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Une Amérique sous antidépresseurs | AOC media - Analyse Opinion Critique 31/10/2018 06)54

mercredi
31.10.18
Analyse

Une Amérique sous


antidépresseurs
Par Romain Huret

À quelques jours des midterms, la crise sanitaire américaine pèse de


nouveau sur la compétition électorale. Dépression, addiction, suicide
: ce triste enchainement concerne des milliers de personnes et leurs
proches aux États-Unis. Et il pourrait bien expliquer le succès d’un
Donald Trump qui a su surfer sur cette vague morbide.

Il y a quelque chose de morbide dans l’Amérique de Donald Trump. Et le


président aux cheveux roux n’en est pas le seul responsable. Au cours
d’un voyage dans tous les États du pays, Mark Zuckerberg, le fondateur du
réseau social Facebook, avait perdu son sourire de façade. Alors que la
Silicon Valley finance des recherches sur la vie éternelle grâce à
l’intelligence artificielle, le créateur de Facebook a croisé des morts par
milliers. Loin des images d’Épinal de la publicité, de la télévision et du
cinéma, dépressions, suicides, opiacés font des ravages aux États-Unis.

Depuis une vingtaine d’années, des Américains meurent de manière


anormalement élevée au regard des conditions sanitaires, des progrès de la
médecine et de l’enrichissement du pays. Longtemps, ce triste destin était
réservé aux minorités ethniques, notamment les Afro-Américains dans les
grands centres urbains et les populations amérindiennes dans l’ouest du
pays. Depuis peu, son élargissement aux hommes et aux femmes, blancs,
d’âge moyen, dotés d’un faible niveau culturel, est un marqueur
supplémentaire de la crise sanitaire de la démocratie étatsunienne.

En 1976, dans un essai un peu oublié aujourd’hui, La Chute finale, le


démographe Emmanuel Todd prédisait l’effondrement du modèle
soviétique en décortiquant avec talent les indicateurs sanitaires et sociaux
de l’URSS. Dans l’anonymat de revues scientifiques, médecins,
démographes et économistes observent une dégradation similaire, même
s’ils restent prudents sur la fin annoncée du modèle américain. Les
élections de mi-mandat de l’automne 2018 ont mis en forme politique
cette étonnante crise sanitaire dans un pays où l’espérance de vie atteint 79
ans pour les hommes et 81 ans pour les femmes.

Depuis le début du XXIe siècle, deux problèmes de santé publique sont


apparus à l’échelle nationale : les opiacés et les suicides. Dans le premiers
cas, la consommation massive d’antidouleurs a provoqué des
comportements addictifs et provoqué un nombre d’overdoses sans
précédent. L’addiction nouvelle a débouché chez une part importante des
patients sur la prise de drogues dures comme la cocaïne ou l’héroïne. En
2016, 72 00 personnes en sont mortes. Dans le second cas, tous les États
constatent une hausse importante du nombre de suicides, notamment chez
les femmes, une catégorie statistiquement moins concernée.

Chaque année, depuis 2008, six mille soldats se donnent la


mort.

Certains groupes socioprofessionnels sont plus affectés que d’autres, en


particulier les soldats. Ce dernier point préoccupe de plus en plus les
autorités politiques et, bien évidemment, l’armée. Chez les soldats de

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retour des guerres en Irak et en Afghanistan, le nombre de suicides atteint


des proportions très importantes. Chaque année, depuis 2008, six mille
soldats se donnent la mort. Beaucoup sont de jeunes recrues, mais on
observe que des hommes, et à nouveau des femmes, d’âge plus mûr,
commettent l’acte fatal. Cette épidémie de suicides dans les régiments
inquiète au plus haut point la hiérarchie : leur nombre total dépasse, de très
loin, celui des morts au combat durant les deux guerres extérieures.

Ces morts se concentrent pour l’essentiel dans l’hinterland, ces terres de


l’intérieur qui ont joué un rôle décisif dans l’élection de Donald Trump.
Qui aurait pensé un jour que le Kentucky et la Virginie Occidentale
deviendraient un repère de junkies ? Qui aurait imaginé que les guerres à
l’extérieur tueraient davantage après que pendant l’expérience du feu ?
Pourtant, les chiffres parlent d’eux-mêmes : les hommes et les femmes,
blancs, d’âge moyen, dotés d’un faible capital culturel, connaissent une
hausse continue de leur taux de mortalité depuis vingt ans. En France ou
en Suède, ce taux a baissé depuis trente ans grâce aux progrès de la
médecine, à la prévention des maladies cardiovasculaires et à
l’amélioration de l’alimentation. Aux États-Unis, il augmente
inexorablement, et les causes sont aisément identifiables : alcool,
malbouffe, dépression, suicide. Au pays du rêve, la réalité vire pour
beaucoup au cauchemar.

Pour celles et ceux qui restent en vie, la mort avant l’heure nourrit une
colère sourde, prête à exploser au cours de chaque débat public. Pourquoi
autant de morts dans le Kentucky ? Pourquoi les soldats se suicident-ils
autant ? Depuis quelques années, les actions en justice contre les
compagnies pharmaceutiques se multiplient. Leader dans le domaine des
antidépresseurs, l’entreprise Pharma est accusée d’avoir vendu des
antidépresseurs comme si elle vendait du popcorn. L’une de ses publicités
promettait au début des années 2000 de « retrouver le swing » grâce à
l’oxycodone, son médicament le plus vendu pour soigner les douleurs.

Des enquêtes ont révélé que les dangers de ces médicaments étaient bien
connus avant la commercialisation du produit, les premiers tests ayant fait
remonter dès 1997 l’apparition de consommation non conforme aux
prescriptions initiales. L’agence de régulation des médicaments aux États-
Unis, la Food and Drug Administration, a pour beaucoup manqué de
vigilance face au lobbying de l’entreprise pharmaceutique. Celle-ci avait
très habilement ciblé les États de l’hinterland où elle a convaincu les
médecins de prescrire ces petits cachets pour soigner des douleurs
bénignes. En quelques années, des millions de pilules ont été avalées par
des patients, qui, pour certains, en sont morts. Au cours des procès en
cours, les mots utilisés sont forts, et traduisent le désarroi d’une partie de
la population : le capitalisme, allié aux lobbyistes de Washington D.C., a
« empoisonné » le peuple américain.

Au cours de sa campagne électorale de 2016, Donald Trump a


su parler à cette Amérique sous antidépresseurs.

Les soldats de retour du front en ont également consommé beaucoup.


L’armée a récemment avoué publiquement ses difficultés à enrayer
l’épidémie de suicides dans ses rangs. Si l’institution a réussi à masquer
les morts au combats sur les terrains afghans et irakiens grâce à une
communication parfaitement maîtrisée, elle reconnaît désormais être
dépassée par l’ampleur du problème sur le sol étatsunien. Mieux traités
depuis la Guerre du Vietnam, les syndromes post-traumatiques sont pris en
charge dans les unités à l’aide de psychiatres et de médecins, mais
demeurent très présents dans la vie quotidienne des soldats. Même pour
celles et ceux qui consultent régulièrement dans les hôpitaux réservés aux
militaires, le risque demeure extrêmement fort de sombrer dans la
dépression et de commettre l’acte irréparable.

Au cours de sa campagne électorale de 2016, Donald Trump a su parler à


cette Amérique sous antidépresseurs. Là où Hillary Clinton s’émerveillait
devant les réussites de la Sillicon Valley et d’Hollywood, Trump parlait

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aux survivants du « carnage américain », selon la formule qu’il utilisa le


jour de son investiture en janvier 2017. Le pessimisme de ses propos
trancha avec l’optimisme béat des démocrates, et trouva un écho dans
l’Amérique populaire de l’hinterland. Depuis son arrivée à la Maison
Blanche, deux lois, passées inaperçues en France, ont porté sur ces deux
épidémies majeures dans l’Amérique contemporaine : l’une pour venir en
aide aux soldats ; l’autre pour enrayer la crise des opiacés.

Pendant les élections de mi-mandat en cours, les démocrates ont cherché à


renouer avec cet électorat perdu, dont le poids électoral est crucial.
N’oublions pas qu’Hillary Clinton a emporté l’élection en nombre de voix.
Mais le système politique étatsunien donne une forte prime électorale à cet
hinterland en crise ; faute de l’avoir compris, la candidate démocrate a
perdu en novembre 2016. Pour redonner de l’épaisseur sociale à son
programme, et comme souvent depuis les années 1960, le parti a joué la
carte des symboles en choisissant de nombreux anciens combattants, et
surtout combattantes, comme candidats et en faisant des questions de santé
publique un enjeu majeur des élections. Dans l’État du Kentucky, une
ancienne pilote de chasse, Amy McGrath, porte les couleurs du parti et fait
valoir les droits à la santé de tous les Américains. Dans l’État du Kansas,
une autre femme, Mary Ottilie Heggar, a été choisie pour ses états de
service dans l’armée, qui lui ont valu les plus prestigieuses médailles
militaires.

Le début d’d’aggionarmento
aggionarmento du parti démocrate ne doit pas
faire oublier les errements du parti sur le pouvoir des lobbys
pharmaceutiques.

Au-delà de ces deux anciennes combattantes, le parti a également mis la


question de la santé au cœur de son programme, défendant aussi bien
Obamacare – la réforme de santé de Barack Obama, attaquée par Donald
Trump – que des réponses concrètes à la crise des opiacés et aux suicides
des soldats. Dans le Kentucky, Amy McGrath a ainsi promis un plan
d’envergure pour faire face aux ravages des opiacés qui ont tué en 2015
plus de mille personnes. Elle promet de mobiliser les travailleurs sociaux,
les médecins et les compagnies d’assurance pour y mettre un terme.

Ce début d’aggionarmento du parti démocrate ne doit pas faire oublier,


comme beaucoup le rappellent, les errements du parti sur le pouvoir des
lobbys, notamment pharmaceutiques, et son détachement progressif des
catégories populaires. À quelques jours du scrutin, les sondages semblent
indiquer le scepticisme des anciens combattants au sujet du regain
d’intérêt des démocrates pour la chose militaire. Mais, quel que soit le
résultat électoral, les deux partis continueront à être confrontés à ce
désastre sanitaire et social.

Car tout laisse à penser que, dans cette Amérique sous antidépresseurs, les
choses ne sont pas prêtes de changer. Les chercheurs partagent ce sombre
diagnostic, et les données les plus récentes n’ont rien d’encourageant.
Chacun sait que les blessures et les morts ne s’effacent pas aussi
facilement. Dans le Missouri, un ancien capitaine de la garde nationale,
Jason Kander, en a fait la triste expérience. Au nom du parti démocrate, il
a longtemps défendu un programme de défense des victimes de ces deux
épidémies. Avec ses airs de gendre idéal, Kander était jusqu’au début du
mois d’octobre l’une des étoiles montantes et beaucoup lui prédisaient un
avenir à la Barack Obama. À quelques semaines de l’échéance électorale,
il a renoncé à la vie politique en raison du syndrome post-traumatique dont
il souffre toujours. Plutôt que de briguer un mandat électoral, il a décidé
aller se soigner dans un hôpital pour affronter ses tendances suicidaires et
ses cauchemars nocturnes.

Sous les sourires des campagnes électorales, du bonheur publicitaire et de


la joie consumériste, il existe une autre Amérique : celle des
antidépresseurs, des suicides et des morts avant l’heure. Il y a
véritablement quelque chose de morbide dans l’Amérique de Donald
Trump.

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Romain Huret
Historien, Directeur d’études à l’EHESS

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