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ALESSANDRO BARICCO

THE GAME
essai
Traduit de l’italien
par Vincent Raynaud

(cartes de
Luigi Farrauto et Andrea Novali,
Studio 100km)

GALLIMARD
À Carlo, Oscar et Andrea.
Aux sept sages.
À ceux et celles qui, chaque jour, inventent la Holden.
Cette leçon est pour vous.
Beaucoup de gens croient pouvoir changer la nature
des personnes, mais ils perdent leur temps. On ne change
pas la nature des personnes. En revanche, on peut
transformer les outils et les techniques qu’elles utilisent.
C’est ainsi qu’on changera le monde.
STEWART BRAND
Username

Il y a une dizaine d’années, j’ai écrit un livre intitulé Les barbares.


À l’époque, il arrivait à beaucoup de gens, et presque à tous ceux qui
avaient fait des études, de pointer un fait déconcertant : certains des
gestes les plus élevés, les plus beaux et les plus chargés de sens
que les êtres humains avaient mis au point en plusieurs siècles de
travail appliqué perdaient ce qu’ils avaient de plus précieux, sombrant
à vue d’œil dans des façons de faire négligentes et simplistes. Qu’il
s’agisse de nourriture, de culture, de divertissement, de voyage ou de
sexe, peu importe : les hommes semblaient avoir désappris à faire
les choses avec l’attention et les soins avisés qu’ils tenaient de leurs
pères. On aurait dit qu’ils préféraient au contraire les exécuter avec
rapidité et superficialité.
Observer au quotidien ses propres enfants suscitait une perplexité
accrue. On constatait qu’ils étaient victimes d’une véritable marche
arrière génétique : au lieu de s’améliorer, l’espèce semblait de toute
évidence en proie à une mystérieuse involution. Incapables de se
concentrer, se dispersant en un multitâche stérile, toujours reliés à un
ordinateur, ils erraient sur la croûte des choses sans autre but
apparent que de conjurer le moindre risque de s’ennuyer. Dans cette
manière indéchiffrable d’arpenter le monde, on devinait l’annonce
d’une crise et on croyait entrevoir l’imminence d’une apocalypse
culturelle.
Ce fut une période agaçante. L’espace d’un instant, l’exercice de
l’intelligence a paru se résumer entièrement dans la capacité de
chacun à dénoncer le déclin de ceci ou de cela. On passait son
temps à défendre des choses qui s’effondraient. Ne craignant pas le
ridicule, des gens de bon sens se retrouvaient à signer des
manifestes en faveur des drogueries ou du subjonctif. On se sentait
meilleur que les autres chaque fois qu’on parvenait à défendre une
chose et à empêcher les temps qui changeaient de l’emporter. Pour
la plupart, nous nous estimions déchargés du devoir de futur, car
nous avions urgemment besoin de sauver le passé.
Je dois ajouter qu’on pensait avoir trouvé un début d’explication à
cet effondrement de la civilisation : la situation n’était pas des plus
claires, mais cela tenait sans nul doute à la révolution numérique
(tous ces ordinateurs) et à la mondialisation (tous ces commerçants).
Dans l’incubateur de ces deux forces irrésistibles avait manifestement
grandi un type d’hommes dont on avait du mal à cerner les ambitions,
dont on ne connaissait pas la langue et ne partageait pas les goûts,
et dont les manières suscitaient le mépris : des barbares, pour
employer un terme qui, en d’autres occasions déjà, dans notre
histoire de maîtres de la planète, avait servi à englober l’irritante
pluralité de personnes que nous ne pouvions ni comprendre ni
apprivoiser.
L’instinct nous poussait à les arrêter. Le préjugé largement
répandu était qu’il s’agissait de destructeurs, un point c’est tout.
Ma foi, ai-je pensé.

Puis j’ai écrit Les barbares. Essai sur la mutation, et je l’ai fait
pour montrer clairement, à moi-même et aux autres, que, selon toute
probabilité, ce dont nous étions les témoins n’était pas une invasion
qui détruisait notre civilisation raffinée, mais une mutation qui nous
affectait tous et qui allait bientôt générer une nouvelle civilisation,
d’une certaine façon meilleure que celle dans laquelle nous avions
grandi. J’étais convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une invasion
destructrice, mais d’une astucieuse mutation. La conversion collective
à de nouvelles techniques de survie. Un tournant stratégique génial.
Je songeais à ces virages spectaculaires auxquels nous avons donné
des noms tels qu’Humanisme, siècle des Lumières ou Romantisme,
et j’étais persuadé que nous assistions à un changement de
paradigme analogue. Nous faisions pivoter nos principes de cent
quatre-vingts degrés, comme nous l’avions fait en ces circonstances
historiques restées dans toutes les mémoires. Il ne fallait pas avoir
peur, tout irait bien. Si surprenant que cela puisse paraître, nous
trouverions vite une bonne raison de renoncer aux drogueries et,
peut-être même, au subjonctif.
Ce n’était pas de l’optimisme béat, comme j’ai essayé de
l’expliquer à maintes reprises : pour moi, c’était du réalisme pur et
simple. Quand les gens pensent voir la fin de la culture chez un jeune
de seize ans qui n’emploie pas le subjonctif, sans remarquer que par
ailleurs ce garçon a vu trente fois plus de films que son père au
même âge, ce n’est pas moi qui suis optimiste, ce sont eux qui sont
distraits. Lorsque le radar des intellectuels flashe la stupidité sans
issue du livre qui figure en tête des ventes et en déduit une
catastrophe culturelle, j’essaie de m’en tenir aux faits et je finis par
me rappeler que ceux qui ont porté ce livre à une telle place forment
un type de public qui, il y a à peine soixante ans, non seulement
n’achetait pas de livres, mais était analphabète : le pas en avant est
indiscutable. Dans un tel paysage, il n’est pas facile d’établir
clairement qui se raconte des histoires : moi et mon réalisme
pointilleux ou bien eux et leur goût poétique pour la fantasy
catastrophiste.
Pendant que nous perdions notre temps à discuter, d’autres
hommes, installés pour la plupart en Californie et dont la majorité
appartenait à une élite assez effacée, particulièrement pragmatique
et dotée d’un solide sens des affaires, changeaient le monde et le
faisaient TECHNIQUEMENT, sans expliciter quel projet humain ils avaient
en tête, et peut-être sans savoir quelles conséquences cela aurait sur
notre cerveau et nos sentiments. Les drogueries et le subjonctif, ils
n’en pensaient rien : ils se sentaient parfaitement autorisés à ne pas
défendre le passé. Il était urgent d’inventer le futur.

Avec un inexplicable retard, j’ai fini par comprendre que le


paradigme du déclin représente pour de très nombreuses
personnes un scénario confortable et un terrain de jeu bienvenu.
Je ne parle pas des tragédies ni des catastrophes qui sont, elles,
l’environnement privilégié de certaines minorités composées de
gens exceptionnellement smart. Je parle d’une chose plus
nuancée : si absurde que cela puisse paraître, nous sommes pour
l’essentiel des animaux qui pondent leurs œufs là où ils peuvent
compter sur UNE FORME LENTE ET ÉLÉGANTE DE DÉCLIN. Du reste, il ne
faut pas oublier que le plan incliné des petits malheurs est
parfaitement adapté au type d’intelligence le plus répandu : celle
qui sait souffrir et s’accrocher au passé, se montrer patiente
plutôt qu’imaginative, et, au fond, conservatrice. Comme elle
perçoit plus facilement le monde quand celui-ci procède à une
vitesse modérée, elle le ralentit ; comme en général le jeu défensif
lui convient davantage, elle donne le meilleur d’elle-même en
présence d’ennemis et de catastrophes imminentes ; et comme
en général elle n’a aucune prédisposition pour le jeu d’attaque, elle
craint l’avenir.
Ainsi, dans la mesure du possible, les hommes tendent à éviter
de s’exposer de façon prolongée au champ ouvert de l’invention,
enfermant leurs tribus aussi souvent qu’ils le peuvent dans le
cadre d’un match plus adapté à leurs capacités, à savoir la
sauvegarde de la mémoire. À l’abri des choses à sauver, nous
nous reposons, nous pondons des œufs et cultivons les temps
futurs, en repoussant autant que possible le prochain accès de
faim qui nous attirera hors de notre tanière.

Quoi qu’il en soit, j’ai finalement décidé d’écrire ce livre, puis je l’ai
bel et bien écrit, sous forme d’épisodes dans un quotidien : une façon
de faire qui me semblait magnifiquement barbare. Je pensais
l’appeler La mutation. Mais le directeur du journal – un génie, dans
son genre – a longuement examiné ce titre et a simplement annoncé :
« Non. Les barbares. C’est beaucoup mieux. »
Parfois, je peux me montrer accommodant : je l’ai donc intitulé
Les barbares.
Et j’ai ajouté un sous-titre : Essai sur la mutation.
C’était parti.

La première chose qui s’est produite m’a pris au dépourvu : j’avais


le plus grand mal à convaincre les gens que ce n’était pas un livre
CONTRE les barbares. Ils avaient tellement envie de s’entendre dire de
manière convaincante et brillante que tout s’effondrait et que la faute
en incombait à CES GENS-LÀ, qu’en voyant ce titre ils adoptaient
aussitôt une attitude mentale telle que, quoi qu’ils lisent ensuite, ils
comprenaient que tout s’effondrait et que la faute en incombait à CES
GENS-LÀ.
Croyez-moi.
J’avais beau répéter que les barbares n’existaient pas, le livre
l’expliquait – c’est nous tous qui changeons, et de façon
spectaculaire –, ils venaient me remercier, car j’avais dénoncé le
massacre que CES GENS-LÀ perpétraient. Sans doute aurais-je dû
choisir comme titre Vive les barbares, mais il n’est pas certain que
c’eût été suffisant. Il n’est pas facile de faire sortir de la tanière des
choses à sauver celui qui y pond tranquillement ses œufs, sous la
couverture tiède d’un noble déclin. L’inertie collective penchait vers la
dénonciation complaisante d’une apocalypse imminente, destinée à
étouffer la belle âme du monde : inverser le cours de ces pensées
était diablement difficile, parfois même impossible.
Une dizaine d’années s’est écoulée depuis et me voici en mesure
de citer une chose qui, entre-temps, m’a plutôt rassuré : le récit
collectif a changé, la tribu a quitté sa tanière, il ne reste à présent
plus beaucoup de monde pour expliquer ce qui se passe en recourant
à l’histoire de barbares mettant le feu à nos forteresses, encouragés
par une poignée de commerçants qui lorgnent le butin. Aujourd’hui,
les Occidentaux ont accepté en majorité l’idée qu’ils vivent une sorte
de révolution – certainement technologique, peut-être mentale –
destinée à modifier presque tous leurs gestes, sans doute aussi leurs
priorités et, en définitive, la vision même de ce qui constitue
l’expérience. Peut-être craignent-ils les conséquences, peut-être ne
les comprennent-ils guère, mais ils n’ont plus d’hésitation et savent
qu’il s’agit d’une révolution nécessaire et irréversible, entreprise dans
le but de corriger des erreurs qui nous ont coûté cher. Ils ont donc
assumé cette tâche, qu’ils considèrent comme un défi. Souvent, ils
pensent qu’elle donnera le jour à un monde meilleur. Ils sont encore
nombreux à s’abriter derrière le récit décliniste mais, comme dans
une sorte de clepsydre, ils se laissent glisser un par un dans le goulot
d’étranglement de leurs peurs et rejoignent leurs camarades de
l’autre côté du temps.
Que s’est-il passé, se demandera-t-on, pour que nous changions
d’avis en si peu d’années et que nous acceptions l’idée d’une
révolution dans laquelle nous risquons le tout pour le tout ?
Je n’ai pas de réponse précise, mais voici une courte liste de
choses qui n’existaient pas il y a vingt ans et qui existent maintenant :

☐ WIKIPÉDIA
☐ FACEBOOK
☐ SKYPE

☐ YOUTUBE
☐ SPOTIFY

☐ NETFLIX
☐ TWITTER

☐ YOUPORN

☐ AIRBNB
☐ IPHONE

☐ INSTAGRAM
☐ UBER

☐ WHATSAPP
☐ TINDER

☐ TRIPADVISOR
☐ PINTEREST

Si vous n’avez rien de mieux à faire, cochez celles auxquelles vous


consacrez chaque jour une part non négligeable de votre temps.
Ça en fait un paquet, hein ? À se demander comment on occupait
nos journées avant.
Faisait-on des puzzles représentant les Alpes suisses ?
Cette liste nous apprend beaucoup de choses, dont la plus
importante est celle-ci : en vingt ans, la révolution s’est installée dans
la normalité – dans les gestes simples, dans la vie quotidienne, dans
notre gestion des désirs et des peurs. À ce niveau de pénétration, il
faudrait être idiot pour nier sa réalité, mais la présenter comme une
métamorphose imposée d’en haut, par les forces du mal, commence
aussi à devenir plutôt ardu. De fait, nous nous rendons compte que,
dans les usages les plus élémentaires de notre quotidien, nous
adoptons des réflexes physiques et mentaux qu’il y a seulement vingt
ans nous aurions eu du mal à tolérer chez les nouvelles générations,
dont nous ne comprenions pas le sens et dénoncions la dégradation.
Que s’est-il passé ? Avons-nous été conquis ? Quelqu’un nous a-t-il
imposé un modèle de vie qui ne nous appartient pas ?
Ce serait une erreur de répondre par l’affirmative. Quelqu’un nous
l’a PROPOSÉ, à la rigueur, et chaque jour nous acceptons notre façon
d’être au monde par rapport à celle du passé : c’est par cette torsion
que nous avons acquis une posture mentale qui, il y a vingt ans,
pouvait sembler grotesque, difforme et barbare, et qui est
maintenant, à en croire les faits, notre façon de nous sentir à l’aise,
vivants et même élégants dans le flux de la vie quotidienne.
L’impression d’avoir été envahis s’est dissoute, et ce qui domine à
présent est le sentiment de s’être aventurés par-delà le monde
connu, d’avoir commencé à coloniser des zones de nous-mêmes que
nous n’avions jamais explorées et, pour une part, pas encore
générées. L’idée d’une HUMANITÉ AUGMENTÉE a commencé à faire son
chemin et celle d’en faire partie est devenue plus séduisante que
n’était effrayante, au début, la perspective d’y être déportés. Nous
avons donc fini par nous abandonner à une mutation dont nous avions
ouvertement nié l’existence pendant un certain temps – nous avons
consacré notre intelligence à l’utiliser plutôt qu’à la boycotter. Je note
d’ailleurs que cela nous a conduits à considérer la fermeture de
drogueries comme n’étant rien de plus qu’un inévitable effet
secondaire. En très peu de temps, nous avons commencé à ouvrir
des cafés qui imitent les drogueries. C’est notre façon de dire adieu
au passé : nous le digérons.
Qu’on n’aille pas dire que nous n’avons aucun génie.

Nous nous sommes donc concentrés sur la question et nous


avons corrigé certaines erreurs des débuts. Nous savons maintenant
qu’il s’agit d’une révolution et nous sommes prêts à croire que c’est le
résultat d’une création collective – voire d’une REVENDICATION
collective –, non une dégénérescence inattendue du système ou le
plan diabolique d’un génie du mal. Nous vivons un avenir que nous
avons arraché au passé, qui nous est dû et que nous avons fortement
voulu. Ce nouveau monde est le nôtre – cette révolution est la nôtre.
Bien.
Nous devons à présent nous pencher sur un point tout aussi
intéressant : C’EST UN MONDE QUE NOUS NE POURRIONS PAS EXPLIQUER, C’EST
UNE RÉVOLUTION DONT NOUS NE CONNAISSONS PRÉCISÉMENT NI L’ORIGINE NI LE

BUT.

Ma foi, peut-être que quelqu’un a une idée. Mais dans l’ensemble,


ce que nous savons de la mutation que nous sommes en train de
vivre se résume à très peu de chose. Nos gestes ont changé à une
vitesse déconcertante, mais nos pensées semblent être en retard
dans la tâche de nommer ce que nous créons à chaque instant. Cela
fait un moment que l’espace et le temps ne sont plus les mêmes, et
c’est ce qui arrive également à des zones de l’esprit que nous
appelons depuis toujours passé, âme, expérience, individu et liberté.
Les mots Tout et Rien ont un sens qui, il y a cinq ans à peine, nous
aurait paru inexact, et ce que nous avons appelé pendant des siècles
œuvres d’art se retrouve aujourd’hui sans nom. Nous savons avec
certitude que nous nous orienterons avec des cartes qui n’existent
pas encore, que nous aurons une idée de la beauté que nous ne
savons pas prédire, et que nous nommerons vérité un réseau de
figures qu’autrefois nous aurions considérées comme des
mensonges. Nous nous disons que tout ce qui se passe a
certainement une origine et une destination, mais nous ignorons
lesquelles. Dans quelques siècles, on se souviendra de nous comme
des conquistadors d’une terre sur laquelle nous avons aujourd’hui le
plus grand mal à retrouver le chemin de notre maison.
N’est-ce pas formidable ?
Ça l’est, j’en suis sûr, et c’est la raison pour laquelle j’écris ce
livre : je suis attiré par l’idée d’habiter quelque temps là où la
révolution que nous vivons change de couleur, puis sombre dans le
silence et les profondeurs. Là où nous ne comprenons pas ses
mouvements, où se cache le sens de ses gestes, où elle nous refuse
l’accès aux racines de ce qu’elle fait. Là où elle nous apparaît comme
une frontière mystérieuse. Des prairies à perte de vue et pas une
cheminée fumante à l’horizon. Aucune indication. Juste le récit d’un
pionnier quelconque.
Je ne voudrais pas donner l’impression trompeuse que j’ai des
réponses et que je suis là pour tout expliquer.
Mais j’ai des cartes, ça oui. Bien sûr, tant que je ne suis pas sur la
route, je ne peux pas savoir si elles sont fiables, précises et utiles.
Si j’écris ce livre, c’est pour faire ce voyage.

Pour ne pas trop me perdre, j’utiliserai une boussole qui ne m’a


jamais déçu : la peur. Suivez les traces de la peur et vous trouverez
la maison : la vôtre et celle des autres. En l’occurrence, c’est assez
facile, car autour de nous les craintes sont nombreuses, et certaines
sont bien loin d’être stupides.
Par exemple, l’une d’elles dit ceci : NOUS ROULONS DANS LE NOIR TOUS
FEUX ÉTEINTS. C’est assez vrai. Nous ne savons pas ce qui a donné
naissance à cette révolution et encore moins quel est son but. Nous
ignorons ses objectifs et nous serions bien incapables, en effet,
d’énoncer avec une précision raisonnable ses valeurs et ses
principes : pour être clair, nous connaissons ceux des Lumières et
pas les nôtres. Pas aussi nettement. Donc, quand notre fils nous
demande où nous allons, nous avons tendance à nous cacher
derrière des réponses évasives (« À toi de me le dire » est
actuellement la meilleure : on mesure combien il est urgent que
quelqu’un écrive ce livre, quelqu’un d’autre que moi, à la limite).
UNE AUTRE AFFIRME PLUS OU MOINS CECI : sommes-nous certains qu’il

ne s’agit pas d’une révolution technologique qui impose aveuglément


une métamorphose anthropologique sans contrôle ? Nous avons
choisi des instruments et nous les aimons : mais a-t-on pris soin
d’évaluer les conséquences que leur utilisation aura sur notre façon
d’être au monde, voire sur notre intelligence et, dans les cas
extrêmes, sur notre idée du bien et du mal ? Y a-t-il un projet
d’humanité derrière ce que font les Gates, Jobs, Bezos, Zuckerberg,
Brin et Page, ou ne s’agit-il que de brillantes trouvailles de business
qui produisent, sans le vouloir et un peu au hasard, une humanité
nouvelle ?
ET PUIS IL Y A CELLE-CI QUE J’AIME PARTICULIÈREMENT : nous générons
une civilisation très brillante et même agréable, mais qui ne semble
pas en mesure de résister à l’onde de choc du réel. C’est une
civilisation festive, quand le monde et l’Histoire ne le sont pas : en
démantelant notre capacité de patience, d’effort et de lenteur, ne
finira-t-on pas par engendrer des générations incapables de
surmonter les revers du destin ou ne serait-ce que l’inévitable
violence de tout destin ? À force de développer des compétences
légères – commence-t-on à penser –, on finit par perdre la force
musculaire nécessaire au corps-à-corps avec la réalité : d’où une
certaine tendance à dissimuler cette dernière, à l’éviter, à lui
substituer des représentations légères qui en transforment les
contenus, les rendant compatibles avec nos outils et avec le type
d’intelligence qui s’est développé d’après leur logique. Sommes-nous
convaincus qu’il ne s’agit pas d’une tactique suicidaire ?
VOICI UNE AUTRE PEUR ENCORE PLUS SUBTILE, assez répandue, que je

ne saurais résumer que par ces mots : chaque jour qui passe, les
êtres humains perdent une part de leur humanité, lui préférant une
forme d’artificialité plus performante et moins faillible. Chaque fois
qu’ils le peuvent ils délèguent leurs choix, leurs décisions et leurs
opinions à des machines, des algorithmes, des statistiques, des
classements. Cela donne un monde dans lequel on distingue de
moins en moins la trace de la main du potier, pour reprendre une
expression chère à Walter Benjamin : il semble provenir davantage
d’un processus industriel que d’un geste artisanal. Est-ce ainsi que
nous voulons le monde ? Efficace, opaque et froid ?
SANS PARLER DU CAUCHEMAR DE LA SUPERFICIALITÉ : celui-là est mortel.
Le soupçon tenace que la perception du monde dictée par les
nouvelles technologies omet toute une partie de la réalité, sans doute
la meilleure : celle qui palpite sous la surface des choses, là où seul
un cheminement patient, laborieux et raffiné peut nous mener. C’est le
lieu pour lequel nous avons inventé, par le passé, un mot devenu par
la suite un totem : PROFONDEUR. Il donnait une forme à la conviction
que les choses avaient un sens, même si ce dernier se dissimulait
dans des endroits presque inaccessibles. Elle indiquait un lieu :
comment nier le fait que nos nouveaux outils de lecture du monde
semblent précisément conçus pour rendre impossible la descente
dans ce lieu mais presque obligatoire un déplacement rapide et
inépuisable à la surface des choses ? Qu’en sera-t-il d’une humanité
qui ne sait plus comment aller à la racine ni retourner aux sources ? À
quoi servira l’expertise avec laquelle elle bondit d’une branche à
l’autre et navigue à la vitesse du courant ? Sommes-nous en train de
nous évaporer en un joyeux néant qui sera notre dernier tour de
piste ?
Cela faisait des années que je n’alignais plus autant de points
d’interrogation en si peu de lignes.

Ce que je pense de ces peurs et d’autres comparables, je l’écris


ici et maintenant : les éprouver aujourd’hui n’a rien d’absurde,
contrairement à ce que la frange la plus élitiste de cette révolution
voudrait nous faire croire. C’est le résultat d’une somme d’indices qu’il
serait en réalité absurde d’ignorer. De plus :
► à l’intérieur de chacune de ces peurs, nous avons cousu la
définition d’un geste que nous faisons et grâce auquel nous nous
améliorons. Ainsi, si nous étions capables de répondre à chacun
de ces points d’interrogation, nous aurions entre les mains l’index
de notre révolution. Car la carte de ce que nous fabriquons est
dessinée au revers de nos peurs. De cette façon, nous traversons
la frontière vers une nouvelle civilisation, sans nous faire
remarquer, en cachant dans le double-fond de nos doutes la
certitude clandestine d’une possible et géniale terre promise. ◄
C’est un voyage plutôt séduisant, au point que je me suis attardé
à l’observer, avec pour résultat de rester à la traîne et de laisser filer
ceux qui l’accomplissent vraiment. Dans cette étrange perspective de
cartographe retardataire et de savant mal informé, je continue de
collectionner des notes et des croquis où je consigne des noms et
des lieux. Dans mes moments d’optimisme les plus lucides, je rêve de
la précision d’une carte et que chaque intuition s’agrège à la beauté
d’une mappemonde. Ils sont rares : comme je ne voulais pas les
gaspiller, il m’a semblé inévitable d’écrire le livre que vous êtes en
train de lire – je le fais avec tout le soin dont je suis capable.
Password

Bien. Pour commencer, il serait bon de comprendre ce qui s’est


passé. Ce qui s’est vraiment passé.
L’hypothèse la plus accréditée est, semble-t-il, la suivante : une
révolution technologique a eu lieu, due à l’avènement du numérique.
En peu de temps, elle a entraîné une évidente mutation dans le
comportement des êtres humains et dans les mouvements de leur
cerveau. Personne ne peut dire comment cela se terminera.
Voilà.
Maintenant, voyons si on peut faire mieux.

Le terme anglais DIGITAL vient du latin digitus, doigt : nous


comptons sur nos doigts, c’est pourquoi DIGITAL signifie plus ou moins
NUMÉRIQUE. Dans le contexte qui nous intéresse, le terme est utilisé
pour désigner un système assez remarquable permettant de traduire
n’importe quelle information en nombre. De façon plus détaillée, il
s’agit de nombres formés par une séquence de deux chiffres, 0 et 1.
On pourrait aussi utiliser le 7 et le 8, mais ce qui compte, c’est que
ce soient deux chiffres, seulement deux, qui correspondent plus ou
moins à on et off, à oui et non.
Bien. Quand je dis traduire n’importe quelle information en
séquence de chiffres, je ne parle pas des informations que vous
trouvez dans le journal, les nouvelles du jour, le résultat du match, le
nom du meurtrier. Je parle de n’importe quel morceau du monde qui
peut être décomposé en unités minimales : sons, couleurs, figures,
quantités, températures… Je traduis ce morceau du monde en
langage numérique (une séquence bien spécifique de 0 et de 1) et il
devient alors très léger. C’est juste une série de chiffres, il n’a pas de
poids, il va partout et voyage à une vitesse désarmante, ne s’abîme
pas dans la rue, ne rétrécit pas, ne se salit pas et n’a aucune date de
péremption : il arrive à l’endroit où je l’ai envoyé. Si, à l’autre bout, il
existe une machine capable d’enregistrer ces chiffres et de les
retraduire en l’information d’origine, le tour est joué.
Prenons les couleurs. Vous n’êtes pas obligé de le savoir mais, un
beau jour, on a attribué une valeur numérique précise à chacune
d’elles. On a décidé qu’il y avait 16 777 216 couleurs et à chacune on
a donné une valeur se présentant comme une suite de 0 et de 1. Si
si. Par exemple, une fois numérisé, le rouge le plus pur qui existe est
le 1111 1111 0000 0000 0000 0000. Pourquoi a-t-on fait une chose si
peu poétique ? C’est simple : en traduisant une couleur en nombre, je
peux l’introduire dans des machines qui sauront la modifier ou
simplement la transporter ou même la stocker. Elles le feront avec
une facilité dérisoire, sans la moindre erreur, à une vitesse
vertigineuse et pour un coût ridiculement bas. Chaque fois que je
souhaiterai voir la couleur réelle, je demanderai à la machine de me la
restituer et elle le fera.
Pas mal.
Il en va de même avec les sons, les lettres de l’alphabet ou la
température de votre corps. Des morceaux du monde.
Ce tour de magie a commencé à avoir du succès à la fin des
années 70. À l’époque, toutes les données que nous conservions ou
transférions étaient produites d’une autre manière : on appelait ça
l’ANALOGIQUE. Comme d’autres choses du passé telles que les
boussoles ou les grands-parents, l’analogique était une façon plus
complète d’enregistrer la réalité, plus exacte et même plus poétique,
mais aussi plus complexe, fragile, périssable. Par exemple, le
thermomètre au mercure, celui qu’on utilisait quand on avait de la
fièvre, était analogique. Le mercure réagissait à la chaleur en se
dilatant dans son tube et, sur la base de notre expérience, nous
déduisions notre température de son mouvement dans l’espace : les
chiffres imprimés sur le verre traduisaient ce mouvement et leur
verdict indiquait une température précise en degrés centigrades (au-
dessus de 37,5, on n’allait pas à l’école). Aujourd’hui, le thermomètre
est numérique : on le pose sur son front, on appuie sur un bouton et il
affiche instantanément la température. Un capteur a enregistré une
certaine valeur de température qui correspond à une certaine
séquence de 0 et de 1, que la machine enregistre et traduit ensuite
en degrés affichés sur un écran. Comme expérience, cela rappelle le
passage du baby-foot au jeu vidéo.
Deux mondes.
Le thermomètre à mercure et le thermomètre numérique.
Le vinyle et le CD.
Le cinéma et le DVD.
Le baby-foot et le jeu vidéo.
Deux mondes.
Un possible défaut du second (le monde numérique) est qu’il n’est
pas en mesure d’enregistrer toutes les nuances de la réalité. Il le fait
de temps en temps : par exemple, l’aiguille sur l’horloge du clocher
suit un mouvement continu et remplit chaque minuscule fraction de
temps, tout comme le mercure, en se dilatant dans le thermomètre,
monte dans le tube et remplit chaque microniveau de température.
Cela, votre montre numérique ne le fait pas. Peut-être compte-t-elle
les secondes, peut-être même les dixièmes ou les centièmes mais,
arrivée à un certain point, elle s’arrête de compter et saute au chiffre
suivant : en chemin, le système numérique perd une portion
(infinitésimale) du monde.
Cependant, le système numérique a un avantage inestimable : il
est parfait pour les ordinateurs. C’est-à-dire pour des machines qui
peuvent calculer, modifier et transférer la réalité, à condition de la
leur présenter dans la langue qu’ils connaissent : les nombres. C’est
la raison pour laquelle, grâce à la perfection croissante des
ordinateurs, qui se sont peu à peu rapprochés du grand public, nous
avons décidé de passer au numérique : concrètement, nous avons
entrepris de hacher la réalité jusqu’à obtenir des particules
infinitésimales et nous avons attribué à chacune une séquence de 0 et
1. Nous avons ainsi rendu le monde modifiable, stockable,
reproductible et transférable par les machines que nous avons
inventées : elles le font très rapidement, sans erreur et à moindre
coût. Personne ne s’en est aperçu : un jour, quelqu’un a stocké
numériquement un fragment du monde et ce fragment nous a fait
basculer pour toujours dans l’ère numérique. Ne me demandez pas
comment, mais nous savons en quelle année cela s’est produit :
2002. Servons-nous de cette date comme point précis dans le temps,
à partir duquel nous avons dévalé la pente et nous nous sommes
retrouvés face à l’avenir.
2002.
La descente a été très rapide : l’avènement du Web et
l’application, parfois géniale, de la forme numérique à une série assez
impressionnante de technologies a spectaculairement donné le jour à
ce que l’on peut désormais appeler à juste raison : LA RÉVOLUTION
NUMÉRIQUE. Elle a une quarantaine d’années et, depuis environ dix ans,
elle a officiellement renversé le pouvoir précédent. C’est
manifestement elle qui a abruti votre fils.
Plutôt simple, non ? La partie difficile arrive maintenant.

Révolution est un terme plutôt générique que nous employons


avec une certaine désinvolture. Nous nous en servons aussi bien pour
définir des bouleversements historiques qui ont fait des milliers de
morts (Révolution française, Révolution russe) que pour qualifier des
broutilles telles que le passage à trois défenseurs de notre équipe
préférée (une « révolution tactique »).
Quels farceurs.
Quoi qu’il en soit, cela signifie qu’au lieu d’inventer un coup génial,
quelqu’un a modifié l’échiquier : c’est ce qu’on appelle un changement
de paradigme (un geste d’une virtuosité irrésistible, qui vaut à lui seul
le voyage).
En gros, c’est ce qui se passe avec la révolution numérique.
Il existe donc différents types de révolution et il est important
d’être précis. La révolution opérée par Copernic, qui avait pressenti
que la Terre tournait autour du Soleil et non l’inverse, n’était pas du
même type que celle qui est restée dans nos mémoires en tant que
Révolution française ; de même que l’invention de la démocratie au
e
V siècle av. J.-C. à Athènes n’est pas comparable à celle de
l’ampoule (Edison, 1879). Tous ont inventé de nouveaux échiquiers,
mais le jeu ne semble pas être exactement le même.
Lorsque nous parlons de la révolution numérique, par exemple, il
est à peu près clair que nous parlons avant tout d’une révolution
technologique : l’invention de quelque chose qui crée de nouveaux
outils et change la vie. Comme la charrue, les armes à feu, le chemin
de fer. Désormais, comme nous avons assisté à de nombreuses
révolutions technologiques, nous disposons de statistiques
intéressantes et, quand on les étudie, voici ce qu’on découvre :
► les révolutions technologiques sont sans doute formidables, mais
il est rare qu’elles entraînent automatiquement une révolution
mentale, c’est-à-dire un bouleversement tout aussi spectaculaire
de la façon dont les hommes pensent. ◄

GUTENBERG Exemple : l’invention de l’imprimerie (Gutenberg,


Mayence, 1436-1440). Un geste révolutionnaire
auquel nous attribuons de gigantesques
conséquences. Alors même qu’elle laissait sur le
carreau l’essentiel de la culture orale (qui régnait
sans partage, à cette époque et dans un monde
d’analphabètes), elle a ouvert des horizons infinis à
la pensée humaine, à sa liberté et à sa force. De
fait, elle abattait un privilège qui, pendant des
siècles, avait mis la diffusion des idées et de
l’information au service des puissants. Ce qui allait
arriver, c’est que, pour faire circuler des idées, il ne
serait plus nécessaire d’avoir un réseau de scribes
qu’aucun particulier ne pouvait se permettre, ni de
disposer d’une machine si compliquée et si lente
qu’on ne pouvait en tirer aucun profit. Fantastique.
Pourtant, ce qu’il nous faut à présent noter, c’est
que, malgré ses formidables conséquences,
l’invention de l’imprimerie représente une
indiscutable accélération technologique mais pas un
phénomène sismique détectable qui aurait modifié
la structure mentale des hommes. Il ne s’agit pas
d’un bouleversement comparable à ceux provoqués
par d’autres révolutions : scientifique ou
romantique, par exemple. Comme d’autres
révolutions technologiques, elle ne semble pas avoir
directement entraîné une mutation mentale
collective : c’est comme si elle s’était enlisée avant
d’atteindre son but, laissant à l’homme le temps
d’en prendre la mesure et de l’apprivoiser. Elle
reste comme un coup brillant au sein d’une partie
qui n’a guère évolué et a continué suivant les
mêmes règles, respectueuse de l’histoire d’un jeu
resté fondamentalement le même qu’avant.
STEPHENSON Voici un autre exemple moins commode : l’invention
de la machine à vapeur (Angleterre, 1765). Là non
plus, il ne s’agit pas que d’une simple trouvaille
brillante : c’est un truc qui a changé la face du
monde. Cette invention a été à l’origine de la
révolution industrielle, que nous nommons
révolution, précisément, et qui produisit
d’incalculables effets non seulement sur les
habitudes quotidiennes des gens, mais surtout sur
la géographie sociale du monde : la carte qu’on
utilisait pour tracer la route de l’argent ainsi que les
frontières entre riches et pauvres a commencé à
devenir obsolète le jour même où a été mis en
marche le premier métier à tisser à vapeur. Tout
serait différent, et d’une manière si radicale et
violente que l’on peut considérer qu’une bonne part
de l’effrayante boucherie qu’a été le XXe siècle
trouve son origine dans le grincement de cette
machine apparemment inoffensive. Impressionnant.
Mais là aussi : la vague a pu effleurer l’identité
profonde des hommes, dirait-on, puis elle s’est
retirée, et, si nous cherchons aujourd’hui les
carrefours où notre façon de comprendre ce qu’est
l’humanité a bifurqué dans de nouvelles directions,
nous ne pensons pas à la locomotive à vapeur de
Stephenson, ni même à l’immense tristesse des
premières usines anglaises. À la limite, nous
pensons à l’Humanisme et aux Lumières. De vraies
révolutions mentales, qui semblent n’avoir guère
plus qu’un lien de convenance avec le progrès
technologique. Des siècles plus tard, on peut les
voir couler comme de l’huile dans les engrenages
du monde, jusqu’à lubrifier un système hydraulique
capable de faire bouger d’immenses surfaces – des
plaques idéologiques pesant des tonnes – afin de
redessiner le châssis du sentiment humain ou
l’écorce terrestre de la planète humaine. Ce
n’étaient pas seulement de beaux gestes : c’était un
nouveau jeu.
En réalité, pour simplifier on pourrait dire que de nombreuses
révolutions changent le monde et qu’elles sont souvent
technologiques ; mais il y en a peu qui changent les hommes et le
font radicalement : peut-être faudrait-il les appeler RÉVOLUTIONS
MENTALES. Ce qui est curieux, c’est qu’instinctivement NOUS PLAÇONS
NOTRE RÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE, DANS LE DEUXIÈME GROUPE,

PARMI LES RÉVOLUTIONS Bien qu’elle nous apparaisse


MENTALES.
clairement comme une révolution technologique, nous lui attribuons
une portée que les révolutions technologiques n’ont généralement
pas : nous lui reconnaissons la capacité à générer une nouvelle idée
d’humanité. C’est sur ce point que nous réagissons et qu’alors nos
peurs se déclenchent. Nous ne nous contentons pas d’entrevoir les
risques propres à toute révolution technologique : beaucoup de gens
perdront leur emploi, la richesse sera distribuée de façon injuste, des
cultures entières seront exterminées, la planète souffrira, les
drogueries fermeront, etc. Nous enregistrons toutes ces objections,
bien sûr, mais, comme nous l’avons vu, au moment opportun nous
revenons à des peurs plus élevées, qui concernent le tissu moral,
mental et même génétique des hommes : nous craignons une
mutation radicale, la naissance d’un homme nouveau, due au hasard
d’une irrésistible invention technologique. Nous entrevoyons dans
cette révolution mineure – car technologique – une étape vers une
révolution majeure, car ouvertement mentale.
C’est un point crucial. Il demande une certaine attention : je vous
prie donc de mettre votre téléphone portable en mode avion et de
donner sa tétine à votre fils – d’autant que cette histoire selon
laquelle elle déformerait le palais reste à prouver.
Nous entrevoyons dans cette révolution mineure – car
technologique – une étape vers une révolution majeure, car
ouvertement mentale.
C’est un geste qui deviendrait un arrêt sur image – pour que l’on
puisse ensuite bien le fixer et nous interroger : que diable sommes-
nous en train de faire ? Est-ce que nous surestimons ce que nous
faisons ? Attribuons-nous à une simple percée technologique une
importance qu’elle ne peut pas avoir ? Avons-nous laissé la panique
l’emporter ? S’agit-il d’un retentissant malentendu, qui découle de nos
peurs ?
C’est possible, mais je ne parierais pas là-dessus.
Au contraire, je suis convaincu qu’il y a quelque chose de
merveilleusement juste dans ce soupçon : l’idée que le changement
ne serait pas partiel, mais total. Une sorte d’admirable instinct animal
nous pousse à reconnaître dans ces bouleversements une mutation
qui ne s’arrêtera pas à notre façon de choisir un restaurant. Nous
sommes peut-être aveugles, mais clairvoyants.
Et donc ?
Je vais m’efforcer de le dire le plus simplement possible : selon
toute probabilité, nous vivons bel et bien une révolution mentale, et si
vous me demandez maintenant ce qu’est devenue cette histoire de
révolutions technologiques qui n’ont jamais provoqué un bordel pareil,
voici ce que je peux dire : croyez-moi, nous commettons une vulgaire
erreur de perspective. Compréhensible, certes, mais perfide et
difficile à corriger : NOUS PENSONS QUE LA RÉVOLUTION MENTALE EST UN
EFFET DE LA RÉVOLUTION TECHNOLOGIQUE, OR NOUS DEVRIONS COMPRENDRE

QUE C’EST LE CONTRAIRE QUI EST VRAI. Nous croyons que le monde
numérique est la cause de tout, alors que nous devrions, à l’inverse,
l’interpréter comme ce qu’il est sans doute, c’est-à-dire un effet : la
conséquence d’une certaine révolution mentale. Je vous l’assure :
nous regardons la carte à l’envers. Il faut la retourner. Nous devons
inverser cette fichue séquence : d’abord la révolution mentale, puis la
révolution technologique. Nous pensons que les ordinateurs ont
généré une nouvelle forme d’intelligence (ou de stupidité, comme
vous voulez). Maintenant, inversez la séquence : un nouveau type
d’intelligence a généré les ordinateurs. C’est-à-dire qu’une certaine
mutation mentale s’est très vite procuré les outils adaptés à sa façon
d’être au monde : ce qu’elle a fait, c’est ce que nous appelons la
révolution numérique. Continuez d’inverser la séquence et ne vous
arrêtez pas. Ne vous demandez pas quel genre d’esprit peut vouloir
utiliser Google, demandez-vous quel genre d’esprit a créé un outil
comme Google. N’essayez pas de savoir si l’utilisation d’un
smartphone nous déconnecte de la réalité et consacrez ce temps à
essayer de comprendre quel type de connexion à la réalité nous
recherchions lorsque le téléphone fixe nous a paru définitivement
inadapté. Si une activité multitâche vous semble entraîner une
profonde incapacité à prêter attention aux choses, inversez la
séquence : dans quelle case étions-nous coincés lorsque nous avons
construit des outils qui nous ont enfin permis de jouer simultanément
sur plusieurs échiquiers à la fois ? Si la révolution numérique vous
effraie, inversez la séquence et demandez-vous à quoi nous voulions
échapper lorsque nous avons entamé une telle révolution. Cherchez
l’intelligence qui a donné le jour à la révolution numérique : c’est
beaucoup plus important que d’étudier celle qu’elle a engendrée :
c’est sa matrice originelle. Car l’homme nouveau n’est pas celui qu’a
produit le smartphone : c’est celui qui l’a inventé, qui en avait besoin,
qui l’a créé pour son usage et sa consommation, qui l’a construit pour
s’évader d’une prison, pour répondre à une question ou étouffer une
peur. Pause. Un dernier effort.
► Ainsi, toutes les forteresses numériques qui se dressent
aujourd’hui dans notre paysage doivent être considérées comme
des formations géologiques poussées vers le ciel par un
tremblement de terre.
Ce tremblement de terre est la révolution mentale dont nous
sommes les enfants. Il a eu lieu dans un ailleurs et dans un pli du
temps dont nous n’avons pas connaissance et ne sommes pas
conscients. Mais nous pouvons l’identifier, ainsi que les
transformations spectaculaires qu’il a laissées sur la croûte
terrestre de nos gestes, de nos habitudes et de nos postures
mentales.
Beaucoup de ces transformations sont en fait imputables à la
révolution numérique, et il est vrai que ce sont précisément celles
qui nous apparaissent, plus que d’autres, comme la forme écrite
sous laquelle nous avons enregistré les codes définitifs de la
mutation : à condition de ne pas les prendre pour la cause de
tout, ils ont beaucoup à enseigner et à révéler.
Il faudrait les traiter comme des vestiges, comme des
découvertes archéologiques desquelles on peut déduire le miracle
d’une civilisation cachée.
La nôtre. ◄
Vous pouvez rallumer votre téléphone portable, merci.
Ah, votre fils pleure.

Je résume : tournez cette fichue carte.


La révolution numérique se trouve en bas et non en haut.
Bien.
Habituez-vous à considérer le monde numérique comme un effet
et non comme une cause. Déplacez votre regard jusqu’au point où
tout a commencé. Cherchez la révolution mentale d’où tout découle.
S’il y a un modèle d’humanité que tout cela annonce, il est écrit à
l’intérieur.
Bien.
Il est vrai que la carte est encore pratiquement blanche, mais au
moins nous la regardons dans le bon sens.
Croyez-moi, c’était la chose la plus difficile à faire.
À présent, nous pouvons commencer à mesurer, à nommer les
choses et à tracer des frontières.
Repartons de cette idée de la révolution numérique comme chaîne
de montagnes créée par un tremblement de terre. Et essayons de la
dessiner.
1978. La vertèbre zéro

En effet, bien que la révolution numérique soit une constellation


plutôt sophistiquée de phénomènes et d’événements, on peut tenter
de repérer une certaine colonne vertébrale : l’alignement de sommets
plus élevés que les autres, de formations géologiques poussées plus
haut par le mouvement sismique que nous tentons de comprendre.
Essayons. En isolant une sorte de VERTÈBRE ZÉRO symbolique. N’allez
pas imaginer quelque chose de trop solennel : je pensais à un jeu
vidéo.

Il s’appelait Space Invaders. Ceux qui sont nés après 2000 ne


savent sans doute pas ce que c’est. Moi si : j’avais vingt ans et,
curieusement, du temps à perdre. Tomohiro Nishikado, un ingénieur
japonais, en était l’inventeur. Il s’agissait de tirer sur des
extraterrestres tombant du ciel d’une manière plutôt idiote, répétitive
et prévisible, mais mortelle. Au fur et à mesure qu’ils descendaient,
leur vitesse augmentait : quand ils fondaient sur nous, on ne
comprenait plus rien.
Le graphisme, avec du recul, tenait de la punition : les
extraterrestres (qu’on appelait des aliens) ressemblaient à des
araignées dessinées par un psychopathe. Tout était strictement
bidimensionnel, en noir et blanc. Les nécrologies qu’on lisait dans les
journaux étaient plus amusantes.
Il n’y avait pas d’ordinateur à la maison, on jouait donc à Space
Invaders dans des lieux publics réservés à cet effet (cela pouvait
aussi être dans un café), où l’on trouvait une sorte de meuble aux
dimensions qui m’apparaissent à présent inexplicables : encastré
dans ce meuble, l’écran était grand comme un petit téléviseur, auquel
s’ajoutait un clavier sobre, avec trois touches ou, dans les versions
les plus sophistiquées, un joystick et deux touches.
Il fallait se pencher un peu, glisser une pièce de monnaie dans la
fente, appuyer sur play puis presser les touches et tirer comme un
fou. Au Japon, c’était une pièce de cent yens : il y avait tellement de
gens qui jouaient à Space Invaders que la pièce est devenue
introuvable, si bien que la Banque du Japon a dû se dépêcher d’en
frapper de nouvelles.
Un tel succès a quelque chose à nous apprendre, mais seulement
si nous nous remémorons deux jeux qui peuplaient les bars avant
l’arrivée de la sinistre armoire de Space Invaders : le baby-foot et le
flipper.
Nous voilà au cœur du sujet.
En faisant un pas en arrière, voire deux, vous vous retrouvez avec
une séquence de jeux qui, plus que toute autre au monde, peut vous
faire SENTIR, pas juste comprendre, l’essence de la révolution
numérique.
La séquence est la suivante : baby-foot, flipper, Space Invaders.
Ne faites pas cette tête, ayez confiance.
Et étudiez bien cette séquence : essayez de la sentir
physiquement, retournez jouer à ces trois jeux, l’un après l’autre, dans
votre cerveau. Vous sentirez qu’à chaque étape, quelque chose se
défait et tout devient plus abstrait, léger, liquide, artificiel, rapide,
synthétique. Une mutation. Très similaire à celle qui nous a
transportés de l’analogique au numérique.
Rien de particulièrement cérébral : c’est avant tout quelque chose
de physique. Au baby-foot, on sent les coups dans la paume de la
main, les bruits sont naturels, ils viennent de la mécanique des
choses, tout est très réel, la balle existe vraiment, on lutte
physiquement, on bouge, on transpire. Au flipper, c’est différent : le
jeu est sous verre, les sons sont majoritairement reproduits,
électriques, la distance avec la balle augmente, tout est concentré
sur deux touches, ce qui donne de la balle une sensation vague,
comme une semi-perception. Le geste des mains qui, au baby-foot,
pouvaient passer par toutes les vitesses possibles et toutes les
nuances de contrôle, se résume ici au travail de deux doigts qui ont
encore un certain nombre d’options, mais plutôt limitées, en outre
réservées aux joueurs les plus expérimentés. Quant au corps, il
assiste presque à la scène, comme expulsé du cœur de la question :
ne subsiste plus qu’un certain mouvement du bassin qui servait à
dévier la course de la balle et à suggérer quelque pénible allusion
sexuelle : deux raisons pour lesquelles il était interdit d’y recourir trop
souvent.
Et maintenant, jouez à Space Invaders.
Le corps ? Disparu. Il n’y a presque plus rien de physique au sens
strict du terme, la balle (les aliens) n’est pas réelle et les sons pas
davantage. L’écran, qui n’existait pas au baby-foot et qui, au flipper,
servait à compter les points, a désormais tout dévoré, DEVENANT le
terrain de jeu. Tout est immatériel, graphique, indirect. S’il existe une
réalité, c’est une représentation sous verre que je ne peux modifier
que par des commandes externes qui lui communiquent des ordres
impersonnels. Sur le papier, tout semble très froid, contraignant,
asphyxiant et fondamentalement triste. Et maintenant, mettez-vous à
jouer et essayez de sentir la soudaine absence de frottement, la
douceur de la surface de jeu, la légèreté du geste, le flux presque
liquide des ordres et des décisions, la réduction de toute situation de
jeu à son essence, la propreté du système, la possibilité d’une
concentration presque totale, la vitesse des événements. Je parie
que vous commencez à comprendre pourquoi les Japonais y ont
laissé toute leur petite monnaie.
À présent, revenez rien qu’une fraction de seconde aux poignées
du baby-foot. Vous sentez un soubresaut, n’est-ce pas ? Comme si
on vous avait arraché à une séance de méditation pour vous placer
au milieu d’une conversation au café : tout est soudain si épais,
encombrant, inexact et laborieusement vrai… Non qu’une chose soit
meilleure que l’autre, c’est impossible à dire, mais elles sont
différentes, vraiment différentes. Dans quel cadre pourriez-vous dire
que vous êtes plus présent, plus vivant, plus vous-même ?
Papillonnez un peu autour du baby-foot, puis retournez au clavier
de Space Invaders.
Faites quelques allers et retours en vous arrêtant de temps en
temps à l’étape intermédiaire du flipper.
Faites ça pour de bon.
Sentez-vous la migration ?
Je veux vraiment parler de MIGRATION : le déplacement du centre de
gravité autour duquel la question s’organise, avec tous ces détails qui
glissent d’une partie du paysage à l’autre, et même vos
compétences, votre potentiel, vos sensations, vos émotions qui
changent de place. L’EXPÉRIENCE QUI CHANGE DE CONSISTANCE.
Ce ne sont que trois jeux, mais bien des éléments migrent en
cours de route, du plus ancien au plus récent.
Ne perdez pas de temps à vouloir juger ce qui est mieux et ce qui
est pire : concentrez-vous et tentez de saisir cette migration dans un
regard synthétique, dans un même sentiment. Et surtout dans une
sensation.
Ça y est ? Bien. Ce que vous sentez, c’est le type de flux qui
caractérise le passage de l’analogique au numérique. Vous appuyez
sur le nerf principal de la révolution que nous menons. Son
mouvement de base. Son secret, presque.
Space Invaders et sa trivialité de jeu pour piliers de bistrot
constituent l’une des premières traces géologiques d’un tremblement
de terre. Du reste, son cœur était déjà entièrement numérique – un
logiciel contenu dans une carte. Si la révolution numérique a une
colonne vertébrale, on peut considérer qu’il s’agit là de la première
vertèbre. Elle est à peine en relief sous la peau du monde, mais les
doigts la devinent, les yeux la voient. Elle existe. C’est un début.

APOSTILLE Pour vous donner une idée du travail qui nous


attend, je m’arrête un instant sur cette vertèbre et
je la traite comme nous traiterons toute la colonne
vertébrale de la révolution numérique : tels des
vestiges archéologiques dans lesquels nous
pouvons lire les traces d’une civilisation enfouie.
Nous devons chercher les traces fossiles d’une vie
antérieure. Les codes de la révolution mentale qui
a généré cela.
On met moins de temps à le faire qu’à l’expliquer.
J’exhume donc la première vertèbre, que j’emporte
à titre d’indice.

UN Comparé aux sempiternels baby-foot et flippers,


Space Invaders marque une rupture, un
bouleversement dans notre posture physique et
mentale. Cette révolution incroyablement
synthétique se résume à : un homme, un clavier,
un écran. Les doigts sur le clavier, les yeux sur
l’écran. Des ordres communiqués avec les doigts,
aux effets vérifiables par les yeux sur l’écran.
Ajoutez un peu de son pour rendre le système plus
fonctionnel. Ça vous rappelle quelque chose ?
C’est aujourd’hui l’une des positions dans
lesquelles nous passons le plus de temps. Nous
l’adoptons pour effectuer toutes sortes
d’opérations, réserver une chambre d’hôtel ou dire
à une personne que nous l’aimons. Si l’on veut,
c’est la posture par excellence de l’ère numérique.
Même l’avènement de la technologie tactile n’a
guère réussi à la déstabiliser. Soyons clairs :
Space Invaders ne l’a pas inventée, mais c’est
sans doute dans ce jeu que ladite posture est pour
la première fois apparue au grand jour, affleurant
en surface de la vie d’un nombre d’individus
vraiment significatif. Rappelons que le premier
ordinateur personnel jouissant d’une certaine
popularité (mais très éloignée de celle de Space
Invaders et autres jeux dits d’arcade) date de
1982, c’était le Commodore 64. Le premier Mac –
qui est à Space Invaders ce qu’une cathédrale est
à une chapelle votive – date de 1984. Quant au
premier smartphone dont les gens ont vraiment
noté l’existence, il faut attendre dix-neuf années
supplémentaires : 2003.
Donc, si vous rembobinez et que vous cherchez la
première fois où cette posture – homme, clavier et
écran unis en un seul animal – a fait partie de la
vie d’un tas de gens, que trouvez-vous ? Space
Invaders, je pense. Et d’autres jeux de ce type-là.

CE QUE CELA Comme par hasard, dans la vertèbre zéro et son


NOUS APPREND ADN, on retrouve un type de posture qui connaîtra
une fortune considérable et que nous observons
dans la plupart des formations géologiques qui
constituent la révolution numérique : homme-
clavier-écran en un seul animal. C’est celle dans
laquelle j’écris ce livre. (Pas celle dans laquelle
vous le lisez, j’imagine : honneur au livre papier, qui
résiste encore à cette mutation.)

DEUX Comme meubles, le baby-foot avait sa dignité et


le flipper sa beauté : l’armoire de Space Invaders,
elle, était horrible. En revanche, un baby-foot ne
pouvait guère être plus que cela, c’est tout juste si
on pouvait changer la couleur des maillots. Quant
au flipper, on pouvait certes le décorer de
différentes manières (allant d’une atmosphère
heroic fantasy à des images de jeunes femmes
largement dévêtues). On pouvait aussi compliquer
un peu la circulation de la boule, créer des
obstacles, de petits ponts surélevés, mais en gros
c’était toujours la même chose, la boule
rebondissait et redescendait, un point c’est tout. À
l’inverse, l’horrible armoire de Space Invaders
RENFERMAIT DES POSSIBILITÉS INFINIES. Une fois qu’on
avait adopté la posture homme-clavier-écran, le
reste n’avait pas de frontières : à l’intérieur, il y
avait tous les jeux du monde, il suffisait de changer
la carte. Pour ceux qui ont su les voir, il y avait
déjà FIFA 2019 et Call of Duty. Il suffisait de se
lâcher en matière de graphisme, d’ajouter
quelques fonctions, d’utiliser une technologie audio
et vidéo plus avancée : toutes choses qu’une
quinzaine d’années plus tard nous réussirions à
maîtriser brillamment – la PlayStation date de
1994.

CE QUE CELA Dans la vertèbre zéro et son ADN, on retrouve un


NOUS APPREND type de mouvement qui connaîtra une fortune
considérable et que nous observons dans la
plupart des formations géologiques qui constituent
la révolution numérique : au lieu de générer de
nombreux mondes beaux et différents, il s’agit de
consacrer son temps à inventer un environnement
unique dans lequel on peut déverser tous les
mondes qui existent. Je formule en d’autres
termes : ne perdez pas votre temps à mettre au
point des choses qui ne peuvent pas connaître un
grand développement ; essayez plutôt d’en
inventer dont le développement est infini car elles
ont été conçues pour TOUT contenir.

TROIS Space Invaders était un JEU. Je ne sais pas si


vous devinez les délicieuses implications de
cela. Concrètement, un tremblement de terre brise
la croûte des habitudes humaines et, le premier
point où il le fait, l’un des premiers, est ce moment
de notre vie où nous enfilons nos pantoufles,
envoyons tout paître et commençons à jouer. Je
trouve cela touchant. Je me demande si c’est
fortuit. Bien sûr, j’aime à croire que le jour où nous
avons décidé de renverser la table et
d’entreprendre une révolution d’ampleur historique
était un jour de vacances, et que nous étions pieds
nus en train de siroter une bière.

CE QUE CELA Dans la vertèbre zéro et son ADN, on retrouve un


NOUS APPREND comportement qui connaîtra une fortune
considérable et que nous observons dans la
plupart des formations géologiques qui constituent
la révolution numérique : générer le changement
en produisant des outils qui, même s’ils ne sont
pas des jeux, y ressemblent. Nous sommes des
divinités festives qui créent le septième jour, celui
où le vrai dieu se repose.
Bien. Pour le moment, je m’arrête là. Vous comprenez que, si à
partir d’une seule petite vertèbre originelle on peut déduire des
choses de ce genre, l’idée de pouvoir étudier le plus gros de la
colonne vertébrale devient vite irrésistible.
Cela vaut donc la peine de continuer. Prochain chapitre, prochain
morceau de la colonne vertébrale et nouvelles pièces archéologiques
à étudier. Je commence vraiment à m’amuser.
1981-1998. Du Commodore 64 à Google
L’âge classique
Presque vingt ans pour préparer le terrain de jeu

Préambule inévitable, mais très important. Si nous voulons


rapporter la galaxie d’événements qui constituent la RÉVOLUTION
NUMÉRIQUE à une colonne vertébrale lisible, à une chaîne de
montagnes qui nous aide à comprendre, nous devons synthétiser
considérablement et renoncer à certaines nuances. Nous devons
enregistrer les pics, quitte à sacrifier le détail de processus qui ont
duré des décennies. Dans ces pages, nous avons pour l’essentiel
choisi de relever les événements uniquement lorsqu’ils ont atteint
l’espace de la consommation collective, pour devenir des paysages
habités par le plus grand nombre et pas juste par des élites
spécifiques. Je sais : c’est une méthode arbitraire. Mais, en définitive,
nous avons trop besoin d’une synthèse lisible pour entretenir
longuement le culte de la précision. Ce que je suggère, c’est que
vous savouriez la possibilité de tout voir d’en haut, comme sur une
photographie aérienne, et que, dans certains chapitres, vous
acceptiez l’inexactitude inévitable d’un regard synthétique. Chaque
fois que nous le pourrons, nous plongerons pour regarder de près.
Promis.
Bien. Laissons Space Invaders derrière nous et regardons se
dessiner les premières vraies montagnes. Nous sommes au début
des années 80.

1981-1984
• En l’espace de quatre ans, trois PC sont commercialisés, résultat
de longues années d’expérimentation. Ils parviennent à percer sur le
marché, transformant un outil réservé à une élite en objet qu’on
imagine facilement avoir chez soi, sans devoir être un génie ou un
enseignant à Stanford : le PC d’IBM, le Commodore 64 et le
Macintosh d’Apple. Si on les examinait aujourd’hui, ils paraîtraient
d’une désolante tristesse, mais à l’époque ils devaient avoir l’air
élégants, ou en tout cas relativement amicaux. Des trois, le Mac fut le
moins performant sur le plan commercial, mais c’était le plus brillant.
Ce fut le premier à utiliser une interface graphique et une organisation
des fichiers compréhensible par tous, même par un idiot : il y avait un
bureau, on ouvrait des fenêtres et on jetait les choses dans une
corbeille, des gestes que tout le monde connaissait. On se déplaçait
sur l’écran en faisant glisser sur la table un drôle d’objet appelé
souris. On comprend mieux pourquoi, à compter de ce jour-là, il est
devenu plus difficile de penser que les choses intelligentes étaient
ennuyeuses.
ZOOM On ne peut pas mesurer l’importance de ces
événements si on ne se concentre pas un instant
sur le P du sigle PC.
Personal.
Aujourd’hui, le fait que tout le monde possède un
ordinateur semble aller de soi, mais il ne faut pas
oublier qu’il y a seulement quarante ans, ç’aurait
paru incroyable. Les ordinateurs existaient depuis
des années, c’étaient d’énormes monstres qui
emmagasinaient des données dans les
laboratoires de quelques rares institutions
exerçant pour la plupart une forme de domination
ou de suprématie. Penser qu’ils finiraient sur notre
bureau avait quelque chose de tout à fait
visionnaire à l’époque. J’irai jusqu’à dire que le vrai
génie n’était peut-être pas d’inventer les
ordinateurs, mais d’imaginer qu’ils pourraient
devenir un outil personnel et individuel. Cette idée
traduisait la volonté singulière d’accorder à tout
individu un pouvoir qui avait été créé pour un petit
nombre. Incroyable. Et donc, quand on examine la
photo d’un Commodore 64, en plus de se
demander s’il fallait vraiment choisir cette couleur
qui fait penser au teint d’une personne malade, il
faut comprendre que c’était alors que le monde
était VÉRITABLEMENT en train de basculer. Pas une
minute avant.
• SMTP a été publié en 1981. C’était le premier protocole de courrier
électronique qui, en facilitant les choses, permettrait une diffusion
vertigineuse des courriels (trente ans plus tard, en 2012, nous
enverrions 144 milliards de courriels par jour, dont les trois quarts
seraient des spams). Pour mémoire, le premier courriel avait été
expédié de nombreuses années auparavant. En 1971, Ray
Tomlinson, un Américain de trente ans qui avait fait des études
d’ingénieur à New York, en était l’auteur. Signalons en outre
qu’employer le signe @ était son idée, ai-je découvert.
IMPORTANT Les courriels circulaient d’un ordinateur à l’autre en
utilisant une sorte de réseau routier invisible, dont
les gens normaux ignoraient complètement
l’existence. Ceux qui savaient l’appelaient Internet.
Imaginez une cache d’explosifs souterraine : si
vous tenez encore quelques lignes, vous verrez la
gigantesque explosion qui, quelques années plus
tard, ferait éclater l’écorce terrestre et projetterait
dans les airs les plus fantastiques sommets que la
révolution numérique ait fait naître.

1982
• La vague numérique qui submergera le monde atteint la surface et
ne peut plus se cacher. Le premier CD musical est commercialisé.
C’est le premier enregistrement au format numérique, gravé sur un
support grand comme une soucoupe. Philips et Sony – Pays-Bas et
Japon – ont joint leurs efforts pour le mettre sur le marché. De façon
inexplicable, ce premier CD contenait une musique d’une rare laideur,
la Symphonie alpestre de Richard Strauss. (Du reste, le premier CD
de musique pop était un disque d’Abba.)

1988
• Autre étape importante dans la numérisation progressive du
monde : après la musique, les images. Le premier appareil photo
numérique voit le jour. Il est l’œuvre de Fuji, une entreprise japonaise,
naturellement.
Décembre 1990
• Un ingénieur en informatique anglais, Tim Berners-Lee, inaugure le
World Wide Web et change ainsi la face du monde.
C’est, bien sûr, un moment historique. Une bonne moitié du monde
dans lequel nous vivons est née à cet instant, je continuerais à
l’affirmer même si le Web disparaissait après-demain, remplacé par
quelque chose de mieux (ce qui est d’ailleurs en train d’arriver). Dans
l’invention du Web, il y a un geste mental qui, en très peu de temps,
deviendra un réflexe pour des milliards d’humains : avec quelques
autres réflexes stupéfiants, c’est ce qui sous-tend notre nouvelle
civilisation. Et donc, un peu de concentration. Une parenthèse
solennelle s’impose : c’est le bon moment pour bien comprendre les
choses. Pour moi, du moins, ça l’a été.

Je pense qu’il est bon de commencer par une nouvelle qui ne vous
plaira pas : Internet et le Web sont deux choses différentes. Je sais,
c’est agaçant, mais faites-vous une raison. Internet est né avant le
Web, bien avant. Je vais tenter de vous expliquer comment ça s’est
passé.
Tout a commencé pendant la guerre froide et vient de la paranoïa
des Américains : comment les militaires pourraient-ils communiquer
entre eux sans que les Soviétiques y fourrent leur nez ? Dans les
années 60, ils ont finalement mis au point une solution plutôt brillante
qu’ils ont appelée ARPANET : en pratique, ils ont réussi à mettre en
communication certains de leurs ordinateurs très éloignés
physiquement les uns des autres, les faisant dialoguer via un système
d’empaquetage des données jusqu’alors inexistant et créant ainsi une
sorte de circuit verrouillé dans lequel ces ordinateurs pouvaient
échanger des informations sans que les communistes y aient accès.
Ajoutons que tout cela se déroulait en un laps de temps ridicule. On
appuyait sur un bouton et le message arrivait instantanément de
l’autre côté. Bon, peut-être pas instantanément, mais à une vitesse
incroyable.
Même pour ceux qui n’étaient pas obnubilés par le péril rouge, il a
d’emblée paru évident qu’une telle solution ouvrait des perspectives
incroyables, bien au-delà du contexte militaire. Certaines universités
américaines qui avaient collaboré au développement d’ARPANET l’ont
compris, elles ont affiné cette technologie et l’ont adoptée pour
mettre en communication les ordinateurs de leurs chercheurs. Le
29 octobre 1969, à partir d’un ordinateur de l’UCLA, à Los Angeles,
un message a rejoint en temps réel l’université de Stanford, à San
Francisco, avalant cinq cent cinquante kilomètres en un clin d’œil.
Seule la moitié du message arriva, certes, mais on corrigea aussitôt
le tir et, à la deuxième tentative, tout se passa bien. À tel point que
les deux universités créèrent leur circuit et s’en servirent pour faire
communiquer leurs ordinateurs. Par exemple, on s’envoyait des
lettres (qu’on appelle désormais des courriels), mais aussi des
thèses entières. Ou des livres. Des blagues, peut-être, je ne sais
pas. Dans tous les cas, ce n’était pas mal du tout.
Puis, beaucoup d’autres universités, quelques grandes entreprises
et même des États ont compris l’utilité fantastique de la chose et
chacun a mis en place son propre circuit qui connectait tous leurs
ordinateurs. Appelons-le par son vrai nom : ils ont mis en place leur
réseau. Chacun avait le sien et chaque réseau avait son
fonctionnement, ses règles, ses mécanismes. C’étaient des vases
non communicants. Comme des langues différentes, en fait. Rien ne
serait arrivé et vous seriez encore en train de lécher des timbres si,
en 1974, deux informaticiens américains n’avaient pas inventé un
protocole capable de faire dialoguer les formats des différents
réseaux du monde, les mettant en communication comme par magie.
En gros, c’était un traducteur mondial instantané : chacun parlait la
langue qu’il voulait et ce protocole traduisait instantanément. Ils ne lui
ont pas donné un joli nom (ces ingénieurs…), mais cela vaut la peine
de le retenir : TCP/IP. C’est l’invention qui a fait tomber les barrières
entre les différents réseaux existants, avec pour formidable résultat
de mettre sur la table, de fait, un seul grand réseau mondial. Qu’on a
appelé Internet.
C’étaient les années 70 et – donnée essentielle – tout cela
concernait un nombre ridiculement faible de personnes. Une élite
minuscule, comparée au nombre d’habitants de la planète. Celle qui,
bien sûr, avait accès à des ordinateurs. C’était une affaire de niche.
Le curling a sans doute plus de pratiquants aujourd’hui. Par
conséquent, rien de tout cela n’apparaît dans notre colonne
vertébrale de la révolution numérique qui, je l’ai dit, contient les
phases durant lesquelles le tremblement de terre remonte à la
surface, transformant la vie des personnes. Dans cette histoire, ce
moment n’arrive réellement qu’en 1990. Tim Berners-Lee, un Anglais
qui travaillait au CERN de Genève, a inventé une chose appelée
Web. (Pour la première fois, nous voyons apparaître la vieille Europe
dans une histoire dont tous les héros – tous – sont américains et
souvent californiens. Je dois ajouter, pour compléter l’information, que
Berners-Lee a inventé le Web en travaillant sur un ordinateur
américain, un NeXT produit par une société californienne dont il est
intéressant de se rappeler qui l’a fondée : un certain Steve Jobs.)
Qu’a inventé Berners-Lee, exactement ? Pas Internet, nous
l’avons bien compris. Et donc ? J’ai découvert qu’il existe de
nombreuses réponses possibles à cette belle question, toutes
fatalement imprécises ou incomplètes. J’en ajouterai une, la mienne.

Quelle que soit la définition que l’on donne au Web, Berners-Lee


l’a inventé en trois étapes spécifiques.
La première naît d’une question : si je peux connecter tous les
ordinateurs du monde avec Internet, pourquoi m’arrêter là ? Je
m’explique. Imaginez l’ordinateur posé sur le bureau du professeur
Berners-Lee, puis imaginez la pièce qui héberge ce bureau. Bien.
Maintenant, regardez autour de vous, vous verrez certainement des
meubles. Ouvrez-les et concentrez-vous sur les tiroirs. Beaucoup de
tiroirs, peut-être une centaine de tiroirs, tous remplis de choses, de
projets, d’idées, de billets, de photos de vacances, de lettres
d’amour, d’ordonnances, de CD des Beatles, de bandes dessinées
Marvel, de tickets de cinéma, de vieux relevés de comptes. À
présent, posez-vous la question : pourquoi ne pas entrer directement
dans ces tiroirs ? Est-il possible que je puisse parcourir des milliers
de kilomètres (des milliers !) et, arrivé à deux mètres de ce tiroir
(deux mètres !), que je ne puisse pas y entrer parce que je m’arrête
à l’ordinateur du professeur ? C’est stupide. J’en parle donc au
professeur Berners-Lee. Il m’écoute puis, comme il s’y connaît, il
invente un système qui, en modifiant la structure des tiroirs, me
permet de franchir ces deux mètres et d’aller voir à l’intérieur.
Naturellement, il n’est pas obligé de tous les ouvrir pour moi, il choisit
lesquels il veut mettre à ma disposition. Mais quand il les choisit, il
s’applique à leur donner une structure telle que je puisse les
atteindre, les voir, fouiller à l’intérieur et même y prendre ce qui
m’intéresse. Comment fait-il ? Il copie le contenu de ces tiroirs dans
autant de représentations numériques placées dans un lieu qu’il
appelle, avec une simplicité sublime, une place, ou plutôt, un site. Un
site Web. Il l’imagine comme un arbre qui déploie ses branches dans
l’espace : chaque feuille est une page, une page Web. De quoi est
fait cet arbre ? De représentations numériques, c’est-à-dire de
textes, d’images, de sons qui, formatés en langage numérique, sont
stockés dans l’ordinateur. Une fois là s’ouvre devant eux l’immense
réseau « routier » d’Internet. C’est en utilisant ce réseau que les
tiroirs du professeur Berners-Lee, copiés dans ces représentations
numériques, se mettent en mouvement et qu’ils me parviennent. Qu’ils
parviennent jusqu’à mon ordinateur. Où, à la fin du processus, je
trouve ce que je cherchais : la collection de bandes dessinées Marvel
du professeur Berners-Lee (ses ordonnances m’intéressaient moins).
Remarquable, il faut l’admettre.
Mais au fond assez prévisible, si ce n’est que le professeur
Berners-Lee accomplit aussitôt après un deuxième geste, cette fois
vraiment excitant : pour rendre les choses plus simples et plus
spectaculaires, IL MET TOUS LES TIROIRS EN COMMUNICATION LES UNS AVEC LES
AUTRES. Je veux dire que, quand j’entre dans l’un d’eux, je peux aller

dans un autre, sans même le fermer ni repasser par la case départ.


Je le fais grâce à de petites portes que le professeur Berners-Lee
développe et appelle des liens. Ce sont des mots spéciaux ou, plus
que des mots, des hypermots, qui apparaissent généralement en
bleu. Je clique dessus et je me retrouve dans un autre tiroir. Vous
voyez que la chose commence à devenir amusante. Si, il y a une
heure à peine, envoyer un courriel m’avait paru extraordinaire,
maintenant que je papillonne dans les tiroirs du professeur, me limiter
à envoyer ce message me fait l’effet d’une contrainte inexplicable et
d’un jeu d’enfants. Il est bien plus intéressant de voyager d’un tiroir à
l’autre, d’un site Web à l’autre. D’autant plus que le professeur
Berners-Lee a décidé de rendre tout ça encore plus amusant au
moyen d’un troisième geste.
Au lieu de le garder pour lui ou d’essayer de le vendre, le
professeur (avec la permission de son employeur, le CERN genevois)
rend public le système qu’il a inventé pour ouvrir ses tiroirs, et il
affirme une chose très simple : si nous le faisons tous et qu’à travers
les liens nous relions tous nos tiroirs, nous nous trouverons face à
une formidable toile de tiroirs dans laquelle chacun peut se déplacer
librement, regarder et prendre ce dont il a besoin. Nous obtiendrons
un World Wide Web, une toile aussi grande que le monde, accessible
à tous, dans laquelle tous les documents du monde, qu’il s’agisse de
textes, de photos, de sons, de vidéos, seront à portée de main. Puis
il ajoute quelque chose d’irrésistible, j’allais oublier : tout sera gratuit.
Ouah.
Qui refuserait cela ?
Personne, et voilà où nous en sommes.
En 1991, il n’y avait qu’un seul site Internet au monde : celui de
Berners-Lee.
L’année suivante, quelques individus de bonne volonté en ont créé
neuf autres.
En 1993, ils étaient 130.
En 1994, 2 738.
En 1995, 23 500.
En 1996, 257 601.
Aujourd’hui, au moment où j’écris cette ligne, il y en a
1 757 334 652.
Comme vous pouvez vous en rendre compte, les conséquences
d’une telle avalanche ont été énormes, mais celles qui nous
intéressent en particulier sont d’ordre mental. Vous les trouverez dans
les Commentaires qui suivent ce chapitre. Pour le moment, laissons
de côté ce gigantesque appendice, cette montagne qui a surgi de
terre, brisant la croûte des habitudes du monde et se dressant à un
rythme vertigineux, année après année, dans le paysage des
hommes. Et elle continue à s’élever (depuis que j’ai écrit ces lignes,
13 000 nouveaux sites Web sont nés, par exemple). (D’accord, je
suis allé un instant aux toilettes, mais juste un instant.) (Et, quoi qu’il
en soit, le temps d’écrire ces deux parenthèses, mille autres sont
nés, juste pour information.) (Comment puis-je le savoir ? Grâce à
www.internetlivestats.com.)
Où en étais-je ? Nous nous occuperons plus tard des
conséquences mentales. Dans l’immédiat, c’est déjà une bonne chose
de mettre de côté cette vertèbre avec la vague impression d’avoir
compris ce qu’elle représentait. Vous y êtes ? Espérons. Revenons
maintenant à la colonne vertébrale. Nous étions arrivés à 1990.

1990
• Tim Berners-Lee inaugure le World Wide Web et change le monde.
1991-1992
• Rien de vraiment remarquable, pour autant que je sache. Peut-être
qu’ils se remettaient du choc.

1993
01 • Un groupe de chercheurs européens invente le MP3. C’est un
système qui rend les fichiers audio encore plus légers, et donc leur
taille numérique minime. Un concept est né, celui de COMPRESSION, qui
sera ensuite appliqué aux images fixes (donnant naissance au jpeg)
et aux images en mouvement (mpeg). L’idée, c’est que si on trouve
un moyen d’éliminer dans la version numérique d’un son toutes les
séquences numériques qui ne sont pas strictement nécessaires
(comme celles qui enregistrent des nuances inaudibles pour l’oreille
humaine), ce qu’on a entre les mains est un son un peu appauvri,
mais beaucoup plus léger et encore plus facile à transporter, à
envoyer, à stocker. Sans un tel tour de passe-passe, vous pourriez
vous accrocher pour écouter de la musique sur votre téléphone
portable. (Inutile de dire que, dans la seconde qui a suivi, le CD a
commencé à ressembler à un vestige d’une civilisation passée.)

• Lancement de Mosaic, le plus utilisé parmi les premiers navigateurs


qui permettaient de surfer sur le Web. Décisif. Dans la pratique,
Berners-Lee avait inventé une sorte de monde numérique parallèle (le
Web), mais il n’avait pas fourni d’accès, aucun, et pour le visiter il
fallait donc être un explorateur à la Indiana Jones, ou du moins un
magicien de l’informatique. Le navigateur est l’ensemble des services
qui permettent à un nul comme moi d’y voyager sans le moindre
effort. Je l’installe sur mon ordinateur et il me permet de surfer sur le
Web même si je ne sais pas en quoi il consiste. (J’ai dans l’idée que
les navires de croisière pourraient être quelque chose de
comparable, mais appliqué à la mer Méditerranée.)
Mosaic fut le premier navigateur à connaître un certain succès. Il
avait été créé par deux étudiants de l’université d’Urbana-Champaign,
Illinois. Il n’existe plus. Mais les navigateurs sont toujours là et jouent
un rôle fondamental. Ils ont des noms comme Safari, Chrome,
Firefox, Explorer. Sans eux, le Web serait encore un truc hyperpointu
pour quelques ingénieurs qui ont du temps à perdre.
1994
• Cadabra naît à Seattle. Ça ne vous dit sans doute rien, pourtant ça
devrait, car c’est le premier nom d’Amazon. L’idée était de créer une
librairie en ligne où l’on pourrait acheter tous les livres du monde.
Sans bouger les fesses de son bureau, concrètement. On allumait
son ordinateur, on choisissait un livre, on payait et il était livré chez
vous. C’était une idée folle, mais l’homme qui l’avait eue croyait à
l’évidence aveuglément en la valeur d’un nombre qu’il est utile de
mentionner ici, à savoir l’indice de croissance annuelle enregistré par
le nombre d’utilisateurs du Web l’année précédente : + 2 300 %. En
plus de changer le nom du site (un an plus tard), son fondateur, Jeff
Bezos, a compris assez tôt que se contenter de vendre des livres
était stupide. Aujourd’hui, sur Amazon, on peut s’acheter une voiture.
Ou un sèche-cheveux.

Une autre parenthèse, nécessaire pour bien se rappeler


comment les choses se passaient à l’époque.
L’Histoire a retenu que, contraint de trouver des fonds pour
financer les premières années d’Amazon, Jeff Bezos alla voir son
père, entre autres personnes, pour le persuader de lui confier ses
économies. Elles s’élevaient à 300 000 dollars, semble-t-il. Il dut
tout lui expliquer, sans doute de façon convaincante. Son père
l’écouta puis lui posa la question suivante : « Qu’est-ce que c’est,
Internet ? »
La question doit vous sembler comique, mais elle nous invite à
nous arrêter sur ce qu’étaient ces années. C’est la raison de cette
pause, justement : se souvenir de ces années.
Pour ma part, plus ou moins à la même période, j’étais à
Santa Monica, en Californie, et je dépensais le premier salaire
que j’avais gagné en m’offrant le luxe d’écrire, dans une chambre
d’hôtel, une pièce de théâtre qui devint, à ma grande surprise, une
véritable abomination. De temps en temps, pour me dégourdir les
jambes, j’allais marcher sur la Promenade et, un jour, j’ai eu la
bonne idée d’entrer dans une librairie. Je regardais probablement
les couvertures des livres en m’inclinant devant l’incontestable
supériorité des graphistes américains, lorsque je suis tombé sur –
je m’en souviens distinctement – une sorte d’ouvrage dont je ne
comprenais pas la raison d’être et dont j’ignorais l’utilisation
possible, mais qui me rappelait une chose qu’un ami m’avait
racontée. Ce qui a attiré mon attention, c’est que le livre semblait
être un catalogue de lieux, de noms ou de titres (je ne saisissais
pas bien), mais toujours entrecoupés de points, de slashs, de
sigles, du type CH ou EU, peut-être, difficile de me rappeler
exactement. Bref, ils se ressemblaient et ne ressemblaient à rien
de ce que je connaissais. Mon ami avait dû me montrer quelque
chose de ce genre. Maintenant, je sais ce que c’était : des
adresses de sites Web. Je sais aussi que c’était un ouvrage tout
à fait émouvant, une sorte d’annuaire téléphonique du Web, les
Pages jaunes du réseau. Qu’il ait été en vente dans une librairie
super cool de Santa Monica en dit long sur combien la révolution
numérique en était au stade de nouveau-né : ils ne savaient pas
vraiment où ils allaient, s’ils faisaient des livres en papier
répertoriant, par ordre alphabétique, tous les sites Web, en outre
divisés de manière touchante par sujets – sport, gastronomie,
médecine. Ce n’est pas émouvant, ça ? Comme le moteur à
explosion dont on mesurait la puissance en comptant combien de
chevaux déplaceraient la même charge. C’est dans de telles
aubes que le génie de l’homme coexiste avec une forme
irrémédiable d’hésitation imbécile. Ces moments dans lesquels,
même si vous êtes le père de Jeff Bezos, vous pouvez poser
cette question : « Qu’est-ce que c’est, Internet ? » Quant à moi,
j’ai acheté le livre en pensant l’offrir à mon ami, de la même façon
que j’aurais pu offrir une grammaire japonaise à un ami
excentrique qui étudierait une langue pour moi inutile. De fait, je ne
savais pas ce qu’était un site Web, je l’ignorais de la manière la
plus radicale, définitive et honteuse, c’est-à-dire que je n’avais pas
la moindre idée du type d’objet que c’était, de la forme ou de
l’identité que ça avait. Le Web ne figurait pas dans l’index de ce
que je connaissais, mais c’était le moindre de mes manques. La
logique du Web n’existait pas, sa forme, son ARCHITECTURE
MENTALE : non seulement j’ignorais son existence, mais je ne

disposais pas des catégories qui l’avaient généré.


J’avais fait de bonnes études, je tiens à le souligner. J’étais
diplômé de philo. Enfin, je n’étais sans doute pas le seul à être
confronté à ce problème : nous étions tous ignorants, pas
seulement M. Bezos père et moi.
Maintenant que nous examinons la colonne vertébrale de la
révolution numérique, efforçons-nous de sentir les vertèbres sous
nos doigts, une par une, telles qu’elles étaient vraiment à
l’époque : des cartilages encore mous, provisoires et changeants.
Il s’agissait d’organismes tout à fait nouveaux dans leur
conception et leur structure : des matériaux étrangers.
Mon ami écrit maintenant des livres, très beaux d’ailleurs. Le
père de Bezos, non. Mais il a bel et bien donné 300 000 dollars à
son fils. J’ai tendance à penser qu’ils lui ont rapporté quelques
sous.

Bien. Revenons à la colonne vertébrale. Nous en étions à


1994. Amazon démarre, mais ce n’est pas la seule nouveauté.

1994
• IBM sort le premier smartphone. Les téléphones portables
existaient depuis un certain temps, mais c’est le premier téléphone
capable de faire des choses qu’un téléphone ne devrait pas faire. Il
envoie des courriels et a un jeu vidéo incorporé, par exemple. Au bout
de six mois de vie, ils ont arrêté de le produire. Faux départ. Pour
voir un smartphone apparaître à la surface de la consommation de
masse, il faudra encore attendre au moins neuf années
supplémentaires. Je ne sais pas exactement pourquoi.

• La PlayStation voit le jour, œuvre des Japonais de Sony. La relation


parents-enfants ne sera plus jamais la même. Tout comme le rapport
au réel, nous le verrons.

• Yahoo! voit le jour. Débute alors la mode des noms idiots. Quoi qu’il
en soit, c’est un moment historique. Le portail, inventé par deux
étudiants de l’université de Stanford (Californie, USA), réalise la
chose la plus évidente du monde : il élimine le pénible besoin des
Pages jaunes, que j’avais offertes à mon ami. Enfin quelqu’un pour
vous aider à trouver votre chemin à travers Internet et le Web, et le
mérite revient à un site Web. Apparemment, ce n’était pas si difficile.

1995
• Après les photos, les films. Cette fois, ce sont les documents
audiovisuels que l’on numérise. Le premier DVD est mis en vente.
Encore Philips, toujours avec les Japonais (Sony, Toshiba,
Panasonic). Deux ans plus tard, le VHS était mort. Amen.

02 • Bill Gates lance Windows 95, le système d’exploitation qui fait de


tous les PC des outils aussi conviviaux que les Mac, mais beaucoup
moins chers. Il n’y a plus aucune raison pour repousser plus
longtemps l’arrivée d’un ordinateur dans chaque foyer. Si vous n’en
avez pas, c’est que vous ne voulez vraiment pas comprendre…

• Naissance d’eBay, toujours en Californie. C’est un marché ouvert à


tous, où l’on peut vendre et acheter tout ou presque. Le premier objet
en ligne était un pointeur laser cassé.

1998
03 • Grand finale. Deux étudiants de l’université de Stanford âgés de
vingt-quatre ans, Sergey Brin et Larry Page, lancent un moteur de
recherche auquel ils donnent un nom stupide : Google. Aujourd’hui,
c’est le site Web le plus visité au monde. Lorsqu’ils le conçurent, il y
avait un peu plus de six cent mille sites Web : ils trouvèrent un moyen
de nous faire trouver en moins d’une seconde tous ceux qui
contenaient la recette des lasagnes et de les lister par ordre
d’importance. (Les lasagnes ne sont qu’un exemple : ça marchait
aussi avec prothèse de hanche.)
Le plus étonnant est que cela fonctionne encore, à présent qu’on
dénombre plus de un milliard deux cents millions de sites. Si l’on a
e
recours à une métaphore du XVI siècle, on peut dire que les
navigateurs ont fourni les voiliers pour sillonner la grande mer du
Web, les portails comme Yahoo! ont signalé les routes et les
dangers, et ces deux-là, Brin et Page, ont trouvé d’un coup le moyen
de calculer la longitude et la latitude, ils ont mis à la disposition de
tout navigateur une mappemonde où tous les ports de la planète
étaient classés par ordre d’importance, de confort et de vocation
commerciale. Ils étaient en mesure de vous dire où on mangeait le
mieux, où le prix du poivre était le plus bas et où les bordels étaient
les meilleurs. Vous ne serez pas étonnés d’apprendre que leur
marque, Google, est actuellement la plus influente au monde (quoi
que cela puisse signifier).
Là encore, au-delà des énormes conséquences économiques,
nous assistons à l’introduction de plusieurs réflexes mentaux qui
seront décisifs et façonneront la nouvelle civilisation en train de
naître. Nous sommes loin de toute logique connue, avec des postures
mentales jamais vues auparavant : la nouveauté absolue. Il sera
intéressant d’en parler dans les Commentaires que j’ai déjà
annoncés. Pour le moment, arrêtons-nous ici et examinons ce que
nous avons devant nous.

Screenshot final

Vous voyez la colonne vertébrale, la chaîne de montagnes ? C’est


l’ère classique de la révolution numérique. Space Invaders n’était que
la première colline, à peine symbolique, alors que ce sont là de
véritables sommets. Plutôt spectaculaires, soulignons-le. Et si on
essayait de les résumer assez simplement pour qu’un enfant les
comprenne (c’est une façon de parler) ? Essayons. Cela donne :
La révolution numérique naît de trois gestes significatifs qui
dessinent un nouveau terrain de jeu.

A. Numériser les textes, les sons et les images. Réduire la trame


du monde à l’état liquide.
C’est un geste qui va du CD au DVD, en passant par le MP3 : de 1982 à
1995. Plus ou moins la même période que le PC.
B. Créer l’ordinateur personnel.
C’est un geste qui vient de loin et qui est réellement visible au milieu des
années 80 – avec les trois PC susmentionnés –, puis irréversible au milieu
des années 90 – avec l’avènement de Windows 95.
C. Mettre en relation tous les ordinateurs, les mettre en réseau.
C’est un geste qui a commencé avec ARPANET en 1969 et qui, à travers
l’invention du Web, a trouvé son aboutissement en 1998 avec l’invention de
Google.
Résumons : ce que nous avons fait à l’époque classique a été de
réduire à l’état liquide les données qui contenaient le monde (A), de
construire d’interminables tuyaux dans lesquels ce liquide pourrait
s’écouler à une vitesse vertigineuse et déboucher dans tous les
foyers (C), et d’inventer des robinets et des lavabos très raffinés qui
pourraient servir de terminaux à cet immense aqueduc (B). En 1998,
les travaux étaient terminés. Perfectibles, mais achevés. Ce que l’on
peut dire sans crainte de se tromper, c’est qu’un homme occidental,
assis devant son PC un quelconque jour de 1998, avait devant lui un
robinet assez facile à utiliser, grâce auquel il accédait à un immense
aqueduc. Il est important de noter que non seulement il pouvait y
puiser de l’eau quand il le voulait, mais qu’il pouvait à son tour en
mettre en circulation. De l’eau ou de la limonade, bien sûr. Du whisky,
si on veut. Plutôt incroyable. C’était une situation complètement
nouvelle et, à présent, il est particulièrement important – mais aussi
amusant – de noter quels ont été exactement les premiers gestes
que l’homme a faits lorsqu’il s’est trouvé dans cette situation et qu’il a
mis la main sur ce robinet.
En gros, il a utilisé l’énorme aqueduc pour faire circuler trois
choses : des données personnelles (courriels, recherches), des biens
(Amazon, eBay, jeux vidéo) et des cartes de l’aqueduc (Yahoo!,
Google). Bien sûr, si nous revenions au détail de ces années, nous
trouverions une gamme d’utilisations d’Internet presque infinie. Mais si
nous tentons maintenant de définir la colonne vertébrale, d’enregistrer
uniquement les formations géologiques qui sont nées alors et qui
deviendraient par la suite des montagnes, ce que nous voyons est
simple : des cartes, des biens, des informations.
On n’aurait pu présenter différemment les premiers navigateurs
e
qui ont ouvert les grandes routes intercontinentales au XVI siècle. Il
s’agit d’une stratégie tout à fait traditionnelle. Une ouverture
classique, dirait-on aux échecs. Y compris dans son geste le plus
caché et, finalement, le plus important. Il y avait autre chose que les
e
navires marchands du XVI siècle transportaient à travers le monde :
Dieu. Les missionnaires. Un certain style de vie. Une certaine façon
d’être au monde. Il en va de même pour la révolution numérique : une
certaine façon d’être au monde commence à se mettre en place. Des
figures mentales. Des mouvements logiques jusqu’alors inconnus. Une
idée différente de l’ordre et de l’emprise sur la réalité. Il ne s’agit pas
vraiment d’une religion, mais de quelque chose qui s’en rapproche :
UNE CIVILISATION.

Nous pouvons la reconnaître en essayant d’observer de près ces


premiers mouvements – des vestiges archéologiques – et de les
étudier : dans ces gestes, il y a quelque chose qui revient sans
cesse, comme des traits somatiques communs, parfois des tics qui
sont répétés tels quels. Les signes d’une mutation. Ces traces
d’hommes constitués d’une étrange façon, jamais vue auparavant.
Si vous voulez en savoir plus, prenez le temps de lire les
Commentaires qui suivent : c’est une histoire fascinante. Ça casse un
peu le rythme de notre reconstitution de la colonne vertébrale
numérique, mais cela nous aide aussi à la comprendre vraiment.
Du reste, maintenant que j’y pense, même le fait de balancer le
livre dans un poêle demeure une option possible. Je l’entends et
passe néanmoins, de façon insouciante, aux Commentaires. J’adore
ce mot un peu vintage.
Commentaires sur l’ère classique

EFFACEMENT DES MÉDIATIONS

L’utilité de reconstituer le squelette de la révolution numérique,


c’est qu’on peut ensuite aller creuser dans ces montagnes, comme un
géologue ou un archéologue. Pour y chercher quoi ?
Des fossiles. Les empreintes laissées par ces hommes. Des
indices.
On découvre le premier presque immédiatement, un enfant le
verrait : IL S’AGIT DE TOUS CES ORGANISMES QUI SAUTAIENT DES ÉTAPES,
PRÉFÉRANT ÊTRE EN PRISE DIRECTE SUR LES CHOSES. Ils se déplaçaient
ainsi : en sautant des étapes.

PRISE DIRECTE. Pensez à la chose la plus simple, les marchandises. En


vendant des livres en ligne, Amazon sautait une étape (plus d’une, en
réalité, mais tenons-nous-en à la plus visible) et mettait les librairies
hors jeu. eBay allait plus loin encore, sautant toutes les étapes : tous
les commerces étaient hors jeu, même Amazon en théorie. Les biens
passaient directement d’une personne à l’autre : aucun médiateur,
plus de commerçants.
Le cheminement des courriels était tout aussi linéaire, directement
de l’auteur au lecteur : où étaient passés le facteur, le timbre, le
légendaire service postal ? Nulle part, semble-t-il. Les enveloppes, le
papier à lettres ? Pfuit. Même Google éliminait spectaculairement
toutes les étapes intermédiaires : il n’y avait plus cette caste de
sages qui savaient où se nichait le savoir, elle était désormais
remplacée par un algorithme qui se déclenchait de manière invisible
pour vous conduire directement à ce que vous cherchiez.
C’était un phénomène nouveau. Sauter certains coups n’était
prévu dans aucune ouverture classique. Cela vaut donc la peine d’y
regarder de plus près.

MARÉES. Il est intéressant de comprendre ce qui reste sur la table


quand on enlève autant de médiations que possible. À première vue,
il reste une sorte de GESTIONNAIRE DE L’ÉCHIQUIER, lointain et presque
légendaire, qui autorise les joueurs à utiliser les cases qu’ils ont
devant eux, qui gouverne le fonctionnement du système, dirige la
circulation et prend à un moment sa part des bénéfices : eBay, en
gros. Ou Yahoo! C’est une entité assez impersonnelle ou du moins
suprapersonnelle (plus qu’un individu, c’est une nébuleuse d’individus).
Souvent, il s’agit même d’un algorithme, comme dans le cas de
Google, ou d’un protocole informatique, comme dans le cas des
courriels. Ce n’est guère plus qu’un système de règles, un espace
organisé, une table propre, un champ ouvert vaguement contrôlé par
une entité plutôt distante. La sensation de liberté est formidable,
inutile de le nier.
Mais, si on observe encore mieux, on remarquera que, dans le
vide apparent de ce champ ouvert, on peut lire le dessein identifiable
d’une force nouvelle, si nouvelle qu’au début il est difficile de bien se
focaliser sur elle : ce sont comme des courants à peine perceptibles.
Des marées. Elles sont générées par les mouvements des
utilisateurs qui circulent dans cet espace. Les clients d’Amazon, par
exemple. Ou ceux qui utilisent Google comme moteur de recherche.
Ils se déplacent, voyagent et laissent des traces. Dès le début, les
gestionnaires de ces espaces ouverts ont compris que ces traces
étaient importantes : ils ont donc fait très attention à ne pas les
effacer et ont même appris à les enregistrer, à les organiser pour les
rendre lisibles. Puis ils ont commencé à les utiliser, à leur donner de
la valeur. Google est le cas le plus flagrant. Ils voulaient indexer et
hiérarchiser les pages Web où trouver ce que l’on cherchait, un
objectif plus que logique et presque évident. La difficulté était de
choisir les pages à placer en tête du classement, celles qui seraient
indiquées comme les meilleures. La logique habituelle aurait suggéré
de faire appel à des experts qui, de temps en temps, signaleraient
les meilleurs sites. Mais Google était confronté à de telles quantités
que ce n’était pas faisable et, surtout, on avait déjà dépassé pareille
logique – instinctivement, il tendait à sauter des étapes et des
médiations, afin d’être en prise directe sur le monde. Donc, pas
d’experts. Alors, que faire ? Brin et Page furent à l’origine d’un de ces
gestes révolutionnaires qui, précisément, sont au cœur de la mutation
que nous étudions : ils décidèrent que ce seraient les choix des
utilisateurs qui établiraient ce qui était mieux et ce qui était moins
bien. En pistant le chemin de chaque utilisateur sur le réseau, on
identifiait des flux plus intenses et d’autres plus légers, ce qui, après
quelques corrections, formerait la géographie de la connaissance. LE
MEILLEUR ENDROIT EST CELUI DANS LEQUEL LE PLUS DE GENS SE RENDENT.
Résultat : aujourd’hui, Google, qui n’est lui-même expert en rien, est
consulté tel un oracle, car il est capable de rendre compte, au
millimètre près, des opinions de millions de personnes. C’est là que
réside un principe qui, dès lors, sera décisif : si vous êtes capable de
la lire, l’opinion de millions d’incompétents est plus fiable que celle
d’un expert.
Par conséquent, ce que l’on peut affirmer, c’est que là où
disparaissent les libraires, les facteurs, les commerçants, les
experts, bref, toute forme d’autorité, il reste la présence vigilante d’un
système lointain et, parfois, les courants générés par des flux
collectifs aux dimensions énormes. Se déclenche alors une sorte
d’EFFET DE MARÉE : l’individu isolé nage librement dans une mer
protégée et organisée où nul intermédiaire ne vient les lui briser, mais
où des courants créés par d’immenses marées collectives l’avalent
sans qu’il s’en aperçoive ou presque. Une mouche qui volerait
joyeusement dans le compartiment d’un train en marche ne ferait pas
un voyage très différent. Peut-on considérer qu’elle vole librement ?
Elle, franchement, je ne sais pas, mais, si j’en reviens aux hommes
de cette nouvelle civilisation et à leur tendance à se passer des
médiations pour être en prise directe avec le monde, on peut dire
qu’ils volaient avec une certaine liberté, au moins égale à celle qu’ils
avaient avant la révolution numérique, me semble-t-il. À cette époque
analogique, les marées étaient constituées par des flux idéologiques
massifs auxquels il était pratiquement impossible d’échapper (l’Église
et le Parti, entre autres) ; à l’ère classique de la révolution numérique,
elles sont formées de flux que les acteurs dominants de la révolution
veillent à enregistrer fidèlement : difficile de dire ce qui est
préférable. Mais viendra le moment de le faire, et ce sera fascinant.
Pour l’instant, je me limiterai à souligner un effet, d’une portée
énorme, généré par le désir de prise directe avec le monde : le déclin
des intermédiaires.

DESTRUCTION DES ÉLITES Si on se passe des médiations, on élimine la


caste des médiateurs et, à la longue, on détruit les vieilles élites. Le
facteur, le bibliothécaire, le professeur d’université sont des
intermédiaires – certes pas de la même sorte –, tous membres d’une
élite à qui nous avions l’habitude de reconnaître une compétence
particulière, une autorité et, en fin de compte, un certain pouvoir. Si je
crée un système qui les met hors jeu, que je les remplace par des
environnements protégés dans lesquels je mets les hommes et les
choses en contact direct, et que je pousse tout le monde à flotter sur
les marées générées par une impénétrable intelligence de masse,
j’obtiens quelque chose d’historique : un monde apparemment sans
élites, une planète à traction directe, où l’intention et l’intelligence
collectives deviennent action sans avoir à passer par des autorités
intermédiaires. La conséquence inévitable est qu’un nombre
significatif de personnes en arrivent à croire que l’on peut se passer
de médiations, d’experts, de passeurs : beaucoup en concluent
qu’elles se sont fait avoir pendant des siècles. Elles regardent autour
d’elles et, animées d’un ressentiment compréhensible, cherchent la
prochaine médiation à détruire, la prochaine étape à sauter, la
prochaine caste sacerdotale à mettre au chômage. Quand on a
découvert qu’on pouvait se passer de son agent de voyages,
pourquoi ne pas envisager de faire sans son médecin généraliste ?
Dans un domaine largement surestimé, la politique, le penchant actuel
des électeurs pour une forme de leadership populiste qui tend à se
passer de la médiation des partis traditionnels, et aussi de leurs
raisonnements, donne une idée fort claire du phénomène. Mais,
comme je l’ai dit, ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, et pas le
plus important.

RÉSUMÉ Depuis son époque fondatrice, classique, la colonne


vertébrale de la révolution numérique porte les signes d’organismes
qui tendent instinctivement à mettre en place un monde à traction
directe, en sautant toutes les étapes possibles et en réduisant au
minimum la médiation entre l’homme et les choses ou entre deux
hommes. Assez libre dans sa démarche, presque dépourvu de
références pour le guider, l’individu finit par s’inspirer des millions de
traces laissées par d’autres avant lui, qu’il est capable de lire,
d’organiser, de traduire en données certaines. Les marées naissent
donc là où affleure le sillage libre d’un nageur unique. À l’issue de ce
processus, l’homme fait l’expérience d’une vie dans laquelle il peut se
passer d’intermédiaires, d’experts et de pères. Il la trouve belle. IL EN
TIRE UNE VISION REVIGORÉE DE LUI-MÊME.

DÉMATÉRIALISATION

Revenons un instant à Space Invaders. À la séquence baby-


foot / flipper / jeu vidéo. Un glissement progressif a eu lieu vers une
réalité sans friction, une fluidité des gestes, un passage vers quelque
chose de plus en plus immatériel. Aujourd’hui, on peut dire que la
même sensation se retrouve avec une certaine régularité dans toutes
les composantes de l’époque classique.
La numérisation a démembré les données, les rendant légères et
immatérielles. Les textes, les sons et les images sont devenus
infinitésimaux et susceptibles d’être rappelés du néant grâce à des
instruments de plus en plus petits : comme s’ils avaient voulu se
retirer de la réalité et occuper de moins en moins de place dans le
monde physique. Entre-temps, les ordinateurs dématérialisaient
pratiquement le monde, ramenant tout à un écran qu’on gérait en
appuyant sur des touches et en déplaçant une souris (qui, au fil du
temps, est apparue trop matérielle et a disparu à son tour). Dès lors,
l’écriture et l’envoi d’une lettre sont devenus des gestes réalisables en
s’asseyant et en appuyant sur des touches. L’achat d’un livre sur
Amazon ou d’un vélo d’occasion sur eBay était un processus qui ne
se traduisait en réalité matérielle et tactile qu’au moment de la
livraison : avant, il passait par l’immatérialité de processus qui
auraient pu être une pure invention et par des représentations des
objets qui ne pouvaient proposer guère plus qu’une image. Sans
parler de la PlayStation, qui a réalisé le rêve visionnaire annoncé par
les aliens : convertir le geste de conduire une voiture de course (ou
de mettre une balle dans la tête d’une petite vieille, ou encore de tirer
un penalty) en une expérience relativement réelle, pour peu qu’elle ne
le soit pas. Et bien sûr, pour finir : le Web lui-même, comme Internet
avant lui, était et demeure une entité perçue comme
fondamentalement IMMATÉRIELLE ; certes « réelle », mais pas comme
l’étaient les réseaux de chemins de fer ou même les routes
maritimes. A-t-il un poids, occupe-t-il de l’espace ? Peut-il se briser ?
A-t-il des bords ? Des questions auxquelles on ne sait généralement
pas répondre. D’ailleurs, de quoi étaient faits les aliens ? L’un de
nous le savait-il ? Non.
Dématérialisation.
J’essaie de traduire. (En disant cela, je ne veux pas dire traduire
dans un langage suffisamment simple pour que vous le compreniez
vous aussi, pauvres idiots : j’essaie de traduire pour moi-même, de
convertir un ensemble de données en forme utilisable, à la rondeur
d’un sens achevé.) J’essaie de traduire, disais-je. Depuis l’ère
classique de la révolution numérique, des zones de plus en plus
vastes du monde réel sont devenues accessibles grâce à une
expérience immatérielle. Disons, une expérience dans laquelle les
éléments matériels sont réduits au minimum. C’est comme si l’instinct
de ces premiers organismes était toujours de limiter le contact avec
la réalité physique, de rendre la relation avec le monde, les choses et
les personnes plus fluide, plus propre et agréable. C’est comme s’ils
avaient décidé de recueillir tout ce qui constitue la réalité et de
l’entreposer dans des granges qui en réduisaient le poids, en
rendaient plus simple la consommation et en préservaient la valeur
nutritive face à tout hiver ou tout siège. C’est comme s’ils tentaient
chaque fois d’isoler l’essence de l’expérience et de la traduire en un
langage artificiel qui la protégerait des variables de la réalité
matérielle. Comme s’ils avaient un besoin urgent de fondre toutes
leurs richesses en or léger, facile à cacher, facile à transporter,
suffisamment souple pour s’adapter à n’importe quelle cachette,
assez résistant pour supporter n’importe quelle explosion.
Spontanément, on s’interroge : de quoi avaient-ils peur ? Que
fuyaient-ils ? Se préparaient-ils à une civilisation nomade ? Et si oui,
pourquoi ?

HUMANITÉ AUGMENTÉE

S’il y a eu une tendance à dématérialiser l’expérience et à


dissoudre le monde dans des formes plus légères, plus nomades, le
Web en incarne le moment le plus haut, le plus évident et le plus
visionnaire. Cela vaut vraiment la peine de l’examiner de près pour
mieux comprendre.
Un bon moyen est d’aller voir la première page Web de l’Histoire :
celle où le professeur Berners-Lee expliquait ce qu’était le Web.
C’est une merveilleuse découverte archéologique. On peut la voir ici :
info.cern.ch/hypertext/WWW/TheProject.html.
La définition de ce qu’est le Web (pas pour nous, mais pour un
monde qui n’avait aucune idée de ce que c’était) comporte VINGT ET UN
MOTS. L’ensemble de cette première page ne compte même pas deux
cents mots (légèreté, brièveté : du terrain de baby-foot aux deux
touches de Space Invaders). Mais, dès le sixième (hypermédia), les
caractères changent de couleur et les lettres apparaissent en bleu,
soulignées. En cliquant dessus, on se retrouve sur une autre page,
elle aussi très concise. La première ligne offre en dix mots la
définition de ce qu’est un hypertexte : Un hypertexte est un texte non
contraint d’être linéaire. Fantastique. Un texte débarrassé des
chaînes de la linéarité. Un texte en forme de toile d’araignée, d’arbre,
de feuille, comme vous voulez. Un texte qui explose dans l’espace et
qui ne s’écoule plus de gauche à droite, de haut en bas. Tout en
comprenant ce que c’est, on est déjà dedans, on bouge comme lui :
on continue à cliquer sur ces mots bleus et ça donne une trajectoire
oblique, fluide et rapide, qui s’enroule presque sur elle-même, dans
un mouvement jusqu’alors inconnu. En errant ainsi et en
expérimentant une légèreté encore jamais vue, on croise des phrases
qui donnent un nom à ce qu’on ressent. L’une d’elles, magnifique, dit :
Il n’y a ni haut ni bas dans le Web. On peut l’examiner de multiples
points de vue. À une civilisation qui, pendant des siècles, a eu pour
habitude de chercher la structure du monde en le disposant de haut
en bas et de faire face aux problèmes en les ordonnant du plus grand
au plus petit, cet homme disait que le Web était un monde sans début
ni fin, sans avant ni après, sans haut ni bas – on pouvait y entrer par
n’importe quel côté, ce serait toujours une porte principale et jamais
la seule. Le voyez-vous, le réflexe d’une géniale révolution mentale ?
Ce n’était pas qu’une question de technique, d’ordonnancement de la
matière : c’était une question de structure mentale, de mouvement
des pensées, d’utilisation du cerveau. Une autre phrase me semble
décisive, dans son éclatante sobriété : Hypertextes et hypermédia
sont des concepts, pas des produits. Il connaissait son monde, le
professeur Berners-Lee, et savait qu’il fallait nous le dire clairement,
en termes explicites : Cette chose est une façon de penser, pas un
instrument qu’on acquiert et qu’on utilise tout en continuant de
penser comme avant. C’est une façon de faire bouger l’esprit, et il
appartient à chacun de choisir sa façon de le faire bouger.
À ceux qui choisissaient cette façon-là, le Web offrait une
sensation qu’on doit à présent considérer comme fondatrice et qui
trace peut-être la limite la plus franche entre Internet et le Web.
D’une certaine manière, malgré son côté science-fiction, Internet nous
renvoyait à un schéma d’expérience plutôt traditionnel : je suis ici, je
charge certaines informations ou marchandises dans un moyen de
transport et elles atteignent en un instant un autre individu de l’autre
côté du monde. Sympa. Mais après tout, malgré ses limites, le
télégraphe ne représentait pas une expérience mentale si différente.
Lorsqu’on navigue sur le Web, les choses changent radicalement.
Quoi qu’il arrive à l’intérieur du ventre technologique du Web,
l’impression, en y voyageant, c’est que nous bougeons, NOUS, pas les
choses ; c’est nous qui pouvons nous retrouver en l’espace d’un
instant de l’autre côté du monde, regarder autour de nous, bondir
dans toutes les directions, prendre ce que nous voulons et rentrer à
la maison pour le dîner. De fait, on dit envoyer un courriel par Internet
(je reste ici, il voyage), mais on parle de surfer sur le Web (c’est moi
qui bouge, pas le monde qui se déplace). C’est une différence qui en
dit long sur les modèles mentaux et la perception de soi-même.
Comme nous l’avons vu, la révolution numérique était déterminée à
dissoudre le monde en fragments légers, rapides et nomades, mais il
est facile de comprendre comment le Web a placé la barre plus
haut : il ne s’est pas contenté de dématérialiser les choses, il a
dématérialisé les humains ! Techniquement, il se contentait de faire
voyager des paquets de données numériques mais, en matière de
sensations, d’impressions, il nous a rendus légers, rapides,
nomades : comme ces données. Il suffisait d’éteindre l’ordinateur et
on redevenait les pachydermes d’avant. Mais quand nous étions sur
le Web, nous étions des animaux conçus comme nos produits
numériques, avec la même technique de chasse.
Cette conséquence peut sembler sinistre, mais pour le moment je
propose qu’on l’envisage avec calme. D’hypertexte en hypertexte,
l’homme qui voyageait là-dedans a fini par avoir une perception de lui-
même en HYPERHOMME. N’allez pas interpréter cela en termes
vaguement nazis ou dignes d’un personnage Marvel : on ne se sentait
pas comme un dieu sur Terre ou comme un super-héros doté de
super-pouvoirs. Non, on se sentait comme un hyperhomme : UN HOMME
QUI N’EST PAS CONTRAINT D’ÊTRE LINÉAIRE. D’être cloué à un lieu mental.

De se faire dicter par le monde la structure de ses pensées et les


mouvements de son cerveau. De toujours entrer par la porte
principale.
Un homme nouveau, pourrait-on dire. Et c’est ici, exactement ici,
que la révolution numérique laisse entrevoir qu’elle naît d’une
révolution mentale. Pour la première fois, on voit clairement émerger
l’hypothèse qu’un HOMME CONSTITUÉ DIFFÉREMMENT est à l’origine du
choix numérique : et qu’un HOMME CONSTITUÉ DIFFÉREMMENT en sera
probablement le résultat.
Un changement à la portée historique.
Essayons, pour le moment, de considérer cela comme un
changement innocent : ça l’était. C’était la perspective d’une sorte
d’HUMANITÉ AUGMENTÉE. Oublions un instant Twitter, Facebook,
WhatsApp, et même l’intelligence artificielle : nous y viendrons mais,
pour l’instant, oublions-les. À cette époque, ils n’existaient pas. À
cette époque, on avait le sentiment d’être des humains augmentés,
qui n’étaient plus contraints à des mouvements rigides, encombrants
et lents. Il vous faut deviner un monde qui se défait d’un coup, toute
friction qui s’efface. La concupiscence de Space Invaders.
Seulement, là, il ne s’agissait plus d’un jeu. Là, c’était la vie.
Quelle mort ont-ils fuie lorsqu’ils ont décidé de vivre comme on ne
l’avait jamais fait auparavant ?
DEUXIÈME MONDE

Non seulement le Web faisait allusion à une sorte d’HOMME


NOUVEAU, mais il déployait devant lui son milieu naturel. Et là, nous
sommes vraiment au cœur de l’affaire.
Qu’a fait le Web, en termes si simples que même un enfant
pourrait le comprendre ? IL A CRÉÉ UNE COPIE NUMÉRIQUE DU MONDE. Et il
ne l’a pas créée dans un laboratoire élitiste, il l’a obtenue en
additionnant les mille petits gestes de tous ses utilisateurs : c’était
une sorte de DEUXIÈME MONDE qui naissait de l’artisanat minutieux de
chacun. Il pouvait sembler vaguement artificiel, mais il était INFINIMENT
PLUS ACCESSIBLE. Les qualifications requises à l’entrée étaient
négligeables : il suffisait de pouvoir acheter un ordinateur et, à partir
de là, il ne semblait pas y avoir d’obstacle, ni économique ni culturel.
Dans le deuxième monde, le mouvement était libre et gratuit.
Incroyable.
De plus, cette copie du monde proposée par le Web offrait une
sorte de réalité qui paraissait beaucoup plus smart que celle qu’on
rencontrait chaque jour : on pouvait voyager dans n’importe quelle
direction, se déplacer avec une grande liberté, organiser la matière
de l’expérience selon des critères sans fin, et faire tout cela en un
laps de temps incroyablement court. En comparaison, la réalité en
tant que telle, le premier monde, était un endroit lent, compliqué, plein
de frictions et réglé par un ordre obtus. Le baby-foot comparé à un
jeu vidéo.
Aussi risqué que cela puisse paraître, je pense qu’il faut aller plus
loin et admettre que, dans le modèle mental qu’il proposait, le
deuxième monde du Web promettait quelque chose de plus adapté à
nos capacités, de plus NATUREL, oserais-je dire. En y regardant de
plus près, le système de liens reproduisait le fonctionnement génial
d’une chose que nous connaissons bien, NOTRE ESPRIT, qui est souvent
contraint de procéder de manière linéaire, mais n’est sans doute pas
né pour se déplacer ainsi. Libéré, il avance sans cesse en suivant
des liens, en gardant beaucoup de fenêtres ouvertes à la fois, sans
aller au bout de rien, car il tend toujours à dévier vers autre chose,
tout en enregistrant sur un disque dur le souvenir et la carte de ce
voyage. Si l’on songe à l’effort qu’un enfant doit parfois faire pour se
concentrer sur une tâche, une opération mathématique, la lecture
d’une page de livre, on comprend forcément que, s’il n’était pas forcé
à être linéaire, son cerveau se déplacerait plutôt d’une manière très
similaire à ce que le Web suggère. Dans le passé, cette façon de se
déplacer avait été condamnée sans appel comme une technique
mentale incapable de résoudre les problèmes et de mettre en branle
l’expérience. Mais le Web nous disait qu’au contraire, il nous suffisait
de nous mouvoir de cette façon, non linéaire, pour résoudre de
nombreux problèmes et avoir une autre expérience du monde, une
expérience unique et enrichissante. Il ne se contentait pas de le dire :
il suffisait de naviguer un peu et il le prouvait. La chose ne pouvait pas
passer inaperçue : on nous disait que le zonard anarchique,
indiscipliné et instinctif qui était en nous n’avait pas moins de valeur,
en tant qu’explorateur, que le petit officier de marine rappelé à l’ordre
chaque matin par l’école. À condition – c’est le but – d’accepter qu’il y
ait d’autres océans, sur lesquels le réel avait été dupliqué et converti
dans un format différent, plus adapté à notre cerveau : c’est sur eux
qu’il fallait naviguer. Sur les eaux du deuxième monde.

Dans ces traits utopiques – offrir aux humains un terrain de jeu


plus adapté à leurs capacités instinctives et plus accessible à
quiconque voudrait jouer –, le Web a porté à leur terme des
tendances à l’œuvre depuis longtemps : on peut les reconnaître
dans des processus qui n’avaient rien de numérique mais qui
essayaient d’obtenir le même résultat que le Web, en
transformant les habitudes du monde réel et non d’une copie de
celui-ci. J’en cite quatre, juste pour vous aider à comprendre :
nous leur devons une sorte de fantastique Web avant la lettre,
prénumérique. Les voici (les dates se réfèrent à l’Europe, les
États-Unis étant un cas à part) :
– les supermarchés dans les années 50,
– la télévision depuis les années 60,
– le football hollandais dans les années 70,
– les vols low cost dans les années 80.
Il n’est guère difficile de le comprendre, le Web a appris
quelque chose de ces quatre phénomènes. Il y avait un mélange
d’accessibilité, de liberté et de vitesse dans ces modèles qui
avaient rompu avec des décennies de systèmes bloqués, lents et
sélectifs. Une certaine rigidité du monde se dissolvait en eux, et
des pans entiers de l’expérience (faire les courses, passer le
temps, recevoir des informations, jouer au football, voyager)
semblaient soudain libérés de liens inutiles et nuisibles. Dans ces
cas-là aussi, il fallait compter avec une certaine perte de qualité,
voire de réalité : dans les avions de Ryanair, il n’y avait pas de
places numérotées ; chez Auchan, inutile d’attendre que la
caissière vous demande si votre fils avait de bonnes notes en
classe ; l’équipe des Pays-Bas n’a pratiquement rien gagné ;
enfin, par rapport au théâtre, à l’opéra ou même au cinéma, la
télévision était une expérience qui ressemblait à une solution de
repli. Pourtant, l’appel était irrésistible, et cela tenait à la façon
dont certains horizons s’ouvraient, dont tant de règles tombaient,
avec de stupides blocages mentaux qu’on effaçait et une nouvelle
égalité qu’on revendiquait. Le Web a inconsciemment hérité de cet
idéal et l’a fait triompher en recourant à une stratégie aussi
ingénieuse que risquée : au lieu d’essayer de modifier le monde
directement, il l’a pris par surprise et, d’un geste aux
conséquences inédites, il nous a tous invités à l’imiter, à le
représenter à travers des myriades de pages numériques, créant
ainsi une copie où il serait possible de voler pour deux sous
comme le faisaient les avions Ryanair, d’occuper, comme Cruijff,
toutes les positions du terrain, de faire entrer la planète dans
notre salon au moyen de la télévision, de passer en revue toutes
les marchandises du monde en poussant notre chariot
d’hypermarché jusqu’aux confins de la planète. C’était, bien sûr,
un coup irrésistible. Échec et mat.

On pourrait dire qu’en appliquant la logique rusée du MP3 à la


matière incandescente de l’expérience, le Web a offert aux humains
une version compressée du monde : en réécrivant la Création dans
une langue plus facile à lire pour les vivants, il restituait l’existant dans
un format capable d’émietter les murs qui faisaient de l’expérience un
produit de luxe. Ainsi, il a irréversiblement altéré le format du monde.
Et ici, je vous supplie vraiment de débrancher votre téléphone, de
descendre de votre scooter, de rester célibataire l’espace de
quelques instants et de m’accorder une minute de concentration.
Bien :
Ainsi, il a irréversiblement altéré le format du monde.
C’est une phrase qu’il faut bien comprendre.
Que sont-elles, ces millions de pages Web qui résident
actuellement dans un non-lieu virtuel, à côté du monde réel ? Elles
sont un deuxième cœur qui pompe de la réalité à côté du premier. Tel
était le geste véritablement prodigieux accompli par le Web :
► équiper le monde d’une deuxième force motrice, en imaginant que
le flux du réel pourrait s’écouler dans un système sanguin où deux
cœurs pompaient harmonieusement, l’un à côté de l’autre, l’un
corrigeant l’autre, l’un remplaçant rythmiquement l’autre. ◄
Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de dire que
l’environnement de l’hyperhomme numérique est le deuxième monde
du Web. C’est bien plus sophistiqué. Son environnement est un
système de réalité à deux forces motrices, où la distinction entre le
monde réel et le monde virtuel se réduit à une frontière secondaire,
puisque tous deux se fondent en un mouvement unique qui génère,
dans son ensemble, la réalité. C’est là le véritable terrain de jeu de
l’homme nouveau, le milieu qu’il s’est construit sur mesure, la
civilisation qui s’est cristallisée autour de lui : c’est un système dans
lequel le premier et le deuxième monde tournent l’un dans l’autre,
formant une expérience, dans une sorte de création infinie et
permanente.
C’est le décor dans lequel nous vivons actuellement. Inauguré au
début des années 90, et parvenu jusqu’à nous après de nombreuses
petites améliorations que nous découvrirons peu à peu. C’est le jeu
auquel nous jouons tous les matins : ne pas en connaître les règles
peut conduire à des défaites grotesques.

WEBING

Mettre en place un deuxième monde numérique et le faire


tourner au sein du premier, jusqu’à obtenir un système de réalité
unique, fondé sur une double force motrice. Ayant appris ce truc du
Web, nous l’avons ensuite reproduit sous différentes formes, dont
beaucoup n’ont pas grand-chose à voir avec lui. En d’autres termes,
on ne va pas sur le Web pour jouer à FIFA 2019, ni pour poster un
message sur WhatsApp, encore moins lorsqu’on lit un livre sur son
Kindle ; on n’est pas sur le Web lorsqu’on cherche sur Tinder
quelqu’un avec qui dîner (euphémisme) ni lorsqu’on ouvre Spotify sur
son smartphone. Et pourtant, tous ces gestes ne sont que des
variantes du geste révolutionnaire inventé par le Web : rebondir entre
notre monde et un deuxième monde numérique, en tissant une toile
que nous appelons à juste titre RÉALITÉ. En ce sens, le curieux
malentendu qui nous pousse à tout définir comme appartenant au
Web et à glisser sur la différence qu’il y a entre le Web et Internet
trahit une perception enfantine qui, au fond, met dans le mille : nous
avons le sentiment que, d’une certaine façon, tout est WEBING. Quand
nous produisons de la réalité en faisant tourner les deux cœurs du
monde, c’est du WEBING. Quand nous passons par le deuxième monde
des applications pour mieux gérer notre vie quotidienne, c’est encore
du WEBING. Nous sommes constamment sur le Web, c’est notre façon
de vivre, de produire du sens, d’emmagasiner de l’expérience. En
cela, nous constituons véritablement une humanité nouvelle, et nous
l’étions déjà à l’aube de la révolution, lorsque, dans la lumière
originelle de l’ère classique, nous avons jeté les bases de ce
mouvement.
Afin de concentrer notre façon de vivre dans une définition simple
et définitive, que nous pouvons garder sous le coude en prévision de
temps plus difficiles, il est très utile de revenir à un indice que nous
avions entrevu dans Space Invaders, ce jeu innocent. Vous vous
souvenez de cette posture ? Homme-clavier-écran. C’était juste une
manière d’occuper physiquement l’espace, mais elle avait quelque
chose de révolutionnaire. Nous savons maintenant qu’elle résumait un
geste plus complexe : mettre en communication notre monde et le
deuxième monde numérique, établissant ainsi, à travers la posture
homme-clavier-écran, un nouveau système de réalité à deux forces
motrices. Ça semblait être une bonne façon d’être au monde, mais
c’était en fait une manière géniale d’exister. La nôtre. Nous sommes
cet homme. Cette posture, homme-clavier-écran, est le logo de notre
civilisation. Elle possède le même minimalisme qu’un logo qui,
pendant des siècles, a résumé un autre type de civilisation : homme-
épée-cheval. C’était une civilisation guerrière et cette posture
résumait tout ce qu’elle avait à dire sur la vie : son terrain de jeu était
le monde physique, et le cheval et l’épée étaient les outils avec
lesquels l’homme le modifiait. Nous sommes cela :
HommeClavierÉcran. Notre terrain de jeu est plus complexe, car il a
deux cœurs, deux générateurs de réalité : le monde et le deuxième
monde. Le logo nous saisit au moment exact où, assis dans le
premier, nous voyageons dans le second. En plein webing.
C’est un logo très juste. Vous voulez bien l’imprimer au revers de
vos peurs ?

MACHINES

Sans aucun doute possible, le logo HommeClavierÉcran contient


en outre une vérité que nous ne voulons pas toujours voir : rien ne
serait arrivé si les êtres humains n’avaient pas accepté de vivre une
partie de leur expérience à travers les machines.
Cette décision n’était pas tout à fait une première : les télescopes
de Galilée étaient des machines, et s’en servir pour accroître les
connaissances avait semblé une excellente idée à tout le monde (sauf
à une poignée d’évêques et de papes, bien sûr). Plus récemment, les
gens ont volontiers accepté de communiquer par l’intermédiaire d’une
machine, le téléphone, qui a éliminé une bonne moitié de l’expérience
possible, c’est-à-dire être proches et se regarder tout en
communiquant. Pourtant, la seule plainte qu’on a enregistrée était
pour dire que la ligne était souvent perturbée. Bref, les humains
avaient déjà une certaine habitude des machines. Mais le cas des
ordinateurs et du deuxième monde numérique était particulier. À
travers une machine, on générait et on habitait une expansion de la
réalité, une multiplication du monde. Ce n’était pas tout à fait comme
faire chauffer du lait au four à micro-ondes. De fait, la machine ne
vous aidait pas seulement à gérer la réalité. Sous votre contrôle, elle
en générait une autre, qui complétait la première. La question
devenait des plus sérieuses et, en acceptant que tout cela se
produise, les vivants ont sans doute suivi un chemin sans retour, qui
les effraie aujourd’hui : utiliser des machines pour corriger et
poursuivre la Création. Une décision qui fait peur : d’ailleurs, le fait de
l’avoir prise avec désinvolture, en tirant sur des aliens et en achetant
des cravates en ligne, est resté dans la conscience de la plupart des
gens comme un péché originel lointain pour lequel, tôt ou tard, nous
devrons payer. Ce réflexe irrationnel peut expliquer bien des craintes
et des hésitations, pourtant stupides, qui nous accompagnent (nous
serons remplacés par des robots !).
Une chose me frappe – si je continue mon analyse – : ces mêmes
humains qui voulaient être partout en prise directe avec le monde et
qui sautaient systématiquement toutes les médiations ont accouché
d’une idée exactement contraire : augmenter leur expérience grâce à
la médiation d’une machine. Curieux, non ? C’est un petit court-circuit
logique qui n’est pas facile à comprendre. Il doit certainement révéler
quelque chose de ces hommes, mais quoi, exactement ? Me revient
alors à l’esprit une phrase que j’ai écrite il y a quelques pages (je suis
assez autocentré : et alors ?) : « La PlayStation a réalisé le rêve
visionnaire annoncé par les aliens : convertir le geste de conduire une
voiture de course (ou de mettre une balle dans la tête d’une petite
vieille, ou encore de tirer un penalty) en une expérience relativement
réelle, pour peu qu’elle ne le soit pas du tout. » Une expérience
relativement réelle, pour peu qu’elle ne le soit pas du tout : un autre
court-circuit logique. Serait-il le jumeau de l’autre ? Disent-ils tous les
deux quelque chose que je n’arrive pas encore à bien enregistrer ?
Sans doute, oui. Et lorsque je dois m’efforcer de mieux
comprendre, je vois soudain mon erreur : je continue de penser avec
e
un esprit daté, prérévolutionnaire. Je suis né au milieu du XX siècle,
que puis-je y faire ? En sortir, voilà ce que je peux et dois faire.
Raisonner comme raisonnait l’esprit collectif qui a engendré les
montagnes que j’étudie.
Dès lors, même si on dirait des courts-circuits logiques, je dois
accepter l’idée qu’ils n’en sont pas. Définir un ordinateur comme une
médiation est peut-être une chose raisonnable pour un homme du
e
XX siècle, mais c’est un non-sens pour une personne née dans le
nouveau millénaire, pour qui les machines sont une extension de soi,
pas un intermédiaire dans sa relation avec les choses. Pour elle, un
smartphone n’est pas différent d’une paire de chaussures, d’un style
de vie ou même de goûts musicaux : ce sont des extensions de son
ego. Son instinct de se passer des médiations n’entre pas en conflit
avec la manière dont elle s’en remet systématiquement aux
machines, pour la simple raison qu’à ses yeux ces machines NE SONT
PAS DES MÉDIATIONS. Ce sont les articulations de son être-au-monde.
De même, s’attarder à faire la distinction entre ce qui est réel et ce
qui ne l’est pas dans l’expérience fournie par la PlayStation est pour
elle un luxe discutable : dans un système où le monde et le deuxième
monde numérique tournent l’un dans l’autre, formant un seul système
de réalité, vouloir tracer la ligne de démarcation entre réel et irréel
dans FIFA 2019 lui semblera au moins aussi curieux que de prétendre
séparer les légumes dans une soupe ou de se demander si les anges
sont masculins, féminins ou transgenres. Ce sont des anges, voilà
tout. Et c’est une soupe de légumes, nom d’un chien. Donc, pour
revenir à cette phrase qui m’a semblé si brillante – « la PlayStation a
réalisé le rêve visionnaire annoncé par les aliens : convertir le geste
de conduire une voiture de course (ou de mettre une balle dans la
tête d’une petite vieille, ou encore de tirer un penalty) en une
expérience relativement réelle, pour peu qu’elle ne le soit pas du
tout » –, je sais qu’il y a seulement trente ans j’aurais été applaudi,
mais qu’aujourd’hui, objectivement, c’est une connerie. Élégamment
formulée, certes, mais une connerie quand même.
Agaçant, je dois l’admettre.
Je pense que je vais aller me chercher une bière.

MOUVEMENT

Encore une chose, la dernière, mais terriblement importante.


En fin de compte, si l’on met sous le microscope tous les
mouvements qui composent l’ère classique de la révolution
numérique, on retrouve partout, absolument partout, une même
substance chimique, toujours dominante par rapport aux autres et qui,
d’une certaine manière, précède les autres : L’OBSESSION DU
MOUVEMENT. Ces gens dématérialisaient tout ce qu’ils pouvaient, ils
travaillaient à rendre chaque élément de la Création léger et nomade,
passaient leur temps à construire d’immenses réseaux de connexions
et ne trouvaient pas la paix avant d’avoir inventé un système sanguin
qui ferait tout circuler dans toutes les directions. Ils vivaient la linéarité
comme une contrainte, détruisaient n’importe quelle médiation
pouvant ralentir le mouvement et préféraient systématiquement la
vitesse à la qualité. Ils sont allés jusqu’à construire un deuxième
monde afin d’annuler la possibilité que le monde dans lequel ils
vivaient puisse rester immobile et donc incontestable.
Quel était leur problème, bon sang ?
C’étaient des gens qui fuyaient : voilà la vérité. Ils fuyaient un
siècle qui avait été parmi les plus atroces de l’histoire de l’humanité et
qui n’avait épargné personne. Ils laissaient derrière eux une série
impressionnante de désastres et, si on avait placé cette série de
désastres sous un microscope, on aurait trouvé partout, absolument
partout, une même substance chimique, toujours dominante par
rapport aux autres : L’OBSESSION DE LA FRONTIÈRE, LA PASSION POUR TOUTE
LIGNE DE DÉMARCATION, L’INSTINCT DE DIVISER LE MONDE EN ZONES PROTÉGÉES
ET NON COMMUNICANTES. Qu’il s’agisse de la frontière entre les
différents États-nations, de la frontière entre une idéologie et une
autre, de la frontière entre une culture supérieure et une autre
inférieure, ou même de la frontière entre une race humaine
supérieure et une autre race inférieure, tracer une ligne et la rendre
infranchissable a constitué pendant au moins quatre générations une
obsession pour laquelle il était logique de mourir et de tuer. Le fait
qu’il se fût agi de lignes artificielles, inventées, aléatoires et stupides
n’a pas repoussé le carnage d’un millimètre. On ne peut guère
comprendre la révolution numérique si l’on oublie que les grands-
parents de ceux qui l’ont menée avaient livré une guerre dans laquelle
des millions d’hommes étaient morts pour défendre l’intangibilité d’une
frontière ou tenter de la déplacer de quelques kilomètres, parfois de
quelques centaines de mètres. Quelques années plus tard,
l’isolement aveugle des élites, l’immobilisme culturel des peuples et
l’impénétrabilité de l’information avaient conduit leurs pères à vivre
dans un monde où l’on pouvait bâtir Auschwitz sans que personne le
sache, et larguer une bombe atomique sans que plus d’une poignée
de gens s’interrogent sur l’opportunité d’un tel geste. Eux-mêmes, en
grandissant, étaient allés à l’école tous les matins dans un monde
partagé en deux par un rideau de fer et figé sur ses positions par la
menace d’une apocalypse nucléaire, un monde géré dans des salles
blindées par une élite recroquevillée sur elle-même, telle une caste.
Tout cela ne s’est pas produit dans un monde encore plongé dans la
barbarie d’une précivilisation mais, au contraire, dans un coin du
monde, l’Occident, où une civilisation apparemment sublime avait
transmis pendant des siècles l’art de cultiver les valeurs et les idéaux
les plus élevés : ce qui est tragique, c’est que tout ce désastre
semblait être moins le résultat inattendu d’un passage à vide de cette
civilisation que le produit cohérent et inévitable de ses principes, de
sa rationalité, de sa manière d’être au monde. Quiconque a connu le
e
XX siècle sait que ce n’était pas un accident, mais la suite logique

d’un système de pensée bien précis. Cela aurait pu mieux tourner,


mais si on laisse aller ce genre de civilisation au bout de ses
principes, on a vite fait d’aboutir à la boucherie que fut ce siècle.
Qu’est-ce qui aurait pu nous sauver ?
Tout remettre en mouvement.
Le faire dès que possible.
Boycotter les frontières, abattre les murs, mettre en place un
espace ouvert unique dans lequel tout serait appelé à circuler.
Diaboliser l’immobilisme. Accepter que le mouvement soit la première
valeur : nécessaire, sacrée et indiscutable.
L’intuition était plutôt brillante : le XXe siècle nous avait enseigné
que, laissés trop longtemps dans l’immobilité, les systèmes fixes
avaient tendance à dégénérer en monolithes voraces et ruineux. Une
opinion devenait une conviction fanatique, le sentiment national se
transformait en agressivité aveugle, les élites se raidissaient et
formaient des castes, la vérité se changeait en croyance mystique, le
mensonge en mythe, l’ignorance en barbarie, la culture en cynisme.
La seule chose que l’on pouvait faire était d’empêcher toutes ces
parties du monde de rester immobiles trop longtemps, bien à l’abri à
l’intérieur d’elles-mêmes. Les hommes, les idées et les choses
devaient être entraînés à l’air libre et placés dans un système
dynamique où la friction avec le monde serait minime, et la facilité de
mouvement élevée à un stade supérieur, but ultime et seul
fondement.
Nous venons de cette décision.
De nombreux traits de notre civilisation ne s’expliquent que si l’on
considère le MOUVEMENT, puis qu’on reconnaît sa valeur de but premier
et d’origine unique de cette civilisation. C’était l’antidote à un poison
dont les gens mouraient de façon atroce depuis au moins un siècle.
Nous n’avons pas été beaucoup à réfléchir aux effets secondaires et
aux possibles contre-indications. Nous étions pressés, nous ne
pouvions pas nous permettre de douter. Il y avait un monde à sauver.

Si nous examinons les dates, nous pouvons même deviner


comment les choses ont dû se passer. Nous nous sommes
préparés pendant longtemps, puis nous avons profité de la
première fenêtre que l’Histoire nous a offerte : 1989, la chute du
mur de Berlin. Ce sont cinq minutes au cours desquelles tous les
murs tombent, tous les rideaux de fer et, dans la tête des
Occidentaux, la valeur même de mur, de frontière, de séparation.
En voyant la fenêtre ouverte, nous avons bondi. La révolution
numérique s’accompagne de mouvements collectifs qui vont
clairement dans la même direction : la mondialisation et la
naissance de l’Union européenne ne sont que deux exemples plus
évidents que les autres. En fait, en un temps relativement court,
nous brisons de multiples chaînes et nous nous imposons un
nouveau jeu, en terrain découvert, où le mouvement est la
compétence principale. L’antidote circule. Et il commence à faire
effet. C’est une situation absolument inédite pour les
Occidentaux : en inversant une tendance qui avait marqué notre
civilisation pendant des millénaires, nous en venons à voir dans la
paix le meilleur scénario pour faire de l’argent. Jusqu’alors, ç’avait
toujours été la guerre. Mais, à partir d’un certain moment, toute
instabilité politique, tout risque d’affrontement militaire est
considéré comme une malédiction, car cela nuit à la fluidité du
mouvement, cela entrave la circulation de l’argent, des biens, des
idées et des personnes. Si nous sommes du côté de la paix, c’est
moins par conviction ou par bonté que par commodité : après
tout, c’est le seul pacifisme qui puisse faire face à toute forme
d’urgence. Il a tenu bon, même lorsque nous avons de nouveau
essayé de séparer le monde en deux avec une frontière, en allant
jusqu’à choisir une frontière mythique qui avait déjà une histoire et
une certaine renommée, une vedette dans son domaine : la
frontière entre l’Occident et l’islam. La lucidité avec laquelle, en
Occident, les différents pouvoirs ont réduit au minimum le recours
aux armes et contrôlé l’agressivité instinctive de vastes branches
de la population en dit long sur la pénétration de l’antidote dans le
réseau sanguin du système. L’art du mouvement semble avoir
minimisé les risques. Aujourd’hui, nous pouvons même nous
permettre de faire les difficiles, de nous demander si tous ces
vols low cost ne ruinent pas le tourisme haut de gamme ou si
Google n’a pas détruit la capacité de faire des recherches
géographiques. Des doutes de bobos. Beaucoup d’entre nous
recommencent même à penser qu’après tout, quelques murs en
plus ne feraient pas de mal, et on sent une nostalgie croissante
pour les élites. Mémoire courte. Nous avons du travail et nous
n’en avons pas encore terminé.

Il s’agit aujourd’hui de remonter aux origines des choses et de


bien comprendre notre premier pas, celui qui précède et explique les
autres : NOUS AVONS DONNÉ AU MOUVEMENT LA PRIORITÉ SUR LE RESTE. Il faut
le prendre au pied de la lettre. Si l’on fait du mouvement une
obligation étendue à tout ce qui existe, on touche chaque niveau de
l’expérience, du plus simple au plus complexe : il est vain d’attendre
de votre enfant qu’il fasse une chose à la fois, que le travail stable
reste une priorité et que la vérité repose sagement là où on l’a
laissée la veille au soir. Tout ce qui, pour avoir du sens, a besoin de la
fermeté des choses intangibles, finit par avoir des relents de
e
XX siècle et par paraître vaguement sinistre. C’est pour cette raison
que nous préférons des systèmes qui génèrent du mouvement et
empêchent les choses de pourrir dans l’immobilité. Nous avons atteint
le point où nous évaluons les choses sur la base de leur capacité à
générer ou à accueillir le mouvement. Et il n’est nulle vérité, nul
étonnement qui soit utile à nos yeux s’il est incapable de se plonger
dans le courant d’un flux collectif signifiant. Ainsi, ce qui arrive tend,
pour exister vraiment, à se manifester sous la forme d’une trajectoire,
et rarement avec le calme d’un point : de plus en plus souvent, il n’y a
pas de début, pas de fin, et le sens est contenu dans la trace
iridescente que l’événement laisse derrière lui. Des étoiles filantes.
C’est ainsi que nous bougeons, sans cesse, d’où cette démarche
quelque peu névrotique et dispersive qui nous fait parfois douter de
nous-mêmes. Nous y voyons souvent l’effet des machines mais, une
fois de plus, nous devrions inverser le raisonnement : en réalité, c’est
NOUS qui avons choisi le mouvement comme objectif premier, et ces
machines ne sont que les outils que nous avons construits sur mesure
afin de poursuivre cet objectif. C’est nous qui voulions avancer dans
le monde d’un pas léger, c’est ce que nous voulions quand nous
avons commencé cette révolution. La maison était en feu, il fallait la
quitter au plus vite. Nous avions en tête un plan d’évasion et un
système pour nous sauver. Et certains pouvaient apercevoir au loin la
terre promise.
MAPPA MUNDI 1

Creuser des montagnes, ce n’est pas y grimper. Les choisir comme


découvertes archéologiques, ce n’est pas les peindre au coucher du soleil.
On creuse et on travaille dur pour trouver les preuves de mouvements
telluriques qui se seraient produits à des époques lointaines. On cherche
un début à tout. C’est un travail encore plus opiniâtre, si l’on veut, fait de
patience et d’attente et que l’on accomplit tête baissée. Nous l’avons fait et
nous avons à présent sous les yeux une première carte du tremblement de
terre qui nous a engendrés. La première mappa mundi que nous
cherchions.
On entrevoit là l’aube d’une civilisation – et ses raisons.

Ils revenaient d’un désastre. Avant eux, deux générations de


pères avaient vécu en donnant et en recevant la mort, au nom de
principes et de valeurs qui s’étaient révélés aussi sophistiqués que
destructeurs. Ils l’avaient fait sous l’autorité incontestée d’élites
implacables, formées avec soin et lucidement programmées. Le
résultat fut un siècle atroce et la première communauté humaine
capable de s’annihiler avec une arme de destruction massive. C’était
l’héritage paradoxal qu’une civilisation apparemment très raffinée était
sur le point de transmettre à ses descendants : le privilège d’une fin
tragique.
C’est à ce moment qu’en un sursaut instinctif certains de ces êtres
humains ont préféré fuir. Une évasion collective discrète, presque
clandestine : de soi-même, de sa propre tradition, de sa propre
histoire, de sa propre civilisation. Ils étaient pourchassés par deux
ennemis : 1) un inquiétant système de principes et de valeurs ; 2)
l’élite indestructible qui le promouvait. Tous deux étaient
profondément enracinés dans les institutions, solides et d’une rigidité
séculaire, doués d’une forme d’intelligence éprouvée. Si l’on voulait
les défier, on pouvait opter pour le choc frontal, et il s’agissait alors
de produire des idées, des principes, des valeurs. Plus ou moins ce
qu’avaient fait les philosophes des Lumières, en d’autres temps et
dans une situation similaire. Une bataille idéologique sur le terrain
ouvert des idées. Mais ceux qui ont conçu le projet d’évasion avaient
si souvent vu les « idées » produire des catastrophes qu’ils s’en
méfiaient instinctivement. D’autre part, ils provenaient pour l’essentiel
d’une élite masculine, technique, rationnelle, pragmatique et, s’ils
avaient un talent, il allait dans le sens du problem solving et non dans
l’élaboration de systèmes conceptuels. Puis, spontanément, ils ont
affronté le fond du problème, EN S’ATTAQUANT AU FONCTIONNEMENT DES
CHOSES. Ils ont commencé à surmonter les obstacles (n’importe
lesquels, même envoyer une lettre) EN CHOISISSANT SYSTÉMATIQUEMENT LA
SOLUTION QUI COUPAIT L’HERBE SOUS LE PIED DE LA CIVILISATION QU’ILS
VOULAIENT FUIR. Ce n’était pas la meilleure solution ni la plus efficace :
celle qui s’attaquait aux pierres angulaires de la civilisation dont ils
voulaient se libérer. Ils venaient d’une civilisation qui reposait sur le
mythe de la fixité, de la permanence, des frontières et des
séparations : ils ont commencé à faire face à tous les obstacles en
adoptant systématiquement la solution qui permettait le plus de
mouvement, de mobilité, de fusion entre différents éléments, de
démantèlement des barrières. C’était une civilisation en équilibre sur
la certitude d’une élite sacerdotale à qui était confié un système
rassurant de médiations : au contraire, ils ont systématiquement
adopté la solution qui sautait le plus d’étapes possible, qui rendait les
médiations inutiles et mettait hors jeu les médiateurs existants. Ils
l’ont fait à la manière d’un braquage, férocement, très vite, avec une
bonne dose d’urgence, de mépris et même un désir de vengeance.
Plus qu’une révolution, ce fut une insurrection. Ils ont dérobé toutes
les technologies disponibles (Internet, ils réussirent à le voler à
l’armée, c’est-à-dire à l’ennemi…), ils ont utilisé les universités
comme hangars où entreposer juste le temps nécessaire tout ce qui
pouvait leur être utile. Ils n’ont eu aucune pitié particulière pour les
victimes qu’ils semaient derrière eux (personne n’a jamais vu Jeff
Bezos ému par le sort des librairies au bord de la faillite). Ils n’avaient
aucun manifeste idéologique, aucune perspective philosophique
explicite et aucune idée directrice bien claire. De fait, ils n’étaient pas
en train de construire une THÉORIE SUR LE MONDE, ils instauraient une
PRATIQUE de celui-ci. Si vous cherchez les textes de base de leur
philosophie, les voici : l’algorithme de Google, la première page Web
de Bernes-Lee, l’écran d’accueil de l’iPhone. Des choses, pas des
idées. Des mécanismes. Des objets. Des solutions. Des tools. Ils
fuyaient une civilisation en ruine et le faisaient en usant d’une
stratégie qui n’avait pas besoin de théories spécifiques : ils
résolvaient les problèmes en choisissant systématiquement la solution
que boycottait l’ennemi, c’est-à-dire celle qui favorisait le mouvement
et se passait des médiations. C’était une méthode sournoise, mais
imparable et difficile à contrecarrer. Appliquée à n’importe quel détour
de l’expérience – de l’achat d’un livre à la manière dont on prend des
photos de vacances, en passant par la recherche du sens de
« métempsycose » –, elle a produit une sorte d’érosion qui, en se
fichant des centres du pouvoir (écoles, parlements, églises), a envahi
le monde à partir du bas, le libérant de façon presque invisible.
C’était comme creuser des tunnels sous la peau de la civilisation du
e
XX siècle : tôt ou tard, tout s’écroulerait.
Ce que nous pouvons maintenant comprendre, c’est que
l’application en série de solutions systématiquement choisies pour
leur capacité à faciliter le mouvement et à éliminer les médiations a
généré en premier lieu de nouveaux outils qui deviendraient, dès lors,
la base de l’étiquette numérique : la numérisation des données, les
ordinateurs personnels, Internet, le Web. Nous savons aussi que,
dans un second temps, l’utilisation de ces outils a créé des scénarios
complètement nouveaux et imprévisibles, porteurs d’une véritable
révolution mentale : la dématérialisation de l’expérience, la création
d’un deuxième monde, l’accès à une humanité augmentée, un
système de réalité à double force motrice, la posture
HommeClavierÉcran. La question est maintenant de savoir s’ils
voulaient de tels scénarios. Étaient-ils le monde qu’ils voulaient
construire ? Y voyaient-ils l’idée d’humanité pour laquelle ils avaient
fait tout cela ? Nous pouvons tranquillement répondre que non. Ils ne
poursuivaient pas l’idée d’un monde précis : ils avaient en tête un
monde à fuir. Ils n’avaient pas de projet d’humanité : ils avaient le
besoin urgent de désintégrer celui qui les avait trompés. Cependant,
dans leur ADN de problem solvers, ils avaient une formidable
capacité à se mettre à jour : de temps en temps, solution après
solution, ils avaient sous les yeux des scénarios qu’ils n’avaient pas
imaginés, et nous devons leur reconnaître une formidable capacité à
en tirer des schémas efficaces, capables de poursuivre le but ultime
de l’insurrection, à savoir désarmer l’homme du XXe siècle. En cela, il
faut l’admettre, ils étaient brillants. De temps en temps, ils se
trompaient et prenaient des impasses, ils suivaient des directions
sans avenir. Mais, dans la plupart des cas (la fameuse colonne
vertébrale), le réalignement constant sur l’objectif de l’insurrection est
étonnant. Il s’agissait de pionniers, ne l’oublions pas, ils ont pourtant
réussi à mettre sur pied un terrain de jeu qui n’avait rien de fortuit et
qui disait exactement dans quel but ils avaient commencé à jouer. Ils
ne pouvaient pas imaginer Google lorsque ce cirque a débuté. Mais,
lorsqu’ils l’ont eu devant eux, ils ont très bien compris que c’était le
produit de leur révolution mentale, et il ne leur a pas fallu longtemps
pour l’adopter comme une forteresse stratégique, éliminant pour
toujours le plus gros de l’armée ennemie. Prenons l’histoire du
deuxième monde : une fois créé, il aurait aisément pu devenir une
sorte d’entrepôt où entasser des choses plus ou moins utiles. Au lieu
de cela, les pères de l’insurrection numérique ont compris que, si l’on
prenait ce deuxième monde au sérieux, il offrait une immense
opportunité de victoire : s’ils réussissaient à y faire circuler la réalité,
en ajoutant un battement numérique au cœur du monde, il deviendrait
bien plus difficile de confiner l’expérience des hommes à cette semi-
e
paralysie qui avait rendu possible la catastrophe du XX siècle. De
même, l’idée d’une humanité augmentée, accessible à la plupart,
minait de l’intérieur le concept d’élite : d’une certaine manière, elle
promettait de distribuer à tous les participants à l’insurrection les
pouvoirs auparavant concentrés entre les mains de quelques
privilégiés. La meilleure façon de se débarrasser d’un passeur ou
d’un prêtre est de permettre à tous d’accomplir des miracles. En
attendant, la numérisation de toute information disponible avait créé
une sorte de légèreté du monde qui assurait son instabilité naturelle :
c’était un format né pour faciliter le mouvement, et on pouvait parier
qu’il provoquerait, sans qu’on ait trop à intervenir, une migration
continue de toute substance dans n’importe quelle direction : essayez
donc maintenant de tracer une frontière pour séparer les races, de
cacher une bombe atomique ou de faire passer Auschwitz pour un
camp de travail. Bon courage.
Peut-être qu’ils ne savaient pas où ils allaient mais, une fois en
chemin, ils ne se sont pas trompés de direction. Ceux qui ont travaillé
sur les premiers ordinateurs personnels n’avaient certainement pas
imaginé le Web, et les hommes qui ont développé le MP3 ne
s’attendaient probablement pas à ce que de nombreuses années plus
tard Spotify fasse son apparition. Mais une sorte de boussole
collective a aligné toutes ces choses en traçant la ligne droite de ce
que nous pouvons maintenant appeler une évasion réussie. Cela nous
amène finalement à l’une des réponses que nous cherchions (il était
temps). Vous vous en souvenez ? Il était question d’une de nos
peurs :

p. 28 : Sommes-nous certains qu’il ne s’agit pas d’une


révolution technologique qui impose aveuglément une
métamorphose anthropologique sans contrôle ? Nous
avons choisi des instruments et nous les aimons : mais
a-t-on pris soin d’évaluer les conséquences que leur
utilisation aura sur notre façon d’être au monde, voire
sur notre intelligence et, dans les cas extrêmes, sur
notre idée du bien et du mal ? Y a-t-il un projet
d’humanité derrière ce que font les Gates, Jobs, Bezos,
Zuckerberg, Brin et Page, ou ne s’agit-il que de
brillantes trouvailles de business qui produisent, sans le
vouloir et un peu au hasard, une humanité nouvelle ?

Bien. Nous pouvons maintenant tenter une réponse. Non, en fait,


les pères de l’insurrection numérique n’avaient pas de projet précis
d’humanité. Mais ils connaissaient instinctivement une ligne de fuite
pour échapper au désastre et c’est sur elle qu’ils ont efficacement
aligné tout ce qu’ils ont construit, au fil du temps. Cela relie la
civilisation qu’ils ont créée à une motivation originelle et lui donne une
cohérence, une harmonie facilement perceptible par n’importe qui –
une circularité semblable à celle que nous reconnaissons dans les
époques passées de la conscience humaine, telles que le siècle des
Lumières ou l’ère romantique : des époques belles ou tragiques, peu
importe, mais avec leur cohérence, un dessein harmonieux, une
certaine orientation, une nécessité.
Un sens.
Dès lors, nous savons au moins cela. Nous ne vivons pas dans
une civilisation née par hasard. Il y a une genèse que nous pouvons
reconstituer et une direction qui a sa propre logique. Nous ne
sommes pas les débris de processus de production aveugles. Nous
avons une histoire et nous sommes une histoire. De rébellion.

J’entends déjà l’objection : oui, merci, belle théorie, mais le


truc qui consiste à faire passer la Silicon Valley pour un nid de
révolutionnaires libertaires avec juste ce qu’il faut de conscience
historique a tout d’un conte fait pour consoler. En dehors de ces
belles théories, y a-t-il quelque chose de réel, des faits, des
preuves historiques ?
Comme je suis le premier à avoir formulé cette objection, je
suis prêt à y répondre. Et j’ai une histoire à raconter. Pas de
théorie, cette fois, juste des faits. Écoutez ça. Je vais m’efforcer
d’être le plus concis possible.
Stanford University, San Francisco, 12 juin 2005. Sous un soleil
de plomb, dans un stade rempli de monde, Steve Jobs prononce
devant de jeunes diplômés un discours qui sera considéré comme
son testament spirituel. Il conclut par une phrase qui deviendra
mythique : Stay hungry, stay foolish. Comme il l’a lui-même
expliqué, ce n’étaient pas ses mots à lui. Ils provenaient d’un livre
qui, il l’a raconté, « a été la Bible de ma génération » et « une
sorte de Google trente-cinq ans avant Google ». C’était un livre
vraiment étrange, intitulé Whole Earth Catalog (« Catalogue
général de la Terre »). Il s’agissait d’un catalogue monumental
d’objets et d’outils utiles pour vivre de façon libre et indépendante
sur la Terre. Le mélange de ce que l’on pouvait y trouver et y
acheter était curieux : on pouvait apprendre à se tricoter un pull-
over et à utiliser un ordinateur Hewlett-Packard ; il y avait des
maisons géodésiques, des moyens de se droguer, les premiers
VTT de l’histoire, des conseils pour cultiver des légumes dans son
jardin, des références de livres sur la masturbation féminine, de
manuels pour enterrer un être cher et aussi des informations sur
les premiers synthétiseurs. Si vous cherchez ce qui relie toutes
ces choses, il n’y a qu’une seule expression qui puisse vous
aider : la contre-culture californienne. Un phénomène qui venait de
la Beat generation et, en passant par les hippies, traversait toute
une foule de nerds terrés dans les laboratoires informatiques des
universités. C’était l’humus d’où provenait Steve Jobs (il avait ce
livre sur sa table de chevet) et, plus important : C’ÉTAIT L’HUMUS D’OÙ
VENAIT L’ESSENTIEL DE L’INSURRECTION NUMÉRIQUE. Comment le savons-

nous ? Écoutez la suite.


Le Whole Earth Catalog avait été inventé par un type nommé
Stewart Brand, qui portait une veste en daim à franges et partait
marcher pour photographier les Indiens. Il vivait dans la région de
San Francisco, était diplômé en biologie et ne cachait pas qu’il
prenait du LSD. Ce qui l’intéressait, c’était l’idée de changer le
monde, si une telle chose était possible. La contre-culture, comme
je l’ai dit. Ce qui est intrigant pour nous – mais naturel pour lui –
était une autre de ses habitudes : fréquenter les laboratoires
informatiques des universités et des entreprises californiennes. Il
ne le faisait pas en douce ni en touriste : il était en quelque sorte
l’un des protagonistes de ce monde. Dans la mythologie de
l’insurrection numérique figure une session légendaire qui s’est
tenue à la Joint Computer Conference de San Francisco en 1968
lorsqu’un inventeur, Douglas Engelbart, a montré, selon un rapport
faisant autorité, « la première souris d’ordinateur, la première
vidéoconférence, le premier traitement de texte et le premier
ordinateur interactif ». Ce formidable Engelbart avait, pour
l’occasion, un assistant. Qui ? Stewart Brand. Lequel deviendrait
du reste (entre deux accords de guitare électrique, peut-on
imaginer) le premier à théoriser l’insurrection numérique comme
processus de libération et de révolte collective. Il affirmait que les
ordinateurs permettaient de donner à chacun le « pouvoir
personnel », voyait dans le cyberespace une sorte de terre
promise et avait même pressenti que les communautés qui se
formeraient dans ce monde parallèle seraient une concrétisation
fantastique des collectivités hippies. En 1974, il a inventé une
expression qui, à l’époque, n’avait pas de sens et qui était dans le
meilleur des cas une blague débile : ordinateur personnel. En
somme, c’est quelqu’un qui avait tout prévu ou du moins
beaucoup. Qu’il ait été le héros de Steve Jobs relie Apple à une
certaine contre-culture californienne, mais c’est presque
secondaire par rapport à ce que cette histoire a à nous
apprendre : Brand n’était que la pointe de l’iceberg, derrière lui il y
avait tout un monde dans lequel faire de la programmation était un
geste antisystème qui n’était guère différent de celui qui consiste
à prendre du LSD ou à pratiquer l’amour libre dans un combi
Volkswagen. Disons que c’était un peu plus confortable, et
encore. Je sais que pour nous, Européens, c’est quelque chose
de difficile à accepter : pour nous, les ingénieurs font
organiquement partie du système, ce sont presque des pions
entre les mains du pouvoir. Si vous avez un beau-frère
informaticien, n’espérez pas qu’il fasse la révolution. Mais en
Californie, à cette époque, un nouvel écosystème était en train de
naître. Les ingénieurs de cet écosystème étaient des hackers et
avaient souvent les cheveux longs, ils se droguaient et détestaient
le système. Faites-vous une raison. À cette époque et dans cet
endroit, sur dix personnes qui voulaient tout changer, cinq
défilaient contre la guerre du Vietnam, trois se retiraient dans un
ashram et deux passaient leurs nuits dans les départements
d’informatique à inventer des jeux vidéo. Dans ce livre, nous
essayons de comprendre ce que les deux derniers ont fabriqué.
Ce que je peux dire avec quelque certitude, c’est que, oui, il
s’agissait vraiment d’une insurrection, elle était numérique et ils le
savaient. C’était exactement ce qu’ils voulaient. Tout bouleverser.
Je sais bien qu’aujourd’hui on a du mal à voir en Mark Zuckerberg
un héros de la liberté, mais il n’est pas question ici de 2019, nous
nous intéressons à l’aube de tout cela. Et nous savons à présent
que cette aube fut illuminée par un instinct précis de révolte. Peut-
être n’étaient-ils pas tous conscients des implications sociales de
ce qu’ils faisaient, mais la plupart d’entre eux méprisaient vraiment
le système et ont œuvré pour couper l’herbe sous son pied. Avec
une détermination étonnante, ils ont eu recours à une stratégie
que beaucoup n’ont peut-être pas remarquée, mais les plus
lucides d’entre eux, oui. Un jour, l’un d’eux en a fait un résumé
fulgurant. Essayez de deviner qui. Stewart Brand. Il l’a fait en trois
lignes qui apparaissent en épigraphe de ce livre – pas par
hasard : « Beaucoup de gens croient pouvoir changer la nature
des personnes, mais ils perdent leur temps. On ne change pas la
nature des personnes. En revanche, on peut transformer les outils
et les techniques qu’elles utilisent. C’est ainsi qu’on changera le
monde. »
Bingo !
Objection rejetée !

Une dernière chose. Si nous nous penchons pour examiner de


près les premiers signes de l’insurrection numérique, nous
apercevons encore un fossile, le dernier, trop important pour ne pas
apparaître sur cette première mappa mundi. On dirait une minuscule
constellation, presque une réaction chimique : LA FUSION DE L’HOMME ET
DE LA MACHINE. Un choix fait lucidement, avec une froideur absolue.

Parfaitement prêts à risquer une dérive artificielle. En sachant


qu’aucune fuite ne serait possible sans une extension artificielle de
nos compétences naturelles. Nous devons le choix radical de ce
terrain de jeu aux premiers, aux pionniers, aux fondateurs. Ils n’ont
pas eu peur de figer en très peu de temps une posture qui pouvait
sembler contre nature mais qui promettait d’attaquer avec un certain
espoir de succès les places fortes de la culture du XXe siècle. Le logo
HommeClavierÉcran vient d’eux. Ils ne l’auraient sans doute pas fait
s’il y avait eu, parmi eux, une majorité de penseurs humanistes : au
fond, ce fut un passage en force, dû à la domination d’esprits qui
avaient étudié l’ingénierie, l’informatique et les sciences. C’est
certainement la froideur de leur savoir et parfois une forme
d’insensibilité obtuse aux charmes de l’humain qui ont créé les
conditions permettant d’opter si radicalement pour un pacte avec les
machines. Aujourd’hui, l’une de nos tâches est de comprendre si ce
choix a été payant. Nous la remplirons, c’est promis.
Dans l’immédiat, revenons à 1997 et, forts de cette première
mappa mundi, allons découvrir ce qui s’est réellement passé une fois
le terrain de jeu choisi. N’oublions pas qu’à ce moment-là de notre
histoire, l’insurrection numérique était encore un mouvement à peine
sorti de la clandestinité. Longtemps, seule une infime minorité de
personnes, la plupart du temps cachées dans des garages, dans des
départements d’université et dans d’ésotériques start-up, étaient
concernées. Les scénarios qu’elles avaient tracés avec leurs
inventions étaient fort sophistiqués et presque aussi désertiques. Ce
furent des années où, histoire de nous remonter le moral avec une
note de nature domestique, l’un des principaux journaux italiens
lançait sa version en ligne (Repubblica.it, en 1997) : ceux qui y
contribuaient l’appelaient de façon touchante journal télématique.
D’une certaine manière, nous nous trouvions tous sur une ligne de
départ et la plupart d’entre nous estimions n’avoir pas la moindre idée
de ce que nous y faisions. Ce qui se produirait dans l’instant suivant
était une chose sur laquelle très peu de bookmakers auraient pris des
paris. En pratique, il restait à voir si l’insurrection serait étouffée par
le pouvoir écrasant des institutions et des élites traditionnelles, ou si
elle continuerait à creuser des tunnels sous la peau du monde jusqu’à
ce qu’il s’écroule. Il est assez réconfortant de savoir que nous
sommes maintenant capables de reconstituer exactement la façon
dont ça s’est terminé. Comme le prochain chapitre s’amusera à le
montrer.
Musique.
1999-2007. De Napster à l’iPhone
La colonisation
À la conquête du Web

Il y avait donc ce nouvel échiquier, avec les bons pions placés aux
bons endroits. Il s’agissait dès lors de comprendre si les gens
accepteraient de jouer. Il peut être utile de rappeler quelques
chiffres :

– au coup de sifflet initial, on dénombrait 188 millions d’internautes,


soit 3,1 % de l’humanité ;
– le nombre de sites Web s’élevait à 2 410 000 ;
– Amazon comptait un million et demi de clients ;
– 35 % des Américains avaient un ordinateur chez eux.

Mettons ces chiffres de côté et laissons s’écouler quelques


années. Nous les examinerons ensuite de nouveau.
Prêts ? Partez.

1999
• Un jeune Américain de dix-neuf ans s’installe devant l’ordinateur de
son oncle et, après quelques mois de programmation, produit un
logiciel qui donne ce résultat singulier : quiconque a de la musique
dans son ordinateur peut l’envoyer gratuitement à une autre personne
équipée d’un ordinateur. Et vice versa. Soudain, l’idée de dépenser
de l’argent pour acheter de la musique est devenue vaguement
absurde. Le jeune homme de dix-neuf ans s’appelle Shawn Fanning,
et le logiciel, Napster. Deux ans plus tard, il a été mis hors la loi, mais
le mal était fait. En quelques mois, Napster était devenu un nom
célèbre (Shawn a même fait la une de Time Magazine) et, dans
l’imaginaire collectif, il avait créé un précédent sensationnel :
concrètement, il avait montré que si on était un petit malin et qu’on
prenait au sérieux les préceptes du professeur Berners-Lee (mettons
en relation nos tiroirs), on pouvait semer un sacré bordel, du genre
détruire une industrie entière à seulement dix-neuf ans (en
l’occurrence l’industrie du disque). Bien sûr, dans le mépris total de
toutes les élites, y compris des artistes et des auteurs. Disons que
Napster a montré ce que pouvait faire la frange la plus radicale de
l’insurrection. Le genre de liberté – extrême et inconditionnée – qu’elle
pouvait produire.

2000-2001
• La bulle dot.com, c’est-à-dire la bulle spéculative qui s’était créée
autour des premières entreprises numériques, éclate. Concrètement,
beaucoup d’argent avait été investi dans des entreprises qui
promettaient de faire de bonnes affaires avec Internet. Mais, en
2001, la moitié de cet argent s’est envolée, pour la simple raison que,
concrètement, ces entreprises faisaient des choses qui
n’intéressaient personne. Et les gens l’ont compris un beau matin ?
me demanderez-vous. Eh bien, pas vraiment. Les premiers se sont
réveillés en 1997, puis le château de cartes s’est effondré en 2000 et
a continué à chuter pendant deux autres années. À la fin de
l’éboulement, pour se faire une idée, 52 % des start-up américaines
avaient fini au tapis. Et celles qui n’étaient pas encore au tapis
titubaient dans leur coin : pour sept dollars, on pouvait rafler des
actions Amazon qui, au début de la catastrophe, en valaient 87.
J’imagine les coups de fil que Bezos père a dû passer à son fils…
En soi, c’était un signal très clair : assez joué, la fête est finie,
retour à la bonne vieille économie et au monde prénumérique.
Toutefois, à la lumière de ce qui s’est réellement passé ensuite, on
peut avoir une autre lecture de ce désastre. Pour commencer,
beaucoup se sont aperçus, en le voyant s’effondrer, que le château
EXISTAIT et qu’il était énorme : c’était une façon de découvrir ce
qu’étaient les start-up. Le détail qui a dû paraître révélateur était
qu’une espèce particulière d’hommes
– ceux qui se réveillent chaque jour avec pour objectif d’accumuler
plus d’argent – croyaient à la révolution numérique et y croyaient
tellement qu’ils en perdaient toute lucidité, plaçant leurs pions un peu
au hasard sur la table de jeu. Quand ces gens-là perdent la tête par
excès d’enthousiasme, il se passe quelque chose de significatif, vous
pouvez en être sûr. Il faut ajouter à cela que, comme toutes les
tempêtes, celle-ci avait emporté quelques branches mortes mais
avait laissé debout, bien que tremblants, les arbres les plus forts :
qu’on le veuille ou non, ce bel élagage avait tout l’air d’être
providentiel…
On trouve sur Wikipédia une intéressante liste de start-up qui
ont sombré dans ces années-là. C’est un cimetière
impressionnant, véritable Spoon River des rêves numériques. Je
suis allé y jeter un coup d’œil car je pensais y trouver la trace de
montagnes qui ne se sont jamais dressées au-dessus de l’écorce
terrestre, les restes de vertèbres qui n’ont jamais vu le jour. J’y
suis entré et je n’ai plus réussi à en sortir. J’y ai lu des histoires
incroyables. Avec les cimetières, on n’est jamais déçu.
KOZMO.COM Installée à New York, cette start-up promettait de

livrer vos courses gratuitement dans un délai d’une heure. On vous


les apportait à vélo et même en métro ou en bus ! Elle a tenu trois
ans.
INKTOMI Son nom venait de la langue lakota (d’une tribu
indienne). C’était un moteur de recherche, j’en ai entendu parler
en lisant la biographie de Brin et Page, les inventeurs de Google :
s’ils s’étaient mis à construire un moteur de recherche, c’est parce
que les moteurs existants étaient nuls. Par exemple, Inktomi
n’arrivait pas à se trouver lui-même : on tapait « Inktomi » et rien
n’apparaissait ! Pour ma part, je me serais fait une raison, mais
ces gars-là ont inventé Google. Inktomi, qui avait atteint une
valeur de 37 milliards de dollars, fut finalement acheté 235 millions
par Yahoo! au lendemain de la tempête.
PETS.COM Ce site vendait des aliments pour chiens en ligne.
Pourquoi devrait-on acheter des croquettes en ligne ? Parce que
votre chien ne peut pas sortir se les acheter, répondait Pets.com.
Qui a tenu deux ans.
RITMOTECA.COM Certains ont échoué parce qu’ils étaient trop en
avance sur leur temps. Ce site fut pratiquement le premier à
vendre de la musique en ligne – trois ans avant iTunes, notons-le.
Ils étaient installés à Miami et s’étaient spécialisés dans la
musique latino-américaine. Mais ils avaient aussi Madonna et U2.
Puis vint Napster, qui offrait la musique gratuitement. Et hop, tout
le monde au chômage.
EXCITE Autres pionniers : il s’agissait d’un portail lancé en 1995

par des étudiants à qui des business angels avaient apporté 4


millions de dollars (c’était le bon temps). Il était bien fait et il est
devenu célèbre, mais il ne rapportait pas d’argent. Il a fait faillite
en 2001. Deux ans plus tôt, deux étudiants étaient passés dans
leurs bureaux pour leur proposer le moteur de recherche qu’ils
avaient inventé. Prix : un million de dollars. Peut-être à cause de
son nom stupide (Google), les types d’Excite ont ricané et les ont
flanqués dehors.
OK, OK, j’arrête. Mais vous voyez combien se balader là-
dedans est une expérience délicieuse.
C’est incroyable le nombre de choses que l’on se condamne à
laisser de côté quand on décide d’écrire un livre dans les règles
de l’art.
C’est comme ça. Tant pis.

2001
• 11 septembre, attentat contre les Twin Towers. Pour de multiples
raisons, ce fut naturellement un coup très dur pour l’insurrection
numérique. La plus évidente, c’est qu’il minait sérieusement le
scénario de paix qui était la condition et l’objectif de l’insurrection.
D’abord l’effondrement des start-up, puis cette attaque : une double
catastrophe. Mais il ne faut pas sous-estimer un fait : le
11 septembre a communiqué, de façon certes traumatisante, une
nouvelle bien précise à la population. Il n’y avait plus de frontières
nationales qui tenaient, il n’y avait plus de front, même la frontière
conceptuelle de la guerre n’était plus si claire, de même que le
périmètre des phénomènes que nous désignons avec ce mot (qu’est-
ce donc que le terrorisme, dès lors que des citoyens français ouvrent
le feu à l’intérieur du Bataclan ? Et comment appeler cela autrement
que guerre civile ?). En fin de compte, le 11 septembre fut aussi une
leçon fulgurante, traumatisante et inoubliable. Il soulignait un état de
fait qui, lui, était constitutif de l’insurrection numérique : il fallait
s’habituer à jouer toute les parties sur un terrain ouvert où il y avait
sans doute des règles, mais plus de frontières. Si même la guerre
était devenue liquide, alors vous imaginez les matchs de foot.
À la lumière de cette réflexion, revenons à la réaction qu’eut alors
le gouvernement américain. Ce que nous observons est intéressant :
les Américains sont partis à la recherche d’une guerre à l’ancienne,
avec des frontières à franchir et un ennemi visible à anéantir. Ainsi,
dans son inutilité préjudiciable, la guerre contre l’Irak de Saddam
Hussein peut aujourd’hui être considérée comme l’emblème d’une
certaine réaction, possible et primitive, face à la nouvelle civilisation
numérique : ne pas comprendre ses règles et continuer à jouer le jeu
du passé. C’est un comportement qu’on trouvera souvent autour de
nous. Voire en nous-mêmes. Il est étrange, car il mêle une bonne
dose de dignité et de fierté à une dose incroyable de ridicule. Ça me
fait penser à ces joueurs qui célèbrent un but marqué alors que
l’arbitre vient d’interrompre le jeu. Ils n’ont pas entendu son coup de
sifflet et, à présent, ils sont habités par un mélange de bonheur et de
solitude… Ils sont dans leur histoire à eux pour un long moment, ce
sont à la fois des héros et des clowns.
Signalons que l’école marque après le coup de sifflet de l’arbitre
chaque fois qu’elle ouvre ses portes le matin. Nous en sommes bien
conscients, n’est-ce pas ?

• Wikipédia, la première encyclopédie en ligne, voit le jour.


Formidable exemple de deuxième monde construit quotidiennement
par les utilisateurs, en sautant pas mal de médiations et en éliminant
de façon spectaculaire les élites traditionnelles. En théorie – en
pratique aussi, d’ailleurs –, n’importe qui peut contribuer à toute
entrée, la modifier, la traduire. Comment se peut-il que cela ne
produise pas un gigantesque chaos ? L’idée de base, c’est que
quatre érudits bien intentionnés n’obtiendront jamais, en se
concentrant sur l’entrée France, plus de précisions que l’on peut en
avoir en laissant à toutes les personnes libres qui vivent sur cette
planète la possibilité d’intervenir. Ce qui est incroyable, c’est que, en
gros, c’est vrai. Du reste – il faut le noter –, c’est la même idée qu’on
trouve derrière la démocratie et le suffrage universel : deux
techniques de gestion du réel que nous ne nous risquons guère à
remettre en cause.
Wikipédia a été créée par deux Américains, des hommes, blancs,
qui avaient un peu plus de trente ans. L’un d’eux s’appelle Larry
Sanger et on notera cette particularité : parmi les initiateurs de la
révolution numérique, il est l’un des rares à avoir fait des études
littéraires. Philosophe, il a écrit une thèse sur Descartes. Mais la
grande majorité des héros de cette révolution sont des ingénieurs : je
sais, ça fait peur. Et ce n’est rien comparé à cette autre statistique :
parmi tous les héros de la révolution numérique, on compte une seule
femme. Dans cette épopée, il n’y a que des hommes. L’autre
inventeur de Wikipédia – celui qui y a investi son argent, d’ailleurs –
avait étudié l’économie et la finance. À la longue, les deux hommes
ont fini par se disputer. Normal.

2002
• Naissance de Linkedin. Son fondateur est sans doute le premier à
avoir imaginé le concept de RÉSEAU SOCIAL. Il s’appelait Reid Hoffman,
il était californien et lui aussi avait fait des études vaguement
classiques : épistémologie et sciences cognitives. La première fois
qu’il a pensé à utiliser le Web pour relier les gens, c’était pour
résoudre un problème que je n’ai jamais rencontré : trouver dans son
quartier quelqu’un avec qui jouer au golf. C’était en 1997. Cinq ans
plus tard, il a lancé Linkedin, qui met en relation ceux qui ont du travail
à offrir et ceux qui en cherchent. Pour nous, dans ce livre, c’est une
étape essentielle : c’est la première fois que les hommes font une
copie numérique d’eux-mêmes et la déposent dans le deuxième
monde. Un geste qui, vous le savez, connaîtra des développements
incroyables.

• C’est aussi l’année, rappelons-le, où nous avons franchi un cap :


50 % des données plus une étaient désormais numériques. Je le
répète : j’ignore comment nous le savons, et je ne suis même pas sûr
de comprendre ce que cela signifie exactement (qu’entend-on par
données ?), mais, même en considérant cette affirmation comme une
légende, le fait qu’elle ait été située cette année-là veut forcément
dire quelque chose. À l’évidence, nous avons besoin de croire que
l’insurrection numérique a alors obtenu la majorité et qu’elle a pris le
pouvoir. Cela me semble être un cap intéressant. Adoptons-le.

2003
• Le BlackBerry Quark est commercialisé. C’est un moment
historique. Le premier smartphone grand public est né. Il n’est peut-
être pas si grand public que ça, mais il séduit assurément les plus
éveillés. Ce n’était pas un téléphone : c’était une sorte de PC qu’on
gardait dans sa poche. On pouvait même l’utiliser pour passer des
appels téléphoniques, bien sûr, mais ce n’était pas l’essentiel.
L’essentiel, c’est qu’avec cet outil minuscule, la posture homme-
clavier-écran n’était plus liée à la fixité de l’ordinateur. Elle était liée à
l’individu et se promenait avec lui.
Retournez à l’innocence de cette époque et constatez ce
revirement retentissant : dès lors, on pouvait rester connecté au
deuxième monde 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Certains l’étaient,
du reste, et ressemblaient alors à des toxicomanes (le terme
crackberry a même été inventé), mais il est fort possible qu’ils n’aient
pas utilisé leurs smartphones beaucoup plus que nous n’utilisons le
nôtre aujourd’hui. Je n’en sais rien. Ce n’est pas facile de s’en
souvenir.
Ce que je conserve de ce moment historique, ce sont deux
images originelles, pour ainsi dire, qui me viennent l’une de New
York et l’autre de Tokyo, sans doute pas par hasard : par chez
nous, dans la province de l’Empire, nous étions plusieurs crans en
dessous. À Tokyo, il y avait ces milliers de jeunes filles dans la rue
avec un téléphone portable à la main. Elles ne le sortaient pas, ne
le rangeaient pas dans leur poche, elles le gardaient constamment
à la main, tels un éventail, me suis-je dit instinctivement – victime
d’un rapprochement culturel simpliste –, l’éternelle cigarette des
fumeurs ou des lunettes. Ce n’était pas un instrument, c’était une
prothèse. Ce n’était pas une MÉDIATION, c’était une EXTENSION DE SOI.
Des jeunes filles qui avaient lu un millième des livres que j’avais lus
moi-même me montraient une percée anthropologique que je
n’imaginais même pas, et elles le faisaient en appuyant avec les
pouces (les pouces !) sur un clavier qui tenait dans leur main.
Elles le faisaient en riant, en bavardant, en mangeant, en fumant.
Elles le faisaient sans jamais s’arrêter. Elles étaient l’emblème de
la révolution numérique et, souvent, elles mangeaient une glace.
Pendant ce temps-là, à New York s’était installé ce jeune
graphiste italien, de ceux qui ont toujours un quart d’heure
d’avance sur les autres et qui arborait déjà cette savante
architecture de moustache et de barbe bientôt adoptée par tous
les hipsters du monde : il réalisait de somptueuses couvertures. À
un moment donné, il sort son BlackBerry, que j’observe d’un air
dégoûté, et me demande : « Comment peux-tu vivre sans ? »
Difficile d’oublier l’immense et séraphique morgue avec laquelle je
l’ai regardé en secouant la tête, et, fier de ma sagesse quasi
paysanne, je me suis penché pour examiner de plus près ce
bidule comme s’il s’était agi d’un échantillon d’urines. Il y avait un
clavier qui semblait fait pour des hommes minuscules, de la lignée
des fées. Il y avait un écran sur lequel il lisait Tolstoï debout dans
le métro, lui qui faisait de si belles couvertures pour de si beaux
livres en papier. J’aurais dû comprendre beaucoup de choses à
ce moment-là, et le fait que j’en aie un souvenir si précis montre
bien que je n’en ai rien retiré, mais aussi que je l’ai mis de côté,
sûr qu’un jour j’aurais assez de culture pour le rouvrir et y lire ce
que j’avais à y lire. C’est chose faite.

Le BlackBerry est mort en 2016. Il n’était plus à la hauteur de la


révolution qu’il avait déclenchée. Une sorte de Gorbatchev de la
téléphonie.

• Skype. Au moment même où les téléphones mobiles se mettaient à


jouer les PC, quelqu’un a trouvé le moyen de convertir les PC en
téléphones permettant d’appeler pour rien ou presque. Un partout. Il
est intéressant de noter que les deux entrepreneurs qui ont lancé
Skype étaient l’un suédois et l’autre danois ; techniquement, le projet
a été développé en Estonie. C’est l’un des très rares cas où la vieille
Europe est parvenue à se glisser dans le somptueux défilé
d’inventeurs et d’entrepreneurs américains. La dernière fois, si vous
vous en souvenez, c’était dix ans plus tôt, avec l’invention du MP3.

• Un an avant Facebook, Myspace, l’ancêtre de Facebook, voit le


jour. C’est le débarquement final des hommes dans le deuxième
monde. Avant, ils y envoyaient des marchandises et des informations,
ils y faisaient circuler leur argent, ils y créaient des contes et des
mondes parallèles. Désormais, ils s’y rendent en personne. La chose
doit être prise au pied de la lettre : ils n’y faisaient pas des
incursions, dans ce deuxième monde, comme dans une sorte de jeu
vidéo : ils allaient exister là-bas aussi. Un exemple qui peut vous aider
à comprendre : Adele, la chanteuse aux cent millions d’albums
vendus, a commencé à l’âge de dix-neuf ans en enregistrant seule
trois chansons que des amis ont ensuite postées sur Myspace. Le
succès fut retentissant. Elle n’existait pas encore dans le monde,
mais dans le deuxième monde des réseaux sociaux c’était une star.
Un peu plus tard, un label anglais indépendant, XL Recordings, l’a
contactée : elle a cru que c’était une blague. On n’était pas encore
habitués à l’idée que le premier monde et le deuxième puissent faire
partie d’un même système de réalité entraîné par deux forces
motrices. On passait de l’un à l’autre avec une pointe d’incrédulité et
de soupçon…

2004
• Le 4 février, Facebook est lancé. Au début, c’était un réseau social
réservé aux étudiants de certaines universités. En 2006, il s’est
ouvert à toute personne ayant une adresse électronique et plus de
quatorze ans. Aujourd’hui, Facebook compte près de deux milliards
d’utilisateurs. C’est peut-être le phénomène de colonisation le plus
massif que nous puissions enregistrer : actuellement, par exemple, un
Italien sur deux aborde régulièrement le deuxième monde sur l’un des
vaisseaux affrétés par Facebook. Un exode massif, c’est
indiscutable. On s’amusera à l’étudier dans les Commentaires, pour
voir s’il a un sens ou si c’est juste un désarmant signe de folie.

• Naissance de Flickr. En soi, ce n’est qu’un réseau social sur lequel


les gens postent leurs photos. Ce qui est intéressant, c’est qu’en
l’occurrence les hommes envoient dans le deuxième monde non leur
visage, leur biographie, leurs mots, mais seulement leurs regards.
Les plus beaux, pour être exact. Tout cela grâce à cette extension de
soi qu’est un appareil photo. C’est une forme d’autoreprésentation
assez raffinée (vous présenteriez-vous à une fête précédé de vos
plus belles photos ?), qui n’a pas le succès de Facebook mais
inaugure une technique de colonisation que l’on retrouve aujourd’hui
dans Instagram ou Snapchat, et qui a de curieuses implications
mentales. Ici, cependant, je dois ajouter un détail dont la paradoxale
singularité ne doit pas nous échapper :
l’un des deux fondateurs de Flickr était Caterina Fake, la seule
femme, à ma connaissance, qui figure sur la liste des inventeurs et
des entrepreneurs à qui nous devons l’insurrection numérique. La
seule. (Selon Wired, quand elle était enfant, chez elle il était interdit
de regarder la télévision, si bien que le soir elle écrivait des poèmes
et écoutait de la musique classique. Touchant. À moins, bien sûr, que
son nom de famille ne soit un message codé pour les andouilles
comme moi.)

• Quelqu’un (un certain Tim O’Reilly, un éditeur irlandais qui avait fait
des études classiques) invente l’expression Web 2.0. Le but était de
distinguer une première phase du Web – dans laquelle l’utilisateur
était le plus souvent passif : il consultait, surfait, mais trouvait des
choses déjà prêtes –, d’une deuxième marquée par une interactivité
généralisée – l’utilisateur est appelé plus directement à créer le
deuxième monde. C’est un repère valable, qui témoigne bien de ce
que représente la colonisation numérique : nous ne nous sommes pas
contentés de prendre possession des terres de l’autre monde, nous
avons tous entrepris de les cultiver, de les dessiner, de les construire.
C’est ce que Timmy a compris il y a quinze ans.

• Le 22 septembre, ABC diffuse le premier épisode de la série Lost.


Près de vingt millions d’Américains le regardent. Ce n’était pas la
première série de qualité. Les Soprano, par exemple, date de 1999.
Mais j’ai choisi Lost parce qu’elle incarne le moment où cette forme
narrative se manifeste avec force pour ne plus disparaître. Si nous en
parlons ici, c’est parce que les séries télévisées sont un cas
intéressant de mariage entre un vieux média, la télévision, et un
nouveau, l’ordinateur. Leur éclatant succès mondial ne s’explique
qu’en examinant le code génétique de l’insurrection numérique, dont
les séries sont l’expression artistique la plus aboutie. C’est la raison
pour laquelle elles figurent ici. Et c’est pourquoi, tôt ou tard, nous
devrons nous arrêter et les étudier un moment. Nous le ferons. Mais
pas maintenant. Maintenant, c’est le tour de YouTube.

2005
• Naissance de YouTube, qui est aujourd’hui le deuxième site le plus
populaire dans le monde. Chaque minute, on y transfère quatre cents
heures de vidéos. Essayez de visualiser ce que signifie concrètement
un tel nombre et vous verrez une quantité impressionnante de
personnes distillant leur expérience dans des séquences vidéo, avant
de les transférer et de les stocker dans ce deuxième monde : où ils
vont les chercher en cas de besoin – ou juste pour s’amuser. Ils
contribuent ainsi à générer ce mouvement de rotation qu’est devenue
la réalité : une migration cyclique des faits à travers les deux pôles du
monde et du deuxième monde.
Peu importe le degré d’idiotie ou de beauté du contenu auquel ils
prêtent ce geste : dans tous les cas, telle l’araignéeils tissent la toile
circulaire dans laquelle se prend une belle proie, qu’ils dévorent et
appellent EXPÉRIENCE.

2006
• Naissance de Twitter. Pour en mesurer la portée, il faut partir des
textos. Depuis des années, cette idée était dans l’air : utiliser le
téléphone pour taper des messages à envoyer à l’autre bout du fil.
Sur le papier, ça ressemblait à une formidable ânerie (pourquoi ne
pas utiliser l’autoradio pour faire du pain grillé ?), mais en fait le
principe était raisonnable. Puisqu’une ligne téléphonique est inutilisée
pendant des heures, pourquoi ne pas s’en servir entre deux appels
pour transmettre de petits textes sous forme numérique ? On a fait
quelques essais et cela semblait effectivement fonctionner. Il
s’agissait simplement de concevoir des paquets de données d’une
taille compatible avec la bande passante, c’est pourquoi les tout
premiers textos comportaient au maximum 18 caractères. On a un
peu travaillé dessus et on a atteint 160 caractères. On n’a pas pensé
à augmenter cette longueur, car on avait étudié les textes des cartes
postales qu’on s’envoyait et on avait constaté que 160 caractères,
c’était déjà du luxe. Vraiment. Mais avant que cela ne parvienne au
seuil de la consommation collective, il a fallu plusieurs années. Le
premier téléphone mobile à offrir un système simple permettant
l’envoi de textos a été le Nokia 2010 : c’était en 1994. Il faut préciser,
en outre, que cela ne s’est pas produit immédiatement. Les chiffres
de la première année sont émouvants : en moyenne, en 1994, les
utilisateurs de Nokia envoyaient un texto par mois. Quelle innocence.
Pourtant, au bout d’un certain temps, les gens ont remarqué deux
choses : la première, c’est que cela coûtait moins cher d’écrire que
de téléphoner ; la seconde, que s’écrire était plus pratique que de se
parler. En 2006, les seuls utilisateurs américains ont envoyé 159
milliards de textos. Et c’est là qu’intervient Twitter. Qui se contentait
en réalité de fusionner deux choses allant parfaitement ensemble : les
textos et les réseaux sociaux. Les fondateurs de Twitter l’ont fait
avec beaucoup d’habileté et ont créé une plateforme confortable,
rapide et agréable. Succès mondial. À l’époque, ce qui a retenu
l’attention de tous – et suscité l’indignation de beaucoup –, c’est le fait
que les messages ne devaient pas dépasser 140 caractères. En
réalité, puisqu’il s’agissait de textos, c’était tout à fait normal, mais il
était logique que la plupart des gens y voient un autre signe de
l’apocalypse culturelle : il existait une humanité capable d’exprimer
ses pensées en 140 caractères.
Des barbares.
Je signale à cet égard qu’aujourd’hui même, alors que j’ai écrit
ces lignes, le président Trump (l’Empereur de la Planète) a annoncé
DANS UN TWEET que la Chine soutenait secrètement la Corée du Nord,
mettant la paix dans le monde en grand danger.
Vous conviendrez que le problème, ici, n’est pas qu’il ait réussi à
le dire en 140 caractères. Le problème est clairement ailleurs : en
d’autres termes, c’est qu’un président américain en soit arrivé à
annoncer de telles choses en utilisant le même outil que mon
garagiste pour commenter les matchs de la Juventus. J’ai dû rater
quelques étapes. Il faudra y revenir dans les Commentaires.

• Naissance de YouPorn. Bon, ça, vous savez ce que c’est.

2007
• Amazon lance le Kindle, un lecteur de livres électroniques qui
promettait d’avoir la peau du livre papier. Un seuil symboliquement
très important. Le livre papier était – est toujours – une sorte de
forteresse, de totem, dans le choc entre l’insurrection numérique et la
e
civilisation du XX siècle. S’ouvrait un front décisif pour le sort de la
bataille.
Bezos a certes utilisé la puissance de son réseau de distribution,
mais il n’était pas le premier à tenter une telle opération. En 2000,
par exemple, Stephen King avait « publié » son nouveau livre, Un tour
sur le Bolid’, en exclusivité sur Internet : on le téléchargeait et on le
lisait sur son ordinateur. Il l’a vendu 2 dollars 50 pendant quelque
temps, puis il l’a distribué gratuitement. Durant les premières vingt-
quatre heures, le roman a été téléchargé 400 000 fois (peut-être
juste pour voir si c’était possible, je ne sais pas). Il faut dire aussi que
le premier à commercialiser avec une certaine conviction une liseuse,
c’est-à-dire un objet fait pour lire des livres électroniques grâce au
brevet d’encre électronique, a été Sony, en 2004, avec Sony Librie.
Le fait que personne ne s’en souvienne signifie sans doute quelque
chose.

Si vous voulez savoir comment cela s’est terminé, voici


quelques données sur les États-Unis, c’est-à-dire le pays dans
lequel les livres électroniques ont le mieux marché. Depuis 2007,
jamais leurs ventes n’ont approché celles des livres papier. En
2011, elles ont à peu près rejoint les ventes de livres grand
format, c’est-à-dire les nouveautés. L’année suivante, elles les ont
même dépassées et, pendant les trois années suivantes, elles ont
fait mieux. C’était l’époque où la sempiternelle question était : le
livre papier est-il destiné à disparaître ? Aujourd’hui, on se la pose
beaucoup moins, peut-être parce qu’en 2016 les livres
électroniques ont perdu du terrain et que les livres grand format
ont repris le dessus, un retour en force que personne n’a
remarqué, surtout pas ceux qui hurlaient de douleur quand le livre
électronique avait le dessus. Difficile à comprendre.
• Bouquet final. Le 9 janvier 2007, Steve Jobs monte sur la scène du
Moscone Center de San Francisco et annonce au monde qu’il a
réinventé le téléphone. Puis il montre un petit objet mince, élégant et
simple – une sorte de porte-cigarettes. Nous allions bientôt
apprendre à l’appeler par son nom : iPhone.

À côté des autres smartphones sur le marché, c’était clairement


Space Invaders comparé au baby-foot. Il avait au moins deux
générations d’avance et était sans nul doute le produit de cerveaux
qui avaient tout repensé depuis le début, oubliant les logiques
traditionnelles. On n’avait pas besoin de l’allumer, il suffisait de le
regarder. Les autres smartphones avaient des touches minuscules
qui vous guettaient en ricanant. Lui n’en avait qu’une, rassurante,
ronde, en bas au centre : presque paternelle. Les autres
smartphones étaient de petits ordinateurs fiers de l’être. Lui était un
ordinateur qui faisait semblant d’être un jeu. Et qui y réussissait fort
bien.
L’une des choses les plus étonnantes était bien sûr la technologie
tactile. Pas de curseur, pas de souris, pas de flèche, pas de clavier.
On posait directement le doigt sur l’écran et on déplaçait des choses,
on en ouvrait, on les traînait ici ou là. Il y avait bien un clavier, mais il
n’apparaissait que lorsqu’on en avait besoin, et il n’y avait pas de
vraies touches, seulement des lettres à effleurer avec vos doigts
(toujours la légèreté de Space Invaders). C’était quelque chose
d’irrésistible, comme de manger avec les mains, et ce vieux Jobs le
savait bien. Il faut regarder la vidéo de cette présentation pour
comprendre à quel point il s’est amusé devant un public extatique
alors qu’il caressait l’écran avec ses doigts comme on caresserait
des papillons. Aujourd’hui, ça nous semble assez normal mais, ce
jour-là, quand il a ouvert la liste des artistes de sa playlist, il a fait un
petit geste, comme pour chasser une mouche de l’écran, avec le bout
de son index, et la liste s’est mise à couler harmonieusement vers le
haut, puis à ralentir telle une balle qui roulait de plus en plus
lentement jusqu’à s’arrêter. Eh bien, à ce moment précis, on a senti
un frisson monter du public, quelque chose comme des
applaudissements d’enfants, une secousse d’émerveillement infantile :
je vous promets que quelqu’un a même poussé un cri. Bon sang, il
faisait seulement défiler la liste d’artistes ! Lorsque, une dizaine de
minutes plus tard, il a zoomé sur une photo en posant simplement son
pouce et son index dessus et en les éloignant, ç’a été un tremblement
de terre. À l’évidence, il se passait quelque chose. Comme une paix
signée entre l’homme et les machines, ce qui était artificiel était enfin
devenu naturel. Quelque chose s’était libéré et une douceur nouvelle
semblait pousser les machines à devenir une extension de l’esprit et
du corps des humains.

Quelques années plus tard, alors que toute la famille avait


capitulé face à une entreprise qui pouvait faire payer 50 euros
pour un chargeur et que l’iPhone s’était définitivement installé chez
nous, j’ai assisté à une scène dont j’ai ensuite appris qu’elle était
assez commune et qu’il me semble maintenant utile de raconter
ici. Mon plus jeune fils, qui avait trois ans, était juché sur une
chaise et examinait de près le journal que j’avais laissé ouvert sur
la table. Il n’avait pas l’intention de le lire, il n’était pas si intelligent
que cela. Il était attiré par la photo d’un sportif et était monté sur
la chaise pour mieux la voir. Je le surveillais depuis la pièce
voisine, afin de m’assurer qu’il ne tombait pas. Mais au lieu de
tomber, il a commencé à toucher la photo avec un doigt, comme
l’avait fait ce vieux Jobs, ce jour-là, devant une salle pleine. Il l’a
fait une fois, deux fois, trois fois. J’ai vu mon fils constater avec
agacement que rien ne se passait. Sans grand espoir, il a essayé
de zoomer, juste comme ça, écartant doucement le pouce et
l’index. Rien. Alors, il est resté quelques instants interdit, à fixer
cette fixité, et je savais qu’il mesurait la défaite d’une civilisation
entière, la mienne. J’ai compris à ce moment-là que, adulte, il ne
lirait pas de journaux imprimés, et qu’à l’école il s’ennuierait
sacrément. Et j’ajouterai que, comme dans la famille nous
conservons des valeurs typiquement piémontaises telles que
l’entêtement et une propension folle à vouloir résoudre tous les
problèmes, mon fils n’a pas abandonné avant une dernière
tentative, qui m’a fait l’effet d’un mélange mémorable de rationalité
et de poésie : il a tourné la feuille et jeté un coup d’œil au dos de
la photo pour voir si quelque chose n’allait pas. Peut-être une
sécurité à retirer, qui sait, une fonctionnalité à activer ou une pile à
changer.
C’était un article sur l’équipe d’Italie de basket-ball.
Je l’ai vu descendre de la chaise avec la tête d’un jazzman à la
fermeture du club. Je ne sais pas trop comment l’expliquer. Le
visage d’un jazzman saluant la femme de ménage avant d’enfiler
son manteau et de rentrer chez lui : je ne saurais mieux le dire.
À peu près à la même époque, un de mes amis qui était parti
vivre pendant un certain temps en Californie pour y faire des films
est rentré chez lui pour les vacances, un peu déconcerté en
débarquant à l’aéroport de Milan Malpensa. Il devait récupérer
une voiture sur le parking ou acheter un ticket de bus, je ne m’en
souviens pas, quoi qu’il en soit il était devant l’une de ces
machines où l’on paie avant qu’elles ne crachent un ticket. Je
n’étais pas là, il me l’a raconté et tenait à le faire, car « c’est une
histoire, disait-il, qui m’a beaucoup appris, même si je ne sais pas
exactement quoi ». Bref, il se tenait là, un peu ahuri, devant cette
machine. Il avait passé plusieurs années en Californie, je l’ai dit, il
était jeune et plutôt malin, du genre à faire ses courses en ligne,
pour vous le situer. Il a commencé par toucher l’écran avec les
doigts, il y avait comme des icônes et il a insisté sur celle qui lui
semblait la plus adaptée. Rien. Il a continué à appuyer sur cet
écran. Puis est apparu un couple d’âge moyen, assez
sympathique et à l’air aimable. Mon ami ne les avait jamais vus
auparavant mais, quand il m’a raconté l’histoire, il m’a assuré qu’ils
étaient de Cologno Monzese, qu’ils tenaient une mercerie et
étaient de ceux qui gardent la télé allumée du matin au soir. Quoi
qu’il en soit, ils se sont poliment présentés et, dans un authentique
esprit de collaboration, ont fait remarquer à mon ami qu’il y avait
des boutons sur la machine et qu’il fallait les presser. Ils l’ont dit
avec une certaine courtoisie, assez lentement, en scandant les
mots – m’a rapporté mon ami – et en regardant de temps en
temps la casquette de base-ball qu’il portait sur la tête, comme
pour avoir la confirmation de quelque chose.
Pour finir, ils lui ont pris un ticket.
Je les imagine tous les deux, plus tard, en voiture, secouant la
tête sans rien dire.
Quand il se produit, le croisement des civilisations est fort
mystérieux. Et le pas hésitant de l’intelligence humaine impossible
à juger.

Je tiens à le dire ici : personnellement, quand je vais dans un


Apple Store et que je vois tous ces gens me sourire, je me crispe à
en avoir mal ; de plus, je considère toute mise à jour de logiciel
comme un chantage, et j’interprète la tentative constante et épuisante
de me faire acheter le nouveau modèle d’iPhone comme une
agression contre ma personne. Mais à présent je dois écrire ici, et le
plus sereinement du monde, une chose importante. L’iPhone, le
premier iPhone, était un téléphone, un système pour entrer sur
Internet, une porte du Web, un instrument d’écriture de courriels et de
messages, une console de jeux vidéo, un appareil photo, un immense
conteneur de musique et une boîte potentiellement pleine
d’applications, de la météo aux cours de la Bourse. Comme l’armoire
de Space Invaders, il renfermait potentiellement l’infini, mais il était
beaucoup plus léger et infiniment plus beau. Il tenait dans votre poche
et ne pesait pas plus lourd qu’une paire de lunettes. Il marquait
officiellement l’aube d’une époque où le passage dans le deuxième
monde serait un geste presque fluide, absolument naturel et
virtuellement ininterrompu. En allégeant au maximum la posture
homme-clavier-écran et en la détachant de toute immobilité, il
l’imposait pour toujours comme façon d’exister, accès privilégié au
système de réalité muni de deux cœurs que l’ère classique avait
imaginé et qui devenait maintenant le nid de l’expérience humaine. Il
faisait tout cela en y ajoutant une inflexion mentale qui se révélerait
décisive : C’ÉTAIT AMUSANT. C’était comme un jeu. Il a été conçu pour
des adultes enfants et semblait avoir été conçu par des enfants
adultes. En cela, comme nous le verrons dans les Commentaires, il a
recueilli et perpétué un héritage qui venait de loin et qui ne
correspondait pas seulement à la mentalité d’Apple : toute
l’insurrection numérique était portée par la revendication tacite que
l’expérience puisse devenir un geste délié, beau et confortable. Pas
la récompense d’un effort, mais le résultat d’un jeu.

Screenshot final

Un coup d’œil à la colonne vertébrale et tout semble assez clair.


Après la fin de l’ère classique, cette civilisation est allée de l’avant de
façon cohérente, suivant la direction qu’elle avait prise. Ils auraient pu
s’arrêter, revenir en arrière, se repentir ou simplement se perdre.
Non. Ils ont continué comme ils auraient pu le faire dans un jeu vidéo :
en essayant de toujours atteindre le niveau supérieur et de ne jamais
interrompre le jeu. De temps en temps, ils mouraient, mais comme
dans les jeux vidéo ils n’avaient pas qu’une vie. Le 11-Septembre ou
la bulle financière des start-up étaient deux coups mortels : l’un
menaçait l’espace de paix qui était la table de jeu nécessaire pour
que la partie se déroule et l’autre éliminait de nombreuses pièces de
l’échiquier. Ç’aurait pu être la fin de tout, mais ça ne l’a pas été car,
en rétablissant l’échiquier et en se concentrant sur les pièces encore
en place, ils se sont remis à jouer. Têtus.
Au fond, le résultat se retrouve au moins dans les chiffres.
Rappelez-vous, nous avions donné quelques points de repère.
Voyons comment les choses ont évolué :

– Utilisateurs d’Internet dans le monde. Ils étaient 188 millions, soit


3,1 % de la population mondiale. Dix ans plus tard, ils sont un
milliard et demi, ce qui représente 23 % de l’humanité ;
– Sites Web. Ils étaient 2 410 000. Dix ans plus tard, ils sont 172
millions ;
– Clients d’Amazon. Ils étaient un million et demi. Dix ans plus tard,
ils sont environ 88 millions ;
– Pourcentage d’Américains ayant un ordinateur chez eux. Ils
étaient 35 %. Dix ans plus tard, ils sont 72 %.

Bien, ça paraît clair, non ?


Mais au-delà des chiffres, ce qui l’est, c’est une avancée presque
inéluctable, collective et apparemment heureuse. Nous pouvons
maintenant dire avec une quasi-certitude qu’à l’époque de la
colonisation, ces hommes, c’est-à-dire nous, ont fait une chose tout à
fait linéaire : étendre le jeu né à l’époque précédente. Ils l’ont fait
avant tout dans deux directions : les réseaux sociaux et les
smartphones. Ce sont les deux totems de la décennie. Facebook et
Twitter, BlackBerry et iPhone. En soi, ce sont des outils simples
mais, comme l’a dit Stewart Brand, changez les outils et vous bâtirez
une civilisation. De fait, ces deux instruments étaient porteurs d’au
moins deux mouvements telluriques, pour ainsi dire, destinés à laisser
leur marque. Notons-les ici :

UN Les réseaux sociaux signifiaient la colonisation


PHYSIQUE de l’autre monde. Je veux dire par là que
les personnes s’y sont transférées PHYSIQUEMENT.
Elles y ont déposé non seulement des documents,
mais aussi elles-mêmes, leur profil, leur
personnalité. Ou, dans des cas plus raffinés
comme Flickr, leur reflet, la chaleur de leurs
émotions, la vibration de leurs désirs : le monde
qu’elles aimaient. Dans le même temps, elles y ont
mis une part de plus en plus importante de leurs
relations sociales. En mesurant la distance qu’il y
a entre l’envoi d’un texto à un ami et la rédaction
d’un tweet qui sera peut-être lu par des dizaines
de milliers de personnes, vous aurez une idée de
ce qui s’est passé en quelques années : nous nous
sommes pratiquement webés nous-mêmes, nous
nous sommes linkés comme les tiroirs du
professeur Berners-Lee. Nous avons décidé de
communiquer de la même façon que l’on
communiquait les informations sur le Web. Nous
avons trouvé, dans ce deuxième monde, un
système sans friction qui nous permettait de
répandre nos gestes ou nos mots dans la mer
ouverte d’une communauté apparemment sans
frontières.
Veillons à ne pas nous méprendre : je ne dis pas
que NOUS SOMMES ALLÉS VIVRE DANS CE DEUXIÈME
MONDE. Nous l’avons colonisé, c’est différent. Nous
l’avons mis en relation avec le nôtre et nous avons
commencé à faire tourner avec une certaine
efficacité ce système à double motorisation que
nous avions inventé avec le Web. D’une certaine
façon, les réseaux sociaux nous montrent le
phénomène sans risque de malentendu. Personne
n’a bougé intégralement pour vivre dans ce
deuxième monde (à part quelques nerds complets,
certes). La plupart d’entre nous avons appris à
faire rouler notre personnalité sur deux circuits,
ayant enfin compris qu’on était les deux cœurs
d’un même organisme : la réalité. Quoi qu’on en
dise, nous sommes devenus assez bons à ce jeu :
aujourd’hui, même un collégien sait franchir chaque
jour, avec dextérité, la frontière entre notre monde
et l’autre, dans les deux sens et à plusieurs
reprises. L’idée même que cette frontière existe
est sans doute pour lui impropre à définir son
expérience. Il demeure habilement dans un
système de réalité à double traction, et en lui
l’expérience tourne autour d’un système sanguin à
deux cœurs : lui demander de dire où battent l’un
et l’autre est, à l’évidence, une question
superficielle, qui met le doigt sur un problème mais
qu’il faudrait formuler en des termes moins
puérils…

DEUX La colonisation massive de l’autre monde et le


transfert physique des personnes au-delà de la
nouvelle frontière ont manifestement été accélérés
par l’autre totem de l’époque : le smartphone. Là,
le mouvement est évident : retirer toute la rigidité
possible à la posture homme-clavier-écran afin de
rendre la migration entre le premier monde et le
deuxième aussi facile que possible. La cohérence
avec les intuitions de l’époque précédente est, ici,
on ne peut plus claire : le choix de cette posture et
l’invention de cet autre monde étaient
fondamentaux, ils attendaient de la technologie un
dessein qui les rende partageables par la majorité
des individus. C’est fait.
Ainsi, trente ans après les aliens de Space Invaders, voici devant
nous la jolie cordillère d’un paysage que l’on peut légitimement
commencer à considérer comme une nouvelle civilisation. Pas une
percée technologique électrisante : une véritable civilisation.
Nous verrons dans les Commentaires qui suivent ce qu’il y a de
surprenant – de déconcertant, devrais-je dire – à découvrir à son
sujet, en se penchant pour creuser et étudier les fossiles.
Du moins je l’espère.
Commentaires sur l’ère de la colonisation

THE GAME

J’ai voulu revoir cette vidéo, Steve Jobs présentant l’iPhone. Je


voulais creuser, chercher des fossiles. Il y avait quelque chose à
découvrir, quelque chose qui pouvait me conduire loin. Et j’ai fini par
me convaincre que ce quelque chose était un fait évident : dans cette
vidéo, JOBS S’AMUSE COMME UN FOU. Si je dis qu’il s’amuse, ce n’est pas
parce qu’il fait le malin sur scène, non : on voit bien que c’est l’iPhone
qui l’amuse. Il joue à l’utiliser, pas à en parler. Dans son
comportement, tout vise à transmettre une information bien précise :
l’iPhone EST AMUSANT. Je sais qu’aujourd’hui cela doit vous paraître
évident, mais il faut revenir à ce moment. À ce qu’il y avait eu
auparavant. Au monde d’où nous venions. Le téléphone fixe, avec son
combiné et son cadran, était-il AMUSANT ? Non. Les cabines
téléphoniques étaient-elles AMUSANTES ? Non. Le BlackBerry était-il
AMUSANT ? Pas vraiment. C’étaient des outils qui résolvaient des
problèmes, mais personne n’avait jamais imaginé qu’ils puissent le
faire d’une manière AMUSANTE et ils ne le faisaient donc pas de
manière amusante.
L’iPhone, si. Et c’est alors la chose que Jobs s’efforce de
communiquer à tout prix.
IL DIT QUE C’EST UN JOUET.
Voilà le fossile.
Il dit que c’est un jouet.
Essayez de vous rappeler combien de fois dans votre vie vous
vous êtes trouvé face à un problème (pratique) dont la solution ÉTAIT
UN JOUET. Pas souvent. Et ces fois-là, vous devez presque toutes aller
les repêcher dans un passé lointain, l’enfance, car les premiers vrais
spécialistes de la gamification ont été vos parents : la fourchette-
avion qui vole et entre ensuite dans votre bouche… Le pot qui se
change en vaisseau spatial… Votre père qui se transforme en
monstre, en aigle ou en cactus, suivant le problème à résoudre. Moi,
j’ouvrais les couches-culottes de mon fils en faisant mine d’être un
chercheur d’or dans le Yukon à la recherche de pépites (une fois, j’y
ai bel et bien trouvé une pièce de monnaie). Bref. Ce que je voulais
dire, c’est que l’iPhone était né pour résoudre de nombreux
problèmes et qu’il le faisait comme la fourchette-avion, et tout dans
cet objet était conçu pour vous le rappeler sans cesse. Les solutions
choisies avaient systématiquement une aura de jeu et d’enfance. Les
couleurs, le graphisme, les icônes qui ressemblaient à des bonbons,
la police de caractères qui semblait destinée à des enfants cool, la
présence d’un seul bouton (même les jouets pour tout-petits en ont au
moins deux…). La technologie tactile, elle-même, était bien sûr
enfantine. Que voulez-vous que le couple de Cologno Monzese ait
pensé, pendant que mon ami touchait obstinément l’écran pour
obtenir son ticket de parking à l’aéroport ? Que c’était un enfant, voilà
ce qu’ils ont pensé (et la casquette de base-ball le confirmait).
Jeu et enfance, donc. Mais il ne faut pas croire qu’il s’agit
uniquement d’une question de packaging, de design et d’apparence.
Le plaisir non dissimulé de Jobs, ce jour-là sur scène, suggérait
quelque chose de plus substantiel : non seulement l’iPhone – comme
le Mac et l’iPod avant lui – ressemblait à un jouet, mais d’une certaine
façon c’en était un, car IL AVAIT ÉTÉ CONCEPTUELLEMENT PENSÉ COMME UN
JEU VIDÉO. Avec cet objet à la main, que finissait-on par faire, sans
trop y penser ? Absorbés dans la posture homme-clavier-écran
qu’adoucissait l’écran tactile, on repoussait les ennemis qui fonçaient
sur nous sous forme de tâches à accomplir : du genre téléphoner à
sa mère ou chercher l’adresse d’un restaurant. On résolvait des
problèmes modestes par des contre-mesures modestes, toujours
agréables au toucher et à l’œil, et soulignées par de plaisants effets
sonores. Appeler votre pote Momo ? Agréable séquence de quatre
touches. Prendre une photo de Marina ? Agréable séquence de trois
touches. Jeter la photo de Marina parce qu’elle est ratée ? Agréable
séquence de deux touches. Et ainsi de suite. Pour les joueurs plus
expérimentés, il y avait des niveaux supérieurs : aller sur le Web,
acheter de la musique, rédiger un courriel. Mais, là encore, c’était un
jeu attaque-défense, avec des aliens qui fonçaient sur nous et que
nous devions détruire : à la fin, on peut prendre la question par tous
les bouts, ce n’était pas un téléphone et même pas un outil, au fond.
Ça avait tout l’air d’être d’abord un jeu vidéo. Ou plusieurs jeux vidéo
en un.
Ce que j’ai découvert ensuite, c’est que ce n’était pas le produit du
hasard, ni le seul résultat des consignes données par Jobs. Ça venait
de plus loin. Car le jeu vidéo, il faut le savoir, est l’un des mythes
fondateurs de l’insurrection numérique, c’est l’une des principales
divinités de son Olympe. Je ne dis pas ça parce que j’ai fait débuter
ma reconstitution des faits par Space Invaders. Je le dis parce que,
historiquement, le jeu vidéo a été une sorte de berceau pour de
nombreux protagonistes de cette insurrection. Voulez-vous que je
vous raconte deux histoires instructives ?
Pour la première, revenons au légendaire Stewart Brand, celui de
« Stay hungry, stay foolish ». Eh bien, dans une interview au
Guardian datant d’il y a quelques années, il a expliqué comment tout
ça a plus ou moins commencé, là-bas, en Californie. Les gens qu’il
avait rencontrés et qui lui avaient ouvert l’esprit. Voici ce qu’il disait
ensuite : « J’étais à l’université de Stanford, au centre de calcul, ce
devait être le début des années 60 et, à un moment, je vois des gars
qui jouent à Spacewar (un jeu du type Space Invaders, mais
beaucoup plus primitif et beaucoup moins amusant). Ils l’avaient
inventé à partir de rien et, pendant qu’ils y jouaient, on les regardait
et on comprenait qu’ils étaient complètement ailleurs. Je ne peux pas
décrire ça autrement. Ils n’étaient plus dans leur corps, ils étaient
ailleurs. Jusqu’à ce jour, je n’avais vu qu’une seule autre chose qui
pouvait vous donner l’impression d’être ainsi : la drogue. »
Bien sûr, la première chose que vous retiendrez de cette
anecdote est le lien entre les jeux vidéo et la drogue. Si vous avez
des enfants, c’est l’un de vos pires cauchemars. Mais je vous invite à
mettre ça de côté, à ne pas vous laisser distraire et à me suivre.
Environ dix ans après avoir eu cette révélation, Stewart Brand a écrit
pour le magazine Rolling Stone un long article qui restera dans
l’Histoire comme la première théorisation, prophétique et brillante, de
ce qui se passerait avec les ordinateurs. C’est le premier endroit au
monde où quelqu’un a écrit noir sur blanc, alors que cela ne pouvait
que passer pour de la folie, que les ordinateurs finiraient par se
retrouver sur le bureau de chacun d’entre nous : c’était un pouvoir qui
devait être distribué et qui faciliterait la vie de tous, la rendrait plus
paisible et heureuse. Bref, un article historique, vous pouvez me
croire. Sa prose n’était pas terrible, si je puis me permettre, mais le
contenu était une bombe. Eh bien, comment s’intitulait cet article ?
« Spacewar ».
Le nom du jeu vidéo.
Du reste, la moitié de l’article en parle, vraiment. Pourquoi ?
Réponse de Brand : « Spacewar était la boule de cristal rêvée dans
laquelle lire où l’informatique et l’utilisation des ordinateurs nous
emmèneraient. »
Vous comprenez ? Jouer était dans l’ADN de ces types. C’est de
là qu’ils venaient. Ce n’étaient pas des zonards qui pensaient que la
vie n’était que ça, un jeu vidéo. C’était autre chose. C’est de là qu’ils
étaient partis, des jeux vidéo, et ça les marquerait à jamais.
Si vous avez encore des doutes, écoutez ça. La seconde histoire.
Il s’agit encore de Steve Jobs. En 1983, il a été invité à prendre la
parole lors d’une conférence de designers à Aspen, Colorado.
J’ignore à quel point il était connu à l’époque, mais je sais ce que ce
public de designers connaissait des ordinateurs : rien du tout. Il était
là pour essayer de leur faire comprendre au moins les fondements.
Les bases. Bien. À un moment donné, ayant découvert que personne
– personne ! – ne savait ce qu’était un logiciel, il essaie de l’expliquer.
Pour s’aider, il s’inspire de la télévision, et dit plus ou moins ceci : une
émission de télévision est en mesure de reproduire une expérience.
Si je regarde les funérailles de JFK à la télé, je suis ému, je revis
cette expérience, d’accord ? Mais si je lance un logiciel informatique,
je fais quelque chose de différent : je ne capte pas l’expérience, je
capte les PRINCIPES SOUS-JACENTS DE L’EXPÉRIENCE. Bien sûr, les
designers n’ont rien compris (moi non plus, soit dit en passant), si
bien qu’il a ajouté : Pas de panique, j’ai l’exemple parfait pour vous
aider à comprendre ce que fait un ordinateur. Quel exemple a-t-il
choisi ?
Un jeu vidéo.
Pour être précis, il a choisi Pong – peut-être vous en souvenez-
vous, c’était un jeu de ping-pong très rudimentaire, de quoi devenir
fou, inventé en 1972, soit six ans avant Space Invaders. Bref, il a
commencé à parler de Pong. Pour expliquer ce qu’un ordinateur
savait faire à des gens qui n’en avaient pas la moindre idée, il a choisi
l’exemple qui, dans son esprit, incarnait de la façon la plus
synthétique la capacité inédite et révolutionnaire des ordinateurs : un
jeu vidéo dans lequel on frappait une balle.
Il ne faut donc pas s’étonner si, vingt-quatre ans plus tard, il
présente l’iPhone en s’amusant comme un fou et en donnant
l’impression d’avoir un jouet en main. Il avait un jouet en main :
aujourd’hui, on peut tranquillement l’affirmer. Il en avait un depuis
toujours et n’avait jamais rien eu d’autre que des jouets en main
pendant toute sa vie de hacker. Il n’avait fait que des jouets qui
jouaient au ping-pong. Au fond, ce ne serait pas très important s’il
n’avait été qu’un parmi tant d’autres, peut-être plus lucide que les
autres, mais seulement un parmi d’autres : le jeu vidéo a permis à la
plupart des pirates qui ont donné le jour à l’insurrection numérique de
faire leurs classes, c’était d’une certaine manière le schéma mental
dans lequel les intuitions un peu floues de ces cerveaux, qui ont
tendance à être cryptés, étaient le plus clairement résumées. Ils
cherchaient un monde et, instinctivement, imaginaient qu’il aurait le
design et l’architecture logique d’un jeu vidéo.
À long terme, cette tendance qu’on retrouve fréquemment, chaque
fois ou presque qu’il y avait un problème à poser et une solution à
choisir, ne pouvait que produire des animaux comme les smartphones
actuels ou des environnements comme Spotify, Tinder, etc. C’est-à-
dire des jeux. Mais, à l’époque de la colonisation, c’est-à-dire il y a
plus de dix ans, le résultat était déjà bien visible. Si Google était
encore un jeu qui s’ignorait (et qu’on aurait du mal à qualifier
d’amusant), Facebook est né avec une évidente composante de jeu :
l’environnement est volontairement confortable, pratique, amusant.
Des chiffres apparaissent (les like, les followers…) et rappellent
clairement le nombre de points marqués dans un jeu vidéo, récupéré
et intégré ici avec une grande fluidité. Twitter retiendra la leçon et
deviendra à son tour une machine qui, au fond, lance des matchs les
uns après les autres (retweet, like, etc.), une orgie amusante et
ininterrompue de gagnants et de perdants. Dans le même temps, les
liens du Web continuaient à proposer ces adorables patinages de
côté sur la glace du monde, Napster jouait au gendarme et au voleur,
les émoticônes commençaient à envahir les textos et Kindle essayait
de se vendre comme une ardoise magique. Tout cela sans même
parler des vrais jeux vidéo, désormais planqués tels des virus dans
n’importe quelle machine. Cela suffit pour comprendre ce qui se
passait : l’élévation du jeu au rang de schéma fondateur d’une
civilisation entière. À partir de ce moment, vivre promettait de devenir
une intrigante collection de divertissements dans lesquels la rugosité
de la réalité formerait le terrain de jeu et où l’excitation de
l’expérience constituerait la récompense finale. D’une certaine façon,
c’était la terre promise des hackers : un jeu vidéo unique, libre et
ininterrompu. The Game.

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de vous faire remarquer que


nous avons atteint un point crucial (dit-il en le faisant précisément
remarquer). En effet, beaucoup de nos doutes et de nos craintes se
concentrent sur cette question du Game. Non sans raison. Si, à un
certain moment, nous avons commencé à songer avec irritation que
beaucoup de nos gestes avaient perdu le souffle lent et conscient que
nous avions appris, pour se transformer en mouvements rapides
souvent dénués de poésie, nous tenons peut-être ici l’origine du
phénomène : le monde actuel a été conçu par les gens qui ont inventé
Space Invaders, pas le baby-foot.
Un jour, j’ai demandé à l’un de mes amis qui est tout sauf idiot
pourquoi il s’entêtait à acheter des disques vinyle. Au lieu de me
servir le refrain habituel (le son, la pochette, etc.), il m’a répondu :
« Parce que j’aime me lever du canapé, poser le disque sur la platine
puis retourner m’asseoir. » C’est un passionné de musique et ce qu’il
me disait, c’est que, pour lui, en écouter était une chose si précieuse
qu’il l’associait instinctivement à un geste un peu lent, laborieux et
plutôt solennel. Si vous vous demandez comment nous sommes
passés d’une civilisation aussi élégante à une autre capable d’inventer
Spotify (et de changer de disque en un clic), nous avons maintenant
au moins une partie de la réponse : parce que nous avons choisi la
voie du Game. Je vais le dire brutalement : pour des raisons
historiques et, pour ainsi dire darwiniennes, à partir d’un certain point
(de l’iPhone, si je devais avancer une date), plus rien n’a eu de
chances de survie sérieuses qui n’ait dans son ADN le patrimoine
génétique des jeux vidéo. Pour vous aider, je peux même aller jusqu’à
souligner les traits génétiques de cette espèce destinée à survivre :

un design agréable en mesure de satisfaire les sens ;


une structure qui renvoie au schéma élémentaire
problème/solution répété plusieurs fois ;
des temps courts entre le problème et sa solution ;
une augmentation progressive de la difficulté du jeu ;
l’absence d’immobilité, jugée inutile ;
un apprentissage produit par le jeu et non par l’étude de
consignes abstraites ;
une utilisation immédiate, sans préambule ;
un affichage régulier et rassurant du score à chaque étape.

Bien, je ne vois rien d’autre. Mais j’ai pour vous une nouvelle
importante : à de rares exceptions près, si vous faites quelque chose
qui ne possède pas au moins la moitié de ces caractéristiques, c’est
assurément une chose morte depuis longtemps.
Maintenant, vous avez le droit de vous énerver.

SUPERFICIALITÉ
Penser à l’envers
La présentation de l’iPhone, Steve Jobs et cette vidéo : il y avait
là, si on y regarde de plus près, une chose qui revenait de façon
quasi obsessionnelle. Un mot.
Simple. Very simple. Very very simple.
Simple.
Qu’il s’agisse de mettre une chanson des Beatles, d’appeler un
ami, d’aller sur le Web, d’augmenter le volume ou de tout éteindre,
avec l’iPhone c’était toujours un petit geste non seulement amusant,
mais aussi – comme Jobs l’a souligné à plusieurs reprises – simple,
très simple.
Ça paraît évident, sans conséquences significatives. Et pourtant.
Simple n’est pas seulement le contraire de difficile. C’est aussi –
et surtout, dans ce cas – celui de complexe. Ce que Jobs tenait à
souligner, c’est que l’iPhone était capable de faire converger des
processus très complexes dans un même geste pur et définitif. Il ne
disait pas qu’il avait simplifié le téléphone. Au contraire, il disait qu’il
en avait fait un instrument très complexe. Mais il tenait beaucoup à
souligner que son utilisation était diaboliquement simple. D’une
certaine manière, cet engin avait réussi à repousser toute complexité
dans un double fond caché, ne laissant flotter à la surface que le
noyau débarrassé des processus complexes. Rien que leur synthèse
ultime, leur cœur élémentaire et utile : des icônes à toucher, des
menus défilants, des pages défilantes. Avec nos yeux sur cet écran
et nos doigts qui l’effleuraient, on avait l’impression d’avoir accès à
des gestes qui avaient été nettoyés de toute scorie et qu’on nous
offrait d’un coup, dans une sorte de simplicité ultime : l’essentiel était
remonté au grand jour et tout le reste avait été avalé par quelque
sphère invisible.
L’impression était très agréable, idéalement résumée par ces
icônes amicales, souriantes et colorées. À présent, il est plus facile
de comprendre que, derrière leur apparence quelque peu enfantine,
se cachait une chose très sophistiquée : c’était la pointe émergée
d’icebergs immenses et extrêmement denses, cachés quelque part
sous cet écran. Non sans ironie, ces icônes utilisaient l’image stylisée
des outils qu’elles étaient en train de détruire : le combiné du
téléphone, l’aiguille de la boussole, l’enveloppe des lettres, la montre
à aiguilles. Il y avait même une roue dentée. Destinés à disparaître
en tant qu’objets, ils étaient affichés telles des bouées signalant le
point précis où le cœur utile des choses était remonté à la surface,
e
s’éloignant de la complexité des processus du XX siècle qui le
retenait prisonnier. Ils étaient là pour souligner que L’ESSENCE DE
L’EXPÉRIENCE ÉTAIT SORTIE DE SA TANIÈRE, CHOISISSANT LA SURFACE COMME

MILIEU NATUREL.Entendez-moi bien : nous avons atteint le cœur de la


culture numérique.

Au fond, ce n’était qu’un téléphone, me direz-vous. Oui, mais


puisque ces gens voulaient changer ce que les hommes avaient dans
la tête en changeant les instruments qu’ils avaient entre les mains, il
convient de rester attentifs à la façon dont sont faits ces instruments.
Et, dans l’iPhone, nous devons avoir la lucidité de reconnaître un
schéma mental qui aurait une influence colossale sur notre façon
d’être au monde. C’est une figure facile à reconnaître. Un iceberg.
Une structure énorme disparaît sous l’eau alors que son cœur
minuscule flotte à la surface. Des opérations mathématiques
complexes, stockées dans des entrepôts souterrains, produisent des
résultats élémentaires facilement lisibles à l’air pur. La fatigue se
niche dans un avant oublié et l’expérience s’offre comme un geste
immédiat, naturel.
Un iceberg.
Maintenant, faites attention, car c’est un point crucial. L’aspect le
plus intéressant de cette représentation mentale – l’iceberg – est le
suivant : SI VOUS LE RETOURNEZ, VOUS OBTENEZ EXACTEMENT LA
e
REPRÉSENTATION MENTALE QUI A DOMINÉ LA CULTURE DU XX SIÈCLE.
J’ai grandi durant cette époque, avec cette représentation du
e
XX siècle dans la tête, alors je peux très bien vous la dessiner. En

surface, flottant sous notre nez, on avait le chaos ou, dans le meilleur
des cas, le réseau trompeur des perceptions superficielles. Le jeu
consistait à les surmonter, opportunément guidés par des
spécialistes. Au bout d’un parcours fait de fatigue, d’application et de
patience, il fallait descendre en profondeur où, comme dans une
pyramide inversée, l’articulation complexe du réel se résumerait
lentement, d’abord dans la clarté de quelques éléments, puis dans
l’épilogue aveuglant d’une essence véritable, où LE SENS AUTHENTIQUE
DES CHOSES était préservé. Nous appelions EXPÉRIENCE le moment où

nous parvenions à y accéder, un événement rare et presque


impossible à vivre sans la médiation d’un tiers, qu’il s’agisse de celle
d’un enseignant ou simplement de celle des livres, ou des voyages.
Parfois de la souffrance. Quoi qu’il en soit, c’était quelque chose qui
impliquait du soin et des sacrifices. L’idée qu’il puisse s’agir d’un jeu
ou même d’une chose simple nous était étrangère. Ainsi, L’EXPÉRIENCE
a fini par devenir un luxe, souvent le résultat d’un privilège et toujours
l’héritage d’une caste d’intermédiaires. Ça n’en était pas moins une
récompense dont nous aimions écouter le splendide écho dans le
vide épuisé de nos existences.
Comme vous pouvez le voir, c’était un motif assez clair. Nous
l’appliquions aux recoins les plus divers de la réalité : qu’il s’agisse
d’enquêter sur une information, de comprendre un poème ou de vivre
un amour, le schéma était toujours le même, une pyramide inversée.
Très vite, à la surface, nous trouvions le sol friable et cohérent des
apparences, et, en profondeur, avec patience et lenteur, nous
tentions d’atteindre l’essence des choses. La complexité au-dessus,
le cœur utile du monde en dessous. L’effort au-dessus, la
récompense en dessous. Un motif clair, non ?
Maintenant, retournez-le.
Que voyez-vous ?
L’iPhone.
La récompense au-dessus, l’effort en dessous. L’essence
remontée à la surface, la complexité cachée quelque part.
Et l’iPhone n’est qu’un exemple parmi d’autres. Avec ce vide et
une vingtaine de mots pour tout expliquer, la première page de
Google ne constituait-elle pas la pointe d’un iceberg, comme
l’iPhone ? Et les vingt et un mots de la première page Web de
Berners-Lee n’en étaient-ils pas une, eux aussi ? Et l’écran
Windows 95, avec son rassurant tapis d’icônes et ses commandes
préréglées, qu’en dites-vous ? Ce sont les pointes de l’iceberg :
dessus, dessous, dedans – je ne sais pas –, il y avait une grande
complexité, mais l’essentiel était visible en surface, on le
reconnaissait au premier coup d’œil, on comprenait en un instant et
on l’utilisait aussitôt (sans médiation, sans intermédiaire). L’iPhone est
fait comme ça, Google est fait comme ça, Amazon est fait comme
ça, Facebook est fait comme ça, YouTube est fait comme ça, Spotify
est fait comme ça, WhatsApp est fait comme ça : ils déploient leur
simplicité là où l’immense complexité du réel vient s’exprimer en
laissant derrière elle toute scorie qui alourdirait son cœur essentiel.
Le résultat est une mesure synthétique de l’existant qui aurait rassuré
Aristote, enchanté Darwin et excité Hegel : des types qui cherchaient
l’essence derrière l’apparence, le simple à l’intérieur du complexe, le
principe avant le multiple, la synthèse après les différences. Je suis
sûr qu’ils auraient beaucoup aimé la page d’accueil de YouPorn, s’ils
avaient eu le temps pour de telles joies.
Nous savons maintenant qu’avec des instruments comme ceux-là,
e
l’insurrection numérique frappait en plein cœur la culture du XX siècle,
désintégrant son principe fondamental : l’idée que le noyau de
l’expérience était enfoui en profondeur, accessible seulement par
l’effort et avec l’aide d’un intermédiaire. Ce noyau, l’insurrection
numérique l’a arraché aux griffes des élites et l’a fait apparaître au
jour. Elle ne l’a pas détruit, elle ne l’a pas annulé ni banalisé, elle ne
l’a pas simplifié misérablement : ELLE L’A LIBÉRÉ À LA SURFACE DU MONDE.

Et donc, à présent, nous pouvons affirmer ceci : il s’agissait


d’hommes qui pensaient à l’envers. Ils rejetaient le mythe de la
profondeur, tandis que l’instinct les poussait à nier toute opposition
entre l’apparence et l’essence : pour eux, ESSENCE ET APPARENCE
COÏNCIDAIENT. Ce qu’ils voulaient, c’était ramener l’expérience à des
éléments essentiels qui puissent être placés sur un bureau et atteints
par des gestes simples, rapides. Dans cet instinct, ils étaient guidés
par une peur qu’il ne faut pas oublier : la peur que le cœur des
choses ne s’enfonce de nouveau quelque part et que subsiste une
immobilité dont l’accès serait contrôlé par une caste d’intermédiaires.
Ils avaient vu ce qu’un tel schéma pouvait produire comme
catastrophes et avaient instinctivement choisi des solutions qui
rendaient impossible un retour à cet enfer. Ils avaient à l’esprit une
stratégie géniale, à sa manière : s’il existait un sens authentique des
choses, il fallait le soustraire à tout isolement et le faire remonter à la
surface du monde. Il cesserait alors d’être un secret monolithique,
consacré par Dieu sait qui, et deviendrait le résultat des flux de
l’existence, l’empreinte transparente et changeante des hommes en
marche. Quelque chose d’impermanent et, pourtant, de vrai.
Des hommes de cette sorte ont développé des technologies
adaptées à leur façon de penser. Ce n’étaient pas des philosophes,
c’étaient d’abord des ingénieurs : ils n’ont pas conçu des systèmes
théoriques, ils ont mis en place des outils. En toute chose, leur façon
de penser à l’envers est devenue un geste, une solution, une
habitude. Des pratiques parfois minimes (contrôler la météo, mesurer
la fièvre) ont fini, en se multipliant, par générer une posture mentale
qui n’est pas le résultat fortuit d’objets efficaces, mais le reflet
cohérent de cette pensée à l’envers qui est à son origine. À long
terme, nous avons fini par attendre de la vie ce que nous voyions à
l’œuvre dans la pratique de nos petits gestes quotidiens : si, pour
téléphoner, je n’avais qu’à toucher un écran avec les doigts en
choisissant rapidement parmi un nombre limité d’options où un chaos
de possibilités était ramené à un ordre synthétique et même amusant,
pourquoi l’école ne fonctionnait-elle pas ainsi ? Et pourquoi aurais-je
dû voyager autrement ? Manger autrement ? Pourquoi la politique
aurait-elle dû être plus complexe ? Ou la lecture du journal ? Ou la
découverte de la vérité ? Ou, à la limite, une rencontre amoureuse ?
Alors, peu à peu, nous avons commencé à penser un peu tout à
l’envers, et à appliquer la règle suivant laquelle on peut jouer à tout
aussi longtemps qu’on a des pièces, sur cet échiquier lumineux qu’est
la surface du monde. Tant que ces pièces restaient cachées en
profondeur, étroitement surveillées par des castes de médiateurs,
tout était immensément plus bordélique et fondamentalement injuste,
faux et dangereux. Ainsi, dans un spectaculaire élan collectif, nous
avons entrepris de déterrer le cœur du monde et de le poser à la
surface : dans un environnement où nous étions aptes à vivre, comme
nous l’avons constaté. Nous ne voulions pas arracher au monde son
sens le plus authentique : nous voulions le placer là où nous pourrions
au mieux le respirer.
N’était-ce pas un projet électrisant ?

LE PREMIER MOUVEMENT DE RÉSISTANCE

Ça l’était, sans aucun doute. Mais c’était aussi – il est temps de le


rappeler – un projet dévastateur, à sa façon. Objectivement, la
combinaison du Game et de la Superficialité était intolérable aux yeux
de beaucoup : elle poussait le vieux monde vers une migration si
extrême, scandaleuse et inattendue qu’une sorte de signal d’alarme
s’est mis à retentir un peu partout. Il est vrai que la civilisation du
e
XX siècle continuait à s’abriter dans les grandes institutions culturelles
et politiques, mais, comme nous l’avons vu, la stratégie des insurgés
consistait à contourner ces fortifications et à viser un autre objectif :
les lieux où l’on choisissait les outils pour bricoler la vie quotidienne.
Et là, l’avancée du Game avait été fulgurante et presque incontestée.
Si l’on ajoute qu’en 2002 on avait franchi un seuil en adoptant
définitivement le langage numérique, cette image de la situation
paraît assez claire : à force de creuser des tunnels, les insurgés
avaient obtenu que, là-haut, l’ancien monde commence à s’écrouler.
e
Et c’est en effet à ce moment-là que la civilisation du XX siècle
prend conscience de l’agression. Elle ne la comprend pas, mais elle
l’entend. Elle a l’impression d’être attaquée par un ennemi invisible,
car elle ne le voit presque pas, ne sait pas où il est, ne comprend pas
comment il se bat. Mais elle remarque les endroits où il est passé et,
ce qu’elle voit, ce sont les ruines fumantes de villages qui, la veille
encore, semblaient destinés à prospérer éternellement. L’alarme se
déclenche alors, une alarme longue, répétée, presque maniaque, une
sorte de batterie antiaérienne méticuleuse qui tire régulièrement
lorsque les agresseurs passent. C’est la période des manifestes pour
défendre les drogueries. Celle où j’ai écrit Les barbares.
Le tir de barrage – naturellement dirigé par les élites, qui
sentaient la terre se dérober sous leurs pieds – était plutôt confus,
résolument arrogant et, en définitive, aveugle. Mais il parvenait à
saisir assez lucidement ceci : il y avait quelque chose, dans le Game,
qui semblait vider l’expérience humaine de ses raisons les plus
élevées, complexes ou mystérieuses, ramenant tout à un système
simplifié qui contournait l’effort, réduisait le poids réel des faits et
choisissait des solutions aussi confortables que rapides. C’était une
intuition vague et encore floue, mais si l’on résume rapidement la
situation, le Game semblait voler l’âme du monde. Il paraissait en
proposer une version laïque, fonctionnelle et ludique, à l’usage de
ceux qui ne voulaient pas trop se fouler.
Bien sûr, il n’y avait rien à répondre à cette indignation : qui
voudrait d’un monde sans âme, dessiné par des joueurs de
PlayStation ? Ainsi, quiconque à l’époque avait quelque chose à
perdre dans l’éventuel succès de l’insurrection numérique trouvait là
un formidable drapeau sous lequel se battre : la défense de l’homme,
d’une idée haute et noble de l’homme. L’affrontement est passé au
niveau supérieur et nous pouvons à présent situer dans ces années-
là, en équilibre entre les deux millénaires, la première vague
significative de résistance à la culture numérique. Comme elle était
stratégiquement dirigée par une certaine élite intellectuelle du
e
XX siècle qui n’était guère familière des outils numériques, la bataille
fut livrée sur le terrain plus familier des gestes anciens : lire, manger,
étudier, que sais-je. S’aimer même. Les librairies géantes, la
restauration rapide, le tourisme Ryanair. L’amour au temps de
YouPorn et de Facebook. Les vieilles élites voyaient là un désastre
criant et ont essayé d’y faire obstacle. Que tout ait commencé plus
tôt, d’une intelligence nouvelle qui se forgeait des outils à la mesure
de ses rêves, n’était pas très clair à l’époque. On n’avait pas encore
bien compris que le premier monde et le deuxième n’étaient pas des
environnements en conflit mais, désormais, les deux cœurs d’un
même système de réalité. On se battait, mais avec des armes
obsolètes, sans trop savoir où se trouvait le front et avec les règles
stratégiques d’un jeu qui n’existait plus. En pratique, on était devant
un jeu vidéo, mais on entendait fermement découvrir qui avait volé la
balle, puis on exigeait virilement qu’elle nous soit rendue. Dans
certains cas fort douloureux pour les yeux, des débats tardifs se sont
ouverts sur la possibilité d’accepter les roulettes et les buts des
milieux. Hélas.
Pourtant, il nous faut maintenant retenir quelque chose de cette
guerre de résistance, une chose qui mérite notre respect, que nous
devons prendre au sérieux et placer sous l’œil de notre microscope :
cette intuition de base qui voyait dans le Game une dangereuse
migration durant laquelle l’âme du monde et la noblesse de
l’expérience humaine se perdaient.
Était-ce une illusion d’optique, un mensonge confortable, une
forme élégante de cécité ? Jusqu’à un certain point, je pense.
Car tout était si joyeux sur scène, le jour où Jobs a commencé à
jouer avec son iPhone, mais, en réalité, il allait se passer une chose
qui, si l’on y réfléchit un instant, pouvait réellement effrayer. Pour
commencer, les vieilles élites ont été laminées : n’ayant pas le kit de
survie pour respirer à la surface et ayant perdu une bonne partie de
leur légitimité au moment de la colonisation, elles se sont retrouvées
au bord de l’extinction. Or, quand les professeurs tremblent, ce n’est
un bon moment pour personne. Lorsque, par peur, ils deviennent
sectaires, aveugles et agressifs, ce n’est un bon moment pour
personne. Pas davantage quand, fatigués, ils envoient tout au diable
et s’en vont : une estrade vide est un message ambigu, qui suggère
une libération, certes, mais aussi un passage à vide du monde. Plus
encore si la montée à la surface de tout un système de valeurs a
généré une sorte de libération collective dans laquelle nous avons fini
par accepter non seulement de nouvelles formes d’intelligence de
masse, mais aussi d’anciennes formes de stupidité individuelle.
Pendant un long moment, qui n’est peut-être pas encore terminé, il a
fallu un regard froid et entraîné pour distinguer les prophètes des
crétins. Cela suffisait à déconcerter les plus lents et à alarmer les
plus éveillés. Le cœur du monde remontait à la surface et se
dissolvait dans un Game grandiose. Mais il ne le faisait pas sans
souffrance. Il ne le faisait pas sans donner l’impression qu’on perdait
quelque chose d’important au cours de la migration.
Du reste, le doute qu’on ne retomberait pas, à la fin, sur ses pieds
était de ceux auxquels même les gens comme moi, qui observaient
l’insurrection numérique avec une sympathie instinctive, ne pouvaient
se soustraire. Dans mon souvenir, il est vrai qu’à l’époque j’étais
surtout déconcerté par l’hypocrisie avec laquelle le statu quo était
défendu par des gens qui se souciaient d’abord de leurs propres
intérêts. Mais il est vrai que j’éprouvais moi aussi ce sentiment que
nous perdions quelque chose en chemin : pas ce que prétendaient
ces gens-là (leur position avant tout, leurs revenus et leurs
privilèges), mais quelque chose de plus important, enfoui quelque part
dans notre sensibilité collective : comme le souvenir d’une vibration.
Cela me gênait presque de le penser, mais je le pensais vraiment,
impossible de le nier : NOUS PERDIONS LE SOUVENIR D’UNE CERTAINE
VIBRATION. Je ne saurais le dire autrement et je sais que ce n’est pas
clair. Mais j’ai un exemple qui peut expliquer ce que j’ai en tête.

Durant la période où tout cela s’est produit, il se trouve que j’ai


tourné un film. C’était en 2007 et le cinéma se tenait en équilibre sur
une frontière. On faisait le film, puis on transformait tout en numérique
pour le montage, les corrections et les effets spéciaux, enfin on
repassait à la pellicule, car dans les salles il y avait encore des
projecteurs traditionnels, avec de bonnes vieilles bobines qui tournent.
En résumé : analogique, puis numérique, puis de nouveau analogique.
C’était un cirque, bien sûr, et puis nous n’étions pas encore très à
l’aise avec ces machines : dans ce va-et-vient, donc, tout pouvait
arriver. Bref, ça ne pouvait pas continuer comme ça. Deux ans plus
tard, la pellicule serait mise au rancart (il en fallait tellement pour faire
un film qu’on pouvait couvrir un terrain de football avec, m’a-t-on
expliqué). Kodak (le roi de l’argentique) a fait faillite en 2012. Amen.
Mais à l’époque, je l’ai dit, il y avait encore un équilibre entre
l’ancien et le nouveau, et le débat était ouvert. Puisque j’étais là, j’ai
essayé de comprendre. J’ai eu le sentiment que c’était un cas
exemplaire : l’insurrection numérique contre la civilisation du
e
XX siècle. Fascinant. De fait, la bataille a été rude : plutôt

méprisants, les numériques suivaient leur route, et les analogiques


secouaient la tête en savourant les derniers kilomètres de pellicule et
en annonçant la mort du cinéma. Il faut comprendre que ce n’était
pas qu’une question de sensibilité et de pixels : il s’agissait aussi de
la manière dont on faisait ce métier. Le numérique a changé la façon
d’éclairer, le poids des caméras, la durée des tournages, leur coût,
tout. Dans l’ensemble, ça paraissait simplifier le jeu, mais – car il y a
un mais – les vétérans du métier savaient qu’avec le numérique on
perdait une certaine beauté, une magie, quelque chose qu’on pourrait
définir comme l’âme du cinéma.
Et nous voici de retour au cœur de la question.
Ma foi, c’était le cinéma, ce n’était pas le monde, alors j’ai décidé
que, cette fois-là, je pouvais aller vérifier. J’ai demandé à mon chef
opérateur de projeter, dans une petite salle, une scène du film
d’abord sur pellicule, puis en numérique. Je voulais voir la différence.
Je voulais savoir s’il y en avait une. Je voulais voir où il manquait
quelque chose, car ce serait ça, l’âme. Un peu enfantin, mais assez
astucieux, après tout, non ?
Quand on réalise un film, on a le droit de demander ce qu’on veut.
J’ai donc eu ma projection.
Et voici ce que j’ai vu : il n’y avait aucune différence. Couleurs,
netteté, profondeur : rien. Tout était identique. Bien sûr, le chef
opérateur, qui était assis à côté de moi, a vu quelques nuances, mais
c’était son travail, et, quand je lui ai demandé si un spectateur normal
pouvait percevoir ces nuances, il m’a tranquillement répondu que non.
Toutefois, il a ajouté : Regarde le bord. Le bord de l’écran. À ce
moment-là, la projection était sur pellicule. J’ai regardé : le bord
oscillait. À peine, mais il oscillait. Comme une vibration. Puis on est
passés au numérique. Regarde le bord, m’a-t-il dit.
Immobile.
La pellicule fait ça, m’a-t-il expliqué. Et il a agité sa main ouverte
comme pour nettoyer une vitre, dessinant une sorte d’anneau dans
l’air. Le numérique, non. Avec la pellicule, l’écran semble respirer, ai-
je compris. Avec le numérique, il est collé au mur et c’est tout.
Je suis donc resté sur ce geste de sa main et, depuis, je sais que
ce qui nous manque, dans n’importe quel objet numérique et, en
définitive, dans le monde numérique, c’est cette respiration, cette
oscillation, cette irrégularité.
Comme une vibration.
De fait, c’est assez inexplicable. Si on ne sait pas ce que c’est, on
ne le saura jamais. Mais, si je dois résumer ce qu’il y avait de juste
dans la crispation instinctive qu’une partie des vivants a ressentie en
prenant conscience qu’on entrait joyeusement dans le Game, seule
cette expression vient à mon secours : comme une vibration.
L’avons-nous perdue à jamais ? Ceux qui ont dix ans aujourd’hui
ne sauront-ils jamais de quoi il s’agit ? Perdons-nous collectivement la
mémoire ? Est-ce ainsi qu’on appelait l’âme ?
C’est difficile à dire, mais si l’on persiste à chercher, quelque
chose nous vient à l’esprit. Voici ce qui m’est venu à l’esprit : cette
vibration est le mouvement dans lequel le réel se met à résonner,
c’est le flou dans lequel le réel acquiert le souffle d’un sens, le retard
avec lequel il produit du mystère. C’est donc le lieu, le seul, de toute
expérience réelle. Il n’y a pas d’expérience réelle sans cette vibration.
Bingo.

Ces gens-là avaient donc raison, me direz-vous. Ceux qui


freinaient des quatre fers, qui menaient une guerre de résistance,
ceux qui signaient des pétitions pour la défense des drogueries !
Non.
Et voyons si je réussis ici à m’expliquer.

POST-EXPÉRIENCE

C’est une chose que j’ai mis du temps à saisir. Je n’arrivais pas à
comprendre pourquoi le numérique semblait faire disparaître cette
vibration et donc ce que je SAVAIS être le cœur de l’expérience, mais je
ne pouvais pas affirmer sincèrement que le monde généré par le
numérique était sourd, mort ou insensé. Certes, on pouvait l’affirmer
en toute mauvaise foi ou pour défendre ses propres intérêts, et
beaucoup l’ont fait. Mais, si on regardait les choses avec un minimum
d’innocence, on réalisait immédiatement que presque partout dans le
Game quelque chose pulsait, vivait, produisait de l’expérience,
générait l’intensité du sens, transmettait une âme. Il était difficile de
comprendre d’où jaillissait cette force, où se cachait cette pulsation,
mais nier son existence était à l’évidence absurde. Si on veut, le cas
le plus trivial et le plus évident était celui des enfants, et plus
généralement des jeunes qu’on avait sous les yeux. C’étaient des
individus chez qui l’insurrection numérique avait commencé à devenir
chair, comportements, postures mentales. Pour nous qui étions issus
de la vieille civilisation, ils étaient difficiles à déchiffrer : généraliser
est un peu stupide, mais on avait l’impression qu’ils ne faisaient
presque rien de ce qui était nécessaire pour générer de l’expérience,
du sens, de l’intensité. Sur le papier, ç’auraient dû être des abrutis
complets. Pourtant ce n’était pas le cas. On percevait clairement en
eux une intensité, un sens, une force qui en effet, par rapport à ceux
que nous nous souvenions d’avoir eus à leur âge, étaient assez
spectaculaires.
D’où venait cette force ?
Il m’est à présent plus facile de le comprendre.

Si vous disposez sur la console de la vie quotidienne une série


d’éléments essentiels où la complexité du réel est apprivoisée et
restituée dans une commande rapidement utilisable (l’écran de
l’iPhone, en gros), vous pouvez faire à peu près deux choses.
La plus évidente est d’employer ces éléments pour vous faciliter la
vie : d’autres ont fait le gros du travail, il suffit d’en disposer, voilà
tout. C’est comme cliquer sur les icônes de n’importe quelle
application. On règle des problèmes et on gagne du temps. Fin. Ce
n’est pas mal, mais c’est clairement un usage basique de la culture
numérique. Ils ont retourné un iceberg, fait remonter le sens à la
surface et vous, vous faites quoi ? Vous réservez en ligne une table
au restaurant. Vous regardez des vidéos sur YouTube. Vous créez un
groupe Foot sur WhatsApp. Soit.
Vibration ? Zéro.
OU BIEN VOUS FAITES AUTRE CHOSE : vous profitez de l’iceberg, vous

profitez du fait que quelqu’un soit allé déterrer l’essence des choses
et l’ait placée à la surface du monde, vous profitez du fait d’avoir un
écran couvert d’éléments faciles à gérer, vous profitez du fait que tout
ce qu’on a mis sur cet écran communique avec le reste, vous profitez
du fait qu’il n’y ait pas d’intermédiaires pour vous les briser et vous
réalisez le seul geste que ce système semble vraiment suggérer :
tout mettre en mouvement. Vous croisez. Vous reliez. Vous
juxtaposez. Vous mélangez. Vous avez à disposition des
compartiments de la réalité simplement agencés et facilement
utilisables, mais vous ne vous contentez pas de vous en servir, vous
les TRAVAILLEZ. Ils sont le résultat d’un processus géologique, pour
ainsi dire, mais vous les employez comme un début de réaction
chimique. Vous reliez des points pour générer des figures. Vous
rapprochez des lumières éloignées pour créer les formes que vous
recherchez. Vous parcourez rapidement de grandes distances et
développez des géographies qui n’existaient pas. Vous superposez
des idiomes qui n’ont aucun rapport et obtenez des langues que
personne ne parle. Vous vous disloquez dans des endroits qui ne sont
pas les vôtres et vous perdez tout repère. Vous faites rouler vos
croyances sur tout plan incliné que vous croisez et vous les regardez
devenir plus ou moins des idées. Vous manipulez les sons en
recherchant toutes leurs possibilités et vous découvrez la difficulté de
les recomposer pour former un son accompli, peut-être même beau.
Puis vous faites pareil avec les images. Vous dessinez des concepts
qui sont des trajectoires, des harmonies asymétriques, des édifices
qui creusent des espaces dans des temps différents. Vous
construisez, détruisez et reconstruisez, avant de détruire à nouveau,
sans cesse. Vous n’avez besoin que de vitesse, de légèreté et
d’énergie. Votre façon d’être dans les choses est un mouvement,
jamais une immobilité ; descendre en profondeur ne fait que vous
ralentir, le sens de toute figure est lié à votre capacité à vous
déplacer à la bonne vitesse. Vous êtes simultanément dans de
nombreux endroits et c’est votre façon d’en habiter un seul, celui que
vous recherchez. Si vous avez bien travaillé, il ne vous sera guère
difficile de ressentir sous vos pas un effet étrange, une sorte de
modification qui altère le texte du monde et semble le remettre en
mouvement : COMME UNE VIBRATION.
Tiens donc : c’est l’âme. Elle est de retour.
J’ai décidé de baptiser POST-EXPÉRIENCE cette singulière façon de
faire. Ce n’est pas terrible, d’accord, mais ça permet de se faire une
idée. C’est l’expérience telle que nous l’avons imaginée après nous
e
être éloignés de son modèle du XX siècle. C’est l’expérience telle que
nous savons l’atteindre en utilisant les outils de l’insurrection
numérique. C’est l’expérience comme fille de la superficialité. La
première fois que nous l’avons entrevue, c’était à travers un
phénomène trivial et irritant : le multitâche. Tout était déjà là. Alors
que votre fils semblait faire cinq gestes en même temps, tous mal,
tous superficiellement, tous en vain, voici ce qui se passait
réellement : il réalisait un seul geste, inconnu de nous, et le réalisait
magnifiquement. Il utilisait des graines d’expérience – longuement
préparées afin d’obtenir ce caractère synthétique, ultime et complet
que seules possèdent les graines –, il les croisait et les superposait
pour faire mûrir une vibration qui, à terme, lui donnerait le privilège
d’une expérience réelle. Une post-expérience.
Bien sûr, peut-être que votre fils est juste névrosé, qu’il n’était pas
capable de regarder la télévision sans jouer en même temps à
Minecraft. Mais, même si tel était le cas, dans sa modeste activité
multitâche se trouvait inscrit le schéma dynamique auquel la culture
numérique doit son idée de post-expérience. Qu’il la gaspille
joyeusement et ne progresse que par à-coups relevait peut-être d’un
autre problème : parfois nous gaspillons tous notre vie et nous le
e
faisions déjà au XX siècle, je vous l’assure. Mais un millier d’enfants
neuneus – s’ils le sont vraiment – ne sont rien à côté de celui qui,
dans cette activité multitâche, fait réellement l’expérience du
mouvement auquel tôt ou tard il devra la possibilité d’arracher un sens
à la vie. Cet enfant nous enseigne ce qu’est la post-expérience.
Il nous enseigne que non, ceux qui signaient des pétitions pour la
défense des drogueries n’avaient pas raison. Ils prétendaient que
dans les façons de faire de l’insurrection numérique la sophistication
qui, par le passé, avait permis de défendre une certaine âme du
monde avait disparu. Mais ils n’étaient pas assez innocents,
désintéressés et intelligents pour comprendre que ce n’était pas
l’expérience qui mourait, et pas davantage la passion des hommes
pour une certaine vibration constituant le sens du monde. D’une
manière bien à eux, mémorisée à l’aide des outils qu’ils s’étaient
forgés sur mesure, ces hommes nouveaux continuaient à chercher
une chose qui était comme une intensité, comme un flou de la réalité,
comme une mystérieuse et tenace vibration des faits, comme une
possibilité supplémentaire et continue de création. Maintenant, nous
pouvons dire avec quelque certitude qu’ils avaient démonté l’âme du
monde, qu’ils l’avaient sauvée des profondeurs et la remontaient là où
il leur semblait plus juste de la transmettre. Bien entendu, si l’on allait
la chercher en dessous, là où on la rangeait autrefois, on pouvait
avoir l’impression qu’elle n’y était tout simplement plus, pour
personne. Mais c’est une erreur que nous avons déjà commise : la
répéter aujourd’hui serait fatal, grotesque et tristement inutile.

CONSTERNATION

En revanche, il faudrait consacrer du temps et utiliser notre


intelligence pour comprendre tout ce que nous ignorons de la post-
expérience et tout ce qu’il serait bon de découvrir à son sujet. Une
chose difficile à faire si on étudie les années de colonisation, lorsque
la post-expérience n’était encore qu’un phénomène sous-jacent, peu
clair et souvent circonscrit. Il faudra attendre les années suivantes,
celles du Game proprement dit, pour la voir revêtir une forme précise
et émerger explicitement dans les comportements collectifs.
Il y a cependant une chose que l’on peut deviner dans ces années
de l’iPhone, de Facebook et de YouTube. Une chose qui me reste en
tête depuis le moment où j’ai songé à écrire ce livre, et que je vais à
présent tenter de décrire ici, pour la première fois, car il me semble
l’avoir mieux cernée à mesure que j’avançais, ou disons qu’elle s’est
formée dans mon cerveau avec toute la clarté nécessaire.
La voici : LA POST-EXPÉRIENCE EST FATIGANTE, DIFFICILE, SÉLECTIVE ET
DÉSTABILISANTE. OK, autant que peut l’être un jeu vidéo. Mais fatigant,
difficile, sélectif et déstabilisant. Ceux qui croient que le Game est un
environnement facile n’ont rien compris. L’iPhone, c’est facile. Pas le
Game. Pas vivre dans le Game. Pas GAGNER au Game. Le Game n’a
rien d’une promenade de santé.
J’irai donc jusqu’à dire ceci : en fin de compte, la principale
différence entre l’idée d’expérience qu’on avait au XXe siècle et l’idée
de post-expérience qui naît avec l’insurrection numérique ne réside
pas tant dans cette question de profondeur et de surface. Oui, bien
sûr, c’est une différence abyssale et ce sont deux modèles
diamétralement opposés, un renversement complet de ce que nous
pensions. C’est vrai. Mais, en définitive, la principale différence est
e
ailleurs. L’expérience telle que le XX siècle l’imaginait était un
épanouissement, une plénitude, une rondeur, un système accompli.
Au contraire, la post-expérience est un fractionnement, une
exploration, une perte de contrôle, une dispersion. L’expérience telle
qu’on la concevait au XXe siècle était la conclusion d’un geste solennel,
le résultat rassurant d’une opération complexe, un retour final à la
maison. La post-expérience est le début d’un geste, c’est l’ouverture
d’une exploration, un rite d’éloignement : comme les séries télévisées,
ces créatures de l’ère numérique, elle n’a pas de fin. Et ce n’est pas
une fin. C’est le temps d’un mouvement, la trajectoire d’un aller.
L’expérience avait une stabilité bien à elle et communiquait un
sentiment d’assurance, de permanence du moi. Au contraire, la post-
expérience est un mouvement, une trace, une traversée, qui
communique avant tout un sentiment d’impermanence et de volatilité :
elle crée des figures qui ne commencent ni ne finissent jamais, des
noms continuellement mis à jour. L’expérience était liée à des
catégories qui se voulaient bien conçues et imposantes par leur
fermeté : le vrai, le beau, l’authentique, l’humain. Mais la post-
expérience est un mouvement, et sa forme ne saurait être quelque
chose d’aussi ferme : le réel, comme le beau et l’humain, finit par y
prendre forme, certes, mais sous les traits de processus changeants,
de constellations qui se régénèrent continuellement, d’oscillations
infatigables entre des rives elles-mêmes pas vraiment définies.
J’essaie de résumer en quelques mots : l’expérience était un geste, la
post-expérience est un mouvement. Les gestes mettent de l’ordre
dans le monde, les mouvements le déstabilisent. Les gestes
raccommodent, les mouvements rouvrent. Chaque geste est un point
d’arrivée, chaque mouvement un point de départ. Les gestes sont
des ports, le mouvement est le grand large. Mais aussi : les gestes
sont fermeté, le mouvement est VIBRATION.
Si vous comprenez ce que j’essaie d’expliquer, vous êtes alors en
mesure de relever quelque chose que, d’une certaine façon, vous
saviez déjà, mais que vous pouvez maintenant mieux saisir : la post-
expérience provoque souvent de la consternation. Il ne pourrait en
être autrement. Elle engendre de l’instabilité, de la stupéfaction, du
trouble, une perte de contrôle. Cela devient notre façon de créer du
sens, de retrouver la vibration du monde, de susciter une âme dans
les choses. Mais le prix à payer est une instabilité de base, une
inévitable impermanence. C’est pourquoi, contre toute attente, le
Game se révèle un environnement difficile, fatigant et sélectif. Ma foi,
il reste toujours l’option numéro un, appuyer sur les bonnes icônes et
résoudre les problèmes du quotidien, se contenter de réserver en
ligne une table au restaurant. Mais, en réalité, personne ne s’arrête
vraiment là, et chacun, à sa manière, se risque sur le chemin de la
post-expérience : tout le monde a soif d’âme. Mais le jeu devient
alors plus difficile, certains reculent, d’autres font le grand saut, des
inégalités se créent et, pour finir, nous constatons ce que
l’insurrection n’avait pas prévu, à savoir que nous ne sommes pas
tous égaux devant le Game. Certains jouent mieux que d’autres, et
ceux qui jouent mieux finissent par transformer l’échiquier, ils le
modèlent à leur façon. Ils en deviennent en quelque sorte les
gardiens ou, du moins, les premiers joueurs, ce que nous pouvons
alors désigner par son nom, bien que cela paraisse étonnant : une
élite.
Argh.
Il en a toujours été ainsi, me dira-t-on. Le privilège de l’expérience
a toujours été l’apanage de ceux qui savent s’adapter – souvent les
plus riches. Certes, mais n’était-ce pas précisément l’un des rêves de
l’insurrection numérique d’interrompre cette chaîne de privilèges et
d’ouvrir à tous le droit à l’expérience ? Que diable s’est-il passé pour
qu’on se retrouve dans une situation où on a bien mélangé les cartes,
mais où le jeu est resté le même qu’avant ?

Laissez-moi vous faire un résumé : l’une des choses dont nous ne


tenons pas suffisamment compte est que le Game est un milieu très
difficile, qui offre de l’intensité en échange de la sécurité, qui génère
des inégalités et ne convient pas à un tas de gens, lesquels y vivent
pourtant. Ajoutez à cela le fait que la plupart des institutions, à
commencer par l’école, ne préparent pas au Game, ne fournissent
pas les compétences nécessaires pour vivre dans le Game et
n’aident pas les moins aptes à le faire. Tout au plus, les institutions
préparent à vivre dans un monde d’après-guerre, brillant et
e
démocratique, celui du XX siècle. Mais pas dans le Game. Vous
commencez dès lors à comprendre pourquoi tant de gens sont
aujourd’hui en difficulté et pourquoi un large fossé s’ouvre de nouveau
entre les élites et les autres, entre les riches et les pauvres, entre les
inclus et les exclus. Vous commencez à comprendre pourquoi une
partie importante de l’humanité se contente d’une utilisation basique
des outils numériques, consacrant l’essentiel de son attention à
mettre la main sur la moindre assurance disponible. Si vous vous
demandez, par exemple, comment nous en sommes arrivés à un
retour du nationalisme et à la réévaluation des frontières, oubliant les
désastres d’il y a seulement deux générations, vous pouvez entrevoir
une explication : c’est parce que vous êtes au beau milieu du Game,
que la gueule de bois de l’humanité augmentée est passée et que
vous avez soudain le sentiment de flotter dans un jeu dont vous n’avez
pas appris les règles, auquel vous perdez, qui peut-être ne vous plaît
pas et, tout ce que vous pouvez faire, c’est marcher à reculons
jusqu’à ce que vous rencontriez un mur contre lequel vous appuyer en
étant sûr qu’il n’y aura personne dans votre dos.
Un mur, s’il vous plaît.
Il nous reste les bonnes vieilles frontières nationales, ça ira ?
Parfait, merci.
Et une frontière, une !
Dans un tel instinct, de chercher un mur, n’importe quel mur, ne
doit-on lire que régression, ignorance et égoïsme ? Je vous en prie,
ne pensez pas cela. Il y a aussi – oui, aussi – une forme de
consternation légitime dont nous savons désormais précisément d’où
elle provient. Nous avons commencé à l’éprouver lorsque nous avons
e
renversé la figure du XX siècle, lorsque nous avons choisi l’interface,
avons aligné nos icebergs sur l’écran du monde et avons commencé
à y voyager, découvrant cette façon d’être vivants que nous pouvons
appeler post-expérience. D’une certaine manière, nous avons
aggravé cette forme de consternation en pensant que le Game,
comme l’iPhone, Google ou WhatsApp n’avait pas besoin
d’instructions, de professeurs ou de formation. Et nous l’avons
définitivement ancrée dans la vie de trop nombreuses personnes tout
en oubliant de mettre en place des filets de sécurité, qui auraient
permis à chacun de rebondir. Pourtant dans les jeux vidéo on n’a pas
qu’une seule vie, on recommence quand on veut. Mais ça, nous
l’avons oublié.
Et nous voilà donc dans un sacré pétrin.
Un processus de libération peut-il désorienter les hommes au
point de les pousser à retourner volontairement dans des cages ?
Est-ce ce qui est en train de se passer ?

HOMELAND
Pendant que vous lisez ce livre, des entreprises comme Amazon,
Google, Apple, Facebook sont désormais des sortes de monolithes
énormes et insondables dont nous ne savons plus exactement quoi
penser. Mais ce dont nous avons besoin à présent, c’est un effort
pour revenir à l’ère de la colonisation environ dix ans plus tôt et
comprendre ce qui s’est alors passé : pourquoi le cadre dans lequel
nous vivons maintenant vient-il de là, d’un croisement d’événements
qui ont commencé à devenir visibles à cette époque ?
Le premier de ces événements, c’est quand plusieurs dot.com –
et pas un petit nombre – se sont mises à gagner des montagnes de
pognon. Je ne les cite pas, ce sont toujours les mêmes. Mais la
progression exponentielle de leur chiffre d’affaires était telle que
même la révolution industrielle n’avait pas permis cela. La question
qui se pose dès lors est la suivante : tous ces profits étaient-ils le but
de l’insurrection numérique ? Oui et non. Amazon visait le profit sans
trop se cacher, Microsoft avait une idée froidement commerciale de
sa mission, mais les cas de Google et d’Apple sont légèrement
différents : la nécessité d’un retour sur investissement allait de pair
avec le pur plaisir de concrétiser une certaine vision, voire de rendre
le monde meilleur. Difficile de dire avec certitude si la soif de profit
primait ou s’il s’agissait de pur et simple narcissisme. Si Mark
Zuckerberg s’est empressé de monnayer une intuition qui n’était pas
si visionnaire que ça. L’homme qui inventa le courrier électronique n’a,
lui, rien gagné. Wikipédia n’est pas née pour faire des profits, et le
Web (théoriquement la plus grosse machine à sous jamais inventée)
a littéralement été offert par son inventeur à quiconque voulait
l’utiliser. En fin de compte, nous pouvons dire que dans cette longue
colonne d’insurgés il y avait un peu de tout, de véritables visionnaires
et des requins de la finance, d’incroyables idéalistes et des
entrepreneurs avides de profit. Cela nous permet d’affirmer que toute
tentative de faire passer l’insurrection numérique pour une
gigantesque opération commerciale est historiquement infondée et
largement inexacte. Il faut tout de même ajouter une chose : dans
ces années-là, LE RÉSULTAT ÉCONOMIQUE A COMMENCÉ À REPRÉSENTER
D’UNE CERTAINE MANIÈRE LE SCORE VISIBLE, COMMUNÉMENT ACCEPTÉ, POUR
COMPRENDRE QUI ÉTAIT EN TRAIN DE GAGNER LA BATAILLE ENTRE L’ANCIEN ET LE

NOUVEAU. Lorsqu’il s’agit de comportements, d’habitudes mentales,


d’usages qui se diffusent, le moyen le plus facile de comprendre
comment vont vraiment les choses est de compter les dollars. C’est
le plus simple. Ainsi, le succès commercial vertigineux de certaines
entreprises est devenu la traduction compréhensible par tous d’une
prise de contrôle du centre de l’échiquier. C’était le score d’un jeu
vidéo, si vous voyez ce que je veux dire. Du reste, quand je pense à
la façon dont Zuckerberg, Jobs ou Brin et Page ont agi dans ces
années-là, je ne peux m’empêcher de constater quelque chose qui va
au-delà de la dynamique traditionnelle du capitalisme et qui me
ramène, une fois de plus, aux jeux vidéo. Je ne peux m’empêcher de
les voir comme de brillants nerds occupés à jouer à un jeu
paranoïaque qu’ils ont inventé eux-mêmes, en l’absence de tout
concurrent ou presque, plus ou moins seuls, sans réel besoin
d’écraser des rivaux, et avec pour seule obsession de franchir les
niveaux, de battre leurs propres records et de pousser le jeu à
l’extrême, peut-être même sans trop s’intéresser aux profits
économiques de la chose, perdus avant tout dans ce jeu, plongés là-
dedans et dévorés par une névrose. « Complètement ailleurs »,
aurait dit Stewart Brand.
Cette sorte d’autohypnose remonte peut-être à un second
phénomène qui date de ces années-là : le renoncement global aux
motifs premiers de l’insurrection, la tendance à oublier l’existence d’un
e
ennemi (la culture du XX siècle) et à adopter le futur, ce futur-là,
comme une raison en soi. Il y a toujours un moment où, lorsqu’elles
l’emportent, les rébellions contre un système deviennent à leur tour
système, et, dans l’ère de la colonisation, nous pouvons identifier ces
moments où l’insurrection numérique a commencé à découvrir qu’elle
pouvait incarner une force de pouvoir, pour ainsi dire. Non qu’elle eût
contrôlé grand-chose à l’époque, mais elle commençait sans nul
doute à se développer selon une logique propre qui commençait à
oublier d’où elle provenait, de quelle révolte et de quelles peurs. Ce
n’était plus la conséquence d’un passé, c’était une invasion lucide et
presque fanatique du futur.
Pendant que tout cela se produisait s’est formé, autour des
principaux joueurs, qui renonçaient aux techniques de la guérilla et se
préparaient à gouverner la réalité, ce qu’on ne peut appeler
autrement que par son nom, à savoir une nouvelle élite. Il ne
s’agissait pas tant des programmeurs et des ingénieurs de la Silicon
Valley, plutôt enclins à travailler dans l’ombre, non, il s’agissait de
quelque chose de différent : une communauté toujours plus large de
ceux qui étaient capables de post-expérience et savaient utiliser les
avantages d’un système de réalité à deux moteurs, voyageant sans
effort entre le premier monde et le second, tous ceux pour qui le
mouvement était naturel. Là aussi, la valeur était souvent dictée par
les nombres : une sorte d’aristocratie commençait à se constituer,
reposant sur la quantité de mouvement qu’elle était capable non
seulement de supporter, mais surtout de générer. Il y avait des
chiffres pour la mesurer, toujours le bon vieux score des jeux vidéo :
followers, like, des choses comme ça. Tout était encore assez
souterrain, il n’y avait pas de youtubeurs dans les meilleures ventes
de livres, par exemple. Et les influenceurs, s’ils existaient, ne pesaient
pas lourd à côté d’une présentatrice de télévision. Mais quelque
chose s’était mis en mouvement, et tandis qu’une partie significative
de l’humanité découvrait cette forme de consternation, une autre
surgissait de nulle part pour habiter ce qui, pendant des années, avait
été une terre promise et apparaissait désormais comme un
incroyable homeland.
C’est à cette époque que l’insurrection numérique s’est arrêtée.
Pas dans le sens où elle se serait figée : dans le sens où elle a
abandonné le nomadisme, planté la tente et pris possession de cette
terre promise. Elle l’a fait avec, en tête, un plan stratégique bien
précis, une classe dirigeante capable de le réaliser, un système de
règles peu nombreuses mais éprouvées, et des disponibilités
financières illimitées. Le malaise grandissant de nombreux êtres
humains n’avait pas encore pris une forme achevée, et la résistance
des vieilles élites intellectuelles était de plus en plus faible. En
revanche, ils pouvaient compter sur la complicité, certes passive mais
bien réelle, d’un grand nombre de personnes qui avaient choisi les
outils numériques. Bref, rien ne manquait. Nous devions mener à son
terme la mission qui se trouve au cœur de toute aventure
colonisatrice, faire le geste qui donnerait un sens au voyage, au
risque, au courage : fonder une ville. Elle avait un nom : le Game. Il
s’agissait simplement de la construire.
Vous l’avez compris, les beaux jours de l’insurrection touchaient à
leur fin.

POST-EXPÉRIENCE DE SOI

Si, dans ces années-là, on peut parler de « complicité certes


passive mais bien réelle d’un grand nombre de personnes », c’est
aussi en raison du succès immédiat et inévitable qu’ont connu les
réseaux sociaux. D’une certaine manière, c’est avec cet outil
particulier que l’insurrection numérique a enrôlé pour de bon la grande
masse des participants au Game. Inutile de dire qu’elle a passé du
temps à les étudier, ces réseaux sociaux. Là aussi, je me suis penché
dessus et j’ai commencé à creuser. Je cherchais des fossiles. À ma
grande surprise, j’ai trouvé des vestiges moins intéressants que je ne
l’avais imaginé. Peut-être que quelque chose m’échappe, je ne sais
pas. J’ai l’impression que la part d’ADN repérable dans les réseaux
sociaux n’est jamais une chose qui y est née, mais une chose qui a
été prise ailleurs et appliquée à un domaine bien précis : celui des
personnes. Le fait que les réseaux sociaux existent est la
conséquence logique de gestes faits ailleurs. Voilà qui est peut-être
un peu plus clair.
De fait, s’il existe un deuxième monde, il est naturel que les gens
s’y rendent. S’il existe un système de réalité à deux forces motrices,
les gens finissent naturellement par circuler, eux aussi, dans cet
espace. Et, si la post-expérience est telle que nous l’avons définie, la
personnalité des gens, la personnalité authentique des gens, devient
le résultat d’une somme de présences, dans le premier monde et le
deuxième, qui réagissent ensemble telles des substances chimiques
et fournissent une sorte d’identité ultime, changeante et mobile.
Mettez toutes vos présences dans le monde numérique, l’une derrière
l’autre – chacune profilée différemment, car utiliser Twitter n’est pas
la même chose qu’avoir une page Facebook, on le sait –, et vous
aurez une belle constellation de présences qui pulsent en continu.
Ajoutez-y ce qu’on appelait autrefois « la vraie vie », ce que vous
faites réellement, et vous comprendrez que, à l’heure actuelle, votre
personnalité est un chantier ouvert de taille considérable. Humanité
augmentée est une expression qui peut vous aider à définir la
chose…
Dès lors, ce n’est pas si facile de conserver une vision
d’ensemble. Une fois de plus, le Game se montre pour ce qu’il est, un
jeu difficile. Beaucoup de gens sont parfaitement à l’aise dans cette
double rotation du premier monde et du deuxième. Beaucoup
d’autres, non : ils esquissent quelques mouvements et finissent par
poster une photo de la piscine, c’est tout. Il y a des disparités, des
classements, des élites… Nous l’avons vu, c’est ainsi. Et, pour
certains, l’humanité augmentée est en fait un moyen d’enrichir leur
vie, alors que, pour d’autres, il s’agit d’un terrain de jeu inutilement
vaste, dispersif et déstabilisant. Mais, une fois de plus, nous
essayons tous d’avoir une post-expérience, en l’occurrence DE NOUS-
MÊMES, et nous nous retrouvons donc tous, indépendamment de nos
capacités, de notre éducation et de notre destin, dans un décor que
nous avons généré et qui semble maintenant très clair : depuis une
dizaine d’années, une partie de ce vertigineux mystère vertical que
constituait notre personnalité est remontée à la surface, pour se
placer dans des lieux visibles, exposée aux regards d’autrui. Ce ne
sont pas des débris, que nous empilons dans la poubelle du
deuxième monde, ce sont des pièces authentiques de notre matrice
que nous traduisons dans des formats compatibles avec le langage
universel. De cette manière, nous les faisons flotter sur le courant du
discours collectif. En retour, nous espérons exister davantage, être
reconnus, peut-être mieux nous faire comprendre, certainement
mieux nous comprendre les uns les autres, être plus accessibles à
nous-mêmes. Dans l’immense succès que rencontrent les réseaux
sociaux et tout ce qui est numérique est inscrite cette évidence :
seuls face au mystère muet de ce que nous sommes, nous n’allons
pas très loin. Cela nous aide d’avoir des témoins, cela nous aide de
pouvoir exister à travers le regard des autres, cela nous aide de faire
remonter à la surface des morceaux de ce que nous sommes, cela
nous aide de parler / montrer / représenter / donner forme : convertir
des lambeaux de ce mystère en objets automoteurs pour avancer sur
la surface du monde. C’est si compliqué de faire l’expérience de soi
que s’aider avec une post-expérience de nous-mêmes paraît souvent
une très bonne solution. Difficile de le nier.
D’accord, diront certains, mais on finit ainsi par se déporter vers
le deuxième monde et par ne plus consacrer au premier l’attention, le
temps et les soins qu’il mérite. Quel est l’intérêt de vivre sur les
réseaux sociaux, si on ne remarque pas ce qui se passe ici ? Ça n’a
aucun sens, bien sûr. De fait, lorsque vous commencez à vous
familiariser avec les dispositifs numériques, vous vous retrouvez sur
un plan incliné qui tend à vous faire glisser vers la partie
théoriquement la plus confortable, celle du deuxième monde. C’est
ainsi. Peut-on y faire quelque chose ? Allez savoir. Mais j’aurais
tendance à dire que subsiste le doute qu’il puisse nous manquer
quelques éléments, avant de pouvoir affirmer que nous nous sommes
vraiment concentrés sur le problème. Il s’agit d’un point important,
j’essaie donc de m’expliquer à l’aide d’un exemple.
Un jour, j’en ai parlé avec deux personnes beaucoup plus jeunes
que moi, qui non seulement sont sur les réseaux sociaux, mais qui en
plus y travaillent. Vous savez, les gens qui s’occupent de réseaux
sociaux pour des entreprises, des institutions, etc. Eux. Je les avais
invités à dîner en échange d’une petite conversation, car je voulais
voir s’ils étaient capables de m’expliquer des choses que je ne
comprenais pas. Comme je l’ai dit, je cherchais des fossiles. Ils
avaient des tas de choses intéressantes à dire, bien sûr. Par
exemple, j’ai été émerveillé d’apprendre que chaque réseau social
entretient, pour ainsi dire, sa propre distance moyenne par rapport à
la vérité des faits. C’est-à-dire qu’on peut choisir à quel point on veut
coller à la vérité ou non. On peut décider de poster une photo sur
Instagram au lieu d’écrire deux lignes sur Twitter. On choisit. On peut
même le faire inconsciemment, et pourtant on le fait. On décide à
quelle distance de la vérité on veut être. À un certain moment, nous
avons même commencé à analyser la page Facebook de mon
garagiste (toujours lui), car j’essayais de comprendre ce que les
hommes veulent vraiment obtenir en faisant ce genre de choses. Je
voulais étudier cela EN DÉTAIL avec eux. Peut-être seraient-ils en
mesure de me l’expliquer. Et, à un moment donné, comme je
n’arrivais pas à m’en sortir, que je voyais défiler des photos de cerfs
et des selfies dans la neige (la vie de mon garagiste), j’ai commencé
à perdre patience et je pense m’être un peu énervé. Bref, je leur ai
demandé s’ils faisaient ces choses-là eux aussi, s’ils postaient des
photos de cerfs, et ils m’ont répondu très calmement : Oui, bien sûr.
Et, dans l’empoignade mentale qui a suivi, l’un des deux, à un moment
donné, a dit : J’ai assisté à un concert de The National où tout était si
parfait que CET INSTANT N’AVAIT PAS BESOIN D’ÊTRE ENRICHI et donc, je n’ai
rien tweeté, je n’ai pas pris de photos, je n’ai pas envoyé de
message sur WhatsApp, rien du tout. Il en a parlé comme d’une
chose vraiment spéciale, et je l’ai senti, j’ai senti qu’elle était spéciale,
peut-être avais-je compris ce que je n’avais pas saisi jusqu’alors : que
ce fameux plan incliné n’est pas seulement le plan incliné vers le bas
du geste facile, numérique, rapide et pratique. Dans le même temps,
c’est aussi un plan incliné en sens inverse, vers le haut : quand nous
envoyons des morceaux de vie dans le deuxième monde, NOUS
ENRICHISSONS LA VIE, et donc, si nous prenons notre smartphone au lieu
d’être simplement là à regarder, écouter et toucher, ce n’est pas
seulement le réflexe de ceux qui sont incapables de vivre, mais aussi
le contraire, il n’y a jamais assez de vie. Et nous, nous serions
capables de plus ; par conséquent, ce quelque chose en plus, nous
allons le prendre, en ENRICHISSANT LA VIE et en l’envoyant dans le
deuxième monde où, peut-être, elle sera enfin à notre hauteur.
J’ai vraiment pensé ça. En ces termes. C’est un plan incliné, mais
pas toujours en descente. Souvent en montée. Nous y grimpons pour
trouver, dans la post-expérience, la vie que nous cherchons.
Je persiste à juger inacceptable qu’on s’asseye avec moi à table
tout en continuant à échanger des messages avec je ne sais qui, et je
n’arrive pas à me convaincre que tous ces smartphones allumés
devant moi pendant que je fais cours servent à prendre des notes.
Mais, dans le même temps, je dois accepter l’idée que, dans ces
allées et venues irritantes entre un monde et l’autre, nous érodons,
nous aussi avec succès, une certaine solitude, et souvent nous
arrachons à la vie un éclat qu’elle n’a en elle-même que par flashs,
lorsqu’elle le veut bien. Ainsi se dessine une sorte de nouvelle
compétence, qui frôle la névrose et verse régulièrement dans la
stupidité, mais qui existe aussi sous une forme meilleure, quand on a
le courage d’utiliser le Game pour donner aux choses cette vibration
qu’elles cachaient. Savoir remonter ce plan incliné est une forme de
post-expérience. Comme je suis né en 1958, je me rappelle très bien
une époque où la solitude et le sourd ennui de la vie étaient sans
remède. On connaissait bien quelques médications, mais pas
beaucoup et d’une simplicité humiliante. Le mal était tellement plus
malin. On s’en tirait en imaginant des mondes qui n’existaient pas ou
en cultivant avec un soin d’un autre temps le moindre éclat de ce que
la vie nous offrait. Mais je ne voudrais pas que l’on se fasse trop
d’illusions, dans nos souvenirs, sur ce qu’on récoltait à l’époque où
nous n’étions pas encore distraits par la cueillette des fruits du
deuxième monde. On semait beaucoup et on récoltait peu, c’était la
normalité de tous les jours. Rien de particulièrement glorieux, si je
puis me permettre. À tout moment, nous aurions échangé cela contre
un voyage plus risqué, qui nous aurait promis, à terme, un quelconque
eldorado, où nous aurions trouvé plus de lumière, des cages plus
grandes et des journées plus rapides.
D’ailleurs, je crois bien que c’est ce que nous avons fait par la
suite.
MAPPA MUNDI 2

e
Ils avaient quelques lignes directrices inspirées par le choc du XX siècle et
ils n’ont pas cédé : toujours choisir le mouvement, sauter des étapes en
évitant les médiations, dématérialiser l’expérience, ne pas avoir peur des
machines et faire confiance à la posture homme-clavier-écran. Ils avaient
aussi une méthode très précise, qui leur venait du type d’études qu’ils
avaient suivies : intervenir sur les outils au lieu de lancer une guerre des
idées, inventer des instruments et non des systèmes philosophiques. Avec
la force de ces principes, ils ont essayé de coloniser le monde.
Alors qu’ils accomplissaient cet exploit, leur système d’organisation du réel
s’est enrichi d’au moins trois étapes décisives.

1. Avant tout, ils sont revenus sur leurs pas pour récupérer une
chose qui était à l’origine de leur histoire et avait cette aura
propre à certains souvenirs d’enfance. C’était un jeu. Mieux :
c’était un ordinateur qui jouait. Un jeu vidéo. Là, ils ont trouvé
comme un mythe fondateur, ils y ont reconnu un trait génétique
qui les accompagnait depuis le début et se sont mis à le
transposer dans chaque nouvel outil créé. Ce n’était pas simple,
mais ils y ont longuement travaillé, avec toujours plus de
raffinement, afin d’obtenir des outils qui étaient AMUSANTS, certes,
mais qui surtout FONCTIONNAIENT SUIVANT LES LOGIQUES DE BASE D’UN
JEU VIDÉO. Séquences rapides d’actions et de réactions,
apprentissage par la répétition et non au moyen de consignes
abstraites, présence constante du score, résistance physique
minimale, plaisir des sens. Ce n’était pas seulement le réflexe
nostalgique d’individus restés au stade de l’enfance. Dans cette
façon de mettre les choses en place s’imposait l’idée selon
laquelle le geste de résoudre des problèmes commençait
toujours par l’engendrement d’une certaine simplicité, d’une
synthèse, d’une clarté. La condition préalable était que la
complexité du problème fût d’abord réduite à des pièces
élémentaires posées ensuite, sous cette forme, sur le plateau
d’une table de jeu, aussi confortable que possible, si ce n’est
drôle. Une fois de plus, Space Invaders écrasait le baby-foot.
2. C’est probablement cette façon de présenter les choses qui a
rendu possible, à une vitesse sans précédent, le deuxième geste
qu’ils accomplirent durant ces années. Un geste qui, sur le
papier, était tout simplement énorme : démanteler le paradigme
e
mental du XX siècle et se mettre à penser à l’envers. Rejeter les
profondeurs comme lieu de l’authenticité et placer le cœur du
monde en surface. Sur le bureau des ordinateurs et sur l’écran
d’accueil des smartphones, les icônes nous rappelaient chaque
jour que l’essence des gestes que nous faisions pouvait être
déterrée des profondeurs illusoires où les castes
d’intermédiaires les conservaient puis présentée sous la forme
de ces icônes joyeuses, destinées à flotter dans la lumière du
soleil. Si l’on apprenait cela à partir d’outils qu’on utilisait des
dizaines de fois par jour, on finissait par y voir une stratégie de
vie possible. Peut-être pas la seule, mais certainement l’une des
meilleures à notre disposition. C’était un bouleversement qui
mettait fin à des siècles de géographie de l’expérience,
rebâtissant entièrement l’art de vivre en faisant de la
superficialité un laboratoire idéal.
3. Il faut ajouter que rien de tout cela ne serait sans doute arrivé si
ces hommes n’avaient pas continué à croire aveuglément à
l’efficacité de la posture homme-clavier-écran. Ils l’ont
perfectionnée – avec les smartphones, les tablettes, les
liseuses, les consoles de jeux – en recherchant toujours un
résultat qui avait quelque chose de visionnaire : réduire à néant
la distance entre ces trois éléments, essayer de les fusionner en
un seul geste. Ils cherchaient une sorte de POSTURE ZÉRO, c’est-à-
dire la pureté absolue du modèle qu’ils avaient imaginé. Avec les
smartphones, ils ont obtenu des résultats remarquables : se
concrétisait là une sorte d’utopie en réalité présente depuis les
prémices de l’insurrection numérique, à savoir que les
ordinateurs deviennent à la longue des produits organiques, pas
seulement des objets artificiels, mais des extensions de
l’humanité, non des machines mais des gestes. Dans le
catalogue de Stewart Brand que Jobs aimait tant, ils étaient du
reste présentés ainsi : ils figuraient parmi les techniques pour
cultiver des tomates dans son jardin ou accoucher naturellement
chez soi. C’était une idée folle, mais elle était bel et bien là : au
bout de quelques années, nous la voyions réapparaître dans des
outils comme l’iPhone qui, avec la technologie tactile, parvenaient
à épurer la figure homme-clavier-écran jusqu’à cette POSTURE
ZÉRO dont toutes les autres dérivaient. Une fois obtenue cette
synthèse extrême, cette simplification quasi mystique, circuler
entre le premier monde et le deuxième est vraiment devenu
quelque chose d’organique, de naturel, et le système de réalité à
deux forces motrices se transformait effectivement en un décor
sans bruit parasite, en un paysage presque naturel, en un
plateau de jeu qui semblait être là depuis toujours. Obtenir ce
résultat constitua leur troisième geste.

Il ne faut pas s’étonner que, face à une telle lucidité stratégique,


e
la vieille culture du XX siècle ait fini par s’extraire de sa torpeur et
deviner qu’il se passait quelque chose de sérieux. Il y a eu une
réaction, que nous avons considérée comme la première véritable
guerre de résistance à l’insurrection numérique : ce sont les années à
cheval entre les deux millénaires. Les résistants ne voyaient
généralement pas tout le processus, seulement ses effets : ils
voyaient les traces de l’ennemi, mais jamais l’ennemi lui-même. Cela
a naturellement rendu leur combat très compliqué, à la limite de
l’impossible. Mais ce n’est pas la véritable raison pour laquelle, en
définitive, ils ont été vaincus. C’est le fait que leur meilleure arme,
c’est-à-dire souligner que le monde perdait son âme – et protester
contre une désertification du sens, de l’expérience réelle et de
l’intensité –, s’est finalement révélée inefficace. Bien que, sur le
papier, ce mélange de légèreté, d’allergie aux maîtres, de culte des
raccourcis, d’adoration pour les jeux vidéo et de scepticisme face à
toute théorie laissât présager une apocalypse intellectuelle et peut-
être même morale, ce qui est apparu de façon assez nette c’est que,
au fond, si l’insurrection numérique était difficile à cerner, elle a tout
de même su générer à son tour de l’expérience, de l’intensité, du
sens et de la vibration. Elle l’a fait d’une façon bien à elle, qui dérivait
de sa capacité à ramener à la surface les essences du monde : on
avait alors la possibilité de faire travailler ces essences, de les mettre
en réseau ou même simplement en mouvement, ce qui constituait bel
et bien une manière de refaire vibrer le monde, à condition d’être
dotés d’aptitudes nouvelles, inédites et qui restaient peut-être encore
à comprendre. S’est alors ouverte la perspective d’une post-
expérience qui rendrait définitivement obsolète le modèle du
e
XX siècle, le seul qui, jusqu’alors, pouvait offrir, même à un prix très

élevé, l’accès au sens des choses.


Et donc, sur notre mappa mundi, nous pouvons maintenant tracer
une zone encore incertaine, indéfinie mais bien réelle, qui n’existait
pas auparavant et que nous pouvons appeler post-expérience. Elle se
combine parfaitement avec les autres continents que nous venons de
découvrir : la prééminence du caractère génétique provenant du
mythe fondateur des jeux vidéo ; l’inversion de la pyramide du
e
XX siècle ; la réinvention de la superficialité ; la façon de penser à
l’envers ; la conquête d’une posture zéro, mère de tous les gestes.
Vous voyez qu’ils forment tous ensemble une figure géographique
cohérente, solide et même équilibrée ? Si nous la superposons à la
première mappa mundi que nous avons dessinée, celle qui
représentait les premières terres émergées – le culte du mouvement,
la prise directe sur le réel, l’ouverture du deuxième monde, la
découverte de ce qui deviendrait la posture zéro –, ce qui nous
apparaît est effectivement un monde, peut-être encore imprécis dans
le détail, certainement approximatif dans notre estimation des
distances, mais cohérent, fruit d’une genèse que l’on peut
reconstituer, et figé dans une forme reconnaissable.
À des époques lointaines, lorsque le profil de terres tout juste
découvertes parvenait au cartographe avec une telle évidence, un tel
ordre ou une telle beauté, on jugeait alors opportun de leur donner un
nom, comme pour certifier qu’elles avaient émergé de l’inconnu et
faisaient maintenant partie de nos maigres connaissances. C’était un
beau geste. Donner un nom.
The Game.
Nous savons maintenant que durant les années de la colonisation,
justement, la plupart des humains ont migré vers ce monde et s’y
sont installés. Même s’ils n’avaient pas de cartes pour s’orienter, ils y
sont allés et c’est tout, poussés surtout par l’utilisation d’outils qui leur
montraient le chemin. Ce qui était né comme un mouvement
insurrectionnel nomade s’installait à présent, cherchant le meilleur
terrain où appliquer sa singulière technique de construction. Les
grands bâtiments de la civilisation précédente n’étaient généralement
pas rasés, on les laissait fonctionner à leur façon sourde et
inéluctable. Généralement on ne les rénovait pas, on se contentait de
dresser de nouveaux quartiers autour. Ainsi, des tours et des
forteresses sont nées, on a développé les premiers systèmes de
gestion et de défense ; un réseau de règles a émergé avec ceux qui
les appliquaient. Des figures de meneurs se profilèrent, investies par
des players qui semblaient mieux adaptés. Au fil du temps est arrivée
une première génération de natifs, qui n’avaient pas migré là, mais y
étaient nés. Les premiers enfants du Game. C’est dans leurs
comportements que le Game oublie progressivement ses racines
e
insurrectionnelles, qu’il oublie le spectre du XX siècle et devient un jeu
d’adresse qui, sans adversaire, a ses propres raisons d’être. Ce
n’est plus un mouvement contre quelqu’un, mais vers quelque chose.
Il perd alors en épaisseur idéologique mais gagne en efficacité, en
confiance et en solidité. Il se met à fonctionner avec une étonnante
maîtrise et dès lors a tendance à oublier une vérité évidente, à savoir
que tous les hommes ne pouvaient pas se retrouver dans cette
nouvelle façon d’être au monde. On était trop visionnaires ou peut-
être trop peu pour se rendre compte que la post-expérience était
fondalementalement difficile, déstabilisante et fatigante. Un malaise
généralisé et profond que personne n’avait imaginé ne tarderait pas à
nous présenter l’addition. Le temps de se mettre en place et le Game
semait déjà le mécontentement.

C’est fascinant, car nous sommes à présent au seuil de l’ère qui


est la nôtre. Hier encore, nous tentions de comprendre la différence
entre le Web et l’Internet : incroyable, non ? Ou ce que voulait
vraiment dire NUMÉRIQUE. Et voilà maintenant, sous nos yeux, les
dernières ruines à examiner : elles sont spectaculaires et nous les
connaissons bien. Ce sont les maisons où nous vivons.
2008-2016. Des applis à AlphaGo
The Game
Le monde dans lequel nous vivons

2008
• En septembre, la Lehman Brothers fait faillite : nous ne tarderons
pas à comprendre que c’est le début d’une crise économique
extrêmement grave qui durera des années. Mais, une nouvelle fois,
les principaux acteurs du Game ne semblent guère perturbés. Ils
ralentissent puis repartent. Ils semblent posséder un élan qu’aucun
repli de la consommation ne peut vraiment arrêter. C’est de là que
vient leur légendaire aura d’invincibilité. Et c’est de là que vient, chez
beaucoup de gens, le réflexe de les juger dangereux, de craindre leur
toute-puissance et de désirer leur perte.

• De façon incroyable, une start-up suédoise est parvenue à se


glisser dans cette longue liste d’entreprises californiennes en créant
Spotify, une plateforme de streaming qui deviendra un modèle pour
bien d’autres choses. Elle a été fondée par Daniel Ek, vingt-cinq ans,
qui avait gagné de l’argent grâce au Web dès l’âge de treize ans
(oui). Quand il a imaginé Spotify, la situation était la suivante : si on
était malin, on pouvait accéder dans le deuxième monde du réseau à
toute la musique qu’on voulait sans débourser un centime. C’était de
la piraterie, c’était illégal, et vous imaginez bien que chasser les
pirates dans le deuxième monde n’était pas une mince affaire.
Pendant ce temps, les musiciens et les maisons de disques voyaient
leurs gains fondre inexorablement. Ek estimait qu’il y avait une seule
solution : faire ce que les pirates avaient fait, mais en bien mieux, et
en facturant une petite somme d’argent. Il a compris que s’il
réussissait à mettre toute la musique du monde à notre disposition
pour quelques euros par mois, on cesserait de faire des pieds et des
mains pour télécharger des fichiers musicaux qu’on avait ensuite du
mal à retrouver dans son ordinateur. Ce n’était pas une idée tout à
fait neuve : c’était déjà ce que faisait iTunes, né sept ans plus tôt.
Mais iTunes était plus cher et bien moins amusant, c’était un coin de
l’univers Apple qui se révélait peu pratique à l’usage. Au contraire, Ek
avait en tête une sorte de jeu vidéo élémentaire, dans lequel tout
serait ultrarapide, cool et magique. Il a réussi à le faire et il a ainsi
battu Apple à son propre jeu. En 2011, il a débarqué aux États-Unis
et plus rien n’a pu l’arrêter. Actuellement, Spotify donne accès à plus
de 30 millions de morceaux pour 9,99 euros par mois. Les habitudes
de consommation qu’il favorise et le type d’entreprise qu’il a imposé
incarnent un modèle que nous pouvons reconnaître dans de
nombreuses vertèbres du Game (Netflix, par exemple, n’est guère
différent) : bien sûr, on peut leur adresser toutes sortes de critiques,
mais ce qu’il est important de comprendre ici, c’est que ce sont tous
deux des produits typiques du Game à l’ère de sa maturité, de
spectaculaires déductions des prémices logiques et technologiques
de la décennie précédente. Je traduis : ils n’ont rien inventé de
vraiment nouveau, mais ont brillamment conclu le travail que nous
avions fait à moitié.

• À compter du 10 juillet, on trouve sur tous les appareils Apple une


nouvelle boutique en ligne : on y vend des produits présentés sous le
nom d’applications. Aujourd’hui, partout dans le monde, on les
appelle applis. Il y en avait alors 500 sur les étagères et leur prix
dépassait rarement 10 dollars. Dans un cas sur quatre, elles étaient
même gratuites. On les téléchargeait en se servant de n’importe
quelle connexion et on les avait dans son appareil. Un jeu d’enfant.
À présent, essayez de deviner combien de temps il a fallu aux
habitants de la Terre pour télécharger 10 millions d’applis.

Quatre jours.
Apple s’est fait une joie de publier un communiqué signalant que le
phénomène échappait à son contrôle. Ils n’avaient aucune idée de ce
qu’ils avaient créé. Aujourd’hui, nous téléchargeons 194 milliards
d’applis par an. Du moins c’est ce que nous avons fait en 2018.
Possible qu’en 2019 nous fassions encore mieux. L’App Store est
toujours là et compte plus de 2 millions d’applis. Si vous trouvez que
c’est beaucoup, songez que ce n’est même pas la mieux
approvisionnée. Google Play, par exemple, a un catalogue de
3 millions d’applis.
À ce stade, il nous reste à comprendre une toute petite chose : ce
qu’est vraiment une appli.
Ce qui n’est pas si facile pour le commun des mortels.
En gros, lorsque l’App Store a ouvert ses portes, les applis
existaient depuis des années. Le système avec lequel on envoyait
des courriels était une appli. Tout comme Word, le traitement de
texte. Mais nous appelions ça des programmes (ou des logiciels,
pour faire les malins) : des séquences massives de commandes qui
permettent à un ordinateur d’exécuter une certaine tâche, par
exemple envoyer un courriel ou vous permettre d’écrire. Si, à partir
d’un certain point, nous avons cessé de parler de programmes,
optant pour un mot beaucoup plus pop, c’est pour trois raisons. La
première, c’est qu’appli était beaucoup plus facile à prononcer. La
deuxième est que nous avons commencé à inventer des programmes
beaucoup plus pop que Word, définitivement des fruits du Game :
des milliers de jeux vidéo, bien sûr, mais aussi des logiciels qui vous
rappelaient quand vous deviez aller aux toilettes, qui vous disaient
quelle était la musique que vous entendiez au supermarché ou qui
transformaient vos photos dans le style de Van Gogh. La troisième
raison, décisive, c’est qu’on s’est mis à créer des programmes qui
n’étaient pas faits pour les ordinateurs mais qui étaient conçus
spécifiquement pour les smartphones : des outils légers qu’on pouvait
emporter avec soi. Ils répondaient à une large gamme de besoins ou
de désirs qui nous accompagnaient et ne voulaient pas attendre que
nous rentrions chez nous, devant notre ordinateur. Ou même qui ne
justifiaient pas qu’on allume notre ordinateur : ils étaient là, on prenait
notre téléphone portable, on cliquait sur une icône et c’était fait. Vous
voyez donc que le nom appli était parfait. Presque une onomatopée,
comme boum ou tic-tac.
Depuis que les programmes sont devenus des applis, nous les
aimons, les utilisons, nous leur faisons confiance et jouons avec eux.
On pourrait dire que ce sont devenus des animaux de compagnie :
avant, c’étaient des ogres. Cela a eu une conséquence que nous
devons absolument souligner : avec les applis, nous avons ouvert une
quantité astronomique de petites portes vers le deuxième monde. Ce
que seul le Web permettait autrefois (nous faire entrer dans le
deuxième monde) est rendu possible à présent par des millions
d’applications, sans qu’elles aient nécessairement de lien avec le
Web. Souvent, elles n’ont pas d’adresse Web, on ne peut pas les
trouver sur le réseau. Ce sont comme des pièces fermées, où l’on
entre pour prendre ce dont on a besoin, avant d’en ressortir. Mais ce
sont des pièces fermées situées dans le deuxième monde, et le
nombre vertigineux d’applis en circulation sur la planète montre une
chose très simple : le trafic entrant et sortant entre les deux mondes
est devenu colossal et ultrarapide, si colossal et rapide que, souvent,
maintenir une vraie ligne de démarcation entre eux est devenu
impossible, et presque toujours inutile.
Nous sommes à un point important : quand on n’arrive plus à plus
distinguer cette ligne, ça signifie qu’on est dans le Game.

• Naissance d’Airbnb, start-up qui applique à la lettre la bonne vieille


consigne selon laquelle il faut sauter toutes les médiations possibles
et être en prise directe avec la réalité. Vous possédez un logement
que vous n’occuperez pas pendant quelque temps ? Placez-le dans le
deuxième monde et louez-le. Beaucoup de gens avaient déjà
commencé à le faire et c’est devenu encore plus facile lorsque trois
jeunes Américains ont créé un site Web conçu spécialement pour
mettre en contact ceux qui cherchaient un logement avec ceux qui en
avaient un.
Signalons que le nom du site a une origine amusante : les trois
jeunes gens avaient une grande maison à San Francisco mais pas
beaucoup d’argent en poche. Alors, ils ont acheté trois matelas
gonflables, les ont installés dans leur salon et les ont loués. Ils ont
appelé ça : Airbedandbreakfast.
C’était un peu long, comme nom. Maintenant, c’est Airbnb.

• Le 4 novembre, Barack Obama remporte l’élection présidentielle


américaine. Il devient le premier président afro-américain de l’histoire
des États-Unis. Mais s’il apparaît dans notre inventaire, c’est pour
une autre raison : il a été le premier à utiliser le monde numérique
pour gagner.
Il ne s’est pas contenté d’y voir l’un des nombreux médias
possibles : on le sait, il l’a choisi comme « système nerveux » de sa
campagne.
Son site Web était le cœur de tout : il s’appelait myBO (sic) et, en
peu de temps, il a créé une chose qui n’était ni un parti, ni une
campagne, ni une organisation : c’était une immense communauté de
gens qui partageaient un rêve, qu’Obama devienne président, et ils
avaient désormais des outils très simples pour se trouver, se
reconnaître, échanger des informations et s’entraider. Sur le site, il
n’y avait pas moins de 20 000 groupes : on choisissait celui qu’on
voulait (les danseurs de tango, les mères célibataires, etc.) et on
entrait dans une petite communauté de gens pareils à soi. Si on avait
envie de donner un coup de main, le site fournissait les coordonnées
des électeurs vivant dans la même région et encore indécis : on
pouvait téléphoner ou aller les voir, au choix. Il y avait aussi une partie
du site consacrée à la collecte de fonds. Elle ne demandait pas
d’argent, c’était bien plus amusant : on devenait collecteur pour la
campagne Obama, on se fixait un objectif, disons 10 000 dollars, puis
on ne lâchait plus ses amis et ses connaissances. Un joli
thermomètre montrait où en était la mission. Je l’ai dit, c’étaient des
années durant lesquelles, si on ne faisait pas des choses qui
ressemblaient à un jeu vidéo, on ne pouvait pas gagner (c’est toujours
le cas).
Beaucoup de gens ont inspiré et réalisé tout cela mais,
maintenant, il est bon de se souvenir ici d’une personne en particulier,
le cerveau de l’opération. Il avait vingt-quatre ans, s’appelait Chris
Hughes et était l’un des quatre fondateurs de Facebook. C’était
l’intellectuel du groupe, il n’aimait pas la Silicon Valley, préférait la
côte Est, était diplômé en histoire de la littérature française (!) et a
quitté Facebook pour aller travailler avec Obama. Il convient
également de se rappeler que la salle des machines de myBO,
disons la partie mécanique de cet exploit, appartenait à une société,
Blue State Digital, qui ne venait pas de la Silicon Valley, elle non plus,
mais était basée à Washington et à Boston. Ce point est important,
car il nous aide à comprendre que, dans la Silicon Valley, tout le
monde se fiche de la politique. Il fallait alors des gens qui aillent au
bureau non loin des centres où le pouvoir s’exerçait, afin de rendre
crédible l’idée d’appliquer le numérique à une chose aussi obsolète
que la vie politique.
2009
• WhatsApp voit le jour un peu par hasard. À l’origine, l’idée était de
concevoir une appli qui permettrait, quand votre nom apparaissait
parmi d’autres contacts, d’y ajouter une petite phrase comme « Pitié
pas aujourd’hui » ou « Je peux pas, j’ai piscine ». Un truc sympa.
Mais les deux inventeurs se sont alors retrouvés avec un système de
messagerie simple et efficace entre les mains. Ils s’appelaient Jan
Koum et Brian Acton. Le premier était né à Kiev et avait émigré dans
la Silicon Valley à l’âge de seize ans, sans un sou en poche. Ce qu’il
faut souligner, ce n’est pas tant sa trajectoire typiquement américaine
(à présent il est milliardaire, bien sûr), mais le fait que Brian Acton et
lui étaient tous deux des employés de Yahoo! et que l’idée de
WhatsApp soit venue à Jan le jour où il a acheté un iPhone, y
découvrant l’App Store et l’existence du marché des applis. C’étaient
des inventeurs de deuxième génération, comme le seront presque
tous ceux de ces années-là. Des gens qui avaient travaillé au sein du
système et qui en développaient le potentiel, et non des gens qui
inventaient un système, pour être clair. Le Game commençait à faire
des petits et à se reproduire tout seul.
WhatsApp a été vendu à Facebook en 2014 pour 19 milliards de
dollars.
Actuellement, un milliard d’habitants de la planète Terre l’utilisent
régulièrement.
Suivant la volonté de ses fondateurs, aucune publicité n’apparaît
ni n’apparaîtra jamais dans l’appli.
Depuis 2016, elle est totalement gratuite.
Dans ce cas, de quoi vivent-ils ?
Vous voulez une réponse facile et réconfortante, en voici une : ils
vendent vos données personnelles.
En réalité, cela reste à prouver. C’est contraire aux principes des
deux fondateurs et c’est exclu par les Conditions générales
d’utilisation que vous acceptez lorsque vous téléchargez l’appli. Un
petit doute peut subsister quant à l’usage qui est fait des photos,
mais si vous rédigez des messages, WhatsApp ne les lit pas et ne
les monnaie pas.
Dans ce cas, comment diable paient-ils les serveurs qui font
tourner tout ça, me demanderez-vous ?
D’après ce que j’ai compris, la réponse la plus raisonnable est la
suivante : si vous êtes capable d’atteindre chaque jour le milliard
d’êtres humains qui vous font confiance, vous trouverez toujours
quelqu’un pour vous prêter de l’argent et, tôt ou tard, un système
pour le lui rendre.

• Naissance d’Uber, pour la plus grande joie des chauffeurs de taxi du


monde entier. Cela arrive peu après Airbnb et au même endroit (San
Francisco) : à l’évidence se diffusait là-bas l’idée que si vous aviez
quelque chose que vous n’utilisiez pas, eh bien, vous pouviez le prêter
à quelqu’un d’autre et gagner un peu d’argent. Vous avez une voiture
et du temps libre ? Jouez les chauffeurs de taxi sans en être un, et
prenez de court ceux dont c’est le métier. Développez un peu le
concept et vous trouverez l’économie solidaire, l’une des tendances
des années du Game. Elle naît de l’instinct qui pousse à sauter les
médiations, mais y ajoute une nuance importante : une idée de
propriété partagée qui commence avec la chambre d’amis qu’on loue
et se termine par le cohabitat, le covoiturage ou le crowdfunding. Les
pères rebelles et hippies de l’insurrection numérique l’auraient
certainement appréciée. En général, elle plaît moins aux castes qui
contrôlent certains types de consommation collective. Si les gens
s’organisent et partagent les choses qu’ils ont, sans avoir recours à
des experts, des courtiers, des intermédiaires et des détenteurs de
licence, quelqu’un finira forcément par y laisser sa chemise. En ce
sens, la bagarre juridique (et souvent matérielle) entre Uber et les
chauffeurs de taxi résume bien un affrontement que l’on peut
reconnaître un peu partout. Il ne s’agit pas ici de prendre parti pour
les uns ou les autres, mais il est utile de comprendre que rien de tout
cela ne serait arrivé sans la naissance de plateformes numériques
conçues spécifiquement pour encourager et réguler l’échange direct
de biens entre des êtres humains tout à fait normaux. Et donc pour
semer la zizanie.
Ah, encore une chose. Les deux inventeurs d’Uber étaient déjà
richissimes quand ils l’ont mis en ligne : ils avaient gagné beaucoup
d’argent en vendant avec succès leurs start-up respectives. L’une
était un drôle de moteur de recherche (StumbleUpon), l’autre une
plateforme de partage de fichiers (Red Swoosh). C’était donc leur
deuxième tour de piste. On commence à deviner qu’à partir de la
création visionnaire de quelques outsiders, l’insurrection numérique
devenait la névrose d’une petite élite tout juste née.

1
• Le 4 octobre, le MoVimento 5 Stelle est fondé en Italie. C’est la
première fois que l’insurrection numérique donne directement le jour à
une formation politique qui se propose d’attaquer les palais du
pouvoir. Comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, ce n’était pas
un geste qui semblait naturel : le plan d’invasion de l’insurrection
numérique prévoyait d’éviter allègrement les grandes institutions du
e
XX siècle (politique, école, Église, etc.) mais de plutôt creuser des

tunnels tout autour, en se forgeant un outil après l’autre. Même dans


l’histoire d’Obama, le monde numérique s’était contenté d’offrir des
instruments, en permettant au système de valeurs et aux principes du
futur président de demeurer dans la solide tradition du Parti
e
démocrate au XX siècle. Mais le M5S est différent. Ce qui se passe,
c’est que, face à une classe politique de plus en plus lasse,
corrompue et grotesque, une partie des acteurs du Game perd
patience et part à l’abordage en disant une chose très simple : Du
balai, on va s’en occuper, nous.
Dès le début, l’ADN numérique est très prononcé. Deux hommes
fondent le M5S. L’un d’eux est Beppe Grillo, un comique très
populaire qui, pendant quatre ans, a tenu un blog au succès énorme
(des classements fiables le placent, dans ces années-là, parmi les
dix sites les plus influents au monde). L’autre est Gianroberto
Casaleggio, un programmeur de chez Olivetti devenu plus tard un
consultant apprécié pour des entreprises qui cherchaient à se
positionner dans le monde d’Internet sans vraiment savoir de quoi il
s’agissait (les entreprises, pas lui, qui le savait très bien). Grillo était
très fort pour réveiller l’énergie qui sommeillait dans les plis d’un pays
désabusé, mortifié par l’incompétence de ses politiciens et méfiant à
l’égard des grandes puissances économiques. Casaleggio a su créer
les outils pour canaliser cette énergie et lui donner une forme
politique. Dès 2007, des listes citoyennes nées de la communauté qui
s’était formée autour du blog de Grillo se sont présentées aux
élections régionales. La même année, une manifestation au doux nom
de Vaffanculo Day avait envahi de nombreuses places italiennes et, à
compter de ce jour, ces gens sont devenus si visibles qu’ils méritaient
un nom : les grillini. Deux ans plus tard, le MoVimento lui-même est
né. Les 5 étoiles ne font pas référence à un grand hôtel mais fixent
cinq priorités : l’eau, l’environnement, la connectivité, le
développement et le transport. Tels étaient en gros les chevaux de
bataille de Grillo. Si on regarde de plus près, on trouve des choses
comme le revenu de citoyenneté, la décroissance heureuse, Internet
comme droit fondamental, la protection absolue de l’environnement,
le choix d’un mode de vie à impact environnemental nul. De son côté,
Casaleggio y a ajouté l’idée de démocratie numérique, sorte de
démocratie directe qui, en accord avec certains axiomes de
l’insurrection numérique, sauterait toutes les médiations possibles et
amènerait les gens à intervenir directement dans le débat politique
grâce à l’utilisation de dispositifs numériques. On peut juger cette
vision utopique, mais réfléchissez bien et vous verrez que c’était en
fait une mise à jour tout à fait logique et surtout ambitieuse de ce qui
se passait : dans un monde où existent Uber et Airbnb, où
l’encyclopédie la plus diffusée est écrite par nous tous, où l’on peut
répondre à un tweet du pape et où les nouvelles nous parviennent sur
Facebook, pourquoi les gens ne devraient-ils pas voter en un clic et
se mettre à faire de la politique sans nécessairement appartenir à
une élite particulière ? Cela dit, le Game n’est pas fait d’idées mais
d’outils et, donc, imaginer une démocratie numérique ne veut rien dire
si on ne crée pas une plateforme pour la rendre possible. Casaleggio
l’a créée. Il l’a appelée Rousseau. À vrai dire, elle ne jouit pas d’une
très bonne réputation. Le Garante per la protezione dei dati
personali, l’équivalent de la CNIL, estime que son fonctionnement est
« absolument contraire aux exigences de sécurité informatique qui
doivent caractériser un véritable système de vote électronique ».
Pour beaucoup, il ne semble guère approprié qu’elle soit détenue par
ceux qui l’ont créée (Gianroberto Casaleggio est mort en 2017, la
plateforme est maintenant la propriété de son fils) : en effet, dans un
monde où le Web a été donné à tous les êtres humains, il est curieux
que quelqu’un garde pour soi l’outil qui permet de faire fonctionner
une démocratie directe. En tout cas, Rousseau existe, tourne à plein
régime et constitue, de fait, le moteur de la démocratie directe au
sein du M5S. Pour autant que je sache, rien de tel n’existe nulle part
ailleurs dans le monde.
Rappelons que le M5S s’est présenté pour la première fois aux
élections de 2010 : il s’agissait d’élections régionales et les résultats
se situaient entre 1 et 7 %. Huit ans plus tard, lors des élections
générales de 2018, il est devenu le premier parti italien – bien qu’il ne
soit pas un parti –, recueillant 32 % des voix. Puis, il a dû trouver un
moyen de gouverner l’Italie et a donc dû se chercher des alliés, car
32 % des votes ne suffisent pas pour commander. Seulement, si on a
en tête de renverser le système et de donner à tous les Italiens le
mot de passe du pouvoir, ça complique un peu les choses pour
trouver d’autres partis prêts à vous filer un coup de main. Par
conséquent, ils bricolent, laborieusement. D’une certaine façon, ils
essaient de connecter une tablette à un tracteur et de le faire avec
une clé USB. Vous imaginez bien qu’il faut de la patience. Difficile de
dire comment ça se terminera. Mais si quelque chose se passe avant
la fin de ce livre, je vous promets de vous tenir au courant : peut-être
que vous vous serez passionnés pour ce sujet et que vous voudrez
savoir comment nous nous en sommes sortis.

2010
• Naissance d’Instagram, un réseau social beaucoup plus stylé que
Facebook – qui le rachètera deux ans plus tard. L’inventeur, Kevin
Systrom, diplômé de Stanford, avait travaillé pour Google et venait
d’inventer une appli pour iPhone qui n’avait pas marché (Burbn) :
l’identité parfaite de l’innovateur de deuxième génération. Bien sûr,
c’était un homme, blanc, américain et ingénieur.
2011
• Apple lance iCloud : c’est un système qui vous permet de
sauvegarder tous les contenus de votre ordinateur dans un endroit qui
n’est pas votre ordinateur (idem pour ceux de l’iPhone). On les envoie
sur un nuage, pour ainsi dire : quand on en a besoin, on va les
chercher, et quand on a fini on les renvoie là-bas. Au-delà du
fonctionnement technique de la chose (c’est moche à dire, mais vos
fichiers, vos adresses, vos messages d’amour et vos photos en
petite tenue ne sont pas sur un nuage, ils sont sur d’autres
ordinateurs, stockés dans des millions d’endroits absurdes), la valeur
symbolique est remarquable : nous voulions à tout prix dématérialiser
la réalité, et à ce stade on peut dire que nous y sommes parvenus.
Une grande partie de notre vie ne pèse plus rien, n’est plus nulle part
et nous suit sans occuper de place ni de temps. Impressionnant. En
pratique, l’avantage est que, si votre téléphone portable tombe dans
la cuvette des toilettes, vous pouvez tranquillement tirer la chasse
d’eau, vos contacts sont en sécurité. L’inconvénient est la
désagréable impression de remettre tout ce qu’on possède entre les
mains de quelqu’un dont on ignore la véritable identité. Vous savez,
quand vous êtes sur la plage et vous voulez aller nager mais vous
vous sentez un peu inquiet de laisser seul votre sac à dos avec toutes
vos affaires à l’intérieur, et alors le type du parasol d’à côté vous dit :
« C’est bon, je surveille ! » Cette impression-là.

• Trois étudiants de Stanford inventent Snapchat. En soi, c’est une


appli de messagerie tout ce qu’il y a de plus normale, élémentaire,
facile et directe, un véritable
jeu d’enfants. Mais bientôt s’y ajoute une variable étonnante : les
textes, photos et vidéos que vous envoyez par Snapchat
disparaissent au bout de vingt-quatre heures. Irrésistible ! Comme
l’une des choses les plus difficiles à faire dans le Game est de se
cacher, de disparaître, de changer d’avis, de se repentir, de
supprimer, etc., Snapchat rencontre immédiatement un vif succès. On
approche actuellement les 200 millions d’utilisateurs quotidiens.
• 2011 est aussi l’année où se produit un passage de témoin curieux
et, d’une certaine façon, crucial. J’ignore comment nous le savons,
mais c’est l’année où l’utilisation des applis dépasse celle du Web.
Soyons plus précis : depuis cette année-là, quand on a un
smartphone dans les mains, on clique plus souvent sur l’icône d’une
appli que sur celle du navigateur permettant d’accéder au Web. Le
professeur Berners-Lee n’a pas dû apprécier. Moins parce qu’il y a
eu passage de témoin que parce qu’il avait envisagé le deuxième
monde tel un espace ouvert, n’appartenant à personne, dans lequel
les êtres humains échangeraient tout ce qu’ils avaient. Les applis ne
sont pas exactement ça : elles appartiennent à quelqu’un et ne sont
pas un espace ouvert. Ce sont des hangars, parfois immenses mais
fermés, où l’on va chercher un service bien précis avant de regagner
sa tanière. Vous voyez la différence, n’est-ce pas ? Si l’on veut, c’est
le symptôme parmi d’autres d’une sorte de joyeuse dégénérescence
du Game : un lent glissement loin de son élan utopique d’origine. Mais
c’est une observation au sujet de laquelle je mets en garde le
lecteur : la possibilité qu’il s’agisse d’une analyse moraliste,
e
consolatrice et très XX siècle est assez élevée.

2012
• Après la musique, les photos et les vidéos, la télévision devient
officiellement numérique. Fin du système analogique. En Italie, il a été
interrompu en 2012. Actuellement, le seul pays du monde où le signal
numérique n’accède pas est la Corée du Nord.

• Naissance de Tinder, qui parvient à dédouaner pour toujours un


désir équivoque que presque tout le monde avait : rentrer chez soi
complètement assommé et pouvoir choisir dans un catalogue un(e)
partenaire jamais vu(e) auparavant avec qui sortir dîner (ou entrer
dans un lit, si affinités). Ce n’était pas la première fois, bien sûr, que
quelqu’un essayait de mettre sur pied un site de rencontres, mais le
génie de Tinder a été de comprendre que choisir dans le catalogue
en étant assis dans son canapé avec la télévision allumée était pour
la grande majorité des êtres humains une chose plus amusante que
d’aller dîner au restaurant (plus cher, et puis il fallait d’abord se
doucher et s’habiller) ou de bel et bien s’apparier (je n’insiste pas sur
les nombreux problèmes que cela pose). On a donc pris grand soin
de faire de ce catalogue une sorte de jeu vidéo élémentaire,
subtilement érotique et très facile à utiliser. Concrètement, un solitaire
avec des cartes. Le fait qu’il soit possible de se retrouver deux
heures plus tard en train de peloter la dame de pique a naturellement
contribué à son succès.

2016
• Du 9 au 15 mars, AlphaGo, un logiciel développé par Google
(encore lui) affronte le numéro 1 mondial du jeu de go, Lee Sedol (un
Sud-Coréen de trente-deux ans). Récompense à la clé : un million de
dollars. La rencontre a été diffusée en direct sur YouTube et se jouait
en cinq manches. AlphaGo l’a emporté 4 à 1.
C’était une machine et elle a vaincu le champion humain.
Je sais que vous avez tous en tête Deep Blue et sa victoire contre
Kasparov (c’était en 1996 et le logiciel avait été développé par IBM),
mais je vous invite à saisir la différence : ici, nous parlons de go, un
jeu infiniment plus complexe que les échecs. Par exemple, pour jouer
le premier coup aux échecs, vous pouvez choisir parmi 20 possibilités
différentes ; au go, il y en a 361. Et si vous arrivez vivant au
deuxième coup, aux échecs vous pouvez choisir parmi
400 possibilités. Au go, c’est un peu plus élevé : 130 000. Bonne
chance !
Tout cela pour dire que créer une machine capable de gérer une
chose aussi compliquée nécessite une certaine quantité de travail. On
a entraîné AlphaGo en lui faisant mémoriser 30 millions de parties
précédemment jouées par des êtres humains (des bons). Et jusque-
là,croyez-moi, c’était une affaire de muscles, de puissance de calcul :
rien de particulièrement fascinant. Le plus beau a commencé quand
les programmeurs ont entrepris de travailler avec des réseaux
neuronaux profonds (n’essayez pas de comprendre ce que c’est),
obtenant un résultat qui relève sans nul doute du prodigieux :
AlphaGo apprend des êtres humains, puis il décide seul, invente des
mouvements que les hommes n’ont jamais faits, applique des
stratégies qu’aucun d’entre eux n’avait imaginées : c’est pour cela
qu’il gagne.

Ce qu’AlphaGo incarnait, développait et portait à l’attention des


gens a un nom : INTELLIGENCE ARTIFICIELLE. Je n’essaierai pas de vous
expliquer ce que cela signifie exactement, j’y penserai dans dix ans,
lorsque j’écrirai le troisième volet des Barbares. Mais ici j’avais
besoin de mentionner ce nom, car c’est certainement celui d’un
tournant, d’un pas en avant technologique, peut-être même d’un
nouvel horizon mental. Avec lui, un chapitre du Game (celui que nous
avons étudié dans ce livre) se clôt, tandis qu’un autre s’ouvre, sur
lequel il est franchement difficile de faire des prévisions. Si vous
imaginez des robots qui nous pisseront sur la tête, vous êtes loin du
compte (ce genre d’intelligence artificielle n’a toujours pas avancé).
Mais le reste est un horizon ouvert, entièrement à découvrir. On verra
bien.
Pour l’instant, savourons la délicieuse satisfaction d’avoir tracé
une parabole qui part d’un jeu d’aliens et se termine par un jeu de
Sud-Coréens. Entre ces deux jeux se dresse enfin l’élégante chaîne
de montagnes dans laquelle s’inscrit la civilisation où je vis. Puis-je
raisonnablement espérer que vous la voyez, vous aussi ?

Screenshot final

Dernier tronçon de la colonne vertébrale. Domine alors la vague


impression d’une civilisation qui a posé ses bases et peut maintenant
serrer les boulons comme il faut. Il y avait un travail à finir et ils l’ont
fini.
On s’en souviendra probablement comme de l’ère des applis. De
fait, la transformation d’ogres mystérieux, lourds et chers (les vieux
logiciels) en animaux domestiques, légers et pratiquement gratuits
(les applis) marque l’accomplissement de nombreux gestes apparus
des années auparavant :

elle libère la circulation entre le premier monde et le deuxième en


effaçant la frontière psychologique qui, à l’ère précédente,
séparait encore ces deux régions de l’expérience ;
elle fait fonctionner à plein régime le système de réalité à deux
forces motrices que le Web avait imaginé le premier ;
elle permet d’éliminer de nombreuses médiations et donc de
nombreux médiateurs ;
elle nous habitue à résoudre les problèmes de manière
exclusivement amusante, en dissolvant les ennuis du quotidien
dans une mer de petits jeux vidéo ;
elle généralise l’impression d’être admis au sein d’une humanité
augmentée ;
elle facilite l’accès à la post-expérience ;
elle pousse à la mobilité absolue en favorisant le smartphone et
en allégeant le plus possible la posture homme-clavier-écran ;
enfin, elle réduit la distance entre l’homme et la machine au point
de nous faire percevoir ces appareils comme des produits
organiques, presque bio, des extensions « naturelles » de notre
corps et de notre cerveau.

Comme vous le voyez, ce n’est pas rien. Ce sont de nombreux


élans qui se sont combinés en une même façon d’être au monde. De
nombreuses intuitions qui s’emboîtent en un seul dessein. Une
insurrection qui devient civilisation. Une quarantaine d’années de
rébellion qui débouchent sur une vaste terre promise : le Game.
Parfaitement réalisée, la patrie ardemment désirée laisse à
e
jamais derrière elle le cauchemar du XX siècle et se prépare, en
rassemblant ses forces, à la prochaine colonisation électrisante : les
progrès stupéfiants de l’intelligence artificielle indiquent clairement la
direction.
Bref, une ère triomphale, pourrait-on dire.
Pourtant, si nous nous mettons à creuser, à pénétrer dans les
ruines et à balayer la poussière de nos découvertes archéologiques,
les choses racontent une histoire un peu plus complexe. Cette
époque qui semblait résumer gaiement tout le travail effectué
précédemment est en fait parcourue de mouvements géologiques
souterrains, contradictoires et parfois désastreux. Des traces de
destruction, de luttes et de tremblements de terre apparaissent ici et
là. Le paysage devient plus difficile à lire. La certitude que le Game
est un système complet n’est plus si solide. D’étranges questions se
posent. Il n’y a pas de réponse à toutes.
Comme nous le verrons dans les Commentaires qui suivent.
1. Mouvement 5 étoiles, au pouvoir en Italie, allié avec la Lega. (Toutes les
notes sont du traducteur.)
Commentaires sur l’ère du Game

INDIVIDUALISME DE MASSE

Il y a quelques pages nous avons parlé pour la première fois


d’humanité augmentée. Nous étudiions les premières années de
l’insurrection numérique et nous avons employé cette expression pour
signaler l’ivresse que le Web naissant avait transmise à tout
utilisateur : cette façon de se déplacer latéralement, de voyager
partout, d’accéder aux tiroirs des autres ; les nouvelles frontières du
deuxième monde qui s’ouvraient grandes, accessible à tous ; la
vitesse, la liberté.
C’était au début des années 90. Aujourd’hui, si l’on y repense, on
en sourit. Maintenant que nous savons ce qui s’est passé au cours
des vingt-cinq années qui ont suivi, il nous semble presque incroyable
d’avoir employé l’expression humanité augmentée pour si peu de
chose. Nous ne pouvions même pas envoyer un courriel depuis notre
téléphone et nous parlions d’humanité augmentée. Mais nous étions
déjà en train de débattre pour savoir si ça n’était pas nocif pour notre
santé mentale, pour la société et pour le monde !
C’est trop mignon.
À présent que nous sommes dans le Game, nous sommes à
même de comprendre quelque chose de beaucoup plus précis. Nous
devons le comprendre.
Ce que nous savons avec certitude, c’est que cette tendance
générale à développer les possibilités de l’individu s’est consolidée à
l’ère du Game, formant un vaste réseau d’outils qui ont effectivement
accru dans toutes les directions les possibilités des êtres humains. Il
ne me semble pas nécessaire d’en dire plus mais, si vous y tenez,
prenez quatre choses au hasard, que sais-je, voyager, jouer, obtenir
des informations, aimer, et comparez les outils qui nous aident à les
faire aujourd’hui avec ceux que nous avions il y a vingt ans. Ma foi, la
différence est abyssale, c’est évident. Une humanité vraiment
augmentée.
Une autre chose que nous savons avec certitude, c’est que ce
genre de spectaculaire mise à jour ne concernait pas qu’une petite
élite de chanceux mais pratiquement tous les êtres humains. OK,
tous, ça ne vous plaît pas. Mais s’il y a un milliard d’utilisateurs de
WhatsApp, plus de deux milliards de personnes qui ont un profil
Facebook, cinq millions de logements à louer sur Airbnb, oubliez les
élites, les trucs de riches, les petits jeux pour hipsters occidentaux :
on parle là d’une chose qui touche un nombre impressionnant de
personnes. Nous nous y sommes habitués, mais il ne faudrait pas
perdre de vue que rendre tant de possibilités accessibles à une base
sociale aussi large est une entreprise colossale. Cette redistribution
des possibilités est aussi une redistribution du pouvoir. Il y a trente
ans, seuls quelques hackers marginaux qui bricolaient dans la contre-
culture californienne auraient pu imaginer une telle chose. Nous
savons maintenant qu’ils ne déliraient pas. De façon incroyable, leur
idée d’utiliser les ordinateurs pour briser des privilèges séculaires et
redistribuer le pouvoir à tous les êtres humains avait quelque chose
de sensé. Je jure que je n’aurais pas misé un dollar là-dessus. Et
pourtant.
La troisième chose que nous savons avec certitude, c’est que ce
type de redistribution du pouvoir a logiquement croisé un autre
mouvement détectable dès l’aube de l’insurrection numérique :
l’instinct de se passer des médiations, d’être en prise directe avec la
réalité, de désamorcer les élites. Ce sont deux forces qui ont travaillé
l’une dans l’autre pendant des années : à mesure que l’individu
recevait une part de pouvoir, de privilège, de possibilités et de liberté,
il l’utilisait pour se défaire de la présence encombrante de médiateurs
inutiles. Multipliez cette dynamique par des milliards de personnes et
vous commencerez à mesurer de quoi nous parlons. Une sorte de
grand bouleversement géologique. Un tremblement de terre.
Bien sûr, le monde en est sorti complètement différent. Et nous
pouvons maintenant voir à quel point il a changé. Mais il est très
important de ne pas s’arrêter aux détails, de ne pas se laisser
distraire par quelques singularités curieuses, tel le fait qu’on puisse
organiser un voyage sans agence de voyages ou que les forums de
lecteurs aient plus de poids que l’avis des critiques. Qu’importe. Là
n’est pas la question. Il faut s’éloigner un peu, regarder d’en haut, et
on pourra voir le vrai cœur de la question, le point exact où ce
tremblement de terre a redessiné la figure du monde. C’est un point
que nous connaissons bien.
Celui où se forme la conscience de soi.
Voici ce qui s’est passé : dans le Game, l’ego de milliards
d’individus a été quotidiennement nourri avec des supervitamines, en
partie produites par des outils qui augmentaient leurs compétences et
en partie développées par les parricides à répétition commis dans le
but de se défaire des élites. Une nouvelle conscience de soi est
apparue chez des millions d’individus qui n’avaient pas l’habitude de
s’imaginer ainsi. Qui n’étaient pas destinés à s’imaginer ainsi, si vous
voyez ce que je veux dire. En un sens, ils se sont redécouverts en
contemplant la réalité assis désormais au premier rang, une place à
laquelle ils n’avaient jamais eu la lucidité d’aspirer, ou sur des scènes
qu’ils avaient toujours crues réservées à d’autres par décret divin.
Auparavant, lorsqu’ils criaient, on ne les entendait que dans la cage
d’escalier : maintenant, un murmure de leur part peut arriver jusqu’en
Australie. Beaucoup se sont soudain aperçus qu’ils pouvaient PENSER
DIRECTEMENT : avoir des opinions sans devoir attendre que certaines
élites les émettent, les cautionnent, puis les rendent disponibles, les
autorisant ensuite à les partager. On pouvait les produire soi-même,
les façonner, les prononcer et les injecter dans le système sanguin du
monde, où elles atteindraient des millions de personnes. Il y a encore
cent ans, quelques milliers de personnes dans toute l’Europe
pouvaient se permettre une telle chose.
Donc : hypertrophie de l’ego. Ou plutôt : refondation de l’ego car,
en fin de compte, ce que l’insurrection numérique a réussi à donner
aux gens est une robustesse de l’ego jusque-là réservée aux élites et
que ces dernières n’ont jamais considérée comme une hypertrophie,
mais comme l’articulation équilibrée de leurs capacités. Et donc :
restitution de l’ego, appelons cela ainsi. Accomplie avec une
formidable habileté, soulignons-le. Une autre caractéristique géniale
des outils numériques est que, en plus de nourrir notre ego, ils lui ont
également fourni une sorte d’environnement protégé, un sol tendre qui
lui permette de grandir sans trop de risques. Tous les réseaux
sociaux, mais aussi les systèmes de messagerie et les grands
conteneurs tels que YouTube, sont conçus pour que nous nous
révélions au grand jour, mais pas tant au grand jour que cela : ils
nous permettent de nous exprimer avec une certaine ambition, voire
avec agressivité, mais sans quitter une zone de confort. C’est une
situation idéale : il y a ceux qui en profitent pour traiter une ministre
de salope et ceux qui postent leurs trois premières chansons puis
deviennent célèbres, mais, dans tous les cas, c’est une chance dont
beaucoup d’individus ont choisi de profiter, et ce qu’il nous faut
maintenant comprendre c’est que CE SONT DES INDIVIDUS, précisément,
nombreux et tous différents, et de cela, croyez-moi, il n’y a presque
e
aucun précédent. Ce que je veux dire, c’est que si au XX siècle il
pouvait arriver à un individu de se sentir « humanité augmentée », par
exemple, c’était presque toujours dans un contexte de rite collectif,
d’appartenance à une communauté. On pouvait vivre des moments de
très haute intensité, d’expression de soi, voire de grandeur, mais
c’étaient surtout des moments qu’on vivait en tant que membre d’une
communauté, d’une nation, d’une Église, d’un parti ou, à la limite, de
sa petite communauté familiale. L’humanité augmentée était alors une
mise à jour collective et non individuelle. Un individu seul n’allait pas
très loin.
Mais quelque chose a changé au cours des trente dernières
années, quelque chose de vraiment considérable. Le Game n’admet
presque que des joueurs individuels, il a été conçu pour des joueurs
individuels, développe les compétences de joueurs individuels et
affiche le score de joueurs individuels. Même Trump et le pape
envoient des tweets, sentant bien que les acteurs du Game sont
désormais habitués à se présenter individuellement, à jouer en un
contre un. Ainsi, le Game est devenu le plus formidable incubateur
d’individualisme de masse que nous ayons jamais connu, une
tendance que nous ne savons pas traiter et qui nous prend
fondamentalement au dépourvu. On peut douter qu’une telle chose se
soit produite auparavant sur Terre. Le seul cas qui me vienne à
e
l’esprit est peut-être la démocratie athénienne du V siècle avant
Jésus-Christ : il s’agissait en fait d’un régime d’individualisme de
masse, mais où par masse on entendait 15 % des habitants
d’Athènes. Cela suffit à créer un véritable chaos (et à produire de
bouleversantes merveilles), mais en définitive cela représentait 15 %
des Athéniens. En Italie, pour rester dans mon environnement, une
personne sur deux, comme je l’ai dit, a un profil Facebook.
Nous nous retrouvons donc dans un paysage inédit, où personne
avant nous n’a jamais vraiment joué une partie jusqu’au bout. Nous
nous trouvons régulièrement face à des situations de jeu absurdes
que nous avons du mal ne serait-ce qu’à cerner : quand
l’individualisme devient de masse, la première chose à entrer en crise
est le concept même de masse. Il n’y a plus d’entités sociales qui se
déplacent en tant qu’entités, comme de grands ensembles d’individus
réunis par une même appartenance : les catholiques, les Anglais, les
passionnés de rock indé, les communistes. Autrefois, c’étaient de
grands animaux qui bougeaient en faisant des mouvements presque
impersonnels, dus à la paisible appartenance de beaucoup à une
communauté, et contrôlés par une élite à la main ferme et à la
conduite sûre. Dans le Game, ce type de mouvements est devenu
rare, car l’individualisme de masse génère des millions de
micromouvements et désamorce le métier de guide. Conformément
au vieux précepte du mouvement avant tout, les grandes
convergences électorales se font et se défont rapidement, car ce ne
sont pas des formations géologiques sédimentées au fil du temps,
mais de brefs regroupements d’individus destinés à se rassembler
d’une autre manière au prochain coup. Résultat : dans le Game, avec
l’avènement de l’individualisme de masse, la masse n’existe plus, à la
limite elle se forme épisodiquement dans des situations de jeu
individuelles.
Un autre paradoxe qui me fascine est le suivant : le triste
phénomène d’individualisme sans identité qu’on observe souvent.
C’est-à-dire des êtres humains qui peuvent, par exemple, afficher
brillamment leurs opinions sans en avoir, porter des jugements faisant
autorité sans posséder de compétences suffisantes pour cela ou
prendre des décisions cruciales pour leur vie sans avoir une
connaissance raisonnable de ladite vie. C’est comme si la capacité
technique avait définitivement pris le dessus sur la substance des
choses. Comme si les outils numériques avaient fini par installer de
puissants moteurs à l’intérieur de corps pas assez solides pour les
supporter, les contrôler, les utiliser vraiment. Ce n’est pas un scénario
complètement nouveau, car il nous est souvent arrivé de générer des
systèmes mentaux sans avoir la capacité immédiate de les mettre en
œuvre : le siècle des Lumières, par exemple, a produit une
revendication de liberté que, dans un premier temps, il n’était pas du
tout capable de gérer, et le romantisme a rendu disponible à faible
coût une sensibilité que la plupart des êtres humains ne pouvaient
pas tolérer physiquement. C’est donc une chose que nous
connaissons, mais cela ne résout pas le problème de vivre dans un
Game où une bonne moitié des joueurs s’agitent sur scène alors
qu’ils devraient être gentiment assis dans la salle à regarder. Dans
les coulisses, la cohue est assez impressionnante.
Je ne veux pas en dire trop et signalerai donc ici, en quelques
lignes, un dernier paradoxe, qui me tient à cœur. L’individualisme est
toujours, par définition, une posture contre : c’est le sédiment d’une
rébellion, il prétend générer une anomalie, refuse de marcher avec le
troupeau et avance seul en sens inverse. Mais quand des millions de
gens se mettent à marcher en sens inverse, quelle est la bonne voie
à suivre ?

Les pères de l’insurrection numérique imaginaient-ils de tels


paradoxes ? Je ne le pense pas. Ces paradoxes étaient-ils
concevables ? Peut-être qu’avec un peu de lucidité, on aurait pu les
prévoir. Pouvons-nous vivre avec ? Nous devons admettre que oui,
puisque c’est le cas aujourd’hui. Mais ce sont certainement des
failles, comme des couches superficielles qui se détachent
inopinément du corps du Game, le privant de force, de consistance et
même de beauté. Ces paradoxes provoquent confusion et perplexité.
Je vous déconseille toutefois d’oublier qu’ils naissent d’un mouvement
de libération, de rupture et d’espoir. Lorsqu’on redistribue le pouvoir,
le minimum qui puisse se produire, c’est que le paysage d’ensemble
perde de sa netteté, de son harmonie et peut-être même de sa
substance. Et donc, si je redeviens un archéologue qui étudie les
vestiges de cette civilisation à l’ère du triomphe apparent du Game, il
me semble reconnaître les signes d’une phase imparfaite dans
laquelle, après avoir rendu leur dignité à beaucoup de gens et une
conscience à la plupart, les premières années du Game ont contraint
ces hommes à faire face à des situations paradoxales, dans l’attente
de nouveaux équilibres, d’une nouvelle maturité et d’une nouvelle
élégance. Il leur manquait encore la capacité d’être eux-mêmes,
dirait-on. De fait, aucun outil ne pouvait la leur donner.

NOUVELLES ÉLITES

Puisqu’on parle de paradoxes et de phénomènes curieux,


lorsqu’on étudie ces découvertes archéologiques un autre fait
apparaît comme évident : après des années passées à désamorcer
les élites et à fonder un système reposant sur l’individualisme de
masse, ce qui s’est passé, bien sûr, c’est que le Game a fini par
produire sa propre élite, une élite complètement différente, certes,
mais une élite. Un fossile découvert récemment en dit long sur ce
phénomène. L’audition de Mark Zuckerberg par le Sénat américain
qui s’est déroulée en avril 2018.
Vous vous en souvenez, on avait récemment appris qu’une société
britannique, Cambridge Analytica, avait obtenu les données
personnelles de millions d’utilisateurs de Facebook et les avait
utilisées pour influencer le résultat des élections américaines de
2016. Piqués au vif, les vieux politiciens de Washington qui avaient
jusque-là laissé Zuckerberg foncer à sa guise sont sortis de leur
sieste digestive et ont envoyé le jeune garçon chez le directeur. Si
vous visionnez la vidéo, vous verrez que le décor est sublime : les
puissants assis un peu en hauteur, presque en demi-cercle,
dignement enfoncés dans des fauteuils en cuir, avec, derrière eux,
deux rangées de je ne sais quoi, peut-être des ronds-de-cuir. Ils se
penchent légèrement vers le bas où, au centre du ring, un gamin un
peu raide et très seul est relégué sur une sorte de banc des accusés,
avec pour seul réconfort le verre d’eau du prisonnier. Il porte une
veste et une cravate, ce qui a son importance : ce n’est pas son
uniforme, mais celui des dinosaures postés au-dessus de lui, il a donc
accepté de jouer suivant leurs règles. Dans chacun de ses mots, on
sent l’effort de traduire pour ces très vieux enfants quelque chose
dont ils ignorent les origines, les mécanismes et, en fin de compte, le
sens. Parfois ils lui posent des questions surréalistes et il a
visiblement du mal à garder son sérieux. Si on inverse la situation,
c’est comme s’il avait demandé à un sénateur des choses comme :
Vous avez voulu être sénateur pour devenir riche ou pour aider les
États-Unis ? Ou : Vos électeurs sont-ils mieux lotis depuis qu’ils vous
ont élu ? Ce genre de questions. Ridicules. Mais il parvient à ne pas
rire et semble au contraire assez tendu, dans cet étrange rôle de
mauvais élève envoyé chez le dirlo. Le voilà dans une situation
absurde où il se retrouve coincé dans l’angle d’un ring dont il se fiche
complètement. Il perd à un jeu auquel il n’a jamais joué et lève les
mains sous la menace d’une douzaine de fusils auxquels lui et
d’autres comme lui ont retiré leurs munitions, il y a des années.
Quelle fantastique situation narrative : en comparaison, Shakespeare
était un amateur.
L’ancienne élite et la nouvelle, face à face.
La première est affable, légèrement bouffie, âgée,
irrémédiablement pénétrée de sa propre importance et encore
puissante. La seconde est vaguement artificielle, froide, presque
impersonnelle, sûre d’elle, mais prise au dépourvu.
On ne peut pas vraiment dire qui a gagné : c’est comme se
demander qui est le plus rapide, de l’aigle ou du guépard (c’est une
question que les enfants posent parfois quand ils sont enfants ; et ils
font la même chose avec Spiderman et Jésus-Christ). Ce sont deux
mondes qui n’ont rien à voir. Plus que ça, ils n’ont absolument rien à
voir. Prenez une chose, une seule, mais centrale : l’usage qu’ils font,
ou pas, de l’idéologie. Les sénateurs se présentent avec un certain
bagage idéologique, Zuckerberg non. Les sénateurs ont comme
préoccupation de faire fonctionner la réalité à la lumière de certains
idéaux, Zuckerberg a comme préoccupation de faire fonctionner la
réalité, un point c’est tout. Les sénateurs sont pris dans l’éternel
dilemme américain : comment fixer des règles sans attaquer ce
totem idéologique qu’est le libéralisme le plus débridé ; Zuckerberg
veut connecter les gens, un point c’est tout. Lorsqu’ils lui demandent,
horrifiés, si ce ne serait pas une bonne idée, au fond, de fixer des
limites comme l’ont fait ces couilles molles d’Européens, il répond que
ça le serait probablement, oui : le libéralisme américain, il s’en cogne.
Il veut connecter les gens et il est vraiment désolé si cela crée des
problèmes, ses techniciens s’en occuperont. Il ne s’attend pas à ce
que les gouvernements puissent faire quoi que ce soit en la matière,
mais s’ils ont des suggestions utiles, pourquoi pas. Fin de la
discussion. Telle est l’absence d’idéologie totale, sans remède et
parfois effrayante, des pères du Game.

L’audition de Zuckerberg par le Sénat américain résume assez


bien la situation : elle souligne physiquement la distance abyssale
entre les deux types de pouvoir qui sont l’un en face de l’autre, celui
e
du XX siècle et celui du Game. Elle nous aide à mesurer le
changement de paradigme et à prendre en compte la naissance
d’une nouvelle élite. Mais il serait réducteur de croire que par « élite
du Game » il ne faille entendre que des gens comme Zuckerberg,
c’est-à-dire la poignée de milliardaires qui ont inventé les outils à
succès avec lesquels nous avons bouleversé le monde. À la limite,
ceux-là ne comptent pas : la force des systèmes ne réside jamais
dans les oligarchies qui occupent leur sommet, mais dans leur
capacité à produire une élite diffuse ; qui répète quotidiennement, à
n’importe quelle échelle, le mot d’ordre d’une certaine façon d’être au
monde. En ce sens, si vous voulez vraiment comprendre ce que sont
les nouvelles élites, regardez un peu plus bas et vous les trouverez.
Ce sont des êtres humains qui ne sont guère difficiles à reconnaître :
ILS SONT CAPABLES DE POST-EXPÉRIENCE.

Vous vous en souvenez, de la post-expérience ? La version


intelligente du multitâche. Cette façon d’utiliser la superficialité comme
fondement du sens. Cette technique de danse sur la pointe des
icebergs. Vous y êtes ?
Bien. Les nouvelles élites se reconnaissent à ça : elles sont
capables de post-expérience. Elles savent se déplacer dans le
Game, utilisent la superficialité comme moteur de propulsion et tirent
leur force des structures provisoires générées par leur mouvement.
Ce sont des gens capables de faire réagir chimiquement des
matériaux dispersés partout dans le Game : ils obtiennent ainsi des
matériaux inconnus avec lesquels ils bâtissent de nouveaux édifices
de sens. Ils utilisent les machines de façon organique et presque
biologique : comme des prothèses. En eux, toute ligne de
démarcation entre le premier monde et le deuxième s’est effacée, et
leur démarche est celle d’un animal amphibie parfaitement adapté à
un système de réalité à double force motrice. Ils sont très rapides
dans le mouvement intellectuel mais rarement capables de
comprendre des choses qui demeurent immobiles, puisqu’ils ne les
voient pas. Ils n’ont pas l’air déstabilisés par la post-expérience car,
souvent, ils n’ont jamais connu la stabilité, et ils voient dans le Game
un environnement qui transforme la confusion en instrument de
e
connaissance. Ils incarnent une forme d’intelligence qui, au XX siècle,
aurait été avant-gardiste et qui est destinée à devenir l’intelligence de
masse : celle qui est la plus répandue, et parfois même triviale.
Comme toutes les élites, ils peuvent être sublimes ou grotesques :
souvent ils sont les deux à la fois. Mais soyons clairs : ce sont eux qui
fixeront les lois du Game, des lois invisibles et donc décisives : ce qui
est beau, ce qui est juste, ce qui est vivant, ce qui est mort. Si
quelqu’un espérait que l’insurrection numérique produirait un monde
d’égaux, dans lequel chacun serait le créateur de son propre système
de valeurs, qu’il se fasse une raison : toutes les révolutions donnent
naissance à des élites et attendent d’elles de savoir ce qu’elles ont
fabriqué.

Dès maintenant, les adeptes de la post-expérience sont là-devant,


clairement visibles dans une lumière toute particulière, et ils ont lâché
le reste du groupe. Récemment et sans retour possible, ils sont
devenus des modèles, des points à atteindre. Des héros, au fond. Ils
ne le sont pas devenus pour quelques essayistes particulièrement
pointus : ils le sont devenus pour le peuple du Game. Tandis que
j’écris ces lignes, à Rome, dans la gare Termini où passent toutes
sortes de gens, des familiers du Game les plus brillants à ceux qui s’y
cramponnent avec les ongles en passant par ceux qui ne sont jamais
vraiment montés à bord, eh bien là, dans la gare Termini, une série
totémique d’immenses photos publicitaires – les portraits de jeunes
mannequins – couronne actuellement l’accès aux voies, avec une
solennité qui me rappelle la procession des métopes sur le péristyle
du Parthénon. Cette série de portraits – techniquement impeccables,
d’une beauté consciencieuse – est l’un des meilleurs essais sur la
post-expérience que j’aie lus. De fait, c’est une publicité pour un
célèbre couturier, et ce qu’elle vend, ce sont les vêtements portés par
les mannequins. Mais je ne suis presque pas en mesure de les voir,
ces vêtements, car ce que je vois, ce que l’on me vend avec un réel
génie, c’est la définition précise d’une certaine façon d’être au monde,
celle des élites du Game. Pour chaque photo, chaque personnage,
on trouve une courte légende. Je les ai toutes notées :

✓ Possède deux passeports, mais ne vit dans aucun de ces deux


pays.
✓ A joué dans son premier court-métrage, mais ne s’en vante pas.
✓ Adore faire du yoga à l’aube, puis dormir jusque tard le matin.
✓ S’y connaît en titres et actions, voudrait s’y connaître davantage
en art.
✓ Végétarienne convaincue. Presque tout le temps.
✓ Adore New York. Est nostalgique de sa ville.
✓ A fondé une agence de publicité à succès, a toujours du temps
pour ses amis.
✓ N’aime pas qu’on l’appelle influenceuse. Aime influencer les gens.
✓ Peint des nus qui ressemblent à des paysages, ne possède pas
de smartphone.
✓ Architecte d’intérieur à São Paulo, escalade des montagnes au
nord de Rio.
✓ Possède une voiture et une brosse à dents électriques, fait sa
vaisselle à la main.
✓ Donne de mauvaises indications aux touristes. Puis le regrette.
✓ Sortait tous les week-ends et les passe maintenant dans sa
maison de campagne.
✓ Se promet d’aller se coucher tôt. Dès l’année prochaine.
✓ A hérité de l’entreprise de son père. Pas de sa garde-robe.
✓ A quitté son emploi dans une banque pour devenir boulanger.
Sans regrets.
✓ Ne croit pas aux horoscopes. Typiquement Sagittaire.
✓ Comptable le jour, danseur de tango la nuit.
✓ Est parfois pris pour un acteur, mais préfère se tenir dans les
coulisses.
✓ Travaille dans l’édition numérique. Lit encore des livres.

Inutile de dire qu’ils sont tous jeunes et beaux. Inutile de dire qu’ils
sont de toutes les ethnies. Inutile de dire qu’ils sont habillés comme
des dieux. Inutile de dire qu’ils sont l’incarnation de l’individualisme.
Inutile de dire qu’ils semblent ne pas avoir de maîtres. Inutile de dire
qu’on a franchement envie de les envoyer se faire foutre, et que le
fait qu’ils soient là, exposés de cette façon, dans une gare où des
banlieusards et des abonnés aux trains régionaux s’efforcent tant bien
que mal de rassembler les morceaux d’une existence à peine
décente, ce fait exige réparation et invite à se demander où est
passée la dignité. Mais – essayez de comprendre – il est par ailleurs
inutile de souligner à quel point cette galerie de portraits atteint sa
cible, avec une précision que seuls ceux qui œuvrent dans la mode
peuvent atteindre. Elle déchiffre et immortalise ceux que nous
considérons tous comme une élite : ceux qui ont appris de
l’environnement numérique une série de gestes et de compétences
qu’ils ont su réinvestir dans leur vie analogique et dans des
comportements qui n’ont pas grand-chose à voir avec le numérique.
Ce sont des caricatures, car c’est de la publicité, mais des
caricatures des bonnes personnes : ces gens insaisissables jaillissent
dans le Game et réinventent des figures cohérentes qui, jusqu’à hier,
étaient des oxymores. Ils construisent leur propre constellation de
sens en assemblant des pièces et des mondes lointains, utilisent la
technologie sans être esclaves, traversent le monde d’un pas paisible
et léger, et font tout en emportant avec eux le passé (les
boulangeries !), en apprivoisant le présent (ils ont tous un travail,
merde !) et en annonçant le futur (la voiture ? électrique). Ce ne sont
pas des nerds, attention, ce ne sont pas des ingénieurs ni des
développeurs, ce ne sont pas des milliardaires du Web : c’est une
élite intellectuelle d’un genre nouveau, vaguement humaniste, où la
discipline de l’étude a été remplacée par la capacité à relier des
points, où le privilège de la connaissance s’est dissous dans celui de
l’action et où l’effort de penser en profondeur s’est inversé en plaisir
de penser rapidement.
Prenez ce catalogue de héros, retirez-en la dimension
commerciale, gommez le glamour inutile, ajoutez une note de respect
pour les vivants, appliquez ce genre de synthèse aux gens qui
s’occupent du vrai sens des choses et non de costumes, et vous
aurez la nouvelle élite qui maîtrise la post-expérience : ceux qui ont
e
liquidé le XX siècle après en avoir vidé les entrepôts, les meilleurs
natifs du Game, qui traduisent notre savoir en savoir différent, fondé
sur l’idée de surface, sur l’individualité de masse, sur le mouvement et
la légèreté. OK, il ne faudrait pas témoigner trop d’enthousiasme : je
le sais, beaucoup d’entre eux tournent à vide. Ils sillonnent à une
vitesse admirable la surface du Game sans pouvoir la rayer le moins
du monde. Dans leur triste démarche narcissique, la post-expérience
devient une bonne couverture pour des gens incapables de produire
des idées ou de supporter le poids de l’honnêteté intellectuelle. Ils me
rappellent certains érudits qui ont eu beaucoup de succès à l’époque
des élites du XXe siècle : c’était alors le savoir qui remplaçait les idées
et, à présent, pour masquer la rareté de la pensée, on a la vitesse,
un certain brio apparent et une belle forme d’intensité. Et pourtant je
e
reste convaincu que, tout comme les élites du XX siècle ont produit
des intelligences extraordinaires, spectaculaires et rédemptrices,
l’élite du Game est en train de se former autour de cas individuels, de
plus en plus fréquents, niches d’intelligence prophétique, solide et
parfaitement utile. Des gens qui n’ont pas conçu le jeu, mais qui
savent y jouer et lui donnent un sens. Ils sont à l’insurrection
numérique ce que Roger Federer est au tennis. Non seulement ils
gardent la balle dans le court, mais ils réussissent des coups qui
n’existent pas : ces coups sont une écriture, au sens le plus noble du
terme. Ce sont les écritures runiques à travers lesquelles, dans dix
mille ans, on reconnaîtra notre civilisation.

BRÈVES INCURSIONS EN POLITIQUE


L’intéressante anomalie du MoVimento
5 Stelle
Et puis il y a ce fossile singulier, inattendu : les traces d’un assaut
mené par les insurgés contre le palais du pouvoir politique. De petites
traces, il faut bien le dire : pour l’instant, on dénombre un seul cas, en
Italie, c’est-à-dire dans un pays petit et de second rang. Et, au fond,
un pays guère adapté à une telle expérience : on aurait pu attendre
cela des pays du nord de l’Europe, où une certaine tradition de
démocratie directe et une vocation entrepreneuriale liée à l’innovation
numérique rendraient la chose plus naturelle. Il n’en est rien. Le M5S
est né et a gagné en Italie, un pays très peu « numérique », avec une
idée plutôt baroque du pouvoir et une vocation beaucoup plus
humaniste que technico-scientifique. Allez comprendre.
Quoi qu’il en soit c’est arrivé, et il est une chose que nous pouvons
dès maintenant apprendre de ce succès : le parti politique du
e
XX siècle, massif, carré, fermé, stable, gigantesque et durable, n’est
pas adapté aux règles du Game. Il s’agit à l’évidence d’un vestige
d’une civilisation antérieure. Il peut continuer à avoir un sens tant que
la politique reste une de ces forteresses dans lesquelles le Game ne
met pas son nez. Mais il suffit qu’elle devienne un jeu ouvert à
d’autres acteurs (pas nécessairement aux natifs du numérique,
également aux populistes xénophobes ou aux mouvements qui
rassemblent les citoyens autour de causes circonscrites) et le parti
du XXe siècle apparaît comme une sorte de ligne Maginot vouée à
l’échec. Du reste, c’est une chose que nous apprennent aussi des
phénomènes comme Podemos ou des néopartis sur mesure comme
La République en marche. Le M5S a été visionnaire parce qu’il a
anticipé cette tendance, il y a cru et a agi, avec une incontestable
obstination et une réelle audace. Franchement, je ne suis pas à
même de donner une opinion avisée sur la démocratie numérique et
le vote en ligne, ce n’est d’ailleurs pas un sujet qui me passionne,
mais derrière crépite l’intuition que si, aujourd’hui, on ne propose pas
e
d’alternative aux partis du XX siècle, si on n’a pas la capacité
d’encadrer des masses en mouvement, des masses changeantes et
jamais immobiles, de catalyser des courants fluides qu’il ne faut pas
espérer figer dans une adhésion à l’un de ces partis – si on ne sait
pas comment faire tout cela, on ne gagnera plus jamais.

D’une certaine façon, ce précepte devrait être étendu aux


autres institutions jusqu’à présent laissées tranquilles par
l’insurrection numérique et qui ont donc continué à hiberner
paisiblement : à commencer par l’école. Il est concevable que, là
aussi, le problème soit la fixité, les structures permanentes, la
e
manière dont le XX siècle envisageait le temps, l’espace et les
personnes. Peut-être que cela durera encore des décennies, mais
il est certain que le jour où quelqu’un pensera à rénover un peu les
locaux, les premières choses qui partiront à la décharge seront la
classe, la matière, le sujet, le professeur de chaque matière,
l’année scolaire, l’examen. Des structures monolithiques qui vont à
l’encontre de ce vers quoi tend le Game. Croyez-moi, tout va y
passer.

On peut tirer une autre leçon de l’expérience italienne et du


phénomène M5S. Elle n’est pas particulièrement agréable et vient du
type de programme que ce mouvement a proposé aux électeurs.
Contre toute logique, il s’agit d’un programme dont de nombreux
e
éléments viennent du XX siècle et dans lequel il est difficile de
reconnaître les chevaux de bataille de l’insurrection numérique. Par
exemple, ils sont antieuropéens et n’excluent pas une sortie de l’euro.
Ils ont sympathisé avec les artisans du Brexit et sont pour l’emploi
stable. Quel rapport avec l’idée de terrain de jeu ouvert, avec le culte
du mouvement, avec l’idée vaguement hippie d’un monde partagé ?
Allez savoir. Leur position sur le problème de l’immigration n’a pas
grand rapport non plus : ce sont des gens qui font attention à garder
la porte de leur jardin toujours bien fermée, et avec parfois une
certaine rigidité. Même leur invocation béate de la décroissance
heureuse sonne un peu faux, de la part de personnes qui devraient
avoir l’ambition féroce des pionniers du numérique que contient leur
ADN. Tout cela est étrange. Comme s’ils étaient numériques sans
être numériques. Si l’on veut, le symptôme le plus évident de cette
anomalie peut se lire dans ce qui se passe tandis que j’écris ces
lignes : de façon incroyable, le M5S s’est allié avec la Ligue du Nord,
à un parti populiste, xénophobe, d’extrême droite aurait-on dit il n’y a
pas si longtemps, lié aux petites entreprises du Nord-Est, des gens
qui travaillent dur, qui n’aiment pas la poésie, qui sont plutôt
pragmatiques et basiques dans leurs raisonnements, qui ont foi dans
la tradition, ont confiance dans le passé, ne sont pas enchantés par
l’avenir : une solidité à l’ancienne, ai-je envie de dire. Que peut bien
avoir de commun un mouvement qui découle de l’insurrection
numérique avec l’Italie qui se retrouve dans ces valeurs ? Sur le
papier, rien. Ils devraient être irréconciliables sur les plans
anthropologique et culturel, avant même de l’être sur le plan politique.
Et pourtant ils gouvernent ensemble. Ils se comprennent et partagent
certains objectifs. C’est incroyable. Qu’est-ce qui m’a échappé ?
Eh bien, c’est de la politique, il peut donc y avoir de nombreuses
raisons, souvent des plus basses. Soit. Mais l’anomalie demeure et,
dans un livre comme celui-ci, elle nous enseigne forcément quelque
chose, une fois mis de côté les querelles de cour d’école, les calculs
politiques mesquins et les luttes de pouvoir. J’essaie donc de prendre
de la hauteur, en tentant même d’oublier qu’il s’agit de mon pays. Et,
à la fin, je remarque quelque chose.
Je remarque au moins deux points où l’insurrection numérique et
le populisme de droite peuvent se rencontrer, se reconnaître et vivre
ensemble. L’un réside dans la haine viscérale des élites, l’autre dans
le penchant instinctif vers l’égoïsme de masse.
Je ne veux pas parler ici des mouvements populistes. Restons
concentrés sur le Game et sur ce qu’un phénomène comme le M5S
peut nous apprendre. Ce qu’il nous apprend, c’est que le Game
déploie avec une certaine efficacité des architectures sociales et
mentales, des techniques qui, d’une certaine manière, réveillent des
pulsions plutôt basiques et offensives. Il y avait cette volonté de
réduire le rôle des élites, de se débarrasser du pouvoir injustifié de
ceux qui avaient le privilège du savoir et de redonner à chacun le droit
d’être en prise directe avec le réel, ainsi que le devoir de choisir et de
prendre des décisions. Cela venait des catastrophes que les élites
e
avaient provoquées au XX siècle. Ce n’était pas une mauvaise idée
du tout, ai-je envie de dire. Mais, bien sûr, il peut aussi se passer
ceci : dans une simplification ultérieure, tout peut se réduire à un vilain
règlement de comptes, à une chasse à l’homme pas particulièrement
violente mais désagréablement aveugle, dans laquelle le seul objectif
apparent est de punir les élites qui ont échoué et qui occupent
encore, malgré cela, les postes de responsabilité. D’une manière
générale, les adeptes du Game ne semblent pas fanatiquement
attirés par une telle simplification : au sein même du M5S, on trouve
de nombreux citoyens pour qui vouloir s’impliquer dans le
gouvernement du pays est bien plus intéressant que régler leur
compte aux politiciens et à tous ceux qui commandent. Pourtant,
l’expérience même de ce mouvement nous rappelle qu’il y a des
situations dans lesquelles cette simplification arrive, irrésistible et
massive, et la politique est l’une de ces situations : là où règne la
dimension émotionnelle, certaines architectures mentales sont
emportées par le courant violent des pulsions collectives. Il peut donc
arriver qu’une approche numérique du monde s’amenuise dans
certaines phases, jusqu’à être réduite à un instinct, à un geste
d’impatience, à un vaffanculo. C’est à ce moment-là qu’elle se
retrouve proche du populisme de droite et que le pas de deux
commence. En soi, cela ne veut rien dire, ce n’est pas très important.
Mais, pour nous qui étudions le Game, cela dit quelque chose : que le
Game aussi a des tripes et que, de temps en temps, ce sont elles qui
parlent. Dès lors, le dérapage est possible, même celui qui vous
ramène des années en arrière, à une rage d’un autre temps ou à un
pas de deux avec l’extrême droite.
De même, si pendant des années vous cultivez l’individualisme de
masse, vous êtes à deux doigts de produire un effet indésirable :
l’égoïsme de masse. C’est-à-dire le refus, commun à des millions
d’individus, de prédire les vingt prochains coups du jeu, pour se
consacrer aveuglément au prochain : car c’est toujours celui qui vous
défend, vous et vous seul. Je ne pense pas qu’il y ait eu l’ombre de
cet égoïsme chez les pères de l’insurrection numérique. Il y avait
beaucoup d’individualisme, peut-être trop, mais de l’égoïsme, non, on
ne peut pas dire ça. Il y avait une vision au long cours, un regard qui
portait loin. Il y avait une façon de raisonner en termes de
communauté et l’instinct de ne laisser personne à la traîne. Pourtant,
si l’on crée une humanité augmentée, on fertilise l’ego des individus et
on en vient à générer une sorte d’individualisme de masse. On court
le risque de glisser vers une forme d’égoïsme de masse, à tout
moment et pendant des années : il suffit d’une période de difficultés,
d’une bouffée de peur, d’une poussée d’émotion, de masses de
migrants frappant à notre porte, par exemple, et c’est fini. C’est à ce
moment-là que l’on se retrouve proche du populisme de droite et que
le pas de deux débute. En soi, cela ne veut rien dire, ce n’est pas
très important. Mais, pour nous qui étudions le Game, cela dit
quelque chose : que le Game aussi a des tripes et que, de temps en
temps, ce sont elles qui parlent. Dès lors, le dérapage est possible,
même celui qui vous ramène des années en arrière, à une rage d’un
autre temps ou à un pas de deux avec l’extrême droite. (Oui, je sais,
je l’ai déjà écrit, c’était pour souligner la symétrie…)
En résumé, le Game s’est intéressé à la vie politique. Dans une
petite partie du monde, certes, mais il l’a fait. Cela nous enseigne
e
deux choses. Que les partis du XX siècle sont destinés à perdre
contre toute entité politique plus fluide. Que le Game aussi a des
tripes, une part d’estomac, un fond irrationnel : il n’est pas que
technique rationnelle et efficace.
Prenons ces deux fossiles (avec soin : ils sont précieux) et
mettons-les de côté.

LA REDÉCOUVERTE DU TOUT

L’histoire est connue : quand Brin et Page sont allés voir leur
professeur à Stanford pour lui proposer le projet de recherche qui
déboucherait sur Google, la première objection que l’aimable
universitaire leur a faite était : Super, bravo, mais vous allez devoir
télécharger toutes les pages du Web. Il estimait sans doute que cela
réglait la question : à l’époque, le Web comptait environ 2,5 millions
de pages. Mais les deux autres ont haussé les épaules : Quel est le
problème ? ont-ils répondu. Ce fut l’origine d’une façon de penser qui
deviendrait commune à tous les organismes nés de l’insurrection
numérique : considérer LE TOUT comme une mesure sensée et un
terrain de jeu raisonnable, voire comme le seul terrain de jeu sur
lequel la partie valait la peine d’être jouée. Amazon s’est
immédiatement présenté comme la plus grande librairie du monde,
effectivement capable de vous procurer tous les livres du monde (du
moins ceux en anglais : les Américains ont du mal à se rappeler qu’ils
ne sont pas seuls sur Terre). eBay mettait potentiellement en relation
tous les êtres humains de la planète, comme le faisaient les courriels.
D’emblée, il a dû paraître clair qu’une fois les données du monde
émiettées dans un format souple et dématérialisé, les confins de
n’importe quel territoire redevenaient visibles à l’œil nu, et que vouloir
les atteindre n’était plus une vision chimérique de pionnier. C’était un
geste normal, fait de patience et de dévouement : si vous vouliez
télécharger toutes les pages du Web, vous louiez un garage rempli
d’ordinateurs et vous le faisiez, c’est tout. De même, puisque vous
pouviez transférer de la musique au format numérique, simplement
pour en écouter sur votre ordinateur moyennant un clic, allongé sur
votre lit, ne le faire qu’avec de la musique classique, de la musique
occitane ou celle des années 60 était manifestement une erreur :
pourquoi ne pas numériser toute la musique du monde ? Comme ça,
je choisis ce que je veux quand je veux. Voilà qui me plaît davantage.
En résumé : autrefois, LE TOUT était le nom que nous donnions à
une grandeur hypothétique. Mais depuis le début de l’insurrection
numérique, c’est non seulement devenu le nom d’une quantité
mesurable qu’on peut posséder, mais à plus long terme c’est le nom
de la seule quantité présente sur le marché : la seule unité de mesure
significative. Si une chose ne mesure pas UN TOUT, elle a des
proportions tellement modestes qu’elle n’existe pas. Exemple :
Spotify, c’est-à-dire toute la musique du monde. La chose révélatrice,
dans cette vertèbre-là, n’est pas tant qu’elle contient (presque) toute
la musique du monde : C’EST LA FAÇON DONT ON PAIE POUR CELA. On ne
paie pas pour un morceau, on paie pour avoir accès à toute la
musique du monde. Très clairement, ici, une seule chose a un prix : LE
TOUT. Le tout devient une marchandise. La seule. Je ne voudrais pas

que vous sous-estimiez ce changement. Il s’agit d’une vraie révolution


aux conséquences énormes.
La première est d’ordre culturel, voire psychologique : si on
désigne LE TOUT comme unité de mesure ultime, objectif grandiose de
chaque entreprise et marchandise parfaite, on crée une victime
illustre : L’INFINI. Si on peut atteindre le TOUT, l’infini n’existe plus. Or il
est bon de rappeler que, comme par hasard, l’infini était l’un des
piliers sur lesquels reposait le romantisme, c’est-à-dire l’humus
e
culturel qui a donné naissance au XX siècle : et nous en revenons au
grand règlement de comptes par lequel tout a commencé. Parfois,
l’insurrection numérique fait montre d’une précision qui laisse songeur.
Elle voulait abattre ce pilier et elle l’a fait. Ce n’était pas une
mauvaise idée, car c’est justement à travers un certain culte poétique
e
de l’infini que le XX siècle avait permis que mûrisse une forme
d’irrationalité, voire de mysticisme, et celui-ci ne serait pas étranger à
sa folie. D’une certaine façon, il était nécessaire d’entrer dans ces
territoires, de les bonifier et de les convertir à des cultures moins
risquées. C’est ce que font des milliers d’applis : annihiler l’infini,
réduire au minimum les marges incontrôlées du monde. C’est un
exemple mineur, mais lorsqu’une appli vous donne les paroles de
toutes les chansons possibles et imaginables, ce qui cesse d’exister,
c’est la frontière entre les paroles qu’on pourrait chanter et les
autres, à savoir une infinité de chansons qu’on ne connaissait pas. Il
n’y a plus d’hésitation, de latence, de vide ni d’ombre – la sensation
d’une infinité qu’on n’est pas en mesure de connaître. Et si, d’un clic
sur l’icône voisine, on entre dans une appli qui abolit les barrières
linguistiques et traduit tout ce qu’on veut depuis n’importe quelle
langue, rien qu’en photographiant le texte, la perception physique d’un
monde dont nous pouvons en permanence atteindre les frontières les
plus lointaines devient particulièrement forte. Si l’on veut, on peut
poursuivre ainsi : de Google à Wikipédia en passant par YouPorn, on
ne trouve que des univers achevés, dans lesquels l’immensité est la
règle et LE TOUT une mesure raisonnable à laquelle on commence à
s’habituer. Multipliez ce sentiment des dizaines de fois par jour
pendant des jours, des années, et vous comprendrez que, dans le
Game, l’infini est une catégorie désuète, qui survit sous forme
vaguement kitsch, servant tout au plus à divertir un public bas de
gamme. Partout ailleurs, la rationalité technique l’emporte, avec une
gigantesque puissance de calcul et la tendance à considérer qu’il n’y
a pas de limites vraiment inaccessibles dans le monde. Ici aussi, le
modèle semble être celui des jeux vidéo : peu de gens vont au bout,
mais on sait qu’il y a une issue que l’on peut atteindre, et pas un infini
incontrôlable. De même, les séries télévisées peuvent sembler
interminables, mais elles ne le sont pas, elles n’ont tout simplement
pas de conclusion : si d’entrée de jeu les auteurs nous disaient
ouvertement qu’ils ne savent pas du tout comment faire pour que tout
retombe sur ses pieds, on le prendrait mal. Dès lors, on se lasse
peut-être en cours de route, mais on a besoin de savoir dès le début
qu’il y a un but et que quelqu’un le connaît. Ainsi, peu à peu, un outil
après l’autre, cette singulière stratégie formelle s’affirme, et peut-être
s’agit-il de l’un des piliers du Game, de l’une des forces qui lui
donnent son unité : nous permettre d’emmagasiner la totalité du
monde dans d’immenses hangars en éliminant l’inconnue que
représente l’infini, puis aller y vivre, protégé par des murs qu’on
n’atteindra jamais, mais dont on sait qu’ils existent.
Évidemment, cela retire un peu de son charme au monde, et il est
probable que se manifeste bientôt dans les produits de la culture
numérique l’effet de fixité et de non-résonance, l’absence de cette
vibration que nous avons soulignée il y a quelques pages. Sans l’écho
d’un quelconque infini, toute réalité semble un peu sourde. Dans ces
mêmes pages, nous avons néanmoins noté le fait que grâce à la
technique de la post-expérience, le Game est capable de réinjecter
dans le système la vibration désirée, une certaine dose de mystère et
même une extension significative de l’infini. Ce qui semble figé dans
ces TOUT autosuffisants se remet en mouvement si on relie ces
différents hangars et qu’on les utilise comme voies de communication
d’un parcours qui, dès lors, peut vraiment être infini : la post-
expérience. Dans ce parcours, quelque chose se passe pour de bon :
le monde se rouvre, il cesse d’être achevé.
Ce que nous avons à présent sous les yeux est donc un vrai
modèle stratégique articulé, et il est important que nous l’examinions
lucidement, car, comme nous l’avons mentionné, c’est l’un des piliers
sur lesquels repose le Game. Il s’articule en cinq étapes :

1. Archiver le monde entier dans d’immenses hangars qui éliminent


l’inconnue de l’infini.
2. Aller y vivre, protégé par des murs qu’on n’atteindra jamais, mais
qui sont bien réels.
3. Récupérer l’infini en reliant tous les hangars.
4. En donner les clés à tout le monde.
5. Vivre partout.
Placez ces cinq gestes l’un derrière l’autre et vous aurez
l’ouverture classique du Game.

Comprendre la stratégie du Game aide à mesurer la deuxième


conséquence que la redécouverte du TOUT a eue sur notre façon
d’être au monde : elle est importante parce qu’elle concerne le
monde des affaires et, surtout, une certaine idée de concurrence et
de pluralisme. Voyons un peu.
Comme le montre cette précieuse découverte archéologique
qu’est Google, l’instinct qui pousse les protagonistes de l’insurrection
numérique à travailler sur le TOUT comme seule quantité véritable se
double d’un penchant singulier : le besoin d’ÊTRE, à leur tour, LE TOUT.
Je veux dire par là que Google n’est pas un moteur de recherche,
c’est LE moteur de recherche ; il n’a pas de concurrents significatifs
(du moins en Occident) et, au fond, personne ne s’attend à ce qu’il en
ait. Dans cette occupation instinctive et inexorable de l’espace – de
tout l’espace –, nous pouvons entrevoir un modèle de business facile
à reconnaître dans de nombreuses vertèbres de l’insurrection
numérique : UN BON BUSINESS EST UN BUSINESS DANS LEQUEL IL N’Y A QU’UN
SEUL JOUEUR, vous. Je ne pense pas qu’Henry Ford ait jamais pensé
une telle chose (et, dans son genre, il ne plaisantait pas), pas plus
que Disney (pour rester sur des adeptes d’un contrôle paranoïaque
du marché). Toutefois, à l’ère numérique, ce modèle semble tout à
fait raisonnable, de sorte que personne ne se demande vraiment
pourquoi Amazon, Facebook ou Twitter n’ont pas de nombreux
concurrents directs, alors que Volkswagen et Nestlé si. Quelque
chose a changé et, si je veux expliquer quoi, je dois recourir à une
métaphore, celle des cartes à jouer : par le passé, faire du business
consistait à composer avec un jeu de cartes préexistant : le vainqueur
était celui qui avait la meilleure main. Désormais, faire du business
consiste à inventer un jeu de cartes qui n’existait pas auparavant et
avec lequel on ne peut jouer qu’à un seul jeu : celui qu’on a soi-même
inventé. C’est tout.
Ça ne marche pas toujours, sinon Apple et Samsung ne
s’étriperaient pas pour nous vendre des téléphones portables, de
même que Safari et Chrome ne se disputeraient pas le contrôle du
Web. Il y a de nombreux modèles de tablettes, et la bataille entre
Microsoft et Apple est sans fin. Mais WhatsApp ne semble pas être
aux prises avec beaucoup d’autres applis du même type : c’est
désormais le nom d’un certain geste, et on peut dire la même chose
de Twitter, Google, Spotify, Facebook. Tout cela révèle une chose
très importante sur la civilisation qui a engendré un tel monde : elle
e
n’aimait pas le pluralisme, au sens du XX siècle (la coexistence de
sujets différents sur un même terrain de jeu), et y voyait au contraire
un principe fait pour compliquer inutilement les choses, pour générer
le chaos et gaspiller l’énergie. Plutôt que de vouloir à tout prix gérer
la coexistence de plusieurs sujets sur un même terrain de jeu, elle
préfère utiliser son énergie afin de multiplier le nombre de terrains.
Son idée de l’efficacité requiert un seul joueur par jeu et un grand
nombre de jeux. Elle a trouvé dans ce schéma son système de
défense contre les monopoles, la concentration du pouvoir, l’horreur
de la pensée unique et autres dangers orwelliens. Je sais, ça fait un
drôle d’effet de le dire aujourd’hui si l’on songe à des géants comme
Google ou Facebook, mais, au moins à ses débuts, l’insurrection
numérique croyait que pour avoir des citoyens vraiment libres il fallait
leur fournir de nombreux terrains de jeu et non un seul terrain plein de
joueurs. Ce n’étaient pas des gens qui perdaient leur temps à vérifier
que le journal télévisé accordait le même temps de parole à tous les
partis : ils avaient plus vite fait de créer les conditions pour que
chaque parti ait sa propre chaîne. La télévision numérique, avec ses
innombrables chaînes, est précisément cela, au moins sur le papier,
et il faut admettre que ça marche. Au moins sur le papier.

Permettez-moi d’évoquer une expérience personnelle. J’ai


grandi dans les années 60 avec un seul journal télévisé : on le
regardait en dînant, non pas dans un silence religieux mais, en
tout cas, avec un certain respect. Il n’y avait pas d’autres chaînes.
Chez moi, il y avait un seul quotidien, toujours le même,
appartenant à l’homme le plus riche de la ville (et d’Italie, je
pense). À cet âge, on n’imagine pas encore que les adultes
peuvent vous mentir et, à table, entre le bouillon et l’escalope,
j’écoutais un présentateur – qui aurait aussi bien pu être Dieu –
donner des nouvelles d’une guerre à laquelle je ne comprenais
rien et qui se déroulait très loin : on l’appelait la guerre du
Vietnam. Dans ces conditions, avais-je la moindre chance
d’apprendre la vérité, ou ne serait-ce qu’une part de la vérité, au
sujet de cette guerre ? Non, aucune. Pour moi, les Américains
étaient bons, grands et avaient de belles dents. Les Viêt-congs
étaient méchants, petits et avaient des dents pourries. Un point,
c’est tout. Dans le système d’information avec lequel j’ai grandi, y
avait-il quoi que ce soit qui pût m’éviter une cécité moyenâgeuse ?
Rien. On a ensuite décidé d’apporter une correction au système :
dans mon pays, deux autres chaînes ont été créées, émanations
de deux autres composantes politiques que celle qui gouvernait.
Ainsi, les présentateurs sont devenus trois – trois divinités – et le
monde a commencé à apparaître sous trois formes distinctes : la
guerre au Vietnam était pratiquement terminée, mais, dans la
première version, les Américains auraient gagné si elle s’était
poursuivie, dans la deuxième, c’était un grand désordre et, dans la
troisième, le Viêt-cong avait gagné depuis des années. Plutôt
grotesque, comme vous pouvez le voir. Il n’y avait qu’une seule
solution à ce cirque : créer un système dans lequel les nouvelles
vous parviendraient de tous côtés, sur de nombreux appareils
différents, à l’intérieur d’habitats différents, jamais sacralisées et
toujours à prendre avec des pincettes, éventuellement produites
par les autorités les plus variées, pas nécessairement par les
élites habilitées à donner des nouvelles et payées par les
puissants de la planète.
Bien. C’est exactement ce que nous avons fait.
Mon fils a maintenant l’âge que j’avais quand Hô Chi Minh a
réglé leur compte aux Américains sans que je puisse le savoir : on
peut me raconter ce qu’on veut, mais je ne vois aucune raison de
penser que renvoyer ce gamin au vieux système composé de trois
JT et d’un quotidien unique (appartenant à l’homme le plus riche
de la ville) serait plus éducatif que ce qui l’attend chaque jour dans
le Game. Je mesure les risques, je partage les doutes, je
respecte la vigilance critique, mais je persiste à croire que ce
système lui offre bien plus de chances de devenir un citoyen
averti, conscient et mature qu’on ne m’en a donné, à moi, il y a
cinquante ans. C’est à la lumière de telles convictions que je
pense pouvoir suggérer une certaine prudence lorsqu’on aborde
aujourd’hui la question des grands monopoles. Je vais même
jusqu’à dire qu’on risque de surestimer le problème, par un réflexe
e
qui date, lui aussi, du XX siècle et qui ne tient pas compte du
terrain de jeu actuel : c’est comme si on sortait de chez soi avec
la terreur d’être renversé par une calèche. Je soupçonne qu’il
s’agisse d’une peur un poil obsolète. Elle le devient au moment où
le monopole qu’on craint se réalise, dans un monde où le
mouvement est idolâtré, où la multiplication des environnements
est élevée au rang de religion, où les déplacements transversaux
sont la manière d’avancer officielle des vivants et où un bâtiment
n’est habité que si c’est un lieu de passage. Je vais tenter de le
dire de la manière la plus synthétique et agaçante possible : dans
un monde où Google existe, le monopole de Google n’est pas si
dangereux. Dans un monde où Facebook existe, il n’est pas
inquiétant que Facebook soit partout. Dans un monde qui charge
quatre cents heures de vidéo sur YouTube chaque minute, le fait
que YouTube existe et que ce soit plus ou moins un monopole est
une chose singulière, mais pas tragique.
Google. Facebook. YouTube. Essayez de les imaginer au
e
XX siècle, à l’époque du nazisme ou en Union soviétique : le
drame.
e
Mais j’ai une bonne nouvelle : le XX siècle est terminé.
La question que nous devons nous poser est la suivante :
l’écosystème du Game, qui a une certaine tolérance pour les
monopoles et a d’une certaine façon besoin d’eux, a-t-il développé
dans le même temps des anticorps qui l’empêchent de dégénérer
en un terrain de jeu bloqué, contrôlé par quatre ou cinq joueurs ?
Bonne question.
Tout ce que je sais de la réponse, je l’écrirai dans le dernier
chapitre de ce livre, que j’intitulerai, employant une expression que
m’ont offerte deux de mes collègues, Contemporary Humanities.

LA SECONDE GUERRE DE RÉSISTANCE

Et puis il y a cette trace inévitable, très claire : c’est précisément


à l’ère où triomphe le Game qu’une seconde guerre de résistance se
déclenche. La première, vous vous en souvenez, avait éclaté dans les
années 90 et n’avait guère connu de succès, finissant par un repli sur
une sorte de clandestinité. Mais, à partir de 2015, dirais-je, quelque
chose se remet en mouvement, trouvant sans doute un climat
favorable dans les victoires du Brexit au Royaume-Uni et de Trump
aux États-Unis : des signes étranges qui nous ouvrent les yeux sur les
imprévisibles dérives du Game. Une chose intéressante, à propos de
cette seconde résistance, c’est que ce ne sont pas seulement les
vétérans de la première qui la livrent, des gens obstinément attachés
e
au XX siècle, mais souvent des enfants du Game, parfois issus des
nouvelles élites, des individus qui avaient pris part à l’insurrection
numérique et ne la détestaient pas. Ce qui les pousse à la rébellion,
c’est d’avoir constaté une sorte de dégénérescence du système : ils
luttent moins contre le Game qu’au nom du Game, des valeurs pour
lesquelles il avait été fondé.
C’est un contre-mouvement fascinant, et j’ai travaillé dur pour bien
le comprendre. Voici le résultat : je sais plus ou moins ce qui ne plaît
pas à ces gens, ce qui les fait bondir. Je vais essayer de le résumer
en quelques points clairs.
1. Né comme terrain de jeu ouvert en mesure de redistribuer le
pouvoir, le Game est devenu la proie d’une poignée de joueurs
qui dévorent pratiquement tout, parfois en s’alliant. Nous parlons
de Google, Facebook, Amazon, Microsoft, Apple. Eux.
2. Plus ces joueurs s’enrichissent, plus ils sont capables de tout
acheter, un cercle vicieux destiné à en faire des puissances sans
limites. Le plus risqué, c’est qu’ils s’approprient toute l’innovation,
c’est-à-dire l’avenir : ils engrangent les brevets et sont les seuls
à disposer des énormes ressources financières nécessaires
pour investir dans l’intelligence artificielle.
3. Une partie de ces profits vient d’une utilisation désinvolte et peut-
être astucieusement intéressée des données que nous laissons
sur le réseau : la violation de la vie privée semble systématique
et paraît être le prix à payer pour les services que ces joueurs
nous fournissent gratuitement. Visiblement, la règle est la
suivante : quand c’est gratuit, ce qu’ils vendent vraiment, c’est
nous.
4. Une autre partie de ces bénéfices provient d’un mécanisme très
simple : ces gens-là ne paient pas d’impôts. Ou du moins : pas
tous les impôts qu’ils devraient.
5. Dans le Game, un certain trafic d’idées, d’informations et de
vérités devenu un véritable marché souffre du monopole de
quelques joueurs spécifiques : on soupçonne que, s’ils voulaient
orienter nos convictions, cela ne leur poserait guère de
problèmes. Sans doute le font-ils déjà.
6. Quelle qu’ait été l’intention de départ, ce que le Game a produit
depuis lors est un énorme fossé entre ceux qui s’adaptent et
ceux qui ne s’adaptent pas, entre les riches et les pauvres, les
forts et les faibles. Même le capitalisme classique, à son âge
d’or, n’avait sans doute pas distribué la richesse de manière
aussi asymétrique, injuste et insoutenable.
7. À force de diffuser des contenus à des prix ridiculement bas,
voire gratuitement, le Game finit par commettre un génocide
d’auteurs, de talents et même de professions : le travail d’un
journaliste, d’un musicien, d’un écrivain devient une marchandise
qui erre dans le Game, générant des profits qui ne vont pas à
l’auteur mais disparaissent en cours de route. Celui qui y gagne
n’est pas celui qui crée, mais celui qui distribue. Faites ça
pendant plusieurs années et, pour trouver des gens créatifs, il
vous faudra aller les chercher au bout du monde.
8. À force de confectionner des jeux qui résolvent les problèmes,
on peut se demander si ça n’a pas un vague effet narcotique,
grâce auquel le Game s’assure que les plus faibles restent bien
sages, les assommant juste assez pour qu’ils ne prennent pas la
mesure de leur état de soumission.
Comme vous pouvez le voir, ça ne rigole pas. Ce sont des
objections très sérieuses. Et elles sont nombreuses.
Il me semble important de rester lucide, de redevenir archéologue
et de souligner trois choses.
La première est qu’aucune de ces objections n’aurait
raisonnablement pu être faite dans les années 90 : ce sont vraiment
des conséquences de l’ère du Game, symptômes d’un malaise
généré par les derniers développements de l’insurrection numérique.
e
Ce ne sont pas les ultimes sursauts de la culture du XX siècle, mais
le résultat de la culture du Game. La deuxième chose à noter, c’est
que ces objections ne remettent pas sérieusement en cause le
Game, mais supposent une dérive, un développement malsain qui
n’était pas prévu : comme cela arrive souvent dans la phase avancée
des révolutions, l’accusation qui plane est d’avoir trahi les idéaux de
départ. La troisième chose est fondamentale et agaçante : dans
presque toutes ces objections, la composante irrationnelle est assez
élevée. Il s’agit de on dit que, de probablement, de peut-être.
Croyez-moi, ce sont des objections tout à fait sensées mais, si vous
les examinez avec soin, sans préjugés et avec une réelle volonté de
considérer lucidement les faits, vous réaliserez que les choses ne
sont pas si simples ni si claires. Le désir de piquer une crise est
beaucoup plus fort que les arguments pour le faire. Il se trouve qu’à
partir d’un certain moment est né un besoin de se démarquer du
Game ou de freiner des quatre fers, et cela ne dépendait plus
vraiment des faits : voilà qui ressemble au mouvement imparable par
lequel une civilisation essaie de retrouver une forme d’équilibre après
s’être aperçue avec surprise qu’elle était trop tendue vers l’avenir.
C’est comme si ces hommes avaient eu besoin de trouver une faille
dans le système pour pouvoir lui imposer une progression plus lente,
obtenir qu’il s’arrête et les attende. Je dirai même plus : ils semblent
avoir un besoin spasmodique de trouver un méchant dans cette
histoire, peut-être pour dissiper le doute latent qu’ils soient tous des
méchants. La rancœur qu’ils éprouvent à l’égard des grands joueurs
semble avoir anéanti la possibilité pour eux de se souvenir qu’ils
vivent dans un monde auquel ils ont largement contribué : des gens
qui utilisent chaque jour Google détestent Google, des gens qui ne
peuvent pas se passer de WhatsApp voient dans Zuckerberg le
diable en personne, des gens qui ont un iPhone pensent que l’iPhone
rend les individus stupides. Le journal en ligne que j’ai l’habitude de
lire fustige régulièrement les grands joueurs puis, comme par hasard,
après la troisième information il me fourgue une publicité pour un
aspirateur bien précis à propos duquel je me suis informé quinze jours
auparavant à travers un moteur de recherche. Les gens sérieux
considèrent comme une calamité le fait que, si vous avez des
sympathies néonazies, YouTube affiche dans la colonne de droite des
éléments qui alimenteront cette tendance : mais que devrait-il faire, y
placer des discours de Martin Luther King ? S’il nous proposait à
nous des monologues délirants sur la suprématie de la race blanche,
y verrions-nous un signe de civilisation et de méritoire objectivité de la
part de Google ? Le fait que le Web ne nous fasse plus ou moins
parvenir que les nouvelles que nous voulons lire et qui nous renforcent
dans nos croyances est-il une chose réellement susceptible d’effrayer
les gens qui ont connu les paroisses, les sections du Parti, le Rotary,
le JT d’avant le Web et les quotidiens des années 60 ? Comprenez-
moi : si je dis tout cela, ce n’est pas pour nier que ces huit objections
puissent être légitimes et même fondées, mais pour vous expliquer
qu’y adhérer est souvent une réaction aveugle, disproportionnée,
instinctive, irrationnelle et donc terriblement réelle, physique, animale.
C’est un symptôme important : il révèle qu’à l’ère avancée du Game,
une dépendance presque pathologique aux outils du Game et un rejet
pressant, presque physique, de sa philosophie se sont formés
simultanément. Une sorte de schizophrénie contrôlée. Le Game est
là, il marche, mais ceux qui y jouent commencent à le détester.
Techniquement soumis et psychologiquement dissidents.
Pendant que tout cela a lieu – me dois-je d’ajouter, pour
compliquer les choses – une autre force agite le tissu du Game : ce
n’est pas un mouvement de résistance, c’est un phénomène qui
ressemble plutôt à une mutinerie. Il s’agit d’une coalition massive de
ceux qui ont été poussés dans les marges par le Game, vaincus, non
reconnus, trompés ou exploités. Rien à voir avec les élites du Game
qui se rebellent contre la trahison des idéaux d’origine. En
l’occurrence, c’est l’arrière-garde du Game : la nouveauté, c’est
qu’elle s’est arrêtée et a freiné des quatre fers. Elle l’a fait d’une
manière singulière et, si j’essaie maintenant de la décrire, il ne me
vient rien à l’esprit de plus approprié que Trump et ce qu’il
représente. Observez-le : il y a une sorte de schizophrénie dans sa
façon de se comporter. D’un côté, il envoie des tweets aux dirigeants
du monde entier au lieu de s’en tenir aux bonnes manières du
e
XX siècle ; et il est même possible qu’il bénéficie de l’aide, peut-être
non sollicitée, de hackers, c’est-à-dire de guérilleros du Game. Mais,
dans le même temps, il dresse des barrières et rêve de construire
des murs à la frontière avec le Mexique. Quelle est cette façon de
faire ? Difficile à comprendre. En revanche, on n’a aucun mal à
deviner que c’est une façon de faire que nombre d’individus ont
partagée ces dernières années. Après tout, il a été élu président des
États-Unis. Sa manière d’être dans le Game reflète celle de
beaucoup de gens. Les mutinés, pourrait-on dire. Ils se servent du
navire, puis changent de cap et rentrent au port. Ils se servent du
Game, mais le convertissent en idéaux pour lesquels il n’est pas fait.
Ils séparent la révolution mentale et la révolution technologique. Ils
entrent dans la salle de jeux, prennent tout ce qui les intéresse, puis y
mettent le feu.
Plutôt inquiétant.
Ainsi, le paysage qui se dessine après étude de ces ruines
archéologiques – celles du Game à l’ère de son triomphe – est celui
d’un conflit très dur dans lequel, pris entre résistants et mutins, le
Game a tout l’air d’une dictature sur le point d’être renversée.
Mais est-ce vraiment le cas ?
C’est une question qui me fascine. Car la réponse est non, ça ne
l’est pas. Le Game vacille, il est parcouru de secousses de toutes
sortes, accouche de paradoxes que l’on ne sait comment affronter,
mais demandez-vous s’il y a vraiment dans le monde une volonté
rationnelle, consciente et intelligente de tout envoyer valser et de
sortir du Game.
Aucune.
La quantité d’outils augmente, la capacité à les utiliser se
multiplie, la vigilance contre les risques inhérents s’accroît, les
techniques pour amortir certains de leurs effets secondaires
s’affinent : une civilisation qui voudrait tout envoyer valser ne ferait
pas cela. Une civilisation qui a décidé d’aller de l’avant et de ne rien
lâcher fait cela.
Dans ce cas, pourquoi est-ce si laborieux ? Qu’est-ce qui enfle
dans le ventre du Game, pourquoi se tord-il de douleur, dans quel but
brise-t-il en deux la conscience des gens ?
Quel nom donner à tout cela, sur nos cartes ?
MAPPA MUNDI 3

Ils poursuivirent leur chemin et, une fois l’exode pour échapper au
e
XX siècle terminé, ils s’arrêtèrent dans une sorte de terre promise,
où le Game devint un peu plus qu’une technique, qu’une hypothèse,
qu’une ruse pour individus intelligents : il devint une civilisation, une
patrie pour tous.
Quelques années furent consacrées à des ajustements,
apparemment mineurs, mais non dépourvus de conséquences
significatives. La posture homme-clavier-écran fut encore
perfectionnée, se transformant en une sorte de POSTURE ZÉRO dans
laquelle les appareils finissaient par devenir des prothèses presque
organiques du corps humain. Lorsque les applis commencèrent à se
multiplier de façon vertigineuse et que s’affirma l’amusante idée de
transférer des données dans des nuages quasi féeriques, l’épaisse
frontière entre le premier monde et le deuxième finit enfin par
s’effacer. La technologie permettait désormais d’aller et venir entre
eux à un rythme tel que la réalité apparut bel et bien comme un
système à deux forces motrices, ainsi que l’insurrection numérique
l’avait imaginé à ses débuts. L’idée d’une vie vraie, distincte de la vie
artificielle contenue dans les machines, se perdit dans la perception
commune d’une seule grande table de jeu, ouverte et accessible à
tous.
La meilleure façon de profiter de ce paysage se révéla être la
capacité à le sillonner à grande vitesse, recueillir le sens des choses
qui tendait à remonter en surface et générer des trajectoires
susceptibles de se changer en figures : concepts, idées, œuvres,
produits. C’était un geste sans précédent, on l’appelait post-
expérience, et c’était, on le découvrit, un exercice difficile. Pour cette
raison, discrètement mais inexorablement, une sorte d’élite tout à fait
nouvelle s’est formée, une élite qui avait peu à voir avec celle du
e
XX siècle, qui n’en imitait nullement les compétences mais s’imposait
par un talent qui lui était propre : c’étaient des gens qui pratiquaient à
merveille cet exercice, des gens parfaitement à l’aise dans le
royaume de la post-expérience. Peut-être le Game avait-il été
imaginé comme un monde sans élites, mais ce n’est pas ce qui se
passa : assez vite, un groupe de personnes particulièrement
adaptées se forma et entreprit de fixer des modèles, d’accumuler
des richesses, d’imposer des goûts et d’établir des règles. À travers
les découvertes archéologiques que nous avons pu étudier, il est
difficile de comprendre à quel degré de domination une caste de ce
genre peut arriver. Mais elle est là, elle se renforce, et on la
reconnaît facilement dans le relief de la terre du Game. Elle est le
signe d’un effet inattendu, peut-être non désiré, et certainement pas
recherché.
Mais ce n’est pas le seul. Les ruines que nous avons étudiées
sont pleines de fossiles dans lesquels on peut lire toute une série
d’effets secondaires déplaisants que le Game n’avait pas anticipés.
Le plus évident est que le louable désir de mettre un ordinateur sur le
bureau de tous les êtres humains, en poussant des groupes entiers
qui étaient à la périphérie de la société à converger vers le centre du
Game et en abattant de vieilles barrières patrimoniales et culturelles,
a produit le résultat électrisant de redonner des droits et une dignité à
beaucoup de gens, mais aussi le douteux privilège de découvrir que
le squelette du Game n’était pas toujours en mesure de résister à ce
surcroît de muscle. Ainsi, l’affirmation d’une sorte d’humanité
augmentée, rendue possible par la diffusion d’appareils au coût
raisonnable, a conduit à semer de façon capillaire dans le tissu social
les graines d’une conscience de soi renforcée, avec cependant pour
résultat singulier de donner naissance à un véritable individualisme de
masse : un phénomène dont le nom même trahit la naissance d’un
paradoxe qui n’est guère facile à dépasser. En tout état de cause,
c’est une onde de choc à laquelle le Game ne s’attendait pas, qu’il
n’imaginait pas ou face à laquelle il était privé de solutions.
De même, une puissance de calcul colossale, créée pour
alimenter des appareils de plus en plus gourmands, a répandu le
vague sentiment que le Tout était une quantité normale et, d’une
certaine façon, la seule marchandise qui valait la peine d’être
achetée, la seule avec laquelle faire des profits. Comme nous l’avons
vu, cela a conduit à la naissance de monopoles gigantesques, à des
jeux à un seul joueur (des solitaires) ou à des business à une place,
tous plutôt inquiétants. Le fait qu’ils ne se développent pas sur une
e
planète plombée comme elle l’était au XX siècle fait qu’on aurait tort
d’y voir trop vite un danger mortel. Mais que leur coexistence sur les
glissantes pistes de danse du Game puisse former un paysage sans
risque est une hypothèse qui reste à démontrer.
En définitive, si l’on veut être fidèle à ce que l’observation des
ruines archéologiques révèle, il faut se rendre à une évidence plutôt
surprenante : c’est précisément à l’ère de son triomphe que le Game
commence à montrer des failles, des éboulements, des déséquilibres
souterrains. À partir d’un certain point, nous voyons même clairement
qu’il subit l’agression simultanée de trois forces qui, en théorie, n’ont
pas grand-chose à voir les unes avec les autres. Les vétérans du
e
XX siècle qui ne sont pas encore résignés, les puristes du Game qui
en appellent à la vocation libertaire des origines et les perdants du
Game, émeutiers, mutinés, exclus, tous ceux qui n’ont jamais gagné.
Ce qui est curieux, et que nous ne manquerons pas de noter sur la
carte, c’est que ces trois forces, y compris les vétérans, attaquent le
Game de l’intérieur, armées d’outils numériques et dépendant même
d’eux. L’idée de revenir à une civilisation prénumérique ne semble pas
les effleurer un seul instant. Dans deux cas au moins (les vétérans et
les perdants), ce qu’ils veulent, pourrait-on dire, c’est même
s’emparer des outils et abandonner le Game. Profiter de la révolution
technologique, mais en désamorcer les conséquences mentales et
sociales. La quadrature du cercle, probablement. Amusé, le Game
laisse faire, peut-être conscient de ses propres failles et néanmoins
sûr que ce sont des détails, destinés à être balayés par l’inexorable
avancée de son modèle. Il se rappelle à peine qu’il est né pour
détruire un passé catastrophique. Depuis longtemps déjà, il se
présente comme une civilisation qui porte en soi ses propres raisons
d’être et renferme ses propres objectifs. Pour beaucoup d’êtres
humains, ce n’est pas l’ennemi, c’est le monde qu’ils sont fiers d’avoir
construit. Si bruyants soient les adversaires, la sourde détermination
avec laquelle des millions d’humains sortent chaque jour de chez eux
pour construire leur petite partie du Game, convaincus que c’est leur
patrie, est autrement décisive. Ils réfléchissent déjà à l’étape
suivante, sans se cacher : dans quelques années, l’intelligence
artificielle fera de la seconde guerre de résistance une révolte
obsolète. D’autres questions seront discutées et les paysages pour
lesquels on se battra apparaîtront bien plus extrêmes. Par ailleurs,
nous avons appris que rien de ce qui arrivera ne sera le fruit de
hasards, mais celui de graines qui auront été semées des années
plus tôt sur le terrain du Game. Quoi que produise l’intelligence
artificielle, les êtres humains ont commencé à le construire il y a des
années, quand ils ont scellé un pacte avec les machines, choisi la
posture zéro, numérisé le monde pour pouvoir le traiter au moyen
d’une colossale puissance de calcul, préféré les outils aux théories,
confié aux ingénieurs le gouvernail de leur libération, sillonné les mers
du deuxième monde, accepté la promesse d’une humanité
augmentée, répudié les élites qui leur avaient appris à mourir,
accepté le risque du terrain de jeu ouvert, choisi la paix et renoncé à
l’infini. Ils ont semé, ils sont en train de récolter et récolteront encore.
En cueillant des fruits qu’ils n’ont souvent jamais vus auparavant, ils
oublient le piège de la nostalgie et l’éternel retour de la peur.
Voilà. Il y a quelques chapitres de cela, j’ai commencé à
enregistrer les traces de ces êtres humains, dans l’idée que je
parviendrais à reconstituer leur chemin, à mesurer la distance qui les
sépare du bonheur et de la peur. Je pensais à des cartes, et me
voilà, ici et maintenant, en train de les passer en revue, de les
regarder, de les toucher. Je relis leurs noms, je reparcours des yeux
certains bords, la belle ligne de certaines frontières. Je compte les
espaces vides d’où aucune nouvelle ne nous est parvenue. J’ajuste
certaines cotes, je précise des détails. Comme tout cartographe, je
sais que malgré tout le soin du monde le travail que j’ai accompli est
forcément inexact. Car bien sûr le monde n’est pas entièrement là :
quand on dessine des continents, on ne peut pas rendre compte de la
couleur d’une fleur ou de ce que les gens ressentent face à un
coucher de soleil. Chaque carte est une lecture possible de la réalité,
une parmi tant d’autres. Celle sur laquelle j’ai travaillé n’enregistre
pratiquement qu’une seule chose dans le passé récent des êtres
humains : leur virage numérique. Mais si nous voulons vraiment les
comprendre, ces hommes, il pourrait être tout aussi utile de raconter
l’histoire des médicaments, du sport ou de la façon de manger.
Même moi, qui ai consacré un nombre étonnant d’heures à essayer
de comprendre l’importance du Web dans nos vies, je sais qu’il
n’aurait pas été moins utile d’étudier le Prozac ou Slow Food, la
théologie du pape Jean-Paul II, les Simpson, Pulp Fiction, le
programme Erasmus, le règne des sneakers, la disparition de la salle
à manger, l’avènement des sushis, Amnesty International, MTV,
Dubaï, les bitcoins, le réchauffement climatique ou encore la carrière
de Madonna. Même l’interdiction de la passe au gardien dans le
football (en 1992) en dit long sur nous. À l’évidence, il faudrait être
capable de tout étudier, de dresser toutes les cartes, puis de les
superposer avant de savourer le résultat. Je dirai que c’est une
cascade typique de la post-expérience, digne de l’élite du Game.
Peut-être que les gens qui vont aujourd’hui au collège et qui passent
leurs après-midi à jouer à Far Cry pourront le faire. J’ai foi en eux.
Dans tous les cas, nous avons bien travaillé. Si vous retournez aux
deux premiers chapitres et que vous les relisez, ils vous sembleront
quasi préhistoriques (mais ne le faites pas vraiment, hein, ayez
confiance). Car, depuis, nous avons parcouru un long chemin, et peu
importe le nombre d’erreurs que nous avons pu commettre : un
sentier est devenu visible, une cohérence s’est reformée sous nos
yeux, une généalogie est remontée à la surface et le profil d’une
civilisation est apparu, sortant de l’ombre. C’est déjà beaucoup,
croyez-moi. Je me surestime peut-être, mais aujourd’hui, si mon fils
me demandait où nous allons, je saurais quoi lui dire. Je sais d’où
nous venons. Je sais pourquoi nous faisons tout cela. Il y a 200
pages je devais le lui demander, vous vous rappelez ?
Bien, donc. Voilà qui est fait.
Je pourrais m’arrêter ici. Vous pouvez vous arrêter ici, si vous le
voulez. Mais comme vous pouvez facilement le constater, le livre n’est
pas terminé. Vous n’êtes pas obligé de lire la fin. Pourtant j’ai dû
l’écrire : c’était une affaire personnelle, un défi que je m’étais lancé.
Le fait est que quand on a dessiné des cartes, on a envie de s’en
servir et de naviguer un peu. Pour ma part, j’avais particulièrement
envie de les utiliser pour naviguer dans deux régions qui me
fascinent : celle de la vérité et celle de la création artistique. Car on
raconte beaucoup de bêtises, aujourd’hui, au sujet de ces deux
régions, ce qui m’agace profondément. Bref, je me suis dit que j’allais
mettre un peu d’ordre, en profitant des cartes que j’avais dessinées
entre-temps. Ça peut paraître un projet vaguement présomptueux,
voire arrogant. Et ça l’est, en effet.
Et puis il y a un dernier chapitre, qui s’intitule Contemporary
Humanities. J’ai déjà signalé que cette expression ne venait pas de
moi, elle est née de longues discussions avec les gens de la Scuola
1
Holden , quand nous tentions de comprendre ce que nous
enseignions, ce que nous voulions enseigner, ce que nous
réussissions vraiment à enseigner. Nous n’allions nulle part, jusqu’à
ce que deux d’entre nous, évidemment plus jeunes que moi, parlent
de Contemporary Humanities. Quand j’ai entendu cette formule, j’ai
senti qu’elle ne se contentait pas de dire ce que nous enseignions à la
Holden, mais qu’elle avait quelque chose à voir avec le Game, qu’elle
désignait même avec une précision inédite une zone du Game
stratégiquement centrale et actuellement à moitié déserte. J’ai
découvert seulement à ce moment-là le nom du quartier où je vivais.
Et donc, vous trouverez cette expression en titre du dernier
chapitre. C’est celui dans lequel je dis ce que je pense de tout cela, le
Game, l’insurrection numérique, Steve Jobs, Mark Zuckerberg, et
même les couleurs de fond choisies par WhatsApp. Comme vous
l’aurez remarqué, c’est une chose que j’ai essayé de ne pas faire
jusqu’ici. Émettre un jugement. Ce n’est pas que je sois timide ou
lâche, non. C’est simplement que lorsque j’étudie une chose, je n’ai
pas envie de perdre trop de temps à comprendre si elle me plaît ou
pas, ni à produire un jugement de valeur. Si je veux étudier les
harmonies de Debussy, ça ne m’aide pas beaucoup de me demander
si j’aime sa musique. Et, pour comprendre mes enfants, je suis sûr
que je me planterai moins souvent si je peux oublier à quel point je les
aime stupidement. C’est une méthodologie. Elle m’aide. Je lui fais
confiance. Alors en chemin, tandis que je parlais du Web ou de
Facebook, j’ai essayé de limiter à leur minimum les bouffées
d’enthousiasme ou les accès de mépris. Bref, je voulais comprendre,
pas juger. Ce n’était pas le moment de le faire.
Mais au fond, pourquoi pas ? J’apprécierai de pouvoir écrire ce
que je pense. Prenez ça comme un générique de fin, si vous allez au
bout. C’en est un, d’une certaine façon.
Ah, j’allais oublier. Depuis juin 2018, le MoVimento 5 Stelle
gouverne le pays avec la Lega, le parti populiste et xénophobe dont
je vous ai parlé. Je vous le dis parce que j’avais promis de vous tenir
au courant. C’est tout.

1. Sise à Turin, la Scuola Holden est une école d’écriture fondée et dirigée
par Alessandro Baricco. De nombreux auteurs et professionnels du cinéma, de
la télévision et de l’édition ont fréquenté ses bancs.
The Game
Individualisme de masse
Posture zéro
Crépuscule des élites
Dématérialisation
Post-expérience
Redécouverte du tout
Étoiles filantes
Ce qu’il reste de la vérité

Dans le champ ouvert du Game, beaucoup de choses semblent


devenues insaisissables, en particulier la vérité.
Diable, la vérité : disons plutôt une certaine forme des choses,
une version vérifiable des faits, une définition sérieuse de ce qui
arrive. Ce serait déjà beaucoup de pouvoir compter sur ce type
mineur de vérité.
Mais ce n’est pas le cas. Dans le Game, quelque chose semble
rendre la vérité des faits encore plus insaisissable qu’elle ne l’était
par le passé. Du reste, si vous choisissez une table de jeu dont la
première règle est le mouvement, il ne sera guère facile de disposer
des faits dans l’état de fermeté nécessaire pour les contraindre à une
certaine définition. Si vous acceptez d’ouvrir le jeu à un grand nombre
de joueurs, l’image quotidienne du monde sera une mosaïque
composée de si nombreux points de vue que, finalement, sa netteté
en souffrira fortement. Si vous arpentez le monde à la vitesse
fulgurante de la post-expérience, il ne vous faudra pas longtemps
avant de comprendre que, pour vous, la vérité est une séquence de
photogrammes qui, pris individuellement, ne sont ni vrai ni faux.
J’essaie de le formuler en termes simples : le Game est trop
instable, dynamique et ouvert pour constituer l’environnement
agréable d’un animal sédentaire, lent et solennel comme la vérité.
Peut-être qu’un exemple peut aider. J’en choisis un qui m’amuse
et qui ne convoque pas trop de choses importantes. Un petit fait qui
s’est produit il y a quelques années, en pleine ère du Game.

Début 2014, un magazine français a révélé, avec nombreuses


photos à l’appui, que le président François Hollande avait une
maîtresse, jeune et belle. À l’époque Valérie Trierweiler, une
journaliste, était la compagne officielle de Hollande : elle ne l’a pas
bien pris du tout. Elle a brusquement rompu avec le président et
s’est mise à écrire un livre. Un livre de vengeance, je veux dire. Un
récit impitoyable, féroce et détaillé de ce que pouvait être la vie
quotidienne avec François Hollande. La publication du livre a été
annoncée pour le 4 septembre de la même année. S’agissant
d’une histoire qui avait titillé la curiosité des électeurs français
pendant des mois, l’attente était grande. Certaines fuites avaient
clairement indiqué que Trierweiler n’y était pas allée mollo. Le titre
était sarcastique : Merci pour ce moment, disait-il. Tout le monde
savait que ce serait un mauvais livre.
Pour finir, ce fameux 4 septembre est arrivé et, ce jour-là, le
gérant d’une belle librairie indépendante de Lorient a mis dans sa
vitrine une affichette sur laquelle on pouvait lire : « Nous n’avons
pas le livre de Trierweiler… », avec une sorte d’émoticône, un
petit visage souriant. Grâce aux flux souterrains des réseaux
sociaux, l’affichette est devenue virale et en très peu de temps
sont apparues dans les vitrines d’autres librairies françaises
indépendantes des affichettes comme celle-ci : « Nous n’avons
pas le livre de Trierweiler. Mais nous avons ceux de Balzac,
Maupassant, Proust… », ou bien : « Nous sommes libraires, nous
pouvons commander onze mille livres, mais nous ne voulons pas
être la poubelle de Trierweiler et de Hollande. » Croyez-le ou non,
en quelques heures seulement un mouvement d’opinion massif
s’est rassemblé autour de ce refus de vendre ce livre. Le slogan
ironique qui l’unissait disait : Non merci pour ce moment. Un peu
plus tard, les premiers signes de solidarité sont arrivés de
l’étranger. Dans ce genre de situation, le Game est très rapide.
Pour bien comprendre l’affaire, il faut se rappeler que les
librairies indépendantes menaient depuis des années une rude
bataille contre Amazon, la grande distribution et les mégastores :
coincées dans les cordes, elles fermaient les unes après les
autres, victimes du Game, avec elles semblait en quelque sorte
s’éteindre une certaine idée de la librairie, une certaine culture du
livre et une certaine civilisation. C’est ce qui explique que cette
bataille au fond assez périphérique contre un inélégant livre de
ragots ait pu avoir cette incroyable importance symbolique. Bref,
ils étaient furax et, comme souvent, un petit accident a suffi pour
faire éclater la révolution.
Pendant ce temps Ouest-France, le grand quotidien régional,
a fait ce qu’un journal breton devait faire : il a envoyé un
journaliste interviewer le libraire lorientais, l’homme qui avait
déclenché le soulèvement. J’imagine qu’ils avaient à l’esprit d’en
faire un meneur, voire un héros. Il s’appelait Damjan Petrovic.
L’envoyé spécial lui a demandé comment l’idée de mettre cette
affichette lui était venue. Et voici ce qu’il a répondu :
« En fait, le livre de Trierweiler, je ne l’avais pas encore reçu.
Et toute la matinée les gens venaient me le réclamer, alors j’en ai
eu marre de répondre et j’ai mis cette affichette en vitrine. »
J’imagine la tête du journaliste. Dans une ultime et touchante
tentative de sauver l’histoire pour laquelle on l’avait envoyé, il a
demandé à Petrovic s’il vendrait le livre lorsqu’il le recevrait.
« Bien sûr, pourquoi pas ? » a répondu Petrovic en toute
candeur.
Pendant ce temps, et dans les jours qui ont suivi la parution de
cette interview, le mouvement Non merci pour ce moment a
continué de grandir, redonnant à de nombreux libraires la fierté
d’une identité et sans doute la force de tenir bon. Pendant
longtemps ils se sont sentis des héros, ce qu’ils étaient du reste à
bien des égards. Que ce soit né d’un malentendu a fait à tous
l’effet d’un détail cocasse.
Comme le Game a la mémoire de tout, nous sommes
maintenant en mesure de savoir à quel instant précis ce détail
cocasse s’est mis en mouvement. C’est une photo postée sur
Twitter le 4 septembre. Une photo de la célèbre affichette.
Dessous, un commentaire de cinq mots : « Un vrai libraire à
Lorient. » Le tweet de quelqu’un qui passait simplement par là.

Ce que cette plaisante anecdote nous enseigne, c’est que le


Game est, en soi, un terrain glissant sur lequel les faits patinent
allègrement sans toujours suivre une direction prévisible. Il n’est pas
nécessaire que la main d’un joueur puissant intervienne pour subvertir
la vérité ou l’inventer : les faits peuvent s’en éloigner d’eux-mêmes,
poussés par des courants souterrains ou par de minuscules
impulsions anonymes. À partir de là, il est difficile de deviner leur
trajectoire et presque impossible de la modifier. En fin de compte,
l’idée qu’on se fait du Game est qu’il est constitué d’un étrange
matériau à basse densité qui permet la production facile et rapide de
vérités, puis leur mise en circulation. Autrefois, pour établir une vérité
ou en déplacer une partie, il fallait pour ainsi dire posséder une réelle
force musculaire ou une expertise séculaire : de fait, c’était un sport
réservé à un club de joueurs bien particuliers. Au contraire, dans le
Game, précisément en raison de cette basse densité, déplacer la
vérité semble être à la portée de n’importe qui, et la produire est un
jeu d’enfant.
Comme vous le savez, cela pose certains problèmes.
Depuis quelque temps, pour avoir l’illusion de gérer la question,
nous utilisons un terme qui nous plaît beaucoup : la post-vérité. La
phrase de rigueur est : Nous vivons à l’ère de la post-vérité. Je
traduis. Nous nous sommes persuadés que le Game a donné
naissance à un monde dans lequel la vérité des faits n’est plus si
décisive dans la formation des opinions ou la prise de décisions :
apparemment, nous sommes allés plus loin, nous avons dépassé les
faits, nous agissons sur la base de convictions improvisées à partir
de rien, voire de données clairement fausses. La force de pénétration
de telles convictions vient de ce qu’elles sont simples et élémentaires,
aussi compactes que ce que Descartes appelait « des idées claires
et distinctes ». Souvent, leur force vient aussi d’un emballage
impeccable et astucieux. En particulier, elles s’épanouissent là où il y
a un ressentiment vif envers les élites, les experts, les membres du
club où autrefois la vérité était produite. Ne pas accorder de poids à
la vérité des faits finit par être un moyen de les mettre hors jeu : c’est
probablement l’issue d’un affrontement livré il y a bien longtemps.
À présent, il convient de se poser la question suivante : est-ce une
bonne théorie ? La théorie de la post-vérité est-elle utile pour
comprendre les choses ?
Après avoir étudié le Game pendant des pages et des pages, il
est une chose que l’on peut dire avec assurance : c’est une théorie
trop élémentaire pour expliquer ce qui se passe. Le Game n’est pas
si simple, ni si puéril. Dans le Game, il n’y a pas d’un côté les gens
intelligents qui respectent les faits et, de l’autre, les méchants qui
savent raisonner uniquement avec leurs tripes. L’idée qu’une partie de
l’humanité ait décollé grâce à la révolution numérique vers un
irrationalisme ignorant et obscurantiste, facilement manœuvrable, ne
permet pas d’expliquer ce qui est arrivé à la vérité, aux faits et à ce
que nous en faisons : essayez de préparer un sushi avec une
tronçonneuse et vous aurez plus de succès. Pour bien m’expliquer, je
dois faire un pas en arrière et commencer à partir de deux histoires
que vous connaissez sûrement.

Comme on le sait, le 5 février 2003 (en pleine ère de la


colonisation du Game), Colin Powell, le secrétaire d’État
américain, a présenté devant les Nations unies les preuves que le
régime irakien de Saddam Hussein possédait et développait des
armes de destruction massive. Il a interprété un numéro très
réussi, montrant même une ampoule d’anthrax : très convaincant.
Un mois et demi plus tard, forts des preuves qui accablaient
Saddam, les États-Unis ont envahi l’Irak : une guerre qui aurait
des conséquences incalculables sur la situation du Moyen-Orient.
Plus encore, elle aurait des conséquences incalculables sur la vie
de millions d’êtres humains. Malheureusement, nous savons
aujourd’hui avec certitude que les preuves présentées ce jour-là
par Colin Powell étaient fausses, et de manière plutôt ridicule.
Deux ans seulement après cette belle performance à l’ONU, Colin
Powell a lui-même admis que ce discours resterait comme une
tache sur sa carrière politique. Il a prétendu qu’il était de bonne foi
et a accusé la CIA d’avoir délibérément forgé ces faux. Les gens
de la CIA ont pris ça comme un compliment.
Passons à un sujet plus frivole. Le cycliste Lance Armstrong a
remporté sept fois le Tour de France entre 1999 et 2005, un
exploit jamais accompli jusqu’alors dans l’histoire du cyclisme.
Armstrong avait eu un cancer, et qu’il fût retourné à la compétion
après l’avoir vaincu, devenant le plus grand cycliste de tous les
temps, a été pendant de longues années une belle fable : elle
nous montrait une force et une foi dans la vie qui ont sûrement
aidé bien des personnes à se lever le matin, que le sort ait été
généreux avec elles ou non. Il faut ajouter qu’Armstrong lui-même
a tout fait pour incarner la lutte contre le cancer et, d’une certaine
façon, plus généralement, contre la maladie et la peur qu’il avait
vaincues. Malheureusement, nous savons aujourd’hui avec
certitude qu’Armstrong a gagné ses sept Tours de France parce
qu’il se dopait, beaucoup, et il le faisait avec une obstination aussi
inébranlable qu’habile. Bien sûr, durant ces années-là il lui est très
régulièrement arrivé de nier les accusations tout en connaissant la
vérité. Avec une impudence qui suscite même l’admiration, il a
dûment poursuivi sa carrière de héros. Lorsque les preuves sont
devenues accablantes, il a fini par tout avouer dans l’émission
d’Oprah Winfrey.

Ce qui est intéressant c’est que, face à de telles énormités, IL NE

NOUS EST PAS VENU À L’ESPRIT DE PARLER DE POST-VÉRITÉ. L’expression


existait, quelqu’un l’avait déjà inventée, mais la plupart des gens ne la
jugeaient pas utile pour comprendre les choses. Elle était là, à notre
disposition, mais nous ne savions pas quoi en faire. À propos de
Bush et d’Armstrong, on parlait de mensonges qui ne nous
paraissaient guère différents de ce qui se passait depuis des siècles.
L’expression post-vérité est donc restée quelque temps dans les plis
cachés du langage collectif. C’est là qu’elle a sommeillé jusqu’à ce
que, des années plus tard, elle explose littéralement, propulsée par
deux événements curieux : le Brexit et l’élection de Trump. Dans les
deux cas, l’opinion publique la plus alignée sur le storytelling dominant
et l’élite qui l’avait forgé sont soudainement devenues attentives à la
quantité de bobards qui tournaient autour de ces deux consultations
politiques, et à l’énorme difficulté qu’elles avaient rencontrée en
essayant d’attirer l’attention des gens sur la réalité, ou du moins SUR
CE QU’ELLES CONSIDÉRAIENT COMME LA RÉALITÉ. Elles n’arrivaient pas à

croire que les gens aient pu voter de cette façon et étaient si


convaincues d’avoir raison qu’elles ont rapidement déploré
l’avènement d’un monde où la vérité n’avait plus d’importance et où la
légende prenait le dessus. Curieusement, elles n’ont pas pensé un
seul instant que la chose pouvait être prise dans l’autre sens : en
effet, pour un supporter du Brexit, par exemple, LES FAITS étaient sans
doute la vie de merde qu’il menait, mais faire confiance à une entité
distante et illisible telle que l’Europe était selon lui un choix irrationnel
dicté par l’instinct. Non, la plupart des élites ne l’ont pas vu ainsi : il
était plus efficace d’annoncer un changement d’époque et la fin d’une
certaine civilisation. « Nous vivons à l’ère de la post-vérité… »
Je résume : quand nous croyions aux mensonges de Bush et
d’Armstrong, tout était plus ou moins normal ; quand quelqu’un a
commencé à dire qu’Obama était né au Kenya et pas aux États-Unis,
nous avons dénoncé une ère de mépris des faits et de choix dictés
par l’instinct.
En étant brutal, on pourrait dire ceci : POST-VÉRITÉ est le nom que
nous, élites, nous donnons aux mensonges que racontent les autres,
mais pas à ceux que nous racontons. En d’autres temps, on aurait
appelé ça des HÉRÉSIES.
Mais il n’est pas nécessaire d’être aussi brutal, et je m’en tiens
donc à une affirmation plus tranquille : il est clair que la théorie de la
post-vérité est le produit d’une élite intellectuelle apeurée, consciente
de ne plus contrôler la production quotidienne de vérité. Elle révèle
une intelligence lucide quand elle enregistre une déconnexion abrupte
entre le désir de vérité et la connaissance des faits. Mais elle
l’attribue ensuite à la dérive irrationnelle engendrée par le Game, et
c’est là qu’elle renonce à comprendre. D’une certaine manière, elle a
e
une nouvelle fois recours à une idée du XX siècle, une idée statique
de la VÉRITÉ DES FAITS, sans comprendre que LE GAME EST TROP FLUIDE
POUR POUVOIR SE LA PERMETTRE ET TROP AVANCÉ POUR S’EN CONTENTER. À
tel point que, en peu de temps, IL A PRODUIT SON PROPRE MODÈLE DE

VÉRITÉ, un modèle adapté à ses règles. Il l’a fait en intervenant sur un


point précis, que je ne parviens pas à définir autrement qu’en ces
termes : il est intervenu sur le design. J’ai envie de dire que le Game
A CHANGÉ LE DESIGN DE LA VÉRITÉ. Il ne l’a pas éliminée, il n’a pas changé

sa fonction, ne l’a pas écartée de l’endroit où elle était, c’est-à-dire


au centre du monde : ce qu’il a fait, c’est lui donner un design
différent. N’allez pas imaginer un détail esthétique, prenez au
contraire le terme design dans son sens le plus élevé. Le Game a
touché au design interne, logique et fonctionnel de la vérité. Il a fait à
la vérité ce que Jobs a fait au téléphone, pour ainsi dire.
Et pour tenter de vous convaincre, je dois remonter à un objet que
je croyais disparu à jamais mais qui ne l’était pas.

LE CAS ÉTRANGEMENT INSTRUCTIF DES VENTES DE DISQUES VINYLE

Le disque microsillon est un disque en acétate de vinyle qui,


pendant des années (de l’après-guerre aux années 70), a été le
moyen le plus répandu d’écouter de la musique chez soi. Il existait
deux formats : 33 et 45 tours par minute. Dans les années 70, il a
commencé à reculer face à un petit objet qui, à l’époque, semblait
révolutionnaire : la cassette audio. Laquelle n’avait pas seulement un
nom embarrassant, l’objet aussi était tout un poème. Mais la cassette
était moins chère, on pouvait la glisser dans une poche et y
enregistrer les chansons qu’on aimait, un peu comme on crée une
playlist aujourd’hui sur Spotify ou iTunes. (J’ouvre une parenthèse.
Dans les écoles, on devrait faire ce test : un enfant enregistre sur une
cassette ses chansons préférées, tandis qu’un autre crée une playlist
sur Spotify. À l’issue de l’affrontement, le premier qui se permet
encore de faire le difficile au sujet de la révolution numérique sera
sévérement puni.) Reprenons : à la fin des années 80, le CD est
arrivé et a mis tout le monde d’accord. Numérique, précis, rapide,
beau, il avait néanmoins un défaut : il coûtait cher. De fait, on l’a
supporté jusqu’à ce qu’on ait trouvé mieux. En l’occurrence, on a bien
fait les choses et on a inventé le format MP3 : la musique était
stockée au format numérique dans des conteneurs que nous
pourrions appeler fichiers compressés, encore plus immatériels,
volatils et invisibles que ceux qu’utilisait le CD. Poids minimal, vitesse
maximale. On n’avait rien vu de tel depuis les contes de fées. Comme
ils n’occupaient pas d’espace et qu’on les lançait en un minimum de
temps sur n’importe lequel de nos appareils, ils sont devenus notre
façon d’écouter de la musique. Certes, ils ont eux aussi un défaut, la
qualité sonore est inférieure à celle de la musique stockée en
analogique. Mais tout le monde s’en fiche. Nous appartenons à un
monde qui renonce volontiers à un peu de qualité ou de poésie pour
gagner en vitesse. Nous sommes des enfants de la cocotte-minute.
Où en étais-je ? Ah oui, au vinyle. Évidemment, avec l’arrivée du
MP3, le vinyle était cuit. On a cessé d’en produire. Il restait de petits
artisans qui tenaient bon dans leur atelier, comme ceux qui fabriquent
encore des chaussures à la main. De grâce, ils existent, c’est vrai.
Mais le vinyle était bel et bien mort. Amen.
Jusqu’à ce que, un jour, on apprenne la nouvelle suivante : EN 2016,
LE CHIFFRE D’AFFAIRES DU VINYLE A DÉPASSÉ CELUI DE LA MUSIQUE NUMÉRIQUE.
Boum.
C’était une vraie information, qui faisait les gros titres des
journaux. Vous vous en souvenez sans doute, on en parlait de temps
en temps au café ou dans les dîners en ville…
Comme vous l’imaginez, face à une telle nouvelle, quelqu’un
comme moi coupe son téléphone, dépose ses enfants chez les
voisins, sort les bières du frigo et se met à chercher. Ça me fait le
même effet que, sur vous, la nouvelle saison de votre série préférée.
(Et franchement, je ne sais pas ce qui est le plus grave.)
J’ai donc commencé à chercher, j’ai creusé cette information et
voici ce que j’ai trouvé.
Pour autant qu’on sache, pendant une seule semaine (avant Noël),
uniquement au Royaume-Uni, et uniquement en 2016, le chiffre
d’affaires du vinyle a dépassé celui des téléchargements numériques.
L’année précédente, il s’était passé aux États-Unis quelque chose de
vaguement similaire, mais qui n’était pas comparable : le chiffre
d’affaires du vinyle avait dépassé celui des services de
téléchargement gratuit qui gagnent de l’argent avec de la publicité
(YouTube ou Spotify gratuit). Mais, si l’on calcule aussi les
téléchargements payants (pas chers, mais payants), c’est une autre
histoire : le vinyle pèse un dixième de tout ça. Une vue d’ensemble
peut être utile : d’après les chiffres, sur le marché américain en 2016,
si l’on considère tout l’argent dépensé pour écouter de la musique
enregistrée, la part du vinyle est de 6 %, celle des téléchargements
numériques est supérieure à 60 %. Nous sommes donc très loin d’un
éventuel dépassement.
Et jusqu’à présent nous ne parlons que d’argent. Dans la mesure
où un clic pour écouter un album entier sur Spotify représente une
somme d’argent dérisoire et qu’un 33 tours vaut au moins quinze
euros, il est facile de comprendre que si nous devions compter les
heures d’écoute, c’est-à-dire la présence réelle du vinyle dans la vie
des gens, le phénomène serait encore plus marginal. Ajoutez cette
délicieuse statistique, aimablement offerte par la BBC (de braves
gens qui se lèvent le matin pour étudier comment l’argent circule) : la
moitié de ceux qui achètent un vinyle rentrent à la maison et ne
l’écoutent pas. Un mois plus tard, ils ne l’ont toujours pas écouté. Des
créatures étonnantes (7 % d’entre elles n’ont même pas de platine).
Cela dit, il faut souligner que le phénomène n’en est pas moins
réel et surprenant. Le nombre de vinyles vendus dans le monde
augmente chaque année depuis dix ans : cette année, on s’attend à
ce que 40 millions de vinyles soient vendus sur la planète. C’est un
chiffre impressionnant, car un vinyle est cher, lourd, long à mettre en
route, il se salit, s’abîme, prend de la place et, toutes les trente
minutes, il faut le retourner. Mais, naturellement, ce chiffre-là aussi
doit être passé au crible et lu correctement : 40 millions, c’était le
nombre de vinyles vendus en 1991, plus ou moins l’année où l’on a
décidé que tout était fini et que continuer à produire des vinyles
relevait de la folie. Quand le vinyle marchait vraiment (disons en
1981, un an avant Pablito Rossi et le Mundial), il s’en vendait UN
MILLIARDd’exemplaires.
40 millions. 1 milliard.
Voilà.
Revenons maintenant à la nouvelle par laquelle nous avons
commencé : EN 2016, LE CHIFFRE D’AFFAIRES DU VINYLE A DÉPASSÉ CELUI DE LA
MUSIQUE NUMÉRIQUE. Ne commettez pas l’erreur de ricaner d’un air
supérieur, de la liquider comme un typique bobard (fake news) et
d’invoquer l’ère de la post-vérité. Ce n’est pas si simple,
heureusement. En réalité, c’est ce que nous appellerons une VÉRITÉ-
MINUTE : une petite machine communicante très sophistiquée et très

répandue, à l’efficacité remarquable. Une brillante création du Game.


Puis-je vous expliquer comment elle fonctionne ?
LA GÉNIALE PETITE MACHINE DE LA VÉRITÉ-MINUTE

La vérité-minute est une vérité qui, pour atteindre la surface du


monde – c’est-à-dire pour devenir compréhensible au grand public et
être portée à l’attention des gens – est redessinée de manière
aérodynamique, perdant de sa précision et de son exactitude en
cours de route, mais gagnant en synthèse et en vitesse. Disons
qu’elle continue de perdre en précision et en exactitude jusqu’à ce
qu’elle estime avoir obtenu la synthèse et la vitesse suffisantes pour
atteindre la surface du monde : quand elle les a obtenues, elle
s’arrête, car elle ne renoncerait jamais au moindre gramme de
précision de plus que nécessaire. D’une certaine façon, il faut
imaginer un animal qui lutte avec beaucoup d’autres pour sa survie :
chaque matin, de nombreuses vérités se réveillent et toutes ont pour
objectif de survivre, c’est-à-dire d’atteindre la surface du monde.
Celle qui survit ne sera sans doute pas la plus exacte ni la plus
précise, mais celle qui voyage le plus vite, qui atteint la surface du
monde la première.
Prenons l’exemple du vinyle : EN 2016, LE CHIFFRE D’AFFAIRES DU VINYLE
A DÉPASSÉ CELUI DE LA MUSIQUE NUMÉRIQUE. Considérez cette phrase
comme le produit final d’un très long voyage et essayez de remonter
au point où ce voyage a débuté. Si vous le faites, vous trouverez une
chose qui est vraie : contre toute logique, des dizaines de millions de
disques vinyles ont été vendus sur notre planète au cours des
dernières années. C’est une curieuse vérité qui a tout l’air de nous
enseigner quelque chose d’utile. Elle se réveille le matin et se met à
courir. Pendant un certain temps, elle ne trouve pas de raccourci vers
la surface et donc personne ne la perçoit (le vinyle augmente
régulièrement depuis dix ans, mais on n’en a jamais parlé). Puis,
soudain, elle trouve une ouverture : une petite semaine pendant
laquelle, en Angleterre, le vinyle a fait plus de chiffre d’affaires que
les téléchargements. Le petit animal s’y jette. L’accélération vient du
fait qu’ici la vérité d’où on est partis adopte une position
aérodynamique idéale : elle fait l’œuf, pour ainsi dire. Cela prend la
forme d’un duel : vinyle contre téléchargement, analogique contre
numérique, ancien monde contre nouveau. Les duels attirent toujours
l’attention, ils simplifient les choses et sont faciles à comprendre. Ce
qui peut se résumer par un duel sera favorisé dans la lutte
quotidienne pour la survie. « Achille contre Hector » est une histoire
qui dure depuis des millénaires. Parfait.
Mais cela ne suffit pas. Quelle est la probabilité de survie de la
nouvelle selon laquelle, pendant une semaine au Royaume-Uni, le
vinyle a battu en duel le téléchargement gratuit sur les plateformes de
musique numérique ? Maigre. Pour devenir mémorable, un duel doit
non seulement avoir les bons protagonistes (deux héros), mais aussi
se dérouler au bon endroit (Main Street) et avoir lieu à un moment où
tout le monde peut le voir. Il faut donc malheureusement accomplir un
petit travail de restyling, se résigner à jeter quelque chose à la mer, à
perdre un peu de précision : il faut laisser tomber ce « pendant une
semaine » et, si ce n’est pas assez, « au Royaume-Uni ». Faites-le,
ne discutez pas. Puis, je crains qu’il ne faille encore passer au
caractère très général d’une formule comme « musique numérique ».
Passez. Bien. Excellent travail.
EN 2016, LE CHIFFRE D’AFFAIRES DU VINYLE A DÉPASSÉ CELUI DE LA MUSIQUE
NUMÉRIQUE.
Voilà. Nouvelle imprimée, mission accomplie.
À ce stade, se demander si la nouvelle est vraie ou fausse n’est
peut-être pas stupide, mais ce n’est certainement pas urgent et pas
décisif non plus. Car cette nouvelle porte en elle, dans tous les cas,
une vérité, et c’est justement grâce à son imprécision qu’elle a
poussé à la surface du monde quelque chose de très important :
l’enregistrement d’un curieux contre-mouvement qui croise notre ligne
droite vers l’avenir. Tel un reflux apparent et imprévisible du passé.
Ce n’est pas exactement un phénomène négligeable, et le fait de
l’enregistrer enrichit certainement notre lecture du monde. Qu’une
information inexacte l’ait généré, est-ce si important ? Je n’ai pas de
bonne réponse mais, en la cherchant, je commence à me rendre
compte que cette nouvelle (inexacte) n’a pas seulement déterré une
vérité digne d’être mentionnée, mais en a libéré d’autres, plus petites,
qui n’auraient jamais attiré mon attention et qui maintenant seulement,
à la lumière de cette vérité-minute, acquièrent visibilité et sens : je
découvre que non seulement les ventes de vinyles augmentent
régulièrement depuis des années, mais qu’il en va de même pour les
stylos-plumes, les machines à écrire et, plus important encore, les
livres imprimés (je crains fort que le papier carbone et les pantoufles
ne retrouvent bientôt une nouvelle jeunesse). Cette nouvelle porte
donc en elle des vérités, et les rend enfin visibles, les traîne jusqu’à la
surface du monde en les mettant sous les projecteurs de notre
attention. Je constate alors qu’une sorte d’agglomérat de faits se
crée, une constellation, qui ramène tous ces phénomènes à une
figure plus générale, à présent facile à reconnaître, que j’appellerais :
« Vente de technologies obsolètes mais vaguement poétiques. » Son
apparition pousse encore plus de gens à entrer dans une orbite de
curiosité pour ce segment particulier du marché (qu’ils avaient
complètement oublié, selon toute vraisemblance) et d’approcher l’idée
d’un achat, ce qui va inévitablement générer un regain d’intérêt des
entreprises productrices, lesquelles augmenteront leur production,
développant l’offre et stimulant la demande. L’argent, le travail, les
faits. Ce qui n’était pas vraiment vrai a une chance de le devenir
bientôt.
Impressionnant comme une inexactitude peut générer autant de
sens et de réalité. Pourtant, c’est le cas.
Si vous étiez tentés de secouer la tête et de croire que nous
sommes cuits ou, pire encore, d’attribuer à cette nouvelle civilisation
une tendance perverse à produire de la réalité à partir de vérités
imprécises, je dois vous rappeler que la vérité-minute n’est pas une
invention de l’ère numérique ni de la modernité. C’est un dispositif très
ancien, construit et utilisé avec beaucoup d’habileté il y a longtemps
déjà. Permettez-moi de vous donner un exemple : Achille. Celui de
l’Iliade. On a conservé de lui l’image d’un demi-dieu : son père était
un homme et sa mère une déesse.
Vérité-minute.
e
Il est difficile de savoir aujourd’hui si les Grecs du VIII siècle avant
Jésus-Christ croyaient vraiment qu’Achille était né d’un accouplement
entre un homme et une déesse, mais il est raisonnable d’avancer
qu’ils ne se posaient pas trop la question car, dans l’expression
imprécise de demi-dieu, ils nous ont transmis une chose qui était
absolument vraie pour eux, à savoir que chez Achille on observait une
force, une violence, une folie et une invulnérabilité qu’on ne savait pas
expliquer, qu’on ne retrouvait pas dans le destin des humains, et où
on entrevoyait le troublant mystère d’une inhumanité possible et
invincible.
On dira qu’il s’agissait de légendes, de mythes, de poésie. Mais
ce n’est pas si simple : à l’époque, c’était la forme de l’information,
les poèmes homériques étaient des médias et l’Iliade une
encyclopédie qui synthétisait tout le savoir des Grecs. C’était leur
façon de transmettre la vérité. En tout cas, on retrouve sans mal la
formule « demi-dieu » lorsque l’Histoire a définitivement remplacé les
mythes et légendes : à partir d’Alexandre le Grand, tout aspirant
maître du monde a dû se présenter comme le descendant, sinon le
fils, d’un dieu. Jules César n’était ni le personnage d’une fiction ni la
vision d’un poète : cependant, il descendait de Vénus et voulait que
nous nous en souvenions. Personne n’aurait remis ça en question.
Étaient-ils tous stupides ? non, ils se servaient de la vérité-minute
pour lire le monde.
Nous maîtrisons donc la technique de la vérité-minute depuis des
millénaires et, si vous voulez savoir pourquoi elle semble propre à
notre époque, au point de paraître quasiment sa créature, vous
posez une question fascinante dont vous connaissez déjà la réponse,
puisque vous lisez ce livre : parce que le Game est le milieu idéal
pour une telle idée de la vérité et, donc, cette idée a décollé en lui
après des millénaires de sommeil. Elle a toujours existé, mais elle a
été contrainte de manœuvrer dans des systèmes à haute densité, où
les nouvelles circulaient lentement, gérées par quelques spécialistes.
Elle fonçait, mais au ralenti. Dans le Game, elle a soudain trouvé sa
piste de décollage parfaite. Basse densité, nombre infini de joueurs,
frottement minimal, temps de réaction ultrarapides, nombre infini de
parcours. Une aubaine. De fait, la vérité-minute a occupé le devant
de la scène et elle a grandi, en force, en potentiel et en stature. Si,
e
tout au long du XX siècle, elle avait surtout paru être une dangereuse
caricature de la vérité vraie – celle qui était fondée sur la
permanence, la fixité, la précision –, dans le Game elle a pris sa
revanche en montrant qu’avec sa démarche un peu folle qui vient de
nulle part et ne finit jamais, elle réussissait à attraper beaucoup de
monde dans ses filets. ELLE AVAIT UN DESIGN PARFAIT POUR CAPTURER ET
CRÉER DE LARGES PANS DU MONDE. Il faut bien comprendre cette histoire
de vérité-minute : accordez-moi quelques instants de concentration et
revenons ensemble à l’affaire des vinyles.
Nous avions atteint le point où une sorte de vérité inexacte (le
vinyle se vend plus que la musique numérique) en exprimait une
exacte (il y a un retour curieux, massif et croissant à des technologies
obsolètes chargées d’une certaine poésie). Eh bien, ne prenez pas
cela pour un point d’arrivée, car ça n’en est pas un. Elle a déjà fait
une longue route, cette vérité-minute, mais ce n’est pas fini. Le
meilleur est encore à venir, et il vient lorsque cette vérité-minute
entame la descente des interprétations. C’est un superbe moment,
une pure ivresse de la vitesse. Ce qui se passe, c’est qu’à partir de
cette vérité-minute, il y a au moins deux interprétations possibles :
1. l’humanité se rebelle contre la technologie et fait un pas en
arrière, vers le passé ;
2. l’humanité est désormais si heureusement avancée sur le chemin
de la technologie qu’elle peut s’offrir le luxe de dépoussiérer des
vestiges du passé et de jouer avec, car ce ne sont plus des
ennemis : c’est comme avoir un python domestiqué chez soi,
c’est devenu un animal inoffensif.
Ce qui survient alors, c’est que notre petite vérité-minute – qui
avait déjà parcouru tant de route – se partage en deux et suit deux
pentes opposées, l’une qui la conduira aux magazines dédiés à la
céramique, au trekking en montagne ou au yoga, et la seconde à
Wired. Dans ces deux écosystèmes, elle continuera à se déployer,
grâce au magma à basse densité du Game, en résonance avec
d’autres vérités-minute qui s’y sont déposées et forment avec elle une
sorte d’inertie lourde, laquelle produira à long terme un réseau
vérifiable de faits. Si, d’une part, cela justifiera qu’on fabrique des
produits d’entretien selon des savoir-faire traditionnels, de l’autre cela
donnera le jour à des entrepreneurs capables de créer des boutiques
imitant les drogueries d’autrefois, où on ne paiera qu’avec des cartes
prépayées.
Donc, si nous revenons maintenant à cette innocente semaine de
Noël londonienne d’où tout est parti et que nous refaisons le parcours
de notre vérité-minute jusqu’à la droguerie high-tech (ou aux liquides
WC bio), on peut se faire une idée de la somme de réalité qu’est en
mesure de créer/vivre/définir un tel modèle de vérité. On commence
alors à le respecter et à l’étudier. D’emblée, on reconnaît un design
caractéristique : c’est un voyage, et non un point, une figure qui se
déploie dans le temps et non un hiéroglyphe stable, une séquence
dans laquelle chaque étape est fragile mais le design général solide.
Dans ce type de design, on retrouve les traits d’un millier d’autres
choses qui nous entourent, voire la forme de notre quotidien. La post-
expérience elle-même est dessinée de cette manière. Notre parcours
dans le Web l’est. Il porte la marque du Game.
Avec une curiosité renouvelée et un respect accru, on se
penchera alors sur cette petite machine sophistiquée et on ne
manquera sans doute pas de remarquer à quel point ce qui est
fascinant, dans un tel modèle de vérité, c’est qu’il commence par une
inexactitude, une demi-vérité. Ce qui frappe, c’est sa capacité à
transformer cette perte initiale en avantage stratégique : le sacrifice
de la précision produit de la légèreté, de la vitesse, de l’agilité, de
l’efficacité et même de la beauté. Mouvement, diffusion, existence.
Risqué, vous direz-vous, non sans crainte. Certes. Mais vous vous le
direz en réalisant que vous connaissez ce schéma, car c’est celui qui
guide tous les outils numériques. C’est l’histoire du MP3 : moins de
sons, mais plus transportables. C’est l’histoire de la transition vers le
numérique : un peu d’imprécision en échange d’une immense agilité.
C’est l’histoire de la superficialité qui remplace la profondeur. C’est la
forme du Game.
Ainsi, une étape après l’autre, vous finirez par admettre que vous
avez sous les yeux une petite machine très sophistiquée,
extrêmement cohérente avec votre façon d’être au monde et
génialement adaptée à l’écosystème du Game. Dangereuse, bien
sûr. Dont on ne comprend pas tout. Mais qui mérite d’être prise au
sérieux. À ce moment-là, je vous le promets, l’idée que tout est allé à
vau-l’eau, que les faits ne comptent plus et que nous vivons
maintenant à l’ère de la post-vérité vous semblera un poil simpliste.
D’après ce que je comprends, moi, c’est une vérité-minute typique :
elle part d’une imprécision, d’une simplification brutale, puis elle se
déplace magnifiquement dans le Game, entraînant l’élan et les
courants souterrains, donnant un nom bien pensé à une conviction qui
vient des tripes et la traduisant en pensée correcte. Du travail bien
fait. Chapeau. Si vous avez des doutes, vous n’avez qu’à essayer de
forger des vérités-minute encore plus instantanées.
C’est justement ce que je suis en train de faire, maintenant que j’y
pense.

FINAL CONSACRÉ AU STORYTELLING

Une vérité-minute l’emporte si elle peut remonter à la surface


avant et mieux que les autres. Comme nous l’avons vu, la fermeté de
son point d’appui sur la réalité des faits n’a guère d’importance : c’est
sa structure aérodynamique qui décide de son destin. Donc, si nous
voulions vraiment savoir dans quel monde nous vivons, il nous faudrait
l’étudier correctement. QU’EST-CE QUI FAIT QU’UNE VÉRITÉ AÉRODYNAMIQUE
EST EN MESURE D’ACCÉLÉRER DANS LE GAME ? C’est un sujet fascinant.

Je ne crois pas en avoir compris assez pour donner des leçons,


mais il est un aspect de la question sur lequel j’ai les idées claires,
car j’ai passé beaucoup de temps à l’étudier et je sais ce que je dis.
Et donc, je le dis : quels que soient les traits qui rendent une vérité
aérodynamique et par conséquent gagnante, l’un compte plus que les
autres et porte un nom précis : STORYTELLING.
Revoilà une vieille connaissance. Le storytelling est un autre de
ces phénomènes ressuscités par le Game. Il existe depuis des
millénaires mais, depuis quelque temps, il est partout. Pourquoi ?
Parce que le Game est constitué de telle sorte qu’il lui fournit un
terrain de jeu idéal.
Pour bien comprendre, nous devons nous mettre d’accord sur le
sens de ce mot. Storytelling. En général, les gens ont sur le
storytelling un préjugé qui n’est qu’une perte de temps : ils pensent
qu’il y a la réalité et, juste à côté, la technique qui sert à la raconter
et qui se résume souvent à savoir servir brillamment d’énormes
bobards.
Faux.
Le storytelling n’est pas quelque chose qui emballe, déguise ou
truque la réalité : c’est quelque chose qui FAIT PARTIE de la réalité.
C’est une part de toutes les choses qui sont réelles. Vous voulez une
petite formule qui vous aide à digérer ce concept ? En voici une :
ARRACHEZ LES FAITS À LA RÉALITÉ, CE QUI RESTE, C’EST DU STORYTELLING.
Parfois il a un aspect sèchement narratif, mais la plupart du
temps, non. Songez à la façon dont vous êtes habillé à cet instant
précis : eh bien, c’est du storytelling. Pourtant, ça n’a pas la forme
d’une histoire. Ça a la forme d’un vêtement : c’est du storytelling
parce que ce vêtement donne à ce que vous êtes une forme
aérodynamique qui vous permet de vous mettre en mouvement : de
vous relier à d’autres points de la planète, d’être plus lisible,
d’apparaître dans l’index de la réalité. ÊTES-VOUS ce vêtement ? Non.
Mais êtes-vous une chose qui n’a rien à voir avec lui ? Non plus. C’est
une partie de vous, de la réalité que vous êtes, une partie de votre
être réel.
Vous comprenez ?
Le storytelling est une partie de la réalité et pas forcément le
déroulement d’un récit.
Bien. Revenons à la vérité-minute. Vous vous rappelez ce qui a
mis en mouvement, avec une accélération folle, le fait en soi
négligeable qu’un libraire breton ait placardé une affichette dans sa
vitrine ? Le storytelling. C’est-à-dire une photo et une phrase. « Un
vrai libraire à Lorient. » Il y a un fait qui existe et, jusqu’à ce qu’il
rencontre le storytelling, il reste silencieux, immobile. Cela démarre
uniquement lorsque quelque chose lui fournit le storytelling et le fait
devenir réalité. Dans ce cas précis, la part de storytelling est
spécifiquement aérodynamique, on le comprend bien. Elle est si
efficace qu’elle arrache le fait à ses origines et le transforme en
réalité qui va bien au-delà de ses intentions. Parfois, la propulsion du
storytelling peut être explosive. Le tissu à basse densité du Game fait
e
le reste (au XX siècle, personne ne se serait aperçu que le libraire de
Lorient existait).
Et dans le cas du vinyle ? Vous vous rappelez à quel moment ce
fait qui n’arrivait pas à remonter à la surface s’est retrouvé sous les
projecteurs de l’attention collective ? Quand il s’est enfin adjoint un
design capable de fournir un bon storytelling : le duel analogique
contre numérique, passé contre futur. C’est comme si on lançait une
allumette en feu dans une flaque d’essence.
Qu’est-ce que cela nous apprend ? Que les progrès d’une vérité-
minute sont assurément conditionnés par mille facteurs, tels que le
comportement des concurrents ou les aspérités du sol qui changent,
chaque jour. Mais son aérodynamisme, lui, est presque entièrement
attribuable à la dimension de storytelling qui compose sa réalité. J’irai
encore plus loin : STORYTELLING EST LE NOM QUE NOUS ATTRIBUONS À TOUT
DESIGN CAPABLE DE DONNER À UN FAIT LE PROFIL AÉRODYNAMIQUE NÉCESSAIRE
POUR QU’IL SE METTE EN MOUVEMENT.
À présent, vous comprenez pourquoi on en trouve partout, du
storytelling. Si quelque chose bouge, il est là lui aussi. C’est vrai
depuis toujours mais dans un écosystème comme le Game, où
l’immobilité signifie la mort, vous imaginez que ça l’est encore plus.
Dans le Game, quand le storytelling disparaît, rien ne survit.
C’est une nouvelle qui ne paraît désastreuse que si vous restez
cramponné à la vaine idée que le storytelling est un ensemble de
bobards élaborés pour colorer de rose la réalité. Mais si vous voulez
bien faire l’effort de lui tourner le dos et que vous prenez le
storytelling pour ce qu’il est – une part de la réalité –, elle a son
charme. Elle nous dit qu’il existe une capacité, dans ce monde, celle
de voir et de dessiner la part de réalité la moins évidente, la plus
secrète, souvent immatérielle et presque toujours insaisissable : son
facteur aérodynamique, sa façon de fendre l’air, de résister au
courant, de tenir sous l’impact, de supporter des vitesses fulgurantes.
À l’ère du Game, cette capacité sauve la vie.
Elle sauve la vie, il faut le dire, à des idées et à des faits que nous
aimons, mais aussi à des idées et à des faits que nous détestons. En
soi, le design n’est ni bon ni mauvais : il est efficace et parfois beau,
c’est tout. Ce que nous pouvons voir, c’est que, en effet, dans le
Game, ceux qui dominent sont ceux qui savent l’utiliser : Obama
comme Trump. Les meilleurs en ont une maîtrise telle que, de
l’extérieur, il nous arrive de ne voir que cette capacité, en apparente
absence totale de faits plausibles ou d’idées d’une certaine stature.
Mais c’est toujours une illusion d’optique. Un fait sans storytelling
n’existe pas et l’inverse est également vrai : le storytelling sans faits
n’est rien. Si vous vous complaisez dans l’idée qu’il y a des gens, au
sein du Game, qui gagnent grâce au storytelling et dans un vide
absolu de faits ou d’idées, tant mieux pour vous, mais je ne vous
suivrai pas. Là aussi, croyez-moi, la question est plus subtile.
Ce qui s’est certainement produit dans le Game, c’est que, en
raison de sa basse densité, la dynamique des vérités est devenue
plus importante que leur exactitude. Plus simplement : pour traverser
le Game, il vaut mieux une vérité imprécise au design adapté qu’une
vérité précise, mais lente à se déplacer et incapable de quitter
l’endroit où elle est née. Ce verdict peut faire peur, mais si on le
reçoit avec une certaine lucidité il dessine un terrain de jeu fascinant
et même assez génial. Il nous dit que si je tiens à mes idées et à mes
faits, je dois être capable de leur donner un profil aérodynamique, je
dois travailler dur jusqu’à ce qu’ils aient un profil qui pénètre l’air de la
sensibilité collective, je dois affiner la compréhension que j’ai d’eux,
jusqu’à pouvoir les rapporter à une figure capable de circuler dans le
Game. Du reste, si des gens ont su ramener des montagnes de
complexité à la simplicité aérodynamique de l’écran d’accueil d’un
iPhone, de l’algorithme de Google et de la structure du Web, qui
sommes-nous pour nous dispenser d’un tel effort ? Est-il possible que
les vérités soient si aiguës, complexes, géniales ou sophistiquées
qu’elles ne permettent pas cette dimension aérodynamique ? Même
Descartes en son temps, quand il a fallu pondre un livre qui
changerait le cours de la pensée humaine (le Discours de la
méthode), a écrit un texte court, en français (la langue des savants
était le latin), et l’a entamé en racontant ses vicissitudes de
jeunesse : il cherchait la dimension aérodynamique, rien d’autre. Et le
e
Game n’existait pas, puisqu’on était au XVII siècle, nom d’un chien !
Est-il possible que nous soyons tellement plus raffinés que nous
échappions à une règle que même Descartes avait acceptée ?

Un jour, durant ma courte et vaine incursion dans la vie


politique, j’ai été témoin de cette scène. Il y avait un problème à
résoudre et plusieurs solutions sur la table. Il fallait en choisir une.
Le politicien de service (détendez-vous : ce n’était pas Renzi) les
regarde et demande : Quelle est celle qu’on arrivera le plus
facilement à raconter ? Attention : il ne demande pas quelle est
celle qui FONCTIONNERA le mieux. Il demande : quelle est celle qui a
les meilleures aptitudes aérodynamiques, qui porte en elle un
storytelling efficace et va donc pouvoir circuler dans le Game ?
Dans une telle phrase, si l’on veut, on reconnaîtra une odieuse
forme de cynisme : je me contrefous du bien du pays, ce qui
compte est ce qui me rapportera le plus de voix. Mais avec un
peu de patience, on peut aussi lire, mélangée au cynisme, une
intuition que souvent nous n’avons pas, une intuition extrêmement
lucide et, à sa manière, prophétique : une fois que j’ai trouvé des
solutions que j’aime plus ou moins et qui sont en accord avec mon
système de valeurs, je dois avoir le sang-froid de choisir non pas
celle qui donne les meilleurs résultats sur le papier, mais celle que
les gens peuvent comprendre, s’approprier, digérer, incarner et
mettre en œuvre chaque matin en sortant de chez eux. Je dois
renoncer à la meilleure solution si je ne peux pas la faire circuler
dans le Game. Je choisis l’imprécision si elle m’assure le
mouvement. Je sacrifie le cavalier s’il me permet d’atteindre le
centre de l’échiquier. Car une solution parfaite que je ne parviens
pas à expliquer aux gens est vouée à l’échec. Pire : elle est
destinée à perdre face à des solutions beaucoup moins bonnes,
mais plus aérodynamiques : souvent, ce sont celles qu’adopte
l’adversaire.
C’est d’ailleurs le problème de la gauche aujourd’hui, partout
dans le monde. Même en admettant qu’elle ait des solutions à
proposer aux problèmes des gens, elle ne sait dans tous les cas
pas les formuler de façon aérodynamique : ses solutions sont
toutes immobiles, donc mortes. Il n’est pas une seule conviction
de gauche sur des questions telles que l’Europe, l’immigration, la
sécurité ou la justice sociale qui ait un minimum d’aisance
aérodynamique. Quelle incroyable présomption. Les autres, les
populistes en premier, sont au contraire très forts en design. Je
ne suis pas en train de juger si leurs solutions sont plus efficaces
ou désastreuses : ce qui est sûr, c’est qu’ils les dessinent de telle
manière que les voir fendre l’air dans le Game est un vrai plaisir.
Et ce n’est pas seulement une question de tweets ou de slogans
faciles : l’aérodynamique naît ailleurs, bien avant. Par exemple, en
e
abandonnant la forme des partis politiques du XX siècle et en
choisissant des structures plus légères, mieux adaptées au
Game. Ou en comprenant que l’on ne fait pas de politique dans le
Game, sinon avec un leader qui résume en soi, parfois de
manière très forte, voire dramatique, toute la complexité d’une
position politique, laquelle doit s’effacer. En général, nous
confondons les choses en estimant qu’un tel design relève du
populisme. Il vient en fait de l’écran de l’iPhone, de la page
d’accueil de Google, etc. La complexité se trouve sur ou sous une
simple icône à cliquer. Un leader. Obama n’est pas si différent des
autres mais, chez lui, la conscience de ce schéma mental était
éblouissante. Tous les autres, y compris Trump, ont seulement
appris. Mais le plus souvent, la gauche n’aime pas ce design : elle
n’a pas de leaders talentueux et, quand elle en a, elle les dévore.
Il est donc difficile de trouver un aérodynamisme décent quand
dès le départ on se met à se construire d’une façon aussi
inadaptée. Prendre ensuite des mesures correctives, en
cherchant un bon storytelling ou en recrutant de bons spin
doctors, est assez laborieux. Les idées doivent NAÎTRE
aérodynamiques ou elles ne le seront jamais.
Où en étais-je ? (La politique a cette chose que je déteste : elle
vous distrait de ce qui compte vraiment.) Ah, oui. Descartes avait
compris qu’une vérité sans mouvement était inutile, et nous n’en
serions pas capables, nous, entraînés comme nous le sommes par
des appareils numériques ? C’est peu probable. En fait, dans la vie,
nous travaillons constamment sur des vérités-minute, nous sommes
devenus des maîtres du storytelling, nous utilisons la basse densité
du Game au lieu de la refuser. Nous savons presque tous que c’est
un système dangereux, qui contient la possibilité bien réelle de
construire des vérités-minute efficaces mais basées sur quasiment
rien ou sur des faits inventés. Nous apprenons toutefois à contrôler le
phénomène, nous travaillons dur pour inventer des vaccins et des
antidotes. Nous avons tous ou presque conscience que nous avons
choisi un système très instable et que nous avons été forcés de vivre
avec des vérités friables, toujours en mouvement, condamnées à un
terrain glissant. Souvent nous en souffrons mais, d’une certaine
manière, dans quelque partie instinctive de notre cerveau, nous nous
rappelons que des vérités trop fermes et des faits trop solides ont
engendré le désastre auquel nous avons échappé : nous
n’abandonnons donc pas. De temps en temps, les moins bien équipés
ou les trop raffinés abandonnent. Mais le corps principal du Game ne
s’arrête pas, il dévore les jours à la lumière d’étoiles filantes qu’il
appelle des vérités. Il sait le faire, il arrive à le faire. Il le fera encore,
avec l’obstination butée et géniale que certains oiseaux nous
enseignent lorsqu’ils migrent vers la bonne terre.
D’autres deuxièmes mondes
Ce qu’il reste de l’art

Comme je l’ai dit il y a quelques pages, à un moment donné je me


suis mis à étudier les réseaux sociaux et, dans ce but, j’ai passé du
temps avec deux personnes beaucoup plus jeunes que moi qui
travaillent dans ce domaine. Je l’ai signalé, c’est en parlant avec elles
que j’ai compris pourquoi cette débauche d’énergie sur les réseaux
sociaux n’était pas la triste réaction nerveuse à une dépendance
numérique : elles m’ont expliqué de manière convaincante que c’était
souvent une façon d’enrichir la réalité, de lui arracher ce qu’elle n’offre
qu’en petite quantité, de le partager avec d’autres et donc, dans un
certain sens, d’en faire un événement spectaculaire. Il fallait donc
veiller à ne pas liquider l’énorme avalanche que sont Facebook et
Twitter comme un simple phénomène d’abrutissement collectif, car il
y avait de grandes chances pour qu’au contraire s’y cache un instinct
des plus intéressants : prolonger la création grâce aux technologies
numériques, afin que la vie ne s’arrête pas là où elle s’arrêtait, mais
s’allonge aussi loin que nos ambitions le désirent.
Peut-être n’avais-je jamais pensé à cela auparavant, en tout cas
personne ne m’en avait jamais parlé avec une telle conviction. Je ne
sais pas, c’était comme si une petite porte s’était ouverte devant moi
et, pendant que ces deux-là essayaient de me faire comprendre ce
que les gifs ont de génial, je faisais semblant d’écouter, mais je
franchissais cette petite porte et j’essayais de voir où elle me
conduisait.
Elle m’a conduit à un endroit où m’attendait une question plutôt
perfide : si tout cela est vrai, pourquoi est-ce que je déteste à ce
point fréquenter les réseaux sociaux ? Je veux dire : si c’est une
façon d’enrichir la réalité, de chercher la post-expérience et
finalement d’être vivant, pourquoi est-ce que je ne l’utilise pas ? Pire
encore : d’autres personnes s’occupent des réseaux sociaux pour
moi, vous pouvez me croire. Je ne trompe personne, je ne prétends
pas que c’est moi, c’est très clair, mais j’en suis arrivé à la situation
absurde (comme d’autres, d’ailleurs) de payer des gens pour me
faire exister dans le deuxième monde. Pourquoi ? J’étais là, les deux
autres parlaient et je me demandais : Pourquoi ?
Parce que je suis snob.
Parce que je suis né en 1958.
Parce que je voue un véritable culte au respect de la vie privée.
OK, mais avec ça, on arrive à peine à 20 % de l’explication,
faites-moi confiance. La vraie raison est ailleurs, je l’ai découverte
pendant qu’ils me parlaient du succès des mèmes, et quand elle
m’est venue à l’esprit, je l’ai trouvée si instructive que je me suis
immédiatement levé pour noter au plus vite ce que j’avais compris.
Bon, j’étais avec ces deux personnes et je ne me suis donc pas
levé en les abandonnant. J’aimerais être quelqu’un qui fait ce genre
de choses, mais je ne le suis pas. Ce soir-là, je n’ai donc pas écrit ce
que j’avais compris. J’ai tout entassé dans un placard de mon
cerveau en attendant un meilleur moment.
Le voici, le meilleur moment.

Je ne suis pas sur les réseaux sociaux parce que mon métier est
d’écrire des livres, de donner des spectacles, d’enseigner, de parler,
j’ai même tourné un film et j’en ai écrit d’autres : une grande partie de
ma vie est consacrée au geste d’enrichir la réalité et de l’envoyer
dans des deuxièmes mondes raffinés, où ce que je suis se défait et
se recompose en objets qui flottent sur les courants du dialogue
collectif. J’ai toujours vécu dans un système de réalité à deux
moteurs, mais dans un modèle plus ancien, plus lent et plus lourd que
le modèle numérique. Je ne poste donc pas de photos sur Facebook,
j’ai du mal à publier des stories sur Instagram et je ne ressens pas
l’urgence de me prononcer dans un tweet, pour la simple raison que
je ne fais que poster, raconter et me prononcer depuis des années,
pratiquement tous les jours, devant tout le monde et sans honte, en
utilisant des applis anciennes et un deuxième monde qui étaient là
avant l’insurrection numérique : des romans, des essais, des pièces
de théâtre, des scénarios, des cours, des articles. J’imagine que
c’est un privilège, une forme de chance, mais le but n’est pas de
comprendre si je suis un sacré veinard, le but est de comprendre que
LE MONDE NUMÉRIQUE N’EST QUE LE DERNIER D’UNE LONGUE SÉRIE DE

DEUXIÈMES MONDES, DONT BEAUCOUP SONT ENCORE MASSIVEMENT HABITÉS. Je


le savais déjà, mais je ne l’ai VRAIMENT compris que lorsque je me suis
penché sur cette histoire de réseaux sociaux : dans le deuxième
monde numérique, de l’environnement Facebook à Call of Duty, tout a
quelque chose à voir avec le geste que nous avons fait pendant des
siècles d’écrire des livres, de forger des histoires, de peindre des
tableaux, de sculpter des blocs de pierre et de composer de la
musique. Que cherchions-nous en faisant cela ? Nous essayions de
compléter la création en imitant le monde et en le traduisant dans un
langage que nous avions inventé. Nous cherchions un moyen de
mettre en circulation ce que nous avions compris de la vie, une sorte
de webing avant la lettre. De cette façon, nous parvenions à agrandir
la table de jeu en obligeant le monde réel à tourner dans un système
sanguin doté de deux cœurs : le premier monde et le deuxième. Bien
souvent, et pas toujours à tort, nous avons même fini par croire que
la vérité la plus secrète du monde résidait dans le deuxième monde
que nous générions. « La vraie vie, la vie enfin découverte et
éclaircie, la seule vie, par conséquent, réellement vécue » : la
littérature, pour Marcel Proust. Mais ce n’est qu’un exemple parmi
tant d’autres. Depuis des milliers d’années, nous croyons à la
mystérieuse proximité de la beauté et de la vérité, de l’art et du sens
de la vie. C’est l’une de nos illusions les plus précieuses.
Je résume : comme le suggère de manière microscopique mais
significative mon allergie aux réseaux sociaux, due à une surdose de
présence dans les vieux deuxièmes mondes où je travaille, il doit y
avoir une continuité logique entre les deuxièmes mondes que nous
avons longtemps appelés ART et ce que nous pouvons à présent
désigner par « deuxième monde numérique ». Disons qu’ils sont sans
doute le fruit du même mouvement mental, du même geste
stratégique : faire des imitations du monde écrites dans des langues
créées par nous. À présent, il s’agit de comprendre ce qui s’est
passé lors du passage des deuxièmes mondes traditionnels au
deuxième monde numérique. C’est là que l’histoire devient
intéressante car, dans ce passage, sont consignées de manière très
lisible certaines des caractéristiques les plus discutables du Game.
Bref, cela vaut la peine de creuser la question.
Essayons.

Comme nous l’avons fait avec Space Invaders, il s’agit encore une
fois de bien étudier les jeux qui existaient auparavant. Retournons
donc à trois deuxièmes mondes qui ont connu un immense succès par
le passé : le théâtre, la peinture, le roman. C’étaient des copies du
monde rédigées dans des langues que les hommes avaient créées :
sous cette forme, celui-ci était plus accessible, plus compréhensible,
plus communicable, plus utilisable, peut-être même plus vrai. Il ne
s’agissait ni d’un format numérique ni d’un format analogique : c’était
de l’ART.
Le théâtre, la peinture, le roman. Essayons de les envisager
comme s’ils s’étaient éteints depuis, avec la civilisation qui les utilisait,
disparus des cafés tels les flippers. Essayons de les examiner de
loin, des hauteurs du Game. Techniquement, ils avaient un design
commun, si l’on peut dire, qu’un millennial pourrait comprendre ainsi :
º L’écran, c’était la scène, le cadre ou la page du livre. (Chaque
fois différent ? c’est pratique, ça ?)
º Il n’y avait pas de clavier. (Incroyable ! Et je devrais rester là à
regarder sans rien faire jusqu’à ce qu’ils aient fini ??)
º Les contenus étaient produits par des gens dont c’était le
métier et qui avaient une compétence particulière : c’étaient
des sortes de prêtres, des médiateurs. De plus, l’adhésion à
ces deuxièmes mondes avait souvent des caractéristiques
issues de la pratique religieuse : temples, rites, liturgies, textes
sacrés, martyrs, saints, exégètes. (Oh mon Dieu…)
º Ils s’ouvraient rarement et toujours un par un : on allait au
théâtre et on voyait une pièce ; on prenait un livre et on lisait un
roman. Il s’agissait donc de mondes qui se déployaient
lentement, par superposition d’expériences vécues une à la fois
et souvent à bonne distance temporelle les unes des autres. Ils
se trouvaient, en outre, dans des lieux différents. Le théâtre à
l’extérieur, la peinture chez soi (et, plus tard, dans les musées),
le livre entre les mains. (De combien de temps disposaient-il ?
Ils n’avaient rien d’autre à faire ?)
º Ils étaient réservés à un petit nombre, voire à un très petit
e
nombre. Même à la fin du XX siècle, ils nécessitaient de
l’argent, du temps et de l’éducation : à tel point que, souvent,
ils étaient utilisés pour former l’identité de certaines élites : un
geste qui confirmait l’appartenance à un club particulier. (Ah,
bravo…)
º On n’y entrait pas sans un certain effort, sans application ou
même, dans certains cas, sans de solides études. Ils n’étaient
pas toujours nés ainsi, mais les dernières civilisations qui les
e
ont adoptés, la civilisation romantique et celle du XX siècle,
avaient cette pyramide inversée à respecter et avaient donc
tendance à traduire tout ce qui en valait la peine en plongée
laborieuse sous la peau du monde. Les deuxièmes mondes de
l’art ne faisaient pas exception. (Je devrais faire des études ?
Vous êtes fous ?)
º Fin.
Je résume : ces deuxièmes mondes étaient chers, réservés à
quelques privilégiés, lents à se déployer, difficiles à ouvrir et à
atteindre, inexorablement liés au talent de certains intermédiaires,
quasiment jamais interactifs, communiquant rarement les uns avec les
autres. Un vrai millennial dirait probablement qu’ils ne fonctionnaient
pas. Ou qu’ils avaient des problèmes de piles.
De fait, le vrai millennial a, lui, un usage intensif d’autres
deuxièmes mondes, qui sont bien mieux construits : il y entre quand il
veut et facilement, ils ne lui coûtent rien ou presque, il peut les
modifier ou même les générer seul à l’aide d’un clavier ou d’une
console, il les rejoint tous au moyen d’un simple outil qu’il peut
transporter, ils communiquent quasiment tous entre eux, il peut les
partager avec des personnes qui sont à des milliers de kilomètres, et
il n’a pas besoin d’intermédiaires qui sachent faire ce qu’il ignore (si
l’on exclut les programmeurs, bien sûr, mais ceux-là sont dans
l’ombre et ne le dérangent pas). Vous voyez donc que, si l’habitat
logique, mental et philosophique dans lequel nous vivons est celui du
Game, il a les caractéristiques d’un deuxième monde qui fonctionne.
On se demande comment les anciens deuxièmes mondes ont
survécu.
D’ailleurs, posons-nous la question. Il s’agit de comprendre ce qui
est arrivé aux anciens deuxièmes mondes quand le Game s’est
étendu jusque chez eux, avalant leur quartier comme tant d’autres
auparavant : ont-ils fini sous l’eau, ont-ils résisté, ceux qui ont résisté
étaient-ils les plus forts, se sont-ils adaptés au nouvel environnement,
ont-ils été sauvés par l’intervention des pompiers ?
Il est difficile de répondre, mais dans cet immense impact on peut
isoler des phénomènes que nous savons circonscrire et comprendre.

1. Se sont formées des zones frontalières, pour ainsi dire bilingues,


dans lesquelles les anciens deuxièmes mondes et les nouveaux
cohabitent : le livre électronique, Netflix et ses films qu’on
regarde à domicile, les concerts d’Arturo Benedetti Michelangeli
disponibles sur Spotify, le streaming de pièces de théâtre et les
visites virtuelles au musée sont tous des zones frontalières.
Souvent dans cette rencontre on perd en qualité, bien sûr, mais
on gagne beaucoup par ailleurs. Assister à un concert au
Musikverein de Vienne n’est pas la même chose qu’en regarder
un en ligne, mais pour la plupart des personnes il s’agit de choisir
entre rien du tout et quelque chose de pas si mal : dès lors, le
choix est vite fait.
Des zones frontalières, donc. Stratégiquement, elles pouvaient
paraître risquées pour les anciens deuxièmes mondes : le
danger était qu’en dématérialisant ces zones de front et en
abaissant les défenses contre le Game, on s’expose à une
invasion catastrophique. Par exemple, le livre électronique
risquait de tuer le livre papier. Mais, comme nous l’avons
désormais compris, l’invention de ces zones tampons s’est
révélée parfaite pour refroidir certaines ardeurs. Il y a toujours
des concerts au Musikverein de Vienne, il est difficile d’acheter
des places et la qualité n’a pas diminué – au contraire, peut-être
que le Game a fourni des stimuli, des instruments et des motifs
nouveaux pour faire mieux. De même, nous continuons à écrire
de beaux romans, à la Scala on chante toujours aussi
merveilleusement, nous faisons la queue pour voir des madones
e
du XV siècle et les cinémas n’ont pas encore disparu.

2. Grâce à ces zones frontalières bilingues, de nombreux acteurs


du Game ont fini par avoir accès à des deuxièmes mondes dans
lesquels ils n’avaient jamais mis les pieds. En théorie, cela faisait
des années que les politiques publiques visaient un tel résultat,
avec la pieuse intention d’abattre les barrières qui réservaient
ces deuxièmes mondes raffinés à ceux qui pouvaient se les
permettre, culturellement et économiquement. Mais les résultats
étaient assez modestes. À sa manière, le Game s’est révélé
beaucoup plus efficace : en élargissant toutes les portes, il a
aussi élargi celles des théâtres, des musées et des librairies.
Beaucoup de nouveaux visages ont commencé à se promener
dans des endroits où on ne les avait encore jamais vus. Il faut
dire que, souvent, ils n’y sont pas entrés en demandant la
permission et de manière respectueuse : ils y sont entrés et
c’est tout, imposant leur nombre et leurs goûts. Comme ils
provenaient généralement d’autres cultures, voire d’aucune, ces
organismes raffinés qu’étaient les anciens deuxièmes mondes
ont commencé à subir un processus chimique de contamination,
parfois d’empoisonnement : certains ont sérieusement souffert
(les concerts de musique de chambre, par exemple), d’autres
ont rapidement développé des anticorps redoutables, opérant
une mise à jour génétique en mesure de les rendre compatibles
avec le Game (les films d’animation). Au final, il est difficile de
dresser un bilan, mais ces parcs naturels où tout était conservé
avec soin et maniaquement protégé ont dû accueillir des foules
de visiteurs venus admirer le paysage. Toute cette beauté est
dès lors devenue un patrimoine diffus, mais la quantité de
papiers sales oubliés un peu partout a quelque chose d’agaçant.

3. Dans le même temps, certains anciens deuxièmes mondes ont


donné naissance à des organismes plus aptes à survivre dans le
Game : le passage du cinéma aux séries télévisées en est
l’exemple le plus spectaculaire. C’est un changement de
génération : les séries sont une sorte de cinéma natif de l’ère
numérique : un nouvel animal, génétiquement compatible avec le
Game. D’abord, vous n’avez pas besoin de sortir de chez vous
pour les voir. Ensuite, vous pouvez les regarder quand vous
voulez et comme vous voulez, la plupart du temps en utilisant un
appareil qui peut faire mille autres choses (un cinéma n’en fait
qu’une). Sur le plan mental, la série est un mouvement (typique
e
du Game) et le film est un geste (typique du XX siècle). La série
ne se conclut pas, elle n’a pas de final, elle a son centre de
gravité au début et non à la fin, tout comme la post-expérience.
En outre, elle a clairement la structure d’un jeu vidéo, celle que
nous avons constatée lorsque nous étudiions l’iPhone. Bref, tout
est parfait. Si bien qu’il n’est pas illogique de craindre pour le
destin du cinéma : ce ne serait pas la première fois que, pour
grandir, un fils tue son père.

4. Une autre caractéristique qui, sur le papier, rend les anciens


deuxièmes mondes inadaptés au Game est qu’ils sont le plus
souvent liés à la figure sacrée de l’artiste. Le créateur, l’auteur,
le génie, cette idée-là. Comme nous le savons, le Game ne
tolère guère les médiateurs, il pulvérise leur pouvoir en le
redistribuant largement et élève des millions d’individualistes,
invités de fait à devenir des auteurs. Vous voyez le problème ?
Prenons l’écriture, le domaine que je connais le mieux. Il y a eu
un moment dont je me souviens très bien : les blogs se
multipliaient, l’autoédition naissait, le livre électronique semblait
être un produit à la portée de tous, les réseaux sociaux et
Internet produisaient des écrivants qui étaient à deux doigts de
se considérer comme des écrivains, et la crise d’autorité des
élites entraînait derrière elle l’aura des bibliothèques, des
critiques et des éditeurs. À la fin, on regardait autour de soi et on
se disait : tout s’est écroulé. Eh bien, j’ai une étrange nouvelle à
vous annoncer : nous sommes toujours là. Le terrain de jeu est
devenu plus difficile, bien sûr, mais, sur celui des livres, la nature
exceptionnelle de certains individus est encore reconnue,
cultivée, soutenue et aimée. Sur ce terrain, il y a beaucoup plus
de circulation qu’autrefois, beaucoup plus de vitalité et de
déchets, et la médiocrité a envahi des avenues où on ne l’avait
jamais croisée. Souvent, c’est un vrai chaos, certes, mais les
vrais écrivains sont toujours là, ils vivent dans des quartiers bien
spécifiques (pas les pires) et sont libres d’écrire de bons ou de
mauvais livres, cela ne dépend que d’eux. Pourrions-nous dire la
même chose de la musique, du cinéma ou du théâtre ? Peut-
être, d’autres que moi devraient répondre à cette question, mais
je soupçonne la situation dans ces domaines de ne pas être si
différente, au fond. Je la résumerai ainsi : pour des raisons qui
m’échappent pour l’instant, les artistes n’ont pas été éliminés et,
bien qu’ils constituent une élite encore plus exclusive et arrogante
que les autres, ils sont considérés comme un bien commun.
Quelques crétins peuvent bien les insulter à leur aise sur les
réseaux sociaux ou en ligne mais, dans l’ensemble, le Game
aime avoir besoin d’eux.

5. Les deuxièmes mondes se sont multipliés et doivent maintenant


jouer des coudes pour qu’on les choisisse. Permettez-moi de
revenir à mon travail : autrefois, on pouvait croire que les
concurrents étaient les autres écrivains. Puis c’est devenu le
cinéma, enfin la télévision. Maintenant, on ne se demande même
plus combien de concurrents on a, dans ce deuxième monde à
l’ancienne : il y en a partout. Même Zuckerberg est un
concurrent, qui ne l’admettrait sans doute pas. (Et j’ai de la
chance : ouvrir un livre demeure un même geste plus rapide
qu’allumer les appareils sur lesquels Zuckerberg vend sa
marchandise. Mais pour ceux qui font du théâtre, par exemple ?
Pour aller au théâtre il faut sortir de chez soi ! Il faut garer sa
voiture !) Cela pousse évidemment à des performances
extrêmes. Si on a beaucoup de concurrents, on est forcé de
crier, d’en faire trop ou de tout brader. Cela fait l’effet d’une
civilisation au volume sonore nettement trop élevé. C’est l’une
des caractéristiques déplaisantes du Game. On dirait une
civilisation de sourds. Ou d’idiots. Ou de dopés. Même si ce
n’est pas le cas, me semble-t-il.

Voilà. Il y en aura d’autres, mais ce sont des choses que nous


avons vu se produire lorsque les anciens deuxièmes mondes ont
rencontré le Game. Celles-ci, j’en suis sûr, ont vraiment eu lieu.
Forment-elles un paysage clair, cohérent et lisible ? Pas certain. On
peut entrevoir des dynamiques, mais il faudrait les étudier en
profondeur pour prévoir leur évolution et comprendre leur nature. De
mon côté, je me sens en mesure de signaler deux choses, seulement
deux, que je lis distinctement dans ce panorama. À leur sujet, je n’ai
aucun doute.

1. Les anciens deuxièmes mondes ont fait preuve d’une solide


résistance, supérieure à toute attente. Bien que complètement
inadaptés au Game, en principe, ils y vivent encore, en
permanence, et pas à la périphérie. Une chose que l’on pourrait
dire, c’est que le combat pour la survie a été rude : de
considérables ressources collectives ont été affectées au
renforcement de leurs lignes de défense. Mais on a le sentiment
que ça n’aurait pas suffi si le Game n’avait pas contenu en lui de
bonnes raisons de les adopter au lieu de les détruire. La
principale, je crois, c’est que les anciens deuxièmes mondes
assurent aux acteurs du Game la transmission de la mémoire,
tout comme les rites religieux permettent aux peuples persécutés
et exilés de conserver une mémoire vivante de la patrie perdue.
Le Game est aujourd’hui une cité stable et triomphante, qui reste
cependant fondée par des gens venus d’une fuite et d’un exil.
Les anciens deuxièmes mondes assurent la continuité entre la
réalité d’aujourd’hui et les rêves d’hier, entre le bien-être
d’aujourd’hui et l’audace d’hier, entre l’intelligence d’aujourd’hui et
le savoir d’hier, entre la patrie d’aujourd’hui et celle d’hier. D’une
certaine façon, ils fournissent un passé à une civilisation qui n’en
a pas. C’est encore plus précieux si l’on se rappelle que le
triomphe du Game repose sur ce que beaucoup continuent de
percevoir comme un péché originel : la décision de remettre la
vie des gens entre les mains des machines. Pour une telle
civilisation, pouvoir démontrer qu’elle descend directement
d’êtres qui étaient pleinement humains est un élément
indispensable. Plusieurs arbres généalogiques ont été gardés en
vie précisément parce qu’ils étaient la preuve de cette
descendance, et les anciens deuxièmes mondes comptent parmi
les plus importants. Nous ne nous perdrons jamais vraiment tant
que nous aurons des livres entre les mains. Pas pour ce qu’ils
racontent, non. Pour la façon dont ils sont faits. Ils n’ont pas de
liens. Ils sont lents. Ils sont silencieux. Ils sont linéaires, vont de
gauche à droite, de haut en bas. Ils n’affichent pas de score. Ils
commencent et se terminent. Tant que nous saurons les utiliser,
nous serons humains. C’est pourquoi le Game les place entre les
mains des enfants. Du moins il attend qu’ils posent leur
PlayStation, puis il les place entre leurs mains.

2. Les anciens deuxièmes mondes ont assez bien survécu, mais on


ne peut en dire autant des élites qui les contrôlaient. Les auteurs
ont été sauvés – des âmes indomptables, qui savent s’adapter à
n’importe quel écosystème –, mais toute la filière d’intelligence et
de compétences qui les entourait s’est révélée si inadaptée au
Game qu’elle a inexorablement glissé dans des zones vaguement
crépusculaires. Il serait facile de citer la critique (littéraire,
musicale, théâtrale, cinématographique, ça vaut pour tout), mais
en réalité c’est un phénomène qui concerne tout autant la classe
dirigeante de l’industrie culturelle que les autorités académiques
e
en charge du savoir et de la mémoire. Au XX siècle, elles avaient
un rôle central qu’elles n’ont plus dans le Game. Sur cette
question, on pourrait invoquer la bataille plus générale du Game
contre les élites et tout expliquer par l’agressivité méthodique de
celui-ci. Mais, franchement, je ne crois pas que ce soit suffisant.
Je crois que, lorsque les anciens deuxièmes mondes sont entrés
dans le Game, leurs élites ont refusé de les suivre. Et donc,
aujourd’hui, la plupart des biens précieux que nous appelions ART
vivent dans le Game sans réelle protection. Le patrimoine de
savoir et d’intelligence qui les accompagnait depuis des siècles
est trop souvent immobile, en marge du système, non traduit
dans le langage du présent, incompatible avec les habitudes les
plus élémentaires des gens, trop lent pour se déplacer dans le
Game et trop statique pour être enregistré par les radars du
monde. Une sorte de fatalisme mêlé d’orgueil semble l’empêcher
de se mettre en marche et une inertie désolante l’entraîne dans
l’oubli. Bientôt nous ne nous rappellerons plus qu’il existe. Ainsi,
les œuvres sont vivantes, mais souvent le récit que nous en
faisons est muet. La beauté que nous ont laissée nos pères est
fort désirée, mais presque impossible à trouver, car les cartes
sont devenues illisibles. Selon une curieuse idée de protection, le
merveilleux doit être mis sous clé pour empêcher que quelque
chose ne le consomme. Des règlements complexes interdisent
aux passeurs et aux prêtres de faire des miracles, et des
groupuscules de fidèles obtus retiennent en otage des liturgies
qui ne produisent plus aucun mystère. Tout autour, le Game
attend, avec son deuxième monde nouveau-né, brillant mais
jeune. Il pourrait profiter de l’antique sagesse des anciens
deuxièmes mondes, malheureusement la procédure permettant
d’y accéder n’est pas rédigée dans sa langue.
Que va nous coûter cette forme d’aveuglement sophistiqué ?
Contemporary Humanities
Ce qu’il reste à faire

0. Je consigne ci-après vingt-cinq thèses sur le Game.

1. L’insurrection numérique a été un geste presque instinctif, une


brusque torsion du cerveau. C’était la réaction à un choc, celui du
e
XX siècle. Son intuition consistait à fuir cette civilisation
désastreuse en prenant une issue que des gens avaient
découverte dans les premiers laboratoires informatiques. La
technologie numérique existait et servait alors en priorité à
consolider le système. Mais on a vite compris que si on
infléchissait le cours de son développement, elle pouvait au
contraire devenir un instrument de libération. Une telle idée est
venue d’une communauté somme toute circonscrite, qui vivait
dans la Californie des années 70 : une drôle d’humanité dans
laquelle ingénieurs, informaticiens, hippies, militants politiques et
brillants nerds se sont retrouvés sous un même parapluie,
partageant un sentiment bien précis : une vive impatience vis-à-
vis du monde tel qu’il était. Ils avaient faim, ils étaient fous. Ce
sont eux qui ont développé le potentiel du numérique en le
transformant systématiquement et non sans ironie en combat
libertaire. Les premiers coups qu’ils ont joués ont posé les règles
d’une partie que, bientôt, toutes les intelligences tournant autour
de l’informatique ont disputée elles aussi. Lorsque les premiers
capitaux sont arrivés – vite –, l’insurrection véritable s’est mise
e
en marche. Sans le savoir, le XX siècle a alors commencé à
mourir.

2. L’insurrection numérique n’avait ni idéologie, ni structure


théorique, ni esthétique. Comme elle a pour l’essentiel été
générée par des intelligences technico-scientifiques, il s’agissait
d’une somme de solutions pratiques. D’instruments. D’outils. Elle
n’avait pas de vision idéologique explicite, mais possédait
quelque chose de mieux : une méthode. Stewart Brand l’a
résumée de la meilleure des façons : « Beaucoup de gens
croient pouvoir changer la nature des personnes, mais ils
perdent leur temps. On ne change pas la nature des personnes.
En revanche, on peut transformer les outils et les techniques
qu’elles utilisent. C’est ainsi qu’on changera le monde. »
Appliquée avec une rigueur implacable et un formidable succès,
cette méthode est devenue en cinquante ans le seul vrai principe
idéologique du Game. Sa seule croyance quasi religieuse.

3. On ne peut comprendre le Game que si l’on tient compte du but


principal dans lequel il est né : rendre impossible la répétition
e
d’une tragédie comme celle du XX siècle.

4. Lucidement et froidement, l’insurrection numérique a repéré les


e
points d’appui de la culture du XX siècle, puis entrepris de les
miner un par un. Nous pouvons maintenant reconstituer à
quelques détails près chaque étape de ce travail et en admirer la
précision chirurgicale. Elle a d’emblée frappé deux objectifs :
l’immobilité et la prédominance des élites. Fidèles à leur
conception méthodologique, ses meneurs n’ont livré ni bataille
théorique ni lutte de pouvoir. Ils ont mené l’insurrection en
forgeant des outils. Lorsqu’ils avaient un certain nombre de
solutions à un problème donné, ils choisissaient
systématiquement non pas la plus juste, la plus belle ou la plus
simple, ils choisissaient celle qui permettait la plus grande dose
de mouvement et qui mettait les élites sur la touche. Si vous le
faites des dizaines, des centaines, des milliers de fois, vous
verrez que vous obtiendrez des résultats.

5. Le deuxième geste était très ambitieux : démanteler le pouvoir et


le distribuer au peuple. Un ordinateur sur chaque bureau. Un
deuxième monde fait de pages Web dans lequel n’importe qui
pourrait gratuitement circuler, créer, partager, gagner de l’argent,
s’exprimer. Ils en sont venus à imaginer que toutes les
connaissances du monde puissent être rassemblées dans une
encyclopédie écrite collectivement par tous les êtres humains.

6. Ils n’attaquaient pas les palais du pouvoir, ils ne se souciaient


pas de l’école, ils étaient indifférents à toute Église : ils ont
e
creusé des tunnels autour des grandes forteresses du XX siècle,
en sachant que tôt ou tard elles s’effondreraient.

7. Elles s’effondrent l’une après l’autre.

8. Ils ont fait tout cela en se servant d’une posture qui se diffuserait
par la suite tel le logo de cette guerre de libération : homme-
clavier-écran. C’était une posture physique mais aussi mentale.
Elle signifiait un pacte avec les machines, il fallait avoir confiance
en elles et accepter de passer à travers elles pour entrer en
relation avec le monde. Elle parvenait à dessiner un avenir où
ces machines deviendraient des prothèses dans lesquelles
l’homme trouverait un prolongement : des produits organiques,
presque bio. Seule une intelligence technico-scientifique
d’inspiration hippie pouvait parcourir ce chemin sans crainte,
hésitation ni nostalgie. Il aurait suffi d’un poète parmi eux et tout
se serait bloqué.

9. À la fin des années 90, toutes les pièces étaient sur l’échiquier.
Quelqu’un a alors appuyé sur Play.

10. Le Game est né au cours de la décennie qui a suivi. Si on veut


lui trouver un moment fondateur, on peut choisir la présentation
de l’iPhone par Steve Jobs, le 9 janvier 2007, à San Francisco.
Ce jour-là, il n’a pas exposé des théories : il a montré un outil.
Mais, dans cet outil, les caractères génétiques que l’insurrection
numérique avait toujours eus et dont elle a alors pris conscience
se sont exprimés et ont trouvé une forme. Dans ce téléphone –
qui n’était pas un téléphone –, on reconnaissait la structure
logique des jeux vidéo (bouillon primordial de l’insurrection), la
posture homme-clavier-écran était perfectionnée, le concept de
e
profondeur venu du XX siècle balayé, la superficialité devenait le
berceau de l’être et on pressentait l’avènement de la post-
expérience. Lorsque Steve Jobs est monté sur scène, quelque
chose s’est concrétisé : dans l’immédiat, les chances que le
e
XX siècle se répète ont été réduites à zéro.

11. Je ne voudrais pas que des nostalgiques aient la possibilité de


e
se méprendre. Le XX siècle a été bien des choses, mais
une surtout : ce fut l’un des siècles les plus atroces de l’histoire
de l’humanité, voire le plus atroce. Ce qui le rend effrayant au-
delà des mots, c’est qu’il n’était pas le résultat d’un passage à
vide de la civilisation, ni l’expression d’une quelconque barbarie :
c’était le produit mathématique d’une civilisation raffinée, mûre et
riche. Des nations et des empires qui possédaient toutes sortes
de ressources matérielles et culturelles ont choisi de déclencher,
pour des raisons vagues, deux guerres mondiales qu’ils ne
pouvaient ni contrôler ni arrêter. L’extermination des Juifs
d’Europe est une politique qui fut menée avec un soin impensable
et dans une hallucinante invisibilité, sur un continent qui avait créé
une culture sublime pendant des siècles. Un pays qui a été le
berceau de notre idée de liberté et de démocratie a réussi à
construire une arme si meurtrière qu’elle a donné aux humains,
pour la première fois de leur histoire, un instrument avec lequel
ils peuvent s’autodétruire en totalité. Puis, en situation de
l’utiliser, ce pays n’a pas hésité à le faire. Pendant ce temps,
derrière le rideau de fer, le fruit malade de révolutions à travers
e
lesquelles le XX siècle avait rêvé des mondes meilleurs s’est mis
à produire d’immenses souffrances, des violences sans
précédent et un despotisme terrifiant.
Voit-on assez clairement pourquoi le XXe siècle n’est pas
seulement celui de Proust, mais surtout notre cauchemar ?

12. Quoi qu’on pense du Game, c’est une pensée inutile si elle ne
repose pas sur l’idée qu’il constitue notre assurance contre le
e
cauchemar du XX siècle. Sa stratégie a fonctionné, aujourd’hui
les conditions pour que tout cela se reproduise ont été
démantelées. Nous nous y sommes habitués, mais nous ne
devons pas oublier qu’il fut un temps où, pour arriver à un tel
résultat, nous aurions tout donné. Aujourd’hui, si on nous
demande en échange de donner notre adresse de courrier
électronique, nous nous crispons.
e
13. En détruisant le XX siècle, le Game a évidemment écrasé tout
ce qui existait sans faire de détail. Je le répète : il n’a pas touché
aux forteresses traditionnelles du pouvoir, suivant presque une
stratégie de guérilla. Mais, lorsque beaucoup de choses se sont
mises à tomber, de nombreuses autres ont été perdues : y
compris parmi les plus précieuses, uniques et belles. Dont
beaucoup étaient même justes. Nous les reconstruisons en
partie, comme après un bombardement. Parfois à l’identique,
parfois différemment. Nous obtenons les meilleurs résultats
lorsque nous acceptons le défi qui consiste à utiliser les
matériaux de construction du Game et son idée de design.

14. En tout cas, ces destructions ont laissé des traces et, chez
beaucoup, une forme de ressentiment. La première véritable
guerre de résistance au Game a été menée pacifiquement dans
les années 90. Les résistants étaient pour la plupart des
e
habitants du XX siècle, fermement décidés à ne pas abandonner
leurs maisons. Leur révolte a été balayée par l’imparable
diffusion du Game.

15. Le Game n’a pas de constitution écrite. Il n’y a pas de


« textes » qui le légitiment, le règlent ou le fondent. Cependant, il
en existe certains dans lesquels son patrimoine génétique est
conservé. J’en cite au moins cinq, qui devraient être étudiés à
l’école : Spacewar, l’un des premiers jeux vidéo de l’histoire
(1972) ; le site Web où Tim Berners-Lee expliquait ce qu’était un
site Web (1991) ; l’algorithme original de Google (1998) ; la
présentation de l’iPhone par Steve Jobs (2007) ; l’audition de
Mark Zuckerberg devant les commissions Justice et Commerce
du Sénat américain (avril 2018).
16. Si on se retrouve dans la situation douloureuse de devoir
sauver du déluge un seul de ces textes, il faut préférer le
premier. Aussi curieux que cela puisse paraître, dans Spacewar
il y avait déjà tout le code génétique de notre civilisation, qui doit
son nom à des jeux vidéo comme celui-ci. En eux, on pouvait lire
le sens des ordinateurs, le potentiel du numérique, les avantages
de la posture homme-clavier-écran, une certaine idée
d’architecture mentale, un ensemble de sensations physiques,
une idée précise de la vitesse, la béatification du mouvement et
l’importance du score. D’une certaine manière, les jeux vidéo
étaient le texte déjà prêt dans lequel les pères de la révolution
numérique ont lu ce qu’ils faisaient et ce qu’ils pourraient faire.

17. Spacewar signifie « Guerre dans l’Espace ». « Guerre dans


l’Espace a beaucoup fait pour la paix sur Terre », a écrit Stewart
Brand. Il voulait nous rappeler que le Game est une civilisation
de paix. Il n’y a pas si longtemps, nous aurions tout donné pour
vivre dans une telle civilisation. Aujourd’hui, si on nous demande
en échange de donner notre adresse de courrier électronique,
nous nous crispons.

18. Le jour est venu, difficile de dire quand exactement, où le


Game a commencé à se fissurer sous le poids de ses outils. Si
je dois en identifier un, je choisis le 9 janvier 2007. Au moment
précis où se termine l’intervention de Steve Jobs.

19. Le principal défaut du Game est banal et se retrouve dans tous


les systèmes qui sont le prolongement de mouvements
insurrectionnels. Des gestes parfaits pour briser un front et
inverser une tendance produisent, à la longue, des effets qui ne
fonctionnent pas aussi bien. Souvent, très simplement, ce qui
fonctionne dans une petite communauté n’est pas forcément
gérable lorsqu’elle prend de l’ampleur. Ainsi, par exemple, l’idée
d’humanité augmentée possède une certaine beauté, mais en
gérer la dérive presque inévitable est problématique : humanité
augmentée, perception de soi nouvelle, individualisme de masse,
égoïsme de masse. On se laisse distraire un instant, on glisse
sur cette pente et le mal est fait. Revenir en arrière et essayer
d’arrêter le flux n’est guère plus facile que de construire des
barrages pour canaliser une rivière en crue. Quand elle est en
crue, je veux dire. Mais c’est ce que nous devons faire. L’autre
possibilité serait d’abandonner le Game. Mais, pour le moment,
on ne se bouscule pas pour en sortir.

20. Actuellement, les principaux dysfonctionnements du Game,


ceux qui poussent beaucoup de ses acteurs à voir en lui un
ennemi, sont au nombre de trois.
Le premier est que le Game est difficile. Peut-être amusant,
mais difficile. Il est ouvert, instable, multiforme, il ne s’éteint
jamais. Pour survivre, il est nécessaire d’avoir de solides
compétences qui ne sont enseignées nulle part : on apprend en
jouant, comme dans les jeux vidéo. Le fait est qu’ici on n’a pas
beaucoup de vies, quand on tombe, on tombe. Il n’y a pas de
filets de sécurité ni de systèmes pour sauver ceux qui sont
tombés. Ceux qui sont distancés disparaissent au loin. « Nous
n’abandonnerons personne » n’est pas une phrase qu’on entend
dans le Game.
Le deuxième dysfonctionnement est qu’un système né pour
redistribuer le pouvoir a fini par distribuer avant tout des
possibilités, obtenant comme résultat inattendu de créer
d’immenses concentrations de pouvoir : différentes de celles du
e
XX siècle, mais pas moins impénétrables pour autant. Leur
logique est au moins aussi illisible que celle des chancelleries
e
européennes au début du XX siècle, et leurs ressources
e
financières ont augmenté à un rythme que le XX siècle ne
connaissait pas.
Le troisième dysfonctionnement est lié à la décision de laisser
e
intactes les grandes forteresses du XX siècle : l’État, l’école, les
Églises. Un geste brillant mais qui, à long terme, a eu des
conséquences désagréables. D’une certaine manière, c’est
comme si le Game avait laissé le squelette du monde intact,
créant une masse musculaire écrasante et des articulations
tordues. Bien sûr, tôt ou tard des choses se briseront, à divers
moments. Un ensemble de micro et macrofractures.
Concrètement : si on laisse son squelette intact à un système
éducatif qui persiste à vouloir former de bons citoyens comme
dans une démocratie normale des années 80, il ne faut pas
espérer envoyer dans le Game des joueurs préparés : ils s’y
briseront facilement. De même, on peut imaginer toute la mobilité
possible et continuer à développer des outils qui produisent de la
vitesse, si le système sanguin des États continue, lui, à produire
des goulots d’étranglement, des occlusions, des douanes, des
péages, des blocs et des murs, il sera difficile de convertir tout
ce dynamisme, cette pression, cette vitesse. Et on fera face à
de sérieuses hémorragies internes.
J’ajoute que trouver des solutions à ces trois problèmes n’est
pas à notre portée pour le moment. Nous pouvons apporter des
corrections et nous le faisons tous les jours. Mais les solutions à
de tels problèmes ne peuvent être trouvées que par une
intelligence qui a leur âge. Soyons clairs : quiconque est né avant
Google ne résoudra jamais ces problèmes.
21. Le Game est un système très jeune, si jeune qu’il est encore
généré, dans la plupart des cas, par des gens qui ne sont pas
nés dedans. Brin et Page n’avaient pas de smartphones dans
leur poche lorsqu’ils ont inventé Google, et Berners-Lee ne
pouvait pas se détendre en jouant à la PlayStation pendant qu’il
inventait le Web. À des niveaux beaucoup plus bas, la
construction capillaire et quotidienne du Game est aujourd’hui
largement entre les mains de personnes qui ont appelé leur
petite amie d’une cabine téléphonique et sont passées par une
agence de voyages pour partir en vacances. Ce que nous
savons avec certitude, c’est que le Game ne libérera tout son
potentiel que lorsqu’il sera entièrement dessiné par des
intelligences qu’il aura lui-même dessinées. Alors il sera lui-
même.

22. Je ne donne qu’un seul exemple, peut-être le plus délicat. Si


e
visionnaires et éclairés soient-ils, les esprits du XX siècle n’ont
pas même été proches, au cours des quarante dernières
années, d’inventer pour le Game son propre modèle de
développement économique, de justice sociale et de répartition
des richesses. Les riches du Game le sont d’une manière très
traditionnelle. Les pauvres le sont aussi. Il est probable que
seule une génération de natifs numériques, capables de croiser
les leçons du passé avec les outils du présent, sera en mesure
de dessiner des solutions qui n’existent pas aujourd’hui. Inventer
des modèles, articuler des pratiques, générer une culture diffuse.
C’est l’une des tâches qui lui incombent. Si elle échoue, le Game
restera imparfait et, au fond, fragile. Tôt ou tard, la colère
sociale le renversera.
23. Actuellement, la meilleure chose qu’on puisse faire pour
corriger le Game est de le redresser. S’il s’agissait d’un avion en
vol, on le verrait pencher d’un côté, l’une de ses ailes pointant
vers le sol et l’autre vers le ciel. Cette structure inclinée vient de
son origine et est bien résumée par ces statistiques : dans leur
grande majorité, les pères du Game étaient des hommes,
blancs, américains, ingénieurs ou scientifiques. Mais l’intelligence
de notre époque est plus variée et, clairement, le type de vol qui
a permis l’avènement du Game n’est pas le meilleur pour
l’assister à l’ère de sa maturité. Il a probablement fallu des
e
ingénieurs pour fracturer le XX siècle et le faire exploser, mais si
l’autre intelligence n’entre pas dès que possible dans les
processus de production du Game, le futur aura du mal à nous
fournir un habitat durable. Nous avons besoin de culture féminine,
nous avons besoin de connaissances humanistes, nous avons
besoin d’une mémoire non américaine, nous avons besoin de
talents qui ont grandi dans la défaite et nous avons besoin de
talents qui viennent des marges. Si les natifs numériques qui
s’occuperont du Game et le porteront à maturité continuent
d’être des hommes, blancs, américains, ingénieurs ou
scientifiques, le monde dans lequel nous vivons finira dans une
boucle sans perspectives.

24. Plus que toute autre chose, le Game a besoin d’humanisme.


Ses meneurs en ont besoin pour une raison élémentaire : ils ont
besoin de continuer à se sentir humains. Le Game les a poussés
à une dose de vie artificielle qui peut être agréable pour un
scientifique ou un ingénieur, mais qui souvent n’est pas normale
pour les autres. Dans les cent prochaines années, alors que
l’intelligence artificielle nous éloignera encore plus de nous-
mêmes, il n’y aura nul bien plus précieux que tout ce qui
permettra aux hommes de se sentir humains. Bien que cela
puisse paraître absurde aujourd’hui, le besoin le plus répandu
sera de sauver l’identité de l’espèce. Nous récolterons alors ce
que nous aurons semé ces dernières années.

25. Ce n’est pas le Game qui doit revenir à l’humanisme. C’est


l’humanisme qui doit combler son retard et rejoindre le Game.
Une restauration bornée des rites, des connaissances et des
élites que nous lions instinctivement à l’idée d’humanisme serait
une perte de temps impardonnable. Au contraire, nous devons
nous dépêcher de cristalliser un humanisme contemporain, où les
traces laissées par les hommes seront traduites dans la
grammaire du présent et introduites dans les processus qui
alimentent chaque jour le Game. C’est un travail que nous
sommes en train de faire. Il y a toute une zone de mémoire,
d’imagination, de sensibilité et de figures mentales dans laquelle
les acteurs du Game ont entrepris de recueillir les empreintes de
leur être humain. Ils ne font guère de distinction entre un traité
e
philosophique du XV siècle et un sentier de montagne. Ils
cherchent l’homme et, là où ils le trouvent, ils prennent note. Ils
en jettent une petite part et en conservent une plus grande. Ils
traduisent tout. Et ils le font dans une intention très claire : finir
de construire un Game adapté aux humains. Pas seulement
produit par les humains : adapté à eux.
Ils sont en train de redresser le vol du Game.
La Grande Bibliothèque où ils le font n’existe pas et existe
partout. Son catalogue est immense : vous pourriez passer toute
une vie à parcourir ses ouvrages des Simpson à Spinoza. Ceux
qui s’y risqueront feront de magnifiques trouvailles : une certaine
capacité à rapprocher les goûts et les couleurs, à filer de
longues pensées ou des phrases de plusieurs lignes, une
certaine aptitude mystérieuse à la lenteur et à l’immobilité. Le
danger est que cela ne devienne des fossiles à admirer le
dimanche dans les musées. Mais s’ils deviennent des
contemporary humanities, c’est-à-dire le décor du Game, nous
jouerons avec eux et ce sera alors une autre histoire. Une
histoire d’humains, encore une fois.
Remerciements

Ma gratitude va d’abord à Annalisa Ambrosio et à Elisa Botticella, qui m’ont aidé


dans les recherches nécessaires à l’écriture de ce livre. Ce qui me sidère n’est pas
tant leur savoir, leur opiniâtreté et leur intelligence, c’est surtout qu’elles sont toutes
les deux super drôles.

Pour différentes raisons et parfois sans le savoir, les personnes suivantes ont
elles aussi contribué à la rédaction de The Game : Sebastiano Iannizzotto,
Valentina Rivetti, Martino Gozzi, Arianna Montorsi, Riccardo Zecchina, Marta
Trucco, Riccardo Luna, Federico Rampini, Gregorio Botta, Valentina De Salvo,
Marco Ponti, Dario Voltolini, Tito Faraci et Sebastiano Baricco.

Luigi Farrauto et Andrea Novali ont, quant à eux, été deux formidables
compagnons de route.
Titre original :
THE GAME
© Alessandro Baricco, 2018. Tous droits réservés.
© Éditions Gallimard, 2019, pour la traduction française.

Couverture : D’après typographie « Invaders from Space » par fontvir.us.

Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
http://www.gallimard.fr
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Aux Éditions Gallimard


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2012)
LA JEUNE ÉPOUSE
SMITH & WESSON

Aux Éditions Albin Michel


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ALESSANDRO BARICCO

Traduit de l’italien par Vincent Raynaud

Nous voilà immergés dans une nouvelle ère numérique. La


profonde mutation que nous connaissons aujourd’hui n’est pas
seulement le fait d’une révolution technologique impliquant des
outils inédits, mais aussi le résultat d’une insurrection mentale. En
passant d’un système analogique à un système numérique, notre
mode de vie, nos réflexes se trouvent profondément modifiés. Afin
d’expliciter ce changement, Alessandro Baricco remonte le temps
et dresse un historique des événements fondateurs qui ont
contribué à forger nos habitudes contemporaines. Avec son style
si singulier, mêlant sérieux et humour, il établit une histoire et une
géographie de cette nouvelle civilisation. De l’invention du jeu vidéo
jusqu’au bouleversement qu’a représenté l’iPhone, en passant par
l’invention de Google, chaque innovation a fait évoluer notre
rapport au monde, un monde requalifié de « Game », où les
problèmes deviennent des parties à gagner, et dans lequel le jeu
est élevé au rang de schéma fondateur.
Un essai documenté et accessible dans lequel chacun peut
puiser quantité d’informations utiles à sa propre réflexion et qui
s’adresse autant aux générations qui ont connu les différentes
étapes de cette évolution qu’aux enfants de l’ère numérique.

Alessandro Baricco est né en 1958 à Turin. Il est l’auteur de


romans et d’essais traduits dans le monde entier.
Smith & Wesson est son dernier ouvrage paru aux Éditions
Gallimard en 2018.
Cette édition électronique du livre
The game d’Alessandro Baricco
a été réalisée le 28 août 2019 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072846465 - Numéro d’édition : 349786).
Code Sodis : U24817 - ISBN : 9782072846496.
Numéro d’édition : 349789.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo

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