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introduction générale aux oeuvres de

Ruysbroeck

INTRODUCTION GÉNÉRALE
aux œuvres de RUYSBROECK
DOCUMENTS RELATIFS A LA VIE DE RUYSBROECK.

Le XIVè siècle a été pour les Pays-Bas le point de départ d'une efflorescence merveilleuse de vie
mystique, et il est juste d'en faire remonter la gloire à celui que la postérité a pu nommer
Ruysbroeck l'Admirable.
La vie de Jan van Ruysbroeck nous est connue par l'écrit d'un contemporain, Henri Pomerius
(Bogaerts), qui fut bien placé pour obtenir des renseignements sûrs. Né en 1382, un an seulement
après la mort de Ruysbroeck, il occupa d'abord la charge de recteur des écoles à Bruxelles et à
Louvain, puis fut secrétaire des échevins de cette même ville. Ayant résolu de quitter le siècle, il
entra au monastère des chanoines réguliers de Groenendael, où Ruysbroeck avait passé toute sa vie
religieuse. Devenu prieur, c'est au cours de sa prélature qu'il vit mourir deux disciples immédiats du
saint homme : Jean de Hoelaere († 16 mars 1431) et Jean de Scoonhoven († 22 janvier 1431). Le
second surtout est célèbre par la défense qu'il fit de la doctrine de son maître contre les attaques de
Gerson. Nous aurons l'occasion d'en parler bientôt.
Pomerius mourut probablement au monastère de Sept-Fontaines, où il avait voulu passer dans la
solitude les dernières années de sa vie
(1) († 2 juin 1469). Dès avant 1420, il avait écrit son ouvrage : De origine monasterii Viridis Vallis
et de gestis patrum et fratrum in primordiali fervore ibidem degentium , qui comprend trois parties :
1° l'histoire de la fondation de Groenendael ; 2° la biographie de Ruysbroeck, et 3° celle de Jean
van Leeuwen, le « bon cuisinier ». Moins de quarante ans après la mort du saint prieur de
Groenendael, les grandes lignes de sa vie avaient été ainsi fixées par un homme bien au courant des
faits et que ses qualités morales et intellectuelles rendaient très apte à cette tâche.
Ce que nous savons, en effet, de Pomerius, tant par la chronique d'Impens que par le nécrologe
de Groenendael
(2) , nous permet de le juger comme un écrivain grave et sincère, désireux d'édifier, mais surtout de
dire le vrai. Il a soin de citer ses témoins, qu'il appelle des « personnages dignes de foi », et il fait
une mention spéciale des deux religieux que nous avons cités plus haut. Qu'entend-il au juste par le
terme « relation » dont il se sert pour désigner les renseignements obtenus à cette source ? Il est
assez difficile de le définir. Cependant comme le nécrologe de Groenendael fait mention, au 2
décembre, dans la notice consacrée à Ruysbroeck, d'une vie écrite par Jean de Scoonhoven, et que
deux autres notices font allusion à cette même vie, les Bollandistes ont admis l'existence d'une
source écrite, qui aurait passé tout entière dans la relation de Pomerius (3) . En tout cas, l'ouvrage de
Scoonhoven a disparu, et, dans les divers manuscrits de ses œuvres encore inédites, il n'y en a
aucune trace.
Quant au texte de Pomerius, il a été édité dans les Analecta Bollandiana, t. IV, 1885, p. 263,
d'après un manuscrit de la Bibliothèque royale de Belgique à Bruxelles
(4) .
En tête de sa traduction des œuvres de Ruysbroeck
(5) , Surius donne aussi une vie qu'il dit avoir eu pour principal auteur un chanoine régulier. S'agit-il
d'une source autre que l'écrit de Pomerius ? C'est ce qu'on a pensé jusqu'en ces derniers temps. Mais
la comparaison attentive des deux biographies ne permet pas de douter qu'il n'y ait entre elles
relation immédiate. On ne peut même pas supposer, comme le fait Auger dans sa thèse latine De
doctrina et meritis Joannisvan Ruysbroeck, qu'il y ait eu un intermédiaire (6) . Surius a suivi
fidèlement le travail de son devancier, qu'il s'est efforcé seulement de rendre en meilleur latin.
Un autre document précieux sur la vie de Ruysbroeck est un prologue inséré en tête du manuscrit
le plus complet de ses œuvres. Ce manuscrit, aujourd'hui à Bruxelles, appartenait jadis au prieuré
même de Groenendael. Il n'est que de 1461
(7) , mais le prologue en question est d'un contemporain de Ruysbroeck, Maître Gérard, prieur d'une
Chartreuse proche de Groenendael. En relations fréquentes avec Ruysbroeck, dont il lisait les écrits
et qu'il avait reçu chez lui, cet auteur nous a laissé de son ami un portrait plein de vie et tracé avec
amour (8) .
APERÇU BIOGRAPHIQUE.

Jan van Ruysbroeck a gardé le nom du village qui le vit naître en 1293. Situé sur la Senne, entre
Bruxelles et Hal, ce village portait autrefois le nom de Ruusbroec, dont on a fait aujourd'hui
Ruysbroeck. Malgré qu'il n'y ait pas accord sur ce point, nous avons préféré conserver à notre
mystique l'orthographe moderne de ce nom, sous lequel il est plus universellement désigné
aujourd'hui.
Élevé par sa mère dans de grands sentiments de piété, il quitta, dès l'âge de 11 ans, la maison
paternelle, pour se mettre sous la direction de Maître Jean Hinckaert, chanoine de Sainte-Gudule, à
Bruxelles. A l'école, il éprouva peu de goût pour les arts libéraux ; mais les leçons de Hinckaert
eurent sur lui une grande influence et lui firent préférer bientôt la seule science théologique, à
laquelle il s'adonna dès lors exclusivement. Il devait puiser dans cette étude la précision de langage
et l'élévation de vues doctrinales que nous aurons maintes fois l'occasion de remarquer dans ses
écrits. A 24 ans, il fut ordonné prêtre et fait chapelain de Sainte-Gudule. Ainsi qu'il le raconta
souvent lui-même, c'est au jour de son ordination qu'il put voir sa pieuse mère délivrée du
Purgatoire et entrer au Ciel.
À Sainte-Gudule, Ruysbroeck devait vivre en compagnie de Maître Hinckaert et de Franco van
Coudenberg, chapelains de la même église et animés des mêmes désirs de vie vertueuse. C'est de
cette époque sans doute que datent ses premiers écrits, aussi bien que la lutte engagée contre
Bloemardinne, qui paraît s'être mise à la tête de la secte « du libre esprit » vers 1307. Nous
rencontrerons souvent dans les traités de Ruysbroeck des allusions aux théories pernicieuses
répandues alors par les faux mystiques.
Mais les trois amis trouvaient que la vie à Bruxelles était trop bruyante et, d'autre part, ils
souffraient de la façon dont l'office divin était célébré à Sainte-Gudule. Aussi, à l'instigation de
Franco van Coudenberg, résolurent-ils de quitter Bruxelles et de se retirer dans la solitude. Au
milieu de la forêt de Soignes se trouvait un ermitage qui portait le nom de Groenendael (Viridis
Vallis), ou le Vauvert. C'était la résidence d'un pieux personnage, appelé Lambert, qui succédait lui-
même en ce lieu à deux autres ermites, Jean de Busco et Arnold de Diest. Sur la demande de Franco
van Coudenberg, Lambert consentit à aller fixer un peu plus loin sa cellule, au val désert de
Boetendael, afin de faire place à Ruysbroeck et à ses compagnons.
Ainsi débuta, en 1343, le prieuré de Groenendael. Ruysbroeck, Franco van Coudenberg, Jean
Hinckaert et le frère Jean van Leeuwen, surnommé « le bon cuisinier », qui devait bientôt les
rejoindre, formèrent la petite communauté naissante. Ils ne devaient prendre que plus tard, en 1350,
l'habit des chanoines réguliers de saint Augustin, dont ils adoptèrent aussi la règle, observée dans la
suite tant à Groenendael que dans les prieurés qui s'y rattachèrent. Jean Hinckaert cependant ne
suivit pas l'exemple de ses compagnons et demeura à Groenendael à titre privé.
Ruysbroeck put, dès lors, s'adonner tout entier à la contemplation et se livrer à l'influence divine.
Lorsqu'il se sentait envahi par l'inspiration, il s'enfonçait dans la forêt et se mettait à écrire tout ce
qui lui venait à la pensée. Puis il revenait au monastère et faisait part à ses frères des enseignements
merveilleux qu'il avait reçus. La plupart de ses écrits furent composés de cette façon, et, malgré qu'il
mît souvent de longs intervalles entre deux passages, la composition n'en demeure pas moins
ordonnée et suivie.
Tant que vécut Franco van Coudenberg, Ruysbroeck voulut lui demeurer soumis comme à son
prévôt ; lui-même portait le titre de prieur. Mais son humilité ne pouvait empêcher sa renommée de
s'étendre : les visites devenaient fréquentes à Groenendael, et le saint prieur avait ainsi l'occasion de
faire participer les autres aux richesses spirituelles dont il était comblé.
Déjà ses livres se répandaient, ainsi que nous l'apprend Maître Gérard, le prieur des Chartreux,
dont nous avons parlé plus haut « Les écrits et les livres de Maître Jean Ruysbroeck, dit-il, ont été
fort multipliés dans le Brabant et dans les Flandres ainsi que dans d'autres pays avoisinants... Et
moi, frère Gérard, de l'ordre des Chartreux, de la maison de Notre-Dame de la Chapelle près
Hérinnes, toutes les fois que je rencontrais de ces livres, je les annotais soigneusement, selon la
force de mon intelligence
(9) . » Il en avait lui-même pris une copie et comme il y trouvait certains passages obscurs, il pria
Ruysbroeck de venir lui en donner l'explication. C'est ce que fit le saint prieur, et Maître Gérard a
rendu compte, en ces termes, de l'impression produite par cette visite : « Nous pourrions parler de
son visage tranquille et joyeux, de sa parole pleine de bonté et d'humilité, de son maintien extérieur
si conforme à l'état ecclésiastique, ainsi que de sa manière d'être si religieuse dans son vêtement et
dans tous ses actes... Les trois jours environ que ce saint homme a passés avec nous ont été trop
courts, car personne ne pouvait lui parler ni le voir sans devenir meilleur (10) »
Gérard n'est point le seul personnage qui ait été à cette époque en relations suivies avec
Ruysbroeck. Des hommes comme Tauler, Gérard Groot, dont nous aurons à parler bientôt,
fréquentaient Groenendael et profitaient de l'influence aussi bien que des enseignements du prieur.
Celui-ci vit venir la mort avec une grande sérénité, et le 2 décembre 1381, il remit paisiblement son
âme à Dieu. Il était âgé de 88 ans et avait soixante-quatre ans de sacerdoce. Son corps, enseveli à
Groenendael, y demeura jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, et lors de la suppression du monastère
(1783) il fut transféré à Sainte-Gudule de Bruxelles.
LES ÉCRITS DE RUYSBROECK.

Ce n'est point encore le lieu de faire une étude complète sur l'œuvre de Ruysbroeck ; il ne s'agit
ici que d'une vue d'ensemble, qui permette déjà de se rendre compte de son admirable fécondité
comme écrivain mystique.
Pomerius nous apprend qu'il commença à écrire étant encore séculier
(11) , puis qu'une fois dans le cloître il poursuivit sa tâche jusqu'à l'extrême vieillesse. Dans les
dernières années de sa vie (12) , il emmenait avec lui dans la forêt un frère chargé de transcrire sur
des tablettes ce qu'il dictait sous l'action de l'Esprit-Saint. Le biographe a conservé les titres de onze
traités qu'il énumère en les accompagnant de l'incipit de chaque livre. Il ne faut chercher d'ailleurs
dans cette liste aucun ordre méthodique. De même, serait-il difficile de fixer la date de composition
de chacun des traités. Quelques conjectures permettent seulement de penser que la grande activité
littéraire de Ruysbroeck s'exerça à Groenendael entre les années 1350 et 1359 (13) .
La liste donnée par Pomerius comprend: Le Royaume des amants, les Noces spirituelles, la
Petite pierre, les Quatre tentations, la Foi chrétienne, le Tabernacle spirituel, les Sept clôtures, le
Miroir du salut éternel, les Sept degrés de l'amour, le Livre des rétractations, les Douze béguines.

Nous possédons, d'autre part, à la fin du codex D dont il a été question plus haut, une liste un peu
différente, avec l'indication de l'ordre dans lequel il convient de lire les ouvrages de Ruysbroeck.
Cette liste appartient à un Traité sur les œuvres et la doctrine de Jean Ruysbroeck, par un de ses
disciples. L'auteur anonyme, reçu à Groenendael peu après la mort du Maître, avait été à même
d'étudier à bonne source ses écrits et sa doctrine ; il avait pu recueillir également la tradition vivante
de ceux-là mêmes qui avaient vécu avec Ruysbroeck. À tous ces titres, il mérite d'être cité : « On
lira d'abord, dit-il, le livre des Douze vertus ; ensuite celui des Douze points de la vraie foi ; puis
celui du Saint Sacrement. ensuite les Sept degrés, puis les Sept clôtures, les Quatre tentations , le
Tabernacle, le Royaume des amants, les Noces spirituelles , la Pierre brillante, enfin celui que
l'auteur semble avoir fait après tous les autres, le Livre de la plus haute vérité , qui commence ainsi :
« Le prophète Samuel, qui a pleuré le roi Saul... » Il y a encore le livre des Douze béguines, qui
commence en vers et se termine en prose parla Passion de Notre-Seigneur (14) . » En somme, nous
retrouvons dans ce passage tous les écrits mentionnés par Pomerius et, en plus, le livre des Douze
vertus , dont l'authenticité est contestable. Il y a seulement entre les deux listes divergence dans
l'ordre des traités et dans les titres qui leur sont donnés. Surius a inséré dans sa traduction quelques
autres écrits, mais leur authenticité demeure au moins douteuse.
La langue employée par Ruysbroeck est le flamand ou, d'une façon plus précise, le dialecte
brabançon, Il ne semble pas qu'il ait jamais écrit en latin, ce qui a donné à penser qu'il ignorait cette
langue. Mais une telle opinion est insoutenable Ruysbroeck était prêtre, il était chanoine régulier, il
avait certainement étudié la théologie ses écrits le prouvent et nous le savons d'ailleurs par des
témoignages historiques formels. Or, la théologie ne s'enseignait qu'en latin : comment donc
Ruysbroeck eût-il pu se passer de la connaissance de cette langue ? Le but, d'ailleurs, qu'il se
proposait dans ses écrits suffit à expliquer la préférence qu'il a donnée au flamand, compris de tous
ceux qui l'entouraient. Il écrivait, en effet, pour tous et en particulier pour ses frères et ses sœurs
dans la vie religieuse ; telle cette clarisse de Bruxelles, à qui sont adressés, semble-t-il, les trois
traités dont nous publions la traduction.
Sans doute aussi Ruysbroeck se sentait plus à l'aise dans sa propre langue. D'ailleurs, à
l'occasion, il s'y crée des mots, lorsqu'il n'en trouve pas d'assez précis pour rendre sa pensée. C'est
alors que l'on sent l'influence du latin qui, parfois, passe à peine transformé dans le flamand.
Il ne faudrait pas non plus exagérer ce que dit Pomerius du peu de science de Ruysbroeck. Ses
livres dont pas, sans doute, la prétention d'être des traités théologiques et la méthode scolastique n'y
est point suivie. Mais la terminologie même dont il fait ordinairement usage montre suffisamment
qu'il était versé dans les sciences philosophiques et théologiques.

La composition d'ouvrages tels que le Royaume des amants et les Noces spirituelles en particulier,
témoigne d'une solidité de doctrine incontestable.
Si donc il est vrai de dire que Ruysbroeck a eu pour premier maître l'Esprit-Saint et qu'il a reçu
de lui l'expérience des choses de la vie spirituelle, en même temps que la faculté de les exprimer en
langage humain, il reste néanmoins qu'une solide formation théologique se trahit sans cesse dans ses
écrits. C'est là ce qui le met absolument hors de pair entre les écrivains mystiques de son temps
(15) .
Il ne sera pas inutile, croyons-nous, de donner dès maintenant une analyse succincte des
ouvrages de Ruysbroeck ; nous suivrons, pour le faire, l'ordre où ils se trouvent dans le codex D.
Le livre des Douze vertus met à la base de tout l'édifice spirituel l'humilité, inspirée par la
contemplation de la puissance de Dieu et la considération de sa souveraine bonté. De là on s'élève à
l'obéissance, au renoncement, à la pauvreté d'esprit, à la patience, à l'abdication surtout de la
volonté propre pour embrasser celle du Seigneur.
Le livre des Douze points de la vraie foi est une paraphrase du symbole de Nicée.
Le Saint Sacrement, ou Miroir du salut éternel , mérite une place de choix parmi les traités de
Ruysbroeck. C'est comme un résumé de toute sa doctrine, en même temps que l'exposé fondamental
de sa théorie sur l'image et la ressemblance de Dieu, qui reviendra sans cesse dans ses écrits. Nous
donnerons bientôt plus de détails sur ce livre et les deux suivants.
Les Sept degrés constituent une échelle mystérieuse, par laquelle on s'élève dans la pratique de
l'amour jusqu'à la possession intime de Dieu.
Les Sept clôtures énumèrent les retranchements toujours plus serrés dans lesquels s'enferme
l'âme, pour arriver à la cohabitation secrète avec les trois personnes de la Sainte Trinité.
Le livre des Quatre tentations, qui est de peu d'étendue, s'élève contre les principales tendances
de l'époque : l'amour des aises et du confort, l'esprit d'hypocrisie, l'orgueil de l'esprit, qui veut tout
comprendre, enfin la fausse liberté, la plus grave de toutes ces tentations subtiles et, qui, au temps
de Ruysbroeck, inspirait la secte des Frères et des Sœurs du libre esprit.
Dans le Tabernacle, le plus long de tous ses ouvrages, notre auteur suit pas à pas la description
du Tabernacle de l'Ancien Testament, avec les prescriptions données par Dieu pour sa construction.
Il en fait ensuite l'application aux sept demeures spirituelles dans lesquelles l'âme doit s'établir pour
posséder Dieu d'une façon toujours plus haute.
Le Royaume des amants, qui occupe la première place dans la liste de Pomerius, est un
commentaire spirituel du texte : Justum deduxit Dominus per vias rectas et ostendit illi regnum Dei
(16) . On y voit comment Dieu, après avoir créé et racheté l'homme, le conduit par ses voies, au
moyen surtout des sept dons du Saint-Esprit, jusqu'à la contemplation et la possession de son
royaume. Ce traité est comme un abrégé de tout l'ascétisme et de la mystique.
Les Noces spirituelles sont probablement l'œuvre la plus méthodique et la plus parfaite qu'ait
écrite Ruysbroeck. Il y expose en trois livres les diverses formes de vie spirituelle, qu'il appelle la
vie active, la vie intime et la vie contemplative. À chacun de ces stades il applique les paroles de
l'Évangile : Ecce sponsus venit, exite obviam ei
(17) , qui marquent les étapes successives par lesquelles l'âme aboutit à l'union avec Dieu.
La Pierre brillante, au rapport du prieur des Chartreux Gérard de Hérinnes, serait le résultat d'un
entretien de Ruysbroeck avec un ermite, qui lui demanda d'écrire ce qu'il lui avait expliqué.
Appliquant aux justes le texte de l'Apocalypse, Dabo illi calculum candidum, et in calculo nomen
novum scriptum
(18) , l'auteur distingue trois catégories d'hommes qui reçoivent et possèdent la grâce de Dieu. Il les
appelle les serviteurs fidèles, les amis intimes et les fils cachés .
Le Livre de la plus haute vérité , composé à la demande du même prieur Gérard, est une
explication de quelques passages difficiles du Royaume des amants .
Enfin, le livre des Douze Béguines est formé de divers traités qui se suivent sans beaucoup
d'ordre, et se termine par une application de la Passion de Notre-Seigneur aux sept heures du
Bréviaire.
L'INFLUENCE DE RUYSBROECK.

L'ermitage de Groenendael, dont nous avons relaté les humbles débuts, était cependant appelé à
rayonner au loin. La renommée de Ruysbroeck se répandait, en effet, dans tous les Pays-Bas, et les
visiteurs venaient souvent s'édifier auprès de lui. Parmi ceux-ci, il faut citer en première ligne
Gérard Groot, qui allait être le trait-d'union entre Groenendael et la future congrégation de
Windesheim.
Né à Deventer, en octobre 1340, Gérard, après avoir fait ses premières études à l'école du
chapitre de cette ville, puis à Aix-la-Chapelle et à Cologne, était allé prendre le grade de maître ès
arts à l'Université de Paris. Rentré dans son pays, il avait commencé par mener une vie assez
mondaine ; puis, converti par les remontrances de Henri de Calcar, prieur de la Chartreuse de
Monnikhuisen, près d'Arnhem, il changea totalement de conduite, résigna ses bénéfices et fit même
don de sa maison paternelle « à l'usage des pauvres qui voudraient se consacrer au service de Dieu »
(20 septembre 1374). Ce fut le berceau de l'association dite « de la vie commune ». Gérard y mena
lui-même une vie fort retirée, tout adonné à la prière et à l'étude.
C'est de cette époque (1374 -1377) que datent ses relations avec Ruysbroeck. Il vint le voir, dit
Pomerius
(19) , accompagné de Maître Jean Sceele, recteur des écoles de Zwolle, et le saint prieur les
accueillit avec joie, reconnaissant en Gérard, qu'il voyait cependant pour la première fois, un futur
disciple. Dès lors de nombreuses lettres s'échangèrent, et de fréquentes visites amenèrent à
Groenendael Gérard Groot, désireux de puiser là les saines traditions de la vie religieuse et de
s'instruire en même temps de la haute doctrine mystique de Ruysbroeck. C'est ce qui lui permit plus
tard de défendre son maître contre les attaques dont il était l'objet et de témoigner, en toute
rencontre, de la vénération qu'il professait pour sa personne et de la haute estime en laquelle il tenait
ses écrits.
En 1377, Gérard Groot conçut le projet de se retirer définitivement du monde et il se rendit dans
ce but à la Chartreuse de Monnikhuisen. Mais au bout de deux ans de séjour, durant lesquels il ne
s'était pas agrégé d'ailleurs à la communauté, il comprit, sur les conseils du prieur, son ami, qu'il
devait s'employer plutôt au ministère de la parole.
Revenu à Deventer, il eut à s'occuper tout d'abord d'une association de pieuses femmes, connues
sous le nom de «Sœurs de la vie commune », et il les groupa en communauté. Puis, ayant reçu le
diaconat, il se livra à la prédication avec un zèle si ardent et si âpre contre les désordres de son
époque, qu'il souleva contre lui des rancunes puissantes et tomba en disgrâce. Il devait demeurer
dans cette retraite forcée jusqu'à sa mort (1384). Mais Gérard avait eu le temps de jeter les bases de
son œuvre. Dès avant sa conversion, il était grand amateur de livres et s'appliquait avec soin à s'en
procurer. Plus tard, ce goût ne fit que s'accroître, et comme, pour le satisfaire, il lui fallait faire
exécuter des copies nombreuses, il occupa à ce travail les jeunes clercs de l'école du chapitre de
Deventer, qui se trouvèrent ainsi sous son influence continue.
L'instrument providentiel qui devait grouper tous ces éléments fut un certain Florent Radewijns
de Leerdam, maître ès arts de l'Université de Prague. À la suite des prédications de Gérard Groot,
Florent s'était joint volontairement aux jeunes copistes et avait renoncé à sa prébende de Saint-
Martin d'Utrecht pour devenir simple vicaire à Saint-Lebuin de Deventer. Or, un jour de l'année
1381 ou 1382, il proposa à son maître de réunir tous les clercs copistes de bonne volonté et de vivre
avec eux, en mettant en commun leurs petites ressources. Après quelques hésitations, Gérard
approuva le projet et aida son ami de tout son pouvoir à organiser la nouvelle confrérie.
Les «Frères de la vie commune » ne se liaient pas par les vœux de la religion. Librement rangés
sous l'autorité de Florent Radewijns et profitant des conseils et des enseignements de Gérard, ils
menaient une vie réglée, partagée entre le labeur quotidien et les exercices de la prière en commun.
Bientôt cependant l'on songea à donner à l'institution une forme plus durable, et Gérard Groot, tout
rempli encore des souvenirs que lui avaient laissés ses visites à Groenendael, voulut rattacher les
« Frères de la vie commune » aux chanoines réguliers de saint Augustin. Mais il ne devait pas voir
la réalisation de ses desseins, et sur son lit de mort, comme le raconte J. Busch dans sa chronique, il
insistait encore pour que l'on adoptât sans tarder la règle des chanoines
(20) .
Florent Radewijns, seul désormais à la tête des Frères de la vie commune, en fut en réalité le
véritable organisateur, et par ses soins l'influence de Groenendael devint définitivement
prépondérante.
Dès 1382, ainsi que nous l'apprend la chronique d'Impens
(21) , un monastère avait été fondé à Eemstein, entre Dordrecht et Geertruidenberg, par Reinalt
Minnenvosch, sur l'instigation de Gérard Groot. C'est aussi à la demande de ce dernier qu'un prêtre
profès de Groenendael, Godefroid Wevel, disciple de Ruysbroeck, était venu tout exprès afin
d'initier les premiers religieux à leur vie nouvelle. Lorsque Florent Radewijns, quelques années plus
tard (1386), résolut de faire prendre l'habit de chanoines réguliers à un certain nombre de ses frères,
c'est à Eemstein qu'il les envoya se former selon la tradition de Groenendael. En même temps, il
faisait construire un monastère à Windesheim, entre Deventer et Zwolle, avec l'autorisation et
l'appui de l'évêque d'Utrecht, Florent van Wevelinkhoven. Le 17 octobre 1387, eut lieu la
consécration de l'église, suivie de la profession des premiers chanoines, et c'est ainsi que débuta la
Congrégation de Windesheim, appelée à devenir bientôt florissante.
L'association des «Frères de la vie commune » conserva sa physionomie propre et servit comme
de noviciat de recrutement pour Windesheim, qui ne tarda pas, en effet, à faire école. Dès 1392,
deux fondations en étaient sorties, tandis que le monastère d'Eemstein s'était joint à ce premier
groupement. Trois ans plus tard (16 mai 1395), Boniface IX pouvait approuver la Congrégation
nouvelle et lui donnait comme supérieur général le prieur de Windesheim
(22) . En 1464, quatre-vingt-deux monastères s'y rattachaient : Groenendael et ses fondations en
faisaient partie depuis 1412.
Windesheim devint dès lors le centre d'une véritable réforme dans la vie religieuse, dont
l'influence se fit sentir non seulement dans toute la Congrégation, mais dans de nombreux
monastères, soit en Allemagne, soit en France: En même temps les principes très sages de réforme
liturgique, dus à Raoul de Rivo, prévôt de Tongres, trouvèrent dans la Congrégation de Windesheim
un moyen rapide de diffusion
(23) . En 1433, la Congrégation bénédictine de Bursfeld les lui emprunta, comme étant plus
conformes à la vraie tradition romaine.
Par ses origines et par ses traditions, Windesheim se rattachait donc à Groenendael et à
Ruysbroeck. Aussi, l'influence de la nouvelle Congrégation contribua-t-elle à répandre les écrits et
la spiritualité du saint prieur non moins que ses principes de vie religieuse. La recherche de la vie
intérieure, l'éloignement du monde et la pratique assidue de toutes les vertus, conformément à la
doctrine du Maître, distinguèrent les chanoines réguliers de Windesheim, et toute une école
d'écrivains mystiques prit bientôt naissance dans leurs rangs. Il suffit de citer quelques noms.
C'est d'abord Jean de Scoonhoven, qui vécut à Groenendael et put puiser à la source même la
tradition spirituelle de son maître. Nous avons relaté déjà le zèle avec lequel il prit la défense de
Ruysbroeck contre les attaques de Gerson. La lettre qu'il écrivit à cette occasion a été publiée plus
tard parmi les œuvres du chancelier de l'Université de Paris
(24) . Mais Scoonhoven a composé lui-même de nombreux traités mystiques, dont le style fait
penser déjà à l'Imitation de Jésus-Christ (25) . Thomas a Kempis († 1741) qui passe à bon droit pour
être l'auteur de cette œuvre immortelle, appartient, en effet, lui aussi, à l'école de Windesheim, dont
il est l'un des écrivains les plus féconds (26) . Deux autres membres de la même Congrégation,
Henri Mande et Gerlach Peters, portent dans leurs œuvres la marque évidente de l'influence de
Ruysbroeck.
En dehors du cercle de Windesheim, on peut citer Henri Harphius, franciscain († 1478), et Denis
le Chartreux († 1471). Ce dernier surtout reconnaissait pour ses maîtres de choix Denis l'Aréopagite
et Ruysbroeck.
Nous avons enfin nommé déjà Tauler parmi ceux qui visitèrent Groenendael. On a quelques
raisons, en effet, de reconnaître le célèbre dominicain dans le personnage que Pomerius appelle
Canclaer
(27) , et qui sous la plume de Surius devient Johannes Thaulerus (28) . Ce n'est pas cependant qu'on
puisse accorder grand crédit au récit de la conversion de Tauler, rapporté par Surius d'après le
Meisterbuch de Rulman Merswin († 1382). Le P. Denifle en a démontré, semble-t-il, la fausseté
(29) . D'autre part, Tauler n'a pu faire de fréquentes visites à Ruysbroeck, car il est mort dès 1361 et
ce n'est guère que dans les dernières années de sa vie qu'il fut à même de venir à Groenendael.
Bossuet a bien reconnu l'influence de Ruysbroeck, en particulier dans la critique faite par Tauler des
doctrines hérétiques des Béguards (30) . Encore Bossuet ne fait-il allusion qu'au premier et au
deuxième sermon pour le premier dimanche de Carême, qui contiennent, en effet, des emprunts à
différents chapitres des Noces spirituelles, et surtout à l'opuscule des Quatre tentations . La lecture
assidue de Ruysbroeck et de Tauler permettrait de signaler d'autres traits de ressemblance entre les
deux auteurs ; mais, en somme, il est difficile de fournir des preuves péremptoires de relations
suivies (31) .
L'ORTHODOXIE DE RUYSBROECK.

Ruysbroeck, en raison même de l'élévation de sa doctrine, devait prêter le flanc à la critique et


son orthodoxie n'a pas tardé à être mise en doute. Déjà de son vivant ses plus fidèles disciples,
comme le chartreux Gérard, trouvaient dans ses livres de vraies difficultés. Il n'est donc pas
étonnant que d'autres moins familiers avec son enseignement y aient rencontré bien des points
obscurs.
Une lettre de Gérard Groot aux moines de Groenendael, peu après la mort de Ruysbroeck, nous
apprend qu'un docteur en théologie avait jugé dignes de blâme certaines expressions du livre des
Noces spirituelles, tandis qu'un autre docteur, Maître Henri de Hesse, avait déclaré ouvertement que
le même ouvrage contenait des erreurs. Mais l'un et l'autre avaient sans doute lu les Noces
spirituelles dans la traduction latine de Guillaume Jordaens, insuffisamment exacte, et Gérard Groot
crut pouvoir affirmer que son maître et ami avait pris les expressions incriminées dans un sens
orthodoxe
(32) .
Cependant de plus graves critiques furent formulées, une vingtaine d'années après la mort de
Ruysbroeck, par Gerson, chancelier de l'Université de Paris
(33) . Dans une lettre adressée à un chartreux, il s'éleva contre la doctrine exposée au troisième livre
des Noces spirituelles , comme prêtant au panthéisme et manifestement opposée à la constitution de
Benoît XII sur la vision béatifique. À en croire Gerson, cité ensuite par Bossuet, Ruysbroeck
admettrait «que non seulement l'âme contemplative voit Dieu par une clarté qui est la divine
essence, mais encore que l'âme même est cette clarté divine ; que l'âme cesse d'être dans l'existence
qu'elle a eue auparavant en son propre genre ; qu'elle est changée, transformée, absorbée dans l'être
divin et s'écoule dans l'être idéal qu'elle avait de toute éternité dans l'essence divine, qu'elle est
tellement perdue dans cet abîme qu'aucune créature ne peut la retrouver (34) ». Or, si cela ne peut
se dire même de la vision béatifique, à plus forte raison est-il impossible de l'admettre pour la
contemplation dans l'état de voie.
Une réponse vint bientôt de la part de Jean de Scoonhoven qui, dans une thèse très solide,
s'appliqua à donner aux expressions incriminées un sens pleinement orthodoxe. Il démontrait en
même temps que la doctrine de Ruysbroeck n'était point nouvelle, mais, au contraire, toute
conforme à l'enseignement des docteurs les plus renommés. Il faisait ensuite l'éloge de son maître et
expliquait que si, dans ses ouvrages, celui-ci avait préféré le flamand au latin, ce n'était point défaut
de science, mais dessein d'atteindre plus facilement les gens simples, et de les prémunir contre les
erreurs répandues par la secte du libre esprit. Enfin Gerson n'avait-il pas été trompé sur la vraie
valeur des enseignements de Ruysbroeck en les lisant dans une traduction trop peu fidèle
(35) ?
La réponse de Scoonhoven ne parvint pas à convaincre le chancelier, qui, dans une seconde lettre
au frère Barthélémy, maintint sa première opinion, tout en reconnaissant les intentions droites de
Ruysbroeck.
En somme, ce qui lui faisait surtout difficulté, c'est l'unité dont parle souvent notre auteur, pour
exprimer les rapports de l'âme contemplative avec Dieu. Mais il faut bien s'entendre sur le sens à
donner à cette expression et maintenir, comme il le fait sans cesse, la distinction essentielle qui
demeure toujours entre Dieu et la créature. L'unité dont il s'agit repose essentiellement sur
l'existence idéale que nous possédons dans la pensée divine de toute éternité, existence selon
laquelle nous pouvons être dits un avec notre image éternelle. Ensuite le travail de la vie
surnaturelle s'emploie à réaliser autant que possible l'idéal de Dieu en nous. Là encore il y a unité
avec l'image éternelle, jusqu'à ce qu'enfin nous soit donnée l'unité de jouissance avec Dieu, soit dès
cette vie dans la haute contemplation, soit dans l'éternité par la vision béatifique. Mais partout et
toujours il ne peut être question que de l'unité donnée par l'amour et non d'unité d'essence avec
Dieu.
La doctrine de Ruysbroeck une fois sauve, peut-on défendre de même façon la terminologie qu'il
emploie ? C'est sur ce point, en effet, que portent davantage les griefs formulés par Bossuet. Il est
vrai que ce dernier ne semble avoir lu de Ruysbroeck que ce qu'en avait dit Gerson, et encore ne le
cite-t-il pas textuellement. À l'encontre de ses critiques, on peut dire que le genre adopté par notre
mystique dans ses ouvrages exclut de lui-même les exagérations d'expression incriminées. Au lieu
d'employer un langage imagé, comme beaucoup d'autres auteurs, il se renferme presque toujours
dans l'austérité de la terminologie métaphysique. Tout au plus pourrait-on remarquer qu'il n'a pas
toujours une précision absolue de termes et que l'élévation même des sujets qu'il traite le rend
souvent difficile à comprendre.
Il y a lieu de noter aussi que Ruysbroeck ne confond pas, comme on l'a dit, l'état de voie et l'état
de vision béatifique. Le plus souvent il traite uniquement de l'état de voie, et sans admettre que le
contemplatif participe dès ici-bas à la lumière de gloire, il regarde l'union la plus haute avec Dieu
comme le développement normal de la vie surnaturelle et il parle de cette union de contemplation
dans la plupart de ses ouvrages. D'ailleurs il règne dans l'œuvre de Dieu un enchaînement admirable
qui relie ensemble la nature, la surnature et la gloire, et souvent notre auteur embrasse avec son
regard de contemplatif le développement de l'œuvre tout entière.
À côté des critiques il est juste de mentionner au moins les éloges qui ont été donnés à
Ruysbroeck par nombre de théologiens ou écrivains mystiques.
Sans rappeler les contemporains ou disciples immédiats, tels que Gérard Groot, Tauler, Jean de
Scoonhoven, Thomas a Kempis, qui tous ont témoigné de leur admiration pour leur maître, on peut
nommer Denis le Chartreux qui appelle Ruysbroeck «un Docteur divin » et «un autre Denis
l'Aréopagite ». Surius, chartreux lui aussi, fait l'éloge du grand mystique et montre que malgré sa
sublimité il a su se mettre à la portée de tous. C'est d'ailleurs à la traduction de Surius que les
œuvres de Ruysbroeck ont dû leur notoriété.
Louis de Blois professait une grande estime pour les écrits de Ruysbroeck, auxquels il fait
souvent de larges emprunts, en particulier dans sa Consolatio Pusillanimium . Lessius, jésuite et
professeur de théologie à l'Université de Louvain, les lisait assidûment et il s'étonnait qu'ils fussent
demeurés si longtemps inconnus.
De nos jours, enfin, l'attention se porte plus que jamais du côté des mystiques flamands et de leur
maître à tous, le prieur de Groenendael. L'encouragement en est donné par l'Église elle-même, qui a
voulu reconnaître récemment d'une façon officielle le « culte rendu de temps immémorial au
vénérable serviteur de Dieu Jean Ruysbroeck, chanoine régulier ». Le décret de la Sacrée
Congrégation des Rites est du 1er décembre 1908 et il a été approuvé par S. S. Pie X, le 9 du même
mois.
Depuis le commencement du XVIIesiècle, la cause de béatification de Ruysbroeck était
demeurée pendante. Introduite par les soins de Jacques Boonen, archevêque de Malines (1624), elle
dut être suspendue en 1627, à cause des guerres et des troubles de toute sorte qui affligeaient alors
les Pays-Bas. Après un effort tenté en 1783 par le chapitre de Sainte-Gudule de Bruxelles pour
obtenir un office et une messe en l'honneur de Jean Ruysbroeck, tout fut de nouveau interrompu par
la Révolution française.
Enfin, en 1883, le cardinal Goossens put réintroduire la cause, et les travaux du tribunal nommé
par la Sacrée Congrégation ont abouti à la reconnaissance du culte, qui équivaut à une béatification.
L'office et la messe propre du Bienheureux ont été accordés le 29 août 1909au diocèse de Malines ;
les chanoines réguliers de Latran participent au même privilège, en tant qu'héritiers de Groenendael
et de Windesheim.
MANUSCRITS, TRADUCTIONS ET ÉDITIONS.

Les ouvrages de Ruysbroeck ont joui de bonne heure d'une grande célébrité, et ceci peut se
mesurer au nombre considérable de manuscrits qui se sont répandus un peu partout, soit du vivant
même de l'auteur, soit aussitôt après sa mort. M. le professeur Willem de Vreese, bibliothécaire en
chef de l'Université de Gand, a entrepris l'étude complète de cette littérature (36) . Nous lui devons
la description de quatre-vingt-quatre manuscrits, désignés dans une première série par les lettres A,
B, C,... Z ; a, b, c,.. z, et dans la seconde par les lettres Aa, Bb, etc.
Pour ce grand travail, l'auteur a dû fouiller les principales bibliothèques de l'Europe et même les
collections privées. C'est à Bruxelles que se trouvent réunis en plus grand nombre les manuscrits de
Ruysbroeck. La Bibliothèque royale n'en compte pas moins de vingt-trois ; et ce sont les plus
complets et les plus précieux, car ils proviennent pour la plupart de la bibliothèque de Groenendael,
transportée à Bruxelles en 1783. Les autres sont à Amsterdam, Berlin, La Haye, Gand, Cologne,
Leyde, Londres Oxford, Paris, etc. Plus de soixante-dix restent encore à étudier
(37) .
Il ne peut être question ici de donner une étude même abrégée de tous ces documents. Nous nous
contenterons d'indiquer en tête de chacun des traités que nous traduisons ceux dont s'est servi le
professeur David, pour son édition des œuvres de Ruysbroeck.
Nous avons déjà eu l'occasion de mentionner une traduction latine faite du vivant même de
Ruysbroeck par Guillaume Jordaens († 1372). C'est la première en date : elle comprenait trois
traités : les Noces spirituelles, le Tabernacle et la Petite pierre brillante. Malheureusement l'auteur a
plutôt paraphrasé que traduit fidèlement, et Jean de Scoonhoven a tiré de ce fait un argument contre
les attaques de Gerson. Un peu plus tard, Gérard Groot traduisit à son tour les Noces spirituelles et
les Sept degrés de l'amour. Cependant, malgré la grande diffusion de ces traductions et des
manuscrits du texte original, les écrits de Ruysbroeck ne furent que relativement tard livrés à
l'impression. Le De ornatu spiritualium nuptiarum, selon la traduction de Jordaens, fut édité à Paris
en 1512, par Lefèvre d'Etaples. Un peu plus tard (1538), parut à Bologne la traduction de Gérard
Groot : De septem scalœ divini amoris seu vitœ sanctœ gradibus, suivie du traité De perfectione
filiorum Dei. Mais il n'y avait pas encore de traduction complète des œuvres de Ruysbroeck. Ce
travail fut entrepris par Surius, qui en donna une première édition en 1552. D'autres vinrent ensuite
en 1609 et 1692. Celle de 1609 est réputée la meilleure. Traduction très fidèle, malgré quelques
amplifications, l'œuvre de Surius a contribué à faire connaître Ruysbroeck tant en France qu'en
Espagne, en Italie et en Allemagne. Elle conserve aujourd'hui encore sa valeur, et elle est souvent un
précieux auxiliaire pour l'interprétation du texte original.
Des traductions françaises, allemandes, italiennes suivirent celle de Surius, et en 1696 parut à
Madrid une édition complète des œuvres de Ruysbroeck traduites en espagnol.
Malgré cette vogue toujours croissante, nul n'avait encore songé à publier le texte original. Les
manuscrits, cependant, ne manquaient pas, et au milieu du XVIe siècle on continuait à en prendre
des copies. Le premier essai d'édition flamande date seulement de 1624. Sous le titre de : T'Cieraet
der gheestelyker Bruyloft, le capucin Gabriel de Bruxelles fit paraître le traité des Noces
spirituelles. Il est regrettable que l'auteur, au lieu de reproduire fidèlement le texte, ait eu la pensée
d'en rajeunir les expressions, afin de le rendre plus clair ; ses retouches ne sont pas toujours
heureuses.
Il faut ensuite descendre jusqu'au milieu du XIX esiècle pour rencontrer de nouvelles tentatives,
sous forme d'abord de fragments publiés par J. van Vloten, en 1851, dans Verzameling van
Nederlandsche proza-stukken, puis d'une édition complète entreprise par les soins de la Société des
Bibliophiles flamands. De 1858 1868, le professeur J. David, de l'Université de Louvain, donna en
six volumes toutes les œuvres de Ruysbroeck citées par Pomerius, ainsi que le livre des Douze
vertus
(38) .
Pour cette œuvre, qui n'est point parfaite, mais qui rend encore de grands services, l'auteur a
utilisé les manuscrits qui étaient plus facilement à sa portée, c'est-à-dire ceux de Bruxelles et de
Gand. Malheureusement l'édition, tirée seulement à cent exemplaires, est aujourd'hui fort rare, et
afin de remédier à cet inconvénient on a commencé récemment à Louvain une publication nouvelle
dans la collection des Studïen en Textuitgaven. Dom Ph. Muller, chanoine régulier de Latran, a
inauguré la série par le traité des Sept degrés de l'amour, précédé d'une introduction et accompagné
de la traduction latine de Gérard Groot
(39) .
Pour clore la liste des traductions, nous pouvons signaler encore l'ouvrage d'Ernest Hello :
Rusbrock l'Admirable (Œuvres choisies), Paris, 1869 et 1902, qui se compose de quelques
fragments épars traduits d'après Surius ; puis l'essai de Maurice Maeterlinck : l'Ornement des noces
spirituelles, de Ruysbroeck l'Admirable, traduit du flamand et accompagne' d'une introduction
(40) , qui réclamerait plus d'une réserve ; une traduction d'après le texte original du Livre des XII
Béguines ou de la vraie contemplation, par l'abbé P. Cuylits ; enfin la Vie de Ruysbroeck et deux de
sestraités traduits par M. Chamonal, sur le texte latin de Surius.
Il nous a semblé préférable, pour le dessein que nous formons à notre tour, de recourir non point
à une traduction latine, mais au texte de Ruysbroeck lui-même, tel au moins que nous l'avons dans
l'édition de David. Les trois traités que nous présentons aujourd'hui au lecteur n'ont pas été choisis
au hasard. L'unité de doctrine, l'identité probable de la destinataire, l'enchaînement qui les relie
entre eux nous ont paru des raisons suffisantes pour les publier ensemble. Les deux listes que nous
connaissons réunissent d'ailleurs ces traités, qui ont sans doute été composés vers le même temps, et
dans l'ordre où nous les donnons. En tête de chacun d'eux nous avons mis une introduction
particulière, afin d'en faciliter la lecture.
Dans la traduction, l'on s'est efforcé de rendre, aussi fidèlement que possible, la pensée de
l'auteur, en même temps que la forme très simple et un peu naïve de sa phrase. La tournure française
en souffrira peut-être parfois, mais il y avait lieu de suivre de très près le texte, de peur de trahir le
sens exact, en des matières surtout où les termes demandent à être pesés avec grand soin. Puisse ce
nouvel effort contribuer à faire connaître le grand mystique flamand et à répandre une doctrine
digne d'être comparée à celle des plus célèbres auteurs spirituels
Juin 1915.
Abbaye Saint-Paul de Wisques, Oosterhout (Hollande).
NOTE POUR LA TROISIÈME ÉDITION.

Le premier volume des Œuvres de Ruysbroeck arrive, après quelques années, à sa troisième
édition, que l'on s'est efforcé de rendre définitive. Le texte en a donc été de nouveau soigneusement
revu et corrigé, et l'on s'est appliqué surtout à l'éclairer en le rapprochant des passages parallèles qui
se rencontrent dans les autres ouvrages de notre grand mystique. La doctrine apparaît ainsi plus une
et plus lumineuse, et l'on s'aperçoit combien l'auteur demeure toujours conforme à lui-même et
fidèle au plan majestueux selon lequel il a conçu la vie surnaturelle à ses différents stades. La
lecture attentive et assidue de ces pages, où abondent les sublimes envolées, fait que l'on apprécie
toujours plus la justesse de ce nom d'Admirable donné à Ruysbroeck par la postérité.
Pour les références aux divers ouvrages de l'auteur, nous citons toujours, autant que possible,
d'après la traduction française.
Juillet 1919

(1) Ces détails sont empruntés au Chronicon Bethleemiticon de Pierre Impens, chanoine
régulier du monastère de Bethléem, près de Louvain. Le manuscrit en est conservé à la
bibliothèque de l'abbaye d'Averbode. Cf. Acquoy, Het Klooster te Windesheim, t. III, pp. 56 et
suiv.
(2) MASTELINUS, Necrologium Viridis Vallis, Bruxelles, sans date (vers 1630).
(3) Cf. Anal. Bolland., t. IV, p. 257 et suiv. Le P. J. van Mierlo n'est point du même avis, et
dans sept articles du Dietsche Warande en Belfort, Anvers, 1910, il soutient que Pomerius n'a
point connu de source écrite.
(4) Manuscrit 2926-28. La description s'en trouve dans le Catalogus codicum hagiographorum
bibliothecæ regiæ Bruxellensis, Bruxelles, 1886, part. I, t. II, p. 379.
(5) D. Joannis Rusbrochii Opera omnia, Coloniæ, 5609.
(6) Dans l'Étude sur les mystiques des Pays-Bas du moyen âge , p. 16o, le même auteur est
d'ailleurs moins affirmatif et reconnaît que Surius a reproduit Pomerius. Cf. Mémoires
couronnés de l'Académie royale de Belgique, t. XLVI (avril 1892).
(7) Le Dr DE VREESE désigne ce manuscrit sous le nom de codex D. Cf. De Handschriften
van Jan van Ruusbyoecs's Werken, 1er vol., pp. 24 et suiv.
(8) Le prologue de Maître Gérard a été édité par le Dr DE VREESE dans Bijdragen tot de
hennis van het leven en de werken van Jan van Ruusbroec, Gent, 1896.
(9) DE VREESE, op. cit., pp. 10 et 11.
(10) Ibid., pp. 12 et suiv.
(11) POMERIUS, II, c. XVI, Anal. Boll., 1. C., p. 295.
(12) Ibid., c. XIV, Anal., p. 293-
(13) Cf. AUGER, op. cit., pp. 183 et suiv.
(14) Cf. DE VREESE, op. cit., p. 30, et De Handschriften van Jan van Ruusbroec's Werken,
eerste stuk, pp. 28-34.
(15) On peut comparer à ce point de vue le livre IIIe des Noces spirituelles avec la septième
demeure du Chateau intérieur de sainte Thérèse, ou avec les dernières pages de la Vive flamme
d'amour de saint Jean de la Croix.
(16) SAP., X, 10.
(17) MATTH., XXV, 6.
(18) Apoc., II, 17.
(19) POMERIUS, II, c. VIII, Anal. Boll., 1. c., pp. 288-90.
(20) BUSCH, Chronicon Windesemense, pp. 22 et 23. ACQUOY, op. cit., t. I, c. I, pp. 46-47,
conteste ce détail, qui n'est point relaté par Thomas a Kernpis dans la Vita Gerardi Magni. Il
admet toutefois que tels avaient été les désirs de Gérard Groot durant sa vie.
(21) Chron. Bethl., 1. I., a. § 3.
(22) Cf. ACQUOY, op. cit., t. III, p. 303.
(23) Cf. D. CUNIBERT MOHLBERG. O. S. B., Radulph de Rivo, der letzte Vertreter der
altrömischen Liturgie, Louvain, 1911, pp. 202 et suiv.
(24) Libellus fratris Joannis de Schoenhovia, qui nititur defendeve quœdam dicta fratris Joannis
Ruysbroeck, contra magistrum Joannem de Gerson, cancellarium Parisiensem. Cf. Gersonii
opera, édit. Dupin, Anvers, 1706, t. I, p. 63.
(25) Les écrits de Schoonhoven sont encore inédits. Le principal manuscrit, autrefois à
Groenendael, est aujourd'hui à Bruxelles, à la Bibliothèque royale, et porte la cote 15219.
(26) Cf. Dr POHL, Thomae Henserken a KenIis opera omnia, Fribourg, Herder.
(27) POMERIUS, II, c. xviii, Ci. Anal. Boll., L C., p. 296.
(28) SURIUS, Rus brochii opera, édit. 1609, p. 8.
(29) DENIFLE, Taulers Bekehrung kritisch untersucht, Strasbourg, 1879.
(30) BOSSUET, Instruction sur les états d'oraison, tr. I, 1. X, n° 2.
(31) Cf. X. DE HOENSTEIN, Jean Tauler, sa vie, ses écrits, sa doctrine , Rev. Thom., 1918,
p.244.
( 32) Cf. NOLTE, Theologische Quartalschrift, 1870, PP. 281 et suiv.
(33) Epistola Joannis Gersonii, cf. Gersonii opera, édit. Dupin, Anvers, 1706, t. I, p. 59.
(34) BOSSUET, op. cit., tr. I, 1. I, n. I.
(35) Gersonii opera, t. I, p. 63-78. Cf. AUGER, De doctrina et meritis Joannis van Ruysbroeck,
Louvain, 1892, p. 121 et suiv.
(36) Koninklijke Vlaamsche Academie voor taal- en letterkunde : De Handschriften van Jan van
Ruusbroec's Werken, door Willem DE VREESE, eerste stuk, 1900 ; tweede stuk, eerste
aflevering, 1902, Gent, A. Siffer.
(37) Cf. D DE VREESE, art. Ruysbroeck dans la Biographie nationale publiée par l'Académie
royale de Belgique.
(38) Maeschappij der Vlaemsche Bibliophilen. Werken van Jan van Ruysbroec, Gent, Annoot-
Braeckman.
(39) Jan van Ruysbroech, Van den VII Trap pen, met Geert Groote's latijnsche vertaling,
Bruxelles, 1911.
(40) Bruxelles, Paul Lacomblez, 1891 et 1908.

Livre des 7 clotures de Ruysbroeck

INTRODUCTION
AU LIVRE DES SEPT CLÔTURES
Le codex D a servi de base à l'édition des Sept clôtures comme à celle du Miroir du salut éternel,
mais David a pu collationner trois autres manuscrits G, F et K . Nous connaissons déjà le premier et
il présente un intérêt spécial pour notre traité, à cause de la note qui se trouve en tête : Ci-commence
le livre du Saint Sacrement ou des Sept clôtures, que frère Jean Ruysbroeck a composé, alors qu'il
était déjà moine, pour une sainte nonne, Dame Marguerite van Meerbeke, chantre du monastère de
Sainte-Claire à Bruxelles
(1) .» Nous verrons que le texte même semble confirmer cette indication.
Le codex F, de la Bibliothèque royale de Belgique, appartient à la seconde moitié du XVe siècle.
Il semble être apparenté au codex A , au moins pour ce qui touche aux quelques indications de dates
qu'il renferme. On pourrait signaler encore deux autres manuscrits où se trouve le livre des Sept
clôtures. L'un, Hh, est conservé à Londres au British Museum et porte la date de 1497, mais il n'est
que la copie d'un manuscrit, aujourd'hui perdu, qui avait été composé en 1363. L'autre, w, écrit entre
1360 et 1385, appartient à la Bibliothèque Mazarine de Paris, où il porte la cote 920. C'est un des
plus précieux que l'on connaisse, et il est regrettable que David ne l'ait pas eu entre les mains.
Dans le livre des Sept clôtures, Ruysbroeck suit l'ordre des occupations diverses qui remplissent
la journée d'une religieuse. Puis, prenant occasion des devoirs qui lui incombent, il lui enseigne la
manière de s'en acquitter saintement et il l'entraîne vers les plus hauts sommets de la vie spirituelle.
Le modèle qui est tout d'abord proposé, c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ, venu pour servir et non
pour être servi. L'humilité et l'abnégation de soi sont, par conséquent, à la base d'une vie qui se
dévoue à imiter son exemple.
La journée commence par l'assistance à la messe, et l'auteur donne ici de précieux enseignements
sur la manière dont on doit prendre part au sacrifice et les dispositions qu'il convient d'apporter pour
recevoir avec fruit le Corps du Seigneur. Il indique un triple procédé par lequel on témoigne qu'on
aime de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit. Mais, au-dessus de cela, il enseigne un
mode d'aimer qui vient de Dieu seul et qui peut être considéré comme « la substance et la racine de
toute vraie sainteté ». Cet amour qui ne peut demeurer inactif s'exerce sous quatre formes, dont les
noms sont empruntés à un passage de saint Paul souhaitant aux Éphésiens « de comprendre, avec
tous les saints, ce que c'est que largeur, longueur, hauteur et profondeur
(2) » La première forme de l'amour correspond à la hauteur : c'est l'exercice de la charité qui élève
jusqu'à Dieu. La seconde est profondeur d'humilité. La troisième répond à la largeur et consiste dans
une charité qui embrasse le ciel et la terre. La quatrième forme, enfin, c'est la longueur ou
longanimité, qui fait attendre avec patience l'éternité. Après s'être laissé entraîner ainsi dans une
longue parenthèse, le maître spirituel revient à son sujet et, prenant la religieuse au sortir de la
messe, il la suit dans les diverses occupations de sa journée. Le service des malades devait y tenir
une large place, car il y a toute une série de recommandations à ce propos. La religieuse apprend
aussi comment elle doit se comporter elle-même dans la maladie et, d'une façon générale, dans ses
rapports avec le prochain en toutes circonstances. Puis ce sont les repas et les règles de sobriété et
de discrétion qu'il y faut tenir. Ruysbroeck en profite pour dénoncer les abus trop fréquents de son
temps dans les monastères relâchés, où abbés et abbesses menaient une vie sans austérité, tandis que
moines et moniales étaient à la portion congrue.
Le chapitre du parloir amène un long développement, qui a valu au traité son titre de Sept
clôtures . Une religieuse, en effet, qui aime son cloître doit n'aller au parloir qu'à contre-cœur et, à
l'exemple de sainte Claire, se créer toute une série de clôtures qui la séparent du monde. Ces Sept
clôtures, dont parle l'auteur, sont comme des murs de séparation qui isolent graduellement la partie
la plus spirituelle de l'âme de tout ce qui est extérieur et l'enferment dans l'unique attention à Dieu.
La première de ces clôtures est matérielle et elle sépare effectivement du monde. Les autres sont
intérieures et spirituelles, et enferment successivement la sensibilité, le cœur, la volonté,
l'intelligence jusqu'à ce que, dans une sixième clôture, il y ait comme une réédition et une création
nouvelle de l'âme à l'image et à la ressemblance de Dieu. Enfin, au centre le plus retiré d'elle-même,
l'âme fait connaissance avec la septième clôture, qui est dite « de simple béatitude » et où l'Esprit de
Dieu agit beaucoup plus que l'esprit de l'homme.
Ceci se passe dans une région supérieure et divine où la vie spirituelle s'exerce selon quatre
manières, dont Ruysbroeck trouve le symbole dans les quatre animaux mystérieux du prophète
Ézéchiel. Puis lorsque les procédés humains demeurent impuissants, le procédé divin les remplace,
et c'est alors une action intime des trois divines personnes sur l'âme, qu'elles purifient et
transforment dans toutes ses puissances. Enfin au-dessus de tous procédés, soit humains soit divins,
il y a la simple béatitude sans modes, qui constitue l'essence de la septième clôture.
L'auteur revient ensuite à quelques détails pratiques concernant l'habit religieux et la pauvreté
qu'il y faut garder. Puis, arrivant au terme de la journée, il parle de l'examen de conscience, qui doit
se faire en trois manières, figurées par trois livres que l'on doit lire avant de se coucher. Le traité
s'achève sur l'invitation à la vigilance, qui caractérise la vierge sage.
*
**
LE LIVRE DES SEPT CLÔTURES

PROLOGUE
Bien-aimée sœur, par-dessus tout
poursuivez Dieu et aimez-le ;
puis prenez la dernière place
afin de gravir les hauteurs.
Vous l'avez promis et juré :
le tenir, c'est être sauvé.
Si vous sentez en vous rébellion,
détestez-la comme une infection.
Haïssez en vous tout désordre
et tant qu'il se peut déracinez :
aimez-vous au service du Seigneur,
Dieu vous enseignera la vérité.
Maintenant je ne vais plus rimer
et j'écrirai sans détour la vérité.

CHAPITRE I.

COMMENT LE CHRIST S'EST FAIT SERVITEUR.

Très chère sœur, souvenez-vous que le Christ, le Fils de Dieu, s'est humilié et anéanti lui-même
et qu'il a pris la forme d'esclave afin de nous servir. Il a été doux, miséricordieux et obéissant envers
son Père céleste jusqu'à la mort, tout cela pour nous. Au milieu de ses disciples, il a voulu paraître
comme un serviteur, disant lui-même « qu'il était venu non pour être servi, mais pour servir (3) . »
C'est pourquoi il a été élevé dans son humanité et Dieu lui a donné un nom au-dessus de tous les
noms, ainsi que parle saint Paul : « Au nom de Jésus tout genou fléchit au ciel, sur la terre et dans
les enfers (4) . »

Ainsi donc si la Sagesse éternelle de Dieu a fait choix de servir des pauvres, des esclaves et des
pécheurs, vous devez volontiers servir et être obéissante envers Dieu et vos supérieurs. N'ayez pas
d'ailleurs grande estime pour votre service, mais appréciez plutôt hautement que Dieu daigne
l'agréer. Car seriez-vous fille de l'empereur de Rome et souveraine du monde entier, si vous quittiez
tout cela pour devenir une pauvre servante et pour servir le Christ dans ses membres, vous auriez de
quoi fort vous réjouir, car ce serait pour vous, à la vérité, grand bien et grand honneur.
La plus grande gloire, en effet, et la plus haute noblesse qu'il y ait au monde, à l'estimer comme
il faut, c'est de servir Dieu. Car servir Dieu sagement c'est posséder un royaume éternel et régner. Et
bien que ce royaume soit maintenant caché en nous, il sera révélé après cette vie, alors que le Christ
dira : « Bon et fidèle serviteur, entre dans la joie de ton Seigneur
(5) . » Aussi tous ceux qui veulent être les maîtres et les maîtresses, ne servir personne, mais être
servis, ceux-là n'appartiennent pas au royaume de Dieu. C'est pourquoi le pape de Rome se nomme
le serviteur des serviteurs de Dieu, et il doit se considérer tel pour le service spirituel et l'utilité de la
sainte chrétienté, s'il veut suivre le Christ et régner avec lui.
Vous savez bien aussi que saint François, votre Père dans la religion, s'est mis à la suite du Christ
et de l'Évangile, en paroles et en œuvres. Il a fait choix de la pauvreté, du mépris et de l'obéissance,
voulant être un serviteur pour tout le monde, autant qu'il le pourrait. Il était parmi ses frères humble
et obéissant, se faisant le dernier de tous ; et c'est la règle et l'exemple qu'il vous a laissés pour
marcher à sa suite. Voilà pourquoi vos supérieurs majeurs sont appelés ministres, c'est-à-dire
serviteurs, parce qu'ils se doivent au service de tout l'ordre, corps et âme, c'est-à-dire en lui
consacrant travail, enseignements, corrections, et sainte vie.
La règle, hélas on l'observe maintenant d'après des gloses, et non d'après le texte comme l'on
faisait au début. La pauvreté s'est changée en magnificence, opulence et bien-être, autant qu'on en
peut avoir. On exalte bien en paroles la pauvreté, mais les actes n'y sont pas conformes. La
pénitence et le travail sont tout alanguis, car les frères se croient faibles et veulent des
adoucissements et une vie facile. La doctrine devient subtilité, questions oiseuses et nouvelles
trouvailles, où l'honneur de Dieu et le fruit pour les âmes ne se rencontrent que peu ou point. La
correction est très adoucie, parce que l'amour et la crainte sommeillent. Aussi reprend-on plus pour
la renommée que pour l'honneur de Dieu ou le salut des âmes.
De la sorte, la sainte vie s'est grandement obscurcie et a disparu de tous les ordres et de tous les
états de religion. Aussi, chère sœur, si vous voulez être une vraie fille de Dieu et être aimée de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, vous devez suivre son exemple et son enseignement, ainsi que ceux
des saints qui ont vécu dans le passé, au commencement de la sainte Église. Ceux-ci fondaient leurs
règles et leurs ordres par leur parole et leurs actes, ayant à l'extérieur et à l'intérieur, devant Dieu et
devant les hommes, conduite exemplaire et sainte vie. C'est par là qu'il vous faut commencer.
CHAPITRE II.

DU PRINCIPE DE TOUTE BONNE VIE.

Le fondement de toute sainteté est la pureté de conscience. C'est pourquoi il vous faut examiner
et considérer votre vie depuis les jours de votre enfance, et si vous découvrez en vous quelque
péché que vous jugiez mortel, vous devez vous en purifier devant votre confesseur et en présence de
la vérité éternelle de Dieu, par la contrition, la confession et la satisfaction. Après cela, ayez sans
hésiter espoir et confiance que, par la libéralité de Dieu, vos péchés vous sont remis. Mais alors
même que Dieu vous a pardonné tenez-vous toujours en face de sa miséricorde et dites-lui
ardemment du fond du cœur : « Seigneur, ayez pitié de moi, pauvre pécheresse (6) . » Élevez vers
lui votre âme par une louange continuelle, et d'accord avec la bonté de Dieu, élargissez vos
affections à l'égard de tous les saints et de tous les hommes, dans un amour éternel.
Humiliez aussi et abaissez votre cœur en grande révérence devant la haute majesté de Dieu et
aux pieds de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Que ce soit là votre pratique habituelle et une bonne
coutume, que vous garderez tous les jours de votre vie.
Puis, chaque matin, lorsque vous vous levez, jetez-vous à genoux et priez humblement le
Seigneur afin qu'en ce jour vous puissiez le servir d'une façon qui lui rende honneur et qui soit
bienheureuse pour vous, en même temps que profitable au repos et à la paix de toute la
communauté. Enfin, si votre office vous en donne le loisir et si vous en avez permission de vos
supérieurs, vous entendrez la messe.
CHAPITRE III.

COMMENT ON DOIT ENTENDRE LA MESSE.


Au commencement de la messe, vous confesserez et déplorerez devant Dieu vos péchés, vos
imperfections et négligences, et vous le prierez de vous être compatissant et miséricordieux. Ensuite
vous lui demanderez de vous montrer et de vous enseigner le chemin de la vérité, de la vertu et de la
justice. Si vous entendez un sermon ou quelque bonne instruction, prêtez-y grande attention, et plus
pour en vivre que pour en retirer du savoir, car celui qui sait beaucoup et n'y conforme pas sa vie
perd son temps.
Et tout d'abord, à la messe, vous vous rappellerez les souffrances et la passion de Notre-
Seigneur. Vous les méditerez avec une amoureuse pitié et vous le remercierez lui-même avec une
humble dévotion de ce qu'il a voulu, pour vous et pour vos péchés, devenir homme, dépenser sa vie,
puis mourir d'une mort ignominieuse et pleine d'amertume. Ce sera votre offrande au Père céleste.
Puis vous vous offrirez vous-même et vous exposerez tous vos besoins ainsi que tous les intérêts de
la sainte chrétienté. C'est ce qu'a fait le Christ en mourant, et il continue de le faire dans la vie
éternelle devant la face de son Père. Tel est l'auguste sacrifice offert par le Christ lui-même et que
tous les prêtres offrent encore à la messe. Car, par la puissance de Dieu, ils consacrent la chair et le
sang du Christ et ils offrent le sacrifice en mémoire de sa passion et de sa mort, ainsi que de l'éternel
amour qu'il nous a montré dans le temps et qui paraîtra dans l'éternité.
Présentez encore à Dieu l'éminente dignité de Marie et de tous les Apôtres, toutes les souffrances
des martyrs, la profession ferme et glorieuse des confesseurs, la chaste pureté des vierges, la
louange des anges et le culte universel de la sainte Église. Puis, avec toutes ces offrandes, avec
toutes vos puissances et tout ce qu'il vous est possible de donner, vous vous présenterez devant Dieu
et vous demeurerez là avec des sentiments d'action de grâces et de louange et avec un amour
affectif. Ainsi entrerez-vous en participation des souffrances et de la mort de Notre-Seigneur, et
vous aurez part à tout le bien qui fut ou sera jamais au ciel et sur la terre ; car c'est de cette façon
que l'on recueille spirituellement dans l'âme tout le fruit du Sacrement.
Puis, en compagnie de vos sœurs, recevez le saint Sacrement avec une dévotion intérieure et un
fervent désir ; non en toute liberté cependant, mais selon les statuts et la coutume de l'ordre. Avant
et après la communion, et autant qu'il est en votre pouvoir, excitez en vous une faim et une soif
spirituelles pour l'éternel aliment, de sorte que toutes vos puissances intérieures et toutes les fibres
de votre cœur le désirent avidement, aspirant avec ardeur à en être rassasiées et refaites. Car Dieu
fait naître cette faim dans nos puissances par sa grâce et par la pratique que nous en faisons ; et en
venant habiter en nous, il rassasie l'essence même de notre âme.
Ayez donc grande faim et soif de Dieu et il vous sera donné de connaître et de posséder le
rassasiement dans votre essence. Car si vous pouvez avec une joyeuse avidité prendre le Christ lui-
même en nourriture, à son tour il vous prendra et consommera en lui selon cette parole : « Celui qui
mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui
(7) » : et cela c'est la vie éternelle. Et il dit encore : « Si vous ne mangez et ne buvez cet aliment
spirituel, vous n'avez pas en vous une vie qui plaise à Dieu (8) .» C'est pourquoi vous devez aimer
avec tant d'ardeur que la charité éternelle de Dieu vous étreigne de ses embrassements : ainsi
deviendrez-vous un seul esprit et un seul amour avec Dieu.
En recevant le Sacrement, ayez un grand amour affectif et une vraie satisfaction ; car c'est la
chair et le sang du Christ, votre nature même, que vous recevez. Ensuite appliquez votre âme
raisonnable à l'amour qui est de justice ; car vous recevez l'âme vivante de NotreSeigneur Jésus-
Christ, avec tous ses mérites et toute sa gloire. Enfin ayez dans votre pensée, c'est-à-dire dans votre
esprit, un amour qui embrase, puisque vous recevez le Christ Dieu et homme qui peut vous
illuminer et transformer dans l'unité divine
(9) . Ainsi aimerez-vous Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de tout votre esprit. Et c'est
là le premier et le plus haut commandement de Dieu, le commencement et la fin de toute sainteté.
Mais si vous voulez pratiquer et réaliser au plus haut degré l'amour et la sainteté, vous devez
dépouiller votre puissance intellectuelle de toute image, et par la foi l'élever au-dessus de la raison.
C'est là que brille le rayon du soleil éternel, qui vous éclairera et vous enseignera toute vérité. Puis
la vérité vous affranchira et établira votre regard purifié au-dessus de toute image. Heureux les yeux
qui voient cela ; car cette vue entraîne toujours après elle la puissance aimante avec un amour
dépouillé ! En même temps coulent inépuisables les torrents des grâces divines et ils emportent
l'âme jusqu'à la source vivante, qui est le Saint-Esprit. De là jaillissent les flots des délices
éternelles, qui enivrent l'âme et l'élèvent au-dessus de la raison pour se perdre dans le désert de la
béatitude sans fin. Telle est la substance et la racine de la vraie sainteté, qui donne toujours
naissance à l'exercice intime des vertus, car l'amour ne peut demeurer oisif. Or, cet exercice intime
se fait selon quatre modes que je vais vous indiquer.
CHAPITRE IV.

DES QUATRE MODES DE L'EXERCICE INTIME.


Le premier mode nous fait monter vers Dieu par une charité intime et un amour éternel,
accompagnés d'actions de grâces, de louanges, de prières dévotes et de supplications affectueuses et
toutes confiantes. En même temps l'esprit demeure impuissant, ainsi que tout effort de notre part, en
face de l'amour de Dieu et de sa bonté éternelle. Tel est le premier mode de notre exercice intérieur
ou l'ascension de notre vie en Dieu.
Le second mode nous fait descendre par un humble mépris de nous-mêmes. Dès lors personne ne
peut plus ni nous élever par ses louanges, assurés que nous sommes que Dieu est en nous l'auteur de
toutes nos bonnes œuvres, ni nous humilier et nous affliger de son mépris, puisque nul autre que
Dieu ne jugera nos péchés. Or, c'est parce que nous sommes pécheurs et infirmes en toutes vertus
que nous devons nous faire petits et nous abaisser devant Dieu, devant nos supérieurs, nos égaux et
nos inférieurs. Nous n'oserons nous comparer à personne, mais nous n'aurons que mépris pour nous-
mêmes, nous considérant comme les plus indignes parmi les hommes. Puis nous devons laisser les
créatures et les démons eux-mêmes nous flageller et nous tourmenter, autant que Dieu le voudra
permettre, afin que soit vengé en nous le péché, que Dieu ait l'honneur et nous la confusion. C'est là
le second mode, qui consiste dans l'abaissement de notre propre vie, dans le mépris et
l'anéantissement de nous-mêmes au plus profond de l'humilité.
Le troisième mode nous mène au dehors, en nous faisant pratiquer intérieurement une charité
très large, qui consiste à honorer tous les saints et à nous réjouir de leurs mérites et de leur
récompense, à désirer aussi leur aide et leur prière, de façon à devenir dignes de partager ces
mérites et la louange éternelle de Dieu. Nous serons encore unis à tous les hommes de bien par le
moyen des vertus et de l'amour mutuel, afin que tous ensemble nous puissions vaincre nos ennemis,
remporter la victoire et obtenir le triomphe final. Nous prierons aussi pour nous-mêmes et pour tous
les pécheurs, souhaitant que Dieu nous fasse miséricorde et nous retire de nos péchés, pour nous
mettre au nombre des élus, C'est le troisième mode de vie intime, par lequel nous sortons de nous-
mêmes pour aller vers notre prochain avec cet amour très large qui a rempli le ciel et la terre de
l'abondance des grâces et des vertus.
Le quatrième mode de vie intime établit notre raison entre le temps et l'éternité. Si elle regarde
en bas, elle nous montre ce monde comme un lieu d'exil, où nous sommes retenus prisonniers ; en
regardant en haut, elle nous fait voir le royaume des cieux, auquel nous sommes appelés et élus.
Aussi longtemps que notre raison demeure suspendue ainsi entre les deux, nous sommes dans la
peine ; car nous apercevons au-dessus de nous la gloire de Dieu et toutes choses en paix, sans
pouvoir y parvenir ; tandis qu'en dessous de nous, nous voyons l'instabilité, le péché, le dommage,
la honte et toutes choses en confusion, et pourtant il nous faut demeurer là. Aussi le monde nous
devient-il une croix et une cause de tristesse qui nous fait pleurer, nous lamenter et gémir aussi
longtemps que nous vivons dans cet exil, disant avec le prophète : « Hélas ! notre habitation ici-bas
s'est prolongée
(10) . Quand viendrons-nous et apparaîtrons-nous devant la face du Seigneur (11) ? »
De là naît, par le don de Dieu, dans le cœur aimant, la plus haute vertu que je connaisse, cette
longanimité patiente qui nous fait dire : « Seigneur, votre volonté, non la mienne doit se faire ; votre
honneur et votre louange, non ma commodité ni mon agrément. Seigneur, je me donne et me livre à
vous pour le temps et pour l'éternité. »
Tel est, dans l'exercice intime, ce qu'on peut appeler la longueur, qui fait attendre patiemment
toutes choses.

Si vous êtes en possession de ces quatre modes, avec le fondement substantiel où ils prennent
racine, vous pouvez alors contempler, au-dessus de la raison, dans un état de vide et de
dépouillement, tandis que par la raison vous considérerez toutes les vertus à l'état distinct.
Cette pratique ressemble à un denier d'or fin, avec lequel on achète la vie éternelle
(12) , Mais il faut que chacun éprouve et examine son denier, pour voir s'il est d'or fin, de juste
poids et bien frappé des deux côtés. Sachez donc que, si nous aimons Dieu pour lui-même et non
pour autre chose, nous avons un denier d'or fin, Ensuite, si nous aimons tout le reste pour Dieu, y
prenant intérêt et en usant de façon à ce que l'amour de Dieu l'emporte sur toute chose, alors notre
denier est exact et du poids voulu. Puis, lorsqu'à la suite du Christ nous portons notre croix,
affligeant et mortifiant notre nature par la résistance que nous lui opposons et les pénitences que
nous lui faisons subir ; lorsque nous obéissons à nos supérieurs et à la règle, aux commandements et
à notre raison, imitant la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est alors que le Christ vit en nous et
nous en lui. Et ainsi la face de notre denier qui porte la croix reçoit son ornement, sa marque et sa
frappe exacte, qu'il nous faut sans cesse embellir davantage par nos vertus, en imitant la vie du
Christ.
Quant à la face nue de notre denier, c'est l'essence de notre âme, où Dieu a imprimé son image.
Et lorsque, par la foi, l'espérance et la charité, nous rentrons en nousmêmes, pour y aimer et
posséder Dieu, nous recevons ainsi son image d'une manière surnaturelle sur la face nue de notre
denier. Car cette face de notre denier, qui est notre vie recueillie en elle-même, est frappée et ornée
de l'image de la sainte Trinité, qui est Dieu même : c'est la vie de Dieu en nous et de nous en lui.
Ainsi donc la face nue de notre denier reçoit comme ornement l'inhabitation même de Dieu, et la
face qui porte la croix est ornée de nos vertus, ainsi que de la vie et des mérites de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. Et voilà denier d'or qui a valeur de vie éternelle, car il est lui-même la vie éternelle.
C'est pourquoi chacun doit se tenir en garde ; car celui qui, au jugement de Dieu, présente un
denier faux et sans le poids voulu, est condamné au feu éternel. Si donc votre denier est maintenant
de mauvais aloi, non exact et faux dans sa frappe, priez et suppliez le Saint-Esprit qu'il vous donne
de l'or pur, afin qu'avec son secours vous puissiez fondre et frapper un denier qui ait assez de
finesse pour plaire à Dieu.
De cela je ne veux plus parler. Mais je dois instruire ma sœur de la façon dont elle doit accomplir
son service avec humilité et pureté, afin d'être fille de Dieu et de recevoir la couronne de la virginité
avec la récompense au centuple.
CHAPITRE V.

DE L'OBÉISSANCE ET DE L'HUMILITÉ.

Voici ce que dit le prophète David : « Ma fille, écoutez et voyez, inclinez votre oreille, oubliez
votre peuple et la maison de votre père, parce que le roi a convoité votre beauté (13) . » C'est
pourquoi je vous prie, chère sœur, écoutez Dieu et votre supérieure, voyez et considérez ce qu'ils
vous commandent, et inclinez votre oreille à toute obédience, et le roi, qui est le Christ, convoitera
votre beauté.
Le matin, quand vous avez entendu la messe, allez à votre travail. Et si vous êtes tellement
occupée que vous ne puissiez ni entendre la messe, ni recevoir le Sacrement, n'en soyez pas
mécontente ; car « Dieu aime mieux l'obéissance que les sacrifices
(14) », et le fruit du renoncement est toujours meilleur et plus précieux que celui de la volonté
propre. C'est pourquoi prenez toujours le service le plus humble et le plus méprisé, soit à la cuisine,
soit à l'infirmerie. Ne donnez d'ordre ni de commandement à personne, à moins que vous n'en soyez
chargée ; mais faites toujours vous-même volontiers ce qui est en votre pouvoir. Si l'on vous
commande le service le plus humble, soyez-en joyeuse, et remerciez Dieu d'être trouvée bonne pour
cela. Si l'on vous charge de ceux qui sont malades ou infirmes, servez-les joyeusement, avec
douceur et humilité, et sans murmure. Se montrent-ils difficiles et impatients, songez que vous
servez le Christ et montrez un visage si doux et si aimable qu'ils aient honte d'eux-mêmes devant
Dieu et devant vous. Plus ils sont pauvres et malades, et moins ils ont d'amis, plus aussi vous aurez
d'empressement à les servir. Et ne regardez pas seulement la personne que vous servez, mais bien
plutôt Dieu, pour qui vous la servez. Gardez-vous avec grand soin de contrister les malades, de les
affliger par vos paroles, vos actes ou votre attitude ; mais si vous les voyez tristes ou impatients,
vous devez les consoler en leur rappelant les souffrances de Notre-Seigneur et des saints, et la joie
avec laquelle ils les ont supportées, méritant ainsi de posséder maintenant la gloire et la béatitude
éternelle. Lorsque les malades désirent quelque soulagement, il faut leur venir en aide aussitôt qu'on
le peut. Mais lorsqu'ils demandent ce qui ne leur est ni bon ni utile, mais les rendrait plus malades,
comme vous pouvez le craindre, faites comme si vous n'aviez pas compris ou entendu. Insistent-ils,
vous leur direz que cela leur ferait du mal. Mais s'ils ne veulent pas se rendre, alors vous
demanderez l'avis de votre supérieure ou des personnes plus expérimentées que vous.
Tout ce que vous préparez aux malades en fait d'aliments ou de breuvages, faites-le aussi
proprement et d'une manière aussi agréable que possible, afin que cela leur plaise et que vous ayez
la paix de part et d'autre. Vous leur ferez leur lit et les soulagerez autant que vous pourrez, selon
qu'ils sont plus délicats ou qu'ils ont plus besoin. Vous demeurerez auprès d'eux et les veillerez, s'il
est nécessaire. Soyez à leur égard si pleine de joie et de bonne humeur, si gaie dans vos propos que
chaque malade vous désire. Dites-leur aussi de bonnes paroles et présentez-leur les bons exemples
de Notre-Seigneur et de ses saints, s'ils veulent les entendre, afin que tous ceux qui sont en rapport
avec vous aient la nourriture spirituelle de l'âme.
CHAPITRE VI.

COMMENT LES MALADES DOIVENT SE COMPORTER.

Lorsque vous serez malade à votre tour, regardez-vous comme un pauvre pèlerin qui est hébergé
dans une maison étrangère et qui voudrait bien être dans sa patrie éternelle. Soyez patiente, joyeuse
et endurante en toutes choses, reconnaissante envers Dieu de ses dons. N'ayez de préférence ni de
désir que pour ce qu'il plaira à Dieu de vous donner. Il ne faut pas d'ailleurs être trop préoccupé ni
soucieux de soi-même, mais se contenter de tout, s'abandonner à Dieu et ne se plaindre ni de la
maladie, ni de la fatigue, ni de l'oubli des hommes. Quand bien même personne ne viendrait vous
visiter, ne murmurez pas pour cela et ne jugez point ; mais prenez de la main de Dieu tout ce qu'il
veut vous imposer.
Mangez et buvez ce qu'on vous donne, comme un pauvre, si toutefois vous le pouvez. Est-ce
trop salé, ou brûlé, ou de mauvais goût, songez que Notre-Seigneur avait pour aliment et pour
breuvage, au milieu de ses plus grandes souffrances, du fiel et du vinaigre : et il se taisait et ne se
plaignait pas. Soyez donc, de même, satisfaite de tout, à cause de lui. Si vous désirez quelque chose
qui vous semble utile, vous pouvez le dire à ceux qui sont près de vous. Lorsqu'on vous le donne,
remerciez-en Dieu, mais si on vous le refuse, demeurez patiente et privez-vous volontiers pour
l'amour de celui qui sera votre récompense. Gouvernez vos désirs et ne réclamez pas tout ce qui
vous vient en tête et vous fait envie, car c'est ainsi qu'ont coutume d'agir les gens riches et délicats ;
mais chez les pauvres, c'est fort déplacé, et ceux qui sont près d'eux s'en plaignent et l'entendent
avec peine. Si l'on vous oublie et que l'on ne vienne pas à vous quand vous pensez en avoir besoin,
demeurez cependant patiente et toute paisible ; car alors le Christ est près de vous avec les anges et
les saints. Soyez toujours joyeuse, sans plainte ni murmure. Ayez Dieu dans le cœur et de bonnes
paroles sur les lèvres : ainsi vous croîtrez toujours en vertus et tous ceux qui vous approcheront s'en
retourneront meilleurs.
CHAPITRE VII.

DE LA CONDUITE ENVERS LE PROCHAIN.

Puis quand vous vous lèverez et serez guérie, retournez humblement à votre service, sans faire
de choix ; allez où l'on vous place, que ce soit au lavoir, auprès des malades ou à la cuisine.
Choisissez toujours le labeur le plus bas, et si on vous le donne, réjouissez-vous-en et prenez-le
volontiers. Si l'on vous fait monter, regrettez-le et n'acceptez qu'à contre-cœur de la sorte, vous
croîtrez en vertus.
Soyez simple, prudente et fidèle dans votre service. Ne commettez ni mensonges, ni
imprécations, ni calomnies, car ceux qui le font volontairement et avec advertance condamnent eux-
mêmes leur âme. Soyez pacifique et aimable pour vos sœurs, non pas obstinée, mais facile à vous
entendre avec elles pour tout ce qui est bien. N'ayez d'injures ni de mépris pour personne ; gardez-
vous de causer de la tristesse et de la peine à quiconque ; veillez enfin à ne confondre ni dédaigner,
à ne juger ni calomnier qui que ce soit. Aimez tout le monde pour Dieu ; n'enviez ni ne trompez
personne, en paroles ou en actions. N'ayez ni rancune ni désirs de vengeance ; soyez douce et
bonne, ne vous querellant pour aucune cause, au contraire toujours prête à céder. Il vaut bien mieux,
en effet, se maintenir dans la vertu que de céder à l'orgueil, à la discorde et à la volonté propre.
Gardez-vous bien de toute feinte qui vous donnerait apparence de sainteté ; soyez, au contraire,
toujours vraie dans vos paroles et dans vos actions, détestant tout ce qui est vicieux en vous et
demeurant attentive à vous corriger autant que possible. Veillez aussi à instruire ceux avec qui vous
vivez par vos paroles et plus encore par vos bonnes œuvres. S'il arrive que quelqu'un agisse ou parle
mal contre vous, pardonnez-le-lui aussitôt dans votre cœur, alors même qu'il ne désire ni ne
demande son pardon, et montrez-lui si bon et si joyeux visage qu'il en ait à rougir devant Dieu et
devant vous et soit apaisé dans son cœur. Vous arrive-t-il de causer du tort à quelqu'un ou d'en dire
du mal, priez-le aussitôt de vous le pardonner, et tombez à ses pieds, si vous pouvez ainsi l'adoucir
et gagner son amitié. Soyez enfin toujours gracieuse, joyeuse et complaisante pour ceux avec qui
vous vivez, fuyant les singularités et demeurant comme tout le monde, prête à faire ce que l'on vous
demande.
Ce sont toutes ces choses que vous venez d'entendre que Dieu désire de vous.
CHAPITRE VIII.

DE LA MANIÈRE D'ÉVITER LA GOURMANDISE


ET D'UNE AUTRE QUESTION.

Lorsque vous allez au réfectoire avec vos sœurs, dites votre Benedicite selon votre coutume ;
puis gardez-vous de manger à l'excès, alors même que vous ressentiriez une grande faim et un grand
désir de boire et de manger ; car la gourmandise est la racine et la source de tous les péchés. C'est
d'elle que naissent la paresse et le penchant impur, d'elle aussi parfois que viennent les actions
coupables et, à leur suite, un grand nombre d'autres vices.
Adam, notre premier père, ne souffrait pas de la faim, cependant il fut tenté de gourmandise et il
transgressa le commandement du Seigneur, tombant ainsi en péché mortel et nous entraînant tous
avec lui. Au contraire, le Christ, Fils de Dieu» eut faim et il fut aussi tenté, mais il remporta la
victoire sur l'ennemi, en disant pour notre enseignement : « L'homme ne vit pas seulement de pain,
mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu
(15) . »
Vous savez bien que l'homme est composé de deux éléments, l'un spirituel et l'autre corporel,
c'est-à-dire d'une âme et d'un corps. La nourriture corporelle est pour le corps et la nourriture
spirituelle pour l'âme. La faim qu'éprouve le corps est quelque chose qui passe, et l'aliment qui
l'apaise est imparfait, car cette vie est périssable. Mais la faim spirituelle, c'est la charité, l'amour de
Dieu ; son aliment, c'est la vie, et cette vie consiste dans l'union à Dieu qui donne félicité et gloire.
L'aliment corporel est préparé par nous-mêmes ou par d'autres ; mais l'aliment spirituel, c'est
Dieu qui nous l'a préparé lui-même dès l'éternité. La faim spirituelle trouve toujours un aliment
éternel qui lui est préparé, tandis que le corps peut souffrir de la faim et n'avoir souvent que
pauvreté et grande disette. Ainsi donc celui qui a faim et soif selon l'esprit reçoit toujours de Dieu sa
nourriture et il vit en grâce devant Dieu. Mais celui qui a seulement faim dans son corps est mort
devant Dieu, car sa vie n'est pas différente de celle de la bête. Aussi, chaque fois que vous prenez ce
qui est nécessaire à votre corps, élevez votre cœur vers Dieu et asseyez-vous à table avec le Christ,
les anges et les saints, en compagnie de vos sœurs, prenant comme de la main de Dieu ce que l'on
vous sert ; de cette façon vous serez nourrie, selon l'homme intérieur, d'un aliment éternel qui
entretiendra en vous la vie de Dieu.
Mourez au monde et vivez à Dieu, cherchez et goûtez les choses d'en-haut : c'est l'aliment éternel
que le Christ nous a préparé. N'ayez point de souci pour vous-même, et prenez ce qui est nécessaire
à votre corps, selon qu'il a été pourvu par Dieu. Ne recherchez ni goût, ni plaisir, ni commodité ;
mais contentez-vous d'aliments grossiers et de ce que les autres laissent, si toutefois vous pouvez le
supporter. Avec discrétion et sagesse, mesurez selon votre santé et votre tempérament ce qui vous
est nécessaire, et au contraire ce dont vous pouvez vous passer. Car si vous donnez à votre corps
trop au delà de ses besoins, vous fortifiez votre ennemi, et si vous lui donnez trop peu, vous faites
périr le serviteur qui devait vous aider à servir Dieu.
Voyez les anciens Pères qui vivaient autrefois dans le désert leur pain était pesé et leur eau
mesurée, tant ils estimaient l'abstinence et la privation et aimaient à se contenter de peu. Cependant
ils se montraient larges et généreux envers ceux qui les approchaient et envers tous les hôtes qui
venaient à eux.
C'est ce qu'on rencontre aussi chez les fondateurs d'ordres qui ont composé des règles et y ont
conformé leur propre vie, comme saint Augustin, saint François, saint Benoît. Ils étaient durs et
austères pour eux-mêmes, sobres et mesurés, ne prenant que le plus strict nécessaire. Mais ils
étaient pour leurs frères et pour ceux qui les approchaient bons et compatissants, largement attentifs
à tous leurs besoins.
Ces exemples et ces maximes se trouvent bien encore dans les livres, mais on ne les rencontre
plus guère dans les cœurs ni dans la pratique ; car les abbés et les abbesses, ainsi que les prélats de
la sainte Église, à quelque état de religion qu'ils appartiennent, vivent pour la plupart, semble-t-il,
dans le faste et la recherche du bien-être corporel, avec grand train de maison et des dépenses
énormes comme s'ils appartenaient au monde. Il existe dans toutes les religions et presque dans tous
les cloîtres des riches et des pauvres comme dans le monde.
Les prélats, les moines et les nonnes, les sœurs et les frères et tous ceux qui dans la religion
possèdent des biens, s'enferment chez eux, et y mangent et boivent à leur gré. On doit leur
demander le soir ce qu'ils veulent pour le lendemain et comment il faut l'apprêter. Je ne parle pas
d'ailleurs de ceux qui sont malades, infirmes et âgés, ou de santé si délicate qu'ils ne peuvent
supporter les aliments grossiers ; mais j'ai en vue tous ceux qui vivent selon la chair, qui se
recherchent eux-mêmes et leur propre bien-être d'une façon désordonnée ; tous durs et sans
miséricorde, avares et peu prodigues d'eux-mêmes aussi bien de ce qu'ils ont ou peuvent acquérir.
Ils ressemblent vraiment au riche dont parle Notre-Seigneur dans l'Évangile de saint Luc
(16) , qui était vêtu de pourpre et de lin, qui mangeait et buvait chaque jour splendidement, mais ne
donnait rien à personne, pas même au pauvre Lazare qui gisait devant sa porte.
Voyez de même ce pauvre convent assis au réfectoire devant les portes du riche ; on ne lui
donnera rien de plus que son dû. Ses plaintes s'élèveraient-elles jusqu'au ciel, qu'on ne lui octroierait
ni un œuf, ni une moitié de hareng en plus de la pitance ordinaire. Cependant ces pauvres gens
doivent jeûner au temps voulu et supporter le fardeau du chant et des lectures de nuit et de jour.
Mais s'ils sont obéissants et patients, et s'ils persévèrent dans leur ordre et sous leur règle jusqu'à la
mort, ils seront portés par les anges avec Lazare dans le sein d'Abraham. Quant aux riches avares,
qui s'approprient le bien commun et en profitent pour vivre selon leur goût et leurs désirs sensuels,
ils seront ensevelis avec le riche dans le fond de l'enfer, et au milieu des flammes ils prieront qu'on
humecte leur langue d'une goutte d'eau, mais jamais ils ne pourront l'obtenir. Vous devez donc vous-
même être sobre, mesurée, aimer la tempérance, demeurer silencieuse et satisfaite de ce que vous
avez à manger ou à boire. Puis élevez vers Dieu votre cœur, tandis que vous prenez votre repas.
Après quoi, vous direz vos grâces avec vos sœurs, selon l'usage, et vous remercierez et louerez
Dieu pour tous ses biens. Vous prierez aussi pour ceux par qui ils vous viennent et vous demanderez
enfin à Dieu de vous pardonner s'il vous est arrivé de manquer de discrétion en prenant trop ou trop
peu, et de vous faire miséricorde.
CHAPITRE IX.

COMMENT ON DOIT SE PRÉSENTER AU PARLOIR.

Lorsque vous êtes demandée ou appelée à la grille, si vous y allez volontiers et avec un cœur
joyeux, vous devez vous en attrister, car c'est preuve que vous vivez plus selon la chair que selon
l'esprit, plus pour le monde que pour Dieu, et que vous manquez encore du premier élément qui
constitue votre clôture.
N'allez pas à la grille trop bien parée dans votre habit, ni cependant trop négligée, mais gardez
un juste milieu. Lorsque vous vous présentez, gardez les yeux baissés et ne fixez personne en face.
Ne vous laissez non plus fixer par personne, s'il vous est possible de l'éviter, et fuyez surtout les
regards des hommes. Saluez simplement ceux qui viennent à vous, en peu de paroles. Puis, s'ils sont
gens d'Église, priez-les de vous dire quelque chose de bon et qui vous puisse profiter, et de vous
enseigner à demeurer fidèle à vos vœux et à votre clôture jusqu'à la fin de votre vie. S'ils sont du
siècle, prenez bien garde à vos paroles, de peur qu'ils n'y trouvent à reprendre et ne se scandalisent,
et soyez à telle distance de la grille que ceux qui viennent vous voir puissent entendre vos paroles et
vous les leurs. Ne posez aucune question ni sur vos proches, ni sur vos amis, ni sur rien qui touche
au monde. Si l'on vous demande quelque chose que vous sachiez, répondez brièvement et aussi
clairement que possible. Mais si vous l'ignorez, ne rougissez pas de l'avouer.
Désire-t-on entendre de vous quelque bonne parole, alors blâmez ouvertement le péché du mieux
que vous pourrez et louez la vertu et la justice. Parlez de la crainte de l'enfer, mais aussi de la
confiance en la miséricorde de Dieu. Montrez tout ce qu'il y a d'affreux et d'horrible dans les
démons et les peines de l'enfer, et, d'autre part, ce que sont la gloire et le bonheur des anges et des
saints avec Dieu dans la félicité éternelle. Ainsi devez-vous parler, en joignant à vos paroles des
exemples appropriés, et de cette façon on sera corrigé, enseigné, mis en crainte et consolé selon le
besoin de chacun.
Ne demandez ni ne sollicitez rien de personne ; de même ne donnez ni ne prenez rien sans la
permission de votre supérieure. Enfin, quittez le plus tôt que vous pourrez le souci de tous hommes,
de toutes paroles et de tout rapport avec eux, puis retournez à votre solitude avec Dieu. Car si vous
allez avec plaisir au parloir et si vous préférez vous répandre à l'extérieur que de vivre à l'intérieur,
si vous aimez à dire et à entendre des choses vaines et les nouvelles qui viennent du monde, il vous
est alors impossible d'être éclairée intérieurement, mais les ténèbres et la pesanteur vous envahiront
chaque jour davantage. Et quand même vous eussiez goûté par grâce intime ou, comme fruit de
vertu, quelque don excellent de Dieu, cela même vous le perdrez. Vous serez intérieurement toute
dénuée et stérile en vertus, instable et partagée de cœur. Vous serez sans goût et sans consolation
divine, sans application et sans dévotion dans vos prières, remplie d'imaginations et toute pleine dé
pensées extravagantes, enfin toute chargée de défauts sans nombre.
Aussi ai-je remarqué chez sainte Claire, la première de votre ordre, qu'elle était cloîtrée en sept
clôtures. Elle devint ainsi toute claire et brillante et ornée de toutes les vertus ; elle mena une vie
sainte et bienheureuse, jusqu'à ce qu'elle parvint à la gloire de Dieu. Considérez maintenant avec
soin ces clôtures : je vous les nommerai et vous les enseignerai si vous voulez y entrer vous-même.
Or, nul autre que le Saint-Esprit ne peut donner accès aux sept clôtures et nul n'y entre s'il n'aime
Dieu.
CHAPITRE X.
DE LA PREMIÈRE CLÔTURE.

Dans la première clôture on se cloître corporellement, sous l'action de la grâce de Dieu, en toute
liberté de volonté. C'est ce que vous faites lorsque, par amour, vous vous proposez et promettez à
Dieu de demeurer, aussi longtemps que vous vivrez, au lieu où vous êtes, vouée d'une façon
immuable au service de Notre-Seigneur.
Telle est la première clôture où l'on s'enferme réellement, sous l'action de la grâce et celle de
l'amour, avec une volonté libre ; car l'amour choisi librement, c'est la vraie clôture où l'on se cloître
de corps.
CHAPITRE XI.

DE LA SECONDE CLÔTURE.

Vient ensuite la seconde clôture. Elle consiste à faire rentrer ce qui chez vous est extérieur et
sensible en la clôture de l'homme intérieur et raisonnable, de sorte que la partie sensible soit
toujours soumise à la raison, tout comme une servante à sa maîtresse. La raison sera ainsi votre
cloître et votre cellule ; vous y habiterez et vous l'établirez solidement en l'ornant de charité, de
saintes pratiques et de toutes les vertus, selon le corps et selon l'esprit.
Cette cellule a cinq portes, qui sont les cinq sens, dont Dieu a confié la garde et la défense à la
raison contre toutes sortes d'ennemis. Et bien que les cinq sens appartiennent à l'homme extérieur
par droit de nature, il est cependant incapable de les gouverner ; car il est lui-même fou et insensé,
et d'entente avec ses sens. C'est pourquoi il doit, avec tout ce qui lui appartient, servir l'homme
intérieur. Car dès qu'il sort par une des cinq portes sans la permission et le contrôle de la raison, il
pèche toujours s'il suit la satisfaction et l'attrait de sa nature. La raison doit donc le faire rentrer, le
reprendre et le châtier, le fustiger et le discipliner, selon la grandeur de son méfait ; car s'il
demeurait au dehors assez longtemps pour être pris par l'affection ou la satisfaction, il entraînerait
après lui l'homme intérieur dans la même captivité. Et ainsi ils apostasieraient tous les deux et
perdraient toute sagesse, abandonnant leur cloître et leur cellule aux mains des ennemis qui y
entreraient et posséderaient la place. C'est ainsi que Dieu est expulsé du royaume de l'âme avec
toutes les vertus.
Gardez donc votre clôture et pratiquez la vertu, et demeurez volontiers à l'intérieur : ainsi
pourrez-vous vaincre tout ce qui vous menace.
CHAPITRE XII.

DE LA TROISIÈME CLÔTURE.

Il y a une troisième clôture qui est toujours ouverte et prête à accueillir tous ceux qui le veulent :
cette clôture n'est autre que la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais on n'y peut
entrer et demeurer que par un entier retour d'amour : et c'est pourquoi nous devons rompre tout lien
et briser toute entrave, nous élever au-dessus de toutes choses et rejeter tout souci, toute inquiétude
et préoccupation de cœur, ainsi que tout amour non réglé. C'est ainsi que nous dépouillons et
déposons le vieil homme avec ses œuvres et revêtons le nouveau, qui est Jésus-Christ. À son tour, il
nous revêt de lui-même et de sa vie, de sa grâce et de son amour : et possédant ainsi son vêtement
de joie et d'amour, nous vivons en lui et lui en nous.
C'est la troisième clôture, qui donne à notre puissance affective son plus haut ornement. Le
commandement de Notre-Seigneur est, en effet, que nous aimions de tout notre cœur, de toute notre
âme et de toute notre puissance affective. Or, lorsque le bien-aimé est uni à son bien-aimé dans une
clôture d'amour, c'est là un amour achevé.
CHAPITRE XIII.

DE LA QUATRIÈME CLÔTURE.

L'amour affectif, pratiqué pour Dieu, nous donne accès à la quatrième clôture, où nous remettons
par amour notre volonté et tout ce qui nous est propre à la libre volonté de Dieu, de telle sorte que
nous ne puissions ni ne désirions vouloir autrement que Dieu ne veut.
De cette façon, notre volonté est librement prise et cloîtrée par amour dans la volonté de Dieu,
sans retour. Et ainsi faisons-nous profession à Dieu dans l'ordre de la vraie sainteté, quelque habit
que nous portions ou dans quelque état que nous soyons. Mais, aussi longtemps que nous préférons
une certitude à la confiance qui se repose sur Dieu et que notre volonté n'est pas unie à la sienne,
soit pour vouloir ou ne pas vouloir ; aussi longtemps que nous souhaitons qu'il suive notre volonté
plutôt que nous la sienne, nous ne pouvons faire entièrement profession en amour, mais nous
devons demeurer novices. Car le feu de l'amour de Dieu n'a pas encore brûlé ni consumé l'alliage
qui se mêle à l'or, c'est-à-dire toute recherche d'amour-propre qui fait que nous nous cherchons et
poursuivons nous-mêmes.
Lors donc que l'amour en nous devient assez fort et assez ardent pour consumer tout plaisir ou
déplaisir, toute crainte de perte personnelle et tout espoir de gain propre, toute recherche enfin et
poursuite de nous-mêmes ; alors aussi notre amour est pur, chaste et parfait, et il ressemble à un
anneau d'or qui serait plus ample que le ciel, la terre et toutes choses. Voilà le vrai cellier où l'amour
introduit ses élus, comme nous l'apprenons dans son livre
(17) ; la charité y est ordonnée, ainsi que toute vertu.
Là aussi se trouvent la racine, la vie, la croissance, l'aliment et la conservation des différentes
vertus, la règle des mœurs et toutes les bonnes œuvres.
Cependant, il est un cellier plus intime où l'amour demeure avec son bien-aimé, par-dessus la
raison, les modes et la pratique des vertus. Il ne s'y occupe qu'à aimer et il se suffit à lui-même selon
tous ses désirs ; car il ne cherche et ne désire rien en dehors de lui-même. En s'élevant vers Dieu, il
s'enivre et se dépouille de modes et de manières. C'est pourquoi il nous fait nous perdre audessus de
la raison, dans une absence de procédés et un non-savoir sans fond. Là nous demeurons captifs sans
retour.
CHAPITRE XIV.

DE LA CINQUIÈME CLÔTURE.

Telle est notre cinquième clôture, où notre intelligence nue est élevée et établie, tandis qu'elle
regarde fixement et contemple avec une vue simple dans la lumière divine. Tous ceux que l'amour
conduit là, ce sont les élus de Dieu ; car ils y trouvent une vie contemplative élevée à un amour
éternel. La vie raisonnable qu'ils portent en eux est remplie de grâce, de charité et de saintes
pratiques. Enfin, dans la partie inférieure d'eux-mêmes ils ont une vie sensible pleinement soumise
aux commandements de Dieu, avec des mœurs honnêtes et la pratique des bonnes œuvres
extérieures, aux yeux de tous.
Lorsque ces trois vies sont possédées et pratiquées comme une seule vie, chacune dans sa sphère,
l'homme devient parfait ; car au-dessus de lui-même, il est uni à Dieu d'amour pur dans la lumière
divine ; en lui-même, il possède la ressemblance avec Dieu, par la grâce et l'ensemble ordonné des
vertus ; enfin, dans la partie inférieure, il reçoit la ressemblance avec l'humanité de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, par la pénitence et le mépris de la chair et du sang ainsi que de toute tendance
désordonnée de sa propre nature.
Mais aujourd'hui on rencontre d'autres hommes
(18) qui s'imaginent être parfaits et qui, cependant, diffèrent en tout des précédents. Ce sont ceux
qui, au moyen d'une sorte de vide, de dépouillement intérieur et d'affranchissement d'images,
croient avoir découvert une manière d'être sans mode et s'y sont fixés sans l'amour de Dieu. Aussi
pensent-ils être eux-mêmes Dieu ; car ils se trouvent sans amour, sans forme, sans images, sans
connaissance et étrangers à toute vertu. Quant aux sacrements et aux pratiques de la sainte Église,
les jeûnes, les veilles, les prières, les chants et les lectures, comme aussi les ordres religieux et leurs
règles, les saintes Écritures et tout ce que les saints ont pratiqué depuis le commencement du
monde, tout cela ils l'estiment comme peu de chose et de nulle valeur ; car ils sont élevés à un état
de non-savoir et d'absence de modes auquel ils s'attachent : et ils prennent cet être sans modes pour
Dieu. Et comme ils n'aiment pas Dieu et possèdent le repos dans l'être sans modes, ils se figurent
que dans l'éternité disparaîtra toute hiérarchie de vie et de récompense, et toute distinction, et qu'il
n'y demeurera rien autre qu'un seul être essentiel éternel, sans distinction personnelle entre Dieu et
les créatures.
Et c'est bien là l'impiété la plus insensée et la plus perverse qui fut jamais parmi les païens, les juifs
ou les chrétiens.
C'est pourquoi je désire que vous demeuriez toujours élevée à votre cinquième clôture, y
contemplant, aimant, regardant, poursuivant votre Dieu, de sorte que votre esprit s'anéantisse et
vienne défaillir dans l'amour, pour devenir lui-même amour dans l'amour, un esprit et une vie avec
Dieu. Et c'est là votre sixième clôture.
CHAPITRE XV.

DE LA SIXIÈME CLÔTURE.

En effet, de même que l'homme a été créé le sixième jour dans sa nature, à l'image et à la
ressemblance de Dieu, de même il est aussi créé à nouveau dans cette sixième clôture, où il reçoit
l'image et la ressemblance de Dieu, par-dessus sa nature, en union d'amour, de façon à être avec
Dieu un seul esprit et une seule vie. Ce qui fait dire à saint Jean : « Tout ce qui a été créé était vie en
Dieu (19) » Car en notre principe, c'est-à-dire dans la nature féconde de notre Père céleste, nous
avons vie sans être manifestés ni engendrés ; dans le Fils, nous sommes engendrés et de toute
éternité connus et élus ; et dans l'effusion du Saint-Esprit, nous sommes éternellement aimés : c'est
ce que nous devons entendre volontiers.
Notre génération dans le Fils dure toujours, et sans cesse nous sommes engendrés avec lui ;
comme aussi éternellement nous demeurons non engendrés dans le Père. De même le lien et l'union
d'amour demeurent toujours entre le Père et le Fils ; et cependant la génération du Fils et
l'émanation du Saint-Esprit se renouvellent sans cesse dans la sublime nature de Dieu, car la nature
est féconde, elle est une pure activité dans la Trinité des personnes.
De même Dieu règne et vit en nous et nous en lui, audessus de notre être de créatures, dans
l'union d'esprit. Là nous demeurons toujours unis à Dieu par le lien d'amour. Néanmoins, nous
devons nous renouveler sans cesse en vertus et en ressemblance plus grande avec Dieu, car nous ne
sommes pas seulement faits à l'image de Dieu, mais aussi à sa ressemblance. C'est pourquoi là où se
fait notre union avec Dieu existe une touche cachée ou motion, c'est-à-dire la source des grâces
divines qui illuminent notre intelligence afin de lui faire connaître clairement et distinctement la
vérité, et qui enflamment notre volonté d'amour afin de lui faire désirer toute justice. Or, aussi
longtemps que l'amour et le désir sont soumis à la raison éclairée, nous pouvons faire de grandes
œuvres et orner toutes nos clôtures de vertus et de saintes pratiques. Mais quand l'amour et le désir
deviennent ardents et impatients, sous l'action de cette touche divine dans l'union d'amour, alors la
raison doit se retirer et laisser agir l'amour, aussi longtemps que dure son ardeur.
Ainsi donc nous devons ressembler à Dieu par le moyen de sa grâce et de la vertu en nous-
mêmes, et nous serons unis à lui par une contemplation et un regard continus de notre esprit élevé
vers lui. Là s'achève la sixième clôture, où notre esprit se trouve élevé à une vie contemplative et
devient une seule vie, un seul esprit et un seul amour avec Dieu.
CHAPITRE XVI.

DE LA SEPTIÈME CLÔTURE (20) .

Vient ensuite la septième clôture, qui surpasse toutes les autres et qui consiste en un repos apaisé
et inactif par-dessus toutes nos œuvres. C'est une simple béatitude au delà de toute sainte vie et
pratique de vertus, une éternelle suffisance qui rassasie toute faim et soif, tout amour et toute ardeur
vers Dieu.
De même, en effet, que le Seigneur a fait le ciel et la terre, les anges et les hommes en six jours,
et qu'il a ordonné et embelli toutes choses, puis le septième jour s'est reposé de toutes ses œuvres,
de même devons-nous travailler durant six jours, et le septième nous reposer et férier
(21) .

Or, le sixième âge depuis le commencement du monde, c'est le temps où nous sommes. Quand
viendra notre mort, si nous avons bien travaillé, alors commencera le temps de l'éternel repos.
CHAPITRE XVII.

DES TROIS VIES DE L'HOMME JUSTE.


L'homme juste possède trois vies, dont deux sont défectueuses et imparfaites et la troisième est
parfaite.
La vie inférieure est corporelle et sensible. Elle souffre la faim et la soif et l'on doit l'entretenir et
la nourrir. Aussi longtemps que la faim et la soif, le goût et l'appétit demeurent, le corps reçoit sa
force et sa nourriture. Mais lorsque la satiété survient, si on voulait prendre davantage avant d'avoir
digéré le reste, on nuirait à sa santé ; car la faim et la satiété ne peuvent demeurer ensemble dans un
corps en santé. Ainsi donc l'homme dans la partie inférieure de lui-même est sans noblesse, infirme
et voué à la mort.
La vie moyenne en nous est spirituelle, et, chez tout homme juste, elle est conforme à la raison
(22) . Elle aspire à la science et à la sagesse, à la dévotion et à la ferveur, à la charité et à la droiture,
enfin à toutes les vertus, Et plus nous désirons, plus nous acquérons de sagesse, comme aussi plus
nous possédons de sagesse, plus nous désirons toujours en avoir. Aussi cette vie est-elle imparfaite
en elle-même, parce qu'il lui manque toujours quelque chose, et ses désirs ne peuvent être comblés
par rien moins que Dieu lui-même.
C'est pourquoi Dieu nous a donné une vie au-dessus de nous-mêmes, c'est-à-dire une vie divine,
qui n'est autre chose que contempler et regarder Dieu assidûment, adhérer à lui d'amour pur, goûter,
jouir et se fondre d'amour, en renouvelant sans cesse cet acte même. Car lorsque nous sommes
élevés au-dessus de la raison et au-dessus de toutes nos œuvres à une vue simple, nous passons alors
sous l'action de l'Esprit du Seigneur ; une influence intime de Dieu s'empare de nous, une lumière
divine nous éclaire, comparable à celle dont le soleil illumine les airs ; enfin comme le fer est
pénétré par la puissance et la chaleur du feu, ainsi sommes-nous pénétrés, transformés, de clarté en
clarté, en l'image même de la sainte Trinité
(23) .

C'est, en effet, la lumière créée de la grâce divine qui nous élève et nous éclaire, de façon à nous
faire contempler la lumière incréée qui est Dieu même, et ainsi par le moyen de l'amour nous
sommes portés intimement et façonnés à nouveau en notre image éternelle qui est Dieu. C'est là que
le Père nous rencontre et nous aime dans le Fils, et que le Fils aussi nous rencontre et nous aime du
même amour dans le Père. Enfin, le Père et le Fils nous tiennent embrassés dans l'union du Saint-
Esprit, en une bienheureuse jouissance qui ira sans cesse se renouvelant pendant toute l'éternité,
selon la connaissance et l'amour, le Fils naissant éternellement du Père, et le Saint-Esprit émanant
toujours de l'un et de l'autre. Car si connaître et aimer venaient à disparaître en Dieu, du même coup
disparaîtraient la naissance éternelle du Fils et l'émanation du Saint-Esprit. Dès lors plus de Trinité
des personnes, plus de Dieu ni de créature, ce qui est tout à la fois impossible et une folie
intolérable à la pensée.
Dieu, au contraire, n'a rien fait de plus beau ni de plus noble au ciel et sur la terre que l'ordre et la
distinction qui règnent entre toutes les créatures. Car bien que nous soyons tous réunis en un seul
amour, un seul embrassement et une seule jouissance de Dieu, néanmoins chacun conserve sa vie et
son état propre en grâce et en vertus. Chacun reçoit de Dieu grâces et dons, selon son mérite et
selon qu'il lui ressemble par ses vertus. De même aussi chacun s'attache-t-il et adhère-t-il à Dieu
plus ou moins, suivant la faim, la soif et l'ardeur qu'il a pour lui. C'est selon cette mesure qu'il peut
sentir Dieu, le goûter et en jouir ; car Dieu est l'aliment et le bien de tous, et chacun le goûte selon
l'excellence de sa vie, de ses désirs et de sa santé spirituelle. Et de même que les étoiles du ciel se
distinguent en clarté, en hauteur, en grandeur et en puissance d'influence sur toutes les créatures qui
sont ici-bas, de même entre tous ceux qui aiment Dieu y a-t-il distinction selon la clarté de
l'intelligence, la hauteur de la vie, la grandeur d'amour et l'influence puissante qui se répand autour
d'eux.
Vous voyez parfois, en été, s'élever dans l'air deux vents impétueux qui courent à l'assaut l'un de
l'autre ; puis viennent le tonnerre et les éclairs, la grêle ou la pluie, parfois même la tempête
désastreuse. Or, on peut remarquer quelque chose de semblable dans cet amour impétueux et violent
qui élève l'esprit de l'homme jusqu'à l'union avec l'Esprit du Seigneur. L'amour met en contact l'un
et l'autre, et il y a entre eux mutuelle invitation et offrande de tout leur être et de tout leur pouvoir.
La raison alors s'illumine et s'éclaire, elle veut savoir à jamais ce que c'est que l'amour et connaître
ce contact qui émeut l'esprit et le fait bouillonner ; tandis que le désir s'enflamme et s'efforce
d'expérimenter et de savourer tout ce que la raison illuminée peut pénétrer. De là surgissent dans
l'esprit tempête d'amour et grande impatience.
Cependant, l'esprit aimant s'aperçoit bien que plus il reçoit, plus il veut recevoir ; mais la tempête
et l'ardeur d'amour qui s'élèvent en lui brûlantes et bouillonnantes ne peuvent être apaisées, et le
contact mutuel, sans cesse renouvelé, soulève nouvelle tempête d'amour. Ce sont comme des coups
de tonnerre, et le feu de l'amour jaillit semblable à des étincelles de métal en fusion et aux éclairs
enflammés du ciel. L'éclair descend jusque dans les puissances sensibles, et tout ce qui vit dans
l'homme tend à s'élever jusqu'à l'union, là où surgit le contact d'amour. Or, dans ce contact, les
puissances ne peuvent ni opérer, ni demeurer en repos ; mais elles retombent sans cesse en elles-
mêmes, sans pouvoir cependant demeurer là, puisque la tempête et l'impétuosité d'esprit les forcent
de s'élever et de se mettre en mouvement : et ainsi doivent-elles toujours aller et revenir.
CHAPITRE XVIII.

DE QUATRE MANIÈRES DE VIE SPIRITUELLE (24) .


L'enseignement nous en est donné par le prophète Ézéchiel lorsqu'il dit des quatre animaux
mystérieux :
« Ils allaient et revenaient comme un éclair brillant (25) .» Car ce symbole des quatre animaux qui
allaient et qui revenaient représente quatre manières de vie spirituelle, où se pratiquent tout amour
et toutes vertus.
La première manière est la force spirituelle qui immole et terrasse tout ce qui est ennemi de Dieu
et des vertus. C'est pourquoi elle est figurée par le lion, le roi des bêtes sauvages.
La deuxième consiste à avoir le cœur largement ouvert, afin de rendre sans cesse honneur à
Dieu. L'âme et le corps, le cœur et les sens avec tout ce qui est vaincu et immolé par la force
spirituelle, sont ici offerts à Dieu et entièrement consumés avec dévotion et révérence. Aussi cette
deuxième manière est-elle figurée par le bœuf ou le taureau que, selon la loi juive, on offrait en
holocauste à la louange de Dieu.
La troisième manière est une sage discrétion, qui ordonne toutes choses avec discernement,
devant la vérité éternelle, soit qu'il faille agir ou s'abstenir, donner ou prendre, extérieurement ou
intérieurement. Elle a pour symbole la figure d'un homme, qui est un animal raisonnable.
La quatrième manière est faite d'intention droite et d'amour envers Dieu. Elle est figurée par
l'aigle, qui a peu de chair et beaucoup de plumes. Car, de même, celui qui aime Dieu et le poursuit
estime pour peu de chose la chair et le sang, et tout ce qui est périssable. Mais il a, lui aussi,
beaucoup de plumes : ce sont les pratiques célestes qui, toutes légères, élèvent jusqu'à Dieu. De
même encore que l'aigle vole au-dessus de tous les oiseaux, de même l'intention droite et l'amour
planent au-dessus de toutes les vertus et vont jusqu'à celui qui est recherché et aimé. Enfin, l'aigle
possède une vue perçante et subtile qui lui permet de fixer la clarté même du soleil sans se
détourner. De même celui qui poursuit Dieu et qui l'aime fixe les rayons du soleil éternel sans
reculer jamais ; car il aime Dieu et aussi toutes les vertus qui ornent l'âme et peuvent conduire
jusqu'à Dieu. Aussi est-il bien orienté et s'envole-t-il tout droit au milieu de son amour, pour
redescendre sans cesse vers la pratique des vertus et des bonnes œuvres. Et de cette façon il va et
revient comme l'éclair du ciel : car aller et revenir, c'est sa vie et sa nourriture. Ainsi fait l'aigle,
lorsque, du plus haut de son vol, apercevant dans la mer les petits poissons qui font sa nourriture, il
s'élève pour redescendre, pratiquant l'un et l'autre afin de se nourrir et de se repaître.
Tel est le symbole des quatre animaux avec les quatre manières de vie spirituelle où Dieu règne
et où toutes les vertus sont pratiquées.
CHAPITRE XIX.

OÙ MÈNE LA PRATIQUE DE CES QUATRE MANIÈRES.

Si vous voulez vous exercer en ces quatre manières avec grande dévotion, vous expérimenterez
dans le fond de votre puissance aimante la touche du Saint-Esprit, qui ressemble à une source vive
d'où montent et se répandent les eaux d'éternelle douceur (26) . Vous connaîtrez aussi dans votre
puissance intellective le clair rayonnement du soleil éternel, Notre-Seigneur Jésus-Christ, tout
éclatant de la vérité divine. Alors le Père céleste dépouillera votre mémoire de toute image et il vous
appellera, vous invitera et attirera jusqu'à sa très haute unité (27) .
Voyez, il y a ainsi trois portes célestes ouvertes par Dieu à l'âme aimante et qui donnent accès à ses
trésors. Et l'âme ouvre toutes ses puissances afin de donner à Dieu tout ce qu'elle est et de recevoir
tout ce qu'il est lui-même ; mais ceci dépasse son pouvoir. Car plus elle donne et reçoit, plus elle
désire donner et recevoir elle ne peut ni se donner entièrement à Dieu, ni le recevoir pleinement ;
car tout ce qu'elle reçoit, comparé à ce qui lui fait défaut, lui paraît peu de chose et comme rien.
Elle ressent alors l'impétuosité, l'impatience et la grande ardeur d'amour, ne pouvant ni se passer
de Dieu ni l'obtenir, ni descendre dans ses profondeurs ni monter jusqu'à son sommet, ni l'enserrer
ni l'abandonner. Ce sont là cette tempête et cet ouragan spirituels dont j'ai parlé plus haut ; mais
traduire ces mouvements impétueux et ces grandes agitations qui naissent de part et d'autre de
l'amour, nulle langue n'y saurait suffire. Car l'amour tantôt échauffe le cœur de l'homme, tantôt le
refroidit, tantôt l'intimide et tantôt l'exalte : il lui donne la joie, puis la tristesse, il le fait craindre,
espérer, désespérer, pleurer, se plaindre, chanter, louer et pratiquer mille autres choses. Tel est le sort
de ceux qui vivent dans le transport d'amour. Et pourtant cette vie est la plus intime et la plus
profitable que l'homme puisse mener en se servant de ses moyens.
Mais lorsque les procédés humains font défaut et ne peuvent rien de plus, alors aussi commence
le procédé divin
(28) . Lors donc qu'avec intention droite, avec amour et avec des désirs insatiables l'homme
s'attache à Dieu, sans pouvoir cependant parvenir à l'union, à son tour l'Esprit du Seigneur intervient
comme un feu violent qui brûle, qui consume et dévore tout en lui, de sorte que l'homme s'oublie
lui-même avec toutes ses pratiques et ne se sent plus autrement que s'il était un seul esprit et un seul
amour avec Dieu. Ici les sens et toutes les puissances se taisent, ils sont apaisés et rassasiés ; car la
source de la bonté et de la richesse de Dieu a tout inondé : le don dépasse tout ce qu'on pouvait
désirer. Tel est le premier mode divin auquel est élevé l'esprit de l'homme.
Dans le second mode, qui est approprié au Fils de Dieu, l'intelligence est par lui élevée au-dessus
de la raison, au-dessus de toute considération et distinction. L'intelligence dépouillée y est éclairée
et toute pénétrée de la lumière divine, de sorte qu'elle peut regarder et contempler avec une vue
simple, dans la lumière de Dieu, la clarté divine, la vérité éternelle par elle-même.
Vient ensuite le troisième mode, que nous attribuons à notre Père céleste ; il y dépouille la
mémoire de formes et d'images et il élève la pensée purifiée jusqu'à son origine, qui est lui-même.
L'homme est alors uni d'une façon stable à son principe, qui est Dieu. Il reçoit en même temps toute
puissance et liberté de mettre en action, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, toutes les vertus, en même
temps qu'il peut connaître et discerner tout ce qui se pratique conformément à la raison. Il apprend
enfin à supporter et à soutenir l'action intime de Dieu et cette transformation opérée par les procédés
divins, qui dépassent la raison, ainsi que vous l'avez vu tout à l'heure.
Mais par delà tous les modes divins, il y a une connaissance de vue intérieure sans modes qui fait
pénétrer jusqu'à l'essence sans modes de Dieu
(29) : essence sans modes, parce qu'elle ne peut être connue au moyen ni de paroles, ni d'actes, ni
de modes, ni de signes, ni de similitudes quelconques : mais elle se révèle elle-même à la vue
simple de la pensée sans images.
Il y a bien quelques signes et quelques comparaisons qu'on peut employer en passant, afin de
préparer l'homme à voir le royaume de Dieu
(30) . Imaginez, par exemple, un brasier de feu immense où toutes choses seraient dévorées par une
flamme tranquille, ardente, immobile. Tel peut-on considérer l'amour essentiel dans sa tranquillité ;
c'est une jouissance qui appartient à Dieu et à tous les saints, au delà de tous modes, de toutes
œuvres et pratiques de vertus. C'est un torrent tranquille et sans fond de richesse et d'allégresse, où
tous les saints avec Dieu sont engloutis dans une jouissance sans modes. Et cette jouissance est
sauvage et déserte comme un lieu perdu : on n'y voit ni modes, ni chemin, ni sentier, ni retraite, ni
mesure, ni fin, ni commencement, ni rien qui puisse se rendre ou exprimer en paroles quelconques.
Voilà la simple béatitude de nous tous, l'essence divine et notre superessence, au-dessus de la raison
et au delà de toute raison. Pour l'expérimenter, il nous faut trépasser en cela même, au-dessus de
notre être créé, en ce point éternel où toutes nos lignes commencent et viennent aboutir, en ce point
où elles perdent leur nom et toute distinction, devenant un avec le point lui-même et cet un même
qu'est le point, mais demeurant toujours néanmoins en elles-mêmes des lignes qui aboutissent (31) .

Ainsi donc nous demeurerons toujours ce que nous sommes dans notre essence créée, et
cependant, sortant de nous-mêmes, nous irons toujours trépasser dans notre superessence. En elle
nous serons ensevelis éternellement comme en un abîme de hauteur, de profondeur, de largeur et de
longueur sans retour.
C'est de quoi le prophète Ézéchiel a rendu témoignage en disant des quatre animaux qu'ils
allaient et ne revenaient pas en arrière
(32) . C'est de même que là où tous les justes unis aux saints jouissent et se reposent au-dessus
d'eux-mêmes, sans modes, il n'y a plus de regard en arrière ni de retour possible. Et c'est notre
septième clôture, où se trouvent consommées toute sainteté et toute béatitude. Nous devons y
demeurer toujours, simples et immobiles, au-dessus de notre être créé.
Cependant, il nous faut posséder les autres clôtures et les embellir avec ordre par la pratique des
vertus tant extérieures qu'intérieures, selon les quatre manières décrites plus haut. Et là règne
beaucoup de variété, car chacun s'applique à Dieu et s'exerce en lui-même aux vertus, selon le don
et la lumière qu'il reçoit et en proportion de son amour et de sa sagesse. Ainsi chacun est possédé de
faim et de soif, de goût et d'ardent désir pour Dieu et toutes les vertus, plus ou moins, selon son
degré de sainteté et de béatitude, et selon son mérite et sa valeur. Mais quant à la béatitude
superessentielle, qui est Dieu même, en qui, au-dessus de nous-mêmes et dans l'effusion de notre
être, nous sommes un, elle nous est commune à tous, débordante au delà de toute mesure et
incompréhensible à toutes nos puissances. C'est elle que chacun connaît, aime et goûte en lui-même,
plus ou moins, selon les différences de sainteté et de béatitude. Et c'est là l'ordre qui règne chez les
anges et chez les saints, au ciel et sur la terre, ordre que Dieu a prévu et prédestiné éternellement et
qui doit demeurer à jamais.
Crions donc tous à plein cœur :
O gouffre immense et sans bords,
découvrez-nous vos abîmes
et faites-nous connaître votre amour !
Serions-nous blessés à mort,
quand l'amour nous enserre, il nous guérit.

CHAPITRE XX.

DE L'HABIT QU'IL FAUT PORTER.

Voyez donc soigneusement et examinez en vous-même si vous reconnaissez ces sept clôtures et
si vous êtes ornée et revêtue des vertus qui leur appartiennent. Car je crains que d'ordinaire dans les
ordres religieux et dans les cloîtres on ne soit plus préoccupé et plus désireux d'orner et de vêtir le
corps extérieurement que l'âme à l'intérieur.
C'est pourquoi, je vous le dis, n'ayez point souci de l'habit que vous portez, mais soyez plutôt
indifférente. Qu'il soit vieux ou neuf, et quelque grossier ou vulgaire qu'il puisse être, contentez-
vous de celui qu'on vous donne. Si votre corps est à couvert du froid et protégé contre la chaleur,
cela suffit, si vous voulez vivre selon votre règle et demeurer fidèle à Dieu. Gardez-vous donc de
murmurer ; car à l'origine des ordres religieux les saints ont toujours fait choix du drap le plus
grossier et le plus vulgaire, tel qu'on pouvait le trouver dans la province où ils habitaient
(33) et toujours sans teinture.
Aujourd'hui le diable et les hommes vains ont fait une nouvelle trouvaille : ce qui devrait être
noir naturellement devient étoffe de brunette imitant le cilice. Les vêtements gris tournent au brun
mêlé de bleu, de vert et de rouge. Quant au blanc, on ne peut le falsifier, il faut bien qu'il demeure
tel ; mais quelle que soit la couleur, on a bien soin de choisir la meilleure laine qu'on puisse trouver,
à quelque état qu'on appartienne. Et lorsque le drap est préparé, on ne sait quelle forme et quelle
façon lui donner pour plaire davantage au monde et au démon. Tantôt il est si large et si ample,
qu'on pourrait en faire deux ou trois vêtements, tantôt si étroit qu'on le dirait cousu sur la peau. On
porte des robes courtes qui ne vont qu'au genou, nouées par-devant comme des vêtements de fous.
Ou bien elles sont si longues qu'il faut les relever bien haut, à moins qu'on ne les laisse traîner dans
la boue. Vous devez bien penser que les choses n'avaient pas été ordonnées de la sorte dans le
principe : aussi n'y a-t-il rien de régulier ni de conforme à l'état religieux dans ce choix de l'étoffe,
de la couleur et de la forme des habits. Que Dieu donne sa sagesse aux personnes qui les font faire
ou porter ainsi !
On ajoute encore à cette folie qui règne aujourd'hui dans les cloîtres, en portant un autre genre
d'ornement : ce sont les ceintures à lames d'argent, auxquelles pendent, de chaque côté, divers
clinquants qui sonnent en s'agitant, de sorte que la jeune fille ou la nonne fait tinter tout cela en
marchant, comme une chèvre ornée de clochettes.
Quant aux moines, ils montent à cheval tout armés portant de longues épées comme des
chevaliers ; mais vis-à-vis du démon, du monde, et de leurs passions et désirs mauvais et impurs, ils
demeurent sans armes : aussi sont-ils souvent vaincus. Il y a des filles ou des nonnes qui paraissent
au-dehors tout ornées, avec le désir de plaire au monde plus qu'à Dieu : et leur sortie est un poison
et un venin fort agréable au diable, et qu'elles boiront avec lui éternellement dans les antres impurs
de l'enfer.
De plus, il faut maintenant que les religieuses ornent leur chambre de lits somptueux, de tapis, de
couvertures luxueuses et de coussins, comme si elles étaient dans le monde. Et tout ceci vous
permet de juger combien l'observance qu'avaient établie les saints fondateurs d'ordres est ruinée
aujourd'hui par ceux qui y vivent. Ce sont là tous les mauvais exemples que rencontrent les enfants
qui entrent dans les cloîtres, et de là vient que disparaissent chaque jour davantage la discipline
religieuse et toute sainte vie.
Je vous ai donc indiqué comment vous deviez passer une journée : faites ainsi durant toute votre
vie. Puis examinez chaque jour, dans vos actes extérieurs et intérieurs, si vous avez mérité votre
salaire quotidien ; car vous ne pouvez tromper la sagesse de Dieu, et sa justice vous jugera
équitablement, selon l'état où vous serez trouvée au moment de votre mort.
C'est pourquoi je vous le conseille soyez attentive et gardez-vous bien ; le temps est court et la
mort vient vite. Quand sonnera l'heure où s'exhalera votre âme, vous recevrez récompense selon
votre œuvre c'en est fait de tout retour.
CHAPITRE XXI.

DE TROIS PETITS LIVRES A LIRE LE SOIR.

Chaque soir, lorsque vous allez vous coucher, si vous en avez le temps, relisez ces trois petits
livres que vous devez toujours porter avec vous : l'un qui est vieux, difforme et souillé, écrit à
l'encre noire ; l'autre qui est blanc et gracieux, écrit en rouge avec du sang ; le troisième enfin qui
est bleu et vert, et dont tous les caractères sont d'or fin.
Et tout d'abord c'est votre vieux livre qu'il faut relire il représente votre vie d'autrefois, remplie
de péchés et de défauts, chez vous comme chez tous les hommes. Entrez pour cela en vous-même et
ouvrez le livre de votre conscience, qui, au jugement dernier, sera étalé grand ouvert devant Dieu et
devant le monde entier. Puis examinez, pesez et jugez-vous vous-même dès maintenant, afin de
n'être point condamnée. Scrutez votre conscience et voyez quelle a été votre vie, en quoi vous avez
pu faillir soit en paroles, soit en œuvres, en désirs, en pensées, en réflexions craintes vaines et
désordonnées, espoirs trompeurs ; satisfactions ou souffrances injustifiées ; instabilité et
immortification de vous-même ; duplicité et feinte ; actes ou omissions coupables ; entraînement
des sens au dehors ou acquiescement intérieur à la sensibilité ; complaisance sensible et recherche
des aises ; toutes choses enfin qui ne sont pas selon l'ordre mais en opposition avec la charité, avec
les commandements, les conseils et le bon vouloir de Dieu.
Il y en a tant et de formes si variées que nul ne peut les connaître que Dieu seul. Elles ternissent,
défigurent et souillent la face de l'âme ; car elles sont écrites avec de l'encre, c'est-à-dire avec la
complaisance de la chair et du sang, et avec les penchants terrestres. Aussi en aurez-vous grand
repentir en vous-même, et vous jetant la face contre terre, comme le publicain, devant votre Père
céleste et devant sa miséricorde éternelle, vous direz avec le Prophète : « Seigneur, j'ai péché ayez
pitié de moi, pauvre pécheur. Faites couler dans mon cœur l'eau des larmes et de la contrition
véritable, afin que je puisse purifier de ses souillures la face de mon âme, avant de me lever devant
vos yeux. Seigneur, octroyez-moi votre grâce et votre pitié, pour me servir d'ornement et de clarté,
et que je puisse ainsi vous plaire. Seigneur, donnez-moi la bonne volonté et la persévérance, afin de
me renouveler sans cesse dans votre service et dans votre louange. »
Si vous voulez être exaucée, demeurez prosternée à terre, frappez-vous la poitrine, et faites
entendre vos cris, vos supplications et vos pleurs. Ne levez pas les yeux, mais pleine de mépris pour
vous-même, tenez-vous dans l'humilité et l'anéantissement de tout ce qui est de vous, en faisant
souvenir Dieu de sa miséricorde. Et ne cessez que vous n'ayez reçu de lui réponse qui donne paix et
joie parfaites à votre cœur. Alors, il vous enlèvera toute anxiété et toute crainte, toute hésitation et
frayeur et tout ce qui lui déplait en vous ; il vous donnera la foi, l'espérance et la confiance en lui
pour toutes choses, selon que vous en avez besoin pour le temps et pour l'éternité. Enfin vous
souhaiterez de vivre pour lui et de lui demeurer fidèle jusqu'à la mort.
Après cela, déposez ce vieux livre. Puis mettez-vous à genoux afin de rendre grâces à Dieu et de
le louer, et vous ferez sortir de votre mémoire le livre blanc qui est écrit en lettres rouges et qui
contient la vie très innocente de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Son âme est sans tache, pleine de
toutes grâces et rouge du feu de son ardent amour. Son corps glorieux est d'une blancheur éclatante,
plus brillant que le soleil, au milieu des meurtrissures des coups et du sang précieux dont il est
inondé. Ce sont là les lettres rouges qui nous signifient et nous attestent son amour véritable. Mais
les cinq grandes plaies forment les lettres capitales qui sont au commencement des chapitres de ce
livre. Vous lirez avec grande compassion les lettres ainsi écrites sur son corps vénérable ; mais c'est
avec une dévotion intime qu'il vous faut faire mémoire de l'amour qui est dans son âme. Évitez et
fuyez le monde trompeur ; car le Christ a ouvert ses bras et il désire vous y retenir et embrasser.
Faites votre demeure dans les ouvertures de ses plaies, comme la colombe fait la sienne dans les
trous de la pierre. Fixez votre bouche à son côté ouvert, afin de respirer et de goûter la douceur
céleste qui s'écoule de son cœur. Regardez votre champion et votre héros, et voyez comme il s'est
battu pour vous jusqu'à la mort. Il a vaincu votre ennemi et, par sa propre mort, il a immolé la mort
de vos péchés. Il a payé votre dette, et il vous a acheté et acquis par son sang l'héritage de son Père.
Puis il est monté devant vous, pour vous ouvrir la porte et vous préparer le lieu de l'éternelle gloire.
Ce vous doit être un grand sujet de joie et vous devez graver dans votre cœur l'amour et la passion
de votre cher Seigneur, de sorte qu'il vive en vous et vous en lui. Dès lors le monde entier ne vous
sera qu'une croix et une tristesse, et vous souhaiterez de mourir afin de suivre votre bien-aimé dans
son royaume.
Telle est la lecture du livre blanc.
Levez-vous enfin toute droite et portez vos yeux vers le ciel. Ouvrez à Dieu vos pensées et
contemplez le troisième livre, qui est de couleur bleue et verte et dont les lettres sont d'or fin. Par là
on entend la vie céleste de l'éternité ; car cette vie possède une clarté d'azur comme l'hyacinthe. Et
cette clarté est triple, et elle revêt des nuances vertes qui l'embellissent de mille manières.
La première clarté céleste est sensible. Dieu en a inondé de lumière le ciel supérieur, de même
que le monde entier est envahi et illuminé par la clarté du soleil. C'est dans ce ciel que nous vivrons
et régnerons avec le Christ, les anges et les saints, en corps et en âme, chaque corps étant revêtu de
lumière selon l'étendue des mérites. Et la moindre clarté y sera sept fois plus brillante que le soleil,
le corps demeurant impassible et plus agile que la pensée, plus léger que l'air et plus subtil que le
rayon de soleil. Dans cette clarté du ciel et dans celle des corps glorieux apparaît la couleur verte
semblable à celle de la pierre qu'on appelle jaspe. Cette couleur verte, nous la verrons des yeux de
notre corps, et elle est formée de toutes les bonnes œuvres extérieures qui ont été ou seront
accomplies jusqu'à la fin du monde, de quelque manière que ce soit, par la mort, par la vie, par le
martyre, par l'humilité, la pureté, la libéralité, la charité, les jeûnes, les veilles, les prières, les
lectures, les chants, les pénitences multiples et toutes les œuvres vertueuses sans nombre. C'est là
cette belle couleur verte qui ornera les corps glorieux, plus ou moins selon le labeur, les mérites et
la dignité de chacun.
La deuxième clarté de la vie éternelle est spirituelle ; elle remplit et illumine, au ciel, de science
et de sagesse tous les yeux intelligents, afin de leur faire connaître toutes les vertus intérieures. Dans
cette clarté se montre une couleur verte, comme celle de la pierre qu'on appelle smaragde c'est
comme une verte émeraude, qui dépasse en beauté et en clarté tout ce que l'on peut imaginer, pleine
de grâce pour les yeux de l'intelligence. On y voit, en effet, la beauté, les fruits et la variété de toutes
les vertus, et c'est la plus belle et la plus gracieuse couleur du royaume du ciel. Plus on regarde
attentivement et plus on scrute profondément les vertus et leurs fruits, plus elles sont gracieuses et
belles à voir. Elles ressemblent en cela à la pierre précieuse qui s'appelle smaragde. Plus elle est
taillée et ciselée, plus elle réjouit les yeux. De cette façon, chaque saint apparaît comme revêtu de la
clarté et couleur verte de l'émeraude, rempli de beauté, de grâce et de gloire, chacun selon sa dignité
et ses mérites. Et c'est pourquoi Dieu a montré aux saints la gloire du royaume des cieux sous cette
couleur verte de la précieuse émeraude.
La troisième clarté céleste est divine, et ce n'est autre chose que la sagesse et la clarté éternelle
de Dieu lui-même. Elle réunit et surpasse toute clarté créée ; et en comparaison de la claire sagesse
de Dieu, toute connaissauce créée, au ciel et sur la terre, est moindre que la lumière d'un cierge en
plein soleil, au milieu de l'été. Aussi toutes les intelligences doivent-elles céder devant la clarté et la
vérité incompréhensible qui est Dieu. Or, dans cette clarté divine apparaît comme une couleur verte
qu'on ne peut comparer à aucune autre, tant la grâce et la gloire qui y brillent éblouissent et
aveuglent toute vue et lui enlèvent la faculté de voir. Et ainsi votre troisième livre est une vie céleste
où éclate une triple clarté et couleur verte, la première sensible, la seconde spirituelle et la troisième
divine.
Ce livre est tout entier écrit d'or fin ; car tout retour amoureux vers Dieu constitue une ligne
tracée avec de l'or. Avoir la vraie connaissance de Dieu, de nous-mêmes et des vertus, c'est l'éclat
brillant de notre livre. Les vertus avec leurs modes multiples, leur variété et la pratique que nous en
faisons, constituent sa couleur verte. Mais désirer intimement, adhérer amoureusement, s'unir
divinement, telles sont les lignes éternelles écrites en or dans notre livre céleste.
Voilà pourquoi le Seigneur a parfois montré la vie céleste sous l'aspect du saphir ou de l'arc-en-
ciel, où s'aperçoivent de multiples couleurs. Le saphir est jaune et rouge, vert et pourpre mêlé de
poussière d'or, et l'arc-en-ciel est de couleur variée. De même aussi les saints sont multiples selon le
mode et la diversité des vertus, et tout mêlés de poussière d'or, c'est-à-dire pénétrés d'amour et unis
en Dieu. Et quiconque aime se tient en présence de Dieu avec son livre tout clair et de couleur verte,
tout brillant de grâce et de gloire.
Élevez donc votre esprit au-dessus de tous les cieux pour lire ces livres. Les saints y apparaissent
tout pleins de gloire, quant aux sens extérieurs, en raison de leurs grandes œuvres, et quant à
l'intérieur, dans l'esprit, en raison des modes et des exercices multiples de vertus ; mais, par-dessus
tout, ils sont élevés en Dieu dans une fruition d'amour. Si donc vous êtes morte dans le Christ à
vous-même et à toute chose, et ressuscitée avec lui à une nouvelle vie, cherchez et goûtez les choses
d'en-haut et qui sont éternelles. Revoyez vos sept clôtures, examinez avec soin vos trois livres, alors
même que vous ne pourriez ni lire ni comprendre pleinement le troisième, car la gloire est sans
mesure et tellement profonde qu'on ne la peut pénétrer. Aussi ressemble-t-elle à la smaragde, qui,
elle aussi, est impénétrable. Buvez, goûtez, enivrez-vous, puis vous inclinant sur votre livre
reposez-vous et endormez-vous en paix éternelle.
Et lorsque vous vous éveillerez,
aussitôt viendra vers vous ce que vous aimez,
ce qui vit dans votre cœur,
et à quoi vous êtes plus accoutumée de penser.
Soyez constante au service de Dieu
et toujours implorez sa grâce.
Qu'il y ait de l'huile dans votre lampe,
veillez et priez en bonne mesure.
Votre Époux vient dans peu de temps
il faut être trouvée parmi les vierges sages,
afin que Dieu vous reçoive chez les siens,
là où le bonheur est sans fin.
Puissions-nous tous le rencontrer
et que Dieu nous le donne sans faute !

Amen. Amen. Amen.

(1) Cf. DE VREESE, De Handschriften van Jan van Ruusbrœc's Werken, t. I, p. 6o.
(2) EpH., III, 18.
(3) MATTH., XX, 28.
(4) PHIL., II, 9.-10.
(5) MATTH., XXV, 21.
(6) Luc. XVIII, 13.
(7) JOAN., VI, 57.
(8) Ibid., 54.
(9) Ruysbroeck établit ici une distinction entre les trois sortes d'amour que doit faire naître en
nous la sainte Communion. Il y a un amour affectif, ressenti dans le cœur, qui naît de ce
bienfait sans pareil, que l'on reçoit le corps et le sang du Christ. Puis, c'est un amour
raisonnable, ayant son siège dans l'âme, que l'auteur désigne sous le nom d'amour de justice
ou de rectitude. Enfin, il y a l'amour de l'esprit, ou amour purement spirituel, le plus élevé de
tous. Ce sont ces trois amours qui font que l'on aime Dieu de tout son cœur, de toute son âme
et de tout son esprit. Cf. Noces spirituelles , 1. II, ch. XLVIII.
(10) Ps. CXIX, 5.
(11) Ps. XLI, 3.
(12) La comparaison du denier exprime la théorie familière à Ruysbroeck touchant l'image et
la ressemblance de Dieu dans l'âme. L'image est gravée sur la face nue du denier qui porte
l'effigie de la sainte Trinité. La ressemblance est donnée par la croix sur l'autre face du denier
et elle s'exprime par l'imitation de Notre-Seigneur et la pratique des vertus. - Cf. S. ISIDORE,
Sententiæ , 1. III, c. 36, p. L., t. LXXXIII, c. 708.
(13) Ps. XLIV, II, 12.
(14) I. REG., XV, 22.
(15) MATTH., IV, 4.
(16) Luc, XVI, 19-31.
(17) CANTIC., II, 4.
(18) Ruysbroeck fait encore allusion à la secte des « libres esprits » dont nous avons déjà
parlé. Il eut certainement à Bruxelles l'occasion de combattre la fameuse Blommardine,
devenue le chef du parti vers le milieu du XIVè siècle. Le panthéisme mystique professé par la
secte est ici décrit, en même temps que la tendance révolutionnaire qui se rencontre toujours
chez les hérétiques de tous les temps.
(19) JOAN., I, 3.
(20) Les ch. XVI, XVII, XVIII et XIX en partie ne sont, en réalité, qu'une préparation à la
septième clôture, qui ne commence elle-même qu'au milieu du ch. XIX : « Mais par-delà tous
les modes divins...»
(21) Par ce repos du septième jour. Ruysbroeck entend, dune part, la béatitude éternelle, qui
est pour tous les élus, mais aussi, d'autre part, une contemplation très élevée, réservée à
quelques-uns sur terre, et qui fait l'objet de la septième clôture, ainsi que du IIIè 1. des Noces
spirituelles .
(22) L'expression conforme à la raison répond au mot de saint Thomas secundum rationem
esse , qui signifie le rôle de direction qu'a la vertu de prudence sur toutes les autres vertus
morales. Nous sommes donc ici en plein dans la vie surnaturelle, et lorsque Ruysbroeck dit
plus loin que cette vie est imparfaite, nous devons l'entendre en ce sens que la prudence nous
poussera toujours à la faire croître.
(23) Cf. Lelivre de la plus haute vérité, ch. VIII, t. II, p. 211.
(24) Ce n’est ici qu'une explication du ch. XVII, destinée à introduire la quatrième manière
de vie spirituelle.
(25) EZECH., I, 14. - Ruysbroeck fait ici une application familière aux écrivains du moyen
âge, et que nous retrouverons dans le Tabernacle, c. 117.
(26) Lorsque l'auteur parle ici de s'exercer selon les quatre manières énumérées au chapitre
XVIII, il semble qu'il ait surtout en vue la quatrième, qui clôt la série des procédés humains.
Après quoi viennent les procédés divins, qui font l'objet du chapitre XIX. Cf. plus haut, ch.
III, p. 16o, et Noces spirituelles, 1. 11, ch. LI et LIV.
(27) Cf. Noces spirituelles, 1. II, ch. XXXV.
(28) Pour comprendre la portée de tout ce qui suit, il faut lire le ch, XXIX du Royaume des
amants, t. II. 154.
(29) C'est ici que commence réellement la septième clôture, qui correspond aux dons
d'intelligence et de sagesse dans le Royaume des amants . Cf. t. II, p. 165 et 177.
(30) Cf. Royaume des amants, ch. XXXIV, t. II, p. 172.
(31) La connaissance de vue intérieure dont parle Ruysbroeck est le plus haut sommet auquel
on puisse parvenir ici-bas. L'action commune des trois divines personnes y achemine l'âme
aimante par une purification successive des puissances inférieures, de l'intelligence et de la
mémoire envisagée comme centre des connaissances acquises. Ces purifications sont appelées
par l'auteur les trois portes célestes qui donnent accès aux trésors de Dieu. De là l'âme est
élevée jusqu'au sanctuaire le plus secret, où l'essence même de Dieu se révèle par un procédé
extraordinaire, qui dépasse soit la connaissance naturelle que nous pouvons avoir des choses
créées et de Dieu lui-même, soit la connaissance surnaturelle donnée par la foi. C'est la
connaissance de vue intérieure sans modes ; et elle est si haute qu'elle ne peut être donnée à
l'âme que par Dieu directement. S'il lui plaît d'en découvrir quelque chose dès cette vie, il le
fait en élevant l'âme jusqu'à lui-même et en lui révélant des choses qu'elle n'est pas capable de
traduire ensuite. Mais la vision béatifique nous mettra en possession de cette connaissance
face à face. Il faut noter la grande précision qu'il met à parler de la distinction éternelle qui
existe entre le Créateur et la créature, même élevée jusqu'à Dieu, échappant ainsi, une fois de
plus, à tout reproche de panthéisme. La comparaison du point et des lignes ne se trouve nulle
part ailleurs dans les ouvrages de Ruysbrœck. Elle rappelle un passage du Paradis de Dante,
où Dieu est représenté comme occupant le centre d'une circonférence, vers lequel convergent
tous les esprits célestes. (Cf. Paradiso, XXX et XXXI.)
(32) EZECH., I, 12.
(33) Cf. La Règle de saine Benoît, c. LV.

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