.
Mais ce procès complexe de signifiance du signe culinaire est,
si l'on peut dire, pris dans un échange de demandes, d'ordres et
La sauce Robert 153

de services, un échange qui est- nous l'avons vu- modalisé


en obligatoire sur le plan déontique et en certain sur le plan
épistémique : le cuisinier par le signe culinaire, la sauce,
qu'il élabore fait croire à celle qui lui ordonne le monstrueux
repas, qu'elle mange en toute certitude de la chair humai~e
d'enfant et non pas de la chair animale domestique. Ma1s
peut-on aller jusqu'à dire que la sauce Robert fait prendre« de
l'agneau)) pour «de l'enfant))? Cela reviendrait en effet à dire
que la cuisine, en cette occurence, loin d'élever l'aliment qu'est
la viande animale domestique (l'agneau de basse-cour) à la
dignité et à la valeur d'un plat («Agneau à la sauce Robert))) le
transformerait en une nourriture hors nature et anticulture,
«de la petite fille)). Ce que l'on découvre ici, c'est que le signe
culturel de cuisine (la sauce Robert) transcende l'opposition
entre chair humaine et chair animale. Il rend celle-ci comme
celle-là méconnaissable (pour l'Ogresse). Le signe littérale-
ment transsignifie plus qu'il ne transsubstantie l'imman-
geable par interdit social et le mangeable par règle culturelle
dans le plat cuisiné et mangé. L'agneau n'est pas devenu petite
fille pour l'Ogresse pas plus que la petite fille n'est devenue
agneau pour le cuisinier. Mais l'un et l'autre, l'agneau pour le
cuisinier, la petite fille pour l'Ogresse, sont devenus «viande
en sauce)), agneau pour le cuisinier, Aurore pour la Reine
Mère. A la différence du fameux exemple de la Logique de Port
Royal que nous avons cité, de la cendre chaude qui, comme
signe, montre ce que, comme chose, elle cache, le signe
culinaire, et comme chose et comme signe, cache la chose, sans
qu'il y ait un rapport analytique, iconique ou mimétique
entre le signe et la chose. Le signe opacifie la chose à laquelle il
est joint plus comme un ornement que comme un symptôme,
plus comme un masque que comme un trait d'expression. Mais
en quelque façon, celle-ci- substance, suppôt- subsiste sous
et dans le signe; toutefois, à l'inverse du signe eucharistique
où l'espèce du pain cache le corps transsubstantié de jésus, c'est
ici la sauce qui cache la chair animale qui subsiste, supporte
154 La parole mangée

et soutient le signe sauce : non pas transsubstantiation, mais


transsignifiance et si celle-ci- comme nous avons essayer de
le montrer- caractérise le merveilleux du conte, par rapport
au miracle théologique, alors le signe culinaire dans sa
spécificité, et en particulier la sauce Robert dans la Belle au Bois
Dormant, en est le trait distinctif. Selon une autre perspective,
celle du procès de substitution qui définit, dans le dispositif
représentationnel, la signifiance du signe, la sauce Robert, à la
frontière d'une sémiotique des termes et d'une sémantique des
propositions, jouerait son sens dans la substitution du signe à
la chose, procès qui définit tous les arts du faire-croire et du
trompe l'œil. Dès lors la sauce Robert serait le signifiant
«rhétorique)) par excellence, puisqu'il ferait prendre de
l'agneau pour de la petite fille alors qu'en réalité, c'est l'agneau
qui est mangé et non l'enfant. La cuisine, à la différence de la
médecine, relève des mauvais arts de la tromperie, comme la
rhétorique sophistique à la différence de la philosophie, ainsi
que Platon nous l'a appris. Cependant en l'occurence, en
persuadant le faux à la place du vrai, en déployant toutes les
saveurs du mensonge, le signe culinaire, sous l'espèce de la
sauce Robert, «réalise)) le juste et le convenable. Malgré elle,
l'Ogresse mangera de l'agneau, du chevreau et de la biche en
sauce Robert et non de la chair de petite fille, de petit garçon et
de jeune femme à la même sauce. Trompée quant aux qualités
sensibles par l'art rusé de la cuisine, la Reine Mère, sans le
savoir ni le vouloir, obéit aux règles culturelles du repas
civilisé et aux normes sociales du régime alimentaire accepté.
On se souvient de la fin de l'histoire : après les trois repas
à «viandes en sauce)), la Reine, mère et Régente de surcroît,
retombe dans la bestialité de ses instincts contre nature. «Un
soir qu'elle rôdait à son ordinaire dans les cours et les basses-
cours du Château pour y halener quelque viande fraîche, elle
entendit dans une salle basse le petit Jour qui pleurait..., elle
"reconnut la voix de la Reine" sa mère, et celle d'Aurore "qui
demandait pardon pour son frère". "Furieuse d'avoir été
La sauce Robert 155

trompée elle commande dès le lendemain au matin avec une


voix épouvantable ( ... ) qu'on apportât au milieu de la cour une
grande cuve qu'elle fit remplir de crapaux, de vipères, de
couleuvres et de serpents pour y faire jeter la Reine et ses
enfants, le Maître d'hôtel, sa femme et sa servante." C'est à ce
moment précis que le Roi rentre de la guerre et "l'Ogresse
enragée de voir ce qu'elle voyait se jeta elle-même la tête la
première dans la cuve". Et le narrateur, d'ajouter- comme il se
doit - qu'elle fut dévorée en un instant par les vilaines bêtes
qu'elle y avait fait mettre.)) Nous lisons bien « dévorén): Voici
que crapaux, vipères, couleuvres et serpents sont, en un mstant
narratif, changés en loups enragés, en animaux carnivores. Sur
le plan alimentaire, alors que la Reine mère, Régente et
Ogresse avait cru illusoirement manger en plat cuisiné sa belle fille et
ses petits enfants, chair humaine que les loups de son mensonge
eussent dans son discours anticipé, mangée tout cru, détrompée
' .
par les signes du langage et les voix qui les portent, elle décide de
faire manger cru la Reine et ses enfants par des animaux qui, par
nature, n'en peuvent pas manger. Sur le plan culinaire, mangeuse
monstrueuse et perverse dans sa transgression des lois alimen-
taires et des règles du repas, l'Ogresse tente d'instituer une anti-
cuisine puisqu'elle met à « bouillin) (valeur technique de la
grande cuve) de la chair humaine avec des animaux «jroi~n) et
«humides)) porteurs d'une anti-sauce, (bave de crapaux, venm des
serpents). Avec le dénouement soudain du conte, nul doute que
par inversion brusque du sujet et de l'objet, de l'actif et du
passif, ce soit l'Ogresse qui soit pour elle-même l'unique plat
de sa cuisine et le seul mets accommodé de sa sauce et que la
Mangeuse de chair crue soit mangée sans autre préparation;
bref que la dévoreuse cannibale soit elle-même dévorée.
Petit pot de beurre
et hachis de chair à pâté
ou les charmes de la voix
(Le Petit Chaperon rouge ;
le Chat botté)

On aura remarqué que la Reine Mère Ogresse retrouve sa


nourriture habituelle à l'audition de voix : c'est parce qu'elle
entend un enfant pleurer (que sa mère veut faire fouetter parce
qu'il a été méchant) et un autre parler que, reconnaissant les
voix et les attribuant à la Reine et à ses enfants, elle est saisie
d'un furieux appétit omophage et cannibale, marqué lui-
même par une voix épouvantable. Il y aurait ainsi un rapport
essentiel, mais plus ou moins dissimulé, entre la voix et la
nourriture; nous disons bien la voix, non le langage ou les
paroles et la nourriture, l'aliment, non la cuisine, le mets ou le
plat. C'est ce rapport que nous voudrions explorer dans Le petit
chaperon rouge et le Chat botté.
On a déjà observé que le déroulement narratif du premier
de ces contes est ponctué du retour quasi rituel d'une« formule>>
Petit pot de beurre... 15 7

qui nomme un gâteau déjà rencontré sou~ la ~~in experte .d~ la


Princesse Peau d' Ane, la galette et un mgredient de cmsme,
assaisonnement culinaire, sinon aliment à part entière, du
beurre. Mais il se trouve que le beurre est mis en un petit pot, et
ce «conditionnement» dans ce récipient offre à l'oreille atten-
tive une savoureuse cascade de labiales et de dentales,
rythmant une succession de « e » où éclate la brève s~ridance
d'un « i » : «petit pot de beurre». Cette galette et ce petit pot de
beurre ne reviennent pas moins de cinq fois depuis leur
apparition au point de départ du récit : «porte lui une galette
et ce petit pot de beurre» jusqu'à la scène qui précède le
dénouement : «mets la galette et le petit pot de beurre sur la
huche»; la formule non seulement traverse le conte dans toutes
ses étapes mais encore transite par toutes les bouches, celle de la
mère au début, celle de l'enfant dans le bois, celle du loup
«comme l'enfant» à la porte de la mère grand, celle de l'enfant
en ce même lieu, celle du loup «comme la grand-mère», enfin :
cinq fois certes, alors qu'il n'y a que trois protagonistes dans le
conte. Mais le loup ne l'énonce jamais comme sa parole propre
de loup mais toujours comme représentant (fallacieusement)
un autre «locuteur», le petit chaperon rouge d'abord, la
grand'mère ensuite. Autrement dit, une galette et un petit pot
de beurre font parler le loup comme l'une et l'autre, ou plutôt
l'une et l'autre la diront en représentation dans la bouche-
pour ne pas dire la gueule - du loup. En revanche, le petit
chaperon l'énoncera deux fois à titre de parole pr~pre, une
première fois en interlocutrice du loup et l'expressiOn «une
galette et un petit pot de beurre» ne sera alors qu'un segme~t
dans un énoncé constatif formulant un programme narratif
d'action et une deuxième fois, comme interlocutrice de la
grand'mère, c'est-à-dire du «loup-comme-grand-mère» mais
l'expression sera alors un énoncé quasi identifi~ateur d~~s une
situation d'interaction conversationnelle. On jugera aisement
de la différence : d'une part, le loup lui demanda où elle allait;
la pauvre enfant ... lui dit: «Je vais voir ma mère-grand et lui
158 La parole mangée

porter une galette avec un petit pot de beurre que ma mère lui
envoie»; et d'autre part : «Toc, toc, "Qui est là?"» Le petit
chaperon rouge ... répondit : «C'est votre fille le petit chaperon
rouge qui vous apporte une galette avec un petit pot de beurre
que ma mère vous envoie.)) Dans un cas, l'enfant décrit ce
qu'elle fait et va faire (lui porter ... ); dans l'autre, l'enfant dit
qui elle est en se dotant de prédicats qui la définissent en
propre. Toutefois, dans les deux cas, on notera sans grande
surprise qu'elle a le même interlocuteur, le loup, le loup-
comme-loup, la première fois, mais «elle ne savait pas qu'il est
dangereux de s'arrêter à écouter un loup)); le loup-comme-
grand'mère, la deuxième fois, mais à l'écoute de la grosse voix
de la bête féroce, elle crût l'aïeule «enrhumée ... )). Et l'on
constatera qu'en cette double occurence, tout est affaire de voix,
voix du loup dont l'écoute est aussi dangereuse dans le bois que
terrifiante au fond d'une gorge enrhumée.
La formule «une galette et un petit pot de beurre)) a ainsi
par elle-même, dans le rituel de son énonciation, force d'ouver-
ture : ouverture du parcours du récit et du récit du parcours
dans la bouche de la mère; ouverture pour le loup, et deux fois,
de l'espace socialisé et humanisé qui est aussi celui de la
nourriture : dans le bois d'abord, c'est elle qui lui fraye le
chemin vers la maison de la mère grand, sur le seuil de la
demeure ensuite, c'est elle (plus que la chevillette) qui lui ouvre
la porte d'entrée. C'est par elle que le petit chaperon se présente
et est introduit dans la maison et c'est enfin elle, une dernière
fois qui ouvre pour la petite fille la couche du loup. Elle est
l'apéritif de la consommation du récit, de la consommation de
la nourriture, de la dévoration sexuelle.
Formule rituelle, elle est très précisément voix, non pas
simplement musique et rythme, mais point non plus paroles
articulées, mais réunissant les uns et les autres dans un
ensemble complexe qui est plus et autre chose que les éléments
dont il est composé; plus, et c'est là le jeu des allitérations
phoniques pris dans les mots qui font sens; autre chose, et c'est
Petit pot de beurre... 159

là la puissance performante, l'efficace «magique)) de sa


profération à tous les plans de l'énonciation où elle s'effectue.
Ce jeu des phonèmes dans les termes et cette force de la
proleration font de l'expression une «formule)) qui, comme
celles où les sacrements de la théologie tridentine s'articulent,
vaut ex opere operato dans le récit et sa narration. Très précisé-
ment, la voix est «chose de bouche)), une chose qui est presque
indépendante de la cavité où elle se forme et se profère et qui
cependant ne peut se constituer que dans cet espace creux où
elle sonne, où elle s'amplifie et d'où alors elle se déploie à
l'extérieur; bouche où également la nourriture, qu'elle soit
aliment ou plat, nutriment ou mets, est broyée, malaxée,
transformée pour son assimilation. «Une galette et un petit pot
de beurre)), une formule de voix, un morceau de cette« chose de
bouche vocale)) qui nomme de la nourriture, un gâteau et un
ingrédient alimentaire, qui signifie des choses pour la bouche
qui mange; une formule qui se trouve, dans tous les cas, liée à
une dévoration, dans le bois où compère le loup« qui eut bien
envie de manger)) le petit chaperon rouge se borne à
l'entendre; dans la maison de mère-grand où le loup qui la
profère peut alors se jeter sur la bonne femme et la dévorer en
moins de rien (car il y avait plus de trois jours qu'il n'avait
rien mangé); à la porte de cette même maison, où, prolerée par
le petit chaperon rouge cette fois, elle donne accès au lieu où,
répétée par le loup, elle livrera à sa consommation l'innocente
enfant.
Voix proprement dite dans trois de ses occurrences : les
deux premières, dans la bouche de la mère qui envoie sa fille
porter la formule et la nourriture que la formule signifie, à sa
mère grand qui était malade par delà le bois; dans celle de sa
fille surprise dans le bois par le loup et lui racontant, par
avance, le transport de l'expression; et à son but, répondant à
une grosse voix enrhumée; voix deux fois contrefaite dans la
gueule du loup, déguisée en petite fille pour répondre à la
question de la grand-mère afin d'entrer dans la maison et de
160 La parole mangée

dévorer celle qui l'habite, en grand-mère ensuite pour donner


ordre à la petite fille de mettre les mots et leurs choses à l'écart et
ainsi inviter l'énonciatrice de la formule à entrer dans son lit;
voix plastique qui non seulement transite par toutes les
bouches réelles ou feintes, mais parcourt aussi toute l'échelle
des tons, des accents, des intensités et des hauteurs, de la
jeunesse à la vieillesse; tout se passe comme si les préparations
et les métamorphoses de la cuisine s'étaient reportées non sur
les mots, non sur les sons, mais sur la voix qui articule les
premiers en modulant les autres et ce faisant, autorisaient la
bête leroce à satisfaire sa faim par la simple dévoration de
viande crue, qu'elle soit dure comme peau de mère grand ou
fraîche comme chair d'enfant. Et je ne peux m'empêcher de
penser que le dernier avatar de la galette et du petit pot de
beurre qui l'accompagne, l'ultime transformation vocale de
l'expression formulaïque et rituelle de la nourriture s'entend
dans le dialogue, au lit, du loup en grand-mère et de la fille, où
sous les questions et les réponses, chante un duo, double voix
d'Eros, grâce à laquelle le corps bestial, partie par partie,
antienne et répons, s'élève jusqu'au lieu de la voix, la bouche
métaphoriquement changée en instrument d'une autre
consommation :

<< Ma Mère-grand que vous avez de grands bras ?


- C'est pour mieux t'embrasser.
- Ma Mère-grand que vous avez de grandes jambes ?
- C'est pour mieux courir.
- Ma Mère-grand que vous avez de grandes oreilles ?
- C'est pour mieux écouter.
- Ma Mère-grand que vous avez de grands yeux?
- C'est pour mieux voir.
- Ma Mère-grand que vous avez de grandes dents?
- C'est pour te manger.»

Cinq fois répétée comme cinq fois l'avait été la formule


magique de la nourriture, la même question-réponse dix fois
répète la même qualité «grand» qui tantôt nomme le nom de
Petit pot de beurre... 161

l'aïeule tantôt qualifie une partie du corps, des membres aux


dents; la comptine érotique brises ses échos sur la petite
difference du dernier répons : celui de la manducation qui, en
trouvant son objet, s'y accomplit en accomplissant la liste du
corps dans le «tout ou rien» de la jouissance où cette liste se
résume et se totalise.
Perrault qui, sans doute, craignait de voir perdus ses effets
de conte et de voix, met les points sur les « i » et les choses sous
les mots, dans les quinze vers d'une moralité où, dernier écho de
voix, le nom du loup ne revient pas moins de cinq fois, sur les
cinq lignes de la portée musicale.

«Galette et petit pot de beurre» sont devenus dans le


Maître Chat ou le Chat botté la surprenante formule deux fois
répétée dans le conte, mais dix ou cent fois, nous est-il dit, dans
l'histoire que le récit prend en compte : «Bonnes gens qui
fauchez, si vous ne dites au Roi que le pré que vous fauchez
appartient à Monsieur le Marquis de Carabas, nous serez tous
hachés menu comme chair à pâté", dit le chat aux paysans qui
fauchaient un pré.» Et le Roi ne manque pas à demander aux
faucheurs à qui était ce pré qu'ils fauchaient. Aux p, b, t,
labiales et dentales, aux e, i, o, eu du Petit Chaperon Rouge,
succèdent les chuintantes et les fricatives qui - ainsi les cris
de la chouette- en siffiement assourdi bruissent entre langue
et dents. «Vous serez tous bâchés menu comme chair à pâtê
( ... ) . Le chat qui allait devant le carrosse disait toujours la
même chose à tous ceux qu'il rencontrait.» Comme le beurre
dans son petit pot, le hachis de chair à pâté est l'ingrédient
d'un mets à venir, la substance elle-même préparée qui résul-
tant d'une transformation technique, entre dans la composi-
tion d'un plat. Le nom qui le désigne décrit même le processus
de sa préparation : réduire et couper en petits morceaux de la
viande le plus souvent crue, avec ce large couteau qu'on appelle
justement un hachoir. Mais comme« une galette et un petit pot
162 La parole mangée

de beurre» , la formule «Vous serez tous hâchés menu •


comme
r.
chair à pâté» a valeur efficace et puissance magtque : tau-
cheux et moissonneurs et tous ceux devant lesquels le carrosse
royal passe et auxquels s'adresse la royale question n~ man-
quent de répondre - comme Maître Ch~t le leur a d1t. sous
menace de la formule - «C'est à Monsieur le Marqms de
Carabas. >> Ce hachis de voix, cette chair à pâté de paroles
marquent, dans le conte il est vrai, l'étape centrale d'un cycle
ou plutôt d'un recyclage de la nourriture, et de la viande en
particulier. Il convient ici de le rappeler. A

Le chat, qui n'était alors pas encore Ma1tre Chat, fut


l'unique héritage du plus jeune fils d'un meunier déc~dé. Que
faire d'un chat à cette dernière extrémité? «Pour mm, lorsque
j'aurai mangé mon chat et que je me serai fai.t un manch~n de sa
peau, il faudra que je meure de faim.» A.mmal domestique, le
chat fait comme le chien partie, habituellement, dans la
campagne française, des viandes incomestibles, à une excep-
tion près : il peut être substitué par le c~asseur revenu b:e-
douille au petit gibier de poil, ainsi le lapm de garenne, vmre
le lièv;e, dans le repas de chasse que celui-ci offre à ses amis.
C'est cette situation que le chat du conte devance pour la
renverser à son profit et au profit de son maître. Botté, comme
on le sait, par le fils du meunier et nanti également d'un sac, il
s'en va «dans une garenne où il y avait un grand nombre de
lapins( ... ) et s'étendant comme s'il eût été mort, il attendit que
quelque jeune lapin, peu instruit encore des ruses du monde,
vint se fourrer dans le sac pour manger le son et les lasserons
qu'il y avait mis.» Le mangé en puissa~ce par s~n maît~e
devient en puissance mangeur - ou plutot son maitre. Mats
c'est ici que tout à coup, par un coup de génie du. c~at,
l'aliment diverge vers le signe, le signe, non pas culmatre,
mais socio-politique. En allant porter sa proie au roi et en la lui
présentant de la part de Monsieur le ~~rquis de ~arabas, .non
seulement il transforme le lapin, de gtbter comestible en stgne
d'allégeance feodale du vassal à son suzerain, mais dans la
Petit pot de beurre... 163

même occasion, il donne à son maître anonyme un nom et un


titre, au lieu et place du lapin que celui-ci attend pour ne pas
mourir de faim. Cependant, ainsi lui ouvre-t-il le chemin du
pouvoir en recyclant le mangeable non dans la cuisine (par
exemple : «lapin en civet» ou «lièvre à la royale»), mais dans
le signifié.
L'étape suivante est sans doute décisive : en mettant son
Maître au bord de la rivière dans la situation d'Adam chassé
tout nu du Paradis terrestre, en le plaçant dans l'état de nature
à la frontière interne de la société civile, (cf. la fiction des hors
la loi, voleurs des habits), il le réduit à un corps, à son seul
corps en présence du roi tout puissant. Mais comment celui-ci
distinguerait-il alors le pauvre fils d'un meunier et le très
courtois marquis de Carabas sinon en lui fournissant gracieu-
sement les signes de sa qualité et de sa noble ascendance que
sont les habits : «Le Roi ordonna aussitôt aux Officiers de sa
Garde Robe d'aller quérir un de ses plus beaux habits pour
Monsieur le Marquis de Carabas. » Et voici par là le Marquis
tout nu, presque roi, en tous cas, séducteur immédiat de sa fille.
C'est alors que le «hachis de chair à pâté» apparaît dans
la terrible et menaçante formule; c'est alors que la nourriture
préparée non seulement accède à la signifiance dans le nom
qui la désigne, mais s'élève à une sursignifiance dans l'acte
magique de profération de la menace, dans le malheur d'une
dévoration immédiate jeté par et dans les mots qui l'énoncent,
sous réserve d'obéir à l'ordre du Maître Chat. Ici apparaît la
remarquable modalité injonctive sur laquelle se fonde tout
pouvoir et dans laquelle se réalise l'efficace de sa loi : Accom-
plis mon ordre sinon ... (tu seras hâché menu comme chair à
pâté) ... , la mort sans phrases. La voix du Maître n'a nul besoin
d'articuler sa menace en mots : il lui suffit de moduler sa
modalité en chuintantes et fricatives pour opérer son effet
perlocutoire. Mais ce faisant, le chat joue seulement un rôle de
médiateur entre deux maîtres - le savait-il? - le Roi dans
son carrosse et l'Ogre dans son château «dont toutes les terres
164 La parole mangée

par où le Roi avait passé étaient de la dépendance>> : d'un côté,


le pouvoir politique absolu, dispensateur gracieux des signes
de sa reconnaissance suprême; de l'autre, le pouvoir mangeur
total, dévorateur monstrueux des corps de son besoin extrême. Et
nous découvrons alors que l'efficace de la formule du« hachis»
tenait autant à la modulation magique de ses phonèmes qu'à
sa profération par la parole monstrueuse de l'Ogre dont le chat,
pour les paysans, se trouve être le porte-voix. Par la formule, ses
mots et l'origine de la voix qui la porte, la nourriture fait
retour dans le récit mais culturellement immangeable, sociale-
ment non comestible : nourriture qui transgresse les règles de la
cuisine et les lois du système alimentaire. Les paysans
savaient bien que le Maître Chat ne leur débitait point une
chanson ni ne leur récitait une recette de cuisine.
Nulle surprise alors que l'épisode suivant, quittant le plan
des signes, se développe sur celui des corps et de leurs métamor-
phoses. Car l'Ogre «le plus riche qu'on ait jamais vu» possède
l'étrange don de se «changer en toute sorte d'animaux». Le
grand dévorateur peut ainsi non point seulement consommer
chair crue humaine mais s'assimiler aux corps animaux (dont
il ne se nourrit pas) : ce zoométamorphisme universel que le
narrateur qualifie de «savoir-faire» est, en quelque sorte,
l'envers positif du cannibalisme des chairs humaines qui
définit l'essence de l'Ogre dans son nom. En un sens, mais en un
sens seulement, l'Ogre est capable de trassubstantiation non
sans doute en l'occurrence, changement d'une nourriture, d'un
comestible (le pain) par une parole divinement efficace dans le
corps de celui-là même (ou de son représentant) qui l'énonce et
le donne à consommer comme nourriture spirituelle; mais
changement du corps du Cannibale, celui qui consomme la
chair humaine, en corps d'animaux par l'incitation d'une
«parole humaine». Alors que l'acte de langage et ses effets est
en son centre même, partie intégrante du miracle de la
transsubstantiation religieuse, celle, merveilleuse, dont est
capable l'Ogre s'effectue- hors langage, hors signe- de corps
Petit pot de beurre... 165

à corps, entre bestialité et animalité. Le discours n'y inter-


vient que de l'extérieur, pour créer son occasion et le chat
parlant n'est pas l'officiant d'une cérémonie de métamorphose,
mais un rusé provocateur. Comme par jeu, le chat met l'ogre au
défi de montrer sa merveilleuse capacité. Et si la première
question : «Pourriez-vous par exemple vous transformer en
lion?» met celui qui le pose en situation d'être mangé par
celui auquel elle est adressée, elle n'en reste pas moins la
condition essentielle de la réussite pragmatique de la seconde :
«Pourriez-vous, par exemple, vous changer en un rat, en une
souris?» Grâce à celle-ci, le questionneur est en état de manger
le questionné. On notera également la transformation modale
qui s'opère dans le dialogue et dans les deux métamorphoses
successives : l'ogre, par l'essence monstrueuse de sa nature,
mange la chair humaine, mais point la viande animale et le
chat-animal en visite au château est en sécurité. En revanche,
l'ogre-lion peut« manger du chat», mais le chat qui a provoqué
l'ogre à la métamorphose, n'est plus alors animal en état de
nature mais animal-homme en situation gratuite de jeu et de
fiction; l'ogre-lion peut manger l'un ou l'autre, cela est,
épistémiquement et aléthiquement, plausible et possible,
mais ni nécessaire ni certain. Le chat a seulement peur. Au
contraire, l'ogre-rat est mangé par le chat qui ne joue plus
l'homme, mais retrouve sa nature animale et domestique de
mangeur de souris. Qu'il mange l'ogre-rat, cela est épistémi-
quement certain, aléthiquement nécessaire et, ajouterai-je,
déontiquement obligatoire. Que le mangeur monstrueux soit
naturellement mangé, que le dévorateur cannibale soit en
animal simplement mangé, c'est justice immanente et distri-
butive. Dès lors, avec cette situation de prédation animale-
domestique et son achèvement, le récit quitte le plan des chairs
et des corps, des aliments et de la nourriture pour retrouver à sa
conclusion, celui des signes et des mots, du langage et du repas.
La dévoration de l'ogre en souris par le chat est en quasi-
coïncidence dans le temps avec l'arrivée du carrosse royal au
166 La parole mangée

château. «Le chat ( ... ) courut au devant et dit au Roi: «Votre


Majesté soit la bienvenue dans le château de Monsieur le
Marquis de Carabas. » Cette contiguïté n'est ni hasard ni
simple exigence narrative. A l'ogre disparu en souris-nourri-
ture dans l'estomac du chat, le roi succède en destinataire de
son discours. Le roi est l'ogre des signes et des représentations,
qu'il consomme dans la sphère du pouvoir politique comme
l'ogre était le roi des corps, des chairs et des viandes qu'il
dévorait dans la sphère de la puissance bestiale. Ce renverse-
ment de l'ogre au roi et son sens socio-politique se marquent
dans un repas. «Le Marquis donna la main à la jeune
Princesse et suivant le roi qui montait le premier, ils entrèrent
dans une grande salle où ils trouvèrent une magnifique colla-
tion que l'ogre avait fait préparer pour ses amis qui le
devaient venir voir ce même jour-là, mais qui n'avaient pas
osé entrer, sachant que le roi y était.» La collation est un repas
d'ogres (où l'on peut fantastiquement imaginer que sont servis
de petits enfants de lait rôtis, farcis de faucheux en hâchis de
chair à pâté) que ni l'ogre ni ses amis ne mangeront, mais que
consomment allègrement le Roi et sa cour. Il est vrai toutefois
qu'entre temps, le temps du passage d'un pont-levis et d'une
cour d'honneur, la chair fraîche humaine s'était transsubstan-
tiée en signes culinaires, mets, plats et services soigneusement,
savamment préparés et ordonnés dans un festin de fête, une
cérémonie conviviale qui est, par anticipation, celle d'un
mariage : «le Marquis ( ... ), dès le même jour, épousa la
Princesse>>. Et, triomphe des signes, dans la profusion ludique
où le Roi dépense sa substance au centre de sa cour, «le chat
devint grand seigneur et ne courut plus après les souris, que
pour se divertir».
On aura compris que le « hâchis de chair à pâté» dans sa
complexité phonique, sémantique et pragmatique, dans son
énonciation, sa réception et ses effets était, au centre de
l'histoire, du récit et de sa narration, la formule magique de la
transformation des nourritures et des corps en signes et en
représentations de discours et de pouvoir.
Bouilli et rôti
ou la maîtrise du discours
et les illusions d'Eros
(Riquet à la Houppe)

L'incohérence narrative du conte de Riquet à la Houppe a été


remarquée par les spécialistes. Elle résulterait de l'intégration
dans le même récit de deux récits d'origine et de contenu
différents. Le lecteur non prévenu mais attentif sera sensible,
de son côté, à certaines incertitudes de la narration comme si
la maîtrise du narrateur sur sa matière hésitait en telle ou telle
séquence à s'affirmer ou plutôt à s'engager dans une direction
déterminée. Le fil du récit, si l'on ose l'expression, a parfois
quelque nœud que l'interprète ne sait comment démêler ou
pour utiliser une métaphore culinaire qui est davantage dans
notre propos, la sauce du récit a bien pris mais parfois a
quelques grumeaux. Comment la rendre plus moelleuse et plus
homogène? Je signalerai, après d'autres, deux de ces nœuds
dans le tissu du texte qui accroche la navette de la lecture, deux
de ces grumeaux qui suspendent sa consommation: le nom du
'
168 La parole mangée

héros du conte et l'épisode de la cuisine dans le bois. Directe-


ment ou indirectement, l'un et l'autre concernent notre propos
dans un récit qui peut sembler lui être parfaitement étranger.
J'ajouterai que cette distance même m'a toujours paru dénon-
cer la fabrication savante, artificielle du conte par de beaux
esprits de salons. Il est en effet tout entier construit sur une
opposition, culturellement et idéologiquement marquée, de
l'esprit et de la beauté : le premier s'affirme dans la maîtrise
des paroles et des actions et dans le parfait contrôle des procès
de signifiance, le second dans les qualités du corps et du
visage, dans leur état donné. La structure, en forme de tableau,
du dispositif « actoriel >> du récit est parfaitement claire et
comme mécaniquement construite: d'un côté, un fils sans
beauté de corps et de visage, mais doté de tout l'esprit possible;
de l'autre, deux filles,« l'une plus belle que le jour» mais« aussi
stupide qu'elle était belle»; l'autre, extrêmement laide mais
dotée de «tant d'esprit qu'on ne s'apercevra presque pas qu'il
lui manque de la beauté». Cette simple présentation montre,
dans le tableau, un manque ou un excès pour que la symétrie
soit parfaite entre ses deux volets : un fils beau et stupide en
moins dans l'un ou une fille laide et spirituelle en sus dans
l'autre; anomalie dont la résolution interviendra, non sans
quelque maladresse, nous le verrons, par le double jeu d'une
représentation et d'un effacement : représentation ajoutée ici,
effacement opéré là, et où il est aisé de voir qu'au prix d'un
changement de sexe et de qualité, la représentation est celle de
cette absence, que la représentation est absence. J'ajouterai
que le conteur s'est également donné le moyen, là encore
mécanique, d'opérer la transaction entre les deux parties du
tableau structural : le fils laid, mais spirituel peut donner
«autant d'esprit qu'il en aurait à la personne qu'il aimerait le
mieux» (grâce à sa marraine fée). La fille belle mais stupide
aura le «pouvoir de rendre beau ou belle la personne qui lui
plaira». C'est ainsi que le procès narratif pourra s'amorcer et
se développer jusqu'à son terme par le principe dynamique
Bouilli et rôti... 169

d'échange des qualités introduit- merveilleusement- dans


la statique du tableau. Toutefois on ne manquera pas aussi de
note~, que le transfert possible de l'esprit est refusé à la
deux1eme fille qui apparaît, dès lors, comme le doublet fémi-
nin d'un unique fils, moins le don qu'il possède. Ces «ratés»
tant d~ns le tableau structural que dans le moteur du procè~
narratif, ne sont pas sans signification pour la logique interne
profonde du récit.

Fr
RI RII

(.0.)----.-----0 M F 0----.-----(.0.)

/
/
/
/ , r 1- - - - - - ' - - - - - - - ,

[.0.] B- + • E +
B

premier, deuxième
royaume
Fr : frontière entre les
deux royaumes

Ce diagramme fait apparaître les anomalies dans la


distribution des termes et des fonctions : le silence du texte sur
l~s pères rois (marqués par (!::,.)) ; le manque d'un terme mas cu-
lm, dans RI symétrique, par rapport à Fr, du terme féminin
present dans R II et/ou le supplément du terme féminin dans
R II par rapport à R 1 et du même coup, l'absence d'applica-
'
170 La parole mangée

tian du principe de transaction pour le deuxième terme


feminin, dans R II, qui ne peut recevoir de beauté (B) de
personne, ni donner de l'esprit (E) à personne; l'existence d'un
opérateur de transfert des qualités avec la Marraine Fée (MF),
puisque c'est la même lee qui donne les dons inverses au fils
dans R 1 et à la fille dans R II; le marquage de la frontière (Fr)
entre R 1 et R II par un bois qui sera le lieu de la transaction,
entre les sujets, de l'esprit (E + etE -) et de la beauté (B + et
B -). l' ..
Le conte est donc tout entier construit sur opposition
entre la maîtrise des signes (l'esprit) et la possession des
qualités (du corps) et l'échange entre les uns et les aut~es. Il
s'agit de donner des qualités du corps au corps de celm/celle
qui en est dépourvu sans, pour autant, que celui (celle)-ci P.erd:
la maîtrise des signes et inversement, de donner la maltnse a
cdui (celle) qui ne l'a pas sans que celui (celle)-ci perde l~s
qualités du corps qu'il a. Ainsi posé, l'argument du ~onte fmt
alors apparaître une double figure de la transactwn selon
qu'elle s'effectue dans un sens ou dans l'autre et où celle-ci
serait déjà réalisée ou devrait s'effectuer: la double figure d'un
corps-signe et d'un signe-corps; un corps dont la qualité se
signifie dans un nom et un procès de signifiance qui s'appli-
quant à un corps, le transformerait en signe. C'est alors que
nous retrouvons nos nœuds du fil narratif, nos grumeaux de la
sauce qui relève la saveur de la lecture, et avec elle la nourri-
ture l'aliment et la cuisine : précisément le nom Riquet à la
'
Houppe et l'épisode de la cuisine dans le b01s.
. . .
«Il était une fois une Reine qui accoucha d'un fils, s1 lmd
et si mal fait qu'on douta longtemps qu'il avait forme
humaine ... )> ainsi naît le conte, ainsi naît l'enfant, par sa
laideur à la limite du bestial et de l'humain. Ce trait est
confirmé par l'appellation qu'il reçoit quelques lignes plus
tard, après avoir reçu le don de la Fée : un si vilain « m~rmot >>
terme qui avant de désigner un enfant crasseux et mal eduque,
' d'un singe. Enfin au moment où le don d e l' espnt
était le nom . se
réalise pour le petit prince avec l'acquisition du langage, le
Bouilli et rôti... 171

narrateur, en passant, nous révèle son nom ou plutôt celui de la


famille, Riquet, mais il l'approprie à titre individuel au fils
de la Reine par une caractéristique corporelle possédé dès sa
naissance, «une petite houppe de cheveux sur la tête>), signe
particulier du corps immédiatement et définitivement intégré
au nom en sur-nom comme la houppe de cheveux couronne la
tête : «ce qui fit qu'on le nomma Riquet à la Houppe>). Une
partie du corps remarquable par sa position au sommet du
crâne, mais qui y apparaît en supplément contingent (une
touffe de cheveux n'appartient pas au corps au même titre
qu'un bras ou une jambe), devient ainsi partie intégrante d'un
nom en supplément mais nécessaire comme (sur-) nom propre.
Le prince Riquet ne sera plus désormais nommé que Riquet à
la Houppe. Or cette houppe qu'il porte au sommet de la tête et
qui lui donne son nom propre, le prince, si l'on peut dire, la
partage avec un animal, un oiseau auquel également une touffe
de plumes au sommet de la tête donne un nom spécifique : la
houppe ou la huppe. Et voici Riquet ramené par un signe de
langage, son (sur-) nom propre, aux limites de l'animalité et de
l'humanité dont la maîtrise culturelle et sociale des signes en
général et des signes du langage en particulier l'avait fait
justement sortir. Il est vrai qu'il s'agit là d'un retour tout
métaphorique (Un Monsieur Lion ou un Monsieur Rat n'est
pas pour cela lion ou rat). Voire, car- et la remarque vaut
davantage encore pour le conte merveilleux -le nom est l'être
et le nom propre approprie l'individu qui le porte à son être
propre. De plus, l'oiseau et Riquet portent, l'un et l'autre, une
touffe de plumes-cheveux au sommet de leur tête et reçoivent de
ce toupet, l'un et l'autre, leur nom. Cette houppe leur est
commune quant au corps et quant au nom; la huppe est à
Riquet en quelque façon comme Riquet est à la huppe en une
autre; le passereau dit Upupa est prince comme le prince dit
Riquet est houppe. Or cette houppe commune condense et
résume une longue, très longue, très vieille et très horrible
histoire qui conte l'effroyable aventure d'un prince qui fut
"

172 La parole mangée

métamorphosé en oiseau, Térée qui vivait aux limites du


monde grec et du monde barbare et qui, en punition de ses
crimes contre nature, devint huppe : Térée- houppe certes et
non Térée à la houppe. Mais on ne peut s'empêcher de penser
que Térée-houppe en laissant sa houppe sur la tête de l'enfant
(in-fans) à sa naissance et sur le nom du Prince, a laissé
également une trace de l'histoire dont la huppe est le dernier
acte. Térée, prince thrace, descendant de Mars, puissant par
ses richesses et ses ressources en hommes épousa Procné, fille de
Pandion, roi d'Athènes. Celle-ci demanda à sa sœur Philomèle
de venir la rejoindre. Térée vint la chercher à Athènes mais
l'ayant aperçue, il en tomba éperdument amoureux : il brûle
d'ardeur, la dévore des yeux, du regard la caresse. Il voudrait
être le père chaque fois que Philomèle s'en approche pour
l'embrasser. Fou d'un désir amoureux qu'il dissimule sous le
nom de la tendresse conjugale, il réussit à convaincre Pandion
de laisser partir sa fille. Embarqué avec elle dans le bateau qui
le ramène en Thrace, saisi d'une joie dont son esprit se résoud
difficilement à différer les effets, le ravisseur rassasie ses yeux
de sa proie, il se représente au gré de son imagination tout ce
qu'il n'a pas encore vu d'elle. Enfin arrivé sur le sol dont il est le
maître, Térée entraîne Philomèle dans les profondeurs d'une
forêt et malgré elle, lui faisant violence, il s'unit à elle, violant
ainsi non seulement la virginité et les droits du mariage mais
aussi les recommandations du père et l'amour conjugal de
Procné. Voici, bien malgré elle, Philomèle, rivale de sa sœur et
Térée, époux de deux femmes : «C'est moi-même, crie Phi-
lomèle, qui, foulant aux pieds toute pudeur, dirai ce que tu as
fait... J'aurai recours au peuple, mes plaintes sauront émou-
voir les forêts et les rochers; puissent l'éther et les dieux qui
l'habitent entendre - ne fût-ce qu'un moment - ma voix.»
Mais le monstre possédé d'Eros et de ses fureurs lui coupe la
langue, pensant la confiner à jamais dans un éternel silence;
puis il retrouve Procné son épouse et lui fait le récit de la mort
de Philomèle, un récit dont il invente tout. Il élève à Philomèle
Bouilli et rôti... 173

un sépulcre vide et Procné verse des larmes qui ne sont pas celles
qu'elle devrait verser. Mise dans l'impossibilité de fuir
comme de parler, Philomèle invente un stratagème: elle tisse
sur un métier à la mode barbare le récit du crime de Térée et le
fait parvenir à Procné qui lit l'épouvantable aventure de sa
sœur. La douleur lui ferme la bouche; elle ne pense qu'à agir,
l'image du châtiment occupe seule son esprit sans se soucier de
ce qui est licite et de ce qui ne l'est pas. Sa haine de Térée
hésite : brûler le palais et le tyran, lui arracher la langue, les
yeux et le membre, le tuer en le blessant mortellement. C'est
alors que survient ltys, le fils né de ses amours avec le thrace et
qui ressemble parfaitement à son père: une terrible vengeance
lui est ainsi suggérée. Les deux sœurs tuent l'enfant, lui
déchirent les membres et mettent les uns à bouillir dans des
marmites et des chaudrons, les autres à rôtir sur des broches.
Puis Procné convie Térée à la célébration d'un rite auquel lui
seul, dit-elle, a droit de prendre part, un festin cérémoniel : elle
lui sert à manger son propre enfant; dans son ventre, c'est sa
propre chair qu'il engloutit. Le tyran mis en joie ordonne:
«faites venir ici ltys » - «Tu l'as avec toi, celui que tu
réclames)) dit Procné et Philomèle jette la tête d'Itys au visage
de son père. Térée, dans un transport furieux, tente de s'ouvrir
la poitrine et d'en rejeter l'infàme nourriture. Puis il pleure en
se qualifiant de misérable tombeau vivant de son fils. Les deux
femmes le poursuivent. Les dieux enfin interviennent pour les
changer, Procné en rossignol et Philomèle en hirondelle. Quant
à Térée, le tyran thrace, il est transformé en huppe. Procné par
son chant pleure son fils ltys, Philomèle dit par ses cris que
Térée lui a coupé la langue et Térée répète : «Où? Où?)) en les
cherchant, cependant qu'il est condamné à se nourrir d'excré-
ments humains. Une terrible histoire donc où la fureur du
désir érotique s'accomplit en transgressant tous les interdits de
l'institution sexuelle, où pour la dénoncer, la voix coupée dans
la bouche se fait signes, texte et tissu inscrit, écriture et lecture,
où enfin pour punir la transgression par la transgression, Eros
174 La parole mangée

et Logos se conjoignent dans un mets trois fois épouvantable,


par l'aliment qu'il transforme (la chair humaine), par le
procédé de préparation (le mélange du bouilli et du rôti), et par
sa consommation (absorption par le convive, de sa propre
chair), mets interdit et exclu, immangeable et incomestible
dont la seule assimilation possible sera le retour de l'humain à
l'animal et la consommation de l'excrément en aliment et du
pourri au lieu et place du mal cuit. De cet effroyable récit et de
la métamorphose qui le termine, il ne subsiste donc que le cri
d'un oiseau : où? où?, la touffe de plumes érectile qui en
couronne la tête et son régime alimentaire de parasite du
déchet humain : la huppe en un mot, ce mot qui vient sur-
nommer le nom de Riquet comme le toupet de cheveux, sa tête.
Mais le lecteur sera sensible, au moins dans la version
ovidienne, à la puissance et à la terrible efficacité des signes et
précisément de l'inscription de l'écriture, voire du texte,
puisque ce sont eux, et eux seuls, qui permettent, toute voix
interrompue, la vengeance criminelle du crime : une maîtrise
des signes ici s'indique, même si ses finalités se trouvent
déroutées vers le cannibalisme et en fin de co:.1rse, vers le cri
animal et la nourriture excrémentielle. Cette maîtrise, Riquet
à la Houppe la possède éminemment au point qu'il peut la
partager et tout le reste a disparu du conte savant de Perrault à
l'exception de cette houppe qui couronne une tête et complète
un nom. Sans doute, Eros fait valoir ses exigences au même titre
que Logos, ses droits, mais les horreurs culinaires de Térée, de
Philomèle et de Procné semblent être bien effacées. Toutefois
- e t c'est là l'autre déchirure du tissu narratif que nous avons
signalée- un étrange repas de noces se prépare au fond d'un
bois.
«Un jour que la malheureuse Princesse [la Belle qui est
bête] s'était retirée dans un bois pour y plaindre son malheur,
elle vit venir à elle un petit homme fort laid et fort désagréable
mais vêtu très magnifiquement. C'était le jeune Prince Riquet
à la Houppe qui, étant devenu amoureux d'elle sur ses portraits

fi
11
1
Bouilli et rôti... 175

Fr

(6)---r----0 0---r----(1::>)

(!)B+
E +
----T:] B
E +

NBt- Une fois la transaction opérée, la cadette en surnombre est exclue,


mais un prétendant apparaît en trop, au lieu du manque initial.
NBz- Le prétendant est le double de la princesse aînée dans l'ordre
masculin comme la cadette l'était de Riquet dans l'ordre feminin.

qui courraient partout le monde, avait quitté le Royaume de


son père pour avoir le plaisir de la voir et de lui parler.»
Riquet n'est pas devenu amoureux de sa sœur - intelligente
mais laide comme lui - ainsi que Térée l'avait été de
Philomèle - , mais d'un portrait, belle représentation silen-
cieuse, poésie muette, mais qui incite au discours et au
langage. La bêtise de la Princesse au fond du bois la rend aussi
muette, ou presque, que son portrait. D'où la transaction
proposée par Riquet: «je vous donne pouvoir sur les signes si
vous me donnez pouvoir érotique sur vous». «Il ne tiendra
qu'à vous que vous n'ayez autant d'esprit qu'on en peut avoir,
pourvu que vous vouliez m'épouser.» Mais à la différence du
prince thrace au fond de ses bois, Riquet accepte de differer d'un
an l'accomplissement de son plus cher désir: don présent de la
176 La parole mangée

maîtrise du langage contre la promesse à venir du mariage.


Ainsi, tout à coup, la princesse acquiert-elle immédiatement
«maintenant», «une facilité incroyable à dire tout ce qui lui
plaisait». Et la cadette laide, mais spirituelle, de disparaître
du récit comme une guenon fort désagréable. Toutefois la
symétrie structurale n'est pas plutôt établie par disparition de
la sœur en trop qu'elle se trouve compromise de l'autre côté de la
frontière par la venue d'un Prince prétendant à sa main parmi
tous les galants la demandant en mariage : «si puissant, si
riche, si spirituel et si bien fait qu'elle ne peut s'empêcher
d'avoir de la bonne volonté pour lui>>. Il y a désormais un
prince en trop, Riquet à la Houppe, comme il y avait tout à
l'heure une Princesse en sus, la cadette.
Effacer Riquet à la Houppe reviendrait à effacer la tran-
saction ou plutôt le don qui en avait été l'objet. Non que Riquet
à la Houppe ait le pouvoir de reprendre, après l'avoir donnée à
la princesse, la maîtrise du langage à la mesure de l'éventuelle
reprise de sa promesse de mariage. Mais le don fait un an
auparavant est, en quelque sorte, l'antidote du désir présent :
pouvoir de langage, impuissance de mariage ; maîtrise des
signes, incapacité érotique. «Comme plus on a d'esprit et plus
on a de peine à prendre une ferme résolution, sur cette affaire
(épouser le Prince prétendant) elle demande après avoir remercié
son père (qui la laissait libre de sa décision) qu'il lui donnât du
temps pour y penser.» Et c'est ainsi qu'« elle alla par hasard se
promener dans le même bois où elle avait trouvé Riquet à la
Houppe pour rêver plus commodément à ce qu'elle avait à
faire». C'est alors que survient, dans le récit, cette très étrange
scène. «Dans le temps qu'elle se promenait, rêvant profondé-
ment, elle entendit un bruit sourd sous ses pieds comme de
plusieurs personnes qui vont et viennent et qui agissent.»
Première étape, premier état : à l'écoute, le bruit; quant à la
position, sous terre; quant à la vue, invisibilité; quant à
l'action, va et vient. Deuxième étape, deuxième état: «Ayant
prêté l'oreille plus attentivement, elle ouït que l'un disait :
Bouilli et rôti... 177

«apporte moi cette marmite», l'autre «donne moi cette chau-


dière», l'autre : «Mets du bois dans ce feu». La terre s'ouvrit
dans le même temps et elle vit sous ses pieds comme une grande
cuisine pleine de cuisiniers, de marmitons et toutes sortes
d'officiers nécessaires pour faire un festin magnifique.» A
l'écoute, des paroles articulés; quant à la position, sous terre,
sous ses pieds; quant à la vue, visibilité; quant à l'action,
cuisine, préparation d'un bouilli. «Il en sortit une bande de
vingt ou trente rotisseurs qui allèrent se camper dans une allée
du bois autour d'une table fort longue et qui tous, la lardoire à
la main et la queue de renard sur l'oreille, se mirent à travailler
en cadence, au son d'une chanson harmonieuse. Troisième
étape, troisième et dernier état : à l'écoute, la parole chantée à
plusieurs voix : quant à la position, sur terre, dans le bois;
quant à la vue, visibilité; quant à l'action, cuisine, prépara-
tion d'un rôti ... Le lecteur ne manquera pas de s'étonner de
cette séquence narrative comme la Princesse, de ce spectacle au
fond d'un bois. Sa cohérence interne parfaite, les transforma-
tions quasi mécaniques qu'elle opère n'ont d'égal que son
incongruité et la surprise ne trouve même pas sa justification
dans le merveilleux : que vient donc faire cette vaste et
fourmillante cuisine souterraine au milieu d'un bois? Et cette
table fort longue qui en sort dans une allée du bois pour la
préparation d'un rôti? Et pourtant tout, dans l'épisode, marque
la conquête ou la relève du sens et même de son hyperbole : le
bruit sourd devient chant harmonieux en excès sur la parole
intelligible et le souterrain invisible, lieu d'actions indéter-
minées, cuisine terrestre visible, lieu de préparation du rôti en
sus de la cuisine souterraine visible où se prépare le bouilli.
Mais la transformation la plus remarquable est celle que
semble opérer cette séquence même de la cuisine dans le bois :
puisque la Princesse, indécise quant à son avenir érotique et
conjugal du début avec le superbe et fort spirituel Prince, son
prétendant, non seulement se souvient de la promesse de
mariage faite un an auparavant, mais en l'accomplissant,
l 78 La parole mangée

opère la transaction inverse de celle dont elle avait été bénéfi-


ciaire, identifiant par là, si l'on peut dire, Riquet à la Houppe
au Prince prétendant ou l'effaçant comme Riquet, sans vrai-
ment le vouloir, avait neutralisé la sœur cadette. En bref, la
symétrie structurale est définitivement établie et les noces de la
Princesse et de Riquet «dès le lendemain furent faites ainsi
que Riquet à la Houppe l'avait prévu et selon les ordres qu'il en
avait donnés longtemps auparavant>>. Autrement dit, l'étrange
cuisine permet d'établir définitivement l'équilibre entre Eros
et Logos, entre qualité des corps et capacité des signes, la
Princesse et Riquet en étant également pourvus : le passage du
bruit confus, souterrain et invisible, au chant harmonieux,
terrestre et visible, le marquerait à l'évidence, comme le
signalerait aussi, mais de façon plus subtile, à la fois par
figure métaphorique et par procès métonymique, le change-
ment effectué sur la belle princesse indécise par excès d'esprit,
par celui de la viande mise à bouillir dans le chaudron
souterrain sur un feu allumé, «sous ses pieds» en viande
préparée pour le rôti, lardée et mise en broche dans une allée du

Fr

Conjonction de Riquet à la Houppe et de la Princesse dans le bois frontière,


par un festin de mariage.
Bouilli et rôti... l 79

terrestre bois d'amour: voici la Princesse désormais non


seulement résolue à épouser Riquet à la Houppe mais encore
désireuse (à sa suggestion) de lui rendre en beauté (en qualité
du corps), ce qu'il lui avait donné en esprit (en pouvoir sur et
par les signes). . , , . .
Riquet à la Houppe serait un Teree français qm, parce
qu'il aurait possédé, par nature, la maîtrise ~u discours et du
langage, aurait réussi à transformer la vwlence du rapt
érotique dans l'institution de la possession conjugale et, I.e
cannibalisme d'un repas sacrificiel monstrueux en un dell-
cieux festin de noces.
,.

Viande de boucherie et gibier


ou le signe culinaire
dans la communication
généralisée
(Le Petit Poucet)

Le Petit Poucet est le dernier des Contes du recueil, Histoires


ou Contes du temps passé. Il faudrait sans doute s'interroger sur
l'économie « perraldienne » de cette composition qui s'ouvre
avec La Belle au Bois Dormant, la Princesse endormie et réveillée
par un Prince charmant pour rechuter dans le cauchemar d'une
identification de la Belle-Mère, de la Régente et de l'Ogresse et
s'achève sur cet enfant à sa naissance guère plus gros que le
pouce, qui était fort délicat et ne disait mot, mais qui affronta
avec succès la forêt, les loups et jusqu'à l'Ogre pour devenir, à
l'extrême fin, messager du Roi. Et si la lecture des contes de
Perrault peut être comparée à la succession ordonnée des mets
d'un repas, il faudra imaginer la Belle au Bois Dormant en un
solide hors-d'œuvre destiné à mettre en appétit le lecteur
convive, le Petit Chaperon Rouge et le Chat Botté en entremets, Riquet
Viande de boucherie et gibier... 181

à la Houppe en bouilli et/ou rôti et enfin le Petit Poucet en un très


riche et savoureux dessert où déjà les convives passent de la
nourriture à la parole et de la consommation à la conversation.
C'est au fond, ce passage qu'à sa manière, nous conte le petit
Poucet. Nous allons y venir. Mais pour que notre comparaison
entre repas et recueil, banquet et composition, festin et lecture
soit exacte, il faut ajouter les hors-d'œuvre des deux pièces en
vers : avec Peau d'Ane et Les Souhaits Ridicules, nous avons quelque
peu surchargé l'ordonnance du repas, en privilégiant, sans
doute excessivement, son prologue au détriment des solides et
robustes nourritures qui constituent son corps même et en
mélangeant de façon fort baroque, dans ces entrées-en-matière
la galette et le boudin, le dessert sucré et la charcuterie salée.
Aussi faudrait-il concevoir, pour rééquilibrer notre banquet
de lecture, qu'au dessert l'échange des mots se substituant
insensiblement à la dégustation des mets, les convives glissent
sans s'en apercevoir d'une bouche à l'autre, d'un régime
d'oralité à l'autre, bref en mangeant ce dont ils parlent, ils
parlent ce qu'ils mangent. Tel était, en fin de compte, notre
propos dès la première page, non seulement notre stratégie
d'écriture mais notre intention rhétorique. Il se trouve en effet
que dans les trois champs où nous avons développé nos
analyses, Logos, Eros et Sitos, dans les grands paradigmes
constamment rencontrés dans notre lecture des signes en géné-
ral, de langage en particulier et de leur échange, des corps
d'amour et de leur marquage, des substances alimentaires et de
leur relève culinaire, le conte terminal du recueil des Contes
nous en présente à nouveau toutes les figures, l'Ogre et le Roi, la
Mère et l'Enfant, le Loup et le Voleur, la Forêt et la Maison, la
Viande du boucher et le Gibier du chasseur, les Signes et leurs
ruses, les Discours et leurs mensonges; il les réunit pour nous
dans une figure narrative tenant de la métonymie, de la
synecdoche et de la métaphore : c'est le dernier des contes de la
série, le conte qui vaut pour tout le recueil des contes et la fable
allégorique de la merveille du conte : il est même parsemé de
182 La parole mangée

certains de leurs signes les plus «significatifs» : les viandes de


la Belle au Bois Dormant, les rôtis de Riquet à la Houppe sont là et les
mots tendres des Mères et des Mères grands et ceux, importuns,
des épouses, et coléreux, des maris des Souhaits Ridicules et
jusqu'aux écus de Peau d'Ane et si la Marraine Fée est absente, il
se trouve que les Bottes de sept lieues sont fées et que par elles, la
merveille se réalise.
Le conte, on le sait, comporte en son début deux séquences
parallèles, quoique successives, dont le héros, heureux dans la
première, malheureux dans la seconde, est le Petit Poucet. Que
celui-ci soit l'opérateur du dispositif narratif et comme il se
doit, en supplément à son organisation structurale nous est
signalé discrètement par le narrateur, dès les premières
phrases, par un implicite calcul démographique : si le bûche-
ron et la bûcheronne ont sept enfants tous garçons et si l'aîné
n'a que dix ans et le plus jeune, sept ans, cela signifie, comme le
note le narrateur, que tous les enfants sont jumeaux sauf un, le
plus jeune qui a l'âge de la raison chiffré par le nombre de la
sagesse : sept. Or, à l'inverse de Riquet à la Houppe,- et peut être
est-ce là toute la différence entre un fils du Roi et un fils d'un
Bûcheron- loin que son silence soit bêtise, il est «une marque
de la bonté de son esprit ( ... ) car s'il parlait peu, il écoutait
beaucoup», alors que Riquet, par naissance, possède la maîtrise
des signes, le petit Poucet se saisit d'emblée du mécanisme de
leur échange : non pas partie dans le procès de communication,
destinateur ou destinataire, encore moins message ou référent,
non pas non plus en position «méta-communiquante)), mais
hors procès, tout en étant auditeur, observateur et non récep-
teur. Parce que toujours tiers silencieux et caché dans la
structure dialogique, il est précisément le supplément du
procès, l'excès du dispositif, le surplus nécessaire à son fonc-
tionnement, position que dénonçait symboliquement son
positionnement «en reste)) dans la lignée gémellaire de la
filiation, le septième de la série par lequel les trois couples
s'accomplissent dans le nombre total «aimé des dieux)),
Viande de boucherie et gibier... 183

En un sens, le conte est le récit de l'acquisition d'une


maîtrise, non des signes comme Riquet à la Houppe mais de
leur transport. Il ne sera question que de cela : de chemins et de
leurs repères dans un premier temps; d'échanges de marques
dans un deuxième; de transfert de moyens dans un troisième
jusqu'à ce que notre héros «supplémentaire)) acquière un
définitif contrôle sur les cheminements, les échanges et les
transferts, sur les repères et les marques et les signes par son
pouvoir sur les moyens véhiculaires.
Le conte est ce récit moins d'apprentissage que de maî-
trise : ainsi l'annonce son introduction qui s'achève sur ces
mots : «s'il parlait peu, il écoutait beaucoup)), Toutefois le
récit proprement dit s'ouvre sur un manque qui n'est pas de
parole vive mais d'aliment. «Il vînt une année très fàcheuse et
la famine fut si grande que ces pauvres gens résolurent de se
défaire de leurs enfants ... )) D'où l'équation toute négative des
modalités de la nourriture et de la mort des enfants, mais où
étrangement l'impuissance rime avec l'aveuglement, l'aliment
avec la perte de la vie :
Les parents ~ ne pas pouvoir nourrir ~ les enfants
(1)
Les parents ~ ne pas voir mourir ~ les enfants

Equation grosse cependant de tout l'avenir du récit grâce à


l'écoute, si l'on peut dire, de son reste, le petit Poucet (1). D'où
la résolution de les perdre dans le bois prise par les infortunés
parents mais qui introduit le motif du cheminement - fut-il
d'errance - et celui de son repérage grâce à la prodigieuse
intelligence des parcours que possède déjà le Petit Poucet: d'où
le semis de cailloux blancs le long du cheminement aller qui en
produisent ainsi le tracé, pour que celui-ci soit reproduit
comme trace dans le chemin de retour. Le supplément ici n'a
d'autre fonction dans le dispositif topographique que de répéter
un cheminement par son indice : il n'invente pas des signes, il ne
signifie pas des choses, il re-fait un parcours; déjà échange
Y'

184 La parole mangée

cependant: celui d'un aller sans retour, métaphore réelle de la


mort en l'occurrence, contre le retour de l'aller, en l'espèce, la
v1e.
Car hors du bois, dans la maison des parents, dans le lieu
de la nourriture et du langage, celui de la consommation et de
la conversation, c'est le festin. Merveille du conte? Non pas :
«le Seigneur du village leur envoya dix écus qu'illeur devait il
y a longtemps et dont ils n'espéraient plus rien: cela leur
redonna la vie car les pauvres gens mouraient de faim. Le
bûcheron envoya sur l'heure sa femme à la boucherie ... )). Ainsi
les signes monétaires, sans doute prix d'un travail effectué par
le Bûcheron, salaire de sa peine et son équivalent, sont aussi
l'équivalent de la nourriture manquante : ce sont les dix écus
du seigneur qui redonnent vie aux parents sous forme de
viande de boucherie. Conversion des signes monétaires en
aliment comestible et bientôt en paroles, ou plutôt comme le
narrateur nous le signifie : transformation de l'excès de viande
en discours : «comme il y avait longtemps qu'elle n'avait
mangé, elle acheta trois fois plus de viande qu'il n'en fallait
pour le souper de deux personnes. Lorsqu'ils fûrent rassasiés, la
bûcheronne dit: «Hélas! Où sont maintenant nos pauvres
enfants! Ils feraient bonne chère de ce qui nous reste là ... )) On
le remarquera, la quantité de viande restante- soit le surplus
de ce qu'il faut pour deux personnes - correspond bien à celle
qui serait nécessaire pour six. Le « trop)) de viande laisse donc
apparaître un «manque)). Le surplus à manger est le manque
d'un mangeur, (3 X 2) - l : le Petit Poucet, le supplément du
dispositif. Mais c'est aussi un excès de paroles de la part de la
Mère qui culmine dans l'affreuse hypothèse : «Hélas! mon
Dieu! Les loups les ont peut-être déjà mangés. Tu es bien
inhumain d'avoir perdu ainsi tes enfants.)) Le bûcheron à la
fin s'impatiente, car «elle redit plus de vingt fois qu'ils s'en
repentiraient et qu'elle l'avait bien dit)), Le trop de viande à
consommer (3 X 2) que pourraient manger les six enfants (s'ils
étaient présents) est ici converti, par et dans l'excès des paroles

Ji...
Viande de boucherie et gibier... 185

de la mère, en six enfants qui sont peut-être mangés par le loup


(dans le bois où ils doivent être). Mais du fait que le
supplément «Petit Poucet)) est exclu de la nourriture restante
dans le calcul maternel, on peut induire qu'il l'est de la
dévoration des enfants par les loups qu'elle imagine. Mangeur
exclu, le petit Poucet est un «mangé)) manquant. Et du même
coup, c'est ce petit Poucet là- toujours en excès ou en défaut,
toujours supplémentaire - qui fera mentir sa mère. De tout
cela, ils ne se repentiront point et elle l'aura mal dit. On sait la
suite, les enfants écoutant à la porte, de crier tous ensemble :
«Nous voilà! Nous voilà! ... )) «Ils se mirent à table et mangè-
rent d'un appétit qui faisait plaisir au Père et à la Mère, à qui
ils racontaient la peur qu'ils avaient eue dans la Forêt en
parlant presque toujours ensemble.))
Tout est ici indissolublement confondu: manger et parler,
allocuteurs et allocutaires, communauté indissolublement
conviviale et familiale, le supplément - manque est effacé au
profit de l'aîné de la lignée qui la représente tout entière :
«Mes chers enfants, (dit la mère) vous êtes bien las et vous avez
bien faim, et toi, Pierrot, comme te voilà crotté, viens que je te
débarbouille. Ce Pierrot était son fils aîné qu'elle aimait plus
que tous les autres, parce qu'il était un peu rousseau et qu'elle
était un peu rousse.)) Et voilà l'Eros maternel entrant dans le jeu
de la parole et de la nourriture, hélas, point pour longtemps.
«Cette joie dura tant que les dix écus durèrent; mais
lorsque l'argent fut dépensé, ils retombèrent dans leur premier
chagrin.)) D'où derechef la résolution prise par les parents de
les perdre à nouveau et si l'on peut dire, mieux que la première
fois; et derechef, le petit Poucet est à l'écoute du secret, à
l'entente de l'échange des mots. Et le voici à nouveau prêt à
répéter le balisage du chemin. Il le fait sans doute, mais doit
par nécessité, changer d'indices : non plus des cailloux blancs,
mais des miettes de pain. Ces indices sont mangeables, et
mangés. La répétition du cheminement s'effectue bien, mais
186 La parole mangée

ne trace pas un chemin. Le parcours est sans mémoire; les pas


du frayage sont bien redoublés dans leurs indices, mais au
coup par coup. Le traçage ne laisse pas de trace, répétition
pure et simple, et l'aller est sans retour. L'aliment peut être
transformé en mets, la nourriture consommable en plat cuisiné,
bref le mangeable en signifié, mais point en marques et en
indices : l'aliment comestible peut être relevé en plat, mais
point détourné en balises et en repères : il est dans l'essence du
signe culinaire de disparaître, d'anéantir sa réalité sensible
dans sa consommation même; il est dans la fonction de la
marque, pour s'effectuer, de se maintenir dans sa permanence
empirique.
Les enfants étaient donc perdus dans la forêt. Un grand
vent dans la nuit s'élève où «ils croyaient n'entendre de tous
côtés que les hurlements des loups qui venaient à eux pour les
manger». La voix de la mère est substituée par les gémisse-
ments du vent, les hurlements de la bête feroce, qui interdisent
les paroles et jusqu'aux comportements de reconnaissance :
«ils n'osaient presque se parler ni tourner la tête)), à l'excep-
tion du petit Poucet qui tout en restant silencieux à son
habitude, explore l'espace pour y découvrir une voie, pour y
tracer une direction, pour tenter, sinon d'y lever une carte, du
moins de produire un itinéraire. «Il grimpa en haut d'un
arbre pour voir s'il ne découvrirait rien)); et c'est ainsi
qu'« ayant tourné la tête de tous côtés, il vit une petite lueur
comme d'une chandelle mais qui était bien loin par-delà la
Forêt)). On le sait, une demeure les accueillera, mais ce n'est
point la maison des parents; c'est celle de l'Ogre et en cette
terrible rencontre, le petit Poucet trouve la parole pour la
première fois dans le récit; c'est lui qui dialogue avec la bonne
femme de l'Ogre pour établir l'alternative décisive de la
situation et choisir : non pas entre l'actif et le passif, manger
ou être mangé, mais entre deux mangeurs potentiels, le loup ou
l'ogre:« Il est bien sûr que les Loups de la forêt ne manqueront
pas de nous manger cette nuit si vous ne voulez pas nous retirer
Viande de boucherie et gibier... 18 7

chez vous ... nous aimons mieux que ce soit Monsieur qui nous
mange; peut-être qu'il aura pitié de nous si vous voulez bien
l'en prier.)) D'un côté, la certitude du nécessaire; de l'autre, le
possible du plausible : conflit de modalités, aporie dramati-
que, mais où, semble-t-il, se dessine une voie du côté de l'ogre.
Les voilà donc dans cette dangereuse maison : « elle les mena se
chauffer auprès d'un bon feu car il y avait un mouton tout
entier à la broche pour le souper de l'Ogre)) ... Le feu n'est bon
que parce qu'il est culinaire, précisément celui du rôti, et on
constatera, non sans surprise, que la conclusion de la deuxième
séquence de l'errance dans la forêt est curieusement semblable à
celle de la première. Dans les deux cas, la maison- qu'elle soit
celle des parents ou celle de l'ogre- est le lieu de la viande de
boucherie en excès : trois fois plus de viande qu'il n'en fallait
pour le souper de deux personnes, un mouton tout entier pour
celui d'une seule; la différence est que les enfants restent à la
porte de la maison paternelle pour y entendre la conversation
des parents rassasiés, alors qu'ils entrent dans celle de l'ogre
pour s'y chauffer au feu de cuisine, soit par contiguïté, y être
rôtis- comme mouton à la broche- pour le Mangeur affamé.
Arrivée de l'Ogre qui aussitôt se mit à table. Le Mouton
était encore tout sanglant mais il ne lui sembla que meilleur. Il
fleurait à droite et à gauche, disant qu'il sentait la chair
fraîche. Il faut, lui dit sa femme, que ce soit ce Veau que je
viens d'habiller que vous sentez. «]e sens de la chair fraîche, te
dis-je encore une fois, reprit l'Ogre, en regardant sa femme de
travers ... )) et naturellement de découvrir sous le lit où elle les
avait cachés, le petit Poucet et ses frères. Le moment est
d'importance, car l'Ogre y révèle la nature à la fois bestiale et
transgressive de son régime alimentaire. Par impatience
d'estomac affamé, il interrompt les processus culinaires pour
régresser à l'omophagie: il mange son mouton à demi cru et il
flaire de la chair fraîche (humaine) comme bête féroce chas-
sant sa proie. Son épouse tente de l'arrêter en tenant le discours
culinaire : le veau qu'elle a mis en état pour être accommodé
T

188 La parole mangée

(de la viande de boucherie, en instance de devenir mets et plat


cuisiné). Mais l'Ogre n'en tient nul compte car en découvrant
les enfants, chair humaine fraîche et non viande domestique
de boucherie préparée, il les assimile aussitôt à du gibier,
viande sauvage prise au piège. «Voilà du gibier qui me vient
fort à propos pour traiter trois ogres de mes amis qui doivent
me venir voir ces jours-ci.» De nouveau, l'épouse s'interpose:
«Vous avez là tant de viande... ( ... ) Voilà un veau, deux
moutons et la moitié d'un cochon.» On notera qu'une arithmé-
tique des portions court à travers cet échange de paroles : sept
enfants pour trois ogres, qu'est-ce à dire sinon que, pour que les
parts soient égales, six enfants seulement seront mangés et
qu'il y aura un reste, un supplément, le supplément nommé
petit Poucet? Et dans la réponse de l'épouse, trois animaux plus
la moitié d'un pourraient équivaloir aux trois couples de
jumeaux et au petit dernier. L'Ogre ne l'entend pas de cette
oreille : l'équivalence devient une addition, mais ce change-
ment n'élimine pas le «surplus>> minuscule qui reste, si l'on
peut dire, un supplément hors carte, hors menu. On doit ajouter
également que la discussion de l'Ogre et de sa femme fait
apparaître chez le Mangeur monstrueux et dans son canniba-
lisme même, un souci culinaire : ne dit-il pas à sa femme, en
dévorant les enfants des yeux, que «ce serait là de friands
morceaux lorsqu'elle leur aurait fait une bonne sauce». Mais
cette anticipation du plat ne doit pas dissimuler que l'Ogre
vise à appliquer à la chair humaine - les enfants - la
préparation réservée au gibier, à la viande sauvage. «Que
voulez-vous faire à l'heure qu'il est? N'aurez-vous pas assez de
temps demain matin?» s'écrie l'épouse lorsqu'il se prépare à
couper le cou à l'un des enfants. «Tais-toi, reprit l'Ogre, ils en
seront plus mortifiés», c'est-à-dire plus faisandés, acquérant
ainsi l'exquis fumet du pourri. Les enfants sont du gibier,
mais un gibier que l'Ogre n'aurait pas chassé, qui serait venu
lui-même se faire prendre au piège. Perversion et transgression
sont donc totales : l'omophagie fictive (il les dévorait des yeux)
Viande de boucherie et gibier... 189

est en même temps anticipation culinaire; la cuisine de la


chair humaine se donne comme préparation de viande sau-
vage; et la viande cultivée de boucherie est assimilée à la chair
de gibier chassée.
L'argumentation de la bonne femme par l'excès de viande
de boucherie persuade pour un moment l'Ogre. Il ne tue donc
pas les enfants immédiatement pour les manger, mais les
enfants ne mangent pas non plus, «tant ils étaient saisis de
peur» à l'idée de l'être. Le petit Poucet, supplément-opérateur
du dispositif mettra à profit - comme on sait - ce délai
narratif et cette interruption du processus culinaire, non plus,
comme dans la maison des parents, pour écouter les paroles ou,
dans le bois, pour tracer des cheminements, mais pour substi-
tuer des insignes, des marques distinctives d'identification. Et
c'est ainsi que les sept bonnets des fils du bûcheron seront
échangés sur leurs têtes avec les sept couronnes des filles de
l'Ogre sur les leurs. Insignes identificatoires, sans doute et par
opposition réciproque, mais aussi équivalant à des noms
génériques -les« fils du bûcheron», les« filles de l'Ogre»- et
pour l'Ogre seulement, insignes du mangeable permis et du
mangeable interdit, insignes déontiques puisque l'Ogre omo-
phage et allélophage ne pratique point l'endocannibalisme.
Mais à la diflerence des signes nominaux qui lient d'un lien
nécessaire le signifiant et le signifié, les insignes, étant
séparables des êtres qu'ils distinguent, peuvent être manipu-
lés, échangés : dès lors, la relation diflerentielle demeure entre
les fils du bûcheron et les filles de l'Ogre, mais les termes de la
relation ne correspondant plus à leurs insignes, ils perdront
leur identité de termes. Par leurs insignes substitués, les uns
seront pris pour les autres et inversement. Le petit Poucet,
échangeur des insignes fait passer les identités dans les
différences, communiquer les opposés; il rend obligatoire
l'interdit, certain l'exclu; et l'Ogre se préparera à manger ses
propres filles en épargnant le gibier qu'il n'avait pas chassé.
Le supplément est bien l'opérateur d'une dialectique des
190 La parole mangée

contraires dont le nom commun est ruse et les fils du bûcheron


pris au piège de l'Ogre, inversent par lui, petit Poucet, le piège
pour y faire tomber celui qui devait en être le bénéficiaire. Et
l'Ogre, de trancher, après une courte hésitation sur les
insignes, la gorge à ses sept filles. Fuite des enfants dans la
campagne, dans la nuit : errance dans l'espace ouvert; peu
importe le chemin, tout vaut mieux que le lieu clos de la
demeure : «Ils coururent presque toute la nuit, toujours trem-
blant et sans savoir où ils allaient.>> L'Ogre découvre sa
tragique erreur et se met en chasse, inversant à son tour, mais à
son détriment, l'ordre des opérations puisqu'il chasse son
«gibier>> après l'avoir pris et préparé pour la cuisine. «Après
av.oir couru bien loin de tous côtés, enfin il entra dans le
chemin où marchaient ces pauvres enfants qui n'étaient plus
qu'à cent pas du logis de leur père.>> Les détours du « gibien>
comme les pistes du «chasseur» trouvent chacun leur chemin,
de la maison familiale pour les uns, de la trace pour l'autre. Il
est vrai que l'Ogre porte ses bottes de sept lieux et va de
montagne en montagne et «traverse les rivières aussi aisément
qu'il aurait fait le moindre ruisseau».
On sait le sommeil de l'Ogre sur le rocher creux où se sont
réfugiés les enfants et la fuite des six frères vers la maison.
Ainsi le supplément des trois couples de jumeaux reste-t-il, tous
les frères disparus, enfant unique face à l'Ogre; l'Echangeur
rusé et singulier des signes et des insignes face au Mangeur
assimilateur universel des corps et des viandes. Il suffira que
les bottes merveilleuses du chasseur de chair humaine devien-
nent les véhicules extraordinaires du messager des signes pour
que le récit trouve son plus heureux dénouement. Il en est deux
toutefois; l'un, contesté par notre narrateur - et à juste titre,
nous semble-t-il - s'opère dans la capitalisation, la thésauri-
sation des signes monétaires. Le petit Poucet vole l'or et
l'argent de l'Ogre en racontant à sa bonne épouse une histoire
de voleurs : certes, voler, c'est encore échanger, ou plus précisé-
ment substituer un propriétaire à un autre, s'approprier
Viande de boucherie et gibier... 191

comme sien ce qui est (à) l'autre; le voleur serait une sorte de
messager des biens et des richesses dont il serait à la fois le
transport et le terme. Mais avec ce dénouement, les mouve-
ments, les cheminements, les trajets et les itinéraires, les
échanges et les substitutions s'arrêtent dans le substantiel et le
procès dynamique s'immobilise dans l'état stable : «Le petit
Poucet étant chargé de toutes les richesses de l'Ogre s'en revint
au logis de son père où il fut reçu avec bien de la joie.» Dans
l'autre, l'opérateur supplémentaire du dispositif se borne à
prendre les bottes de l'Ogre- et sans scrupule, car ce sont les
armes du chasseur de chair humaine - et à devenir le
messager du Roi : il transporte des messages et reçoit, en
échange, de l'argent, le juste salaire de ses mouvements de
transport, les signes monétaires équivalents échangés non avec
des choses, des biens, mais avec des échanges : l'argent, méta-
échange et le messager, méta-échangeur. «Le Roi le payait
parfaitement bien pour porter ses ordres à l'armée» et en
recevoir des nouvelles. Et voici qu'alors, pour conclure en tout
humour, apparaît le motif érotique : là encore le petit Poucet
ne sera point le bénéficiaire sensuel d'une consommation des
corps amoureux mais seulement le messager des signes
d'amour, des caresses verbales, contre argent : «Une infinité
de Dames lui donnaient tout ce qu'il voulait pour avoir des
nouvelles de leurs Amants et ce fut là son plus grand gain.»
Ainsi au bout du compte - car ce conte est aussi un
compte - au terme des contes, il ne reste plus des nourritures
et des mets, des viandes et des plats, il ne reste plus des voix et
des signes de langage, il ne reste plus des corps et de leurs
qualités que la double abstraction, mais combien dynamique,
combien puissante, combien performante, de l'argent et de la
valeur d'échange, l'un équivalent à l'autre et sa mesure, l'autre,
pure relation sans contenu, donnant au premier sa simple
fonction. Et sans doute, n'est-ce point par hasard que cette
opération, en forme de bilan du récit merveilleux, soit confiée
à un opérateur-acteur fort petit, guère plus gros que le pouce,
192 La parole mangée

fort délicat et qui ne disait mot, supplément toujours en excès


ou en défaut du dispositif de la représentation, mais grâce
auquel celui-ci peut fonctionner à son plus haut régime de
transformation et de production, c'est-à-dire celui où les signes
deviennent opaques et pesants comme des choses et les corps,
des choses diaphanes, transparentes dans leurs signes et leurs
simulacres. Le petit Poucet serait ainsi, dans le récit merveilleux
du conte, entre la viande de boucherie comme gibier sauvage et
les mots du discours échangés, comme le petit mot est dans la
formule miraculeuse de l'Eucharistie, entre ceci qui indique la
chose mangeable et mon corps qui signifie la Sainte Viande du
sacrifice.

-1
!

j
4

Le Corps du Roi
i

41
Le corps glorieux du Roi
et son portrait

Le portrait et le nom

Une scène résumerait ou plutôt condenserait tous les


signes et insignes du pouvoir politique fonctionnant à son plus
haut régime de puissance : le roi contemplant son propre
portrait. Elle révèlerait à son metteur en scène ou à son
spectateur le caractère imaginaire dont tout pouvoir, dans le
désir d'absolu qui lui est consubstantiel, est affecté, pour ne
pas dire infecté. En reconnaissant l'icône du Monarque qu'il
veut être, il se reconnaîtrait, il s'identifierait à son portrait.
La face secrète de cette contemplation serait alors la dispari- r·
tian du référent réel, l'évanouissement du modèle. Certes le
prince n'est pas passé en chair et en os de l'autre côté du miroir
de Narcisse. Seule une vraie magie de l'image le peut, qui met
nécessairement la mort au terme mythique de la contemplation
de soi. En l'occurrence, le Roi imite seulement son portrait
comme le portrait imite le roi : roi de représentation et '
représentation de roi, mutuelle mimésis où se lit la figure
196 La parole mangée

fondamentale qm articule pouvoir et représentation, le


chiasme où l'un et l'autre se subordonnent réciproquement,
s'appartiennent ou s'approprient dans une exacte réversibi-
lité. La représentation du roi serait la qualification exacte,
l'attribut principal et peut-être le moyen efficace de son
pouvoir. Le roi de représentation serait le moyen, la modalité
factitive, la puissance processuelle de sa représentation. Mais
déjà avec l'expression inversée, «roi de représentation», une
distance ironique, un écart critique creusent, pour la scinder,
l'adéquation de la représentation et du pouvoir et la rendent
inégale à soi-même : d'un côté, il n'y aurait qu'un portrait,
une image; de l'autre, qu'un rôle, un mannequin, et dans cet
écart, le corps et l'âme singulière d'un individu «réel»
auraient disparu. Mais à cet évanouissement, le «roi)) aurait
gagné une majuscule, le Roi.
Ce que le récit du prince s'effectuant dans la forme du temps
et de l'histoire ne peut représenter que successivement dans la
persistance d'une différence qui met à l'infini, qui repousse
indéfiniment l'accomplissement réel de son désir d'absolu,
l'exercice actuel de la loi de la volonté, le portrait du Roi le
convertira en absolu imaginaire de Monarque et l'image du
Roi sera sa présence réelle au sens où, dans la théologie
catholique de l'Eucharistie, on parlera de la présence réelle du
corps et du sang de Jésus sous les espèces du pain et du vin.
Le portrait du Roi présupposera théoriquement à sa
constitution, une double croyance et, en retour, à sa présenta-
tion effective, l'exigera : celle d'abord dans l'efficacité et la
performativité du signe iconique royal; que cette croyance
soit obligatoire est évident : sans elle, le portrait du Roi ne
serait qu'un simulacre et le prétendre tel relèverait d'une
hérésie semblable à celle des Réformés à l'égard du pain et du
vin eucharistiques; la croyance ensuite dans la substantialité,
la densité ontologique de cette image : non moins évidente en
est la nécessité car, à la supposer contingente ou seulement
possible, la contemplation du portrait du Monarque tourne-
Le corps glorieux du Roi et son portrait 197

rait en sacrilège. Le corps du Roi est réellement présent sous


l'espèce de son portrait.
On comprend dès lors l'importance théologico-politique
autant que simplement politique de la confection de cette très
éminente et suprême peinture. A ce titre, un premier jeu se joue
entre le roi et son peintre, comme il se jouait le même, dans une
autre substance d'expression, entre le roi et son historien. C'est
l'acte de langage ou d'image qui définit tout éloge, dans son
epideixis, toute louange dans sa «démonstration))' tout panégy-
rique dans son exemplification singulière : cet acte fait du
destinataire de son propre portrait ou de son propre récit
l'énonciateur d'un énoncé réflexif d'identification : «je suis
bien tel que tu me dis ou me montres que je suis.)) Un jeu, un
coup dans ce jeu qui, comme tous les coups, comporte un
risque : celui qui mesurerait la différence entre le discours ou
le portrait d'éloge et le discours ou le portrait de flatterie ou si
l'on veut comme Hegel, donner à la flatterie la puissance
positive d'un héroïsme du courtisan, entre la flatterie pragma-
tiquement réussie et la malheureuse qui, par des excès de
langage ou d'image - dont il faudrait dire précisément en
quoi et pourquoi ils sont excessifs - n'opère pas la croyance
identificatrice chez le destinataire.
Mais en supposant cette épreuve surmontée, en posant que
le roi s'identifie au portrait de lui que le peintre lui montre, un
deuxième jeu, un deuxième coup dans le jeu de la représenta-
tion et du pouvoir doit s'effectuer : il concerne le lecteur ou le
spectateur, ce tiers extérieur à la relation duelle que le Monar-
que entretient et ne peut qu'entretenir avec son image ou son
récit, ce tiers dans la position duquel nous nous sommes placés
il y a un moment lorsque nous avons imaginé la scène toute
narcissique du roi contemplant son propre portrait. Ce coup
est également un acte de langage ou d'image qui fait de ce
spectateur-lecteur en tiers, l'énonciateur d'un énoncé transitif
d'identification : «c'est le Roi))' voire «c'est bien le Roi)),
198 La parole mangée

identification qui, à la faveur de «c'est ... >>, fait du Roi, son


portrait et du portrait, le Roi. . , . ,
On sait que Port-Royal, dans sa Logzque, etudiera de tres
près l'énoncé : «c'est César», formulé par un ~pe~t~teur de~ant
le portrait de César; écho de leur fameuse ~efimtwn, du signe
comme représentation dont cartes et portraits sont 1 exemple.
Leur propos explicite est de montrer par !'.exemple de cette
proposition que celui qui l'énonce est compns ?e tous comme
parlant «en signification et en figure» : une simple façon de
parler qui n'exige pas d'autre préparation ou faç.on par~e que
le rapport visible qu'il y a entre ces sortes de signes .(1.~. les
signes naturels dont le prototype est l'image dans le mi~mr) et
les choses marque clairement que quand on affirme du signe la
chose signifiée, on veut dire non que ce signe s_oit rée!lement
cette chose, mais seulement sa figure, sa representatiOn. Le
portrait du roi reste son portrait, son signe, et l'énoncé : <~c'est
le Roi» devant le portrait de Louis XIV est une pure et s~mple
figure de langage comme l'icône royale est une pure et simple
image.
Cependant l'étude de l'exemple du portrait du Roi et de
l'énoncé : «c'est le Roi» n'a pas d'autre objectif, pour les
Messieurs de Port-Royal, que de fonder la validité d'un aut~e
énoncé prononcé non par un spectateur-sujet du Prin,ce, .mais
par le Verbe incarné, et répété dans_ toute _la terre : « c (eCI) est
mon corps». De même que sans preparatiOn et sans faço~, on
sera autorisé à dire du portrait du Roi que c'est le Rm, de
même sans préparation et sans façon, Jésus-Christ a pu dire du
pain «c'est mon corps». Mais dans le premier cas, 1~ rapp.ort
visible qu'il y a entre le portrait et le Roi marque la dimensiOn
figurative de l'énoncé, dans le deuxième, «les apôtr~s ne
regardant pas le pain comme signe et n'étant point en peme ~e
ce qu'il signifiait, Jésus-Christ n'aurait pu donner au pam
comme signe le nom de la chose signifiée, son corps, sans parler
contre l'usage de tous les hommes et sans les tromper». Dès lors
on ne peut entendre« ceci est mon corps» dans le sens de figure,
Le corps glorieux du Roi et son portrait 199

mais« toutes les nations du monde se sont portées naturellement à


prendre ces paroles au sens de réalité». Remarquable proxi-
mité entre les deu~ énoncés et non moins remarquable dis-
tance : entre les symboles eucharistiques de Jésus-Christ et les
signes politiques du Monarque, Port-Royal souligne une
contiguïté, mais trace une infranchissable frontière, celle dont
la transgression est à la fois hérésie et sacrilège. C'est cette
frontière que le désir d'absolu du pouvoir traverse avec la
représentation fantastique du Monarque dans son portrait et
son nom, le portrait légitimé par l'énonciation d'un seul nom,
un nom unique autorisé par la représentation du prince :
portrait nommé, nom d'une image qui est la présentation où le
roi est saisi par l'absolu, comme il se saisit absolu en s'y
contemplant.
Nom (propre) et image (individu) se croisent dans la
problématique du portrait comme représentation de l'indivi-
duel. Comme on sait, le nom propre est le nom d'un individu
qui porte ce nom : bel exemple de circularité du code selon
Jakobson. «Socrate est le nom d'un individu nommé Socrate.»
«Celui-ci s'appelle Pierre», «je me nomme Jacques», «Tu te
nommeras Auguste», il y a dans l'acte de nomination, un
embrayeur d'énonciation, pronom personnel ou démonstratif,
un déictique («celui-ci», «je», «tu») qui, irrésistiblement,
reconnaît cet être-ci dans le monde comme nommé ou
nommable et le nom nommant, nommé ou nommable comme
cet être-ci. Quelle serait donc la relation entre le portrait
iconique tracé et le nom propre écrit? Le portrait ne
pourrait-il jouer le rôle de l'embrayeur déictique signalé dans
l'acte de nomination? Et si l'on prend en compte la gestualité
indicatrice, le « zeigen » corporel, qui est sous-jacente à toute
deixis, alors le portrait serait deixis et en ce sens précis,
monstration : il est indiqué et il indique; il est montré, voire
exhibé : «celui-ci», «toi» et il se montre, il se présente : «je»,
«moi». Dès lors, le portrait du Roi serait non seulement
deixis, mais autodeixis; et c'est peut-être ce mouvement de
200 La parole mangée

réflexion de l'image sur elle-même qui le constituerait à la fois


en équivalent iconique du nom propre, comme autonyme:
«Socrate est le nom d'un individu nomm·é Socrate», «c'est le
roi», et en épideixis, c'est-à-dire en dé-monstration positive,
exemplification singulière, intensification présentative: «Je
suis le Roi» ou mieux encore, «l'Etat, c'est moi». La représen-
tation ne con~iste point ici à se substituer à un absent et à faire
que les morts semblent presque vivants par la puissance ou
même le pouvoir d'une mimésis transitive; elle consiste à
redoubler une présence et dans ce redoublement, à instaurer la
légitimité et l'autorité de cette présence. Représenter, c'est ici
se présenter représentant quelque chose. La représentation
constitue son sujet par réflexion, c'est-à-dire par exhibition,
par epideixis des qualifications, justifications et titres du
présent à l'être. Non seulement elle reproduit en fait, mais
encore, en droit, les conditions qui rendent possibles sa
reproduction. Ainsi trois énoncés s'identifient dans le portrait
du Roi: «C'est le roi>>; «je suis le Roi»; «le Roi, c'est moi».
De ce redoublement et de cette intensification épidéicti-
que de la deixis du portrait, le portrait du Roi est, si l'on peut
dire, la représentation. Montré, le portrait se montre montrant.
Le geste royal représente celui de l'indication, qu'il s'agisse de
la ligne droite du regard qui trace idéalement la rection de
l'imperium, ou du mouvement de la main ou du bras qui
l'amplifie en donnant à autrui, spectateur et sujet, le champ et
le programme de l'action dont Sa Majesté est l'ordre, ordre
autoritaire du commandement et ordre rationnel d'intelligi-
bilité. A ce titre, le portrait du roi présente à l'œil admiratif la
vérité du nom roi, rex, celui qui trace (oregô: étendre en ligne
droite; regere fines: tracer une frontière, etc.) et qui a autorité
pour tracer les emplacements de ville et pour dé-terminer les
règles du droit, celui qui a pouvoir légitime de créer par le
traçage de séparation et d'arrachement idéaux qu'est le geste
d'indication. Ainsi s'institue, en un instant et en un lieu, une
intense réciprocité entre le geste de montrer où la puissance

'j
Le corps glorieux du Roi et son portrait 20 1

royale se résume et le portrait du Roi qui montre ce geste dans


une ostentation de cette puissance fondatrice de son autorité
légitime.
Le portrait, équivalent iconique du nom (propre), le nom
(propre), équivalent nominal du portrait: nous allons retrou-
ver dans le nom royal du portrait ce que nous avons découvert,
il y a un moment, dans le portrait royal du nom, cette
remarquable combinaison de transitivité et de réflexivité qui
prend, en l'occurrence, la forme de la continuité et de la
tradition du nom, qui nomme une lignée et celle du position-
nement et de la définition du nom qui nomme un individu
unique dans cette série. Ce qui joue dans la question du nom,
c'est d'abord la question du nom «Roi» et du «nom-du-roi»
dans l'énoncé du spectateur-sujet et devant le portrait du
Monarque : «C'est le Roi», cela veut dire : «Voici la dignité
royale et tous ses attributs, justice, puissance, majesté,
sagesse ... incarnés», et aussi : «c'est Louis actuellement et
présentement roi de France et de Navarre».
Ce qui se joue aussi dans la question du nom, mais cette
fois entre le Roi et son nom (et son portrait), c'est celle d'une
affirmation simultanée du nom d'une lignée et du nom d'un
individu, le nom d'une succession ordinale - où le roi Louis,
actuellement et présentement roi de France et de Navarre est
pris, par définition même, dans une série de prédécesseurs et
de successeurs rois comme lui - et d'une position cardinale
qui le sacre et le consacre comme l'unique Roi «seul compa-
rable à soi» comme l'écrira Perrault, de celui de Peau d'Ane.
On comprend à cet égard l'importance de l'événement, en 1672,
où Louis le Quatorzième (du nom) prit le surnom qui l'indivi-
dua alors et à jamais «le Grand» comme son père, Louis le
Treizième avait été surnommé «le Juste». Le passage d'un
surnom qualifiant et individuant à l'autre, de «juste» à
«grand» marque réflexivement, et jusque dans le contenu
sémantique des termes, la tension et le conflit qui animent le
nom du Roi, d'un côté, le nom de la lignée qui est celui d'une
202 La parole mangée

légitimité: il est justement roi de France (ce n'est pas un


usurpateur); de l'autre, le nom de la grandeur qui est ~elui d'u~
singulier : seul, Louis, Roi de France est gr~nd : m plus, m
moins grand, il est l'absolument grand; tensiOn, en un rn~~'
A

entre le droit qu'il tient de son père et de ses ancetres et qu Il


transmettra à ses descendants et l'absolu qu'il tient et ne peut
tenir que de lui. Aussi le problème du portrait du Roi sera-t-il
de faire écrire inscrire ou dire le nom «Roi» et le «nom-du-
Roi)) à son spectacle, mais également de se faire reconnmt~e
' • A

comme singulièrement et proprement nommable dans. la nom~­


nation dynastique; aussi le problème du nom du Rm sera-t-Il
de faire voir le roi et le Roi à l'énonciation et à l'écoute de son
nom de relever le monogramme du Prince aux deux « L ))
affro~tés en pictogramme du Roi et les syllabes de ce prénom
Louis, commun à l'égal de Pierre, Jean, ou Guillaume, dans la
sainte icône du Monarque.
Le portrait du Roi, c'est le portrait d'un corps et d'un
visage. A vrai dire, le visage seul - qu'il soit de face. et de
profil, de trois quarts avant ou arrière - :st essentiel, au
portrait. Le« pro-tractus)) au double sen~ du. prefixe pro- ou se
retrouvent les deux dimensions de substitutiOn et de redouble-
ment du dispositif représentatif, «ce qui est mis à la p~ace
de ... )) et «ce qui est mis en avant de ... ))' c'est d'abord celm de
la face humaine, quelque soit l'angle sous. leque! elle., est
«tirée)). Peut-il y avoir un portrait de dos qm le smt entiere-
ment sans qu'une intention ironique de dérision, de perfide
trahison ou d'agression critique ne s'y découvre de la part du
peintre? Au visage s'ajouteront souvent aussi les mains per-
mettant comme lui, quoiqu'à un moindre degré, la visée
individuante et l'acte de nomination. Comment donc dans le
portrait, un corps vient-il à s'assumer et à se résumer dans le
vis-à-vis d'un visage, dans le face-à-face d'une face et quelles
règles déterminent la construction de cette figure qui est à la
fois la métaphore, la métonymie et la synecdoc~e de l:org~­
nisme physique qui la supporte? Comment un visage vient-Il
!
1

J
Le corps glorieux du Roi et son portrait 203

surmonter et couronner un corps dont il faut croire - par


présupposition - que le spectateur l'aurait considéré sans
nom propre et sans différence marquable, pour lui donner sens
et valeur, pour lui conlerer, dans sa visibilité offerte au regard
étranger, la lisibilité d'une substance singulière que le specta-
teur serait bien embarrassé de dire ou qui l'inciterait à un
discours bavard et sans fin, si ne venait se proposer à
l'énonciation, un nom unique et singulier, simple signal
marquant une re-connaissance : «c'est Louis)), «c'est Césan),
«c'est le Roi)). Pascal- dont j'ai montré ailleurs la puissance
critique, ironique - humoristique de l'entreprise dans le
champ anthropologique et politique - ne s'y était pas
trompé: « ... un homme est un suppôt [non pas l'homme en
général est une substance, mais un homme en particulier et
chaque homme singulièrement est un support (de qualités) mais
si on l'anatomise [si on le dissèque, le découpe, le démembre
pour le décrire aussi minutieusement que possible] que
sera-ce? la tête, le cœur, l'estomac, les veines, chaque veine,
chaque portion de veine, le sang, chaque humeur de sang ... ))
Liste indéfinie, le portrait d'un corps et d'une tête, d'un corps
suppôt d'une tête et d'une tête supportée par un corps, c'est-à-
dire d'un homme, est interminable- et le discours qui le dira
sera cette anatomie à l'infini - à moins de conclure, comme
Pascal notant, à la fin du même fragment, à propos d'une ville
et d'une campagne si clairement distinguées à distance mais
dont la différence, à mesure qu'on s'approche, se brouille dans
l'infinité des traits différentiels sans qu'il soit possible
d'atteindre la dernière différence, celle qui fait cette ville, cette
campagne : «Tout cela s'enveloppe, sous le nom de campagne))
- à moins de conclure ce discours interminable en disant :
«Tout cela s'enveloppe sous le nom de Louis, sous le nom du
Roi)); conclusion difficile cependant, voire impossible jus-
qu'à la différence de «campagne)), nom commun qui peut,
dans sa généralité, envelopper la singularité de cette campagne,
le nom doit être propre, doit nommer cet homme-ci, ce corps
204 La parole mangée

dans ce visage et ainsi présupposer une primitive reconnais-


sance qui se manifestera justement, et le plus simplement du
monde, par ce nom; la nomination se précèdera donc
interminablement elle-même à la mesure de l'interminabilité
du discours visant à dire la substance singulière dont le
portrait est la présentation. Dire : «c'est Louis», «c'est le
Roi)) en présence de son portrait, c'est sans doute, comme
l'écrivent les logiciens de Port-Royal, parler en signification
et en figure sans avoir besoin d'autre préparation pour être
compris ainsi de son interlocuteur; mais c'est aussi présup-
poser une primitive rencontre avec Louis, avec le Roi - en
chair et en os, en corps et en visage - qui m'autorise à
m'appuyer sur ce «rapport visible)) qu'il y a entre son
portrait et lui, son modèle, pour dire figurativement de
l'image : «C'est Louis)), «c'est le Roi.)) Ou si cette rencontre
est « aléthiquement )) impossible, si elle est « épistémique-
ment )) exclue ou « déontiquement )) interdite pour toutes les
raisons imaginables (la mort, la distance géographique, la
hiérarchie sociale ... ), alors il faut présupposer, latéralement
si l'on peut dire, le parcours oblique par le regard du
spectateur confronté à ce portrait-ci, d'une série d'autres
portraits du «même))' dont il saura par ailleurs, ou dont on
lui aura dit, ou dont un ensemble de témoignages autorisés et
convergents auront affirmé, qu'il s'agit bien de portraits de
Louis le Roi, série, voire éléments de la série, auxquels il
comparera ce portrait-ci pour conclure : «C'est Louis))'
«c'est le Roi)). Ce discours est cependant un discours de
philosophe et de logicien- ou qui prétend l'être-; ce peut
être aussi un discours anthropologique, d'esthétique ou de i
linguistique, du portrait en général. Ce n'est pas le discours
théologico-politique du portrait du Roi et la brièveté de
l'analyse des Messieurs de Port-Royal dans leur Art de Penser de
l'énoncé, «c'est Césan) dit devant son portrait, montrerait,
par défaut, qu'ils le savaient bien en fidèles sujets de
Louis XIV. .
:i
i~'j

j.
'1
'
Le corps glorieux du Roi et son portrait 205

Qu'il soit du visage seulement ou en pied, le portrait du


Roi se reconnaît «sans préparation et sans façon)) immédiate-
ment comme tel, à je ne sais quel air de majesté, de noblesse et
de grandeur qui marque le visage et le corps du Prince; -
qu'on se souvienne ici de la description que fait Voltaire du
jeune Louis revenant de Vincennes, en 1665, en habit de chasse
pour admonester le Parlement et lui signifier qu'il n'avait plus
à discuter ses décisions : «sa taille déjà majestueuse, la
noblesse de ses traits, le ton et l'air de maître dont il parla
imposèrent plus que l'autorité de son rang qu'on avait
jusque-là peu respectb) -le corps de Louis est, dans un effet
iconique, constitué en corps royal par le discours rapporté et
les circonstances qui l'encadrent : Louis devient tout à coup
Roi et est reconnu tel comme portrait de Roi. Toutefois le corps
du Roi est un suppôt non de qualités anatomiques, pour parler
comme Pascal, mais, dans son portrait même, de signes et
d'insignes qui en marquent les fonctions particulières, le
statut réservé à sa représentation comme les attributs princi-
paux que cette représentation porte à la connaissance du
spectateur et à son admiration : non seulement donc: «c'est
Louis)), «c'est le Roi)), mais «c'est le Monarque en majesté)),
«c'est le Prince tout puissant, chef de guerre)), «c'est le Roi,
juge infiniment sage))' etc. A cette définition de la substance
singulière du Prince, par et dans son portrait, concourt le décor
de scène sur laquelle est dressée sa figure, tapis, tentures et
rideaux, trône et colonnes, et jusqu'aux représentations qui y
sont représentées, statues, images ou emblèmes, jusqu'aux
idéogrammes et à l'ornementation que porte le cadre où le
tableau de portrait s'encadre. A vrai dire, l'identification,
voire l'identité du modèle dans le portrait du Roi n'est ni un
problème ni même une question que poserait le portrait; c'est
la fonction qu'il présente, pour ne pas dire le piège qu'il tend
au regard. Si la fonction sociale idéologique du portrait royal,
c'est de faire dire devant l'objet peint : «c'est le Roi))' si son
piège est de faire décliner une identité nominale : «c'est Louis
206 La parole mangée

le Grand», le procès de cette fonction, le ressort de ce piège, c'est


en vérité le procès d'identification du Moi. Le portrait du Roi,
ce n'est pas Louis le quatorzième, ni même Louis le Grand; son
portrait, c'est- si j'ose le dire- «Moi)). La visée d'assujet-
tissement idéologique et politique qu'opère le portrait sur le
destinataire spectateur s'effectue par auto-position du desti-
nataire comme «Moi-Roi)). Et c'est pourquoi la relation
qu'institue le portrait du Prince n'est pas d'abord une relation
au spectateur, mais une relation au Prince même dont son sujet
ne sera jamais que le spectateur en tiers. Mais c'est parce que le
spectateur du portrait occupe cette position du tiers, qu'il est
posé et se pose lui-même comme sujet du Prince. Sans doute,
occupe-t-il, pour contempler le portrait, la position même du
Roi qui se regarde en regardant son portrait, mais dans
l'instant même de cette substitution qui, sinon serait un crime
de lèse-majesté, le Roi est déjà son propre portrait et le
spectateur, loin de regarder le portrait du Prince, loin d'être
sujet producteur d'un regard sur le prince, est alors regardé par
le Monarque, il est l'objet de son regard, c'est-à-dire précisé-
ment constitué par ce regard même et assujetti par lui en sujet
politique. Aussi la scène, que nous avons imaginée plus haut,
du Roi contemplant son image n'était point une simple fiction
rhétorique destinée à introduire une «théorie)) du corps
glorieux du Roi. La fiction est constitutive de la théorie au sens le
plus fort des termes : le portrait du Roi, c'est la théorie du Roi,
la théorie théologico-politique du corps royal.

Le portrait du Roi en majesté

Le corps du Roi, c'est son portrait; le portrait du Roi, c'est


le Roi même, dans une impressionnante évidence : il est le Roi,
d'abord par l'agglomérat des signes royaux qui constituent son
être, construisent sa présence, produisent son identité, être,
présence, identité qui ne sont pas ceux d'un individu, ni même
208 La parole mangée

d'un individu porteur d'un nom propre le différenciant singu-


lièrement d'autres individus et d'autres noms, mais ceux d'une
dignité, d'une fonction et d'un rôle dont le nom propre est «le
Roi». Du grand dais au baldaquin écarlate et or au tapis
cramoisi à ramages, du trône doré à velours azur fleur de lysé,
du tabouret où sont posées la couronne royale et la main de
justice de Charles V aux degrés de l'estrade de la salle du trône,
de l'énorme colonne de marbre dont le piédestal porte un bas
relief antique au lourd manteau royal bleu fleur de lysé d'or à
revers d'hermine blanc moucheté de noir, de la grande perru-
que rituelle, au sceptre d'or et à l'épée de Charlemagne, la
«] oyeuse » de la légende, du collier de l'Ordre du Saint-Esprit
placé sur le vaste jabot de dentelles, des manchettes bouillon-
nantes à la culotte bouffante de cérémonie et aux souliers
blancs à talons rouges, il n'est pas un élément du tableau qui ne
soit insigne et signe, ornement symbolique ou pièce d'his-
toire; le trésor de Saint-Denis et ses antiques regalia sont ici
exposés, accrochés au corps dont, semble-t-il, la seule fonction
est de les présenter au même titre que le tabouret, le trône ou les
colonnes, et qui apparemment n'accède à l'être, à la corporéité
que d'en être le support, corps d'histoire, ou plutôt présence
réelle du corps légendaire de l'histoire, dont les signes et les
insignes, par leur expansion à partir de lui comme trône,
estrade, colonne, baldaquin, par ce qui les entoure, les porte et
les décore, déploient l'espace représenté comme lieu du Monar-
que: il n'est pas jusqu'à la lumière et l'ombre jouant sur le
métal, les pierres précieuses, les marbres et les somptueuses
étoffes qui ne définissent ce lieu et les figures qui les composent
comme la réfraction du numen divin posé d'en haut sur le corps
royal, placé sur sa face et émanant d'elle et de lui.
C'est ainsi que dans ce fourmillement majestueusement
ordonné des signes et des insignes, le «tableau d'histoire» du
Roi contemplé tout à l'heure se ramasse et se condense dans le
portrait d'apparat du Monarque, le récit iconique d'un acte du
Prince, dans l'image épidéictique de l'absolu pouvoir qui est
Le corps glorieux du Roi et son portrait 209

aussi l'absolue représentation : le format en largeur de la frise


horizontale du premier se redresse dans l'éclat d'une proposi-
tion verticale et en hauteur, que découvre le même rideau rouge
et or drapé en baldaquin au-dessus de l'unique figure, mais
aménageant à la différence du précédent une mystérieuse
sublimité dans un arrière plan où se laissent pressentir, à
l'aplomb de la colonne, la transcendance divine réalisée,
immanente, dans cette figure. Tous les acteurs historiques,
tous ceux plutôt qui, dans la lignée et l'alliance, dans la guerre
et la politique, avaient part à l'acte miraculeux de l'Agent de
l'Histoire ont disparu figurativement de la scène « démonstra-
tive» pour se condenser en une unique Figure de portrait en
pied et s'y réduire à ses simples signes et ornements (le
manteau, l'épée, le sceptre, la couronne, le trône, etc.) figure qui
se comporte comme un récit, un fragment de récit qui se
comporte comme un discours, puisque du récit, elle a cette
caractéristique d'être réduite au sujet de l'énoncé et d'être
déconnectée du sujet de l'énonciation; puisque du discours,
elle a ce trait d'être réduit au présent pur- et implicite- de
l'énonciation :assertion d'une présence hors temps et hors de la
subjectivité du locuteur, la phrase nominale pose un rapport
intemporel et permanent, l'absolu d'une vérité proférée comme
telle par la force de son autorité propre dans le dialogue où elle
s'impose en produisant elle-même, si l'on peut dire, sa réfé-
rence, en se produisant comme sa propre référence, l'être d'une
essence.
Le portrait royal est phrase nominale iconique : «le
Roi!» Le trait iconique du dialogique que suppose toujours la
phrase nominale est ici le regard d'un visage présenté de face
au spectateur potentiel qui le contemple et que le Roi regarde
- dans les yeux - . Cette notation est cependant superficielle
dans le rapprochement même où elle s'institue. En effet si la
phrase nominale suppose une relation dialogique discursive,
elle n'est pas dialogue, ni structurée en dialogue. Le regard du
Monarque en son portrait n'est pas celui qu'un «je» dirigerait
21 0 La parole mangée

vers un «tu» qu'il regarderait et qui le contemplerait en


retour. Il n'est pas d'autre spectateur possible du portrait du
Monarque que le roi lui-même. Ils se regardent; par son regard
de roi, le roi se produit Monarque dans le portrait de son œil,
comme à l'inverse le Monarque par son regard de portrait se
profère ou se présente Roi dans sa réalité« théorique». Et c'est
très précisément ainsi que le Roi est réellement présent dans
son portrait : celui-ci est, en quelque sorte, le modèle, le roi à
son paroxysme, s'épuisant constamment dans son image; le
portrait royal serait l'excès du sujet qui se nie dans son image
en s'identifiant à elle.
Dès lors, non seulement on ne doit pas dire que l'effigie
royale regarde un spectateur qui, réciproquement, en la
contemplant, la mettrait dans la position d'objet vu; mais on
ne peut même pas dire, comme nous l'avons fait il y a un
instant, que c'est le roi que le portrait du Roi regarde et le roi,
celui-ci en retour. Le portrait comme «phrase nominale
iconique», s'il s'inscrit dans le dialogique, n'inscrit pas un
quelconque dialogue visuel par le regard et le visage en
frontalité. Si être présent (prae-sens) ne signifie pas être là, être
devant, mais être en avant, en pointe, en anticipation ou en
excès, sans nulle solution de continuité entre l'arrière et
l'avant, le sujet et son extrême, si être là signifie temporelle-
ment ce qui est imminent, ce qui ne souffre pas de délais, ce qui
est distinct du moment où l'on parle sans être séparé de ce
moment par un intervalle, et si le roi est réellement présent
dans son portrait, alors on devra dire que ce n'est pas un
spectateur quelconque que le portrait regarde, que ce n'est
même pas le roi son modèle; il faut dire que le roi regarde à
l'extrême avancée de son visage dans son portrait: il ne
regarde rien, car le regard du portrait, c'est l'extrême pointe de
son être, l'excès ultime de la présence royale, la passion extrême
du regard qui, du même coup, annule toute passion déterminée
dans une sorte d'imminence d'être.
D'où le trait de pose et d'ostentation de pose qui caracté-
Le corps glorieux du Roi et son portrait 211

rise le portrait épidéictique et qui engage cette étrange


structure temporelle que nous avons caractérisée, avec Benve-
niste analysant le pré-fixe « prae », par l'im~inenc: et le
suspens et où nous retrouvons les trois marques semantiques et
pragmatiques de la phrase nominale du «hors temps», «?ors
mode» et «hors subjectivité>>. Dans la pose de la figure pemte,
le modèle est en train de survenir à son portrait, en laissant au
terme de modèle son ambiguïté de paradigme idéal (politique,
' .
éthique, théologique) et de corps référentiel (celui que l_e pemtre
reproduit en image mimétique sur l~ toile!· Le po:trmt da~s la
pose et dans l'exhibition de pose fmt vemr en presence r~elle,
l'un et l'autre, le Roi et le roi, le Monarque et Loms le
Quatorzième du nom, les unit, les réunit dans son apparence
peinte. Trois gestes marquent la pose, la montrent et la
signifient: la main gauche posée sur la hanche dans le
bouillonnement de la manchette de dentelle au-dessus de la
poignée de l'épée de Charlemagne, le coude du bras supportant
le pli relevé en revers du grand manteau royal en velours. ble~ et
hermine blanche; la main droite posée sur le sceptre lm-meme
planté sur le coussin du tabouret où sont posées la cour~~ne et la
main de justice; enfin, et peut-être surtout, _la positiOn, des
deux jambes, gainées de soie blanche, et des p~eds chausses de
souliers à boucles d'or et à talons rouges, qm commande, et
exige dans une certaine mesure, les gestes_ précédents:, Ce
dernier geste dessine une figure de danse dite d? ~~atneme
position qui est une pause dans un mouve~ent, precisement ~a
pause de départ ou d'arrivée dans l'exécutiOn fut~r~ ~u passee
du mouvement, son infime imminence ou proximite. Evoca-
tion de l'exceptionnel danseur qu'était le roi, cette figure ne
peut cependant pas être considérée com~e une séqu~n,ce dans
un ballet : elle n'est ni un mouvement, m un repos, m l amorce
d'un récit ni sa fin ni la prémisse d'une affirmation, ni la
propositio~ conclusi~e d'un discours .. Encor~ un~ fois l; roi ne
marche pas, mais il n'est non plus Immobile; Il ne s avance
pas, il ne s'immobilise pas : il pose, il marque une pause dans
212 La parole mangée

la pose, dans un suspens qui façonne une sorte d'idéalité


corporelle, instant éternel, durée infinie ramassée dans
l'extrême densité d'un moment. Le Roi, en sa figure épidéicti-
que, tourne - stable, permanent, en repos - il tourne, sans
tourner, autour de son sceptre fiché, tête fleur de lys en bas,
comme canne de parade, dans le coussin du tabouret. Il tourne,
sans tourner, pour montrer ou plutôt pour présenter sa propre
présence, c'est-à-dire l'ensemble des signes et des insignes qui
la représentent dans l'imaginaire ou le symbolique, le man-
teau de majesté dont le pli relevé semble dans sa forme même
accompagner ce tour immobile du corps et l'épée impériale et
le tabouret porteur des regalia etc. Il montre, il présente son
corps comme signe et insigne, il pro-fere dans la présence réelle
du portrait, son nom, le nom (du) Roi, la nomination-nom :
«le Roi!». C'est donc ainsi que le portrait du Monarque est le
Nom du Roi à la faveur de l'ostentation de pose, d'une épideixis
du paradigme politique et du corps individuel; c'est donc
ainsi que le pouvoir théologico-politique et la représentation
de langage et d'image s'identifient. Le Roi en majesté ne règne
pas, ne gouverne pas : le montrent assez main de justice et
couronne déposées sur le tabouret et sceptre renversé tenu comme
canne de danse. Mais pour régner et gouverner, il n'est que de
se présenter en représentation; il n'est que de se proférer dans le
nom «Roi!>>, car cette présence en représentation et en nomi-
nation est la souveraineté même dans son autorité et sa
légitimité.
La main droite est posée sur la hanche et le coude tient
relevé en un magnifique pli, le somptueux manteau royal: ce
qui se découvre là - il faut ici l'avouer- ce ne sont pas des
signes ou des insignes, mais deux jambes, en bas de soie
blanche : je ne dis pas parties d'un corps physique, mais trait
d'un corps d'amour, trait érotique d'un corps de plaisir, par
quoi le vieux Roi s'est trouvé séduit autant que par l'image du
Monarque absolu que le portrait lui renvoyait; ainsi les
princesses des contes de Peau d' Ane aperçues au fond d'un
Le corps glorieux du Roi et son portrait 213

couloir obscur, au travers de l'huis d'une porte, comme Charles


Perrault l'avait écrit moins de dix ans avant que Rigaud ne
peigne son tableau. Le corps glorieux du Roi se s~nsualise e~ se
féminise par la jarretelle et le galbe soyeux de Jambes qm se
montrent comme celles d'une danseuse dans la figure d'un
mouvement suspendu; dans l'imminence d'un autre, entre-
deux d'un même geste. Il faudrait ici montrer sur l'exemple de
cette jambe royale que le portrait du Roi est aussi le fétiche de
la représentation et que l'érotique et plus généralement l'esthé-
tique - comme valeur sensuelle du goût - a ~irectement à
voir avec le politique et précisément le pouvmr absolu du
Monarque en «présence réelle» dans son portr~it.
Le fétichiste, on le sait, dénie, dans une Image ou un
substitut du phallus de la femme, que celle-ci manque de
pénis : il élirait comme fétiche le dernier objet qu'il a vu -
enfant- avant de s'apercevoir de cette absence. Par exemple,
la chaussure pour le regard qui remonte le long d'une jamb~ à
partir du pied. Le retour répété à cet ?bjet; l~ con~tant~ repnse
du parcours à ce point de départ viserait a mamtemr, P?ur
l'organe contesté, un droit à l'existence. G. Deleuze a admira-
blement montré comment le fétiche, loin d'être un symbole, est
en quelque sorte un plan fixe, une image arrêtée que le regard
quitte pour toujours y revenir et ainsi toujours répéter la
dénégation d'une absence. Dénier l'inexistence, opérer la
dénégation de l'absence, ce n'est pas, on l'imagine, pour autant
poser par une sorte de mécanique de la négativité, la pr~sence
ou l'existence. La dénégation ne nie pas purement et simple-
ment elle n'anéantit pas non plus par destruction, en l'occur-
renc: elle ne nie pas l'absence et, la niant, elle ne la remplit
pas ~ais comme l'écrit encore Deleuze : «elle conteste le bien
fondé du réel», elle met en question le droit du réel à être ce
qu'il est; geste transcendantal s'il en est, elle affecte la dimen-
sion réflexive de la représentation, l'insistance par laquelle la
représentation non seulement représente quelque cho~e, ~ais
se présente en représentant quelque chose et par la meme
214 La parole mangée

:<jAustifie » ou «légitime» ce qu'elle représente, lui donne droit


a _et~e p~ésent dans son délégué, dans son fondé-de-pouvoir. La
den~gatwn neutralise cette légitimité, elle suspend cette justi-
ficatiOn, elle ~ffecte «ce qui est>> d'un espace associé où ce que
Husserl aurait appelé la croyance originaire et fondatrice de
la relation au réel se trouve levée. Le donné s'enlève sur un
nouvel horizon dont la caractéristique essentielle est qu'il n'est
pas donné, pas posé, pas perçu.
Le portrait du Roi, la représentation infinie est la pré-
sence« réelle» du Monarque absolu autant dans le suspens de la
pose que dans l'accumulation des signes, autant dans la
neutralisation du mouvement et du repos, du geste et de
l'imm~bi~ité, de la durée et du moment que dans le pouvoir
quantitatif des ornements et des insignes.
, La présence« réelle» du Monarque dans le portrait s'opère
~abord par le geste transcendantal de la dénégation, dénéga-
tion. de la limite c'est-à-dire dénégation de toute négation
possible de l'extension indéfinie, de l'expansion infinie de la
puiss.ance du. Prince: «Non, je ne manque pas de puissance,
~on Je ~e ~ms pas sans pouvoir» : valeur hyperbolique de la
htote. Amsi est ouvert l'espace neutre de l'absolu du pouvoir où
l'absence ou la limite du pouvoir est infiniment, indéfiniment
contestée et contestable: «Non, je ne manque pas de l'organe
abso~u du pouvoir.» Et pour paraphraser l'analyse de Deleuze,
o~ dira qu.e le portrait du Roi, le fétiche du Monarque absolu,
c est ensmte, ou c'est aussi, la neutralisation défensive qui
n'est pas oubli ou négation de la situation réelle (le Roi n'est
pas tout puissant et il le sait bien), mais sa suspension. Qui
peut mieux que «moi-comme-portrait» «Roi-comme-portrait
opérer cette suspension? 1705, malgré la maladie et les années,
les revers, les défaites, les famines, la montée de la puissance
an~lai~e, l'épuisement de la guerre de succession d'Espagne, le
Rm tnomphe dans sa splendeur: le portrait du plus grand Roi
d'Europe, le Roi-Soleil «seul comparable à soi», comme, là
encore, Perrault l'écrira de celui de Peau d'Ane. Et c'est par là que

al
Le corps glorieux du Roi et son portrait 215

le roi enfin accède à sa présence réelle de Monarque absolu


dans son portrait-fétiche qui opère non seulement la neutrali-
sation défensive de l'histoire réelle et du corps référentiel, mais
encore celle protectrice, idéalisante du Prince: «Je suis le
Monarque absolu. » Enoncé de croyance que formule le
modèle-paradigme devenu portrait, tout entier sans référence,
car toute référence, fût-elle celle d'une parfaite mimésis, est
limitation «réelle», obstacle du «réel» : le Monarque absolu
dans sa monstration épidéictique, dans l'ostentation de son
apparence peinte fait valoir les droits de l'idéal contre le réel.
La réalisation du désir d'absolu du pouvoir dans le fétiche de
la représentation du Monarque se suspend dans l'idéal pour
mieux neutraliser les atteintes que la connaissance de la
réalité pourrait lui porter.
Et l'on ne perdra jamais de vue que le désir de l'absolu du
pouvoir n'est qu'une des espèces des pulsions de mort. Elles ne
sont présentées et présentables dans l'inconscient - on le sait
-que dans leurs mélanges avec des pulsions de vie. C'est en ce
sens que le portrait du Roi est une des figures du sublime,
c'est-à-dire une des figures de la présentation de l'irreprésen-
table, celle qui présente l'irreprésentable absolu du pouvoir.
Lorsque Pascal dans une de ses pensées définissait la tyrannie
comme le désir de domination universel hors de son ordre, il en
donnait la plus radicale critique et avec elle, celle du Monar-
que absolu. Car qu'est-ce que ce désir de domination universel,
c'est-à-dire hors de la différence caractéristique de son ordre -
sinon le désir de l'annulation de toute hétérogénéité, de toute
différence dans l'homogénéité définitive dont un des noms est
sans doute l'absolu pouvoir mais dont l'autre est entropie
généralisée, soit la mort. La tyrannie, le désir d'absolu du
pouvoir, de tout pouvoir est désir de mort et le portrait du Roi
est une figure de son accomplissement dans le fétiche de la
représentation qui aboutit à suspendre, dans l'idéal et contre les
droits du réel, le corps du Roi.
Le portrait du Roi a ainsi un rapport essentiel à la
'!

216 La parole mangée

dénégation et au suspens. Disons-le d'une formule : le portrait


du Roi sera toujours le portrait du portrait et c'est à ce titre que
s'y opère le paradoxe d'une dénégation de l'énoncé, c'est-à-dire
son suspens, sa neutralisation au profil de l'ostentation épi-
déictique, de la monstration, en un mot de l'énonciation :
paradoxe complémentaire et inversé de la dénégation du
dispositif de l'énonciation, dans le tableau d'histoire du Roi
dont le profil en reflet dans le miroir était, comme nous l'avons
montré ailleurs, une remarquable figure. Portrait du por-
trait, qu'est-ce à dire? Simplement ceci : que lorsque le corps
du modèle royal prend la pose dans le «réel» en vue de sa
représentation mimétique par le peintre, ce corps référentiel se
constitue en portrait «réel))' si l'on nous permet cette expres-
sion. Dès lors peindre le corps-modèle en pose dans le réel, c'est
peindre la pose du sujet comme sujet de pose, c'est faire le
portrait d'un portrait. Et c'est ainsi que, dans ce redoublement,
les droits du réel à être ce qu'il est, du corps référentiel à être
celui d'un individu singulier, passent par la contestation
dénégatrice, dans l'idéal pour s'y présenter comme le para-
digme (éthique, politique, théologique) du Monarque absolu
contre le roi réel. La pose est ainsi le paramètre ou mieux
l'opérateur de neutralisation du corps réel du roi dans un
portrait «réel)) que le portrait du Roi, en le représentant,
suspendra dans l'idéalité de l'Absolu. Le portrait (du portrait)
du Roi, ce (portrait) 2 où l'exposant ne serait ici que le symbole
mathématique parodique de la pose, est le fétiche, c'est-à-dire
la présence réelle du corps royal sous les espèces représentatives
du Monarque.
Pour en revenir à Benveniste, la distinction d'une posi-
tion du *pro-trait et d'une position de *prae-sence marquerait
les étapes de la constitution du portrait du Roi en fétiche du
Monarque. Si le pro-tractus signifie à la fois ce qui est tiré,
extrait, expulsé d'un corps et d'un visage et ce qui est mis à la
place, substitué pour couvrir et protéger, si le prae-sens signifie
ce qui est en avant d'un objet mais en continuité avec lui, son
Le corps glorieux du Roi et son portrait 21 7

extrêmité son excès, son paroxysme ou son imminence, alors le


' . "'
portrait du Roi comme pro-tract~s r_narq~erai~ la separa~IOn
.
dénégatrice du réel et la neutralisatiOn defensive et substitu-
tive de l'image, cependant que la «présence réelle)) du Mona~­
que manifesterait, de façon éclatante et gl~rieuse, la neutrali-
sation idéalisante de l'icône qui légitimerait, en le fondant en
droit, l'irreprésentable absolu du pouvoir. .
Le roi sur son trône imite le Monarque dans son Image
comme celui-ci devant son trône de peinture et dans son absolu
de pouvoir contemple pour s'y confondre le Prince qui le
regarde, sous les yeux de la Cour qui répète son Nom : «le
Roi!)).

Une caricature de Thackeray

Si le portrait de peinture du Roi en .fétiche du .Mona_rqu.e


est la marque et le symptôme du masochisme du Prmce sedmt
par son image, le trait de dessin de, Thac~er~y pr,oposant le
tableau de Rigaud en trois figures decouvnrait, pres de deux
siècles plus tard, le sadisme du sujet, fasciné pa~ le corps d~
Roi. Le geste «caricatural)) de l'auteur anglais consiste a
représenter séparé, scindé, coupé ce que le portrait d'?loge du
peintre français avait présenté unifié dans une synthese s~ns
fissure. Aussi n'est-ce point étonnant qu'Ernst Kantorowicz
trouve là une illustration de la grande thèse théologico-
politique des deux corps du Roi : une ill_ustratio~ à val~ur
rhétorique et didactique sans doute, mais un~ Illustrati~n
seulement dont on ne peut que souligner le caractere superficiel
et schématique. En vérité, le dessin de Thackeray, loin d'expo-
ser- sur le mode satirique -la thèse des deux corps du Roi, est,
au sens le plus précis du terme, l'analyse -la déliaison- d_u
portrait du Roi où la théologie politiqu~ des deux corps ~valt
trouvé à la fois son accomplissement ultime et sa plus radicale
transformation. La caricature opère la coupure de la nature et
218 La parole mangée

REX l.UDOVICUS UJ DOVICUS REX

AN HISTORICAL STUDY

du s~cial, du physique réel et du fictif symbolique, du corps et


des signes, et en. ce sens, elle en revient effectivement, mais par
u~e sorte de pah~odie de dérision à la thèse des deux corps du
rm que le portrait du monarque avait transcendée. La carica-
ture dé-compose le portrait pour proposer, dans son dessin
ce~tral, le co:ps naturel du roi dont le spectateur du portrait
pemt p~r Riga~d n'aura jamais rien aperçu, même pas,
c~mme Il pourrait le sembler à une description oublieuse des
lms de la psychologie de la forme, le visage ou les jambes : car
comme ?n le sait, .le tout est plus et autre chose que la somme de
ses parties et le visage du roi, dans le portrait de Rigaud, n'est
Le corps glorieux du Roi et son portrait 219

pas une tête (celle de Louis de Bourbon, le 14• du nom) plus une
perruque de cérémonie; il n'est pas tel qu'on puisse en addi-
tionnant une tête et une perruque obtenir un total qui serait la
tête de Louis XIV dans le portrait peint par Rigaud. Ou tel
qu'en enlevant (en soustrayant) la perruque du visage portrai-
turé soit obtenu un reste qui serait la tête de l'individu qui,
avec la perruque, est le roi. La caricature relève d'une psycho-
logie associationiste analytique élémentariste et à ce titre, elle
avoue son époque et son milieu. En fait, elle ne nous propose pas
le vrai dé-compte du portrait du Roi en nous donnant le compte
exact des parties composant le modèle comme corps référen-
tiel : elle nous offre plus et autre chose que le portrait d'apparat
ramené à ses composants, comme celui-ci était plus et autre
chose que ceux-là puisqu'il en réalisait la transcendante unité.
Le dessin de caricature joue son coup politique et idéologique
en se donnant comme la simple décomposition du portrait
d'éloge : elle vise à faire croire que le portrait du Roi n'est en
réalité qu'un corps naturel d'organes misérable plus un corps
social de signes magnifiques et qu'en enlevant au corps de
signes, le corps de nature qui le supporte, c'est-à-dire en le
montrant séparé de lui, le corps de signes n'est plus que le masque
ou plutôt le déguisement mensonger du corps de nature, en un mot
que celui-ci montré dans sa misère est la vérité de celui-là
représenté dans sa gloire. La caricature du roi vise àfaire croire
qu'elle est la vérité du portrait du Monarque alors qu'elle est
seulement la transformation sadique par l'esclave (le bour-
geois) du fétiche masochiste du Maître (le Prince). Aussi
pourrions-nous dire, la caricature asserte une thèse, elle déve-
loppe un discours, elle narre un récit; thèse, discours, récit
qu'elle substitue à la phrase nominale du portrait; de même
qu'on ne passe pas, par simple expansion ou explication, de la
phrase nominale du portrait à la phrase complète, proposition
discursive ou énoncé narratif, de même on ne passe pas du
portrait du roi à la caricature par simple soustraction
arithmétique. Décomposition, régression parodique du por-
220 La parole mangée

trait du monarque aux deux corps du roi, la caricature n'est


pas non plus la simple illustration amusante ou ironique de la
thèse de Kantorowicz : ce n'est pas elle qu'elle vise à prouver
« iconiquement », mais une autre thèse, à savoir que le portrait
cache son corps et que le corps de dignité est un travestissement du
corps naturel. Le corps du Monarque dans son portrait n'est
plus alors un corps majestueux d'ostentation dont le corps
naturel serait l'invisible support - puisque le visage y est
d'abord un regard et les jambes, celles d'un corps érotique (qui
n'a rien à voir avec un corps naturel physique); avec la
caricature, le corps du Monarque est un corps de dissimula-
tion. La caricature transforme l'ostentation de majesté,
c'est-à-dire la souveraineté légitime du «pouvoir-représenta-
tion» en un masque, un «corps-masque» de déguisement et de
dissimulation qui n'est pas le simple support, le mannequin
du corps de dignité : elle fait chuter le corps naturel dans le
ridicule et le grotesque; la disproportion entre la tête et le
corps, entre les jambes grêles comme échasses et le ventre
bedonnant, la calvitie et les marques de l'âge font du corps de
Louis celui d'un gnome grimaçant. Mais à vrai dire, ces traits
ne sont ridicules ou grotesque.s que par contraste aux deux
autres figures qui l'accompagnent, celle qui réunit les signes et
les insignes sans le corps porteur et celle qui en représente la
somme. Nous y reviendrons. La caricature n'est donc pas la
représentation de la vérité du portrait comme elle vise à le faire
croire en exhibant le déguisement qu'il effectuerait; ou plus
précisément, si la caricature réussit à nous faire croire qu'elle
montre la vérité, son argument qu'elle fait passer pour preuve
péremptoire et décisive est la laideur, le ridicule, le grotesque
du corps naturel : telle est bien la vérité du portrait d'apparat,
semble-t-elle nous dire, telle ne peut pas ne pas être cette vérité
puisque c'est cette laideur, ce ridicule, ce grotesque que le
portrait dissimule et qu'il n'aurait nul motif ou raison ou
mobile de dissimuler s'il s'agit d'un beau et d'un noble corps.
Sophisme de la caricature du portrait : l) Le corps supporte le
Le corps glorieux du Roi et son portrait 221

corps de dignité qui le recouvre : ce dernier cache le corps


naturel. 2) Or dans la représentation qu'est le pouvoir, dans le
pouvoir qu'est la représentation, est exclu ou caché tout ce qui
peut compromettre l'inadéquation de la représentation et du
pouvoir. 3) Si le corps naturel du roi est caché, c'est qu'il
compromet la majesté du Monarque, c'est qu'il est ridicule.
4) Il ne peut être que ridicule puisqu'il est caché. Mais ce
sophisme est efficace : en extrayant du portrait du Roi, le corps
«réel» que ce portrait cacherait, elle le met dans l'extériorité,
elle le sépare et le montre objectivement c'est-à-dire comme un
objet, et paraît alors y dé-couvrir la vérité objective du corps de
dignité dont il est revêtu. Il est remarquable d'ailleurs que
l'ordre de lecture des trois figures de la caricature commence,
par celle, à gauche, du corps de dignité légendé REX pour se
conclure par celle du portrait de Rigaud, comme si au lieu
d'être une analyse du portrait existant et sa décomposition, la
caricature proposait à la vue sa genèse, comme si le peintre
pour donner du Roi une image convenable avait revêtu des
signes et des insignes de la dignité royale (dessin no 1), un
corps décrépi par l'âge et la maladie (dessin no 2). Dès lors, à la
thèse de la vérité satirique du portrait, la caricature ajoute le
récit légendaire de sa constitution, en entendant «légendaire>>
au double sens du legendum de l'icône du Roi et de la fable accréditée de
sa fabrication. Et si tout récit ne déploie sa narrativité que
dans la mesure où il opère la transformation d'un état initial
de manque et de défaut en un état final de complétude ou de
satisfaction, la caricature donne à lire le portrait du Roi
comme le stade terminal du procès de remplissement de l'état
social par l'état de nature pour composer celui du souverain
monarchique. Elle révèle ainsi l'histoire institutionnelle - là
encore légendaire - que la fabrication du portrait du Roi
représenterait à sa façon (du modèle référentiel à l'icône
achevée, par l'efficace d'un «supplément» que sont les orne-
ments, les décorations et le décor) une histoire qu'en fin de
processus, le portrait condenserait dans son unique et impo-
222 La parole mangée

sante figure. Sans doute Thackeray a-t-il l'habileté de nous


montrer les signes-insignes de la majesté royale précédant,
dans l'ordre de lecture, la présentation du corps naturel. Mais
son commentaire opère négativement, si l'on peut dire, la
constitution du portrait du Roi : « ... a king is not every inch a
king ... and it is curious to see how much precise majesty there
is in that majestic figure of Ludovicus Rex ... we have endea-
voured to make the exact calculation ». L'histoire sous-jacente
à l'ordre des dessins de la caricature est plutôt ici conçue sur le
mode d'une combinaison chimique (quelle quantité de la
substance «majesté» y a-t-il dans la figure majestueuse du
Roi?), avant de se réduire à l'arithmétique d'une addition.
Thackeray continue : «The idea of kingly dignity is equally
strong in the two outer figures; don't you see at once that
majesty is made out of the wig, the high heeled shoes and cloak,
all fleur-de-lis besgangled. As for the little lean, shrivelled,
paunchy old man offive feet two, in a jacket and breeches, there
is no majesty in him at any rate; and yet he hasjust stepped out
of that very suit of clothes. » Ce calcul arithmétique, la
caricature dans ses dessins le donne à lire sous la forme des
lignes pointillées qui situent Rex, Ludovicus et Ludovicus Rex à la
même échelle. Toutefois pour effectuer le calcul des dimensions
de la majesté théologico-politique, Thackeray, dans son
commentaire, «raconte» l'anecdote du Roi sortant de cet appa-
reil vestimentaire et ornemental que sont la perruque, les
souliers à talons, le manteau fleur-de-lysé : «He has just
stepped out of that very suit of clothes. » Mais ensuite et sur le
mode d'une prescription-instruction, il enjoint son lecteur
spectateur d'opérer lui-même la synthèse à la fois historique-
institutionnelle et artistique-esthétique du portrait : «Put the
wig and shoes on him, and he is six feet high; - the other
fripperies, and he stands before you majestic, imperial, and
heroic! Th us do barbers and cobblers make the gods that we
worship. ))
Autrement dit, cette genèse à la fois fictive et transcen-

1
Le corps glorieux du Roi et son portrait 223

dantale du portrait du Roi dont nous avons tenté de produire


l'évidence à partir du tableau d'histoire mettant. en scè~e u~
acte du Prince en soulignant comment le portrait constituait
l'essence subst~ntielle, la vérité permanente que l'Agent histo-
rique déployait dans le temps des hommes e~ des c?oses,. la
caricature de Thackeray en offre une representatiOn bien
différente qui décrit une histoire tout aussi fictive du portrait
mais empirique, celle de la fabrication d'une image ~e
pouvoir absolu et à l'inverse, celle de l'évidence du pouvmr
absolu de l'image, fabrication elle-même représentative d'une
histoire non plus idéale mais positive de l'institution monar-
chique comme dissimulation de la faiblesse du c~rp~ naturel
individuel par la puissance des signes et des msignes du
pouvoir, une histoire où le récit découvre non seulement l'usurpa-
tion originaire du pouvoir politique mais encore le leurre qu'est
son procès de légitimation. .
Mais là encore la caricature fait croire, elle aussz, par faux
semblant d'une lecture constitutive ou constructrice du por-
trait royal à partir des figures qui le précèdent sur. la pa~e et
par l'addition et la superposition dont le portrait serait le
bilan et le résultat : la composition ordonnée cache à son tour
une dé-composition plus primitive, la ~ons.truction ~i~simule
une dé-construction initiale et la constitutiOn synthetique et
génétique est seulement le leurre d'une régression analyt~que et
négatrice. 11 suffit que nous ne lisions pas ce. que la cancature
nous incite à lire ou il suffit que nous parcounons du regard les
trois figures dans l'ordre inverse de celui de la lecture d'~~e
ligne écrite qu'elle nous propose, voire que nous les conside-
rions toutes ensemble comme une seule image pour que la
caricature découvre son obscénité sadique; nous n'assistons
pas alors à la construction du portrait, mais. à ~a- lacératio~.
Obscène elle déshabille le Monarque de sa digmte monarchi-
que en ~ous faisant croire que. le .P?rtrai~ n'est que !:habillage
d'un corps naturel par cette digmte; sadique, elle decouv_re la
misère d'un corps physique, son impuissance en nous faisant

1
224 La parole mangée

croire que le portrait n'est portrait de roi que par dissimula-


tion de cette misère. Obscène et sadique, la caricature l'est
davantage encore, si l'on peut dire, en ce qu'elle positionne son
spectateur en voyeur d'une sorte de «strip-tease» politique
dont il serait l'unique spectateur et dont le pouvoir et sa
représentation, la représentation et son pouvoir dissimule-
raient la permanente effectuation. Le spectateur est comme un
voyeur qui assisterait à une agression sexuelle sur le corps du
Roi; c'est bien là le sens de l'anecdote imaginaire que raconte
le commentaire de Thackeray; celle du Roi sortant de son
«portrait» c'est-à-dire abandonnant les vêtements de dignité
qui recouvrent son corps : le roi comme corps féminin dont
l'œil voyeur du caricaturiste prend possession comme spectacle
obscène, observant en tiers l'acte d'agression dont il est,
quoiqu'absent, l'agent; mais ce déshabillage agressif est aussi
sadique: le spectateur n'est pas seulement le voyeur d'une
agression sexuelle sur le corps féminin du Roi, il découvre
aussi la misère de ce corps; la prise de possession est ici
violence dans la mesure où dans le même temps où elle s'exerce,
elle désexualise ce corps qui de corps féminin à posséder
devient cadavre. Le montrerait à l'évidence le processus même
de fabrication de la caricature et les traits plus ou moins
subreptices, voire involontaires par lesquels elle avoue ses
intentions : Thackeray dissimule que le point de départ de sa
méditation sur le Roi est le portrait de Louis XIV par Rigaud
et non comme il le déclare explicitement Louis XIV sur son
trône : «the august figure of the man, as he towers upon his
throne » et qui « cannot fail to inspire one with respect and
awe : - how grand those flowing locks appear; how awful that
sceptre; how magnificent those flowing robes. In Louis, surely,
if in anyone, the majesty of Kinghood is represented ». Et si
l'icône à lacérer est effectivement celle peinte par Rigaud, il est
alors remarquable que la caricaturiste déplace et transforme
les deux seuls traits de manifestation du corps «naturel>> dans
le portrait de peinture, le visage et son regard d'une part et les
jambes et leur «figure de mouvement» d'autre part. Pour le
Le corps glorieux du Roi et son portrait 225

premier, Thackeray le fait tourner et glisser son regard vers la


gauche : l'image perd ainsi cette caractéristique d'auto-con-
templation par laquelle le corps physique individuel se trou-
vait en lui-même relevé dans son essence théologico-politique,
regard d'auto-séduction, fascination duelle à laquelle le spec-
tateur était admis en «tiers» comme sujet. Les jambes, quant à
elles, ont perdu leur galbe féminin et leur position de danse
pour devenir, réduites à leurs tibias, les jambes d'un vieillard,
pour ne pas dire les os grêles d'un squelette : derechef, sur ce
point, l'icône perd sa puissance de fétiche et avec elle, son
pouvoir de fascination; le caricaturiste exhibe la mort à
l'œuvre dans le vivant sous l'espèce de sa décomposition. C'est
cependant ce produit de décomposition que Thackeray pré-
sente au centre de son« étude historique» entre Rex, le corps de
dignité et Ludovicus Rex, le Monarque absolu (c'est-à-dire le
portrait du Roi). Il le place même sous une sorte de dais
schématiquement esquissé en quelques traits de plumes dans la
partie supérieure de sa caricature, le dais, ce baldaquin dont
la tapisserie de la rencontre des deux Rois nous avait montré
l'importance politique et la signification symbolique. C'est
donc lui qui maintenant, sous la plume de Thackeray, se trouve
réservé à ce «little lean, shrivelled, paunchy old man of five feet
two » et par là même, c'est ce gnome bedonnant qui, dans les
arrière-plans inconscients de la caricature, se trouve élevé à la
dignité suprême, celle du Monarque, mais inversé ou renversé
en son contraire : non pas toute puissance divine, mais
impuissance humaine, non pas sagesse insondable mais impé-
nétrable bêtise, non pas triomphant et exalté par le pouvoir
mais tassé par l'âge et alourdi par les maladies, en bref, non
pas immortalité toujours adulte du dieu politique dans son
portrait, mais mortification sénile progressive du corps natu-
rel : ce que le caricaturiste couronne sous le nom de pouvoir
absolu n'est pas Thanatos, la pulsion de mort à l'œuvre dans
tout pouvoir et dont le pouvoir absolu est l'image absolue, mais
la décomposition, le pourrissement sur pied de la vie, de
l'instinct de vie par et dans le pouvoir.
Le corps pathétique
et son médecin :
Sur le Journal de San té
de Louis XIV

Il convient, pour ce dernier chapitre, de résumer la


problématique historique et théorique du corps et du discou~s
qui trame les divers essais de cet ouvrage; la re-formuler plu tot
à partir des trois rencontres qui en sont les points nodaux : la
première évoquée dans l'étude qui en_ constitue l'ouv~rtu~e est
celle d'une théorie et d'une philosophie du langage histonque-
ment, voire sociologiquement marquées, avec une théologie du
corps divin : il s'agissait de la formule qui à la fois présente,
accomplit et résume le dogme catholique de la présence réelle,
«ceci est mon corps» mise en question par les Ministres
calvinistes au nom d'une interprétation «erronée» de la parole
historique de Jésus-Christ. Cet énoncé donne- on le sait- à
un déictique, ceci, par une affirmation ontologique, est, un
prédicat qui est le corps du sujet d'énonciation, mon, corps .. Cet
énoncé n'est-il qu'une figure, ou bien la chose montree devient-
Le corps pathétique et son médecin ... 227

elle, dans et par le langage lui-même, ex opere operato, prononcée


par la personne convenable, dans des circonstances conve-
nables, par une sorte de miracle institutionnel de l'Eglise, l'acte
lui-même, c'est-à-dire le corps-sujet?
La seconde rencontre, en connivence avec la première, est
celle de la théologie du corps divin et de la théorie du pouvoir
politique. La relation, en chiasme, du pouvoir et de la repré-
sentation - la représentation du roi et le roi de représenta-
tion - rencontrait alors, de façon moins étrange qu'il pourrait
le sembler, et pour la déplacer radicalement, la théorie médiévale
des deux corps du Roi qui résultait elle-même de l'application
directe du modèle eucharistique à la «substance>> impériale,
puis royale. Kantorowicz a démontré la fonction remarquable
de modèle juridique et politique du corps divin pour l'élabora-
tion de la notion même de royauté dans sa relation à la
personne particulière du prince. Le déplacement s'opère à la
fois par la conjonction des deux corps du Roi, le corps de \
dignité incorruptible et éternel et le corps individuel, sujet à \
toutes les misères et les passions de la nature, et par le passage !
du rélerent~~lls_le po_rtrait, c'est-à-dire par sa corift:ïsîori avec
le sigrïe~irnage qui le représente. Corps sacramentèl du toi, le
portrait en Monarque absolu signifie et montre ce lieu de
transit entre le Nom (le nom du Roi) en qui le corps est devenu
signe et le récit historique par où la loi et le droit du Roi sont
devenus corps. Corps historique, corps juridico-politique,
corps sacramentel sémiotique: trois corps du Rois réunis dans
son image, son portrait où s'opère l'échange sans reste (ou tentant.:
d'éliminer tout reste) entre eux.
La troisième rencontre est celle des deux espèces de
l'histoire du roi, l'historiographie du Monarque et son icono-
graphie, rencontre qui est l'échange même évoqué à l'instant,
constitutif de son corps-sacrement, son portrait. L'historio-
graphie ne raconte que pour faire voir, pour montrer le corps royal
comme «un corps solide, plein de variété, de force et d'éclat»
pour citer ici un de ses historiens, son iconographie ne montre
228 La parole mangée

que pour faire raconter ou réciter au spectateur son portrait comme


gestualité miraculeuse, geste merveilleuse.
Le lieu de cette rencontre entre historiographie et icono-
graphie royales est l'histoire métallique du Monarque, les
médailles historiques qui monnayent le corps du Prince en
hostie monarchique où son image et celle de son acte, son nom
et son récit sont unis à jamais dans une pièce d'or ou d'argent
qui les authentifie dans une présence réelle. La médaille est
tout à la fois une historiographie et une iconographie. Au
droit, elle porte le portrait du Roi et son nom; au revers, la
devise avec son type où l'événement historique est réduit à la
matrice de l'acte miraculeux, et sa légende où est formulée, par
une phrase nominale, l'épiphanie de la perfection royale
correspondante. A quoi s'ajoute l'exergue, le hors-d'œuvre où
l'acte de la volonté du Prince et la révélation d'un de ses
attributs substantiels sont inscrits par une date et un toponyme
dans le temps et l'espace empiriques.
Le portrait du roi en Monarque - historiographié ou
iconographié- visait à opérer l'échange sans reste entre corps
historique et corps politique. La médaille historique réalise, en
un sens, cette opération : lisible et visible au droit et au revers,
nom et effigie, acte et perfection du Roi en un moment et en un
lieu, corps souverain monnayé en hostie théologico-politique
monarchique, elle n'a pas de face cachée : l'absolu se montre et
se signifie dans la vérité monumentale de sa gloire éclatante.
Hostie parfaite que le verbe « historiographié » et « iconogra-
phié » du Monarque offre à sa toute puissance, la médaille,
assimilée par contemplation et déchiffrement, transforme les
individus invités gracieusement au banquet du Prince en
sujets assujettis à son souverain pouvoir. Voici celui en qui se
relèvent tous les accidents du monde ... Seigneur, je ne suis pas
digne de t'approcher.
C'est alors que j'ai fait une quatrième rencontre qui
concerne précisément un reste de l'échange entre roi et Monar-
que dans son portrait, une troisième face de la médaille

'.i
Le corps pathétique et son médecin... 229

historique qui ne serait ni son droit ni son revers : le corps


pathétique du Roi qui apparaît dans le journal de la Santé de
Louis XIV de l'année 1647 à l'année 1711 rédigé par Vallot,
d'Aquin et Fagon, ses premiers médecins.
Dans l'ombre, il écrit une autre histoire du corps royal,
non plus corps glorieux et solaire, mais chair et sang, humeurs,
secrétions et excrétions; non plus corps éclatant qui donne et
est donné à voir, mais corps expurgé et saigné, travaillé par
l'art du médecin, cet autre historien de ce qui ne peut se dire, se
voir, s'inscrire, se marquer; corps secret et caché qui, cepen-
dant, est la condition inéluctable - naturelle - de l'autre.
«Louis XIV, dit Dieudonné par son heureuse et miraculeuse
naissance, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre,
fils de Louis XIII et d'Anne d'Autriche, naquit à Saint-
Germain-en-Laye, le 5 septembre 1638, et succéda à la cou-
ronne le 14 mai 1643; fut sacré à reims le 7 juin 1654; et après
une longue guerre, tout couvert de lauriers, s'étant exposé dès le
bas âge à mille dangers, a donné la paix tant désirée à son
peuple en l'année 1660; et ensuite a épousé Marie-Thérèse
d'Autriche, infante d'Espagne à Fontarabie, le 3 juin de la
même année.»
Ainsi s'ouvre cette autre histoire, en un commencement
parfaitement identique à celle qu'aurait pu écrire Pellisson ou
Racine, par un miracle de l'origine, don de Dieu aux peuples
du royaume de France. Mais en vérité, le récit du médecin
diverge aussitôt de celui de l'historien, car la merveille est une
exception naturelle, l'extraordinaire relève de l'ordre des
causes secondes, l'accouplement réussi d'un principe paternel
défaillant et d'un tempérament maternel excellent.
Dieu, par une grâce particulière, nous a donné un roi si accompli
et si plein de bénédictions, en un temps où toute la France avait
presque perdu toutes les espérances d'un si heureux successeur, et
lorsque le roi son père, d'heureuse mémoire, commençait à se
ressentir d'une faiblesse extraordinaire, causée avant l'âge par ses
longues fatigues et l'opiniâtreté d'une longue maladie qui l'avait
Féduit en état de ne pouvoir pas espérer une plus longue vie, ni une
230 La parole mangée

parfaite guérison; de sorte que l'on avait sujet, durant la grossess,e


de la reine-mère, d'appréhender que ce royal enfant ne se ressent~t
de la faiblesse du roi son père. Ce qui indubitablement serait
arrivé si la bonté du tempérament de la reine et sa santé héroï9ue
n'avaient rectifié les mauvaises impressions de ses premiers
principes.

Le médecin écrira donc le récit de la «conduite de la


santé)) du Roi dont il a la maîtrise et le savoir faire. Et de même
que l'historiographe royal par son écritur~ relève l'événement
dans l'occasion historique où une perfectiOn de la substance
royale se révèle, de même le médecin montrera c_omment l~
remède appliqué et réussi de son art et de son sav~Ir a ch~nge
l'accident en occasion de sauvegarde de la sante du Pnnce.
Mais si le procès d'écriture est le même, sa finalité dans un cas
et dans l'autre est diflerente puisque l'historien vise à consti-
tuer le récit de l'histoire du Roi en un corps éclatant et divers,
le corps glorieux du Monarque dont la contemplation doit
remplir d'admiration ses sujets présent~ et~ venir (et _dan_s .:ous
les siècles des siècles), alors que le medecm constrUit, SI J ose
dire, le corps médical du Roi, corps de pres~ri?t.i~ns à l_a
mesure des accidents survenus et dont la repetitiOn dmt
produire les mêmes effets et concourir au salut de la vie naturelle
du Monarque :
En la conduite de sa santé, j'ai remarqué plusie~rs fois _des
incommodités très considérables, auxquelles, par la grace de Dieu,
j'ai apporté les remèdes q~i m'o~t -~él!ss~ fort heureusemen~, c?mme
j'ai exposé en ce présent livre, ouJ ai fait une exacte descnptwn ~e
tous les accidents qui sont survenus à S.~., po~r me, servir
d'instruction et à mes successeurs aux occasiOns qm se presente-
ront à l'avenir, durant l'heureux cours de sa vie, pour conserver une
santé si précieuse.

Les deux récits, celui du corps d'histoire et celui du corps


de médecine du Roi- histoire et nature que la personne du
Roi conjoint harmoniquement- se développent parallèlement
l'un à l'autre comme le thème musical est doté d'un accompa-
Le corps pathétique et son médecin ... 231

gnement qui lui donne sa force expressive et sa valeur signifi-


cative. Aussi le médecin - à qui est dévolue cette partie à la
fois dissimulée et nécessaire à l'exécution parfaite de la
symphonie royale - n'hésitera-t-il à introduire, à chaque
mouvement de son récit, la séquence d'histoire qu'il
accompagne. Mais ce faisant, apparaît dans cette histoire une
face cachée en supplément du droit et du revers de la médaille-
monument où se représente et se marque l'autorité souveraine
et l'accomplissement de son désir d'absolu. D'un côté, l'absolu
du pouvoir se réalise dans l'écriture de l'histoire royale -
représentation et marque; de l'autre, est signalé un reste dans
cette réalisation pourtant faite et parfaite, un reste qui n'est
autre que le corps réel du Roi, qui ne peut jamais être
totalement identifié (relevé) à son corps historique. Tout le
travail du médecin, tout son art précisément consigné dans
cette histoire de la santé du Roi consistera donc d'une part, à
pointer, marquer, remarquer ce reste et d'autre part, à l'élimi-
ner. Plus précisément, ce reste -le corps réel du Roi- n'appa-
raît dans le texte du récit médical qu'au moment et dans le
procès même de son élimination. Alors le Monarque retrouve la
transparence de l'absolu de son pouvoir, la clarté de sa
substance historique, un moment compromise : désormais
dans le faisceau des regards admiratifs des sujets, rien d'autre
ne se montre que la face et le revers de la médaille royale.
Dans les termes du dispositif représentatif, le corps «réel
naturel» du Roi occuperait la position de l'écran de la
représentation, support et surface où est représentée, l'histoire,
sujet du tableau qui est donné à voir au spectateur. Représenter
l'histoire implique nécessairement l'existence de l'écran, un
espace et un lieu de la représentation, tableau comme «toile))
matérielle, qu'enclot le faisceau du regard fixé au point de vue.
Mais la représentation de l'histoire implique non moins
nécessairement que cet écran soit neutralisé par l'espace
représenté et les figures qui produisent le récit sur sa scène, en
bref qu'il soit parfaitement transparent. Nulle tache, nulle
232 La parole mangée

touche, nul accident ou événement ne peut y survenir sans


compromettre le récit et sa contemplation. La fonction du
médecin est de nettoyer la «ta vola», histoire après histoire,
pour en sauvegarder la totale transparence. Le récit du flux de
ventre du Roi fort opiniâtre qui approchait de la dyssenterie et
de la nature du flux mésentérique, lequel dura plus de huit
mois, sa cause et sa guérison, est, de ce point de vue, remar-
quable puisque le lecteur y saisit sur le fait, dans l'événement
même, l'entrelacement des deux corps et l'incessante et difficile
relève du corps naturel dans le corps historique, le premier
rythmé par l'indigestion et la déjection, le second par les
mouvements du désir, de la volonté et de la gloire:

Sur la fin du mois de mars de la présente année, après plusieurs


fatigues durant un ballet dansé à plusieurs reprises par S.M.,
entremêlées de quelques désordres et déréglements à l'égard du roi,
sur des vivres, et même ensuite de quelques excès de breuvag~s
sucrés et artificiels, particulièrement de limonades, et pour avOir
trop mangé des oranges de Portugal, le roi ressentit une douleur et
faiblesse d'estomac fort extraordinaire; et comme il voulut, à son
ordinaire et contre les avis que j'avais donnés, garder religieuse-
ment le carême, S.M. fut, après Pâques, si fort travaillée d'un flux
de ventre si considérable qu'elle rendait les aliments par les selles
sans aucune coction, avec abondance de glaires et autres matières
de mauvaise condition. Ce mal, s'augmentant de jour en jour,
n'empêcha pas S.M. de commencer bientôt après une des plus rudes
campagnes qu'elle eût faites par le passé, sans se pouvoir résoudre à
faire en repos et à l'aise les remèdes que j'avais proposés. Il est bien
vrai que quelques jours auparavantj'avais commencé une manière
de régime qui lui avait fait du bien; mais l'impatience d'aller à la
guerre et de s'exposer à des fatigues extraordinaires, renversa tout
l'avantage que S.M. commençait déj~ ~ r~cevoir ,de~ remèdes, e~,
continuant ses voyages, son mal empirait a vue d œil. En effet, SI,
après avoir campé avec son armée en plusieurs lieux fort
incommodes, on n'eût pas séjourné quelques jours à Rib~mont po~r
attendre des nouvelles de la marche des ennemis que 1 on croyait
avoir dessein d'assiéger Saint-Quentin, son mal se fût rendu
beaucoup plus grand et plus incommode. J~ me ser":is ~e cett~
occasion pour lui faire prendre quelques remedes parti~uhers qm
nous donnèrent un peu de relâche pour supporter plus facilement les
fatigues de la guerre. Quelques jours après, son mal augmentant,
S.M. donna beaucoup d'appréhension aux principaux de la Cour,

.......................___________.._
Le corps pathétique et son médecin .. . 233

c~ qui m'obligea d'avoir recours aux remèdes lorsque nous arri-


vames à Montmédi, où je fus contraint de lui faire prendre un
lavement en descendant de cheval, étant encore tout botté, et en un
lieu le plus désolé et le plus incommode de tout le royaume. L'effet
de ce remède donna un peu de force et de courage au roi, en sorte
qu'il partit le lendemain matin pour continuer ses desseins et sa
marche. Durant toutes ces fatigues et les incommodités d'une si
longue et si fàcheuse campagne, le roi, ne pouvant faire exactement
ce qui était nécessaire pour rétablir sa santé, et ne voulant pas
perdre une seule occasion, consentit au moins à suivre et garder le
régime de vivre le plus régulièrement qu'il lui serait possible,
puisque d'ailleurs il ne pouvait donner le temps aux remèdes que je
lui proposais, remettant toutes choses après la campagne, alors
qu'il serait de retour à Paris, S.M. m'ayant dit plusieurs fois,
après la remontrance que je lui faisais de la conséquence de son
mal, qu'elle aimait mieux mourir que de manquer la moindre
occasion où il y allait de sa gloire et du rétablissement de son Etat.
En quoi l'on a sujet d'admirer la grandeur de son âme et la patience
extraordinaire de ce prince, accompagnées d'une volonté admi-
rable; m'ayant accordé de se priver de toutes les sortes d'aliments
que je croirais être contraires à son mal; qu'il ne mangerait que ce
que je lui ordonnerais, et se coucherait un peu plus tôt et plus
régulièrement qu'à l'ordinaire. En effet, S.M. s'est empêchée huit
mois entiers de manger ni fruits crûs, ni salades, ni aucune viande
de dure digestion; sinon qu'elle a été obligée quelquefois de
manger des viandes froides aux haltes où elle ne pouvait pas avoir,
comme devant, les officiers de la bouche.
Et puisque Dieu m'a donné la lumière des remèdes que j'ai inventés
pour l'entière guérison du roi, j'ai sujet de lui rendre grâce et de
faire ici une exacte relation de l'ordre que j'ai tenu pour les faire
pratiquer à S. M., afin que les mêmes remèdes lui puissent servir si
elle retombait en semblables maux, ou du moins que ses enfants
ayent cet avantage si la même chose leur arrivait.

On aura noté la phrase qui conclut le récit du flux de ventre


et l'allusion à la descendance royale, permanence naturelle-
institutionnelle de la lignée dans le monarque, du Souverain
dans la personne du Prince. Vallot n'imaginait pas, en 1653,
les problèmes qu'il allait devoir affronter deux années plus
tard, très précisément à ce propos.

La parfaite santé dont a joui le roi l'année dernière, nous a donné,


par la grâce de Dieu, de très beaux commencements et de très belles
espérances pour la présente année. En effet, il y avait beaucoup

___________________________
234 La parole mangée

d'apparence que S.M. la pouvait passer aussi heureusement que la


précédente, puisqu'on la voyait tous les j~urs croître e~ force et en
vigueur; mais, comme le~ plus grand~ rOis ~~ sont. pom.t exempts
des atteintes des maladies et des mfirm1tes qm arnvent aux
hommes, S.M., dans le plus beau de ses jours et dans ~ne jeunesses~
tendre et si florissante, s'est ressentie d'un mal SI grand et SI
extraordinaire, que je me suis vus dans la dernière confusion et
dans un tel accablement, que je ne crois pas qu'aucun de t.ous ~es
premiers-médecin~ qui m'on_t précéd~ ait eu jam~is plus d'n_Iqmé-
tude que moi, m remarque un accident plus etranger, ~~ plus
considérable que celui qui est arrivé au roi, en l'âge de dix-sept
ans.
Au commencement du mois de mai de l'année 1655, un peu
auparavant que d'aller à la guerre, l'o?" me ~onna avis que les
chemises du roi étaient gâtées d'une matière qm donna soupçon de
quelque mal, à quoi il était besoin. de ,~re?"dre gard~. L:s pers?nnes
qui me donnèrent les premiers avis n etaient pas b1en mformees de
la nature et de la qualité du mal, croyant d:abo~d, q.ue c'était ?u
quelque pollution, ou. b~en quelque ma~ad1e ven.enenne;, mais,
après avoir bien examme toutes choses; Je t~m';>a1 dans d autres
sentiments et me persuadai que cet accident etait de plus grande
importance. En effet, je ne me suis pas trompé, car Dieu, ayant
donné une si heureuse naissance à ce grand prince, a voulu
imprimer en son âme toutes les vertus ~n ~n d.egré si é~ine,nt, ~t
inspirer en sa personne toutes les bel!es mclmatiOns, que Je n ava~s
pour lors de doute de la pureté de sa vie, non plus que de sa chastete,
étant assuré de cette vérité, non-seulement de sa propre bouche:
mais parce qu'il n'avait pas fait réflexion sur cette décharge .q.m
lui arrivait presque à tous moments, sans douleur et sans plaisir,
de sorte que je fus obligé de lui fair~ c~nn~ître que c'était un_e
incommodité considérable et extraordmaire a laquelle on devait
apporter les remèdes nécessaires, en une occasi~n de c.ette consé:
quence; et si je ne lui avais parlé de la sorte Ii aurait .de'? eure
encore quelque temps sans savoir si c'était une chose ordma1re ou
non.

Ainsi donc la substance du Roi s'écoule «presque à tous


moments sans douleur et sans plaisin), en pure perte: cette
dépense gratuite et essentielle l'affecte comme si son corps se
résolvait en déchet, comme si son être n'était qu'un reste en état
d'élimination continue; le discours du médecin qui trouve ses
prémisses dans les rapports d'un «on)) anonyme sur les pollu-
tions qui souillent chaque matin les chemises du roi, pose à
Le corps pathétique et son médecin ... 235

titre de principes de son diagnostic les perfections spécifi-


ques du Prince, les semences des vertus éminentes imprimées
dans son âme, sources de toutes ses belles inclinations, vérité
a priori qui est démontrée à la fois par le discours du Roi
lui-même et par le fait «qu'il n'avait pas fait réflexion sur
cette décharge)) involontaire de sa semence. On comprend
alors la gravité extraordinaire de ce mal puisqu'il met en
question la représentation même de la substance royale aussi bien
par le Sujet souverain que par le sujet qui est préposé à la
sauvegarde de cette substance, en y introduisant une fonda-
mentale contradiction ontologique. L'être royal ne peut se trans-
mettre que dans le canal de la lignée descendante, selon le flux
ordonné, réglé et rythmé par les générations volontaires. Il ne
saurait se disperser, se dépenser en pure perte, hors volonté, en
une consommation luxueuse qui serait seulement une auto-
consummation, une neutralisation de sa puissance. Le pou-
voir et son désir d'absolu est aussi la représentation de cette
puissance-là. Avec la décharge continue, sans douleur ni
plaisir, de la semence royale, ce pouvoir et son désir infini
chutent incessamment dans l'extériorité, comme déjection et
déchet.

Après avoir représenté à S.M. la conséquence de cet accident, elle


fit réflexion sur l'avis que je lui donnais, particulièrement après
lui avoir représenté qu'elle pourrait être valétudinaire le reste de
ses jours et en état de ne pouvoir avoir des enfants, ce qui la
surprit extrêmement, et me demanda avec instance les moyens de
la sortir de cette incommodité.
La matière qui découlait sans douleur, et sans aucun chatouille-
ment, comme j'ai dit ci-dessus, était d'une consistance entre celle
d'un blanc d'œuf et du pus, et s'attachait si fort à la chemise que
l'on ne pouvait ôter les marques qu'avec la lessive ou bien avec le
savon. La couleur était d'ordinaire fort jaune mêlée de vert; elle
s'écoulait insensiblement, en plus grande abondance de nuit que
le jour. Toutes ces circonstances m'étonnèrent fort, et me firent
avoir la pensée qu'un mal si extraordinaire ne pouvait survenir
que de la faiblesse des prostates et des vaisseaux spermatiques.
M'étant fixé à cette opinion, Dieu m'a fait la grâce de guérir
nettement S.M. comme l'on verra par la suite de ce discours.
236 La parole mangée

Quant au traitement approprié que le médecin arrête, il


rencontre dans son exécution un obstacle difficilement sur-
montable qui n'est autre que la passion d'histoire du Roi, le
désir de ce corps glorieux du souverain où toute naturalité est
relevée et dont l'écriture de l'historien - représentation et
marque - doit assurer la totale et monumentale conservation.
Pour le regard des mesures qu'il fallait prendre pour arrêter le flux
et fortifier les parties affiigées, je confessai à S.M. que j'étais fort
embarrassé, et que, sur-le-champ, je ne pouvais pas satisfaire à
S.M., ni lui dire au vrai ce que je pourrais faire en cette occasion
pour son service, mais je m'appliquerais à ce dessein avec toute
l'attention que S.M. pouvait désirer de moi, ajoutant à ces
assurances que le mal était d'autant plus difficile à guérir, qu'il
paraissait extraordinaire et sans exemple; outre que les remèdes
qui devaient servir à cette intention seraient indubitablement
interrompus, puisque je voyais S.M. résolue de mourir plutôt que
de perdre l'occasion d'une campagne qui se présentait, et qui,
selon toutes les apparences, devait être longue et fort pénible. En
effet, lorsque j'ai voulu commencer quelque remède, j'ai été
contraint de le quitter pour satisfaire à la passion qu'il avait pour
rétablir son Etat et ses affaires; et l'on peut dire, avec vérité, que
nous avons fort peu avancé durant ladite campagne, et que tout ce
que nous avons fait, à bâtons-rompus, ne servit que pour arrêter le
progrès du mal. Voyant qu'il n'y avait point de temps à perdre,
après avoir bien examiné toutes choses, je commençai les remèdes
à Paris, peu de jours auparavant le départ de S.M., et pris une forte
résolution de les continuer jusques à la fin du mieux qu'il me serait
possible, Dieu m'ayant donné des forces et des lumières toutes
particulières pour traiter S. M. selon l'ordre que j'avais projeté en
mon esprit, sans en donner aucune communication à personne de
la profession, parce que j'avais reçu commandement exprès de ne déclarer à
personne une affaire d'une telle conséquence.
Cependant, j'étais dans une inquiétude continuelle, voyant qu'il
n'y avait aucune apparence de lui faire des remèdes, S.M. me
remettant à un autre temps, et m'assurant qu'elle ne se résoudrait
jamais à faire aucune chose pour son mal, qu'elle n'eût achevé ses
desseins, et qu'elle ne fût en un lieu de repos; qu'elle aimait mieux
mourir ou demeurer toute sa vie dans son incommodité, que de
perdre de si belles occasions; ce qui me fit résoudre à lui préparer
des remèdes qui pourraient fortifier les parties affiigées, et empê-
cher le progrès du mal, puisqu'il ne m'était pas, pour lors, permis
de faire davantage. Je commençai par l'usage de mes tablettes
martiales, composées avec mon sel de mars, mon spécifique
stomachique, les pierres d'écrevisses préparées, les perles et les
Le corps pathétique et son médecin ... 23 7

coraux. Je lui en faisais prendre tous les matins dans son lit, sans
que personne en eût connaissance. J'ai continué quelque temps de
cette manière, puis, par certains intervalles, je faisais prendre
d'autres remèdes à S.M. pour rafraîchir les entrailles, particuliè-
rement l'eau de pimprenelle durant les grandes chaleurs; et ainsi,
entremêlant les remèdes et donnant aussi quelque repos, ou plutôt
interruption, j'ai remarqué que les choses allaient mieux, quoique
le flux n'ait jamais quitté.
Après toutes ces fatigues dans les pays étrangers, le roi arriva à
Paris le septième jour de septembre. Ce fut alors que je pris
résolution de parler au roi, et lui dire qu'il n'était plus question de
difierer plus longtemps les remèdes

dont le principal fut de faire prendre les eaux de


Forges au Roi« après avoir été préparé par la saignée, après la
purgation». Ainsi le Roi fut en fin de compte délivré d'un mal
qui, déclare le médecin dans sa digression sur l'incommodité
du Roi, n'était d'autant plus sensible qu'il était important à
sa santé et au bonheur de pouvoir espérer des enfants
ce qui eût été tout-à-fait impossible si, par une grâce particulière
du ciel, je n'avais entrepris courageusement d'arrêter le cours, ou
plutôt un flux continuel d'une matière séminale corrompue et
infectée, non point d'aucun venin que les jeunes gens débauchés
contractent d'ordinaire avec des femmes impudiques, parce que le
roi n'avait pour lors couché avec aucune fille, ni femme. Ce même
mal n'avait point pareillement été produit par des pollutions sales
et déshonnêtes, puisque le roi vivait en une chasteté toute pure et
sans exemple. Mais je puis dire qu'il y avait deux causes princi-
pales qui nous ont donné ces alarmes : la première, est la faibless_e
des vaisseaux spermatiques que j'ai remarquée avec toute l'exacti-
tude qui m'a été possible, et dont il n'est pas nécessaire de donner
ici des raisons et des lumières. Il suffit de dire que par mes soins
ces parties lui ont été si heureusement rétablies, qu'il n'y a
personne dans le royaume qui ait plus de sujet que S. M. de se loue_r
d'être si bien sorti d'une infirmité qui lui était naturelle, et qm,
certainement, ne se serait point rétablie, si je n'en avais eu une
particulière connaissance qui m'a obligé de m'y appliquer avec
tous les soins imaginables.
L'autre cause qui a fait naître ce flux ou perte continuelle de cette
matière séminale corrompue et infectée, de plusieurs couleurs, qui
s'échappait continuellement nuit et jour, sans douleur, sans plaisir
et sans chatouillement, a été l'action violente que le roi a faite
journellement à marcher à cheval et à voltiger lorsqu'il a commencé
ses exercices à grande volée. Il a fait aussi des voyages fort rudes et
238 La parole mangée

fort longs en des saisons fort incommodes, par les excessives


chaleurs et durant la rigueur de l'hiver, faisant gloire d'aller en
guerre à cheval et non en carrosse, et prérerant les exercices violents
à toutes les douceurs et les commodités que S.M. pouvait prendre en
plusieurs occasions. Ces raisons suffisent pour expliquer la cause
et la grandeur de son mal.

Que tout le récit, écrit année après année, et qui constitue


le corps «médical» du Roi soit un récit caché, on l'aura
constaté à plusieurs reprises dans les textes cités. Non seule-
ment le médecin du Roi est tenu au secret professionnel- ce qui
est normal - mais encore l'histoire en forme de journal où il
consigne maladies survenues à son auguste patient et remèdes
à lui administrés n'est lue que du Roi; l'histoire du corps
opaque de toute l'épaisseur de la chair, de toute la viscosité du
sang et des humeurs, de la vie naturelle-organique du Prince
doit rester une histoire privée et singulière que le Prince seul
vient régulièrement lire dans le secret. Seul le Roi est en droit
de contempler ce corps-là pris dans les signes médicaux,
configuré dans l'écriture de son médecin; seule Sa Majesté a le
pouvoir de se réfléchir dans son corps de chair et de sang en se
contant par la lecture le récit de sa vie organique, c'est-à-dire
de ses saignées et de ses lavements, de ses purges et de ses
vomissements comme autant de réponses aux accidents du mal
qui l'attaque. D'autres guerres ainsi se déroulent dont le corps
naturel du Roi est le champ à l'envers des guerres en Flandre et
en Franche-Comté grâce auxquelles les hauts faits du Prince
s'écrivent comme son corps historique glorieux dans les événe-
ments dont toute histoire est faite. Celle-ci n'est écrite que pour
être publiée; celle-là, pour rester privée. Je vois cependant dans
l'une et l'autre, quoique diversement orienté, le même désir
d'une appropriation absolue de soi par le Roi, mais par
recours à un double fictif de lui-même qui lui en donne la
représentation parfaite, l'historiographe pour l'une, le méde-
cin, pour l'autre.
Peut-être devrait-on pousser plus avant le développement
parallèle et contrasté des deux corps du Prince. L'historia-
Le corps pathétique et son médecin ... 239

graphe n'écrira jamais qu'après coup, l'événement comme


l'acte merveilleux du Roi. Ainsi le présent de celui qui fait
l'histoire ne s'inscrit-il et ne peut-il s'inscrire par celui qui en
fait le récit que comme le monument permanent d'un passé
accompli. L'écriture du corps glorieux ne peut être que rétros-
pective. Le médecin, lui, est, comme on sait, quelque peu
astrologue : il prédit l'avenir, non pas certes des maladies
singulières - accidents, événements - qui affecteront le roi,
seulement celles générales et «populaires)) qui se répandront
dans le royaume, ce corps auquel le corps glorieux du Roi est
éminemment coextensif: pronostic ou prospective concernant
l'état de santé du royaume, qui implique projets, desseins,
résolutions, stratégies médicales touchant le corps naturel du (.
Roi, régimes de vie, diète, remèdes préventifs. ·. ~
Toutefois cette stratégie médicale concernant l'avenir,\ , · · · '
mais consignée dans un livre comme récit de l'histoire de la Santé du Rov· . .
par lequel seraient exaltés son savoir-faire, sa science, sa
maîtrise parfaite : détournement à son profit de serviteur
spécialisé, de la gloire de son maître. Et pourtant avec 1
prédiction générale de l'état de santé du Royaume, il y a bien
ruse, mais c'est celle du médecin et non celle de l'historien :il ne
dit l'avenir médical du Royaume que pour mieux disposer le
Roi au régime qu'il veut lui faire suivre, que pour mieux
s'assurer la maîtrise de la conduite de la santé du Roi. Et
d'ailleurs le Journal ne doit-il pas être lu du Roi seul? Mais
Vallot, médecin en 1669, suppose qu'il pourra être lu à l'avenir
comme un livre d'histoire par d'autres, il simule l'existence
d'un public à venir, lecteur de sa relation privée, un public
qui, dès lors, pourra bien lire le récit de l'avenir comme celui
du passé, qui, à vrai dire, ne pourra le lire qu'ainsi. Dès lors, le
pronostic post-factum comme histoire sera perçu comme super-
cherie du médecin. A moins que ce soit le Roi lui-même qui
utilise son médecin pour s'assurer- serait-ce seulement quant
à son corps naturel-organique, quant à la vie de ses organes-
de sa totale maîtrise sur le temps. Et voici le médecin «coincé))
240 La parole mangée

entre le désir du Roi, son seul lecteur et le simulacre d'un public


à venir: avec le premier, il est un simple instrument de son
pouvoir, fut-il imaginaire; avec le second, il sera à jamais un
charlatan. D'où sa résolution dans les «Remarques pour
l'année 1669»:
Bien que j'aie reçu un exprès commandement du roi, de commencer
mes remarques de chaque année par les observations que j'ai
exactement faites touchant la prédiction des maladies qui
devaient arriver, et d'en dresser une fidèle relation dans ce livre,
comme j'ai fait jusque aux dernières années, je suis néanmoins
résolu de ne plus rien insérer de semblable en cet ouvrage, parce que
les envieux supposent que j'ai fait mes prédictions après coup,
étant fort facile de deviner les choses qui sont arrivées. Je n'aurais
jamais eu la pensée de les écrire en ce livre qui n'estfait que pour le roi,
sans son commandement, et si S.M. n'avait reconnu tous les ans
que je ne m'étais point trompé dans mes prédictions, dont je lui
rendais compte au premier ou second mois de chaque année. Pour
éviter cette vaine présomption dont on me pourrait accuser, je
m'attacherai seulement, à l'avenir, à la fidèle relation que je
prétends faire de toutes les maladies et incommodités qui survien-
dront à notre invincible monarque, avec toutes les circonstances et
les remèdes nécessaires pour les guérir et pour les éviter.
Et comme la présente année sera beaucoup moins sujette que la
précédente aux maladies fâcheuses et populaires, nous avons sujet
de rendre grâce à Dieu que S.M. l'ait commencée si heureusement,
que nous avons lieu d'espérer qu'elle l'achèvera sans incommodité
considérable, et que Dieu la comblera de toutes sortes de prospéri-
tés et de bénédictions.
Le roi est parti de Paris en parfaite santé, pour achever
plusieurs beaux desseins en ses deux châteaux, et pour y passer une
bonne partie de l'année avec la reine et la famille royale.

Corps glorieux d'histoire, corps infâme de médecine;


corps publié, transparent, exalté; corps privé, caché, secret;
corps historiographié, légendé, représenté et marqué, rendu
permanent dans le monument qui lui est érigé; corps saigné,
purgé, vidé, qui n'est l'objet d'un discours que lors de l'élimi-
nation de ses déchets, sérosités, liqueurs et humeurs pour être
rendu muet dans le silence de ses organes. D'un côté, la
médaille d'un acte du Roi où l'événement a été relevé dans
l'épiphanie d'une de ses perfections, la série des médailles
Le corps pathétique et son médecin ... 241

constituant la «révélation continuée>> de la substance royale


dans le temps historique; de l'autre, le journal des accidents
survenus au corps organique qui rompent son silence plein, par
les orages de la douleur et aussi par les paroles et les gestes du
salut médical qui ne se disent et ne s'effectuent que pour effacer
les événements de la maladie.
Or il se trouve que récit historique du corps glorieux et
journal médical du corps naturel se croisèrent dans un événe-
ment singulier, occasion historique et accident organique, la
maladie du roi à Calais en 1658 dont le médecin nous donne
«l'histoire» et dont l'historien (les membres de la petite
académie) produit la médaille commémorative (près de qua-
rante ans plus tard).
Histoire de la maladie du Roi à Calais 1658. Dès le début du
récit, Vallot indique - et il reprendra le même diagnostic
dans ses remarques particulières sur cette même année- qu'à
«cause des incommodités du lieu, de la corruption de l'air, de
l'infection des eaux, du grand nombre de malades, de plusieurs
corps morts sur place et de mille autres circonstances (le Roi)
contracta petit à petit un venin caché... ». Par la suite, lorsque la
«terrible maladie» sera dans toute sa violence, il en décrira le
signe principal, la bouffissure de tout le corps, en la rapportant
«à celle que l'on remarque après la morsure d'un serpent».
Comparaison reprise à nouveau dans ses remarques sur les
accidents qui sont survenus au Roi : «Son corps a été bouffi
comme s'il avait été piqué d'un scorpion ou s'il avait été
empoisonné d'un serpent.» Le serpent est le terme comparatif
du signe organique du corps royal malade dans le récit médical.
Dans la médaille qu'en 1694-1695, la petite académie
élabore pour cet événement historique, on notera que sa devise,
type et légende, aussi bien que la formule retenue pour l'exergue
représentent et marquent non la maladie du Roi mais son
retour à la santé, non l'événement de l'accident mais sa
disparition. Ce n'est que par implication et présupposition
que la représentation allégorique de la déesse Santé, comme le
242 La parole mangée

terme convalescente (de convalesco : prendre des forces, croître,


grandir, se rétablir d'une maladie), pointe un stade antérieur
de maladie. En revanche, la relation du médecin s'arrête
précisément à ce moment:

Cette évacuation continua neuf jours de cette même force ... et fut
tellement avantageuse qu'elle acheva ladite guérison de Sa Majesté
sans aucun accident et sans aucune rechûte et même sans aucun
ressentiment de la moindre incommodité du monde.

La légende de la médaille comme la traduction commentée


qui en est faite soulignent, à la faveur des deux sens de salus et
de imperium, l'identification entre le corps royal et le corps du
Royaume. Salus Imperii (la santé du pouvoir suprême) est salus
lmperii (le salut de l'étendue où s'exerce ce pouvoir suprême),
autrement dit, la santé du Roi est le salut du Royaume. Telle
serait bien en ce point l'opération historiographique par
excellence: l'aujhebung, la relève du corps organique, naturel,
empirique de Louis dans le corps politique, transcendant,
éminent du Roi, relève qui tend à l'identification représenta-
tive parfaite : Salus Imperii est Salus imperii ou «Moi = l'Etat)) et
inversement. Mais pour qu'une telle relève puisse être opérée,
il faut que nul accident ne vienne compromettre la transpa-
rence du corps organique, altérer la perfection de la substance
royale, rompre le silence plein de sa nature. Plus précisément
encore, il peut bien survenir de tels accidents, il faut même que
de tels accidents surviennent pour que l'opération d'identifi-
cation puisse s'effectuer à la faveur de leur effacement. Telle est
bien la «dialectique)) du pouvoir dans son désir d'absolu. II
faut que l'absolu, l'identique à soi-même soit sans cesse
compromis par un écart, une inégalité, une défaillance à soi
pour qu'il se reconnaisse et s'éprouve comme absolu et identi-
que par l'élimination de cette différence survenue. De ce
mouvement de différenciation et d'identification du pouvoir,
la légende de la médaille est à la fois la trace et l'expression
puisque Salus lmperii imprimé à son revers renvoie à la formule
Le corps pathétique et son médecin ... 243

simultanément tautologique dans le signifiant et hétérologi-


que dans le signifié, homonymique et disémique; salus imperii
est salus imperii. La santé organique du corps du Roi est le salut
politique du Royaume c'est-à-dire de son corps, et par ce
mouvement arrêté, le corps naturel du Prince devient corps
politique et son corps politique, son corps naturel toujours déjà
devenu.
Si la légende produit et conserve ce mouvement dans les
noms qui la composent en phrase nominale, le type, de même, le
donne à voir et à entendre. Il représente allégoriquement, la
Santé à la manière des Anciens, soit une femme debout près
d'un autel entouré d'un serpent. C'est l'autel rond et plus encore
le serpent qui s'y entortille qui permettent de la reconnaître
dans cette figure. Le serpent, terme comparatif du signe organi-
que du corps rrryal malade est devenu dans le récit historique que le
type de la médaille représente, le terme allégorique, signe
iconique de la santé recouvrée par le corps rrryal guéri. Toutefois, cette
métaphore (ou métamorphose) n'est pas si totale que le serpent
de santé ne conserve quelque chose du serpent de maladie. Plus
précisément, le serpent, signe iconique de la santé du Roi et du
salut de son Royaume n'acquiert cette signification que par
l'effacement et la relève du serpent, signe organique de la
maladie royale.

Entre la médaille commémorant la guérison du Roi à


Calais en 1694 et le Journal de la Santé du Roi racontant sa
maladie dans le même lieu en 1658, en fin de compte, en fin de
règne, s'effectuait l'échange sans reste du corps souffrant du
prince et de son corps glorieux, le même échange que toute
médaille, tout portrait, tout récit opéraient de leur côté, à leur
ordre propre. Du monument à l'excrément, apparaissait ainsi
le même désir d'une appropriation absolue du soi par le Roi,
du roi par son icône, de sa représentation par lui. Dans
chacune des deux «espèces)), comme de l'une à l'autre, la
transaction était faite par le recours d'un «double)) du sauve-
244 La parole mangée

rain, dans l'écriture et la gravure, dans l'image et le récit, un


double à la fois fictif et instrumental.
Sans doute, est-ce ici le lieu - dans ce texte - de faire
revenir le portrait d'apparat du Roi dont nous avons évoqué
une des représentations avec celui peint par Rigaud en 1701.
Sans doute, est-ce ici le moment d'en exhiber comme le revers
avec cet autre portrait tracé, d'année en année, par les méde-
cins successifs de Louis XIV, trait après trait, touche après
touche, mais non point tracés du crayon ou traces colorées de la
brosse, mais incisions du stylet médical, jets de sang, filets de
pus, couleurs des excrétions, odeurs de l'haleine et des sécré-
tions, un portrait paradoxal dont l'intention explicite est
d'effacer traits et touches, pour ne laisser apparaître que
l'autre, celui que le roi contemple dans la sérénité de l'absolu à
l'endroit de la toile de représentation.
Dans ce tableau-là, nous l'avons vu, le corps du Roi ne
semble avoir d'autre réalité, d'autre « corporéité >> que d'être le
. support de la totalité des signes et des insignes qui le revêtent
! d'un corps légendaire d'histoire en l'exhibant sur lui, comme
\ son «propre» corps.
Or le récit médical - et l'image du roi qu'il dessine et
peint d'année en année - trouvait en 1693 une sorte de
conclusion avec un portrait écrit par Fagon, le dernier des
médecins du roi. Ce portrait, comme toutes les esquisses qui
l'ont précédé, fait apparaître une mystérieuse, une angoissante
fuite, ou plutôt défaillance, d'identité dont on comprend alors
que le récit du médecin et sa lecture par le roi soient l'impé-
rieuse occasion de les co:qjurer.
Voici, entre autres, une première note d'Aquin dans
l'année 1673 du Journal: «Son sommeil au milieu de tant de
santé était très agité et inquiet, un peu plus qu'à l'ordinaire,
parlant souvent et même quelques fois se levant du lit, ce qui
m'était un indice convaincant de quelque bile échauflee dans
ses entrailles aussi bien que l'effet des grandes affaires sur
lesquelles il décidait dans la journée et dont les images
Le corps pathétique et son médecin ... 245

repassaient pendant la nuit et réveillaient les actions de l'âme


durant le repos du corps.»
Cette note est intéressante. On notera en effet qu'elle
renvoie l'agitation du roi dans son sommeil non seulement à
l'échauffement de sa bile, mais aussi au retentissement de son
corps de gloire, de sa passion et de son désir politiques dans
l'intimité nocturne du corps physique.
Une autre note - de 1675 cette fois - intitulée
«réflexions sur les vapeurs du Roi» précise singulièrement
l'esquisse de ce portrait pathétique, en particulier en attri-
buant au prince une «humeur» spécifique : «Le roi était sujet
aux vapeurs depuis sept ou huit années mais beaucoup moins
qu'il ne l'avait été auparavant, vapeurs élevées de la rate et de
l'humeur mélancolique dont elles portent les livrées par le
chagrin qu'elles impriment et la solitude qu'elles font désirer.
Elles se glissent par les artères au cœur et au poumon où elles
excitent des palpitations, des inquiétudes, des nonchalances et
des étouffements considérables, de là s'élevant jusqu'au cer-
veau, elles y causent en agitant les esprits dans les nerfs
optiques, des vertiges et des tournoiements de tête, et frappant
ailleurs le principe des nerfs, affaiblissent les jambes de
manière qu'il est nécessaire de secours pour se soutenir et pour
marcher, accident très !acheux à tout le monde mais particu-
lièrement au roi qui a grand besoin de sa tête pour s'appliquer
à toutes ses affaires. Son tempérament penchant assez à la
mélancolie, sa vie sédentaire la plupart du temps, et passée
dans les conseils, sa voracité naturelle qui le fait beaucoup
manger ont fourni l'occasion à cette maladie par les obstruc-
tions fortes et invétérées que les crudités ont excitées dans les
veines qui, retenant l'humeur mélancolique, l'empêchent de
s'écouler par les voies naturelles et lui donnent occasion par
leur séjour de s'échauffer et de fermenter et d'exciter cette
tempête ... Cette considération et la crainte que j'ai des suites
d'un si facheux mal me firent croire que Sa Majesté pouvait se
résoudre à régler sa vie et faire des remèdes de suite et qui
246 La parole mangée

pussent bien déboucher les vieilles obstructions de sa rate et en


vider un peu l'humeur mélancolique.>>
Même note, à nouveau en 1680 : «Il faut encore y joindre la
chaleur de ses entrailles, comme une disposition du sujet très
propre à être ébranlé à la moindre occasion laquelle il est aisé
de reconnaître par le sommeil plus turbulent, agité de rêveries,
le visage échauffé, pesanteur de tête et nonchalance de tout son
corps, chagrin même et mélancolie sans aucun sujet, accidents
dont il s'est plaint assez fréquemment et dont il contracte les
causes par le peu de repos qu'il se donne, veillant trop et ne
dormant pas assez pour un homme dont l'esprit travaille
autant que le sien.»
En 1693, d'Aquin est disgracié et son assistant Fagon
devient premier médecin du Roi. Et c'est alors que Fagon -
pour se démarquer de son prédecesseur (dont il a contribué à la
disgrâce) et pour «s'introniser» solidement dans sa charge
aux yeux mêmes du Roi- il ne faut pas oublier que celui-ci est
le lecteur unique du texte- compose le portrait pathétique du
corps malheureux du Roi.
Dans un premier temps, Fagon règle son compte à
d'Aquin, et à sa «thèse» sur la constitution du Roi, mais en
même temps, il justifie «épistémologiquement» le portrait du
Roi et la position de son nouveau diagnostic, «quand on n'a
d'autre passion que de suivre attentivement tout ce que la
raison, l'étude et l'expérience peuvent fournir ... sur le plus
grand sujet du monde ... ».
L'hypothèse de « Mr d'Aquin suppose que le Roi est
naturellement bilieux et ne parle que de bile évacuée dans
toutes les purgations de Sa Majesté. Elle est cependant fort
éloignée de ce tempérament qui rend le corps et l'esprit sujets à
des dispositions toutes différentes des siennes».
Dans un deuxième temps, Fagon dresse le portrait d'un
type général et d'une moyenne dans ce type, et c'est sur le fond de
cette description d'une généralité: le «bilieux», que va se
Le corps pathétique et son médecin .. . 24 7

détacher négativement d'abord, positivement ensuite, l'indi-


vidualité, la singularité, l'unicité du portrait du Roi :
«Les personnes bilieuses ont les cheveux et les sourcils
ardents et la peau très souvent teintée de jaune. Elles ont assez de
pente à vomir et à être dégoûtées pour peu qu'il fasse chaud ou
qu'elles soient elles-mêmes échauflees et naturellement elles ont
un médiocre appétit, le ventre ordinairement libre et souvent
plus qu'il ne faudrait. Leur inclination les porte à la colère et
l'emportement et rarement elles sont maîtresses de la fougue de
cette humeur et des passions vives et subites qu'elle excite ...
Pas une de ces circonstances ne convient au Roi, ses sourcils et
ses cheveux bruns ont presque tiré sur le noir. Sa peau blanche,
au-delà de celle des femmes les plus délicates, mêlée d'incarnat
merveilleux qui n'a changé que par la petite vérole s'est
maintenue dans sa blancheur sans aucune teinte de jaune
jusqu'à présent. Jamais personne n'a eu moins de pente à
vomir ... il n'est que très rarement dégoûté, même dans ses
grandes maladies et son appétit de toutes les saisons et à toutes
les heures du jour est également grand ... son ventre est resserré,
quelquefois très constipé et jamais lâche que par le trop
d'aliments, par leur mélange ou leurs qualités. Personne au
monde n'a été maître de soi même autant que le roi, sa
patience, sa sagesse et son sang-froid ne l'ont jamais aban-
donné et avec une vivacité et une promptitude d'esprit qui le
font toujours parler très juste et répondre sur le champ avec une
netteté et une précision si surprenantes que la plus longue
préparation n'en saurait approcher. Il n'a jamais dit un mot
qui pût marquer la colère ou l'emportement. Si l'on joint à
toutes ces circonstances un courage inébranlable dans la
douleur, dans les périls et dans la vue des plus grandes et des
plus embarrassantes affaires qui soient jamais arrivées à
personne et une fermeté sans exemple à soutenir ses résolutions,
malgré les occasions et les facilités de satisfaire ses passions,
peut-on douter que le tempérament du roi ne soit celui des héros
et de tous les plus grands hommes.»
248 La parole mangée

Contemplons un moment encore le portrait du Roi peint


par Rigaud où le «pouvoir-représentation» politique fonc-
tionne à son plus haut régime de puissance, à son comble;
imaginons encore une fois le face à face du vieux roi et de son
icône en majesté; imaginons encore ce regard réciproque où
l'un s'identifie à l'autre, où l'un imite l'autre en Monarque,
comme le Monarque en portrait imite le roi : un regard d'une
sérénité «absolue)) qui transcende tout accident physique,
toute passion morale, toute pensée intellectuelle; qui s'épuise
en lui-même et s'exténue jusqu'au vide dans le suspens de la
pose : le regard apathique du pouvoir absolu dans sa représen-
tation parfaite.
Relisons alors le portrait du roi par Fagon, celui de son
corps pathétique et nous découvrons que les deux corps, glo-
rieux et naturel, politique et physique, solaire et nocturne,
tendent à l'identité : le peintre - par une extraordinaire
capacité de mimésis- montre ce que le médecin par toutes les
ressources de son art et de sa «science)) décrit. Le roi, dans son
portrait de Monarque, est un mélancolique : «Peut-on douter
que le tempérament du roi ne soit celui des héros et des plus
grands hommes et que l'humeur tempérée mélancolique du
sang n'en compose le mélange dans sa santé et qu'étant altérée
dans ses maladies, l'humeur mélancolique n'y ait toujours
prédominé comme on l'a remarqué manifestement par la
langueur avec laquelle les plus considérables se sont déclarées et
entre autres, sa grande maladie de Calais, les differents
mouvements de fièvre et de goutte qui lui sont arrivés et la
tumeur qui a été suivie de la fistule que M. d'Aquin ... a été
obligé d'avouer que l'humeur mélancolique avait produite et
rendue si lente à se déclarer et si difficile à disposer à la
suppuration.)) Ainsi la difference et le différend entre d'Aquin
et Fagon ne portaient que sur le tempéramment bilieux du Roi
et, à la limite, sur une mauvaise lecture de ses purgations :
d'Aquin y voyait trop de bile. Mais l'accord est profond: «Le
Roi est mélancolique))' disent l'un et l'autre, citant, avec plus

,1'
Le corps pathétique et son médecin .. . 249

de deux siècles d'avance, W. Benjamin dans les Origines du


drame baroque : «le prince est le paradigme de l'~~mme mélan-
colique)). W. Benjamin développe cette propositwn par deux
pensées de Pascal dont celle-ci : «La dignité ~oya!e n'est-~lle
pas assez grande d'elle-même pour rendre celm qm.la possede
heureux par la seule vue de ce qu'il est? Faudra-t-Il encore ~e
divertir de cette pensée comme les gens du commun? Je VOlS
bien que c'est rendre un homme heureux que ~e le détourner ~e
la vue de ses misères domestiques, pour remphr toute sa pensee
du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d'un Roi? Et
sera-t-il plus heureux en s'attachant à ces vains amusements
qu'à la vue de sa grandeur? Quel o.bjet plus .satisfai~ant
pourrait-on donner à son esprit? ~e .serait-ce pas f~Ire tort a sa
joie d'occuper son âme à penser a ajuster ses p~s a la cad~nce
d'un air, ou à placer adroitement une balle, .au he~ de le laisse~
jouir en repos de la contemplation de la gl01re ~ajestueus.e qm
l'environne? Qu'on en fasse l'épreuve: qu'on laisse un ~01 tout
seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun som dans
l'es~rit, sans compagnie, penser à soi t?ut à lo!s~r, et l'on ~erra
qu'un Roi qui se voit est un homm? ~lem de m~seres, et qu Ill~s
ressent comme un autre. Aussi on evite cela s01gneusement et Il
ne manque jamais d'y avoir auprès des person~es des ~ois ~n
grand nombre de gens qui veillent à faire succeder le diVer~I~­
sement aux affaires et qui observent tout le temps de leur l01sir
pour leur fournir d~s plaisirs ~t des jeux, .en so~te qu'il n'y ait
point de vide. C'est-à-dire qu'Ils sont environnes de pe.rsonn~s
qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le R01 ne s01t
seul et en état de penser à soi, sachant qu'il sera malheureux,
tout Roi qu'il est, s'il y pense.)) . , . .
Cette pensée nous renvoie du portrait pathet~que du R01
par Fagon au portrait en majesté par Rigaud~ mais seulement
pour marquer que celui que dessin~, ~'un trait assez ferme, ~e
médecin, n'est pas, comme nous 1 avwns. un ~ornent rense,
l'envers ou la face cachée de celui que pemt Rigaud : c est le
même. A condition de ne pas oublier que l' acedia saturnienne
250 La parole mangée

caractéristique de la mélancolie du prince et du despote, du


Monarque absolu, cette indolence ou cette nonchalance dont
parlait d'Aquin, est source de lenteur et d'indécision, et au-
delà de ces traits psycho-physiologiques, de l'apathie «méta-
physique>> du pouvoir (représentation) absolu. C'est elle, en
fin de compte, qu'il faut lire dans ce que nous avons analysé
comme la pose du Roi dans son portrait de Monarque: ce face à
face du roi avec lui-même qui «relève», dans le vertige de
l'auto-séduction, la figure, voire la fiction de la solitude
tragique du roi sans divertissement de Pascal, un suspens qui
façonne une sorte de «corps-idéal» que, de leur côté, les
médecins successifs du roi construisent comme le pathos
d'apathie, cette mélancolie qui, tout en caractérisant le corps
physique naturel du roi, l'égale au corps «divin» des héros de
l'histoire et du mythe.

1
Références

« La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes »


a été publié sous le titre «Un chapitre dans l'histoire de la
sémiotique : la théologie eucharistique dans la Logique de Port-
Royal (1683) »dans History of Semiotics, ed. Esanbach and Tra-
bant, John Benjamins, Amsterdam, 1982; «L'animal-fable»
sous le titre «L'animal-fable : "Esope" » dans Critique,
no 375-376, août-septembre 1978,. Minuit, Paris; «Corps. uto-
piques rabelaisiens», sous le titre «Les Corps utopiques
rabelaisiens» dans Littérature, no 21, février 1976, Larousse,
Paris; «La raison du plus fort est toujours la meilleure» dans
Aims and Prospects of Semiotics. Essays in honor of Algirdas julien
Greimas, John Benjamins, Amsterdam, 1985. «Le corps pathé-
tique et son médecin» reprend quelques éléments d'une étude
publiée dans la Revue des Sciences Humaines, Lille, III, no 198, 2,
1985, dans un numéro spécial intitulé «Médecins et littéra-
teurs».

1
252 La parole mangée

Illustrations

Page 207: Louis XIV en habit de sacre par Hyacinthe


Rigaud (Louvre). Photographie Giraudon.

Page 218: Caricature par Thackeray du portrait de Louis


XIV par Rigaud in The Paris Sketch by Titmarsh; cf.
Works of Thackeray (Charter house edition, London,
1901), vol. XVI, p. 313 bis.

Couverture : illustration du «Petit Poucet», conte de Charles


Perrault par Gustave Doré. Collection Viollet.

1
Table des matières

Avertissement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
1. La parole mangée ou le corps divin saisi par les signes. . . . . . . . . 11
2. Manger,parler, écrire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
Peaud'Aneoul'oralité........................ 39
L'animal-fable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
«La raison du plus fort est toujours la meilleure» . . 61
Corps utopiques rabelaisiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
3. La cuisine des Fées ou le signe culinaire dans les Contes de
Perrault........................................ 121
Apéritifthéorique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
Le boudin grillé ou le dévoiement des performa-
tifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133
La sauce Robert où l'on apprend qu'il est parfois
juste et convenable que le Mangeur croit manger
autrechosequecequ'ilmange . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
Petit pot de beurre et hachis de chair à pâté ou les
charmes de la voix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
254 La parole mangée

Bouilli et rôti ou la maîtrise du discours et les


illusions d'Eros. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
Viande de boucherie et gibier ou le signe
culinaire dans la co mm uni cation généralisée . . . . . . 180
4. LeCorpsduRoi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
Le corps glorieux du Roi et son portrait . . . . . . . . . . 195
Le corps pathétique et son médecin: sur le journal
de Santé de Louis XIV . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226
Riférences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
Illustrations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252
Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253
Achevé d'imprimer en avril 1986
sur les presses de l'imprimerie Laballery
58500 Clamecy
Dépôt légal: avril 1986
Numéro d'imprimeur: 601098

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