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THE GAME
essai
Traduit de l’italien
par Vincent Raynaud
(cartes de
Luigi Farrauto et Andrea Novali,
Studio 100km)
GALLIMARD
À Carlo, Oscar et Andrea.
Aux sept sages.
À ceux et celles qui, chaque jour, inventent la Holden.
Cette leçon est pour vous.
Beaucoup de gens croient pouvoir changer la nature
des personnes, mais ils perdent leur temps. On ne change
pas la nature des personnes. En revanche, on peut
transformer les outils et les techniques qu’elles utilisent.
C’est ainsi qu’on changera le monde.
STEWART BRAND
Username
Puis j’ai écrit Les barbares. Essai sur la mutation, et je l’ai fait
pour montrer clairement, à moi-même et aux autres, que, selon toute
probabilité, ce dont nous étions les témoins n’était pas une invasion
qui détruisait notre civilisation raffinée, mais une mutation qui nous
affectait tous et qui allait bientôt générer une nouvelle civilisation,
d’une certaine façon meilleure que celle dans laquelle nous avions
grandi. J’étais convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une invasion
destructrice, mais d’une astucieuse mutation. La conversion collective
à de nouvelles techniques de survie. Un tournant stratégique génial.
Je songeais à ces virages spectaculaires auxquels nous avons donné
des noms tels qu’Humanisme, siècle des Lumières ou Romantisme,
et j’étais persuadé que nous assistions à un changement de
paradigme analogue. Nous faisions pivoter nos principes de cent
quatre-vingts degrés, comme nous l’avions fait en ces circonstances
historiques restées dans toutes les mémoires. Il ne fallait pas avoir
peur, tout irait bien. Si surprenant que cela puisse paraître, nous
trouverions vite une bonne raison de renoncer aux drogueries et,
peut-être même, au subjonctif.
Ce n’était pas de l’optimisme béat, comme j’ai essayé de
l’expliquer à maintes reprises : pour moi, c’était du réalisme pur et
simple. Quand les gens pensent voir la fin de la culture chez un jeune
de seize ans qui n’emploie pas le subjonctif, sans remarquer que par
ailleurs ce garçon a vu trente fois plus de films que son père au
même âge, ce n’est pas moi qui suis optimiste, ce sont eux qui sont
distraits. Lorsque le radar des intellectuels flashe la stupidité sans
issue du livre qui figure en tête des ventes et en déduit une
catastrophe culturelle, j’essaie de m’en tenir aux faits et je finis par
me rappeler que ceux qui ont porté ce livre à une telle place forment
un type de public qui, il y a à peine soixante ans, non seulement
n’achetait pas de livres, mais était analphabète : le pas en avant est
indiscutable. Dans un tel paysage, il n’est pas facile d’établir
clairement qui se raconte des histoires : moi et mon réalisme
pointilleux ou bien eux et leur goût poétique pour la fantasy
catastrophiste.
Pendant que nous perdions notre temps à discuter, d’autres
hommes, installés pour la plupart en Californie et dont la majorité
appartenait à une élite assez effacée, particulièrement pragmatique
et dotée d’un solide sens des affaires, changeaient le monde et le
faisaient TECHNIQUEMENT, sans expliciter quel projet humain ils avaient
en tête, et peut-être sans savoir quelles conséquences cela aurait sur
notre cerveau et nos sentiments. Les drogueries et le subjonctif, ils
n’en pensaient rien : ils se sentaient parfaitement autorisés à ne pas
défendre le passé. Il était urgent d’inventer le futur.
Quoi qu’il en soit, j’ai finalement décidé d’écrire ce livre, puis je l’ai
bel et bien écrit, sous forme d’épisodes dans un quotidien : une façon
de faire qui me semblait magnifiquement barbare. Je pensais
l’appeler La mutation. Mais le directeur du journal – un génie, dans
son genre – a longuement examiné ce titre et a simplement annoncé :
« Non. Les barbares. C’est beaucoup mieux. »
Parfois, je peux me montrer accommodant : je l’ai donc intitulé
Les barbares.
Et j’ai ajouté un sous-titre : Essai sur la mutation.
C’était parti.
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BUT.
ne saurais résumer que par ces mots : chaque jour qui passe, les
êtres humains perdent une part de leur humanité, lui préférant une
forme d’artificialité plus performante et moins faillible. Chaque fois
qu’ils le peuvent ils délèguent leurs choix, leurs décisions et leurs
opinions à des machines, des algorithmes, des statistiques, des
classements. Cela donne un monde dans lequel on distingue de
moins en moins la trace de la main du potier, pour reprendre une
expression chère à Walter Benjamin : il semble provenir davantage
d’un processus industriel que d’un geste artisanal. Est-ce ainsi que
nous voulons le monde ? Efficace, opaque et froid ?
SANS PARLER DU CAUCHEMAR DE LA SUPERFICIALITÉ : celui-là est mortel.
Le soupçon tenace que la perception du monde dictée par les
nouvelles technologies omet toute une partie de la réalité, sans doute
la meilleure : celle qui palpite sous la surface des choses, là où seul
un cheminement patient, laborieux et raffiné peut nous mener. C’est le
lieu pour lequel nous avons inventé, par le passé, un mot devenu par
la suite un totem : PROFONDEUR. Il donnait une forme à la conviction
que les choses avaient un sens, même si ce dernier se dissimulait
dans des endroits presque inaccessibles. Elle indiquait un lieu :
comment nier le fait que nos nouveaux outils de lecture du monde
semblent précisément conçus pour rendre impossible la descente
dans ce lieu mais presque obligatoire un déplacement rapide et
inépuisable à la surface des choses ? Qu’en sera-t-il d’une humanité
qui ne sait plus comment aller à la racine ni retourner aux sources ? À
quoi servira l’expertise avec laquelle elle bondit d’une branche à
l’autre et navigue à la vitesse du courant ? Sommes-nous en train de
nous évaporer en un joyeux néant qui sera notre dernier tour de
piste ?
Cela faisait des années que je n’alignais plus autant de points
d’interrogation en si peu de lignes.
QUE C’EST LE CONTRAIRE QUI EST VRAI. Nous croyons que le monde
numérique est la cause de tout, alors que nous devrions, à l’inverse,
l’interpréter comme ce qu’il est sans doute, c’est-à-dire un effet : la
conséquence d’une certaine révolution mentale. Je vous l’assure :
nous regardons la carte à l’envers. Il faut la retourner. Nous devons
inverser cette fichue séquence : d’abord la révolution mentale, puis la
révolution technologique. Nous pensons que les ordinateurs ont
généré une nouvelle forme d’intelligence (ou de stupidité, comme
vous voulez). Maintenant, inversez la séquence : un nouveau type
d’intelligence a généré les ordinateurs. C’est-à-dire qu’une certaine
mutation mentale s’est très vite procuré les outils adaptés à sa façon
d’être au monde : ce qu’elle a fait, c’est ce que nous appelons la
révolution numérique. Continuez d’inverser la séquence et ne vous
arrêtez pas. Ne vous demandez pas quel genre d’esprit peut vouloir
utiliser Google, demandez-vous quel genre d’esprit a créé un outil
comme Google. N’essayez pas de savoir si l’utilisation d’un
smartphone nous déconnecte de la réalité et consacrez ce temps à
essayer de comprendre quel type de connexion à la réalité nous
recherchions lorsque le téléphone fixe nous a paru définitivement
inadapté. Si une activité multitâche vous semble entraîner une
profonde incapacité à prêter attention aux choses, inversez la
séquence : dans quelle case étions-nous coincés lorsque nous avons
construit des outils qui nous ont enfin permis de jouer simultanément
sur plusieurs échiquiers à la fois ? Si la révolution numérique vous
effraie, inversez la séquence et demandez-vous à quoi nous voulions
échapper lorsque nous avons entamé une telle révolution. Cherchez
l’intelligence qui a donné le jour à la révolution numérique : c’est
beaucoup plus important que d’étudier celle qu’elle a engendrée :
c’est sa matrice originelle. Car l’homme nouveau n’est pas celui qu’a
produit le smartphone : c’est celui qui l’a inventé, qui en avait besoin,
qui l’a créé pour son usage et sa consommation, qui l’a construit pour
s’évader d’une prison, pour répondre à une question ou étouffer une
peur. Pause. Un dernier effort.
► Ainsi, toutes les forteresses numériques qui se dressent
aujourd’hui dans notre paysage doivent être considérées comme
des formations géologiques poussées vers le ciel par un
tremblement de terre.
Ce tremblement de terre est la révolution mentale dont nous
sommes les enfants. Il a eu lieu dans un ailleurs et dans un pli du
temps dont nous n’avons pas connaissance et ne sommes pas
conscients. Mais nous pouvons l’identifier, ainsi que les
transformations spectaculaires qu’il a laissées sur la croûte
terrestre de nos gestes, de nos habitudes et de nos postures
mentales.
Beaucoup de ces transformations sont en fait imputables à la
révolution numérique, et il est vrai que ce sont précisément celles
qui nous apparaissent, plus que d’autres, comme la forme écrite
sous laquelle nous avons enregistré les codes définitifs de la
mutation : à condition de ne pas les prendre pour la cause de
tout, ils ont beaucoup à enseigner et à révéler.
Il faudrait les traiter comme des vestiges, comme des
découvertes archéologiques desquelles on peut déduire le miracle
d’une civilisation cachée.
La nôtre. ◄
Vous pouvez rallumer votre téléphone portable, merci.
Ah, votre fils pleure.
1981-1984
• En l’espace de quatre ans, trois PC sont commercialisés, résultat
de longues années d’expérimentation. Ils parviennent à percer sur le
marché, transformant un outil réservé à une élite en objet qu’on
imagine facilement avoir chez soi, sans devoir être un génie ou un
enseignant à Stanford : le PC d’IBM, le Commodore 64 et le
Macintosh d’Apple. Si on les examinait aujourd’hui, ils paraîtraient
d’une désolante tristesse, mais à l’époque ils devaient avoir l’air
élégants, ou en tout cas relativement amicaux. Des trois, le Mac fut le
moins performant sur le plan commercial, mais c’était le plus brillant.
Ce fut le premier à utiliser une interface graphique et une organisation
des fichiers compréhensible par tous, même par un idiot : il y avait un
bureau, on ouvrait des fenêtres et on jetait les choses dans une
corbeille, des gestes que tout le monde connaissait. On se déplaçait
sur l’écran en faisant glisser sur la table un drôle d’objet appelé
souris. On comprend mieux pourquoi, à compter de ce jour-là, il est
devenu plus difficile de penser que les choses intelligentes étaient
ennuyeuses.
ZOOM On ne peut pas mesurer l’importance de ces
événements si on ne se concentre pas un instant
sur le P du sigle PC.
Personal.
Aujourd’hui, le fait que tout le monde possède un
ordinateur semble aller de soi, mais il ne faut pas
oublier qu’il y a seulement quarante ans, ç’aurait
paru incroyable. Les ordinateurs existaient depuis
des années, c’étaient d’énormes monstres qui
emmagasinaient des données dans les
laboratoires de quelques rares institutions
exerçant pour la plupart une forme de domination
ou de suprématie. Penser qu’ils finiraient sur notre
bureau avait quelque chose de tout à fait
visionnaire à l’époque. J’irai jusqu’à dire que le vrai
génie n’était peut-être pas d’inventer les
ordinateurs, mais d’imaginer qu’ils pourraient
devenir un outil personnel et individuel. Cette idée
traduisait la volonté singulière d’accorder à tout
individu un pouvoir qui avait été créé pour un petit
nombre. Incroyable. Et donc, quand on examine la
photo d’un Commodore 64, en plus de se
demander s’il fallait vraiment choisir cette couleur
qui fait penser au teint d’une personne malade, il
faut comprendre que c’était alors que le monde
était VÉRITABLEMENT en train de basculer. Pas une
minute avant.
• SMTP a été publié en 1981. C’était le premier protocole de courrier
électronique qui, en facilitant les choses, permettrait une diffusion
vertigineuse des courriels (trente ans plus tard, en 2012, nous
enverrions 144 milliards de courriels par jour, dont les trois quarts
seraient des spams). Pour mémoire, le premier courriel avait été
expédié de nombreuses années auparavant. En 1971, Ray
Tomlinson, un Américain de trente ans qui avait fait des études
d’ingénieur à New York, en était l’auteur. Signalons en outre
qu’employer le signe @ était son idée, ai-je découvert.
IMPORTANT Les courriels circulaient d’un ordinateur à l’autre en
utilisant une sorte de réseau routier invisible, dont
les gens normaux ignoraient complètement
l’existence. Ceux qui savaient l’appelaient Internet.
Imaginez une cache d’explosifs souterraine : si
vous tenez encore quelques lignes, vous verrez la
gigantesque explosion qui, quelques années plus
tard, ferait éclater l’écorce terrestre et projetterait
dans les airs les plus fantastiques sommets que la
révolution numérique ait fait naître.
1982
• La vague numérique qui submergera le monde atteint la surface et
ne peut plus se cacher. Le premier CD musical est commercialisé.
C’est le premier enregistrement au format numérique, gravé sur un
support grand comme une soucoupe. Philips et Sony – Pays-Bas et
Japon – ont joint leurs efforts pour le mettre sur le marché. De façon
inexplicable, ce premier CD contenait une musique d’une rare laideur,
la Symphonie alpestre de Richard Strauss. (Du reste, le premier CD
de musique pop était un disque d’Abba.)
1988
• Autre étape importante dans la numérisation progressive du
monde : après la musique, les images. Le premier appareil photo
numérique voit le jour. Il est l’œuvre de Fuji, une entreprise japonaise,
naturellement.
Décembre 1990
• Un ingénieur en informatique anglais, Tim Berners-Lee, inaugure le
World Wide Web et change ainsi la face du monde.
C’est, bien sûr, un moment historique. Une bonne moitié du monde
dans lequel nous vivons est née à cet instant, je continuerais à
l’affirmer même si le Web disparaissait après-demain, remplacé par
quelque chose de mieux (ce qui est d’ailleurs en train d’arriver). Dans
l’invention du Web, il y a un geste mental qui, en très peu de temps,
deviendra un réflexe pour des milliards d’humains : avec quelques
autres réflexes stupéfiants, c’est ce qui sous-tend notre nouvelle
civilisation. Et donc, un peu de concentration. Une parenthèse
solennelle s’impose : c’est le bon moment pour bien comprendre les
choses. Pour moi, du moins, ça l’a été.
Je pense qu’il est bon de commencer par une nouvelle qui ne vous
plaira pas : Internet et le Web sont deux choses différentes. Je sais,
c’est agaçant, mais faites-vous une raison. Internet est né avant le
Web, bien avant. Je vais tenter de vous expliquer comment ça s’est
passé.
Tout a commencé pendant la guerre froide et vient de la paranoïa
des Américains : comment les militaires pourraient-ils communiquer
entre eux sans que les Soviétiques y fourrent leur nez ? Dans les
années 60, ils ont finalement mis au point une solution plutôt brillante
qu’ils ont appelée ARPANET : en pratique, ils ont réussi à mettre en
communication certains de leurs ordinateurs très éloignés
physiquement les uns des autres, les faisant dialoguer via un système
d’empaquetage des données jusqu’alors inexistant et créant ainsi une
sorte de circuit verrouillé dans lequel ces ordinateurs pouvaient
échanger des informations sans que les communistes y aient accès.
Ajoutons que tout cela se déroulait en un laps de temps ridicule. On
appuyait sur un bouton et le message arrivait instantanément de
l’autre côté. Bon, peut-être pas instantanément, mais à une vitesse
incroyable.
Même pour ceux qui n’étaient pas obnubilés par le péril rouge, il a
d’emblée paru évident qu’une telle solution ouvrait des perspectives
incroyables, bien au-delà du contexte militaire. Certaines universités
américaines qui avaient collaboré au développement d’ARPANET l’ont
compris, elles ont affiné cette technologie et l’ont adoptée pour
mettre en communication les ordinateurs de leurs chercheurs. Le
29 octobre 1969, à partir d’un ordinateur de l’UCLA, à Los Angeles,
un message a rejoint en temps réel l’université de Stanford, à San
Francisco, avalant cinq cent cinquante kilomètres en un clin d’œil.
Seule la moitié du message arriva, certes, mais on corrigea aussitôt
le tir et, à la deuxième tentative, tout se passa bien. À tel point que
les deux universités créèrent leur circuit et s’en servirent pour faire
communiquer leurs ordinateurs. Par exemple, on s’envoyait des
lettres (qu’on appelle désormais des courriels), mais aussi des
thèses entières. Ou des livres. Des blagues, peut-être, je ne sais
pas. Dans tous les cas, ce n’était pas mal du tout.
Puis, beaucoup d’autres universités, quelques grandes entreprises
et même des États ont compris l’utilité fantastique de la chose et
chacun a mis en place son propre circuit qui connectait tous leurs
ordinateurs. Appelons-le par son vrai nom : ils ont mis en place leur
réseau. Chacun avait le sien et chaque réseau avait son
fonctionnement, ses règles, ses mécanismes. C’étaient des vases
non communicants. Comme des langues différentes, en fait. Rien ne
serait arrivé et vous seriez encore en train de lécher des timbres si,
en 1974, deux informaticiens américains n’avaient pas inventé un
protocole capable de faire dialoguer les formats des différents
réseaux du monde, les mettant en communication comme par magie.
En gros, c’était un traducteur mondial instantané : chacun parlait la
langue qu’il voulait et ce protocole traduisait instantanément. Ils ne lui
ont pas donné un joli nom (ces ingénieurs…), mais cela vaut la peine
de le retenir : TCP/IP. C’est l’invention qui a fait tomber les barrières
entre les différents réseaux existants, avec pour formidable résultat
de mettre sur la table, de fait, un seul grand réseau mondial. Qu’on a
appelé Internet.
C’étaient les années 70 et – donnée essentielle – tout cela
concernait un nombre ridiculement faible de personnes. Une élite
minuscule, comparée au nombre d’habitants de la planète. Celle qui,
bien sûr, avait accès à des ordinateurs. C’était une affaire de niche.
Le curling a sans doute plus de pratiquants aujourd’hui. Par
conséquent, rien de tout cela n’apparaît dans notre colonne
vertébrale de la révolution numérique qui, je l’ai dit, contient les
phases durant lesquelles le tremblement de terre remonte à la
surface, transformant la vie des personnes. Dans cette histoire, ce
moment n’arrive réellement qu’en 1990. Tim Berners-Lee, un Anglais
qui travaillait au CERN de Genève, a inventé une chose appelée
Web. (Pour la première fois, nous voyons apparaître la vieille Europe
dans une histoire dont tous les héros – tous – sont américains et
souvent californiens. Je dois ajouter, pour compléter l’information, que
Berners-Lee a inventé le Web en travaillant sur un ordinateur
américain, un NeXT produit par une société californienne dont il est
intéressant de se rappeler qui l’a fondée : un certain Steve Jobs.)
Qu’a inventé Berners-Lee, exactement ? Pas Internet, nous
l’avons bien compris. Et donc ? J’ai découvert qu’il existe de
nombreuses réponses possibles à cette belle question, toutes
fatalement imprécises ou incomplètes. J’en ajouterai une, la mienne.
1990
• Tim Berners-Lee inaugure le World Wide Web et change le monde.
1991-1992
• Rien de vraiment remarquable, pour autant que je sache. Peut-être
qu’ils se remettaient du choc.
1993
01 • Un groupe de chercheurs européens invente le MP3. C’est un
système qui rend les fichiers audio encore plus légers, et donc leur
taille numérique minime. Un concept est né, celui de COMPRESSION, qui
sera ensuite appliqué aux images fixes (donnant naissance au jpeg)
et aux images en mouvement (mpeg). L’idée, c’est que si on trouve
un moyen d’éliminer dans la version numérique d’un son toutes les
séquences numériques qui ne sont pas strictement nécessaires
(comme celles qui enregistrent des nuances inaudibles pour l’oreille
humaine), ce qu’on a entre les mains est un son un peu appauvri,
mais beaucoup plus léger et encore plus facile à transporter, à
envoyer, à stocker. Sans un tel tour de passe-passe, vous pourriez
vous accrocher pour écouter de la musique sur votre téléphone
portable. (Inutile de dire que, dans la seconde qui a suivi, le CD a
commencé à ressembler à un vestige d’une civilisation passée.)
1994
• IBM sort le premier smartphone. Les téléphones portables
existaient depuis un certain temps, mais c’est le premier téléphone
capable de faire des choses qu’un téléphone ne devrait pas faire. Il
envoie des courriels et a un jeu vidéo incorporé, par exemple. Au bout
de six mois de vie, ils ont arrêté de le produire. Faux départ. Pour
voir un smartphone apparaître à la surface de la consommation de
masse, il faudra encore attendre au moins neuf années
supplémentaires. Je ne sais pas exactement pourquoi.
• Yahoo! voit le jour. Débute alors la mode des noms idiots. Quoi qu’il
en soit, c’est un moment historique. Le portail, inventé par deux
étudiants de l’université de Stanford (Californie, USA), réalise la
chose la plus évidente du monde : il élimine le pénible besoin des
Pages jaunes, que j’avais offertes à mon ami. Enfin quelqu’un pour
vous aider à trouver votre chemin à travers Internet et le Web, et le
mérite revient à un site Web. Apparemment, ce n’était pas si difficile.
1995
• Après les photos, les films. Cette fois, ce sont les documents
audiovisuels que l’on numérise. Le premier DVD est mis en vente.
Encore Philips, toujours avec les Japonais (Sony, Toshiba,
Panasonic). Deux ans plus tard, le VHS était mort. Amen.
1998
03 • Grand finale. Deux étudiants de l’université de Stanford âgés de
vingt-quatre ans, Sergey Brin et Larry Page, lancent un moteur de
recherche auquel ils donnent un nom stupide : Google. Aujourd’hui,
c’est le site Web le plus visité au monde. Lorsqu’ils le conçurent, il y
avait un peu plus de six cent mille sites Web : ils trouvèrent un moyen
de nous faire trouver en moins d’une seconde tous ceux qui
contenaient la recette des lasagnes et de les lister par ordre
d’importance. (Les lasagnes ne sont qu’un exemple : ça marchait
aussi avec prothèse de hanche.)
Le plus étonnant est que cela fonctionne encore, à présent qu’on
dénombre plus de un milliard deux cents millions de sites. Si l’on a
e
recours à une métaphore du XVI siècle, on peut dire que les
navigateurs ont fourni les voiliers pour sillonner la grande mer du
Web, les portails comme Yahoo! ont signalé les routes et les
dangers, et ces deux-là, Brin et Page, ont trouvé d’un coup le moyen
de calculer la longitude et la latitude, ils ont mis à la disposition de
tout navigateur une mappemonde où tous les ports de la planète
étaient classés par ordre d’importance, de confort et de vocation
commerciale. Ils étaient en mesure de vous dire où on mangeait le
mieux, où le prix du poivre était le plus bas et où les bordels étaient
les meilleurs. Vous ne serez pas étonnés d’apprendre que leur
marque, Google, est actuellement la plus influente au monde (quoi
que cela puisse signifier).
Là encore, au-delà des énormes conséquences économiques,
nous assistons à l’introduction de plusieurs réflexes mentaux qui
seront décisifs et façonneront la nouvelle civilisation en train de
naître. Nous sommes loin de toute logique connue, avec des postures
mentales jamais vues auparavant : la nouveauté absolue. Il sera
intéressant d’en parler dans les Commentaires que j’ai déjà
annoncés. Pour le moment, arrêtons-nous ici et examinons ce que
nous avons devant nous.
Screenshot final
DÉMATÉRIALISATION
HUMANITÉ AUGMENTÉE
WEBING
MACHINES
MOUVEMENT
Il y avait donc ce nouvel échiquier, avec les bons pions placés aux
bons endroits. Il s’agissait dès lors de comprendre si les gens
accepteraient de jouer. Il peut être utile de rappeler quelques
chiffres :
1999
• Un jeune Américain de dix-neuf ans s’installe devant l’ordinateur de
son oncle et, après quelques mois de programmation, produit un
logiciel qui donne ce résultat singulier : quiconque a de la musique
dans son ordinateur peut l’envoyer gratuitement à une autre personne
équipée d’un ordinateur. Et vice versa. Soudain, l’idée de dépenser
de l’argent pour acheter de la musique est devenue vaguement
absurde. Le jeune homme de dix-neuf ans s’appelle Shawn Fanning,
et le logiciel, Napster. Deux ans plus tard, il a été mis hors la loi, mais
le mal était fait. En quelques mois, Napster était devenu un nom
célèbre (Shawn a même fait la une de Time Magazine) et, dans
l’imaginaire collectif, il avait créé un précédent sensationnel :
concrètement, il avait montré que si on était un petit malin et qu’on
prenait au sérieux les préceptes du professeur Berners-Lee (mettons
en relation nos tiroirs), on pouvait semer un sacré bordel, du genre
détruire une industrie entière à seulement dix-neuf ans (en
l’occurrence l’industrie du disque). Bien sûr, dans le mépris total de
toutes les élites, y compris des artistes et des auteurs. Disons que
Napster a montré ce que pouvait faire la frange la plus radicale de
l’insurrection. Le genre de liberté – extrême et inconditionnée – qu’elle
pouvait produire.
2000-2001
• La bulle dot.com, c’est-à-dire la bulle spéculative qui s’était créée
autour des premières entreprises numériques, éclate. Concrètement,
beaucoup d’argent avait été investi dans des entreprises qui
promettaient de faire de bonnes affaires avec Internet. Mais, en
2001, la moitié de cet argent s’est envolée, pour la simple raison que,
concrètement, ces entreprises faisaient des choses qui
n’intéressaient personne. Et les gens l’ont compris un beau matin ?
me demanderez-vous. Eh bien, pas vraiment. Les premiers se sont
réveillés en 1997, puis le château de cartes s’est effondré en 2000 et
a continué à chuter pendant deux autres années. À la fin de
l’éboulement, pour se faire une idée, 52 % des start-up américaines
avaient fini au tapis. Et celles qui n’étaient pas encore au tapis
titubaient dans leur coin : pour sept dollars, on pouvait rafler des
actions Amazon qui, au début de la catastrophe, en valaient 87.
J’imagine les coups de fil que Bezos père a dû passer à son fils…
En soi, c’était un signal très clair : assez joué, la fête est finie,
retour à la bonne vieille économie et au monde prénumérique.
Toutefois, à la lumière de ce qui s’est réellement passé ensuite, on
peut avoir une autre lecture de ce désastre. Pour commencer,
beaucoup se sont aperçus, en le voyant s’effondrer, que le château
EXISTAIT et qu’il était énorme : c’était une façon de découvrir ce
qu’étaient les start-up. Le détail qui a dû paraître révélateur était
qu’une espèce particulière d’hommes
– ceux qui se réveillent chaque jour avec pour objectif d’accumuler
plus d’argent – croyaient à la révolution numérique et y croyaient
tellement qu’ils en perdaient toute lucidité, plaçant leurs pions un peu
au hasard sur la table de jeu. Quand ces gens-là perdent la tête par
excès d’enthousiasme, il se passe quelque chose de significatif, vous
pouvez en être sûr. Il faut ajouter à cela que, comme toutes les
tempêtes, celle-ci avait emporté quelques branches mortes mais
avait laissé debout, bien que tremblants, les arbres les plus forts :
qu’on le veuille ou non, ce bel élagage avait tout l’air d’être
providentiel…
On trouve sur Wikipédia une intéressante liste de start-up qui
ont sombré dans ces années-là. C’est un cimetière
impressionnant, véritable Spoon River des rêves numériques. Je
suis allé y jeter un coup d’œil car je pensais y trouver la trace de
montagnes qui ne se sont jamais dressées au-dessus de l’écorce
terrestre, les restes de vertèbres qui n’ont jamais vu le jour. J’y
suis entré et je n’ai plus réussi à en sortir. J’y ai lu des histoires
incroyables. Avec les cimetières, on n’est jamais déçu.
KOZMO.COM Installée à New York, cette start-up promettait de
2001
• 11 septembre, attentat contre les Twin Towers. Pour de multiples
raisons, ce fut naturellement un coup très dur pour l’insurrection
numérique. La plus évidente, c’est qu’il minait sérieusement le
scénario de paix qui était la condition et l’objectif de l’insurrection.
D’abord l’effondrement des start-up, puis cette attaque : une double
catastrophe. Mais il ne faut pas sous-estimer un fait : le
11 septembre a communiqué, de façon certes traumatisante, une
nouvelle bien précise à la population. Il n’y avait plus de frontières
nationales qui tenaient, il n’y avait plus de front, même la frontière
conceptuelle de la guerre n’était plus si claire, de même que le
périmètre des phénomènes que nous désignons avec ce mot (qu’est-
ce donc que le terrorisme, dès lors que des citoyens français ouvrent
le feu à l’intérieur du Bataclan ? Et comment appeler cela autrement
que guerre civile ?). En fin de compte, le 11 septembre fut aussi une
leçon fulgurante, traumatisante et inoubliable. Il soulignait un état de
fait qui, lui, était constitutif de l’insurrection numérique : il fallait
s’habituer à jouer toute les parties sur un terrain ouvert où il y avait
sans doute des règles, mais plus de frontières. Si même la guerre
était devenue liquide, alors vous imaginez les matchs de foot.
À la lumière de cette réflexion, revenons à la réaction qu’eut alors
le gouvernement américain. Ce que nous observons est intéressant :
les Américains sont partis à la recherche d’une guerre à l’ancienne,
avec des frontières à franchir et un ennemi visible à anéantir. Ainsi,
dans son inutilité préjudiciable, la guerre contre l’Irak de Saddam
Hussein peut aujourd’hui être considérée comme l’emblème d’une
certaine réaction, possible et primitive, face à la nouvelle civilisation
numérique : ne pas comprendre ses règles et continuer à jouer le jeu
du passé. C’est un comportement qu’on trouvera souvent autour de
nous. Voire en nous-mêmes. Il est étrange, car il mêle une bonne
dose de dignité et de fierté à une dose incroyable de ridicule. Ça me
fait penser à ces joueurs qui célèbrent un but marqué alors que
l’arbitre vient d’interrompre le jeu. Ils n’ont pas entendu son coup de
sifflet et, à présent, ils sont habités par un mélange de bonheur et de
solitude… Ils sont dans leur histoire à eux pour un long moment, ce
sont à la fois des héros et des clowns.
Signalons que l’école marque après le coup de sifflet de l’arbitre
chaque fois qu’elle ouvre ses portes le matin. Nous en sommes bien
conscients, n’est-ce pas ?
2002
• Naissance de Linkedin. Son fondateur est sans doute le premier à
avoir imaginé le concept de RÉSEAU SOCIAL. Il s’appelait Reid Hoffman,
il était californien et lui aussi avait fait des études vaguement
classiques : épistémologie et sciences cognitives. La première fois
qu’il a pensé à utiliser le Web pour relier les gens, c’était pour
résoudre un problème que je n’ai jamais rencontré : trouver dans son
quartier quelqu’un avec qui jouer au golf. C’était en 1997. Cinq ans
plus tard, il a lancé Linkedin, qui met en relation ceux qui ont du travail
à offrir et ceux qui en cherchent. Pour nous, dans ce livre, c’est une
étape essentielle : c’est la première fois que les hommes font une
copie numérique d’eux-mêmes et la déposent dans le deuxième
monde. Un geste qui, vous le savez, connaîtra des développements
incroyables.
2003
• Le BlackBerry Quark est commercialisé. C’est un moment
historique. Le premier smartphone grand public est né. Il n’est peut-
être pas si grand public que ça, mais il séduit assurément les plus
éveillés. Ce n’était pas un téléphone : c’était une sorte de PC qu’on
gardait dans sa poche. On pouvait même l’utiliser pour passer des
appels téléphoniques, bien sûr, mais ce n’était pas l’essentiel.
L’essentiel, c’est qu’avec cet outil minuscule, la posture homme-
clavier-écran n’était plus liée à la fixité de l’ordinateur. Elle était liée à
l’individu et se promenait avec lui.
Retournez à l’innocence de cette époque et constatez ce
revirement retentissant : dès lors, on pouvait rester connecté au
deuxième monde 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Certains l’étaient,
du reste, et ressemblaient alors à des toxicomanes (le terme
crackberry a même été inventé), mais il est fort possible qu’ils n’aient
pas utilisé leurs smartphones beaucoup plus que nous n’utilisons le
nôtre aujourd’hui. Je n’en sais rien. Ce n’est pas facile de s’en
souvenir.
Ce que je conserve de ce moment historique, ce sont deux
images originelles, pour ainsi dire, qui me viennent l’une de New
York et l’autre de Tokyo, sans doute pas par hasard : par chez
nous, dans la province de l’Empire, nous étions plusieurs crans en
dessous. À Tokyo, il y avait ces milliers de jeunes filles dans la rue
avec un téléphone portable à la main. Elles ne le sortaient pas, ne
le rangeaient pas dans leur poche, elles le gardaient constamment
à la main, tels un éventail, me suis-je dit instinctivement – victime
d’un rapprochement culturel simpliste –, l’éternelle cigarette des
fumeurs ou des lunettes. Ce n’était pas un instrument, c’était une
prothèse. Ce n’était pas une MÉDIATION, c’était une EXTENSION DE SOI.
Des jeunes filles qui avaient lu un millième des livres que j’avais lus
moi-même me montraient une percée anthropologique que je
n’imaginais même pas, et elles le faisaient en appuyant avec les
pouces (les pouces !) sur un clavier qui tenait dans leur main.
Elles le faisaient en riant, en bavardant, en mangeant, en fumant.
Elles le faisaient sans jamais s’arrêter. Elles étaient l’emblème de
la révolution numérique et, souvent, elles mangeaient une glace.
Pendant ce temps-là, à New York s’était installé ce jeune
graphiste italien, de ceux qui ont toujours un quart d’heure
d’avance sur les autres et qui arborait déjà cette savante
architecture de moustache et de barbe bientôt adoptée par tous
les hipsters du monde : il réalisait de somptueuses couvertures. À
un moment donné, il sort son BlackBerry, que j’observe d’un air
dégoûté, et me demande : « Comment peux-tu vivre sans ? »
Difficile d’oublier l’immense et séraphique morgue avec laquelle je
l’ai regardé en secouant la tête, et, fier de ma sagesse quasi
paysanne, je me suis penché pour examiner de plus près ce
bidule comme s’il s’était agi d’un échantillon d’urines. Il y avait un
clavier qui semblait fait pour des hommes minuscules, de la lignée
des fées. Il y avait un écran sur lequel il lisait Tolstoï debout dans
le métro, lui qui faisait de si belles couvertures pour de si beaux
livres en papier. J’aurais dû comprendre beaucoup de choses à
ce moment-là, et le fait que j’en aie un souvenir si précis montre
bien que je n’en ai rien retiré, mais aussi que je l’ai mis de côté,
sûr qu’un jour j’aurais assez de culture pour le rouvrir et y lire ce
que j’avais à y lire. C’est chose faite.
2004
• Le 4 février, Facebook est lancé. Au début, c’était un réseau social
réservé aux étudiants de certaines universités. En 2006, il s’est
ouvert à toute personne ayant une adresse électronique et plus de
quatorze ans. Aujourd’hui, Facebook compte près de deux milliards
d’utilisateurs. C’est peut-être le phénomène de colonisation le plus
massif que nous puissions enregistrer : actuellement, par exemple, un
Italien sur deux aborde régulièrement le deuxième monde sur l’un des
vaisseaux affrétés par Facebook. Un exode massif, c’est
indiscutable. On s’amusera à l’étudier dans les Commentaires, pour
voir s’il a un sens ou si c’est juste un désarmant signe de folie.
• Quelqu’un (un certain Tim O’Reilly, un éditeur irlandais qui avait fait
des études classiques) invente l’expression Web 2.0. Le but était de
distinguer une première phase du Web – dans laquelle l’utilisateur
était le plus souvent passif : il consultait, surfait, mais trouvait des
choses déjà prêtes –, d’une deuxième marquée par une interactivité
généralisée – l’utilisateur est appelé plus directement à créer le
deuxième monde. C’est un repère valable, qui témoigne bien de ce
que représente la colonisation numérique : nous ne nous sommes pas
contentés de prendre possession des terres de l’autre monde, nous
avons tous entrepris de les cultiver, de les dessiner, de les construire.
C’est ce que Timmy a compris il y a quinze ans.
2005
• Naissance de YouTube, qui est aujourd’hui le deuxième site le plus
populaire dans le monde. Chaque minute, on y transfère quatre cents
heures de vidéos. Essayez de visualiser ce que signifie concrètement
un tel nombre et vous verrez une quantité impressionnante de
personnes distillant leur expérience dans des séquences vidéo, avant
de les transférer et de les stocker dans ce deuxième monde : où ils
vont les chercher en cas de besoin – ou juste pour s’amuser. Ils
contribuent ainsi à générer ce mouvement de rotation qu’est devenue
la réalité : une migration cyclique des faits à travers les deux pôles du
monde et du deuxième monde.
Peu importe le degré d’idiotie ou de beauté du contenu auquel ils
prêtent ce geste : dans tous les cas, telle l’araignéeils tissent la toile
circulaire dans laquelle se prend une belle proie, qu’ils dévorent et
appellent EXPÉRIENCE.
2006
• Naissance de Twitter. Pour en mesurer la portée, il faut partir des
textos. Depuis des années, cette idée était dans l’air : utiliser le
téléphone pour taper des messages à envoyer à l’autre bout du fil.
Sur le papier, ça ressemblait à une formidable ânerie (pourquoi ne
pas utiliser l’autoradio pour faire du pain grillé ?), mais en fait le
principe était raisonnable. Puisqu’une ligne téléphonique est inutilisée
pendant des heures, pourquoi ne pas s’en servir entre deux appels
pour transmettre de petits textes sous forme numérique ? On a fait
quelques essais et cela semblait effectivement fonctionner. Il
s’agissait simplement de concevoir des paquets de données d’une
taille compatible avec la bande passante, c’est pourquoi les tout
premiers textos comportaient au maximum 18 caractères. On a un
peu travaillé dessus et on a atteint 160 caractères. On n’a pas pensé
à augmenter cette longueur, car on avait étudié les textes des cartes
postales qu’on s’envoyait et on avait constaté que 160 caractères,
c’était déjà du luxe. Vraiment. Mais avant que cela ne parvienne au
seuil de la consommation collective, il a fallu plusieurs années. Le
premier téléphone mobile à offrir un système simple permettant
l’envoi de textos a été le Nokia 2010 : c’était en 1994. Il faut préciser,
en outre, que cela ne s’est pas produit immédiatement. Les chiffres
de la première année sont émouvants : en moyenne, en 1994, les
utilisateurs de Nokia envoyaient un texto par mois. Quelle innocence.
Pourtant, au bout d’un certain temps, les gens ont remarqué deux
choses : la première, c’est que cela coûtait moins cher d’écrire que
de téléphoner ; la seconde, que s’écrire était plus pratique que de se
parler. En 2006, les seuls utilisateurs américains ont envoyé 159
milliards de textos. Et c’est là qu’intervient Twitter. Qui se contentait
en réalité de fusionner deux choses allant parfaitement ensemble : les
textos et les réseaux sociaux. Les fondateurs de Twitter l’ont fait
avec beaucoup d’habileté et ont créé une plateforme confortable,
rapide et agréable. Succès mondial. À l’époque, ce qui a retenu
l’attention de tous – et suscité l’indignation de beaucoup –, c’est le fait
que les messages ne devaient pas dépasser 140 caractères. En
réalité, puisqu’il s’agissait de textos, c’était tout à fait normal, mais il
était logique que la plupart des gens y voient un autre signe de
l’apocalypse culturelle : il existait une humanité capable d’exprimer
ses pensées en 140 caractères.
Des barbares.
Je signale à cet égard qu’aujourd’hui même, alors que j’ai écrit
ces lignes, le président Trump (l’Empereur de la Planète) a annoncé
DANS UN TWEET que la Chine soutenait secrètement la Corée du Nord,
mettant la paix dans le monde en grand danger.
Vous conviendrez que le problème, ici, n’est pas qu’il ait réussi à
le dire en 140 caractères. Le problème est clairement ailleurs : en
d’autres termes, c’est qu’un président américain en soit arrivé à
annoncer de telles choses en utilisant le même outil que mon
garagiste pour commenter les matchs de la Juventus. J’ai dû rater
quelques étapes. Il faudra y revenir dans les Commentaires.
2007
• Amazon lance le Kindle, un lecteur de livres électroniques qui
promettait d’avoir la peau du livre papier. Un seuil symboliquement
très important. Le livre papier était – est toujours – une sorte de
forteresse, de totem, dans le choc entre l’insurrection numérique et la
e
civilisation du XX siècle. S’ouvrait un front décisif pour le sort de la
bataille.
Bezos a certes utilisé la puissance de son réseau de distribution,
mais il n’était pas le premier à tenter une telle opération. En 2000,
par exemple, Stephen King avait « publié » son nouveau livre, Un tour
sur le Bolid’, en exclusivité sur Internet : on le téléchargeait et on le
lisait sur son ordinateur. Il l’a vendu 2 dollars 50 pendant quelque
temps, puis il l’a distribué gratuitement. Durant les premières vingt-
quatre heures, le roman a été téléchargé 400 000 fois (peut-être
juste pour voir si c’était possible, je ne sais pas). Il faut dire aussi que
le premier à commercialiser avec une certaine conviction une liseuse,
c’est-à-dire un objet fait pour lire des livres électroniques grâce au
brevet d’encre électronique, a été Sony, en 2004, avec Sony Librie.
Le fait que personne ne s’en souvienne signifie sans doute quelque
chose.
Screenshot final
THE GAME
Bien, je ne vois rien d’autre. Mais j’ai pour vous une nouvelle
importante : à de rares exceptions près, si vous faites quelque chose
qui ne possède pas au moins la moitié de ces caractéristiques, c’est
assurément une chose morte depuis longtemps.
Maintenant, vous avez le droit de vous énerver.
SUPERFICIALITÉ
Penser à l’envers
La présentation de l’iPhone, Steve Jobs et cette vidéo : il y avait
là, si on y regarde de plus près, une chose qui revenait de façon
quasi obsessionnelle. Un mot.
Simple. Very simple. Very very simple.
Simple.
Qu’il s’agisse de mettre une chanson des Beatles, d’appeler un
ami, d’aller sur le Web, d’augmenter le volume ou de tout éteindre,
avec l’iPhone c’était toujours un petit geste non seulement amusant,
mais aussi – comme Jobs l’a souligné à plusieurs reprises – simple,
très simple.
Ça paraît évident, sans conséquences significatives. Et pourtant.
Simple n’est pas seulement le contraire de difficile. C’est aussi –
et surtout, dans ce cas – celui de complexe. Ce que Jobs tenait à
souligner, c’est que l’iPhone était capable de faire converger des
processus très complexes dans un même geste pur et définitif. Il ne
disait pas qu’il avait simplifié le téléphone. Au contraire, il disait qu’il
en avait fait un instrument très complexe. Mais il tenait beaucoup à
souligner que son utilisation était diaboliquement simple. D’une
certaine manière, cet engin avait réussi à repousser toute complexité
dans un double fond caché, ne laissant flotter à la surface que le
noyau débarrassé des processus complexes. Rien que leur synthèse
ultime, leur cœur élémentaire et utile : des icônes à toucher, des
menus défilants, des pages défilantes. Avec nos yeux sur cet écran
et nos doigts qui l’effleuraient, on avait l’impression d’avoir accès à
des gestes qui avaient été nettoyés de toute scorie et qu’on nous
offrait d’un coup, dans une sorte de simplicité ultime : l’essentiel était
remonté au grand jour et tout le reste avait été avalé par quelque
sphère invisible.
L’impression était très agréable, idéalement résumée par ces
icônes amicales, souriantes et colorées. À présent, il est plus facile
de comprendre que, derrière leur apparence quelque peu enfantine,
se cachait une chose très sophistiquée : c’était la pointe émergée
d’icebergs immenses et extrêmement denses, cachés quelque part
sous cet écran. Non sans ironie, ces icônes utilisaient l’image stylisée
des outils qu’elles étaient en train de détruire : le combiné du
téléphone, l’aiguille de la boussole, l’enveloppe des lettres, la montre
à aiguilles. Il y avait même une roue dentée. Destinés à disparaître
en tant qu’objets, ils étaient affichés telles des bouées signalant le
point précis où le cœur utile des choses était remonté à la surface,
e
s’éloignant de la complexité des processus du XX siècle qui le
retenait prisonnier. Ils étaient là pour souligner que L’ESSENCE DE
L’EXPÉRIENCE ÉTAIT SORTIE DE SA TANIÈRE, CHOISISSANT LA SURFACE COMME
surface, flottant sous notre nez, on avait le chaos ou, dans le meilleur
des cas, le réseau trompeur des perceptions superficielles. Le jeu
consistait à les surmonter, opportunément guidés par des
spécialistes. Au bout d’un parcours fait de fatigue, d’application et de
patience, il fallait descendre en profondeur où, comme dans une
pyramide inversée, l’articulation complexe du réel se résumerait
lentement, d’abord dans la clarté de quelques éléments, puis dans
l’épilogue aveuglant d’une essence véritable, où LE SENS AUTHENTIQUE
DES CHOSES était préservé. Nous appelions EXPÉRIENCE le moment où
POST-EXPÉRIENCE
C’est une chose que j’ai mis du temps à saisir. Je n’arrivais pas à
comprendre pourquoi le numérique semblait faire disparaître cette
vibration et donc ce que je SAVAIS être le cœur de l’expérience, mais je
ne pouvais pas affirmer sincèrement que le monde généré par le
numérique était sourd, mort ou insensé. Certes, on pouvait l’affirmer
en toute mauvaise foi ou pour défendre ses propres intérêts, et
beaucoup l’ont fait. Mais, si on regardait les choses avec un minimum
d’innocence, on réalisait immédiatement que presque partout dans le
Game quelque chose pulsait, vivait, produisait de l’expérience,
générait l’intensité du sens, transmettait une âme. Il était difficile de
comprendre d’où jaillissait cette force, où se cachait cette pulsation,
mais nier son existence était à l’évidence absurde. Si on veut, le cas
le plus trivial et le plus évident était celui des enfants, et plus
généralement des jeunes qu’on avait sous les yeux. C’étaient des
individus chez qui l’insurrection numérique avait commencé à devenir
chair, comportements, postures mentales. Pour nous qui étions issus
de la vieille civilisation, ils étaient difficiles à déchiffrer : généraliser
est un peu stupide, mais on avait l’impression qu’ils ne faisaient
presque rien de ce qui était nécessaire pour générer de l’expérience,
du sens, de l’intensité. Sur le papier, ç’auraient dû être des abrutis
complets. Pourtant ce n’était pas le cas. On percevait clairement en
eux une intensité, un sens, une force qui en effet, par rapport à ceux
que nous nous souvenions d’avoir eus à leur âge, étaient assez
spectaculaires.
D’où venait cette force ?
Il m’est à présent plus facile de le comprendre.
profitez du fait que quelqu’un soit allé déterrer l’essence des choses
et l’ait placée à la surface du monde, vous profitez du fait d’avoir un
écran couvert d’éléments faciles à gérer, vous profitez du fait que tout
ce qu’on a mis sur cet écran communique avec le reste, vous profitez
du fait qu’il n’y ait pas d’intermédiaires pour vous les briser et vous
réalisez le seul geste que ce système semble vraiment suggérer :
tout mettre en mouvement. Vous croisez. Vous reliez. Vous
juxtaposez. Vous mélangez. Vous avez à disposition des
compartiments de la réalité simplement agencés et facilement
utilisables, mais vous ne vous contentez pas de vous en servir, vous
les TRAVAILLEZ. Ils sont le résultat d’un processus géologique, pour
ainsi dire, mais vous les employez comme un début de réaction
chimique. Vous reliez des points pour générer des figures. Vous
rapprochez des lumières éloignées pour créer les formes que vous
recherchez. Vous parcourez rapidement de grandes distances et
développez des géographies qui n’existaient pas. Vous superposez
des idiomes qui n’ont aucun rapport et obtenez des langues que
personne ne parle. Vous vous disloquez dans des endroits qui ne sont
pas les vôtres et vous perdez tout repère. Vous faites rouler vos
croyances sur tout plan incliné que vous croisez et vous les regardez
devenir plus ou moins des idées. Vous manipulez les sons en
recherchant toutes leurs possibilités et vous découvrez la difficulté de
les recomposer pour former un son accompli, peut-être même beau.
Puis vous faites pareil avec les images. Vous dessinez des concepts
qui sont des trajectoires, des harmonies asymétriques, des édifices
qui creusent des espaces dans des temps différents. Vous
construisez, détruisez et reconstruisez, avant de détruire à nouveau,
sans cesse. Vous n’avez besoin que de vitesse, de légèreté et
d’énergie. Votre façon d’être dans les choses est un mouvement,
jamais une immobilité ; descendre en profondeur ne fait que vous
ralentir, le sens de toute figure est lié à votre capacité à vous
déplacer à la bonne vitesse. Vous êtes simultanément dans de
nombreux endroits et c’est votre façon d’en habiter un seul, celui que
vous recherchez. Si vous avez bien travaillé, il ne vous sera guère
difficile de ressentir sous vos pas un effet étrange, une sorte de
modification qui altère le texte du monde et semble le remettre en
mouvement : COMME UNE VIBRATION.
Tiens donc : c’est l’âme. Elle est de retour.
J’ai décidé de baptiser POST-EXPÉRIENCE cette singulière façon de
faire. Ce n’est pas terrible, d’accord, mais ça permet de se faire une
idée. C’est l’expérience telle que nous l’avons imaginée après nous
e
être éloignés de son modèle du XX siècle. C’est l’expérience telle que
nous savons l’atteindre en utilisant les outils de l’insurrection
numérique. C’est l’expérience comme fille de la superficialité. La
première fois que nous l’avons entrevue, c’était à travers un
phénomène trivial et irritant : le multitâche. Tout était déjà là. Alors
que votre fils semblait faire cinq gestes en même temps, tous mal,
tous superficiellement, tous en vain, voici ce qui se passait
réellement : il réalisait un seul geste, inconnu de nous, et le réalisait
magnifiquement. Il utilisait des graines d’expérience – longuement
préparées afin d’obtenir ce caractère synthétique, ultime et complet
que seules possèdent les graines –, il les croisait et les superposait
pour faire mûrir une vibration qui, à terme, lui donnerait le privilège
d’une expérience réelle. Une post-expérience.
Bien sûr, peut-être que votre fils est juste névrosé, qu’il n’était pas
capable de regarder la télévision sans jouer en même temps à
Minecraft. Mais, même si tel était le cas, dans sa modeste activité
multitâche se trouvait inscrit le schéma dynamique auquel la culture
numérique doit son idée de post-expérience. Qu’il la gaspille
joyeusement et ne progresse que par à-coups relevait peut-être d’un
autre problème : parfois nous gaspillons tous notre vie et nous le
e
faisions déjà au XX siècle, je vous l’assure. Mais un millier d’enfants
neuneus – s’ils le sont vraiment – ne sont rien à côté de celui qui,
dans cette activité multitâche, fait réellement l’expérience du
mouvement auquel tôt ou tard il devra la possibilité d’arracher un sens
à la vie. Cet enfant nous enseigne ce qu’est la post-expérience.
Il nous enseigne que non, ceux qui signaient des pétitions pour la
défense des drogueries n’avaient pas raison. Ils prétendaient que
dans les façons de faire de l’insurrection numérique la sophistication
qui, par le passé, avait permis de défendre une certaine âme du
monde avait disparu. Mais ils n’étaient pas assez innocents,
désintéressés et intelligents pour comprendre que ce n’était pas
l’expérience qui mourait, et pas davantage la passion des hommes
pour une certaine vibration constituant le sens du monde. D’une
manière bien à eux, mémorisée à l’aide des outils qu’ils s’étaient
forgés sur mesure, ces hommes nouveaux continuaient à chercher
une chose qui était comme une intensité, comme un flou de la réalité,
comme une mystérieuse et tenace vibration des faits, comme une
possibilité supplémentaire et continue de création. Maintenant, nous
pouvons dire avec quelque certitude qu’ils avaient démonté l’âme du
monde, qu’ils l’avaient sauvée des profondeurs et la remontaient là où
il leur semblait plus juste de la transmettre. Bien entendu, si l’on allait
la chercher en dessous, là où on la rangeait autrefois, on pouvait
avoir l’impression qu’elle n’y était tout simplement plus, pour
personne. Mais c’est une erreur que nous avons déjà commise : la
répéter aujourd’hui serait fatal, grotesque et tristement inutile.
CONSTERNATION
HOMELAND
Pendant que vous lisez ce livre, des entreprises comme Amazon,
Google, Apple, Facebook sont désormais des sortes de monolithes
énormes et insondables dont nous ne savons plus exactement quoi
penser. Mais ce dont nous avons besoin à présent, c’est un effort
pour revenir à l’ère de la colonisation environ dix ans plus tôt et
comprendre ce qui s’est alors passé : pourquoi le cadre dans lequel
nous vivons maintenant vient-il de là, d’un croisement d’événements
qui ont commencé à devenir visibles à cette époque ?
Le premier de ces événements, c’est quand plusieurs dot.com –
et pas un petit nombre – se sont mises à gagner des montagnes de
pognon. Je ne les cite pas, ce sont toujours les mêmes. Mais la
progression exponentielle de leur chiffre d’affaires était telle que
même la révolution industrielle n’avait pas permis cela. La question
qui se pose dès lors est la suivante : tous ces profits étaient-ils le but
de l’insurrection numérique ? Oui et non. Amazon visait le profit sans
trop se cacher, Microsoft avait une idée froidement commerciale de
sa mission, mais les cas de Google et d’Apple sont légèrement
différents : la nécessité d’un retour sur investissement allait de pair
avec le pur plaisir de concrétiser une certaine vision, voire de rendre
le monde meilleur. Difficile de dire avec certitude si la soif de profit
primait ou s’il s’agissait de pur et simple narcissisme. Si Mark
Zuckerberg s’est empressé de monnayer une intuition qui n’était pas
si visionnaire que ça. L’homme qui inventa le courrier électronique n’a,
lui, rien gagné. Wikipédia n’est pas née pour faire des profits, et le
Web (théoriquement la plus grosse machine à sous jamais inventée)
a littéralement été offert par son inventeur à quiconque voulait
l’utiliser. En fin de compte, nous pouvons dire que dans cette longue
colonne d’insurgés il y avait un peu de tout, de véritables visionnaires
et des requins de la finance, d’incroyables idéalistes et des
entrepreneurs avides de profit. Cela nous permet d’affirmer que toute
tentative de faire passer l’insurrection numérique pour une
gigantesque opération commerciale est historiquement infondée et
largement inexacte. Il faut tout de même ajouter une chose : dans
ces années-là, LE RÉSULTAT ÉCONOMIQUE A COMMENCÉ À REPRÉSENTER
D’UNE CERTAINE MANIÈRE LE SCORE VISIBLE, COMMUNÉMENT ACCEPTÉ, POUR
COMPRENDRE QUI ÉTAIT EN TRAIN DE GAGNER LA BATAILLE ENTRE L’ANCIEN ET LE
POST-EXPÉRIENCE DE SOI
e
Ils avaient quelques lignes directrices inspirées par le choc du XX siècle et
ils n’ont pas cédé : toujours choisir le mouvement, sauter des étapes en
évitant les médiations, dématérialiser l’expérience, ne pas avoir peur des
machines et faire confiance à la posture homme-clavier-écran. Ils avaient
aussi une méthode très précise, qui leur venait du type d’études qu’ils
avaient suivies : intervenir sur les outils au lieu de lancer une guerre des
idées, inventer des instruments et non des systèmes philosophiques. Avec
la force de ces principes, ils ont essayé de coloniser le monde.
Alors qu’ils accomplissaient cet exploit, leur système d’organisation du réel
s’est enrichi d’au moins trois étapes décisives.
1. Avant tout, ils sont revenus sur leurs pas pour récupérer une
chose qui était à l’origine de leur histoire et avait cette aura
propre à certains souvenirs d’enfance. C’était un jeu. Mieux :
c’était un ordinateur qui jouait. Un jeu vidéo. Là, ils ont trouvé
comme un mythe fondateur, ils y ont reconnu un trait génétique
qui les accompagnait depuis le début et se sont mis à le
transposer dans chaque nouvel outil créé. Ce n’était pas simple,
mais ils y ont longuement travaillé, avec toujours plus de
raffinement, afin d’obtenir des outils qui étaient AMUSANTS, certes,
mais qui surtout FONCTIONNAIENT SUIVANT LES LOGIQUES DE BASE D’UN
JEU VIDÉO. Séquences rapides d’actions et de réactions,
apprentissage par la répétition et non au moyen de consignes
abstraites, présence constante du score, résistance physique
minimale, plaisir des sens. Ce n’était pas seulement le réflexe
nostalgique d’individus restés au stade de l’enfance. Dans cette
façon de mettre les choses en place s’imposait l’idée selon
laquelle le geste de résoudre des problèmes commençait
toujours par l’engendrement d’une certaine simplicité, d’une
synthèse, d’une clarté. La condition préalable était que la
complexité du problème fût d’abord réduite à des pièces
élémentaires posées ensuite, sous cette forme, sur le plateau
d’une table de jeu, aussi confortable que possible, si ce n’est
drôle. Une fois de plus, Space Invaders écrasait le baby-foot.
2. C’est probablement cette façon de présenter les choses qui a
rendu possible, à une vitesse sans précédent, le deuxième geste
qu’ils accomplirent durant ces années. Un geste qui, sur le
papier, était tout simplement énorme : démanteler le paradigme
e
mental du XX siècle et se mettre à penser à l’envers. Rejeter les
profondeurs comme lieu de l’authenticité et placer le cœur du
monde en surface. Sur le bureau des ordinateurs et sur l’écran
d’accueil des smartphones, les icônes nous rappelaient chaque
jour que l’essence des gestes que nous faisions pouvait être
déterrée des profondeurs illusoires où les castes
d’intermédiaires les conservaient puis présentée sous la forme
de ces icônes joyeuses, destinées à flotter dans la lumière du
soleil. Si l’on apprenait cela à partir d’outils qu’on utilisait des
dizaines de fois par jour, on finissait par y voir une stratégie de
vie possible. Peut-être pas la seule, mais certainement l’une des
meilleures à notre disposition. C’était un bouleversement qui
mettait fin à des siècles de géographie de l’expérience,
rebâtissant entièrement l’art de vivre en faisant de la
superficialité un laboratoire idéal.
3. Il faut ajouter que rien de tout cela ne serait sans doute arrivé si
ces hommes n’avaient pas continué à croire aveuglément à
l’efficacité de la posture homme-clavier-écran. Ils l’ont
perfectionnée – avec les smartphones, les tablettes, les
liseuses, les consoles de jeux – en recherchant toujours un
résultat qui avait quelque chose de visionnaire : réduire à néant
la distance entre ces trois éléments, essayer de les fusionner en
un seul geste. Ils cherchaient une sorte de POSTURE ZÉRO, c’est-à-
dire la pureté absolue du modèle qu’ils avaient imaginé. Avec les
smartphones, ils ont obtenu des résultats remarquables : se
concrétisait là une sorte d’utopie en réalité présente depuis les
prémices de l’insurrection numérique, à savoir que les
ordinateurs deviennent à la longue des produits organiques, pas
seulement des objets artificiels, mais des extensions de
l’humanité, non des machines mais des gestes. Dans le
catalogue de Stewart Brand que Jobs aimait tant, ils étaient du
reste présentés ainsi : ils figuraient parmi les techniques pour
cultiver des tomates dans son jardin ou accoucher naturellement
chez soi. C’était une idée folle, mais elle était bel et bien là : au
bout de quelques années, nous la voyions réapparaître dans des
outils comme l’iPhone qui, avec la technologie tactile, parvenaient
à épurer la figure homme-clavier-écran jusqu’à cette POSTURE
ZÉRO dont toutes les autres dérivaient. Une fois obtenue cette
synthèse extrême, cette simplification quasi mystique, circuler
entre le premier monde et le deuxième est vraiment devenu
quelque chose d’organique, de naturel, et le système de réalité à
deux forces motrices se transformait effectivement en un décor
sans bruit parasite, en un paysage presque naturel, en un
plateau de jeu qui semblait être là depuis toujours. Obtenir ce
résultat constitua leur troisième geste.
2008
• En septembre, la Lehman Brothers fait faillite : nous ne tarderons
pas à comprendre que c’est le début d’une crise économique
extrêmement grave qui durera des années. Mais, une nouvelle fois,
les principaux acteurs du Game ne semblent guère perturbés. Ils
ralentissent puis repartent. Ils semblent posséder un élan qu’aucun
repli de la consommation ne peut vraiment arrêter. C’est de là que
vient leur légendaire aura d’invincibilité. Et c’est de là que vient, chez
beaucoup de gens, le réflexe de les juger dangereux, de craindre leur
toute-puissance et de désirer leur perte.
Quatre jours.
Apple s’est fait une joie de publier un communiqué signalant que le
phénomène échappait à son contrôle. Ils n’avaient aucune idée de ce
qu’ils avaient créé. Aujourd’hui, nous téléchargeons 194 milliards
d’applis par an. Du moins c’est ce que nous avons fait en 2018.
Possible qu’en 2019 nous fassions encore mieux. L’App Store est
toujours là et compte plus de 2 millions d’applis. Si vous trouvez que
c’est beaucoup, songez que ce n’est même pas la mieux
approvisionnée. Google Play, par exemple, a un catalogue de
3 millions d’applis.
À ce stade, il nous reste à comprendre une toute petite chose : ce
qu’est vraiment une appli.
Ce qui n’est pas si facile pour le commun des mortels.
En gros, lorsque l’App Store a ouvert ses portes, les applis
existaient depuis des années. Le système avec lequel on envoyait
des courriels était une appli. Tout comme Word, le traitement de
texte. Mais nous appelions ça des programmes (ou des logiciels,
pour faire les malins) : des séquences massives de commandes qui
permettent à un ordinateur d’exécuter une certaine tâche, par
exemple envoyer un courriel ou vous permettre d’écrire. Si, à partir
d’un certain point, nous avons cessé de parler de programmes,
optant pour un mot beaucoup plus pop, c’est pour trois raisons. La
première, c’est qu’appli était beaucoup plus facile à prononcer. La
deuxième est que nous avons commencé à inventer des programmes
beaucoup plus pop que Word, définitivement des fruits du Game :
des milliers de jeux vidéo, bien sûr, mais aussi des logiciels qui vous
rappelaient quand vous deviez aller aux toilettes, qui vous disaient
quelle était la musique que vous entendiez au supermarché ou qui
transformaient vos photos dans le style de Van Gogh. La troisième
raison, décisive, c’est qu’on s’est mis à créer des programmes qui
n’étaient pas faits pour les ordinateurs mais qui étaient conçus
spécifiquement pour les smartphones : des outils légers qu’on pouvait
emporter avec soi. Ils répondaient à une large gamme de besoins ou
de désirs qui nous accompagnaient et ne voulaient pas attendre que
nous rentrions chez nous, devant notre ordinateur. Ou même qui ne
justifiaient pas qu’on allume notre ordinateur : ils étaient là, on prenait
notre téléphone portable, on cliquait sur une icône et c’était fait. Vous
voyez donc que le nom appli était parfait. Presque une onomatopée,
comme boum ou tic-tac.
Depuis que les programmes sont devenus des applis, nous les
aimons, les utilisons, nous leur faisons confiance et jouons avec eux.
On pourrait dire que ce sont devenus des animaux de compagnie :
avant, c’étaient des ogres. Cela a eu une conséquence que nous
devons absolument souligner : avec les applis, nous avons ouvert une
quantité astronomique de petites portes vers le deuxième monde. Ce
que seul le Web permettait autrefois (nous faire entrer dans le
deuxième monde) est rendu possible à présent par des millions
d’applications, sans qu’elles aient nécessairement de lien avec le
Web. Souvent, elles n’ont pas d’adresse Web, on ne peut pas les
trouver sur le réseau. Ce sont comme des pièces fermées, où l’on
entre pour prendre ce dont on a besoin, avant d’en ressortir. Mais ce
sont des pièces fermées situées dans le deuxième monde, et le
nombre vertigineux d’applis en circulation sur la planète montre une
chose très simple : le trafic entrant et sortant entre les deux mondes
est devenu colossal et ultrarapide, si colossal et rapide que, souvent,
maintenir une vraie ligne de démarcation entre eux est devenu
impossible, et presque toujours inutile.
Nous sommes à un point important : quand on n’arrive plus à plus
distinguer cette ligne, ça signifie qu’on est dans le Game.
1
• Le 4 octobre, le MoVimento 5 Stelle est fondé en Italie. C’est la
première fois que l’insurrection numérique donne directement le jour à
une formation politique qui se propose d’attaquer les palais du
pouvoir. Comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, ce n’était pas
un geste qui semblait naturel : le plan d’invasion de l’insurrection
numérique prévoyait d’éviter allègrement les grandes institutions du
e
XX siècle (politique, école, Église, etc.) mais de plutôt creuser des
2010
• Naissance d’Instagram, un réseau social beaucoup plus stylé que
Facebook – qui le rachètera deux ans plus tard. L’inventeur, Kevin
Systrom, diplômé de Stanford, avait travaillé pour Google et venait
d’inventer une appli pour iPhone qui n’avait pas marché (Burbn) :
l’identité parfaite de l’innovateur de deuxième génération. Bien sûr,
c’était un homme, blanc, américain et ingénieur.
2011
• Apple lance iCloud : c’est un système qui vous permet de
sauvegarder tous les contenus de votre ordinateur dans un endroit qui
n’est pas votre ordinateur (idem pour ceux de l’iPhone). On les envoie
sur un nuage, pour ainsi dire : quand on en a besoin, on va les
chercher, et quand on a fini on les renvoie là-bas. Au-delà du
fonctionnement technique de la chose (c’est moche à dire, mais vos
fichiers, vos adresses, vos messages d’amour et vos photos en
petite tenue ne sont pas sur un nuage, ils sont sur d’autres
ordinateurs, stockés dans des millions d’endroits absurdes), la valeur
symbolique est remarquable : nous voulions à tout prix dématérialiser
la réalité, et à ce stade on peut dire que nous y sommes parvenus.
Une grande partie de notre vie ne pèse plus rien, n’est plus nulle part
et nous suit sans occuper de place ni de temps. Impressionnant. En
pratique, l’avantage est que, si votre téléphone portable tombe dans
la cuvette des toilettes, vous pouvez tranquillement tirer la chasse
d’eau, vos contacts sont en sécurité. L’inconvénient est la
désagréable impression de remettre tout ce qu’on possède entre les
mains de quelqu’un dont on ignore la véritable identité. Vous savez,
quand vous êtes sur la plage et vous voulez aller nager mais vous
vous sentez un peu inquiet de laisser seul votre sac à dos avec toutes
vos affaires à l’intérieur, et alors le type du parasol d’à côté vous dit :
« C’est bon, je surveille ! » Cette impression-là.
2012
• Après la musique, les photos et les vidéos, la télévision devient
officiellement numérique. Fin du système analogique. En Italie, il a été
interrompu en 2012. Actuellement, le seul pays du monde où le signal
numérique n’accède pas est la Corée du Nord.
2016
• Du 9 au 15 mars, AlphaGo, un logiciel développé par Google
(encore lui) affronte le numéro 1 mondial du jeu de go, Lee Sedol (un
Sud-Coréen de trente-deux ans). Récompense à la clé : un million de
dollars. La rencontre a été diffusée en direct sur YouTube et se jouait
en cinq manches. AlphaGo l’a emporté 4 à 1.
C’était une machine et elle a vaincu le champion humain.
Je sais que vous avez tous en tête Deep Blue et sa victoire contre
Kasparov (c’était en 1996 et le logiciel avait été développé par IBM),
mais je vous invite à saisir la différence : ici, nous parlons de go, un
jeu infiniment plus complexe que les échecs. Par exemple, pour jouer
le premier coup aux échecs, vous pouvez choisir parmi 20 possibilités
différentes ; au go, il y en a 361. Et si vous arrivez vivant au
deuxième coup, aux échecs vous pouvez choisir parmi
400 possibilités. Au go, c’est un peu plus élevé : 130 000. Bonne
chance !
Tout cela pour dire que créer une machine capable de gérer une
chose aussi compliquée nécessite une certaine quantité de travail. On
a entraîné AlphaGo en lui faisant mémoriser 30 millions de parties
précédemment jouées par des êtres humains (des bons). Et jusque-
là,croyez-moi, c’était une affaire de muscles, de puissance de calcul :
rien de particulièrement fascinant. Le plus beau a commencé quand
les programmeurs ont entrepris de travailler avec des réseaux
neuronaux profonds (n’essayez pas de comprendre ce que c’est),
obtenant un résultat qui relève sans nul doute du prodigieux :
AlphaGo apprend des êtres humains, puis il décide seul, invente des
mouvements que les hommes n’ont jamais faits, applique des
stratégies qu’aucun d’entre eux n’avait imaginées : c’est pour cela
qu’il gagne.
Screenshot final
INDIVIDUALISME DE MASSE
NOUVELLES ÉLITES
Inutile de dire qu’ils sont tous jeunes et beaux. Inutile de dire qu’ils
sont de toutes les ethnies. Inutile de dire qu’ils sont habillés comme
des dieux. Inutile de dire qu’ils sont l’incarnation de l’individualisme.
Inutile de dire qu’ils semblent ne pas avoir de maîtres. Inutile de dire
qu’on a franchement envie de les envoyer se faire foutre, et que le
fait qu’ils soient là, exposés de cette façon, dans une gare où des
banlieusards et des abonnés aux trains régionaux s’efforcent tant bien
que mal de rassembler les morceaux d’une existence à peine
décente, ce fait exige réparation et invite à se demander où est
passée la dignité. Mais – essayez de comprendre – il est par ailleurs
inutile de souligner à quel point cette galerie de portraits atteint sa
cible, avec une précision que seuls ceux qui œuvrent dans la mode
peuvent atteindre. Elle déchiffre et immortalise ceux que nous
considérons tous comme une élite : ceux qui ont appris de
l’environnement numérique une série de gestes et de compétences
qu’ils ont su réinvestir dans leur vie analogique et dans des
comportements qui n’ont pas grand-chose à voir avec le numérique.
Ce sont des caricatures, car c’est de la publicité, mais des
caricatures des bonnes personnes : ces gens insaisissables jaillissent
dans le Game et réinventent des figures cohérentes qui, jusqu’à hier,
étaient des oxymores. Ils construisent leur propre constellation de
sens en assemblant des pièces et des mondes lointains, utilisent la
technologie sans être esclaves, traversent le monde d’un pas paisible
et léger, et font tout en emportant avec eux le passé (les
boulangeries !), en apprivoisant le présent (ils ont tous un travail,
merde !) et en annonçant le futur (la voiture ? électrique). Ce ne sont
pas des nerds, attention, ce ne sont pas des ingénieurs ni des
développeurs, ce ne sont pas des milliardaires du Web : c’est une
élite intellectuelle d’un genre nouveau, vaguement humaniste, où la
discipline de l’étude a été remplacée par la capacité à relier des
points, où le privilège de la connaissance s’est dissous dans celui de
l’action et où l’effort de penser en profondeur s’est inversé en plaisir
de penser rapidement.
Prenez ce catalogue de héros, retirez-en la dimension
commerciale, gommez le glamour inutile, ajoutez une note de respect
pour les vivants, appliquez ce genre de synthèse aux gens qui
s’occupent du vrai sens des choses et non de costumes, et vous
aurez la nouvelle élite qui maîtrise la post-expérience : ceux qui ont
e
liquidé le XX siècle après en avoir vidé les entrepôts, les meilleurs
natifs du Game, qui traduisent notre savoir en savoir différent, fondé
sur l’idée de surface, sur l’individualité de masse, sur le mouvement et
la légèreté. OK, il ne faudrait pas témoigner trop d’enthousiasme : je
le sais, beaucoup d’entre eux tournent à vide. Ils sillonnent à une
vitesse admirable la surface du Game sans pouvoir la rayer le moins
du monde. Dans leur triste démarche narcissique, la post-expérience
devient une bonne couverture pour des gens incapables de produire
des idées ou de supporter le poids de l’honnêteté intellectuelle. Ils me
rappellent certains érudits qui ont eu beaucoup de succès à l’époque
des élites du XXe siècle : c’était alors le savoir qui remplaçait les idées
et, à présent, pour masquer la rareté de la pensée, on a la vitesse,
un certain brio apparent et une belle forme d’intensité. Et pourtant je
e
reste convaincu que, tout comme les élites du XX siècle ont produit
des intelligences extraordinaires, spectaculaires et rédemptrices,
l’élite du Game est en train de se former autour de cas individuels, de
plus en plus fréquents, niches d’intelligence prophétique, solide et
parfaitement utile. Des gens qui n’ont pas conçu le jeu, mais qui
savent y jouer et lui donnent un sens. Ils sont à l’insurrection
numérique ce que Roger Federer est au tennis. Non seulement ils
gardent la balle dans le court, mais ils réussissent des coups qui
n’existent pas : ces coups sont une écriture, au sens le plus noble du
terme. Ce sont les écritures runiques à travers lesquelles, dans dix
mille ans, on reconnaîtra notre civilisation.
LA REDÉCOUVERTE DU TOUT
L’histoire est connue : quand Brin et Page sont allés voir leur
professeur à Stanford pour lui proposer le projet de recherche qui
déboucherait sur Google, la première objection que l’aimable
universitaire leur a faite était : Super, bravo, mais vous allez devoir
télécharger toutes les pages du Web. Il estimait sans doute que cela
réglait la question : à l’époque, le Web comptait environ 2,5 millions
de pages. Mais les deux autres ont haussé les épaules : Quel est le
problème ? ont-ils répondu. Ce fut l’origine d’une façon de penser qui
deviendrait commune à tous les organismes nés de l’insurrection
numérique : considérer LE TOUT comme une mesure sensée et un
terrain de jeu raisonnable, voire comme le seul terrain de jeu sur
lequel la partie valait la peine d’être jouée. Amazon s’est
immédiatement présenté comme la plus grande librairie du monde,
effectivement capable de vous procurer tous les livres du monde (du
moins ceux en anglais : les Américains ont du mal à se rappeler qu’ils
ne sont pas seuls sur Terre). eBay mettait potentiellement en relation
tous les êtres humains de la planète, comme le faisaient les courriels.
D’emblée, il a dû paraître clair qu’une fois les données du monde
émiettées dans un format souple et dématérialisé, les confins de
n’importe quel territoire redevenaient visibles à l’œil nu, et que vouloir
les atteindre n’était plus une vision chimérique de pionnier. C’était un
geste normal, fait de patience et de dévouement : si vous vouliez
télécharger toutes les pages du Web, vous louiez un garage rempli
d’ordinateurs et vous le faisiez, c’est tout. De même, puisque vous
pouviez transférer de la musique au format numérique, simplement
pour en écouter sur votre ordinateur moyennant un clic, allongé sur
votre lit, ne le faire qu’avec de la musique classique, de la musique
occitane ou celle des années 60 était manifestement une erreur :
pourquoi ne pas numériser toute la musique du monde ? Comme ça,
je choisis ce que je veux quand je veux. Voilà qui me plaît davantage.
En résumé : autrefois, LE TOUT était le nom que nous donnions à
une grandeur hypothétique. Mais depuis le début de l’insurrection
numérique, c’est non seulement devenu le nom d’une quantité
mesurable qu’on peut posséder, mais à plus long terme c’est le nom
de la seule quantité présente sur le marché : la seule unité de mesure
significative. Si une chose ne mesure pas UN TOUT, elle a des
proportions tellement modestes qu’elle n’existe pas. Exemple :
Spotify, c’est-à-dire toute la musique du monde. La chose révélatrice,
dans cette vertèbre-là, n’est pas tant qu’elle contient (presque) toute
la musique du monde : C’EST LA FAÇON DONT ON PAIE POUR CELA. On ne
paie pas pour un morceau, on paie pour avoir accès à toute la
musique du monde. Très clairement, ici, une seule chose a un prix : LE
TOUT. Le tout devient une marchandise. La seule. Je ne voudrais pas
Ils poursuivirent leur chemin et, une fois l’exode pour échapper au
e
XX siècle terminé, ils s’arrêtèrent dans une sorte de terre promise,
où le Game devint un peu plus qu’une technique, qu’une hypothèse,
qu’une ruse pour individus intelligents : il devint une civilisation, une
patrie pour tous.
Quelques années furent consacrées à des ajustements,
apparemment mineurs, mais non dépourvus de conséquences
significatives. La posture homme-clavier-écran fut encore
perfectionnée, se transformant en une sorte de POSTURE ZÉRO dans
laquelle les appareils finissaient par devenir des prothèses presque
organiques du corps humain. Lorsque les applis commencèrent à se
multiplier de façon vertigineuse et que s’affirma l’amusante idée de
transférer des données dans des nuages quasi féeriques, l’épaisse
frontière entre le premier monde et le deuxième finit enfin par
s’effacer. La technologie permettait désormais d’aller et venir entre
eux à un rythme tel que la réalité apparut bel et bien comme un
système à deux forces motrices, ainsi que l’insurrection numérique
l’avait imaginé à ses débuts. L’idée d’une vie vraie, distincte de la vie
artificielle contenue dans les machines, se perdit dans la perception
commune d’une seule grande table de jeu, ouverte et accessible à
tous.
La meilleure façon de profiter de ce paysage se révéla être la
capacité à le sillonner à grande vitesse, recueillir le sens des choses
qui tendait à remonter en surface et générer des trajectoires
susceptibles de se changer en figures : concepts, idées, œuvres,
produits. C’était un geste sans précédent, on l’appelait post-
expérience, et c’était, on le découvrit, un exercice difficile. Pour cette
raison, discrètement mais inexorablement, une sorte d’élite tout à fait
nouvelle s’est formée, une élite qui avait peu à voir avec celle du
e
XX siècle, qui n’en imitait nullement les compétences mais s’imposait
par un talent qui lui était propre : c’étaient des gens qui pratiquaient à
merveille cet exercice, des gens parfaitement à l’aise dans le
royaume de la post-expérience. Peut-être le Game avait-il été
imaginé comme un monde sans élites, mais ce n’est pas ce qui se
passa : assez vite, un groupe de personnes particulièrement
adaptées se forma et entreprit de fixer des modèles, d’accumuler
des richesses, d’imposer des goûts et d’établir des règles. À travers
les découvertes archéologiques que nous avons pu étudier, il est
difficile de comprendre à quel degré de domination une caste de ce
genre peut arriver. Mais elle est là, elle se renforce, et on la
reconnaît facilement dans le relief de la terre du Game. Elle est le
signe d’un effet inattendu, peut-être non désiré, et certainement pas
recherché.
Mais ce n’est pas le seul. Les ruines que nous avons étudiées
sont pleines de fossiles dans lesquels on peut lire toute une série
d’effets secondaires déplaisants que le Game n’avait pas anticipés.
Le plus évident est que le louable désir de mettre un ordinateur sur le
bureau de tous les êtres humains, en poussant des groupes entiers
qui étaient à la périphérie de la société à converger vers le centre du
Game et en abattant de vieilles barrières patrimoniales et culturelles,
a produit le résultat électrisant de redonner des droits et une dignité à
beaucoup de gens, mais aussi le douteux privilège de découvrir que
le squelette du Game n’était pas toujours en mesure de résister à ce
surcroît de muscle. Ainsi, l’affirmation d’une sorte d’humanité
augmentée, rendue possible par la diffusion d’appareils au coût
raisonnable, a conduit à semer de façon capillaire dans le tissu social
les graines d’une conscience de soi renforcée, avec cependant pour
résultat singulier de donner naissance à un véritable individualisme de
masse : un phénomène dont le nom même trahit la naissance d’un
paradoxe qui n’est guère facile à dépasser. En tout état de cause,
c’est une onde de choc à laquelle le Game ne s’attendait pas, qu’il
n’imaginait pas ou face à laquelle il était privé de solutions.
De même, une puissance de calcul colossale, créée pour
alimenter des appareils de plus en plus gourmands, a répandu le
vague sentiment que le Tout était une quantité normale et, d’une
certaine façon, la seule marchandise qui valait la peine d’être
achetée, la seule avec laquelle faire des profits. Comme nous l’avons
vu, cela a conduit à la naissance de monopoles gigantesques, à des
jeux à un seul joueur (des solitaires) ou à des business à une place,
tous plutôt inquiétants. Le fait qu’ils ne se développent pas sur une
e
planète plombée comme elle l’était au XX siècle fait qu’on aurait tort
d’y voir trop vite un danger mortel. Mais que leur coexistence sur les
glissantes pistes de danse du Game puisse former un paysage sans
risque est une hypothèse qui reste à démontrer.
En définitive, si l’on veut être fidèle à ce que l’observation des
ruines archéologiques révèle, il faut se rendre à une évidence plutôt
surprenante : c’est précisément à l’ère de son triomphe que le Game
commence à montrer des failles, des éboulements, des déséquilibres
souterrains. À partir d’un certain point, nous voyons même clairement
qu’il subit l’agression simultanée de trois forces qui, en théorie, n’ont
pas grand-chose à voir les unes avec les autres. Les vétérans du
e
XX siècle qui ne sont pas encore résignés, les puristes du Game qui
en appellent à la vocation libertaire des origines et les perdants du
Game, émeutiers, mutinés, exclus, tous ceux qui n’ont jamais gagné.
Ce qui est curieux, et que nous ne manquerons pas de noter sur la
carte, c’est que ces trois forces, y compris les vétérans, attaquent le
Game de l’intérieur, armées d’outils numériques et dépendant même
d’eux. L’idée de revenir à une civilisation prénumérique ne semble pas
les effleurer un seul instant. Dans deux cas au moins (les vétérans et
les perdants), ce qu’ils veulent, pourrait-on dire, c’est même
s’emparer des outils et abandonner le Game. Profiter de la révolution
technologique, mais en désamorcer les conséquences mentales et
sociales. La quadrature du cercle, probablement. Amusé, le Game
laisse faire, peut-être conscient de ses propres failles et néanmoins
sûr que ce sont des détails, destinés à être balayés par l’inexorable
avancée de son modèle. Il se rappelle à peine qu’il est né pour
détruire un passé catastrophique. Depuis longtemps déjà, il se
présente comme une civilisation qui porte en soi ses propres raisons
d’être et renferme ses propres objectifs. Pour beaucoup d’êtres
humains, ce n’est pas l’ennemi, c’est le monde qu’ils sont fiers d’avoir
construit. Si bruyants soient les adversaires, la sourde détermination
avec laquelle des millions d’humains sortent chaque jour de chez eux
pour construire leur petite partie du Game, convaincus que c’est leur
patrie, est autrement décisive. Ils réfléchissent déjà à l’étape
suivante, sans se cacher : dans quelques années, l’intelligence
artificielle fera de la seconde guerre de résistance une révolte
obsolète. D’autres questions seront discutées et les paysages pour
lesquels on se battra apparaîtront bien plus extrêmes. Par ailleurs,
nous avons appris que rien de ce qui arrivera ne sera le fruit de
hasards, mais celui de graines qui auront été semées des années
plus tôt sur le terrain du Game. Quoi que produise l’intelligence
artificielle, les êtres humains ont commencé à le construire il y a des
années, quand ils ont scellé un pacte avec les machines, choisi la
posture zéro, numérisé le monde pour pouvoir le traiter au moyen
d’une colossale puissance de calcul, préféré les outils aux théories,
confié aux ingénieurs le gouvernail de leur libération, sillonné les mers
du deuxième monde, accepté la promesse d’une humanité
augmentée, répudié les élites qui leur avaient appris à mourir,
accepté le risque du terrain de jeu ouvert, choisi la paix et renoncé à
l’infini. Ils ont semé, ils sont en train de récolter et récolteront encore.
En cueillant des fruits qu’ils n’ont souvent jamais vus auparavant, ils
oublient le piège de la nostalgie et l’éternel retour de la peur.
Voilà. Il y a quelques chapitres de cela, j’ai commencé à
enregistrer les traces de ces êtres humains, dans l’idée que je
parviendrais à reconstituer leur chemin, à mesurer la distance qui les
sépare du bonheur et de la peur. Je pensais à des cartes, et me
voilà, ici et maintenant, en train de les passer en revue, de les
regarder, de les toucher. Je relis leurs noms, je reparcours des yeux
certains bords, la belle ligne de certaines frontières. Je compte les
espaces vides d’où aucune nouvelle ne nous est parvenue. J’ajuste
certaines cotes, je précise des détails. Comme tout cartographe, je
sais que malgré tout le soin du monde le travail que j’ai accompli est
forcément inexact. Car bien sûr le monde n’est pas entièrement là :
quand on dessine des continents, on ne peut pas rendre compte de la
couleur d’une fleur ou de ce que les gens ressentent face à un
coucher de soleil. Chaque carte est une lecture possible de la réalité,
une parmi tant d’autres. Celle sur laquelle j’ai travaillé n’enregistre
pratiquement qu’une seule chose dans le passé récent des êtres
humains : leur virage numérique. Mais si nous voulons vraiment les
comprendre, ces hommes, il pourrait être tout aussi utile de raconter
l’histoire des médicaments, du sport ou de la façon de manger.
Même moi, qui ai consacré un nombre étonnant d’heures à essayer
de comprendre l’importance du Web dans nos vies, je sais qu’il
n’aurait pas été moins utile d’étudier le Prozac ou Slow Food, la
théologie du pape Jean-Paul II, les Simpson, Pulp Fiction, le
programme Erasmus, le règne des sneakers, la disparition de la salle
à manger, l’avènement des sushis, Amnesty International, MTV,
Dubaï, les bitcoins, le réchauffement climatique ou encore la carrière
de Madonna. Même l’interdiction de la passe au gardien dans le
football (en 1992) en dit long sur nous. À l’évidence, il faudrait être
capable de tout étudier, de dresser toutes les cartes, puis de les
superposer avant de savourer le résultat. Je dirai que c’est une
cascade typique de la post-expérience, digne de l’élite du Game.
Peut-être que les gens qui vont aujourd’hui au collège et qui passent
leurs après-midi à jouer à Far Cry pourront le faire. J’ai foi en eux.
Dans tous les cas, nous avons bien travaillé. Si vous retournez aux
deux premiers chapitres et que vous les relisez, ils vous sembleront
quasi préhistoriques (mais ne le faites pas vraiment, hein, ayez
confiance). Car, depuis, nous avons parcouru un long chemin, et peu
importe le nombre d’erreurs que nous avons pu commettre : un
sentier est devenu visible, une cohérence s’est reformée sous nos
yeux, une généalogie est remontée à la surface et le profil d’une
civilisation est apparu, sortant de l’ombre. C’est déjà beaucoup,
croyez-moi. Je me surestime peut-être, mais aujourd’hui, si mon fils
me demandait où nous allons, je saurais quoi lui dire. Je sais d’où
nous venons. Je sais pourquoi nous faisons tout cela. Il y a 200
pages je devais le lui demander, vous vous rappelez ?
Bien, donc. Voilà qui est fait.
Je pourrais m’arrêter ici. Vous pouvez vous arrêter ici, si vous le
voulez. Mais comme vous pouvez facilement le constater, le livre n’est
pas terminé. Vous n’êtes pas obligé de lire la fin. Pourtant j’ai dû
l’écrire : c’était une affaire personnelle, un défi que je m’étais lancé.
Le fait est que quand on a dessiné des cartes, on a envie de s’en
servir et de naviguer un peu. Pour ma part, j’avais particulièrement
envie de les utiliser pour naviguer dans deux régions qui me
fascinent : celle de la vérité et celle de la création artistique. Car on
raconte beaucoup de bêtises, aujourd’hui, au sujet de ces deux
régions, ce qui m’agace profondément. Bref, je me suis dit que j’allais
mettre un peu d’ordre, en profitant des cartes que j’avais dessinées
entre-temps. Ça peut paraître un projet vaguement présomptueux,
voire arrogant. Et ça l’est, en effet.
Et puis il y a un dernier chapitre, qui s’intitule Contemporary
Humanities. J’ai déjà signalé que cette expression ne venait pas de
moi, elle est née de longues discussions avec les gens de la Scuola
1
Holden , quand nous tentions de comprendre ce que nous
enseignions, ce que nous voulions enseigner, ce que nous
réussissions vraiment à enseigner. Nous n’allions nulle part, jusqu’à
ce que deux d’entre nous, évidemment plus jeunes que moi, parlent
de Contemporary Humanities. Quand j’ai entendu cette formule, j’ai
senti qu’elle ne se contentait pas de dire ce que nous enseignions à la
Holden, mais qu’elle avait quelque chose à voir avec le Game, qu’elle
désignait même avec une précision inédite une zone du Game
stratégiquement centrale et actuellement à moitié déserte. J’ai
découvert seulement à ce moment-là le nom du quartier où je vivais.
Et donc, vous trouverez cette expression en titre du dernier
chapitre. C’est celui dans lequel je dis ce que je pense de tout cela, le
Game, l’insurrection numérique, Steve Jobs, Mark Zuckerberg, et
même les couleurs de fond choisies par WhatsApp. Comme vous
l’aurez remarqué, c’est une chose que j’ai essayé de ne pas faire
jusqu’ici. Émettre un jugement. Ce n’est pas que je sois timide ou
lâche, non. C’est simplement que lorsque j’étudie une chose, je n’ai
pas envie de perdre trop de temps à comprendre si elle me plaît ou
pas, ni à produire un jugement de valeur. Si je veux étudier les
harmonies de Debussy, ça ne m’aide pas beaucoup de me demander
si j’aime sa musique. Et, pour comprendre mes enfants, je suis sûr
que je me planterai moins souvent si je peux oublier à quel point je les
aime stupidement. C’est une méthodologie. Elle m’aide. Je lui fais
confiance. Alors en chemin, tandis que je parlais du Web ou de
Facebook, j’ai essayé de limiter à leur minimum les bouffées
d’enthousiasme ou les accès de mépris. Bref, je voulais comprendre,
pas juger. Ce n’était pas le moment de le faire.
Mais au fond, pourquoi pas ? J’apprécierai de pouvoir écrire ce
que je pense. Prenez ça comme un générique de fin, si vous allez au
bout. C’en est un, d’une certaine façon.
Ah, j’allais oublier. Depuis juin 2018, le MoVimento 5 Stelle
gouverne le pays avec la Lega, le parti populiste et xénophobe dont
je vous ai parlé. Je vous le dis parce que j’avais promis de vous tenir
au courant. C’est tout.
1. Sise à Turin, la Scuola Holden est une école d’écriture fondée et dirigée
par Alessandro Baricco. De nombreux auteurs et professionnels du cinéma, de
la télévision et de l’édition ont fréquenté ses bancs.
The Game
Individualisme de masse
Posture zéro
Crépuscule des élites
Dématérialisation
Post-expérience
Redécouverte du tout
Étoiles filantes
Ce qu’il reste de la vérité
Je ne suis pas sur les réseaux sociaux parce que mon métier est
d’écrire des livres, de donner des spectacles, d’enseigner, de parler,
j’ai même tourné un film et j’en ai écrit d’autres : une grande partie de
ma vie est consacrée au geste d’enrichir la réalité et de l’envoyer
dans des deuxièmes mondes raffinés, où ce que je suis se défait et
se recompose en objets qui flottent sur les courants du dialogue
collectif. J’ai toujours vécu dans un système de réalité à deux
moteurs, mais dans un modèle plus ancien, plus lent et plus lourd que
le modèle numérique. Je ne poste donc pas de photos sur Facebook,
j’ai du mal à publier des stories sur Instagram et je ne ressens pas
l’urgence de me prononcer dans un tweet, pour la simple raison que
je ne fais que poster, raconter et me prononcer depuis des années,
pratiquement tous les jours, devant tout le monde et sans honte, en
utilisant des applis anciennes et un deuxième monde qui étaient là
avant l’insurrection numérique : des romans, des essais, des pièces
de théâtre, des scénarios, des cours, des articles. J’imagine que
c’est un privilège, une forme de chance, mais le but n’est pas de
comprendre si je suis un sacré veinard, le but est de comprendre que
LE MONDE NUMÉRIQUE N’EST QUE LE DERNIER D’UNE LONGUE SÉRIE DE
Comme nous l’avons fait avec Space Invaders, il s’agit encore une
fois de bien étudier les jeux qui existaient auparavant. Retournons
donc à trois deuxièmes mondes qui ont connu un immense succès par
le passé : le théâtre, la peinture, le roman. C’étaient des copies du
monde rédigées dans des langues que les hommes avaient créées :
sous cette forme, celui-ci était plus accessible, plus compréhensible,
plus communicable, plus utilisable, peut-être même plus vrai. Il ne
s’agissait ni d’un format numérique ni d’un format analogique : c’était
de l’ART.
Le théâtre, la peinture, le roman. Essayons de les envisager
comme s’ils s’étaient éteints depuis, avec la civilisation qui les utilisait,
disparus des cafés tels les flippers. Essayons de les examiner de
loin, des hauteurs du Game. Techniquement, ils avaient un design
commun, si l’on peut dire, qu’un millennial pourrait comprendre ainsi :
º L’écran, c’était la scène, le cadre ou la page du livre. (Chaque
fois différent ? c’est pratique, ça ?)
º Il n’y avait pas de clavier. (Incroyable ! Et je devrais rester là à
regarder sans rien faire jusqu’à ce qu’ils aient fini ??)
º Les contenus étaient produits par des gens dont c’était le
métier et qui avaient une compétence particulière : c’étaient
des sortes de prêtres, des médiateurs. De plus, l’adhésion à
ces deuxièmes mondes avait souvent des caractéristiques
issues de la pratique religieuse : temples, rites, liturgies, textes
sacrés, martyrs, saints, exégètes. (Oh mon Dieu…)
º Ils s’ouvraient rarement et toujours un par un : on allait au
théâtre et on voyait une pièce ; on prenait un livre et on lisait un
roman. Il s’agissait donc de mondes qui se déployaient
lentement, par superposition d’expériences vécues une à la fois
et souvent à bonne distance temporelle les unes des autres. Ils
se trouvaient, en outre, dans des lieux différents. Le théâtre à
l’extérieur, la peinture chez soi (et, plus tard, dans les musées),
le livre entre les mains. (De combien de temps disposaient-il ?
Ils n’avaient rien d’autre à faire ?)
º Ils étaient réservés à un petit nombre, voire à un très petit
e
nombre. Même à la fin du XX siècle, ils nécessitaient de
l’argent, du temps et de l’éducation : à tel point que, souvent,
ils étaient utilisés pour former l’identité de certaines élites : un
geste qui confirmait l’appartenance à un club particulier. (Ah,
bravo…)
º On n’y entrait pas sans un certain effort, sans application ou
même, dans certains cas, sans de solides études. Ils n’étaient
pas toujours nés ainsi, mais les dernières civilisations qui les
e
ont adoptés, la civilisation romantique et celle du XX siècle,
avaient cette pyramide inversée à respecter et avaient donc
tendance à traduire tout ce qui en valait la peine en plongée
laborieuse sous la peau du monde. Les deuxièmes mondes de
l’art ne faisaient pas exception. (Je devrais faire des études ?
Vous êtes fous ?)
º Fin.
Je résume : ces deuxièmes mondes étaient chers, réservés à
quelques privilégiés, lents à se déployer, difficiles à ouvrir et à
atteindre, inexorablement liés au talent de certains intermédiaires,
quasiment jamais interactifs, communiquant rarement les uns avec les
autres. Un vrai millennial dirait probablement qu’ils ne fonctionnaient
pas. Ou qu’ils avaient des problèmes de piles.
De fait, le vrai millennial a, lui, un usage intensif d’autres
deuxièmes mondes, qui sont bien mieux construits : il y entre quand il
veut et facilement, ils ne lui coûtent rien ou presque, il peut les
modifier ou même les générer seul à l’aide d’un clavier ou d’une
console, il les rejoint tous au moyen d’un simple outil qu’il peut
transporter, ils communiquent quasiment tous entre eux, il peut les
partager avec des personnes qui sont à des milliers de kilomètres, et
il n’a pas besoin d’intermédiaires qui sachent faire ce qu’il ignore (si
l’on exclut les programmeurs, bien sûr, mais ceux-là sont dans
l’ombre et ne le dérangent pas). Vous voyez donc que, si l’habitat
logique, mental et philosophique dans lequel nous vivons est celui du
Game, il a les caractéristiques d’un deuxième monde qui fonctionne.
On se demande comment les anciens deuxièmes mondes ont
survécu.
D’ailleurs, posons-nous la question. Il s’agit de comprendre ce qui
est arrivé aux anciens deuxièmes mondes quand le Game s’est
étendu jusque chez eux, avalant leur quartier comme tant d’autres
auparavant : ont-ils fini sous l’eau, ont-ils résisté, ceux qui ont résisté
étaient-ils les plus forts, se sont-ils adaptés au nouvel environnement,
ont-ils été sauvés par l’intervention des pompiers ?
Il est difficile de répondre, mais dans cet immense impact on peut
isoler des phénomènes que nous savons circonscrire et comprendre.
8. Ils ont fait tout cela en se servant d’une posture qui se diffuserait
par la suite tel le logo de cette guerre de libération : homme-
clavier-écran. C’était une posture physique mais aussi mentale.
Elle signifiait un pacte avec les machines, il fallait avoir confiance
en elles et accepter de passer à travers elles pour entrer en
relation avec le monde. Elle parvenait à dessiner un avenir où
ces machines deviendraient des prothèses dans lesquelles
l’homme trouverait un prolongement : des produits organiques,
presque bio. Seule une intelligence technico-scientifique
d’inspiration hippie pouvait parcourir ce chemin sans crainte,
hésitation ni nostalgie. Il aurait suffi d’un poète parmi eux et tout
se serait bloqué.
9. À la fin des années 90, toutes les pièces étaient sur l’échiquier.
Quelqu’un a alors appuyé sur Play.
12. Quoi qu’on pense du Game, c’est une pensée inutile si elle ne
repose pas sur l’idée qu’il constitue notre assurance contre le
e
cauchemar du XX siècle. Sa stratégie a fonctionné, aujourd’hui
les conditions pour que tout cela se reproduise ont été
démantelées. Nous nous y sommes habitués, mais nous ne
devons pas oublier qu’il fut un temps où, pour arriver à un tel
résultat, nous aurions tout donné. Aujourd’hui, si on nous
demande en échange de donner notre adresse de courrier
électronique, nous nous crispons.
e
13. En détruisant le XX siècle, le Game a évidemment écrasé tout
ce qui existait sans faire de détail. Je le répète : il n’a pas touché
aux forteresses traditionnelles du pouvoir, suivant presque une
stratégie de guérilla. Mais, lorsque beaucoup de choses se sont
mises à tomber, de nombreuses autres ont été perdues : y
compris parmi les plus précieuses, uniques et belles. Dont
beaucoup étaient même justes. Nous les reconstruisons en
partie, comme après un bombardement. Parfois à l’identique,
parfois différemment. Nous obtenons les meilleurs résultats
lorsque nous acceptons le défi qui consiste à utiliser les
matériaux de construction du Game et son idée de design.
14. En tout cas, ces destructions ont laissé des traces et, chez
beaucoup, une forme de ressentiment. La première véritable
guerre de résistance au Game a été menée pacifiquement dans
les années 90. Les résistants étaient pour la plupart des
e
habitants du XX siècle, fermement décidés à ne pas abandonner
leurs maisons. Leur révolte a été balayée par l’imparable
diffusion du Game.
Pour différentes raisons et parfois sans le savoir, les personnes suivantes ont
elles aussi contribué à la rédaction de The Game : Sebastiano Iannizzotto,
Valentina Rivetti, Martino Gozzi, Arianna Montorsi, Riccardo Zecchina, Marta
Trucco, Riccardo Luna, Federico Rampini, Gregorio Botta, Valentina De Salvo,
Marco Ponti, Dario Voltolini, Tito Faraci et Sebastiano Baricco.
Luigi Farrauto et Andrea Novali ont, quant à eux, été deux formidables
compagnons de route.
Titre original :
THE GAME
© Alessandro Baricco, 2018. Tous droits réservés.
© Éditions Gallimard, 2019, pour la traduction française.
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
http://www.gallimard.fr
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