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PRODUIRE L-HUMAIN PAR LA MUSIQUE par ANNE-MARIE LOSONCZY Pensar el sentimiento, sentir el pensamiento Miguel de Unamuno Corps et danse chez les Négro-Colombiens du Littoral pacifique Sila plupart des études musicologiques analysent le produit musical plutét que les processus qui donnent lieu 4 son apparition, !’ethnologue sur son terrain appréhende toujours la musique comme intégrée a un contexte plus large qui encadre et dote d’un sens culturel le surgissement ou l’actualisation d’une performance musicale. Aussi la production sonore lui apparait-elle comme un art performatif fondamen- talement collectif, inséparable du langage du corps et de la gestuelle, et qui, tout comme ces derniers, se transmet d’une maniére non formalisée moyennant imitation et le jeu enfantin. Il s’agit donc d’un savoir- faire 4 plusieurs registres dans lequel son, rythme et gestuelle - qu’elle porte sur la production de la musique elle-méme ou sur sa «traduction» dansée — émergent ensemble, autant dans l’apprentissage que dans la performance. Dés lors, le plus souvent, il n’existe guére de discours exégétique portant exclusi- vement sur la musique: la production sonore se définit comme une des composantes centrales d’un faire qui Pom pom pom pom: musiques et caetera, GHK, éds. 1997 ‘Neuchatel (Suisse): Musée d ethnographie 253 ANNE-MARIE LOSONCZY est un mode d’expression spécifique de l’action. Ce dernier délimite dans l’espace-temps quotidien des cadres symboliquement marqués. Dans les groupes de descendants d’esclaves afri- cains, orpailleurs, agriculteurs et pécheurs du Littoral _ pacifique colombien, la fluidité des frontiéres entre © féte «profane» et rituel semble précisément assurée par le déploiement dans les deux contextes du méme langage musical et corporel. L’approche de ce langage polyphonique, considéré comme une praxis qui a lieu a Vintérieur d’un cadre de pensée implicite (Canzio et Menget 1996) permet de saisir la musique négro- colombienne comme une forme de faire corporéisée qui exprime et représente |’humain en tant que mode d’étre spécifique dans ses relations avec d’autres formes du vivant. Un méme constat parcourt l’ethnographie des communautés noires de l’Amérique hispanique et des Antilles frangaises: ces groupes, dont la mémoire collective-et culturelle explicite semble faire l’impasse autant sur l’Afrique des origines que sur la période de VPesclavage, se distinguent pourtant des Indiens, des . Métis et des Blancs qui les entourent par des attitudes corporelles et gestuelles que ces derniers, autant que les groupes noirs eux-mémes, reconnaissent comme leur plus puissant marqueur identitaire différentiel. Chez eux en effet, contrairement aux cultes afro-brési- liens, afro-cubains et afro-haitiens, les langues et les divinités africaines, ainsi que la transe, en tant que corpus de techniques corporelles qui sous-tend la communication avec le surnaturel, ont déserté un sys- téme rituel issu du catholicisme hispanique. En survit cependant un langage corporel, gestuel et rythmique diffus qui se révéle l’un des piliers les plus vigoureux de différenciation et d’auto-identification noires face 254 PRODUIRE L’HUMAIN PAR LA MUSIQUE a l’ Amérique des Indiens, des Métis et des Blancs. Malgré la disparition de la transe et le déplacement d’éléments culturels africains épars vers les interstices d’un rituel catholique réinterprété, les formes de ce langage, inscrites au plus profond de la mémoire motrice des corps, semblent constituer le substrat le plus résistant de la mémoire collective implicite afro- américaine. Mais elles sont prises dans la trame de représentations et de formes musicales qui se mani- festent comme les marques d’autres temporalités et d’autres figures culturelles. La compréhension de cette articulation implique d’interroger d’abord la repré- sentation du soi corporel dans ces groupes. Le corps et le soi: recu et construit Pour la pensée négro-colombienne, |’activité sexuelle est inscrite dans l’une des deux grandes caté- gories indigenes qui ordonnent |’appréhension du réel: «l’humain», champ de réalité conflictuel et chan- geant, métaphorisé par le caractére périssable et éphé- mére du corps humain. En revanche, la conception d’un enfant y appose le sceau du «divin», domaine de lasexué, du non-périssable et du permanent. La sphére divine, étage du haut de l’univers, est censée devoir s’introduire comme médiatrice dans |’étreinte de deux corps humains pour qu’un troisiéme puisse en émerger. Cette pensée place donc le lieu de l’origine des enfants dans l’ailleurs surhumain du haut, celui méme de la création divine des premiers hommes. Le nouveau corps surgit comme produit 4 la fois du «souffle» et de la «lumiére» émanant d’en haut et de Punion corporelle de ses deux géniteurs; sa conception est considérée comme sa descente de la sphére divine 255 ANNE-MARIE LOSONCZY oi auparavant il vivait, faisant partie des «petits anges sans sexe». Aussi les enfants décédés en bas Age sont- ils censés retourner immédiatement vers le haut pour y redevenir des petits anges et peuvent das lors étre renvoyés par le souffle divin vers le méme couple ou “.. vers un autre. Ainsi.la forme prénatale d’un humain est-elle pensée comme celle d’un étre miniature, peu indivi- dualisé, non sexué, issu de la création divine, parcelle de son souffle et de sa lumiére. En revanche, on attri- bue a Vattraction sexuelle humaine une «force» qui reléve de la catégorie de ’humain. Mise en forme et véhiculée lors des rituels collectifs par l’offrande de la musique et de la danse aux Saints, cette force est censée déclencher en réponse le contre-don de la sphére divine envoyant un petit ange dans l’utérus d’une femme. Cette ébauche de corps, animée par le souffle divin, absorbera du sang maternel et du sperme pater- nel pour,grandir et se développer in utero. Dés sa nais- sance, le corps du nouveau-né sera rituellement traité par la sage-femme. Les traitements du cordon, du placenta et du nombril (Losonczy 1986: 265-266) seront différents suivant le sexe et viseront A éviter lémergence de personnalités sexuellement ambigués: garcons efféminés parlant d’une voix aigué, mauvais chasseurs et n’ayant pas d’enfants ou filles d’appa- rence masculinisée, se désintéressant des travaux de la maison, violentes et stériles. Pour les Négro-Colombiens, l’identité sexuelle est insuffisamment conditionnée par la conception et la gestation; l’indétermination sexuelle semble liée a la part d’origine divine dans le corps de l’enfant. Cette pensée considére le sexe comme une création humaine, attribut de l’étre humain déja né, dont la 256 PRODUIRE L’HUMAIN PAR LA MUSIQUE sage-femme, premiére représentante de la société d'accueil, peut et doit lui faire rituellement don en respectant sa marque corporelle. Mais l’identité sexuée ainsi établie ne sera considérée pleine qu’au moment de l’adolescence. Le caractére inachevé et encore ambigu de cette corporalité humaine primaire tient aussi pour la glose négro-colombienne a son immobilité initiale — «il doit étre porté comme des Saints», dit-on —, au caractére involontaire de ses mouvements, puis 4 son mode de déplacement a quatre pattes qui en font un étre «un peu comme un animal». Considérée comme insuffi- samment dégagée des modes d’étre non humains — celui des Saints et des animaux -, cette corporalité ne commence a s’estomper qu’au moment de la marche autonome qui dessine sur le sol l’ombre, signe visible de l’éclosion de «l’Ame-ombre», support de la parole, de la mémoire, du réve et de l’entendement. La dation d’un nom par le baptéme ne peut intervenir avant ce moment: il achéve de ratifier l’existence d’une corpo- ralité proprement humaine, donc sexuellement diffé- renciée et spécifiée par la bipédie. La corporéité humaine, pensée par les Négro- Colombiens, se présente a deux niveaux: a la fois regue du divin et construite, autant par les substances corpo- relles des géniteurs que par le rituel et l’apprentissage culturel informel. Le processus de développement corporel de l’enfant est vu comme une augmentation constante de la part du construit par l’acquisition de modes et de rythmes de mobilité spécifiques, liés aux pratiques culturelles censées animer le corps. 257 ANNE-MARIE LOSONCZY Le corps animé: rythme et boisson Les groupes noirs de l’occident colombien, loin de toute auto-connotation en termes de couleur ou d’un référent ethnique, utilisent le terme unificateur Libres pour se désigner eux-mémes face aux autres groupes qui les entourent. Si aucune glose n’explicite jamais le rapport a contrario de ce terme avec le passé esclave, il est en revanche volontiers interprété comme dénotant un caractére de mobilité dans laquelle les Libres voient une de leurs différences majeures par rapport a d’autres groupes. Cette faculté semble ren- voyer a plusieurs registres du réel. Métaphorisée dans la poésie orale par le mouvement conjoint incessant de la pirogue et du rameur, elle désigne autant les cycles de déplacements périodiques a longue distance qui tissent la trame du temps des horticulteurs, coupeurs de bois et orpailleurs fluviaux du Littoral pacifique tural que les voyages répétés entre villes, bourgades et communautés riveraines au cours desquels les individus liés par des liens de parrainage échangent des biens et des services. Mais elle dénote aussi un autre genre trés valorisé de mobilité: celle sans déplacement du corps festif, la propension, le besoin, le style et le talent de danser que les Libres, hommes et femmes, évoquent comme leur étant propre et faisant partie d’une qualité différentielle de leur existence collective signifiée par le terme sabroso (savoureux). Comme la consomma- tion de la nourriture n’est attachée 4 aucune pratique de commensalité, ni de présentation de soi, la pensée Vinscrit plutét du cété du corps autosubsistant, celui des besoins corporels fondamentaux considérés comme communs 4 toutes les formes du vivant corporéisé: les plantes, les animaux et les hommes. En revanche, le signifiant du «savoureux» n’est attribué qu’a des 258 PRODUIRE L’HUMAIN PAR LA MUSIQUE échanges considérés comme les plus spécifiquement humains comme ceux de la parole, de l’exécution musi- cale ou des gestes de la danse. La consommation de boissons distillées de fabri- cation régionale ou nationale est a la fois la condition et l’accompagnement indispensable de ces échanges. Si leur absorption solitaire, silencieuse, hors de tout contexte rituel ou festif constitue pour les Négro- Colombiens le sympt6me manifeste d’un type de folie qui n’est censé affecter que les hommes - et qu’on attribue souvent a un maléfice issu du groupe indien Embera voisin - la prise collective réguliére fait partie intégrante des réunions vespérales d’hommes mars, autant que des rituels collectifs autour des Saints et des morts, et des bailes, {étes profanes de musique et de danse, scénes privilégiées de rencontre entre les sexes. Partager la boisson apparait donc comme un rite du corps socialisé adulte, rite d’interaction qui, enjam- bant tout clivage entre sacré et profane, alimente, sous-tend et traverse tous les rituels collectifs. La pratique du beber sabroso (boire savoureusement) s’observe et s’apprend dés le jeune age, autant dans les lieux de sociabilité masculine que dans les bailes; les jeunes filles en apprennent une variante moins ritualisée, plus parcimonieuse et toujours dépendante de l’invite des hommes. Les techniques socialisées de «tenir» la boisson, comme celles de l’offrir avec géné- rosité, sont considérées comme des marqueurs d’une virilité accomplie; l'accepter gracieusement mais avec parcimonie signe une féminité positive. Boire savoureusement est donc loin d’affecter la tenue corporelle culturellement adéquate. Au contraire, son effet bienfaisant est pensé s’étendre aux composantes immatérielles de la personne, comme «|’ame-souffle» et «l’4me-ombre». Il aiguise 259 ANNE-MARIE LOSONCZY notamment la mémoire et !’entendement, attributs de cette derniére tout comme la parole. Beber sabroso est censé faire du bien a |’A4me-ombre, tout autant qu’aux esprits des morts, présents et partageant une derniére fois la boisson lors des veillées funéraires chantées aux Saints qui

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