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La Fin du poème
Circé
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L A F I N D U POÈME
Giorgio Agamben
La Fin du poème
Traduit de l’italien
par Carole Walter
Circé
Thomas
J B^e üferary
TREN]
ÜiMIAttira
Les notes de l’auteur, appelées par des chiffres, figurent en fin de volume
(p. 161, sq.)
I. LE PROBLÈME
Que dirons-nous donc des objections faites ? Je crois, bien que l’au-
COMÉDIE 13
teur fût un homme des plus avisés, qu’il n’a pas considéré les par¬
ties qui se trouvent dans la comédie, mais le tout, et que c’est à
partir de là qu’il a intitulé son livre, en parlant figurément. Le tout
de la comédie (pour ce que l’on en peut comprendre par Plaute et
Térence, qui furent poètes comiques) est: que la comédie ait un
commencement agité, plein de bruits et discordes, et ensuite que sa
dernière partie se termine dans la paix et la sérénité. À ce principe
le livre concerné est tout à fait conforme: parce qu’il commence
par les douleurs et tourments infernaux et se termine dans le repos
et la paix et la gloire, dont jouissent les bienheureux dans la vie
éternelle. Et cela peut suffire à faire en sorte qu’un tel nom puisse
en toute raison convenir à ce livre4.
Quod autem dicimus tragica coniugatio, est quia cum comice fiat
hec coniugatio cantilenam vocamus per diminutionem * \ L’intitulé
comique du poème implique donc avant tout une rupture et un
tournant par rapport à son passé et à son itinéraire poétique, un
véritable « retournement catégorique » qui, en tant que tel, ne
peut avoir été décidé sans une motivation consciente, vitale. C’est
cette conscience des raisons de son choix qu’un passage de la lettre
à Cangrande semble implicitement affirmer. Là, Dante fait pré¬
céder une définition qui, formellement, répète des lieux communs
de la lexicographie médiévale7, par une considération que l’on ne
trouve dans aucune de ses probables sources. Et est comedia -
* «... enchaînement de stances égales et sans répons entre l’une et l’autre,... comme
je montre pour ma part quand je chante: “ Dames en qui demeure esprit
d’amour... ”. Et si je dis enchaînement de ton tragique, c’est pour la raison que ce
même assemblage, quand il est fait dans le ton comique, nous l’appelons, d’un
diminutif, chansonnette. » Trad. fçse de A. Pezard (Pléiade, 1965) (N. d. T.)
** « Et la comédie est un certain genre de narration poétique, différent de tous
les autres «. Trad. fçse A. Pezard. (N. d. T.)
COMÉDIE 15
* « ... ce qui permet parfois aux comiques de parler comme les tragiques »
(N.d.T).
i8 LA FIN DU POÈME
une faute qui lui est objectivement imputée - doit être ainsi inter¬
prété en y mettant au centre l’infortune d’un « juste » (probus).
Avec une incroyable sensibilité, qui anticipe de sept siècles l’exem¬
plification de Kierkegaard dans Crainte et tremblement, Averroès
montre ainsi dans l’histoire d’Abraham la situation tragique par
excellence : et ob hoc ilia historia, in qua narratur preceptum fuisse
Abrae, ut iugularet flium suum, videtur esse maxime metum atque
moerorem afferens*13. À l’inverse, la représentation d’un vitium
dans une perspective qui ne soit pas complètement négative, est
explicitement attribuée par Averroès à la comédie*4.
Votre nature, quand dans son germe/elle pécha toute... » trad. J. Risset. (N.d.T.).
24 LA FIN DU POÈME
* « Le salut ne se répand pas du Christ vers les hommes d’une manière naturelle,
mais vient de l’effort de bonne volonté par lequel l’homme s’attache au Christ; et
ainsi ce que chacun obtient du Christ est un bien personnel; il ne passe donc pas à
la descendance, comme le péché de nos premiers parents, lequel se propage par
nature. » (N. d. T.).
** «... demeurent après le baptême et la nécessité de mourir et la concupiscence
qui est matérielle dans le péché originel. Et ainsi ce qui concerne la part supérieure
de l’âme participe de la nouveauté du Christ; mais en ce qui concerne les forces
inférieures de l’âme, et aussi le corps lui-même, il y reste toujours cette vétusté qui
vient d’Adam. » (N. d. T.).
26 LA FIN DU POÈME
Rappelle-toi que c’est parmi les riches, les rois, les tyrans, qu’ont
lieu les tragédies; aucun pauvre n’y prend part, sinon comme cho-
reute. Les rois commencent dans la prospérité : « Ornez les palais ! »,
mais ensuite, au troisième ou quatrième acte: « Hélas, Cythère,
pourquoi m’as-tu accueilli? ». Esclave, où sont les couronnes et
les diadèmes ? Les gardes du corps ne sont plus à ton service ?
Quand tu rencontres un de ces personnages, rappelle-toi que tu
rencontres un héros tragique, pas un acteur, mais Œdipe lui-même47.
les yeux pour couvrir le visage : parà toû près tous ôpas tîthestai.
Mais du moment que, comme nous l’avons dit, les acteurs repré¬
sentaient avec des masques (personis inductis) les hommes parti¬
culiers dont il s’agissait dans les comédies et tragédies, comme
Hécube, Médée, Simon ou Cremes, pour cette raison les autres
hommes aussi, qui peuvent d’une certaine manière être identifiés
par leur aspect, furent appelés personae par les Latins et prôsopa
par les Grecs. D’une façon beaucoup plus claire, les Grecs appel¬
lent cependant la substance individuelle d’une nature rationnelle
du terme de bypôstasis, alors que nous, par manque de mots, nous
avons conservé le terme qui nous a été transmis, et nous appelons
personne ce que les Grecs appellent bypôstasis^.
2. C’est aussi sur ce fond que l’on doit situer l’intitulé comique
du poème dantesque. La distance anti-tragique entre acteur et
« persona » devient ici scission « comique » entre nature humaine
(innocente) et personne (coupable). La dualité entre l’individu
historique Dante et l’homme en général, dont Singleton a trouvé
une preuve grammaticale dans l’opposition entre « notre vie » et
« je me retrouvai » au début du poème (et dont Contini voit une
confirmation institutionnelle dans l’opposition entre sens littéral
et sens allégorique), a, en réalité, son fondement dans le décalage
entre innocence naturelle et responsabilié personnelle qui est au
centre de la conception « comique » de Dante. Car le concept
moderne de personne n’est pas sorti tout armé de la tête de l’homme
occidental, mais s’est formé selon un processus laborieux, auquel
l’opposition tragédie/comédie n’est pas restée étrangère (de ce
point de vue on peut même dire que la personne-sujet morale de
la culture moderne n’est qu’un développement de l’attitude « tra¬
gique » de l’acteur qui s’identifie totalement à son propre « masque ».
C’est pourquoi, tandis que la comédie - qui refusait l’identification
avec le prôsopon, d’autant plus qu’elle avait en son centre la figure
de l’esclave, c’est-à-dire de Yaprôsopos par excellence - a conservé
dans la culture moderne le masque, la tragédie, elle, a dû néces¬
sairement s’en débarrasser). Celui qui accomplit le voyage de la
Comédie n’est pas un sujet, un Je au sens moderne du mot, mais
à la fois une personne (le pécheur nommé Dante) et la nature
humaine (la specificata proprietas, selon la définition de Boèce,
qui est subiecta à cette personne). Et c’est cette unité-dualité de
nature et personne qui fonde la particularité du statut du prota¬
goniste de la Comédie par rapport à celui des poèmes allégoriques
médiévaux, du De planctu naturae d’Alain de Lille au Roman de
la Rose. Car l’allégorie, loin d’être vraiment une « personnifica¬
tion », exprime plutôt justement l’impossibilité de la personne:
elle est le chiffre par quoi la nature pétrifiée dans la faute donne
voix à ses « pleurs » et essaie, sans y parvenir, de dépasser la faute
tragique dans un destin personnel51. En ce sens, le protagoniste
COMÉDIE
33
I. HISTOIRE
Dans les deux sirventes, cependant, comme dans celui, plus tendu,
d’Arnaut Daniel’, qui intervient dans le gap, le terme qui indique
l’objet du cornar n’est pas cul, mais corn. En outre, selon l’in¬
tention précieuse qui caractérise l’inaccessible formalisme du
« miglior fabbro », le corn s’inscrit ici au centre d’une constella¬
tion de mots obscurs et rares, qui a fourni aux philologues le pré¬
texte à des exercices d’interprétation pas toujours exemplaires.
Ouvrons-en succinctement le dossier :
i. Canello, 1833 :
Cornar au sens de « user de manière sodomite » qu’il a ici, et
donc corn pour « derrière » ne sont enregistrés ni par le Lex. ni
par le Glossaire; mais le transfert de « corne » à « derrière » était
facile, comme le montre le Barbariccia de l’Enfer (XXI, 139) dan¬
tesque, qui faisait « un clairon de son cul ». Et le commentaire,
suffisamment clair, à notre passage, nous l’avons dans le z° sir¬
ventes de R. de Durfort, et dans sa vie : Si el no la cornava el cul2.
z. Lavaud, 1910 :
Corn: Rayn. distingue corn, II, 485, « cor, clairon », de corn,
II, 486, « corne, coin, angle, canal, tuyau ». Levy réunit tous ces
sens sous le même article, I, 369, et y ajoute celui de « derrière,
anus », d’après A. Dan. ici et Turc Malec (ou plutôt Raimon de
Durfort, selon Canello et moi...). L’anus est comparé dans toute
cette pièce à une trompette, un clairon ou un cor (...). Au vers 6
cornar a son sens ordinaire (cf. R., II, 486) de « corner, sonner de
la trompette ou du cor »3.
3. Toja, 1961 :
Cornar. L’interprétation fantaisiste de Canello (p. 187): « user
de manière sodomite » a été facilement corrigée par Lavaud en :
« corner, sonner de la trompette ou du cor », donc « souffler »,
signification déduite de la signification ordinaire de corn (cf SW,
I, 368, qui rassemble les mots du Lex., II, 485 : cor, clairon, et de
II, 486 : corne, coin, ancle, canal, tuyau, y ajoutant le sens de « anus,
derrière »).
CORN
37
4. Perugi, 1978 :
Pour notre part, nous sommes bien loin de ressusciter l’impro¬
bable interprétation sodomite proposée par Canello: par ailleurs,
avec la meilleure volonté du monde, et avec toute notre imagina¬
tion, nous ne parvenons à saisir en quoi pouvait bien consister cet
« exercice buccal », ni à nous le représenter concrètement (honni
soit qui mal y pense). Après un examen attentif de la question, et
étant fermement convaincus que les hommes (et les femmes) de
l’époque ne devaient pas être fondamentalement différents de ceux
d’aujourd’hui sous le rapport de la constitution physique, des atti¬
tudes et des pratiques sexuelles afférentes, nous croyons que tous
les exégètes - à partir de Canello - se sont trompés sur la partie
du corps à mettre en relation avec l’exercice requis...
Avant de présenter les points d’appui de notre interprétation,
voyons plus précisément quels sont les traits pertinents du corn
repérables sur la base des sirventes dont nous disposons. RDur
parle génériquement de trauc sotiran (I 16) et d’un mystérieux
raboi (III 41: Contini interprète « derrière », en conformité avec
l’explication qu’il soutient dans toute la dispute). ADan est plus
généreux de détails : il localise le corn dans l’efonillentre l’escbin’e-
l pencbenil (cf. vv. 41-42: le détail topographique doit sans doute
correspondre au vague III 14 Cornatz m’ayssi sobre-l reon), et il
poursuit par une illustration (cf. vv. 12-15) que-l corns es fers e
pelutz/que sta preonz dinz la palutz... e neül jorn no stai essutz.
À ce point, sans aller plus loin, ces détails suffiraient à nous faire
douter de l’interprétation courante: fers, nous sommes d’accord;
mais pelutz ? et comment expliquer d’une manière tant soit peu
vraisemblable essutz ?
... essayons de traduire l’obscure métaphore. Corn est assimilé
38 LA FIN DU POÈME
5. Lazzarini, 1983 :
L’opinion courante, cependant, a trouvé à présent un rude adver¬
saire en la personne du dernier éditeur d’A.D., qui, s’étant aven¬
turé sans ambages dans les obscurs recoins de l’anatomie fémi¬
nine, a ensuite exposé dans un petit traité (para) gynécologique le
résultat de ses investigations pleines de bonne volonté, dans l’in¬
tention de démontrer comment et de quelle façon le corn n’est pas
ce que l’on croyait, mais quelque chose de tout à fait différent (et
de plus salé). Disons tout de suite que cette nouvelle sensation¬
nelle, cette sorte de scoop avec effets de lumière rouge perpétré
aux dépens de na Ena nous laisse quelque peu perplexes... En réa¬
lité, en allant au bout du raisonnement, on s’aperçoit que le compte
n’est pas bon. Ayant éliminé tout d’abord un trauc en faveur de
l’autre, Perugi finit par les écarter tous deux, puisqu’on ne voit pas
quelle ouverture pourrait bien être attribuée à l’organe désigné par
lui de manière si péremptoire... Outre les doutes déjà évoqués,
nous trouble encore un autre point critique (A. D. vv. 24-25):
que, si-1 vengues d’amon lo rais,
tot-11’ echaufera-1 col e-l cais,
parce que nous ne voyons pas comment un rais peut menacer
d’amon le chevalier de Cornhil affairé autour d’un clitoris. Il se
trouve en effet que les traucs féminins sont tous incontestablement
situés en-dessous de la zone érogène identifiée par Perugi comme
étant le corn6...
CORN
39
6. Eusebi, 1984 :
Il serait inutile de répéter ce qu’est le corn s’il n’y avait eu, pro¬
posée par Perugi (II, pp. 3-10), une interprétation qui doit être
refusée. En substance, elle se présente de la manière suivante: le
corn ne peut être l’anus parce qu’il est pelutz et n’est jamais essutz
(p. 5) ; « son champ sémantique correspond presque parfaitement
à celui du v. 47, dosil » (p. 8); car Raimon de Durfort, III, 11, dit:
Si- m mostrava’l corn e- l con, « le corn est voisin du con, sans
cependant se confondre avec lui » (p. 9); donc « le corn est le cli¬
toris » (p. 9). Or, (1) on ne peut certes soutenir que l’orifice anal
ne puisse être entouré de poils, ni que le rectum n’ait pas son propre
mucus ou que d’autres secrètes viscosités (sang menstruel?) ne
puissent mouiller l’anus, qui est situé avec les organes sexuels dans
un même palut, et le tout conforme à l’effet désagréable que l’on
veut produire; (2) le vers cité de Raimon de Durfort, III, n, prouve
que le corn n’est pas le con, de même que celui qu’on lit tout de
suite après, 14, cornatz m’ayssi sobre-l reon, situe le corn dans le
derrière... Par ailleurs, que suggère le renversement parodique
comme opposé exact de la bouche ? Et cornar devra naturellement
être compris comme « porter la bouche à la corne » : e no taing
que mais sia drutz/cel que sa boc’al corn condutz (vv. 17-18)7.
II. ALLÉGORIE
III. TROPOLOGIE
IV. ANAGOGIE
Et circa hoc sciendum est quod vocabulum (stantia) per solius artis
respectum inventum est, videlicet ut in qua tota cantionis ars esset
contenta, illud diceretur stantia, hoc est mansio capax sive recepta-
culum totius artis. Nam quemadmodum cantio est gremium totius
sententiae, sic stantia totam artem ingremiat; nec licet aliquid artis
sequentibus adrogare, sed solam artem antecedentis induerez8.
jeté hors de mes sens... Et telle est l’une des ineffabilités de ce que
j’ai pris pour thème; et par ensuite je narre l’autre... et je dis que
mes pensers - qui sont parler d’Amour - sonnent si doux que mon
âme, c’est-à-dire mon affection, brûle de pouvoir narrer cela de sa
langue; et ne le pouvant dire (...) telle est l’autre ineffabilité, à
savoir que la langue n’est point suivante accomplie de ce que voit
l’intellect... Je dis donc que mon insuffisance ressort doublement,
comme doublement me surpasse la hautesse de cette dame, en la
guise qui vient d’être dite. Car il me faut laisser, par pauvreté d’in¬
tellect, beaucoup de ce qui est vrai d’icelle, et qui rayonne quasi¬
ment en mon esprit, lequel à la façon d’un corps diaphane reçoit
cette clarté, sans qu’elle y trouve un terme : et c’est ce que je dis
dans le morceau suivant: « Et certes il me convient laisser d’abord ».
Puis quand je dis: « Et dans ce qu’il comprend », je dis que je ne
suis point suffisant à rapporter non seulement ces choses que mon
intellect ne soutient pas, voire même le tantet que je puis entendre,
pour ce que ma langue n’est mie de telle faconde, qu’elle pût dire
ce qui en ma pensée est conté d’icelle’1'. »
* « Je suis homme qui note, / quand Amour me souffle, et comme il dicte / au cœur,
je vais signifiant. » trad. fçse J. Risset. (N. d. T.).
CORN
53
* «Tu laisses une telle empreinte/en moi, par ce que tu m’as dit, et si claire/que
Léthé ne pourra l’effacer ni l’obscurcir. » Trad. fçse J. Risset. (N. d. T.).
LA FIN DU POÈME
54
VI. ÉPILOGUE
Mais qui est n’Ayna, cet être fait à la fois de mots et de chair,
d’intelligence et de son, et dont nous avons exploré jusqu’aux
limites du possible l’anatomie amoureuse ? Certes celle-ci, si
brusque et vive, presque chaste dans son impudeur, se présente
comme une figure inversée de la domna genser que no say dir des
* « et celui qui veut aller au-delà / ne voit plus rien de l’un à l’autre style ». Trad.
fçse J. Risset. (N. d. T.)
CORN
55
I.
II.
* « Il y a là une chose étonnante: bien qu’il s’agisse de notre langue, il faut pour
connaître le texte aussi bien les langues grecque et romaine que les langues toscane
et vernaculaire. » (N. d. T.)
« nouvelle langue et idiome nouveau ». (N. d. T.)
*** « ayant trouvé un langage nouveau et presque divin ». (N. d. T.)
6o LA FIN DU POÈME
rester non dit, et pourtant bien présent: comme dans un rêve, pré¬
cisément, ou comme dans un acrostiche, de la même façon que
le nom de l’auteur et celui de l’aimée, en un amoureux entrelacs,
sont secrètement transcrits en latin dans les initiales de chaque
chapitre : Poliam frater Franciscus Columna peramavit.
IV.
V.
VI.
à Gianfranco Contini
non tant le mot même, qui est une chose en quelque sorte vraie,
c’est-à-dire le son des syllabes et des lettres, que le signifié du mot
entendu; mais pas comme il est pensé par celui qui sait ce qu’on
a l’habitude de signifier par ce mot, mais plutôt comme il est pensé
par celui qui n’en connaît pas le sens et pense seulement selon le
mouvement de l’esprit en entendant ce terme et essaie de se repré¬
senter le sens du mot entendu.
Non plus pur son et pas encore signifié logique, cette « pensée
de la voix seule » (cogitatio secundum vocem solam) ouvre à la
pensée une dimension nouvelle, qui s’appuie sur le pur souffle de
la voix, sur la seule vox comme volonté in-signifiante de signifier.
PASCOLI ET LA PENSÉE DE LA VOIX 81
IV.
Celui qui parle une langue inconnue (o lalôn glôsse, qui loquitur
lingua, se méprend saint Jérôme) ne parle pas aux hommes, mais
à Dieu; en effet personne ne l’entend, mais il parle en esprit des
choses cachées... celui qui parle une langue inconnue s’édifie lui-
même, au lieu que celui qui prophétise édifie l’Église de Dieu...
aussi, mes frères, quand je viendrais vous parler en des langues
inconnues, quelle utilité vous apporterais-je, si ce n’est que je vous
parle en vous instruisant, ou par la révélation, ou par la science,
ou par la prophétie, ou par la doctrine?... De même, si la langue
que vous parlez n’est pas intelligible, comment pourra-t-on savoir
ce que vous dites? Vous ne parlerez qu’en l’air... si donc je n’en¬
tends pas ce que signifient les paroles, je serai barbare pour celui
à qui je parle et celui qui me parle me sera barbare... c’est pour¬
quoi que celui qui parle une langue demande à Dieu le don de l’in¬
terpréter, car si je prie en une langue que je n’entends pas, mon
cœur prie mais mon esprit et mon intelligence sont sans fruit...
Mes frères, ne soyez point enfants pour n’avoir point de sagesse...*
V.
VI.
V II.
VIII.
IX.
l.
II.
III.
Toutes choses ont été faites par lui (le Logos) et rien de ce qui a
été fait n’a été fait sans lui; dans lui était la vie, et la vie était la
lumière des hommes"'.
Mais jusqu’au IVe siècle, quand le texte fut altéré pour com¬
battre l’hérésie arienne, et ensuite longtemps encore dans les com¬
mentaires des premiers Pères et dans la version latine qui précède
la Vulgate, le texte se présentait dans une version différente, qui
en modifie notablement le sens:
Toutes choses ont été faites par lui, et rien n’a été fait sans lui, et
ce qui a été fait en lui était la vie, et la vie était la lumière des
hommes.
IV.
V.
VI.
VII.
VIII.
IX.
MANIÈRE IMPROPRE
phorique qui ouvre Res amissa (« Je n’en trouve pas trace ») reste
pour toujours privé du terme anaphorisé qui seul pourrait lui
fournir sa valeur dénotative.
En assimilant de manière drastique, dans la figure de la res
amissa, grâce et nature, Caproni, d’un geste caractéristique, rend
caduques les distinctions catégorielles sur lesquelles se fondent la
théologie et l’éthique occidentales - ou plutôt les complique, les
déplace dans une dimension où leur sens change radicalement.
On pourrait donc reprendre, pour Caproni, la boutade dont
Benjamin définissait son propre rapport à la théologie, en le com¬
parant au rapport qui existe entre le buvard et l’encre: le buvard
est, certes, tout imprégné d’encre, mais, si cela dépendait de lui,
il n’en resterait même plus une goutte. La formule « théologie
négative » (de l’abus de laquelle le poète lui-même se protège)
n’est donc ici ni utile ni pertinente: on devra plutôt remarquer
comment chez Caproni la tradition de l’athéologie poétique
(Caproni dit aussi « pathothéologie ») de la modernité parvient
à son extrême conséquence - à son collapsus. De cette tradition
(en admettant que l’on puisse parler de tradition), la poésie de
Caproni représente quelque chose comme la gare d’Astapovo:
lieu d’arrêt fortuit, mais vraiment sans retour, d’un voyage direct
de nulle part, de toute façon en fuite au-delà de toutes les figures
familières de l’humain et du divin.
Hôlderlin rectifie :
IV.
V.
O Baruch ! j’en souffre pour toi, mais ici tu n’as pas COMPRIS
... On peut voir par là que cette loi qui interdit d’immoler les bêtes
est fondée plutôt sur une vaine superstition et une miséricorde de
femme que sur la saine Raison. La règle de la recherche de l’utile
nous enseigne bien la nécessité de nous unir aux hommes, mais
non aux bêtes ou aux choses dont la nature est différente de l’hu¬
maine; nous avons à leur endroit le même droit qu’elles ont sur
nous. Ou plutôt le droit de chacun étant défini par sa vertu ou
puissance, les hommes ont droit sur les bêtes beaucoup plus que
les bêtes sur les hommes. Je ne nie cependant pas que les bêtes sen¬
tent ; mais je nie qu’il soit défendu pour cette raison d’aviser à notre
intérêt, d’user d’elles et de les traiter suivant qu’il nous convient
le mieux; puisqu’elles ne s’accordent pas avec nous en nature et
que leurs affections diffèrent en nature des affections humaines.
Le fait est que, pour Spinoza, tous les êtres vivants sans dis¬
tinction expriment d’une manière déterminée les attributs de Dieu.
Mais à cette absolue proximité ontologique non seulement entre
hommes et animaux, mais aussi entre chaque individu de chaque
espèce, s’oppose leur différence sur le plan de l’éthique. C’est jus¬
tement parce qu’ils sont au même titre modes de l’unique sub¬
stance qu’ils peuvent convenir ou ne pas convenir selon la diver¬
sité de leurs natures. Le droit supérieur de l’homme sur les animaux
n’exprime donc pas une suprématie hiérarchique ou ontologique,
mais correspond à la diversité générale des natures vivantes. S’il
existait, par hypothèse, un homme dont la puissance fût accrue
par l’existence de l’araignée ou de la mouche et qu’il parvînt à
LA FÊTE DU TRÉSOR CACHÉ 127
lier amitié avec elles, cet homme aurait raison, selon Spinoza, de
mettre tout son soin à préserver la vie de ces créatures.
Si nous en venons maintenant à Eisa et que nous considérons
avec davantage d’attention ses idées sur les animaux et les rai¬
sons de son désaccord avec Spinoza, nous risquons d’être surpris.
En effet, quelle est, pour Eisa, la raison de la dignité spéciale de
l’animal, que Spinoza n’a pas « comprise » ? Elle est simple : les
animaux sont l’unique témoignage de l’existence du paradis ter¬
restre et, pour cela, l’unique preuve aussi du rang édénique perdu
de l’homme. Cette thèse absolument sérieuse est énoncée plai¬
samment dans les deux fragments de 1950 sur le Paradiso ter¬
restre et sur le Vero re degli animali, où Eisa parle « de l’extrême
preuve de miséricorde que, malgré toute sa sévérité, le Père Éter¬
nel a donnée à l’homme, en lui laissant la compagnie des ani¬
maux, qui n’avaient pas comme lui mangé le fruit de la connais¬
sance » ; mais c’est une conviction présente, au moins jusqu’à un
certain point, dans toute son œuvre. Dans les Cahiers in-octavo,
Kafka (l’unique auteur dont Eisa ait jamais reconnu qu’il l’avait
influencée) dit que « il y avait trois manières différentes de punir
le péché originel: la plus douce fut appliquée effectivement, et
c’est l’expulsion du paradis terrestre ; la seconde était la destruc¬
tion du paradis lui-même ; la troisième - et elle aurait été la peine
la plus terrible - l’accès interdit à la vie éternelle, laissant tout le
reste comme avant ». Eisa commence par accepter la première
possibilité: l’homme a obtenu la connaissance du bien et du mal
et, pour cela, a été chassé de l’Eden; les animaux, préservés de
cette ombre, sont restés dans le Jardin. Mais ce privilège négatif
creuse entre eux et l’homme un abîme impossible à combler, qui
les sépare beaucoup plus que la diversité de leurs natures ne les
sépare chez Spinoza. La scission, la blessure qui traverse l’œuvre
d’Eisa n’est pas simplement, comme chez Spinoza, l’écart entre
les formes de vie, la pluralité discordante des divers modes d’ex¬
primer la substance unique. C’est une fracture qui passe à l’inté¬
rieur de la vie même et la scinde en deux comme une lame très
fine, selon qu’elle est restée ou non dans l’Eden, qu’elle a été conta-
minée ou non par l’ombre de la connaissance. La pure vie ani¬
male (qui est, évidemment, aussi la vie naturelle de l’homme) et
la vie humaine, l’existence édénique et la conscience du bien et
du mal, la nature et le langage: tels sont les bords de la blessure
que l’héritage judéo-chrétien a imprimée dans la pensée d’Eisa,
et qui la sépare de ses chats adorés bien plus que Spinoza n’était
séparé de ses araignées et autres « bêtes » dites « irrationnelles ».
Mais s’il en est ainsi, si ce que Baruch n’avait pas compris est
cette irréparable fracture, comment se fait-il alors que le nom du
philosophe, en vertu d’un choix dont les manuscrits montrent
qu’il a été médité, figure au faîte de l’arbre-croix de la Canzone,
avec la didascalie: « la fête du trésor caché » ? Je me suis souvent
demandé quel est le sens de cette singulière formule. De quelle
fête s’agit-il ? Et quel est ce trésor caché ? Et par quel biais Eisa a-
t-elle réussi à se réconcilier avec Baruch ?
Un indice pour une réponse est contenu dans l’écrit sur II Beato
Angelico, où il est question du rapport entre la lumière et les corps.
« Les couleurs - écrit Eisa - sont un cadeau de la lumière, qui se
sert des corps (...) pour transformer en épiphanie terrestre sa fête
invisible (...). On sait qu’aux yeux des idiots (pauvres ou riches)
la hiérarchie des splendeurs culmine dans le signe de l’or. Pour
ceux qui ne connaissent pas la vraie, l’intime alchimie de la lumière,
les mines terrestres sont le lieu du trésor caché ». La « fête du tré¬
sor caché » est donc le devenir visible, dans les corps, de l’alchi¬
mie de la lumière. Et cette alchimie est, dans la même mesure, une
spiritualisation de la matière et une matérialisation de la lumière.
Et c’est cette « fête » que la connaissance du troisième genre a
révélée à Spinoza sub quadam aeternitatis specie.
La rencontre tardive avec Angelico coïncide donc avec le
moment « spinozien » où Eisa abandonne ses « préjugés » tra¬
giques et sa mythologie édénique pour aller vers sa vision suprême,
qui, comme l’intelligence chez Spinoza, est plus désespérée que
toute tragédie et plus joyeuse que toute comédie. Cette réconci¬
liation avec Spinoza est importante, parce qu’elle contrebalance
une tentation qui a certainement été forte chez Eisa. Toute gran-
LA FÊTE DU TRÉSOR CACHÉ 129
deur contient une menace intime, avec laquelle elle est en lutte
incessante et à laquelle, parfois, elle succombe. Et toute intelli¬
gence de l’œuvre qui ne tiendrait pas compte de cette part d’ombre
(qui n’est absolument pas d’ordre psychologique) risquerait de
tomber dans l’hagiographie. Pour Eisa, cette part d’ombre coïn¬
cide avec une mythologie tragico-sacrificielle, qui voit dans la vie
nue de la créature l’innocence la plus absolue et la faute la plus
extrême, la sainteté et la malédiction, la lumière et l’obscurité, et
où les deux aspects sont indiscernables, selon la signification ambi¬
guë (que l’on prétend à tort originelle) de l’adjectif sacer. C’est
une conception de ce genre qui pousse Simone Weil à évoquer
dans les Cahiers la figure du bouc émissaire, dans le sacrifice
duquel innocence et faute, sainteté et abjection, victime et bour¬
reau fusionnent en fonction cathartique. Il faut reconnaître, chez
Morante et chez Weil, cette tentation pour ce qu’elle est, et cher¬
cher dans leur œuvre les contrepoisons qu’elle contient, le moment
où toutes deux refusent la tentation de l’esprit du désert.
Ce moment où Eisa abandonne la première et la troisième des
hypothèses kafkaïennes, pour s’approprier la seconde, celle de la
destruction irrémédiable et rétroactive du Paradis, coïncide avec
le tournant marqué par la seconde moitié des années soixante (et
même, par une sorte de symbole ironique historico-épocal, par
soixante-huit), ce tournant que Garboli a finement reconstitué en
termes psychologiques, et que je voudrais ici essayer d’entendre
plutôt dans une perspective philosophique.
Dans le recueil d’aphorismes composé par Kafka à Zürau entre
1917 et 1918 et pompeusement intitulé par Max Brod
Considérations sur le péché, la douleur, l’espérance et la vraie voie
figure, dans la note 62, cette affirmation singulière, qui me semble
contenir pour ainsi dire l’épitomé ou l’entreprise héraldique de
ce fameux tournant :
LA FIN DU POÈME
Mon dessein, que l’on peut voir résumé dans le titre que l’on a
sous les yeux, est de définir un élément poétique qui est jusqu’à
présent resté sans identité: la fin du poème.
Il me faudra pour cela partir d’une thèse qui, sans être triviale,
me paraît toutefois évidente : que la poésie ne vit que dans la ten¬
sion et l’écart (et donc aussi dans l’interférence virtuelle) entre le
son et le sens, entre la série sémiotique et la série sémantique. Cela
signifie que je tenterai de préciser, sous quelques angles techniques,
la définition de Valéry que Jakobson glose dans ses études de poé¬
tique: « Le poème, hésitation prolongée entre le son et le sens ».
Qu’est-ce qu’une hésitation, si on laisse de côté toute dimension
psychologique ?
Le vers est l’être qui se tient dans ce schisme, être fait de murs
et paliz (« murs et palissades »), d’après Brunetto Latini, ou être
de suspens, selon les mots de Mallarmé. Et le poème est un orga¬
nisme qui se fonde sur la perception de limites et de terminaisons
qui définissent, sans jamais coïncider complètement et presque en
luttant tour à tour, des unités sonores (ou graphiques) et des uni¬
tés sémantiques.
Tout est rendu plus compliqué par le fait qu’il n’y a pas, pour
être exact, deux séries ou deux lignes de fuite parallèles dans le
poème, mais une seule, parcourue en même temps par le courant
sémantique et par le courant sémiotique; et, entre les deux flux,
ce brusque décrochement que la mecbané poétique s’applique
obstinément à maintenir. (Le son et le sens ne sont pas deux sub¬
stances, mais deux intensités, deux tônoi de l’unique substance
linguistique). Et le poème est comme le catécbon de l’épître de
Paul aux Thessaloniciens (II, 2, 7-8) : quelque chose qui freine et
retarde l’arrivée du Messie, c’est-à-dire de celui qui, accomplis¬
sant le temps de la poésie et unifiant les deux éons, détruirait la
machine poétique en la précipitant dans le silence. Mais quelle
peut-être la finalité de cette conspiration théologique concernant
le langage ? Pourquoi une telle obstination à maintenir à tout prix
un écart qui ne parvient à garantir l’espace du poème qu’en lui
ôtant toute possibilité d’accord durable entre le son et le sens ?
aurait quelque chose à dire » (p. 211), il est absolument sans mots
face à la langue.
Pourquoi alors, si la Basque est la figure de cet événement immé¬
diat de la langue, pourquoi le récit s’intitule-t-il, contre toute
attente, Souvenir de la Basque ? Et pourquoi la Basque est-elle
non seulement perdue, mais même une « éternelle disparue » (p.
206) ?
En se contredisant ainsi, Delfini fait discrètement signe vers
l’autre Basque de la littérature italienne du XXe siècle, qui en consti¬
tue vraisemblablement le modèle : Manuelita Etchegarray, la créole
de Dualismo dans les Canti Orfici, dont le nom trahit sans conteste
une origine basque. Contre la croyance ingénue en une native
immédiateté de la poésie, Campana (qui formule ici, comme cela
a été observé par Contini, sa poétique) fait valoir le dualisme et
la diglossie qui constituent pour lui l’expérience de la poésie: la
mémoire et l’immédiateté, la lettre et la voix, la pensée et la pré¬
sence. Entre une impossibilité de penser (« moi je ne pensais pas,
je ne pensais pas à vous: moi je n’ai jamais pensé à vous ») et le
fait de ne pouvoir que penser (« je vous perdais alors, Manuelita
(...). J’entrais, je m’en souviens, dans la bibliothèque... »), entre
une incapacité à se souvenir dans la parfaite et amoureuse adhé¬
sion au présent et la mémoire qui surgit précisément dans l’im¬
possibilité de cet amour, se trouve toujours divisée la poésie, et
cet intime écart est sa dictée. Comme dans la canso du trouba¬
dour Folquet de Marselha, le poète ne peut que remémorer dans
le chant ce que, dans le chant, il voudrait seulement oublier (« En
chantant il m’arrive de remémorer ce que je cherche, en chantant,
de l’oublier... »).
D’où, pour Delfini, « l’irrémédiable tragédie de ce souvenir »
(p. 211): l’expérience de la langue poétique (c’est-à-dire de
l’amour) est entièrement comprise dans la scission entre un pré¬
sent immémorial et le fait de pouvoir seulement se souvenir. La
langue de la poésie n’est donc pas une glossolalie parfaite, où la
scission se suture, de même qu’aucune langue humaine, malgré
sa tension vers l’absolu, ne peut jamais, en dépassant la média-
144 LA FIN DU POÈME
Il est évident, à ce point, que les lignes, qui dans le récit précè¬
dent immédiatement le poème, en donnent une sorte de para¬
phrase et que Delfini devait donc en connaître le sens, même s’il
pouvait difficilement en être l’auteur. De quelle manière il s’est
procuré le texte et la compétence linguistique suffisante pour le
comprendre, c’est un problème que nous laissons aux biographes
futurs. Qu’il suffise, pour l’instant, d’avoir apporté une contri¬
bution à l’élucidation d’une énigme (ou plutôt d’un « pastis »)
qui reste encore bien posée.
En mars 1993, après que cet article eut été publié dans le numéro
de la revue Marka consacré à Delfini, j’ai reçu de Bernard Simeone,
éminent italianiste français, une lettre dont je reproduis ici l’es¬
sentiel.
Mère Rachel
ne pleure plus.
Disloqué
tout ce qui a été pleuré.
Immobile, dans les coronaires,
desserrée :
Ziw, cette lumière.
Nous gisions
au profond du maquis, quand
enfin tu t’approchas
en rampant.
Mais nous ne pouvions
nous outre-assombrir à toi :
à la merci
d’une contrainte de lumière.
tragique (même s’il ne peut pas non plus être dit comique). Dans
ce passage, sans peine ni rédemption, nous contemplons un ins¬
tant la pure Fiction, avant que les démons ne l’entraînent vers
l’enfer ou que les anges ne l’élèvent jusqu’au ciel. Et cet instant -
la fiction contemplée, la parole expiée - est le congé de la tragé¬
die. Ce n’est qu’à ce point que la poésie d’Eisa montre son phé¬
nix brillant, sa cendre éternelle.
NOTE À PROPOS DES TEXTES
I. COMÉDIE
35. Saint Thomas, De malo, 9.4, a.6, ad 4. C’est contre cette contra¬
diction de la théologie chrétienne, qui maintient vivante après la rédemp¬
tion une faute naturelle, bien que sous forme de poena, que se battent les
mouvements hérétiques de type adamite qui, à partir du XIIIe siècle, prê¬
chent le libre amour et l’infaillibilité du parfait Chrétien.
36. «Est autem paene totus in affectione, licet in fine pathos habeat, ubi
abscessus Aeneae gignit dolorem. Sane totus in consiliis et subtilitatibus
est: nam paene comicus stilus est: nec mirum, ubi de amore tractatur »
[« Or cela est presque entièrement dans le sentiment, et même dans la pas¬
sion à la fin, où le départ d’Enée engendre la douleur. Assurément tout est
dans l’habileté et la sobriété: car le style est presque comique: ce qui n’est
pas étonnant, lorsque le sujet est l’amour. »]. (Servius, à propos du livre
IV de YEnéide, cf. Servianorum in Ver g. Carmina Corn., editio harvar-
diana, Oxford 1965, vol. II, p. 247).
37. Sur l’essence de l’amour courtois et sur l’attitude de Dante, voir les
très fines observations de R. Dragonetti, « L’épisode de Francesca selon la
convention courtoise », in Aux frontières du langage poétique, in Romanica
Gandensia, vol. IX, 1961.
38. Purg., XVII 94. (Trad. fçse A. Pezard).
39. Ibid., XVIII 34-69.
40. Ibid., XXXI 68. Trad. fçse de J. Risset. (N. d. T.)
41. Conv., 4, XIX, 9-10.
42. Ibid., 3, VIII, 10.
43. Sur la conception de la pratique de l’humiliation pénitentielle au XIIe
siècle et son influence sur la théorie juridique du délit comme péché, voir
les considérations de M. Dal Pra, in P. Abelardo, Conosci te stesso o Etica,
éd. établie par M. Dal Pra, Florence 1976, pp. 86-87.
44. Singleton, Journey to Béatrice, cit., pp. 231-247. Il est curieux que
Singleton, qui a vu en Matelda la justice naturelle dont l’homme jouissait
au Paradis, n’ait pas tiré les conclusions de cette identification en ce qui
concerne la théorie de l’amour. Si Matelda est la justice naturelle, elle ne
signifie pas simplement la triple sujétion de la nature à la raison, mais est
nécessairement aussi la figure de l’amour édénique, c’est-à-dire du volun-
tarius usus sine ardoris illecebroso stimulo [usage volontaire sans l’ai¬
guillon séduisant de l’ardeur amoureuse].
45. Cf. Barnes, « Dante’s Matelda », in Italian Studies, XXVIII, 1973.
46. Epict. Ench., XVII : « Rappelle-toi que tu es comme un acteur dans
le rôle que l’auteur dramatique a voulu te confier: bref, s’il est bref; long,
s’il est long. S’il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le convena¬
blement. Fais de même pour un rôle d’estropié, de magistrat, de simple
i68 LA FIN DU POÈME
particulier. Car il dépend de toi de bien jouer le personnage qui t’est dévolu ;
mais le choisir, cela dépend de quelqu’un d’autre ». Epict. Diss. I, XXIX,
39 : « Crois-tu qu’il soit en ton pouvoir de choisir le thème ? Tu as reçu en
partage un certain corps, certains parents, certains frères, une certaine
patrie, un certain rang. Et voici que tu viens me dire : change-moi ce thème ».
Diss., I, XXIX, 41 : « Viendra bientôt le jour où les acteurs croiront que
leur masque et leur costume sont eux-mêmes ».
47. Epict. Diss., I, XXIV, 16-18.
48. Cf. Simplicius, Comment, in Ench., XXXVII: « Melior enim his-
trio et in comoedia et in tragoedia qui servum bene repraesentat, quam is
qui domini aut regis personam male agit » [« En effet, il est meilleur acteur
dans la comédie et dans la tragédie celui qui joue bien l’esclave, que celui
qui fait mal le personnage du maître ou du roi. »].
49. Boèce, Contra Eutychen, III, 9-Z3 (in Boethius, Theological Tractates,
London-Cambridge, 1973, p. 86).
50. « Nam illud quidem manifestum est personae subiectam esse natu-
ram nec praeter naturam personam posse predicari » [« Car il est évident
que la nature est assujettie à la personne et qu’on ne peut pas parler de
personne indépendamment de la nature. »]. (Boèce, Contra Eutychen, cit.,
p. 82).
51. C’est sur le fond d’un passage où Boèce (ibid., p. 82) explique que
les accidents ne peuvent devenir une personne (« videmus personam in
accidentibus non posse constitui : quis emm dicat ullam albedinis vel nigre-
dinis vel magnitudinis esse personam?) [« nous voyons que la personne
ne peut être constituée par des accidents : en effet, qui pourrait dire que
l’accident de la blancheur, ou de la noirceur, ou de la grandeur, soit une
personne ? »] que l’allégorie médiévale, à propos de laquelle on a tant dis¬
cuté, trouve sa situation spécifique.
52. Purg., XXX 63.
53. Sur cette thèse de Vôlkelt, voir les observations de W. Benjamin in
Ursprung des deutschen Trauerspiels, Berlin, 1928.
54. « Mieux vaudrait pour vous voler bas comme l’hirondelle, que
comme Pécoufle faire de très hautes roues au-dessus des choses les plus
viles ». (Conv., IV 6, 20). Trad. fçse A. Pezard. (N. d. T.)
NOTES 169
II. CORN
I. Le texte critique d’Arnaut utilisé ici est celui établi par M. Eusebi,
Arnaut Daniel, Il Sirventese e le Canzoni, Milan 1984 (et dont je ne me
suis écarté que pour le nom de Ayna au lieu de Ena).
z. U. A. Canello, La vita e le opéré del trovatore A. Daniello, Halle
1883, p. 187.
3. R. Lavaud, Les Poésies d’Arnaut Daniel, réédition critique d’après
Canello, in Annales du Midi, zz, 1910 et 23, 1911 (Genève, Slatkine
Reprints, 1973), P- 9-
4. G. Toja, Arnaut Daniel, Canzoni, éd. critique, Florence, 1960, p. 182.
5. M. Perugi, Le Canzoni di Arnaut Daniel, éd. critique, Milan et Naples
1978, t. 2, pp. 4-10.
6. L. Lazzerini, « Cornar lo corn : sulla tenzone tra Raimon de Durfort,
Turc Malec et Arnaut Daniel », in Medioevo romanzo, 8, 1981-1983, pp.
339-344-
7. Eusebi, Arnaut Daniel, cit., pp. 1-2.
8. A. Heusler, Deutsche Versgeschichte, Berlin, 1956, t. 2, p. 332.
9. M. Lexer, Mittelhochdeutsches Handwôrterbuch, Stuttgart ,1979, p.
1681. « chez les Meistersingern on entendait par « Korner » le lien entre
deux strophes, par lequel un vers de l’une rime avec un vers de l’autre. »
10. Heusler, Deutsche Versgeschichte, cit., p. 331.
II. M. Careri, Il Canzoniere provenzale H. Struttura, contenuto e fonti,
Modène, 1990, p. 284.
12. Eusebi, Arnaut Daniel, cit., p. 9.
— 13. En voir deux exemples flagrants in P. Bec, Burlesque et obscénité
chez les troubadours, Paris 1984, pp. 127-130, en particulier Que’m mos-
très son conjunctiu.
14. Eusebi, Arnaut Daniel, cit., p. 128.
15. E. Levy, Petit dictionnaire provençal-français, Heidelberg, 1966, p.
9é-
16. C. Di Girolamo, Elementi di versificazione provenzale, Naples, 1979,
p. 116.
17. Voir la liste in Toja, Arnaut Daniel. Canzoni, cit., p. 41.
18. F. Diez, Leben und Werke der Troubadours, Leipzig, 1882, p. 286.
19. La Flors delgay saber (=Leys), Toulouse, Gatien-Arnout, 1841-43,
III, p. 330.
20. Di Girolamo, Elementi di versificazione, cit., p. 41.
21. G. Contini, Varienti e altra linguistica, Turin, 1970, p. 315.
22. De vulgari Eloquentia, II, 8, 5-6. (« la modulation ne se nomme
170 LA FIN DU POÈME
jamais chanson » ; « ceux qui vêtent d’harmonie les paroles appellent leur
ouvrage chanson, et les paroles couchées à cette fin sur le papier s’appel¬
lent aussi chansons »). Trad. fçse A. Pezard. (N. d. T.)
23. G. Gorni, Il Nodo délia lingua e il verbo d’amore, Florence, 1981,
p. 41.
24. Di Girolamo, Elementi di versificazione, cit., p. 29.
25. G. Lote, Histoire du vers français, Paris 1949, t. 1, pp. 167-172.
26. « Et devetz saber que nos cossiram pauza en dos manieras, la una
cant a la sentensa: e segon aquesta maniera en tôt loc del bordo pot estar
pauza suspensiva, plena o finals (...) en autra maniera cossiram pauza en
quant que la prendem por una alenada » (Leys, I, p. 130).
27. Lote, Histoire du vers français, cit., p. 252. « Il arrive souvent que,
une fois terminée la consonance, le sens du discours ne soit pas encore
fini. » (N. d. T.)
28. De vulgari Eloquentia, II, IX, 2-3 (c’est nous qui mettons l’italique).
29. R. Dragonetti, Dante face à Nemrod (Babel mémoire et miroir de
l’Eden), in « Critique », 387-388, 1979, p. 705.
30. Gorni, Il Nodo délia lingua, cit., p. 29.
31. Ibid., p. 20.
32. E. Jeauneau, Quatre thèmes érigéniens, Montréal, 1978, p. 112.
Préface . 7
Comédie . n
Corn. 35
Le rêve de la langue. 57
Pascoli et la pensée de la voix. 76
La dictée de la poésie. 93
Manières impropres. 105
La fête du trésor caché. 123
La fin du poème. 131
Appendice
Notes 161
Achevé d’imprimer en avril 2002
les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery
58500 Clamecy
Dépôt légal : avril 2002
Numéro d’impression : 203068
Imprimé en France
DATE DUE
TRENT UN as TY
164 0488941 6
La Fin du poème
ISBN : 2-84242-085-3
Dépôt légal : IV-2002
Prix : 21,50 € 9 842 42