Вы находитесь на странице: 1из 10

Anne Frémaux

A quoi sert l’écologie ?

En 1945, dans Regards sur le monde actuel, Paul Valéry écrivait : « Le temps du monde fini commence ». Cette
phrase résume admirablement la découverte historique qu’est en train de faire l’homme occidental du XXIème
siècle. En effet, après quatre siècles de développement scientifique sans précédent visant à réaliser le projet
cartésien d’une nature entièrement « maîtrisée » et « possédée », capable de satisfaire des besoins devenus
illimités, L’homme moderne est confronté à la figure d’un « nouveau monde » : un monde fini et revêche à sa
propre exploitation, disposant de ressources limitées et de capacités de renouvellement réduites. Telle est la
découverte qui a accompagné le développement de l’écologie, notamment dans sa dimension politique. En ce
sens, l’écologie apparaît comme une pensée des limites.
Il faut noter d’ores et déjà que les sociétés traditionnelles ne connaissent pas le concept d’écologie1, ni
dans sa forme scientifique (c’est-à-dire comme étude des milieux naturels), ni dans sa forme politique (comme
aménagement, gestion de l’habitat humain). Il n’y a pas d’écologie chez les peuples dont l’activité sur le milieu
est négligeable. Le souci écologique n’apparaît que lorsqu’il y a perturbation, altération du milieu de vie et
prise de conscience de celle-ci. Ce souci écologique apparaît donc dans les pays développés au cours des années
60-70 avec le développement des dégradations imposées au milieu par l’activité technique et industrielle ou
encore par le technosphère (pollution de l’air, de l’eau, des sols, raréfaction des ressources etc.)
Dès lors, le but, l’utilité de l’écologie, semble clair et univoque : il s’agirait de protéger ou même de
restaurer ce qui a été détruit par l’activité anthropique. On peut cependant se demander si cet idéal est vraiment
celui de l’écologie que nous qualifierons de « réformiste » et d’« environnementaliste » (par opposition à
l’écologie radicale et systémique qui touche l’ensemble des activités humaines). Cette écologie
institutionnalisée que Romain Felli nomme « l’écologie par le haut »2(c’est-à-dire imposée par le haut), permet
d’asseoir la domination à la fois économique et technicienne de l’homme sur la nature sans réviser le rapport
pathologique qu’il entretient avec elle. « L’écologie par le haut » amplifie les rapports de force actuels e,
suggérant par exemple que la réponse à la crise écologique sera non pas d’ordre politique et démocratique mais
d’ordre purement gestionnaire et technologique. L’écologie, dans cette conception, est ainsi réduite à une forme
supérieure de l’efficacité économique qui ne remet en cause ni le mode de production ni le mode de
consommation actuel des pays occidentaux, pourtant largement responsable, comme nous essaierons de le
montrer, du drame que nous vivons. Il semble dès lors que nous soyons très loin du niveau de radicalité exigé
par la situation prenant le mal pour le remède. Certes, tout est dans la dose, comme le disait Paracelse, mais
sommes-nous vraiment prêts à reprendre une gorgée supplémentaire de libéralisme économique (par le biais du
capitalisme vert et de l’augmentation de la part du privé dans la gestion des affaires publiques) pour résoudre
les maux qu’il a lui-même largement contribué à engendrer ?

Se demander « A quoi sert l’écologie ? » c’est s’interroger sur son utilité mais c’est aussi se demander
dans quelle mesure celle-ci peut être instrumentalisée (quels profits peut on bien en retirer ? ) De la même façon
que l’on se demanderait « à qui profite le crime », on peut en effet s’interroger sur l’utilité réelle et non plus
simplement idéalisée ou présupposée de l’écologie réformiste et du concept de développement durable qui en
est le bras armé. Nous verrons, dans un premier temps, que la prise en charge de la crise environnementale par
les acteurs du marché et les environnementalistes est en réalité un moyen de maintenir, voire d’approfondir, les
rapports de force actuels : domination économique du marché, domination politique par la technostructre et
domination anthropologique de la nature (aspect descriptif). Nous verrons ensuite que l’écologie, entendue cette
fois dans sa dimension radicale et subversive, peut renverser ces rapports de force et engendrer la remise en
question nécessaire des paradigmes anthropocentriques, économicistes et centralisateurs qui sont les principaux
responsables de la crise écologique que nous traversons. (aspect normatif)

*******

L’hypocrisie, comme le rappelle La Rochefoucauld, est « l’hommage que le vice rend à la


vertu.» « Hommage » car, contrairement au cynisme qui s’affiche clairement comme négation des valeurs
morales ou consensuelles, l’hypocrisie montre qu’il est nécessaire d’avancer masqué, drapé de vertu, pour
1
Composé de deux mots grecs : Oikos : habitat, demeure et logos : discours, raison ou encore)discours rationnel, sensé),
2
Romain Felli, Les deux âmes de l’écologie, une critique du développement durable, L’Harmattan, Paris, 2008, p.13
1
Anne Frémaux

parvenir à ses fins. Ainsi pourrait-on qualifier la nouvelle et récente prise en charge de la crise écologique par
les acteurs du marché et le dévoiement progressif de la notion de « développement durable » qui l’accompagne.
Le nouveau « capitalisme vert » permet en effet d’asseoir la domination des acteurs économiques et de
réorienter le système existant afin de le rendre « durable ».

L’apparition du concept de développement durable

La préoccupation écologique est apparue dans les années 60-70. La première grande date de l’écologie
institutionnelle est la Conférence de Stockholm en 1972 qui constitue la première conférence des Nations Unies
sur l’environnement, dénommée aussi « premier sommet de la terre » (CNUEH ou encore Conférence des
Nations Unies sur l’Environnement Humain). En 1992, soit vingt ans plus tard, lui succède la Conférence de
Rio qui devient la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement (CNUED). Il faut
donc noter qu’entre temps, à la préoccupation environnementale s’est adjointe celle du « développement »,
relative au concept de « sustainable development » (« développement durable », ou « soutenable »), défini en
1987 dans le Rapport Bruntland, comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans
compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs». Il s’agissait alors de mettre en œuvre
un développement à la fois viable (qui n’épuise pas les ressources terrestres plus vite qu’elles ne se
renouvellent) et moralement acceptable. Derrière ce noble objectif se cache cependant la question du contenu
du développement que nous entendons ainsi promouvoir. En effet, force est de constater qu’après plusieurs
décennies de « politique de développement », le désenchantement est au rendez-vous : le développement,
promu par les grandes instances internationales, FMI et OMC en tête, a créé du sous-développement, à tel point
qu’Edgar Morin évoque la « tragédie du développement » :

« Après trente années vouées au développement, le grand déséquilibre Nord/Sud demeure et des inégalités
s’aggravent. 25% de la population du Globe, vivant dans les pays riches consomme 75% de l’énergie (…) Dès qu’il y a
des guerres civiles ou désastres naturels, l’aide charitable momentanée est dévorée par des parasites bureaucratiques ou
affairistes. Le tiers monde continue à subir l’exploitation économique, mais il subit aussi la cécité, la pensée bornée, le
sous-développement moral et intellectuel du monde développé. »3

Les chiffres sont en effet alarmants : les revenus moyens comme l’espérance de vie sont quasiment
partout en recul dans les pays du sud. L'écart de revenu entre le milliard d'humains le plus riche et le milliard le
plus pauvre, de 1 à 30 en 1960, serait passé de 1 à 150 en 1990 4. Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial aux
Nations Unies pour le droit à l’alimentation, rappelle dans L’empire de la honte que les 500 plus grandes
sociétés transcontinentales du monde contrôlent 52 % des richesses produites sur la planète. Dans sa réalité
« réelle » (et non plus mythique), le développement est une nouvelle forme de féodalité : de « nouveaux
seigneurs de la guerre économique » dominent le monde. Pendant que le patron de Novartis (produits
pharmaceutiques) engrange plus de 22 millions d’euros par an et celui de Nestlé plus de 19 millions, le nombre
des martyrs, de ceux qui souffrent de la faim, des épidémies, du manque d’eau potable etc. augmente de façon
ininterrompue :

« En Afrique, les sols s’épuisent, le climat se dégrade, la population croît, le sida ravage. A une polyculture
satisfaisant des besoins familiaux et locaux se substitue une monoculture soumise aux aléas du marché mondial. Sous le
coup de ces aléas, la monoculture subit crise sur crise ; les capitaux investis dans les secteurs en crise s’enfuient. L’exode
des ruraux remplit les bidonvilles de sans-travail. La monétarisation et la marchandisation de toutes choses détruisent la
vie communautaire, les services rendus et de convivialité. Le meilleur des cultures indigènes disparaît au profit du pire de
la civilisation occidentale. »5

La notion de développement, telle que nous la connaissons, va de pair avec l’indicateur de


richesse des pays imposé par les pays occidentaux qu’est le PIB (indicateur de croissance économique évaluant
la quantité de biens finis et de services marchands produits et échangés sur un territoire). Or, la rationalité
purement comptable de cet indicateur peut devenir totalement irrationnelle lorsqu’elle en vient à comptabiliser
3
E. Morin, Terre-Patrie, éditions du Seuil, Paris, 1993, p.90
4
Pour plus de données chiffrées voir le site des « renseignements généreux », fichier « développement ».
5
Ibidem, p.90
2
Anne Frémaux

comme positive toute activité génératrice de flux monétaires, y compris les catastrophes comme le naufrage de
l'Erika ou la tempête de 1999, et lorsqu'elle méconnaît les activités bénéfiques gratuites. En effet, tout ce qui est
produit et vendu entre dans le calcul de cet « indicateur de richesses » : packaging ou encore emballages perdus,
appareils qui vont être jetés ou métaux qui vont finir dans les décharges ; tout cela est comptabilisé comme une
richesse car dans notre système de production et de consommation, les destructions sont considérées comme
une source d’enrichissement, tout ce qui est cassé, jeté, perdu, devant être remplacé. On peut ainsi se demander
si une société qui s’appuie, pour son développement, sur la destruction des biens (plus on détruit, plus on
produit, plus les gens achètent !), est une société viable à long terme. Au-delà de l’aspect social et
civilisationnel du problème, se pose bien sûr la question de l’impasse écologique à laquelle conduit une telle
conception du développement. Comme le dit Arundathi Roy :

« Nous n'avons qu'une quantité limitée de forêts, d'eau, de terre. Si vous transformez tout en climatiseurs, en pommes
frites, en voitures, à un moment vous n'aurez plus rien. »6

Le concept de développement durable au service du marché

Le « faire savoir », de nos jours, est sans conteste plus important que le « savoir-faire ». Aussi le concept de
développement durable est-il largement mis au service de l’entreprise de communication verte de nos
dirigeants. L’usage récurrent de l’expression « développement durable » dans les campagnes de com’ des
entreprises est symptomatique du tournant environnemental pris par les grandes marques pour se forger un
capital de sympathie auprès des éco-consommateurs de plus en plus nombreux. Plusieurs formules maladroites
de patrons du CAC 40 illustrent admirablement le but normalement inavoué de cette entreprise : «Le
développement durable n'est ni une utopie ni même une contestation, mais la condition de survie de l'économie
de marché. »7 Ainsi, ce qu’est censé permettre le « développement durable », ce n’est ni la protection de la
planète ni la restauration des écosystèmes, mais la continuation pure et simple de « l’économie de marché». Ou
encore, «Le développement durable, c'est tout d'abord produire plus d'énergie, plus de pétrole, plus de gaz,
peut-être plus de charbon et de nucléaire, et certainement plus d'énergies renouvelables. Dans le même temps,
il faut s'assurer que cela ne se fait pas au détriment de l'environnement. »8 (!)

Le concept de « Greenwashing » vient du terme anglais « Brainwashing » (lavage de cerveau). Il désigne


les efforts de communication verte faits par les entreprises et qui, comme tels, ne s’accompagnent pas
forcément de véritables effets sur l’environnement. L’industrie la plus utilisatrice de greenwashing est
certainement l’industrie automobile qui entend ainsi véhiculer le mythe d’une voiture propre.9

On peut ainsi conclure avec la philosophe Catherine Larrère que:

« Sans nier l’importance d’une évaluation économique des différentes opérations de protection de la nature, on peut se
demander si, ainsi reconverti dans le calcul économique, l’environnement ne disparaît pas complètement. Trop souvent
dans “développement durable”, on n’entend que “développement”, et, dans “développement”, on n’entend que
“croissance”: les économistes ont entouré leurs préoccupations d’un vernis environnemental, mais ils continuent
fondamentalement à parler de la même chose et à aspirer à la poursuite du même mécanisme : l’indéfinie reconduction de
la croissance. »10

L’apparition des droits à polluer : Une dérive économique de droit

La prise en charge de l’écologie par le marché issue principalement du Protocole de Kyoto a également
débouché sur le concept problématique de « droits à polluer », application du principe pigouvien du « pollueur-
6
Arundathi Roy (Défaire le développement, sauver le climat, revue L'Écologiste n°6.)
7
Louis Schweitzer, PDG de Renault, formule extraite d’un entretien avec le journal mensuel Enjeux Les échos (décembre 2004) :
8
Michel de Fabiani, président de BP France, rencontres parlementaires sur l'énergie, 2001.
9
Voir par exemple les messages publicitaires de volvo (« la nature est si belle ») ou du dernier 4X4 de Peugeot (« une technologie
plus propre pour plus de plaisir »)
10
Catherine Larrere, entretien avec Sandrine Bergès : http://ethiqueeconomique.neuf.fr/ENTREVUE-LARR%C8RE.pdf
3
Anne Frémaux

payeur » (reconnu depuis 1990 comme un « principe général de droit international de l’environnement »11). Or,
nous sommes là face à un principe problématique qui consiste à vendre des droits et, a fortiori, des « droits à ne
pas faire attention ». On peut s’interroger, en effet sur la validité éthique et juridique d’un tel concept,
puisqu’on transforme, par ce biais, un état de fait négatif, la pollution, en droit. Agnès Sinaï dans un article du
monde diplomatique d’octobre 2009 évoque à leur sujet un marché mondial des indulgences à l’avantage des
pays industrialisés. Les indulgences, rappelons-le, étaient des « droits à pécher » (rémissions totales ou
partielles) que l’Eglise catholique accordait en échange de rétributions financières. Filant la métaphore, ils
signifient que nous pouvons polluer (ou encore «pécher») dès lors que nous payons. Or, nous le disions, une
telle marchandisation de la pollution pose des problèmes éthiques et juridiques auxquels s’ajoutent des
difficultés d’ordre technique.

En effet, notre milieu de vie peut-il être considéré comme une valeur marchande ? Monique Chemillier-
Gendrau12 se demande ainsi si l’intérêt général peut-être subordonné à la logique marchande et aux grandes
stratégies diplomatiques et économiques des Etats ou des multinationales. Le droit de chacun à vivre et à naître
dans un environnement sain peut-il être tributaire des intérêts économiques ? Contre une conception
universaliste du droit, les droits à polluer sont en effet monnayables et donc relatifs au pouvoir d’achat des
entreprises qui en bénéficient (dérive qui ne manquera pas d’apparaître choquante aux yeux de tout un chacun
lorsque seront mis en place des droits à polluer individuels). Que penserait-on, en effet, d’un droit à la liberté ou
à la dignité qui serait monnayable ? L’internalisation de l’environnement par la voie de la marchandisation
revient ainsi à permettre aux plus riches d’en abuser. Que penser des inégalités entre ceux qui pourront
s’octroyer des droits à polluer et ceux qui ne le pourront pas ? Il n’y a guère à s’étonner, dès lors, que ce « droit
à polluer pour les riches » n’ait guère suscité l’enthousiasme des pays pauvres lors du dernier sommet de
Copenhague.

A ce problème juridique et éthique, s’ajoute une série de problèmes techniques dont la solution n’est
toujours pas envisagée et n’apparaît guère envisageable : comment évaluer économiquement le coût de
l’environnement et de ses dégradations (ou encore, ce que l’on appelle l’internalisation des coût écologiques,
c’est-à-dire la prise en charge par l’agent économique des coûts infligés à un tiers par son activité) ? Il s’agit
tout d’abord d’un coût diffus dans l’espace, en raison de l’aspect systémique des pollutions (ainsi la côte ouest
des Etats-unis est-elle affectée par la pollution de la Chine), mais aussi en raison des effets de boucle, de seuil
et des effets papillon qui rendent difficile l’établissement de liens de causalité précis. Il s‘agit ensuite d’un coût
diffus dans le temps : comment évaluer le coût économique de la dégradation écologique pour les générations
futures ? Qui peut chiffrer, en termes de santé publique, le coût des émissions de CO2 ?

Quoiqu’il en soit, ces problèmes ne semblent pas constituer des obstacles dirimants aux yeux des financiers.
En l’absence de régulation, un nouveau marché spéculatif fort attractif est en effet apparu qui fait le jeu des
spéculateurs et même des industriels13. Comme le signale Robert Shapiro, ancien sous-secrétaire au commerce
de M. Clinton, on voit bien que «nous sommes sur le point de créer un nouveau marché qui va brasser des
milliards de dollars d’actifs financiers en produits sécurisés, dérivés et spéculés à Wall Street, du même type
que ces marchés à terme et autres bulles inflationnistes qui finissent par éclater»14. Nous assistons donc à la
financiarisation de la crise écologique et à la création de nouveaux débouchés spéculatifs qui auront sans doute
pour conséquence d’asseoir encore un peu davantage la puissance des jeunes loups de la finance tout en
aggravant la situation du climat. Le système des crédits Kyoto instaure également une prime à la dépollution
dans les pays en développement (par exemple, si on va dépolluer en Inde, on génère des crédits Kyoto plus ou
moins fongible avec des fonds européen). Il s’agit, comme le disait le chef du syndicat patronal allemand
(T.Necker) dans les années 90 : « de faire de l’environnement le troisième facteur de production après le capital
et le travail ». Cet énorme et très juteux marché de la dépollution conduit à privilégier les solutions techniques
11
Convention internationale sur la préparation, la lutte et la coopération en matière de pollution par les hydrocarbures, OMI, Londres,
novembre 1990
12
« Marchandisation de la survie planétaire, Monde diplomatique, janvier 1998
13
Avec l’Emission Trading scheme de janvier 2005, l’UE a finalement cédé aux lobbies qui ont récolté pour l’industrie lourde plus de
quotas qu’ils n’en avaient besoin : par exemple, Arcellor Mittal a reçu gratuitement en 2008 un surplus de 32% d’une valeur de 536
millions d’euros, ce surplus pouvant être échangé sur les marchés secondaires et rapporter du profit.
14
Cité par Agnès Sinaï, in Article du Monde diplomatique, octobre 2009
4
Anne Frémaux

coûteuses (épuration de l’eau, traitement des déchets, captage-stockage du CO2 …) plutôt que la prévention, ce
qui signifie que l’aggravation même de la situation constitue une perspective de profits. Les projets délirants de
la géo-ingéniérie ne manquent pas en ce domaine (création d’un immense bouclier artificiel autour de la Terre
pour la protéger des rayons du Soleil, projet de répandre un million de tonnes de poussières d’aluminium et de
souffre dans l’atmosphère afin de faire baisser la température terrestre, arbres OGM mangeurs de CO2,
couverture de mousse de PVC sur les glaciers, etc.) Ainsi, certaines firmes privées, comme Climos Inc. ou
Planktos Science développent des projets d’écorestauration en dépit de la méfiance affichée par le Groupe
d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations Unies, pour qui la géo-ingéniérie
est « largement spéculative et non démontrée, avec des risques inconnus de dommages collatéraux. »15

La prise en charge des enjeux écologiques par les marchés illustre à merveille la célèbre formule de
Lampedusa dans Le Guépard: « il faut que tout change pour que rien ne change » (en l’occurrence il fallait, en
1860, que l’aristocratie italienne accepte une forme de révolution, qu’elle accepte de perdre son pouvoir en
apparence, pour le conserver en réalité). Il faut que l’économie de marché accorde quelques concessions au
besoin de changement généré par l’urgence écologique pour que l’économie de marché demeure le modèle
incontesté.

Du despotisme doux à la dictature technocratique

Il y a, selon Castoriadis, deux schèmes par lesquels l’ensemble des individus adhèrent à la société de
consommation. Le premier, nous dit-il est le « schème [anthropologique] du besoin »16. C’est par la fabrication
social de l’individu, ou encore par l’instillation, dès la plus tendre enfance, d’un certain nombre de besoins à la
satisfaction desquels les individus consacreront la majeure partie de leur vie, que cette société suscite l’adhésion
de tous. Tous les besoins sont socialement situés. Or, notre société a cela de particulier qu’elle joue sur le
ressort indéfiniment reconductible du besoin : changer de voiture tous les trois ans, acheter la dernière
génération d’I-Phone, partir en vacances à l’autre bout du monde etc. sont des moteurs de convoitise fort
puissants pour un occidental. Le bonheur se réduit même, dans le cadre d’un imaginaire social construit à coups
de publicités, à la satisfaction des besoins matériels (auxquels j’adjoins les corps : le corps de l’autre comme le
corps propre, objets de consommation de l’industrie du sexe comme de la chirurgie esthétique). Le grand atout
du capitalisme, nous dit Castoriadis, c’est qu’il satisfait les besoins : « He promises the goods and he delivers
the goods ». Il instaure ainsi un « despotisme doux », selon l’expression de Tocqueville, bienveillant et
prévoyant, qui ôte aux individus la nécessité de penser et de régir leur existence17.

Cet hébétement dans le ronron de la consommation fonctionne tant que le « travailler plus pour gagner plus
et dépenser plus » est rendu possible par la croissance. Par contre, que celle-ci s’enraye, que l’on ne puisse plus
mettre de l’essence dans nos voitures et le système s’effondre. D’où l’injonction constante à laquelle sont
soumis les citoyens : il faut coût que coûte consommer, quitte à s’endetter, au péril, sinon, de voir la croissance
s’effondrer. Ainsi, l’individu est-il asservi, qu’il le veuille ou non, à la « tyrannie de la consommation » et à
enchaîné à l’absurde situation qui consiste à travailler pour consommer (des biens le plus souvent futiles et
éphémères) et à consommer pour travailler. Et puisque les grands industriels acceptent de céder à la mode
écologiste (« green is gold »), nous consommerons, exactement comme avant, mais « vert », « bio », ou
labellisé « écolo ». Tout semble ainsi pouvoir continuer comme avant. Sauf qu’il y a un hic qui vient du
système libéral lui-même (Marx avait déjà vu que le capitalisme était condamné à s’auto-détruire): du fait de la
mondialisation, notre consommation stimule la croissance chinoise et non la nôtre. Nous aurons donc, quoi
qu’il arrive, le chômage, les dettes et la décroissance imposée : rien de plus terrible dans un monde uniquement
15
4ème rapport du GIEC, novembre 2007
16
Cornelius Castoriadis et Daniel Cohn Bendit, De l’écologie à l’autonomie, Paris Seuil, 1981, p.36-37
17
« Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur
sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de
préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime qu’ils se
réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers leur bonheur mais il veut en être l’unique agent et le seul
arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins (…) Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la
peine de vivre ? »Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II (1840), IV, chap. VI Œuvres, Tome 2, Gallimard,
La Pléiade, 1992, pages 836-837
5
Anne Frémaux

fondé sur la croissance, où l’alpha et l’oméga de la vie se situent dans la propension à posséder et le statut
social conféré par le travail. La décroissance (ou récession) dans un monde régi par l’idéologie de la croissance
semble effectivement un cauchemar (qu’incarne la figure du déclassé, du chômeur ou du Rmiste mais aussi de
ces salariés sommés d’être toujours plus productifs pour conserver leur pouvoir d’achat déclinant).

Mais le pire n’est peut-être pas encore là : le deuxième schème, selon Castoriadis, qui maintient l’institution
de notre société, est celui de l’autorité. Or, au pouvoir de la religion s’est substitué celui de la science et de la
technique car c’est au nom du prétendu savoir que l’autorité est légitimée dans nos sociétés. A cela s’ajoute la
spécialisation et la professionnalisation de la politique qui justifient l’accaparement du pouvoir souverain par
nos représentants (élus ou non, dans la mesure où les cabinets ministériels, composés d’énarques, ont un rôle
déterminant dans les choix effectués). Nous sommes donc à l’heure de l’expertocratie et de la technocratie. En
témoigne par exemple, le choix du nucléaire, fait en dehors de toute délibération publique. Or, celui-ci, par le
risque qu’il génère, suppose une société centralisée et policière. Comme le dit André Gorz, le nucléaire est un
« électrofascisme »18 . Le processus, ajoute-t-il, est toujours le même: il s’agit d’empêcher les gens de satisfaire
leurs besoins de manière autonome afin qu’ils dépendent, pour leur satisfaction, de moyens institutionnels et
industriels qu’ils devront payer. Une fois la dépendance assurée, l’horizon des possibles se réduit à ce seul
choix possible (« seule option réaliste » in fine car seule option proposée). Or, le privilège donné aujourd’hui
aux solutions techniques sur toute forme de prévention en amont nous fait courir le risque majeur de dépendre
des industries et des technologies dépolluantes, filtrantes, captatrices etc. pour assurer nos besoins vitaux. Ne
faudrait-il pas lutter au contraire pour que l’eau soit un bien gratuit accessible à tous plutôt que nous
dépendions, pour son approvisionnement, d’entreprises d’épuration et peut-être un jour, de désalinisation ?
Ainsi se développe « l’écologie par le haut », centralisatrice, élitiste et planificatrice qui nous fait courir le
risque de l’hétéronomie et de l’hétérorégulation (c’est-à-dire d’une régulation qui ne serait pas librement
consentie comme le sont les rationnements ou la fiscalité contraignante… autant de moyens de déposséder
encore un peu davantage le citoyen de son pouvoir). Ainsi partageons-nous cette mis en garde de Castoriadis :

« Le totalitarisme qui nous pend au nez n’est pas celui qui surgirait d’une révolution, c’est celui d’un gouvernement,
(peut-être mondial) qui, après une catastrophe écologique, dirait peut-être : vous êtes-vous assez amusés ? La fête est
finie, voici deux litres d’essence et vos dix litres d’air pur pour le mois de décembre et ceux qui protestent mettent en
danger la survie de l’humanité et sont ses ennemis publics.» 19

*******
On attribue généralement l’origine de la crise écologique que nous traversons au commencement
cartésien de la philosophie moderne et à son maître-mot célèbre dans Le Discours de la Méthode (1637) : « Il
faut nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Cornélius Castoriadis y voit là « la plus belle et
la plus concise formulation de l’esprit du capitalisme »20 dans la mesure où le programme d’appropriation et de
chosification de la nature qui sera le sien y apparaissent on ne peut plus clairement. Cette idée étant également
présente dans le marxisme21, comme le remarque lui-même Castoriadis, il conviendra d’évoquer plus
fondamentalement l’ « idéologie de la croissance » qui sera à la fois celle du capitalisme et du communisme
(celui-ci plaidant pour une plus juste répartition des fruits de la production) et dont le point commun est de
prôner une appropriation sans limite des ressources limitées de la planète, en vue de réaliser une représentation
mythique du bonheur sur terre. La crise environnementale apparaît dès lors comme la résultante du rapport de
domination que nous entretenons avec la nature et avec le monde animal (paradigme de l’oppressé) et dont le
capitalisme s’est fait l’héritier. La crise environnementale nous apparaît donc comme le symptôme d’une crise
plus profonde qui est celle de la modernité occidentale, celle-ci reposant sur la séparation homme-nature et sur
le primat progressif de l’économie sur toute autre valeur (ce que nous appelons l’économicisme). Posée en
termes de nouveauté, de globalité et d’urgence, la question écologique appelle dès lors une réponse radicale,
profonde et révolutionnaire (au sens de volte-face complète, de changement de paradigme).

18
André Gorz, Ecologie et liberté, Paris, Seuil, 1978, p.28
19
Cornélius Catoriadis, « l’idée de révolution », in Les carrefours du labyrinthe, tome III, Seuil, « Points Essais », Paris, 1990
20
Intervention de Castoriadis à Louvain-La-neuve avec http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article69
21
Marx considère la Terre comme le « magasin de vivres primitif [de l’homme] », tout comme, « l’arsenal primitif de ses moyens de
travail. » Le Capital, Livre I, IIIème section, chapitre VII, « Production de valeurs d’usage »
6
Anne Frémaux

*******

La Remise en question de l’anthropocentrisme dualiste

Du point de vue biologique, la séparation stricte de l’homme et de l’animal, qui justifie la domination de
celui-ci par celui-là, est largement remise en question par les travaux des éthologues. S’agissant de définir
l’humanité et son rapport à l’animalité, on ne peut plus, comme le dit le paléoanthropologue Pascal Picq22, le
faire « en termes de rupture, d’exclusion et de supériorité»23 :

Contrairement à ceux qui considèrent l’animal d’élevage comme un pur artefact, une création technique
de la société, nous considérons, au contraire, qu’il représente le paradigme de cette exploitation humaniste de la
nature par l’homme. Eloigné de la vue humaine, l’immense sacrifice animal dont se repaît la société de
croissance s’apparente à un véritable « beastwashing ». La moralisation superficielle des consciences à l’égard
des animaux domestiques, ou la prise de conscience subite (et très à la mode) de la disparition exponentielle des
espèces naturelles ne suffiront pas à exorciser l’épineuse question de l’exploitation de l’animal par l’homme:
celle-ci nécessite que nous nous interrogions, sans tabou, sur la légitimité de l’alimentation carnée de l’homme
qui est la source de ce génocide banal. « Banal », en effet, car au XIXème s. la mise à mort des animaux devient
un processus purement industriel et normalisé. « Banal » aussi , pour la « banalité du mal » dont il faut se
méfier pour nous-même, car de l’animal à l’homme, la frontière n’est jamais aussi nette que l’humanisme
voudrait le montrer. Ainsi, c’est en visitant les abattoirs de Chicago qu’Henri Ford précisa le processus de
travail à la chaîne et d’aucuns connaissent la proximité qu’entretenait ce dernier avec le régime nazi. Comme le
dit fort bien Elizabeth de Fontenay, il est question de l’animal dans l’être humain :

« Depuis le commencement de l’humanité, l’homme se définit dans son rapport à l’animal. Si nous n’avons plus d’autre
rapport à l’animal que celui de le massacrer pour en faire de la matière première ou une denrée (…), nous allons vers une
société machiniste et totalitaire, une sorte de Métropolis où l’effervescence de la vie et du vivant sera absente. Nous nous
mécanisons nous-même… Cette extermination industrielle d’animaux ne peut avoir que des conséquences profondément
déshumanisantes… »24

Du point de vue physique, la conception qui prévaut aujourd’hui, pour expliquer le vivant comme la
nature dans son ensemble, c’est le holisme, du grec ολoς (holos) qui signifie « entier ». Ce système de pensée
met en avant le fait qu’une entité ne peut être connue que lorsqu'on la considère et l'appréhende dans l’ensemble
auquel elle appartient ou encore, dans sa totalité. C’est une conception relationnelle du réel qui met en avant
l’interconnexion de l’ensemble des éléments de la réalité. La pensée holistique remet à l’honneur l’écologie ,
science globale avant l’heure inventée par le biologiste allemand Haeckel au XIXème s.. Ainsi, comme le dit
Edgar Morin dans le passage suivant, la nature se définit par l’inter-rétro-action des éléments qu la composent :

« L écosystème » signifie que, dans un milieu donné, les instances géologiques, géographiques, physiques,
climatologiques (biotope) et les êtres vivants de toutes sortes, unicellulaires, bactéries, végétaux, animaux (biocénose),
inter-rétro-agissent les uns avec les autres pour générer et régénérer sans cesse un système organique ou écosystème
produit par ces inter-rétro-actions mêmes (…) Nous sommes donc en présence d’une science de type nouveau, portant sur
un système complexe, faisant appel à la fois aux interactions particulières et à l’ensemble global.»25

La conception écosystémique ne repose donc plus sur la dichotomie entre l’homme et la nature,
mais sur la radicale inter-dépendance des deux entités que l’humanisme a par trop séparées. L’écologie
nous invite alors à abandonner la vision insulaire de l’homme : on ne peut disjoindre l’évolution d’un
être de celle de son milieu ni connaître le milieu sans connaître ses interactions avec l’homme. La
22
Enseignant au Collège de France
23
« Voilà qui rend la question de l’animal et de l’humain si insaisissable. D’un côté les différences entre un homme et un chimpanzé
et un gorille sont patentes. De l’autre, l’anthropologie évolutionniste, éthologie incluse, faillit à révéler une faculté ou une fonction qui
fait l’humain. Peut-être nous faut-il reconnaître que ces différences là ne sont pas là où on les attendait et que la question humanité-
animalité est dangereusement posée lorsqu’on tente d’y répondre en termes de rupture, d’exclusion et de supériorité. »P. Picq,
« Qu'est ce que l'humain ? » extrait de l’ouvrage collectif L'humain à l'aube de l'humanité, éditions Pommier, 2003
24
E. De Fontenay, Le silence des bêtes.
25
Edgar Morin, « La pensée écologisée » in Introduction à une politique de l’homme, pp.129-131
7
Anne Frémaux

biosphère et l’anthroposphère sont en relation. La nature est donc bien, à cet égard, une nature « culturelle ».
Ce nouveau rapport à la nature qui ne peut plus être celui de la domination doit-il être celui du respect ? La
notion de « sujet de droit » pour la nature semble impraticable dans la mesure où, l’homme seul, est à l’origine
de l’attribution de valeurs. Seul il demeure sujet de droits et de devoirs. En revanche, il semble nécessaire de
réintroduire comme objet politique ce que M. Serres appelle le « tiers-exclu » (la nature). On a jusque là
considéré la nature comme un élément négligeable. Ce n’est aujourd’hui plus possible. l’écologie radicale
requiert un nouvel humanisme, résolument post-moderne, et fondé sur le caractère indissociable de l’homme et
de la nature, sur le respect non instrumental de la nature et de l’humanité toute entière (c’est-à-dire sans les
exclusions auxquelles l’humanisme occidental s’est parfois livré) : nous l’appellerons l’écocentrisme
humaniste.

La sortie de l’économicisme : la décroissance

« Seul un fou ou un économiste peut penser qu’une croissance illimitée est possible dans un monde fini. »
(Kenneth Boulding)

Par opposition à l’extension du pouvoir techno-bureaucratique et à l’abolition de l’autonomie


individuelle à laquelle nous conduit l’écologie gestionnaire, « l’écologie par en bas »26 se rattache à la tradition
démocratique, décentralisatrice et autogestionnaire. Celle-ci pose la question fondamentale, centrale et
éternelle : qu’est-ce que le bien vivre ? L’écologie par le bas prône un changement radical de nos modes de vie,
renouant avec l’idéal subversif des années 70 : « l’écologisme utilise l’écologie comme le levier d’une critique
radicale de cette civilisation et de cette société »27. Il serait en effet illusoire de s’occuper de l’environnement
(ou de prétendre le faire) sans s’attaquer aux causes de la crise. Or, celle–ci n’est que la résultante de
l’idéologie de croissance, qu’elle soit, comme nous l’avons vu, d’origine capitaliste ou bureaucratique.

La question des limites physiques de la planète a été introduite par Georgescu-Roegen, dans son livre
daté de 1971, The entropy law and the economic process (traduit en 1979 sous le titre : Demain la
décroissance : entropie-écologie-économie) : il y montre que l’économie, comme toute dépense d’énergie,
n’échappe pas au deuxième principe de la thermodynamique (c’est-à-dire au principe d’entropie qui décrit
l’augmentation du désordre énergétique régnant dans un système). Le processus économique ne peut ignorer
l’environnement matériel et le système quasi-clos (la Terre) dans lequel il prend place. L’homme, contrairement
à son idéal prométhéen, ne peut rien créer : ni matière ni énergie. Il ne fait que les transformer et les dégrader.
Nous consommons de l’énergie pour produire de l’énergie, et nous le faisons même, en raison de la diminution
des ressources pétrolières et gazières aisément accessibles, avec des rendements de plus en plus faibles
(agrocarburants, sables asphaltiques, extraction de l’énergie depuis des micro-algues…ont un faible rendement
énergétique). C’est ce que signifie l’expression « fin du pétrole bon marché » : il faudra de plus en plus
d’énergie et des techniques de plus en plus coûteuses pour l’extraire. Nous sommes donc condamnés à la
déperdition énergétique. Cela signifie que même à croissance nulle, les matières énergétiques seront un jour
épuisées. Nous ne pouvons qu’espérer éloigner le plus possible de nous cette échéance (il faut noter que la seule
source d’énergie extra-terrestre dont dispose l’humanité est l’énergie du soleil mais que celle-ci nécessite
également de l’énergie terrestre pour être apprivoisée.)Le principe d’entropie plaide donc pour la décroissance :
seule une économie économe en énergie et en matière serait raisonnable (la meilleure énergie est celle que l’on
ne consomme pas). Le mythe d’une « croissance durable », « soutenable » ou même d’une « croissance zéro »
(état stationnaire) est à ce titre dangereux, nous dit Georgescu-Roegen car la dégradation entropique est la
destinée de l’homme.

Les détracteurs de la décroissance s’emploient à faire passer les décroissants pour des partisans de la
récession. Pourtant les grands penseurs de la décroissance ne cessent de le répéter : « leur récession n’est pas
notre décroissance ! » La décroissance volontaire s’oppose en tous points à l’idéologie de la croissance. Ainsi,
nul doute que dans une société fondée sur le travail et l’unique reconnaissance par le travail, le chômage est une
catastrophe sociale. Ce n’est pas le cas dans une société qui promeut la réduction et le partage du temps de
26
Toujours selon la distinction effectuée par Romain Felli
27
André Gorz, Ecologie et liberté, Paris, Seuil, 1978, p.24
8
Anne Frémaux

travail pour se consacrer à des activités épanouissantes (cf. le temps « skolaïque » ou la skolé grecque, c’est-à-
dire le temps de loisir que les grecs dédiaient à l’étude et à la contemplation, les machines d’aujourd’hui puvant
remplacer les esclaves d’antan). La décroissance est donc toute autre chose que le modèle de société promu par
le capitalisme (qui repose sur le progrès quantitatif : « toujours plus »). Il s’agit de définir le progrès humain
autrement que par le productivisme et la foi aveugle dans l’avancée des sciences et des techniques et de définir
de nouvelle modalités du « vivre-ensemble.» La décroissance, ce n’est pas non plus l’imposition de normes
autoritaires de rationnement comme le signifient ses détracteurs ; ce n’est pas un chemin vers la « dictature »,
contrairement au « capitalisme vert » prétendument démocratique, qui fait en réalité de la question écologique
une affaire de spécialistes, de savants (« l’éco-pouvoir ») dont le jargon technocratique est inaccessible au plus
grand nombre, contribuant ainsi à dépolitiser les enjeux de l’écologie. La décroissance, au contraire, comme le
rappelle Paul Ariès28, se situe pleinement dans la tradition républicaine émancipatrice.

Si nous devions lui trouver une filiation philosophique, nous la ferions remonter à Epicure qui, plaçant le
bonheur dans le plaisir, a suscité de nombreux contresens sur sa doctrine (conçue ordinairement comme un
hédonisme vulgaire). Or, c’est tout sauf cela. On oublie en effet souvent de regarder quelle est la définition de
plaisir qu’il donne : « le plaisir, c’est l’absence de souffrance ». Autrement dit, quand mon corps est en bonne
santé, quand je n’ai ni faim, ni soif, que je n’ai pas de déplaisir moral (comme l’angoisse liée à la mort
qu’Epicure tente de conjurer par son matérialisme), eh bien je suis heureux. C’est ce qui fait dire au philosophe :
« Avec un peu de pain et d’eau, je rivalise de bonheur avec Jupiter. » Sobriété, simplicité : « moins de biens et
plus de liens », comme le dit la formule consacrée. Le bien et le bonheur peuvent en effet s’accomplir à
moindres frais. La plupart des sagesses considèrent ainsi que le bonheur se réalise dans la satisfaction d’un
nombre limité de besoins : une nourriture et un environnement sains, de l’amour, de l’amitié, une bonne santé,
un climat tempéré, des activités non aliénantes…pourraient suffire à faire notre bonheur.

Comme le dit Hervé Martin,29, « une personne heureuse ne consomme pas d’antidépresseurs, ne consulte pas de
psychiatres, ne tente pas de se suicider, ne casse pas les vitrines des magasins, n’achète pas à longueur de
journées des objets aussi coûteux qu’inutiles, bref, ne participe que très faiblement à l’activité économique de la
société. » On comprend dès lors que la décroissance ne soit pas compatible avec le « capitalisme vert » et qu’elle
suscite tant de rejet. Elle est cependant un impératif de survie, à la fois physique et spirituel, pour l’humanité.

La sortie du système capitaliste ne sera pour autant pas simple à accomplir. Comme le dit Serge
Latouche, « L’élimination des capitalistes, l’interdiction de la propriété privée des biens de production,
l’abolition du rapport salarial ou de la monnaie plongeraient la société dans le chaos à travers un terrorisme
massif qui ne suffirait pas pour autant à détruire l’imaginaire marchand.» 30 Et l’économiste d’analyser les
innombrables et délicats problèmes de transition qui se poseront dans ce passage d’une société capitaliste de
surproduction à une société de décroissance. Ce ne sont pas les solutions qui manquent (relocalisation des
activités, restauration de l’agriculture paysanne, production de biens relationnels, autonomie énergétique,
reconversions industrielles, moratoire sur les innovations technologiques, etc.), mais l’acceptation de leur
adoption.

Si notre société ne s’y résout pas d’elle-même, ce qui est fort probable étant donné la forte imprégnation du
schème capitalisme (du schème des besoins, dirait Castoriadis), il y a fort à parier que pour éviter
l’effondrement, cette décroissance soit un jour imposée de façon autoritaire dans le cadre d’un écofascisme
(exercé au nom de la survie de l’humanité). L’alternative, dès lors, n’est plus « socialisme ou barbarie » mais
« écofascisme ou écodémocratie», « dictature globale ou démocratie locale», Hobbes ou Rousseau.

Conclusion : Ecologie et démocratie, le projet d’autonomie

28
La décroissance, un nouveau projet politique, Golias, 2007
29
Cité par Serge Latouche dans « A bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale ! » in Objectif décroissance,
Parangon 2003
30
ibid.
9
Anne Frémaux

Comme le rappelait André Gorz31, l’écologie en elle-même n’a rien de moral : elle peut servir des
objectifs tout à fait opposés : écrasement technofasciste et continuation des rapports de domination avec
l’écologie réformiste (capitalisme vert et développement durable) ou émancipation autogestionnaire avec
renouvellement des formes de participation publique du côté de l’écologie radicale et de la décroissance
(anticipée) :

En ce sens la question écologique représente un véritable enjeu pour la démocratie et la véritable utilité de
l’écologie serait d’œuvrer à une transformation révolutionnaire de nos modes de pensée, d’organisation et
d’action (c’est-à-dire d’œuvrer à une révolution anthropologique, sociale et économique). Dans son texte
fondamental de 1974 intitulé « leur écologie ou la nôtre », André Gorz résume admirablement l’alternative :

« C’est pourquoi il faut poser d’emblée la question franchement : que voulons- nous ? Un capitalisme qui s’accommode
des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme,
et par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? Réforme
ou révolution ? »32

Alors, réforme ou révolution ?

31
« Si l’on part (…) de l’impératif écologique, on peut aussi bien arriver à un anticapitalisme radical qu’à un pétainisme
vert, à un écofascisme ou à un communautarisme naturaliste. » André Gorz, Ecologica, Galilée, 2008, p15
32
Repris dans André Gorz, Ecologie et Politique, Paris, seuil, 1978, p.9-16
10

Вам также может понравиться