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TRICENTENAIRE DE SPINOZA, L'HOMME IVRE DE DIEU par MICHELE

REBOUL
(Revue Question De. No 19. Juillet-Août 1977)

Le 21 février 1677 mourait Spinoza, l'homme « ivre de Dieu » comme l'appelait le


poète Novalis. Plusieurs hommages ont marqué le tricentenaire de cette mort.
Michèle Reboul, présente ici l'essentiel de la pensée philosophique et religieuse de
Spinoza.

Rarement un philosophe a été autant rejeté par ses contemporains (excommunié par ses
coreligionnaires, les juifs, honni par les catholiques, Malebranche en tête, ou par les
protestants, avec Leibniz qui le renia) et autant trahi par la postérité. Si Spinoza a été,
bien involontairement, un scandale, c'est que, n'étant rattaché à aucune école, à aucune
croyance, il montrait par la liberté de son existence et de sa pensée, la relativité, la
partialité de toute vérité humaine et, par suite, la fausseté de toute vérité qui se donne
pour particulière, isolée par rapport à toute autre. Hegel a pu écrire : « L'alternative est :
Spinoza ou pas de philosophie », et Bergson : « Tout philosophe a deux philosophies, la
sienne et celle de Spinoza », parce que Spinoza est peut-être le seul vrai philosophe, celui
pour qui le salut, la libération de l'homme, consiste à vivre la vérité et non pas à essayer
de découvrir quelle est ma vérité.

Le « connais-toi toi-même » socratique est remplacé par « connais Dieu et ainsi tu te


connaîtras ». Spinoza a effectué un total renversement ontologique : il ne part pas de
l'homme, mais de Dieu. Dieu ne se comprend pas par rapport à l'homme. Tandis que pour
Descartes, c'est le caractère imparfait de l'homme qui permet de remonter à la source de
la conscience de cette imperfection, donc d'un manque par rapport au parfait qui est Dieu,
pour Spinoza, c'est l'homme qui se comprend en Dieu, car « tout ce qui est, est en Dieu,
et rien, sans Dieu, ne peut ni être ni être conçu » (Eth. I, prop. XV, p. 378). Spinoza est le
philosophe de Dieu, mais non pas le dieu de la religion, formé des oripeaux de nos
impuissances, de nos craintes et de nos désirs, et qui n'est que le masque de nos
superstitions, mais le dieu de la Raison, qu'on atteint par une épuration de notre
entendement, c'est-à-dire une libération de nos illusions et, plus particulièrement, de celle
qui nous fait croire à notre être comme retranché des autres êtres (humains) et de l'Être
(divin).

Il existe des mystiques philosophes, mais Spinoza est le seul pour qui le mysticisme est la
philosophie, si l'on entend par mysticisme l'union à l'Être, puisque philosopher, c'est vivre
dans la vérité de l'Être. Plotin1, lui aussi, au IIIe siècle après J.-C., avait formé un système
1
« Souvent, je m'éveille à moi-même, en m'échappant de mon corps ;
étranger à toute autre chose, dans l'intimité de moi-même je vois une
beauté aussi merveilleuse que possible. Je suis convaincu, surtout
alors, que j'ai une destinée supérieure ; mon activité est le plus haut
degré de la vie ; je suis uni à l'être divin et, arrivé à cette activité, je
me fixe en lui au-dessus des autres êtres intelligibles. Mais après ce
repos dans l'être divin, redescendu de l'intelligence à la pensée
réfléchie, je me demande comment j'opère actuellement cette
philosophique à partir de son expérience mystique, de sa rencontre avec Dieu ; mais,
après l'extase où il s'unissait à Dieu, il retombait dans son corps, il redevenait l'homme
séparé de Dieu et aspirant à nouveau avec nostalgie, à l'union amoureuse. Au contraire,
pour Spinoza, l'homme ne peut être séparé de Dieu.

« L'Ethique » de Spinoza : un ouvrage de philosophie présenté comme un traité de


géométrie

« L'Éthique » (nous ne nous référerons qu'à ce seul ouvrage de Spinoza, car il est capital)
est la prise de conscience de notre être comme étant en Dieu et, par cela même, la morale
n'est pas, pour Spinoza, affaire de mœurs relative à un pays et à une époque donnée, mais
elle est soumission absolue à la seule Vérité, Dieu. « Par Dieu, j'entends un être
absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d'attributs, dont
chacun exprime une essence éternelle et infinie » (Éth. I, Définition III, p. 366). La
substance étant, comme l'indique l'étymologie, sub-stare, ce qui subsiste par soi-même, «
ce qui est en soi et est conçu par soi » (Éth. I, Déf. III, p. 366), ce qui, ayant une raison
d'être en soi-même et par soi-même, est nécessaire et éternel la nécessité intrinsèque
incluant l'éternité, alors que ce qui est dans le temps est contingent puisque, devant son
être à quelqu'un, il aurait pu ne pas être. Dieu étant le seul Être, « toutes choses ont
nécessairement découlé ou en suivent toujours avec la même nécessité, de la même façon
que de la nature du triangle, il suit de toute éternité et pour l'éternité que ses trois angles
égalent deux droits » (Éth. I, scolie de la Proposition XVII, p. 385).

Aussi l'Éthique est-elle démontrée selon la méthode géométrique, comme il nous le


montre dès son titre. Si Spinoza présente l'Éthique à la façon des Éléments d'Euclide,
c'est peut-être par référence à la Mishnah ou au Moreh Nebukim de Maimonide qui
établissait les preuves de l'existence de Dieu chez Aristote par une série de vingt-six
propositions ou plutôt, plus profondément, parce que la méthode géométrique lui
apparaissait la seule expression possible de la vérité qui se laisse déduire d'elle-même,
sans intervention humaine.

Le panthéisme de Spinoza : une fausse interprétation

Toute la philosophie de Spinoza est centrée sur cette certitude : Tout est en Dieu, Dieu est
Tout, mais rien n'est Dieu. C'est pourquoi il est faux, comme le disent trop souvent bien
des commentateurs (qui semblent n'avoir jamais lu directement Spinoza), de parler de
panthéisme spinoziste. Il y aurait panthéisme si le monde et tout ce qu'il contient était
Dieu. Mais il y a une totale différence de sens et même une opposition entre le fait de
penser que tout est Dieu (panthéisme) et que tout est en Dieu. Dans premier cas (le
panthéisme), tout est identique ; dans l'autre (le spinozisme), tout est uni à Dieu, car Dieu
étant l'Un, unifie toutes choses et tout être en Lui. Dans l'identité, il n'y a ni mouvement,

descente et comment l'âme a jamais pu venir dans le corps, étant en


elle-même comme elle m'est apparue bien qu'elle soit en un corps »
(Plotin : Ennéades, IV, 8-1, p. 216, trad. Bréhier-Vrin).
Cf. aussi Djelâl-uddin-Rûmi, poète persan du XIIIe siècle : « L'union avec toi ne dure
qu'un moment, la séparation dure des années ».
ni vie, ni amour. L'unité, elle, permet une union de plus en plus consciente dans une vie
de désir et « d'amour intellectuel ».

L'amour intellectuel est un amour libéré de l'anthropocentrisme, de tout désir de


réciprocité, où c'est encore l'homme qui s'aime en Dieu. Spinoza n'attend pas d'amour de
Dieu, il n'attend rien, il vit « la jouissance infinie d'être » (Lettre à Louis Meyer, 20 avril
1663, p. 1152). Il aime d'un « vrai » amour, c'est-à-dire l'amour qui est pur
désintéressement, joie de connaître la vérité en elle-même et non cet amour-sentiment où
je m'aime moi-même par le truchement d'un autre.

Pour Spinoza, l'amour est l'expérience de l'unité de l'Absolu. La substance divine est une
et c'est pourquoi tout est un : le monde et Dieu, l'étendue et la pensée, la volonté et
l'intelligence, l'âme et le corps... sont un, un mais non pas identiques. Effectivement, leur
unité n'est pas intrinsèque (elle se réduirait alors à l'identité et à l'absolutisation de ces
attributs2 que sont l'étendue et la pensée, en substances). Or, il n'y a qu'une seule
substance, Dieu, en qui sont tous les attributs et les modes3, elle provient de leur union à
Dieu.

Comment un Dieu parfait et bon a-t-il pu créer le monde imparfait et mauvais ?


La réponse de Spinoza

Ainsi Spinoza résout-il le problème de la création et les multiples contradictions qu'il


comportait. Comment un Dieu, pur esprit, tel que l'entendaient les juifs ou les chrétiens,
pouvait-il avoir fondé quelque chose de si opposé à lui, la matière ? Comment un Dieu
éternel pouvait-il avoir engendré le temps ? Kant, après Spinoza, montrera bien les
antinomies4 auxquelles se heurte ainsi la raison. Comment un Dieu, seul nécessaire, peut-
il être l'auteur du contingent, de ce qui aurait pu ne pas être ? Enfin, comment un Dieu
parfait, peut-il créer un monde où l'imperfection, le mal et la souffrance règnent ? Un
Dieu parfait se définit comme tout-puissant et bon, alors que la présence du mal dans le
monde et dans le cœur humain nous amène à supposer, soit que Dieu est impuissant à
combattre le mal extérieur à lui (et, par suite, il y a la conséquence logique du
manichéisme qui fait du mal une force égale et opposée à celle du bien), soit qu'il est
pervers et cruel, sa toute-puissance se réjouissant du mal qu'elle inflige aux hommes.
Toutes ces croyances qui mettent notre « raison au rouet », comme aurait dit Montaigne,
ne sont, pour Spinoza, que superstitions et proviennent du fait que nous concevons Dieu à
notre image, c'est-à-dire un Dieu qui a des sentiments, de l'amour-propre (il souhaite être
glorifié, adoré...), de la cruauté (il nous fait souffrir), de la versatilité (le destin peut
changer pour nous, du jour au lendemain) et nous pensons que, comme nous, il agit
toujours en vue d'une fin. Or Dieu ne peut avoir de fin, de but à poursuivre, ni hors de lui
ni en lui. Puisque Dieu est nature, Deus sive natura (Éth. IV, préf. p. 544), étant l'Unité
2
Les attributs sont ce que nous percevons de la substance. Dieu a une infinité d'attributs,
mais nous n'en connaissons que deux : l'étendue et la pensée, éternelles comme la
substance.
3
Les modes sont des expressions contingentes de la substance : par
ex., le corps en tant que particularité individuelle.
4
Critique de la Raison pure, d'Emmanuel Kant (Paris P.U.F., 1950, p. 31 et suiv.).
dans sa Plénitude Absolue, « que toutes choses sont en Dieu et dépendent de Lui de telle
sorte que, sans Lui, elles ne peuvent ni être ni être conçues » (Éth. I, Appendice, p. 402),
il n'a besoin de rien, il n'est pas libre, au sens qu'il n'a pas à choisir. Le choix est, en effet,
le signe de l'impuissance humaine qui ne possède pas tout et qui est obligée de décider en
se limitant dans ses désirs ou à travers son ignorance du meilleur.

Qu'est-ce que la vraie liberté ?

La vraie LIBERTÉ n'est donc pas celle de la servitude et de la limitation du choix, mais
celle de suivre sa propre nécessité, non pas par une contrainte extérieure, mais dans un
déploiement, une affirmation de sa propre perfection5. La perfection de l'homme provient
du fait qu'il a son essence en Dieu et, par suite, de sa soumission à sa nature divine, c'est-
à-dire à sa reconnaissance d'être uni à la Vérité. L'éthique de l'homme commence par un
DE DEO, « De Dieu », car la libération de l'homme ne proviendra que par l'abandon de
ses propres préjugés qui lui font tout opposer et en ramenant tout à l'unité de Dieu :
l'esprit et la matière, l'âme et le corps, la causalité et la finalité, la liberté et la nécessité, le
bien et le mal...

Le sage, conscient de l'Unité, a « la satisfaction de l'âme »

Ainsi l'homme doit-il passer de cette connaissance du premier genre, où nos opinions
sont le reflet de nos propres confusions et de notre propre division interne, à la
connaissance du second genre, où l'on saisit les liens des êtres, en les dépassant dans
l'unité commune qui les fonde, et arriver ensuite à la connaissance du troisième genre où
il se situe et situe toutes choses dans l'Un : c'est l'intuition, or intuere, c'est voir, et,
effectivement, on ne peut se voir que dans la Vérité, car la Vérité est à la fois notre regard
et notre vision. C'est en s'unifiant, en prenant conscience de sa relation avec tout, que le
sage vivra dans la béatitude où connaissance et joie ne font qu'un. « L'ignorant, outre
qu'il est poussé de mille façons par les causes extérieures et ne possède jamais la vraie
satisfaction de l'âme, vit en outre presque inconscient de lui-même, de Dieu et des choses
et, sitôt qu'il cesse de pâtir, il cesse aussi d'être. Au contraire, le sage — considéré
comme tel — dont l'âme s'émeut à peine, mais qui, par une certaine nécessité éternelle,
est conscient de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d'être, mais possède
toujours la vraie satisfaction de l'âme » (Éth. V, scolie de la prop. XLII, p. 652).

« L'âme est l'idée du corps »

C'est avec tout notre être que nous prenons conscience de Dieu. Loin que le corps soit un
obstacle à l'épanouissement de l'âme, « l'âme est l'idée du corps » (Eth. II, prop. XIII, p.
423), c'est-à-dire quelle est l'essence du corps dans son éternité. L'aptitude du corps ne se
mesure pas à son habileté ou à sa force physique, mais à sa relation avec les autres corps,
les autres êtres, puisque « la Nature, dans sa totalité, est un seul Individu » (Eth. II,
lemme VII de la prop. XIII, p. 429). Plus nous sommes conscients, plus nous
expérimentons notre propre éternité, « nous sentons et expérimentons que nous sommes
5
« Tout ce qui est, considéré en soi... inclut une perfection... car l'essence n'est rien
d'autre que la perfection » (Lettre 19 à Blyenbergh, 5 janvier 1655, p. 1179.
éternels » (Eth. V, scolie de la prop. 23, p. 638), et plus nous saisissons la nécessité et la
perfection (c'est la même chose) de ce qui est.

« Vouloir, c'est aimer ce qui est »

Si « la volonté et l'entendement sont une seule et même chose » (Eth. II), si penser c'est
vouloir, c'est parce Que la pensée n'est pas une chose inerte, passive, dans notre esprit,
mais qu'elle est désir (conatus) d'affirmation. Comprendre (intelligere), c'est vouloir ce
qui est, et vouloir, c'est aimer ce qui est (on retrouvera cette idée chez Nietzsche). « Nous
agissons par la seule volonté de Dieu et nous participons de la nature divine, d'autant
plus que nos actions sont plus parfaites et que nous comprenons Dieu de mieux en mieux
[...]. Notre béatitude consiste dans la seule connaissance de Dieu [...]. La vertu et la
soumission à Dieu sont la félicité même et la suprême liberté » (Eth. II, scolie de la
proposition XLXX, p. 466). L'éthique de Spinoza est la béatitude. C'est la béatitude qui
est la route de la béatitude, la voie pour y parvenir, « la béatitude n'est pas la récompense
de la vertu, mais la vertu elle-même ; et nous n'en éprouvons pas de la joie parce que
nous réprimons nos penchants ; au contraire, c'est parce que nous en éprouvons de la
joie que nous pouvons réprimer nos penchants » (Eth. V, prop. XLII, p. 651).

La joie d'être, signe de notre réalisation, de notre union à Dieu, en est en même temps le
moyen, « passage d'une moindre à une plus grande perfection » (Eth. III, Déf. Des
sentiments, II, p. 526). Il va de soi que la perfection est plénitude, mais si Spinoza parle
de degrés dans la perfection, c'est parce que, bien que nous soyons en soi parfaits,
puisque tout ce qui est est parfait, étant en Dieu, nous avons à devenir ce que nous
sommes, à expérimenter, dans notre durée individuelle et contingente, le présent de notre
éternité. « Par éternité, j'entends l'existence elle-même » (Eth. Déf. 8, I, p. 366).

Il ne tient qu'à nous que notre vie soit ivre de Dieu, de cet amour où Dieu s'aime lui-
même en l'homme et le comble de joie et de force. Il suffit de comprendre (par là même
d'affirmer et de vouloir) tout ce qui est en le reliant à la Raison de l'Un, et ainsi de voir
Dieu en tout et tout en Dieu. « L'amour intellectuel de l'esprit envers Dieu est l'amour
même de Dieu » (Eth. V, Prop. XXXVI, p. 645).
M. Reboul

***

SPINOZA : EXCOMMUNIE PAR LES AUTORITES JUIVES

Le 24 novembre 1632, naît à Amsterdam6 Baruch Spinoza (en hébreu, Baruch veut dire
Béni ou Benoît, en français). Ses parents étaient des juifs portugais, descendants des
marranes ou juifs forcés par l'Inquisition à se convertir au catholicisme puis secrètement
revenus à leur religion. A la suite de persécutions, la famille de Spinoza avait quitté son
6
Sa maison natale, aujourd'hui transformée en musée, se trouve au 41 du Waterlooplein.
village d'Espinosa aux confins du sud de l'Espagne et du Portugal, dans le district de
Videgueirra, pour s'installer à Amsterdam. Son grand-père fut à la tête de la communauté
juive dès 1628 et son père fut gardien de la synagogue et de l'école juive ; sa mère mourut
lorsqu'il eut six ans. Spinoza reçoit une éducation assez complète. En plus de l'espagnol,
langue dans laquelle étaient donnés les cours (la Hollande n'acquerra son indépendance
par rapport à l'Espagne qu'en 1648, par le traité d'Aix-la-Chapelle), il sait l'hébreu (il
écrira même une grammaire hébraïque), le latin, le français, un peu d'italien et
d'allemand. Dès 1646, tout en poursuivant ses études, Spinoza travaille avec son père
dans une maison de commerce que celui-ci possédait et où il s'y montre excellent homme
d'affaires ; puis, à la mort de son père, en 1654, i1 assiste un chrétien ex-jésuite, libre
penseur, Francis Van den Enden, qui avait ouvert une école. A son contact, il se
passionne pour Descartes et, en particulier, nous dit son ami Colerus, pour sa maxime «
qui établit qu'on ne doit jamais rien recevoir pour véritable qui n'ait été auparavant
prouvé par de bonnes et solides raisons »7.

Or, Spinoza pensait que les principes des rabbins étaient établis uniquement sur l'autorité
des rabbins mêmes et non, comme ils le prétendaient, par la Parole de Dieu transmise
dans la Torah. Spinoza s'éloigna donc de plus en plus des synagogues et propagea autour
de lui des idées qui, bien que subversives pour les autorités officielles, n'en étaient pas
moins en l'air depuis un certain temps. La Renaissance avait amené une tendance à la
révolte contre la tradition pure, contre les principes établis, et plusieurs juifs avaient été
excommuniés en raison de leurs opinions. Ainsi Uriel da Costa était opposé à la croyance
en l'immortalité et à différents rites juifs sous prétexte que leurs origines n'étaient pas
bibliques. Il fut excommunié par les autorités juives, se rétracta, puis revenant à la
charge, fut à nouveau excommunié, puis, se rétractant encore, accepta la flagellation
publique de trente-neuf coups de fouets (à laquelle Spinoza assista probablement), puis se
suicida.

De même qu'Uriel da Costa ou Daniel de Prado, docteur juif d'Amsterdam, excommunié


lui aussi en raison de son opposition à la tradition juive, Spinoza soutenait qu'il n'y avait
rien dans la Bible pour affirmer que Dieu n'a pas de corps ou que l'âme est immortelle.
Colerus nous rapporte (« Vie de Spinoza », p. 1509-1510) que François Halma, dans sa «
Vie de Spinoza », certifie que les rabbins, voulant éviter un scandale, lui offrirent une
pension de 1000 florins pour qu'il vienne de temps en temps à la synagogue. Mais
Spinoza leur dit que même s'ils lui eussent offert dix fois autant, il n'eût pas accepté leur
offre, car il n'était pas hypocrite et ne recherchait que la vérité. Les rabbins
l'excommunient donc suivant la troisième sorte d'excommunication (les deux premières
permettent une réintégration dans la communauté après repentir) ou Schammatha, grand
anathème, c'est-à-dire bannissement des assemblées ou synagogues, sans espoir d'y
pouvoir jamais rentrer. La formule d'excommunication est terrible8 (« Qu'il soit maudit
par l'Eternel, le Dieu d'Israël... Que Dieu ne lui pardonne jamais ses péchés... »), mais un
7
La vie de B. de Spinoza, par Jean Colerus, p. 1509. La pagination est celle des Œuvres
complètes de Spinoza (Ed. de La Pléiade, Gallimard, 1954. Texte traduit ou revu,
présenté et annoté par Roland Caillois, Madeleine Fraxès et Robert Misrahi).
8
Ceux qui voudraient lire le formulaire d'excommunication générale en usage parmi les
juifs peuvent le trouver dans les Œuvres de Spinoza (La Pléiade, p. 1513 à 1517).
paragraphe laissait supposer, dans le cas de Spinoza, qu'on lui laissait une possibilité
d'être réintégré dans la communauté juive. Spinoza fut donc excommunié à vingt-trois
ans, le 27 juillet 1656 ; il partit quelque temps à Ouwerkerk, un village au sud
d'Amsterdam, puis retourna à Amsterdam où il resta jusqu'en 1660.

Tout au long de sa vie, il vécut du polissage des lentilles et de la vente des verres de
télescope (grande nouveauté de l'époque).

En 1660, Spinoza s'installe à Rijnsburg, dans la banlieue de Leyde, et forme un cercle


d'études de problèmes philosophiques et religieux, puis à Noorburg et, enfin, en 1670, à
La Haye, où il mourut de phtisie, à quarante-quatre ans, le 21 février 1677.

Spinoza n'avait été autorisé à publier de son vivant que Les Principes de philosophie de
M. Descartes démontrés géométriquement, en 1664, et, anonymement, le Traité
théologico-politique, en 1670.

***

SPINOZA NE CROIT PAS AU DIEU DE LA BIBLE

Pour Spinoza, Dieu étant nécessaire, donc éternel (Dieu est « cause de soi, autrement dit,
ce dont la nature ne peut être conçue qu'existante » Ethique I, Ire partie, Définition I, p.
365), et tout ce qui est, étant en Dieu éternellement (« Tout ce qui est, est en Dieu » Eth.
I, id., Proposition XV, p. 378. « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes
éternels » Eth. V, scolie de la Prop. XXIII, p. 638), il ne croit pas au Dieu de la Bible.
Dieu, pour la Torah, est créateur d'un monde contingent, qui aurait pu ne pas être ; or,
nous dit Spinoza, « dans la nature, il n'y a rien de contingent ; mais toutes choses sont
déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d'une
certaine façon » (Eth. I, Prop. XXIX, p. 394), puisque la nature est en Dieu, et les
hommes doués de libre arbitre, c'est-à-dire de responsabilité dans le choix de leur vie.

La liberté humaine ne consiste pas à choisir un but, à vouloir le bien, à tenter de le


réaliser, car, pour Spinoza, « toutes les causes finales ne sont que des fictions humaines »
(Eth. I, Appendice, p. 405), comme si chaque homme pouvait créer un monde à sa
mesure et qu'il modifierait suivant son désir et son avantage. La liberté consiste donc non
à vivre comme si on était le maître du monde, chacun indépendant dans sa propre sphère,
mais à suivre le troisième genre de connaissance, c'est-à-dire à se libérer de tout ce qui est
faux-semblant (opinion ou imagination), afin de vivre sub specie aeternitatis, dans la
vision intuitive de l'éternité, et à accomplir la volonté de Dieu : « Nul ne choisit sa
manière de vivre et ne fait rien, sinon par une vocation singulière de Dieu qui a élu tel
individu de préférence aux autres pour telle œuvre ou telle manière de vivre » (Traité des
autorités théologique et politique, chap. III, p. 710).

La Bible, lieu de l'imaginaire et non de la vérité


Or, pour Spinoza, la Bible est le lieu de l'imaginaire et non de la vérité. Quant au Christ,
il est le philosophe par excellence, summus philosophus (formule que rapporte l'ami de
Spinoza, Ehrenfried Tschirnhaus), puisqu'il est le seul à voir Dieu, non pas médiatement
comme les prophètes qui, ayant une imagination plus vive que la plupart des hommes,
peuvent avoir des visions et des auditions, non pas même face à face, comme Moïse, mais
« d'âme à âme ».

Pour Spinoza, la religion étant du domaine de l'extérieur (culte...), elle ne peut être que
superstition, idolâtrie. On ne peut se faire une image de Dieu, une idée de Dieu, comme
s'il était un objet (ob-jectum, jeté devant) que nous pouvons comprendre, enserrer dans
les limites de notre intelligence qui lui serait, par suite, supérieure.

Dieu n'est pas un objet de foi, c'est-à-dire d'obéissance, il n'est pas un maître extérieur à
nous, qui nous commande et que l'on peut séduire, comme nous le présente la Bible, et
auquel il faudrait nous soumettre. La connaissance révélée doit laisser la place à la
connaissance naturelle, car la raison est seule habilitée pour permettre de connaître Dieu,
et donc de l'aimer : « La pensée de Dieu et ses jugements éternels sont inscrits en toute
pensée humaine, de sorte que chacun de nous (pour parler comme l'Ecriture) saisit la
pensée divine » (Traité des autorités théologique et politique, chap. I, p. 638). La foi, ou «
l'obéissance, fait place à l'amour, aussi indissolublement lié à la connaissance vraie que la
lumière au soleil. Guidés par la raison, nous ne pouvons désormais qu'aimer Dieu, nous
ne saurions plus lui obéir » (Ibid., chap. XVI, note, p. 894).

Spinoza libère l'homme de tout ce dont le judéo-christianisme l'avait oppressé : la


nécessité de la pénitence pour atteindre le royaume de Dieu, la prédestination et son
fatalisme, l'inquiétude de la vie après la mort, la culpabilité provenant de notre ignorance
et de nos limitations face à la toute-puissance de Dieu.

Dieu n'a rien dicté aux hommes par l'intermédiaire des prophètes

Pour Spinoza, Dieu n'est pas une personne aux décrets arbitraires, qui se plierait à nos
caprices et ferait des miracles : « Tant s'en faut que les miracles, si l'on entend par là des
ouvrages contraires à l'ordre de la nature, nous prouvent l'existence de Dieu ; ils nous en
feraient douter, au contraire, alors que, sans les miracles, nous pourrions en être certains,
pourvu que nous sachions que tout, dans la nature, suit un ordre fixe et immuable [...],
puisque les lois de la nature s'étendent à une infinité d'objets et sont conçues par nous
sous un certain aspect d'éternité et que la nature procède suivant ces lois dans un ordre
fixe et immuable, ces lois mêmes manifestant, dans la mesure qui leur est propre,
l'infinité de Dieu, son éternité et son immutabilité » (Traité des autorités théologique et
politique, chap. VI, p. 754-755).

Dieu n'est rien de ce que peuvent en penser les hommes (en cela Spinoza est fidèle à
l'anti-anthropomorphisme du judaïsme pour qui le principal péché est de réduire la
transcendance divine à notre mesure humaine), Dieu n'a rien dicté aux hommes par
l'intermédiaire des prophètes les commandements divins s'adressent aux hommes qui ont
encore besoin d'obéir comme des enfants, mais Il a donné à chacun la possibilité de Le
reconnaître et de L'aimer, dans la connaissance rationnelle du vrai et dans le modèle du
Christ, incarnation de la « Sagesse de Dieu » (Ibid, chap. I, p. 681), mais non incarnation
de Dieu lui-même : « Quand certaines Eglises ajoutent que Dieu a pris une forme
humaine, j'ai expressément averti que je ne sais pas ce qu'elles veulent dire ; et, même, à
dire vrai, affirmer cela ne me paraît pas moins absurde que de dire que le cercle a pris la
forme d'un carré » (Lettre LXXIII, à H. Oldenburg, 339). Le Christ nous indique la voie
du salut, « autrement dit la béatitude ou la liberté, qui consiste dans l'amour constant et
éternel envers Dieu, autrement dit dans l'amour de Dieu envers les hommes » (Eth. V,
scolie de la Prop. XXXVI, p. 645).

Quelques ouvrages sur Spinoza


— René Daumal : Chaque fois que l'aube paraît (Paris, Gallimard, 1953, p. 81 à 98).
— Jean Guitton : Leibniz et Spinoza (1946).
— Gilles Deleuze : Spinoza et le problème de l'expression (Paris, éd. de Minuit, 1968).
— Sylvain Zac : L'idée de vie dans la philosophie de Spinoza (Paris, P.U.F.).
— Jean Lacroix : Spinoza et le problème du salut (Paris, coll. « Initiation philosophique
»).

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