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Giorgio Agamben

La Fin du poème

Circé
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Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/lafindupoemeOOOOagam
L A F I N D U POÈME
Giorgio Agamben
La Fin du poème
Traduit de l’italien
par Carole Walter

Traduit avec l’aide du C.N.L.

Circé
Thomas
J B^e üferary
TREN]
ÜiMIAttira
Les notes de l’auteur, appelées par des chiffres, figurent en fin de volume
(p. 161, sq.)

Titre original : Categorie italiane (Studi di poetica), Marsilio, Venezia

© 1996, by Giorgio Agamben.


© 2002, Circé, pour la présente traduction
Dépôt légal : III-2002
PRÉFACE

Entre 1974 et 1976, Italo Calvino, Claudio Rugafiori et moi-


même nous rencontrions régulièrement à Paris pour définir le pro¬
gramme d’une revue qui, selon notre intention, devait être publiée
chez l’éditeur Einaudi. Le projet était ambitieux, et dans nos
conversations se poursuivaient, parfois sans contrepoint, les
thèmes dominants et les échos amortis de l’officine de chacun.
Mais nous étions tous d’accord sur un point: une partie de la
revue devait être consacrée à la définition de ce qu’entre nous
nous appelions les « catégories italiennes ». Il s’agissait d’identi¬
fier, par l’intermédiaire d’une série de concepts polairement conju¬
gués, rien de moins que les structures catégorielles de la culture
italienne. Claudio avait d’emblée suggéré arcbitecture/impréci-
sion (c’est-à-dire la suprématie de l’ordre mathématico-architec-
tonique, par rapport à la perception de la beauté comme chose
vague) ; Italo ordonnait déjà obsessionnellement des images et
thèmes selon les coordonnées vitesse/légèreté; quant à moi (qui
étais en train de travailler à l’essai sur le titre de la Comédie qui
ouvre le présent recueil) je proposais d’explorer les oppositions
tragédie/comédie, droit/créature, biographie/fable.
Pour des raisons qu’il ne convient pas d’exposer ici, le projet
ne se réalisa pas. De retour en Italie, nous nous heurtâmes tous,
d’ailleurs, bien que de manières différentes, au tournant politique
qui se préparait et qui allait marquer de son sombre coin les années
8 LA FIN DU POÈME

quatre-vingts: le temps n’était évidemment pas aux définitions


programmatiques, mais à la résistance et à l’exode. Il est possible
de trouver quelques échos de notre projet commun non seule¬
ment dans un copieux brouillon resté dans les papiers d’Italo,
mais aussi dans ses Leçons américaines. Pour ma part, je tentai
d’en fixer les grands traits, avant qu’il ne s’efface définitivement,
dans le « programme pour une revue » publié in limine à Enfance
et histoire. (Ceux qui le souhaitent pourront chercher dans ces
pages la liste provisoire des catégories rendues à leur contexte
problématique).
Avec le temps, il était naturel que d’autres catégories viennent
s’ajouter aux catégories primitives (langue maternelle/langue gram¬
maticale-, langue vivante/langue morte-, style/manière) ; en même
temps, l’attention se déplaçait progressivement de la définition
des catégories vers le problème de poétique qui en constituait l’en¬
jeu. Ainsi chacun de ces essais tente-t-il de définir un problème
général de poétique en le resserrant dans un cas exemplaire.
L’enquête sur les motifs du titre de la Comédie dantesque permet
d’éclairer l’opposition tragédie/comédie au moment inaugural de
la poésie romane, une lecture de VHypnerotomachia Poliphili et
de Pascoli pose en réalité le problème de la relation entre langue
vivante et langue morte comme tension interne inaliénable de la
poétique de la modernité; l’introduction à la mince œuvre poé¬
tique d’un grand narrateur italien contemporain, Antonio Delfini,
offre l’occasion de reformuler le vieux problème du rapport entre
vie et œuvre, et de définir le canon de la narration dans l’aire
romane comme invention du vécu à partir du poétisé; enfin, une
analyse de la poésie de l’un des plus grands poètes du XXe siècle,
Giorgio Caproni, définit style et manière comme les deux pôles
dans la tension dialectique desquels s’effectue le geste de l’écri¬
ture.
Dans les deux essais qui ferment chronologiquement le recueil
(Corn et La fin du poème), le problème devient celui de la struc¬
ture spécifique de la poésie. Ils sont donc à entendre comme une
première contribution à une philosophie - ou une critique - de la
PRÉFACE 9

métrique, qui n’existent pas encore. Le premier développe sous


forme de chiasme, à travers la lecture du sirventes obscène d’Arnaut
Daniel, le problème jakobsien du rapport entre son et sens dans
la poésie; le second, qui donne son titre à l’ouvrage, étudie la fin
du poème à la fois comme point de crise et comme structure fon¬
damentale, dans tous les sens du terme, de la poésie.
Le programme initial d’une grille systématique des catégories
majeures de la culture italienne est resté sans suite, et cet ouvrage
n’offre qu’un fragment de l’idée qu’il nous sembla entrevoir alors.
Il est cependant dédié non seulement à la mémoire de notre com¬
pagnonnage, mais aussi au souvenir de celui d’entre nous qui n’est
plus là pour lui rendre vie et témoignage.
COMÉDIE

I. LE PROBLÈME

i. Le propos de cet essai est la situation critique d’un événement


qui, chronologiquement accompli à l’aube du XIVe siècle, a exercé
sur la culture italienne une influence si profonde que l’on peut dire
qu’il n’a pas encore cessé d’advenir. Cet événement est la décision
prise par un poète d’abandonner son projet « tragique » pour un
poème « comique ». Cette décision est exprimée dans un incipit
célébrissime, qu’une lettre de l’auteur énonce ainsi : Incipit comoe-
dia Dantis Alagberii florentini natione non moribus *. Le tour¬
nant, dont ces mots rendent compte, est si peu une question interne
de la critique dantesque qu’on peut dire qu’il donne figure pour
la première fois à l’un des traits qui caractérisent le plus obstiné¬
ment la culture italienne : son appartenance essentielle à la sphère
comique et son refus subséquent de la tragédie.
Le fait que, peu d’années seulement après la mort de l’auteur,
les raisons de l’intitulé comique apparaissaient aux plus anciens
commentateurs comme problématiques et incohérentes', témoigne
* « Commence la Comédie de Dante Alighieri florentin de nation, non de mœurs. »
(N. d. T.).
12 LA FIN DU POÈME

de la façon si secrète dont est enfoui dans ce tournant un nœud his¬


torique, dont le refoulement ne se laisse pas facilement ramener à
la conscience. D’autant plus surprenante est la pauvreté de la lit¬
térature critique moderne sur ce sujet. Qu’un spécialiste avisé comme
Rajna ait pu parvenir à des conclusions aussi manifestement insuf¬
fisantes que celles qui concluent son étude sur le titre de la Comédie2
(étude qui a si largement influencé les recherches ultérieures), est
quelque chose que ne sauraient même expliquer les difficiles rap¬
ports qu’entretient la culture italienne avec ses origines. Même
Auerbach, à qui l’on doit de si pénétrantes considérations sur le
style de Dante, ne parvient pas à motiver Yincipit du poème en
termes satisfaisants. À propos du rapport de Dante à l’ancienne
théorie de la séparation des styles, il écrit ceci: « Il ne s’est jamais
tout à fait libéré de ces vues, sinon il n’aurait pas nommé “comé¬
die” son grand poème, par opposition à YEnéide de Virgile quali¬
fiée d’alta tragedia » ; et à propos de la lettre à Cangrande :

il est difficile de croire qu’après avoir trouvé ce mot (la définition


de son œuvre comme poema sacro) et achevé la Comédie, il se soit
exprimé sur sa nature d’une manière aussi pédante que dans le
passage de la lettre à Cangrande que nous venons d’examiner, lettre
dont l’authenticité a d’ailleurs été maintes fois mise en doute.
Cependant, si grande était alors la considération dont jouissait la
tradition antique, obscurcie en outre par une systématisation pédan-
tesque, si fort le goût des classifications théoriques absurdement
rigides à nos yeux, qu’il est tout de même vraisemblable que Dante
se soit exprimé de la sorte3.

En un sens, en ce qui concerne la compréhension des raisons


du choix comique de Dante, la critique moderne n’est pas allée
beaucoup plus loin que les observations de Benvenuto da Imola
ou celles de Boccace qui, après avoir énuméré les raisons pour
lesquelles « il semble... que ne convienne pas à ce livre le nom de
Comédie », concluait ainsi son commentaire sur le titre du poème :

Que dirons-nous donc des objections faites ? Je crois, bien que l’au-
COMÉDIE 13

teur fût un homme des plus avisés, qu’il n’a pas considéré les par¬
ties qui se trouvent dans la comédie, mais le tout, et que c’est à
partir de là qu’il a intitulé son livre, en parlant figurément. Le tout
de la comédie (pour ce que l’on en peut comprendre par Plaute et
Térence, qui furent poètes comiques) est: que la comédie ait un
commencement agité, plein de bruits et discordes, et ensuite que sa
dernière partie se termine dans la paix et la sérénité. À ce principe
le livre concerné est tout à fait conforme: parce qu’il commence
par les douleurs et tourments infernaux et se termine dans le repos
et la paix et la gloire, dont jouissent les bienheureux dans la vie
éternelle. Et cela peut suffire à faire en sorte qu’un tel nom puisse
en toute raison convenir à ce livre4.

Le principe méthodologique auquel nous nous conformerons


dans cet essai est que notre ignorance des motivations d’un auteur
ne saurait autoriser aucune extrapolation quant à leur incohé¬
rence ou faiblesse. Jusqu’à preuve du contraire, nous considérons
que Dante, en tant qu’« homme des plus avisés », ne peut avoir
choisi son incipit avec légèreté ou superficialité. Au contraire, le
fait même que l’intitulé comique puisse apparaître comme dis¬
cordant par rapport à ce que nous savons de ses idées et de celles
de son temps, doit nous faire présumer qu’il a été soigneusement
médité.

2. Un rappel précis des passages où Dante parle de la comédie


et de la tragédie montre que cette présomption est textuellement
fondée.
Nous savons ainsi que, aux yeux de Dante, le projet poétique
qui avait donné naissance aux grandes canzoni des Rime appa¬
raissait comme éminemment tragique. Dans le De vulgari
Eloquentia, il affirme en effet explicitement que le style tragique
est le plus élevé de tous et le seul qui soit approprié aux objets
suprêmes de la poésie que sont Salus, Amor et Virtus5 ; un peu
plus loin, il définit la canzone, genre poétique suprême, comme
aequalium stantiarum sine responsorio tragica coniugatio, ut nos
ostendimus cum dicimus » Donne che avete intelletto d’amore ».
LA FIN DU POÈME
14

Quod autem dicimus tragica coniugatio, est quia cum comice fiat
hec coniugatio cantilenam vocamus per diminutionem * \ L’intitulé
comique du poème implique donc avant tout une rupture et un
tournant par rapport à son passé et à son itinéraire poétique, un
véritable « retournement catégorique » qui, en tant que tel, ne
peut avoir été décidé sans une motivation consciente, vitale. C’est
cette conscience des raisons de son choix qu’un passage de la lettre
à Cangrande semble implicitement affirmer. Là, Dante fait pré¬
céder une définition qui, formellement, répète des lieux communs
de la lexicographie médiévale7, par une considération que l’on ne
trouve dans aucune de ses probables sources. Et est comedia -

écrit-il -genus quoddam poetice narrationis ab omnibus aliis dif-


ferens **8. Cette situation privilégiée du genre comique, sans pré¬
cédent dans les sources médiévales ou celles de l’Antiquité tar¬
dive, présuppose chez Dante l’intention d’un investissement
sémantique du terme « comédie », qui va certainement plus loin
que ne l’a cru la critique moderne.
Dans cette perspective, le fait que Dante définisse explicitement,
dans un vers de Y Enfer9, Y Enéide comme « haute tragédie », est tout
aussi significatif et problématique que l’intitulé comique de son
propre « poème sacré », et ce non seulement parce qu’il en vient
ainsi à opposer la Comédie à l’œuvre de celui qu’il considère comme
le maître dont il tire « le beau style qui m’a fait honneur », mais
aussi parce que la définition de YEnéide comme tragédie n’est pas
cohérente par rapport au critère du « commencement tranquille »
et de la « fin fétide » mentionné dans la lettre à Cangrande.
On a dit, essayant de faire de l’une des moitiés du problème
l’explication de l’autre, que, aux yeux de Dante, YEnéide, en tant

* «... enchaînement de stances égales et sans répons entre l’une et l’autre,... comme
je montre pour ma part quand je chante: “ Dames en qui demeure esprit
d’amour... ”. Et si je dis enchaînement de ton tragique, c’est pour la raison que ce
même assemblage, quand il est fait dans le ton comique, nous l’appelons, d’un
diminutif, chansonnette. » Trad. fçse de A. Pezard (Pléiade, 1965) (N. d. T.)
** « Et la comédie est un certain genre de narration poétique, différent de tous
les autres «. Trad. fçse A. Pezard. (N. d. T.)
COMÉDIE 15

que narration poétique en style élevé, ne pouvait qu’être une tra¬


gédie. En vérité, l'Enéide, selon une tradition qui trouve son ori¬
gine chez Diomède, mais qui est encore bien vivante chez Isidore10,
figure dans les traités médiévaux comme exemple non tant de tra¬
gédie que de ce genre de narration poétique défini comme genus
commune, parce qu’y prennent la parole aussi bien l’auteur que
les personnages. Il est curieux que l’on ait rarement remarqué
que, dans les traités du Moyen-Age, la classification des trois
styles, dont le prototype était dans la Rhetorica ad Herennium",
et celle des genres de narration poétique ne coïncident pas néces¬
sairement. Comédie et tragédie, qui n’ont jamais entièrement
perdu leur connotation dramatique, étaient communément clas¬
sées, à côté de la satire et du mime, dans le genus activum ou dra-
maticon (où seuls parlent les personnages, sans intervention de
l’auteur) ; et, par ailleurs, le catalogue des styles impliquait tou¬
jours une référence au moins à l’élégie1*, et ne pouvait se réduire
à l’opposition tragédie/comédie. La radicalité avec laquelle la lettre
à Cangrande resserre cette double classification dans les termes
d’une antinomie - à la fois stylistique et substantielle - entre tra¬
gédie et comédie, par rapport à laquelle les autres genres poé¬
tiques sont hâtivement laissés de côté13, est en soi un indice suffi¬
sant de l’acception consciente et forte de ces deux termes.
L’églogue à Giovanni di Virgilio constitue à cet égard une nou¬
velle preuve. Dante y fait allusion à son propre poème en utilisant
l’expression comica verba M. L’interprétation de ce passage a été
faussée par une glose de Boccace qui expliquait : « comique, c’est-
à-dire vulgaire », et dont l’influence a été si tenace que, encore dans
la récente Encyclopédie dantesque, on peut lire que Dante, dans la
première églogue, aurait résolument assimilé « le comique au vul¬
gaire ». De cette façon, un texte qui aurait pu jeter quelque lumière
sur le choix comique de Dante devenait au contraire insignifiant,
parce que l’identification entre style comique et langue italienne est
manifestement insoutenable15. Une lecture attentive de l’épître en
vers de Giovanni montre que les reproches adressés par l’huma¬
niste bolonais à Dante n’ont pas simplement pour objet l’usage de
i6 LA FIN DU POÈME

la langue vulgaire au lieu du latin, mais plutôt le choix de la comé¬


die au lieu de la tragédie. L’expression sermone forensi, par quoi
Giovanni qualifie l’écriture dantesque, ne fait pas allusion à la
langue vulgaire, mais correspond au sermone pedestn du passage
de Horace que Dante cite dans sa lettre à Cangrande et au coti-
diano sermone des poétiques médiévales16; c’est-à-dire que cela
réfère non à un choix de langue, mais à un choix de style. Cette
interprétation est confirmée par la suite de la lettre, où Giovanni,
précisant ses objections, invite Dante à chanter en un « carme vati-
sono » les hauts faits de l’histoire de son temps, c’est-à-dire la
matière héroïque et « publique » de la tragédie, au lieu des aven¬
tures « privées » de la comédie.
Au centre du débat avec Giovanni di Virgilio, qui appartenait au
cercle culturel dont naîtrait la première tragédie moderne, la tra-
goedia Ecerinis de Mussato, se trouve moins l’opposition
latin/langue vulgaire que l’opposition tragédie/comédie, et cela
témoigne encore une fois de ce que l’intitulé comique de son poème
a pour Dante la valeur - ni contingente ni fragmentaire - d’une
affirmation de principe.

3. Si cela est vrai, il est d’autant plus décevant que le titre de la


comédie ne soit pas cohérent avec l’ensemble des définitions que
Dante donne de l’opposition tragique/comique, et que celles-ci,
pour leur part, ne se laissent pas réduire à un système unitaire.
Comme on le sait, ces définitions s’articulent sur deux plans dis¬
tincts : l’un, stylistico-formel (le modus loquendi), l’autre relatif à
la matière et au contenu (materia ou sententia). Dans le De vulgari
Eloquentia (œuvre où prévaut l’aspect stylistique du problème, et
dont le caractère inachevé fait que nous n’y trouvons pas de véri¬
table étude thématique du comique), le style tragique est défini,
selon les principes de la tripartition classique des styles, comme le
style le plus élevé (superiorem stilum), en harmonie avec la noblesse
de la matière qui lui est réservée (les trois grandes magnalia (mer¬
veilles) : Salus, Amor et Virtus). Dans la lettre à Cangrande, où pré¬
vaut l’articulation relative au contenu, l’opposition
COMÉDIE
17

tragique/comique est en revanche définie, sur le plan matériel,


comme opposition entre le début et la fin: début « admirable » et
« calme », fin « fétide » et « horrible » dans la tragédie; début
« horrible » et « fétide », fin « heureuse » et « agréable » dans la
comédie; et sur le plan stylistique, comme opposition entre un
modus loquendi élevé et sublime dans un cas, « bas » et « humble »
dans l’autre (opposition toutefois tempérée par une référence à
Horace, qui licentiat aliquando comicos ut tragedos loqui*).
Une confrontation même superficielle avec ces définitions montre
que, selon les critères du De vulgari Eloquentia, la Comédie ne
peut sans contradiction justifier son titre, alors que l’Enéide peut
probablement être définie comme tragédie ; au contraire, selon les
critères de la lettre à Cangrande, tandis que la qualification tra¬
gique de l'Enéide paraît infondée, la Comédie justifie largement
son titre. La seule chose qu’il soit en réalité possible d’affirmer
avec certitude, c’est que, dans le De vulgari Eloquentia, Dante a
à l’esprit un projet poétique tragique, articulé surtout sur le plan
stylistique, alors que la lettre à Cangrande est destinée à justifier
un choix comique défini en termes principalement matériels, sans
qu’il soit possible d’identifier les raisons de ce tournant. Le seul
élément nouveau qui apparaît dans la lettre à Cangrande est, de
fait, l’opposition début tranquille/début âpre, fin fétide/fin heu¬
reuse, c’est-à-dire justement ce qui apparaît à nos yeux comme
une répétition banale de stéréotypes lexicographiques extrême¬
ment superficiels. C’est si vrai que les commentateurs les plus
anciens aussi bien que, de manière presque unanime, la critique
moderne, ont préféré s’appuyer sur les motivations stylistico-for-
melles, si insuffisantes soient-elles, plutôt que d’admettre l’idée
que Dante ait pu choisir le titre de son poème en se fondant sur
des considérations aussi peu significatives que le début « fétide »

* « ... ce qui permet parfois aux comiques de parler comme les tragiques »
(N.d.T).
i8 LA FIN DU POÈME

de PEnfer (a principio horribilis et fetida est, quia Infernus) et la


fin « agréable » du Paradis {in fine prospéra, desiderabilis etgrata,
quia Paradisus)17. (« elle est dès le début d’horrible vue et d’âpre
senteur, puisque c’est l’Enfer, et en sa fin, heureuse, désirable et
bienvenue, puisque c’est le Paradis. »)
Il est cependant légitime de se demander maintenant - à partir
du moment où aucune des raisons jusqu’alors admises n’élimine
complètement les contradictions - si les arguments « matériels »
fournis par Dante dans la lettre à Cangrande ne sont pas, au
contraire, à prendre au sérieux, et si dans leur superficialité appa¬
rente ne se cache pas par hasard une intention, dont l’explicita¬
tion incombe à la critique en tant que devoir spécifique. L’opinion
selon laquelle le Moyen-Age n’aurait eu aucune expérience du
tragique et du comique allant au-delà d’une opposition purement
stylistique ou d’une autre, grossièrement descriptive, qui les dis¬
tingue selon leur fin joyeuse ou triste, vient peut-être de notre
répugnance à admettre que ces catégories, dans l’opposition des¬
quelles la modernité, de Hegel à Benjamin, de Goethe à
Kierkegaard, a projeté ses conflits éthiques les plus profonds, puis¬
sent avoir leur lointaine origine dans la culture médiévale.

II. FAUTE TRAGIQUE ET FAUTE COMIQUE

i. La définition que la lettre à Cangrande donne de l’opposi¬


tion tragique/comique a été jusqu’à présent considérée isolément,
sans relation avec son contexte. Puisque cette définition, dans la
partie qui nous intéresse ici, concerne la « matière » (Nam si ad
materiam respiciamus...), le contexte immédiat où elle doit être
rétablie est le subiectum de l’œuvre. Ce « sujet » est défini d’em¬
blée par Dante en ces termes :

Est ergo subiectum totius operis, litteraliter tantum accepti, sta¬


tus animarum post mortem simpliciter sumptus; nam de illo et
circa ilium totius operis versatur processus. Si vero accipiatur opus
COMÉDIE
19

allegorice, subiectum est homo prout merendo et demerendo per


arbitrii libertatem iustitie premiandi et puniendi obnoxius est *18.

La fin « heureuse » ou « fétide », comique ou tragique, n’ac¬


quiert donc sa véritable signification que si elle est référée à son
« sujet » : c’est-à-dire qu’elle concerne le salut ou la damnation
de l’homme, ou bien, en un sens allégorique, la sujétion de
l’homme, dans son libre-arbitre personnel, à la justice divine
(homo prout merendo et demerendo per arbitrii libertatem iusti¬
tie premiandi et puniendi obnoxius est). Loin de représenter un
choix insignifiant et arbitraire, fondé sur de vagues stéréotypes
lexicographiques, l’intitulé comique implique au contraire une
prise de position par rapport à une question essentielle: la cul¬
pabilité ou l’innocence de l’homme face à la justice divine. Que
le poème dantesque soit une comédie et non une tragédie, que le
début en soit « âpre » et « horrible » et la fin « heureuse, dési¬
rable et bienvenue », cela signifie: l’homme qui, dans sa sujétion
à la justice divine, est le subiectum de l’œuvre, apparaît au début
comme coupable (obnoxius iustitie puniendi) mais, à la fin de son
itinéraire, se trouve innocent (obnoxius iustitie premiandi). En
tant que « comédie », le poème est, en d’autres termes, un itiné¬
raire de la faute à l’innocence, et non de l’innocence à la faute :
et ce non seulement parce que la description de l’Enfer précède
matériellement dans le livre celle du Paradis, mais aussi parce
qu’est comique, et non tragique, le destin de l’individu nommé
Dante et, en général, de Ybomo viator qu’il représente. Dante a
donc opéré, dans la lettre à Cangrande, la jonction des catégo¬
ries tragique/comique avec le thème de l’innocence et de la faute
de la créature humaine, dans une perspective où la tragédie appa¬
raît comme la culpabilité du juste, la comédie comme la justifi¬
cation du coupable.
* « Ainsi, le sujet de tout l’ouvrage, pris seulement à la lettre, est l’état des âmes
après la mort, considéré absolument; car tout le cours du poème roule sur le sort
des trépassés et ses circonstances. Mais si l’on prend l’ouvrage allégoriquement, le
sujet en est l’homme en tant que par les mérites ou démérites de sa vie, étant doué
de libre-arbitre, il va au-devant de la Justice qui récompense et qui châtie ». Trad.
fçse A. Pezard. (N. d. T.)
20 LA FIN DU POÈME

Cette formulation, si moderne en apparence, n’est pas quelque


chose d’étranger à la culture médiévale, que l’on tenterait ici de
projeter par force sur elle. L’adéquation du comique et du tra¬
gique au thème de l’innocence et de la faute est en effet attestée
dans l’ouvrage sur lequel se fonde directement ou indirectement
toute conception médiévale de ces deux sphères : la Poétique
d’Aristote. Le centre des expériences tragique et comique y est
exprimé par un mot qui n’est autre que celui-là même qu’emploie
le Nouveau Testament pour dire le péché : hamartîa. Il est curieux
que cette coïncidence terminologique, en vertu de laquelle tragédie
et comédie pouvaient apparaître comme les deux genres poétiques
de l’antiquité au centre desquels il y avait l’expérience d’un pecca-
tum, n’ait pas été prise en considération par les chercheurs, qui ont
accordé surtout leur attention aux grammairiens de l’Antiquité tar¬
dive (comme Donatus et Diomède) et aux lexicographes (comme
Papia et Ugoccione), alors que nous savons aujourd’hui que le texte
de la Poétique était accessible en latin, soit partiellement, par la tra¬
duction, œuvre de Hermann l’Allemand, du commentaire moyen
d’Averroès, soit intégralement dans la traduction de Guillaume de
Moerbeke19. Si le peccatum comique y était caractérisé comme tur-
pitudo non dolorosa et non corruptiva10, l’essence de l’intrigue tra¬
gique était définie comme un renversement de la prospérité au mal¬
heur, non en raison d’une faute morale radicale (propter malitiam
et pestilentiam), mais pour un peccatum aliquod-, alors que le fait
de montrer un coupable (pestilens) passant du malheur à la pros¬
périté (ex infortunio in eufortunium) était présenté comme le pro¬
cédé le plus anti-tragique qui soit (intragodotatissimum)2-1.
Dans la paraphrase d’Averroès, l’extranéité à la tragédie d’un per¬
sonnage subjectivement coupable (improbum) est tournée dans
un sens qui caractérise l’essence de la situation tragique comme
procédant ex imitatione virtutum ad imitationem adversae for-
tunae, in quam probi lapsi sintLe paradoxe de Y hamartîa tra¬
gique grecque - conflit entre l’innocence subjective du héros et

* « de l’imitation des vertus à l’imitation de la fortune adverse, où tombent les


honnêtes hommes ».
COMÉDIE 21

une faute qui lui est objectivement imputée - doit être ainsi inter¬
prété en y mettant au centre l’infortune d’un « juste » (probus).
Avec une incroyable sensibilité, qui anticipe de sept siècles l’exem¬
plification de Kierkegaard dans Crainte et tremblement, Averroès
montre ainsi dans l’histoire d’Abraham la situation tragique par
excellence : et ob hoc ilia historia, in qua narratur preceptum fuisse
Abrae, ut iugularet flium suum, videtur esse maxime metum atque
moerorem afferens*13. À l’inverse, la représentation d’un vitium
dans une perspective qui ne soit pas complètement négative, est
explicitement attribuée par Averroès à la comédie*4.

2. C’est sur fond de cette conception de la faute tragique et de


la faute comique que le titre de la Comédie acquiert tout son poids
et se révèle, en même temps, parfaitement cohérent. Le « poème
sacré » est une comédie parce que l’expérience qui en constitue
le centre - la justification du coupable et non la culpabilité du
juste - est résolument anti-tragique. Au contraire, l'Enéide, dont
le protagoniste est le « juste »25 par excellence, qui, du point de
vue du status animarum post mortem, sera toutefois finalement
exclu de la iustitia premiandi (Dante rencontre Enée dans le pre¬
mier cercle, à côté des âmes qui, sans avoir commis de faute, n’ont
pu être sauvées), ne peut être qu’une tragédie. Enée, comme Virgile,
représente ici la condamnation du monde païen à la tragédie, tout
comme Dante représente la possibilité « comique » que la pas¬
sion du Christ a ouverte à l’homme.
Un passage du De vulgari Eloquentia, dont la connexion essen¬
tielle avec le problème du titre de la Comédie n’avait jusqu’à pré¬
sent pas été notée, et qui peut être considéré comme le signal secret
par quoi le poète tragique des Rime annonce inconsciemment le
tournant de la Comédie, confirme la pertinence décisive du début
joyeux ou triste de tout discours humain dans le domaine de la
faute. Dante, à propos du premier mot d’Adam au Paradis, y écrit

* « et cette histoire, où il est raconté qu’Abraham reçut l’ordre d’égorger son


fils, semble donc être au plus haut point porteuse de crainte et d’affliction. » (N.d.T.)
22 LA FIN DU POÈME

ceci : sicut post prevaricationem humani generis quilibet exor-


dium sue locutionis incipit ab « beu », rationabile est quod ante
qui fuit inceperit a gaudio*z6. Si, anticipant l’évolution ultérieure
de la pensée de Dante, nous mettons ces propos en rapport avec
les motivations « matérielles » de la lettre à Cangrande, ils signi¬
fient: après la chute, le langage humain ne peut être tragique,
avant la chute il ne peut être comique. Alors, le problème critique
du titre de la Comédie change cependant d’aspect et doit être
reformulé en ces termes: comment se peut-il que Dante ait cru
possible, jusqu’à un certain moment, un projet tragique ? C’est-
à-dire, comment la tragédie est-elle possible après la chute et après
la passion du Christ ? Et, aussi, comment est-il possible de lier
l’impossibilité de la tragédie à la possibilité de la comédie, l’exor-
dium ab heu de tout discours humain à la « fin heureuse » du dis¬
cours comique ?

III. PERSONNE ET NATURE

i. Les spécialistes modernes ont souvent répété qu’un conflit


tragique n’est pas proprement possible dans le cadre du monde
chrétien. Kurt von Fritz, à qui l’on doit l’efficace caractérisation
de la faute tragique comme séparation d’une faute subjectivement
imputable d’avec une bamartia entendue objectivement, a vu dans
la conception chrétienne du monde une vision radicalement anti¬
tragique, qui exclut la possibilité d’une telle séparation17.
Cette affirmation, substantiellement exacte, est cependant trop
péremptoire. En effet, une conception assurément tragique de la
faute est présente dans le christianisme à travers la doctrine du
péché originel et la distinction entre nature et personne, faute
naturelle et faute personnelle, que les théologiens ont élaborée

* « de même que depuis la prévarication du genre humain toute créature donne


pour début à son langage le cri « ahi », il est de raison que celle qui fut faite avant
la faute ait commencé par un cri de joie. » trad. fçse A. Pezard. (N. d. T.)
COMÉDIE
23

pour en rendre compte. Car le péché d’Adam ne fut pas simple¬


ment une faute personnelle, mais en lui c’est la nature humaine
elle-même qui pécha (« Vostra natura, quando peccô tota/nel seme
suo... », Par., VII 85*), et déchut ainsi de la justice naturelle qui
lui avait été attribuée par Dieu18. En tant que faute naturelle et
non personnelle, qui se transmet à chaque homme à travers son
origine même (peccatum quod quisque trahit cum natura in ipsa
sui origine)*9, le péché originel est un parfait équivalent de Yha-
martîa tragique. On peut même dire que, justement dans sa ten¬
tative d’expliquer, par la distinction entre péché naturel et péché
personnel, le paradoxe d’une faute qui se transmet indépendam¬
ment de la responsabilité individuelle, la théologie chrétienne pose
les bases des catégories à travers lesquelles la culture moderne
interpréterait le conflit tragique. En effet, le péché originel n’est
pas conçu par les Pères comme un péché actuel et subjectivement
imputable - cela est si vrai, note saint Thomas, qu’il est présent
même chez les enfants, dépourvus de libre-arbitre3° - mais comme
une tache objective et indépendante de la volonté. La dispute entre
les traducianistes, qui soutenaient qu’en Adam toute l’humanité
avait péché personaliter et pas seulement naturaliser, et l’ortho¬
doxie courante, qui affirmait le caractère naturel de la faute ori¬
ginelle, illustre bien la formation dans la théologie chrétienne de
cette conception « naturelle » de la faute.
C’est la confirmation du caractère naturel de la faute originelle
que l’exégèse des Pères de l’Eglise voit dans le passage de la Genèse
(III, 7) où la honte de la nudité est présentée comme la première
conséquence de la faute. Ainsi, dans le De civitate Dei de saint
Augustin, si la perte de la justice originelle et la naissance de la
concupiscence, laquelle soustrait les organes génitaux au contrôle
de la volonté, sont dramatiquement vues comme les conséquences
pénales immédiates de la chute, la honte apparaît, dans la même
perspective, comme le signe du caractère « naturel » de la chute :

Votre nature, quand dans son germe/elle pécha toute... » trad. J. Risset. (N.d.T.).
24 LA FIN DU POÈME

Pudet igitur huius libidinis humanam sine ulla dubitatione natu-


ram, et merito pudet. In ejus quippe inobedientia, quae genitalia
corporis membra solis suis motibus subdidit, et potestati volun-
tatis eripuit, satis ostenditur quid sit hominis illi primae inobe-
dientiae retributum : quod in ea maxime parte oportuit apparere,
qua generatur ipsa natura, quae illo primo et magno in deterius
est mutata peccato*31...

C’est ce sombre fond « tragique » que la passion du Christ va


changer radicalement. Réparant la faute que l’homme n’aurait
jamais pu expier, elle opère une inversion des catégories de per¬
sonne et de nature, transformant la faute naturelle en expiation
personnelle, l’irréconciliable conflit objectif en une aventure per¬
sonnelle. « Du lien du péché - ainsi se poursuit le passage
d’Augustin cité plus haut - personne ne peut être libéré, à moins
que ce qui avait été perpétré en commun quand tous étaient en
un et puis vengé par la justice divine, ne soit expié, par la grâce
de Dieu, dans les individus singuliers ». De cette façon, inversant
le conflit entre faute naturelle et innocence personnelle en scis¬
sion entre innocence naturelle et faute personnelle, la mort du
Christ libère l’homme de la tragédie et rend possible la comédie.
Mais si l’homme n’est plus « fils de la colère3i », il ne retrouve
cependant pas sa condition édénique originelle, ni, avec elle, la
coïncidence entre nature et personne propre à la justice naturelle.
Le salut que le Christ a apporté aux hommes n’est pas naturel,
mais personnel:

Effluxus salutis a Christo in homines non est per naturae propa-


ginem, sed per studium bonae voluntatis qua homo Christo adhae-
ret; et sic quod a Christo unusquisque consequitur est personale

* « Donc la nature humaine sans hésitation a honte de ce désir, et c’est à juste


titre qu’elle en a honte. Car dans sa désobéissance, qui a soumis les organes géni¬
taux du corps à leurs seules impulsions, et les a soustraits au pouvoir de la volonté,
on voit bien comment l’homme a été payé en retour de sa première désobéissance:
ce qui a dû apparaître surtout dans cette partie, par laquelle est engendrée la nature
elle-même qui a changé en pire à cause de ce premier et grand péché » (N. d. T.).
COMÉDIE
25

bonum; unde non derivatur ad posteros, sicut peccatum primi


parentis, quod cum naturae propagine producitur* **33.

En outre, précisément dans la concupiscence, qui avait été la


première conséquence de la faute et dans laquelle une exégèse
courante voyait la transmission même du péché, continue à se
manifester l’effet pénal de la chute. La parfaite soumission de la
part sensible à la raison et à la volonté, qui rendait possible la
bienheureuse impassibilité édénique et l’usage des organes géni¬
taux sans concupiscence34, reste interdite à l’homme, même après
la mort du Christ. Comme l’écrit saint Thomas, sans relever la
contradiction qui maintenait à l’intérieur de l’univers rédimé une
trace de la vetustas adamique :

... manet post baptismum et nécessitas moriendi et concupiscen¬


te quae est materiale in originali peccato. Et sic quantum ad super-
iorem partem animae participât novitatem Christi ; sed quantum
ad inferiores animae vires, et etiam ipsum corpus, remanet adhuc
vetustas quae est ex Adam"'4'35.

2. Nous pouvons peut-être à présent comprendre pourquoi,


aux yeux des poètes d’amour et encore pour le Dante du De vul-
gari Eloquentia, l’amour est une expérience tragique. En tant qu’il
circonscrit le seul espace où, par la concupiscence, subsiste le
caractère « naturel » de la faute originelle, l’amour est bien l’unique
expérience tragique qui soit possible dans l’univers christiano-
médiéval. On a rarement remarqué à quel point l’introduction,

* « Le salut ne se répand pas du Christ vers les hommes d’une manière naturelle,
mais vient de l’effort de bonne volonté par lequel l’homme s’attache au Christ; et
ainsi ce que chacun obtient du Christ est un bien personnel; il ne passe donc pas à
la descendance, comme le péché de nos premiers parents, lequel se propage par
nature. » (N. d. T.).
** «... demeurent après le baptême et la nécessité de mourir et la concupiscence
qui est matérielle dans le péché originel. Et ainsi ce qui concerne la part supérieure
de l’âme participe de la nouveauté du Christ; mais en ce qui concerne les forces
inférieures de l’âme, et aussi le corps lui-même, il y reste toujours cette vétusté qui
vient d’Adam. » (N. d. T.).
26 LA FIN DU POÈME

par les poètes, de l’amour dans la sphère tragique constitue une


nouveauté difficilement explicable. Selon une tradition clairement
exprimée dans un passage du commentaire de Servius à VEnéide36
et vivante encore chez Walter de Châtillon (XIIe siècle), qui inclut
la Veneris copula dans les ridicula, l’amour était considéré par les
grammairiens de l’Antiquité tardive comme le sujet comique par
excellence. C’est précisément le conflit entre la faute naturelle de
la concupiscence et l’innocence personnelle de l’expérience amou¬
reuse qui rend possible ce hardi renversement de polarités, fai¬
sant passer l’éros de la sphère comique à la sphère tragique; et
c’est dans ce conflit que s’enracine le caractère obstinément contra¬
dictoire de la poésie amoureuse provençale et stilnoviste, qui a si
souvent divisé les interprètes modernes et qui la fait apparaître,
en même temps et dans une même mesure, comme la transcrip¬
tion d’une expérience vile et sensuelle, et comme le heu d’un iti¬
néraire sotériologique exalté. La tentative de dépasser ce conflit
tragique dans le projet d’un recouvrement intégral de la justice
édénique originelle, c’est-à-dire dans l’expérience d’une « perfec¬
tion de l’amour » Ifinamors) à la fois naturelle et personnelle,
constitue le legs encore intact que la poésie érotique du XIIIe siècle
a transmis en héritage à la culture occidentale moderne37. Situé
dans cette perspective, le choix « comique » de Dante acquiert
un poids plus important encore. Par rapport au projet « tragique »
des poètes d’amour, l’intitulé comique de son poème constitue un
véritable « retournement catégorique », qui fait de façon nou¬
velle passer l’amour de la tragédie à la comédie. Dans la théorie
de l’amour qu’il expose par la bouche de Virgile au chant XVIII
du Purgatoire, l’expérience érotique, de conflit « tragique » qu’elle
était entre innocence personnelle et faute naturelle, devient conci¬
liation comique de l’innocence naturelle et de la faute person¬
nelle. Tandis que, d’une part, il peut ainsi affirmer que « le natu¬
rel est toujours sans erreur »38, de l’autre il dément la prétention
de « ceux qui sont certains/que tout amour est louable en soi »
et-en opposition à la théorie de Cavalcanti selon laquelle l’amour
impliquait l’impossibilité d’un jugement droit (« for di salute -
COMÉDIE 2?

giudicar mantene ») - fonde le caractère personnel de la respon¬


sabilité amoureuse sur une « vertu innée qui conseille/et qui doit
veiller au seuil du consentement »39. L’amour se détache ainsi de
l’obscur fond tragique de la faute naturelle pour devenir une expé¬
rience personnelle imputable à l’arbitrium libertatis de chacun,
et, en tant que tel, expiable in singulis.

3. La théorie de la honte - que Dante développe au chant XXXI


du Purgatoire - est l’axe de cette rotation qui s’effectue, d’une
faute naturelle tragique à une faute personnelle comique. Là, l’ex¬
piation du pécheur Dante, avant l’immersion dans les eaux du
Léthé, s’accomplit selon un processus d’humiliation « comique »
qui comporte en son centre l’expérience de la honte. Si déjà l’ap¬
parition de Béatrice, avec sa sévère apostrophe, plonge Dante
dans la honte (« tant la honte alourdissait mon front »), la néces¬
sité purificatrice de la honte revient tout de suite après que Dante
a confessé son péché (« afin que tu rougisses/de ton erreur... »).
Le point culminant de cette humiliation « comique » se situe au
moment où Béatrice se tourne vers Dante, que la honte a rendu
semblable à un enfant ( « comme les enfants honteux..., muets... » ),
en lui adressant ces mots : « lève la barbe » 4°. Le sens de cette
cruelle plaisanterie s’éclaire si on le met en rapport avec la théo¬
rie de la honte que Dante avait développée dans le Convivio, où
l’on peut lire que la honte, en tant que « châtiment infantile »,
est « bonne et louable » « dans les femmes et les jeunes gens »,
alors qu’elle « n’est pas louable et n’est pas à sa place chez les
vieillards et chez les hommes d’étude. » 41 ; mais, surtout, si l’on
a à l’esprit le passage où Œdipe, héros tragique par excellence,
est décrit comme celui qui « s’arracha les yeux, pour que la honte
du dedans ne parût pas au dehors » 4\
L’opposition entre le personnage « comique » de Dante, qui se
purifie de sa faute personnelle en montrant sa honte jusqu’au
fond, et Œdipe, le héros tragique qui, en tant que personnelle¬
ment innocent, ne peut ni avouer sa faute ni accepter la honte, ne
saurait être plus nette. Ainsi, ce qui était pour les Pères de l’Eglise
28 LA FIN DU POÈME

le signe de la culpabilité naturelle de la créature, dont le héros


tragique ne pouvait venir à bout, devient ici, par l’humiliation
pémtentielle, l’instrument de la réconciliation entre la faute per¬
sonnelle de l’homme et son innocence en tant que créature43. Tout
de suite après, l’immersion dans le Léthé efface jusqu’au souve¬
nir de la faute.
Mais c’est justement parce que le choix comique de Dante signi¬
fie avant tout le renoncement à la prétention tragique à l’inno¬
cence et l’acceptation de la fracture comique entre nature et per¬
sonne, qu’il doit, en même temps, abandonner la tentative que
font les poètes d’amour de ré-accéder à la justice originelle dans
le joi parfait d’un innocent amour édénique. Ce n’est pas un hasard
si Arnaut Daniel et Guido Guinizelli, en tant que représentants
par excellence du projet érotico-poétique des troubadours et des
stilnovistes, sont situés par Dante aux limites de la montagne du
Purgatoire, juste sur le seuil infranchissable de l’Eden. Matelda,
la « femme amoureuse » que Dante y rencontre, est en effet,
comme le montrent les convaincantes argumentations de
Singleton44, le symbole de la justice naturelle de la condition édé¬
nique; mais, en même temps, elle est le chiffre de l’objet impos¬
sible de la poésie et de l’éros des troubadours et des stilnovistes:
c’est pourquoi, véritable senbal, elle est présentée par Dante en
termes stylisés et impersonnels, et c’est pour cette raison, comme
on l’a remarqué45, que tout l’épisode rappelle si bien la « pastou¬
relle » provençale et cavalcantienne.
La justice originelle et le « doux jeu » de l’innocent amour édé¬
nique, où nature et personne coïncidaient de manière neuve, restent,
pour Dante, interdits à la condition humaine. Dans la culture occi¬
dentale, la joie d’amour est, tragiquement ou comiquement, scindée.

IV. PERSONNE ET COMÉDIE

i. La décision prise par Dante d’appeler « Comédie » son poème


représente donc un moment important dans l’histoire sémantique
COMÉDIE 29

de deux catégories par l’opposition desquelles notre culture a


amené à la conscience l’une de ses « pensées secrètes ». Le tour¬
nant anti-tragique qui s’y manifeste n’est pourtant, en aucun cas,
un événement nouveau et isolé, mais représente, en un certain
sens, le dernier acte d’un processus auquel l’Antiquité tardive avait
confié l’une de ses intentions les plus profondes. Car, comme le
montre éloquemment la critique platonicienne de la tragédie, la
scission du spectacle tragique grec, dans la perspective sacrificielle
duquel tragédie et comédie formaient encore un tout cohérent,
était déjà un fait accompli au IVe siècle av. J.-C. Ce n’est toutefois
pas par la critique platonicienne, mais par la critique stoïcienne
que le monde de l’Antiquité tardive transmit au Moyen-Age sa
tendance anti-tragique. La critique stoïcienne de la tragédie est
développée par la métaphore de l’acteur, où la vie humaine appa¬
raît comme une représentation dramatique et les hommes comme
des acteurs auxquels est confié un rôle (un prôsopon, un masque).
Pour les Stoïciens, ce n’est pas le masque en soi qui est tragique,
mais l’attitude de l’acteur qui s’identifie à lui, soit qu’il s’en trouve
fasciné, soit qu’il prétende, au contraire, le refuser46. Dans un pas¬
sage des Discours (où l’on peut probablement découvrir l’origine
immédiate de l’insistance avec laquelle les grammairiens de
l’Antiquité tardive et du Moyen-Age opposent les humiles per-
sonae de la comédie aux reges, duces, beroes, de la tragédie),
Epictète voit l’essence de la situation tragique - exemplifiée chez
Œdipe - dans la confusion entre acteur et personnage :

Rappelle-toi que c’est parmi les riches, les rois, les tyrans, qu’ont
lieu les tragédies; aucun pauvre n’y prend part, sinon comme cho-
reute. Les rois commencent dans la prospérité : « Ornez les palais ! »,
mais ensuite, au troisième ou quatrième acte: « Hélas, Cythère,
pourquoi m’as-tu accueilli? ». Esclave, où sont les couronnes et
les diadèmes ? Les gardes du corps ne sont plus à ton service ?
Quand tu rencontres un de ces personnages, rappelle-toi que tu
rencontres un héros tragique, pas un acteur, mais Œdipe lui-même47.

Le sage est au contraire celui qui, tout en acceptant sans dis-


30 LA FIN DU POÈME

cussion le rôle (le « masque ») que le sort lui assigne, si humble


soit-il48, refuse cependant de s’y identifier et se contente de bien
le jouer. Dans cette perspective, le terme de prôsopon change de
sens, et, s’opposant à la « personne » au sens théâtral, commence
à désigner la « personnalité morale » de l’homme, la puissance
qui fournit le critère de l’action et reste supérieure à tous les actes
possibles qu’il peut produire.
C’est sur ce double héritage sémantique du terme « personne »
(d’une part le « masque » théâtral, de l’autre la notion naissante
de personnalité morale, à quoi il faut ajouter la notion juridique
de personne, qui apparaît déjà constituée dans un passage de la
paraphrase de Théophile aux Institutions de Justinien, où il est
dit que « les esclaves, en tant qu’ils n’ont pas de personne (aprô-
sopoi ôntes), sont caractérisés (cbaractenzontai) par la personne
du maître ») que se forge, par le biais des Pères de l’Eglise, la
notion théologico-métaphysique de personne.
Dans le Contra Eutychen de Boèce, on peut saisir cette ambi¬
guïté dans son entière cohérence originelle. En effet, Boèce est
encore parfaitement conscient de la signification théâtrale du terme
persona, mais il essaie, par ailleurs, de le faire passer dans une
catégorie philosophique, en en faisant l’équivalent du grec hypôs-
tasis, au sens de naturae rationabilis individua substantia*. Dans
un passage où le rapport entre la tragédie et la comédie d’une
part, et le statut de la personne d’autre part, trouve sa légitima¬
tion originelle, la difficulté de ce changement sémantique crucial
affleure à sa conscience comme un « manque de mots » :

Le nom persona semble être dérivé d’une origine différente, c’est-


à-dire venant des masques (personis) qui, dans les comédies et tra¬
gédies, représentaient les hommes dont il s’agissait... Et les Grecs
appellent même ces masques Prôsopa, car ils sont placés devant

substance individuelle de la nature raisonnable ». (N. d. T.).


COMÉDIE
31

les yeux pour couvrir le visage : parà toû près tous ôpas tîthestai.
Mais du moment que, comme nous l’avons dit, les acteurs repré¬
sentaient avec des masques (personis inductis) les hommes parti¬
culiers dont il s’agissait dans les comédies et tragédies, comme
Hécube, Médée, Simon ou Cremes, pour cette raison les autres
hommes aussi, qui peuvent d’une certaine manière être identifiés
par leur aspect, furent appelés personae par les Latins et prôsopa
par les Grecs. D’une façon beaucoup plus claire, les Grecs appel¬
lent cependant la substance individuelle d’une nature rationnelle
du terme de bypôstasis, alors que nous, par manque de mots, nous
avons conservé le terme qui nous a été transmis, et nous appelons
personne ce que les Grecs appellent bypôstasis^.

Mais, pour Boèce aussi, la notion de persona renvoie toujours


à une natura qui lui est subiecta et sans laquelle elle ne peut sub¬
sister50. La notion moderne de personne comme sujet inaliénable
de la conscience et de la morale n’existe pas dans la culture médié¬
vale, qui remarque encore la résonance théâtrale originelle du
terme et y voit l’ensemble des propriétés individuelles qui s’ajou¬
tent à la simplicitas de la nature humaine. Car c’est uniquement
chez Adam (et le Christ) que nature et personne ont parfaitement
coïncidé et qu’un péché personnel a pu contaminer la nature
humaine tout entière. Après la chute, personne et nature restent,
tragiquement ou comiquement, scindées et ne coïncideront à nou¬
veau qu’au « dernier jour » de la Résurrection de la chair. Et c’est
justement parce que nature et personne ne coïncident pas dans la
créature, que la vie humaine peut être vue par les Pères de l’E¬
glise, qui reprennent l’ancienne métaphore stoïcienne, comme une
fabula, une comoedia ou tragoedia mundana. At si nostra tem-
pora propbeticus spiritus concepisset - lit-on dans le Polycratique
de Jean de Salisbury - dicetur egregie quia Comoedia est vita
hominis super terram, ubi quisque sui oblitus, personam expri-
mit alienam*.
* «Et si un esprit prophétique comprenait notre temps, il dirait excellemment
que la vie de l’homme sur terre est une Comédie, où chacun, oublieux de soi-même,
représente une personne qui lui étrangère ». (N. d. T.).
LA FIN DU POÈME
32

2. C’est aussi sur ce fond que l’on doit situer l’intitulé comique
du poème dantesque. La distance anti-tragique entre acteur et
« persona » devient ici scission « comique » entre nature humaine
(innocente) et personne (coupable). La dualité entre l’individu
historique Dante et l’homme en général, dont Singleton a trouvé
une preuve grammaticale dans l’opposition entre « notre vie » et
« je me retrouvai » au début du poème (et dont Contini voit une
confirmation institutionnelle dans l’opposition entre sens littéral
et sens allégorique), a, en réalité, son fondement dans le décalage
entre innocence naturelle et responsabilié personnelle qui est au
centre de la conception « comique » de Dante. Car le concept
moderne de personne n’est pas sorti tout armé de la tête de l’homme
occidental, mais s’est formé selon un processus laborieux, auquel
l’opposition tragédie/comédie n’est pas restée étrangère (de ce
point de vue on peut même dire que la personne-sujet morale de
la culture moderne n’est qu’un développement de l’attitude « tra¬
gique » de l’acteur qui s’identifie totalement à son propre « masque ».
C’est pourquoi, tandis que la comédie - qui refusait l’identification
avec le prôsopon, d’autant plus qu’elle avait en son centre la figure
de l’esclave, c’est-à-dire de Yaprôsopos par excellence - a conservé
dans la culture moderne le masque, la tragédie, elle, a dû néces¬
sairement s’en débarrasser). Celui qui accomplit le voyage de la
Comédie n’est pas un sujet, un Je au sens moderne du mot, mais
à la fois une personne (le pécheur nommé Dante) et la nature
humaine (la specificata proprietas, selon la définition de Boèce,
qui est subiecta à cette personne). Et c’est cette unité-dualité de
nature et personne qui fonde la particularité du statut du prota¬
goniste de la Comédie par rapport à celui des poèmes allégoriques
médiévaux, du De planctu naturae d’Alain de Lille au Roman de
la Rose. Car l’allégorie, loin d’être vraiment une « personnifica¬
tion », exprime plutôt justement l’impossibilité de la personne:
elle est le chiffre par quoi la nature pétrifiée dans la faute donne
voix à ses « pleurs » et essaie, sans y parvenir, de dépasser la faute
tragique dans un destin personnel51. En ce sens, le protagoniste
COMÉDIE
33

de la Comédie est la première « personne » de la littérature médié¬


vale : mais que cette personne se soit considérée elle-même comme
un personnage comique plutôt que comme un héros tragique,
n’est certes pas une circonstance dépourvue de signification. Que
le nom Dante, signe par excellence de la personne, soit « inscrit
par nécessité »5i au seuil de PEden, au moment de la confession
et de l’expiation de la faute personnelle, confirme le renoncement
du poète à toute prétention tragique, au nom de l’innocence natu¬
relle de la créature.
Encore une fois, c’est cette conception « comique » de la faute
et de la personne qui permet d’expliquer l’attitude de Dante face
au droit. Car le droit qui, dans la tragédie, est l’expression de la
sujétion au fatum de la nature humaine coupable, dont le héros,
en son innocence morale, ne peut venir à bout, devient dans la
comédie l’instrument du salut personnel. La personne est le
« masque » que la créature assume et abandonne aux mains du
droit pour se purifier. C’est pourquoi Dante, dans le De monar-
cbia, peut concevoir la rédemption de l’humanité à travers la pas¬
sion du Christ dans le vocabulaire froid d’un processus juridique,
qui se résout simplement en la punitio infligée par un index ordi-
narius ; et, dans la Comédie, le rapport entre faute et expiation
est toujours énoncé en symboles et dans le langage du droit. Le
minutieux édifice juridique de la Comédie, où il est si difficile de
reconnaître la conscience éthique moderne, n’est rien d’autre que
la dépouille dont se sert l’innocence naturelle de la créature pour
réaliser son expiation personnelle. Mais la « personne », qui est
le lieu de cette expiation, n’est ni une allégorie ni le sujet moral
dont l’éthique moderne fera le centre inaliénable de l’homme,
mais un prôsopon, un masque, la « persona aliéna » et la risilis
faciès turpis aliqua et inversa sine dolore* du droit et de la comé¬
die.
C’est cette conception « comique » de la créature humaine,
scindée en nature innocente d’une part, et personne coupable de

* « la face honteuse risible et inversée sans douleur » (N. d. T.).


34 LA FIN DU POÈME

l’autre, que Dante a laissée en héritage à la culture italienne. Il


est assurément possible de voir dans son choix une confirmation
de cette position historiquement dépassée, sur laquelle on a si sou¬
vent insisté. Car, au-delà du projet tragique des poètes d’amour
qu’il avait partagé, étaient déjà à l’œuvre dans la culture de son
temps les ferments dont en Italie Mussato se fit l’interprète, et qui
allaient conduire, sur la base de la découverte du caractère tra¬
gique de l’histoire, à la réaffirmation de la tragédie dans l’ère
moderne. Mais si ces tendances, qui allaient progressivement pré¬
valoir dans la culture moderne jusqu’à la présomption tragique
du siècle qui considéra sa propre Weltanschauung comme celle
où seul le tragique pouvait trouver un développement cohérent53,
restèrent au contraire en Italie singulièrement inactives, si la cul¬
ture italienne plus obstinément que toute autre resta fidèle à l’hé¬
ritage anti-tragique du monde de l’Antiquité tardive, cela est dû
au fait que, au seuil du XIVe siècle, un poète florentin décida d’aban¬
donner la prétention tragique à l’innocence personnelle au nom
de l’innocence naturelle de la créature, l’intact amour édénique
pour l’amour humain comiquement scindé, la personnalité inalié¬
nable de la morale pour la « persona aliéna » du droit, les « très
hautes roues » du milan « au-dessus des choses les plus viles »
pour le « vol bas » de l’hirondelle54. Le sévère masque farouche,
qu’une hagiographie superficielle devait confier à une tradition
qui presque tout de suite cessa de comprendre les raisons du titre
de la Comédie, est, en ce sens, un masque comique : comicus nos-
ter, précisément, comme le définit lucidement, au début de sa bio¬
graphie, Filippo Villani.
CORN
De l'anatomie à la poétique

Fabulari paulisper lubet, sed ex re.


ANGELO POLIZIANO

I. HISTOIRE

Deux manuscrits du XIIIe siècle, peut-être d’une main italienne,


nous ont conservé la razo suivante :

Raimons de Durfort e- N Turc Malec si foron dui cavallier de


Caersi que feiren los sirventes de la domna que ac nom ma domna
n’Aia, aquella que dis al cavallier de Cornil qu’ella no l’amaria si
el no la cornava el cul.
Et aqui son escritz los sirventes*.

* Quelques précisions, empruntées pour la plupart à Jacques Roubaud (La fleur


inverse), et concernant le vocabulaire employé dans ce chapitre : razo : commentaire
d’une canso ; canso : chanson, composition poétique et musicale qui chante l’amour ;
sirventes : forme vassale, serviteur d’une canso, et traitant d’autres thèmes que
l’amour. « On verra ainsi les grandes cansos avec un sortège de sirventes vassaux »
(J. R.) ; gap: raillerie, plaisanterie; cobla: strophe; tornada: envoi; tenson: débat
entre deux troubadours; senhal: c’est le « nom cachant » (J. R.) du, ou de la, des¬
tinataire de la canso (N. d. T.).
36 LA FIN DU POÈME

Dans les deux sirventes, cependant, comme dans celui, plus tendu,
d’Arnaut Daniel’, qui intervient dans le gap, le terme qui indique
l’objet du cornar n’est pas cul, mais corn. En outre, selon l’in¬
tention précieuse qui caractérise l’inaccessible formalisme du
« miglior fabbro », le corn s’inscrit ici au centre d’une constella¬
tion de mots obscurs et rares, qui a fourni aux philologues le pré¬
texte à des exercices d’interprétation pas toujours exemplaires.
Ouvrons-en succinctement le dossier :

i. Canello, 1833 :
Cornar au sens de « user de manière sodomite » qu’il a ici, et
donc corn pour « derrière » ne sont enregistrés ni par le Lex. ni
par le Glossaire; mais le transfert de « corne » à « derrière » était
facile, comme le montre le Barbariccia de l’Enfer (XXI, 139) dan¬
tesque, qui faisait « un clairon de son cul ». Et le commentaire,
suffisamment clair, à notre passage, nous l’avons dans le z° sir¬
ventes de R. de Durfort, et dans sa vie : Si el no la cornava el cul2.

z. Lavaud, 1910 :
Corn: Rayn. distingue corn, II, 485, « cor, clairon », de corn,
II, 486, « corne, coin, angle, canal, tuyau ». Levy réunit tous ces
sens sous le même article, I, 369, et y ajoute celui de « derrière,
anus », d’après A. Dan. ici et Turc Malec (ou plutôt Raimon de
Durfort, selon Canello et moi...). L’anus est comparé dans toute
cette pièce à une trompette, un clairon ou un cor (...). Au vers 6
cornar a son sens ordinaire (cf. R., II, 486) de « corner, sonner de
la trompette ou du cor »3.

3. Toja, 1961 :
Cornar. L’interprétation fantaisiste de Canello (p. 187): « user
de manière sodomite » a été facilement corrigée par Lavaud en :
« corner, sonner de la trompette ou du cor », donc « souffler »,
signification déduite de la signification ordinaire de corn (cf SW,
I, 368, qui rassemble les mots du Lex., II, 485 : cor, clairon, et de
II, 486 : corne, coin, ancle, canal, tuyau, y ajoutant le sens de « anus,
derrière »).
CORN
37

Lavaud, dédramatisant l’exégèse de Canello, a mieux saisi l’es¬


prit comique et réaliste de la pièce d’Arnaut.
À propos de corn (-cul) il ne reste aucun doute après lecture de
la biographie de IK et les allusions de 397,1, 15-16, 23-24 et 447,
1, II, 14, 42.
Il semble qu’il s’agisse donc d’un exercice « buccal » obscène,
qui n’a rien à voir avec des pratiques contre-nature4.

4. Perugi, 1978 :
Pour notre part, nous sommes bien loin de ressusciter l’impro¬
bable interprétation sodomite proposée par Canello: par ailleurs,
avec la meilleure volonté du monde, et avec toute notre imagina¬
tion, nous ne parvenons à saisir en quoi pouvait bien consister cet
« exercice buccal », ni à nous le représenter concrètement (honni
soit qui mal y pense). Après un examen attentif de la question, et
étant fermement convaincus que les hommes (et les femmes) de
l’époque ne devaient pas être fondamentalement différents de ceux
d’aujourd’hui sous le rapport de la constitution physique, des atti¬
tudes et des pratiques sexuelles afférentes, nous croyons que tous
les exégètes - à partir de Canello - se sont trompés sur la partie
du corps à mettre en relation avec l’exercice requis...
Avant de présenter les points d’appui de notre interprétation,
voyons plus précisément quels sont les traits pertinents du corn
repérables sur la base des sirventes dont nous disposons. RDur
parle génériquement de trauc sotiran (I 16) et d’un mystérieux
raboi (III 41: Contini interprète « derrière », en conformité avec
l’explication qu’il soutient dans toute la dispute). ADan est plus
généreux de détails : il localise le corn dans l’efonillentre l’escbin’e-
l pencbenil (cf. vv. 41-42: le détail topographique doit sans doute
correspondre au vague III 14 Cornatz m’ayssi sobre-l reon), et il
poursuit par une illustration (cf. vv. 12-15) que-l corns es fers e
pelutz/que sta preonz dinz la palutz... e neül jorn no stai essutz.
À ce point, sans aller plus loin, ces détails suffiraient à nous faire
douter de l’interprétation courante: fers, nous sommes d’accord;
mais pelutz ? et comment expliquer d’une manière tant soit peu
vraisemblable essutz ?
... essayons de traduire l’obscure métaphore. Corn est assimilé
38 LA FIN DU POÈME

à la cannette d’un tonneau: nous savons qu’il se trouve dans


l’« entonnoir » entre l’épine dorsale et le pubis (ADan I 41-42),
qu’il se trouve encastré dans un marécage couvert de poils et
constamment humide (ADan I 12-5) ; Raimon de Durfort dit plus
généralement qu’il se situe sobre-l reon (III 14), mais il fait surtout
une distinction d’une grande précision anatomique et d’une impor¬
tance exégétique fondamentale quand il formule la dittologie de
III 11 Si-m mostrava’l corn e-l con. Donc, le corn est proche du
con, sans toutefois se confondre avec lui. En ce qui concerne le
type de métaphore filée chez ADan et les caractéristiques attri¬
buées, la réponse ne peut être que celle-ci : le corn est le clitoris'.

5. Lazzarini, 1983 :
L’opinion courante, cependant, a trouvé à présent un rude adver¬
saire en la personne du dernier éditeur d’A.D., qui, s’étant aven¬
turé sans ambages dans les obscurs recoins de l’anatomie fémi¬
nine, a ensuite exposé dans un petit traité (para) gynécologique le
résultat de ses investigations pleines de bonne volonté, dans l’in¬
tention de démontrer comment et de quelle façon le corn n’est pas
ce que l’on croyait, mais quelque chose de tout à fait différent (et
de plus salé). Disons tout de suite que cette nouvelle sensation¬
nelle, cette sorte de scoop avec effets de lumière rouge perpétré
aux dépens de na Ena nous laisse quelque peu perplexes... En réa¬
lité, en allant au bout du raisonnement, on s’aperçoit que le compte
n’est pas bon. Ayant éliminé tout d’abord un trauc en faveur de
l’autre, Perugi finit par les écarter tous deux, puisqu’on ne voit pas
quelle ouverture pourrait bien être attribuée à l’organe désigné par
lui de manière si péremptoire... Outre les doutes déjà évoqués,
nous trouble encore un autre point critique (A. D. vv. 24-25):
que, si-1 vengues d’amon lo rais,
tot-11’ echaufera-1 col e-l cais,
parce que nous ne voyons pas comment un rais peut menacer
d’amon le chevalier de Cornhil affairé autour d’un clitoris. Il se
trouve en effet que les traucs féminins sont tous incontestablement
situés en-dessous de la zone érogène identifiée par Perugi comme
étant le corn6...
CORN
39

6. Eusebi, 1984 :
Il serait inutile de répéter ce qu’est le corn s’il n’y avait eu, pro¬
posée par Perugi (II, pp. 3-10), une interprétation qui doit être
refusée. En substance, elle se présente de la manière suivante: le
corn ne peut être l’anus parce qu’il est pelutz et n’est jamais essutz
(p. 5) ; « son champ sémantique correspond presque parfaitement
à celui du v. 47, dosil » (p. 8); car Raimon de Durfort, III, 11, dit:
Si- m mostrava’l corn e- l con, « le corn est voisin du con, sans
cependant se confondre avec lui » (p. 9); donc « le corn est le cli¬
toris » (p. 9). Or, (1) on ne peut certes soutenir que l’orifice anal
ne puisse être entouré de poils, ni que le rectum n’ait pas son propre
mucus ou que d’autres secrètes viscosités (sang menstruel?) ne
puissent mouiller l’anus, qui est situé avec les organes sexuels dans
un même palut, et le tout conforme à l’effet désagréable que l’on
veut produire; (2) le vers cité de Raimon de Durfort, III, n, prouve
que le corn n’est pas le con, de même que celui qu’on lit tout de
suite après, 14, cornatz m’ayssi sobre-l reon, situe le corn dans le
derrière... Par ailleurs, que suggère le renversement parodique
comme opposé exact de la bouche ? Et cornar devra naturellement
être compris comme « porter la bouche à la corne » : e no taing
que mais sia drutz/cel que sa boc’al corn condutz (vv. 17-18)7.

II. ALLÉGORIE

Les Minnesànger appelaient Korn « un vers dépareillé à l’inté¬


rieur de la strophe, mais qui rime avec le membre correspondant
des strophes suivantes »8. Le phénomène est bien connu: c’est la
rime partiellement non reliée, que les Provençaux appellent rim
estramp ou dissolut et Dante, dans le De vulgari Eloquentia II,
XIII, 4, clavis [Sunt etenim quidam qui non omnes quandoque
desinentias carminum ritbimantur in eadem stantia, sed easdem
repetunt, sive ritbimantur, in aliis...)*
* « Il y a en effet des poètes qui parfois ne donnent pas à toutes les chutes de
vers une rime dans la même stance, mais les répètent (c’est-à-dire leur donnent rime)
dans les autres. » (N. d. T.).
40 LA FIN DU POÈME

Dans les dictionnaires allemands (par exemple, avec une intel¬


ligence aiguë de la fonction du Korn dans la structure strophique
de la canso, chez Lexer: bei den Meistersingern verstand man
unter Kôrner die Verbindung zweien Stropben, dadurch dass ein
Vers der einen zu einem der andern reimf. ) le terme est cité parmi
les acceptions de Korn = blé, où il est décidément inexplicable.
Par ailleurs, bien que cet élément métrique dérive assurément de
la technique poétique des troubadours10, le terme occitan corn
n’est enregistré sous cette acception dans aucun lexique, si bien
qu’un emprunt ne semble pas ici attesté.
Telle était du moins la situation jusqu’à ce que Maria Careri,
travaillant à son édition du canzoniere provençal H, ne rencontre
par deux fois une glose qui, pour signaler un vers manquant,
notait ceci: aici manca us cor(n)s (cors avec trait d’abréviation
sur le o, que Careri rétablit en corns).
« Cors - écrit l’éditrice - désigne assurément le vers, unité
métrique. On ne voit pas clairement si le mot correspond étymo¬
logiquement à CURSUS ou à CORNUS... Il faut noter que, dans
ce cas comme dans celui signalé dans la glose Dbz, relative à une
canso de Guiraut de Calanso (là sous la forme: i- cors i• faill), le
vers manquant en H est un quadrisyllabe rimant avec le vers qui
le suit immédiatement (quadrisyllabe également chez ArnDan, mais
hexasyllabe chez GrCal): on ne peut donc exclure que le terme
cor(n)s désigne un vers de type particulier » ". (Il conviendra d’ajou¬
ter, pour davantage de précision, que, dans la canso d’Arnaut dont
il est question, les deux vers quadrisyllabiques, qui ne sont pas tech¬
niquement des Kôrner, rappellent pourtant métastrophiquement
les deux vers correspondants de la cobla précédente).
Le scribe de H connaît donc un sens inédit de corn, qui renvoie
non à l’anatomie féminine, mais à l’anatomie poétique, et qu’il
conviendra désormais de classer virtuellement parmi les sens de
l’article correspondant de Levy. Le fait qu’il ne s’agisse pas d’un
hapax négligeable nous est immédiatement confirmé par H lui-
même : dans le premier vers de la tornada de L’aur’amara, il donne,
au lieu du texte courant Faitz es l’acortz/qu’el cor remir (Lavaud :
CORN
41

« cet accord est conclu » ; Perugi: « stipulato è l’accordo »), Faits


es lo cors quel cor remir, c’est-à-dire: « le vers est fait » (ou, par
synecdoque, « le poème »), avec un sens, étant donné la situation
dans la tornada, décidément plus satisfaisant (la preuve en est que
Eusebi finit par interpréter pour sa part acort comme « rime » :
« finies sont les rimes »). (Quant à la graphie cor ou cors pour
corn, avec oubli plus ou moins intentionnel du signe d’abrévia¬
tion, Eusebi la relève dans les manuscrits, entre autres justement
au vers 47 de notre sirventes)
Il est inutile de souligner la capacité innovatrice de cette resti¬
tution lexicale par rapport au corpus entier de la poésie lyrique
courtoise. Le jeu homophonique cor/cors, si important pour les
troubadours (de même que l’allitération cuer/cors dans le terri¬
toire de la langue d’oïl) se trouvera ainsi complexifié par un troi¬
sième terme, qui y introduit un élément auto-référentiel, où l’ana¬
tomie du corps d’amour trouve un lien étroit avec la construction
métrique du poème. Que le poème puisse, dans le domaine cour¬
tois, être assimilé à un corps, est du reste implicite, tant dans les
métaphores anatomiques qui pullulent dans la terminologie
métrique (les « pieds », le « front » et la « queue » de la stanza;
le « texte-queue » de la cobla capcaudada; la rime estrampa
(« estropiée ») ; les vers ventrini du Laborintus), que dans l’équa¬
tion entre grammaire et nostra dona, figures grammaticales et
figures érotiques à la base des Leys d’amors et, donc, de leur paro¬
die obscèneI3. Mais l’assimilation est explicite chez Dante, lorsque,
pour définir la canso, il procède selon le paradigme âme/corps et,
chez les Minnesanger, qui appellent même Leicb (c’est-à-dire
« corps ») leur institution poétique suprême.
Trois exemples seulement, parmi les innombrables possibles
rien que dans l’univers de Daniel. Dans la Canso do-ill il faudra
rétablir, au vers 54, à la place de mos jois, la leçon de IKNSSg:
per que mos cors (c’est-à-dire cor(n)s) capduelha, « mon vers
atteint le sommet » (indirectement confirmée par R, qui donne:
mos cbans). De même en XI, 25-26:
42 LA FIN DU POÈME

Bona doctrina e suaus


e cors clars, suptils e francx
manda, m er al ferm condug

l’interprétation « vers précieux (H et R ont, au lieu de clars, cars),


subtils et nobles » déplace l’improbable glorification de la per¬
sonne du poète vers celle de sa poésie, avec un sens assurément
plus cohérent.
Qu’on imagine, pour finir, la complication sémantique que le
« surprenant mécanisme » de la sextine tirerait de la restitution
d’un archétype:

*Lo ferm voler qu’el corn intra


no- m pot ges becs escoissendre ni ongla...

La ferme volonté pénètre ici non dans le cœur de l’amant (ceux


qui sont quelque peu familiers de la fonction principielle qu’a le
cœur dans la psycho-physiologie médiévale, s’attendraient plutôt
à ce que la volonté en sorte comme de sa source), mais dans le
poème ; nous retrouverions en outre, repris cette fois sur le mode
sérieux, l’assemblage becs/corn si caractéristique du sirventes. Et
si plus loin, aux vers 30 et 32, c’était le poème, et non le cœur,
qui ne s’éloignait jamais de la dame, la fine conjecture d’Eusebi
(selon lequel « le vrai sujet de l’entrée dans la cambra » est le
chant: son... qu’apres dins cambra intra)14 serait confirmée.
Quant à l’étymologie, on n’aura pas besoin de déranger cur¬
sus-, il suffira de la tirer d’un des sens principaux de corn bien
attesté dans les lexiques: bout, extrémité, coin, angle15: de même
que le vers tire son nom de l’endroit où il se retourne (versus, de
verto, étymologie dont les Leys sont parfaitement conscients : girar
ou virar) l6, de même corn désigne la partie finale d’un vers, qui
porte la rime non reliée.
CORN
43

III. TROPOLOGIE

La légitimité d’une hypothèse théoriquement admissible doit


être avant tout vérifiée par sa prestation dans le contexte spéci¬
fique. Si nous en revenons, donc, au sirventes d’Arnaut, toute la
dispute autour du corn de n’Ayna passera du sens littéral obscène
à une question de technique poétique, d’un problème de
congruence anatomique à un débat métrique. À l’équation corps
de la femme = corps de la poésie, qui n’est pas évidente mais pas
non plus inattendue dans la poésie lyrique courtoise, répondra
l’équation entre corn comme orifice corporel et corn comme point
de rupture de la construction métrique de la strophe. Le corps
« pour lien musical harmonisé » du poème est rompu en un point,
tout comme l’intégrité du corps féminin est brisée dans le trauc
sotïran. Mais qu’est-ce qui change, quant à la lecture optimale du
texte, sous l’effet de cette rotation sémantique, qui fait d’une plai¬
santerie sexuelle un problème poétique ? Avant tout, la présence,
autrement tout à fait improbable, du maître du gradus construc¬
tions excellentissimus dans une tenson obscène, trouve alors une
explication précise. Il se trouve en effet que le problème de la rime
non reliée dans la strophe est justement au centre de la technique
de Daniel, comme Dante a été le premier à le remarquer à pro¬
pos de la stanza sine rithmo : « et huiusmodi stantiis usus est
Arnaldus Danielis frequentissime, velut ibi, Sem fos Amor de joi
donar » (De vulgari Eloquentia, II, XIII, 2). En effet, non seule¬
ment Arnaut emploie souvent corn17, mais il choisit aussi la rime
isolée comme nouveau canon de composition, selon une inten¬
tion métastrophique qui marque profondément son chant.
Déjà Diez avait noté cette tendance particulière du Lied de Daniel,
qui constitue la prémisse logique de l’invention de la sextine :

Au lieu de conjuguer, comme d’habitude, les rimes dans la même


strophe, de manière à ce que celle-ci forme en soi un texte har¬
monique, une sorte de petit Lied, il ne les conjugue que dans la
strophe suivante et fait en sorte que chaque rime doive attendre,
avant de trouver sa compagne, la durée d’une strophe entière, affai-
LA FIN DU POÈME
44

blissant ainsi fortement l’effet de la rime. Cet agencement des rimes,


dont on trouve des exemples isolés chez d’autres troubadours,
devient chez Arnaut la règle, par rapport à laquelle il ne s’accorde
que de rares et insignifiantes exceptions. À partir de là, le passage
à la sextine était facile18...

Bref, si l’on voulait définir d’un seul trait pertinent le style


d’Arnaut, qui trouvera son apogée dans la sextine, on pourrait dire
qu'il est le poète qui traite tous les vers comme « corns » et ainsi,
en rompant l’unité close de la strophe, transforme la rime non reliée
en principe de relation supérieure. C’est ce qu’avec une brillante
intuition affirment implicitement les Leys (III, 3 3 o), en voyant dans
la rima estrampa le principe de composition de la sextine danié-
lienne : E per que entendatz que vol dire quaysh engaltatz de silla-
bas am bêla cazenza, podetz ayssi penre per yssbemple la canso
que fe Arnaud Daniel can dish: lo ferms volers que- 1 cor m’intra
(...). Et aytals rimas apelam communamen estrampas ’9.
Dans cette perspective, le parallélisme corps de la femme / corps
de la poésie, qui constitue le thème secret du sirventes, dévoile -
du moins à un premier niveau - sa pleine intelligibilité. Si le corn
est un point de fracture de l’unité strophique, alors la déchirure,
si on ne veut pas en détruire irrémédiablement la construction
métrique (avec pour conséquence la fuite désordonnée de fum,
glutz et rais), doit se faire avec des précautions particulières, en
combinant étroitement les rimes non reliées pour atteindre une
nouvelle unité formelle métastrophique. C’est-à-dire rien de moins
que ce qu’Arnaut revendique expressément dans Doutz brais :

e doncas ieu, qu’en la gensor entendi,


dei far chanso sobre totz de tal obra
que no- i aia mot fais ni rim’estrampa

(en observant, comme l’a précisément suggéré Di Girolamo,


qu’Arnaut appelle ici rima estrampa « ce que les Eeys d’Amors
appelleraient ensuite rims espars ou brut, autrement dit rimes
complètement non reliées »)“. C’est seulement si les rimes sont
CORN
45

ainsi métastrophiquement combinées qu’il sera permis sans dan¬


ger de mettre à nu (et, même, de baiser) le corps de la femme-
poème (c’est ainsi que nous lisons, sur la base du parallélisme
rétabli avec la tornada de Uaur’amara, et en contiguïté avec le
cornar- l corn du sirventes, les vers 39-40: que-l sieu bel cors bai-
san, rizen descobra/e que-l remir contra-l lum de la lampa).
Le thème obscène et ludique du sirventes se raccorde ainsi par¬
faitement, selon la plus pure intention des troubadours, au très
sérieux « théorème de la prépondérance harmonique sur la mélo¬
die », en quoi Contini avait, sur les traces de Dante, résumé de
manière péremptoire la leçon de Daniel Théorème sévère, parce
que - en tant qu’il met au premier plan dans la composition poé¬
tique un canon qui n’est à la limite perceptible qu’à travers l’écri¬
ture - il prépare le congé définitif du chant (c’est-à-dire de l’élé¬
ment que Dante désigne du terme grec melos) du texte poétique,
qui allait bientôt marquer l’histoire ultérieure de la poésie lyrique
européenne. Car, s’il est vrai que, dans le contexte occitan, nous
pouvons supposer une correspondance entre division strophique,
marquée par les rimes régulières, et division mélodique, il est tout
aussi sûr que le corn ou rime non reliée marque un point de rup¬
ture dans cette correspondance. Et la nouvelle technique inaugu¬
rée par Arnaut, qui fait de cette fracture un élément suprême de
composition, signifiera alors une métamorphose si radicale du corps
de la poésie qu’elle justifie la tempétueuse fermentation alchimique
qui semble se produire dans le corps de rc’Ayna. Au moment où se
rompt la plate correspondance entre phrase métrique et phrase
mélodique, s’instaure une nouvelle et plus complexe correspon¬
dance, où le vers non relié, se soudant à son compagnon dans la
strophe suivante, trame une partition supérieure et, pour ainsi dire,
silencieuse.
Le changement de structure de la canso en direction de Yoda
continua et de l’instrumentation antimélodique ne signifie donc
pas seulement un choix musical, mais prélude à une crise radi¬
cale dans le rapport du texte à son exécution orale. En ce sens, la
sextine daniélienne est le premier coup d’une partie séculaire qui
46 LA FIN DU POÈME

trouvera dans le Coup de dés maliarméen son suprême échec, et


où se joue l’émancipation du texte poétique non seulement par
rapport au chant, mais, en général, par rapport à toute oralisa-
tion: la page (...) mise pour unité comme l’est autre part le vers
ou ligne parfaite - en d’autres termes : la poésie comme être essen¬
tiellement graphique. Cette autosuffisance du texte écrit était
d’ailleurs (et ce malgré « l’amoroso canto/che mi solea quetar
tutte mie voglie* » de Purgatoire, II, 108) parfaitement claire pour
Dante, si celui-ci n’a aucun doute quant au fait que numquam
modulatio dicitur cantio et que etiam talia verba in cartulis absque
prolatione iacentia cantionem vocamus zz. Le reproche de
Bonagiunta à Guinizelli, de « tirer chanson par force d’écriture »
(où « par force d’écriture » doit se lire, d’après la suggestion de
Gorni, comme un syntagme)13 sera alors replacé dans le contexte
de cette transition accomplie, d’un canon de composition encore
fortement oral à un autre canon où l’écriture est devenue désor¬
mais pleinement autonome. Telle est la partie, si décisive et ris¬
quée, qui se joue dans le corps de n’Ayna.

IV. ANAGOGIE

Dans les recherches modernes sur les structures métriques, la


méticulosité de la description s’accompagne rarement d’une intel¬
ligence adéquate de leur signification dans l’économie globale du
texte poétique. À part quelques allusions chez Hôlderlin (la théo¬
rie de la césure dans l’Anmerkung à la traduction d’Œdipe), Hegel
(la rime comme compensation à la prépondérance du signifié thé¬
matique), Mallarmé (la crise de vers qu’il laisse en héritage à la
poésie européenne du XXe siècle) et Kommerell (la signification
théologique - ou, mieux, a-théologique - des Freirbythmen), une
philosophie de la métrique fait du reste presque entièrement défaut
à notre époque. Est-il possible de tirer de l’anatomie spéciale du
* « l’usage du chant amoureux / qui apaisait tous mes soucis. » (trad. J. Risset).
CORN
47

corps de n Ayna quelque élément de départ pour aller dans ce sens ?


En tout cas, il est certain que la conscience d’un poète ne peut être
étudiée indépendamment de ses choix techniques.
Nous avons vu que le corn, comme point de rupture du corps
poétique, marque une disjonction entre tessiture harmonique et
tessiture mélodique, et entre oralité et écriture. Mais on ne com¬
prend pas le sens de ce phénomène - comme, en général, de tout
élément métrique - si on ne le place pas sur fond d’une autre oppo¬
sition formelle, celle entre son et sens, entre segmentation métrique
et segmentation syntaxique. C’est la conscience de l’importance de
cette opposition qui a conduit les chercheurs modernes à identifier
dans la possibilité de Y enjambement le seul critère distinctif de la
poésie par rapport à la prose (on définira alors la poésie comme
discours où il est possible d’opposer une limite métrique - qui, en
tant que telle, peut se faire aussi dans un contexte prosaïque - à
une limite syntaxique, et la prose comme discours où cela n’est pas
possible). \2enjambement marque donc thématiquement cette « cas¬
sure »14 entre pause métrique et pause syntaxique qui (comme le
montrent les analyses de Lote sur la pauza suspensiva et la pauza
plana)*5 caractérise, bien que dans une mesure moindre, également
la césure et la rime. En effet, qu’est-ce que la rime, sinon un décro¬
chement entre événement sémiotique (la répétition des sons) et
événement sémantique, qui fait que l’esprit cherche une analogie
de sens là où, déçue, il ne peut finalement que constater une cor¬
respondance de signe ? (La question, presque insoluble de facto,
de la genèse de ces éléments dans la poésie moderne, se résout de
iure sans difficulté, si on la rétablit chaque fois à l’interstice entre
son et sens qui définit le lieu même de la poésie).
Or, non seulement les auteurs de traités médiévaux montrent
qu’ils ont conscience de cette opposition*6, même s’il faudra attendre
Nicolô Tibino pour une définition pointue de Y enjambement (mul-
tociens enim accidit quod, finita consonantia, adhuc sensus ora-
tionis non est finitus) *7, mais un examen attentif montre que Dante
est parfaitement conscient de sa signification fondamentale à tous
les sens du terme. En effet, juste au moment de définir la canso
48 LA FIN DU POÈME

quant à ses éléments constitutifs, il oppose la cantio comme unité


de sens (sententia) à la stanza comme unité purement métrique (ars) :

Et circa hoc sciendum est quod vocabulum (stantia) per solius artis
respectum inventum est, videlicet ut in qua tota cantionis ars esset
contenta, illud diceretur stantia, hoc est mansio capax sive recepta-
culum totius artis. Nam quemadmodum cantio est gremium totius
sententiae, sic stantia totam artem ingremiat; nec licet aliquid artis
sequentibus adrogare, sed solam artem antecedentis induerez8.

Dante conçoit donc la structure de la canso comme étant fon¬


dée sur la relation entre une unité globale essentiellement séman¬
tique et des unités partielles essentiellement métriques; et il est
curieux qu’il exprime cette opposition justement au moyen d’une
image corporelle: le giron féminin, avec une assimilation impli¬
cite (reprise également un peu plus loin : de ipso corpore, II, X,
i ) de la canso à un corps composé d’organes métriques (et le verbe
ingremiare, recueillir en son sein, pourra aussi, comme son équi¬
valent insinuare, avoir un sens équivoque).
Le vers non relié (ou corn) n’apparaît plus seulement, dans cette
perspective, comme un instrument destiné à établir un lien for¬
mel métastrophique, mais aussi et surtout comme le lieu de fron¬
tière per superexcellentiam entre unité métrique et unité séman¬
tique. On comprend alors pourquoi Dante, adoptant une
improbable suggestion, appelle le vers isolé clavis (clé, mais aussi
clou, conformément à la double signification du terme, qui cor¬
respond d’ailleurs à l’originelle unité de la chose; il n’est que de
voir le jeu entre les deux sens dans Par., XXXII 125-126: « le
chiavi / coi chiavi »)**. En tant qu’elle ouvre (ou ferme: clavis
* « Il faut savoir sur ce point que le mot stance a été trouvé en vue de l’art poé¬
tique seul, c’est-à-dire en telle guise, que la forme où serait contenu tout l’art de la
chanson fût justement appelée « stance », c’est-à-dire chambre spacieuse où tout
l’art reçoit estage. Car de même que la chanson est le giron où prend vie tout un
sentiment, toute une pensée, de même la stance est le giron où tout l’art est conçu
et prend état; et il n’est point permis aux stances qui suivent la première de s’arro¬
ger telle ou telle beauté nouvelle; mais chacune se doit vêtir, sans plus, de l’art dont
s’est vêtue la première. » Trad. fçse éd. Pléiade. (N. d. T.)
** « les clés... / par les clous ». (N. d. T.).
CORN 49

quod claudat et aperiat, Isid. XX, 13, 5) le giron formel clos de


la stanza, la rime non reliée (le corn\) constitue un seuil entre
l’unité métrique de Yars et l’unité sémantique supérieure de la sen-
tentia. C’est pourquoi, dans les mains industrieuses d’Arnaut, elle
évolue pour ainsi dire naturellement en mot-rime pour structu¬
rer le mécanisme de la sextine : le mot-rime - il est bon de le sou¬
ligner - est en effet avant tout un point paradoxal d’indécidabi¬
lité entre un élément éminemment a-sémantique (la consonance)
et un élément par excellence sémantique (le mot). À l’endroit où
la rime attestait la déconnexion entre son et sens, entre intelli¬
gence et oreille, se trouve maintenant isolée une unité purement
sémantique, qui déçoit l’attente de la consonance, juste pour la
réveiller ensuite et l’accomplir là où il est presque impossible de
l’entendre (sinon silencieusement, « par force d’écriture »).
Le corps de la poésie apparaît donc parcouru par une double
tension (qui trouve dans le corn son apogée) : l’une qui tend à
écarter au maximum par tous les moyens le son et le sens, et
l’autre, inverse, qui vise à les faire coïncider; l’une qui essaie de
distinguer ponctuellement les deux girons, et l’autre qui voudrait
en révéler l’impossible fusion. À la limite, impossible à épuiser,
se trouve la glossolalie, où le sens s’estompe dans le son ou celui-
là dans celui-ci : le babariol, babanal, babarian de Guillaume IX
ou le Rapbel may amèch zab'i almi du Nemrod dantesque, tous
deux « au-delà ou en-deçà »Z9 du discours signifiant.

V. SEU SENSUS MYSTICUS

Il faudra alors s’arrêter plus tard, à la lumière de ceci, sur l’évo¬


cation rapide du vers non relié dans le De vulgari Eloquentia. Là,
pour souligner (non sans désinvolture) l’importance du terme,
Dante, au lieu de puiser dans la tradition des troubadours (entre
autres, dans les exemples d’Arnaut, qui lui étaient familiers), ren¬
voie à la communication orale d’un certain Gotto, Mantouan par
50 LA FIN DU POÈME

ailleurs inconnu, (qu’il conviendra de comprendre non comme


un improbable nom propre, mais comme « un Allemand de
Mantoue », c’est-à-dire moins un Minnesanger qu’un Juif, selon
la suggestion de Moshe Idel, le plus grand spécialiste actuel de la
littérature cabalistique du XIIIe siècle, se fondant sur la fréquente
équivalence Alemanno = Askhénaze).
En des pages comme toujours pertinentes, G. Gorni a remar¬
qué l’emploi caractéristique, pour les stilnovistes, des rimes non
reliées, que Guinizelli, dans le sonnet Caro padre meo, semble
opposer explicitement en tant que liens faibles (debel’vimi) à la
rime comme « nœud canonique » de la composition poétique30
(il est significatif que l’archétype négatif de Dante, Guittone, mette
tout son soin à éviter la rime non reliée dans ses cansos).
Dans le sillage de la dignité restaurée du vers-clé (ou clou) dans
l’économie poétique courtoise, il sera peut-être possible de lire de
façon moins naïve (ou, du moins, moins contradictoire) la défi¬
nition globale de la poétique « stilnoviste » au chant XXIV du
Purgatoire. La lecture triviale compromet de manière romantique
le thème dantesque en l’interprétant dans le sens d’une adhésion
plus étroite, par rapport au “nœud” de Guittone, entre sens et
son, entre dictée et texte poétique (la mythique « sincérité d’ins¬
piration » tournée en dérision par Contini). S’oppose entre autres
à cette lecture l’objection très ferme de la théorie de l’énonciation
poétique exposée par Dante au livre III du Convivio, auquel il
conviendra de rendre son rang programmatique, à tous les sens
du terme. Dante y définit l’événement poétique non dans une
convergence, mais dans un déconnexion entre intellect et langue,
qui donne lieu à une double « ineffabilité », où l’intellect ne par¬
vient pas à saisir (à « terminer ») ce que dit la langue et où la
langue n’est pas « parfaitement disciple » de ce que l’intelligence
comprend :

Car mes pensées, devisant de cette dame, souventes fois voulaient,


à son propos, conclure choses telles que je ne les pouvais entendre,
et m’égarais en guise que je paraissais en mes dehors quasiment
CORN
51

jeté hors de mes sens... Et telle est l’une des ineffabilités de ce que
j’ai pris pour thème; et par ensuite je narre l’autre... et je dis que
mes pensers - qui sont parler d’Amour - sonnent si doux que mon
âme, c’est-à-dire mon affection, brûle de pouvoir narrer cela de sa
langue; et ne le pouvant dire (...) telle est l’autre ineffabilité, à
savoir que la langue n’est point suivante accomplie de ce que voit
l’intellect... Je dis donc que mon insuffisance ressort doublement,
comme doublement me surpasse la hautesse de cette dame, en la
guise qui vient d’être dite. Car il me faut laisser, par pauvreté d’in¬
tellect, beaucoup de ce qui est vrai d’icelle, et qui rayonne quasi¬
ment en mon esprit, lequel à la façon d’un corps diaphane reçoit
cette clarté, sans qu’elle y trouve un terme : et c’est ce que je dis
dans le morceau suivant: « Et certes il me convient laisser d’abord ».
Puis quand je dis: « Et dans ce qu’il comprend », je dis que je ne
suis point suffisant à rapporter non seulement ces choses que mon
intellect ne soutient pas, voire même le tantet que je puis entendre,
pour ce que ma langue n’est mie de telle faconde, qu’elle pût dire
ce qui en ma pensée est conté d’icelle’1'. »

C’est une bonne chose que de s’attarder sur ce passage d’une


grande densité, où Dante expose rien moins qu’une conception
inédite et pas encore tout à fait admise de l’acte poétique. Prenons,
chez Thomas, le passage qui en constitue l’exemple immédiat:

In quibusdam locutio causât intellectum, sicut in his quae per dis¬


ciplina discuntur : unde contingit quod intellectus addiscentis non
pertingit ad virtutem locutionis ; et tune potest loqui ea quae audit,
sed non intelligit (...). Quandoque autem intellectus est causa locu¬
tionis, sicut in his quae per inventionem sciuntur ; inde in his intel¬
lectus locutionem excedit, et multa intelligantur quae proferri non
valent (I Sent. d. 37)**.
* Trad. fçse, Pléiade (N.d.T.).
** «En certains cas la parole est cause de compréhension, comme dans les choses
que l’on apprend par discipline: d’où il arrive que l’intellect de celui qui apprend
est inférieur à la force de l’expression; et alors il peut dire ce qu’il écoute, mais ne
comprend pas... Or quand l’intellect est cause de la parole, comme dans les choses
que l’on sait par invention, en ce cas l’intellect excède l’élocution, et beaucoup de
choses sont comprises qui ne peuvent être énoncées. » (N. d. T.).
52 LA FIN DU POÈME

Là, le philosophe situe de manière perspicace le processus d’ap¬


prentissage dans un double écart entre intellect et locution, où la
langue excède l’intellect (on parle sans comprendre) et l’intellect
dépasse la langue (on entend sans parler). Mais alors que Thomas
se limite à opposer deux modes distincts et, à tous les sens du
terme, séparés, de l’apprentissage (par discipline et par invention),
le génie de Dante est de les transformer en un mouvement double
mais synchrone qui parcourt l’acte poétique, dans lequel l’inven¬
tion s’inverse en discipline (en écoute) et la discipline, pour ainsi
dire à cause de sa propre insuffisance, en invention. Ce qui en
résulte n’est pas une poétique anachronique de la conjonction
intime entre son et sens, intelligence et parole, ni une plate, et tout
aussi anachronique, rhétorique de l’ineffable : mais, plutôt, le lieu
de la poésie est ici défini dans une déconnexion constitutive entre
l’intelligence et la langue, dans laquelle, tandis que la langue (« mue
presque d’elle-même ») parle sans pouvoir comprendre, l’intelli¬
gence comprend sans pouvoir parler.
C’est pourquoi Dante peut présenter cette insuffisance consti¬
tutive (« la débilité de l’intellect et l’étroitesse de notre parler »)
comme « une faute de laquelle je ne dois pas être accusé », dont
il a motif de s’accuser et « en même temps » de s’excuser. Étant
donnés, dans l’acte de parole (ou d’écoute), les deux processus
synchrones et inverses, celui de la langue vers l’intelligence et celui
de l’intelligence vers la parole, ils communiquent, pour ainsi dire,
à travers leur défaut, de sorte que (comme Dante le dira peu après)
leur imperfection coïncide, en vérité, avec leur perfection (III, 15,
9)-
Si telle est la structure de la dictée poétique, alors les tercets de
Pur., XXIV 49-63 devront être relus en conséquence. Avant tout
la double scansion spiralnoto et detta/uo significando (de même
que le redoublement 17 un) * correspond au double excès et à la

* « Je suis homme qui note, / quand Amour me souffle, et comme il dicte / au cœur,
je vais signifiant. » trad. fçse J. Risset. (N. d. T.).
CORN
53

double ineffabilité du Convivio qui, définitivement acquise comme


principe poétique heureux, délimite à présent l’espace où, vérita¬
blement, selon l’intention topique de Dante, l’invention peut s’in¬
verser en écoute (et transcription) et l’écoute en invention. Le
déplacement « serré » de la plume « derrière celui qui dicte » ne
pourra donc signifier une simple adhésion ; plutôt - dans la mesure
où la plume adhère à ce qui est dicté précisément en fonction de
sa propre insuffisance - il faudra restituer à « serré » le sens de
« empêché, en difficulté » que l’adjectif a constamment dans la
Comédie quand il se réfère à l’acte de parole (un seul exemple, in
Pur., XIV 126: « si m’ha nostra ragion la lingua stretta »). Mais,
de même, la rime nodo / ch’i’odo, qui revient plusieurs fois dans
la Comédie et toujours dans des contextes significatifs (Par., VII
53-55 ; Pur., XXIII 13-15 ; Pur., XVI 22-24) ne sera Pas non plus
fortuite, mais on pourra y découvrir, sans forcer, une évocation
à peine chiffrée de ce « clou » (ou clé) dont nous avons vu qu’il
marque, dans le De vulgari Eloquentia, la connexion-déconnexion
(presque la relation non reliée, comme par le moyen d’un clou,
justement) entre son et sens (alors que le « nœud » marquera
inversement l’arrogante tentative de faire coïncider son et sens,
comme chez Marcabrù : la razon ed vers lassar e faire). Et d’ailleurs,
peu après, Guinizelli ne le dévoile-t-il pas de la manière la plus
claire, lorsque, citant presque exactement les mots de Bonagiunta,
il dit: « Tu lasci tal vestigio/per quel cb’i’odo, in me, e tanto
chiaro/che Leté nol puô trarre né far bigio »* (Pur. XXVI, 106-
8) ? L’épisode de Bonagiunta dramatise donc en termes presque
cavalcantiens (les « plumes frappées de stupeur »), cette heureuse
déconnexion que le Convivio énonce sur un plan doctrinal, et qui
ne se recompose que dans l’esprit divin, quand entendant et intel¬
lect s’identifient, alors que toute tentative humaine de la dépas¬
ser oublie la distance qui sépare les deux « styles » (l’écriture de

* «Tu laisses une telle empreinte/en moi, par ce que tu m’as dit, et si claire/que
Léthé ne pourra l’effacer ni l’obscurcir. » Trad. fçse J. Risset. (N. d. T.).
LA FIN DU POÈME
54

la langue qui excède l’intellect et celle de l’intelligence qui excède


la langue) :

e quai più a gradir oltre si mette


non vede più da l’uno a l’altro stilo*.

Et n’est-ce pas justement ce qui advient dans toute énonciation


poétique authentique, où le mouvement de la langue en direction
du sens est comme parcouru en contre-chant par un autre dis¬
cours, qui va de l’intelligence au mot, sans qu’aucun des deux
accomplisse jamais son trajet entier pour se reposer l’un dans la
prose et l’autre dans le son pur ? Ou plutôt, en un point d’échange
décisif, c’est comme si les deux flux, en se rencontrant, prenaient
chacun la voie de l’autre, de sorte que la langue se trouve finale¬
ment reconduite à la langue et l’intelligence ramenée à l’intelli¬
gence. Ce chiasme inversé - et rien d’autre - est ce que nous appe¬
lons poésie; et tel est, en dehors de toute imprécision, son rude
croisement avec la pensée, l’essence pensante de la poésie et celle,
poétisante, de la pensée. Et de ce point de croisement (où, comme
en tout carrefour, la catastrophe est toujours possible) le « clou »
(ou clé) constitue le mécanisme d’échange, tout comme le corn
en imprime la trace dans le corps délirant de «’Ayna.

VI. ÉPILOGUE

Mais qui est n’Ayna, cet être fait à la fois de mots et de chair,
d’intelligence et de son, et dont nous avons exploré jusqu’aux
limites du possible l’anatomie amoureuse ? Certes celle-ci, si
brusque et vive, presque chaste dans son impudeur, se présente
comme une figure inversée de la domna genser que no say dir des

* « et celui qui veut aller au-delà / ne voit plus rien de l’un à l’autre style ». Trad.
fçse J. Risset. (N. d. T.)
CORN
55

troubadours, de cette « madone intelligence » que les poètes


d’amour élisent comme source et destin à la fois de leur chant.
En tant que telle, elle pourra faire penser à la « femmina balba »
(« femme bègue ») de Pur., XIX 7-15, la sirène à la langue trop
bien pendue, dont le ventre donne lieu à une exhibition pareille¬
ment obscène et où on a pu voir à juste titre une figure du « non-
chant » 3I. Cependant l’inversion ici se complique et, pour ainsi
dire, s’inverse à son tour.
En effet, nous considérons que nous en avons identifié l’arché¬
type dans un passage des gloses d’Erigène à Marziano Capella,
texte que la culture courtoise n’ignorait assurément pas. Nous y
lisons, à propos du nom de l’une des Muses 32 :

ANIA, intelligentia. Nia enim intelligentia, ab eo quod est NOYS


dicitur. A apud Grecos multa significat. Per vices enim negat, per
vices implet, sicut in hoc nomine ANIA: ibi enim auget sensum*.

Ayna est exactement l’inverse de Ania; mais comme, pour


Erigène, le A n’est pas privatif, mais intensif, de même le retour¬
nement de l’intelligence en n Ayna n’est pas simplement négatif,
mais va jusqu’au point (que l’acte du cornar exprime parodique-
ment) où l’intelligence s’opacifie en mots et les mots se taisent en
intelligence. Son corps onirique, en tant qu’il porte le blason inté¬
gral du corn, est le heu offert par le poète à la relation non reliée
et presque à la catastrophe réciproque du son et du sens, qui défi¬
nit l’expérience poétique. Qu’elle figure dans le No say que s’es
de Raimbaut d’Orange, c’est-à-dire dans une composition poé¬
tique dont la nouveauté inouïe consiste à se tenir en même temps
dans la poésie et dans la prose, voilà qui, maintenant, n’apparaî¬
tra certes pas comme incongru. Lieu d’un accomplissement et
d’une impossibilité, d’une perfection qui n’est possible qu’à tra-

* « ANIA, intelligence. En effet, NIA = intelligence, à partir de ce qui est appelé


NOUS. A, chez les Grecs, signifie beaucoup de choses. En effet, parfois (ce préfixe)
nie, parfois il accentue, comme dans le nom ANIA : là en effet, il donne un sens plus
fort. » (N. d. T.).
56 LA FIN DU POÈME

vers sa propre imperfection, «’Ayna est, peut-être, plus purement


que n’importe quel autre senbal féminin, le chiffre ultime du pro¬
jet des troubadours, flor enversa qui s’épanouit justement au seuil
de ce paradis terrestre, où Matelda, seulette, (encore un nom
inversé: ad letam) mène sa danse innocente. Et c’est seulement
après avoir rendu ce songe à son identité d’état civil que nous
pouvons à présent en prendre congé.
LE RÊVE DE LA LANGUE*

à Giovanni Pozzi et à Carlo Dionisotti


qui ont ouvert la voie à toute lecture du Polyphile.

I.

Les considérations qui suivent tentent de situer une œuvre très


célèbre, mais assurément peu lue, dans le lieu propre d’une lec¬
ture, c’est-à-dire de la rétablir dans une dimension où sa teneur
chosale et son contenu de vérité (ou bien, pourrions-nous dire
aussi, reprenant la thèse médiévale des différents sens des écri¬
tures, son sens littéral et son sens allégorico-moral) puissent se
recomposer en unité. En effet, s’il est vrai que toute lecture d’une
œuvre doit nécessairement se mesurer à la distance croissante
qu’instaure le temps entre ses divers niveaux de signification, il
est vrai aussi qu’une lecture ne se donne qu’au point où semble
se recomposer l’unité vivante qui faisait partie, à l’origine, de la
rédaction.
Ce devoir se heurte, dans notre cas, - c’est-à-dire dans le cas
de l’incunable anonyme imprimé à Venise en 1499, sous le titre
de Hypnerotomachia Polipbili - à un problème particulier. Aux
* Les citations de VHypnerotomachia renvoient à l’édition critique de G. Pozzi
et L. A. Ciapponi, Padoue, 1968, 2. volumes.
58 LA FIN DU POÈME

difficultés propres à une œuvre éloignée de nous de cinq siècles


et provenant d’un champ - l’Humanisme du XVe siècle - qui n’est
jamais parvenu à gagner un public moderne, l’incunable enve¬
loppé dans son parfait habit aldin semble ajouter un écart si grand
entre ses éléments qu’il se présente d’emblée comme une pièce
archéologique morte, sans précédents ni descendance, une sorte
d’emblème où - pour utiliser la terminologie des ces traités de
devises et blasons qui si souvent s’en sont inspirés - la volonté ingé¬
nieuse elle-même de l’auteur aurait séparé et à tout jamais disso¬
cié l’« âme » et le « corps ». Même les superbes illustrations, qui
ont tant fait pour la fortune du livre, contribuent assurément à ren¬
forcer cette impression hiéroglyphique et, somme toute, sépulcrale.
Pourtant Y Hypnerotomachia, s’il avait assurément à voir avec la
mort, n’était pas un simple exercice pédant substantiellement étran¬
ger à la partie vive de notre tradition littéraire, mais exprimait
plutôt de façon exemplaire la crise d’une de ses intentions les plus
profondes. Peut-être l’obsession philologique et l’amour exacerbé
pour la langue qui caractérisent l’Humanisme du XVe siècle, tout
comme le bilinguisme qui y est en question (et qui, sous diverses
formes, est présent d’un bout à l’autre de notre histoire littéraire),
cachent-ils un problème plus essentiel que ce que nous avons l’ha¬
bitude de penser. La modeste devise que Poliziano confiait au pro¬
logue de la Lamia (gramaticus, non philosophus) et qu’un texte
pas très éloigné de celui qui nous occupe formulait avec le scru¬
pule de paraître « philosophâtre » plutôt que commentateur {ne
philosophaster magis videar quant commentator* - ce sont les
termes de Beroalde -), doit alors suggérer que, dans ce contexte,
plus une œuvre semble se concentrer sur des problèmes philolo¬
giques et linguistiques, plus dense risque d’être son contenu de
vérité. C’est peut-être justement là que le critique ne doit pas
craindre le risque de la pensée, ni le commentateur celui de paraître
« philosophâtre ».

* « de peur de sembler plus philosophâtre que commentateur ». (N. d. T.)


LE RÊVE DE LA LANGUE 59

II.

Le commencement nécessaire de toute lecture du Polyphile est


constitué par une analyse de sa langue. L’effet d’étrangeté qu’elle
produit désoriente tellement le lecteur qu’il ne sait littéralement
pas en quelle langue il est train de lire, latin, langue vulgaire ou
un troisième idiome - peut-être celui qu’une parodie précoce du
XVIe définit justement comme lingua poliphylesca. Il ne s’agit pas

simplement d’un effet dû à l’éloignement temporel du texte. La


conscience de cet effet était si primordiale pour l’auteur et pour
les destinataires immédiats de l’œuvre, que nous la trouvons clai¬
rement énoncée in limine à l’incunable lui-même. Dans l’épître
latine de Leonardo Crasso qui ouvre le texte, nous lisons en effet :
Res una in eo miranda est, quod, cum nostrati lingua loquatur,
non minus ad eam cognoscendum opus sitgraeca et romana quam
tusca et vernacula (I, IX) ^. Voilà qui exprime parfaitement ce qui
dépayse toujours le lecteur moderne, même si on ne voit pas clai¬
rement ce qu’il faut entendre par « notre langue », le latin qu’uti¬
lise Leonardo ou la langue vulgaire du texte.
L’élégie anonyme au lecteur, qui vient un peu plus loin, confirme
ces concepts en parlant de nova lingua novusque sermo ** *** (I, X).
Et le poème de Matteo Visconti, ajouté à la copie de la
Staatsbibliothek de Berlin, dit, encore plus explicitement, à propos
de Poliphile : novum propemodum divinum eloquium nactus * * *
(II, 36).
Les chercheurs modernes ont analysé, même si ce n’est pas
encore d’une manière exhaustive, la langue de Polyphile. Les résul-

* « Il y a là une chose étonnante: bien qu’il s’agisse de notre langue, il faut pour
connaître le texte aussi bien les langues grecque et romaine que les langues toscane
et vernaculaire. » (N. d. T.)
« nouvelle langue et idiome nouveau ». (N. d. T.)
*** « ayant trouvé un langage nouveau et presque divin ». (N. d. T.)
6o LA FIN DU POÈME

tats auxquels ils sont parvenus confirment ce qui apparaît déjà


au premier dépouillement : la langue du livre est un unicum mons¬
trueux, où la base vulgaire subit une vigoureuse greffe lexicale
latine. D’après un chercheur qui a consacré à VHypnerotomacbia
un soin exemplaire, le texte est « une tentative de résoudre en une
formule pratique la querelle humaniste entre langue vulgaire et
latin, en conservant de l’une la réalité phonétique et morpholo¬
gique, et de l’autre la noblesse lexicale » \ Il ne s’agit pas sim¬
plement de l’intrusion de vocables franchement latins (et parfois
grecs) dans le lexique vulgaire, selon un processus d’accroisse¬
ment qui caractérise assurément l’histoire de la langue vulgaire
au XVe siècle; nous avons plutôt ici d’innombrables néologismes
par transposition séparée de radicaux et suffixes latins, qui don¬
nent naissance à des mots grammaticalement possibles, mais en
vérité in-ouïs, et dont la vie, dans la majeure partie des cas, reste
limitée à une unique apparition dans le songe de Polyphile.
Mais on ne comprend pas totalement le sens de cette opération
sur l’élément lexical si on ne le met pas en relation avec la struc¬
ture grammaticale et syntaxique particulière de la prose de
YHypnerotomacbia. Cette dernière, si elle accueille d’une part la
période longue et entrelacée du modèle de Boccace, la complique
et l’alourdit d’autre part d’une série de différés et d’anomalies \
dont le résultat ultime est de laisser de façon encore plus nette la
rigide étrangeté de l’élément lexical trancher sur le fond discur¬
sif des propositions.
Un objectif du même genre - d’ailleurs consciemment poursuivi
- a été observé chez Mallarmé3, où l’infinie complication syn¬
taxique de l’écriture tend à faire ressortir les mots dans leur iso¬
lement, en suspendant leur connexion sémantique dans ce qu’il
définissait comme un isolement de la parole. De cette manière,
écrit Mallarmé, les mots, retenus en « suspens vibratoire », sont
perçus par l’esprit indépendamment de leur connexion syntaxique
au contexte, en une sorte de pur reflet auto-référentiel :

Les mots d’eux-mêmes s’exaltent à mainte facette reconnue la plus


LE RÊVE DE LA LANGUE 6l

rare ou valant pour l’esprit, centre de suspens vibratoire; qui les


perçoit indépendamment de la suite ordinaire, projetés, en parois
de grotte, tant que dure leur mobilité ou principe, étant ce qui ne
se dit pas du discours4...

C’est ce jeu entre l’élément lexical et l’élément syntaxico-gram-


matical qui produit dans le Polyphile l’effet d’immobilité et presque
de raideur picturale qui a été remarqué par les exégètes, et que
les illustrations semblent multiplier comme dans un miroir. Nous
nous trouvons donc devant une langue où l’élément lexical semble
prendre ses aises avec l’élément syntaxico-grammatical, une langue
a-grammaticale, comme on l’a dit aussi : plus précisément, il ne
s’agit pas d’un discours a-grammatical, mais d’un langage où la
résistance des noms et des mots n’est pas immédiatement dissoute
et rendue transparente par la compréhension du sens global, de
sorte que l’élément lexical reste isolé et suspendu quelques ins¬
tants comme un matériau mort avant d’être articulé et dissous
dans le discours fluide du sens.
La langue du Polyphile est donc un discours en langue vulgaire
qui traîne derrière lui comme un boulet le squelette lexical des
noms latins, sans parvenir à les dissoudre intégralement et en leur
donnant plutôt une représentation héraldique, l’espace d’un ins¬
tant, en son propre sein. Nous pouvons alors dire que nous nous
trouvons face à un texte où une langue - le latin - se reflète dans
une autre - la langue vulgaire - en une déformation réciproque.
Ce que la langue vulgaire contient en soi sans le dire - ce qui reste
non dit dans le discours - est donc, dans ce cas, une autre langue,
le latin.
D’où l’impression de festina lente, d’une agitation retardée et
d’un retard essoufflé dans ces pages, où le rythme est constam¬
ment comme ralenti de l’intérieur; d’où cette « incertitude inso¬
luble entre éléments humanistes et éléments du xvC siècle » en
quoi Dionisotti résume parfaitement le caractère de l’œuvre ; d’où,
enfin, l’effet de rigidité sépulcrale et rêveuse d’une prose où le dis¬
cours ne vaut pas par ce qu’il dit, mais par ce qui en lui semble
62 LA FIN DU POÈME

rester non dit, et pourtant bien présent: comme dans un rêve, pré¬
cisément, ou comme dans un acrostiche, de la même façon que
le nom de l’auteur et celui de l’aimée, en un amoureux entrelacs,
sont secrètement transcrits en latin dans les initiales de chaque
chapitre : Poliam frater Franciscus Columna peramavit.

Ces considérations sur la langue doivent à présent nous guider


dans la lecture de l’Hypnerotomachia, si la teneur chosale d’une
œuvre ne peut être disjointe de son contenu de vérité, ni la langue
dans laquelle elle est écrite être indifférente à ses contenus réels.
Le livre est le récit d’un rêve : mais au centre de ce rêve se trouve
une figure de femme, Polia; et l’amour porté à cette femme est à
ce point l’unique et obsessionnel thème de l’œuvre que le prota¬
goniste masculin n’a d’autre réalité que celle qui se dissimule sous
le nom de Polyphile : l’amant de Polia, et toute l’aventure se laisse
décrire comme un « voyage dans les amoureuses flammes de Polia »
(I, 113). Qui est Polia ? Les réponses à cette question se sont sur¬
tout orientées vers l’identification historique, d’état civil, de la
femme réelle qui serait célébrée sous ce nom (par exemple, la nièce
de Teodoro de’Lelli, évêque de Trente) ou bien vers le déchiffre¬
ment de sa signification allégorique (par exemple, l’antiquité). Il
est évident que de telles recherches, bien que précieuses, n’offrent
pas grand-chose à l’intelligence de l’œuvre, tant qu’elles ne se
mesurent pas avec ce qui en constitue la particularité textuelle.
Que savons-nous de Polia ? Avant tout ce que nous apprend
son nom même. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Polia
(du grec polios, polia) signifie simplement « la grise, la vieille »,
et Poliphilus n’est rien d’autre que « celui qui aime la vieille ».
Une lecture des textes liminaires (dont certains probablement de
la main de l’auteur lui-même) permet d’ajouter à cette donnée -
en soi peu éclairante - quelques traits significatifs. Avant tout, la
LE RÊVE DE LA LANGUE 63

dédicace du livre nous informe que Polia, unique maîtresse et des¬


tinataire de l’œuvre, est aussi celle qui l’a « peinte » et « fabri¬
quée » : « lequel (livre) » - lisons-nous ici - « tu industriosamente
nell’amoroso core cum dorate sagitte in quello depincto et cum
la tua angelica effigie insignito et fabricato hai, che singularmente
padrona il possedi »* (I, 2). Polyphile s’est contenté de traduire
le livre du « style commencé » en celui existant, de sorte que Polia,
« optima opératrice e clavigera délia mente » * * ne peut recevoir
le moindre blâme pour ses défauts.
Le poème d’Andrea Bresciano nous apprend, en outre, que
Polia, dont le nom indiquait la vieillesse, est en vérité déjà morte,
et ne revit, morte, que grâce au rêve de Polyphile, qui la fait veiller
sur les lèvres des doctes :

O quam de cunctis felix mortalibus una es,


Polia, quae vivis mortua, sed melius :
Te, dum Poliphilus somno jacet obrutus alto,
Pervigilare facit docta per ora virum (I, XV)***.

Dans les deux épitaphes qui ferment le livre, la mort de Polia


(ou, mieux, sa vie de morte) est confirmée de manière plus expli¬
cite encore: Polia « vit enterrée » (« Felix Polia, quae sepulta
vivis... » ; I, 460) et Polyphile fait que, endormie, elle veille. Dans
les mots que Polia elle-même profère de la tombe, et par lesquels
le livre semble se présenter comme son mausolée, Polia n’est qu’une
fleur desséchée, qui ne pourra jamais revivre et que Polyphile a
tenté en vain de ranimer: « Heu Poliphile/ desine / flos sic exsic-
catus / nunquam reviviscit » (ibid.).
Polia, objet de l’amoureuse quête onirique de l’auteur, est donc
non seulement une vieille, mais une morte, que seul le rêve fait
* « ce livre, tu l’as industrieusement inventé dans ton cœur amoureux, avec des
flèches dorées, et tu l’as marqué de ton angélique image et tu l’as fabriqué, si bien
que tu en es seule maîtresse. » (N. d. T.).
** «excellente créatrice et porteuse de clés de l’esprit ». (N. d. T.).
*** «Ô combien de tous les mortels tu es seule heureuse, Polia, toi qui vis morte,
mais mieux: tandis que Polyphile gît accablé par un profond sommeil, il fait que tu
veilles sur les lèvres des doctes ». (N. d. T.).
64 LA FIN DU POÈME

vivre, et dont le livre entier est à la fois l’œuvre et le mausolée.


Pourquoi ? Que signifie la mort de Polia ? Toutes ces données, à
première vue impénétrables, deviennent parfaitement claires quand
on les relie non à une prétendue réalité référentielle, mais, en les
rendant à l’unité vivante de la lecture, à tout ce que nous avons
observé concernant la langue du Polyphile et son caractère auto¬
référentiel. Nous pouvons alors avancer comme hypothèse pre¬
mière ceci: Polia est la (langue) vieille, la (langue) morte, c’est-à-
dire ce latin que la rédaction inouïe du Polyphile, en son archaïque
rigidité lexicale, reflète dans le discours vulgaire, en une réflexion
réciproque et onirique. Et Poliphilus - celui qui aime Polia - est
une figure de l’amour du latin: amour impossible ou rêvé, parce
qu’amour d’une (langue) morte, qui tente d’en faire revivre la
fleur desséchée, en la transplantant dans les membres vivants de
la langue vulgaire. Dans ses propres membres, si Polyphile, celui
qui aime le latin, est, lui-même donc, figure d’un parler maternel
séparé de l’autre, dont l’amour est nécessairement, selon les termes
de la première lettre à Polia, vie dans l’autre et mort en soi-même
(I, 439). Puisque les mots latins morts, suspendus dans leur iso¬
lement, ressurgissent et revivent finalement, s’il est vrai que, en
dernière instance, nous comprenons, péniblement certes, le texte
de Polyphile. La réflexion d’une langue dans l’autre ne reste pas
inerte, ce n’est pas seulement le reflet de deux réalités séparées,
mais, comme en tout discours humain, ici quelque chose meurt
et quelque chose vit. La langue de YHypnerotomachia contient
alors une réflexion sur le langage, împlicte mais articulée, une
théorie des rapports entre langue vulgaire et latin qui doit être
portée à la lumière. L’acrostiche ne révèle pas seulement le nom
de l’auteur, mais aussi l’essentiel et insoluble bilinguisme, dont la
circularité est déjà inscrite dans le passage du titre latin à la langue
vulgaire du texte, et dans le retour au latin de l’épitaphe finale.
Cette hypothèse - provisoire - sur l’identité de Polia, en recon¬
duisant le texte sur le lieu d’une lecture possible, le rend en même
temps au contexte historique - l’Humanisme du Quattrocento et
la fracture de sa rhétorique entre latin et langue vulgaire - dans
LE RÊVE DE LA LANGUE
65

lequel il est né. Car, selon un paradoxe qui n’est qu’apparent, ce


furent précisément les humanistes, dans leur revendication pas¬
sionnée du latin, qui énoncèrent les premiers l’idée d’une vie, d’une
vieillesse et d’une renaissance - mais aussi, par le fait, d’une mort
- de la langue, et qui conçurent donc l’objet de leur plus vif amour
comme une langue morte et renaissante.

IV.

La reconstitution de la naissance du concept de langue morte


dans le contexte humaniste a déjà été faite par H. W. Klein5. Il
suffira ici de rappeler que l’on doit à Laurent de Médicis - dans
ce Comento sopra alcuni de’suoi sonetti qui précède d’environ
quinze ans la parution de VHypnerotomachia - la première ten¬
tative de comparaison entre le développement d’une langue et
celui d’un organisme vivant, établissant un parallèle entre les âges
de l’homme et ceux de la langue. « Avant tout, jusqu’à présent -
écrit-il - on peut dire que c’est l’adolescence de cette langue, car
elle devient plus élégante et noble. Et elle pourrait finalement dans
la jeunesse et l’âge adulte arriver à perfection plus grande
encore... ». Tout de suite après, parlant de la mort de la femme
à laquelle sont dédiés les sonnets, Laurent énonce le principe (qui
devait plus tard être textuellement appliqué à la langue dans un
célèbre dialogue de Varchi) selon lequel « c’est l’avis des bons phi¬
losophes que la corruption d’une chose est création d’une autre ».
Bien des années auparavant, dans un texte qui constitue la pre¬
mière histoire de la littérature latine, les Scriptorum illustrium
latinae linguae libri XVIII de Sicco Polenton, l’analogie
langue/organisme vivant avait été exprimée dans la métaphore
non de la mort et de la renaissance, mais d’un sommeil et d’un
réveil de la langue. À propos du renouveau de la culture latine à
l’époque de Dante, Sicco décrit avec un réalisme délicieux le réveil
des muses latines après un sommeil de mille années : « en ce temps,
66 LA FIN DU POÈME

comme le font les personnes encore enveloppées de sommeil, elles


commencèrent à bouger leurs membres, à se frotter les yeux et à
étirer leurs bras (...) (hoc vero tempore, ut somnolenti soient,
membra movere, oculos tergere, brachia extendere coeperunt...)
6. Mais, dans la préface au premier livre des Elegantiae, au moment
d’énoncer son programme passionné de restauration de la langue
latine, Lorenzo Valla parle déjà d’une mort (d’une quasi- mort)
des lettres latines, qui devront à présent se réveiller pour une vie
nouvelle (... ac paene cum litteris ipsis demortuae, hoc tempore
excitentur ac reviviscant).
Quand, bien des années plus tard, le débat humaniste prendra,
à partir de Bembo, la forme d’une « question de la langue » et
d’une opposition entre Humanisme vulgaire et Humanisme latin,
ce sera justement l’idée d’une mort de la langue - qui avait été
forgée aux fins de revendication du latin - qui fournira des armes
aux tenants de la langue vulgaire. Dans le Dialogo delle lingue
de Sperone Speroni (qui est de 1542, soit plus de quarante ans
après YHypnerotomacbia et presque vingt ans après les Prose
délia volgar lingua) croissance et mort du latin sont, en effet, un
phénomène naturel, comparable au cycle vital d’une plante : « car
ainsi le veut la nature : laquelle a décidé que tel arbre naît bien¬
tôt, fleurit et donne du fruit, et que tel autre tôt vieillit et meurt ».
En revanche, la langue vulgaire est un « rameau » qui n’a pas
encore atteint sa pleine floraison: « Moi je vous dis que cette
langue moderne, bien qu’elle soit d’un certain âge, n’est encore
pourtant que rameau tout petit et mince; qui n’a pas pleine flo¬
raison, et ne produit pas encore les fruits qu’elle peut faire ». Et,
dans la bouche du courtisan, qui se fait le porte-parole des rai¬
sons de la langue vulgaire, la supériorité de celle-ci sur le latin est
désormais simplement la supériorité du vivant sur le mort: « En
voulant la garder (la langue latine) dans votre bouche, morte
comme elle est, libre à vous de le faire : mais parlez entre vous vos
mots latins morts; et nous, idiots que nous sommes, laissez-nous
parler en paix nos mots vulgaires vivants, avec la langue que Dieu
nous a donnée7. »
LE RÊVE DE LA LANGUE 67

Quand les thèses de Bembo auront gagné leur bataille, dans


YErcolano de Varchi, soixante-dix ans après VHypnerotomachia,
les concepts de langue morte et de langue vivante sont désormais
un instrument clair de classification linguistique, qui nous est par¬
faitement familier (« parmi les langues, certaines sont vivantes,
et d’autres ne sont pas vivantes. Les langues non vivantes sont de
deux sortes; l’une desquelles nous appellerons tout à fait morte,
et l’autre à demi-vivante ».) Avec le temps, la question, âprement
débattue chez les humanistes, de savoir si la langue vulgaire était
« une langue neuve d’elle-même ou bien l’antique langue gâtée et
corrompue », est résolue dans le sens d’une relative mais solide
autonomie de la langue vulgaire (« ainsi cette langue sera consi¬
dérée comme neuve, bien qu’édifiée sur les bases de la langue
latine »8). Ici aussi, les mêmes idées qui avaient servi aux pre¬
mières générations humanistes (si convaincues de l’étrangeté sub¬
stantielle du vulgaire par rapport au latin qu’elles n’admettaient
pas la dérivation étymologique depuis le latin sans la médiation
du grec ou d’une langue barbare) pour fonder la supériorité du
latin, servent à présent à motiver l’excellence de la langue vul¬
gaire.
Dionisotti a justement observé que trop souvent et trop facile¬
ment les historiens modernes essaient d’expliquer le passage de
l’Humanisme latin à l’Humanisme vulgaire comme l’issue nor¬
male d’un conflit entre langue morte et langue vivante9. Un simple
coup d’œil aux dates des textes cités, montre que, dans les années
où fut écrite l’Hypnerotomacbia, l’idée d’une mort de la langue
n’a pas encore acquis son sens moderne, qui ne naît qu’en étroite
unité fonctionnelle avec la polémique contre le latin. Cela ne signi¬
fie pas que cette idée n’était pas déjà présente, mais seulement
qu’elle n’a pas le même sens en-deçà et au-delà de la ligne de par¬
tage établie par les Proses de la langue vulgaire : d’une part, condi¬
tion d’une renaissance et d’une restauration, de l’autre, sortie défi¬
nitive de l’usage parlé. Si nous voulons vérifier le sens et la
consistance de notre identification de Polia à la langue vieille et
à la langue morte, nous devons alors essayer de mesurer exacte-
68 LA FIN DU POÈME

ment cette différence et de pénétrer dans une zone où la crise de


la langue entre XVe et XVIe n’a pas encore pris la forme - si déter¬
minante pour notre tradition culturelle - d’une « question de la
langue ».

V.

Pour mesurer la nouveauté de l’idée du latin comme langue


morte, il convient de ne pas sous-évaluer le bouleversement qu’elle
impliquait par rapport aux conceptions du XIVe. Encore dans le
De vulgari Eloquentia et dans le Convivio, la langue morte et
périssable par excellence est la langue vulgaire, tandis que le latin
est « éternel et non corruptible » et, en tant que lingua grama-
tica, il est même ce qui met un frein à la caducité des langues. Le
fait est - qu’on y prenne bien garde - que le bilinguisme de Dante
et le bilinguisme des XVe et XVIe ne recouvrent en aucune manière
le même phénomène. Le premier correspond à l’opposition non
seulement entre deux langues, mais aussi entre deux expériences
différentes du langage, que Dante appelle langue maternelle et
langue grammaticale. La langue vulgaire est en effet une expé¬
rience de la parole absolument primordiale et immédiate (prima
locutio - De vulg. El., I, z, 21 ; « une et seule est d’abord dans
l’esprit », « celle qui est seule première dans tout l’esprit » - Conv.,
I, XII, 5-7), antérieure non seulement à tout autre langage, mais
aussi à toute science et à tout savoir, dont elle constitue la condi¬
tion nécessaire ( « ce mien vulgaire fut mon introducteur en la voie
de science, qui est suprême perfection, en ceci que par lui j’entrai
dans le latin et par son instrument le latin me fut montré... » -
Conv., I, XIII, 5). Ce caractère premier - qui est véritablement
quelque chose comme le séjour du logos dans le principe de la
théologie johannique - est, nous dit Dante, « raison d’amour géné¬
rateur », c’est-à-dire fondement de ce « très parfait amour que je
porte à ma parlure » qui est, pour lui, si important. Toutefois, en
LE RÊVE DE LA LANGUE 69

raison même de son caractère premier, c’est-à-dire justement parce


qu’il coïncide immédiatement avec l’illumination de l’esprit dont
jaillit la connaissance et qu’il fait l’expérience de l’« ineffabilité »
(Conv., III, IV, 1) qui y est implicite, le vulgaire peut seulement
suivre « usage » et non « art », et il est donc nécessairement caduc
et tout entier immergé dans une mort incessante. Parler en langue
vulgaire signifie même justement faire l’expérience de cette inces¬
sante mort et renaissance des mots, qu’aucune grammaire ne peut
complètement soigner (c’est pourquoi, in Conv., II, XIII, 10, Dante
dit que « les rayons de la raison » ne peuvent « trouver de terme »
dans le langage, « spécialement en matière de vocabulaire » ; en
effet, « certains vocables, certaines déclinaisons, certaines construc¬
tions sont en usage qui jadis n’étaient point, et beaucoup furent
jadis qui de nouveau seront »).
La lingua gramatica est, au contraire, la langue du savoir, locu-
tio secundaria, qui présuppose toujours le parler maternel et s’ap¬
prend, à travers ce dernier, par règle et étude, et est donc inalté¬
rable et éternelle (d’où l’apparente contradiction en vertu de
laquelle la noblesse plus grande du latin n’exclut pas le primat
génétique du vulgaire). Ce n’est qu’en replaçant le bilinguisme de
Dante dans le contexte de cette double expérience de la parole,
qui n’a été possible que dans le bref laps de temps entre l’appa¬
rition de la première conscience littéraire du vulgaire chez les
poètes d’amour et l’établissement des premières grammaires des
langues romanes (Las Leys d’amors sont des premières décennies
du XIVe et le Donat proensal décidément plus précoce ; mais pour
la grammaire italienne il faudra attendre jusqu’en 1516 les Règles
de Fortunio), que l’on peut comprendre le projet de Dante qui
est, précisément, la tentative de donner une stabilité à la langue
vulgaire - constituée comme langue de la poésie - sans la trans¬
former en une langue grammaticale.
Le bilinguisme des XVe et XVIe recouvre, lui, un rapport réglé et
instrumental avec le langage qui est, dans les deux cas, substan¬
tiellement homogène. La lutte entre le latin cicéronien et la langue
vulgaire du XIVe - tels que les concevait Bembo - est, du point de
70 LA FIN DU POÈME

vue de Dante, une lutte entre deux langues grammaticales : toutes


deux renoncent à l’expérience de la primauté de l’événement de
langage et semblent inconsciemment présupposer un savoir et une
pensée pré-linguistiques qui, en réalité, comme cela a été suggéré
par les penseurs latins du Moyen-Age tardif, pourraient coïnci¬
der avec le vernaculaire, curieusement laissé de côté dans les débats
sur la langue. La crise de la langue qui se déroule aux XV* et XVIe
n’est pas alors simplement l’opposition entre une langue morte
(ou à demi-vivante) et une langue vivante qui lui succède natu¬
rellement (d’ailleurs, comme les esprits les plus clairvoyants le
comprirent tout de suite, même le vulgaire du XIVe proposé par
Bembo était une langue morte, qui « ne se parle pas, mais s’ap¬
prend comme les langues mortes chez trois écrivains florentins »
affirme Bernardo Davanzati), mais plutôt le déclin définitif de
l’expérience du langage dont était née la poésie lyrique romane
et le radical changement de termes du bilinguisme.
L’antithèse dantesque entre langue vulgaire et grammaticale -
c’est-à-dire entre expérience du statut premier ou secondaire de
l’événement du langage (ou encore entre amour de la parole et
savoir de la parole) - sera alors remplacée - ce qui constitue un
tournant décisif dans la culture européenne - par l’antithèse entre
langue vivante et langue morte, qui en dissimule, et en bouleverse
même, la signification. Le bilinguisme essentiel de la parole
humaine est ainsi résolu par le fait de séparer et de repousser dia-
chroniquement en arrière l’un de ses termes, en tant que « langue
morte ». Mais ce qui meurt ainsi - le latin - n’est pas l’impéris¬
sable langue grammaticale de Dante, mais une langue maternelle
d’un nouveau genre, qui est déjà la lingua matrix de la philolo¬
gie du XVIIe, c’est-à-dire la langue originelle dont dérivent les autres
et dont la mort rend possibles l’intelligibilité et l’accès à la gram¬
maire des autres. En effet, seule la configuration du latin comme
langue morte a permis la transformation du vulgaire en une langue
grammaticale. Et ce fut justement l’idée de langue morte, recueillie
par la linguistique romantique, qui rendit possible la naissance
de la science du langage moderne. Car qu’est-ce que l’indo-euro-
LE RÊVE DE LA LANGUE
71

péen - dans la reconstruction duquel culmine l’édifice de la gram¬


maire comparée moderne - sinon l’idée d’une langue morte néces¬
sairement toujours déjà présupposée à chaque langue et qui, pré¬
sente justement dans son être-morte, soutient la parenté et
l’intelligibilité des langues ?
De ce point de vue, on peut dire que les premières générations
de l’Humanisme, qui avaient fait l’expérience passionnée de la
corruption et de la renaissance du latin, transférèrent au latin l’ex¬
périence du langage qui avait été originellement celle du vulgaire.
Ils expérimentaient ainsi le latin ressuscité d’une manière radica¬
lement nouvelle, qui n’était plus la langue grammaticale immo¬
bile du Moyen-Age, mais une langue vivante et, par là-même, cor¬
ruptible et mortelle. Ce n’est pas la pratique de l’Humanisme
cicéronien qui recueillit cette nouvelle expérience du latin, mais
la pratique courante de la philologie humaniste qui - de Poliziano
à Beroalde et à Pio -, avait concentré son attention lexicale sur
la faciès à la fois archaïque et tardive d’une latinité que la victoire
des thèses de Bembo devait rigidifier en canon. Dans la pratique
de cette philologie apparemment pédante, avec ses fouilles obses¬
sionnelles de vocables obsolètes et rares, le latin n’était pas une
langue instrumentale (qu’elle fût vivante ou morte), mais une
expérience où, comme dans la langue vulgaire des poètes d’amour,
étaient incessamment en jeu une mort et une renaissance. Ce n’est
qu’en retrouvant toute la complexité de cette problématique lin¬
guistique qu’il est possible de situer dans son contexte réel la
langue de YHypnerotomachia. Et c’est dans cette perspective que
nous devons considérer à présent ce qui est assurément l’une de
ses intentions les plus singulières : le fait que, dans le texte, l’aban¬
don de la langue vulgaire du xrC en faveur d’une passion lexicale
de type humaniste va de pair avec le recouvrement des instances
et contenus qui avaient été justement transmis à cette langue vul¬
gaire par la poésie lyrique amoureuse.
72 LA FIN DU POÈME

VI.

La proximité entre l’aventure d’amour narrée dans le Polyphile


et les thèmes de la poésie lyrique stilnoviste et dantesque a été
souvent observée. On a dit « Polyphile et Polia » comme « Dante
et Béatrice » et on a remarqué la façon dont, sous la vêture de la
nymphe du XVe, Polia reprend la fonction sotériologique et ins¬
tructrice de la femme de la poésie lyrique amoureuse, tandis que
Polyphile, pour sa part, est « humble et tremblant comme les
amants du dolce stil novo » io. C’est justement ce solide rapport
du texte à la poésie d’amour, et la récupération qu’il fait de la
figure féminine propre à la poésie lyrique stilnoviste, qui nous
permet de vérifier et d’approfondir notre hypothèse sur Polia. Car,
de même que la très singulière pratique linguistique de Polyphile
contient implicitement une réflexion sur la langue, ainsi, derrière
la théorie provençale et stilnoviste de l’amour, se trouve une
réflexion si radicale sur la parole poétique que seule la pseudo¬
scientificité d’une tradition herméneutique, qui s’est obstinée pen¬
dant des siècles à chercher les données référentielles au-delà des
éléments textuels, a pu empêcher d’en mesurer la nouveauté et
l’importance.
L’intelligence de ce qui, dans le texte poétique, se présentait
comme instance d’un nom et d’une figure féminine, a été mise
hors-jeu par le geste apparemment distrait dont Boccace, rap¬
portant un présumé commérage familial, identifiait Béatrice à la
fille de Folco Portinari, plus tard épouse de Simone de’Bardi. La
compréhension de ce geste qui, pour la poésie des troubadours,
avait déjà été accompli dans ces petites nouvelles germinales que
sont les Vidas et les Razos provençales, n’est possible que si on
le saisit dans son étroite solidarité avec celui par lequel Boccace
crée la nouvelle florentine. L’expérience amoureuse qui, chez les
Provençaux comme chez les stilnovistes, était expérience de l’ab¬
solue primauté de l’événement de parole sur la vie, du poetato
sur le vissuto, se renverse à présent dans l’idée que tout acte poé¬
tique consiste au contraire à poétiser un vécu, à mettre en mots
LE RÊVE DE LA LANGUE
73

- à narrer - un événement biographique. Mais à y bien regarder,


aussi bien Boccace que les auteurs inconnus des vidas de trouba¬
dours ne faisaient, en réalité, que porter à ses extrêmes consé¬
quences l’intention des poètes d’amour : en construisant une anec¬
dote biographique pour expliquer un poème, ils inventaient le
vécu à partir du poétisé, et non inversement. Si l’expérience dan¬
tesque de l’absolue primauté de la parole était une « vie nou¬
velle », comme dans l’évangile de Jean il est dit que ce qui s’en¬
gendre dans la parole est vie, alors vraiment, en un certain sens,
Béatrice était une demoiselle florentine.
Que l’indication de Boccace ne doive en aucun cas être lue dans
un sens purement biographico-référentiel, cela avait déjà été sug¬
géré par Boccace lui-même. Répondant dans un sonnet à l’accu¬
sation de ceux qui lui reprochaient d’avoir révélé les mystères de
la poésie aux non-initiés, il écrivait ceci:

Moi j’ai mis en galère sans biscuit


le vulgaire ingrat, et sans pilote
je l’ai laissé sur la mer qu’il ignore,
bien qu’il croie être maître et docte11.

Depuis cinq siècles, le peuple ingrat des italianistes, répétant


l’historiette de Bice Portinari, continue à errer sans pilote sur une
mer inconnue, tout en se croyant maître et docte. Il ne sera donc
pas intempestif de dévoiler ce que tout chercheur intelligent a,
explicitement ou implicitement, toujours su: que Béatrice est le
nom de l’expérience amoureuse de l’événement de parole qui est
en jeu dans le texte poétique lui-même. Nom et amour de la langue,
donc, mais de la langue entendue non comme une langue gram¬
maticale, mais, au sens où nous l’avons vu, comme séjour absolu
dans le principe de la parole, surgissement du vers à partir du pur
néant {de dreit nien, selon l’incipit du vers de Guillaume IX). C’est
justement cette absolue primauté de la parole qui la constitue
comme cause et objet suprême d’amour, au moment même où elle
en ratifie le caractère caduc et périssable. Dans cette perspective,
la mort de Béatrice, en tant que moment essentiel de l’expérience
LA FIN DU POÈME
74

dantesque de la parole, et l’instance de la langue édénique per¬


due, dans le premier livre du De vulgari Eloquentia, acquièrent
toute leur signification : après avoir essayé - dans une praxis poé¬
tique, et non grammaticale - de conférer stabilité et durée à la
langue vulgaire, en la soustrayant à la confusion babélique, Dante
avait fini par accepter sans réticence dans la Comédie le carac¬
tère irrémédiablement périssable de toute langue maternelle, en
affirmant, par la bouche d’Adam, que déjà avant la construction
de la tour, la langue édénique était « toute éteinte » (Par., XXVI
124-129).

Dans YHypnerotomachia, l’exigence d’un statut primordial,


d’une vetustas édénique de la parole, se rattache non à la ferme
opposition entre parler maternel et langue grammaticale, mais à
une situation où la langue vulgaire est en train de devenir une
langue grammaticale et le latin une langue morte. C’est pourquoi
on ne peut définir avec cohérence sa langue ni comme langue
maternelle ni comme langue grammaticale, ni comme langue
vivante ni comme langue morte, mais comme étant les deux choses
en même temps. En ramenant de manière drastique les différents
niveaux du bilinguisme sur un plan unique, elle nous présente la
langue comme champ de bataille et d’opposition entre des exi¬
gences inconciliables. Mais cette lutte est, selon le modèle de la
poésie lyrique, une bataille et une dottanza amoureuse, une éro-
tomachia où a lieu, en un dépaysement réciproque - un incessant
échange de vie et de mort entre langue vulgaire et latin. Si le dis¬
cord était, dans la poésie lyrique provençale et stilnoviste, cette
forme poétique où les diverses langues maternelles, dans leur dif¬
férend babélique, étaient appelées à témoigner de l’amour pour
l’unique langue lointaine, alors nous pouvons dire que
YElypnerotomachia est un discord de type tout à fait neuf, où les
diverses langues se sont interpénétrées et montrent ainsi l’intime
discorde de toute langue avec elle-même, le bilinguisme implicite
en toute parole humaine.
Pouvons-nous voir encore, maintenant, en Polia - la vieille
langue - simplement une figure du latin ? Un autre indice nous
LE RÊVE DE LA LANGUE
75

est fourni par une œuvre dont les dépouillements de Pozzi et


Ciapponi montrent qu’elle a été amplement consultée par l’au¬
teur. Dans les Etimologie d’Isidore (IX, I, 6), la pensée médiévale,
unissant une précoce conscience historique à une considération
méta-historique des faits linguistiques, avait défini quatre âges ou
quatre figures de la langue latine. Dans la liste d’Isidore, la pre¬
mière reçoit le nom de Prisca et on dit d’elle que vetustissimi
Italiae sub Iano et Saturno sunt usi, incondita, ut se habent car-
mina saliorum*. Prisca, l’antique, est le latin, non comme langue
du savoir, mais comme langue inconnue de l’âge d’or, équivalent
de la langue prébabélique de la tradition biblique, à laquelle se
rattachent, comme incompréhensible survivance, les fragments
des chants saliens. Dans l’expérience de cette informe dimension
originelle de la langue, la figure de Polia se joint certainement à
la pratique de la philologie humaniste soi-disant pédante. Mais,
en même temps, par son intrusion dans le contexte vulgaire,
l’amour de Polia et Polyphile peut devenir figure de cette parfaite
auto-référentialité de la langue, par quoi l’objet de la quête amou¬
reuse du livre coïncide avec la langue même dans laquelle le livre
est écrit. Cette langue - Polia, la vieille - n’est, comme nous l’avons
vu, ni le latin ni la langue vulgaire, ni une langue vivante ni une
langue morte, mais - si le livre est un rêve - une langue rêvée, le
rêve d’une langue inconnue et toute neuve, qui n’existe que tant
que dure sa réalité textuelle. Rêve de la langue, où le génitif de la
a assurément valeur objective (au sens où est rêvée ici une langue
inconnue), mais aussi valeur subjective, si, comme il est dit dans
la dédicace, le livre a été fait par Polia elle-même. (Et d’ailleurs,
tout rêve n’implique-t-il pas un problème de bilinguisme, le rêve
n’est-il pas une dimension non pas au-delà des langues mais entre
les langues, et, en tant que tel, nécessitant une interprétation et
une Deutung}).
Dans sa parfaite auto-référentialité, le livre réalise complète¬
ment - bien qu’à travers seulement son bilinguisme tout à fait
* « les plus anciens l’ont employée au temps de Janus et de Saturne, confuse,
comme sont les chants saliens. » (N. d. T.).
76 LA FIN DU POÈME

particulier - le projet d’un séjour absolu de la parole dans le prin¬


cipe, que les stilnovistes et Dante avaient tenté dans leur poésie.
Mais, tandis que Béatrice, la langue de Dante, avec l’affaiblisse¬
ment de son opposition originelle à une grammaire, est entrée,
fût-ce moyennant des malentendus de tout genre, dans une his¬
toire linguistique dans le sillon de laquelle nous évoluons encore
aujourd’hui, après cinq siècles Polia gît encore intacte, aussi morte
et inextinguible dans son rêve clos qu’au moment où l’auteur -
quel qu’il soit - l’avait confiée aux papiers de l’incunable. Mais,
en vérité, ce rêve pas du tout inactuel est de nouveau rêvé chaque
fois (et les occasions n’ont pas manqué jusque dans notre histoire
littéraire récente, depuis les glossolalies et xénoglossies pasco-
liennes jusqu’aux archaïsmes et aux néologismes de Gadda et aux
intrusions de plus en plus fréquentes du dialecte dans le corps de
la langue) que, à travers la restauration du bilinguisme et de la
discorde implicite en chaque langue, on essaie d’évoquer, dans sa
transparente auto-référentialité, cette langue pure qui, absente de
toute langue instrumentale, rend possible la parole des hommes.
Le rêve de la vieille - le rêve de la langue - dure encore. Comment
pourrions-nous enfin l’éveiller, de quelle manière pourrions-nous,
nous les êtres parlants, nous éveiller du rêve de la langue et sor¬
tir une fois pour toutes de l’illusion du bilinguisme - si tant est
que soit possible une parole humaine univoque et radicalement
soustraite à tout bilinguisme -, cela reste en-dehors du champ de
cette communication, circonscrite par le thème du séminaire aux
« langages du rêve ».
IV.

PASCOLI ET LA PENSÉE DE LA VOIX

à Gianfranco Contini

C’est Gianfranco Contini qui a été le premier à caractériser la


poétique de Pascoli, au-delà de son artisanat poétique en latin,
comme aspiration à œuvrer dans une langue morte. Ayant l’am¬
bition, commune à tous les grands décadents européens (mais qui
a peut-être en Italie une descendance plus tenace), de travailler
dans une langue inédite, Pascoli se serait placé devant le langage
comme devant une « réserve d’objets poétiques qui furent vivants
et auxquels il faut rendre la vie ». D’où sa façon d’annexer à la
langue normale des langues spéciales (« jusqu’à celles, très spé¬
ciales, que sont les séquences phoniques des noms propres »);
d’où, également, le recours obstiné à cette langue a-grammaticale
ou pré-grammaticale qu’est l’onomatopée (la « présence insup¬
portable des oiseaux » qui agaçait tant Pintor). Il serait inutile de
réaffirmer ici la précision de ce diagnostic. Remarquons plutôt
que Contini aurait pu citer un autre texte pascolien où la poé¬
tique de la langue morte est, en tant que telle, explicitement for¬
mulée. Dans un passage des Pensieri scolastici, polémiquant contre
la proposition de supprimer l’enseignement du grec dans les écoles,
il écrit: «... la langue des poètes est toujours une langue morte »
7§ LA FIN DU POÈME

et ajoute aussitôt après: « il est curieux de se dire: langue morte


qu’on utilise afin de donner plus de vie à la pensée ».
Prenons comme point de départ cette dernière phrase pour pour¬
suivre notre réflexion sur le rapport entre langue morte et poé¬
sie, pour interroger donc la poésie de Pascoli dans une dimension
où n’est plus en question simplement sa poétique, mais sa dictée :
la dictée de la poésie, si nous désignons par ce terme (que nous
reprenons du vocabulaire poétique médiéval, mais qui n’a jamais
cessé d’être familier à notre tradition poétique) l’expérience de
l’avènement originel de la parole. La poésie - dit Pascoli - parle
dans une langue morte, mais la langue morte est ce qui donne vie
à la pensée. La pensée vive de la mort des mots. Penser, écrire de
la poésie, signifieraient, dans cette perspective, faire l’expérience
de la mort de la parole, proférer (et ressusciter) les paroles mortes.
Contini observe que le problème de la mort des mots angoissait
Pascoli autant que celui de la mort des créatures. Mais de quelle
manière et dans quel sens une langue morte peut-elle donner vie
à la pensée ? Comment la poésie accomplit-elle cette expérience
des paroles mortes ? Et qu’est-ce donc - puisque c’est de cela qu’il
s’agit - qu’une parole morte ?

Dans un passage du De Trinitate (X, I, z) - qui constitue l’un


des premiers lieux où se présente, dans la culture occidentale,
l’idée, qui nous est aujourd’hui familière, d’une langue morte -
Augustin fait une méditation sur un mot mort, un vocabulum
emortuum. Supposons - dit-il - que quelqu’un entende un signal
inconnu, le son d’un mot dont il ignore le sens, par exemple le
mot temetum (mot désuet pour vinum). Assurément, ignorant ce
que veut dire ce mot, il désirera le savoir. Mais, pour cela, il est
nécessaire qu’il sache déjà que le son qu’il a entendu n’est pas un
mot vide (inanem vocem), le pur son te-me-tum, mais un son signi-
PASCOLI ET LA PENSÉE DE LA VOIX 79

fiant. Sans quoi ce mot trisyllabique serait déjà connu pleinement


au moment où il est perçu par l’ouïe :

quoi d’autre chercherions-nous en lui pour mieux le connaître, du


moment que toutes ses lettres et la durée de chaque son sont
connues, si nous ne savions pas en même temps que c’est un signe
et si nous n’étions pas mus par le désir de savoir ce qu’il signifie ?
Donc, plus le mot est connu, mais sans l’être pleinement, plus l’es¬
prit désire connaître ce résidu de connaissance. En effet, si on
connaissait seulement l’existence de ce mot et qu’on ne sache pas
qu’il signifie quelque chose, on ne chercherait pas au-delà, une fois
le son sensible perçu, autant que possible, par la sensation. Mais
comme on sait déjà que non seulement il y a un mot, mais aussi
un signe, on veut en avoir parfaite connaissance. Or, on ne connaît
parfaitement aucun signe si on ne sait pas de quoi il est le signe.
Celui qui ardemment essaie de savoir et, enflammé de zèle, persé¬
vère, peut-on dire qu’il est sans amour ? Qu’aime-t-il donc ?
Certainement il n’est pas possible d’aimer quelque chose qui n’est
pas connu. Et il n’aime pas ces trois syllabes, qu’il connaît déjà.
Dira-t-on alors qu’il aime en elles le fait de savoir qu’elles signi¬
fient quelque chose ?...

Dans ce passage, l’expérience du mot mort se présente comme


expérience d’un mot proféré (d’une vox) en tant qu’il n’est plus
son pur (istas très syllabas), mais n’est pas encore signifié: expé¬
rience, donc, d’un signe comme pur vouloir-dire et intention de
signifier, avant et au-delà de tout avènement concret de significa¬
tion. Cette expérience d’un mot inconnu (verbum incognitum)
dans le no man’s land entre le son et le signifié est, pour Augustin,
l’expérience amoureuse comme volonté de savoir: à l’intention
de signifier sans signifié correspond, en effet, non la compréhen¬
sion logique, mais le désir de savoir (qui scire amat incognita, non
ipsa incognita, sed ipsum scire amat; l’amour est donc toujours
désir de savoir). Mais il est important de noter que le lieu de cette
expérience d’amour, qui montre la vox dans sa pureté originelle,
est un mot mort, un vocabulum emortuum: temetum.
8o LA FIN DU POÈME

(Faisons ici remarquer, en passant, qu’il n’est pas possible de


comprendre la théorie provençale et stilnoviste de l’amour sinon
comme un rappel de ce passage d’Augustin: Yamor de lonh est,
précisément, le pari que soit possible un amour qui ne passe jamais
du côté du savoir, un amare ipsa incognita, c’est-à-dire une expé¬
rience du mot - et ici aussi, certes pas par hasard, mot obscur et
rare : cars, bruns e tenhz mots - qui ne se traduit jamais en expé¬
rience logique de signifié).

Au XIe siècle, avant même la poésie, la logique médiévale a repris


l’expérience augustinienne du mot inconnu pour fonder sur elle
la dimension de signifié la plus universelle et originelle: celle de
l’être. Dans son objection à l’argument ontologique d’Anselme,
Gaunilon affirme la possibilité d’une expérience de pensée qui ne
signifie pas encore ni ne renvoie à une res, mais demeure dans la
« seule voix ». Reformulant l’expérimentation augustinienne, il
propose en effet une pensée qui pense

non tant le mot même, qui est une chose en quelque sorte vraie,
c’est-à-dire le son des syllabes et des lettres, que le signifié du mot
entendu; mais pas comme il est pensé par celui qui sait ce qu’on
a l’habitude de signifier par ce mot, mais plutôt comme il est pensé
par celui qui n’en connaît pas le sens et pense seulement selon le
mouvement de l’esprit en entendant ce terme et essaie de se repré¬
senter le sens du mot entendu.

Non plus pur son et pas encore signifié logique, cette « pensée
de la voix seule » (cogitatio secundum vocem solam) ouvre à la
pensée une dimension nouvelle, qui s’appuie sur le pur souffle de
la voix, sur la seule vox comme volonté in-signifiante de signifier.
PASCOLI ET LA PENSÉE DE LA VOIX 81

IV.

Dans I Cor., XIV, 1-25, Paul expose sa minutieuse critique de la


pratique linguistique de la communauté chrétienne de Corinthe :

Celui qui parle une langue inconnue (o lalôn glôsse, qui loquitur
lingua, se méprend saint Jérôme) ne parle pas aux hommes, mais
à Dieu; en effet personne ne l’entend, mais il parle en esprit des
choses cachées... celui qui parle une langue inconnue s’édifie lui-
même, au lieu que celui qui prophétise édifie l’Église de Dieu...
aussi, mes frères, quand je viendrais vous parler en des langues
inconnues, quelle utilité vous apporterais-je, si ce n’est que je vous
parle en vous instruisant, ou par la révélation, ou par la science,
ou par la prophétie, ou par la doctrine?... De même, si la langue
que vous parlez n’est pas intelligible, comment pourra-t-on savoir
ce que vous dites? Vous ne parlerez qu’en l’air... si donc je n’en¬
tends pas ce que signifient les paroles, je serai barbare pour celui
à qui je parle et celui qui me parle me sera barbare... c’est pour¬
quoi que celui qui parle une langue demande à Dieu le don de l’in¬
terpréter, car si je prie en une langue que je n’entends pas, mon
cœur prie mais mon esprit et mon intelligence sont sans fruit...
Mes frères, ne soyez point enfants pour n’avoir point de sagesse...*

Comment devons-nous entendre le lalein glôsse du texte ? Glôssa


- comme cela est désormais admis aussi par l’herméneutique du
Nouveau-Testament - signifie « mot étranger à la langue d’usage,
terme obscur, dont on ne comprend pas le sens ». Telle est la signi¬
fication qu’a le terme déjà chez Aristote; mais Quintilien encore
parle de glossemata comme voces minus usitatae, appartenant à
la lingua secretior, quam Graeci glôssas vocant. La glossolalie
n’est donc pas une pure profération de sons inarticulés, mais un
« parler en glosses », c’est-à-dire en mots dont on ne connaît pas
le sens, exactement comme le temetum d’Augustin. Si je ne connais
pas la dunamis (encore un terme grammatical, qui signifie : valeur

Traduction de L. I. Lemaître de Sacy. (N. d. T.).


82 LA FIN DU POÈME

sémantique) du mot - dit Paul - je serai, par rapport à celui qui


parle, un barbare et celui qui parle sera en moi un barbare.
L’expression « celui qui parle en émoi » pose un problème, que
la Vulgate a contourné en interprétant en émoi par mihi, à moi.
Mais Yen émoi du texte ne peut signifier que « en moi » et ce que
Paul entend par là est parfaitement clair : si je prononce des mots
dont je ne comprends pas le sens, celui qui parle en moi, la voix
qui les profère, le principe même de la parole en moi sera quelque
chose de barbare, qui ne sait parler, ne sait ce qu’il dit. Parler-en-
glosse signifie donc faire l’expérience, en soi-même, d’une parole
barbare, qu’on ne connaît pas; expérience d’un parler « infan¬
tile » (« mes frères, ne soyez point enfants pour n’avoir point de
sagesse... »), où l’intellect reste « sans fruit ».

V.

Qu’est-ce, pour Pascoli, que l’expérience de la langue morte


comme « langue des poètes » ? Est-il possible de retrouver aussi
dans sa poésie une dimension du langage qui, se présentant avec
les caractères que nous venons d’esquisser pour la « pensée de la
voix seule » et pour la glossolalie, se situe entre le retrait du son
pur et l’avènement du signifié ? Et, s’il en est ainsi, serait-il pos¬
sible d’interpréter de façon nouvelle et, en même temps, de rame¬
ner à une unité aussi bien la poétique de la langue morte que
l’onomatopée et le phonosymbolisme pascoliens ? Constamment,
nous sommes devant le texte de Pascoli comme le « barbare » qui
ne connaît pas la dunamis des mots. « Il y a de petits mots que
l’on comprend mal » et qui en réalité - malgré le glossaire qui
clôt (et n’ouvre pas !) les Canti di Castelvecchio - ne veulent pas
être interprétés, ni sortir de leur pur vouloir-dire du parler en
glossa. Contini déjà a remarqué la valeur purement phonosym¬
bolique de « zillano » dans L’amorosa giornata ; mais l’observa¬
tion pourrait s’étendre à schiletta, sericcia, accia, gronchio, grasce,
PASCOLI ET LA PENSÉE DE LA VOIX 83

stiglie, astile, palestrita, stiampa, sprillo, tarmolo, strino, legoro,


cuccolo, guaime, et d’innombrables autres mots, comme aussi
aux xénoglossies de Italy et de The bammerless gun (ces dernières
étant disséminées parmi les onomatopées ornithologiques).
Pascoli compte sur un lecteur qui ne connaisse pas tous les mots
qu’il emploie; comme le dit le « poète de la langue morte » du
texte pascolien homonyme, la poésie, comme la religion, a besoin
« des mots qui voilent et donc obscurcissent leur signification, des
mots, je veux dire, étrangers à l’usage présent » (et qui, toutefois,
sont employés « pour donner plus de vie à la pensée » ). Glossolalie
et xénoglossie sont le symbole de la mort de la langue : elles repré¬
sentent la sortie du langage hors de sa dimension sémantique et
son retour dans la sphère originelle du pur vouloir-dire (non pas
pur son, cependant, mais langage et pensée de la voix seule).
Pensée et langage, dirions-nous aujourd’hui, des purs phonèmes:
car que peut signifier le fait de noter une intention de significa¬
tion distincte du son pur et, toutefois, pas encore signifiante, sinon
reconnaître les phonèmes d’une langue, ces éléments négatifs et
purement différentiels, qui - nous dit la linguistique moderne -
sont dépourvus de signification mais rendent possible la signifi¬
cation ?
Il ne s’agit donc pas à proprement parler de phonosymbolisme,
mais d’une sphère, pour ainsi dire, en-deçà ou au-delà du son,
qui ne symbolise rien, mais indique simplement une intention de
signification, c’est-à-dire la voix dans sa pureté originelle; indi¬
cation qui ne se situe ni dans le son pur ni dans le signifié, mais,
pourrions-nous dire, dans les purs grammata, dans les pures lettres,
justement, comme cette « noire semence » du langage qui, dans
le Piccolo aratore des Myricae, fleurit ensuite dans un monde
sonore et vivant; ces mêmes lettres qui, recueillies en « javelles »
(encore une glossal), dans le Piccolo mietitore parlent entre leurs
dents « comme nous, mieux que nous ».
84 LA FIN DU POÈME

VI.

Nous devons entendre de façon analogue les onomatopées pas-


coliennes, ces siccecé, uid, videvitt, scilp, zisteretetet, trr trr terit,
fru, sii sii, ces grincements, bruissements, crépitements, qui peu¬
plent les vers des Canti et des Myricae et que le poète lui-même
assimile, à propos de la langue des hirondelles, à une langue morte,
« qu’on ne sait plus ». On a coutume de définir l’onomatopée
comme langage pré-grammatical ou a-grammatical (« ce langage
- écrit Contini - n’a rien à voir en tant que tel avec la gram¬
maire »). Dans l’introduction aux Principes de phonologie,
Troubetskoï, à propos de l’imitation vocale des sons naturels, écrit
ceci : « Si quelqu’un raconte une aventure de chasse et, pour rendre
son récit vivant, imite un cri animal ou n’importe quel autre bruit
naturel, il doit, à ce moment, interrompre son récit : le son natu¬
rel imité est, alors, un corps étranger qui reste en dehors du dis¬
cours représentatif normal ».
Mais est-il vraiment sûr que les onomatopées pascoliennes soient
un langage pré-grammatical ? Et, avant tout, que signifie « lan¬
gage pré-grammatical » ? Un tel langage - une dimension non
grammatisée du langage humain - est-il seulement pensable ?
Les grammairiens de l’Antiquité commençaient leurs traités par
la voix {phone). La voix, comme pur son naturel, n’entre pour¬
tant pas dans la grammaire. En effet, celle-ci commence par la
distinction première entre la « voix confuse » des animaux (phone
agrâmmatos, que les Latins traduisent : vox illitterata, quae litte-
ris comprehendi non potest, qui ne peut s’écrire, comme Yequo-
rum hinnitus et la rabies canum*) et la voix humaine que l’on
peut transcrire (engrâmmatos) et articulée. Une classification plus
subtile, d’origine stoïcienne, distingue toutefois la voix de façon
plus floue.

On doit savoir - lit-on dans la Téknè grammatikê de Denys de


Thrace - que, parmi les sons, certains sont articulés et transcrip-

* « le hennissement des chevaux et la fureur des chiens. » (N. d. T.).


PASCOLI ET LA PENSÉE DE LA VOIX
85

tibles (engrâmmatoi), comme les nôtres ; d’autres inarticulés et non


transcriptibles, comme le crépitement du feu et le fracas de la pierre
ou du bois ; d’autres encore inarticulés et cependant transcriptibles,
comme les imitations des animaux dépourvus de raison, comme
le brekekéks et le koi, ces sons sont inarticulés, parce que nous ne
savons ce qu’ils signifient, mais ils sont engrâmmatoi parce qu’ils
peuvent s’écrire...

Arrêtons-nous sur ces sons inarticulés et pourtant « gramma-


tisés », sur ces brekekéks et koi si semblables aux onomatopées
pascoliennes, et demandons-nous ceci: qu’advient-il à la voix
confuse des animaux pour qu’elle devienne engrammatos, pour
qu’elle soit comprise dans les lettres ? En entrant dans les gram-
mata, en s’écrivant, elle se détache de la voix de la nature, inar¬
ticulée et intranscriptible, pour se montrer, dans les lettres, comme
un pur vouloir-dire dont la signification est ignorée (tout à fait
semblable en cela à la glossolalie et au vocabulum emortuum
d’Augustin). Le seul critère qui permette de la distinguer de la
voix articulée est, en effet, que « nous ne savons ce qu’elle signi¬
fie ». Le gramma, la lettre, est donc le symbole, non signifiant en
soi, d’une intention de signification qui s’accomplira dans le lan¬
gage articulé ; le brekekéks, le koi et autres imitations des sons
animaux saisissent la voix de la nature au moment où elle émerge
de la mer infinie du pur son, mais n’est pas encore devenue lan¬
gage signifiant.
C’est à la lumière de ces considérations qu’il nous faut exami¬
ner à présent les onomatopées pascoliennes. Il ne s’agit pas de
purs sons naturels qui interrompent simplement le discours arti¬
culé; il n’y a pas - il ne pourrait y avoir - dans la poésie pasco-
lienne - comme en aucun langage humain - présence de la voix
animale, mais plutôt seulement une trace de son absence, de son
« mourir » en se grammatisant dans une pure intention de signi¬
fication. Comme la scbilletta de Caprona (dans les Canti cli
Castelvecchio), ces sons n’appartiennent à rien de vivant, c’est
une cloche au cou d’une « ombre », d’un animal mort, qui conti¬
nue encore à sonner entre les mains d’un « petit enfant » qui « ne
86 LA FIN DU POÈME

parle pas ». Le son - comme dans le poème homonyme des Canti


- n’est saisi « qu’au moment où il meurt », comme un vouloir-
dire (« pour dire tant et tant de choses ») qui, en tant que tel, ne
peut dire et signifier autre chose que le « souffle » d’un nom propre
(Zvanî). Dans cette perspective, le son mort équivaut assurément
à la langue morte des hirondelles dans Addio : langage certes non
pré-grammatical, mais purement et absolument grammatical, au
sens le plus strict et originel du mot: phoné engrâmmatos, vox
litterata.

V II.

C’est donc la lettre qui est la dimension où glossolalie et ono¬


matopée, poétique de la langue morte et poétique du son mort,
convergent en un lieu unique, où Pascoli situe l’expérience la plus
propre de la dictée poétique : celle où il peut saisir la langue à
l’instant où elle s’enfonce, en mourant, dans la voix et la voix au
moment où, émergeant du son pur, passe (c’est-à-dire meurt) dans
le signifié. Dans la poésie de Pascoli, glossolalie et onomatopée
parlent d’un même lieu, même si elles semblent le parcourir en
deux sens opposés. D’où le caractère exemplaire de ces vers où
l’onomatopée passe en langage articulé et le langage articulé en
onomatopée :

Finch... finché nel cielo volai


V’è di voi chi vide... vide... videvitt
Anch’io anch’io chio chio chio

D’où aussi, dans la poésie pascolienne, le statut particulier du


nom propre (de ce mot dont la sphère de signification pose des
problèmes presque insurmontables aux linguistes, et dont
Jakobson dit qu’il n’a, proprement, pas de signification, mais
marque un simple renvoi du code à soi-même), qui, à la limite
PASCOLI ET LA PENSÉE DE LA VOIX
87

entre onomatopée et glossolalie, semble constituer un obscur point


de passage entre voix et langue. Si Zvanî est le « souffle » de la
voix « au moment où elle meurt », dans Lapide le nom propre
inscrit sur la tombe d’une jeune fille est explicitement défini comme
la « pensée » que le vivant, en mourant, exhale dans le langage :

Lascia argentei il cardo al leggiero


tuo alito i pappi suoi corne
il morente alla morte un pensiero
vago, ultimo: l’ombra di un nome.

Et, dans les chapelets onomastiques de Gog et Magog, qui rap¬


pellent la tour de Babel du Nemrod dantesque,

di Mong, Mosach, Thubal, Aneg, Ageg,


Assur, Pothim, Cephar, Alan, a me !

la pure langue des noms, où s’est écrite la voix morte, se dégrade


et se confond avec la glossolalie des mots qui « voilent et obs¬
curcissent leur signification ».
L’expérience de ce « passage » - qui constitue le lieu de la dictée
poétique pascolienne - est une expérience de mort. En effet, ce
n’est qu’en mourant dans la lettre que la voix animale se destine
comme pur vouloir-dire signifiant au langage signifiant, et ce n’est
qu’en mourant que la langue articulée peut faire retour au giron
confus de la voix dont elle est née. La poésie est expérience de la
lettre, mais la lettre a son lieu dans la mort: mort de la voix (ono¬
matopée) ou mort de la langue (glossolalie), toutes deux coïnci¬
dant dans la brève fulgurance des grammata.

VIII.

Dans cette dimension nous pouvons mieux comprendre aussi


la théorie de l’enfant où Pascoli a essayé de saisir l’expérience
88 LA FIN DU POÈME

propre de la poésie dans les termes d’une dictée (l’enfant « dicte


à l’intérieur » comme l’amour chez Dante). Si, devant le texte pas-
colien, le lecteur se trouve souvent comme le barbare de Paul igno¬
rant la dynamis des mots, la prétention qui caractérise authenti¬
quement l’expérience pascolienne de la dictée est aussi que « celui
qui parle » dans le poète soit un barbare, qui parle sans savoir ce
qu’il dit, c’est-à-dire qui parle en proférant la parole dans son état
naissant, comme pur vouloir-dire et langue des noms. De façon
cohérente par rapport à ces principes, la dictée de l’enfant est sai¬
sie généralement en termes de voix (« il confond sa voix avec la
nôtre (...) on n’entend qu’une palpitation, un cri et un gémisse¬
ment (...) une sonnerie qui résonne comme celle d’une cloche (...)
en entendre le babillage ») et il apparaît comme « l’Adam qui le
premier donne des noms » ; mais il est décisif que, dans les poèmes
du Ritorno a san Mauro qui ferment les Canti, sa figure se dévoile
comme figure sépulcrale, profil ombré d’un mort, qui s’estompe
et se confond presque avec les traits de cette autre morte qu’est
la mère. Tous les poèmes du Ritorno a san Mauro s’éclairent sin¬
gulièrement si nous les lisons comme un dialogue avec la langue
morte (la mère) et avec la voix morte (le petit enfant), qui à pré¬
sent trahissent leur unité secrète. Dans Mia Madré, la voix infan¬
tile demeure, en effet, près de la mère morte :

Tra i pigolii dei nidi


io vi sentii la voce
mia di fanciullo...

et, dans Giovannino, le petit enfant habite à la limite du cime¬


tière et il est désormais clairement l’équivalent, dans sa fonction
poétique, de la figure maternelle. Et c’est cette vision sépulcrale
qui est au centre du poème où Pascoli a saisi, de la façon pour lui
la plus aboutie, sa propre expérience de la dictée: La tessitrice,
qui renferme dans un dialogue entre le poète et la voix l’événe¬
ment terrible de la parole poétique.
Ici - au cœur de la dictée - on n’entend pas « le son d’une
PASCOLI ET LA PENSÉE DE LA VOIX 89

parole », le métier qui a tissé la toile de la langue « ne résonne


(...) plus » et tout n’est que « signe muet ». Jusqu’à ce que, à la
question deux fois posée, « pourquoi ne résonne-t-il pas? », la
vierge vocale (petit enfant et muse, voix et langue maternelle)
dévoile son irrémédiable mort:

E piange, e piange - Mio dolce amore,


non t’hanno detto ? non lo sai tu ?
Io non son viva che nel tuo cuore.

Morta ! Si, morta ! Se tesso, tesso


per te soltanto...

Ainsi La tessitrice dit la vérité que II fanciullino gardait encore


cachée : qu’il n’y a pas de petit enfant, que la voix infantile qui
dicte le poème est une voix morte, de même qu’est une langue
morte la seule qui en recueille la dictée. (D’où l’inadéquation des
critiques si souvent adressées au Fanciullino - qui aurait
« confondu le petit enfant nature et le petit enfant poésie »
n’est pas en question ici simplement une « voix de la nature » ou
une poétique déterminée, mais l’articulation, purement négative,
entre vivant et langage, où voix et langue se confondent dans la
mort). Nous pouvons inscrire ce trait pascolien au nombre des
marques les plus profondes du paysage culturel italien : la volonté
et la conscience d’œuvrer dans une langue morte, c’est-à-dire indi¬
viduelle et artificiellement construite, glossolalique au sens que
l’on a vu, avec ou sans « prière d’interprétation ». Qu’on ne pense
pas seulement aux noms qui viennent tout de suite à l’esprit parmi
les écrivains du XXe siècle: Gadda et Montale, Pasolini, Noventa,
Zanzotto, mais aussi à ces prosateurs qui travaillent dans un
domaine apparemment différent, Longhi, par exemple, dont les
« scandelle » dans l’essai sur Serodine donnent à la phrase une
coloration pascolienne. Tel est le difficile et énigmatique rapport
de ce peuple avec sa mère-langue : il ne peut se retrouver en elle
que s’il parvient à la sentir morte, et c’est seulement en la dissé¬
quant en pièces et morceaux anatomiques qu’il peut l’aimer et la
90 LA FIN DU POÈME

faire sienne. La mort de Béatrice conditionne - ici aussi - toute


notre tradition littéraire et Laura {Yaura) de Pétrarque n’est que
le souffle de la voix - et, celui-ci, finalement, n’est que « aura
morta » - brise morte.

IX.

Le langage humain est donc toujours, pour Pascoli, « langage


qui ne résonne plus sur des lèvres de vivants », au double sens
qu’il est nécessairement une langue morte ou une voix morte,
mais, en tout cas, jamais voix vivante de l’homme, parole d’un
vivant. Pascoli - pourrions-nous dire - est descendu comme Faust
dans le Royaume des Mères, de ces déesses qui gardent « ce qui
depuis longtemps n’existe plus », et dans lesquelles nous devons
voir une figure des langues-mères, des matrices linguae de
Scaligero; et, comme Faust, il a découvert qu’elles sont mortes,
qu’autour de leur tête ne planent que des images « mobiles, mais
sans vie » (même s’il est possible, grâce à une incantation, de les
animer musicalement, de les faire chanter). Et, avec elles, la voix
de la nature est aussi inaccessible et morte. (Et n’est-il pas vrai
que chacune de nos paroles est « lettre morte », langue morte qui
nous est transmise par les morts et jamais ne peut jaillir de quelque
chose de vivant ? Comment est-il alors possible que ces paroles
sans vie deviennent, soudain, notre vive voix, et que, pour un
moment, dans le cœur du poète, les lettres mortes chantent et
vivent ?)
Parler, faire des vers, penser, ne peuvent alors signifier, dans
cette perspective, que ceci: faire expérience de la lettre comme
expérience de la mort de sa propre langue et de sa propre voix.
Voilà ce que signifie être « homme de lettres », tant est sérieuse
et extrême, pour Pascoli, l’expérience des lettres. Pascoli, « lui
qui, vu de dos, ressemblait à un fermier », lui qui a assurément
écrit « un nombre incroyable de mauvais poèmes », est alors, vrai-
PASCOLI ET LA PENSÉE DE LA VOIX 91

ment, « le plus européen de nos poètes de la fin du siècle » : poète


de la métaphysique à l’époque de son déclin, il accomplit jusqu’au
bout l’expérience du mythologème originel de celle-ci: le mytho-
logème de la voix, de sa mort et de sa conservation mnésique dans
la lettre.
C’est justement pour cela que, au moment où nous enregistrons
la cohérence et la rigueur de sa leçon, nous devons cependant
poser aussi la question qui doit - ici - rester provisoirement sans
réponse: une expérience de la parole qui ne soit pas, au sens où
on l’a vu, expérience de la lettre, est-elle possible ? Est-il possible
de parler, de faire de la poésie, de penser, au-delà de la lettre, au-
delà de la mort de la voix et de la mort de la langue ?
LA DICTÉE DE LA POÉSIE

l.

Le problème du rapport entre poésie et vie a donné lieu à des


équivoques si tenaces qu’il est, à juste titre, tombé en discrédit.
Sa légitimité a pourtant des titres au moins aussi anciens que la
définition même de l’homme comme « vivant doté de langage ».
Son caractère problématique coïncide avec les difficultés que cette
formule, en apparence triviale, n’a jamais cessé de poser à la pen¬
sée. Que signifie, pour un être vivant, parler ? Le langage est-il,
comme cela semblerait évident, une création et une expression de
l’homme vivant, ou est-ce plutôt, comme nous ne sommes que
trop enclins à le croire aujourd’hui, le contraire ? Vie et parole
constituent-elles une unité bien articulée, ou, plutôt, reste-t-il
ouverte entre elles une béance que ni l’existence individuelle ni le
développement historique de l’humanité ne parviennent jamais à
combler entièrement ?
C’est sur ce terrain accidenté que la théologie d’abord, et, plus
tard seulement, la psychologie et la biologie, ont installé leurs
chantiers. Quand la critique littéraire et l’esthétique sont parve¬
nues à formuler, par rapport à l’œuvre d’art, le problème du rap¬
port entre vécu et poétisé, le terrain sur lequel il aurait pu être
correctement posé était déjà à tout jamais recouvert et altéré.
94 LA FIN DU POÈME

II.

C’est de ce territoire qu’il conviendrait tout d’abord de tracer


une stratigraphie sommaire. Les travaux de fouilles dans la direc¬
tion ici indiquée font en effet presque totalement défaut. Aux yeux
du chercheur, ce qui devrait être le lieu le plus propre de l’œuvre
poétique se présente, au contraire, comme un vaste champ à demi
submergé par le marais psychologique, où surnagent çà et là d’im¬
posantes ruines et quelques torses théologiques. Sur ce sol incer¬
tain et presque sans contact avec lui, restent suspendus les minces
pilotis de la recherche littéraire. Les structures de l’œuvre litté¬
raire que la science du texte moderne a commencé, depuis quelques
décennies, à mettre en lumière, s’enfoncent, en dernière instance,
sur le même genre de terrain. Le fécond travail d’analyse qu’elle a
entrepris n’a été rendu possible que par une epoché qui a mis rigou¬
reusement entre parenthèses tous les éléments psychologiques et
biographiques. De cette manière, ce qui venait au premier plan dans
les recherches du formalisme, sans toutefois apparaître clairement
à la conscience, était cependant un présupposé typiquement théo¬
logique: le séjour du logos dans Varché, c’est-à-dire le statut abso¬
lument premier du langage. Cette persistance non remise en ques¬
tion d’un fondement théologique se manifeste dans le fait que la
structure originale de l’œuvre poétique reste marquée par une néga¬
tivité : la primauté du logos devient ainsi bientôt le primat du signi¬
fiant et de la lettre, et l’origine se dévoile comme trace. (C’est ce
sur quoi s’établit la fabrique déconstructionniste).

III.

Dans le prologue de l’Évangile de Jean, l’entrelacs de la vie (zoê)


et de la parole (logos) est exprimé dans la formule suivante:
LA DICTÉE DE LA POÉSIE
95

Toutes choses ont été faites par lui (le Logos) et rien de ce qui a
été fait n’a été fait sans lui; dans lui était la vie, et la vie était la
lumière des hommes"'.

Mais jusqu’au IVe siècle, quand le texte fut altéré pour com¬
battre l’hérésie arienne, et ensuite longtemps encore dans les com¬
mentaires des premiers Pères et dans la version latine qui précède
la Vulgate, le texte se présentait dans une version différente, qui
en modifie notablement le sens:

Toutes choses ont été faites par lui, et rien n’a été fait sans lui, et
ce qui a été fait en lui était la vie, et la vie était la lumière des
hommes.

Commentant ces versets, le gnostique Ptolémée écrit : « Toutes


choses ont été faites par le Logos, mais la vie a été faite en lui. Celle-
ci, qui a été générée en lui, lui est plus intime (oikoiotéra) que ce
qui a été généré par lui; elle fait une seule et même chose avec lui
et fructifie à travers lui ». Dans le même sens, Origène écrit: « La
vie même se génère en survenant à la parole (épiginetai tô logo) et,
une fois générée, reste inséparable (achoristos) de lui ».
La vie est ce qui se génère dans la parole et reste en elle insé¬
parable et intime. Ce lien indéfectible entre parole et vie est l’hé¬
ritage que la théologie chrétienne a transmis à une littérature qui
n’est pas encore devenue entièrement profane.

IV.

Dans la tradition théologique qui naît du prologue johannique,


le rapport vie-langage va dans un sens exactement inverse par
rapport à la convention qui domine le concept moderne de bio-
* Trad. de Lemaître de Sacy (N. d. T.).
96 LA FIN DU POÈME

graphie. Cette tradition était, par ailleurs, si autorisée que non


seulement elle empêcha durablement la constitution d’un canon
biographique au sens moderne, mais influa aussi d’une manière
déterminante sur la façon dont, aux origines de la poésie lyrique
romane, les poètes conçurent leur rapport au vécu.
La rhétorique antique appelait ratio (ou ars) inveniendi (dis¬
tincte de la ratio iudicandi, qui concernait la vérité et la correc¬
tion des discours prononcés) la technique qui assurait à l’orateur
ou au poète l’accès au lieu (d’où le terme de topique) de la parole
pour y trouver l’argumentum dont il avait besoin à chaque fois.
La topique antique, dans la mesure où elle visait surtout la néces¬
sité pour l’orateur d’avoir toujours à sa disposition les « argu¬
ments » à traiter, s’affaiblit avec le temps en une mnémotech¬
nique, qui concevait les « lieux » de la parole comme des images
mnémoniques, dont la maîtrise assurait à l’orateur la faculté d’ar¬
gumenter son discours. Les premiers germes d’un changement de
cette conception païenne de Yinventio conséquemment au nou¬
veau statut archétypal du logos johannique, se trouvent déjà dans
le De Trinitate d’Augustin, où, avec une figure étymologique, Yin¬
ventio est interprétée comme in id venire quod quaeritur. L’homme
ne trouve donc la parole que moyennant un appetitus, un désir
amoureux, de sorte que l’événement de langage se présente comme
un entrelacement inextricable d’amour, de parole et de connais¬
sance : cum itaque se mens novit et amat, lungitur ei amore ver-
bum eius. Et quoniam amat notitiam et novit amorem, et verbum
in amore et amor in verbo, et utrumque in amante et dicente
(« donc tandis que l’esprit s’aime et se connaît, sa parole s’unit à
lui grâce à l’amour. Et puisqu’il aime la connaissance et connaît
l’amour, la parole est dans l’amour et l’amour dans la parole, et
tous deux dans l’amant et dans celui qui parle », De Trin. IX, io,
TS)-
Au cours du XIIe siècle, la topique et sa ratio inveniendi furent,
dans le sillage d’Augustin, interprétées d’une façon radicalement
nouvelle par les poètes provençaux et c’est de cette réinterpréta¬
tion que naquit la poésie lyrique européenne moderne. La ratio
LA DICTÉE DE LA POÉSIE 97

inveniendi devint, pour les poètes, razo de trobar, et ils tirèrent


de cette expression leur propre nom (trobador et trobairitz). La
nouvelle expérience de la parole, qui est ici en question, remonte
décidément plus loin que Yinventio classique: les troubadours ne
veulent pas reprendre des arguments déjà livrés à un topos, mais
veulent plutôt faire l’expérience de l’événement de langage lui-
même comme topos originel, qui a lieu dans une indémêlable
proximité d’amour, de parole et de connaissance. La razo, qui est
à la base de la poésie et constitue ce que les poètes appellent la
dictée (dictamen), n’est donc ni un événement biographique ni un
événement linguistique, mais, pour ainsi dire, une zone indiffé¬
renciée entre vécu et poétisé, un « vivre la parole » comme inépui¬
sable expérience amoureuse. Amor est le nom que les troubadours
donnent à cette expérience du séjour de la parole dans le prin¬
cipe, et amour est donc, pour eux, la razo de trobar par excel¬
lence.

V.

Aux XIIIe et XIVe siècles, les jongleurs et « scribes » (ainsi se défi¬


nissent-ils dans les chansonniers provençaux qu’ils rédigent), Uc
de Saint Cire et Miquel de la Tor composent en provençal les pre¬
miers exemples de biographie du domaine roman. Dans ces petites
nouvelles germinales (quelques-unes d’entre elles seront transpo¬
sées dans le Novellino), qui rapportent brièvement la vie des trou¬
badours et l’épisode qui est à l’origine de leurs poèmes, s’accom¬
plit un renversement du rapport poésie-vie qui définissait
l’expérience poétique des troubadours : ce qui, pour les trouba¬
dours, était un vivere la razo - c’est-à-dire faire l’expérience de
l’événement du langage comme amour, comme étroite unité entre
le vécu et le poétisé - devient à présent un ragionare il vissuto,
c’est-à-dire le fait de mettre en paroles des événements biogra¬
phiques.
98 L,A FIN DU POÈME

Mais les choses ne sont pas aussi simples. Prenons la razo de


la célèbre canso de Bernart de Ventadour: Quan vei la lauzeta
mover* :

Et il (Bernart) se rendit auprès de la duchesse de Normandie, qui


était jeune et s’entendait en honneur, mérite et belles paroles. Et
beaucoup lui plurent les vers et cansos de Bernart et elle l’accueillit
avec chaleur auprès d’elle. Aussi demeura-t-il longtemps à sa cour
et il tomba amoureux d’elle et elle de lui et il fit beaucoup de belles
cansos. Et il l’appelait « Alauzeta » (alouette) à cause d’un che¬
valier qui l’aimait et qu’elle appelait « Rai » (rayon). Et un jour le
chevalier vint auprès de la duchesse et entra dans sa chambre. La
dame, qui le vit, souleva alors le pan de son manteau et le lui mit
sur le cou et se laissa tomber sur le lit. Et Bernart vit tout, car une
servante de la dame lui montra tout en cachette : et c’est pour cette
razo qu’il fit la canso qui dit: Quan vei la lauzeta mover...

Il suffit d’un coup d’œil sur la canso de Bernart pour se rendre


compte immédiatement que l’auteur de la razo (qui, comme le
fera plus tard Boccace à propos de la Béatrice de Dante, affirme
qu’il rapporte un commérage familier) ne fait, en réalité, que por¬
ter à ses extrêmes conséquences le procédé des troubadours : avec
l’apparente intention de rapporter l’anecdote biographique qui
devrait expliquer le poème, il l’invente de toutes pièces (et en vérité
assez maladroitement) à partir des trois premiers vers de la canso
(Quan vei la lauzeta mover / de joi sos alas contra■ l rai / que
s’oblid’es laissa chazer...)**. Il construit donc le vécu à partir du
poétisé et non l’inverse (comme ce devrait être le cas selon le para¬
digme biographique auquel nous autres, modernes, sommes habi¬
tués).
Ce n’est pas un hasard si les vidas et les razos ont été écrites
(comme le montrent les italianismes qui en émaillent le lexique)
dans un milieu italien ou, de toute façon, pour un public italien.
* « Quand je vois l’alouette bouger... » (N. d.T.).
** « Quand je vois l’alouette bouger / de joie ses ailes contre un rayon / s’éva¬
nouir et se laisser tomber... » (trad. J. Roubaud) (N. d.T.).
LA DICTÉE DE LA POÉSIE
99
Car justement ici, selon un canon qui a dans la Mita nuova et dans
la Comédie ses moments topiques, la vie est conçue essentielle¬
ment comme fable ( fabula, c’est-à-dire, selon l’étymologie, quelque
chose qui a à voir essentiellement avec la parole, avec le fabulari).
Ce qui, dans le prologue johannique, était séjour inséparable de
la vie dans le logos, devient à présent fable, comédie, vie-dans-la-
parole (Ficin: « non la vie, mais la fable de la vie »). Dans le
contexte roman - il est bon de ne pas l’oublier — la narration (au
moins dans le sens de la nouvelle) naît comme razo de la poésie
lyrique. C’est grâce à l’inénarrable séjour in principio de la parole
poétique que quelque chose comme un vécu est généré par le nar¬
rateur. Telle est la « nouvelle » qu’il se contente de transcrire.

VI.

Delfini, ajoutant en 1956 une introduction à la seconde édition


de ses récits, a écrit pour II ricordo délia Basca la plus longue razo
qu’un poète ait jamais composée pour l’une de ses œuvres. Mais,
comme cela s’était déjà passé pour les biographies provençales,
dans ce cas aussi la razo risque de faire se fourvoyer le lecteur. En
effet, elle fait signe en direction du vécu de l’auteur, mais d’un vécu
(plus ou moins authentique) qui ne s’épuise en aucun cas dans les
événements biographiques qui le scandent. Et ce n’est pas pour
que le biographe futur soit dans l’impossibilité de vérifier éven¬
tuellement que, un jour d’été de telle ou telle année, une jeune fille
de quinze ans non italianophone soit apparue au jeune artiste dans
les rues de Lerici, de même qu’il est déjà incontestable qu’il a écrit
les Poesie délia fine del mondo après avoir rencontré à Parme une
dame dont il n’est que trop facile de fournir l’identité. Mais le fait
est que peut-être chez aucun écrivain du XXe siècle autant que chez
Delfini l’indétermination entre le vécu et le poétisé n’est aussi abso¬
lue; chez lui, la vie est vraiment seulement ce qui se génère dans
la parole. En ce sens, il est l’héritier le plus authentique de la tra-
100 LA FIN DU POÈME

dition des troubadours et des stilnovistes, et toute son œuvre peut


être vue comme une curieuse lettre de change tirée, sept siècles
après, sur la culture qui a produit les biographies provençales.
C’est pourquoi, remettant peu avant de partir pour son dernier
séjour romain ses lettres d’amour à Ugo et Michin Guanda, confus
de se trouver en possession d’un « document d’amour » si intime,
Delfini s’empresse de préciser sobrement qu’« il s’agissait après
tout d’une offre éditoriale ». L’« écriture psychologique spécu-
laire » qui, selon une géniale annotation kafkaïenne dans l’avant-
dernier cahier in-octavo, nous donne à penser que les hommes
sont constamment occupés à consolider leur propre vie par des
écritures et des justifications a posteriori, est ici redressée avec
détermination pour montrer, contre toute lecture psychologique,
qu’« en réalité l’homme érige sa vie sur ses propres justifications »,
puisque « personne ici ne crée autre chose que sa possibilité de vie
spirituelle ». C’est en tout cas sur ces archétypes que Delfini et
Kafka ont construit leur vie. C’est leur échec biographique (ou du
moins ce qui apparaît comme tel dans l’écriture renversée de la
psychologie) qui devait témoigner de l’authenticité théologale de
l’écriture (de sa position à 1 ’arcbé), et non l’écriture qui devait jus¬
tifier cet échec.

VII.

La pire erreur que pourrait commettre le lecteur des Poesie délia


fine del mondo serait de les lire comme une transcription immé¬
diate du vécu d’Antonio Delfini (une « vengeance privée », comme
cela a été inopportunément suggéré). La note qui clôt le recueil ne
laisse aucun doute quant à la position in principio de ces écrits,
avertissant le lecteur sans équivoque possible que « avant que le
poète n’ait écrit, non seulement n’existait pas une réalité, mais
encore la soi-disant réalité du public n’aurait même pas pu être
formulée ». La prétention d’antéposer au texte un vécu (la « soi-
LA DICTÉE DE LA POÉSIE 101

disant vie réelle ») appartient à « ceux qui, ne sachant et ne pou¬


vant vivre (sous-entendu: dans la parole) ne laissent pas vivre,
mais prétendent qu’officiellement on dise qu’ils vivent ». (Ce sont
les louches fantômes aux sobriquets obscènes qui apparaissent si
souvent dans le texte, où ils ont la même fonction que celle qui,
dans les cansos provençales, revient au lauzengier, au médisant).
Chez Delfini, le monde et la vie naissent avec la parole et dans
la parole. Pourquoi, alors, le titre parle-t-il si clairement d’une « fin
du monde », comme de quelque chose qui est incontestablement
déjà advenu (ou qui, de toute façon, est en train d’advenir) ?
Comment a-t-il pu se faire que la parole ne soit plus en mesure de
générer la vie et de la maintenir indissociable d’elle-même ? Et com¬
ment la parole de la poésie peut-elle inaugurer ici non pas une vita
nuova, mais un cataclysme cosmico-poétique sans précédent ?
Que Delfini ait été conscient des implications pour ainsi dire
théologiques de cette situation, cela est implicite dans l’un des
titres qui figure comme variante d’auteur dans les notes : Dio c’è,
ma il mondo no (Dieu existe, mais pas le monde.) On ne saurait
plus drastiquement exprimer la rupture du lien vie-poésie et logos-
cosmos, qui caractérise aussi bien le prologue johannique que la
dictée stilnoviste. Dans l’autre titre possible archivé en note, Scene
scatenate délia vita di provincia (Scènes détachées de la vie de
province), le participe « détachées » qualifie justement une vie qui
a brisé le lien qui l’unissait à la parole et n’est plus que « vie soi-
disant réelle », qui ne vit pas vraiment, mais peut seulement « pré¬
tendre » que l’on dise qu’elle vit.

VIII.

La catastrophe qui s’accomplit dans ces poèmes n’est donc rien


de moins que la rupture de la razo poétique, l’irrémédiable cas¬
sure de la dictée delfinienne. Cette déchirure, qui abandonne la
vie à son « vrai mauvais sort », se reflète cependant immédiate-
102 LA FIN DU POÈME

ment sur la poésie elle-même, devenue « poésie mauvaise », et


que, toutefois, le poète ne peut pas ne pas écrire (« c’est mon
devoir que d’écrire la poésie mauvaise », dit Yincipit d’un des
poèmes-clés du recueil). Le poète lui-même doit donc - et, dans
la catastrophe, c’est cela l’événement le plus atroce - rompre sa
propre dictée: « détacher ton horrible pensée de la plume/et du
papier c’est ce qu’ici l’on veut et l’on décrit » - comme pour dire :
exactement le contraire du devoir que Dante dans le Purgatoire
assignait, par la bouche de Bonagiunta, aux poètes d’amour («...
vos plumes / s’en vont serrées derrière celui qui dicte »*). C’est
pourquoi le poète se présente, dans le préambule, comme un
« assassin » : il est condamné à tuer sa « dame », c’est-à-dire sa
vie et sa poésie, sa vie-poésie (« l’unique voie possible est la mort »).
D’où l’inversion préalable de la figure féminine, à qui les poètes
d’amour confiaient l’image la plus intègre de leur dictée. La femme
(la Basca - la Basque, inscrite dans la tradition des senhal stilno-
vistes et provençaux, parmi les Béatrice, Giovanna, Miellz de
Domna, Dezirada, Bon Vezi), qui symbolisait l’unité du poétisé
et du vécu, de la vie dans la langue, arrachée maintenant de force
à la plume et à la parole, s’inverse en vie nue, symbole horrible
et obscur « de la fraude, de la trahison, du péché ».
Dans un célèbre sirventes (qui, pour la violence verbale, n’a
rien à envier aux invectives delfiniennes), Arnaut Daniel évoque
la figure de sa dictée comme une femme (dite n’Ayna), dont le
corps est rompu en un point (le corn, que la minutie des philo¬
logues essaie vainement d’identifier comme quelque orifice ou
sphincter féminins), duquel, en une sorte de tempête alchimique,
toute la vie menace de sortir sous forme de mystérieuse viscosité,
fumée fétide et humeur bouillante. Dans la dame aux multiples
noms, dans la « créature sordide, immonde » ou « fantôme infâme
et sale », à qui sont dédiées les Poesie délia fine del mondo, Delfini
voit devant lui cette vie (la vie de la femme, donc aussi sa propre
vie) en train de se séparer définitivement de la parole, de prendre

* Purg. XXIV 58-59. Trad. fçse de J. Risset. (N. d. T.).


LA DICTÉE DE LA POÉSIE 103

irrévocablement congé de la poésie pour devenir « vie réelle ».


Cet adieu, cette insoutenable vision, tel est le sujet des poèmes.

IX.

On comprend alors pourquoi Delfini, en préambule, définit les


Poesie délia fine del mondo comme un « anti-chansonnier ». Prise
à la lettre, cette définition contient une indication précieuse non
seulement pour la tradition littéraire dans laquelle se situe le
recueil, mais aussi pour l’expérience poétique qui s’y accomplit.
Dans la Vita nuova, Dante joue consciemment sur le titre de
l’œuvre, de sorte qu’il soit impossible d’y décider une fois pour
toutes entre le vécu et le poétisé, entre le livre de la mémoire (où
est écrite la mention Incipit vita nuova) et le libelle, où le poète
transcrit ce que le lecteur lira. La mention Vita nuova délimite donc
un indécidable entre vécu et poétisé. Considérons, au contraire, le
titre autographe du canzoniere de Pétrarque : Franceschi Petrarcbae
laureati poetae rerum vulgarium fragmenta (dans le manuscrit de
Chigi : fragmentorum liber). Ici l’auteur, rassemblant les poèmes en
un recueil que nous sommes habitués à considérer, improprement,
comme « l’aventure organique d’une âme », les éloigne du vécu
d’un geste résolument apotropaïque : il s’agit seulement de « frag¬
ments en langue vulgaire ». On ne pouvait dire de façon plus claire
que l’univers poétique dont étaient nés les projets provençal et stil-
noviste était désormais brisé et congédié à tout jamais (au terme
fragmenta, qui sonne de façon si moderne, il conviendra de resti¬
tuer son sens originel d’éclats, de restes d’une unité perdue, comme
chez Isidore XX, 2, 18: fragmenta, quia dividitur, ut fracta). Une
fois définitivement écartelée la dictée des troubadours, la vie se
trouve à présent d’un côté, et la poésie, de l’autre côté, n’est que
littérature, deuil de l’irrémissible mort de Laura.
Les Poesie délia fine del mondo sont un anti-chansonnier, parce
que c’est précisément cet écartèlement que Delfini ne parvient
104 LA FIN DU POÈME

aucunement à accepter. D’où la guerre furieuse que le poète, avec


ses dernières forces, déchaîne contre la « réalité », et qui est dans
la même mesure une lutte pour la poésie, pour empêcher que les
Poesie délia fine del mondo puissent jamais devenir un chanson¬
nier. C’est pourquoi il mobilise contre la « dame » pluri-hétéro-
nyme, torve senbal de la vie nue, le symbole lumineux de la vie
intégrale: la fillette à la rose enflammée, fille, naturellement, de
Guido Cavalcanti (qui représente ici avec autorité la tradition des
poètes d’amour).
Telle est la vision apocalyptique (qui, comme toute apocalypse,
donne un indice historique: l’un des plus grands mérites du recueil
est d’avoir fixé à tout jamais la faciès infernale des années cinquante
finissantes) que les Poesie délia fine del mondo évoquent et, en même
temps, conjurent avec une atroce bravade: que la vie sorte à tout
jamais de la parole (l’écriture, proche, de la poésie d’avant-garde
des années soixante allait bientôt, non sans inconscience, la mettre
à son actif) et prétende que l’on dise officiellement qu’elle vit. Ces
poèmes nous présentent l’expérience peut-être unique en ce siècle
d’un poète qui ne peut accepter que son vécu devienne biographie,
qu’il existe inexorablement en-dehors de la parole comme fait réel.
C’est pourquoi la vision la plus inhumaine dont témoigne le poète
( « grand a été mon courage ! » ) est que la « dame » (c’est-à-dire sa
vie) l’observe « tandis qu’(il) meurt ». Ici, comme dans certaines
brusques déchirures du tissu de la Basca, se dessine, indéfinie, fébrile
et comme ébréchée, la figure d’une expérience de la dictée poétique,
qui gît aussi loin des canons johannique et stilnoviste que du canon
pétrarquien, et dont le fruit est réservé aux générations poétiques
futures.
VI.

MANIÈRE IMPROPRE

Au moment de sa mort, survenue le 22 janvier 1990, Giorgio


Caproni préparait un recueil de poèmes, dont il avait anticipé en
plusieurs occasions, en public et en privé, le titre et le contenu
thématique, ainsi que le lien avec le recueil précédent. Une fois
établi (peu avant le 2 janvier 1987 ', sinon ce jour même) l’état
définitif du poème Res amissa, il notait en effet sur le manuscrit:

Ce poème sera le thème de mon nouveau livre (si je parviens à le


composer), suivi de variations, comme dans le Conte di K. le thème
est la Bête (le mal) sous ses diverses formes et métamorphoses.
Nous recevons tous en don quelque chose de précieux, qu’ensuite
nous perdons irrévocablement. (La Bête est le Mal. La res amissa
(la chose perdue) est le Bien).

Mais déjà dans la première ébauche du poème (non datée, mais


certainement postérieure ou simultanée aux premiers jours de
novembre 1986, date du séjour à Cologne durant lequel se pro¬
duit l’épisode qui fournit le point de départ) une autre annota¬
tion, d’abord dactylographiée, puis nerveusement poursuivie à la
io6 LA FIN DU POÈME

plume, dit ceci: « Tous (sans se rappeler de qui)/nous recevons


un don précieux/et nous le déposons si jalousement que nous ne
nous souvenons plus de l’endroit, ni même de quel don il s’agit
Res amissa Le contraire du Comte Centre la perte ».
Plus tard, dans l’interview accordée à Domenico Astengo
(Corriere del Ticino, 11-2-1989), Caproni confirmait:

Un poème (Generalizzando) qui, justement en généralisant, vou¬


drait être un peu la didascalie, ou le concentré, d’un livre auquel
je rêve et auquel je voudrais donner le titre, si je parviens à le com¬
poser, de Res amissa. L’idée m’est venue d’un fait très banal, mais
qu’il serait trop long de raconter ici. Il peut arriver à tout le monde
de ranger si jalousement une chose précieuse que l’on oublie ensuite
non seulement l’endroit où on l’a mise, mais même la nature pré¬
cise de cet objet. C’est un thème, dans son apparente simplicité,
très ambitieux, j’en conviens, surtout en raison des « variations »
qu’il peut engendrer. Cette fois, ce ne serait plus la chasse à la Bête,
comme dans le Conte di Kevenhüller, mais la chasse au Bien perdu.
Un Bien totalement laissé ad libitum du lecteur, peut-être identi¬
fiable, pour un croyant, à la Grâce, vu qu’il existe une « Grâce
amissible ». La Grâce ou quoi que ce soit du même genre. (De
toute façon, ce n’est pas mon cas, je crois).

Le point de départ d’une variation si « ambitieuse » peut aussi


bien avoir été, pour Caproni, seulement (comme en témoigne une
annotation sur l’un des feuillets du manuscrit) l’article d’un des
dictionnaires dont il se servait couramment, le Palazzi : « Palazzi
Amissible (du latin amittere), qui peut se perdre : grâce amissible ».
Il est d’autant plus stupéfiant de voir la rapidité avec laquelle cet
article laconique suffit à amener à la reformulation de l’un des
problèmes théologiques et éthiques les plus ardus (mais quand on
a eu en main l’un des exemplaires de la Comédie ayant appar¬
tenu à Caproni, truffés de marginalia et usés par une fréquenta¬
tion assidue, on n’a pas de difficulté à imaginer toute la théolo¬
gie qui pouvait y être véhiculée, sans préjuger de lectures
ultérieures). De toute façon le thème du caractère amissible de la
MANIÈRES IMPROPRES 107

Grâce se trouve pour la première fois justement chez un auteur


cher à Caproni, Augustin, à propos de la dispute qui l’oppose à
Pélage dans le De natura et gratia \ La position de Pelage, l’une
des figures les plus intègres parmi toutes celles que l’orthodoxie
dogmatique a repoussées aux marges de la tradition chrétienne,
est bien connue: est inhérente à la nature humaine, de manière
inséparable (et c’est à ce propos qu’ Augustin forge l’adjectif inamis-
sibile)3 la possibilité de ne pas pécher (impeccantia), et il n’est pas
besoin pour cela de l’intervention d’une grâce ultérieure, parce
que la nature humaine est elle-même immédiatement œuvre de la
grâce divine. Avec sa subtilité habituelle, Augustin devine les consé¬
quences ultimes de cette doctrine et recule, effrayé, devant elles :
l’impossibilité de distinguer entre la nature humaine et une grâce
devenue « inamissible » et, donc, la ruine de la notion même de
péché. C’est pourquoi l’Église a constamment condamné le péla¬
gianisme et soutenu, contre tous les courants extrémistes, en même
temps que la nécessité de l’intervention de la Grâce, également
son caractère essentiellement « amissible », c’est-à-dire sa perte
par le péché (Concile de Trente, sess. VI, C. XV: « Si quelqu’un
affirme que l’homme, une fois qu’il a été justifié, ne peut plus
pécher, ni perdre la Grâce... anathème »).
La thèse de Caproni est une sorte de pélagianisme poussé à l’ex¬
trême : la Grâce est un don si profondément enfoui dans la nature
humaine qu’il lui reste à tout jamais inconnaissable, qu’il est tou¬
jours déjà res amissa, toujours déjà inappropriable. « Inamissible »,
parce que toujours déjà perdu, et perdu à force d’être - comme
la vie, comme, justement, une nature - trop intimement possédé,
trop « jalousement (de manière irrécupérable) rangé ». C’est pour¬
quoi, expliquant à Domenico Astengo le sens de l’« épine de la
nostalgie » dans le poème Generalizzando, Caproni précisait : « le
contenu ou objet de cette nostalgie est la nostalgie elle-même ».
En effet, le bien qui est ici donné n’est pas quelque chose qui aurait
été connu puis oublié (le puis de Generalizzando ne renvoie pas
à une chronologie, il est purement logique) ; c’est plutôt que le
don reçu est d’emblée et pour toujours inconnaissable. Le en ana-
io8 LA FIN DU POÈME

phorique qui ouvre Res amissa (« Je n’en trouve pas trace ») reste
pour toujours privé du terme anaphorisé qui seul pourrait lui
fournir sa valeur dénotative.
En assimilant de manière drastique, dans la figure de la res
amissa, grâce et nature, Caproni, d’un geste caractéristique, rend
caduques les distinctions catégorielles sur lesquelles se fondent la
théologie et l’éthique occidentales - ou plutôt les complique, les
déplace dans une dimension où leur sens change radicalement.
On pourrait donc reprendre, pour Caproni, la boutade dont
Benjamin définissait son propre rapport à la théologie, en le com¬
parant au rapport qui existe entre le buvard et l’encre: le buvard
est, certes, tout imprégné d’encre, mais, si cela dépendait de lui,
il n’en resterait même plus une goutte. La formule « théologie
négative » (de l’abus de laquelle le poète lui-même se protège)
n’est donc ici ni utile ni pertinente: on devra plutôt remarquer
comment chez Caproni la tradition de l’athéologie poétique
(Caproni dit aussi « pathothéologie ») de la modernité parvient
à son extrême conséquence - à son collapsus. De cette tradition
(en admettant que l’on puisse parler de tradition), la poésie de
Caproni représente quelque chose comme la gare d’Astapovo:
lieu d’arrêt fortuit, mais vraiment sans retour, d’un voyage direct
de nulle part, de toute façon en fuite au-delà de toutes les figures
familières de l’humain et du divin.

De l’athéologie poétique de la modernité on peut indiquer, avec


une bonne approximation, la date de naissance: c’est le jour, à
l’aube du XIXe siècle, où Hôlderlin corrige les deux derniers vers
du poème Dicbterberuf (Vocation du poète). Là où la première
version donnait:
MANIÈRES IMPROPRES 109

Und keiner Würden brauchts, und keiner


Waffen, Solange der Gott nicht fehlet.

Et il (le poète) n’a besoin d’aucune dignité, d’aucune


arme, tant que Dieu ne fait pas défaut.

Hôlderlin rectifie :

Und keiner Waffen brauchts, und keiner


Listen, so lange, bis Gottes Fehl hilft.4

Et il n’a besoin d’aucune arme, d’aucune


astuce, tant que l’absence de Dieu l’aide.

Ce qui commence ici (sans se transmettre, au sens propre, à


aucune tradition, mais rebondissant, pour ainsi dire, de poète en
poète) n’est pas une nouvelle théologie, fût-elle négative (qui élit
l’être pur en lui ôtant toutes ses propriétés réelles et ses essences)
ni même une christologie athée (comme dans une certaine théo¬
logie sociale contemporaine), mais un somnambulique écroule¬
ment du divin et de l’humain vers une zone incertaine et sans sujet,
aplatie sur le transcendental, et qui ne peut être définie autrement
qu’à l’aide de l’euphémisme hôlderlinien : « trahison d’espèce
sacrée » (« de cette manière - lit-on dans la Note à la traduction
de l’Œdipe de Sophocle - l’homme oublie soi-même et Dieu, et
devient, mais d’une manière sacrée, une sorte de traître. Aux
limites extrêmes de la souffrance ne subsistent plus rien que les
conditions de l’espace et du temps »). Car le propre de l’athéo-
logie poétique, par rapport à toute théologie négative, est la coïn¬
cidence singulière du nihilisme et de la pratique poétique, par quoi
la poésie devient le laboratoire où toutes les figures connues sont
désarticulées pour faire place à de nouvelles créatures para-
humaines ou subdivines: le demi-dieu hôlderlinien, la marion¬
nette de Kleist, le Dionysos nietzschéen, l’ange et la poupée chez
Rilke, l’Odradek kafkaïen, jusqu’à la « tête de méduse » et à
l’« automate » de Celan et à la « trace nacrée de limace » de
IIO LA FIN DU POÈME

Montale. (En ce sens, Pathéologie avait déjà commencé lorsque


la poésie lyrique provençale et stilnoviste avait fait de la poésie
la chambre où une expérience absolue de désobjectivation et de
désindividualisation allait de pair avec la germination cérémo¬
nielle de figures délirantes: la femme-ange et les esprits d’amour
des stilnovistes et les corps partiels des troubadours, le tout à l’en¬
seigne de l’équation paradoxale: poésie = corps féminin).
Chez Caproni, toutes les figures de l’athéologie parviennent à
leur congé. Le congé est vraiment le moment topique du second
Caproni (en entendant comme seconde la période qui s’annonce
déjà avec le Congedo del viaggiatore cerimonioso, 1965); mais
tandis que l’infidélité hôlderlienne tenait précisément à ce que « la
mémoire des choses célestes ne prenne pas fin », ici domine une
sobre et toute ligurienne « décision de s’en passer », où même le
pathos athéologique est définitivement mis de côté et où la mémoire
des êtres divins et humains s’éclipse, laissant la place à un paysage
désormais tout à fait dépourvu de figures. C’est pourquoi Caproni
a réussi, peut-être plus que tout autre poète contemporain, à expri¬
mer sans ombre de nostalgie ou de nihilisme l'éthos, et presque la
Stimmung de la « solitude sans Dieu » dont parle YInserto du
Franco cacciatore (« Irrespirable pour la plupart. Dure et incolore
comme un quartz. Noire et transparente (et coupante) comme l’ob¬
sidienne. La joie qu’elle peut donner est indicible. C’est l’accès -
toute espérance étant brisée net - à toutes les libertés possibles. Y
compris celle (le serpent qui se mord la queue) de croire en Dieu,
tout en sachant - définitivement - que Dieu n’est pas et n’existe
pas »). Mais à la « cérémonie » infinie du congé, qui s’était déjà
accomplie dans le Franco cacciatore et dans le Conte (et il sera
alors vraiment possible, comme cela a été finement observé !, de
lire dans le Rifiuto dell'lnvitato quelque chose comme une Ultime
Cène désormais tout à fait immémoriale), succède à présent un
congé du congé lui-même, pour s’avancer dans des régions où la
désappropriation entre l’homme et Dieu est de plus en plus extrême.
En ce sens, il est fondamental qu’aussi bien le Conte que Res
amissa aient en leur centre une figure de l’impropriété. La Bête
MANIÈRES IMPROPRES III

du Conte est en effet par excellence quelque chose qui n’appar¬


tient à personne (la fera bestia est, dans l’exemplification juri¬
dique, le type même de la res nullius), tandis que le bien qui est
en question dans le dernier recueil est une res amissa, non au sens
de la res derelicta (qui, selon les juristes romains, devient nou¬
vellement objet de propriété à l’instant où quelqu’un la recueille),
mais à la façon de quelque chose qui reste à tout jamais inap¬
propriable. Et de même que la Bête du Conte n’était pas tant une
allégorie du mal (on pourrait tout aussi légitimement y découvrir,
selon une équivalence typiquement capronienne, un symbole de
la vie et du langage) qu’une allégorie de sa radicale impropriété,
de sorte que l’unique vrai mal n’était au fond rien d’autre que la
tentative humaine, aussi acharnée que vaine, de la capturer et de
s’en emparer, de même la res amissa n’est que le caractère inap¬
propriable et infigurable du bien (que celui-ci soit, à son tour,
nature ou grâce, vie ou langage - ou, comme on le lit dans le pre¬
mier jet du poème, la liberté). La Bête et la res amissa ne sont
alors pas deux choses, mais les deux faces d’une même désap¬
propriation de l’unique don - ou, plutôt, la res amissa n’est que
la Bête devenue définitivement inappropriable, l’adieu à toute
chasse et à toute volonté d’appropriation (selon une indication
commune aussi au dernier Betocchi : « Le mal et le bien sont deux
miroirs / de la même illusion : qui est celle / de vivre maître de son
être... »). C’est en ce sens qu’il conviendra de comprendre l’étroite
correspondance instituée par Caproni entre ses deux derniers
recueils: ensemble, ils constituent les panneaux d’un diptyque,
où se résume l’introduction au nouvel ethos, c’est-à-dire à la nou¬
velle demeure des « déshabitants » de la terre.

Pourquoi la poésie est-elle importante ? La façon dont se confi¬


gurent les réponses à cette interrogation donne la mesure de l’ab-
112 LA FIN DU POÈME

sence totale de trivialité de la question. Car le territoire de ceux


qui y répondent se répartit exactement entre ceux qui affirment
l’importance de la poésie seulement à condition de la confondre
entièrement avec la vie, et ceux pour qui son importance est, au
contraire, fonction exclusive de sa séparation par rapport à la vie.
Les deux camps démentent ainsi leur apparente intention : les pre¬
miers, parce qu’ils sacrifient la poésie à la vie en quoi ils la résol¬
vent; les seconds, parce qu’ils établissent en dernière analyse son
importance par rapport à la vie. Aussi vains que le romantisme
et l’esthétisme, qui les confondent en tout point, sont le classi¬
cisme olympien et la laïcité, qui, les gardant séparées en tout point,
vouent l’humanité à se transmettre un patrimoine sacro-saint,
mais inutile justement en raison de l’instance qui devrait être déci¬
sive en tout ordre.
Contre ces deux positions, se situe l’expérience du poète, qui
affirme que, si poésie et vie divergent infiniment sur le plan de la
biographie et de la psychologie de l’individu, elles reviennent se
confondre sans résidu au point de leur réciproque désobjectiva-
tion. Et - à ce point - elles s’unissent, non pas de manière immé¬
diate, mais par une médiation. Cette médiation est la langue. Poète
est celui qui dans la parole génère la vie. La vie, que le poète génère
dans la parole, est soustraite aussi bien au vécu de l’individu psy¬
cho-somatique qu’à l’indicibilité biologique du genre.
Aux origines de la poésie italienne, cette unité du vécu et du
poétisé, par la médiation de la langue, en un point singulier, mais
sans sujet, a été énoncée comme devoir spécifique du poète dans
le tercet où Dante définit le Stilnovo :

Et alors moi : « Je suis homme qui note,


quand Amour me souffle, et comme il dicte
au cœur, je vais signifiant.*

Ici, le moi du poète est d’emblée désobjectivé en un un géné¬


rique (« I’mi son un che...), et c’est ce un (quelque chose de plus
* Trad. fçse de J. Risset (N. d. T.).
MANIÈRES IMPROPRES
113

- ou de moins - que « l’exemplaire universel » dont parle Contini)


qui, dans la dictée d’amour, fait l’expérience de l’indissoluble unité
entre vécu et poétisé. L’unité de la poésie et de la vie n’a, à ce
niveau, aucun caractère métaphorique : au contraire, la poésie est
importante parce que le singulier qui, par la médiation de la langue,
expérimente cette unité, accomplit, dans le champ de son histoire
naturelle, une mutation anthropologique aussi décisive, à sa
manière, que le fut, pour le primate, la libération de la main dans
la station debout, ou, pour le reptile, la transformation des
membres qui en fit un oiseau.
Prenons le cycle légendaire des Versi livornesi pour Annina
Picchi dans le Seme del piangere : toute personne qui n’est pas
totalement sourde aux problèmes et à la tradition de la poésie
restera de marbre face à cette résurgence inouïe de la canzonetta
sicilienne et de la ballade cavalcantienne pour célébrer la « splen¬
dide invention » (Mengaldo) d’un rapport d’amour avec la mère-
jeune fille. Mais on ne comprend pas le devoir poétique ici accom¬
pli tant que l’on considère ces vers dans la perspective
psychologique et biographique de la sublimation incestueuse du
rapport mère-fils; c’est-à-dire si l’on ne comprend pas la muta¬
tion anthropologique qui s’y effectue. Car ici il n’y a aucune figure
de la mémoire, ni même amor de lonb, mais l’amour, dans une
sorte de chamanisme temporel (et pas simplement spatial, comme
chez les stilnovistes) rencontre pour la première fois son objet
dans un autre temps. C’est pourquoi il ne peut y avoir trace d’in¬
ceste : la mère est vraiment jeune fille, « une cycliste », et le poète
« fiancé » l’aime littéralement à première vue. En ce sens, l’homme
de Caproni appartient à un autre pbylon (race, tribu) que l’homme
de l’Œdipe: enjambant d’un bond les lugubres ordres chronolo¬
giques de la lignée, l’édit des Versi livornesi marque la fin de
l’Œdipe et de la famille incestueuse ; et quiconque, face à lui, s’obs¬
tinerait encore à parler en termes d’inceste et de psychologie, ferait
figure de critique s’attardant comme dans une impasse, sur un
quai désert de l’anthropologie poétique. D’où la terrible jonction
des deux figures ad portam inferi, quand la jeune fille revient se
LA FIN DU POÈME
114

confondre avec la mère œdipienne et cherche vainement les clés


et l’anneau qu’elle ne peut avoir. Le seuil infernal ne marque pas
tant ici le passage entre le royaume des vivants et celui des morts
que, dans la vivante fournaise de l’imagination poétique, le point
de fusion où passent l’une dans l’autre les deux forces qui s’af¬
frontent: la mort d’Annina Picchi, exactement comme celle de
Béatrice, n’est pas la mort d’un individu, mais le choc terrible
entre deux mondes inconciliables.
Non pas « poèmes familiaux » 6, donc, mais plutôt, comme
dans le poème à son fils Attilio Mauro dans le Muro délia terra,
inversion temporelle et échange philogénétique où les hiérarchies
familiales deviennent méconnaissables. En d’autres termes,
Caproni a réussi ce que Pascoli a peut-être essayé de faire, mais
sans y parvenir: confondre et transfigurer érotiquement les murs
de la domus et de la familia, pour y rencontrer, intégralement nées
de nouveau à elles-mêmes et aux autres, les créatures qui y habi¬
taient. C’est pourquoi il ne sera pas inutile de confronter la jeune
fille des Versi livornesi avec la Tessitrice pascolienne. De même
que Cavalcanti et les stilnovistes (au seuil épocal d’une mutation
anthropologique qui avait pour la première fois déplacé la sexua¬
lité au-delà des frontières de la reproduction de l’espèce) avaient
animé en une figure vivante, à travers leurs « petits démons »,
l’image sicilienne séparée de la femme peinte dans l’esprit, de
même la pantomime muette du souvenir, qui emprisonne la
« vierge » pascolienne, est défaite par Caproni dans le geste hilare
de la brodeuse et dans la vive course sonore de la cycliste. La
transfiguration de la famille œdipienne, qui avait échoué à San
Mauro, parvient à un heureux accomplissement à Livourne dans
l’expérience capronienne, où la valeur d’« anthropologie pro¬
gressive », que Schlegel et les Romantiques de Iéna assignaient à
la poésie, montre toute sa vérité. (Par une étrange coïncidence,
que l’on ne signale ici que par amour des choses curieuses, Caproni
est aussi le nom du médecin qui, à Barga, assiste Pascoli mou¬
rant).
MANIÈRES IMPROPRES
115

IV.

Aux mutations anthropologiques correspondent, dans la langue,


des mutations poétologiques. Celles-ci sont d’autant plus diffi¬
ciles à enregistrer qu’elles ne représentent pas simplement des évo¬
lutions stylistiques ou rhétoriques, mais mettent en question les
frontières mêmes entre les langues. Le linguiste Ernst Lewy, qui
fut le professeur de Benjamin à Berlin, publia en 1913 une brève
monographie intitulée : Zur Sprache des alten Goethe. Ein Versuch
über die Sprache des Einzelnen (« Sur la langue du vieux Goethe.
Essai sur la langue du singulier »). Lewy avait observé, comme
déjà plusieurs personnes avant lui, l’évidente transformation de
la langue de Goethe dans ses dernières œuvres; mais, alors que
les critiques l’avaient évidemment enregistrée en termes de carac¬
téristiques stylistiques intra-linguistiques et d’artifices séniles,
Lewy, en linguiste expert et spécialiste des langues ouralo-altaïques,
remarqua que, dans l’emploi qu’en faisait le vieux Goethe, l’al¬
lemand évoluait de la morphologie propre aux langues indo-euro¬
péennes vers des formes spécifiques aux langues agglutinantes,
par exemple le turc. Parmi ces mutations, il énumérait: 1) la pro¬
pension à des dérivations adjectivales tout à fait inhabituelles; 2)
la prédominance de la phrase nominale; 3) la tendance à l’effa¬
cement de l’article.
Nous ne connaissons qu’un autre exemple d’analyse de ce type
menée sur l’œuvre d’un écrivain : le « guide bref » de Contini aux
Paginette de Pizzuto7. Dans l’ellipse obstinée du verbe, dans cette
« sorte d’ablatif absolu », dans les concordances disloquées ou
alternées (plus faciles à imaginer dans une langue à déclinaisons),
Contini reconnaît une tendance de la langue de Pizzuto non seu¬
lement vers l’indo-européen archaïque, avec son style nominal,
mais aussi « au-delà des frontières reconnues dans l’indo-euro¬
péen », vers les langues monosyllabiques (le chinois, par exemple).
Il n’est pas étonnant que l’essai de Lewy ait enthousiasmé
n6 LA FIN DU POÈME

Benjamin. Car la langue du singulier devient ici le lieu d’une muta¬


tion expérimentale et d’une dislocation où est attestée cette
« langue pure » (Dante parlait, dans un sens assez proche, d’un
« vulgaire illustre ») qui, selon Benjamin, se situe parmi les langues
naturelles sans coïncider avec aucune d’entre elles (et dont il situait
le siège dans la traduction).
De telles tensions et de tels extrémismes, qui se rencontrent
assez souvent dans l’œuvre des vieux artistes (qu’il suffise de pen¬
ser, pour la peinture, au Michel-Ange tardif, ou au Titien), sont
ordinairement catalogués par les critiques comme des manié¬
rismes. Déjà les grammairiens alexandrins observaient que le style
de Platon, si limpide dans les dialogues de jeunesse, devient, dans
les derniers, obscur, affecté et exagérément parataxique; et de
semblables considérations (bien que l’on parle ici habituellement
moins de sénilité que de folie) ont été faites et peuvent se faire
pour le Hôlderlin d’après les traductions sophocléennes, si par¬
tagé entre la technique âpre des hymnes et la douceur stéréoty¬
pée des poèmes signés de l’hétéronyme Scardanelli. De manière
analogue, dans les derniers romans de Melville (pensons à Pierre,
or tbe Ambiguities ou à The Confidence-Man) maniérismes et
divagations prolifèrent à tel point qu’ils font éclater la forme même
du roman, en la déplaçant vers d’autres genres moins lisibles (traité
philosophique ou centon érudit).
La définition en termes de « manière » saisit quelque chose de
vrai, dans la mesure où elle traduit le fait que ce phénomène ne
peut se résoudre en un processus d’évolution stylistique. Il convien¬
dra ici d’inverser ou, de toute façon, d’abandonner le rapport hié¬
rarchique habituel entre style et manière, pour lire leur connexion
de façon nouvelle. Ces concepts désignent deux réalités liées, mais
irréductibles: si le style marque, pour l’artiste, le trait qui lui est
le plus propre, la manière enregistre un processus inverse de désap¬
propriation et de non-appartenance. C’est comme si le vieux poète,
qui a trouvé son style et, en lui, a atteint la perfection, le congé¬
diait maintenant pour revendiquer la singulière prétention de se
caractériser uniquement par l’impropriété. Dans les domaines où
MANIÈRES IMPROPRES
117

le concept de manière a été défini avec le plus de rigueur (histoire


de l’art et psychiatrie), il désigne, en effet, un processus polaire:
la manière est à la fois adhésion exagérée à un usage ou à un
modèle (stéréotype, répétition) et excédence absolue par rapport
à eux (extravagance, unicité). Ainsi, dans l’histoire de l’art, le
maniérisme « présuppose la connaissance d’un style auquel on
croit adhérer et que l’on cherche en fait, inconsciemment, à évi¬
ter » (Pinder) et, pour les psychiatres, la façon d’être du manié-
riste comporte « l’impropriété au sens de ne pas être soi-même »
et, en même temps, la volonté de gagner, par là-même, un terrain
propre et un statut (Binswanger). Des observations analogues
pourraient être faites en ce qui concerne le rapport de l’écrivain
à sa langue : et il convient de ne pas oublier qu’un courant impor¬
tant de la littérature italienne (Gadda, pour ne citer que lui) se
caractérise justement par le fait de prendre, pour ainsi dire, des
distances par rapport à la langue, au moyen d’une adhésion exces¬
sive et maniérée à elle (comme si l’écrivain se retirait de la langue
dans laquelle il écrit pour s’y enfoncer à l’excès).
Ce n’est que dans leur relation réciproque que style et manière
acquièrent leur véritable sens, au-delà du propre et de l’impropre.
Ils sont les deux pôles dans la tension desquels vit le geste libre
de l’écrivain: le style est une appropriation désappropriante (une
négligence sublime, une façon de s’oublier dans le propre), la
manière une désappropriation appropriante, présentation ou sou¬
venir de soi dans l’impropre. Et non seulement chez le vieux poète,
mais chez tout grand écrivain (Shakespeare !) il y a toujours une
manière qui prend ses distances par rapport au style, un style qui
se désapproprie en manière. Et même, à son point culminant,
l’écriture se situe exactement dans l’intervalle - ou plutôt le jeu
- entre eux. Car peut-être dans chaque domaine, mais particu¬
lièrement dans la langue, tout usage est un geste de polarisation :
d’une part, appropriation et habitus, de l’autre, expropriation et
non-identité. Et user (d’où l’amplitude sémantique du terme, qui
signifie autant se servir de que être habitué) signifie osciller sans
cesse entre une patrie et un exil : habiter.
n8 LA FIN DU POÈME

V.

De cet écart, la dernière période poétique de Caproni est peut-


être, dans la littérature italienne du XXe siècle, le témoignage le
plus exemplaire. S’y retrouvent avant tout au moins deux des
traits observés par Lewy et par Contini : la tendance à des com¬
positions adjectivales hors norme (rien que dans le poème Res
amissa : biancoflautata, flautoscomparsa) et le style nominal (le
cas extrême étant Invenzioni : sept phrases sans verbe sur huit),
assez pour justifier, en ce sens, la boutade pasolinienne (plaisam¬
ment répétée par le poète), selon laquelle Caproni ne parle pas
l’italien, mais une autre langue, le capronais. Mais l’essentiel est
que cette manière transgressive s’exerce surtout sur l’élément qui
caractérise le plus jalousement la poésie: le mètre. Car le poète
qui avait atteint l’excellence tant dans la technique âpre et presque
rocailleuse du Passaggio d’Enea que dans celle, pleine de dou¬
ceur8, du Seme del piangere, à un certain moment congédie son
chant, et, répétant sur un autre plan le geste juvénile avec lequel,
musicien appelé un soir à Livourne pour tenir le pupitre de pre¬
mier violon, il avait brisé son instrument, défait et bouleverse à
présent son précieux instrument poétique. Le nœud formel qui
est ici délié - ou plutôt suspendu - Caproni, reprenant une expres¬
sion dantesque, l’appelle « lien musaïque ». Dans l’interview don¬
née à Astengo, le passage du Convivio (« nulle chose harmonisée
par le lien musaïque ne peut de sa langue passer à une autre sans
rompre toute sa douceur et harmonie ») est cité à propos de l’im¬
possibilité de la traduction. Et la traduction (en particulier celle
de Céline, à qui Caproni empruntera peut-être les points de sus¬
pension ; mais aussi, dans une direction opposée, celle de Wilhelm
Busch) est le laboratoire où a été concoctée la « transmutation »
qui marque le tournant topique de la dernière poésie de Caproni,
sa progressive désappropriation du « lien musaïque ».
MANIÈRES IMPROPRES 119

(Autorisons-nous ici une digression. La poésie italienne du XXe

siècle est celle qui, majoritairement, est restée fidèle à la nécessité


de la clôture métrique du discours poétique. Là où la poésie lyrique
allemande connaissait depuis plus d’un siècle les freie Rhythmen
(ceux, pour être clair, des Hymnes à la nuit de Novalis et des
Elégies à Duino) et où la poésie française, déjà avec le Coup de
dés, avait définitivement tourné le dos à sa tradition métrique, le
XXe marque en Italie (en dépit du vers libre de D’Annunzio - mais

voir à ce propos les observations de Lucini !) l’un des sommets de


la versification musaïque, absolument sans comparaison dans les
autres langues européennes. D’où son caractère intraduisible.
Rilke, très profond dans ses contenus, reste souvent, quant au
rythme, prisonnier d’une musicalité molle, qui justifie que
Benjamin l’ait défini comme poète du Jugendstil. Pascoli, parfois
franchement niais dans sa thématique, est sans rival en Europe
quant à la maîtrise du lien musaïque. C’est pourquoi la traduc¬
tion pintorienne des Neue Gedichte à la façon des Poemi convi-
viali est égale, sinon supérieure, à l’original, alors qu’aucune tra¬
duction, non seulement de Pascoli, mais aussi de Penna ou de
Caproni, ne parviendra à donner une idée, même vague, de l’ori¬
ginal).
On a déjà observé comment s’articule, dans les derniers recueils
de Caproni, cette progressive transfiguration du lien musaïque :
la mesure traditionnelle du vers est drastiquement contractée et
les points de suspension (que Caproni lui-même compare au piz¬
zicato qui, dans le quintette de Schubert op. 63, intervient pour
briser le déroulement de la phrase mélodique) marquent l’im¬
possibilité de porter à son terme le thème prosodique. Le vers est
ainsi réduit à ses éléments-limites : Y enjambement (s’il est vrai que
c’est là le seul critère qui permette de distinguer la poésie de la
prose) et la césure (que Hôlderlin déjà définissait comme « anti¬
rythmique » et qui ici se dilate de façon pathologique jusqu’à
dévorer complètement le rythme)9.
Il ne conviendra donc pas de parler de vers libre ni de vers typo¬
graphiquement brisé, mais d’une a-prosodie (au sens où les neu-
120 LA FIN DU POÈME

rologues, qui parlent d’aphasie pour caractériser les désordres de


l’aspect logico-discursif du langage, définissent par a-prosodie les
altérations de son aspect tonal et rythmique) ; et d’une a-proso¬
die, selon toute évidence, patiemment calculée et obsessionnelle-
ment ordonnée (les éditeurs connaissent l’attention quasi maniaque
du dernier Caproni pour la disposition typographique), mais pas
moins destructrice pour autant.
Selon le caractère polaire, déjà évoqué, de l’écriture poétique,
cette désaffection de l’élément prosodique produit, toutefois, un
reste contraire: les « versicules » du Contrecaproni. On peut se
demander d’où provient la prolifération envahissante de ce contre-
chant (métriquement trivial) qui côtoie le chant brisé des derniers
poèmes, une façon presque de chantonner et de siffloter au milieu
de l’hymne le plus tendu, pour donner consistance au paradoxe
d’un poète qui vit en union personnelle avec un contre-poète. Les
« versicules » sont les scories - le trop propre - qui sont laissées
par l’implacable travail de désappropriation qui caractérise la
manière suprême de Caproni.
En ce sens, Res amissa contient vraiment la raison dernière de
sa poésie. Car la poésie elle-même est alors devenue, pour le vieux
poète, la res amissa où il est impossible de faire la distinction entre
nature et grâce, habitus et don, possession et expropriation. En
équilibre instable, en une sorte de mimique transcendantale, entre
l’a-prosodie du chant interrompu et les versicules trop harmo¬
niques, elle a atteint désormais une région à tout jamais au-delà
du propre et de l’impropre, du salut et de la perte. Tel est l’héri¬
tage irrecevable que la manière impropre de Caproni laisse à la
poésie italienne, et qu’aucun bénéfice d’inventaire ne permettra
d’éluder. Comme un animal qui aurait subi une mutation l’ame¬
nant au-delà des limites de l’espèce, sans qu’il soit possible de l’as¬
signer à aucun phylon, ni de savoir s’il parviendra jamais à trans¬
mettre aux autres sa mutation, la poésie, naguère méconnaissable
et trop familière, s’est faite à présent pour nous définitivement res
amissa. C’est pourquoi, de tous les livres de poésie qui continuent
et continueront sans doute à être publiés, il est impossible de dire
MANIÈRES IMPROPRES 121

si un seul pourra être à la hauteur de l’événement qui s’est accom¬


pli ici. Nous pouvons seulement dire qu’ici quelque chose se ter¬
mine à tout jamais et que quelque chose commence, et que ce qui
commence ne commence qu’en ce qui finit.
VII.

LA FÊTE DU TRÉSOR CACHÉ

Je possède, offert par Carlo Cecchi en souvenir d’Eisa Morante,


l’exemplaire de l'Ethique de Spinoza qui lui avait appartenu. Il
s’agit de l’édition dans les Classiques de la philosophie Sansoni
de 1963, qui reproduit le texte latin et les notes de l’édition éta¬
blie en 1915 par Giovanni Gentile pour Laterza, et y ajoute la
traduction italienne de Gaetano Durante. La vénération particu¬
lière d’Eisa pour Spinoza est attestée, comme vous le savez, par
sa situation au sommet de l’arbre-croix de la Canzone degli F. P.
et degli I. M., en compagnie de Simone Weil, Giordano Bruno,
Gramsci, Rimbaud, Mozart, Jeanne d’Arc, Giovanni Bellini, Platon
et Rembrandt. En transcrivant cette liste, je m’aperçois que les
philosophes sont en majorité, et que cela pourrait être le point de
départ d’une recherche sur les rapports, rien moins que prévus,
d’Eisa avec la philosophie, que je n’ai cependant pas l’intention
d’aborder ici.
Il n’est donc pas surprenant que l’exemplaire de YEtbique en
question comporte en marge différents signes de la main d’Eisa,
sous forme d’étoiles, de lignes, de points d’interrogation et d’ex¬
clamation alternés, et, enfin, en un seul cas significatif, d’une véri¬
table annotation de lecture. Et c’est de ce dernier marginale au
sens technique que je voudrais vous parler brièvement, parce qu’il
témoigne d’un désaccord brusque et non épisodique, qui jette, à
124

mon sens, une lumière singulière sur certaines convictions philo¬


sophiques tenaces d’Eisa.
Mais jetons d’abord un coup d’œil aux marques précédentes.
La première, en forme de belle étoile rouge, accompagne les défi¬
nitions qui ouvrent le livre premier de VÉthique, en particulier la
sixième, c’est-à-dire la célèbre définition de Dieu : « J’entends par
Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance consti¬
tuée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence
éternelle et infinie »*. Eisa a marqué d’un signe l’explication qui
suit immédiatement: « Je dis absolument infini et non infini en
son genre; car de ce qui est infini seulement dans son genre nous
pouvons nier une infinité d’attributs ; mais pour ce qui au contraire
est absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n’enve¬
loppe aucune négation appartient à son essence ».
Quelques pages plus loin, une double ligne rouge est tracée en
marge du scolie de la prop. X, où on lit: « Si l’on demande main¬
tenant à quel signe nous pourrons donc reconnaître la diversité
des substances, qu’on lise les propositions suivantes: elles mon¬
trent qu’il n’existe dans la nature qu’une substance unique, et
qu’elle est absolument infinie, ce qui fait qu’on chercherait vai¬
nement un tel signe ».
Il est facile de deviner comment l’idée spinozienne de l’unicité
de la substance divine, constituée d’une infinité d’attributs, dont
chacun exprime une essence éternelle et infinie, pouvait fasciner
Eisa. Et on ne sera pas surpris de voir encore marqué d’une étoile
rouge l’important corollaire de la prop. XXV, qui dit : « Les choses
particulières ne sont rien si ce n’est des affections des attributs de
Dieu, autrement dit des modes, par lesquels les attributs de Dieu
sont exprimés d’une manière certaine et déterminée ». Que toutes
les choses et tous les êtres vivants ne soient que les modes par
quoi les attributs divins s’expliquent et s’expriment, voilà une
autre idée qui devait convenir particulièrement à Eisa, et même
faire partie de ses convictions les plus profondes.

* L'Ethique est citée dans la traduction de Ch. Appuhn (N. d. T.).


LA FÊTE DU TRÉSOR CACHÉ
125

À partir de là, les signes deviennent plus rares, jusqu’à dispa¬


raître complètement au livre trois qui, traitant des passions, devait
immensément intéresser Eisa. Elles reprennent brusquement au
scolie I de la Proposition XXXVII de la quatrième partie, où une
double série de points d’exclamation et d’interrogation alternés
ponctuent aussi bien le texte latin que la traduction en face et
introduisent dans la marge inférieure du livre cette considération
brutalement discordante:

O Baruch ! j’en souffre pour toi, mais ici tu n’as pas COMPRIS

Le passage par rapport auquel ces mots prennent leurs distances


est le suivant:

... On peut voir par là que cette loi qui interdit d’immoler les bêtes
est fondée plutôt sur une vaine superstition et une miséricorde de
femme que sur la saine Raison. La règle de la recherche de l’utile
nous enseigne bien la nécessité de nous unir aux hommes, mais
non aux bêtes ou aux choses dont la nature est différente de l’hu¬
maine; nous avons à leur endroit le même droit qu’elles ont sur
nous. Ou plutôt le droit de chacun étant défini par sa vertu ou
puissance, les hommes ont droit sur les bêtes beaucoup plus que
les bêtes sur les hommes. Je ne nie cependant pas que les bêtes sen¬
tent ; mais je nie qu’il soit défendu pour cette raison d’aviser à notre
intérêt, d’user d’elles et de les traiter suivant qu’il nous convient
le mieux; puisqu’elles ne s’accordent pas avec nous en nature et
que leurs affections diffèrent en nature des affections humaines.

Les raisons du désaccord d’Eisa ne sont que trop évidentes.


D’ailleurs, la thèse de Spinoza heurte en quelque sorte notre sen¬
sibilité et nous rappelle un épisode de la biographie du philosophe
dont beaucoup ont trouvé qu’il contredisait son image : « Il recher¬
chait - rapporte Colerus - des araignées qu’il faisait combattre
l’une contre l’autre, ou des mouches qu’il jetait dans la toile d’arai¬
gnée, et observait ces batailles avec un tel plaisir qu’il en éclatait
parfois de rire ».
126 LA FIN DU POÈME

Il me faut m’attarder sur ce point, non pour éclairer un pro¬


blème d’exégèse spinozienne ni pour défendre la cohérence du
philosophe, mais pour mettre en lumière les raisons du désaccord
d’Eisa, qui risquent d’être beaucoup moins attendues que ce que
l’on pourrait penser au premier abord.
À la fin du passage que je viens de citer, Spinoza renvoie au sco-
lie de la proposition LVII de la troisième partie.

Il suit de là - y lisons-nous - que les Affections des vivants que


l’on dit privés de raison (nous ne pouvons douter en effet que les
animaux ne sentent, une fois connue l’origine de l’Ame), diffèrent
des affections des hommes autant que leur nature diffère de l’hu¬
maine. Le cheval et l’homme sans doute sont emportés par la
Lubricité de procréer; mais le premier par une Lubricité de che¬
val, le second par une Lubricité d’homme. De même aussi les
Lubricités et les Appétits des insectes, des poissons et des oiseaux,
doivent être différents les uns des autres. Bien que chaque individu
vive dans le contentement et l’épanouissement de sa nature telle
qu’elle est formée, cette vie dont chacun est content et cet épa¬
nouissement ne sont rien d’autre que l’idée ou l’âme de cet indi¬
vidu, et ainsi l’épanouissement de l’un diffère de l’épanouissement
de l’autre autant que la nature ou essence de l’un diffère de la
nature ou essence de l’autre.

Le fait est que, pour Spinoza, tous les êtres vivants sans dis¬
tinction expriment d’une manière déterminée les attributs de Dieu.
Mais à cette absolue proximité ontologique non seulement entre
hommes et animaux, mais aussi entre chaque individu de chaque
espèce, s’oppose leur différence sur le plan de l’éthique. C’est jus¬
tement parce qu’ils sont au même titre modes de l’unique sub¬
stance qu’ils peuvent convenir ou ne pas convenir selon la diver¬
sité de leurs natures. Le droit supérieur de l’homme sur les animaux
n’exprime donc pas une suprématie hiérarchique ou ontologique,
mais correspond à la diversité générale des natures vivantes. S’il
existait, par hypothèse, un homme dont la puissance fût accrue
par l’existence de l’araignée ou de la mouche et qu’il parvînt à
LA FÊTE DU TRÉSOR CACHÉ 127

lier amitié avec elles, cet homme aurait raison, selon Spinoza, de
mettre tout son soin à préserver la vie de ces créatures.
Si nous en venons maintenant à Eisa et que nous considérons
avec davantage d’attention ses idées sur les animaux et les rai¬
sons de son désaccord avec Spinoza, nous risquons d’être surpris.
En effet, quelle est, pour Eisa, la raison de la dignité spéciale de
l’animal, que Spinoza n’a pas « comprise » ? Elle est simple : les
animaux sont l’unique témoignage de l’existence du paradis ter¬
restre et, pour cela, l’unique preuve aussi du rang édénique perdu
de l’homme. Cette thèse absolument sérieuse est énoncée plai¬
samment dans les deux fragments de 1950 sur le Paradiso ter¬
restre et sur le Vero re degli animali, où Eisa parle « de l’extrême
preuve de miséricorde que, malgré toute sa sévérité, le Père Éter¬
nel a donnée à l’homme, en lui laissant la compagnie des ani¬
maux, qui n’avaient pas comme lui mangé le fruit de la connais¬
sance » ; mais c’est une conviction présente, au moins jusqu’à un
certain point, dans toute son œuvre. Dans les Cahiers in-octavo,
Kafka (l’unique auteur dont Eisa ait jamais reconnu qu’il l’avait
influencée) dit que « il y avait trois manières différentes de punir
le péché originel: la plus douce fut appliquée effectivement, et
c’est l’expulsion du paradis terrestre ; la seconde était la destruc¬
tion du paradis lui-même ; la troisième - et elle aurait été la peine
la plus terrible - l’accès interdit à la vie éternelle, laissant tout le
reste comme avant ». Eisa commence par accepter la première
possibilité: l’homme a obtenu la connaissance du bien et du mal
et, pour cela, a été chassé de l’Eden; les animaux, préservés de
cette ombre, sont restés dans le Jardin. Mais ce privilège négatif
creuse entre eux et l’homme un abîme impossible à combler, qui
les sépare beaucoup plus que la diversité de leurs natures ne les
sépare chez Spinoza. La scission, la blessure qui traverse l’œuvre
d’Eisa n’est pas simplement, comme chez Spinoza, l’écart entre
les formes de vie, la pluralité discordante des divers modes d’ex¬
primer la substance unique. C’est une fracture qui passe à l’inté¬
rieur de la vie même et la scinde en deux comme une lame très
fine, selon qu’elle est restée ou non dans l’Eden, qu’elle a été conta-
minée ou non par l’ombre de la connaissance. La pure vie ani¬
male (qui est, évidemment, aussi la vie naturelle de l’homme) et
la vie humaine, l’existence édénique et la conscience du bien et
du mal, la nature et le langage: tels sont les bords de la blessure
que l’héritage judéo-chrétien a imprimée dans la pensée d’Eisa,
et qui la sépare de ses chats adorés bien plus que Spinoza n’était
séparé de ses araignées et autres « bêtes » dites « irrationnelles ».
Mais s’il en est ainsi, si ce que Baruch n’avait pas compris est
cette irréparable fracture, comment se fait-il alors que le nom du
philosophe, en vertu d’un choix dont les manuscrits montrent
qu’il a été médité, figure au faîte de l’arbre-croix de la Canzone,
avec la didascalie: « la fête du trésor caché » ? Je me suis souvent
demandé quel est le sens de cette singulière formule. De quelle
fête s’agit-il ? Et quel est ce trésor caché ? Et par quel biais Eisa a-
t-elle réussi à se réconcilier avec Baruch ?
Un indice pour une réponse est contenu dans l’écrit sur II Beato
Angelico, où il est question du rapport entre la lumière et les corps.
« Les couleurs - écrit Eisa - sont un cadeau de la lumière, qui se
sert des corps (...) pour transformer en épiphanie terrestre sa fête
invisible (...). On sait qu’aux yeux des idiots (pauvres ou riches)
la hiérarchie des splendeurs culmine dans le signe de l’or. Pour
ceux qui ne connaissent pas la vraie, l’intime alchimie de la lumière,
les mines terrestres sont le lieu du trésor caché ». La « fête du tré¬
sor caché » est donc le devenir visible, dans les corps, de l’alchi¬
mie de la lumière. Et cette alchimie est, dans la même mesure, une
spiritualisation de la matière et une matérialisation de la lumière.
Et c’est cette « fête » que la connaissance du troisième genre a
révélée à Spinoza sub quadam aeternitatis specie.
La rencontre tardive avec Angelico coïncide donc avec le
moment « spinozien » où Eisa abandonne ses « préjugés » tra¬
giques et sa mythologie édénique pour aller vers sa vision suprême,
qui, comme l’intelligence chez Spinoza, est plus désespérée que
toute tragédie et plus joyeuse que toute comédie. Cette réconci¬
liation avec Spinoza est importante, parce qu’elle contrebalance
une tentation qui a certainement été forte chez Eisa. Toute gran-
LA FÊTE DU TRÉSOR CACHÉ 129

deur contient une menace intime, avec laquelle elle est en lutte
incessante et à laquelle, parfois, elle succombe. Et toute intelli¬
gence de l’œuvre qui ne tiendrait pas compte de cette part d’ombre
(qui n’est absolument pas d’ordre psychologique) risquerait de
tomber dans l’hagiographie. Pour Eisa, cette part d’ombre coïn¬
cide avec une mythologie tragico-sacrificielle, qui voit dans la vie
nue de la créature l’innocence la plus absolue et la faute la plus
extrême, la sainteté et la malédiction, la lumière et l’obscurité, et
où les deux aspects sont indiscernables, selon la signification ambi¬
guë (que l’on prétend à tort originelle) de l’adjectif sacer. C’est
une conception de ce genre qui pousse Simone Weil à évoquer
dans les Cahiers la figure du bouc émissaire, dans le sacrifice
duquel innocence et faute, sainteté et abjection, victime et bour¬
reau fusionnent en fonction cathartique. Il faut reconnaître, chez
Morante et chez Weil, cette tentation pour ce qu’elle est, et cher¬
cher dans leur œuvre les contrepoisons qu’elle contient, le moment
où toutes deux refusent la tentation de l’esprit du désert.
Ce moment où Eisa abandonne la première et la troisième des
hypothèses kafkaïennes, pour s’approprier la seconde, celle de la
destruction irrémédiable et rétroactive du Paradis, coïncide avec
le tournant marqué par la seconde moitié des années soixante (et
même, par une sorte de symbole ironique historico-épocal, par
soixante-huit), ce tournant que Garboli a finement reconstitué en
termes psychologiques, et que je voudrais ici essayer d’entendre
plutôt dans une perspective philosophique.
Dans le recueil d’aphorismes composé par Kafka à Zürau entre
1917 et 1918 et pompeusement intitulé par Max Brod
Considérations sur le péché, la douleur, l’espérance et la vraie voie
figure, dans la note 62, cette affirmation singulière, qui me semble
contenir pour ainsi dire l’épitomé ou l’entreprise héraldique de
ce fameux tournant :

Le fait que seul existe le monde spirituel nous ôte l’espérance et


nous donne la certitude.
130 LA FIN DU POÈME

Jïri Langer, dans les Neuf portes, considère qu’il s’agit là de « la


plus belle doctrine hassidique » :

Le plus bel enseignement hassidique - écrit-il - est sans aucun


doute celui sur la spiritualité de toute la matière. Selon la concep¬
tion hassidique, toute la matière est pleine d’étincelles spirituelles
de la sainteté divine, et les expressions purement physiques de la
vie humaine, comme le manger et le boire, le bain et le sommeil,
la danse et l’acte d’amour, sont dématérialisées par le hassidisme
et transformées en exercices religieux des plus nobles.

Il est probable qu’Elsa ait connu ce texte. Mais, dans la pers¬


pective kafkaïenne qu’elle partage absolument, la plus belle des
certitudes est aussi ce qui enlève l’espérance. La perte de l’espé¬
rance (et même de l’espérance rétrospective qui est la nostalgie
de l’Eden) est le terrible prix que doit payer l’esprit au moment
où il atteint le point incandescent de la certitude. C’est pourquoi
la fête spinozienne est « fête du trésor caché ». Le trésor est caché
non parce que quelqu’un ou quelque chose l’aurait enfoui ou
recouvert, mais parce qu’il est à présent exposé, au-delà de la tra¬
gédie comme de la comédie, dans l’absolue et désespérée absence
de tout secret. La connaissance du bien et du mal, qui avait tel¬
lement marqué de son ombre la légende morantienne, se révèle
n’être, finalement, dans les sobres mots de Spinoza, que connais¬
sance de la tristesse et de la joie, et concerne alors aussi bien les
« fauves angéliques » que les « cavaliers féroces », aussi bien les
humains que les félins. L’adieu définitif à l’Eden perdu est, en ce
sens, le moment le plus amer et le plus difficile de l’aventure créa¬
trice d’Eisa. Il est l’heure topique que, dans la « nuit céleste sans
résurrection », YAddio inscrit justement au seuil du « Monde
sauve ».
VIII.

LA FIN DU POÈME

Mon dessein, que l’on peut voir résumé dans le titre que l’on a
sous les yeux, est de définir un élément poétique qui est jusqu’à
présent resté sans identité: la fin du poème.

Il me faudra pour cela partir d’une thèse qui, sans être triviale,
me paraît toutefois évidente : que la poésie ne vit que dans la ten¬
sion et l’écart (et donc aussi dans l’interférence virtuelle) entre le
son et le sens, entre la série sémiotique et la série sémantique. Cela
signifie que je tenterai de préciser, sous quelques angles techniques,
la définition de Valéry que Jakobson glose dans ses études de poé¬
tique: « Le poème, hésitation prolongée entre le son et le sens ».
Qu’est-ce qu’une hésitation, si on laisse de côté toute dimension
psychologique ?

La conscience de l’importance de cette opposition entre seg¬


mentation métrique et segmentation sémantique a amené certains
chercheurs à énoncer la thèse (que je partage) selon laquelle la
possibilité de Y enjambement* constitue le seul critère qui per¬
mette de distinguer la poésie de la prose. Car qu’est-ce que Y en¬
jambement, sinon le fait d’opposer une limite métrique à une

* En français dans le texte (N. d. T.).


132 LA FIN DU POÈME

limite syntaxique, une pause prosodique à une pause sémantique ?


On appellera donc poétique le discours où cette opposition est,
au moins virtuellement, possible, et prosaïque celui où elle ne peut
avoir lieu.

Les auteurs médiévaux semblent avoir parfaitement conscience


de l’importance fondamentale de cette opposition, même s’il faut
attendre Nicolô Tibino (XIVe siècle) pour avoir une définition poin¬
tue de l’enjambement : Multociens enim accidit quod, finita conso-
nantia, adhuc sensus orationis non est finitus *.

Tous les éléments de la poésie participent de cette non-coïnci¬


dence, de ce schisme entre son et sens: la rime tout autant que la
césure. Car qu’est-ce que la rime, sinon la disjonction entre un
événement sémiotique (la répétition d’un son) et un événement
sémantique, qui conduit l’esprit à exiger une analogie de sens là
où l’on ne peut trouver qu’une homophonie ?

Le vers est l’être qui se tient dans ce schisme, être fait de murs
et paliz (« murs et palissades »), d’après Brunetto Latini, ou être
de suspens, selon les mots de Mallarmé. Et le poème est un orga¬
nisme qui se fonde sur la perception de limites et de terminaisons
qui définissent, sans jamais coïncider complètement et presque en
luttant tour à tour, des unités sonores (ou graphiques) et des uni¬
tés sémantiques.

Dante en est parfaitement conscient, puisque, au moment de


définir, dans le De vulgari Eloquentia (II, 9), la canzone par ses
éléments constitutifs, il oppose la cantio comme unité de sens
(sententia) aux stantiae, comme unités purement métriques: Et
circa hoc sciendum est quod hoc vocabulum (stantia) per solius
artis respectum inventum est, videlicet ut in quo tota cantionis
ars esset contenta, illud diceretur stantia, hoc est mansio capax
* « Il arrive en effet souvent qu’une une fois terminée la consonance, le sens du
discours ne soit pas encore fini. » (N. d. T.).
LA FIN DU POÈME
133

sive receptaculum totius artis. Nam quemadmodum cantio est


gremium totius sententiae, sic stantia totam artem ingremiat; nec
licet aliquid artis sequentibus adrogare, sed solam artem antece-
dentis induere*. Il conçoit donc la structure de la canzone comme
fondée sur la relation entre unité globale essentiellement séman¬
tique (« giron de tout le sens ») et des unités essentiellement
métriques (« recueille tout l’art en son giron »).

Une première conséquence de cette situation du poème dans


une disjonction essentielle entre son et sens (marquée par la vir¬
tualité de Y enjambement) est l’importance décisive de la fin du
vers. On peut compter les syllabes et les accents, vérifier les syna-
lèphes et les césures, classer les anomalies et les régularités: mais
le vers est, en tout cas, une unité qui trouve son principium indi-
viduationis seulement à la fin, qui ne se définit qu’au point où il
se termine. J’ai proposé ailleurs d’appeler versura, du terme latin
indiquant le point où la charrue se retourne à la fin du sillon, ce
trait essentiel du vers qui, peut-être justement parce que trop évi¬
dent, est resté sans nom chez les modernes. Les traités médiévaux,
en revanche, signalent précisément son importance. C’est ainsi
que le quatrième livre du Laborintus mentionne la finalis termi-
natio parmi les éléments essentiels du vers, à côté de la membro-
rum distinctio et de la sillabarum numeratio. Et l’auteur de YArs
de Munich ne confond pas la fin du vers (qu’il appelle pausatio)
avec la rime, mais la définit plutôt comme sa source ou condition
de possibilité: est autem pausatio fons consonantiae* *.

C’est dans cette perspective seulement qu’il est possible de com¬


prendre le singulier prestige dont jouit, dans la poésie lyrique pro¬
vençale et stilnoviste, cette institution poétique tout à fait spéciale
qu’est la rime non reliée, que les Leys appellent rim’estrampa et
Dante, clavis. Si la rime marquait un antagonisme entre son et sens
en vertu de la non-correspondance entre une homophonie et une
* Pour la trad., cf. supra. (N. d. T.).
** « La pause comme source de la consonance ». (N. d. T.).
134 LA FIN DU POÈME

signification, ici la rime, manquant à l’endroit où on l’attendait,


laisse un instant les deux séries interférer dans l’apparence d’une
coïncidence. Je dis apparence, car, s’il est vrai que le giron de l’art
semble ici briser sa clôture métrique pour faire signe vers le giron
du sens, la rime non reliée renvoie toutefois à un rhyme-fellow dans
la strophe suivante et ne fait donc que disloquer la structure métrique
à un niveau métastrophique. C’est pourquoi, chez Arnaut, elle évo¬
lue presque naturellement en mot-rime pour construire le surpre¬
nant mécanisme de la sextine. Car le mot-rime est avant tout un
point d’indécidabilité entre un élément par excellence a-sémantique
(l’homophome) et un élément par excellence sémantique (le mot).
La sextine est la forme poétique qui fait de la rime non reliée un
canon suprême de composition et tente, pour ainsi dire, d’incor¬
porer l’élément du son dans le giron même du sens.

Mais il est temps que je me confronte au thème annoncé et que


je tente de définir cette pratique que taisent les traités de métrique
et de poétique : la fin du poème, en tant qu’ultime structure formelle
perceptible dans un texte poétique. Il existe des recherches sur les
incipit en poésie (même si c’est encore, sans doute, insuffisant), mais
les investigations sur la fin en poésie n’existent quasiment pas.

Nous avons vu comment le poème hésite obstinément et se


maintient dans la tension et l’écart entre la série métrique et la
série syntaxique. Mais que se passe-t-il au point où le poème se
termine ? De toute évidence, l’opposition entre limite métrique et
limite sémantique n’est plus possible ici, de quelque manière que
ce soit: ce qui est dû, sans qu’il soit besoin d’autre vérification,
au fait trivial que Y enjambement n’est pas pensable dans le der¬
nier vers d’un poème. Trivial, certes, mais impliquant une consé¬
quence aussi nécessaire qu’embarrassante. Car, si le vers se défi¬
nit justement par la possiblité de Venjambement, il s’ensuit que
le dernier vers d’un poème n’est pas un vers.

Cela signifie-t-il que le dernier vers opère une transgression vers


LA FIN DU POÈME
135

la prose ? Laissons pour l’instant cette question sans réponse. Je


voudrais cependant mentionner au moins la signification tout à
fait neuve qu’acquiert, dans cette perspective, le No sai que s’es
de Raimbaut d’Orange. Ici la fin de chaque strophe - et spécia¬
lement de tout cet inclassable poème - est distincte de l’inatten¬
due irruption de la prose - pour signaler, in extremis, l’épiphanie
non contingente d’un indécidable entre prose et poésie.

Du coup s’éclaire l’intime nécessité de ces éléments poétiques,


comme la tornada ou l’envoi, qui semblent destinés uniquement
à notifier, et presque à énoncer, la fin du poème, comme si ce der¬
nier en avait besoin, comme si la fin impliquait pour le poème
une catastrophe et une perte d’identité si désastreuses qu’elles exi¬
geraient le déploiement de moyens métriques et sémantiques tout
à fait particuliers.

Ce n’est pas ici le lieu d’inventorier ces moyens ni d’aborder


une phénoménologie de la fin du poème (je pense, par exemple,
à l’intention particulière avec laquelle Dante marque la fin de
chaque partie de la Comédie par le mot étoiles, ou aux rimes qui,
dans les vers blancs des canzoni léopardiennes, interviennent pour
mettre en évidence la fin de la strophe ou du chant). L’essentiel
est que les poètes semblent conscients qu’il y a là, pour le poème,
quelque chose comme une crise décisive, une véritable crise de
vers, où est en jeu sa consistance même.

D’où l’aspect souvent faible, presque vil, de la fin du poème.


Proust a observé une fois, à propos des derniers vers des Fleurs
du Mal, que le poème semble brusquement s’abîmer et perdre son
souffle (il tourne court -écrit-il -tombe presque à plat... il semble
malgré tout qu’il y ait là quelque chose d’écourté, un manque de
souffle). Pensons à Andromaque, cette composition si tendue et
héroïque, qui se termine sur ce vers :

Aux captifs, aux vaincus, à bien d’autres encor.


136 LA FIN DU POÈME

D’un autre poème baudelairien, Benjamin remarquait qu’il


« s’interrompt brusquement, ce qui produit l’impression, dou¬
blement surprenante pour un sonnet, de quelque chose de frag¬
mentaire ». La débâcle du dernier vers est signe de l’importance
structurelle et non contingente dans l’économie poétique de l’évé¬
nement que j’ai appelé « fin du poème ». Comme si le poème, en
tant que structure formelle, ne pouvait pas, ne devait pas finir,
comme si la possibilité de la fin lui était radicalement ôtée, puis¬
qu’elle impliquerait cette impossibilité poétique qu’est la coïnci¬
dence exacte du son et du sens. Au moment où le son va se pré¬
cipiter dans l’abîme du sens, le poème cherche une issue en
suspendant, pour ainsi dire, sa propre fin dans une déclaration
d’état d’urgence poétique.

C’est à la lumière de ces réflexions que je voudrais à présent


examiner un passage du De vulgan Eloquentia, où Dante semble
poser, au moins implicitement, le problème de la fin du poème.
Le passage se trouve au livre II, où le poète traite de la disposi¬
tion des rimes dans la canzone (XIII, 7-8). Après avoir défini la
rime non reliée (que certains suggèrent d’appeler davis), le texte
dit ceci : Pulcerrime tamen se habent ultimorum carminum desi-
nentiae, si cum rithmo in silentium cadunt*. Qu’est-ce donc que
cette chute du poème dans le silence ? Qu’est-ce qu’une beauté
qui tombe ? Et que reste-t-il du poème après son écroulement ?

Si la poésie ne vit que dans la tension inapaisée entre série sémio¬


tique et série sémantique, qu’advient-il au moment de la fin, lorsque
l’opposition des deux séries n’est plus possible ? Y a-t-il là, fina¬
lement, un point de coïncidence, où le poème, en tant que « giron
de tout le sens », se soude à son élément métrique pour passer
définitivement du côté de la prose ? Les noces mystiques du son
et du sens pourraient alors avoir lieu.
* « Entre tous bellement résonnent les derniers vers, si dans le silence, pour s’ache¬
ver, ils tombent unis dans la rime ». Trad. fçse de la Pléiade. (N. d. T.).
THÉORIE DE L’ASSEMBLÉE PURE
137

Ou bien, au contraire, le son et le sens sont-ils alors séparés à


jamais, sans contact possible, chacun éternellement de son côté,
comme les deux sexes dans le poème de Vigny ? Dans ce cas, le
poème ne laisserait derrière lui qu’un espace vide, où véritablement,
selon l’expression de Mallarmé, rien n’aura eu lieu que le lieu.

Tout est rendu plus compliqué par le fait qu’il n’y a pas, pour
être exact, deux séries ou deux lignes de fuite parallèles dans le
poème, mais une seule, parcourue en même temps par le courant
sémantique et par le courant sémiotique; et, entre les deux flux,
ce brusque décrochement que la mecbané poétique s’applique
obstinément à maintenir. (Le son et le sens ne sont pas deux sub¬
stances, mais deux intensités, deux tônoi de l’unique substance
linguistique). Et le poème est comme le catécbon de l’épître de
Paul aux Thessaloniciens (II, 2, 7-8) : quelque chose qui freine et
retarde l’arrivée du Messie, c’est-à-dire de celui qui, accomplis¬
sant le temps de la poésie et unifiant les deux éons, détruirait la
machine poétique en la précipitant dans le silence. Mais quelle
peut-être la finalité de cette conspiration théologique concernant
le langage ? Pourquoi une telle obstination à maintenir à tout prix
un écart qui ne parvient à garantir l’espace du poème qu’en lui
ôtant toute possibilité d’accord durable entre le son et le sens ?

Relisons à présent ce que dit Dante de la manière la plus belle


de finir un poème, là où les derniers vers tombent, rimés, dans le
silence. On sait qu’il s’agit, pour lui, presque d’une règle. Que
l’on pense, à titre d’exemple, à l’envoi du poème Cosi nel mio
parlar voglio esser aspro*. Le premier vers se termine ici par une
rime absolument non reliée, qui coïncide (et ce n’est assurément
pas par hasard) avec le mot qui nomme l’intention suprême du
poème: donna. Cette rime non reliée, qui semble anticiper un
point de coïncidence entre son et sens, est suivie de quatre vers
* « Je veux en mon parler être âpre ». (N. d. T.).
138 LA FIN DU POÈME

liés deux à deux par la rime que la tradition métrique italienne


définit comme « baciata » * :

Canzon, vattene dritto a quella donna


che m’ha ferito il core et che m’invola
quello ond’io ho più gola,
e dalle per lo cor d’una saetta ;
ché bell’onor s’acquista in far vendetta. **

Tout se passe comme si le vers qui, à la fin du poème, était en


train désormais de s’engloutir irrémédiablement dans le sens, se
reliait étroitement à son rhyme-fellow, et ainsi embrassé choisis¬
sait de s’abîmer avec lui dans le silence.

Cela signifierait que le poème tombe en marquant encore une


fois l’opposition du sémiotique et du sémantique, de sorte que le
son semble à jamais confié au son et le sens remis au sens. La double
intensité qui anime la langue ne s’apaise pas en une compréhen¬
sion ultime, mais sombre, pour ainsi dire, dans le silence en une
chute sans fin. De cette façon le poème révèle le but de cette
orgueilleuse stratégie : que la langue parvienne finalement à se com¬
muniquer elle-même, sans rester non-dite dans ce qu’elle dit.

(Wittgenstein a écrit que « la philosophie ne devrait véritable¬


ment être que poétisée » (Philosophie dürfte man eigentlich nur
dichten). Peut-être la prose philosophique, dans la mesure où elle
fait comme si le son et le sens coïncidaient dans son discours,
risque-t-elle de sombrer dans la banalité, c’est-à-dire de manquer
de pensée. Concernant la poésie, on pourrait au contraire dire
qu’elle est menacée par un excès de tension et de pensée. Ou peut-
être, en paraphrasant Wittgenstein, que la poésie ne devrait véri¬
tablement être que philosophée).
* Cette disposition de rimes correspond dans la métrique française aux rimes
plates (ou suivies). « baciata » = unie dans un baiser, embrassée. (N. d. T.).
* * «Va-t’en, Chanson, tout droit à cette dame / qui m’a féru au cœur et me dérobe
/ ce dont plus ai désir, / et baille-lui par le cœur d’une flèche: / car en un beau ven¬
ger se gagne honneur. » Trad. fçse éd. Pléiade. (N. d. T.).
APPENDICE
ÉNIGME DE LA BASQUE*

Dans la préface (ou, plutôt, dans la très longue razo) ajoutée en


1956 à la seconde édition du Ricordo délia Basca, Delfîni, après
avoir défini le récit comme « un pastis que personne n’a com¬
pris », met en garde les lecteurs contre la tentation de demander:
« pourquoi la Basque ? qui est-ce ? qu’est-ce que cela veut dire ? ».
Assurément le point le plus obscur du récit est le poème en
langue inconnue qui ferme comme un sceau ultérieur le trobar
clus des dernières pages du récit:

Ene izar maitea


ene charmagarria
ichilik zure ikhustera
yten nitzaitu leihora;
koblatzen dudalarik,
zande lokharturik :
gabazko ametsa bezala
ene kantua zaïtzula.

Que ces vers incompréhensibles puissent cacher des indices pour


une réponse aux questions de l’importun lecteur, cela est suggéré
non seulement par la position stratégique in fine, mais aussi par
* Les citations du Ricordo délia Basca renvoient à l’édition garzantienne : Antonio
Delfini, I racconti. Milan, 1963.
142 LA FIN DU POÈME

le fait que dans la razo, l’auteur, racontant (non sans quelque


consciente analogie avec le passage de la Vita nuova où Dante
rapporte l’épiphanie de Béatrice) la première rencontre avec la
fillette de quinze ans qui « fut appelée par moi la Basque » (p.
95 ), la caractérise justement par un renvoi à sa langue : elle conver¬
sait avec son frère : « dans une langue de si touchante douceur
que mon cœur, à les entendre, sembla vouloir arrêter son batte¬
ment pour laisser les choses à jamais suspendues en cet instant »
(p. 92). (Plus loin, l’auteur veut comprendre les paroles des deux
enfants, et s’approche pour cela « à les toucher presque » (p. 94) ;
mais il ne peut saisir que le mot enfonces - en castillan, « alors »,
qui est proprement le in illo tempore du mythe). La Basque entre
en scène par la douceur d’une langue inconnue et en sort dans le
murmure insaisissable d’une glossolalie. Qui est la Basque ? Et
pourquoi cette caractérisation obstinée par un impénétrable « par¬
ler en langue » ?
Une première réponse est implicite justement dans la nature
glossolalique de ces vers. Si la Basque est, selon une indication
plusieurs fois répétée dans le récit, ce qui est si intime et présent
que l’on ne peut en aucun cas s’en souvenir (« je voudrais qu’elle
me fût si proche qu’aucun souvenir même le plus forcé ne puisse
m’en donner ne serait-ce que l’image » (p. 210)), qu’y a-t-il alors
de plus intime et immémorial qu’une glossolalie, c’est-à-dire qu’une
langue où l’esprit se confond immédiatement avec la voix, sans
la médiation du signifié (cf. I Cor., XIV: « celui qui parle une
langue inconnue ne parle pas aux hommes, mais à Dieu, puisque
personne ne l’entend, et qu’il parle en esprit des choses cachées » ) ?
Selon une tenace intention des troubadours et des stilnovistes,
qui fait d’un senhal féminin le symbole de la langue de la poésie,
la Basque serait donc le chiffre de cet originel et immédiat statut
de la langue, où elle est, comme le « parler maternel » de Dante,
ce qui « seul et unique se trouve d’abord dans l’esprit », et par
rapport à quoi ne sont possibles aucun savoir ni aucune « gram¬
maire ». Dans la mesure où il fait l’expérience de ce séjour immé¬
diat de la langue dans le principe, le poète ne peut « rien dire qui
ÉNIGME DE LA BASQUE
143

aurait quelque chose à dire » (p. 211), il est absolument sans mots
face à la langue.
Pourquoi alors, si la Basque est la figure de cet événement immé¬
diat de la langue, pourquoi le récit s’intitule-t-il, contre toute
attente, Souvenir de la Basque ? Et pourquoi la Basque est-elle
non seulement perdue, mais même une « éternelle disparue » (p.
206) ?
En se contredisant ainsi, Delfini fait discrètement signe vers
l’autre Basque de la littérature italienne du XXe siècle, qui en consti¬
tue vraisemblablement le modèle : Manuelita Etchegarray, la créole
de Dualismo dans les Canti Orfici, dont le nom trahit sans conteste
une origine basque. Contre la croyance ingénue en une native
immédiateté de la poésie, Campana (qui formule ici, comme cela
a été observé par Contini, sa poétique) fait valoir le dualisme et
la diglossie qui constituent pour lui l’expérience de la poésie: la
mémoire et l’immédiateté, la lettre et la voix, la pensée et la pré¬
sence. Entre une impossibilité de penser (« moi je ne pensais pas,
je ne pensais pas à vous: moi je n’ai jamais pensé à vous ») et le
fait de ne pouvoir que penser (« je vous perdais alors, Manuelita
(...). J’entrais, je m’en souviens, dans la bibliothèque... »), entre
une incapacité à se souvenir dans la parfaite et amoureuse adhé¬
sion au présent et la mémoire qui surgit précisément dans l’im¬
possibilité de cet amour, se trouve toujours divisée la poésie, et
cet intime écart est sa dictée. Comme dans la canso du trouba¬
dour Folquet de Marselha, le poète ne peut que remémorer dans
le chant ce que, dans le chant, il voudrait seulement oublier (« En
chantant il m’arrive de remémorer ce que je cherche, en chantant,
de l’oublier... »).
D’où, pour Delfini, « l’irrémédiable tragédie de ce souvenir »
(p. 211): l’expérience de la langue poétique (c’est-à-dire de
l’amour) est entièrement comprise dans la scission entre un pré¬
sent immémorial et le fait de pouvoir seulement se souvenir. La
langue de la poésie n’est donc pas une glossolalie parfaite, où la
scission se suture, de même qu’aucune langue humaine, malgré
sa tension vers l’absolu, ne peut jamais, en dépassant la média-
144 LA FIN DU POÈME

tion du sens, se résoudre sans reste en un « parler en langue ». La


disparition de la Basque est éternelle, parce qu’elle fait éternelle¬
ment défaut dans la langue des hommes, où elle n’est attestée que
par le discord babélique des idiomes multiples.
S’il en va ainsi, alors la poésie qui conclut le récit ne peut être
simplement une glossolalie, mais doit témoigner d’une certaine
manière de cette radicale diglossie de l’expérience poétique. Une
recherche effectuée grâce à l’amabilité d’une amie spécialiste de
la langue basque confirme cette hypothèse. Elle a permis d’affir¬
mer de manière tout à fait incontestable que, loin de constituer
une invention glossolalique (comme dans certains récits de
Landolfi), le poème est en fait une cobla dans la plus pure langue
basque.

Le poème - révèle cette amie - est écrit en un basque du nord par¬


faitement compréhensible. Naturellement ce n’est pas un basque
qui respecte les normes actuelles établies par la Real Academia
vasca ; il présente, par exemple, un emploi du subjonctif et d’autres
formes grammaticales qui ne sont plus actuellement en usage. Le
seul trait que l’on peut qualifier d’incorrect est la graphie ichilik
au vers 3, qui devrait être corrigée en ixilik-, en outre, le terme
koblatzen (v. 5) ne s’emploie plus pour signifier de « copia », « trou¬
ver », c’est-à-dire « composer des poèmes ». Sur la base de ces
caractéristiques, il est possible de dater le poème à la charnière des
xvifet xvnf siècles.

Et voici la traduction, copiée sur la traduction littérale en cas¬


tillan que m’a fournie mon amie :

Mon étoile aimée


mon enchanteresse
muet je viens te regarder
tu sors pour moi à la fenêtre;
quand je trouve un poème
toi tu es en train de t’endormir:
que pour toi mon chant soit
comme le songe de la nuit.
ÉNIGME DE LA BASQUE
145

Il est évident, à ce point, que les lignes, qui dans le récit précè¬
dent immédiatement le poème, en donnent une sorte de para¬
phrase et que Delfini devait donc en connaître le sens, même s’il
pouvait difficilement en être l’auteur. De quelle manière il s’est
procuré le texte et la compétence linguistique suffisante pour le
comprendre, c’est un problème que nous laissons aux biographes
futurs. Qu’il suffise, pour l’instant, d’avoir apporté une contri¬
bution à l’élucidation d’une énigme (ou plutôt d’un « pastis »)
qui reste encore bien posée.

En mars 1993, après que cet article eut été publié dans le numéro
de la revue Marka consacré à Delfini, j’ai reçu de Bernard Simeone,
éminent italianiste français, une lettre dont je reproduis ici l’es¬
sentiel.

J’ai eu l’occasion de lire les pages de votre texte Un enigma délia


Basca en compagnie d’un ami basque d’Ustarritz, qui a aussitôt
reconnu le poème cité par Delfini : il s’agit d’un texte du « vicomte
de Belzunce », écrit à la fin du xvf ou au début du siècle suivant.
La traduction est un peu différente de celle que suggère votre amie
spécialiste du basque. Elle serait la suivante :

Mon étoile aimée


ma charmeuse
en silence pour vous contempler
j’approche de la fenêtre ;
quand le poème naît sur mes lèvres
restez endormie :
que mon chant vous soit
comme un rêve dans la nuit.

Les vers 4 et 6 prennent un sens différent et plus cohérent dans


146 LA FIN DU POÈME

cette version possible : c’est le poète qui se dirige vers la fenêtre, et


le sixième vers est une exhortation (impératif). Ce poème, devenu
presque un chant populaire, se trouve dans diverses anthologies
basques, que je pourrais vous indiquer si cela vous intéresse.

Reste que le poème est une pièce importante du puzzle de la


poétique delfinienne, non seulement en raison de l’équation poé¬
sie/rêve qu’il contient, mais aussi et surtout à cause du jeu qu’il
suggère entre langue réelle et langue imaginaire. Mais le poème
risque de jeter aussi un éclairage nouveau sur certaines inventions
landolfiennes (comme l’incompréhensible - sauf pour son auteur
- composition qui est au centre du Dialogo dei massimi sistemi,
dont il conviendra à présent de vérifier la consistance réelle; dans
ces années-là, Delfini et Landolfi se fréquentaient dans les cafés
florentins, et la passion du jeune Landolfi pour les langues exo¬
tiques est bien connue) et d’ouvrir, donc, une rubrique historio¬
graphique inédite sur la diglossie dans la poétique italienne du
XXe siècle. En particulier, les thèses avancées par le personnage du

Dialogo indiqué par un Y prendraient, dans cette perspective, un


accent delfinien tout particulier (sans préjuger ici de la question
de la priorité: le Dialogo est de 1935).
LA CHASSE A LA LANGUE

Dans la Bible, le chasseur par excellence est le géant Nemrod,


celui-là même à qui la tradition attribue le projet de la tour de
Babel, dont la cime devait toucher le ciel. L’auteur de la Genèse
le définit comme « violent chasseur devant le Seigneur » (10. 9),
(ou mieux, « contre Dieu » selon la version latine plus ancienne,
dite Itala), et sa qualité de chasseur était si essentielle qu’elle est
passée en proverbe (« de là est venu ce proverbe: Violent chas¬
seur devant le Seigneur comme Nemrod »)*.
Dans Enfer XXXI, Dante punit Nemrod pour sa « folle pen¬
sée » en lui faisant perdre le langage signifiant (« car toute langue
est pour lui/comme la sienne aux autres, qui n’est comprise par
personne ») : il ne peut que proférer des sons dépourvus de sens
(« Raphél may améch zabi almi ») ou bien, en tant que chasseur,
sonner du cor (« Ame stupide, / tiens-t’en au cor, soulage-toi par
lui »)**.
À quoi donc Nemrod a-t-il fait la chasse ? Et pourquoi sa chasse
est-elle « contre Dieu » ? Si la punition de Babel a été la confu¬
sion des langues, il est probable que la chasse de Nemrod ait eu
à voir avec un perfectionnement artificiel de l’unique langue des
* Trad. de Lemaître de Sacy. (N. d. T.).
* * Les passages de Dante sont donnés en français dans la traduction de Jacqueline
Risset. (N. d. T.).
148 LA FIN DU POÈME

hommes, qui devait ouvrir à la raison un pouvoir sans limites.


C’est du moins ce que laisse entendre Dante quand, pour définir
la perfidie des géants, il parle des « ressources de l’esprit » {Enfer,
XXXI 55).
Est-ce un hasard si le même Dante présente constamment, dans
le De vulgari Eloquentia, sa recherche du vulgaire illustre par
l’image d’une chasse (« chassons la langue », I, XI, 1 ; « ce que
nous chassons » I, XV, 8 ; « nos armes de chasse », I, XVI, z), et
si la langue ainsi pourchassée est assimilée à une bête féroce, à
une panthère ?
Aux origines de notre tradition littéraire, la quête d’une langue
poétique illustre se place ainsi sous le signe inquiétant de Nemrod
et de sa chasse titanesque, comme pour signifier le risque mortel
implicite en toute recherche sur le langage qui voudrait en res¬
taurer de quelque façon la splendeur originelle.
La « chasse à la langue » est à la fois arrogance anti-divine, qui
exalte le pouvoir de raisonnement de la parole, et quête amou¬
reuse qui veut au contraire porter remède à la prétention babé-
lique. Tout engagement humain sérieux dans la parole doit tou¬
jours se confronter à ce risque.

Dans la poésie du dernier Caproni, ces deux thèmes se rap¬


prochent jusqu’à coïncider dans l’idée d’une chasse obsession¬
nelle et féroce dont l’objet est la parole elle-même, et qui unit en
soi le défi du géant biblique aux limites du langage et la pieuse
vénerie dantesque. Les deux aspects du langage humain (la nomi¬
nation de Nemrod et la quête amoureuse du poète) sont à pré¬
sent devenus indiscernables et la chasse est véritablement une
expérience mortelle, dont la proie - la parole - est une bête qui,
nous dit Caproni, « donne la vie et tue » et qui, « douce et atroce »,
revient peut-être pour la dernière fois revêtir l’habit moucheté de
la panthère dantesque (mais une « panthère nébuleuse » et « sui¬
cidaire »).
La parole s’adresse à présent à sa puissance logique même, elle
se dit et, dans ce geste poétique extrême, ne saisit que sa propre
LA CHASSE À LA LANGUE 149

insanité, n’apparaît qu’en se dissipant. La « trompette » que l’on


entend vibrer « en écho » dans la musique interrompue du der¬
nier Caproni est l’ultime résonance, assourdie, du « haut cor »
délirant de Nemrod, « violent chasseur devant le Seigneur ».
-
LES JUSTES NE SE NOURRISSENT
PAS DE LUMIÈRE

En mai i960, à Zürich, Paul Celan rencontre pour la première


fois Nelly Sachs. C’était le jour de l’Ascension et, tandis que les
deux poètes parlaient devant la cathédrale (« nous parlâmes de
ton Dieu, et moi - écrit Celan - je parlai contre lui »), il leur sem¬
bla qu’une lumière d’or irradiait de l’eau où se reflétait la façade.
Quelques mois plus tard, les deux amis se retrouvèrent ensemble
à Paris, chez Celan. « Tandis que dans notre maison nous par¬
lions pour la deuxième fois de Dieu, de ton Dieu, celui qui t’at¬
tend, la lumière d’or brillait sur le mur ».
Des années après, annonçant à son amie la publication immi¬
nente de Fadensonnen (1968), Celan écrit: « Sois remerciée pour
tes lignes, pour le souvenir de cette lumière. Oui, cette lumière.
Tu la trouveras nommée dans mon prochain recueil, qui sort en
automne, nommée - dénommée d’un nom hébraïque ». Le poème
en question est celui qui commence ainsi : Nah, im Aortenbogen :

Tout près, dans l’arc de l’aorte,


dans le sang de luminosité :
mot de luminosité.
LA FIN DU POÈME
152

Mère Rachel
ne pleure plus.
Disloqué
tout ce qui a été pleuré.
Immobile, dans les coronaires,
desserrée :
Ziw, cette lumière.

Ziw est le terme qui, pour les cabalistes, nomme la splendeur de


la Schekinah, c’est-à-dire de la manifestation divine. C’est de cette
lumière, Ziw haschekinah, que se nourrissent les justes dans le
monde à venir.
Deux années encore, et l’image de la lumière revient comme mot-
clé du recueil suivant, Lichtzwang. Mais, cette fois, il s’agit d’une
« lumière forcée », qui empêche les créatures humaines, perdues et
comme blotties dans une forêt, de se toucher :

Nous gisions
au profond du maquis, quand
enfin tu t’approchas
en rampant.
Mais nous ne pouvions
nous outre-assombrir à toi :
à la merci
d’une contrainte de lumière.

En janvier 1991, quand il compose la série Belliche, Eugenio De


Signoribus évoque aussi quelque chose comme une lueur, une lumière.
La « forme-lumière » qui, selon une tradition encore vivante chez
Dante, s’identifie à la substance divine et est le symbole de la par¬
faite transparence de l’intelligence qui, se comprenant elle-même,
comprend toute chose, est à présent (depuis combien de temps?)
scindée en un « phare hypocrite » qui éclaire la nuit et au service
duquel sont les « porteurs de clinquant », les « prieurs-prédateurs »
dont la langue s’empenne « pour la parabole / du bien commun »,
et une « lumière désarmée, irrédente », qui cherche à tâtons ses frères
LES JUSTES NE SE NOURRISENT PAS DE LUMIÈRE
153

dans le monde inhospitalier:

Lumière désarmée, irrédente lumière


qui brûles dans le monde inhospitalier

parmi les sillons infâmes et les grilles


fixées par l’esprit criminel...

dans l’angle mort ou dans le vide des chambres


tu es, ou dans les pleurs du scintillement de
campagne...

le phare hypocrite éclaire les bandes


mais toi tu existes, et tu cherches tes frères.

La voix off, qui dit cette lumière désormais complètement pro¬


fane, semble venir de nulle part - ou d’un écran de télévision que
quelqu’un aurait oublié d’éteindre et qui montrerait les maisons
rasées, l’Irak en flammes, le « regard foudroyé » des enfants. Perdue,
sous - ou sur - humaine comme celle d’un juste qui aurait appris
à faire le jeûne de Ziw, elle a réalisé le souhait prophétique de
Assassinii :

Au-dessus de leur tête divisée


peuvent parler oiseaux et vers.

À cette voix qui, « dans le soir du siècle », a su nommer la « face


oblique du monde » et dont parle - si bas qu’on ne peut le recon¬
naître, si fort qu’il est à peine audible - peut-être le plus grand poète
civil de sa génération, la poésie italienne qui vient - celle qui, assu¬
rément, devra faire le jeûne de la lumière - sera sans cesse confron¬
tée.
-
LE CONGÉ DE LA TRAGÉDIE

Mon amitié avec Eisa a débuté il y a vingt-deux ans, dans le petit


train qui, à partir du piazzale Flaminio, traverse la campagne
romaine jusqu’à Viterbo. Eisa allait voir sa mère, hospitalisée dans
une clinique de Viterbo, et Wilcock, dont j’avais fait la connais¬
sance quelques mois plus tôt, avait choisi justement ce jour pour
nous faire nous rencontrer. À Viterbo, Eisa nous quitta à la gare
et nous nous retrouvâmes une heure après. La rencontre avec la
malade n’avait pas été facile pour Eisa: sa mère, devenue quasi¬
ment démente sous l’effet d’une forme grave d’artériosclérose, ne
l’avait pas reconnue, mais Eisa, en la regardant, avait eu l’im¬
pression de se reconnaître dans ce visage encadré de mèches de
cheveux blancs, et elle en avait été effrayée. C’est pourquoi, me
dit-elle plus tard, elle préférait se faire teindre ses cheveux pré¬
cocement blanchis. (Dans la clinique romaine où Eisa a passé les
trois dernières années de sa vie, alors qu’elle avait cessé depuis
un certain temps de se faire teindre les cheveux, et semblait par¬
fois ne pas me reconnaître pendant un moment, notre première
rencontre m’est revenue à l’esprit).
De ce jour débuta une fréquentation très intense, fébrile presque :
nous nous voyions tous les jours, parfois du matin au soir. Eisa
avait cette disponibilité infinie des périodes où elle n’écrivait pas.
Le matin, on allait déjeuner en dehors de Rome, ou bien sur l’an-
156 LA FIN DU POÈME

tique via Appia à la trattoria appelée « I trenini » ; le soir, on se


retrouvait dans quelque restaurant du centre. Outre des amis plus
jeunes, il y avait souvent Pier Paolo Pasolini, Sandro Penna, Natalia
et Gabriele Baldini, Cesare Garboli.
J’avais alors vingt ans et je n’ai jamais pu oublier le viatique,
capricieux mais incomparable, que l’amitié d’Eisa m’a fourni.
Mais si je me demande maintenant ce qui m’a tant frappé dès
cette première rencontre, et que j’ai ensuite constamment retrouvé
chez Eisa, je ne peux que répondre : elle était sérieuse, sauvage¬
ment sérieuse. Sérieux ne signifie pas ici qui tient tout pour vrai
et avec gravité. Même si l’on ne tient pas compte de ses lectures
des classiques indiens, Eisa n’était que trop consciente que le
monde n’est qu’apparence (vous rappelez-vous le « refrain sub¬
versif » du Mondo salvato dai ragazzini ?). Son sérieux était plu¬
tôt celui d’une qui croit entièrement et sans réserves en la Fiction,
et, donc, entend dire tout ce qu’elle dit. Dans Alibi, cet extraor¬
dinaire recueil de poèmes qui, au moment de sa publication, en
1958, passa quasiment inaperçu, alors que c’est l’un des grands
livres de la poésie italienne de l’après-guerre, il y a un poème qui
contient une clé précieuse pour le monde imaginaire d’Eisa. C’est
celui qui s’intitule Alla favola et commence ainsi : « De toi, Fiction,
je me ceins, / habit de vanité... ». C’est pourquoi, des deux rap¬
ports possibles avec le langage - la tragédie et la comédie -, Eisa
adhérait instinctivement au rapport tragique.
Ingeborg Bachmann (qu’avec Eisa nous connûmes et fréquen¬
tâmes ensemble quelques années plus tard et qui, pour le sérieux,
lui ressemblait énormément) a fait un jour cet aveu terrible : « La
langage est la punition. En lui toutes les choses doivent entrer et
passer à la mesure de leur faute... ». En ce sens, sérieuse est la
parole de qui n’oublie jamais que le langage est punition et que,
en parlant ou en écrivant, nous sommes dans tous les cas en tram
de purger une peine.
Y a-t-il rédemption pour cette peine ? Dans un poème, Ingeborg
s’adresse à la parole, à la punition elle-même, pour demander le
salut: « O ma parole, sauve-moi ! ». Mais pour Eisa il ne semble
LE CONGÉ DE LA TRAGÉDIE
157

pas y avoir d’issue ni de rédemption possible à la punition du lan¬


gage. Quand, bien des années plus tard, je lui dis que j’étais en
train d’écrire un livre qui s’appelait Le langage et la mort, Eisa
fit le commentaire suivant: « Le langage et la mort? Le langage
est la mort ! ».
Ainsi l’œuvre d’Eisa se présente-t-elle à première vue comme
l’une des rares œuvres tragiques dans une tradition littéraire, celle
de l’Italie, si obstinément fidèle à l’intention anti-tragique de la
Comédie. Mais, chez Eisa, (et c’était peut-être son héritage chré¬
tien) tout se passe comme si à l’intérieur de la tragédie s’insinuait
une autre tragédie qui lui résiste, de sorte que le conflit tragique
surgit non entre une faute et une innocence, mais entre deux peines
incommensurables. Un autre poème de Alibi formule de la façon
suivante la loi qui lui a brisé le cœur: « Hors des limbes point
d’Elysée ». Dans les limbes, comme on le sait, se trouvent non des
innocents, mais ceux qui n’ont commis d’autre faute que la faute
naturelle, ces enfants qui n’ont pu être soumis à la punition du
langage et auxquels Eisa a rêvé toute sa vie. Le baptême du Verbe
efface cette faute naturelle, mais ne l’efface que moyennant une
punition plus atroce. Mais, chez Eisa, c’est comme si à un certain
moment la créature des limbes levait son bras fragile contre la
tragédie historique du langage en un geste sans espoir, en un affron¬
tement inouï dont il n’est pas facile de comprendre l’issue.
Je me suis souvent demandé au cours des derniers mois, quand
la part de la tragédie dans la vie d’Eisa avait augmenté au-delà
de toute mesure, s’il n’y avait pas en elle une lueur antitragique,
si sa tragédie n’était pas, en quelque sorte, une tragédie antitra¬
gique. Certes, toute tragédie projette une ombre comique et ceux
qui ont connu Eisa se souviennent des incroyables chansonnettes
qu’elle était seule à connaître et grâce auxquelles, si elle le vou¬
lait, elle faisait rire ses amis (il y en a une trace dans les refrains
insouciants dont elle aimait truffer ses romans). Mais ce n’est pas
de cela qu’il s’agit. Plutôt, parfois, c’est comme si Eisa adhérait
si fortement à la fiction tragique que celle-ci finissait par frayer
un passage au-delà d’elle-même, vers quelque chose qui n’est plus
158 LA FIN DU POÈME

tragique (même s’il ne peut pas non plus être dit comique). Dans
ce passage, sans peine ni rédemption, nous contemplons un ins¬
tant la pure Fiction, avant que les démons ne l’entraînent vers
l’enfer ou que les anges ne l’élèvent jusqu’au ciel. Et cet instant -
la fiction contemplée, la parole expiée - est le congé de la tragé¬
die. Ce n’est qu’à ce point que la poésie d’Eisa montre son phé¬
nix brillant, sa cendre éternelle.
NOTE À PROPOS DES TEXTES

« Commedia » a paru pour la première fois dans Paragone, n° 346,


décembre 1978. « Corn » (destiné à un recueil d’études en hom¬
mage à R. Dragonetti) est inédit. « Il sogno délia lingua » (destiné
à l’origine à un séminaire de la Fondation Cini sur « Les langages
du rêve ») a paru dans Lettere Italiane, n° 4, 1982. « Pascoli e il
pensiero délia voce » comme préface à G. Pascoli, II fanciullino.
Milan, 1982. « Il dettato délia poesia » comme préface à A. Delfini,
Poesie délia fine del mondo. Macéra ta, 1995. « Disappropriata
maniera » comme préface à G. Caproni, Res amissa, Milan, 1991.
« La festa del tesoro nascosto » a été lu à un séminaire sur Eisa
Morante à Pérouse en janvier 1993. « La fine del poema » a été lu
le 10 novembre 1995 à l’Université de Genève au cours de la jour¬
née d’hommage à R. Dragonetti. « Un enigma délia Basca » a paru
dans Marka, n° 27, 1990. « La caccia délia lingua » dans II
Manifesto, le 23 janvier 1990. « I giusti non si nutrono di luce »
dans Idra, n° 5, 1992, pour présenter un cycle de poèmes de E. De
Signoribus. « Il congedo délia tragedia » dans Fine secolo, le 7
décembre 1985.
NOTES

I. COMÉDIE

1. L’incapacité de donner une explication simplement cohérente du titre


du poème est commune à presque tous les anciens commentateurs, de
Pietro Alighieri à Jacopo délia Lana et à l’Anonyme Florentin. Comme l’a
remarqué Auerbach, celui qui se distingue de tous par sa finesse est
Benvenuto da Imola, à qui l’on doit la première formulation de l’argu¬
ment, si souvent repris par les modernes, selon lequel le poème de Dante
est, quant à sa matière, à la fois tragédie, satire et comédie (« hic est tra-
goedia, satyra et comoedia... »), mais qu’il doit son titre à des raisons sty¬
listiques ( « dico quod auctor voluit vocare librum Comoedia a stylo infimo
et vulgari... »). Cf. Benvenuti Rambaldis de Imola, Comentum super D.
A. Comoediam, éd. Lacaita, t. I, Florence, 1887, pp. 18-19.
2. « Je ne puis rendre compte des faits autrement qu’en supposant que
le choix du titre a dû être arrêté très tôt par Dante. Une narration poé¬
tique en style élevé était alors pour lui, et continua toujours d’être, Tragédie ;
et cette désignation ne convenait à aucune œuvre aussi bien qu’au poème
virgilien. Mais face à Virgile, Dante se sentait envahi par des sentiments
de révérence et d’admiration, qu’il attribue dans le Purgatoire à Sordello
et à Stace. Si donc l’œuvre de Virgile était Tragédie, la sienne ne pouvait
être que Comédie. Par ailleurs, il était bien décidé à écrire en langue vul¬
gaire; et ainsi suis-je amené à considérer qu’il n’avait pas encore du vul¬
gaire la haute idée qu’il exprima dans le Convivio, bien que s’étant déjà
éloigné de la conception étroite de la Vita Nova ». (P. Rajna, Il titolo del
IÔ2 LA FIN DU POÈME

poema dantesco, in « Studi dant. », IV, 1921, p. 35). Il est regrettable de


voir reproduite en premier plan une indication si inconsistante dans la
récente Encyclopédie Dantesque. Sur le problème du titre de la Comédie,
voir en outre: M. Porena, Il titolo délia Commedia, Rend. Acc. Lincei, 6-
IX-1933 ; F. Mazzoni, L’epistola a Cangrande, Studi Monteverdi, Modène
1959 (à présent in Contributi di Filologia dantesca, Florence 1966); M.
Pastore-Stocchi, Mussato e la tragedia, in Dante e la cultura veneta, 1966.
Sur le « style comique » de Dante, voir A. Schiaffîni, A proposito dello
stile comico di Dante, in Momenti di storia délia lingua italiana, Rome
1953, et, surtout, les observations de G. Contini in Un’interpretazione di
Dante et Filologia e esegesi dantesca, à présent rassemblées in Un’idea di
Dante, Turin, 1976.
3. E. Auerbach, Mimesis, Berne, 1946; trad. fçse de Cornélius Heim,
Gallimard, 1968.
4. G. Boccace, Il commento alla Divina Commedia e gli altri scritti
intorno a Dante, éd. établie par D. Guerri, Bari 1918, vol. I, p. 115.
5. De vulg. EL, II, IV, 8. (« Salut, Amour et Vertu ».) (N. d. T.)
6. Ibid., II, VIII, 8.
7. Les sources lexicographiques de Dante ont été mentionnées par Paget
Toynbee (Dante studies and researches, 1902) et par Rajna, dans l’étude
déjà citée. Le fait de n’avoir cherché les sources de Dante que dans des
ouvrages lexicographiques et grammaticaux est pourtant, à notre avis,
l’une des raisons qui ont empêché une meilleure compréhension du pro¬
blème de l’intitulé comique du poème.
8. Ep. a Cangrande, 29.
9. Inf., XX 1x3.
10. Diomede in Keil, Grammatici latini, I, 482. La distinction entre
genus activum (c’est-à-dire sine poetae interlocutione - sans intervention
du poète), genus enarrativum (où ne parle que le poète) et genus commune,
se retrouve chez Isidore (Etym. VIII, 7, 11 : « Apud poetas autem très cha-
racteres esse dicendi: unum, in quo tantum poeta loquitur, ut est in libris
Vergilii Georgicorum; alium dramaticum, in quo nusquam poeta loqui¬
tur, ut est in comediis et tragediis ; tertium mixtum, ut est in Aeneide. Nam
poeta illic et introductae personae loquuntur* ») [« Il faut distinguer chez
les poètes trois manières particulières : l’une, où seul le poète parle, comme
dans les Géorgiques de Virgile ; une autre, dramatique, où le poète ne parle
jamais, comme dans les comédies et les tragédies; une troisième, mixte,
comme dans l’Enéide. En effet, là, parlent et le poète et des personnages
introduits. » ]. À propos de cette classification, voir les observations de
Curtius dans Yexcursus V (consacré aux études littéraires de l’Antiquité
NOTES 163

tardive) in Europdische Literatur und lateinische Mittelalter, Berne, 1948.


11. Rhet. ad Her., IV, 8 : « Sunt... tria généra, quae généra nos figuras
appellamus, in quibus omnis ratio non vitiosa consumitur: unam gravem,
alteram mediocrem, tertiam extenuatam vocamus. Gravis est, quae constat
ex verborum gravium magna et ornata constructione ; mediocris est, quae
constat ex humiliore, neque tamen ex infima et pervulgatissima verborum
dignitate; attenuata est, quae demissa est usque ad usitatissimam puri ser-
monis consuetudinem » [« Il y a trois genres, que nous appelons figures,
qui rendent compte de toutes les manières non corrompues: nous appe¬
lons la première grave, la deuxième moyenne, la troisième affaiblie. Grave
est celle qui présente une construction noble et ornée, à partir de mots
graves; moyenne celle qui présente une dignité moindre, mais où les mots
ne sont ni ignobles ni vulgarisés; affaiblie, celle qui s’est abaissée jusqu’à
vulgariser à outrance le langage pur»]. Pour le développement médiéval
de ces idées (dont un exemple est la théorie des trois modi dicendi chez
Isidore, Etym., II, 17) et sur leur rapport avec la distinction entre comé¬
die et tragédie, voir : Cloetta, Beitràge zur Literaturgeschichte des
Mittelalters und der Renaissance, Halle, 1890,1.1, pp. 24-25, et E. Faral,
Les arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle, Paris 1962, pp. 86 sq.
12. Dans le De vulg. El. (II, IV, 5), Dante s’en tient encore à la triparti-
tion qui prévalait et, à côté de la tragédie et de la comédie, il cite aussi
l’élégie. Dans YArs versificatoria de Matthieu de Vendôme (Faral, Les arts
poétiques, op. cit.,p. 153), la comédie apparaît en troisième position, après
la tragédie et la satire, et avant l’élégie: « Tertia surrepit comoedia, coti-
diano habitu, humiliato capite, nullius festivitatis pratendens delicias »
[« Se glisse en troisième la comédie, à l’allure commune, la tête basse, ne
montrant les raffinements d’aucun ornement. »]. Même les plus anciens
commentateurs de Dante reconnaissent quatre styles poétiques. Fa lettre
à Cangrande marque, dans cette perspective, le passage d’une tripartition
(ou quadripartition) à une juxtaposition, dont il n’est pas facile de trou¬
ver des précédents.
13. «Sunt et alia généra narrationum poeticarum, scilicet carmen buco-
licum, elegia, satira, et sententia votiva, ut etiam per Oratium patere potest
in sua poetria ; sed de istis ad praesens nihil dicendum est » [« Il y a encore
d’autres genres de narrations poétiques, à savoir le poème bucolique, l’élé¬
gie, la satire, et la sentence votive, comme il peut apparaître dans la Poèterie
d’Horace; mais de ceux-ci il n’y a lieu de rien dire à présent. »] (Ep. a
Cangrande, 32). Il convient de noter que dans le développement sur tra
gédie et comédie figurant dans la Poétique aristotélicienne, les deux genres
ne sont pas expressément mis en opposition. Fe seul passage où Aristote
164 LA FIN DU POÈME

met en opposition explicite tragédie et comédie se trouve, peu développé,


dans le Degen. et cor. (315b), où on peut lire que « avec les mêmes lettres
on peut faire aussi bien des tragédies que des comédies ». Dans son com¬
mentaire de ce passage, Saint Thomas observe: « Et ponit exemplum in
sermonibus quorum prima principia mdivisibilia sunt litterae: ex eisdem
autem litteris, transmutatis secundum ordinem aut positionem, fiunt diversi
sermones, puta comoedia, quae est sermo de rebus urbanis, et tragoedia,
quae est sermo de rebus bellicis » [«Et il donne un exemple dans les lan¬
gages dont les principes premiers indivisibles sont les lettres: à partir des
mêmes lettres, en faisant des changements d’ordre ou de position, on pro¬
duit des langages divers, la comédie pure, qui traite de choses plaisantes,
et la tragédie, qui traite de choses guerrières. »]. (S. Tbomae Aq. Opéra
omnia, Rome 1886, t. III, p. 273).
14. «Comica nonne vides ipsum reprehendere verba... » [« ne vois-tu
pas que tu blâmes toi-même les mots comiques... »] (Ecl., I, 52).
15. Voir à ce propos les observations de Auerbach (Mimesis, op. cit.)
qui montre comment l’expression « locutio vulgaris, in qua et muliercule
communicant » (langue vulgaire, en laquelle on communique à la manière
des femmes), que Dante emploie dans la lettre à Cangrande, ne peut se
référer à l’usage de la langue italienne: « il est difficile d’attribuer une telle
affirmation à Dante qui a défendu la noblesse de la langue vulgaire depuis
son ouvrage sur l’éloquence, qui a lui-même, dans ses canzoni, fondé le
style élevé en langue vulgaire, et qui avait déjà terminé la Comédie au
moment où il écrivait cette lettre à Cangrande. »
16. L’expression de Giovanni est : « Praeterea nullus, quos inter es agmine
sextus / nec quem consequeris coelo, sermone forensi / descripsit » [« En
outre personne parmi ceux dont tu fais partie au sixième rang, ni celui que
tu suis au ciel, n’a écrit en langage du forum. » ] (cf. La corrispondenza
poetica di Dante e Giovanni di Virgilio, e l’ecloga di Giovanni al Mussatto,
éd. établie par G. Albini, Bologne, 1963).
17. «... di questa commedia, id est istius operis, quod auctor vocavit
comoediam non tam ratione materiae, quam ratione styli vulgaris humi-
Üs »[«••• de cette comédie, c’est-à-dire de cet ouvrage, que l’auteur appela
comédie non tant à cause de la matière qu’à cause du style vulgaire et
humble. »] {cf. Benvenuti Rambaldis de Imola, Gomentum, op. cit., p.
5 5^)- Contim, à qui nous devons de magistrales considérations sur le style
« comique » de Dante, admet implicitement l’insuffisance des motivations
formelles, reprenant la thèse de Benvenuto de la « dénomination à partir
du niveau le plus bas » : « Dans ce lieu souverain de toutes les traditions,
dans cette institution extraordinaire de mélanges de thèmes et de tons...
NOTES
165

le coup de génie intellectuel a été de se nommer à partir du niveau le plus


bas ». (Contini, Un’idea di Dante, cit., p. 104). Sur le style comique de
Dante, voir aussi l’étude de Schiaffini {A proposito dello stile comico di
Dante, cit.) qui montre comment, du point de vue lexical, les idiotismes
(comme introcque) et les mots « humbles » (comme mamma, gregge, fem-
mina, corpo) ne sont, somme toute, pas grand chose.
18. Ep. a Cangrande, 24-25.
19. Hermann l’Allemand (Hermannus Allemannus) avait tenté, avant
1250, de traduire en latin la Poétique d’après la version arabe; mais, en
125 6, il déclarait avoir échoué dans sa tentative à cause des difficultés trop
nombreuses, et préférait traduire le Commentaire moyen d’Averroès (« tan-
tam inveni difficultatem propter disconvenienciam modi metrificandi in
greco cum modo metrificandi in arabico et propter vocabulorum obscuri-
tatem... »[« j’ai trouvé une si grande difficulté à cause de la divergence
entre la métrique grecque et la métrique arabe, et à cause de l’obscurité du
vocabulaire... »]; cf. E. Franceschini, « La poetica di Aristotele nel sec.
XIII », in Atti dell’lst. veneto di scienze, lettere e arti, 1934-35. La tra¬
duction latine de Guillaume de Moerbeke fut en revanche achevée en 1278
et est reproduite dans le volume XXXIII de l’Aristoteles Latinus, éd. éta¬
blie par E. Franceschini et L. Minio-Paluello, Bruges-Paris, 1953.
20. «Komodia autem est, sicut diximus, mutatio peiorum quidem, non
tamen secundum omnem malitiam, sed turpis est quod risile particula;
nam risile est peccatum aliquod et turpitudo non dolorosa et non corrup-
tiva... »[« comme nous l’avons dit, la comédie est un certain changement
des choses mauvaises, tel qu’il n’y a pas un mal absolu, mais une part hon¬
teuse parce que risible; en effet, certaines fautes peuvent être risibles, et la
honte alors n’est ni douloureuse ni corruptrice... »] (Aristoteles latinus,
cit., p. 8).
21. Ibid., p. 16. C’est dans ce passage de la Poétique d’Aristote (52b,
35) qu’il faut sans doute chercher l’origine enfouie de la définition médié¬
vale de la tragédie et de la comédie selon l’opposition début heureux/fin
malheureuse et inversement. À noter qu’Aristote ne dit pas que l’inversion
malheur / fortune soit comique, mais seulement anti-tragique (atragodo-
taton, que Guillaume traduit par intragodotatissimum).
22. Aristotelis stagiritae omnia quae extant opéra cum Averrois cordu-
bensis... commentariis, Venetiis 1552, vol. II, p. 91.
23. Ibid., pp. 91-92.
24. «Aliqui tamen introducunt in illis scems tragicis imitationem vitio-
rum et scelerum simul cum rebus laudabilis, cum habeant quid peripetiae.
Verum vituperare vitia est potius comoediae proprium quam tragoediae. »
i66 LA FIN DU POÈME

[« Cependant certains introduisent dans leurs scènes tragiques l’imitation


de vices et de méfaits en même temps que des choses louables, comme péri¬
péties. Or, blâmer les vices est plus le propre de la comédie que de la tra¬
gédie. »] (ibid., p. 91).
25. «Je fus poète, et je chantai le juste... » (Enfer, I 73 - trad. fçse J.
Risset)
26. De vulg. EL, I, IV, 4-5.
27. K. von Fritz, Antike und Moderne Tragoedie, Berlin 1962, trad. it.
in La tragedia greca, guida storica e critica, Bari 1974, p. 285.
28. Sur la distinction entre justice naturelle et justice personnelle, voir
les fines observations de C. Singleton in Journey to Béatrice, Cambridge
1958. La distinction entre faute naturelle et faute personnelle élaborée par
les Pères de l’Église correspond à celle de von Fritz entre faute objective et
faute subjective.
29. « Fuit enim peccatum Adae in homine, quod est in natura; et in illo
qui vocatus est Adam, quod est in persona. Est tamen peccatum quod
quisque... » [« En effet le péché d’Adam fut en l’homme, c’est-à-dire dans la
nature; et en celui qui est appelé Adam, c’est-à-dire en une personne. Cependant
il y a un péché que chacun traîne avec la nature en son origine même. »]
(Saint Anselme, De conceptu virg. et de orig. peccato, P. L. 158, 433).
30. «Ergo in eis (=pueris) est aliquid peccatum. Sed non peccatum actuale,
quia non habent pueri usum liberi arbitri, sine quo nihil imputatur homini
ad peccatum... Necesse est igitur dicere quod in eis sit peccatum per ori-
ginem traductum. » [« Il y a donc en eux (les enfants) un péché. Mais pas
un péché actuel, car les enfants n’ont pas l’usage du libre-arbitre, sans
lequel aucun péché ne peut être imputé à l’homme... Il faut donc dire qu’il
y a en eux un péché transmis par l’origine. »] (Divi Thomae Aq.... Summa
contra gentiles, Rome, 1927, p. 639).
31. De civit. Dei, XIV, 20.
32. «Si de illo peccato non fuisset satisfactum per mortem Christi, adhuc
essemus filii ire natura, natura scilicet depravata » [« Si donc ce péché
n’avait pas été payé par la mort du Christ, nous serions encore tous par
nature “ fils de la colère ”, je veux dire par notre nature dépravée »]. (Dante,
De monarchia, 2, II, 2-3).
33. Divi Thomae, cit., p. 657.
34. Les Pères de l’Église s’étaient posé un temps le problème de la sexua¬
lité édénique. Dans le De genesi ad litteram (VIII, X-XI) et le De civitate
Dei (XIV, 19-24), saint Augustin avait résolu la question en admettant une
sexualité édénique pleinement volontaire et non accompagnée de concu¬
piscence.
NOTES 167

35. Saint Thomas, De malo, 9.4, a.6, ad 4. C’est contre cette contra¬
diction de la théologie chrétienne, qui maintient vivante après la rédemp¬
tion une faute naturelle, bien que sous forme de poena, que se battent les
mouvements hérétiques de type adamite qui, à partir du XIIIe siècle, prê¬
chent le libre amour et l’infaillibilité du parfait Chrétien.
36. «Est autem paene totus in affectione, licet in fine pathos habeat, ubi
abscessus Aeneae gignit dolorem. Sane totus in consiliis et subtilitatibus
est: nam paene comicus stilus est: nec mirum, ubi de amore tractatur »
[« Or cela est presque entièrement dans le sentiment, et même dans la pas¬
sion à la fin, où le départ d’Enée engendre la douleur. Assurément tout est
dans l’habileté et la sobriété: car le style est presque comique: ce qui n’est
pas étonnant, lorsque le sujet est l’amour. »]. (Servius, à propos du livre
IV de YEnéide, cf. Servianorum in Ver g. Carmina Corn., editio harvar-
diana, Oxford 1965, vol. II, p. 247).
37. Sur l’essence de l’amour courtois et sur l’attitude de Dante, voir les
très fines observations de R. Dragonetti, « L’épisode de Francesca selon la
convention courtoise », in Aux frontières du langage poétique, in Romanica
Gandensia, vol. IX, 1961.
38. Purg., XVII 94. (Trad. fçse A. Pezard).
39. Ibid., XVIII 34-69.
40. Ibid., XXXI 68. Trad. fçse de J. Risset. (N. d. T.)
41. Conv., 4, XIX, 9-10.
42. Ibid., 3, VIII, 10.
43. Sur la conception de la pratique de l’humiliation pénitentielle au XIIe
siècle et son influence sur la théorie juridique du délit comme péché, voir
les considérations de M. Dal Pra, in P. Abelardo, Conosci te stesso o Etica,
éd. établie par M. Dal Pra, Florence 1976, pp. 86-87.
44. Singleton, Journey to Béatrice, cit., pp. 231-247. Il est curieux que
Singleton, qui a vu en Matelda la justice naturelle dont l’homme jouissait
au Paradis, n’ait pas tiré les conclusions de cette identification en ce qui
concerne la théorie de l’amour. Si Matelda est la justice naturelle, elle ne
signifie pas simplement la triple sujétion de la nature à la raison, mais est
nécessairement aussi la figure de l’amour édénique, c’est-à-dire du volun-
tarius usus sine ardoris illecebroso stimulo [usage volontaire sans l’ai¬
guillon séduisant de l’ardeur amoureuse].
45. Cf. Barnes, « Dante’s Matelda », in Italian Studies, XXVIII, 1973.
46. Epict. Ench., XVII : « Rappelle-toi que tu es comme un acteur dans
le rôle que l’auteur dramatique a voulu te confier: bref, s’il est bref; long,
s’il est long. S’il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le convena¬
blement. Fais de même pour un rôle d’estropié, de magistrat, de simple
i68 LA FIN DU POÈME

particulier. Car il dépend de toi de bien jouer le personnage qui t’est dévolu ;
mais le choisir, cela dépend de quelqu’un d’autre ». Epict. Diss. I, XXIX,
39 : « Crois-tu qu’il soit en ton pouvoir de choisir le thème ? Tu as reçu en
partage un certain corps, certains parents, certains frères, une certaine
patrie, un certain rang. Et voici que tu viens me dire : change-moi ce thème ».
Diss., I, XXIX, 41 : « Viendra bientôt le jour où les acteurs croiront que
leur masque et leur costume sont eux-mêmes ».
47. Epict. Diss., I, XXIV, 16-18.
48. Cf. Simplicius, Comment, in Ench., XXXVII: « Melior enim his-
trio et in comoedia et in tragoedia qui servum bene repraesentat, quam is
qui domini aut regis personam male agit » [« En effet, il est meilleur acteur
dans la comédie et dans la tragédie celui qui joue bien l’esclave, que celui
qui fait mal le personnage du maître ou du roi. »].
49. Boèce, Contra Eutychen, III, 9-Z3 (in Boethius, Theological Tractates,
London-Cambridge, 1973, p. 86).
50. « Nam illud quidem manifestum est personae subiectam esse natu-
ram nec praeter naturam personam posse predicari » [« Car il est évident
que la nature est assujettie à la personne et qu’on ne peut pas parler de
personne indépendamment de la nature. »]. (Boèce, Contra Eutychen, cit.,
p. 82).
51. C’est sur le fond d’un passage où Boèce (ibid., p. 82) explique que
les accidents ne peuvent devenir une personne (« videmus personam in
accidentibus non posse constitui : quis emm dicat ullam albedinis vel nigre-
dinis vel magnitudinis esse personam?) [« nous voyons que la personne
ne peut être constituée par des accidents : en effet, qui pourrait dire que
l’accident de la blancheur, ou de la noirceur, ou de la grandeur, soit une
personne ? »] que l’allégorie médiévale, à propos de laquelle on a tant dis¬
cuté, trouve sa situation spécifique.
52. Purg., XXX 63.
53. Sur cette thèse de Vôlkelt, voir les observations de W. Benjamin in
Ursprung des deutschen Trauerspiels, Berlin, 1928.
54. « Mieux vaudrait pour vous voler bas comme l’hirondelle, que
comme Pécoufle faire de très hautes roues au-dessus des choses les plus
viles ». (Conv., IV 6, 20). Trad. fçse A. Pezard. (N. d. T.)
NOTES 169

II. CORN

I. Le texte critique d’Arnaut utilisé ici est celui établi par M. Eusebi,
Arnaut Daniel, Il Sirventese e le Canzoni, Milan 1984 (et dont je ne me
suis écarté que pour le nom de Ayna au lieu de Ena).
z. U. A. Canello, La vita e le opéré del trovatore A. Daniello, Halle
1883, p. 187.
3. R. Lavaud, Les Poésies d’Arnaut Daniel, réédition critique d’après
Canello, in Annales du Midi, zz, 1910 et 23, 1911 (Genève, Slatkine
Reprints, 1973), P- 9-
4. G. Toja, Arnaut Daniel, Canzoni, éd. critique, Florence, 1960, p. 182.
5. M. Perugi, Le Canzoni di Arnaut Daniel, éd. critique, Milan et Naples
1978, t. 2, pp. 4-10.
6. L. Lazzerini, « Cornar lo corn : sulla tenzone tra Raimon de Durfort,
Turc Malec et Arnaut Daniel », in Medioevo romanzo, 8, 1981-1983, pp.
339-344-
7. Eusebi, Arnaut Daniel, cit., pp. 1-2.
8. A. Heusler, Deutsche Versgeschichte, Berlin, 1956, t. 2, p. 332.
9. M. Lexer, Mittelhochdeutsches Handwôrterbuch, Stuttgart ,1979, p.
1681. « chez les Meistersingern on entendait par « Korner » le lien entre
deux strophes, par lequel un vers de l’une rime avec un vers de l’autre. »
10. Heusler, Deutsche Versgeschichte, cit., p. 331.
II. M. Careri, Il Canzoniere provenzale H. Struttura, contenuto e fonti,
Modène, 1990, p. 284.
12. Eusebi, Arnaut Daniel, cit., p. 9.
— 13. En voir deux exemples flagrants in P. Bec, Burlesque et obscénité
chez les troubadours, Paris 1984, pp. 127-130, en particulier Que’m mos-
très son conjunctiu.
14. Eusebi, Arnaut Daniel, cit., p. 128.
15. E. Levy, Petit dictionnaire provençal-français, Heidelberg, 1966, p.
9é-
16. C. Di Girolamo, Elementi di versificazione provenzale, Naples, 1979,
p. 116.
17. Voir la liste in Toja, Arnaut Daniel. Canzoni, cit., p. 41.
18. F. Diez, Leben und Werke der Troubadours, Leipzig, 1882, p. 286.
19. La Flors delgay saber (=Leys), Toulouse, Gatien-Arnout, 1841-43,
III, p. 330.
20. Di Girolamo, Elementi di versificazione, cit., p. 41.
21. G. Contini, Varienti e altra linguistica, Turin, 1970, p. 315.
22. De vulgari Eloquentia, II, 8, 5-6. (« la modulation ne se nomme
170 LA FIN DU POÈME

jamais chanson » ; « ceux qui vêtent d’harmonie les paroles appellent leur
ouvrage chanson, et les paroles couchées à cette fin sur le papier s’appel¬
lent aussi chansons »). Trad. fçse A. Pezard. (N. d. T.)
23. G. Gorni, Il Nodo délia lingua e il verbo d’amore, Florence, 1981,
p. 41.
24. Di Girolamo, Elementi di versificazione, cit., p. 29.
25. G. Lote, Histoire du vers français, Paris 1949, t. 1, pp. 167-172.
26. « Et devetz saber que nos cossiram pauza en dos manieras, la una
cant a la sentensa: e segon aquesta maniera en tôt loc del bordo pot estar
pauza suspensiva, plena o finals (...) en autra maniera cossiram pauza en
quant que la prendem por una alenada » (Leys, I, p. 130).
27. Lote, Histoire du vers français, cit., p. 252. « Il arrive souvent que,
une fois terminée la consonance, le sens du discours ne soit pas encore
fini. » (N. d. T.)
28. De vulgari Eloquentia, II, IX, 2-3 (c’est nous qui mettons l’italique).
29. R. Dragonetti, Dante face à Nemrod (Babel mémoire et miroir de
l’Eden), in « Critique », 387-388, 1979, p. 705.
30. Gorni, Il Nodo délia lingua, cit., p. 29.
31. Ibid., p. 20.
32. E. Jeauneau, Quatre thèmes érigéniens, Montréal, 1978, p. 112.

III. LE RÊVE DE LA LANGUE

1. M. T. Casella - G. Pozzi, Francesco Colonna. Biografia e opéré, 2


volumes, Padoue 1959, vol. II, p. 79.
2. La liste en a été dressée in ibid., vol. II, pp. 117-126, intégrée in Pozzi-
Ciapponi (éd. critique de), Hypnerotomachia, cit., vol. II, pp. 33-35.
3. Voir l’analyse de K. H. Stierle, « Linguaggio assoluto e linguaggio
strumentale in Mallarmé », m Metaphorein, 3, mars-juin 1978, pp. 17-
34-
4. S. Mallarmé, Œuvres complètes, éd. Mondor-Aubry, Paris, 1945, p.
386.
5. El. W. Klein, Latein und Volgare in Italien, Münich, 1957.
6. S. Polentoni, Scriptorum illustrium latinae linguae libri XVIII, éd.
établie par B. L. Ullmann, Rome, 1928, p. 129.
7. S. Speroni, Dialogo delle lingue, Lanciano, 1912, pp. 54-58.
8. Claudio Tolomei, cit. in Klein, Latein und Volgare, cit., p. 82.
9. In « Nicolô Liburnio e la cultura cortigiana », in Letture Italiane,
XIV, 1962, p. 38.
NOTES 171

10. Pozzi-Giapponi (éd. critique de), Hypnerotomachia, cit., vol. II, p.


19-
11. Curtius a déjà appelé sur ce texte l’attention des chercheurs, au chap.
17 de son Europàiscbe Literatur und lateinisches Mittelalter, Berne 1948.

VI. MANIÈRE IMPROPRE

1. Date de la lettre à Gianni d’Elia, directeur de Lengua, qui accom¬


pagne l’envoi du quatrième et définitif état du poème.
2. C’est le même thème dont Kafka discute, durant les années de la
Grande Guerre, avec son ami Félix Weltsch, auteur d’un livre sur Liberté
et grâce: « Qui était Pélage ? Sur le Pélagianisme j’ai déjà lu beaucoup de
choses, mais je ne m’en rappelle pas une miette » (lettre de Kafka à F.
Weltsch, de décembre 1917).
3. « Quamquam inseparabilem habere possibihtatem id est, ut ita dicam,
inamissibilem » [« avoir quelque possibilité inséparable, ou, pour ainsi
dire, inamissible. » ] (De natura et gratia, FI, 59).
4. F. Hôlderlin, Sâmtlicbe Werke, éd. établie par F. Beissner, Stuttgart
1953, vol. II, p. 388.
5. Par F. Milana, « Invoca il non invocabile », in Azione sociale, n. 5,
199°-
6. Selon l’heureuse formule de Cesare Garboli in G. Pascoli, Poesie fami-
gliari, éd. établie par C. Garboli, Milan, 1985.
7. Réédité maintenant in G. Contini, Varianti e altra linguistica, Turin
1970, pp. 621-625.
8. Au sens fort de « partition polaire du style lyrique » que ces expres¬
sions, tirées de la rhétorique hellénistique (harmoma austera, barmonia
glaphyra) ont dans les commentaires holderliniens de Norbert von
Flellingrath.
9. Fa multiplication des rimes intérieures (dont un examen attentif des
manuscrits montre qu’elle est consciemment recherchée) est un autre signal
(aussi ambigu que les précédents) de cette tendance à mettre en question
l’unité du vers (implicite déjà dans le projet mallarméen de substituer, par
les blancs, la page au vers comme unité rythmique).
il i ?& *é&ü
TABLE

Préface . 7
Comédie . n
Corn. 35
Le rêve de la langue. 57
Pascoli et la pensée de la voix. 76
La dictée de la poésie. 93
Manières impropres. 105
La fête du trésor caché. 123
La fin du poème. 131

Appendice

Enigme de la Basque . 141


La chasse à la langue. 147
Les Justes ne se nourrisent pas de lumières . 151
Le congé de la tragédie. 155

Note à propos du texte . 159

Notes 161
Achevé d’imprimer en avril 2002
les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery
58500 Clamecy
Dépôt légal : avril 2002
Numéro d’impression : 203068

Imprimé en France
DATE DUE
TRENT UN as TY

164 0488941 6
La Fin du poème

«Chacun de ces essais tente dedéfinirun problème général de poé¬


tique en le resserrant dans un cas exemplaire. L’enquête sur les
motifs du titre de la Comédie dantesque permet d’éclairer l’opposi¬
tion tragédie/comédie au moment inaugural de la poésie romane,
une lecture de VHypnerotomachia Poliphili et de Pascoli pose en réa¬
lité le problème de la relation entre langue vivante et langue morte
comme tension interne inaliénable de la poétique de la modernité ;
l’introduction à la mince œuvre poétique d’un grand narrateur ita¬
lien contemporain, Antonio Delfini, offre l’occasion de reformuler le
vieux problème du rapport entre vie et œuvre, et de définir le canon
de la narration dans l’aire romane comme invention du vécu à par¬
tir du poétisé ; enfin, une analyse de la poésie de l’un des plus grands
poètes du xxe siècle, Giorgio Caproni, définit style et manière comme
les deux pôles dans la tension dialectique desquels s’effectue le
geste de l’écriture.
Dans les deux essais qui ferment chronologiquement le recueil
(« Corn » et « La fin du poème »), le problème devient celui de la struc¬
ture spécifique de la poésie. Ils sont donc à entendre comme une
première contribution à une philosophie - ou une critique - de la
métrique, qui n’existent pas encore. Le premier développe sous forme
de chiasme, à travers la lecture du sirventes obscène d’Arnaut Daniel,
le problème jakobsien du rapport entre son et sens dans la poésie ;
le second, qui donne son titre à l’ouvrage, étudie la fin du poème à
la fois comme point de crise et comme structure fondamentale, dans
tous les sens du terme, de la poésie. »

ISBN : 2-84242-085-3
Dépôt légal : IV-2002
Prix : 21,50 € 9 842 42

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