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Revue Philosophique de Louvain

Worringer ou Fiedler? Prolégomènes au problème Worringer-


Kandinsky
Emmanuel Martineau

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Martineau Emmanuel. Worringer ou Fiedler? Prolégomènes au problème Worringer-Kandinsky. In: Revue Philosophique de
Louvain. Quatrième série, tome 77, n°34, 1979. pp. 160-195;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1979.6044

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1979_num_77_34_6044

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Résumé
À l'occasion de la publication simultanée d'un vigoureux et savant plaidoyer de Philippe Junod « pour
une nouvelle lecture de Konrad Fiedler » et de sa propre traduction française d'Abstraction und
Einfühlung de Wilhelm Worringer, l'auteur est amené à comparer et à opposer deux types d'esthétique
« psychologique » toutes deux venues d'Allemagne au virage du XIXe et XXe siècle : l'une,
d'inspiration « gnoséologique » et « poïétique », sollicitant les notions de vision et de « faire », l'autre,
plus « abstraite » et « affective », articulant le Kunstwollen de Riegl à un Weltgefühl d'origine
probablement schopenhauerienne. Mais par-delà cette polarité intérieure à l'histoire d'une discipline à
l'identité encore mal déterminée, la problématique et la polémique anti-aristotéliciennes de Ph. Junod,
d'une part, la célébrité de l'opuscule de Worringer, d'autre part, réclament qu'on se demande, au-delà
même de ces pages, en se tournant vers le passé, puis vers l'avenir : 1) quelle est la « situation »
d'Aristote par rapport à ces tendances opposées de l'esthétique moderne?; 2) le problème de l'«
influence » (à peu près certaine) de Worringer sur Kandinsky ne déborde-t-il pas l'histoire littéraire pour
déboucher sur une question historialement plus décisive: celle de la succession d'une « esthétique »
abstraite à l'« époque » des esthétiques aristotéliciennes ou aristotélisantes?

Abstract
On the occasion of the simultaneous publication of a vigourous and learned plea by Philippe Junod «
for a new reading of Konrad Fiedler » and of his own French translation of Wilhelm Worringer's
Abstraktion und Einfühlung, the A. is led to compare and contrast two types of « psychological »
aesthetics, both of which came from Germany at the turn of the 19th and 20th centuries : the one of «
gnoseological » and « poietic » inspiration evoking the notions of vision and of « making », the other
more « abstract » and « affective », articulating the Kunstwollen of Riegl towards a Weltgefuhl probably
originating with Schopenhauer. But beyond this polarity within the history of a discipline with its as yet
poorly determined identity Philippe Junod's anti-Aristotelian problematic and polemic, on the one hand,
the fame of Worringer's treatise, on the other, require that one asks, even beyond these pages, turning
towards the past, then towards the future : 1) What is the « situation » of Aristotle in regard to these
opposed tendencies of modern aesthetics? 2) Does not the problem of the (almost certain) « influence
» of Worringer on Kandinsky go beyond literary history and come out at a question historially more
décisive: that of the succession of an abstract « aesthetics » to the « epoch » of the Aristotelian of
Aristotelianising aesthetics?
Worringer ou Fiedler?

Prolégomènes au problème Worringer-Kandinsky

Worringer ou Fiedler? Nous ne pensions pas, ne connaissant ce


dernier qu'à travers Croce et Otto Stelzer, qu'il pût s'agir, en un sens,
d'une alternative. Non sans doute, on va le voir, d'une alternative
irréconciliable, non plus que de celle de l'abstraction et de la
figuration, car, si le récent ouvrage de M. Philippe Junod, Transparence
et opacité. Essai sur les fondements théoriques de l'art moderne ; pour
une nouvelle lecture de Konrad Fiedler (Lausanne, L'Âge d'Homme,
1976), souligne combien «figurative» demeure la perspective de Fiedler,
et nie même expressément par deux fois (p. 203-204 et 291) que l'on
doive saluer en lui «un précurseur», un «prophète» ou un «parrain»
de l'art abstrait *, tout lecteur de notre traduction française (£
Abstraction et Einfuhlung2 mesurera aisément la distance considérable qui
sépare Worringer d'un pressentiment tant soit peu précis d'un art
«non-objectif». Mais alternative, quand même, de deux exigences
philosophiques plus profondes — alternative que le travail de M. Junod
porte à un tel point d'acuité qu'il nous paraît impossible de laisser la
parole à Worringer lui-même sans avoir préalablement montré combien
demeurent restreintes les limites du prétendu bouleversement qui, au
dire de M. Junod, aurait précédé d'une génération son propre livre et
dont il paraît, c'est un fait, ne tirer aucun profit. — Bref, sans que
nous puissions, dans les limites du compte rendu d'un travail qui
déborde d'ailleurs lui-même largement la thématique fiedlérienne, faire
confidence des raisons multiples qui nous ont fait un devoir de
traduire, trois quarts de siècle après sa parution en allemand, la thèse
du jeune Worringer, nous sommes bien obligé de reconnaître, dans

1 L'emploi par Fiedler du mot «abstraction» que citait Otto Stelzer, Die Vor-
geschichte der abstrakten Kunst (Munich, 1964), p. 205 : «On peut aussi en un sens
appeler l'œuvre d'art une abstraction», demeure isolé, dit M. Junod, p. 205. Fiedler
utilise le mot «une fois, comme par mégarde».
2 W. Worringer, Abstraction et Einfuhlung, trad. fr. d'E. Martineau, préface
de Dora Valuer (Paris, Klincksieck, 1978).
Worringer ou Fiedler? 161

Transparence et opacité, une invitation opportune et un moyen adéquat


de déterminer brièvement, par voie de comparaison et peut-être
d'opposition, ce qui nous apparaît aujourd'hui encore comme
l'originalité, le ferment toujours fécond de l'initiative apparemment si
modeste (et, avouons-le, partiellement vieillie en son exécution)
d'Abstraction et Einfiihlung3.
Donc : Worringer ou Fiedler? D'un côté Worringer, c'est-à-dire,
nous le verrons mais nous tenons à l'admettre d'entrée de jeu, un
événement de portée théorique limitée, mais non point cependant nulle :
à savoir l'entreprise, demeurée à l'état embryonnaire et dépourvue des
considérants philosophiques qui auraient dû naturellement
l'accompagner et pu seuls la fonder, d'« articuler » création artistique et
sentiment du... monde. C'est tout — du moins aux yeux du phénomé-
nologue — , et ce n'est pas rien : c'est quelque chose en tous cas
(retenons cet indice, qui est capital) que Kandinsky, même s'il ne l'a
point «utilisé» comme une prémisse consciente de sa propre fondation,
n'a point désavoué et n'aurait pu que faire sien4.
De l'autre côté, où nous nous attarderons ici un peu plus, afin
de mettre mieux en relief, par contraste, la singularité du geste
worringérien, de l'autre côté Fiedler, c'est-à-dire, s'il faut en croire son
savant disciple, non pas seulement «la seule chose réellement
remarquable que l'Allemagne ait produite en fait d'esthétique dans la

3 Sur la doctrine proprement dite de Worringer, où nous n'entrerons pas ici,


voir notre étude à paraître : « Pour en finir avec le problème Worringer-Kandinsky ».
4 L'indépendance de Kandinsky à l'égard de Worringer, si elle doit être un jour
démontrée, ne le saurait être, comme c'est le cas dans la préface citée de Mme
Vallier, sans le moindre examen proprement doctrinal des écrits de 1912. L'hypothèse
de l'influence (cf. l'étude annoncée à la note précédente) a été en tout état de cause
ma raison essentielle de traduire le livre de Worringer, et elle n'a fait que se
confirmer au cours du travail, tout en se restreignant d'ailleurs à une mesure très
précise que je m'efforcerai d'évaluer rigoureusement. Mais ni le témoignage tardif de
Mme Nina Kandinsky (cité par Mme Vallier, p. 24), ni le constat légitime de la
différence générale, ou plutôt de l'homonymie entre « l'abstraction très relative désignée
par Worringer» et l'« abstraction radicale de Kandinsky» (p. 32), ne me paraissent
des arguments suffisants pour trancher par la négative un problème «Worringer-
Kandinsky » qui, à mes yeux, attend toujours d'être posé, et ne le peut être efficacement
qu'au sein d'une réflexion élargie sur ce que Mme Vallier appelle la commune
«épistèmè» à laquelle appartiendraient nos deux auteurs. Or dans ce cadre nouveau,
ajoute in extremis Mme Vallier elle-même, ce que l'on observe, c'est «le surgissement
du même terme opposé au naturalisme classique, c'est la prise de conscience de la
même polarité» (ibid.). Mais la nature même de cette «polarité» n'est-elle pas ce qui
fait proprement question, et par où il eût donc fallu commencer!
1 62 Emmanuel Martineau

seconde moitié du siècle passé » (Croce dix it) 5, mais une « révolution
copernicienne » (p. 18, 148, 173) — encore une... — , dont le résultat,
que l'on y prenne garde, aurait tout bonnement été l'« élimination
définitive de la notion de mimesis» (p. 18) au profit d'une nouvelle
«esthétique de l'immanence» (p. 19). Autrement dit un événement
d'une portée historique — et même historiale — si considérable qu'il
signifierait le dépassement de l'« aristotélisme » et du pseudo-aristoté-
lisme esthétique de l'Occident : cette « première réfutation systématique
d'un credo esthétique vieux de plus de deux millénaires » (p. 243) aurait
« atteint, lisons-nous, les fondations mêmes du dogme bi-millénaire de
la mimesis» (p. 16), «éliminé l'hypothèque de la mimèsis qui grevait
toutes les esthétiques du passé» (p. 257).
Voyons de plus près ce qu'il en est. Et pour ce faire, résumons
d'abord la thèse générale de M. Junod. Nous distinguerons ensuite les
trois démarches distinctes en lesquelles il faut, à notre gré, analyser
l'entreprise de Transparence et opacité.
La thèse est celle-ci : depuis vingt-cinq siècles, la théorie de l'art,
en Europe, ploie — et jubile — sous le joug de la mimèsis. Qu'est-ce
que la mimèsis! Selon notre auteur, c'est une théorie dualiste qui
sépare l'œuvre de son sens, la forme de son contenu, la réalité
artistique d'une réalité paradigmatique, empirique ou idéale, et, à force
de proposer incessamment à l'art l'« imitation de la nature, de l'idée,
du concept et (ou) du sentiment» (p. 15), annule son sens immanent
au profit de diverses « transcendances ». Or, pour secouer cette longue
servitude, pour « réhabiliter l'exécution » (p. 220), pour rendre justice
à cette «émancipation du faire» (p. 225) et à cette redécouverte de la
«spécificité instrumentale» (p. 347) qui sont, aux yeux de M. Junod,
«la grande conquête du dernier siècle et demi» {ibid.), il était besoin
d'une véritable conversion. Plus d'humilité ne suffisait pas, ni plus de
bon sens, il y fallait plus de philosophie. Et le nec plus ultra de la
philosophie, c'est, nous dit-on, l'« idéalisme gnoséologique », seule
doctrine capable de fonder la théorie de l'art considéré en l'immanence
et la spécificité qui le caractérisent, autrement dit la poiétique du
« faire » artistique. Car s'il est vrai que « l'art brut est peut-être la plus
grande découverte esthétique de notre époque » (p. 344) — sans oublier
Cobra (p. 286), le tachisme, l'art informel ou la peinture gestuelle
(p. 247), — la nécessité de constituer une «esthétique visuelle spécifi-

5 Dans le collectif L'année 1913, t. III (Paris, 1973), p. 39.


Worringer ou Fiedler? 163

que» (p. 15) n'en devient que plus urgente. En effet, aussi bien «les
découvertes de la psychologie moderne» (p. 251) que «la conscience
accrue que la projection artistique prend de sa propre activité» (p. 249)
ont définitivement rendu périmé le dogme de la «préméditation dans
la création » (p. 246 et 250) : d'où la nécessité d'une poiétique, dont
Fiedler a jeté les bases philosophiques, en constituant un idéalisme
qu'il n'est plus, après lui, qu'à «transposer de la connaissance du
monde à celle de l'œuvre peinte, ou de l'artiste au spectateur»
(p. 293) : ce qui peut être réalisé si un « réveil de la perception »
(p. 356) nous fait reconnaître «la spécificité de la peinture comme
visibilité» (p. 293, 1. 2 et p. 305) et chercher la clé de l'« immanence du
sens» (p. 15, 199 et 289) dans «l'activité du récepteur» (p. 299),
«l'activité de déchiffrement du sujet» (p. 248), en un mot «chercher
la définition de la valeur esthétique du côté du sujet de la perception,
dans un certain mode d'appréhension de l'objet» (p. 302).
Or, insistons-y, la possibilité d'opérer une telle conversion du
regard, et de s'orienter désormais tant vers l'activité visuelle du
spectateur que vers celle du créateur, aurait été ouverte à la théorie
de l'art par le seul Fiedler 6, dont « la conception de la production du
spectacle par la vision instaure une nouvelle ère dans l'histoire des
relations entre peinture et philosophie, celle qui serait placée sous le
signe de l'interrogation gnoséologique, et dont l'esthétique
contemporaine n'a pas fini d'explorer toutes les possibilités» (p. 197). Pourquoi
Fiedler? Parce que «jamais avant Fiedler le dogme de l'imitation de
la nature ne fut contesté au nom d'une option gnoséologique franche
et conséquente» (p. 84); parce que «Fiedler est le premier théoricien
à avoir soumis le dogme de la mimèsis à une critique radicale»
(p. 107); parce que «Fiedler sera le premier à réfuter radicalement le
postulat de la préexistence de l'idée ou du contenu de l'œuvre»
(p. 111); parce que, lorsque Fiedler écrit : «... ni copie de la nature
ni peinture d'idées», «c'est bien la première fois qu'un idéalisme
gnoséologique, sans 'Idée' et sans 'idéal', fait son apparition dans
l'histoire des idées artistiques. C'est la première fois aussi que la
notion de nature imitable est soumise à une véritable critique. C'est la

6 Le cas Nietzsche, et, par voie de conséquence, le Nietzsche de Heidegger, se


trouvant évacués, dont on sait pourtant la portée pour l'interprétation métaphysique
de l'esthétique. Comme par ailleurs il est peu de textes «aussi vieillis» que Y Esthétique
de Hegel (p. 52), l'on comptera tout au plus le «mythe de la mort de l'art» (p. 373)
au nombre des «mythes hégéliens» (p. 363, n. 133)...
164 Emmanuel Mar tineau

première fois que les termes mêmes de l'alternative sont remis en


question et que la troisième voie proposée n'est pas une synthèse
boiteuse des deux premières» (p. 88); parce que «le dilemme dénoncé
par Fiedler — imitation de la nature ou peinture d'idées — est un
faux dilemme, auquel il semble être le premier à avoir échappé»
(p. 67); parce que, si «l'art moderne se définit par la conscience qu'il
prend de sa propre stratégie opératoire, c'est bien Fiedler qui est le
premier à en avoir formulé les principes fondamentaux. C'est avec
lui, pour la première fois, que l'esthétique ne contredit pas la
poétique» (p. 245) et que s'apaise leur «éternel divorce» (p. 252)... 7
Tout cela est-il sérieux? Pour «damer le pion» à l'aristotélisme,
Fiedler a-t-il l'échiné assez solide? La mission historique énorme que
lui confie après coup son exégète ne serait-elle pas trop lourde pour
lui? M. Junod ne le croit pas, et il suffirait, selon lui, d'élargir d'un
cran la gnoséologie de son héros — c'est la «transposition» citée —
pour s'inscrire définitivement en faux contre vingt-cinq siècles
d'esthétique mimétique...
Quoi qu'il en soit, une chose est immédiatement claire : c'est que
Worringer, installé dans une telle perspective, n'y saurait faire qu'assez
pâle figure. En outre, n'aggrave-t-il pas son cas en omettant, dans
Abstraction..., de citer et d'utiliser Fiedler, et en se bornant à
emprunter à Hildebrand l'idée isolée suivant laquelle une sculpture
n'entre dans le domaine de l'art que lorsque, «toute cubique qu'elle
soit, elle agit comme un plan»? Pour cette raison et d'autres qu'on
verra, Worringer, dont M. Junod ne parle pas et n'a — de fait —
pas à parler, ne peut apparaître que comme un retardataire, dont la
psychologie sommaire, et fortement imprégnée de « transcendance », du
sentiment du monde (Weltgejîihl), régresse par rapport à la révolution
« gnoséologique » accomplie par son prédécesseur.
Mais avant d'en décider, et pour saisir plus concrètement le
message de M. Junod, considérons, comme promis, les trois démarches
qui, selon nous, s'entrecroisent tout au long de son travail; car, sans
préjudice pour l'unité de ce livre à la fois élégant et puissamment
documenté, minutieux et inspiré, trois « couches » d'argumentation s'y
superposent :

7 Cf. p. 148: «Pour la première fois, l'intelligible et le sensible sont ici


véritablement réconciliés (...). Fiedler était le premier à fonder, avec plus d'un siècle
de décalage, une esthétique de la créativité sur un idéalisme gnoséologique rigoureux »,
etc.
Worringer ou Fiedler? 165

1 — Le livre est d'abord militant sur le plan strictement esthétique.


Je veux dire par là, sans le lui reprocher aucunement, que s'y
trahissent les goûts artistiques de l'auteur. Et aussi des dégoûts, ou au
moins ses réticences. Nous avons déjà surpris M. Junod en train de
célébrer l'art brut, ainsi que quelques formes « dérivées » (par rapport
à Kandinsky, Malévitch et Mondrian) d'Abstraction (p. 247 et 344).
Mais relisons aussi cette formule déjà citée : «... Cette grande conquête
du dernier siècle et demi que nous avons nommée la spécificité
instrumentale» (p. 347). Les trois mots soulignés nous paraissent
lourds de sens. Car en découpant un bloc homogène — à ce point
de vue — de cent cinquante ans, M. Junod manifeste indirectement son
refus formel de reconnaître, dans l'art du début de ce siècle, la
présence d'une certaine coupure. Quelle coupure? J'ai la faiblesse de
penser qu'il s'agit du Cubisme de Picasso comme « surmontement »
du cézannisme, et, simultanément, de cet accomplissement du Cubisme
qu'est la grande Abstraction. Mais cette Abstraction-là, M. Junod, qui
tait aussi constamment le nom de Mondrian et de Malévitch qu'il
dédaigne (apparemment) le moment cubiste, M. Junod, dis-je, se garde
bien de la distinguer de la moins grande 8. Il n'est parlé, dans ce livre,
que de l'Abstraction, ou plutôt de la «non-figuration» en général.
Et en quels termes inquiétants, en tous cas symptomatiques !
L'Abstraction, nous dit-on, ne serait qu'un «refus délibéré de la figuration»
(cf. p. 249) «qui ne peut s'inscrire que dans le contexte de la
mimèsis et de l'ontologie dualiste » (p. 203). En effet, précise l'auteur,
«cet irréalisme (?) est en fait un réalisme à l'envers qui postule (!), tout
comme le Naturalisme de Zola, qu'il existe la Nature, donnée objective
invariable, mais affirme que le peintre doit tout faire pour éviter de
la représenter. La non-figuration ne saurait être qu'un faux problème
pour Fiedler» (p. 203). Mais n'en serait-elle pas un, d'abord, dans
l'esprit même de son nouveau défenseur qui, en nous disant ce que
l'Abstraction cherche (prétendument) à «éviter», se croit du même
coup dispensé de nous apprendre ce qu'elle cherche à atteindre!
Et ce qu'elle atteint effectivement] Mais si ce dernier point intéresse si
peu M. Junod — fidèle à cet égard à la conception « éliminatrice » de

8 Cf. p. 291 : «Aujourd'hui que l'Abstraction bat de l'aile (!), que le formalisme
post-cubiste s'efface devant les nouveaux réalismes issus du Surréalisme...». Pour une
fois, M. Junod est mal informé, ou affecte de l'être, de l'activité artistique aux
États-Unis d'Amérique, pour ne parler que d'eux, depuis quarante ans. Ne confondons
pas nos inclinations avec l'état réel de l'Abstraction.
166 Emmanuel M artineau

l'art abstrait — 9, c'est peut-être pour cette raison capitale que ce que
l'Abstraction atteint, au xxc siècle, ce n'est point en effet ce que
M. Junod et Fiedler eussent voulu que l'art, pour être fidèle à sa
soi-disant «spécificité», atteignît. «À l'évidence, Fiedler n'est pas le
prophète de l'Abstraction» (p. 203) : à l'évidence, ajouterai-je, M.
Junod l'en félicite, puisque l'Abstraction — appelée qund même quelque
part une «matérialité assumée» (p. 65), mais réduite à cela —
méconnaît, sous-entend clairement l'auteur que nous suivons sur ce
point précis avec enthousiasme, la fameuse «découverte» fiedlérienne
que serait «la forme entendue comme structure» (p. 205) «interne,
génératrice du sens de l'œuvre» (p. 199),, comme «principe dynamique
de la genèse du monde » ( p. 202). Certes, cela, la grande Abstraction —
et peut-être sa première grandeur gît-elle précisément là — le
« méconnaît » d'autant plus allègrement qu'elle n'est rien d'autre, à ne
l'approcher que négativement, que la tentative de fausser compagnie
une fois pour toutes à la rhétorique et à l'ontologie de la forme
auxquelles M. Junod apporte une si importante contribution. Bref,
cette grande vérité, grâce à notre auteur, vient au jour avec une
incomparable netteté : quiconque milite pour la forme ne saurait saluer
la grande Abstraction en son essentielle dignité et en son historicité
véritable — quiconque, inversement, a rencontré la grande Abstraction
et la pensée des grands Abstraits sur son chemin se trouve ipso facto
mis en demeure d'envisager les conditions phénoménologiques d'un
« surmontement » définitif du concept de forme. À la Formfrage
kandinskyenne ne peut succéder légitimement que la Frage nach der
Form mondriano-malévitchienne. Le « refus de la figuration » à quoi
M. Junod réduit l'Abstraction ne doit point masquer un «refus» plus
fondamental de la forme présupposant, naturellement, la mise à
l'épreuve phénoménologique du concept de forme comme tel. Nous
allons y revenir.
N'omettons point, toutefois, de relever au passage deux assertions
de M. Junod où se confirme sa conception restrictive — et polémique —
de la grande Abstraction : «Jamais, avant Kandinsky, nous dit-il,
l'imitation de l'idée n'est complètement détachée de celle de la nature »
(p. 78); et dans une note à ce même ch. III (p. 92, n. 17): «La
position innéiste(!) connaîtra un regain de faveur au début du xxe
siècle, chez Kandinsky, par exemple : l'imitation de l'idée pure, pour

9 Cf. notre Malévitch et la philosophie (Lausanne, 1977), p. 50 sq.


Worringer ou Fiedler? 167

la première fois dégagée du compromis avec l'imitation de la nature


(longtemps restée axiome de base même pour l'esthétique
platonicienne) servira alors de prémisse à l'une des théories de l'Abstraction ».
Mais quiconque ouvre sans prévention le texte allemand de Ueber dos
Geistige in der Kunst aura tôt fait de saisir toute la différence qui
sépare l'enseignement ontologique — car c'est bel et bien de cela qu'il
s'agit — de Kandinsky sur la nécessité intérieure et surtout sur
l'« objectif dans l'art»10 — dos Objektive in der Kunst! — de
l'idéalisme sommaire où l'on songe ici à l'enfermer : loin de voir
jamais Kandinsky préconiser où que ce soit l'imitation d'une Idée dont
il ne parle même pas, il s'apercevra au contraire que la collusion
parfois observable dans le traité de 1912 entre doctrine de l'Abstraction
et « platonisme » des formes mathématiques ne constitue qu'un accident
tout provisoire de langage, rigoureusement dépourvu de signification
métaphysique n. Quant à l'innéisme kandinskyen, je m'étonne d'autant
moins de voir M. Junod ne l'illustrer par aucun témoignage qu'il n'est
qu'un pur produit de son imagination. Et je regrette, en lisant telle
page remarquable (p. 250) où M. Junod se souvient des «origines
aristotéliciennes» du terme d'abstraction et distingue pertinemment,
avec R. Passeron, entre F« abstraction » ascendante «du Cézanne de
Juan Gris ou du premier Mondrian» et celle, descendante, de Gris
lui-même, que l'auteur n'en prenne point occasion pour promouvoir
un concept nouveau de l'Abstraction qui, en s'émancipant de ce
contexte noético-métaphysique, parvienne à nous rendre compte de
l'expérience des trois grands fondateurs.
2 — Toutefois, cette préférence non déguisée de l'auteur pour la
figuration — pour le sichbildendes Sichtbarmachen aïs Gestalt, comme
dit Klee en une formule aussi funeste que métaphysiquement saturée
(cit. p. 1 55) — n'hypothèque nullement la première partie de son livre,
où il s'emploie, de façon à mon avis remarquable, à démontrer que,
quelles que soient les querelles d'Écoles et de ménage qui ont pu
déchirer, aux temps modernes, les diverses esthétiques littéraires et
artistiques de l'Occident, toutes convergeaient fondamentalement —
« fonctionnellement », dit l'auteur (p. 19 et 79) — dans une attitude
métaphysique constante : le « réalisme ». Quelle que soit la pertinence

10 Ueber dos Geistige in der Kunst, 10e éd. (Berne, 1973), p. 128.
11 Id., p. 70 notamment; comme je le montrerai, cette invocation des
mathématiques n'est pas significative, et il est tentant de la rapporter à la «couche» la plus
ancienne du traité, celle de 1910.
1 68 Emmanuel Martineau

du choix de ce terme 12, il demeure que M. Junod, par cet effort


même de remise en ordre de la variété anarchique des étiquettes,
témoigne non seulement d'un rapport vivant, devenu aujourd'hui trop
rare, avec une vraie tradition, mais aussi et surtout d'une capacité à
prêter métaphysiquement l'oreille aux documents.
Réalisme de la réalité empirique ou de la réalité idéale, puis, au
sein de celle-ci, de l'idée ou du sentiment, c'est en effet tout un, dit
M. Junod avec raison, et l'« hésitation séculaire entre réalismes de
l'idée et réalismes de la nature » (p. 79) ne doit pas voiler l'unanimité
profonde d'esthétiques qui, quelle que soit l'époque où on les saisit,
s'entêtent toutes à «considérer l'œuvre comme transparente13, c'est-à-
dire à viser derrière elle un sens qui lui serait extrinsèque et antérieur»
(p. 292). L'Occident, selon M. Junod, n'a cessé de s'enferrer dans
l'« ornière de l'esthétique de la mimèsis qui postule l'antériorité d'un
modèle, d'une réalité préexistante» (p. 59). Ne nous privons pas du
plaisir de relire ici un extrait du Salon de 1767 cité par M. Junod au
chapitre III (p. 75), où le terme éloquent de «subsistance» sert à
Diderot à cerner la carence essentielle de la doctrine de l'imitation :
«Et ces gens qui parlent sans cesse de l'imitation de la belle nature,
croyent de bonne foi qu'il y a une belle nature subsistante, qu'elle est,
qu'on la voit quand on veut, et qu'il n'y a qu'à la copier. Si vous
leur disiez que c'est un être tout à fait idéal, ils ouvriraient de grands
yeux, ou ils vous riraient au nez» — ce qui n'empêche Diderot, ajoute
M. Junod, de substituer aussitôt, dans un nouvel emportement
platonicien, une subsistance à une autre, ne récusant celle de la nature
que pour mieux proclamer celle du paradigme, appelé curieusement
un «fantôme subsistant» et conçu comme une première émanation
de la vérité ou «prototype».
Considéré en cette seconde couche, purement et authentiquement
historique, de son argumentation, Transparence... nous paraît apporter
des résultats définitifs. L'important, insistons-y, est moins la solidité
de l'« information » que ce discernement philosophique qui permet à
l'auteur d'échapper au vertige des -ismes esthétiques et de pressentir,
12 J'ai préféré (op. cit., p. 113) parler d'un «naturalisme de haut vol», pensant,
comme je vais m'en expliquer, que la détermination de l'art comme poièsis, en
Occident, demeure plus régissante que sa vocation d'imitation d'une «réalité», naturelle
ou (réputée) non-naturelle.
13 Définitions de la transparence p. 192 et 292: «Une critique qui considère
l'œuvre comme transparence, c'est-à-dire qui vise derrière elle un sens qui lui serait
extrinsèque et antérieur».
Worringer ou Fiedler? 169

sous la rumeur des manifestes et des déclarations d'Écoles, les


constantes métaphysiques profondes et, parmi elles, la constante des
constantes: l'ontologie de la «subsistance». M. Junod, toutefois,
a-t-il raison de renverser brutalement la vapeur au point d'écrire
qu'«il faut admettre une fois pour toutes que rien de ce qui
constitue le sens, ou le contenu de l'œuvre, ne préexiste à son
'apparition' dans l'acte créateur» (p. 257)? L'homme, être fini, n'est-il
pas l'être auquel il y a toujours quelque chose qui «préexiste», à
savoir l'être? Et, pré-« existante » à l'œuvre, n'y a-t-il point l'absence
même de cette œuvre, telle que la présence de l'œuvre, loin de
l'annuler, ne cesse de lui appartenir?
Mais n'allons pas trop vite, et trouvons plutôt à nous choquer
d'un détail apparemment infime, mais en réalité décisif, qui sans la
réfuter, affaiblit singulièrement la démonstration historique de M.
Junod. C'est le fait que, nulle part dans son travail, il ne distingue entre
l'aristotélisme des temps modernes en esthétique et l'aristotélisme
d'Aristote lui-même. Et cette assimilation spontanée entraîne de graves
conséquences : car elle semble s'appuyer sur le présupposé selon lequel,
de même que, dans les doctrines considérées, un irréductible dualisme
se creuse sans cesse entre forme et contenu, œuvre et sens, de même la
mimèsis aristotélicienne serait elle-même marquée au coin de ce que
M. Sôrbom, dans son livre Mimesis and Art, appelait une dyadic
relation. Mais si tel «'était point le cas, comme nous avons tâché de
l'établir récemment en rendant compte de la dernière exégèse «dyadi-
que» de la Poétique1*! Alors il ne saurait suffire, comme fait
M. Junod, d'exhiber la structure duelle inhérente à toute théorie
moderne, et même antique tardive, de Yimitation (et non plus de la
mimèsisl) d'un «réel» quelconque pour exorciser, et surtout pour
penser à fond Vemprise historiale et métaphysique de la mimèsis
aristotélicienne pensée en grec, qui, si elle n'a cessé en effet de
dégénérer sous la forme d'une poussière d'esthétiques du «modèle»,
ne peut, à notre gré, en aucun cas se réduire à elles. Dans la mimèsis
comme figure unitaire de l'art occidental, en outre, est-il bien assuré
que l'élément métaphysiquement régissant, celui dont l'emprise est la
plus profonde, soit le «dualisme» de premier plan où se retrouvent,
en gros, toutes les théories recensées et discutées par M. Junod?
Nous ne le pensons pas.
14 «Mimèsis dans la Poétique», dans Revue de Métaphysique et de Morale, n° 4
(1976), p. 438-466.
1 70 Emmanuel Martineau

Et lui-même, d'ailleurs, paraît cesser, au moins un instant, de le


penser, et c'est lorsqu'il écrit: «La logique, la physique ou la
métaphysique d'Aristote ont au moins autant contribué à l'élaboration
d'esthétiques aristotéliciennes que sa Poétique» (p. 148). N'y a-t-il
point là l'aveu que, quand bien même, par hypothèse absurde, l'on
serait autorisé à assimiler mimèsis aristotélicienne et imitation, l'on
n'aurait peut-être pas pour autant mis le doigt sur ce qui, de
l'aristotélisme, domine réellement, et plus décidément que les diverses
mimétiques, la pensée occidentale de l'art? Quel est cet élément?
M. Junod ne nous invite-t-il point lui-même, une deuxième fois, à le
chercher sous les « théories » esthétiques et non pas en elles, lorsqu'il ne
cesse de signaler par exemple chez Mallarmé (p. 90, n. 5) ou dans la
théorie du beau idéal au xixe siècle (p. 191), le hiatus ou le «divorce»
qui sépare le plus souvent la poétique «effective» d'un artiste de la
théorie qu'il entend se donner15?
Cet élément plus secrètement dominant du legs aristotélicien, c'est,
selon nous, la poièsis impliquée directement par le mot grec mimèsis.
Plus important, en ce mot, que la structure de référence à un modèle
«subsistant» — «réel», comme dit notre auteur — à laquelle on
s'entête à le réduire, est sa dimension «poiétique». C'est parce qu'il
est de fond en comble poièsis que l'art «imite» la nature (ce qui
n'exclut pas que, ce faisant, il s'en dissocie, en un autre sens, tout
aussi radicalement), qu'il porte son « produit » à l'achèvement que dit
le mot « œuvre ». Mais poièsis, demandera-t-on derechef, qu'est-ce que
cela veut dire? Réponse de M. Junod, qui a ici de nombreux
devanciers qui pourtant ignoraient tout de la révolution copernico-
fiedlérienne : poiein veut dire, une fois pour toutes, «faire» et c'est
au point, ajoute une fois notre auteur, que l'art relève du domaine de
la... praxis (p. 224)!
Eh bien, cela n'est pas exact. Cependant, avant de le rappeler pour
autant que faire se puisse sans une longue exégèse aristotélicienne, nous
souhaiterions mettre l'accent sur un paradoxe tellement énorme que
c'est vraiment pour nous un mystère qu'il échappe aussi constamment
à l'attention de l'auteur, et de bien d'autres d'ailleurs. Ainsi É. Gilson
par exemple, qui, faisant succéder à Peinture et réalité (1958) une
Introduction aux arts du beau (1963), elle-même destinée à préparer la

15 Cf. par exemple p. 205, à propos de F« inépuisable sottisier du musicalisme


symboliste ».
Worringer ou Fiedler? 171

«poiétique particulière des arts majeurs» qui verra le jour en 1964 sous
le titre Matières et formes, ouvrait le second volume de la série sur
cette profession de foi: «Le présent livre repose sur la conviction,
profonde et invétérée chez son auteur, que l'art n'est pas une façon de
connaissance, mais qu'il relève au contraire [pourquoi postuler la
contrariété là où la différence eût probablement suffi?] d'un ordre
distinct [nous y sommes] de celui du connaître, qui est l'ordre du faire
ou, s'il est permis de s'exprimer ainsi, de la factivité » 16. Fort bien,
et quiconque ne partage point, comme c'est notre cas, pareille invétérée
conviction ne lui refusera pas le droit, ni le mérite, de s'exprimer en
clair, et demandera naïvement : quel nom va bien pouvoir recevoir la
science de la « factivité ». Or, surprise : c'est au mot poiein, qui veut
tout dire sauf faire, que M. Gilson demandait de l'aider à baptiser
cette science : ce serait une poiétique. Mais que poiein ne voulût pas
dire faire, c'est lui-même qui nous le rappelait, en écrivant par
exemple, dans le corps du même livre, que «les Grecs avaient traité
en parente pauvre la fonction poiétique de l'homme », et en ajoutant
cette raison étrange : c'est parce qu'ils s'asservissaient à «une
métaphysique où l'étant se ramenait à l'intelligibilité et l'être à la pensée ».
Et c'est bien pourquoi, selon M. Gilson, « c'est seulement en dépit de
son héritage philosophique grec que la théologie chrétienne a pu faire
bon accueil à cet extraordinaire Dieu qui faisait l'univers», puisque,
« lorsqu'il fallait en venir au Dieu créateur, on ne pouvait plus espérer
rien trouver dans Aristote que ce que l'on avait commencé par y
mettre» (o.c, p. 180-181). Mais entreprendre de fonder une poiétique
du faire, n'était-ce point, encore une fois, «mettre» dans le mot
poiétique, qui est grec, ce qu'en effet nul ne saurait «espérer» y
«trouver»? Certes, et M. Gilson ne l'aurait pas nié, puisqu'il était
conscient de trahir le Stagirite, mais il aurait en même temps
considéré cette trahison comme la condition d'un « progrès ».
Bref, le paradoxe de nos modernes « poiétiques » se concentre dans
leur nom même. Se voulant sciences du faire, et prétendant combler
une lacune qu'Aristote aurait laissée béante, elles ne se choquent point
de dérober à ce même Aristote un terme qu'il a lui-même sinon forgé,
du moins installé au centre même de son «esthétique», et surtout de

16 Et. Gilson, Introduction aux arts du beau (Paris, 1963), p. 9, et aussi


J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger, t. II (Paris, 1974), p. 9-27 et t. I (1973), p. 125,
contre la formule de Maritain, «Le domaine du Faire est le domaine de l'art, au sens
le plus universel du mot».
1 72 Emmanuel Martineau

son ontologie. Mais que veut originellement dire poiein, ou mimeisthaiï


Voilà la question qui demeure constamment dans l'ombre.
Y compris dans Transparence et opacité. Car autant il était utile
de montrer — et M. Junod le montre parfaitement — que la
tradition a toujours court-circuité la question au profit d'une idéologie
de l'imitation ou — ce qui revient foncièrement au même — de
l'« idéalisation », autant l'on est en droit de s'étonner que l'auteur, au
moment de substituer à cette tradition réputée anti-poiétique la poiéti-
que si longtemps négligée, aille chercher Fiedler là où il pouvait espérer
« trouver » dans Aristote tout ce qu'il pouvait désirer, et ce sans avoir
besoin de l'y «mettre». Pourquoi, chez M. Junod, la « de-struction »
de la tradition imitative et «réaliste» n'est-elle point propédeutique à
un sauvetage du concept proprement grec du poiein! Réponse : parce
que, si l'imitation fut «le dogme» des temps modernes, l'époque
contemporaine a trouvé une nouvelle idole : le « faire ».
3 — Ce qui nous conduit tout naturellement à ce que avons appelé
la « troisième couche » de l'argumentation. Car nous avons ici affaire
(et tel est l'intérêt exceptionnel du livre) à un véritable manifeste
philosophique en faveur du faire, et aussi en faveur du voir. Bréviaire
d'histoire des idées esthétiques, l'ouvrage ne s'en tient pas là. On l'a
dit : c'étaient des positions métaphysiques que, sous leur masque
esthétique, il entreprenait de traquer, ce qui était l'occasion d'une
remise en ordre fondamentale. Il n'en va être que plus intéressant
d'examiner la nouvelle philosophie que l'auteur entend substituer au
« réalisme » de la tradition de la transparence. Voyons successivement
l'aspect « gnoséologique » (ch. IV- V), selon le mot si cher à l'auteur,
puis l'aspect proprement « poiétique » (ch. VI- VII) de cette philosophie.
Ainsi pourrons-nous tenter une fois de plus de faire le point sur le sens
originel de la poièsis aristotélicienne.
a) La « gnoséologie » comme théorie de la cécité du voir.
«L'idéalisme gnoséologique, que nous nommerons idéalisme du
phénomène, comprend, sous des noms différents (phénoménisme,
immatérialisme, subjectivisme, criticisme, phénoménologie [!] etc.)
toutes les philosophies qui abordent le problème de l'être par celui de la
connaissance, et définissent la réalité du monde extérieur par la pensée
(au sens large) du sujet. Cet idéalisme s'oppose en principe au réalisme
ontologique... » (p. 68) dont s'accommodaint au contraire fort bien les
deux autres types d'idéalismes distingués par l'auteur : l'idéalisme
métaphysique de Vidée et celui, esthétique, de Y Idéal, « représenté par
Worringer ou Fiedler? 173

la doctrine académique de l'idéalisation». M. Junod embrassant


l'idéalisme gnoséologique, c'est donc que l'art, pour lui, sera bien une
«façon de connaissance», et que nous ne devons point lui faire
partager complètement la «conviction» de M. Gilson, qui scindait
comme à la hache le faire et le connaître. Mais considérons plus
attentivement de quel genre de connaissance l'auteur veut ici parler :
faire et connaître, dans sa pensée, c'est tout un pour l'artiste, de même
que connaître et faire pour le «spectateur» de l'œuvre d'art; reste
seulement à déterminer le sens exact de ces deux opérations.
Comme le terme même de « gnoséologie » l'indique, M. Junod
entend « connaissance » au sens de la métaphysique moderne : dans les
temps modernes, et notamment dans ce « dernier siècle et demi » dont
M. Junod voudrait fonder philosophiquement les « conquêtes »
artistiques, la connaissance signifie l'objectivation, aussi bien théorique que
pratique, de tout ce qui apparaît. Pour nous, au contraire — ce qui
signifie : aussi bien dans la perspective de Malévitch que dans celle
de la phénoménologie correctement comprise, et dégagée de F« idéalisme
gnoséologique» auquel M. Junod se permet de l'assimiler, — la
«connaissance» est ouverture libre au monde compris comme ce qui,
prioritairement, est libre des « objets » : comme la région d'ouverture
initiale à l'intérieur de laquelle seulement quelque chose comme une
ob-jectivation peut s'accomplir. Bref, l'on ne saurait rêver d'opposition
plus claire, plus passionnée, plus irréductible qu'entre une philosophie
qui déclare, avec Fiedler (cit. p. 196), que «l'art ne peut avoir d'autre
tâche que de contribuer à la grande entreprise de l'objectivation du
monde » et la phénoménologie de l'in-objectif (c'est ici un pléonasme)
dont Malévitch et Heidegger, chacun à leur manière et installés sur
des «monts séparés», ont jeté les fondements. Toutefois, constater
cette opposition, reste sans profit tant que son sens historial demeure
inélucidé. En tout cas, loin de déplorer que M. Junod, avec
Transparence et opacité, ait construit la camera oscura de la phénoménologie
négative que nous appelons de nos vœux, nous devons nous féliciter
de ce que, gagnant les antipodes du lieu que nous occupons, il porte
le débat à son extrême point d'acuité. L'« adversaire », pour une fois,
s'avance à visage découvert, en pleine conscience d'une position elle-
même élaborée dans une confrontation avec une certaine tradition.
Le livre de M. Junod, sous ses apparences de «thèse» d'esthétique,
apporte une énorme pierre à la bâtisse déjà imposante de Fanti-
phénoménologie au xxe siècle.
1 74 Emmanuel Martineau

Cependant, une précision s'impose : lorsque nous attribuons un si


grand privilège, pour l'interprétation radicale du vingtième siècle, à
l'« antithèse » des concepts d'objectivité et d'inobjectivité, nous
n'entendons point, naturellement, évacuer et récuser toute pensée de l'objecti-
vation. Au contraire, point d'inobjectivité sans traversée de l'objet.
Si nous récusons quelque chose, ce sont les doctrines qui, comme celle
de Fiedler, s'arrêtent à l'objet "et à l'examen des conditions de sa
«constitution», sans penser l'in-objectivité, l'«absoluïté» ou mieux
l'abstraction (Unbedingtheit = non-choséïté) des conditions (Be-dingun-
geri) elles-mêmes. Autrement dit il n'est rien de plus grand, d'un
« point de vue » in-objectif, qu'une entreprise qui, comme la Critique
de la raison pure, s'emploie, par l'étude même de la « constitution » de
l'objectivité des objets, à conquérir la dimension, plus originelle en son
apérité, que l'objectivité ne saurait, à l'inverse, elle-même « constituer »,
alors que ne peuvent qu'éveiller nos soupçons les doctrines qui se
représentent l'objet comme une sorte de fin en soi, et ne s'interrogent
que sur le comment ontique de son avènement. Je l'ai dit ailleurs17 :
Malévitch ne m'intéresserait point s'il brandissait l'élément de l'in-ob-
jectif comme un arrière-monde ou un lieu supra-céleste, négligeant les
conditions de possibilité effectives de Y accès à ce lieu. Sa grandeur,
au contraire, c'est de penser, sous le nom de l'in-objectivité, une
aventure, un destin, une inversion de signe de l'objectivité même qui,
dès lors, n'est plus un fait ontique massif et refermé sur soi, mais inclut
sa propre «dialectique», ou, pour le dire en des termes moins
impropres, temporalise sa propre Kehre, sa propre «histoire»
phénoménologique. Pour que l'in-objectif puisse donner de lui-même des
nouvelles, il faut, préalablement, qu'il «transparaisse» en quelque
manière dans l'objet. Les conditions du virage de l'objet à ce qui n'est
plus objet doivent être, en un sens, inscrites dans la vie propre de
l'objet, et déchiffrables pour le regard qui, sur l'objet, se pose
phénoménologiquement ou, disais-je aussi, « contemplativement ».
Or Fiedler, de toute évidence, s'arrête, comme on a dit, à l'objet.
Y aboutir, le « produire » (au prix de quel affadissement de ce dernier
terme!), voilà son seul but. «Derrière» l'objet, ou plutôt au-delà de
lui, il n'y a rien. Il n'y a même pas l'objectivité de cet objet, il y a
encore moins le monde des objets. Lorsque Fiedler, déjà cité, parle de
l'« objectivation du monde», ce dernier terme n'a sous sa plume

17 V. notre préface à Malévitch, Écrits, II (1977), p. 7-33.


Worringer ou Fiedler? 175

aucune profondeur, ne fait signe vers aucune transcendance — au sens


heideggérien, et non au sens de la «transparence» pourfendue par
M. Junod. — Objectiver le monde, pour Fiedler, cela veut dire en tout
et pour tout : faire accéder au rang d'objet quelque chose qui, avant
cette transformation, n'est rien et s'épuise dans une disponibilité 18,
inessentielle et indifférente, à l'objectivation.
D'un mot, le monde n'attend, pour Fiedler, que d'être vu, et le
nom propre de l'opération qui, «constituant» l'objet comme objet,
s'arrête à lui, c'est, comme par hasard, le nom que lui donne Fiedler :
le voir. Voilà, selon M. Junod, V énigme philosophique que la tradition
« imitative » aurait constamment méconnue : l'immanence de la vision
comme activité. Aussi le chapitre IV de son travail peut-il s'ouvrir sur
cet exergue de Merleau-Ponty : « La peinture ne célèbre jamais d'autre
énigme que la visibilité» (p. 145) 19.
Mais la visibilité es/-elle une énigme? Sans reprendre ici le procès
du voir que Malévitch nous a incité à entamer, et dont l'instruction
n'est nullement close, nous rappelerons simplement le résultat essentiel
de notre analyse : loin de pouvoir être considéré comme une énigme,
le voir est lui-même l'évidence primordiale à laquelle la métaphysique,
en tant que platonisme, n'a cessé de s'adosser, jusqu'au jour où
YEsthétique transcendantale de Kant, brisant le séculaire primat de
Yintuitus dont parle Sein und Zeit, a substitué à l'interprétation de
l'intuition comme vision son interprétation comme sensibilité ou
réceptivité à la «donation» de l'étant. Mais l'apologie du voir
composée par M. Junod va nous permettre de reformuler concrètement
cet aperçu, dont dépend, croyons-nous, le destin futur de ce qu'il n'est
plus possible d'appeler sans autre précision l'« esthétique ».
Qu'est-ce que la visibilité? Fiedler répond: «De l'apparence
produite par le regard» (cit. p. 151). Partons du dernier mot. Faut-il
le prendre ontologiquement et y reconnaître une Anschauungi
Nullement, précise M. Junod en marquant ici impitoyablement la première
limite de son auteur : il s'agit, sous le nom de regard, de « l'activité
psycho-physique» du sujet {ibid.)\ Une fois pour toutes, nous sommes
prévenus : c'est dans le champ de la psychologie que M. Junod
choisit de se mouvoir pour fonder «une esthétique de la créativité»

18 Sur l'« informe», voir p. 152-153.


19 Cf. p. 293 : «De plus, si l'essence de la peinture est bien la visibilité...», et
p. 305, citant Fiedler : « Là où il s'agit de vision, on ne peut échapper au visible ».
Mais qu'il «s'agisse» de vision, c'est là une chose à démontrer, et à penser.
176 Emmanuel Mar tineau

(p. 148). Tournons-nous cependant vers le verbe produire. Peut-être


allons-nous y découvrir quelque richesse proprement transcendentale?
Hélas, ici aussi, une totale déception nous guette : en un mot comme
en mille, produire veut dire, pour Fiedler, projeter. Après le psycho-
logisme, voici la métaphore se faisant passer pour du concept. Qu'on
en juge avec ces quelques formules : la vérité n'est jamais gefunden,
toujours erzeugt (p. 150); «chacun de nous, est contraint de construire
sa réalité, son monde visuel; car il n'est rien dont nous puissions dire
que cela est avant d'avoir été l'objet de notre conscience» {ibid.,
Fiedler). Certes, et cela, Husserl lui-même ne l'aurait point contesté,
mais toute la question est de savoir en quel sens il faut ici entendre
le «de» dans l'expression citée. Et M. Junod, pour nous en éclaircir,
de multiplier, à la suite de Fiedler, les images « activistes » : « Percevoir,
c'est donner forme, comme on donne vie à quelque chose» (p. 152);
Fiedler professerait une « conception créatrice de la vision, considérée
comme productrice du visible» (p. 151); «l'individu extériorise sans le
savoir le produit de sa propre activité» (ibid.); «pour Fiedler, la forme
est active et dynamique» (p. 152); «la création, selon Fiedler, suppose
un rayonnement centrifuge du sujet vers l'objet (tableau ou vision).
L'artiste est donc au centre, et il investit la périphérie de son pouvoir
créateur, qui est projection» (p. 173) 20; «l'ontologie centrifuge de
l'idéalisme de Fiedler confère une fonction proprement démiurgique à
la simple perception visuelle, qui ne 'reflète' pas, mais 'produit la
réalité'» (p. 220); «la découverte du réel va devenir, chez Fiedler,
production du réel» (p. 147) : «comme le langage, comme toute action
humaine qui se signifie d'abord elle-même [cf. sur Focillon, p. 353,
n. 43], la vision artistique trouve son sens dans sa propre activité»
(p. 202); enfin nous avions plus haut cité l'affirmation selon laquelle
la «conception de la production du spectacle par la vision instaure
une nouvelle ère...».
Nul ne nous contestera qu'il s'agit ici de pures métaphores, qui
monnaient toutes celle, centrale, de la «projection». Métaphore elle-
même assez classique pour que M. Junod cherche à lui assigner une
origine : « II est à remarquer, dit-il, que cette situation [la noétique
'centrifuge'] correspond en fait à l'ancienne cosmologie, celle ou

20 Cf. p. 249 : Ce qui serait « nouveau » dans la poétique moderne, c'est « la


conscience accrue que la projection prend de sa propre activité», et Sartre aurait
méconnu (p. 340) «la nature de la perception, qui est elle aussi projection, donc
intentionnalité active ».
Worringer ou Fiedler? 177

précisément l'homme (et la terre) occupait le centre de l'univers»


(p. 173), précisant ensuite savamment que «l'avènement de cette notion
de projection, qui tient tant de place dans l'esthétique contemporaine,
et qui fait de l'œuvre une sorte d'analogon polyvalent, support assez
'ouvert' pour capter les divers phantasmes émis par le sujet (nous
retrouvons ici la conception centrifuge de la perception 'productrice'
de Fiedler), remonte en fait jusqu'au Quattrocento » (p. 248). Peut-
être, mais ce qui nous frappe bien plutôt dans toutes ces déclarations,
entièrement asservies à ce que Husserl appellera la «mythologie des
activités », c'est que le soi-disant « copernicanisme » fiedlérien demeure
résolument géo- et anthropocentrique. L'éternel contresens sur la
révolution copernicienne se reproduit ici : en déclarant celle de Fiedler
«comparable à celle de son maître» Kant (p. 148), M. Junod nous
paraît oublier que le renversement kantien n'a rien à voir avec
l'alternative du centrifuge et du centripète, du géo- et de l'héliocen-
trisme. L'unique soin de Kant, c'est d'interpréter le mouvement du
sujet sur lui-même, marque de sa finitude, comme une sorte d'analogon
du mouvement diurne de la terre, un point c'est tout. Pour le reste,
toute philosophie d'inspiration phénoménologique, comme est celle de
Kant, demeure (sans préjudice pour sa « centrifugation » intentionnelle
ou ek-statique, qui est d'un tout autre niveau problématique)
fondamentalement « centripète ». Aussi suivrons-nous bien plus volontiers M.
Junod lorsque, après avoir prétendu que Kant est «incontestablement
la première source de Fiedler», il précise qu'il s'agit d'une «source
trahie» {ibid.)21. Trahie, en effet, et de la façon la plus éhontée, par
un glissement fatal du transcendantal à la psychologie, reposant lui-
même sur l'illusion selon laquelle, chez Kant, les formes a priori de
la sensibilité ne seraient que des «donnés subjectifs, inéluctables et
communs à l'espèce humaine tout entière» ou pis encore «un écran à
travers lequel nous voyons les choses » (p. 1 52). En faisant des formes
kantiennes des formes informantes, et un « engendrement » (erzeugen)
de ce qui, chez Kant, restait pensé initialement comme « pro-duction »
originaire et finie, Fiedler rejoint la cohorte des positivistes
néokantiens auxquels on voudrait l'opposer. Son esse est formari (ibid.),
loin de signaler chez lui la moindre originalité philosophique à
l'intérieur de son époque, n'est autre que le credo de celle-ci : même

21 Et heureusement trahie puisque, selon A. Nivelle, cité favorablement p. 173,


n. 23, «il n'y a pas eu de révolution kantienne en esthétique».
1 78 Emmanuel Martineau

l'empiriocriticisme ne l'aurait pas désavoué et Cassirer en fera, on le


sait, son slogan.
Reste à voir le troisième terme de la définition : l'apparence. Nous
nous y attarderons d'autant plus volontiers que, selon M. Junod, il
faudrait déceler entre la théorie fiedlérienne de l'apparence, d'une part,
d'autre part la «phénoménologie merleau-pontyenne» (l'auteur n'en
connaît point d'autres), de frappantes « affinités » (p. 399). « M.
Merleau-Ponty, dit M. Junod, dont nous aurons l'occasion de relever les
troublants points de rencontre avec Fiedler, semble ignorer jusqu'à son
existence» (p. 17). Mais il a tort, semble-t-il, de l'ignorer, puisque
« Fiedler se situe au carrefour des chemins qui mènent vers la
phénoménologie et l'existentialisme» (p. 258 et 259). «Von Marées semble
avoir été pour Fiedler ce que Cézanne sera pour Merleau-Ponty»
(p. 196), qui, lorsqu'il écrit que, si la peinture est productrice, c'est
qu'elle « contient, mieux que des idées, des matrices d'idées », « se situe
dans l'exact prolongement de Fiedler» (p. 212, n. 50). Mais plus
généralement, insiste l'auteur, F« idéalisme radical» (p. 199) de Fiedler
repose sur «une attitude phénoménologique avant la lettre» (p. 154),
et opère «une véritable réduction phénoménologique avant la lettre»
(p. 164).
Avouons notre pensée : l'absence, dans la bibliographie touffue de
M. Junod, tant de Husserl que de Heidegger, ne nous paraît pas
indépendante de cette primauté par lui accordée aux si nombreux
aspects de la pensée de Merleau-Ponty qui ne sont nullement
phénoménologiques, mais ressortissent — justement — à une spéculation
phénoménologisée sur la perception. Mais une phénoménologie de la
perception, comme M. Granel l'a si bien mis en évidence dans sa thèse,
est une contradiction dans les termes, et nous ne pouvons ici que
répéter la formule remarquable où M. Jean Beaufret s'efforçait de
résumer (mais aussi de radicaliser) l'enseignement de M. Granel lui-
même : « Si la pensée, en Allemagne, a pu percer avec Heidegger à plus
de profondeur, ne serait-ce pas dans la mesure où elle s'est risquée à
ne plus considérer la perception comme sol de primitivité pour le
dévoilement de ce qui est à penser?»22. Et ce que l'« école française
de la perception» montrait ainsi, Fiedler va nous le confirmer à sa
manière.

22 J. Beaufret, op. cit., t. III (1974), p. 140, souligné par l'auteur.


Worringer ou Fiedler? 179

Qu'est-ce, en effet, que la phénoménologie? Réponse : le logos du


Phànomen. Et le Phànomen, qu'est-il? Disons provisoirement, avec
Heidegger, que c'est ce qui, dans ce qui apparaît, n'apparaît pas, mais
permet seulement à ce qui apparaît d'apparaître ou, plus précisément,
d'être présent. Or ce qui apparaît, cela s'appelle l'apparition, Erschei-
nung. Comment, sur le même radical, pourrait-on appeler le
phénomène-de-la-phénoménologie? Schein est son autre nom, s'il est vrai que
le Schein., dans Y Erscheinung, dit très exactement le non-apparaissant
qui «fonde» l'apparaissant et le propulse vers YAnwesenheit. Et la
question de rebondir en ces termes : que veut dire Schein positivement,
et disposons-nous aujourd'hui des ressources « phénoménologiques » —
et non plus « gnoséologiques » ! — propres à nous permettre de bâtir
l'ontologie du Schein (Fink) hors de laquelle a) la phénoménologie ne
peut rester, comme elle le reste dans la «phénoménologie de la
perception», qu'un logos de l'apparaissant-à-la-perception, donc le
contraire d'une phénoménologie, et b) l'esthétique — ou mieux l'icono-
logie — ne peut rester, comme elle le reste avec Fiedler et tant d'autres,
qu'un logos de Yaisthèton comme perçu, donc le contraire même d'une
iconologie digne de ce nom? Car, soit dit en passant, nous appelons
l'iconique, dans une œuvre d'art, non point ce qui apparaît comme cela
apparaît — concept « sémiologique » de l'icône (que la conception
« symbolique » aménage sans nullement le modifier), — mais justement
ce qui, loin d'y apparaître, s'y manifeste, y trans-paraît et y brille
{scheini).
Que Schein, certes, ne puisse se réduire au sens d'« apparence »,
cela nous ne le discutons pas, et nul ne manquera, dans l'irascible gent
phénoménologique, d'applaudir Fiedler lorsque, pour une fois fidèle à
Kant, il refuse de «s'en tenir à l'acception privative de la notion
d'apparence, traditionnellement opposée à celle de la réalité» (p. 145).
Et rien non plus que de satisfaisant (si Schein, par hypothèse, est pris
provisoirement au sens courant d'« apparence» ou de «semblant»)
lorsque l'on voit Fiedler s'appliquer à « passer du statique au
dynamique, du 'paraître' (= semblant) à l'apparaître, de Y apparent ia à Yappa-
ritio, du Schein à Y Erscheinung » (ibid.). Mais une fois conquise — ce
qui, par parenthèse, n'était pas fort difficile — la dimension de
Yapparitio, laquelle d'ailleurs demeure fort équivoque et oscille
constamment entre Vorhandenheit et phainesthai, qu'est-ce qui est réellement
gagné? Rien, tant que la seconde moitié du chemin n'a pas encore été
parcourue! Quelle seconde moitié? Celle sur laquelle, au sein même
1 80 Emmanuel Martineau

de l'apparition ou Erscheinung, serait quêtée cette parence (c'est là le


sens fort et positif de Schein, d'ailleurs tout aussi familier à Kant que
le premier) que YErscheinung présuppose jusqu'en son étymologie
obvie, et sans laquelle, je ne me lasse pas d'y revenir, cette Erscheinung
« apparaîtrait » bien, si l'on veut, serait bien « là », serait bien « perçue »,
mais n'aurait aucune chance d'être l'apparition présente « de » quelque
chose de présent... 23 Voilà pourquoi, au départ, nous nous permettions,
au risque de surprendre, d'identifier au Schein pensé positivement
l'énigmatique notion que, sans beaucoup la cerner et en réléguant son
examen dans un paragraphe de «méthode» (§ 7), Heidegger appelait en
grec — mais le grec de qui? — un Phànomen. Non, le Phànomen
n'apparaît pas, non, la présence — parence — n'est pas elle-même
quelque chose de «présent» (praesens), mais il faut aussitôt ajouter : ce
qui, dans tout cela, apparaît le moins, ce dont le non-apparaître abrite
fondamentalement la richesse et la possibilité du paraître, c'est le
Schein. Et l'on voit ici se dessiner, derrière la conceptualité grecque
du phainoménon, la pensée bien plus initiatrice de la doxa (Parménide).
Or Fiedler, comme tout théoricien /^phénoménologique («
idéaliste », « gnoséologique », etc.) et même phénoménologique {un certain
Husserl, Merleau-Ponty) de la «perception», ne peut que court-
circuiter cette problématique dont, avant Husserl et Heidegger,
Parménide et les autres grands penseurs grecs furent les seuls avertis, Kant
occupant une position exactement intermédiaire entre eux et les
« gnoséologues » — fussent-ils réputés phénoménologues — de la
perception. Pour interpréter l'apparition, Fiedler ne peut que dire :
apparaît ce qui est vu, moyennant l'interprétation psychologique
subséquente, mais inessentielle à nos yeux, de cette vision comme
«construction», «projection», «production» active, etc. Seulement,
une fois cette thèse émise, nous entrons dans un cercle, ou nous

23 II ne faut pas prêter d'autre sens (tout en la situant dans une perspective plus
étroite, qui est celle de la méditation de Yobjectivité, comme je disais plus haut) à la
fameuse et épineuse formule de Kant dans la seconde préface de la Critique : du refus
de la chose en soi, «il s'ensuivrait la proposition absurde qu'il y aurait de l'apparition
sans quelque chose, was da erscheint, pour apparaître ». En ce sens, soutenait récemment
M. Beaufret, la chose en soi n'est point une «naïveté de Kant» (Nietzsche), mais «le
plus critique de tous les concepts critiques » (Heidegger) : l'un de ceux qui signalent la
libération du questionnement kantien à l'égard de ce que j'appellerai, en termes
husserliens, une simple thèse naturelle de l'« apparitionnalité », au profit d'un
commencement de réduction proprement phénoménale de celle-ci. (Voir les brèves indications
de Heidegger, Gesamtausgabe, t. XXV, p. 98.) Bref, la chose en soi, c'est presque le
Phànomen de Sein und Zeit, § 7, C.
Worringer ou Fiedler? 181

tombons dans la psychologie. En effet : le problème était initialement


le suivant : étant donné que nous voyons ce qui apparaît, comment
faut-il comprendre l'apparition pour comprendre du même coup
qu'elle nous soit visible? Mais la solution apparente ne fait que
créer un second problème, qui est le pur renversement du premier,
et signale le piétinement propre à toute gnoséologie ou métaphysique
du voir. Ce second pseudo-problème, c'est le suivant : étant donné que
ce qui apparaît est ce que nous voyons, comment faudra-t-il désormais
interpréter la «vision» pour comprendre du même coup qu'elle
«rende» les choses apparaissantes? Bref, le premier problème était de
trouver l'apparaissant « correspondant » au perçu, une apparition pour
l'objet; le second sera, symétriquement, de trouver le perçu
«correspondant » à l'apparition, un objet pour elle. La situation ainsi clarifiée,
nul ne refusera de nous accorder, pensons-nous, que le rebond de ces
deux prétendus problèmes l'un sur l'autre, leur commun caractère
in-sensé, provient de F« absurdité» conjointe des deux concepts de voir
et d'apparaître qui, phénoménologiquement, ne signifient rien sinon la
Vorhandenheit elle-même. Dire que l'on voit quelque chose ou que
quelque chose apparaît, ce n'est encore rien en dire, pour l'excellente
raison que c'est simplement présupposer, sous la forme la plus plate,
qu'étant il y a, ou plutôt qu'étant il « existe » (da ist). « Constater » la
subsistance de l'étant et professer sa visibilité ou son apparition, c'est
tout un. S'il ne peut y avoir de phénoménologie de la Vorhandenheit,
mais seulement, comme dans Sein und Zeit, une analytique existentiale
de la genèse de la Vorhandenheit, c'est tout simplement parce que la
phénoménologie ne peut commencer que là où cesse l'attitude naturelle,
laquelle, au sens strict, n'est précisément rien d'autre que l'«
établissement» perceptif, visuel, gnoséologique, etc. de cette même
Vorhandenheit.
Mais la Vorhandenheit, en revanche, est quelque chose dont il peut
parfaitement y avoir psychologie, et c'est bien pourquoi Fiedler n'est
qu'un psychologue. En quoi il ne se distingue nullement, malgré son
rejet de Y Aesthetik, de l'essaim des esthéticiens d'en haut et d'en bas,
la seule différence étant dans le point de départ : mais partir de la
vision, finalement, est-ce marquer un progrès sur ceux qui partaient,
qui de la sensation, qui de YEinfuhlung, qui du sentiment, etc.?
Nullement : c'est opposer psychologie à psychologie, et échapper à un
positivisme pour en rejoindre un autre, celui de la perception.
Cependant si les phénoménologues, dit Husserl, sont les «vrais
1 82 Emmanuel Martineau

positivistes », c'est peut-être qu'ils sont d'abord les premiers à ne plus


partir d'elle.
Tout cela n'étant point dit pour assassiner Fiedler, mais simplement
pour montrer que M. Junod lui demande de supporter une charge qui
excède manifestement ses forces. Loin d'annoncer en quoi que ce soit
la phénoménologie, loin de pressentir la « transcendance »
phénoménologique du monde, loin d'opérer la réduction et de tourner le dos à
l'attitude naturelle, Fiedler professe simplement un transcendantalisme
psychologisé. Même si ses intentions sont pures, et sincère son
expérience de l'art, cela ne saurait suffire à l'éloigner du « subjectivisme »
dont M. Junod le défend à plusieurs reprises24, en prétendant qu'il est
«aussi loin du subjectivisme immatérialiste d'un Berkeley que du
transcendantalisme qu'il refuse» — entendons de la Critique de la
raison pure, à laquelle il ne comprend un traître mot (p. 152). —
Mais laissons ici Berkeley de côté : tout le travail de M. Junod aboutit
à montrer que, sans «nier l'existence de l'univers physique» (ibid.),
l'on peut être subjectiviste quand même, et qu'il ne suffit point, pour
fonder une pensée de l'objet, de «supprimer purement et simplement
la transcendance nouménale» (p. 148) au profit d'une doctrine de
Yapparitio, si l'on persiste en même temps à traiter celle-ci en produit
psychologique de notre «activité». Remarquons d'ailleurs que M.
Junod, en toute cohérence, avoue l'obligation de « rectifier » sur ce point
capital — le statut de l'objet — l'enseignement de Fiedler : « Le
monisme radical de sa psychologie de la perception est inacceptable
comme tel aujourd'hui : il faudra donc rétablir le deuxième pôle, celui
de l'objet, tout en évitant de retomber dans le réalisme naïf» (p. 302,
annonçant peut-être ainsi un prochain travail). Il le faudra, mais ce
sera difficile ! Car ce n'est point d'une rectification ou d'un «
rétablissement» qu'il sera besoin, mais, c'est le moment de le dire, d'une
révolution. Cette révolution, la seule de l'histoire de la pensée
contemporaine, s'appelle vulgairement réduction phénoménologique : elle
seule est capable de dépasser la détermination insuffisante, pour ne
pas dire nulle, de l'objet rendue possible par Fiedler, à savoir sa
sempiternelle détermination comme forme. « La forme, entendue comme

24 Cf. p. 196 : «Son idéalisme, on le voit, n'a rien d'un subjectivisme»; et p. 211,
n. 16 : «La subjectivité se situe, chez F., au niveau philosophique de la théorie de la
connaissance, non au niveau psychologique de la 'Stimmung' ». Mais comment une
« théorie de la connaissance », surtout si la connaissance y signifie « perception active »,
pourrait-elle prétendre décoller de la psychologie?
Worringer ou Fiedler? 183

structure », précise M. Junod (p. 205) : je laisse au lecteur, dans ce


chapitre V, le soin de découvrir ce qui, dans la conception fiedlérienne
de la forme « comme formation de la matière » (p. 200), peut autoriser
M. Junod à affirmer qu'elle «tire tout le parti possible» (ibid.) de la
« fécondité » du forma dat esse rei aristotélico-scolastique : pour ma
part, je n'y trouve que le faux-monnayage linguistique d'un « hylémor-
phisme » (ibid.) qui ne saurait livrer son secret oublié que si,
préalablement, l'énigme aristotélicienne de la poièsis redevient l'affaire de la
pensée. De quo infra!

« II n'est pas question, ajoute non moins loyalement M. Junod, de


discuter sur le plan philosophique la valeur propre de l'idéalisme
fiedlérien, qui ne saurait être accepté tel quel aujourd'hui. Notre
propos est bien plutôt de souligner la fécondité méthodologique de son
système dans le domaine qui nous occupe, celui de la théorie de l'art »
(p. 151); et encore : «La nouveauté profonde de la pensée fiedlérienne
réside moins dans sa philosophie en tant que système que dans
l'introduction de la réflexion gnoséologique en esthétique» (p. 155);
enfin : « Encore une fois, on peut contester, d'un point de vue
philosophique, la validité de cet idéalisme, mais on ne saurait nier...»
(p. 201). Mais un «système» philosophiquement insuffisant, M. Junod
l'admettra sous peine de professer une doctrine de la double vérité,
ne cesse pas de l'être en Rappliquant à tel ou tel domaine. En
philosophie, il n'y a qu'une seule vérité, qui est la vérité de l'être, et
qu'une histoire, qui est celle de l'éclairement de cette vérité « unique »
et riche en métamorphoses. Je ne crois nullement, non plus d'ailleurs
que M. Junod, que la lumière vienne de partout, ni qu'elle soit la
synthèse d'éclairages divers et, comme on dit, «éclairants». Sans doute
la mentalité intellectuelle d'aujourd'hui aime-t-elle à déclarer également
«intéressants» les points de vue les plus disparates, sans doute est-il
d'usage, entre gens qui les professent, de « s'entregloser » (Montaigne)
pour mieux se persuader les uns les autres — et c'est d'ailleurs vrai —
qu'ils sont d'accord, et construisent, chacun dans son «champ», le
nouvel édifice de l'après-philosophie. Mais M. Junod lui-même, malgré
son indulgence « coupable » — ou tactique — à l'égard de Fiedler, est
en fait le premier à nous débarrasser de ce rituel. On l'a dit : il
prend position, et plus que celle de son héros, c'est la sienne qui nous
intéresse ici. S'effaçant habilement derrière un autre, il en vient en
réalité à le faire s'effacer devant lui-même, et c'est tant mieux. Reste
dès lors à considérer la position fondamentale de notre auteur.
1 84 Emmanuel Martineau

b) L '« esthétique de la créativité » comme théorie de la tautologie du faire.


— Cette position, c'est une exigence : l'exigence de cette «esthétique
de la créativité » qui rendrait justice à F« aventure créatrice » des arts
plastiques. Vaste programme, mais qui, lui-même, nous paraît réclamer
une première chose : c'est que la prétendue «création» artistique ne
nous soit point présentée systématiquement comme une aventurière.
Précisons : comme cette aventurière qui, en tant que peinture (par
exemple), serait censée affronter et surmonter les douze travaux
d'Hercule de 1'... exécution. Or, de façon significative, M. Junod, qui
connaît à fond la littérature des artistes, est bien obligé de commencer,
au début de son excellent chapitre VI, par nous rappeler les
innombrables déclarations où la tradition n'a cessé, à toutes les époques, de
«refouler» l'exécution, ou au moins d'en marquer les limites. Et
l'auteur de citer, « entre autres », Vasari, R. de Piles, Diderot,
Baudelaire, les Goncourt, puis Reynolds, Delacroix, Monet, Pissarro, Signac,
Gauguin (p. 220 sq.), etc., qui tous, dit leur commentateur, «n'ont
presque jamais soupçonné qu'il pût y avoir un sens immanent à
l'opération matérielle du 'faire' artistique». «Pas trace, chez eux,
d'une esthétique de la créativité du geste ou du matériau ». En effet :
« L'habileté technique, la virtuosité extérieure, l'art de peindre comme
tel apparaissent comme des qualités banales» dit Hegel (cit. p. 221);
« que l'exécution soit très rapide, écrit Delacroix, pour que rien ne se
perde de l'impression extraordinaire qui accompagnait la conception »
(cit. p. 222); et encore Pissarro: «Quant à l'exécution, nous la
regardons comme nulle» (p. 224); et Gauguin : «je déteste le tripotage
de la facture» (cit. p. 225), etc. Or je demande très simplement à
M. Junod : l'unanimité de ces témoignages n'est-elle pas troublante?
Et le fait que, pour une fois, le philosophe y parle comme le critique
d'art, et même comme l'artiste? Est-il assuré que tous les gens qui
tiennent ce langage ne cèdent qu'à leur «habitude de raisonner selon
les catégories millénaires de la mimèsis »1 Ou bien l'interprétation de
la « création » comme « conception » et même comme « chose mentale »
ne devrait-elle point être prise au sérieux en sa permanence et sa
positivité?
Mais M. Junod est d'un autre avis : ces gens-là ont tort de parler
comme ils parlent; ils négligent de se fier à leur «expérience vécue»
(p. 229), et se règlent aveuglement sur «une esthétique du pré-conçu
qui dévalue le sensible » en l'insérant dans « le cadre de la dichotomie
intellectualiste conception/exécution» (p. 228); c'est tardivement et
Worringer ou Fiedler? 185

rarement qu'ils ont salué «le rôle du corps et la fécondité de la


matière» (p. 231); valorisé «les contingences sensibles de l'existence
matérielle de l'œuvre» (p. 234). Longue, trop longue a été «la route
menant vers la réhabilitation de la praxis artistique» (p. 236) et de
la « picturalité » (p. 237), et «Fiedler apparaît comme le premier
théoricien d'une praxis artistique vécue» (p. 241).
Le mot délicat, ici, c'est «théoricien». Car si nous sommes
disposés, du point de vue philosophique, à admettre que la praxis est
quelque chose qui demande et présuppose une théorie, si nous ne
pensons même avec Heidegger que « du pratique pur, il n'y en a pas »
(Nietzsche) et qu'« autant de théorie, autant de pratique», nous
doutons que l'interprétation de la praxis comme quelque chose de
«vécu» puisse donner lieu à une véritable «théorie». En d'autres
termes : ou bien le lieu de la praxis est YErlebnis, et l'on ne voit point
quelle théorie en pourrait être proposée, sinon, comme l'avoue
M. Junod, une simple psychologie, ou bien la praxis artistique est
une véritable poièsis, et alors, nous dit Aristote, que nous allons
citer, la théôria est son essence. Par conséquent, le grief d'«
intellectualisme» articulé par M. Junod contre la tradition mimétique
ne nous paraît que partiellement pertinent et réclamerait que l'on
distingue: certes il y a un intellectualisme «platonicien», pour
faire court, qui réprime la poièsis et ne saurait la fonder, mais c'est
moins parce qu'il méconnaît YErlebnis dont la poièsis serait censée
s'accompagner, que parce qu'il falsifie la véritable théôria que toute
poièsis — et cela, l'Occident ne l'a jamais oublié — demeure en son
fond. Et il y a un autre « intellectualisme », aristotélicien celui-là, qui
a d'autant moins à recourir au registre du vécu pour rendre hommage
à la poièsis qu'il reconnaît dans celle-ci le véritable lieu d'origine du
théôrein lui-même : non pas son lieu unique, bien sûr, mais quand
même l'« attitude » où Yeidos, au lieu de s'offrir comme « subsistante »
et, dirait M. Junod, «préexistante», se donne dans la dimension du
logos, kata ton logon. «La morphè, dit Aristote, c'est-à-dire Yeidos
'vécu' à la mesure du logos». «Ne faut-il pas se demander si
l'horizon catégorial du logos apophantique n'est pas lui-même
secrètement porté par celui à l'intérieur duquel l'étant apparaît comme
synolon, à savoir l'horizon de la poièsis», s'interrogeait M. Beaufret
à propos de cette phrase de la Physique. Et d'énoncer cette nouvelle
question, plus concrète : « L'artisan qui, le regard fixé sur Yeidos,
menuise une table, ne s'y prend pas moins meta logou que celui qui
1 86 Emmanuel Martineau

se borne à en disserter. Et n'est-ce pas au premier sens que le logos


est vraiment, selon la parole d'Heraclite, profond?»25.
Mais l'horizon de la poièsis, où se déploie cette insolite théôria
que Cézanne nommera réalisation (cf. p. 111), et qui n'a rien à voir
avec l'exécution tant célébrée par M. Junod, cet horizon n'est pas pour
autant identique à l'horizon du faire. À la revendication de la
spécificité instrumentale élevée par M. Junod, il n'est que trop aisé
d'opposer le ouk empésontos tou organou d'Aristote : ce n'est pas
« selon que frappe l'instrument » qu'advient l'œuvre ! C'est bien plutôt
lorsque, entre hylè et eidos, ces deux termes si cavalièrement évoqués
par M. Junod (p. 53), se noue la « tension » de l'être de l'œuvre et du
non-être auquel, disions-nous, son être ne cesse d'appartenir, tout
comme cette absence, en devenant présence, ne s'annule pas pour
autant. C'est là une des choses que nous semble exprimer la définition,
souvent citée mais toujours obscure, de la technè par Aristote : « II y
aurait alors identité entre technè et disposition à pro-duire à la mesure
du logos alèthès. La technè, c'est toujours du côté de l'advenance
qu'elle se tourne, et technazein, c'est regarder (théôrein) comment
adviendra à la présence quelque une des choses qui sont en mesure
de l'être comme du non-être, et dont l'origine est, non dans le pro-duit,
mais dans celui qui pro-duit» (Éth. Nie. VI, 4, 1140 a 9-14). Les
derniers mots doivent-ils être compris comme une « réhabilitation » de
l'agent, et Aristote, en niant que l'origine soit dans cela même qui vient
à la présence, entend-il la confier à l'initiative d'un faire créateur?
Nullement, comme le montre un morceau du De Gen. An. que l'on ne
se lasse point de relire (nous soulignons l'essentiel) :
«Voilà pourquoi, d'une part, la femelle n'engendre pas d'elle-
même, car elle a besoin d'une arche qui lui donne le mouvement et
la détermine (...), et, d'autre part, le développement des produits
engendrés s'effectue dans la femelle, tandis que ni le mâle lui-même,
ni la femelle n'émettent de liquide séminal dans le mâle, mais l'un et
l'autre apportent ensemble leur part respective {symballontai to
par'autôn) dans la femelle, parce que c'est dans la femelle qu'est la
matière dont est fait l'être qui se forme. Et il est nécessaire d'une part
qu'il y ait tout de suite l'abondance de la matière dont se constitue
l'embryon, et d'autre part qu'il s'ajoute continuellement de la matière
pour que le fruit se développe. En sorte que c'est nécessairement dans
la femelle que se fait la gestation : et en effet le charpentier est en

25 Note à Heidegger, Questions II (Paris, 1968), p. 231-232.


Worringer ou Fiedler? 187

contact (pros + dat.) avec le bois, le potier avec la glaise et, d'une
façon générale, toute ergasia et tout mouvement dernier est en contact
(pros) avec la matière, par exemple la construction est dans ce qui
se construit. On pourrait également juger par là du rôle que joue le
mâle dans la génération (symballétai pros ten génésin) : car les mâles
n'émettent pas tous du sperme et, lorsqu'ils en émettent, ce sperme
n'est pas une partie du fœtus en formation, de même que du
charpentier rien ne vient non plus s'ajouter à la matière des bois travaillés (oud'
apo tou tektonos pros ten ton xylôn hylèn aperchétai outhén), et
qu'aucune parcelle de son art ne se trouve dans ce qui advient. Ce qui,
au contraire, 'provient' de l'ouvrier en advenant par l'intermédiaire du
mouvement dans la matière (eggignétai en tèi hylèi), c'est la forme,
autrement dit le visage; l'âme en laquelle est le visage, et le savoir
meuvent les mains ou une autre partie de telle ou telle façon,
différente pour pro-duire une chose différente, identique pour produire
une même chose : puis les mains font mouvoir les outils et les outils
la matière. // en va de même dans la nature : dans le mâle des espèces
qui éjaculent, elle se sert du sperme comme d'un outil, de quelque
chose qui possède du mouvement energeiai, comme dans les produits
d'un art sont mus les outils. Car en eux se trouve, d'une certaine
manière (seulement), le mouvement de l'art, etc.» (I, 22; tr. Pierre
Louis, modifiée sur quelques points)26.
Si donc les outils meuvent la matière et la main l'outil, c'est
d'abord parce que l'âme meut la main et le «visage» l'âme. Et ce
visage, à son tour, qu'est-ce qui le meut? Lui-même, «en mesure qu'il
est de l'être comme du non être», lui-même sous la figure indécise,
mais d'autant moins contingente et d'autant plus présente, d'une
«dynamis» qui est tout aussi peu dissociable de la matérialité où elle
s'abrite (et ainsi se referme le cercle merveilleux de la poièsis) que
l'entéléchie, s'il est vrai qu'elle demeure elle-même énergeia, sera
dissociable de cette dynamis qu'elle viendra non supprimer, mais
précisément accomplir. Ainsi, l'art est un symballein, non une opération.
Il n'« ajoute» rien à la matière, mais laisse «advenir en elle»
(eggignesthai) le «visage». Il ne va pas vers la matière (pros et
l'accusatif), mais lui est présent (pros et le datif). H n'est art que «de
conserve avec la génésis». Origine du mouvement, il n'en a point
l'initiative : sa seule tâche, c'est d'« ajuster » le mouvement « en acte »
de l'outil au mouvement bien plus originaire d'« advenance » de la
figure dans la matière27.
26 Cf. Pierre Aubenque, Le problème de l'être chez Aristote (Paris, 1962), p. 426,
l'importante note 6.
27 Comme quoi nous ne sommes pas précisément dans un milieu «transparent»,
je veux dire au sens de M. Junod, non au sens d' Aristote. Je m'expliquerai sinon plus
1 88 Emmanuel Martineau

Or curieusement, il n'est rien dans tout cela qui ne concorde avec


la pensée de M. Junod. Entendons : avec ses intentions, avec sa visée
fondamentale. Ce que simplement l'on regrette, c'est qu'à Aristote,
il tienne à substituer Fiedler. Pourquoi cette injustice historique?
D'abord, on l'a vu, parce que l'Aristote de M. Junod porte sur le dos
l'étiquette disqualifiante28 de la mimèsis, que l'auteur ne distingue
point de l'imitation des doctrines traditionnelles. Mais aussi parce que,
selon lui, «l'acte aristotélicien, nous l'avons vu, ne reflétait qu'une
fausse activité» (p. 219). Où l'avions-nous vu, et qu'avions-nous vu au
juste? Que «son résultat est donné a priori, bien que sous forme
potentielle»; qu'«à proprement parler l'actualisation ou réalisation de
l'idée ne produit rien qui ne soit déjà là» (ibid.); et que, si «chez
Aristote a) l'idée est extraite a posteriori du sensible, b) la projection
sur l'idée abstraite de l'activité de l'esprit aboutit à une réïfication
déguisée de l'entité dégagée dans le premier temps», etc. (p. 95-96,
n. 39) 29.
L'«acte» aristotélicien — une fausse activité... Reconnaissons que
M. Junod, tout esthéticien et historien des idées esthétiques qu'il soit,
ne manque pas, lorsqu'il foule les plates-bandes de la métaphysique
pure, d'une certaine intrépidité. Mais que lui opposer? Faut-il crier
au sacrilège, et proclamer tout aussi hardiment notre «conviction
profonde et invétérée», pour user de l'expression d'É. Gilson, que
l'«acte» aristotélicien n'existe tout simplement pas30, et que c'est
précisément parce ^w'elle n'a rien d'un actus que Yénergeia grecque
peut revendiquer le titre, non certes d'« activité vraie», mais de très
cézanienne «realisation»*! Oui — mais en avons-nous vraiment le
droit, et les moyens? Pour le dire plus clairement : si M. Junod ne
rend pas justice à Aristote, les exégètes de celui-ci, à l'heure qu'il est,
disposent-ils des ressources nécessaires pour le réfuter? En nous
mettant en demeure de lui répondre, ne nous met-il pas d'abord et
avant tout en face de notre tenace incompréhension du livre IX de la

avant sur les thèses ici émises dans une étude à paraître sur «La démarche du
livre IX de la Métaphysique».
28 Cf. la p. 14, dénonçant vertement, par la voix d'É. Gilson, «l'influence
durable, ici funeste, exercée par Aristote sur la formation de l'art moderne» (sic).
29 Faut-il préciser que la note citée n'allègue aucun document aristotélicien, mais
le Vocabulaire de Lalande? Comme si, chez l'esthéticien, ou le «théoricien de l'art»,
les exigences fondamentales de la «documentation», d'ordinaire impérieuses, cessaient
tout à coup de l'être dès que c'est de philosophie qu'il s'agit.
30 Cf. J. Beaufret, op. cit., t. I, p. 122sq.
Wor ringer ou Fiedler? 189

Métaphysique? Car enfin, s'il fallait mobiliser, contre le brutal grief


de M. Junod, le témoignage des exégètes dits autorisés de Met. IX,
qui citer? Robin qui, dans son Aristote de 1954, prétendait que son
auteur « était fort en peine de définir la 'possibilité' autrement que par
rapport aux 'œuvres' dans lesquelles elle se manifeste effectivement»
(p. 82)? Ou, avant lui, Bonitz accusant l'auteur du chapitre 3 de ce
même livre IX de commettre, en définissant le possible, un «cercle
vicieux»? Ou encore Ross, niant tout net que définition il y eût?
Plutôt que d'allonger la liste, et surtout plutôt que d'en vouloir à
M. Junod de profaner ce nom sacré d'énergeia, avouons que plus d'un
philosophe, hélas, l'a ici précédé : en opposant si vigoureusement son
« activisme » métaphysique à la soi-disant « réïfication » aristotélicienne,
il nous rappelle d'abord que le commentarisme moderne, Heidegger
naturellement excepté, n'a jamais su trouver, en Met. IX, l'angle
d'attaque propice à cette approche doctrinale sans laquelle, derechef,
demeure exclue toute réplique décisive à la légende d'un « exemplarisme
aristotélicien » (Junod, p. 96). Et pour cause : si les exégètes traditionnels
d' Aristote semblent avoir décidé une fois pour toutes qu'il n'y a point,
en Met. IX, de doctrine de Yenergeia, les autres, je veux dire ceux
pour qui la possibilité retrouvée d'une lecture directe des Grecs est
l'événement majeur de ce siècle, attendent avec une patience que rien,
apparemment, ne saurait décourager, que la publication des cours de
Heidegger sur le sujet vienne enfin donner quelque assiette littérale à
la conviction susnommée. Quant à lire le livre IX de la Métaphysique,
sans parler de tout ce qui s'ensuit pour la noétique, la théologie, et,
last but not least, l'« esthétique » chère à M. Junod... Mais Heidegger,
dira-t-on, n'osait-il pas écrire lui-même, sous prétexte de stimuler à sa
façon le moral des troupes : « II n'est pas exagéré de dire que, de la
doctrine aristotélicienne de la dynamis et de Yenergeia, nous ne
comprenons et ne pressentons aujourd'hui absolument plus rien —
schlechterdings nichts mehr — »?31 Comme quoi il se pourrait que
l'incompréhension d'une doctrine, en des cas comme celui-ci, soit à
elle-même, dans l'esprit de certains, son ultime et paradoxale excuse.
Qu'en revanche, la théorie fiedlérienne de l'activité que M. Junod
dresse contre Aristote, et qui jette l'art, sans aucun doute, dans
l'« aventure créatrice» de l'exécution, du corps et du matériau, que
cette théorie soit capable de nous ouvrir accès à ce qui, pour le

31 Heidegger, Nietzsche (Pfullingen, 1961), t. I, p. 78.


190 Emmanuel M artineau

Stagirite, constituait l'alpha et l'oméga de la philosophie, à savoir cette


œuvre (ergon) où l'entéléchie se repose après avoir été passée elle-même
au feu de Yénergeia, voilà ce qui, sans même avoir traversé l'épreuve
d'un sauvetage du livre IX de la Métaphysique, peut être résolument
nié. Car si Fiedler, à l'évidence, ne peut atteindre à l'œuvre, et,
ajouterai-je, si nul aujourd'hui ne semble encore se souvenir que l'être-
œuvre de l'art est la seule question propre à justifier quelque chose
comme une philosophie de celui-ci, c'est pour la raison simple qu'on
ne sait qu'éclairer le faire par le faire, autrement dit piétiner dans la
tautologie d'un «poiein n'ayant d'autre objet que lui-même», comme
dit G. Picon (cit. p. 245) en des termes qui évoquent, avec ceux déjà
cités d'É. Gilson, la non moins tautologique théorie focillonienne de
la « forme » pour la « forme ». Et il suffit, pour s'en assurer, de relire
les p. 241-242 de Transparence et opacité, où la tautologie prospère :
Fiedler : « Toute activité artistique porte en soi la loi de son
développement» (...). «Toute forme d'expression tire d'elle-même la loi spécifique
à laquelle elle obéit» (...).« Une forme artistique est légitime lorsqu'elle
est nécessaire à l'apparition de quelque chose que l'on ne saurait
représenter sous aucune autre forme »(...). L'art est «un moyen par
lequel s'expriment des choses inexprimables d'une autre façon »(...).
«Le but c'est l'activité elle-même» (cit. p. 259)... «Est-il besoin,
conclut leur citateur, de souligner la modernité de ces vues»? Il n'en
est pas besoin, hélas — mais leur originalité ne laisse pas, à notre
humble avis, de demeurer problématique, et le faire est la nuit où
toutes les toiles sont, au sens propre, des croûtes, du moins tant que la
pensée aristotélicienne de la poièsis ne sera point venue l'éclairer. —
Je ne dis pas pour autant que cette pensée aristotélicienne soit,
en tant que doctrine, indépassable. Elle l'est simplement dans la
mesure où, disait Nietzsche, les Grecs sont indépassables, ce qui veut
dire qu'une pensée nouvelle de l'œuvre ne saurait, si elle ne consent
à s'en retourner aux Grecs, que sacrifier aux mythes modernes de la
subjectivité créatrice.
Interrompant ici la recension nécessairement incomplète32 de ce
livre si riche, et me permettant, en particulier, de recommander au
lecteur les polémiques aiguës (chapitre VII) où M. Junod renvoie dos

32 Nous avons notamment négligé la «transposition» des idées fiedlériennes par


M. Junod à la théorie de la contemplation, pardon, de la «consommation» esthétique,
puisqu'aussi bien l'on apprend que «le sens d'une œuvre est aussi le fait du
consommateur» (p. 333).
Wor ringer ou Fiedler? 191

à dos les diverses réductions actuelles (notamment linguistique) de


l'essence de l'art, j'en reviens enfin à Worringer. Mais le long détour
qui précède n'aura pas semblé, j'espère, tout à fait inutile, du moins
s'il a réussi à montrer que le fiedlérien qu'est (stratégiquement)
M. Junod est surtout un aristotélicien qui se cherche, et que son livre
tire sa principale vertu de tout l'aristotélisme inconscient qui sous-
tend — et conteste — son anti-aristotélisme déclaré. Que l'on ne puisse
opposer la «transparence de la mimèsis» à l'« opacité de la poièsis»,
il fallait le montrer d'abord en rappelant ces deux faits essentiels :
a) transparence et opacité ne sauraient, phénoménologiquement,
s'opposer, dans la mesure où immanence et transcendance, avec Husserl,
cessent d'être contradictoires et s'appellent bien plutôt — en se
métamorphosant — l'une l'autre; et j'ajoute que la phénoménologie
de l'image ou iconologie phénoménologique que j'appelle de mes vœux
me paraît plus propre qu'aucune autre doctrine actuelle à montrer que
l'opacité de l'œuvre est justement ce qui en «fonde» la puissance
«anagogique»; b) mimèsis et poièsis, en grec, sont foncièrement
synonymes, et seul le constat, et l'interprétation de cette synonymie,
peut permettre une véritable destruction de la tradition imitative, sans
oublier l'« esthétique » d'aujourd'hui elle-même.
Mais cette impossibilité de l'opposition du transparent et de
l'opaque, ce n'est pas contre M. Junod que nous essayions de la
souligner, et je tiens à insister sur le fait que le commentaire qui
précède n'avait qu'un but : faire reconnaître dans Transparence et
opacité un ouvrage réellement propedeutique à une reprise aristotélicienne
de grand style.

Est-ce à dire, par conséquent, que, de cette indispensable reprise,


ou de sa préparation, nous créditions Worringer? Réponse : nullement,
et la thématique elle aussi «psychologique» d'Abstraction et Ein-
Juhlung, jointe à son schopenhauérisme désuet (et, plus simplement
encore, à la brièveté d'un livre dont l'œuvre ultérieure de son auteur
ne devait malheureusement pas tenir, tant s'en faut, les promesses),
interdit d'y chercher même un dépassement réel de ce « perceptivisme »
et de ce «factivisme» fiedlériens qui constituent en effet une source
méconnue — M. Junod s'en plaint à bon droit — de tout ce qui, dans
l'esthétique contemporaine, s'inscrit, pour faire simple, dans le champ
192 Emmanuel Martineau

de la poïétique au sens gilsonien, et dans celui, néo-cartésien, de la


pseudo-phénoménologie merleau-pontyenne. Il reste cependant que —
je m'en tiens d'abord à une négation, mais elle a ici, en tant que telle,
une portée historique décisive — c'est Yabsence même, dans la
plaquette de Worringer, de la double invocation du faire et du voir,
qui, à la relecture, apparaît aujourd'hui comme son charme essentiel,
et qui en prescrivait donc impérativement la traduction tardive.
Cela dit, insistera-t-on, quid de l'enjeu et de la nouveauté
$ Abstraction et Einfuhlung, et de l'autre terme de l'alternative dont
nous étions partis? Eh bien, autant que je puisse l'indiquer sans
résumer un livre désormais accessible en français, ni encore confronter
celui-ci aux écrits de Kandinsky, qui en constituent le véritable
« corrélat » historique, c'est ceci : c'est la double initiative de référer
exclusivement l'art,
a) du côté « subjectif», si j'ose dire : à diverses déterminations
«affectives» ou «orectiques» qui, quoi qu'en ait Worringer lui-même,
commencent à excéder les limites de la psychologie courante pour se
rapprocher plutôt de ce que Nietzsche 33 appelait — il visait l'apollinien
et le dionysien, rien de moins — des psychologische Grunderfahrungen,
disons : des expériences fondamentales et, à ce titre, malgré l'apparence
«volontariste» du vocabulaire worringérien (ce n'est partout que
Wollen, Trieb, Drang, etc.), absolument dignes d'être qualifiées d'«
existentielles ». Mais de facture, ou de vision, il n'est plus question, d'une
part parce que Riegl a commencé d'ébranler décidément le matérialisme
en histoire de l'art, d'autre part parce que Hildebrand, dont l'influence
se joint chez Worringer à celle de Lipps, a cessé de confondre la
présence proprement plastique d'une forme avec sa configuration
simplement perceptive.
b) Et puis, du côté «objectif», au «monde». Au monde de
Schopenhauer, je l'ai dit, et pas encore, assurément, à celui de la
phénoménologie, encore moins à celui de YOrigine de l'œuvre d'art.
Mais enfin le mot est là, et, sauf erreur, c'est la première fois qu'il est
risqué par la théorie de l'art : du Kunstwollen rieglien, Worringer
33 Nietzsche, Umwertung aller Werte, éd. Wûrzbach (Munich, 1969), t. II,
p. 798, n° 550 : « Expériences psychologiques fondamentales : le nom d'apollinien désigne
la contemplation extasiée d'un monde d'invention et de rêve, du monde de la belle
apparence en tant que délivrance du devenir; sous le nom de Dionysos, d'autre part,
c'est le devenir qui est activement saisi, subjectivement ressenti comme volupté furieuse
du créateur qui connaît en même temps le courroux du destructeur. Antagonisme de
ces deux expériences et des désirs qui les fondent, etc.» (1885-1886).
Worringer ou Fiedler? 193

demande qu'on pousse — ou que l'on remonte — vers le Weltgejiihl


qui le fonde, et, fait important, il ne retombe pas pour autant, comme
l'en menaçait YAesthetik allemande, dans une notion romantique de
YEinfuhlung.
Or cet élémentaire rappel en deux points, même s'il nous laisse
sur le seuil d'une doctrine dont l'exposé, j'y insiste, ne saurait avoir
d'intérêt que dans le cadre d'un débat systématique avec celle de
Kandinsky, doit suffire à expliquer que nous avons pu nous laisser
tenter de trouver, dans Transparence et opacité, comme une image
renversée des prémisses de Worringer : d'où l'opportunité, avons-nous
pensé, de séjourner un peu longuement auprès du premier terme de ce
qui, on le sent, commence à se présenter de plus en plus nettement
comme une alternative fondamentale de l'esthétique de ce siècle, et
peut-être de son art. Oui, et paradoxalement, quand bien même il se
paie de psychologie, et commence par nous asséner, dans un langage
en réalité contraire à la vraie visée de son entreprise, que l'esthétique
moderne «a franchi le pas décisif de l'objectivisme esthétique au
subjectivisme esthétique» {A. et E., p. 42), Worringer est plus moderne
que Fiedler et ses émules contemporains, parce qu'il a donné congé à
toute « gnoséologie », et qu'au lieu de fixer, par un décret préalable,
la tâche d'une « objectivation » à l'art, il se penche pour la première
fois — sommairement — sur les conditions élémentaires, c'est-à-dire
« existentielles » et peut-être « existentiales », de l'avènement de l'« objet»
comme « artistique ». Si dès lors la doctrine fiedlérienne- de la «
conception comme production », selon l'expression de M. Junod, ne peut plus
lui suffire, c'est que la question s'est pour lui déplacée : même s'il
n'atteint pas encore, à mon avis, la Formfrage kandinskyenne,
Worringer a laissé derrière lui le simple Problem der Form3*. Savoir si, en
citant Hildebrand, il demeure ou non « fidèle » à Fiedler, cette question,
dès lors, concerne moins, si l'on peut dire, l'histoire interne des idées
esthétiques en Allemagne que celle, plus vaste, de la doctrine de l'art
comme tel au tournant du siècle; et, si nous sommes intéressés
d'apprendre de M. Junod ce qui sépare Hildebrand de Fiedler35 —
«Hildebrand appauvrit le contenu philosophique de Fiedler», disait
34 Je distinguerais volontiers en Français le « problème de la forme », la « forme
en question» (Formfrage kandinskyenne) et la «forme comme question» (Frage nach
der Form proprement dite).
35 M. Junod (v. l'index) insiste surtout sur l'infidélité. Voir notamment p. 14, 87
et 177, n. 57. Quoique Riegl ait lu Fiedler «avec profit», les «catégories optisch et
haptisch viennent en fait, dit l'auteur, de Hildebrand».
194 Emmanuel Martineau

déjà Croce —, c'est dorénavant dans la seule et exacte mesure où nous


pressentons, par-delà ces filiations et altérations, une bien plus radicale
mutation du style même d'interrogation du phénomène artistique en
son essence. «Dans l'idéalisme de Fiedler, dit M. Junod (p. 260), la
genèse de l'œuvre correspond d'abord à celle du visible, qui est elle
aussi subjective». Tout de bon, mais si c'était justement cette trop
providentielle correspondance qui, pour que l'art pût entrer dans sa
phase proprement « abstraite », avait dû elle-même commencer par se
briser? Et si l'apport propre à' Abstraction et Einjuhlung avait été d'en
amorcer la mise en question? Alors, encore une fois, avant même
l'opposition de l'Abstraction et de la figuration, la conquête d'une
opposition de F« objet» et du monde, de la «créativité» et de la
spiritualité, du «voir» et du non voir, etc. constituerait peut-être le
plus important, ou au moins le plus élémentaire de tous les « fondements
théoriques », ou mieux doctrinaux, « de l'art moderne ». . . Alors Goethe
aurait parlé une fois de plus en prophète, et prédit à sa manière ce
qui nous est apparu, à travers F« alternative » Worringer ou Fiedler,
comme le dilemme crucial de l'esthétique, ou de ce qu'il en reste au
xxe siècle, lorsqu'il écrivait dans une de ses Maximes et réflexions
{Hamburger Ausg., XII, p. 469) : Man weicht der Welt nicht sicherer
aus als durch die Kunst, und man verknùpt sich nicht sicherer mit ihr als
durch die Kunst — soit, en libre traduction : S'il n'est pas, comme le
montre la tyrannie moderne du voir et du faire, de plus sûr moyen
que l'art pour s'écarter du monde, il n'est pas non plus, comme le
montre à son tour l'avènement de l'Abstraction, de plus sûr moyen
pour l'art encore pour se lier à ce même monde, et se lier à lui comme
«le monde qui nous concerne», disait Nietzsche36. Ce n'est là, je
l'avoue, qu'une hypothèse ou, sous la plume de Goethe, qu'une sorte
d'« énigme». Mais de cette hypothèse, et de la méditation de cette
énigme, peut-il se dispenser, celui qui, aujourd'hui, consentirait en
général à faire face à la question actuelle de l'œuvre, et en particulier,
«pour en finir avec le problème Worringer-Kandinsky », voudrait
commencer par le commencement, c'est-à-dire par le poser?

9, rue de Saint-Simon Emmanuel Martineau


F - 75007 Paris. c.n.r.s. (Paris)
Septembre 1976 et mars 1978.
36 Die frôhliche Wissenschaft, §301 : Die Welt, die den Menschen etwas angeht;
cf. aussi la p. 495 de la traduction Klossowski.
Worringer ou Fiedler? 195

Résumé. — À l'occasion de la publication simultanée d'un


vigoureux et savant plaidoyer de Philippe Junod «pour une nouvelle
lecture de Konrad Fiedler» et de sa propre traduction française
d' Abstraction und Einfîihlung de Wilhelm Worringer, l'auteur est amené
à comparer et à opposer deux types d'esthétique «psychologique»
toutes deux venues d'Allemagne au virage du xixe et xxe siècle : l'une,
d'inspiration « gnoséologique » et « poïé,tique », sollicitant les notions
de vision et de «faire», l'autre, plus «abstraite» et «affective»,
articulant le Kunstwollen de Riegl à un Weltgefuhl d'origine
probablement schopenhauerienne. Mais par-delà cette polarité intérieure à
l'histoire d'une discipline à l'identité encore mal déterminée, la
problématique et la polémique anti-aristotéliciennes de Ph. Junod,
d'une part, la célébrité de l'opuscule de Worringer, d'autre part,
réclament qu'on se demande, au-delà même de ces pages, en se
tournant vers le passé, puis vers l'avenir : 1) quelle est la «situation»
d'Aristote par rapport à ces tendances opposées de l'esthétique
moderne?; 2) le problème de l'« influence » (à peu près certaine) de
Worringer sur Kandinsky ne déborde-t-il pas l'histoire littéraire pour
déboucher sur une question historialement plus décisive: celle de la
succession d'une «esthétique» abstraite à l'« époque» des esthétiques
aristotéliciennes ou aristotélisantes?
Abstract. — On the occasion of the simultaneous publication of
a vigourous and learned plea by Philippe Junod « for a new reading
of Konrad Fiedler» and of his own French translation of Wilhelm
Worringer's Abstraktion und Einfîihlung, the A. is led to compare and
contrast two types of « psychological » aesthetics, both of which came
from Germany at the turn of the 19th and 20th centuries : the one of
«gnoseological» and «poietic» inspiration evoking the notions of
vision and of «making», the other more «abstract» and «affective»,
articulating the Kunstwollen of Riegl towards a Weltgefuhl probably
originating with Schopenhauer. But beyond this polarity within the
history of a discipline with its as yet poorly determined identity
Philippe Junod's anti-Aristotelian problematic and polemic, on the one
hand, the fame of Worringer's treatise, on the other, require that one
asks, even beyond these pages, turning towards the past, then towards
the future : 1) What is the «situation» of Aristotle in regard to these
opposed tendencies of modern aesthetics? 2) Does not the problem of
the (almost certain) «influence» of Worringer on Kandinsky go
beyond literary history and come out at a question historially more
décisive: that of the succession of an abstract «aesthetics» to the
«epoch» of the Aristotelian of Aristotelianising aesthetics? (Transi,
by J. Dudley).

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