Академический Документы
Профессиональный Документы
Культура Документы
321‑338
Abstract. It is somehow usual to grant that Augustine has given a former presen
tation of the famous argument of Descartes named the Cogito, and we ordinary
think that the difference between the two authors is that the first one thinks of
the inhabitation of Truth or Verbum, which transcends the ego. Moreover the
style of the Confessions is that of meditation. The paper is an attempt to think
in a different way the sources of interiority and interior in Augustine and
Descartes. Based on Confessions and on De Trinitate, I trace the Greek sources
of the scheme of the movement of return and elevation, which define reflection
and access to the interior through verbum mentis. The distance Descartes takes
towards reflection in his definition of thought indicates an important difference
in their conceptions of the interior.
2. C, I, 1, p. 273.
LE MOI ET L’INTÉRIORITÉ CHEZ AUGUSTIN ET DESCARTES 323
Dieu et aux choses divines. La méditation est «une attentive et réitérée pensée,
propre à produire des affections ou bonnes ou mauvaises. […] Quand nous
pensons aux choses divines, non pour apprendre mais pour nous affectionner
à elles, cela s’appelle méditer, et cet exercice, méditation, auquel notre esprit,
non comme une mouche, par simple amusement, ni comme un hanneton, pour
manger et se remplir, mais comme une sacrée avette [sc. une abeille], va çà et là
sur les fleurs des saints mystères pour en extraire le miel du divin amour» 3.
Dans les Méditations métaphysiques, il ne s’agit ni du salut de l’âme, qui
relève de la grâce, ni du mystère de la religion et des Écritures. Le point de
vue est celui d’un homme qui est purement homme, qui use de la lumière
naturelle, et qui ne se propose pas de décrire les conditions d’accès au salut,
mais plutôt celles de la vérité rationnelle et de la connaissance de son esprit.
La métaphysique est néanmoins présentée sous la forme d’un itinéraire dont
l’auteur est le guide. En dépit du caractère analytique de l’écriture de Descartes4,
et même si on a affaire à un ouvrage de métaphysique de la connaissance
plutôt qu’à une méditation de dévotion, il est possible de discerner les trois
temps des voies purgative, illuminative et unitive. Les Méditations méta
physiques relèvent de l’exercice, elles supposent une ascèse et elles conduisent le
lecteur vers des moments de contemplation. Elles se divisent en six journées,
mais le lecteur doit méditer à un rythme différent et se livrer longuement
aux exercices préparatoires de la Méditation première, avant de poursuivre le
cheminement de la pensée et d’aborder l’étude de la nature de la pensée.
L’objectif préliminaire, présenté dans l’Abrégé des six Méditations, est de
se délivrer des préjugés des sens grâce à l’exercice du doute, qui «nous prépare
un chemin très facile pour accoutumer notre esprit à se détacher des sens»5.
6. Descartes déplace le vrai moyen de détacher son esprit des sens de l’un à l’autre
en AT, IX, 103‑104 : «L’unique moyen pour [détacher son esprit des sens] est contenu
dans ma seconde Méditation ; mais il est tel que ce n’est pas assez de l’avoir envisagé une
fois, il le faut examiner souvent et le considérer longtemps, afin que l’habitude de
confondre les choses intellectuelles avec les corporelles, qui s’est enracinée en nous
pendant tout le cours de notre vie, puisse être effacée par une habitude contraire de les
distinguer, acquise par l’exercice de quelques journées».
7. Ainsi, en AT, IX, 42, Descartes peut écrire «je me suis tellement accoutumé ces
jours passés à détacher mon esprit des sens […], que maintenant je détournerai sans
aucune difficulté ma pensée de la considération des choses sensibles et imaginables, pour
la porter à celles qui étant dégagées de toute matière, sont purement intelligibles».
8. AT, IX, 41‑42. Le reste des Méditations est peut‑être moins occupé par la
poursuite des exercices que par l’application de l’esprit aux questions par une discipline
acquise et mise en œuvre, celle de la perception claire et distincte.
LE MOI ET L’INTÉRIORITÉ CHEZ AUGUSTIN ET DESCARTES 325
vérité est pris dans la respiration, où toute parole muable commence et finit,
et doit toujours recommencer pour pouvoir dire. Dans le Verbe de Dieu, au
contraire, rien n’a été changé en lui, bien qu’il se soit fait chair pour habiter
parmi les hommes et renouveler toute chose. La question du verbe intérieur,
du verbum in corde, dans son lien avec l’intériorité, est reprise plus tard dans
La Trinité, et c’est là que nous trouvons l’exposé le plus explicite de la
signification de l’accès à soi par conversion immatérielle.
Mais auparavant il importe de parcourir, dans le Livre X, une nouvelle
présentation du chemin de l’élévation vers l’intelligible qui dégage cette fois
le sens qu’on doit donner à l’homo interior et à l’interior intimo meo. Le
cheminement pour trouver Dieu emprunte la voie d’une exercitatio, un
exercice portant sur la nature de la mémoire et de l’oubli, qui permet de
révéler le mode de présence de Dieu à l’esprit. C’est par l’exercice de la
méditation que nous parvenons à comprendre le «tu autem eras interior intimo
meo et superior summo meo – mais toi tu étais plus intime que l’intime de
moi‑même, et plus élevé que les cimes de moi‑même» 14, qui dans le Livre
III est une simple exclamation prise dans le récit de la jeunesse d’Augustin
au temps de son adhésion au manichéisme. L’exclamation est un choc en
retour de la vérité au cœur de la nuit de l’errance. «Où étais‑tu donc alors
pour moi ? Bien loin ! Et bien loin, j’errais en terre étrangère, séparé de toi».
Au cœur du malheur et de l’errance, quand la recherche ne trouve partout
que l’absence de ce qu’elle recherche, l’intériorité de la vérité résonne comme
l’impératif silencieux de rentrer en soi‑même pour la retrouver.
On part d’une question qui nous met résolument sur la voie, parce qu’elle
se situe dans l’amour de Dieu. Prise d’amour, l’âme demande ce que c’est
qu’aimer Dieu, ce qu’elle aime quand elle aime Dieu. La démarche est
négative : ce n’est pas la beauté des corps, ni celle de la lumière d’ici‑bas et
de tous les plaisirs de la chair. «Et pourtant, j’aime certaine lumière et certaine
voix, certain parfum et certain aliment et certaine étreinte quand j’aime mon
Dieu : lumière, voix, parfum, aliment, étreinte de l’homme intérieur qui est
en moi»15. L’élévation procède de l’univers sensible vers le moi. Interrogé,
l’univers sensible pourrait répondre qu’il n’est pas Dieu, et qu’il a été créé
par Dieu. La méditation fait ainsi apparaître l’invisible à partir du visible,
parce que «mon interrogation c’était mon attention ; et leur réponse, leur
beauté». «Alors, écrit Augustin, je me suis tourné vers moi – direxi ad me –,
et je me suis dit “toi, qui es‑tu ?” Et j’ai répondu : “un homme”. Et voici qu’un
corps et une âme en moi sont à ma disposition, l’un plus à l’extérieur et
l’autre plus à l’intérieur»16.
lui, est étranger à de telles vicissitudes. Aussi bien, n’y a‑t‑il qu’une seule
substance – ou essence – immuable, et c’est Dieu, à qui sied vraiment, au
sens le plus fort et le plus exact, cet être (esse) dont l’essence tire son nom»23.
La prédication ad se se distingue en prédication substantielle et accidentelle.
Or en Dieu, rien n’a de signification accidentelle, puisqu’il n’a pas d’accident ;
on dit absolument de Dieu qu’il est essence ou substance, qu’il est ses qualités,
sa grandeur, qu’il agit etc., et l’on peut faire un usage métaphorique des
catégories de position, de temps ou de lieu qui lui sont parfois attribuées.
Il ne s’ensuit pas que toute attribution au sens propre doive avoir un sens
substantiel, mais elle peut être relative. Il y a aussi la relation. Le Père est
relatif au Fils et le Fils relatif au Père, et la relation n’est pas un accident. L’un
est toujours Père. Le Fils est né depuis toujours et n’a jamais commencé à
être fils. Comme le Père n’est appelé Père que parce qu’il a un fils, et le Fils
est appelé fils que parce qu’il a un père, ce ne sont pas des qualifications de
l’ordre de la substance mais elles sont corrélatives. Et ce qu’on appelle Père et
ce qu’on appelle Fils est éternel et immuable. C’est pourquoi si être Père et
être Fils ce n’est pas la même chose, la substance n’est pourtant pas différente.
Augustin vérifie la rigueur du lexique qui peut servir à formuler le mystère
de la Trinité. Peut‑on dire de Dieu qu’il subsiste, si subsister s’entend des
réalités qui sont les sujets d’attributs qui les affectent, par exemple la couleur
ou la forme dans un corps ? Un corps subsiste, c’est une substance. Mais dire
cela de Dieu est malséant, car ce serait dire qu’il sert de sujet à quelque chose
en lui et qu’il n’est pas l’être simple pour lequel être est identique à toute
attribution absolue, comme être grand, bon ou tout‑puissant. On ne peut
pas dire de Dieu qu’il subsiste, car autrement il serait le sujet de sa bonté.
Mais la bonté est en Dieu d’ordre substantiel ou essentiel. «Il est évident
qu’appeler Dieu substance est une impropriété, et l’on voit, pour nous servir
d’un mot plus courant, qu’il est une essence, terme juste et propre, au point
d’ailleurs que, peut‑être, le terme d’essence appartient à Dieu seul. Oui, seul,
vraiment “il est”, car il est immuable et c’est de ce nom‑là qu’il s’est désigné
à son serviteur Moïse, quand il lui a dit : “Je suis Celui qui suis”. Toutefois,
qu’on l’appelle essence – terme exact –, ou substance – terme impropre – l’un
et l’autre terme est absolu, non relatif»24.
Qu’en résulte‑t‑il pour les trinités de l’âme ? La première trinité, celle du
savoir implicite de soi‑même, mens, notitia, amor, obéit à la distinction entre
prédication absolue et relative. En effet, «chacune est en soi et cependant elles
sont mutuellement chacune tout entière dans les autres tout entières, chacune
dans les deux autres, ou les deux autres en chacune d’elles. Et ainsi toutes en
toutes (omnia in omnibus). Car l’âme (mens) est en soi, puisque, lorsqu’on en
Voilà pourquoi ces trois choses ne font qu’un, en tant qu’elles sont une seule
vie, une seule âme, une seule essence»27.
Augustin explique au Livre XIV que cette trinité est véritablement à
l’image de Dieu, plus que celle des puissances. Cette affirmation est condi
tionnée par le rapprochement entre le verbe humain divin, qui n’avait pas
pu s’élaborer dans le passage de la contemplation d’Ostie. Mais il est désormais
possible de dire que le verbe mental n’est d’aucune langue et que quand l’âme
se connaît, sa connaissance est aussi un verbe. Autre est en effet ce que chacun,
par la parole, dit de son âme individuelle, lorsqu’il est attentif à ce qui se passe
en lui ; autre la définition qu’il donne de l’âme humaine par la connaissance
spécifique ou générique qu’il a de l’âme humaine. Or «nous avons une
intuition de l’inviolable vérité, d’après laquelle nous définissons de façon
parfaite, du mieux que nous pouvons, non ce qu’est l’âme de tel ou tel
homme, mais ce qu’elle doit être d’après les raisons éternelles» 28. Notre verbe
mental est à l’image du verbe divin, il n’est d’aucune langue, et demeure dans
l’âme en s’exprimant. «Dans cette éternelle vérité, d’après laquelle ont été
créées toutes les choses du temps, nous voyons, avec le regard de l’âme, la
forme qui sert de modèle à notre être, qui sert de modèle à tout ce que nous
faisons, en nous et dans les corps, quand nous agissons selon la vraie et droite
raison : grâce à elle, nous avons en nous la vraie connaissance des choses qui
en est comme le verbe, par nous engendré dans une diction intérieure ; et ce
verbe ne s’éloigne pas de nous par sa naissance. […] [Il] demeure en notre âme
pendant que nous parlons. [Ce] verbe [est] exprimé à l’intime de nous‑mêmes»29.
On peut conclure que «il est de la nature de l’âme de se voir elle‑même,
et, lorsqu’elle se pense, de revenir sur soi, non à la manière d’un objet étendu
dans l’espace, mais par conversion immatérielle (incorporea conversione). […]
Ce qu’engendre l’âme, lorsqu’en se pensant, elle se voit par l’intelligence, ce
n’est pas la connaissance implicite (notitia) qu’elle a d’elle‑même, ce qui
laisserait supposer qu’elle était auparavant inconnue de soi ; non, elle était
connue de soi, mais à la manière dont sont connues les réalités contenues
dans la mémoire, alors même qu’on n’y pense pas. […] Si en effet nous nous
reportons à la mémoire intérieure par laquelle l’âme se souvient d’elle‑même,
à l’intelligence intérieure par laquelle elle se comprend, à la volonté intérieure
par laquelle elle s’aime, en ce centre où elles trois sont toujours ensemble,
ont toujours été ensemble dès l’instant où elles ont commencé d’exister, avec
ou sans intervention de la pensée, il apparaîtra bien que l’image de la trinité
appartient à la seule mémoire ; mais comme dans l’âme il ne peut y avoir
verbe sans pensée (car tout ce que nous disons, ne fût‑ce que par ce verbe
34. Descartes écarte cette interprétation dans les Septièmes Objections et Réponses,
VII, 559 : «De même quand il affirme qu’il ne suffit pas pour qu’une substance soit
pensante qu’elle soit posée en dehors de la matière et complètement spirituelle, mais
qu’en outre il soit requis que par un acte réflexif elle se pense pensant, ou qu’elle ait une
conscience (connaissance) de sa pensée, il hallucine». Et il souligne dans les Sixièmes
Réponses, n° 1, en AT, IX, 225 : «C’est une chose très assurée que personne ne peut être
certain s’il pense et s’il existe, si, premièrement, il ne connaît la nature de la pensée et de
l’existence. Non que pour cela il soit besoin d’une science réfléchie (requiratur scientia
reflexa), ou acquise par une démonstration, et beaucoup moins de la science de cette
science (scientia scientiæ reflexa), par laquelle il connaisse qu’il sait, et derechef qu’il sait
qu’il sait, et ainsi jusqu’à l’infini, étant impossible qu’on en puisse jamais avoir une telle
d’aucune chose que ce soit ; mais il suffit qu’il sache cela par cette sorte de connaissance
intérieure (sufficit ut id sciat cognitione illa interna) qui précède toujours l’acquise (reflexam),
et qui est si naturelle à l’homme, en ce qui regarde la pensée et l’existence».
35. Troisièmes Réponses, AT, IX, 137.
LE MOI ET L’INTÉRIORITÉ CHEZ AUGUSTIN ET DESCARTES 337
certes, c’est penser et réfléchir sur sa pensée, mais il est faux que cette réflexion
soit impossible tant que persiste la première pensée puisque, […] l’âme est
capable de penser à plusieurs choses, l’âme est capable de penser plusieurs
choses à la fois et de persévérer dans sa pensée, capable toutes les fois qu’il
lui plaît de réfléchir à ses pensées et par là d’avoir conscience de sa pensée» 36.
Alain de Libera souligne ainsi que «l’invention cartésienne du sujet, qui ne
tardera pas à se transformer problématiquement sous nos yeux en invention du
sujet cartésien, n’est, osons le dire franchement, qu’un mythe historiographique.
Un mythe à „déconstruire”»37. La notion d’intériorité fait moins problème
que celle de sujet qui n’est pas présente dans ses textes au sens du sujet
moderne de la pensée. Mais Descartes parle explicitement d’intérieur et même
du plus intérieur à l’âme, mais souvent dans le contexte de l’homme, autre
ment dit de l’union de l’âme et du corps, plus précisément des passions et
des émotions intérieures38. Et c’est à propos de l’ego, que le texte français des
Méditations envisage comme «mon intérieur»39 qu’il faut considérer enfin
l’intériorité subjective de la pensée ou de l’écriture, qui n’a ou n’est rien de
substantiel ou d’identitaire. Ainsi, à la différence de l’intériorité augustinienne,
qui est réflexive, l’intériorité cartésienne ne l’est pas et c’est ce qui limite
grandement la portée de l’affirmation de la substantialité de l’ego.
Si chez Augustin, l’accès à Dieu ne fait qu’un avec l’accès à soi, pour
Descartes, le Cogito atteste l’existence de la chose pensante. Il est le premier
36. Entretien avec Burman, édition, trad. et notes, par J.‑M. Beyssade, Paris, PUF,
1981, p. 26, latin, AT, V, 149.
37. Alain de Libera, Archéologie du sujet, I. Naissance du sujet, Paris, Vrin, 2007, p. 153.
38. On peut renvoyer à l’article 147 des Passions de l’âme qui emploie la formule
«le plus intérieur de l’âme». Dans l’article 148, Descartes soutient que «notre âme [a]
toujours de quoi se contenter en son intérieur», ainsi qu’à l’article 187, où il évoque la
tristesse de la pitié que causent les actions funestes représentées dans les tragédies. Cette
tristesse n’est pas amère, écrit‑il, car «elle est plus dans l’extérieur et dans le sens que dans
l’intérieur de l’âme».
39. Méditation troisième, AT, IX, 27, ligne 6 ; le latin dit penitius inscipiendo. Dans
les Méditations métaphysiques, on trouve aussi l’occurrence de «l’intérieur de ma pensée»,
dans la Méditation Quatrième (IX, 46), «intima cogitationis meae» (VII, 58, l. 1‑2), lorsque
Descartes évoque la possibilité de l’illumination par la grâce divine. Les autres occurrences
renvoient à l’application de l’esprit dans l’exercice de l’imagination (les lignes du triangle
sont «présentes par la force et l’application intérieure de mon esprit, et c’est proprement
ce que j’appelle imaginer», AT, IX, 57 ; en latin «præsentes acie mentis intueor, atque hoc
imaginari appello», VII, 72), à la distinction entre les sens extérieurs et intérieurs (IX,
61 ; VII, 76‑77), à l’intérieur du cerveau («intimas cerebri partes» et 88, «intima cerebri»).
Le lexique de l’intérieur concerne l’esprit, comme force qui s’applique aux choses en les
rendant présentes, mais il couvre aussi le registre des sens, et en général des sentiments
(la douleur). Sur le sens intérieur, voir Denis Kambouchner, «Les passions comme “sens
intérieur”», dans Descartes et la philosophie morale, Paris, Hermann, 2008, pp. 77‑114.
338 KIM SANG ONG‑VAN‑CUNG