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A LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

Geneviève RODIS-LEWIS

L'ŒUVRE
DE

DESCARTES

LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN


NUNC COCNOSCO EX PARTE

THOMAS J. BATA LIBRARY


TRENTUNIVERSITY
Digitized by the Internet Archive
in 2019 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.0rg/details/luvrededescartesOOOOrodi
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^T^A'LVHG
A LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ
m U publiée sous la direction de M. Georges DAVY
Membre de 1 Institut, Doyen honoraire de la Faculté des Lettres de Paris
Directeur de la Fondation Thiers

Geneviève RODIS-LEWIS
Professeur à l’Université de Lyon-II

L'ŒUVRE
DE

DESCARTES

LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN


6, Place de la Sorbonne, V*

PARIS
1971
fo \ -t , !

© Librairie Philosophique J. VRIN, 1971

Tous droits de traduction, de reproduction


et d’adaptation réservés pour tous pays.
Printed in France
INTRODUCTION

« Avancer en la recherche de la vérité... c’est en cela


que consiste mon principal bien en cette vie » : cet aveu
est d’autant plus émouvant que Descartes allait mourir
quatre mois plus tard 3. Le thème traverse toute son
oeuvre, des Règles utiles et claires pour la direction de
I esprit en la recherche de la vérité, au Discours pour
« bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les
sciences »b, et à La Recherche de la vérité par la
lumière naturelle, inachevée peut-être parce qu’il la
commençait à Stockolm k Car la découverte du fonde¬
ment de toute vérité donne « le moyen d’acquérir une
science parfaite touchant une infinité de choses » <= ; et
« il pourra se passer plusieurs siècles avant qu’on'ait
ainsi déduit de ces principes toutes les vérités qu’on en
peut déduire » d. Descartes lui-même projetait de

. ajoutait : <t Mais je ne puis absolument répondre de l'avenir »


à Elisabeth, 9-10-1649, V, 430 (Pour ces abréviations, voir au début du
tome II les Notes regroupant, sous une numérotation continue par
chapitre, les éclaircissements bibliographiques, historiques et critiques.
Mn de ne pas alourdir la première lecture, nous ne gardons en bas
de page que les références à Descartes et les textes du philosophe qui
eclairent directement notre présentation). Descartes était arrivé à
Stockholm au début d’octobre, et aspirait déjà à « retourner en sa
solitude » pour mieux travailler. Il mourut le 11 février 1650 : il aurait
eu 54 ans le 31 mars.
h. DM., VI, 1 et 3 sur le progrès accompli en cette recherche et les
« espérances pour l’avenir ». Pour les titres des Regulae, X, 351, 354,
355, et R. 1, ib., 360, sur « la voie droite pour chercher la vérité ».
c. Méd., 5, IX, 56.
d. Pr., préface, IX-2, 20.
8 DESCARTES

compléter les Principes par l’étude des animaux et des


plantes, puis par celle de l'homme, s'il ne manquait
pas « d’expériences ou de loisir » : la « philosophie »
devait, telle un arbre enraciné dans la métaphysique,
déployer ses plus hautes branches jusqu’aux disciplines
appliquées, mécanique, médecine et « la plus parfaite
morale... présupposant une entière connaissance des
autres sciences »<=. Mais le savoir humain est-il jamais
total ? Le progrès de la recherche est la contrepartie de
nos limitations. La première dimension de l’entreprise
cartésienne est donc un développement dans le temps.
Cependant la fécondité et la validité de la décou¬
verte sont fonction de la solidité des principes : la genèse
est subordonnée à la structure. L’ordre analytique des
raisons « montre la vraie voie par laquelle une chose a
été méthodiquement inventée » f. Encore faut-il avoir
forgé la méthode, puis l’avoir justifiée. Descartes est
parti de la pratique des mathématiques, et a commencé
à éclairer ainsi quelques questions de physique. Cette
phase initiale, avec ses lenteurs et ses aspirations encore
confuses à trouver la clé de l’univers, est bien loin du
système. Or cette histoire de son esprit g, le philosophe
a jugé bon de la publier, en la simplifiant quelque peu
pour lui donner une continuité exemplaire : certes le
lecteur n’en peut revivre les singularités, tandis qu’il
sera invité à parcourir lui-même la voie de l’invention,
à laquelle les Méditations conservent « la vérité de l’his¬
toire » h, parce qu’elle est alors universalisable. Les
deux démarches ne sont pas exclusives, mais complé¬
mentaires 2. La mise en place des rapports de fait et de
droit entre la méthode et la science, la science et la

e. Ib., 14 et Pr., 4, a. 188.


f. 2‘ rép., IX, 121. L’ordre synthétique d’exposition est tantôt la
démarche complémentaire, progressant à la façon des géomètres à
partir des axiomes et demandes (ih., 122-132), tantôt, dans les Principes,
un ordre des matières (H. Burm., V, 153), adapté à l’enseignement par
la division en brefs articles.
g. Balzac à Descartes, 30-3-1628, I, 570 : « L'Histoire de votre
esprit... est attendue de tous nos amis ».
h. A Mersenne, 21-4-1641, III, 363, renonçant ainsi à fondre les
objections et réponses dans le texte des Méditations.
INTRODUCTION 9

métaphysique, est au centre des principales discussions


sur Descartes. Avide d’absolu, il a trouvé son contente¬
ment dans les mathématiques, jusqu’au jour où il s’est
demandé si leur certitude ne dépend pas d’un principe
supérieur. Les libertins croyaient seulement que 2 et 2
font 4 : en est-on indubitablement sûr si Dieu n’existe
pas ? Sans une perfection immuable, que valent nos
vérités ?

L’historien de Descartes doit à la fois ressaisir le


fondement de la justification, et, si possible, discerner
ce moment décisif où le modèle mathématique acquiert
une portée neuve. Dès lors que la métaphysique est
première en droit, le détail des recherches qui l’ont pré¬
cédée n’importe plus pour la compréhension du système.
Leur datation exacte intervient pourtant dans les débats
sur la signification principale du cartésianisme 2. Liard
se demandait si « la méthode et les sciences » consti¬
tuant une « œuvre indépendante », élaborée sans la
métaphysique, celle-ci ne serait pas un appendice, non
indispensable à l’ensemble. Hamelin oppose à Liard
l’apparition de préoccupations métaphysiques dès les
pensées de jeunesse, et surtout le fait que « les ouvrages
systématiques de Descartes » savant « sont postérieurs »
à la révolution de 1629, qui découvre l’essentiel des
Méditations. Mais cette détermination du moment fon¬
damental reste discutée. La plupart l’admettent, même
si plusieurs maintiennent que la physique est « le véri¬
table but » de Descartes, et la métaphysique seulement
une « introduction », voire une « œuvre de circonstance ».
Au contraire, pour faire surgir « la découverte métaphy¬
sique » des insuffisances de la perspective mécaniste,
F. Alquié reprend la chronologie de Liard, pour en ren¬
verser les conclusions : la physique est « pratiquement
terminée » avant que Descartes voie « que la science
ne pouvait être pensée qu’à partir de ses conditions
métaphysiques ».
Notre première tâche sera donc de suivre Descartes
dans sa « recherche de la vérité », en essayant d’éclai¬
rer, ou du moins de délimiter les zones d’ombre, sur-
10 DESCARTES

tout intenses pour la période de jeunesse. Mais elles


apparaissent aussi lorsque le philosophe se retire dans
le silence, comme pendant les neuf mois de 1629 consa¬
crés à la métaphysique, pour commencer un traité qui
ne nous est pas parvenu. La rigueur historique prescrit
bien, selon Alquié, de ne jamais utiliser les écrits posté¬
rieurs pour interpréter des textes plus anciens, et de
« s’efforcer de lire chaque ouvrage de Descartes, comme
si l’on ignorait ceux qui, dans le temps, doivent suivre »
Puisque le commencement de métaphysique a disparu,
son contenu précis nous échappera toujours. Ne peut-on
pourtant faire état, d’abord de ce qu’en dit Descartes
lorsqu il sort de sa retraite, ainsi que de l’orientation
nouvelle qui se manifeste alors dans ses autres écrits ?
Il nous semble même légitime d’en chercher la trace
dans des ouvrages ultérieurs, si l’on a de sérieux motifs
de penser qu ils en aient repris certains éléments, ou
s ils renvoient formellement, par un retour rétrospectif,
au moment qu’il s’agit de restituer.
Non moins délicate est la datation des notes de
jeunesse, qui nous ont été incomplètement transmises
par une copie de Leibniz : elles comportent certaines
allusions à des traités projetés, dont on ignore et le pro¬
pos, et ce qui en fut jamais rédigé... A cet égard, les bio-
graphes ^ et commentateurs du xvii' siècle sont très
préeieux, en tant qu ils corroborent ces fragments, et
les complètent parfois. Mais, bien qu’ils aient bénéficié
d’une tradition encore proche, et accompli leur tâche
avec conscience et scrupule, les facilités que s’octroyaient
les historiens d’alors nous imposent la plus extrême
reserve, ehaque fois que leurs assertions ne sont confir¬
mées par rien. En effet ils comblaient hardiment les
lacunes de leur information en déplaçant des anecdotes
de date incertaine, ou en exposant les événements géné¬
raux de 1 époque, pour y faire participer Descartes
Notre entreprise critique ne retient d’ailleurs ces pro¬
blèmes biographiques que dans la mesure où ils inté¬
ressent la formation ou le développement de la pensée
cartésienne. Toutefois les incidences de ces questions
sont assez importantes dans la période de jeunesse :
INTRODUCTION 11

mieux connaître les projets de Descartes, les savants


qu’il a pu rencontrer dans ses voyages, aiderait à faire
le point sur les premières orientations de l’œuvre, et à
déterminer la part de schématisation que revêt le récit
du Discours^, quand le jeune René est devenu Descartes,
et a montré, par ce qu’il en a fait, quel était le sens de
sa démarche ; ses silences doivent aussi être relevés,
notamment sur les trois songes auxquels il avait, en
novembre 1619, attaché la plus haute signification, et qui
méritent pour cela de retenir notre attention. Descartes
tait également le rôle qu’a joué Beeckman à l’origine
de sa vocation scientifique, et plus généralement les
lectures dont il a pu tirer profit : il se défend souvent
d’avoir connu tel auteur, ne nomme qu’exceptionnelle-
ment ime source, et répète qu’il n’est pas l’homme des
livres u Tous les mots, et des phrases entières même,
n’ont-ils pas déjà été écrits ? Seul importe l’ordre par
lequel le penseur les faits siens J. Déjà le collégien,
qui avait à sa disposition une bibliothèque considérable,
feuilletait, pour s’exciter à penser par lui-même, sans se
préoccuper de l’auteur
De nombreuses études ayant déjà fort bien pré¬
senté ce contexte historique nous y renverrons pour
l’essentiel, en gardant présentes à l’esprit les nuances
établies par Delbos entre les diverses formes de
r « influence des philosophies antérieures ou contempo¬
raines » 8 : héritage d’un enseignement subi, sans avoir

i. Il dit bien avoir, au collège, « parcouru tous les livres » sur les
plus curieuses sciences {DM., 1, VI, 5) : dès cette époque, il a accu¬
mulé la matière de maintes réminiscences, qui le firent passer « pour
un homme de lecture presque infime, à cause du merveilleux discer¬
nement qu’il avait pour découvrir d’abord ce qu’il fallait lire ou passer
dans les livres » (Baillet, Vie, II, pp. 467-468, confirmant « qu’il avait
fort peu de livres » dans sa retraite aux Pays-Bas). Quant à ses pre¬
miers travaux mathématiques. Descartes dira à Burman que « parce
qu’il n'avait pas de livres avec lui, il devait apprendre de lui-même, ce
qui lui a très bien réussi » (V, 176, T.).
j. X, 204.
k. Cog. priv., X, 214, T. : « jeune, je cherchais si je ne pourrais pas
trouver seul, sans même lire l'auteur ». « La plupart des livres, quEuid
on en a lu quelques lignes et regardé les figures, se dévoilent totale¬
ment : le reste n’est ajouté que pour remplir les pages » ; R. 10, X, 403.
12 DESCARTES

parfois assez été critiqué, à l'encontre des éléments qui i


sont moins empruntés que renouvelés par la fonction !
qu’ils assument dans le système ; action indirecte aussi |
des thèses qui suscitent une opposition. Ajoutons que |.
les ressemblances n’indiquent pas toujours une filiation : j
beaucoup manifestent une mentalité d’époque, voire une !
sirnple parenté stylistique. Mais parce que cette menta- i
lité nourrit le fonds commun où germe la pensée, nous :
indiquerons à l’occasion quelques directions à mieux j
explorer, sans oublier que ces points de départ possibles ■
de la réflexion cartésienne ne sauraient rendre compte j
de son originalité. |
Car c’est bien là le but : comprendre ce que '
Descartes s’est proposé et nous propose comme convain- !
cant. Les coordonnées historiques situent l’itinéraire ; 1
elles ne l’expliquent pas. Elles tiennent plus de placé [
dans la première décade, car de 1618 à 1628 le penseur |
se cherche encore, tout en s’exerçant à pratiquer une i
méthode qu’il ne parvient pas même à formuler complè¬
tement et définitivement. La période suivante est plus
complexe : elle s’ouvre par le problème du contenu de |
la métaphysique esquissée en 1629, et dont le Discours
de 1637 ne donne qu’un bref échantillon. En 1641, les
Méditations métaphysiques en exposent les fondements, }
sans doute après im nouvel approfondissement ; et cela j;
commande le développement complémentaire des Prin- 1:
ctpes de la philosophie (1644). Jusque là, domine ime
recherche qiû se déploie simultanément dans plusieurs é
directions scientifiques, amorce des ouvrages restés iné-
its ou inachevés, et publie les Essais préfacés par le i
Discours de la méthode. Cet aspect de la « philosophie » [|,
(le vocable embrasse généralement une réflexion sur
1 ensemble de la nature), ne peut être négligé sans muti- i
1er 1 oeuvre cartésienne, et risquer d’en fausser l’inten- ^
tion. Certes il nous est impossible d’engager ici une
etude technique de « Descartes savant » ? ; mais en ren- ‘:
voyant aux spécialistes ceux qui souhaiteraient appro- i-
tondir les questions évoquées, nous voudrions présenter |
les grandes lignes de ces travaux scientifiques, de façon ||
INTRODUCTION 13

que les moins exercés en « pussent entendre quelque


chose » ^
Ainsi est-on toujours renvoyé à la justification fon¬
damentale de l’ordre mathématique, en un mouvement
qui l’assume pour le dépasser ; la science véritable sup¬
pose la métaphysique. Notre seconde partie en suivra
le cheminement, guidé par les Méditations. Alors l’his¬
toire du philosophe se confond presque entièrement avec
l’illustration et défense du système : les réponses aux
objections, jointes au texte des Méditations, comme
celles que suscitent diverses polémiques fournissent
un éclairage complémentaire, destiné à dissiper les pré¬
jugés, à fixer l’attention du lecteur pour le mieux per¬
suader. Et c’est pourquoi aussi Descartes reprend l’ex¬
posé plus scolaire des Principes, et bientôt fait traduire
les ouvrages latins, pour atteindre un plus large public,
en ajoutant quelques conseils pédagogiques dans ses
préfaces. L’auteur lui-même nous enjoint alors de ne
lui attribuer « aucune opinion » qui ne se trouve
« expressément en ses écrits » ™ : tout commenta¬
teur est-il d’avance condamné par le mot ironique
qu’Alain déchiffrait dans l’expression méfiante du por¬
trait de Frans Halz : « Son œil semble dire : Encore un
qui va se tromper » ?
Peu de systèmes ont suscité tant d’interprétations
opposées : on dispute non seulement de l’orientation
essentielle de l’œuvre, scientifique ou métaphysique,
mais du sens même de cette métaphysique : Descartes
est-il le père de l’idéalisme moderne, le promoteur d’im
rationalisme à structure mathématique, ou le philosophe
de l’expérience intérieure, soucieux de justifier la
croyance réaliste au monde extérieur ? On trouve
certes « par-ci par-là dans les livres » de Descartes, de
quoi appuyer ces assertions. Mais c’est de la sorte,
disait-il, « qu’il est... très malaisé de bien juger ce que
les autres ont écrit » Nous nous efforcerons donc.

l. A Vatier, 22-2-1638, I, 560, évoquant les lectrices du Discours.


m. Pr., préface, IX-2, 20.
n. II, 346, contre les pensées « détachées » : lettre d’août 1638 à
Hogelande (Adam-Milhaud, III, 21 et A.T. II, rééd., 730) ou à Elichman
ou Boswell (C. Mers., VII, 438). Cf. Ep. Voet., VIII-2, 41.
14 DESCARTES

en laissant souvent de côté ce que nous avions antérieu¬


rement publié, de ressaisir, dans leur ordre constitutif,
le sens des textes mêmes du philosophe, plutôt que de
multiplier les « disputations » qu’il abhorrait
Cependant notre dette est immense à l’égard des
grandes études contemporaines sur Descartes, même
lorsque nous renonçons à les suivre. « Chacun, prolon¬
geant ses devanciers, et se corrigeant soi-même » nous
espérons du moins dégager les points les plus solidement
établis, et cerner les régions embroussaillées, où l’on
risque de s égarer : toute hypothèse est alors provisoire,
mais elle permet aux suivants de poursuivre dans cette
voie, ou de la rectifier... Nous ne saurions enfin trop
remercier M. le Doyen Georges Davy, qui nous a
demandé cette étude : c’est une joie intellectuelle de
« relire Descartes, et on n’a jamais fini d’interpréter
ces textes, tellement ils sont riches et denses »
PREMIÈRE PARTIE

LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

CHAPITRE PREMIER

FORMATION ET VOCATION
DU JEUNE DESCARTES

1. Les études

De sa jeunesse, Descartes n’a retenu que ce qui


intéresse l'histoire de son esprit. L'enfance est l'âge des
préjugés, parce que nous sommes d’abord « gouvernés
par nos appétits et nos précepteurs » « Nous avons
tant de fois éprouvé dès notre enfance, qu'en pleurant,
ou commandant, etc., nous nous sommes fait obéir
par nos nourrices, et avons obtenu les choses que nous
désirions, que nous nous sommes insensiblement per¬
suadés que le monde n'était fait que pour nous »'’. Le
fidèle attachement de René à sa nourrice fut d’autant
plus grand qu'il ne connut pas sa mère L C'était

a. D. M., 2, VI, 13 ; cf. Pr., 1, a. 71.


b. A (Reneri pour Pollot), avril-mai (et non mars) 1638, II, 37 et
rééd., 728.
16 DESCARTES

d'ailleurs chose fréquente à l'époque et il est hasardeux


de spéculer sur la frustration affective du petit orphe¬
lin Descartes passa la seconde enfance chez sa grand-
mère maternelle, Jeanne Sain'^ : dans ses dernières
années, il évoquera le souvenir d'un amour juvénile pour
une fillette de son âge‘=, ainsi que la douceur des « jar¬
dins de la Touraine » d.
Puis ce furent les années de collège, chez les
Jésuites de La Flèche, « une des plus célèbres écoles de
l'Europe »«. La première partie du Discours de la
méthode évoque 1' « extrême désir » qu'avait le jeune
garçon d' « acquérir une connaissance claire et assurée
de tout ce qui est utile à la vie », et sa déception à la
fin de « tout ce cours d'études » f. Quelle est en ce récit
la part du vécu, et de la réflexion sur le passé, en fonc¬
tion des aspirations contemporaines de la rédaction ^ ?
Les sentiments exprimés répondent plus au projet de la
maturité qu'à la recherche du temps perdu. De fait, la
désaffection n'apparaît qu'à la sortie du collège, avec la
découverte de son ignorance par un esprit « embarrassé
de tant de doutes et d'erreurs » g. Dans les trois pre¬
mières parties du Discours, l'accent est mis sur la pra¬
tique progressive du doute, préface à son usage métho¬
dique, et sur ce point la schématisation est probable :
le philosophe, en rupture avec la tradition scolastique, a
maintenant pris conscience que, de toutes ses études,
seul son attrait pour les mathématiques préparait son
avenir. Il atteste cependant son amour pour les lettres,
et surtout la poésie ^ : il restera profondément attaché’

fillp Chanut, 6-6-1647, V, 57 : « lorsque j’étais enfant, j’aimais une


bile de mon ag^ qui était un peu louche », ce qui a rendu « long-
* » Descartes « plus enclin » à aimer les personnes qui
« avaient ce defaut » du regard.
d. A Brasset, 23-4-1649, V, 349, par opposition aux « rochers » et
« glaces » de la Suede, où il redoutait d'aller
e. D. M., 1, VI, 5.
f. Ib., 4 ; cf. ib., 10.
g. Ib., 4.
h. Ib., 5-6 (« la poésie a des délicatesses et des douceurs très
ravissantes », au sens fort) et 7 : « j’estimais fort l’éloquence et
étaient f P°.^sie ; mais je pensais que l’une et l’autre
étaient des dons de 1 esprit, plutôt que des fruits de l’étude ».
ÉTUDES 17

à la supériorité de l’inspiration sur les règles « ; et dans


la nuit de 1619, décisive pour sa vocation, il accueillera
l’mvite à choisir sa voie, à travers une Collection de
poètes latins, qui surgit soudain dans le songe. C’est
également à Fhumanisme littéraire, et non aux com¬
mentaires d Aristote en philosophie, que sont rattachées
les questions morales : dès les classes de poésie et de
rhétorique, les élèves s’imprégnaient des « sentences »
poétiques, si lourdes de sens i, ainsi que des traités
moraux de Cicéron et de Sénèque ^ : Descartes déplore
que 1 exaltation de la vertu repose sur l’insensibilité ou
l’orgueil, et le raccourci du Discours regrette à la fois
que « les fondements... si fermes et si solides » des mathé¬
matiques n aient servi qu’a développer quelques arts
appliqués (à la construction de fontaines ou de fortifi¬
cations), et que les « palais fort superbes » de la morale
ne soient « bâtis que sur du sable ou de la boue » h
La métaphore sera reprise dans la suite, toute l'entre¬
prise cartésienne visant à rejeter le sable, et à poser les
inébranlables fondements d’une philosophie couronnée
par la morale. Cependant lorsqu’il esquissera « l’ordre...
qu on doit tenir pour s’instruire » Descartes recon¬
naîtra qu’il faut d’abord « tâcher de bien vivre », car
« cela ne souffre point de délai » k.
Dans cette « morale par provision », indispensable
à qui n’a pas encore la maturité suffisante pour s’adonner
à la philosophie. Descartes met au premier plan la fidé-
lité à « la religion en laquelle Dieu m’a, dit-il, fait la grâce
d être instruit dès mon enfance » ’ : le reste de sa vie
témoignera de son zèle pour « la gloire de Dieu » ™, à
travers la recherche de la Vérité. Certes celle-ci est aussi
la condition de la possession du monde 5. Ses maîtres,
par leur optimisme humaniste, confiant en la puissance
de la raison, accueillant aux nouvelles découvertes i®, ont

i. Cog. priv., X, 217.


j. D. M., 1, VI, 7-8.
k. Pr., préface, IX-2, 13.
l. D. M., 3, VI, 22 et 23.
m. Il emploie l'expression, à propos des Méditations, dans une lettre
à Huygens, 31-7-1640, III, 103.
18 DESCARTES

encouragé les penchants personnels de Descartes", qu’il


ne faut pas juger selon les exigences d’un Pascal. Dans
la formation reçue à La Flèche, le philosophe loue par¬
ticulièrement, avec le « mélange d’humeurs » de jeunes
gens venus de toute la France, « l’égalité que les Jésuites
mettent entre eux, en ne traitant guère d’autre façon
les plus relevés que les moindres », ce qui corrige les i
« défauts qu’ils peuvent avoir acquis par la coutume '
d’être chéris dans les maisons de leurs parents » ° : la
discipline des précepteurs compensait l’indulgence des i
nourrices et grands-mères. Mais le jeune René bénéficia
de « l’affection » de son parent, le Père Charlet, qui lui
tint « lieu de Père pendant tout le temps de sa
jeunesse » p. :
Peut-on en induire que l’enfant, de santé fragile q,
fut confié à ce parent, après sa nomination au collège ^
en octobre 1606 ? Les usages scolaires étaient alors très i
souples, certains élèves terminant tôt leur cours
d’études d’autres le commençant assez tard. Baillet j
envoie Descartes à La Flèche, à la rentrée de Pâques j
1604, aussitôt après la fondation du collège en janvier :
comme il y est resté « huit ou neuf ans » ", il en serait
sorti en 1612. Et pour l’occuper jusqu’à son départ pour i
l’armée en 1618, son biographe l’occupait à « revoir sa '
famille, ... monter à cheval, ... faire des armes », puis lui |
faisait fréquenter déjà les principaux savants parisiens i''. j
Il ignorait que René passa en novembre 1616 ses exa- !
mens de droit à Poitiers, où il avait séjourné les mois |

n. Son optimisme est bien caractérisé par cette phrase d’une


lettre de condoléances à Pollot, janv. 1641, III, 279 ; « Il n’y a aucune
raison ni religion, qui fasse craindre du mal, après cette vie, à ceux ;
qui ont vécu en gens d’honneur, mais... au contraire, l’une et l’autre t
leur promet des joies et des récompenses ». !
O. A ♦**, 12-9-1638, II, 378. |
^ p. A Charlet, 9-2-1645, IV 156 ; cf. III, 270 : « l’affection que vous 1
m avez toujours fait la faveur de me témoigner » (août 1646 • rééd 872 ■
plutôt que déc. 1640). ' ' ’ i
ff' son enfance. Descartes était condamné par « tous les 1
médecins... à mourir jeune », à Elisabeth, mai-juin 1645 IV 220-221 '
Cf. infra, ch. II, n. 46. > , ■
TTT 2-5-1644, IV, 122 ; au P. Hayneuve, 22-7-1640, >
111, 100, presque neuf ans : cette précision rend probable une demi !'
année scolaire, après une rentrée à Pâques. Il
ÉTUDES 19

précédents >5. Or c’est bien à partir de là qu'il faut


tenter de coordonner les quelques indices que nous
ayons pour dater la scolarité de Deseartes à La Flèche.
La question n’est pas sans intérêt, puisqu’elle est
liée au nom de son professeur de philosophie Et c’est
d’abord une lettre adressée à ce dernier qui renvoie au
moment où l’auteur du Discours était son disciple,
« vingt-trois ou vingt-quatre ans » * avant 1637 i», tandis
que les détails sur le destinataire rendent très plausible
son identification avec le Père Étienne Noël. Quand il
prit les élèves de première année en 1612-1613, pour leur
enseigner la logique, celui-ci était un jeune religieux,
inaugurant son cours avec une certaine audace, si l’on
peut rattacher au programme de logique quelques thèses
d’inspiration nominaliste, qui furent censurées à Rome
à la fin de cette année scolaire Aurait-il marqué ainsi
la conception que Descartes aura des « universaux »,
façon que nous avons de penser aux individus selon im
certain rapport et de les comprendre sous un même
nom t ? Les élèves ignorèrent sans doute la mise en garde
reçue par leur jeune professeur ; et Descartes, à supposer
que l’incident concerne bien le cours qu’il a suivi, a pu
en retenir l’idée d’une certaine liberté dans l’enseigne¬
ment, qui aurait entretenu ensuite en lui l’espoir de
convaincre ses anciens maîtres d’adopter dans leurs
collèges sa propre philosophie. Cependant la fidélité à
Aristote, et à son interprétation thomiste, constituait le
fond du cours de philosophie, même s’il était loisible de
s’en écarter sur certains points, comme, par exemple,
l’individuation par la forme Au cours dicté, dont
Descartes appréciera la valeur pédagogique “, s’ajou-

s. 14-6-1637, I, 383.
t. Pr., 1, a. 59 ; cf. a. 58 ; 2‘ rép., IX, 110 ; 5‘ rêp., in Med. 5, § 1,
VII, 380.
U. Un an après les critiques du Discours, il conseille à un ami
d’envoyer son fils à la Flèche plutôt que dans une Université hollan¬
daise : « La philosophie ne s’enseigne ici que très mal ; les professeurs
n’y font que discourir une heure le jour, environ la moitié de l’année,
sans dicter jamais aucuns écrits, ni achever le cours en aucun temps
déterminé... Je crois qu’il est très utile d'en avoir étudié le cours
entier, en la façon qu'il s’enseigne dans les écoles des Jésuites » (12-
9-1638, II, 377-378).
20 DESCARTES

taient les répétitions et exercices ; et les meilleurs élèves


étaient encouragés à pratiquer des lectures person¬
nelles 21. En étudiant la métaphysique en troisième année,
le futur philosophe prit-il contact avec les volumes de
Suarez, qu'il citera ultérieurement comme si cet auteur
lui était familier 22 ? Selon le Discours, Descartes voyait
dans la multiplication des « disputes », où s'opposaient
les opinions adverses, l'occasion d'entretenir ses
doutes Car « chaque fois que sur le même sujet, deux
personnes sont d'opinion différente, il est sûr qu'au
moins l'une des deux se trompe », et même vraisembla¬
blement les deux, des raisons certaines et évidentes
devant clore la discussion w.

Or c'est bien au collège que Descartes a rencontré


ces caractéristiques de la science véritable : « je me
plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la cer¬
titude et de l'évidence de leurs raisons »’=. Tandis qu'ils
étudiaient la physique, en seconde année de philosophie,
un petit nombre d'élèves suivaient un cours de mathé-
rnatiques, destiné surtout aux futurs militaires ou ingé¬
nieurs, et donnant à l'honnête homme de solides notions
de théorie musicale 23. Estimant peu leurs applications
pratiques. Descartes se passionna, d'abord en « curieux » y
pour cette discipline, que lui enseignait le Père Jean
François 24. Alors très jeune, celui-ci ne publia ses cours

V. D.M., 1, VI, 8 : « considérant combien il peut y avoir de di¬


verses opinions touchant une même matière, qui soit soutenue par des
gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui
soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n’était que
vraisemblable ». Il suffira de passer de « presque » à « absolument »
pour formuler le doute méthodique, ib., 4, VI, 31.
w. R. 2, X, 363, T. ; et 364 : Descartes admet que cette manière de
philosopher excite 1 émulation entre les jeunes esprits, tout en étant
finalement plus sûre que l’absence de règle ; il se félicite d’avoir été
formé ainsi.
X. D. M., 1, VI, 7.
y. Ib., 6 ; « les mathématiques ont des inventions très subtiles, et
qui peuvent beaucoup servir, tant à contenter les curieux, qu’à faci¬
liter tous les arts et diminuer le travail des hommes ». Mais cette der¬
nière préoccupation semble plus tardive (cf. ib., 1 : les « arts méca¬
niques » n ont rien de « relevé » ; et à Breda, Descartes ne prise
guere ses cours d'architecture militaire ; à Beeckman, 24-1-1619, X, 152).
ÉTUDES 21

que bien plus tard : plusieurs concernent, selon les pro¬


grammes, L arithmétique et la géométrie pratique, com¬
prenant l’arpentage, l’hydrographie, la topographie, La
science des eaux, et L’art des fontaines, mais aussi un
Traité de la quantité, dont l’Introduction loue l’enseigne¬
ment théorique, pour former « des écoliers savants et qui
deviendront des maîtres » 25. Consacrant au plus doués,
groupés en une petite Académie, des leçons particulières,
le Père François a sans doute orienté Descartes vers la
lecture de Clavius, dont les œuvres, récemment regrou¬
pées, servaient de base à la formation des futurs profes¬
seurs de mathématiques de la Compagnie. Alors que les
philosophes dédaignaient cette discipline abstraite, cou¬
pée de « l’être », Clavius avait insisté pour qu’elle figure
dans le Programme des études, non seulement pour ses
applications, mais d’abord parce qu’elles donnent « aux
philosophes des exemples de démonstrations solides »26.
Et dans ses Prolégomènes, Clavius critiquait la multi¬
plicité des « sectes péripatétiques » : les vaines disputes
des commentateurs, grecs, latins, arabes, laissent le
jugement en suspens, dans l’incertitude, alors que les
solides démonstrations des mathématiques excluent le
doute. Leurs théorèmes, d'Euclide jusqu’à nous, « con¬
servent la pureté de la vérité, la certitude des réalités, la
force et la fermeté des démonstrations ». Les mathéma¬
ticiens « n’admettent non seulement aucune erreur, mais
rien même qui soit probable, et qu’ils ne corroborent par
des démonstrations absolument certaines » 27. Voilà bien
le texte auquel la première partie du Discours de la
méthode fait directement écho !
Et selon le témoignage d’un condisciple, le jeune
René pratiquait une méthode personnelle d’argumenta¬
tion, où l’on recoimaît déjà le modèle mathématique. A
la façon des géomètres, il partait de définitions, axiomes
et postulats, et progressait selon un raisonnement
continu : « Il faisait d’abord plusieurs demandes tou¬
chant les définitions des noms. Après il voulait savoir
ce qu’on entendait par certains principes reçus dans
l’école. Ensuite il demandait si l’on ne convenait pas de
certaines vérités connues dont il faisait demeurer
d’accord : d’où il formait ensuite un seul argument, dont
22 DESCARTES I

il était fort difficile de se débarrasser » Il introduisait


ainsi en philosophie la démonstration scientifique,
visant la certitude, au lieu de la discussion dialectique,
qui se contente d'estimer la probabilité des opinions. A
cette fonction de modèle que jouent dès lors les mathé¬
matiques, il convient d’ajouter ime pratique de niveau
supérieur, car Descartes, lors de sa rencontre avec |
Beeckman à la fin de 1618, manifeste aussitôt sa mai- i
trise. S’il lisait peu par la suite, il reconnaît dans les j
Regulae, que lorsqu’il commençait à s’adonner à l’étude
des mathématiques, il a d’abord lu presque tous les
auteurs traditionnels en la matière. Le libre travail, à I
partir de lectures dans une matière aimée, était favorisé
par les Jésuites 2*, et les conseils de son professeur de '
mathématiques ont dû orienter Descartes dans cette
étude fondamentale. I
Jean François fut peut-être aussi son guide dans
les sciences « curieuses » dont les ouvrages devaient
être réservés aux esprits assez mûrs pour récuser « les
artifices ou la vanterie d’aucun de ceux qui font profes¬
sion de savoir plus qu’ils ne savent » b. Comme les Com¬
mentaires édités par le collège de Coimbre, le Père Fran¬
çois distinguait entre la fausse astrologie divinatoire, et '
la « magie » dite « naturelle », parce qu’elle explique,
sans recours aux forces occultes démoniaques, les mer-
veilleux effets de la nature^ : avant 1618, Descartes a i
ainsi au moins parcouru la Magia naturalis de Jean- i
Baptiste délia Porta, car le début de VAbrégé de musique
illustre les phénomènes de sympathie et d’antipathie ^ [
par un curieux exemple sans doute emprunté à cet
auteur 3®. Il peut paraître étrange que le même profes-

z. Baillet, Vie, II, p. 484.


a. D. M., 1, VI, 5 : « ne m’étant pas contenté des sciences qu’on
nous enseignât, j avais parcouru tous les livres traitant de celles qu’on
estime les plus curieuses et les plus rares, qui avaient pu tomber
entre rnes mains ». Sur ses lectures mathématiques, R. 4, X, 374
b. Ib., 9, citant « les promesses d’un alchimiste..., les prédictions
d un astrologue..., les impostures d’un magicien ».
qu’une peau de brebis, tendue sur un
dT^louT^,' SI on la frappe quand résonne une peau
cie loup sur un autre tambour ». ^
ÉTUDES 23

seur qui a découvert au jeune homme l’évidente clarté


des mathématiques, ait admis qu’à la différence des
agissements du « sorcier », la baguette du « sourcier » a
d’extraordinaires vertus, que la sympathie explique natu¬
rellement, sous le contrôle de l’expérience Car il y a un
décalage considérable entre l’intention déjà nette d’une
attitude scientifique et le mélange de faits indiscutés
parce que tous en parlent. Descartes lui-même, à une
époque où il aura exclu l’efficace d’une quelconque vertu
rnystérieuse, évoquera les données de la pratique judi¬
ciaire, selon lesquelles les plaies de la victime saignent
quand le meurtrier s’en approche d. Dans le « chaos » de
Porta, il faisait certes un tri, mais les expériences qu’il
a poursuivies longtemps montrent combien il s’est pas¬
sionné pour les illusions d’optique, permettant de maî¬
triser les raisons naturelles des phénomènes, et de dis¬
siper les prestiges des imposteurs 32. Ainsi trouvait-il à
la fois distraction et matière à réflexion dans cet auteur
que Kepler louait pour « sa science et son amour des
rnystères de la nature » 33. En un rapprochement auda¬
cieux, Descartes conclut sa revue de tout ce qu’il a appris
au collège, par cette condamnation des « mauvaises doc¬
trines » promettant plus qu’elles ne savent, après avoir
déploré que les « autres sciences » ne puissent être
solidement bâties « sur des fondements si peu fermes » :
ces « principes » d’une philosophie qui conduit à douter
de tout. Et il enchaîne : « C’est pourquoi, sitôt que l’âge
me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs 34^
je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résol¬
vant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se
pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand
livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à
voyager, à voir des cours et des armées... ».

d. Pr., 4, a. 187 : « Qu’à l'exemple des choses qui ont été expliquées »
(c'est-à-dire le magnétisme, par de simples arrangements mécaniques),
« on peut rendre raison de tous les plus admirables effets qui sont sur
la terre ». Les exemples de « faire saigner les plaies du mort » et
« d’émouvoir l’imagination », en avertissant, pendant le sommeil ou
la veille, d’évènements éloignés, sont une addition de la traduction,
qui, à partir de 3, a. 41, était reprise de la propre main de Descartes
(IX-2, p. x-xm).
24 DESCARTES
I

Selon cette présentation, le choix d’une carrière


militaire est intégré dans le projet plus général de
« recueillir diverses expériences »«. Ce fut pourtant
une décision personnelle du jeune Descartes, bien qu’on
ait cru parfois que « cadet de famille, il appartenait pres¬
que de droit à l’armée » Abusé par la confusion avec
une autre branche, que favorisait l’homonymie de deux
contemporains prénommés Pierre, Baillet faisait sortir I

notre philosophe « d’une maison qui avait été considérée


jusqu’alors comme l’une des plus nobles, des plus
anciennes et des mieux appuyées de la Touraine » :
l’aïeul Pierre aurait alors été ce « gentilhomme » qui
reprit du service lors du siège de Poitiers 36. Mais les
recherches des érudits locaux ont retrouvé les docu¬
ments qui établissent que Joachim Descartes, père de
René, était hls d’un médecin de Châtellerault, ayant
épousé la hile d’un autre médecin Jean Ferrand : celui-
ci, dans un ouvrage sur les néphrites, évoque l’autopsie
qu’il fit de son gendre, mort de la pierre en 1566 37. Si la
vocation de Descartes se rattache à quelque tradition
familiale, c’est bien de ce côté qu’il faut regarder. C’est
pourquoi certains supposent qu’en même temps que son
droit, il fit à Poitiers quelques études médicales 3». Lors¬
qu il déclare « que la jurisprudence, la médecine et les
autres sciences apportent des honneurs et des richesses
à ceux qui les cultivent »f, il fait peut-être écho aux
instances de sa famille pour l’orienter vers un emploi.
Mais on n’aperçoit pas le moindre signe d’intérêt pour
cette discipline, lors des premières conversations entre
Descartes et Beeckman, qui venait juste d’être reçu
docteur en médecine 39 : fi semble donc peu probable
qu il en ait dès lors tâté. L’année d’études juridiques
répondait davantage aux vues que Joachim Descartes i.

avait pour ses fils «. Conçut-il déjà ce « mécontente- I


rnent », transmis plus tard par le benjamin’*!, contre la I'
I)
résistance de son cadet à suivre cette voie, la plus sûre !■

e. D. M., 1, VI, 8-9.


f. n. ^•<1. VI, 6. Plus loin, Descartes se loue de n’avoir point éti
« grâce a Dieu, de condition qui l'obligeât à faire un métier de h
science pour le soulagement de sa fortune » {ib., 9),
PREMIERS TRAVAUX 25

pour accéder à la noblesse « ? Mais René rêvait d’aven¬


tures plus héroïques : à la lecture des romans de cheva¬
lerie s, il faut adjoindre « cette chaleur de foie qui lui
faisait autrefois aimer les armes » h... Après une année
probablement passée dans sa familleDescartes fut
équipé comme volontaire, et partit pour Breda, où
Maurice de Nassau dirigeait la meilleure école de guerre
d’Europe

2. Beeckman : premiers travaux physico-mathématiques

La trêve qui régnait alors entre les Pays-Bas et


l’Espagne * limitait cet apprentissage pratique à une vie
de garnison, bruyemte, et relativement désœuvrée É Le
nouvel arrivant n’avait aucune chance de fréquenter les
savants dont s'entourait Maurice de Nassau, d'ailleurs
absent cette année là '‘5. C’est bien « par hasard » ^ que le
10 novembre 1618, il entra en conversation avec Isaac
Beeckman, venu passer quelques semaines à Breda :
un problème placardé en flamand, et pour lequel Des¬
cartes avait besoin de quelqu'im qui sût le latin, créa
peut-être le premier lien Beeckman, le lendemain, note

g. Ib., 5 (« fables » et « actions mémorables des histoires », à


lire « avec discrétion ») et 7 : réserves de l'homme mûr contre « les
extravagances des paladins de nos romans ». Il les évoque, à Chanut,
1-2-1647, IV, 615 (« les Hercules, les Rolands, et généralement ceux qui
ont le plus de courage ») et à Ciermans, 23-3-1638, II, 70 ; les cheva¬
liers errants, visière baissée, montrent par leur allure et dès le
premier choc une vaillance au dessus du commun.
h. A Mersenne, 9-1-1639, II, 480 : mais alors il ne fait « plus
profession que de poltronnerie » Cf. quelques métaphores militaires,
à Plempius, 23-3-1638, II, 64-65, à Wicquefort 5-10-1640, III, rééd., 735.
i. Persécuté par les pasteurs hollandais, il dira qu’en sa jeunesse,
il s’était joint aux nombreux Français qui ont versé leur sang pour
aider à chasser l'Inquisition espagnole (à Servien, 12-5-1647, V, 25) :
cela répond plus à ses aspirations d'alors qu'à la réalité.
j. Mus., fin, X, 141 ; à Beeckman, 24-1-1619, X, 151-152 (désœuvré,
comme d’habitude, bien qu’il commence à apprendre le dessin,
l’architecture militaire et surtout le flamand).
k. A Beeckman, 17-10-1630, I, 167, T. : et non par choix, dit cette
lettre de rupture...
26 DESCARTES

dans son Journal un paradoxe mathématique, mal


démontré par ce « Français Poitevin », qui allait tenir
une place croissante dans la relation de ses travaux.
Même si Baillet a grossi l’admiration de Beeckman
devant la maîtrise du « jeune cadet de l’armée » celui-
ci, par son audace intellectuelle et sa virtuosité mathé¬
matique, fit grande impression sur le Hollandais, qui
recueillit ses exercices, et lui soumit les problèmes qui
le préoccupaient. Par ces questions, Beeckman eut sur
escartes une influence capitale : « C’est bien vous seul,
lui ecrira-t-il, qui avez secoué mon indolence, rappelé un
savoir presque échappé de ma mémoire, et ramené à de
rneilleures occupations mon intelligence errant loin des
choses sérieuses » K La chaleureuse amitié qui unit alors
les deux hommes ™ devait subir une profonde atteinte
lorsque le philosophe, mûri et sûr de ses principes'
s insurgea contre le ton protecteur de l’aîné qui se vantait
de lui avoir tout appris-ts. Beeckman, bon homme s’il en
rut ü, pardonna à Descartes la violence de l’algarade et
j^ste avant la sortie du Discours de ’ la
méthode ; dans la progression ordonnée de l’auteur
vers la venté, le hasard d’une telle rencontre était passé
sous silence...
Et pourtant, sans Beeckman, quand Descartes eût-il
trouve sa voie ? Surtout, même si sa passion profonde
1 avait rapidement rendu aux mathématiques, eût-il songé
a en faire 1 instrument d’une physique? « Ce Poitevin
Jésuites, et autres hommes de
science. Il dit cependant qu’il n’a jamais rencontré per-
je l’ose, de ce mode
physique avec la mathé-
Sflp ? f ^ de ee mode
est rIp\ " physico-mathématique »
est de Beeckman, et sera retenue par son frère, éditeur,

sinpsïiss-
PREMIERS TRAVAUX 27
après sa mort, d’importants extraits de ses travaux 52.
Lorsque Descartes aura participé, à Paris, aux recherches
du groupe de Mersenne, foyer de rencontres et d'échan¬
ges internationaux avec les savants mécanistes, cette
aspiration lui paraîtra si générale qu’il raillera l’impor¬
tance que Beeckman attachait à ses « rêveries » ° : mais
il admet l’essentiel : « ce que vous disiez, aussitôt je l’ai
compris, cru, approuvé »p. C’est même par là qu’il jus¬
tifie son ingratitude : il n’y a pas de propriété scienti¬
fique, il est ridicule de distinguer minutieusement le tien
et le mien, comme pour des terres ou de l’argent ; une
chose sue est pleinement mienne, quel que soit le pro¬
fesseur q.
Certes, lorsqu’il écrit tout cela en 1630, Descartes
donne un sens nouveau, profondément personnel, à la
jonction des mathématiques et de la physique. En 1618,
a-t-il réellement découvert, grâce à Beeckman, le « vrai
usage » des mathématiques ^ ? Dans leurs travaux com¬
muns, Descartes manifeste encore une singulière indiffé¬
rence aux données physiques du problème, et une joie
de pur mathématicien à les traiter comme exercice. Mais
c’est bien par son ami qu’il entre en contact, sans peut-
être en apercevoir toutes les dimensions, avec le mou¬
vement mécaniste contemporain : tandis que le qualita-
tivisme de la physique aristotélicienne est progressive¬
ment abandonné, le retour au mathématisme, dépouillé
des aspects mystiques, vitalistes, voire panthéistes du
platonisme de la Renaisseince, opère un fécond « retour
à Archimède »53. Beeckman est l’un de ces chercheurs.

O. 17-10-1630, I, 159 (votre fameuse Mathématico-Physique, dont


vous rêvez) : Descartes dit n’avoir rien appris de plus que dans la
Batracomyomachie homérique. Et ib., 164 : il en veut à Beeckman
d’avoir dit devant des amis communs (Mersenne) que sa Mathématico-
Physique est supérieure aux « conjectures » cartésiennes.
p. Ib., 159 : Descartes ajoute que c’est parce qu’il avait dès lors le
même avis.
q. Ib., 159. Au début de la lettre (I, 157), il refusait d’être traité en
écolier (ex pueris tuis). Il raille aussi, non sans motif, la manie de
Beeckman de dater chacune de ses pensées, comme pour s’en assurer la
priorité (I, 160).
r. D. M., 1, VI, 7 : au collège, « je ne remarquais point encore leur
vrai usage ».
28 DESCARTES

en grande partie autodidacte^. Aux thèses de médecine


cju il venait de soutenir, il avait joint, selon l’usage, une
liste de questions physiques, où il affirmait le vide, le
caractère corporel des « espèces » visibles, et engageait
une discussion sur le mouvement et l’immobilité réci¬
proques du soleil et de la terre Depuis plusieurs
années 56^ son Journal esquissait par petites touches, à
l’occasion^ d’une lecture, d’une rencontre, d’une observa¬
tion ou d’une idée subite, la représentation d’un monde
dans lequel le vide n’exclut pas la « matière subtile » s?,
et où le mouvement tend à se poursuivre indéfiniment ^8.
Ce dernier principe est un des « fondements » que
Beeckman propose à Descartes, pour calculer la loi de
la chute des corps, en même temps qu’il admet une
attraction terrestre constante La question est d’impor- :
tance, car elle permet de saisir, jusque dans ses erreurs,
1 orientation du « génie » naissant de Descartes. S’il
reçoit de Beeckman une impulsion décisive, il lui apporte
en retour un instrument mathématique original. Il inau¬
gure, en y reportant cette solution, le registre commencé
« peu de jours » après le départ de 1’ « homme très
mgenieux » qui l’honorait de sa « familiarité »* Ces
notes scientifiques sont intitulées « Parnasse » 59 car les
travaux des dernières semaines de 1618, comme ceux '
qui doivent suivre, sont voués aux « Muses », qui ont il
noue entre les deux hommes « un étemel lien d’affec- I
tion » I
Le résumé de Descartes est plus succinct que les
pages quil avait remises à Beckman, et qu’on retrouve
transcrites dans le Journal'^, ainsi qu’un compte rendu
rédigé par Beeckman, de la question posée, avec le

s. Cog. pnv., X, 219, et Journal, fol. 105-106 dans X 58-61 fX 60 •


« selon mes fondements »). ’ '
C m’est arrivé il y a quelques iours d’ucer ic

''"Ü:T*ÆmarT4dS 2^ lTl9 TlS^ •“


ETpart^rpomMllle""' ” reeherches maAématiqueTj
l^n partant poui 1 Allemagne, il donne congé à « nos Muses », 23 4, X,

V. X, 75-78 (fol. 162).


PREMIERS TRAVAUX 29
résumé de la démonstration de « Mr Peron » w. Ces
divers textes ont retenu l'attention des historiens des
sciences 60, car Descartes, comme Galilée au début de
ses recherches 61, pose la proportionalité des vitesses en
fonction des espaces. Beeckman semble avoir spontané¬
ment rectifié l’erreur dans son compte rendu, parce qu'il
était en possession des données physiques du problème.
Il considérait bien le temps comme la variable indépen¬
dante, lorsqu’il demandait, la chute totale étant connue,
quel espace était parcouru durant sa première moitié.
Descartes prend acte des hypothèses proposées mais
remplace les notions, « trop nouvelles pour lui » de
Beeckman, « par celles... plus claires, plus facilement
imaginables, de force motrice d'une part, de trajectoire
de l’autre » 63. Prenant la vitesse comme proportionnelle
à cette force, il utilise, pour calculer son accroissement,
un triangle différentiel Et cette invention le passionne
tellement, qu’en toute indifférence aux conditions de
l’expérience, il opère, toujours en mathématicien, une
transposition des données initiales : à l’attraction cons¬
tante de la terre, il substitue une progression « des forces
d’attraction toujours nouvelles, égales à celles que Dieu
créa au premier instant » Or ce jeu de l’esprit dévoile
plusieurs traits caractéristiques de la pensée carté¬
sienne : l’appel à la toute-puissance divine, dont dépen¬
dent totalement les lois de la création, introduit une équi¬
valence entre acte créateur et instantanéité 63. Les pro¬
blèmes physiques sont ainsi libérés de la considération
d’une temporalité proprement dite, les coupes successives
à chaque instant facilitant leur représentation spatiale,
toujours actualisée dans le présent. Et Descartes s’atta¬
che surtout à la géométrisation du calcul : la seconde
hypothèse faisant apparaître une puissance supplémen-

w. X, 58-61. Beeckman appelle « le Poitevin » (X, 46, 52, 53)


rarement « René Descartes » (54) ou Des Cartes (46, 56) et lui donne
plusieurs fois le titre de sa terre « du Perron » (56, 60, 62, 63, 67). Les
lettres à Beeckman de 1619 sont signées « Du Perron ».
X. X, 78 : <t lesquelles jointes aux forces créées antérieurement,
entraînent la pierre de plus en plus fortement, et d'autant plus forte¬
ment que, dans le vide, ce qui est mû une fois se meut éternellement »
(trad. Koyré, Études galiléennes, p. 110).
30 DESCARTES

taire, la forme de la démonstration reste la même, tandis


que le calcul s’élève d’un degré. Au triangle qui repré¬
sentait l’accroissement des vitesses, se substitue donc
une p3T'amide^. Les passages qui suivent cette solution,
dans la conclusion du texte donné à Beeckman, comme
dans les développements, à peine moins allusifs, des
Cogitationes privatae, montrent qu’à la fin de 1618,
Descartes est en possession de « son Algèbre géomé¬
trique ». Il l’applique ensuite à la progression plus com¬
plexe des intérêts composés, avec une lucidité remar¬
quable 67, en terminant sa note par ces mots : « Je pour¬
rais prouver tout cela d’une façon absolument évidente,
mais ce serait trop long » y, trait qu’on rencontre chez
les jeunes mathématiciens de génie, impatients dès qu’ils
ont aperçu l’éblouissante clarté d’une évidence, qui
n’aurait plus qu’à s’expliciter.
Ces réflexions mathématiques ont été poursuivies
par Descartes après le départ de Beeckman, sans qu’on
puisse dater les fragments du cahier personnel, ni
déterminer si Leibniz en a fait faire ime sélection. On y
trouve des questions débattues avec Beeckman, soit lors
de son séjour à Breda, soit pendant le trimestre sui¬
vantes. Un paradoxe hydrostatique, proposé d’après
Stevin, a donné lieu à une note plus détaillée, recopiée,
comme celle sur la chute des graves, dans le Journal de
Beeckman. Descartes y évoque « ses fondements de la
Mécanique », qu’il n’a pas le temps de développer z. La
rigueur formelle de l’exposé est remarquable : comme
dans ses discussions avec ses professeurs, il conduit

y. X, 78. Cf. Cog. priv., X, 220-221 pour les nouvelles hypothèses


sur la chute des corps, et 222 pour les intérêts composés, après cette
remarque : « D’autres questions, innombrables, découlent de cette pro¬
gression également géométrique et mathématique ». La continuité de
ces notes, séparées par des blancs dans l’éd. Foucher de Careil sans
qu on puisse recourir aux originaux (le cahier et la copie de Leibniz
étant perdus), ressort de la confrontation avec le texte donné à
Beeckman, X, 75-78.
Z. X, 67-68 ; la fin explique cette hâte. Descartes était « triste et
furieux » d avoir la veille mal répondu à la question, et il s’empressait
de rectifier sa solution (X, 74). ^
MUSIQUE 31
1 argumentation syllogistique à partir de définitions pré¬
cises, en distinguant soigneusement ce qui est « connu
par soi-même » et ce qui découle des prémisses L’hy¬
drostatique intéressait particulièrement Beeckman, qui
pratiquait l’art des fontainiers ^9, et dont les réflexions
théoriques prolongeaient celles d’Archimède, et de
Stevin. Il avait proposé à Descartes un autre paradoxe,
qui semble contredire le principe d’Archimède : des
ai^illes très minces flottent sur l’eau™. Les deux amis
s’étonnent aussi que la glace qui surnage occupe plus
d’espace que l’eau, et s’amusent, à l’occasion d’une
réflexion sur les centres de gravité, d’une curieuse
machine, imaginée par « le Poitevin », pour faire tenir
un homme en l’air dans un vase tourbillonnant

3. L’Abrégé de musique

Le thème qui revient le plus souvent dans les pages


du Journal évoquant des conversations avec Descartes,
est celui auquel le jeune homme consacre son premier
traité : un Compendium musicae, qu’il offre en étrenne
à son ami qui regagnait Middelbourg. Depuis des années,
Beeckman se passionnait pour une question à la mode :
quelles sont les consonances les plus agréables et pour¬
quoi ? S’efforçant d’en déterminer mathématiquement
l’ordre, il venait d’insérer dans ses thèses de médecine
une proposition sur le diton, ou tierce majeure Discu¬
tant avec Descartes, il se réjouissait de recueillir son
accord ; et, trouvant dans l’Abrégé plusieurs de ses idées
personnelles sur les modes dépourvus de douceur, il
notait : « Ainsi mes pensées lui ont plu » Cependant
Descartes a toujours conservé un certain attachement

a. X, 70 (a la première partie est connue d’elle-même »... « On


prouve l’antécédent »), 72 (Réponse aux objections), etc. La définition
de la pesanteur, X, 68, fait encore apparaître « le premier instant du
mouvement ».
b. X, 51 {Journal, fol. 99-100). Pour les questions sur la glace et la
flottaison des aiguilles, Cog. priv., X, 225-226.
32 DESCARTES

pour cette première œuvre, son « ourson mal léché » = ;


la brouille de 1630 éclatera lorsqu'il soupçonnera Beeck-
man de s’approprier VAbrégé auprès du grand musico¬
logue qu’était Mersenne d...
A Beeckman revient d’avoir conjecturé que le nom¬
bre de vibrations est d’autant plus grand que le son est
plus aigu, ce que Descartes consigne dans son registre
Lui-même laisse de côté dans VAbrégé tout ce qui regarde
« les physiciens » Selon l’enseignement reçu à La
Flèche, la musique est d’abord une partie des mathéma¬
tiques. Et dans les lettres à l’ami reparti, il revient sur
ses démonstrations mathématiques, sur la justesse
mathématique que doit observer la voix s, tandis qu’il
décrit dans son Registre « un instrument de musique
fait avec une précision mathématique »h. Car, au nom
de cette exigence de rigueur, il s’opposera toujours aux
partisans d’une nouvelle gamme tempérée, se contentant
du « jugement de l’oreille » : suivant la tradition pytha¬
goricienne, il resta fidèle à la distinction exacte des demi-
tons majeur et mineur. En cela, il n’est pas seulement
théoricien, et il est contestable qu’il manque d’expé-
Journal de Beeckman le laisse deviner, tan¬
tôt touchant du luth, tantôt observant qu’une flûte, si on
y souffle plus fort, donne le ton à l’octave supérieure,
pour faire constater le phénomène de résonance ^5. Quant
à « la différence entre les demi-tons », il critique i
« l’oreille extrêmement dure » de ceux qui ne Laper- |
çoivent pas ' : il 1 avait fait reconnaître au musicien i
Jacques Mauduit qui après l’avoir remarquée, « disait !

c. Mus., fin, X, 140-141 (T. : idem pour tout l'ouvrage).


d. A Mersenne, 8-10-1629, I, 24, sur « l'ingratitude » de Beeckman
Comme son « maître il y a dix ans » ; et à Beeckman!
17-1U-1630, I accusant de s'être approprié le Compendium.
e. X, 224. (Cf. Journal, àès 1614, t. I, p. 54-53, et p. 177, n. 7).
f. Mus., X, 89 : la qualité du son (Poisson traduit : « la nature et
la qualité ») regarde les physiciens ; X, 95, sur la propagation du son
des cloches, ou du tonnerre : « j’en abandonne la raison aux physi¬
ciens ».
g. A Beeckman, 24-1-1619, X, 133.
h. Cog. priv., X, 227 (texte en français).
i. A Mersenne, 13-5-1634, I, 295.
MUSIQUE 33
ne pouvoir plus souffrir les accords où elle n’était pas
observée » j.
,, L’exactitude mathématique est ainsi inséparable de
lesthedque, car « lorsque nous jugeons par raison »
de la bonté d’une consonance, « cette raison doit tou¬
jours supposer la capacité de l’oreille » k. Le Compen-
diwm, part en effet du principe de tout le classicisme : la
fin de 1 art est la délectation; et une série de remarques
préalables (praenotandü.) en établit les conditions^* :
tous les sens sont capables de quelque plaisir ; ce plaisir
requiert une certaine « proportion » entre l’objet et le
sens (une décharge de mousquets, ou le tonnerre, bles¬
sent les oreilles, comme l’éclat du soleil en face lèse les
yeux) , 1 objet, pour plaire, doit être perçu avec une
certaine distinction, sans avoir à démêler une excessive
confusion ; la facilité de perception découle d’ime moin¬
dre différence entre les parties, selon qu’elles ont une
plus grande proportion ; la proportion arithmétique est
plus aisée à percevoir que la proportion géométrique,
qui enveloppe des incommensurables ; mais l’agrément le
plus vif, s il exclut 1 extreme difficulté, ne va pas non
plus avec la plus grande facilité : il faut, sans l’accabler,
combler 1 élan naturel par lequel les sens se portent vers
les objets ; et, enfin, ménager la variété, la plus agréable
en toutes choses Or, en ces présupposés initiaux, pré¬
domine encore la perspective objectiviste, qui définit
le Beau par ses propriétés internes : équilibre, juste
mesure, ordre, proportion, harmonie Il est notable que
Descartes y fasse place à la spontanéité du sujet, et que
ce principe soit repris dans la correspondance avec Mer-
senne de 1630, pour maintenir la continuité avec
l'Abrégé (dont les analyses mathématiques restent par
ailleurs toujours valables).
Car, sur le plan esthétique, l’élaboration de la phi¬
losophie personnelle de Descartes, marque plutôt ime
rupture avec son point de départ encore platonisant :

j. A Mersenne, avril 1634, I, 286.


k. A Mersenne, 18-12-1629, I, 88 ; et 18-3-1630, I, 133, citant Mus., X,

l. X, 91-92, distinguant huit « praenotanda ».

2
34 DESCARTES

une corrélation extrinsèque entre le mécanisme corporel


et le sentiment lui permettra de dégager le principe de
l’association ; et dès lors, il répondra aux questions
réitérées de Mersenne qu'il n’y a pas de raison mathé¬
matique du Beau, et que le goût dépend de l’histoire
des individus En 1618, au contraire, les sentiments
les plus subjectifs ont une raison inscrite dans les rap¬
ports objectifs entre les êtres : tel est le sens du curieux
exemple d’antipathie, déjà signalé à propos des lectures
probablement faites au collège. Eadem ratione, c’est par
la même raison, qui fait taire la vibration du tambourin
en peau de brebis, quand résonne la peau de loup, que la
voix d’un ennemi est désagréable, comme celle d’un ami
est « sympathique » ; ainsi en musique, la voix humaine
rend le son le plus agréable, parce qu’elle est plus
conforme à notre nature ™. En cet univers de correspon¬
dance, où tout est « harmonie » les sons et les passions
se répondent. L’idéal de Descartes est bien alors celui de
l’école italienne, exprimé par Caccini, dont les Nuove
musiche insistent, comme le début du Compendium, sur
la fin de la musique : « plaire et émouvoir les passions
de l’âme » Le chant, par le timbre de la voix et la ligne
mélodique, suscite et nourrit particuhèrement ces émo¬
tions, avec une complaisance pour les airs à la fois
tristes et touchants que Descartes relève °, comme
jadis Platon. Il évoque également les débats, issus des i
Académies platonisantes du xvr siècle, et qui se pro- I
longèrent fort avant dans le xvii', sur la correspondance i
entre les divers rythmes et modes, et l’expression de tel i
ou tel sentiment. Il se contente d’analogies élémentaires I
entre la lenteur ou la vivacité du rythme, et la langueur, |
la tristesse ou la joier. L’ébranlement des « esprits ani- i
rnaux » excite tout le corps et le dispose à se mouvoir : '
ainsi dresse-t-on, par l’habitude, les bêtes à danser en )
mesure : mais Descartes s’appuyant sur leur « élan natu- >

m. Mus., X, 90, supra, p. 22, note c.


n, Cog. priv., X, 218.
O. Mus., X, 89, y ajoutant le plaisir des élégies et des tragédies.
Cf. Platon, Philèbe, 48 a ; et Pas., a. 94, 147, 187.
p. Mus., X, 95.
MUSIQUE 35
rel » ‘i ne réduit pas encore ce conditionnement à un
pur mécanisme. Sur « les différents effets des accords »,
il ne met pas en question « le pouvoir qu’ils ont pour
exciter diverses passions dans l’âme », mais invoque les
limites d’un « abrégé » De même il dit simplement que
les « différents airs... nous touchent diversement selon la
diversité de leurs modes »
En renvoyant ainsi, sans les approfondir, aux dis¬
cussions classiques sur les rapports entre musique et
passions. Descartes semble donc supposer certaines cor¬
respondances naturelles, alors qu’il dira plus tard qu’elles
ne sont « ni mathématiques, ni physiques, mais seule¬
ment morales » t, c’est-à-dire liées à la coutume, comme
aux goûts individuels. Dès l'Abrégé de musique cepen¬
dant, son originalité par rapport aux théoriciens contem¬
porains se manifeste dans son accueil de quelque disso¬
nance pour mieux faire apprécier la perfection des conso¬
nances Trop de douceurs affadissent le goût La mer¬
veilleuse puissance de la musique antique sera imputée
à sa liberté, moins assujettie aux règles que la nôtre, et
au fait que « les oreilles des auditeurs, n’étant pas accou¬
tumées à une musique si réglée comme les nôtres, étaient
beaucoup plus aisées à surprendre y>^.
C’est sans doute sur le plan méthodologique
qu’apparaît la nouveauté de Descartes. La technicité des
notions et l’archaïsme du vocabulaire réservent Tétude
du Compendium aux musicologues, nombreux à en

q. Ib., (Sur le conditionnement mécanique, à Mersenne, 18-3-1630,


I, 134).
r. Mus., X, 111.
s. Ib., 140 : il faudrait pouvoir traiter en particulier de chacune
des passions que la musique peut exciter en l’âme. Mais il avoue que la
fin de cet Abrégé est bousculée.
t. Examen d'un air de Bannius, T., III, rééd., 834), et à Huygens,
30-11-1646, Roth, p. 247 : « il est aisé » de trouver d’autres raisons « qui
leur soient contraires ».
u. Mus., X, 106 (fin de l’alinéa sur la quinte « le plus doux de
tous les accords »). Cf. à Mersenne, 4-3-1630, I, 126 et oct. 1631, I, 223 ;
Homme, XI, 151 : au miel, au sucre candi, ou à l’eau douce. Descartes
préfère pain, olives, sel et vinaigre.
V. A Mersenne, 18-12-1629, I, 102 : ils « faisaient plus par la seule
force de l’imagination, que ne peuvent faire ceux qui ont corrompu cette
force par la connaissance de la théorie ».
36 DESCARTES

reconnaître l’intérêt Descartes avait signalé que ses


sources étaient Zarlino et Salinas 84. Mais s’il leur reste
fidèle dans les grandes lignes de la doctrine des inter¬
valles, il transforme profondément la conception zar-
linienne de l’accord comme combinaison de sons pris
deux à deux. Rameau a parfaitement dégagé ce « prin¬
cipe de l’harmonie » 8^, en se réclamant de la thèse carté¬
sienne : « le son est au son comme la corde à la corde ;
or chaque corde contient en soi toutes les autres cordes
qui sont moindres qu’elle, et non pas celles qui sont plus
grandes ; par conséquent aussi, dans chaque son, tous
les aigus sont contenus dans le grave, mais non pas
réciproquement » Par la division successive d’une
même corde, ou d’un son fondamental, s’engendre donc
la totalité des intervalles et des accords, comme le
montre la « première figure » du Compendium La
déduction s’opère à partir de l’unité initiale : les combi¬
naisons des différents intervalles, ainsi engendrés, s’or¬
ganisent à partir de la basse, thèse grosse de consé¬
quences chez Rameau. Ce dernier découvre en outre chez
Descartes le point de départ de la notion de renverse¬
ment, désormais appelée par la continuité introduite
dans la genèse des consonances, et il cite « l’expression
de Descartes »“, qui voit dans la quarte « l’ombre de
la quinte »y. On peut noter aussi que Descartes, quand
il condamne les écarts trop brusques, et recommande,
pour le chant des parties supérieures, de passer par les
degrés intermédiaires préfigure la progression sans
bond qui sera prescrite par la méthode. Jusqu’aux
reprises rythmiques des maîtres à danser sont évoquées
en termes analogues à ceux qui caractériseront le mou¬
vement de 1 esprit, qui enchaîne chaque élément au sui¬
vant dans une déduction ininterrompue

w. Mus., X, 97, trad. Poisson.


X. X, 98.
y. Mus., X, 108.
Z. X, 115-116 et 135-136 ; seule la basse procède souvent « per
saltus y. Cf. à Mersenne, 1629, I, 27 et 86 : « parce qu’un homme va
naturellement à plus grands pas qu’un enfant de trois ans ».
a. X, 94 : « car alors ayant entendu les deux premiers membres
nous les concevons comme un seul ; ayant entendu le troisième, nous
le joignons avec les deux premiers, en sorte que la proportion est
PRAEAMBULA
37
Indépendamment de ses suggestions fécondes pour
les spécialistes, le premier écrit de Descartes traduit
donc déjà une certaine pratique de sa méthode «7 ; dans
les premières pages du Cahier qu’il va commencer au
lendemain de l’achèvement du Compendium, il note :
« peu à peu, je me suis aperçu que J’usais de certaines
réglés »

4. Prélude à la vocation mathématique

L’Abrégé de musique avait été achevé à la hâte


« parmi l’ignorance des soldats, par un homme désœuvré
et dilettante, soumis à un genre de vie entièrement diffé¬
rent de ses pensées » c. Ce sentiment d’un désaccord
entre son engagement actuel, et le rôle qu’il pourrait
jouer dans la science, en suivant les encouragements de
Beeckman, se retrouve sous le « masque » évoqué dans
la pensée, fameuse par les commentaires qu’elle a sus¬
cités s», qui ouvre les Praeambula^^. Le Registre a peut-
être été offert par Beeckman, en ce L' janvier 1619, pour
y reporter les travaux que Descartes, on l’a vu, va
consacrer au « Parnasse » qui les inspire tous deux.
Mais de 1 autre côté, il note librement des réflexions per¬
sonnelles. Et, après avoir mis ce préambule sous le signe
de Dieu, dont la crainte est « le commencement de la
sapsse »9o, il écrit : « comme les acteurs, appelés en
scène, pour cacher la rougeur de leur front, revêtent un
masque (personam), ainsi moi, prêt à monter sur le
théâtre du monde, où je me suis tenu jusqu’ici en specta¬
teur, je m’avance masqué (larvatus prodeo) »<i. Est-ce là
prudence ou duplicité ? L’image du théâtre du monde.

triple , lorsque nous entendons le quatrième, nous le joignons au troi¬


sième, et de ces deux derniers nous n’en faisons qu’un ... et c’est
ainsi que notre imagination se conduit jusqu’à la fin » (trad. Poisson)
Cf. R. 3 et 6, X, 369 et 384-385.
1. Cog. priv., X, 214, T. : idem pour la suite des Cog. priv.
c. X, 141, trad. H. Gouhier, Prem. P., pp. 29-30.
d. Cog. priv., début, X, 213. Sur le Parnasse, supra, p. 28.
38 DESCARTES

chère à l’époque baroque, vient du stoïcisme : la persona


masque, mais d’abord révèle au public la fonction « per¬
sonnelle » de l’acteur. Larva serait plutôt le masque noir
du carnaval, ou du théâtre à l’italienne, celui qui permet
de se livrer sans rougir à toutes les fantaisies. Vers quel
rôle Descartes se sent-il donc appelé, qui puisse le faire
rougir si ses compagnons d’armes le soupçonnaient ? Un
manuel sur L'honnête homme déclarera que beaucoup
« ne peuvent se figurer qu'un gentilhomme puisse être
savant et soldat tout ensemble » Or Descartes, cons¬
cient de ses dons pour la découverte <=, se voue à la
science comme à une femme. Mais c'est encore un enga¬
gement secret : « une femme publique s’avilit » f.
Descartes laissera bientôt apparaître, jusque dans ses
dénégations, le désir de tout renouveler, à lui seul. Car
la science est, elle aussi, masquée, et réserve sa beauté à
celui qui la dévoilera : « pour qui considère à fond la
chaîne des sciences, il ne semblera pas plus difficile de
les retenir en son esprit que la suite des nombres » s.

Le thème de l’unité des sciences, l'image de la i


chaîne, la possession mnémotechnique fondée sur la j
répétition des séries, n’ont alors rien d’originaU^. Seul j
importe le principe de la compréhension : à travers le i
modèle mathématique élémentaire et banal, s’esquisse le j
choix entre une suite arbitraire, cadre formel d’ordi- j
nation, et une loi engendrant intelligiblement un pro- !
cessus indéfini. Certes « pour tous nos esprits sont près- i

e. Ib., 214 : deux pensées rappellent que tout jeune, devant des !
découvertes ingénieuses, il cherchait d’abord s'il ne pourrait trouver pju" (
lui-même sans lire l’auteur (cf. R. 10, X, 403), et s’est ainsi aperçu qu’il t
usait de règles déterminées ; et que la plupart des livres, lorsqu’on t
en a vu quelques lignes et les figures, tombent sous notre connaissance [
le reste n’étant que remplissage.
f. Ib. : <t si elle reste pudique auprès de son époux, on la :l
respecte ». Le masque préserve cette pudeur. L’ardeur secrète, naïve, i
de ces images juvéniles, est-elle un écho du rituel du doctorat, que l
Descartes a pu voir : la remise de « l’anneau » témoignant que les p
nouveaux docteurs « reçoivent comme légitime épouse la Philosophie »
(ici, la Science) et « doivent la traiter et l’honorer comme telle » (A T. i
Supplément, XIII, 105).
g. X, 215 ; « Larvatae nunc scientiae sunt ... »
PRAEAMBULA
39
entes des limites déterminées qu'ils ne peuvent trans¬
cender. Si certams ne peuvent se servir des principes
pour la decouverte par défaut d'esprit » (entendons que
d autres ont cet ingenium, ce génie inné), « du moins
pourront-ils reconnaître le véritable prix des sciences,
ce qui suffit pour porter des jugements vrais sur la
valeur des choses » ^ ; cela suppose que quelqu'un saura
le leur montrer. Et déjà le jeune cavalier se prépare à
engager le combat ; entre ces pensées en effet figure un
long titre, pompeux à la mode du temps *, qui pastiche
probablement le style de ces Rose-Croix auxquels l'ou¬
vrage serait dédié ^ ; le chevalier aussi s'avance masqué
derrière sa visière baissée ou son pseudonyme, et pro¬
voque l'adversaire en menaçant de l'anéantir si ses pro¬
clamations sont téméraires. Il y a en ce défi une part
de jeu, et d'ironie à l'égard de ceux qui s'enserrent eux-
memes dans d inextricables noeuds. Descartes, bien averti
par ses maîtres de ne pas se laisser abuser par les pro¬
messes des charlatans, a-t-il été attiré par la mystérieuse
fraternité, symbolisant l'aspiration de l'époque à détenir
la clef d une sagesse totale ? Parmi les ouvrages qui se
multipliaient en Allemagne depuis 1614 certains étaient-
ils parvenus aux Pays-Bas ? Beeckman, hostile à l’occul¬
tisme 96, ne mentionne jamais les Rose-Croix dans son
Journal, et répond avec dédain quand Descartes lui
demande les clefs de 1 Art de Lulle et des commentaires
d Agrippa, autre héraut d’une science universelle et
secrète J.

h. X, 215.
1. X, 214 : <r Trésor mathématique de Polybe le Cosmopolite, où
on livre les vrais moyens de résoudre toutes les difficultés de cette
science ; on démontre que l’intelligence humaine ne peut aller plus
loin a leur propos (nihil ultra). A ceux qui promettent de dévoiler en
toutes les sciences de nouvelles merveilles (miracula), pour que leur
retard soit défié, ou que leur témérité s’évanouisse ; enfin pour alléger
les travaux torturants de ceux qui, jour et nuit enlacés dans les nœuds
gordiens de cette science, consument inutilement l’huile de leur intelli¬
gence. Aux savants du monde entier, et spécialement encore offert aux
F.(rères) R.(ose)-C.(roix), illustrissimes en G.(ermania ; Allemagne) ».
j. Beeckman à Descartes, 6-5-1619, X, 167-168.
40 DBSCARTES

Est-ce dès le printemps de 1619 que Descartes


« ayant ouï faire récit de certains savants allemands qui
s’étaient liés ensemble, afin de travailler sur la physique
et de faire les expériences qui étaient nécessaires pour
rendre cette science utUe à l'homme, ... prit résolution de
les aller chercher » ^ ? Son projet de départ pour l’Alle¬
magne semble antérieur à l’annonce des bruits de
guerre s’il n’explique pas ses motifs lorsqu’il écrit à
Beeckman, après l’avoir manqué en allant le voir à
Middelbourg. Aurait-il été plus explicite de vive voix ?
Beeckman sera-t-il, sous le nom de « Musée », le destina¬
taire de ces justifications ultérieures, d’une date incer¬
taine®® : précisant dans le Studium bonae mentis qu’il
n’avait jamais vu un seul Rose-Croix, il expliquait pour¬
quoi il n’avait pas cru « devoir demeurer dans l’indiffé¬
rence à leur sujet, parce que (disait-il à son ami Musée),
si c’étaient des imposteurs, il n’était pas juste de les lais¬
ser jouir d’une réputation mal acquise aux dépens de la
bonne foi des peuples ; et que s’ils apportaient quelque
chose de nouveau dans le monde, qui valût la peine d’être
su, il aurait été malhonnête à lui de vouloir mépriser i
toutes les sciences parmi lesquelles il s’en pourrait trou- j
ver une dont il aurait ignoré les fondements » k Que j
cette curiosité de Descartes ait été attirée vers les Rose- '
Croix avant son voyage en Allemagne, ou lors de son |
séjour là-bas, il est du moins manifeste qu’elle fut tem- '
pérée de défiance : les paraphrases par Baillet des frag- i
ments du traité perdu, comme le titre inscrit dans les j
premières pages du registre, traduisent la même alterna- i

k. A Beeckman, 26-3-1619, X, 158-159 ; ces troubles ne le font pas |


changer de projets. Nous reviendrons sur les hésitations de la lettre s
suivante, 23-4-1619, X, 162 : désir de voir des batailles ou d’éviter les !
troupes de pillards.
l. X, 193-194, d’après Baillet, Vie, I, pp. 87-88, mêlant citations et f
paraphrases. Il enchaîne (cf. n. 97) : « Il se mit donc en devoir de !i
rechercher quelqu’un de ces nouveaux savants, afin de pouvoir les con- (
naître par lui-même, et de conférer avec eux ». Mais (après des détails a
sur ces « invisibles » qui, en 1623, intriguèrent les Parisiens) ; « il ne lui È
fut pas possible de découvrir un seul homme qui se déclarât de cette t
confrérie, ou qui fût même soupçonné d’en être » ... « il ne savait I
rien des Rose-Croix » (p. 90 et 91, avec référence en marge au Studium i
bonae mentis, et X, 196).
MATHÉMATIQUES 41
tiye : mettre à l’épreuve les promesses d’ime science
véritable, ou bien dissiper l’imposture.

En tout cas, la science à laquelle s’adonne Descartes,


au retour de Middelbourg, « avec plus de zèle que
jamais » n’a rien à voir avec les mystères des nom¬
bres ou inventions cabalistiques des mathématiciens
favorisant le rosicrucisme Il indique l'ampleur de cette
phase de création intense, dont il sort épuisé, mais non
déçu Dès la fin de 1618, utilisant son « algèbre géomé¬
trique » pour résoudre des problèmes d’accroissement
de plus en plus complexes, il rencontrait des courbes qui
ne se laissent pas construire par la règle et le compas :
celle qui figure la double progression des intérêts com¬
posés, à la fois arithmétique et géométrique, est issue de
deux mouvements indépendants La lettre du 26 mars
1619, tout en séparant encore l’arithmétique et la géomé¬
trie, engage une réflexion d’ensemble préparant la clas¬
sification ordonnée des nombres et des courbes. Outre
les nombres rationnels, les Anciens avaient dû admettre
les irrationnelles (que Descartes appelle « nombres
sourds »), en les construisant par la règle et le compas, qui
délimitaient les seules courbes admises dans leur géo¬
métrie. Or Descartes opère un progrès analogue en cons¬
truisant, par de nouveaux compas, non moins justes et
géométriques que le compas classique, des courbes plus
complexes, issues d’un seul mouvement continu i™. Et
de même qu’il « imagine » des nombres dont il n’a pas la
connaissance, pour résoudre des équations plus com¬
plexes 101, il appelle alors « imaginaires » ces lignes qu’il
exclura plus tard de sa Géométrie, et dont il a dès lors
parfaitement compris la genèse à partir de deux mou¬
vements distincts et non subordonnés entre eux?.
Ainsi, dans les nouveaux instruments de Descartes,
combinant les mouvements d’un compas ordinaire et

m. A Beeckman, 26-3-1619, X, 154, T. : idem pour les lettres sui¬


vantes.
n. A Beeckman, 23-4-1619, X, 163, « nec decipior ».
O. X, 78 et 222-223.
p. 26-3-1619, X, 157.
42 DESCARTES

d’une règle, ce qui importe c’est que l'un commande


l’autre. Le premier est un compas dont une branche reste
fixe, tandis que l’autre décrit un cône de révolution : en
même temps cette branche coulisse de façon à marquer
sans cesse l’intersection avec un plan oblique sur lequel
s’inscrit la section conique <1. Un autre possède quatre
branches, telles que les trois angles qu’elles délimitent
restent égaux ; et par une généralisation caractéristique.
Descartes vise ici non seulement la trisection, mais la
division d’un angle en autant de parties égales qu’on
voudra ■" : il suffit de multiplier le nombre de branches.
Car il ne s’agit pas de faire fonctionner effectivement
l’appareil : ce que les Anciens méprisaient comme
« mécanique » (mais un compas n’est-il pas déjà une
machine ?) acquiert un principe unique d’intelligibilité,
qui lui donne accès dans la géométrie. Enfin, le plus
important des trois, est constitué par une suite, en droit
indéfinie, d’équerres dépendantes l’une de l’autre, glis¬
sant sur une des branches d’une autre espèce de compas
qui s’ouvre progressivement : ainsi peut-on résoudre des
équations cubiques dont la lettre à Beeckman dénom¬
bre les diverses espèces Elles permettent toujours de
trauver les moyennes proportionnelles entre deux quan¬
tités continues en décrivant des courbes dont chaque
point est ainsi parfaitement déterminé.
Au contraire, si les mouvements ne sont pas « com-
possibles » ‘, les courbes ne peuvent être exactement
calculées en n’importe quel point : échappant à la totale
intellection, elles gardent quelque chose d’imaginaire
dans la construction graphique qui relie les points sépa-

q. Cog. priv. (Parnassiis), X, 232-233. (Faisant intervenir une con-


dition supplémentaire. Descartes construit ensuite les sections cylindri¬
ques).
r. Ib., 240 et à Beeckman, 26-3-1619, X, 154-155
s. X, 155-156.
t. Ib., 157, avec l’exemple de la quadratrice ; Cog. priv., X, 229 :
« en toute question doit être donné un moyen (medium) entre deux
extrêmes, lequel les relie explicitement ou implicitement : comme le
cercle et la parabole, au moyen du cône. De même (les courbes)
décrites par deux mouvements compossibles. Mais le mouvement en
spirale (? texte corrompu) n’est pas compossible avec le circulaire ».
MATHÉMATIQUES 43
rés obtenus par la rencontre du double mouvement qui
les caractérise : « telle la ligne quadratrice, qui est
assez connue ». La lettre du 26 mars leur fait place pour
traiter les questions qui n’ont pas de solution algébrique
exacte ; et c’est bien ce que montrera la pratique de
Descartes mathématicien, malgré les limites posées par
le théoricien dans la Géométrie La classification des
courbes de ce traité prend ici sa source, et Descartes
s’exalte en apercevant la fécondité de cette mise en
ordre, qui ne laissera « presque plus rien à trouver » :
mais dominera-t-il cette « science profondément nou¬
velle » “ ? Il ose à peine cet aveu : « c’est une œuvre
infinie, et non pour im seul (nec tmius). Quelle ambition
incroyable ! Cependant, à travers l’obscur chaos de cette
science, j’ai entrevu je ne sais quelle lumière, dont le
secours pourra, je crois, dissiper les plus épaisses
ténèbres »\
Cette lettre marque donc le sommet des recherches
de l’hiver 1618-1619 : ce sera aussi le point de départ
des réflexions reprises au début de l’hiver suivant,
quand Descartes décidera enfin pleinement de sa voca¬
tion.

5. Le séjour en Allemagne et les songes de 1619

Auparavant, fatigué par ces journées d’intense


concentration mathématique. Descartes a pris de longues
vacances d’été. Les troubles d’Allemagne, commencés
l’année précédente, et aggravés depuis le printemps,
l’empêchaient de prévoir un itinéraire précis ; craignant
de rencontrer surtout des rassemblements de troupes et
non des batailles, il cherchera ou des routes sûres, sans

U. 26-3-1619, X, 157 : elle doit « permettre de résoudre générale¬


ment toutes les questions qu’on peut se proposer en n'importe quel
genre de quantité, continue ou discontinue, chacune suivant sa nature »
(Descartes ne les a donc pas encore unifiées). Mais l’essentiel est la
correspondance entre les trois ciasses de problèmes (nombres ration¬
nels, « sourds », et géométrie).
V. Ib.. 157-158.
44 DESCARTES

soldats au pillage, ou la certitude de la guerre Désirait-


il seulement « voir des cours et des armées » en action,
par curiosité, ou songeait-il aussi à s’engager pour
« recueillir diverses expériences », et, comme il dira
dans le Discours, « m’éprouver moi-même dans les ren¬
contres que la fortune me proposait » ’t. Ce souci apparaît
bien alors, dans des textes d’une complaisance assez
naïve : ayant subi une mer déchaînée au retour de l’île
de Walcheren, il se félicite de n’avoir pas été malade :
« car je me suis éprouvé moi-même, et j’en suis sorti
avec plus d’audace pour entreprendre un plus grand
voyage » y. Dans son Registre, il fait place à ces Expéri¬
menta, Essais de soi par soi, mais Leibniz n’a pas fait
recopier les développements jugés anecdotiques. Baillet
transcrit un long récit de voyage avec des mariniers,
ceux peut-être qui conduisirent Descartes des Pays-Bas
vers le Danemark. Il n’avait guère l’allure d’un « cava¬
lier », mais plutôt d’un « jeune homme qui n’avait pas
encore beaucoup d’expérience ». Comprenant que ces
marins s apprêtaient à le dépouiller, il « tira l’épée d’une
fierté imprévue... et les menaça de les percer sur l’heure.
Ce fut en cette rencontre qu’il s’aperçut de l’impression
que peut faire la hardiesse d’un homme sur une âme
basse »
Cet incident le conduisit-il à modifier son itinéraire ? j
Il était parti pour contourner l’Allemagne, par le Dane- I
mark, la Pologne, la Hongrie et la Bohême. Or selon son |
propre témoignage, il vit, à Francfort entre juillet et i
septembre, les fêtes « du couronnement de l’empereur » ;
(comme ses contemporains, il était friand de ces grands
spectacles). Et comme il retournait « vers l’armée, le
commencement de 1 hiver l’arrêta en un quartier », où il i
pouvait, sans aucune conversation ni divertissement [
demeurer « tout le jour enfermé seul dans un poêle » |
Le récit du Discours a donné la plus haute importance ï

'j

w. A Beeckman, 23-4-1619, X, 162


X. DM., 1, VI, 9.
y. A Beeckman, 26-3-1619, X, 158
Z. D.M., 2, VI, 11
LA SCIENCE ADMIRABLE 45
à cette retraite, où Descartes aurait ainsi poursuivi ses
retlexions, découvert que mieux vaut un seul homme
pour tout refaire à neuf qu’une longue tradition d’aména¬
gements partiels, puis élaboré l’essentiel de sa méthode,
et meme fait « provision » de quelques maximes morales^
avant de reprendre ses voyages à l’issue de l’hiver Mais
comme il avait passé sous silence l’impact de la rencon¬
tre avec Beeckman, il omet le moment privilégié où s'est
cristallisée la prise de conscience de sa vocation, autour
de la nuit du 10 au 11 novembre, animée par trois
songes mémorables. Ici témoigne le Cahier personnel,
connu grâce encore aux paraphrases de Baillet, Leibniz
ayant éprouvé quelque pudeur devant ces « pensées un
peu chimériques » des « Olympiques » ; car l’essentiel est
bien de discerner « ce que M. des Cartes entendait par
les fondements de la science admirable »
,. . . moins peut-on soupçonner que cette solitude
décisive n’avait rien de commun avec la vie de garnison,
bruyante et divertissante, de l’année précédente : plutôt
que de reprendre du service à la veille de la mauvaise
saison, comme le croient la plupart de ses historiens
Descartes n aurait-il pas remis cet engagement dans les
armées du duc de Bavière, tout en s’installant dans une
région alliée, catholique, et probablement calme : car
Baillet nous apprend, dans la seconde édition, abrégée,
de sa Vie de Descartes, que le poêle où il s’entretint si
intensément de ses pensées, était situé « dans le duché
de Neubourg, sur les bords du Danube » “s. C’est là qu’au
soir du 10 novembre, il se trouva « plein d’enthousiasme,
en train de trouver les fondements de la {ou : d’une)
science admirable » La nuit suivante le gratifia de trois
songes, si importants pour lui qu’il en commença l’inter¬
prétation avant même d’être bien éveillé, et les nota
ensuite sous le titre majestueux d’Olympica, tandis qu’un

a. Ib., jusqu à 3, VI, 28 : plutôt que de demeurer « plus longtemps


renfermé dans le poêle où j’avais eu toutes ces pensées, l’hiver n’était
pas encore bien achevé que je me remis à voyager » : cf. infra ch II
pp. 57-60. ! . ■ .
b. Cog. priv., X, 216, T. ; et compléments de Baillet, Vie, I, pp. 50-
51 : Olympica, dans X, 179.
46 DESCARTES

an après il évoque encore dans son Registre personnel


cette « Expérience » fondamentale Le « Parnasse »
était voué aux Muses, dans la perspective, très platoni¬
cienne, de recherches d’abord mathématiques. La montée
à l'Olympe exprime une plus haute ambition, qui prend
son appui en Dieu "o.
Tel est en effet le thème majeur qui se dégage de
ces pages, prolongées par tant de commentaires sur le
sens général de l'événement ou sur la nature de la
découverte admirable : « crise mystique » ou tentation
diabolique énoncé précis des quatre préceptes de la
méthode qq découverte de la géométrie analy¬
tique >1^, voire intuition du noyau de la métaphy¬
sique 11'*, semblent des hypothèses très contestables. Il
convient de considérer d'abord les éléments qui trans¬
paraissent, sous la précise sécheresse de la lumière
naturelle, dans la présentation discrète du Discours de
la méthode : le moment n'est plus daté ; il ressort cepen¬
dant qu’en Allemagne, Descartes a « pris un jour résolu¬
tion d’étudier... en lui-mème, et d’employer toutes les
forces de son esprit à choisir les chemins » qu’il devait
« suivre » ; qu’enfermé seul », rme de ses « premières »
pensées était la perfection des ouvrages « auxquels un
seul a travaillé » ; enfin qu’en formulant sa méthode à
partir de son expérience de mathématicien, il eut « occa¬
sion de s’imaginer que toutes les choses qui peuvent
tomber sous la connaissance des hommes s’entresuivent
en même façon » que les « longues chaînes de raison »
des géomètres, si bien qu’ « il n’y en peut avoir de si
éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si
cachées qu'on ne découvre » ®. Or tous ces traits figurent
dans les textes de 1619, mais dans le bouillonnement de la
recherche, des hésitations, de l’enthousiasme, la suite en
est assez bouleversée.

c. DM., 1, fin, VI, 10 ; la 2e p. enchaîne, sans coupure : « J’étais


alors en Allemagne »... (VI, 11).
d. Ib., 11-12 : Descartes insiste, « un seul architecte » pour les
bâtiments, « un » ingénieur pour les villes nouvelles, « un seul » législa¬
teur pour la meilleure constitution, et même « Dieu seul » pour les
« ordonnances » de la « vraie religion ».
e. Ib., 19.
LA SCIENCE ADMIRABLE 47
Et dans les trois songes, ces mêmes thèmes tissent
un coniplexe réseau, qu’il faut tenter de démêler. Car il
ne s’agit pas d’une de ces découvertes préparées par les
réflexions de la veille et qui apparaîtrait soudain pendant
le sommeil. Elle n’est pas non plus entièrement acquise
quand commence la nuit mémorable. Descartes est entré
de nouveau dans une sorte de transe créatrice, qui s’ac¬
compagne d’exaltation et d’anxiété “s. n a repris le fil de
ses pensées, où il les avait laissées fin mars, avant les
voyages de l’été : les mathématiques détiennent-elles les
limites du savoir humain ? « Ambition presque incroyable,
et non pour un homme seul ». Osera-t-il ? Il ira plus loin.
L’épitaphe de Chanut grave ici l’essentiel :

Et in otiis hibemis Naturae mysteria componens cum


legibus
Matheseos
Utriusque arcana eâdem clavi reserari passe
Ausus est sperare *

La « Mathématique » est au centre : c’est à partir


d’elle que « les mystères de la Nature » s’ouvriront
« avec la même clef », s'ils ont le même enchaînement.
Cet espoir admirable répond à !’« imagination » dont
parle le Discours : que toutes choses « s'entresuivent »
à la façon des mathématiques, et il ne restera rien de si
caché « qu’on ne découvre » s. Ainsi la clef du savoir est
l’ordre qui constitue le cœur de la méthode : unité de la
science méthode, mathématique universelle ne sont
pas ici des inventions particulières entre lesquelles il
faudrait choisir. C’est l’aperception de leur corrélation
qui est vraiment fondamentale ; devant « le fondement
de la Science », Descartes s’émerveille. Car il ne s'agit
plus seulement de résoudre tous les problèmes concer¬
nant les deux sortes de quantités, mais d'en faire le

f. Cité Adam, XII, 590 : « Et dans les repos de l'hiver, rapprochant


les mystères de la Nature avec les lois de la Mathématique, pour l’une
et l’autre pouvoir ouvrir avec la même clef leurs secrets, il osa l’espé¬
rer ». Chanut, intime ami de Descartes, aurait-il ici bénéficié d’une
confidence sur cet espoir « de l’hiver », lors de la nuit d'enthousiasme ?
g. DM., 2, VI, 19.
48 DESCARTES

modèle d’une mise en ordre où s'attache solidement toute


la chaîne des sciences. L'énoncé des préceptes méthodo¬
logiques peut donc bien, pour les besoins de l’exposé
discursif, être concentré au cœur de ces pensées de
l’hiver, alors que Descartes y songeait depuis le collège,
notait au début de son Cahier qu’il usait de « règles »
pour inventer, et avoue cependant qu'il lui a fallu
« assez de temps » pour « chercher la vraie méthode »
et plus encore pour s’y exercer. Mais cette recherche
commande l’idéal d’une « mathématique universelle »,
qui vaut pour « tout ce qui comporte ordre et mesure,
... qu’on les trouve dans les nombres, les figures, les
astres, les sons, ou tout autre objet » É II n’y a plus
qu’à établir si tous les secrets de la nature sont réduc¬
tibles à l’ordre et à la mesure. L’hypothèse est auda¬
cieuse : ce n’est pour l’instant qu’une imagination, ou un
espoir.
En quoi cette aspiration se distingue-t-elle de la
physico-mathématique beeckmanienne ? Comme ses con¬
temporains Stevin, Galilée, Mersenne, Beeckman est
d abord un physicien, qui s’applique à une question par¬
ticulière, pour essayer d’en déterminer la loi mathéma¬
tique. Son Journal s’ouvrait pourtant par une phrase
qui a pu frapper Descartes ; pourquoi ne subordonnerait-
on pas les ^ ^ arts » entre eux, pour constituer une
« science générale », unissant les parties de la mathé¬
matique, puis celle-ci à la physique, et même à l’éthique
et à la chimie ? A l’époque, nombreux sont ceux qui
revent d’un Art suprême, capable de résoudre tous les
problèmes possibles r « art admirable », « science uni¬
verselle » et une, capable de fournir « la clef » des
« arcanes de la Nature », en déchiffrant « l’écriture de !
1 univers «us, Beeckman, mieux que Descartes, a déjà |

h. DM., 2, VI, 17.


d'énumérer, après l’arithmétique et la
ditTrfnp?’ * la musique, l’optique, la mécanique », tra¬
ditionnellement rattachées aux mathématiques, mais il ajoute : « et
beaucoup d autres sciences » (X, 377). Cf. D.M., 2, VI, 19-20 • . toutes
nfc «naore que leurs objets soient différents, ... ne laissent
pas de s accorder toutes, en ce qu’elles n’y considèrent ... que les divers
rapports ou proportions ». ^
LA SCIENCE ADMIRABLE 49
démystifié les vantardises des lullistes, dont les clefs
n'ouvrent que des serrures artificiellement fabriquées
par eux, en une maîtrise purement verbale!. Aussi
devine-t-on son impatience quand Descartes, en partance
pour le Danemark, l’interroge sur cet Art si ingénieux ;
le jeune homme a mieux à faire ; qu'il pratique donc la
science dont il fait tant de cas ; qu’il écrive ses Mécani¬
ques, et sans trop de délai ^ !
On ignore si Descartes a reçu cette lettre : il n'a
plus donné de nouvelles à celui qui l’admonestait d'un
ton professoral. Apercevait-il déjà les limites des purs
physiciens ? Il eût pu adresser à Beeckman les reproches
qu il émettra contre Galilée : multiplier les digressions,
au lieu d’ « expliquer tout à fait une matière », faute de
l’avoir examinée « par ordre » : « sans avoir considéré
les premières causes de la nature, il a seulement cherché
les raisons de quelques effets particuliers, et ainsi... bâti
sans fondement » '. Avant de posséder lui-même le fon¬
dement véritable de la science. Descartes partage avec
les lullistes et les Rose-Croix l'ambition d'un savoir
total 115, Il sait cependant que « ceux qui vont au plus
rapide par des raisonnements artificieux et des parades
bonnes pour le vulgaire » n'atteindront jamais « la
solide connaissance de la vérité »“. Le début de cette
première des Règles pour la direction de l’esprit répond
à la question initiale de Beeckman : la spécialisation est
nécessaire pour les techniques (artes), non pour la
Science : elle est une, parce que l’esprit est un. « Les
sciences sont donc liées et subordonnées entre elles, et
cette connexion les rend bien plus aisées à apprendre
ensemble » Qui s'y adonne « possédera non seulement

j. A Beeckman, 29-4-1619, X, 164 ; l’intarissable bavard que


Descartes a rencontré lui a bien donné l'impression d'un savoir
purement livresque et « du bout des lèvres ». Beeckman en démonte
les ridicules combinaisons (à Descartes, 6-5-1619, X, 168. Cf. D. M., 2,
VI, 17 parodiant le titre de L’Art de R. Lullius... où est enseignée
une méthode qui fournit grand nombre... d’arguments par le moyen
desquels on peut discourir sur tous sujets.
k. A Descartes, X, 168.
l. A Mersenne, 11-10-1638, II, 380.
m. R. 1, X, 360-361, T.
n. Ib., 359-360 et 361, T. ; Cog. priv., X, 215.
50 DESCARTES

tout ce que les autres désirent, mais même de plus hauts


sommets, que ceux-là ne pourraient espérer » conqué¬
rir ° : altiora, vers l’Olympe... Ainsi le point de départ de
la réflexion méthodologique, condition de l'accès à la
sapientia, ou plus haut savoir accessible à l’homme,
laisse entrevoir l’espoir d’une possession du monde, issue
de la connaissance.
La convergence de tous ces textes est remarquable ;
et Descartes a pu en distribuer l’essentiel autour des
résultats de réflexions qui restaient alors à poursuivre.
Le 10 novembre 1619 au soir, dans un enthousiasme per¬
sistant, semble-t-il, depuis quelques jours, il était en train
de découvrir ces corrélations fondamentales. Les songes
de la nuit allaient lui donner une confirmation dissiper
ses scrupules, autoriser enfin son espoir. Même si l’abbé
Baillet a orné de commentaires le récit original, en sug¬
gérant que des péchés secrets tourmentaient la cons¬
cience du jetme homme 121, ü est net que les deux pre¬
miers songes traduisent un combat spirituel, auquel le
troisième apporte une conclusion, transposée sur le plan
de l’intelligence : « L’Esprit de vérité... avait voulu lui
ouvrir les trésors de toutes les sciences >>122. Chaque
année, à La Flèche, le collégien avait fait retraite, en
pratiquant les Exercices de Saint Ignace 123. jj avait
médité les mises en garde contre la coutume qu’a l’esprit
malin de « favoriser pour un temps aux bons et pieux
desseins d ime âme », pour ensuite « l’enlacer au piège
caché de ses abus et tromperies » i24_ Qj-^ après avoir été
épouvanté par des « fantômes » ’25^ je rêveur se réfugiait
au « collège », emporté par « un vent impétueux qui...
dans une espece de tourbillon, lui fit faire trois ou quatre
tours sur le pied gauche » i26_ jj est emporté, comme un
fétu dans des mouvements contraires : tâchant « de
gagner 1 église du college..., il voulut retourner sur ses
pas », pour saluer « un homme de sa connaissance »
qu il venait de dépasser ^27. Mais le vent le projette vio¬
lemment « contre l’église »p. Comment l’esprit du mal

O. Fin de la R. 1, X, 361, T.
fran^iî? Vie, I, p. 81). Le latin avait-il ici l'ambiguité du
TROIS SONGES 51
pouvait-il « le jeter par force dans un lieu, où son dessein
était d’aller volontairement » q ? Cette interprétation,
faite par un homme éveillé, esquisse-t-elle l’image d’un
malin génie dont nous serions le jouet ? Le récit de
Descartes serait alors plus allégorique que symbolique,
si bien qu’à la limite se poserait la question : « Descartes
a-t-il rêvé » ? n paraît cependant peu probable que ces
textes des Olympica aient jamais constitué l’amorce d’un
ouvrage destiné à la publication (ce qui eût renforcé
l’hypothèse d’un récit littéraire plutôt que d’une expé¬
rience réelle). Et certains détails ont l’opacité du vécu,
dans la résistance qu’ils opposent à l’interprétation, ou
dans son arbitraire, qui en masque l’impuissance : ainsi
dans le dernier songe, la présence de « petits portraits
gravés en taille douce » dans le Recueil des poètes, et
dont il ne « chercha plus l’explication après la visite
qu’un peintre italien lui rendit dès le lendemain »
Plus énigmatique encore a paru généralement
l’invite à recevoir « quelque chose » que Descartes ima¬
gine comme « un melon... apporté de quelque pays étran¬
ger » et qui signifiait, selon lui, « les charmes de la
solitude, mais présentés par des sollicitations purement
humaines » Un rapprochement très suggestif a été fait
par William Mc C. Stewart avec l’idylle d’Ausone, qui
se trouve précisément, sur la même page, entre les deux
pièces qui figurent dans le Corpus poetarum apparu lors
du troisième songe ; visant « l’homme de bien », elle
loue la concentration sur soi, et le bonheur du sage,
« tranquille, comme le monde, enclos en un globe rond ».
Mais la symbolique du globe est une des plus complexes,
et une certaine surdétermination n’est pas exclue. Dans
le même Recueil, juste avant les poèmes d’Ausone, se
trouve, parmi les épigrammes de Claudian, celui sur la
sphère d’Archimède, où l’esprit du savant régit l’uni-

q. X, 185, interprétation finale ; et Vie, I, p. 85.


r. X, 184 (Ce n’était pas l’édition que connaissait Descartes : en fait
on n’en a pas retrouvé qui ait ces figures) et 185, interprétation ; et
Baillet, Vie, I, p. 83 et 84.
s. X, 181 et 185 ; Baillet, Vie, I, p. 81 et 85 : « disait-il », précise
Baillet, qui doit donc citer ici sans commentaires une interprétation
qui l’étonne.
52 DESCARTES

vers « La Philosophie », que célèbre Ronsard,


« nous met entre les mains », la possession scientifique
du monde, qu’un autre poète appelle « la sphérique
encyclopédie » i32. Or, dans le troisième songe, apparaît
un autre livre : « un Dictionnaire », selon Baillet *, ne
traduit-il pas Encyclopaedia ? « Ce parfait enchaînement
de sciences, que les Anciens nommaient Encyclopédie » i33
est en effet, selon la suggestion étymologique, fréquem¬
ment représenté « par la boule », d'autant que « la
science ne souffre pas de contrariété d’opinion, comme le
globe n’en reçoit aucune de mouvement » i^'*. Il est d’au¬
tant plus frappant que dans une allégorie très répandue
à la fin du xvi' siècle, le globe de verre soit parfois rem¬
placé... par un melon
Peut-on aller plus loin dans cette direction d’inter¬
prétation, en rapprochant ce fruit, venu d’un pays
« autre », de celui que la Genèse présente comme « bon
à manger, agréable à la vue, et désirable pour acquérir
1 intelligence » ? Dans les cérémonies du couronnement,
auxquelles Descartes venait d’assister, on identifiait cou¬
ramment « le Globe ou la Pomme » 336^ insigne du pou¬
voir délégué par Dieu. Mais Descartes voyait dans la
promesse du don mystérieux « des sollicitations pure¬
ment humaines », pour ne pas dire pires. En même temps
« une douleur effective » au côté gauche « lui fit craindre
que ce ne fût 1 opération de quelque mauvais génie qui
1 aurait voulu séduire » “. Si l’on ajoute que la solitude
dans laquelle se complaisait alors Descartes avait com¬
mencé à lui faire espérer qu’un homme seul pourrait
conquérir la science, on peut voir en ces thèmes conver¬
gents 1 expression d’une inquiétude. L’aspiration à tenir
le monde en sa main, comme Archimède, par la puis¬
sance de l'esprit, n’est-elle pas la tentation de ceux qui,
parce que « notre connaissance semble se pouvoir

t. Vie, I p. 82 et X, 182 ; ou bien, y avait-il Lexicon, cf. X 204 (il


ne rassemble que des mots, sans ordre) ? Or selon Descartes « le
Dictionnaire ne voulait dire autre chose que toutes les sciences ramas¬
sées ensemble », X, 184 et Vie, I, p. 83.
u. X, 182 et Vie, I, p. 82.
TROIS SONGES 53

occroitrc por degrés jusques à l’infini » peuvent « venir


à l’extravagance de souhaiter d’être dieux » v ?
Il se réfugie alors dans la prière et reste près de
deux heures sans se rendormir; et, au moment où il
retombe dans le sommeil, en un brusque sursaut, il
reprend conscience comme sous un coup de tonnerre. Il
se trouve curieusement réconforté par la pluie d’étin¬
celles, qu’il constate en ouvrant les yeux Lorsque
« l’Esprit malin suscite des fâcheries, scrupules, tris¬
tesses... et autres semblables troubles », disent les Exer¬
cices spirituels 1^9^ « jg Lon Esprit » encourage « ceux qui
tâchent de... s’avancer de jour en jour au service »
de Dieu, « tantôt illuminant l’entendement, tantôt...
apportant la tranquillité et la paix en leurs âmes... afin
que plus aisément et plus joyeusement... ils aillent tou¬
jours en avant ». Le bon esprit est appelé par Descartes
« Esprit de vérité » ^ ; car le service divin est d’abord
pour lui service de la vérité. La première bataille est
gagnée, et pour fixer quelques résolutions, « il importe
de choisir un genre de vie ».
« Quel chemin suivrai-je en la vie ? », ce vers
d’Ausone réapparaît, parmi les souvenirs de collège, lors¬
que dans le troisième songe. Descartes, trouvant sous sa
main le Recueil des poètes latins, l’ouvre au hasard, selon
une pratique vénérable, dont, écolier, il avait peut-être
usé A sa préoccupation secrète, le livre répond par
une question ; il est donc temps pour lui de prendre
conscience de sa vraie vocation. Or « dans le même
instant » s’offre aussi à lui ce Dictionnaire, ou plutôt
cette Encyclopédie : « en effet toutes les sciences sont
enchaînées, et l’on n’en peut posséder une parfaite, que
les autres ne suivent spontanément, et l’encyclopédie
(encyclopedia) est saisie toute en même temps (tota

V. A Chanut, 1-2-1647, IV, 608. Peu après (IV, 609) il refuse la


notion du monde fini, enfermé « en une boule ».
w. X, 186 et Vie, I, p. 85, interprétation du second songe : « La
foudre dont il entendit l'éclat, était le signal de l’Esprit de vérité qui
descendait sur lui pour le posséder ». Cette transposition de la Pente¬
côte, est pour Baillet une « imagination » qui tient « de l’enthou¬
siasme » ; et il éprouve le besoin de préciser que Descartes n’avait pas
bu de vin.
54 DESCARTES

simili) y>^. Aussi est-il « ravi, dans l'espérance » que ce


livre « pourrait lui être fort utile » y. Le grand rêve des
lullistes est à sa portée. Il n'en est pourtant pas encore
maître, car les caprices du songe se multiplient : les
livres apparaissent, disparaissent, reviennent incomplets,
ou modifiés Un inconnu d'allure doctorale, l'interroge
sur un autre poème d'Ausone, commençant par Est et
Non, le « Oui et Non » de Pythagore Ainsi lui seraient
désignées « la vérité et la fausseté dans les connais¬
sances humaines et les sciences profanes » Le discerne¬
ment du vrai et du faux n'est pas seulement spéculatif :
il éclaire la volonté. Car les poètes, en quelques sentences
lourdes de sens ^ présentent « la philosophie et la
sagesse jointes ensemble »
Plus que le fait d'une nuit agitée, entrecoupée d'in¬
somnie, compte l'importance que le philosophe a donné
à cet épisode, et l'interprétation qu’il a commencée avant
même « que le sommeil ne le quittât ». Car « doutant
si ce qu'il venait de voir était songe ou vision, ... il décida
en dormant que c’était un songe » <=. Puis s’étant insen¬
siblement réveillé d, il poursuivit sa réflexion. L’unité de
la sagesse l’autorise à espérer que sa solitude sera
féconde. L’esprit de vérité lui promet la clef des « scien-
ees profanes » : dans cette transposition d’exercices spi¬
rituels, Descartes se garde toujours de spéculer sur ce
qui requiert « quelque extraordinaire assistance du
ciel » e. Dans ces limites, il repousse l’inquiétude, et

X. X, 225, T. d’après Poisson, Commentaire de la méthode, p. 73


y. X, 182 et Vie, I, p. 82.
Z. X, 185 et Vie, I, p. 84.
a. Ib. : Baillet intègre ici un fragment qui figure dans la copie des
Cog. priv., X, 217.
b. X, 184 et Vie, I, p. 84.
c. X, 184 et Vie, I, p. 83.
d. X, 184 et Vie, I, p. 84 : « Là-dessus, doutant s’il rêvait ou s'il
méditait, il se réveilla sans émotion, et continua, les yeux ouverts,
l’interprétation de son songe ». Cf. Méd., 1, IX, 18, et à Balzac’
15-4-1631, I, 198 : « Je mêle insensiblement mes rêveries du jour avec
celles de la nuit ».
e. D- M., 1, VI, 8, sur la Théologie. Même le « signal » de l’Esprit
de vérité emprunte donc la voie ordinaire, et nullement mystique, d’un
songe significatif. Quant à la « théologie morale » que symbolise la
TROIS SONGES 55
l’irrésolution. Avec « la certitude que son intelligence, et
toutes les découvertes qu’elle lui promet, ne le détour¬
nent point de Dieu » il va désormais savoir quelle
voie suivre. « La conquête de la vérité » est une entre¬
prise « plus noble que tout ce qui se fait avec tant de
bruit et de tumulte en Allemagne » f.

première « pièce de vers sur l'incertitude du genre de vie qu’on doit


choisir » (X, 184 et Vie, I, p. 84), elle supplée à l'absence d’un direc¬
teur de conscience, en suggérant « le bon conseil d’une personne sage ».
f. Cette phrase de Balzac à Descartes, 25-4-1631, I, 200, fait peut-être
écho aux conversations sur l'Histoire de son esprit. Cf. D. M., 6, VI,
67 : « C’est véritablement donner des batailles que de tâcher à’vaincré
toutes les difficultés et les erreurs qui nous empêchent de parvenir à
la connaissance de la vérité ».
tàm «9 lïfr «liiftle «9MiUânM’«wÉi3)
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h‘êit: fivtel. t m^ÊlpiÊlfffS'^ f*fj-


^®*l j' 4* ÂV A.'H%Üa| '
CHAPITRE II

NEUF ANNÉES D’EXERCICE EN LA MÉTHODE

1. Çà et îà

Le Discours de la méthode évoque la question sou¬


levée en novembre 1619 : quelle voie suivre ? « La
meilleure » serait, dit Descartes, « d’employer toute ma
vie à cultiver ma raison, et m’avancer autant que je
pourrais en la connaissance de la vérité », pensant ainsi
« être assuré de l’acquisition de toutes les connaissances
dont je serais capable », comme « de celle de tous les
vrais biens qui seraient jamais en mon pouvoir » : science
et sagesse sont au terme de son assurance. Cependant,
poursuit-il, décidant de ne pas demeurer « plus long¬
temps renfermé dans le poêle où j’avais eu toutes ces
pensées, l’hiver n’était pas encore bien achevé que je me
remis à voyager. Et en toutes les neuf années suivantes,
je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde,
tâchant d’y être spectateur plutôt qu’acteur en toutes les
comédies qui s’y jouent » Il n’est plus question d’en-

a. 3, VI, 27-28 ; cf. 30 : « ces neuf années s’écoulèrent avant que


j'eusse pris aucun parti » sur « les fondements » ; et 2, VI, 22 : dans
l’attente d’être assez mûr pour établir les « principes », Descartes
accumule les « expériences... en s’exerçant toujours en la méthode ».
Les « vingt-trois ans qu'iZ avait alors » renvoient bien à l’hiver 1619-
1620 : il a eu 24 ans le 31 mars.
58 DESCARTES

trer en scène, mais d'attendre. Alors que les songes de


1619 encourageaient Descartes dans ses plus hautes
ambitions, cette prudence fut-elle aussi délibérée ?
Il semble peu probable que les quatre maximes de
la « morale par provision », dont l'énoncé précède immé¬
diatement la décision de quitter le poêle, aient été ainsi
formulées dès cette époque, de même que les quatre
préceptes méthodologiques, également rattachés aux
pensées de cet hiver là Le respect des coutumes et
des opinions les plus modérées, la continuité dans les
décisions, le détachement stoïcien à l'égard de ce qui ne
dépend pas de nous, sont la contrepartie de l'intention
fondamentale de remettre en question tous préjugés ;
tandis que la vie de « loisirs » à laquelle s'abandoime
Descartes, est orientée vers l'élimination progressive des
« erreurs qui peuvent offusquer notre lumière natu-
présentation du bon usage des voyages
s inspire largement de Montaigne, tout en distinguant le
doute méthodique et celui des « sceptiques... toujours
irrésolus »d. Cependant les notes du premier cahier ne
portent aucun signe d'une critique systématique. Les
réflexions qui avaient accompagné le deuxième songe,
et 1 élection d'un genre de vie après le troisième, ont dû
se traduire par des résolutions morales ; mais le récit
du Discours les a transposées, en fonction de l'itiné¬
raire entre temps parcouru. Pour celui qui est parvenu
à déraciner tous les préjugés, les années d'apprentissage
sont devenues une préparation, d'autant qu’il notait déjà
à l’occasion comme « Expériences » telle de ses aven-

b. 3, VI, 28 : « Les trois maximes précédentes (ib., 22-27) n’étaient


tondees^ que sur le dessein que j’avais de continuer à m’instruire »,
et « d employer mon propre jugement à... examiner » ces opinions
« lorsqu il serait temps ; et je n'eusse su m’exempter de scrupule en
les suivant, si je n’eusse espéré de ne perdre aucune occasion d’en
rouver de meilleures... Et enfin je n’eusse su borner mes désirs »
sans suivre le chemin conduisant à la science et à la sagesse.
c. ^ 1, VI, 10 : la fin de la p., avant la retraite de l’hiver, traduit
le meme propos que la reprise des voyages au printemps, car elle
f jeunesse », employé par Descartes « à
oyager... a fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions
a recueillir diverses expériences » (VI Ol ’
d. 3, VI, 29. '
ÇÀ ET LÀ 59

tures. Il y a peut-être aussi pour l’homme de quarante


ans qui n’a encore rien publié, le souci de justifier la
longue attente. La continuité est ainsi assurée entre les
pensées de l’hiver 1619-1620, et les méditations reprises
neuf ans plus tard dans une autre solitude. Plus qu’une
histoire rigoureuse des événements, le Discours est à
lire « comme une histoire, ou, si vous l’aimez mieux,
... comme une fable » «, dont la morale est à interpréter :
quand on cherche les fondements du vrai, on ne saurait
trop éviter la précipitation et la prévention.
La confrontation de ce texte avec les pensées qu’on
peut référer au séjour dans le poêle, et à l’année qui a
suivi, montre im jeime homme plus porté à l’enthou¬
siasme qu’à la circonspection. Il n’a pas encore mis
« entre les excès toutes les promesses »f, puisqu’il s’en¬
gage à faire le pèlerinage de Lorette et à terminer un
traité avant Pâques ; mais il n’entrave guère sa liberté,
car il ajourne la réalisation de ces projets. Son insistance
à condamner l’irrésolution traduit probablement ses
efforts renouvelés contre un penchant personnel que
Baillet lui-même, spécialiste d’hagiographie, ne peut
cacher : après l’extraordinaire encouragement que
représentait pour Descartes la nuit du 10 au 11 novem¬
bre 1619, « il n’en devint pas plus décisif sur les
résolutions qu’il avait à prendre ». Il est vrai que
Baillet date du « lendemain » le « vœu de pèlerinage »,
que Descartes aurait projeté « avant la fin de novem¬
bre ». Mais il différa ce voyage d’Italie, pour entre¬
prendre le traité qu’au 25 février « il espérait achever
avant Pâques de l’an 1620 » s. Malheureusement la

e. 1, VI, 4 ; et 2, VI, 15 : le « modèle » ne peut toujours être


suivi. Il faut faire la part de l'historicité singulière, et de l’exem¬
plarité pour ceux qui auraient « assez de patience ». Pour l’insistance
sur la circonspection et contre la précipitation, id., 17, 18, 22.
f. 3, VI, 24.
g. Vie, I, pp. 85-86, cité X, 186-187 ; cf. X, 217-218 pour la double
note (T.) : « Avant la fin de novembre, je gagnerai Lorette, à pied
depuis Venise si c’est commode et selon l'usage ; sinon avec toute la
dévotion habituelle ; (ce qui confirme la première maxime morale ;
respect des coutumes du pays et fidélité à « la religion » de 1’ « en¬
fance », VI, 23). Puis : « Mais enfin avant Pâques, j'achèverai mon
60 DESCARTES

lecture de la dernière date est incertaine 2, et l'interpré¬


tation de cette note, ou de ces deux notes, en dépend :
Baillet a peut-être lu « février » parce qu’il datait le
vœu qui précède immédiatement de novembre 1619,
comme les songes. Mais est-il vraisemblable que Des¬
cartes ait projeté pareil voyage, alors qu’il jouissait
d’une solitude favorable aux réflexions qu’il approfon¬
dissait dans l’enthousiasme ? Surtout comment aller en
plein hiver des bords du Danube, très au nord des Alpes,
jusqu’au sud d’Ancône, et à travers une Allemagne en
guerre ? Le premier éditeur, qui sépare généralement
d’un blanc les fragments distincts, n’a pas dissocié les
deux promesses : avant de repartir. Descartes prévoit-il
déjà ce qu il fera en novembre 1620, tout en se souciant
d’abord de teiyniner pour Pâques de la même année ce
traité qui intrigue ses historiens ? Que ne peut-on pré¬
ciser les recherches en cours, variables d’ailleurs selon
que le point d’aboutissement prévu est 1620 ou 1621...
Février, c’est « l’hiver » qui « n’était pas encore bien
achevé », et Descartes, qui a beaucoup travaillé dans son
poêle, a soudain envie de bouger. Pourtant, pour ter¬
miner si rapidement ce traité, rester dans la solitude
n’était-il pas plus favorable ?
Plus vraisemblable serait donc la date de septem¬
bre : à la fin de la saison chaude, le philosophe se pro¬
pose d’aller en Italie, pour consacrer peut-être l’anni¬
versaire de novembre à ce pèlerinage de reconnaissance.
Mais ce voyage ne devra pas le détourner de l’ouvrage en
cours, et il se fixe un delai raisonnable ; Pâques sui-
vantes. Or en ces fragments de jeunesse, généralement
SI imprécis, une nouvelle date apparaît, rapprochée par
Descartes de celle du premier enthousiasme : « 11 novem¬
bre 1620, j’ai commencé à comprendre le fondement
d une invention admirable », sur laquelle les Cartésiens
s interrogeaient déjà 2. Un an après la prise de conscience
de sa vocation, Descartes est donc à nouveau en pleine
recherche : s’agit-il du traité en cours, ou d’une direc¬
tion toute nouvelle ?

traité, et si je trouve des éditeurs et qu’il en semble digne, je le


publierai, comme Je l’ai promis, aujourd'hui, 1620, 23 (febv. ou
sept. ?) ».
ÇÀ ET LÂ 61

Parmi les hypothèses faites sur cette invention, et


que nous retrouverons en présentant les travaux scien¬
tifiques de cette période, figure la théorie mathématique
des lunettes astronomiques, en liaison avec le séjour
que Descartes aurait alors fait à Prague, en suivant l’ar¬
mée bavaroise, victorieuse, le 8 novembre, de l’Électeur
Palatin à la Montagne Blanche. Et contre ceux qui pen¬
chent plutôt pour une invention algébrique, on allègue
que Descartes l’avait, selon Lipstorp, déjà communiquée
à Faulhaber, pendant l’été 1620, qu’il aurait passé à Ulm.
On voit combien interfèrent les hypothèses sur l’orienta-
tipri de la pensée de Descartes et la détermination de ses
séjours successifs. Mais il est abusif de les faire coïncider
avec les grands événements de la guerre de Trente Ans,
pour en conclure que le savant faisait de l’algèbre avec
Faulhaber, et devait revenir à l’optique dans la ville de
Tycho-Brahé et de Kepler. Baillet, qui manifeste quel¬
que vigilance critique à l'égard de ses prédécesseurs,
objecte bien à Borel que Descartes n’a pu voir à Prague
les instruments de Tycho, depuis longtemps disparus.
Qu’à cela ne tienne ! « N’allait-il pas y retrouver les
traces... de Tycho, qui y était mort il y avait une ving¬
taine d’années, et de Kepler qui avait quitté Prague
seulement sept ans auparavant ? » Si les biographes
avaient pensé que Kepler était à Ulm de 1620 à 1622,
quelle belle rencontre en perspective...
Mieux vaut avouer notre ignorance des cours et des
armées que Descartes a vues « çà et là ». On peut même
se demander s’il a jamais repris du service. Usait-il « de
la bandoulière... comme d’un passeport qui lui donnait
accès jusques au fond des tentes et des tranchées pour
mieux satisfaire sa curiosité » ^ ? Selon Lipstorp, la dou¬
leur de voir l’Allemagne ravagée l’aurait fait renoncer à
la vie militaire. Quelques images des horreurs de la
guerre apparaîtront dans le Ballet pour « la naissance
de la paix » ;
Quand mes bois sont coupés, mes villes ruinées...
Tous mes champs délaissés, mes châteaux démolis...
Le Père Poisson, en précisant que Descartes n’a pas porté
les armes plus de deux ou trois ans, assurait avoir
« entre les mains », des « Mémoires... que M. Descartes
62 DESCARTES

a faits à la guerre, où l'on peut voir combien cet exer¬


cice est utile à un homme qui sait faire usage de toutes
choses ». Mais Adam conjecture que le philosophe aurait
traversé le Palatinat avant sa dévastation, et serait peut-
être rentré en France, par Strasbourg, dès l'été de
1620 Si les biographes anciens sont souvent pris en
défaut, jusqu'où doit aller notre méfiance ? Les repères
objectifs sont rares : des actes de notaires conservent
des contrats, à Rennes en avril 1622, puis en juin et
juillet 1623, à propos des biens de René, et de leur mise
en vente : Descartes allait enfin partir pour l'Italie, avec
pour « prétexte », dit Baillet, de reprendre « la charge
d'intendant de l’armée », laissée libre par la mort du
mari de sa marraine : mais la lettre du 21 mars 1623,
dont Baillet transmet l’écho, donnait « à ses parents »
une justification très proche de celles du Discours : « un
voyage au-delà des Alpes lui serait d’une grande utilité
pour s’instruire des affaires, acquérir quelque expérience
du monde, et former des habitudes qu’il n’avait pas
encore ; ajoutant que s’il n’en revenait pas plus riche, au
moins en reviendrait-il plus capable »h. Où séjourna-t-il
pendant un an et demi ? Le goût des fêtes qui l’avait fait
assister au couronnement de Francfort, le conduisit-il à
l’ouverture de l’année sainte, pour Noël, à Rome, puis
aux noces du doge avec la mer à Venise, et de là, selon
sa promesse antérieure, à Lorette ^ ? H ne semble guère
en tout cas avoir suivi les conseils de Beeckman : voir
en chaque grande ville tout ce qui a un intérêt scienti¬
fique, et rencontrer les savants, afin que « rien de bon
en Europe ne lui échappe » ^ : « touchant Galilée, je vous
dirai que je ne l’ai jamais vu, ni n’ai eu aucune commu¬
nication avec lui », précisera-t-il 1. Aurait-il été plus sou¬
cieux de s’instruire de la sorte pendant son séjour en Alle¬
magne ? S’il avoue Kepler comme son « premier maître
en optique » aucune trace de relations personnelles n’a

h. Vie, r, p. 118 et A.T. I, 3.


i. Beeckman à Descartes, 6-5-1619, X, 168 ; (on ignore si Descartes
a reçu la lettre).
j. A Mersenne, 11-10-1638, II, 388.
k. A Mersenne, 31-3-1638, II, 86.
ÇA BT LÀ 63

jamais été signalée, et l’on ne saurait préciser quand il


l’a lu.
La biographie de Descartes comporte donc de vastes
régions obscures, jusqu’au séjour attesté en France du
printemps 1622 à l’automne 1623, puis en Italie, sans
autre précision qu’une allusion aux fontaines de Rome et
a^ « incommodités de la chaleur »\ et l’observation
d’avalanches lors du retour par le Mont-Cenis en mai
1625 Alors s’émousse ce gremd « dessein de voyager » :
invité, en novembre 1630, « à faire le voyage de Constan¬
tinople » avec l’ambassadeur de France, M. de Marche-
ville, il déclare : « j’eusse chéri une telle occasion il y a
quatre ou cinq ans, comme l’une des meilleures fortunes
qui m’eussent pu arriver », mais il a maintenant d’autres
occupations. « Si je voyage quelquefois, ajoute-t-il, c’est
seulement pour apprendre et pour contenter ma curio¬
sité » Mais après avoir fait provision d’expériences, le
ternps est venu de l’œuvre à construire. Dans la retraite
solitaire aux Pays-Bas, domineront les périodes de
recueillement. Descartes n’a cependant pas totalement
renoncé aux voyages : il se laissera finalement tenter par
la Suède, il est sans doute retourné au Danemark, avec
Villebressieu, on ne sait trop quand. Et il a encore fait
des projets non réalisés, comme celui d’un départ pour
l’Angleterre, tandis qu’il continuait à se fixer, pour ache¬
ver ses livres, des délais qu’il ne respectait pas davan¬
tage...
Échouant ainsi à suivre Descartes « çà et là », nous
ne trouvons dans les données externes transmises ou
imaginées par les biographes, nul secours pour éclairer
le contenu du traité prévu en 1620, et celui de la décou¬
verte admirable du 11 novembre. Les éléments internes
tirés des fragments laissés par Descartes, et de ce qu’il a
confié à Beeckman, lorsqu’il l’a retrouvé en 1628, seront-
ils plus favorables ?

l. A Balzac, 5-5-1631, I, 204, évoquant aussi l’air malsain d’Italie et


l’insécurité.
m. Mél., 7, VI, 316 et 320-321.
n. A Mersenne, 4-11-1630, I, 173-174.
64 DESCARTES

2. Les ' Olympica '

Les différentes hypothèses possibles sur le traité de


1620 ® concernent soit les Olympica, soit un ouvrage
mathématique ou méthodologique. Nous les examinerons
successivement, tout en essayant de préciser l'essentiel
des recherches cartésiennes de l’époque dans ces diverses
directions.
Parce que la promesse de terminer son traité
« avant Pâques » figurait, selon le témoignage de Baillet,
au cœur des Olympica, il se demandait si ces pages ne
constituaient pas l’amorce de l’ouvrage prévu à la
même époque, et également inachevé. Mais il objectait :
« il y a si peu d’ordre et de liaison dans... ces Olympiques
qu’il est aisé de juger que M. Descartes n’a jamais songé
à en faire un traité régulier et suivi, moins encore à le
rendre public » 5. Certains interprètes pourtant y ont vu
le développement de la science admirable, dont les fon¬
dements avaient été aperçus, dans l’enthousiasme, en
novembre 1619 : l’idée centrale de ces notes établissant
une correspondance symbolique entre réalités spirituelles
et sensibles, résumerait, selon Millet, les premières
réflexions de Descartes sur la méthode applicable à
toutes les sciences et sur le langage, puisque l’enchaî¬
nement des signes sensibles traduit l’ordre de dépen¬
dance des choses signifiées. Et Hamelin, entendant cette
corrélation « à la rigueur », y aperçoit la première intui¬
tion « d’une caractéristique universelle », qu’avant Leib¬
niz, Descartes affirmerait dans la lettre du 20 novembre
1629, sur la possibilité d’une langue universelle en rela¬
tion avec « la vraie philosophie » °.
L’ampleur de ces perspectives a pour point de
départ une série de notes, succédant probablement au
récit des songes, et dont la première a été intégrée par¬
tiellement par Baillet dans le commentaire de la vision
du Corpus poetarum : « De même que l’imagination se

O. A Mersenne, I, 81.
OLYMPICA 65

sert de figures pour concevoir les corps, ainsi l’intelli¬


gence se sert de certains corps sensibles pour figurer les
réalités spirituelles, comme le vent, la lumière ; ainsi en
philosophant plus haut {ou : plus profondément, altius),
nous pouvons par la connaissance élever l’esprit jusqu’au
sublime. Il peut paraître admirable que de graves sen¬
tences (lourdes de sens) se trouvent en plus grand nom¬
bre dans les écrits des poètes que dans ceux des philo¬
sophes. La raison est que les poètes ont écrit grâce à
1 enthousiasme, et à la puissance de l’imagination. Il y a
en nous des semences de science, comme dans un silex :
les philosophes les extraient par la raison ; par l’imagi¬
nation les poètes font jaillir les étincelles, et brillent
davantage » p ; « la divinité de l’Enthousiasme », dit
même Baillet, pour retrouver la vigueur de l’étymologie,
qui fait du poète un possédé du dieu... La réflexion est
sans doute proche de cet enthousiasme qui encadre la
nuit de novembre 1619, où vent et lumière ont pris ime
signification spirituelle, tandis que les poèmes du vieux
Recueil scolaire revêtaient une gravité nouvelle, capable
d orienter toute ime vie. Elle fait apparaître une notion
dont l’importance ne cessera de s’affirmer dans la pensée
de Descartes, celle des semences de science, ou semences
de vérité lo, que la philosophie a pour fonction de faire
surgir et d’élucider.
Le plus admirable est que Descartes prolonge ces
méditations pendant des semaines, voire des mois
esquissant tout un lexique de correspondances entre vent
et esprit, mouvement dans le temps et vie, lumière et
connaissance, chaleur et amour, activité dans l’instant et
création, tandis que la physique traditionnelle des
« formes » et l’équilibre des qualités élémentaires confir¬
ment « l’harmonie » universellement régncinte : « Une est
dans les choses la force active, l’amour, la charité, l’har¬
monie » <5. Le symbolisme biblique intervient aussi, la

p. X, 217, T. ; et X, 184 pour Baillet, Vie I, p. 84.


q. X, 218, T., juste avant la liste des « sensibles aptes à faire
concevoir les Olympiques », puis les deux pensées sur la Genèse et
sur les « tria mirabilia », une nouvelle note sur la similitude entre
connaissance (cherchée) des choses de la nature et connaissance sen¬
sible, enfin une remarque sur l’absence probable de libre-arbitre dans
les actions parfaites des bêtes (X, 219).

3
66 DESCARTES

distinction entre lumière et ténèbres, au début de la


Genèse, figurant la séparation des bons et des mauvais
anges '2. Et la contemplation du philosophe s’exalte
devant la triple « merveille » de Dieu : la création ex
nihilo, le libre arbitre et l’Homme-Dieu. On n'est pas là
en présence d’un « physicien sans métaphysique » si
celle-ci est fort loin du cartésianisme ultérieur.
Certes ces considérations sont assez banales, et
point n’est besoin de chercher pour chaque assertion une
source précise, en se demandant si la prévalence de
l’humide sur le sec et du froid sur le chaud vient de
Cardan ou de Telesio. Mais précisément parce qu’elles
sont des « lieux communs », elles traduisent la mentalité
de l’époque, encore imprégnée d’un symbolisme radicale¬
ment étranger à celui des mathématiques. Loin de s’atta¬
cher aux relations constantes entre des signes arbitraires
et les réalités à ordonner commodément par eux. Des¬
cartes est bien parti du symbole onirique et de l’image
poétique, riches d’un sens immanent, suggérant une
parenté plus intime, une analogie profonde entre le spi¬
rituel et le corporel La dualité des deux domaines est
présupposée en même temps que leur correspondance ;
et c’est bien encore un trait platonicien que le privilège
de 1 enthousiasme poétique, modèle pour l’inspiration du
philosophe 15. La vie est du côté de l’esprit. Et si le
d5mamisme de l’amour doit être finalement victorieux, le
monde en sa durée poursuit un lent combat entre qua¬
lités adverses i^. La clé du déchiffrement de la nature
relèverait-elle de l’herméneutique, et non de la physico¬
mathématique ? Ces rêveries du jeune Descartes mon-
trent du moins qu’il n’avait pas encore pris parti sur les
principes. Mais au lieu de pratiquer le doute à leur égard,
il laissait libre cours à la puissance de l’imagination.
Cependant, en ce contexte syncrétique, mêlant les
éléments platonisants à ceux du néo-stoïcisme il est
très notable que les méditations de Descartes évitent
toute tentation proprement naturaliste et moniste, à
direction p^théiste. Au contraire, il insiste sur la créa-
üon ex nihilo, qui implique la totale transcendance du
Créateur. Et contre les tenants d’un destin qui supprime
les miracles, il affirme l’irréductibilité du libre-arbitre.
MATHÉMATIQUES 67

aussi admirable que le mystère de l’Homme-Dieu i».


Cette liberté, dont il dira plus tard qu’elle nous rend en
quelque façon semblables à Dieu, est dès lors au cœur
de la pensée cartésienne ; elle oppose déjà profondément
1 homme à l’animal, mais dans cette philosophie de la
vie et de 1 esprit, le soupçon que la perfection des
conduites instinctives est l’effet d’une nécessité, ne la
réduit pas pour autant à un pur mécanisme.
On comprend que Leibniz ait fait relever avec inté¬
rêt ces notes « privées », esquisses confuses d’un jeune
homrne qui se veut « philosophe », non sans apercevoir
peut-être qu il n est pas assez mûr pour dominer de tels
problèmes.

3. Les travaux scientifiques

De ces premières pensées, rien n’apparaîtra donc


dans le Discours de la méthode : après avoir résumé celle-
ci en quatre préceptes, le récit de Descartes évoque son
application aux questions « les plus simples et les plus
aisées à connaître » dans le domaine mathématique.
Ainsi « en deux ou trois mois », ayant examiné « les plus
générales », « je vins, dit-il à bout de plusieurs que
j’avais jugées autrefois très difficiles... Il me sembla
aussi vers la fin que je pouvais déterminer en celles
mêmes que j’ignorais par quels moyens et jusqu’où il
était possible de les résoudre » A l’approche du prin¬
temps, lorsqu’il se prépare à repartir, il a considérable¬
ment progressé depuis qu’il visait, l’année précédente, la
science nouvelle capable de résoudre tous problèmes de
quantité. Et parce qu’il dégage en même temps les règles
de cette progression ^ il en prévoit la poursuite, et com¬
mence à cerner les conditions qui la délimitent. Encore
écolier dans ses aperçus cosmiques. Descartes en mathé¬
matiques est déjà un maître. Ses essais pour saisir, grâce

r. D.M., 2, VI, 19 et 20-21.


s. Ib., 20-21 : « chaque vérité que je trouvais étant une règle qui me
servait après à en trouver d’autres ».
68 DESCARTES

aux images sensibles, les plus hautes réalités spirituelles,


sont resté trop fragmentaires, semble-t-il, pour consti¬
tuer l’amorce d’un ouvrage. Il est au contraire fort plau¬
sible qu’il ait alors rédigé, en dehors du cahier de notes
personnelles, un traité mathématique. Dès le début de
1619, pour s’engager par un titre, il prévoyait un Thésau¬
rus mathematicus ; et en quittant les Pays-Bas, il avait
promis à Beeckman de consacrer son premier arrêt
véritable à mettre au point soit les Mécaniques (domaine
où sans doute Beeckman le pressait davantage), soit sa
« Géométrie » k
Cette halte favorable est bien celle de l’hiver 1619-
1620, où furent reprises les recherches en cours. Lorsque
Descartes dit qu’avant de s’attacher « aux difficultés des
autres sciences », il s’est appliqué « à celles de l’algè¬
bre » “, il ne fait que confirmer le projet d’avril, puisque
déjà il utilise l’algèbre pour résoudre les questions de géo¬
métrie. Or ce traité a bien été écrit : quand il retrouve
Beeckman à l’automne de 1628, Descartes le met au
courant des principales découvertes de ces neuf ans, et à
l’appui de cet acquis, il va lui envoyer son « Algèbre » ^o,
qu’il dit « perfecta », pleinement achevée, et par laquelle
il est parvenu à une science non moins parfaite de la
géométrie; même on peut grâce à elle, parvenir « ad
omnem cognitionem humanam » c’est-à-dire jusqu’au
terme accessible à la connaissance humaine’^. L’expres¬
sion s’apparente à celle du Discours : Descartes, au
printemps de 1620, en apercevait la possibilité, sans être
encore allé au bout de ses recherches. Le retour de la
mauvaise saison l’arrêta de nouveau, en un coin peut-être
plus paisible que les environs de Prague, mais qu’il est
impossible de préciser. Puisqu’il ne réalisa pas à cette
époque le projet de pèlerinage à Lorette, transcrit en
même temps que son ferme propos de terminer le traité
en cours, il n’est point exclu que, poursuivant dans ce
but ses réflexions mathématiques, il ait, pour l’anniver-

1/; 1 enverra « l'ouvrage entier »; cf.


26-3-1619, X, 156-157 : il « désire publier » la « science toute nouvelle »
U. DM., 2, VI, 21.
V. X, 331-332, T.
mathématiques 69
saire de la nuit exaltante, aperçu une nouvelle décou-
verte meiyeilleuse, appartenant au même domaine, mais
riche de développements puisqu'elle apparaît comme un
« fondement ».
Avant de songer à l’optique, Gaston Milhaud avait
bien vu qu elle devait avoir laissé un souvenir assez vif
pour être relatée lors de la visite à Beeckman. Tel est
précisément le cas de « la solution si élégante des pro¬
blèmes solides du troisième et quatrième degré » 2',
invention de si grand prix, que Descartes avouait
n avoir jamais rien trouvé de plus important, et même
que jamais personne n’avait rien trouvé de mieux »
Huit ans après, Descartes admire encore, et son enthou¬
siasme naît de ce qu’ « avec la parabole il construit tous
les problèmes solides par une méthode générale », ce
qu’il appelle « le secret universel pour résoudre toutes
les équations de troisième et quatrième dimension enve¬
loppées dans les lignes géométriques »’'. Cette « façon
générale » ou « règle générale » sera reprise comme « la
plus simple » y dans la Géométrie, et appliquée aux deux
problèmes fondamentaux de la trisection de l’angle et de
l’insertion de deux moyennes géométriques entre deux
droites données ^ ; « d’où il paraît qu’on peut construire
tous les problèmes dont les difficultés se réduisent à une
de ces deux formes » ; et Descartes n’a « rien de plus à
désirer en cette matière », l’ensemble de ces problèmes
ne pouvant être déterminé « par aucune construction qui
soit ensemble plus générale et plus facile »^ L’impor¬
tance de cette solution tient donc à la simplicité et à la
généralité de la méthode. Et si la valeur que lui recon¬
naît son auteur rend assez probable son identification
avec 1 invention de novembre 1620, ce ne fut alors qu’un
« commencement ». Gaston Milhaud a bien montré ^3
cornment, à ce stade encore proche de l’analyse des
anciens. Descartes est sur la voie de la géométrie analy-

w. X, 346 (Journal, fol. 340, T.).


X. Ib., 344 ; la dernière phrase est une citation de Descartes,
et Beeckman recopie sa solution, 344-346.
y. Géom., 3, VI, 464.
Z. Ih., 472 et 475.
70 DESCARTES

tique par la correspondance des courbes et des équations,


mais s’attache encore aux conditions particulières de la
figure, sans la subordonner à un unique système de
références. La présentation du Discours, pour la formu¬
lation des quatre préceptes, pour la simplification des
notations, comme pour la détermination des limites de
chaque solution, résume une longue série d’exercices en
la méthode, qu’il serait vain de vouloir dater avec
précision.
A cette période, si mal connue, qui va de la retraite
dans le « poêle » à la rencontre du groupe parisien qui
gravite autour de Mersenne, appartiennent aussi, en
liaison avec les réflexions sur les coniques, une méthode
de construction des tangentes 24, et un petit traité latin
« sur les éléments des solides » ». Que Descartes ait ou
non personnellement fréquenté Faulhaber, il l’a au moins
lu et prolonge les calculs de ce dernier sur un nombre
accru de polyèdres, d’une façon qui annonce la « géomé¬
trie de situation » 25. Qn y trouve « la relation générale
F + S = A -f 2 qui relie les nombres des faces, des som¬
mets et des arêtes d’un polyèdre quelconque ; en l’ou¬
bliant, enfouie parmi ses papiers. Descartes a laissé à
Euler la gloire de donner son nom à cette proposition
fondamentale »26.
Reste la question : quand Descartes s’est-il intéressé
à l’optique ? Autrement dit, quand a-t-il lu Kepler ? La
copie des Cogitationes privâtae pose le problème de la
réfraction, sur une ou deux pages qui apparaissent entre
quelques solutions particulières d’équations à l’aide des
compas évoqués dans la lettre de mars 1619, et de nou¬
veaux calculs en caractères cossiques, dont le progrès
par rapport aux précédents est peu net : la « règle géné¬
rale pour les équations complètes à quatre termes »

a. X, 265-277, T.
b. X, 244-245, T., pour cette « régula generalis », avant deux
problèmes particuliers sur les polyèdres (246-248, fin des Cog. priv.)
après (244) deux remarques disparates, dont la lecture de lettres sur
un Pspipr en train de brûler. Les pages sur la réfraction sont justes
avant (242-243), précédées par la note qui nomme les deux mathé-
matidens allemands Rothen et Bramer (242) et par plusieurs pages
de calculs à l'aide des compas.
OPTIQUE 71
par réductions successives, est beaucoup moins féconde
que la solution par la parabole et le cercle S'il n’est pas
abusif de faire remonter le principe de cette dernière à
Ihiver 1620-1621, ces pages devraient être antérieures
Mais la continuité introduite par la copie ne rend pas
compte des pages blanches du registre, qui séparaient la
fin des « considérations mathématiques » intitulées Par-
nassus de « six feuillets écrits », puis plus loin « quel¬
ques considérations sur les sciences » et « une demi page
d algèbre » Il est donc impossible de faire se succéder
chronologiquement des éléments qui ont pu être notés à
plusieurs époques, dans des secteurs différents du
même cahier. Notons seulement qu’avant le départ des
Pays-Bas au printemps de 1619, Descartes n’avait fait état
auprès de Beeckman d’aucune recherche optique.
Dans ce premier fragment de dioptrique. Descartes,
comme Kepler, néglige la distinction scolastique entre
la source de lumière ou lux, et la réalité physique trans¬
mise dans un milieu transparent, ou lufn&n Mais alors
que Kepler, à la suite du principe d’économie des Anciens
fais^t agir la nature par les voies les plus courtes, pré¬
cisait qu un milieu plus dense oppose un obstacle
majeur Descartes a dès lors découvert le paradoxe
qu il reprendra dans la Dioptrique, au grand scandale
de Fermât, mais qui s’accorde avec l’expérience : « la
lumière (lux) pénètre plus facilement à travers un milieu
plus dense que dans im plus rare ». Et l’énoncé de ce
principe nouveau revêt ici ime forme originale qui, à
notre connaissance, ne se retrouve pas dans les textes
ultérieurs : « la lumière est plus facilement engendrée là
où il y a le plus de matière » : elle est donc considérée
dans sa genèse, comme si elle était l’objet d’une création
renouvelée à chaque instant. Si ce dernier mot, rencontré
dans les Olympica, n'apparaît pas, la notion est impliquée
dans les premières réflexions physiques de Descartes,
comme dans ses méditations sur la plus haute philoso¬
phie... Ce texte, sans comporter aucune formule précise,
est donc déjà d’un grand intérêt. C’est à Paris, avec

c. Inventaire, X, 7-8.
72 DESCARTES

Mydorge, dans le groupe de Mersenne, que Descartes


approfondira ses recherches. Jusqu'à découvrir la loi de
la réfraction. S’il est rentré en France plus tôt qu’on ne
l’imagine souvent, aurait-on ici, en une page peut-être
isolée et assez tardive du premier registre, l’amorce de
ces travaux, qui supposeraient certaines observations
empiriques ? L’hypothèse n’est guère plus fondée que
celle qui situe à Prague l’invention de la théorie mathé¬
matique des lunettes...

4. Le ’ Studium bonae mentis '

Ces dernières recherches scientifiques sont en tout


cas trop diverses pour avoir constitué le traité projeté.
Mais en dehors d’im ouvrage sur la nouvelle science
mathématique, montrant à partir de problèmes, com¬
ment résoudre toutes sortes de questions, ne peut-on
penser aussi à une réflexion méthodologique plus géné¬
rale ? Le progrès de la formulation de la méthode est
inséparable des exercices mathématiques où elle se forge
et se confirme. Et lorsque Descartes, vers 1627, essaie de
rédiger les Règles pour la direction de l’esprit, sans en
venir à bout, peut-être reprend-il d’abord des pages plus
anciennes En particulier la première des Règles réflé¬
chit sur la « sagesse humaine » qui commande l’unité des
sciences, et propose en conclusion, d’ « augmenter la
lumière naturelle de la raison », pour qu’en chaque
occurrence de la vie l’entendement montre à la volonté
le parti à prendre. Or des thèmes voisins figurent égale¬
ment dans un traité inachevé, connu de Baillet et
depuis perdu, le Studium bonae mentis : avec une pre¬
mière esquisse autobiographique, l’ouvrage comportait
« des considérations sur le désir que nous avons de
savoir, sur les sciences, sur les dispositions de l’esprit
pour apprendre, sirr l’ordre qu’on doit garder pour acqué¬
rir la sagesse, c’est-à-dire la science avec la vertu, en
joignant les fonctions de la volonté avec celles de l’en¬
tendement. Son dessein était de frayer un chemin tout
nouveau ; mais il prétendait ne travailler que pour lui-
ÉTUDE DU BON SENS 73

meme, et pour l’ami à qui il adressait son traité sous le


nom de Museus » d. Cette précision n'établit pas que l’au¬
teur ait d’avance renoncé à toute publication, car on
trouve des formules analogues dans le Discours de la
méthode^, et la précaution s’explique par la nouveauté
du dessein. Musée désignait-il le compagnon du « Par¬
nasse », Beeckman, selon une des hypothèses rapportées
par Baillet ^2 ? n serait alors vraisemblable que l’ouvrage
ait été entrepris avant qu’un trop long silence n’ait
séparé les deux amis. S’il s’agit au contraire de Mydorge
ou Mersenne, nous serions reportés aux années pari¬
siennes. L union de la science et de la vertu évoque les
promesses encloses dans les deux livres du dernier songe,
dictionnaire et recueil de poésies ; le traité aurait pu
etre commencé dans le poêle ; et même la critique des
Rose-Croix, rapportée par Baillet aux discussions que
soulevèrent les « Invisibles » à Paris en 1623, prendrait
dans cette perspective un autre sens : se justifiant auprès
de Beeckman, hostile à tout occultisme, d’avoir cherché,
aux rives du Danube, « s’ils apportaient quelque chose
de nouveau dans le monde qui valût la peine d’être su »,
Descartes n’a rien découvert de la secte légendaire. Son
espoir, si hautement fondé, de conquérir la science,
s’opposera à la jactance des « imposteurs » h
Car 1 appétit du savoir requiert la mise en œuvre du
« bon sens » : telle est en effet la traduction de Baillet
pour bona mens. L’expression, fréquente chez Sénèque,
désigne l’épanouissement de l’esprit, et Gilson propose
d intituler en français le traité : « Étude de la sagesse,
ou même plus simplement. De la philosophie », tandis
que Mesnard préférerait même « Réforme de l'entende¬
ment » 33. Ce dernier aspect paraît trop intellectualiste,
mais dégage l’appel dynamique à l’exercice qu’enveloppe
Studium, selon l’expression voisine des Regulae invitant

d. Vie, II, p. 406, cité X, 191.


e. 2, VI, 15 ; « Jamais mon dessein ne s’est étendu plus avant
que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un
fonds qui est tout à moi ».
f. Citations de Descartes par Baillet, Vie, I, p. 88, et X, 193.
74 DESCARTES

« qui serio student ad bonam mentem pervenire » s,


« ceux qui s’exercent sérieusement » à parfaire cet
esprit nativement bon, pour atteindre « la sagesse uni¬
verselle ». Car ce sont encore deux expressions équiva¬
lentes : « de bona mente, sive de hac universali sapientia,
cogitare » h, ce que rappelle un texte plus tardif : « ce
véritable usage de la raison contient tout savoir, tout bon
sens, toute sagesse humaine » K Tel est bien le « projet de
l’ouvrage » ^4, visé par Descartes, quand il s’appliquait
« à chercher la vraie méthode pour parvenir à la con¬
naissance de toutes les choses dont son esprit serait
capable »j, l’usage de la raison revenant dans le début
du Discours comme un leit-motiv
Cependant le Studium bonae mentis, visant le
développement du savoir, ne coïncide pas exactement
avec la première des Règles, qui oppose à la distinction
des sciences et des arts « selon la diversité de leurs
objets », la réduction de toutes les sciences à « la sagesse
humaine, qui demeure une et identique, appliquée à des
sujets différents », comme la lumière du soleil reste la
même tout en éclairant des choses variées Au contraire
le Studium bonae mentis comportait une division des
« sciences en trois classes : les premières qu’il appelait
sciences cardinales, sont les plus générales, qui se dédui¬
sent des principes les plus simples et les plus connus
parmi le commun des hommes. Les secondes, ... expéri¬
mentales », font appel pour leurs principes à l’expérience
et aux observations, « quoiqu’elles soient connues par
quelques-uns d’une manière démonstrative. Les troisiè-

g. 8, X, 395 ; cf. 4, X, 375, sur le rôle des mathématiques « ad


studium sapientiae. »
h. 1, X, 360.
i. Ep. Voet., VIII-2, 43, T. : « verus ilîe usus rationis, in quo omnis
eruditio, omnis bona mens, omnis humana sapientia continetur ». Des¬
cartes oppose au « docte », Veruditus, « qui studio et cultura inge-
nium... perpolivit », qui a poli son esprit par l’étude et la culture
(ib., 42).
j. D.M., 2, Vr, 17.
k. 1 et 2, VI, 1-2, 12 (« usant de raison »), 12-13 (« les simples
raisonnements » d un « homme de bon sens »), 13 (« l’usage entier de
notre raison »), 14, 15, 16.
l. 1, X, 360, T. ; supra, p. 49.
ÉTUDE DU BON SENS 75

mes, ... libérales, ... outre la connaissance de la vérité


demandent une facilité d'esprit, ou du moins une habi¬
tue acquise par l’exercice » ™. Et une autre allusion de
Baillet rapproche VÉtude du bon sens et les Règles
« pour la recherche de la vérité » de conversations plus
tardives avec Chanut : « Descartes appelait les études
d imagination, méditation ; et celles d'entendement,
contemplation. C'est là qu’il rapportait toutes les scien¬
ces, rnais principalement celles qu’il appelait cardinales
ou originales, comme la vraie Philosophie, qui dépend de
1 entendement, et la vraie Mathématique, qui dépend de
l’imagination »n. En cet amalgame, il est difficile de dis¬
cerner ce qui revient au Studiiim à part le recoupe¬
ment de l’expression : sciences cardinales. La première
classification montre comment elles sont à l’origine de
toute la certitude que comportent les autres sciences
dans la mesure où elles se rattachent à leurs « prin¬
cipes ». « Les plus connus par le commun des hommes »
annonce déjà l’universalité du « bon sens », ou de « la
raison », qui en tant que « puissance », est « naturelle¬
ment égalé en tous les hommes » °. Baillet, qui renvoie
plusieurs fois en même temps au Studium bonae mentis
et à la première partie du Discours ne dit pas si le
célèbre début de ce dernier s’esquissait dans le traité
inachevé. La thèse est en tout cas fondamentale, si sa
justification ironique évoque des lieux communs 3^. Car
la puissance de bien juger et de distinguer le vrai d’avec
le faux est fonction de la lumière naturelle, ou innée, qui
donne à chacun le pouvoir de faire germer et de cultiver
les semences de vérité L’important est le retour de
l’esprit sur lui-même pour découvrir dans les conditions

m. Vie, II, p. 479, dans X, 202 : ce fragment ne donnait aucun


exemple pour les deux premières classes, précisant pour la seconde que
leurs « principes ne sont pas clairs et certains pour toutes sortes de
personnes ». La troisième classe énumère : politique, médecine pra¬
tique, musique, rhétorique, poétique, et autres «arts libéraux ».
n. Vie, II, p. 486-487 et X, 203. Le début du passage évoque
(sans s’y référer) la lettre à Elisabeth, 28-6-1643, III, 692, disant consa¬
crer « fort peu d’heures par jour » aux mathématiques (méditation) et
fort peu par an à la métaphysique (contemplation).
O. D.M., 1, VI, 1-2.
76 DESCARTES

de son bon exercice, celles de la « vérité indubitable » p.


Cette classification tripartite allait-elle plus loin
dans la subordination aux facultés du sujet qui déve¬
loppe les sciences ? Si le second texte énumère les scien¬
ces qui sont « du ressort de l'entendement » et celles
que Descartes « attribuait à l'imagination et aux sens »
l'autre fait intervenir, après l'expérience pour les
secondes, l'habitude et l'exercice pour les arts libéraux.
Ainsi apparaît une distribution des disciplines selon que
l'entendement agit seul (métaphysique) ou s'appuie sur
l'imagination (mathématiques), pour former ensemble la
classe des sciences cardinales ; l’entendement faisant
appel à l’imagination et aux observations des sens cons¬
titue le second groupe, et le troisième y ajoute l'habitude.
Peut-on rattacher ce fragment du Studium bonae mentis
« à la classification des sciences de Fr. Bacon, qui répar-
tissait tout le savoir humain en sciences de mémoire, en
sciences d’imagination et en sciences d’entendement » 39 ?
Outre que la distinction entre sciences d'entendement et
d’imagination ne coïncide nullement, comme on vient de
voir, avec celle des deux premiers groupes, on notera éga¬
lement que la mémoire n'est pas nommée à propos de
ces diverses sciences. Surtout, la division montre que,
même dans les sciences non purement déductives, l’en¬
tendement garde le rôle primordial : toute leur certitude
vient de ce qu’elles enferment de « manière démonstra¬
tive ». L'appel à l'expérience, comme plus tard dans les
Principes s il introduit une part de probabilité, reste
subordonné à l’intellection des vérités premières, comme
dans les disciplines pratiques, qui requièrent en outre
l’exercice.
Le Studium bonae mentis, en liaison précisément
avec cet exercice que la classification des sciences joint
a 1 habitude, contenait aussi une étude de la mémoire

.J sciences libérales « n’ont en elles


de vérité indubitable, que celle qu'elles empruntent des principes des
autres sciences ».
q. Vie, II, p. 486 et X, 202.
r. 4, a. 205-206.
s. Vie. II, p. 66 et 477, dans X, 200-201.
ÉTUDE DU BON SENS 77
Unissant encore ici des textes d'époques différentes, et
sans donner les références à certaines lettres qu’il semble
paraphraser, Baillet rend délicate la détermination de ce
qui figurait en propre dans le petit traité inachevé : « Il
semblait douter que la mémoire fût distinguée de l'enten¬
dement et de l'imagination. Il ne croyait pas qu’elle pût
s’étendre ou s’augmenter, mais seulement plus ou moins
se remplir », dit-il en se référant au manuscrit du Stu-
diuTn bonae mentis, avant d’évoquer la mémoire locale
du joueur de luth, et la distinction entre « cette mémoire
qui dépend du corps » et l’autre « tout-à-fait intellec¬
tuelle, qui ne dépend que de l’âme seule » K Puis, après
avoir rappelé que dans le Discours de la méthode. Des¬
cartes « se trouvait une disproportion fort grande entre
sa mémoire et son esprit », il mentionne encore en marge
le Studium en poursuivant : « Il n’avait pas grand besoin
de celle que nous appelons locale ; peut-être avait-il
négligé de cultiver dans sa retraite la mémoire corpo-
par des exercices qui demandent de fréquentes
répétitions pour entretenir ses habitudes ; mais il n’avait
aucun sujet de se plaindre de celle qu’il nommait intel¬
lectuelle, qui ne dépend que de l’âme, et qu’il ne croyait
point capable d’augmentation ou de diminution en elle-
même »
Or cette idée, par deux fois référée au traité ina¬
chevé, est intéressante en ce qu’elle s’oppose aux pré¬
tentions des spécialistes de mnémotechnique, et rappelle
ainsi un autre fragment des Cogitationes privatae, isolé
entre les notes scientifiques du Parnassus et les derniers

t. Cette présentation (X, 201) semble paraphraser les lettres à


Meysonnier 29-1-1640, III, 20, et à Mersenne, 1-4-1640, III, 48, sur la
mémoire locale, à Arnauld, 4-6-1648, sur les deux mémoires.
U. II, 477 et X, 201. La référence précise : Stud. bon. ment. Ms
Cartes., Page 7, 8 (Seule pagination indiquée dans ces fragments. Le
développement sur les Rose-Croix forme l’article 5, la division des
sciences l’article 4). Pour l’allusion au Discours, et. 1, VI, 2 : « j’ai
souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte, ou l’imagination
aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample et aussi présente
que quelques autres » : cette citation mesure la distance entre le texte
et ce qu’en tire Baillet.
78 DESCARTES

problèmes Descartes, peut-être en Allemagne, puisqu’il


commençait en y partant à s’intéresser aux disciples de
Lulle, vient de regarder le livre De l’art de la mémoire
de Lambert Schenkel et n’y a trouvé que des sor¬
nettes : il peut aisément embrasser tout ce qu’il a décou¬
vert, grâce à l’imagination et à la réduction des choses
à leurs causes ; « puisque toutes peuvent enfin être
ramenées à une seule, il est manifeste qu’il n’est nul
besoin de mémoire pour toutes les sciences. En effet
celui qui comprendra les causes, sous l’impression de la
cause, reformera aisément en son cerveau les images
complètement effacées. C’est là le véritable art de
mémoire, totalement opposé à l’art de ce charlatan ».
Car il a omis « la clé de tout le mystère » : l’ordre de
dépendance mutuelle dans la formation des images.
Descartes ne minimise nullement ici la puissance de
l’imagination. Il invente même « un autre procédé : à
partir d’images des choses qui ne sont pas sans con¬
nexion, on ajoute de nouvelles images communes à
toutes, ou du moins on les réunit toutes ensemble par
une seule image, qui n’ait pas seulement rapport à la
plus proche, mais aussi aux autres ». L’exemple qui suit
est évoqué de façon très elliptique : une pique jetée à
terre, au milieu l’échelle dont on descend, tandis qu’une
flèche est lancée vers elle ; cette scène militaire renvoie
à la « composition de lieu », selon l’usage constant des
arts de mémoire, qui insistent aussi sur l’enchaînement
dynamique, et l’ordre des images, soit naturel, soit
inventéComme dans le troisième précepte de la
rnéthode, l’ordre sera supposé entre les éléments de la
série qui ne se relient pas naturellement, de sorte que
du cinquième on soit référé au premier, à travers l’avant-
dernier qui renvoie au second, jusqu’au « troisième,
selon quelque rapport semblable, en raison de la signifi¬
cation réelle ou fictive » w.
L’originalité de Descartes tient à la substitution d’un

V. X, 230, précédant immédiatement quelques notes disparates, sur


la pêche à la lanterne, le mouvement perpétuel, et des exemples d'au¬
tomates.
w. X, 230, T.
ÉTUDE DU BON SENS 79

rapport interne de dépendance à la simple association


extrinsèque. Dès ses premières notes personnelles ^
Descartes avait conipris ce qui fait la force d’une for¬
mule souvent répétée par les lullistes : on peut retenir
dans 1 esprit la chaîne des sciences aussi aisément que
la suite des nombres Les recettes pour augmenter la
mémoire se perdent dans un fatras de juxtapositions
aussi arbitraires, par exemple, que les appellations des
tout premiers nombres, dont seule la succession inter¬
vient. Les suites alphabétiques, listes historiques et
autres artifices fatiguent la mémoire plus qu’ils ne la
renforcent. Au contraire, quand on a compris le principe
de constitution interne de la série numérique, l’oubli est
vaincu. C est ce qu exprime encore une note d’un registre
sans doute quelque peu postérieur : « ceux qui confient
les sciences à la mémoire » sont « perpétuellement pour¬
suivis par la crainte d’oublier... Mais ceux qui en possèdent
les fondements, peuvent trouver par eux-mêmes à leur
gré tout ce qui en découle. Et parce que ces fondements
sont pour toute science quelques principes généraux et
lîeu nombreux, en qui tout le reste est contenu, il n’est
pas si difficile qu’il semble pour le sapiens de posséder
toutes les sciences » y : il est « savant », non par accumu¬
lation artificielle de connaissances, mais par l’intelligence
de la « sagesse ».
Ainsi les exercices mnémotechniques sont inutiles
pour une mémoire réduite à l’entendement et à l’imagi¬
nation : selon le Studium bonae mentis, leur usage en
développe le contenu, sans en accroître l’ampleur.
L’étroite subordination de l’imagination à l’entendement,
comme dans les sciences mathématiques, concerne ici la
mémoire dite intellectuelle, tandis que la mémoire cor¬
porelle relève de la simple habitude ; sa localisation
dans les doigts du joueur de luth montre qu’il s’agit
des techniques et non des arts libéraux, eux-mêmes sou¬
mis aux principes intellectuels, comme sciences de
l’esprit. Finalement, les indications de l’Étude du bon
sens, malgré les divergences apparentes, se laissent

X. X, 215, T.
y. XI, 652-653, T.
80 DESCARTES

coordonner selon l’opposition initiale des Regulae : ce qui


unit toutes les sciences proprement dites, ce qui les
rend accessibles à un même homme, c’est leur dépen¬
dance de l’entendement, tandis que les techniques cor¬
porelles seules exigent la spécialisation : les mêmes
mains ne peuvent être habiles à tenir le luth ou la char¬
rue
Que ces réflexions aient été ou non commencées
avant le retour de Descartes à Paris, elles s’intégrent
dans sa recherche générale des conditions du bon exer¬
cice de l’intelligence, qui se poursuivront dans les Règles
pour la direction de l’esprit.

5. Le groupe de Mersenne

Mais à Paris, Descartes multiplie les exercices di¬


vers, sous l’impulsion de Mersenne et de ses amis. Celui
qui pense que la réforme du savoir est l’affaire d’un
homme seul, collabore pendant un temps, et non sans
parfois s’évader, à un véritable groupe de recherches.
Comme on ignore quand Descartes est arrivé à
Paris, on ne sait pas davantage quand il a commencé à
fréquenter le groupe. Baillet le mettait en relation avec
Mersenne au collège, puis dès sa sortie qu’il datait de
1612, il lui faisait mener à Paris une vie mi-méditative, mi-
mondaine «. Lorsqu’on reporte la fin des études du jeune
homme à l’obtention de la licence en droit à Poitiers en
novembre 1616, même si Descartes est passé par Paris
avant de gagner Breda, il n’y pouvait plus rencontrer
Mersenne alors retiré près de Nevers. Le seul point
attesté par Descartes est l’ancienneté de son amitié avec
Le Vasseur ‘*5, tandis qu’une lettre à son frère aîné, du
16 juillet 1626, évoquait « ses anciens amis, et particu¬
lièrement M. Mydorge et le P. Mersenne », pour se
plaindre que la « réputation » qu’ils lui avaient faite
l’ait « en peu de temps accablé de visites », si bien « que

Z. R. 1, X, 359-360, T.
MERSENNE 81
le lieu de sa retraite se vit changé en un rendez-vous de
conférences » Un récit ultérieur du même Le Vasseur
nous montre Descartes, qui avait fui tant de sollicitude,
retrouvé et observé « par le trou de la serrure » : il
travaillait au lit, « fenêtres ... ouvertes », avec quelques
papiers près de lui, sur lesquels il écrivait « de temps en
temps... et se recouchait ensuite pour méditer » ‘*®.
Pendant ces neuf ans où Descartes a disparu du
Journal de Beeckman, la correspondance de Mersenne
prend le relais, au début de 1626 : il note dans ses
papiers, sur une question musicale, « la raison d’un
excellent mathématicien » qui doit être Descartes. Et si
la plupart des lettres de Mersenne sont perdues, les
réactions de ses correspondants confirment la réputation
qu il faisait à son ami. Il est notable que la première
mention expresse de Descartes soit liée à l'éclat de sa
méthode : « cet excellent mathématicien dont vous par¬
lez », demande Comier le 16 mars 1626, pourra-t-il « bien
donner les raisons des réfractions » ; et dans la lettre
suivante du 22 mars : « je vous aurai bien fort de
l'obligation, et à Mr des Chartes, quand vous m'aurez
fait participant de sa belle méthode et de ses belles
inventions ». Peut-être Descartes est-il déjà compris par
Mersenne, parmi ces « quelques nouveaux Archimèdes,
qui conduisent les mathématiques jusqu'à leur perfec¬
tion » : « j’en sais, ajoute-t-il, aussi bons catholiques que
bons mathématiciens, qui sont capables de perfectionner
les mathématiques, s'ils se trouvaient quelques-uns qui
les obligeassent à ce labeur par la faveur qu’on doit aux
hommes doctes ». Tout Mersenne est dans cette évoca¬
tion de La Vérité des sciences contre les sceptiques et
pyrrhoniens (1625) : enthousiasme pour le renouveau de
la science, sous le signe d'Archimède, par la mise en
œuvre de toutes les possibilités ; si Descartes est visé, il
n’est pas considéré comme un génie isolé, mais comme
un des mathématiciens les plus doués, qui se « doit » à
la communauté. Lorsqu’après la retraite du philosophe

a. I, 5, d'après le résumé de Baiixet, Vie, I, p. 136, qui ne permet


pas de restituer les termes de la lettre. Descartes logeait alors « au
faubourg Saint-Germain, dans la rue du Four Aux Trois Chapelets ».
82 DESCARTES

aux Pays-Bas, Mersenne sera devenu son principal lien


avec le monde intellectuel, il ne cessera de réitérer d'ami¬
cales pressions, et même des manœuvres, pour inciter
Descartes à publier, à développer ses principes, en sus¬
citant des objections, voire des polémiques : car le choc
des esprits favorise l'expression de la vérité. Ainsi les
procédés les plus contestables du bon Minime sont au
service conjoint de la science et de la religion '’s.
Descartes fut-il touché par l'intense animation apo¬
logétique, alors opposée aux progrès du libertinage ?
Resta-t-il simplement fidèle à la religion de son roi et
de sa nourrice tout en déracinant peu à peu les opi¬
nions reçues ? La lecture de Montaigne et de Charron
date peut-être de ces années parisiennes, mais tous deux,
largement utilisés par les sceptiques, n'avaient-ils pas
voulu humilier la raison sans ébranler la foi so ?
Seulement, la dissociation des deux domaines devient à
l'époque le mot d'ordre de ceux qui, sous le couvert d'une
« double vérité », cherchent surtout à montrer que les
conclusions du raisonnement contredisent les dogmes.
Des générations d'élèves s'étaient nourries de l'accord
établi par le thomisme entre aristotélisme et théologie.
Soudain réapparaît, sous l'influence de l'Université de
Padoue, une interprétation du traité de l’Ame qui affiirne
sa mortalité en chaque individu. En même temps, l'en¬
semble de la physique aristotélicienne commence à
s effondrer, sous l'impact d'une nouvelle vision du monde,
tandis que se multiplient les plus insolentes attaques
contre la stérilité des syllogismes La philosophie
entière est à refaire sur les bases plus solides. A son
retour d'Italie, Descartes a sans doute entendu raconter
l'anecdote qui courait sur la mort, cette année 1625, de
Maurice de Nassau, le chef respecté sous les ordres
duquel il avait choisi de servir : interrogé sur sa
« créance », Nassau aurait dit : « Je crois que 2 et 2
font 4 », ou selon une autre version : « Je vois qu'il n'y
a de certain que les mathématiques » ^2. Descartes a peut-
être dès lors projeté de donner au traité De la divinité
qu il entreprendra bientôt, une certitude au moins aussi
grande, avant de découvrir finalement que sans Dieu les
mathématiques mêmes n'échappent pas au doute... Il a
MERSENNE 83
aussi aperçu « ce qu'il fallait démontrer » : les deux
vérités 53, fondamentales pour la religion, l’existence de
Dieu et l'immortalité de l’âme. Mais s’il a jamais feuilleté
les volumes apologétiques de Mersenne, cette « érudition
indigeste »54 Pa convaincu que la multiplication d’argu¬
ments disparates est plus une entrave qu’un appui. En
délimitant avec rigueur ce qu’établit la raison, et le
domaine réservé à la foi. Descartes ne dressera pas entre
elles l’opaque séparation d’une double vérité : contre
cette thèse, il invoquera les prescriptions du Concile de
Latran, enjoignant « aux philosophes chrétiens... d’em¬
ployer toutes les forces de leur esprit pour faire connaî¬
tre la vérité » b, car la démonstration rationnelle ne sau¬
rait contredire la Vérité absolue du croyant. Si cette
Épître, dédiée aux théologiens de la Sorbonne, accentue
habilement ce qui pouvait attirer leurs faveurs, elle n’en
est pas moins sincèi'e. Pour Descartes, comme pour
Mersenne, et pour leurs maîtres les jésuites, la religion
a tout à gagner de l’épanouissement de la nature
humaine, dont le progrès scientifique est une éclatante
manifestation. Pendant les années de maturation. Des¬
cartes se garde sans doute de tout engagement précipité ;
et il paraît bien excessif de faire du projet apologétique
le moteur de sa recherche. La fréquentation de Mersenne
a peut-être à cet égard plutôt accru sa prudence native.
Cependant, en ce milieu si largement ouvert aux esprits
de toutes tendances. Descartes reste profondément étran¬
ger au « libertinage érudit » 55. H pourra bien encore
insister, pour rassurer les pédagogues, sur l’innocence de
sa vie de loisirs = : ce qui le sépare plus radicalement de
ceux pour lesquels la coutume n’est qu’un masque, c’est
son intransigeance intellectuelle et son appétit d’absolu.
C’est bien alors que Descartes dut commencer à pra¬
tiquer le doute : on a vu qu’au sortir du poêle, il était
encore prompt à l’enthousiasme, et attiré par les plus

b. Epître dédicatoire des Meditationes, VII, 3 et IX, 5 : la fin


(ib. 6 et 8) fait appel à 1’ « autorité » des Docteurs pour appuyer son
ouvrage : s’opposant à l'arrogance des athées, il soutient « la cause de
Dieu et de la Religion ».
c. D.M., 3, VI, 29-30.
84 DESCARTES

abstruses spéculations. Mais en même temps se fortifiait


son « dessein » : se préparer pour atteindre toute la
sagesse accessible à l'homme d. n menait donc « en
apparence » la même vie que ceux qui n’ont besoin
d’ « aucun emploi », tout en se réservant « de temps en
temps quelques heures » employées à pratiquer la
méthode « en des difficultés de mathématique, ou même
aussi en quelques autres » qu’il pouvait « rendre quasi
semblables à celles des mathématiques, en les détachant
de tous les principes des autres sciences »
Immédiatement recormu comme excellent mathé¬
maticien, Descartes semble avoir épuisé assez rapidement
la joie des exercices de pure mathématique 56 ; l’optique,
comme branche des mathématiques, lui offrit un champ
de recherches aussi rigoureuses, et cependant ouvertes
sur l’expérience, notamment dans la dioptrique (qui fait
intervenir la différence des milieux réfringents), et même
sur les « principes », si l’on cherche « la nature de
1 action de la lumière ». Les Regulae confirment qu’avant
1627, Descartes avait laissé de côté ce dernier ordre de
question, mais qu’il possédait déjà la solution mathéma¬
tique de l’anaclastique, c’est-à-dire « la ligne dans laquelle
les rayons parallèles se réfractent en se coupant tous en
un seul point après réfraction » f. La correspondance de
Mersenne en 1626 évoque ces travaux conduits en colla¬
boration avec Mydorge. Il est difficile de faire la part de
chacun à leur origine, puisqu’on ignore à quand remonte
le premier fragment des Cogitationes privatae sur la
réfraction, non moins que la date de leur rencontre et du
début de leurs communes recherches. Mydorge, dit
Baillet 5^^ « avait succédé à M. Viète dans la réputation
d être le premier mathématicien de France en son
temps ». Il se passionna jusqu’à consumer « près de
cent mille écus de son bien à la fabrique des verres de
lunettes, et de miroirs ardents, aux expériences, et à

d 7b., 28 (cité au début de ce chapitre), 29 sur le « dessein »


opposé au doute sceptique, 30 : . je ne laissais pas de poursuivre en
mon dessein, et de profiter en la connaissance de la vérité »
e. Ib., 30 et 29.
f. R. 8, X, 393-394, T.
LA RÉFRACTION 85
divers autres usages de mathématiques ». Il laissa « peu
d écrits... parce que la plus grande partie de son temps
comme de son bien se trouvait employée en expé¬
riences ». Descartes (qui dessinait mal), le louait en
outre d’être « le plus exact à bien tracer une figure de
mathématique »g. Aussi lui fit-il, vers 1626 ou 1627, réa¬
liser le modèle qu’il venait de calculer, et qui fut taillé
par l’habile artisan Ferrier : « et lorsqu’il fut fait, dit
Descartes, tous les rayons du soleil qui passaient au
travers s'assemblaient tous en im point, justement à la
distance que j'avais prédite » h. Il aurait été ainsi en
possession de la loi des sinus, à la même époque que
Snellius (qu’on l’a souvent accusé d’avoir plagié), et sans
autre source que leur commune lecture de Kepler qui,
parmi diverses hypothèses, faisait intervenir les sinus des
angles d’incidence. La constance du rapport entre sinus
des angles d’incidence et de réfraction était une des
hypothèses possibles, mais on ignore comment Descartes
l’a d'abord démontrée. Il partit probablement du pro¬
blème géométrique : à quelle condition un rayon parallèle
à l’axe focal, réfracté en tombant sur une lentille plan-
convexe elliptique ou hyperbolique passera-t-il par un des
foyers ? Il restait à déterminer si la loi « suivant laquelle
s’effectuent physiquement les réfractions », gardait ce
même rapport quel que fût le point d’incidence : la
condition était « que le rapport du grand axe à la dis¬
tance des foyers représentât justement la valeur cons¬
tante de ce rapport. Cette dernière valeur, si cela se réa¬
lisait, s'obtiendrait aisément par une seule expérience,
faite sur un morceau de verre », taillé de façon « que les
rayons parallèles à l’axe vinssent concourir au foyer
après réfraction. Or, c’est là précisément l’expérience uni¬
que de Descartes », qui a changé « en certitude ce qui
n’était que soupçon » s».

g. A Huygens, 11-12-1635, I, 336, « il y a déjà huit ou neuf ans ».


h. A Golius, 2-2-1632, I, 239, note : fin du texte connu par l’édition
Clerselier, et différent de l’autographe ; « il y a environ cinq ans ».
En 1632, Descartes vient de justifier la loi des sinus par l’analogie balis¬
tique, et invoque en sa faveur ce premier travail expérimental.
86 DESCARTES

Pour vérifier seulement la loi, il eût pu utiliser


des procédés plus simples, mais en faisant appel à un
dessinateur et à un technicien des plus habiles, il cher¬
chait en même temps à réaliser une lunette optique per¬
fectionnée. Villebressieu avait raconté à Borel comment
il vit fabriquer par Ferrier, selon les plans de Descartes,
« une lunette nouvelle composée de verres hyperboliques,
à laquelle il ne s'était encore rien vu de semblable... ;
par son moyen l’on découvrait distinctement les feuilles
des plantes à trois lieues de distance »®. Bientôt Mer-
senne osera évoquer en écrivant à Galilée, l’espoir que
son groupe, (« nous », dit-il), mettra au point des lentilles
capables de détecter d’éventuels vivants jusque dans la
lune et les étoiles “ ! Cette extrapolation à partir d’une
vision nette portée d’abord jusqu’à trois lieues relève
plus de l’enthousiasme que de la prudence scientifique :
cela ne dépend pourtant que de « l’artifice des hom¬
mes », et la Dioptrique, décrivant des lunettes de plus
en plus puissantes, dira : « il n’y a point de différence
entre la façon de ces plus parfaites et de celles qui le
sont moins, sinon que leur verre convexe doit être plus
grand, et leur point brûlant plus éloigné. En sorte que si
la main des ouvriers ne nous manque, nous pourrons par
cette invention voir des objets aussi particuliers et aussi
petits, dans les astres, que ceux que nous voyons com¬
munément sur la terre » ‘. Aussi Descartes, au printemps
de 1629, évoque-t-il devant Beeckman les vieilles rêveries
de Porta sur la projection à la surface de la lune d’ins¬
criptions lisibles depuis la terre, grâce à des lentilles
dont le foyer irait à l’infini ; Beeckman raille ici les
fadaises occultistes d’un Agrippa, tandis que Descartes
voit encore dans les recettes disparates, et souvent ridi¬
cules, de la Magie Naturelle, des expériences pour domi¬
ner la nature. Il est difficile d’y faire la part de la recher¬
che scientifique et de la distraction : dans les Météores
Il proposera « une invention pour faire paraître des signes
dans le ciel, qui pourraient causer grande admiration à
ceux qui en ignoreraient les raisons » : c’est bien dans la

i. 9, VI, 205-206.
JEUX OPTIQUES 87

perspective des fêtes baroques, où l’illusion est reine,


qu’il « y faudrait de l’adresse et de la dépense », afin
« que ces figures pussent être vues de fort loin par tout
un peuple, sans que l’artifice s’en découvrît » ù Mais
après avoir « fait admirer les plus puissantes machines,
les plus rares automates, les plus apparentes visions, et
les plus subtiles impostures, que l’artifice puisse inven¬
ter », le philosophe promet au disciple : « je vous en
découvrirai les secrets, qui seront si simples et si inno¬
cents que vous aurez sujet de n’admirer plus rien du tout
des œuvres de nos mains » *=. La purification de l’admi¬
ration a donc ici une valeur pédagogique.
Descartes a-t-il commencé à s’en pénétrer à Paris,
tantôt s’amusant aux plus curieuses expériences, tantôt
travaillant à se défaire ainsi de toute illusion ? S’il avait
lu Porta avant d'écrire l'Abrégé de musique, l’absence
d’éléments chronologiques précis pour déterminer jus¬
qu’à quand Descartes a utilisé son premier registre, nous
empêche de localiser en Allemagne ou au retour en
France ses notes sur la production, toujours sous la
même influence ^2^ d’apparitions « en l’air », grâce à des
jeux de miroirs *, ainsi que l’évocation de quelques auto¬
mates Une autre recette empruntée à Porta, pour
colorer les murailles par des verres et des ingrédients
chimiques mêlés à l’huile des lampes, vient-elle du
même cahier, ou de l’autre qui comportait « une page
écrite sous ce titre : Thaumantis regia » ” ? « Le Palais
d’Admiration » ce titre mirifique ne recouvrait-il pas
aussi de plus amples « traités manuscrits... faits en sa
jeunesse » et décrivant des automates ^ ? Ces machi¬
neries abondaient à l’époque dans les palais et jardins

j. 8, VI, 343-344.
k. Rech. Vér., X, 505 ; Eudoxe, porte-paroles du philosophe, répond
ici au vœu du « curieux » Epistémon : comprendre « tous les effets
merveilleux qui s'attribuent à la magie..., non pas pour s’en servir,
mais afin que notre jugement ne puisse être prévenu par l'admiration
d’aucune chose qu’il ignore » (X, 504).
l. Cog. priv., X, 215-216.
m. X, 231-232.
n. Inventaire, registre B, X, 7 ; cf. la recette, recopiée par Leibniz,
X, 209.
88 DESCARTES

princiers d'Allemagne, de France et d’Italie. Descartes dit


avoir vu ce vase, dont l’eau s’écoule dès qu’elle atteint les
lèvres de Tantale ° : on en retrouve l’explication dans les
Récréations mathématiques du P. Leurechon^^, que
Mydorge ne dédaignera pas d’annoter. Car tous ces amu¬
sements ont beaucoup occupé le groupe parisien des amis
de Descartes : Mydorge, expert en catoptrique Ville-
bressieu, dont la curiosité tendait parfois vers l’alchimie,
mais qui « avait un génie tout particulier » pour réaliser
les inventions de Descartes « dans la mécanique et dans
la perspective » : à Paris, il avait fait pour lui un
« grand miroir elliptique » en « marbre artificiel » pour
faire paraître les images redressées, et non renversées
comme dans les miroirs concaves. Puis il le rejoignit
quelque temps à Amsterdam, probablement pendant
1 ete 1631 : pendant « trois ou quatre mois », Descartes
a négligé ses « papiers » (le Monde !), et s’est « amusé à
d autres choses peu utiles » p. Si les inventions humani¬
taires de Villebressieu ne méritent pas ce dédain ^8, les
« ^périences de dioptrique », qu’il a lui-même racontées
à Borel joignent toujours à la récréation par l’étonne¬
ment sa démystification scientifique : « de jour en jour »,
Descartes multipliait les « merveilles »; et Villebressieu
ne fut « jamais... plus surpris » que lorsqu’il vit « pas¬
ser... ime compagnie de soldats au travers de sa cham¬
bre, en apparence » : « l’artifice » consistait à grossir des
figurines « par le moyen d’un miroir », pour « les faire
entrer, passer et sortir de la chambre » 69...
Mais cette parfaite continuité entre les divertisse¬
ments de Descartes à Paris et dans les premières années
de sa retraite aux Pays-Bas, en liaison avec ses expé¬
riences optiques, se retrouve-t-elle dans l’interprétation
des automates comme modèle de toute vie animale ? Selon
Baillet, c est « au plus tard vers l’an 1625 » que Descartes
« découvrit... à quelques-uns de ses amis... qu’il ne pou¬
vait s imaginer que les bêtes fussent autre chose que des
automates ». Or ses références sont beaucoup moins
décisives : il n invoque plus, comme dans le récit précé-

o. R. 13, X, 435-436 et 436-437.


p. A Mersenne, oct.-nov. 1631, I, 228.
AUTOMATES 89
dent, le témoignage direct d'un ami, mais, renvoyant à
une lettre de Beeckman à Mersenne de 1631, il conclut :
« d’où l’on juge que dès longtemps auparavant il avait
débité son dogme des automates à ses amis de Paris »
En l’absence du manuscrit Thaumantis regia où se trou¬
vait peut-être décrite la machine d’une « perdrix artifi¬
cielle qu’un épagneul fait lever », on se gardera de croire,
avec le Père Poisson, qu’il voulait dès lors, « vérifier par
expérience ce qu’il pensait de l’âme des bêtes »7i. Car
la théorie des animaux-machines engage profondément
le dualisme spécifiquement cartésien, qui établira une
coupure radicale entre l’esprit et la « vie » réductible au
mécanisme. Quand Descartes soupçonne, dans les OZym-
pica, que les bêtes n’ont pas de libre-arbitre, et même
lorsque dans les Regulae il assimile leur mémoire à
l’imagination corporelle, il s’oppose certes déjà aux affa¬
bulations de Montaigne et de Charron sur l’intelligence
animale, mais rien ne permet de les priver de toute
« âme » : les indications de ces Règles demandent en
effet d’autant plus de prudence dans leur interprétation
qu’elles paraissent plus proches des thèmes du Cartésia¬
nisme achevé.
A l'époque où en liaison avec le groupe de Mersenne
Descartes résoud brillamment des problèmes particu¬
liers, il n’a pas encore pris parti sur les principes. Il se
distingue déjà de ses amis savants par sa rigueur métho¬
dologique et par sa volonté de subordonner l’édification
de la science à la découverte des conditions d’une par¬
faite certitude ; c’est « la chose du monde la plus
importante » à laquelle il va bientôt se consacrer.

6. La direction de l’esprit en la recherche de la vérité.

A cet égard, les Regulae marquent un premier tour¬


nant : parmi les écrits inachevés de la jeunesse, c’est le
plus long, et probablement le dernier. Sans doute le fond

q. R. 12, X, 416 ; cf. X, 219.


r. D. M., 2, VI, 22.
90 DESCARTES

de la méthode, lié à la visée d’une « mathématique uni¬


verselle »» est issu des réflexions de 1619-1620. Et Des¬
cartes, pour en développer les règles, a pu reprendre des
fragments plus anciens : il a entrepris de les mettre au
net au moment, dit-il où, n'ayant plus rien à souhaiter
en mathématiques, il se tourne vers des sciences d’un
ordre « un peu plus élevé », telles que la dioptrique, qui
applique la géométrie à une question physique. « Vous
savez, écrit-il à Mersenne en 1638, qu’il y a déjà plus de
quinze ans que je fais profession de négliger la géomé¬
trie » “ ; et les mois passés en Italie ont dû consommer
cette rupture. « A Paris », avant ce voyage ou après le
retour. Descartes avait « commencé » plusieurs « trai¬
tés », qu il n a « pas continués », et dont Mersenne
connaissait l’existence v. Les Regulae en faisaient-elles
partie ? C’était bien pour écrire que Descartes fuyait la
sollicitude de ses amis. Trop vite retrouvé, il alla s’ins¬
taller « a la campagne », pour y faire son « apprentis¬
sage » de la « solitude », et l’on rapporte souvent ” la
rédaction des Règles dans leur état actuel, à cet « hiver
en France » qui précéda le départ pour les Pays-Bas.
Les développements méthodologiques sont encadrés
par une théorie générale de la connaissance, à laquelle
nous nous limiterons pour l’instant, afin d’éviter les
redites sur les « règles ». Car la méthode, déjà célèbre
lorsqu à Paris Descartes l’applique à la réfraction, est
inséparable de l’illustration qu’en donneront les Essais,
préfacés par le Discours : sa présentation, résumée en
quatre préceptes, demande à être confrontée avec la mul-

s. R. 4, X, 378-379, T. : idem pour toutes les R.


t Ib 379 : Descartes va réunir et ordonner tout ce qu’il a
trouvé de remarquable antérieurement.
, suggère que Descartes, avant 1623, fréquen-
ait Mersenne^, tout en se détachant des mathématiques pures (cf. R.
^ ne s’arrêtait . jamais à la solution d’aucun
problème, si ce n est a la prière de quelque ami ».
trouvez étrange... », lui écrit Descartes (15-4-1630 I 137-
nlul’ T “ pendant que j’y travaillais j’acquérais un' peu
if eonnaissance que je n’en avais eu en commençant, selon
nrnW ^ voulant accommoder, j’étais contraint de faire un nouveau
projet, un peu plus grand... ».
w. A Pollot, 1648, V, 558.
l'intuition 91
tiplication des « Regulae », dont trois groupes de douze
étaient prévus ^4. Les nouveaux progrès de la mathémati¬
que cartésienne aideront à faire le point sur l’inachève¬
ment des Regulae, en même temps que sur la restructu¬
ration plus concise des préceptes dans le Discours. Au
contraire, pour bien mesurer la systématisation qui
s'opère, semble-t-il, à partir des premiers mois du séjour
aux Pays-Bas, il convient d’établir les limites d’une phi¬
losophie qui se cherche, sans s'être encore pleinement
trouvée.
Certes Descartes fait déjà retour sur le sujet
connaissant, dont l’intellect assure l’unité du savoir et
vise « une connaissance certaine et évidente » y, selon la
définition traditionnelle de la science par excellence, les
mathématiques Elles sont le modèle de l’indubitabilité,
tandis que les discussions dialectiques, domaine du plau¬
sible, entretiennent les désaccords et la probabilité de
l’erreur En tant qu’il est « pur et simple » l'objet
de l’arithmétique et de la géométrie est saisi par « la
conception d’un esprit pur et attentif, qui naît de la
seule lumière de la raison » : telle est la définition de
« l’intuition », et Descartes ajoute : « Ainsi chacim peut
voir (intueri) en son esprit qu’il existe, qu'il pense, que
le triangle est défini par trois lignes seulement, et la
sphère par une surface unique, et choses semblables, bien
plus nombreuses que ne le remarquent la plupart :
« se existere, se cogitare », la formule peut sembler pro¬
che du Cogito, mais toute la question est de savoir si
Descartes présente ici une ou deux intuitions, autrement
dit, si la constatation de mon existence est un exemple

x. R. 1, X, 360 ; cf. supra, p. 74-75 et 80.


y. R. 2, X, 362.
Z. Ib., 363 : de deux avis différents, non seulement l'un est
faux, mais sans doute les deux, car des « raisons... certaines et évi¬
dentes » devraient convaincre, comme une démonstration mathématique.
Cf. R. 3, X, 367-368 ; le nombre des voix en faveur d'une opinion ne
signifie rien, contre la scolastique, qui dénombrait successivement
le pour et le contre, sans jamais proposer rien « d'assez évident et
certain, pour échapper à la controverse ».
a. R. 2, X, 365.
b. R. 3, X, 368.
92 DESCARTES

aussi indubitable que la définition de la sphère et du


triangle, ou bien que la conscience spontanée que j’ai
de penser. Pour accéder au Cogito proprement dit, il faut
au contraire poser d’abord mon existence comme dou¬
teuse, et avoir l’intuition du lien nécessaire entre ma
pensée, indéniable, et mon existence. L’ordre même des
exemples suggère plutôt ici la juxtaposition de deux
aperceptions simples. Chez les scolastiques, l’aspect
réflexif de la connaissance de soi à partir d’actes dont
l’intentionalité était d’abord dirigée vers les objets exter¬
nes, n excluait pas une certaine expérience immédiate de
la conscience ; et les discussions rappelaient la thèse
augustinienne affirmant la connaissance de l’âme par
elle-même, en tant qu’elle saisit qu’elle esf^.
Descartes dit employer intuition en son sens étymo-
lo^que de voir, sans entrer dans les discussions de
1 Ecole <=, qui réservait aux purs esprits l’intuition intel¬
lectuelle. Mais en faisant de la « lumière naturelle » la
manifestation de la vérité, les maîtres de Descartes
admettaient bien un domaine où « l’esprit, sans raison-
^PPi'shende et voit » Telle est précisément la
saisie des principes immédiats communs à toute science :
1 axiome que le tout est plus grand que sa partie n’est pas
connu par les sens. « Comme l’évidence du sens est la
connaissance intuitive d’une chose singulière présente »
(ne serait-ce pas le cas de mon existence ?), ainsi le juge¬
ment évident de l’entendement est la vision que celui-ci
a, soit par expérience (d’une chose singulière), soit pour
les universaux, à partir de la notion des termes, médiate
ou immédiate «J». Pour définir le triangle ou la sphère,
il faut bien partir de termes « connus d’eux-mêmes » per
se nota 79. Descartes s’appuie au départ sur les notions
discutées par les commentaires des Seconds Analytiques
touchant l’immédiateté des « principes » : « l’arithméti-
cien postule à la fois ce qu’est l’unité, et que l’unité
es » . Mais en refusant de soupeser les arguments
d autrui, pour suivre l’exemple du mathématicien, qui

c. Ib., 369.
LA PUISSANCE DE L'eSPRIT 93
n accède à l'intellection que par lui-même d, Descartes
rompt avec la pratique des aristotéliciens et revient à
Platon : « que nul ignorant en mathématiques ne soit
admis à l’étude de la sagesse »e. En même temps, la
thèse des « semences de raison », ou « rudiments de la
raison humaine », dont le développement s’étend à toutes
les vérités f, transpose la réminiscence en innéité Et
^ ^^'dçle générale de la connaissance, qui clôt la première
partie des Regulae, retrouve ce dualisme global que nous
avons déjà rencontré dans les Olympica, et qui, en dépit
du strict aristotélisme des écoles, envahissait alors les
ouvrages de vulgarisation philosophique «2. Quand Des¬
cartes se demande « ce qu’est l’esprit de l’homme, ce
qu’est son corps, et comment celui-ci est informé par
celui-là » g, il les pose^ spontanément comme distincts,
s^s avoir encore fondé métaphysiquement leur radicale
séparation.
Alors que la première rédaction de la Règle 8,
comme le Studium bonae mentis, ne traitait pas la
mémoire en faculté indépendante de l’entendement et de
l'imagination, et se bornait à leur adjoindre les sens
la Règle 12, avec la seconde version de la Règle 8, compte
quatre moyens de connaissance : « l’entendement seul
est capable de la science ; mais il peut être soit aidé, soit
entravé par trois autres facultés, l’imagination, les sens
et la mémoire » La Règle 12 montre comment il leur
est étroitement associé : cette « puissance (vis) pure¬
ment spirituelle » est « distincte du corps tout entier »,
et demeure « la même (una et eadem) » dans toutes ces

d. R. 3, X, 367 : nous ne deviendrons jamais mathématiciens en


apprenant par cœur les démonstrations des autres. De même lire tous
les arguments de Platon et d'Aristote ne permet pas de porter un
jugement ferme sur une question. On ne fait plus de sciences, mais
historias, le terme d’histoires ayant son sens étymologique d'enquête
rhapsodique.
e. R. 4, X, 375.
f. Ib. 374. Cf. 373 et 376 ; « les premières semences de vérité,
insérées (insita) par la nature dans les esprits humains ».
g. R. 12, X, 411.
h. R. 8, X, 395. ; « nous n’avons que deux instruments de
connaissance, outre l’entendement ».
i. R. 8, X, 398 ; cf. R. 12, X, 412-417.
94 DESCARTES

fonctions. Elle est passive lorsque par l’intermédiaire du


« sens commun » elle reçoit les impressions des divers
sens, et s’y applique en même temps que l’imagination :
« elle est dite voir, toucher, etc. ». De même, appliquée
aux figures « que conserve la mémoire », et qui font à
l’imagination comme un vêtement, ( c’est sa fonction
reproductrice), « elle est dite se souvenir ». Au contraire,
elle est active, « lorsqu’elle s’applique à l’imagination
pour forger (fingat) de nouvelles figures » : c’est l’ima¬
gination proprement dite, dans sa fonction créatrice, et
Descartes l’appelle aussi conception (concipere). Celle-ci
est alors distinguée de l’intellection (intelligere), où
« l’entendement pur » agit seul. Ingenium, ou « esprit »,
désigne son activité associée à l’imagination, soit dans la
formation de nouvelles « idées », soit dans l’application à
celles qui sont déjà forgées h Descartes est donc encore
loin d’accorder à l’intellection la possibilité de connaître
l’essence des corps, comme il le fera dans la seconde
Méditation en analysant le morceau de cire^. L’activité
de l’esprit qui pense « dans les corps... la figure, l’éten¬
due, le mouvement, etc. » i est inséparable de l’imagina¬
tion, à laquelle le philosophe reconnaît une base corpo¬
relle de façon assez confuse™. C’est par le corps que se
transmettent les impressions sensorielles, que Descartes
compare à l’empreinte mécanique d’un cachet, mais il ne
donne aucune précision sur ce que sont, dans l’objet, les
qualités traditionnelles qu’il énumère ; chaleur, froid,
« et choses semblables », couleur, son, saveur Quand il
représente la différence des couleurs par des symboles
conventionnels comme ceux du blason 84, il laisse entre
parenthèses les hypothèses sur leur nature «.
Et, comme les astronomes qui usent, pour clarifier

j. R. 12, X, 415-416.
k. IX, 24-25 : « sa perception... n’est point... une imagination, et
ne 1 a jamais été, quoiqu’il le semblât ainsi auparavant, mais seulement
une inspection de l’esprit... »
l. R. 12, X, 419.
m. Ib., 414-41.5.
n. Ib., 412-413.
O. Ib., 413 : « supposez que la couleur soit ce que vous voudrez ».
LES NATURES SIMPLES 95
les phénomènes, de cercles imaginaires p, il classe les
notions en trois groupes (spirituelles, matérielles et
mixtes), distinguant en chacun les simples et les compo¬
sées. La théorie des « natures sunples » répond à la
description des facultés cognitives : pour les réalités qui
n’ont rien de corporel, ou de semblable au corps, l’enten¬
dement est gêné par les autres facultés s. Et celles qui
concernent le corps sont dites « purement maté¬
rielles » !■ : il est notable que la « lumière innée » ne
concerne explicitement que les précédentes, et que même
les axiomes, « sur l'évidence desquels s’appuie la conclu¬
sion de tout raisonnement » ® soient dits « communs »,
en tant qu’ils relient ces natures corporelles. Sont égale¬
ment communes les notions qui concernent les deux
ordres de réalités, « comme l’existence, l’unité, la
durée... : et du reste, elles peuvent être connues soit par
l’entendement pur, soit par le même, voyant intuitive¬
ment les images des choses matérielles » Ce n’est donc
pas par une « intuition intellectuelle » ^ que l’esprit
saisit l’ensemble des natures simples, et leurs liaisons
nécessaires : l’entendement les « éprouve », tantôt seul,
tantôt « dans l’imagination »
C’est toujours du point de vue de leur perception
par l’entendement que Descartes appelle « simples » les
natures qui n’ont pas besoin d’être rapportées à d’au¬
tres : la « figure » n’est pas objectivement indivisible, et
sa notion peut être encore analysée jusqu’à en abstraire
l’idée de « limite d’une chose étendue » ; mais Descartes
montre que celle-ci est moins distincte, pouvant s’appli¬
quer aussi à la durée ou au mouvement : elle est un

p. Ib., 417. La description des facultés repose aussi sur des hypo¬
thèses destinées à clarifier, et comparées à celles des géomètres, ib., 412.
q. Ib., 416 ; cf. 419 : « sont purement intellectuels, les choses
que l'entendement connaît par une lumière innée, et sans l’aide
d’aucune image corporelle ».
r. Ib., 419 ; « comme sont la figure, l’étendue, le mouvement,
etc. ».
s. Ib. : p. ex. deux choses égales à une troisième sont égales entre
elles.
t. Ib., 419-420.
u. Ib., 425 (vel in se ipso, vel in phantasia esse experitur).
96 DESCARTES

« composé de natures totalement diverses ». Au contraire


un corps réel est à la fois étendu et figuré : ce sont là
pourtant trois notions claires et distinctes pour l’enten¬
dement v. Descartes ne donne ici aucune priorité à l'éten¬
due comme essence du corps. Les développements de la
Règle 14, accordant toujours à l’entendement l’adjuvant
de l’imagination dans la perception de la quantité
précisent que si l’entendement seul abstrait l’étendue de
la corporéité, la représentation ne peut suivre *. Et le
philosophe met en garde contre l’abus des abstractions,
et la complication des discussions scolastiques qui en
dérivent
Le but de ces analyses est de dégager des éléments
assez simples pour être l’objet d’une indubitable intui¬
tion. Comme Aristote**, Descartes pense que l’erreur se
glisse dans la composition des notions par l’entende-
rnent, auquel il réfère traditionnellement le jugement y :
c’est seulement quand il aura réduit l’intellection à la
réceptivité des idées, qu’il pourra imputer affirmation,
négation et responsabilité de l’erreur à l’activité de la
volonté Dans les Regulae, le passage d’une notion à
l’autre manifeste le dynamisme de l’esprit, mais toute la
méthode s efforce de ramener les inférences à une suite
ininterrompue d intuitions ; elles doivent alors porter
sur les^ éléments et sur leurs connexions. Est nécessaire
toute liaison telle qu’un terme ne peut être isolé de l’au¬
tre que par abstraction *®. Certains exemples du philo¬
sophe ouvrent une réflexion métaphysique proche de celle
de la maturité : le doute universel de Socrate implique
qu’il « entend (intelligit) du moins qu’il doute ; donc il
connaît qu’il peut y avoir du vrai et du faux ». De même,
de 1 affirmation : « je suis », je conclus nécessairement ‘
« donc Dieu est », et de l’usage de l’intellection, que

V. Ib., 418-419.
w. R. 14, X, 440, 443, 445.
X. Ib., 444-445.

^ y. R. 12, X, 420 j cf. R. 8, X, 396 c « vérité ou erreur ne peuvent


etre que dans l'entendement », et R. 14, X, 443 ; «
l'entendement seul
porte un jugement faux ».
Z. Méd., 4, et infra, ch. VI, § 5.
LES NATURES SIMPLES 97
j Lin esprit distinct du corps Cependant la question
critique est ici posée selon la perspective des Académi¬
ques 90, et ne va pas jusqu’à faire jaillir du doute la sai¬
sie ontologique du sujet pensant. Il est probable aussi
que la créature renvoie nécessairement à Dieu par sa
contingence, sans que l’accent porte sur son être spiri¬
tuel, ni sur la dialectique du fini et de l’infini, comme
dans la troisième Méditation. Et si le dernier exemple
confirme, contre l’aristotélisme, que notre entendement
pur est capable d’une pensée sans images, elle ne se
rapporte encore qu’à ce qui est inimaginable, selon la
division platonisante du spirituel et du corporel.
Mais les mailles du réseau se dessinent, sans être
coordonnées : lorsqu’il apercevra qu’il est parce qu’il
doute, et que parce qu’il pense. Dieu est. Descartes décou¬
vrira également que la pure intellection s’applique à
toutes les idées, représentant soit des esprits, soit des
corps : ainsi s’opère une véritable réduction « idéaliste »,
mettant en question la réalité d’une matière hors de la
pensée. Au contraire la subordination du savoir à l’unité
de l’entendement reste ici toute méthodologique 9i. Pour
déterminer l’ensemble des vérités accessibles à la con¬
naissance humaine, il faut remonter jusqu’à cet enten¬
dement, et l’examen doit être entrepris semel in vita^,
« une fois dans la vie » ; encore fallait-il que ce fût la
bonne ! La rédaction de la Règle 12, qui devait répondre
à cet objectif <= ne fut qu’une esquisse souvent confuse.
« La solitude » que Descartes avait espérée à la cam¬
pagne, ne pouvait être « toute parfaite », tant qu’il était
entouré de « petits voisins » aux visites importunes ‘J.

a. R. 12, X, 421-422 ; certains exemples ne sont pas réversibles :


de ce que Dieu est, il ne s'ensuit pas que j'existe.
b. R. 8, X, 395-396 et 397-398 : l'expression se trouve dans les
deux textes, le second apparaissant comme une reprise du précèdent.
c. Ib., 398-399, annonçant la R. 12 : il faut étudier l'entendement
pur et nos autres facultés cognitives, et distinguer les choses simples
ou composées, « en tant qu'elles se présentent à l’entendement ».
d. A Balzac, 5-5-1631, I, 203 ; à Mersenne, mai 1638, II, 152 : seuls
les « divertissements... inévitables » l’ont fait quitter Paris ; « et
pendant qu'il me sera permis de vivre à ma mode, je demeurerai
toujours à la campagne, en quelque pays où je ne puisse être impor-

4
98 DESCARTES

Sans doute apercevait-il aussi que le fondement de la


certitude est commandé par une méditation sur « la
Divinité » : une telle aventure exigeait la rupture avec
toutes les habitudes, comme avec les sollicitations des
amis.

7. « Il faut partir »

Pendant toutes ces années, Descartes avait poursuivi


ses exercices en la méthode sans renoncer à tous « les
divertissements » « d'une vie mondaine. Vêtu en cavalier,
il s'est même battu en duel pour une dame, mais « il lui
avait dit pour toute galanterie qu'il ne trouvait point de
beautés comparables à celles de la Vérité »54. Et s'il
pratiquait « l'art de l'escrime » il en prenait occasion
pour réfléchir sur ses règles n rivalisait de « gen¬
tillesses » dans des joutes verbales avec Guez de
Balzac • cependant l'apologie des Lettres de celui-ci,

fait prévaloir sur les ornements l'équilibre du langage ;


comrne la santé du corps, il est d'autant meilleur qu'il
se laisse oublier h Descartes apprécie « la vigueur et la
majesté de l'éloquence antique », surtout pour la clarté
(perspicua) des arguments s, et loue, avec la « candeur »
dans l'expression des émotions cette « généreuse
liberté », qui méprise flatterie et mensonge i. « Amour
de la vérité et générosité innée » j marquent du sceau
cartésien cet écrit de circonstance.
Dans les salons où se préparaient les premières
académies 57, la réputation de Descartes croissait ; et la
séance décisive fut la réunion chez « le Nonce du Pape »,

tuné des visites de mes voisins » ; Ep. Voet, VIII-2, 111, T. : nulle
autre raison ne 1 a fait partir de son pays que la multitude de ses
amis et proches.
e. D. M., 3, VI, 30.
f. A *■**, 1628, I, 7, T.
g. Ib. 10.
h. Ib., 9.
i. Ib., 10.
j. Ib., 11.
IL FAUT PARTIR 99
OÙ « le Cardinal de Bérulle, le Père Mersenne », et une
« grande et savante compagnie... s'était assemblée... pour
entendre le discours de M. de Chandoux touchant sa
nouvelle philosophie. Ce fut là, dit Descartes lui-même,
que je fis confesser à toute la troupe ce que l'art de bien
raisonner peut sur l'esprit de ceux qui sont médiocre¬
ment savants, et combien mes principes sont mieux éta¬
blis, plus véritables et plus naturels, qu'aucun des autres
qui sont déjà reçus parmi les gens d'étude » : ainsi
furent convaincus « tous ceux qui prirent la peine de me
conjurer de les écrire et de les enseigner au public »
Ces « principes » étaient, d’après le début de la lettre que
résume Baillet, « sa Règle universelle », ou « sa Méthode
naturelle », dont les « deux fruits » soumettaient d’abord
toute proposition à l’épreuve des conditions de possi¬
bilité, « d’une certitude égale à celle que peuvent pro¬
duire les règles de l’arithmétique », et permettaient
ensuite de la résoudre : ce sont bien les thèmes des
Regulae. La réunion eut probablement lieu juste avant
le départ de Descartes pour la campagne bretonne, l'hiver
1627-1628 98. Fut-elle déterminante dans la décision de
Descartes de « chercher la solitude », sans rompre encore
avec ses proches par un « changement... trop subit » * ?
Selon un mémoire manuscrit de Clerselier, évoqué par
Baillet, Bérulle aurait fait à Descartes « une obligation
de conscience » de s’adonner désormais à la construction
de sa philosophie 95. Par le souci qu’il avait de bien
orienter les vocations, il eut sans doute une influence
personnelle pour lui faire prendre conscience que le
moment était venu de « chercher les fondements » d’une
« philosophie plus certaine que la vulgaire » ™.

k. A Villebressieu, été 1631 ?, I, 213 : cette longue citation suit


dans Baillet {Vie, I, 163) une paraphrase de ce qui précédait.
l. A Pollot, 1648, V, 558.
m. D. M., 3, VI, 30 : ce passage fait allusion à la « réputation » que
Descartes s'était acquise après la réunion chez le Nonce : « en confes¬
sant plus ingénument ce que j’ignorais que n’ont coutume de faire ceux
qui ont un peu étudié, et peut-être aussi en faisant voir les raisons
que j’avais de douter de beaucoup de choses que les autres estiment
certaines, plutôt qu’en me vantant d’aucune doctrine ». Descartes
avait seulement détruit les arguments vraisemblables en les opposant
100 DESCARTES

Mais on doit se garder d'étendre cette influence au


contenu des méditations à engager L'augustinisme de
Bérulle était surtout théologique loi ; le platonisme auquel
il tendait avait alors une assez grande diffusion pour
avoir coloré depuis longtemps l'enthousiasme de Des¬
cartes. Et c'est bien avant cette rencontre que figure,
dans les Olympica, l'unique allusion à l'Homme-Dieu “ :
rien n'est plus étranger au propos cartésien que la subor¬
dination de la réflexion à la théologie, et notamment que
le christocentrisme bérullien. Quand Malebranche fera
la synthèse de la tradition oratorienne et de la philoso¬
phie nouvelle, il devra précisément abandonner la thèse
peut-être la plus originale de Descartes, fruit des pre¬
miers mois de solitude aux Pays-Bas : la création des
vérités éternelles consacre la rupture de Descartes avec
toute tentation platonicienne.

réciproquement, et conclu (selon la relation de Clerselier, dans Baillet,


Vie, I, 164), « qu'il ne croyait pas qu'il fût impossible d'établir dans
la philosophie des principes plus clairs et plus certains, par lesquels il
serait plus aisé de rendre raison de tous les effets de la nature ».
n. X, 218 et supra, pp. 65-66.
CHAPITRE III

LA MÉTAPHYSIQUE DE 1629-1630
ET LES FONDEMENTS DE LA PHYSIQUE

1. La retraite solitaire aux Pays-Bas

Pour établir les principes certains de la philosophie.


Descartes avait « attendu un âge bien plus mûr que
celui de vingt-trois ans » a. A ce texte fait écho le début
des Méditations : « Cette entreprise me semblant être
fort grande, j'ai attendu que j’eusse atteint un âge qui
fût si mûr, que je n’en pusse espérer d’autre après lui,
auquel je fusse plus propre à l’exécuter » (Descartes a
trente-trois ans ^ en mars 1629) ; et « je me suis procuré
un repos assuré dans une paisible solitude » De même
la troisième et la quatrième partie du Discours s’enchaî¬
nent, et présentent « les premières méditations » du
métaphysicien comme le fruit de l’installation aux Pays-
Bas, pour y « vivre aussi solitaire et retiré que dans les
déserts les plus écartés ». Et il précise : « il y a juste¬
ment huit ans que ce désir me fit résoudre à m’éloigner
de tous les lieux où je pouvais avoir des connaissances » :

a. D. M.. 2, VI, 22.


b. IX, 13.
c. VI, 31. Cf. supra, p. 97, not'' d.
102 DESCARTES

il fuyait bien, on l'a vu, la sollicitude de ses amis, parents


et petits voisins. Quant au choix des Pays-Bas 2, il le
justifie par le climat sain et la sécurité : « quel autre
pays où l'on puisse jouir d'une liberté si entière ^ » ?
Or tant qu'il médite dans la solitude. Descartes ne
voit personne, et garde presque secrète sa résidence.
L'année suivante seulement, il dira : « Les neuf premiers
mois que j'ai été en ce pays, je n'ai travaillé à autre
chose » qu'à tâcher de connaître Dieu et nous-mêmes
Le manuscrit de ce « commencement de métaphysique » f
ne nous étant pas parvenu, il faut certes se garder d'y
rapporter « toutes les idées exprimées en 1641 » 2 dans
les Méditations, et essayer de recueillir tous les éléments
convergents qui se réfèrent à ce moment fondamental du
cartésianisme.
Le premier point obscur est matériel : Descartes est
allé à Dordrecht le 8 octobre 1628'*, mais Beeckman, lui
attribuant toujours l'humeur voyageuse d'autrefois, l’a
cru reparti pour Paris Or la date de l'installation dans
la solitude commande la détermination des neuf mois, et,
accessoirement, la situation de la résidence où furent
engagées ces premières méditations. Par sa relation très
vivante de la visite d'octobre, Beeckman nous restitue
un Descartes, toujours enthousiaste, pour qui les mathé¬
matiques sont du passé : en « neuf ans », il y a décou¬
vert tout ce que peut souhaiter l'intelligence humaine. Il
a évité la précipitation, responsable de la pénurie de
savants : à peine ont-ils fait la moindre invention qu'ils
s empressent de la publier, et leur dispersion en de vains
travaux étouffe leurs dons. Descartes est à présent mûr
pour « la vraie philosophie », si pauvre qu'elle appelle les
soins de travailleurs assidus : après avoir parcouru
1 Allemagne et 1 Italie, il n'a trouvé en France personne

d. A Balzac, 5-5-1631, I, 204. (Cette phrase a été inscrite au fronton


dune maison habitée par Descartes à Amsterdam). Cf. VI 31.
e. A Mersenne, 15-4-1630, I, 144.
f. A Mersenne, 1637 (plutôt fin avril : C. Mers., VI, que mars • A T
ou février ; Adam-Milhaud), I, 350 et rééd., 668, sur un « écrit en latin
fait « il y a environ huit ans ». Cf. à Mersenne, 25-11-1630, I, 182 : « je
ne dis pas que quelque jour je n’achevasse un petit Traité de méta¬
physique, lequel j'ai commencé étant en Frise ».
l'hiver silencieux 103
^ aider en cette étude aussi bien que Beeckman
qui fierement relève cette « nécessité » 6. Sans avoir
encore rien écrit, il a médité jusqu’à sa trente-troisième
annee et ce qu’il a cherché, il l’a trouvé mieux que les
autres. Mais Beeckman ne sait guère ce qu’est « cette
chose (eam rem) » que son ami a cherchée, et trouvée
« avec plus de perfection ». En corrigeant : 33 après
avoir écrit : 24, il hésite sur la portée exacte donnée, en
cette conversation, aux deux années capitales, séparées
par les neuf ans de maturation : la première, achevée
im rnars 1620, a pressenti la structure mathématique de
la science, et perfectionné l'instrument ; de Paris bientôt
escartes enverra (missurus ; ou : fera envoyer?) « son
Algèbre, quil dit parfaite, et par laquelle il est parvenu
a la science parfaite de la Géométrie, et, bien plus, par
laquelle il peut parvenir à la connaissance humaine inté¬
grale (ad omnern cognitionem humanam) ». C’est medi-
tando, en y appliquant sa méditation durant cette trente-
troisieme année, qu’il y parviendra. Prévoyant de revenir
(venturus)^ « pour achever, par une œuvre commune, ce
qui reste à faire dans les sciences », Descartes n’a pas
dévoilé son propos d’établir auparavant les fondements
de la science. Si rien n’apparaît encore de la fêlure qui
va faire éclater l’ancienne amitié Descartes a-t-il
été déçu par la naïve complaisance du professeur, tou¬
jours absorbé en des problèmes disparates, et par son
ton protecteur ? A-t-il dès lors brouillé sa piste, en lais¬
sant croire qu’il regagnait la France ? Bientôt Beeckman,
entrant en correspondance avec Mersenne sur des ques¬
tions musicales, pense que seul Descartes a pu le rensei¬
gner sur ses travaux personnels en la matière ; ce « gen¬
tilhomme », dit-il, l’éclairera suffisamment 8. Comelis De
Waard, l’éditeur de Beeckman et de Mersenne, en conclut
que Descartes passa l’hiver à Paris, et ne revint aux
Pays-Bas que pour s inscrire « en Frise », sur les regis¬
tres de l’Université de Franeker, le 26 avril : « René
Descartes, Français, philosophe »9.
Mais le Journal de Beeckman répartit sur plusieurs
pages de l'hiver 1628-1629, entrecoupées d’autres considé¬
rations, diverses questions que lui a communiquées
Descartes. Voyant dans ces pages l’écho de conversations
104 DESCARTES

directes, Gustave Cohen en concluait que Descartes


était resté tout l'hiver aux Pays-Bas : il ne serait pour¬
tant pas revenu, surtout à la mauvaise saison, du Nord
de la Frise jusqu’à Dordrecht, situé au Sud de la Hol¬
lande. Une seconde visite au moins est à peu près cer¬
taine, après le 19 mars ; Descartes évoque, d’après Porta,
la possibilité de lire depuis la terre des inscriptions pro¬
jetées sur la lune. Or les mêmes fantasmagories optiques
sont au centre d’une conversation, fin mars, entre Reneri
et « un noble Français », qui vient de lui recommander
de lire le Fondement optique du P. Scheiner S’il est
bien difficile de dire ce que Descartes a fait exactement
cet hiver-là, il est du moins probable que mars l’a vu
repasser par Dordrecht, avant de gagner sa lointaine
retraite frisonne. C’est en mars aussi qu’il rencontre
Reneri, et par celui-ci, on rejoint peut-être l’intermé¬
diaire qui aurait suggéré à Descartes, désireux de trouver
une solitude vraiment parfaite, d’aller jusqu’à Franeker :
Reneri est un protégé du protestant français Rivet ; lui-
même en correspondance avec Mersenne, qui a demandé
à ce Poitevin d’origine de faciliter le séjour de Descartes
aux Pays-Bas connaît à Franeker un autre théologien
protestant, Amama
Ces lueurs laissent malheureusement dans l’ombre
le point essentiel : si le Traité de métaphysique a été
« commencé... en Frise » s, faut-il faire partir d’avril les
neuf mois que Descartes lui aurait consacrés i"* ? Deux
difficultés surgissent alors ; dès juin le philosophe invite
l’artisan Ferrier à « venir passer quelque temps » avec
lui « dans le désert » ^ ; mais c’était seulement pour
« employer les heures » autrement « perdues dans le
jeu ou dans les conversations inutiles » *. Car au plus

g. I, 182.
h. 18-6-1629, I, 14-15. Dans cette première lettre de Descartes depuis
son installation aux Pays-Bas, il ne donne pas d’adresse : Beeckman
enseignerait à Ferrier « le chemin pour venir » ; et nul, pas même
Mydorge, ne doit savoir qu’il a écrit. Une correspondance scientifique
le détournerait de l’essentiel ; l’optique n'est ici qu'un délassement.
i. I, 21 (septembre ; après que Ferrier ait refusé de venir).
PENSÉES PRÉPARATOIRES 105
fort de la méditation, l'esprit a besoin de repos i. Plus
gênant est le fait que dès août sans doute, Descartes est
revenu à Amsterdam, et s'absorbe désormais dans l'expli¬
cation de divers phénomènes scientifiques ^ ; il ne saurait
plus dire que son travail est entièrement métaphysique.
Il paraîtrait donc plus simple d'admettre que juillet
constitue le terminus ad quem des neuf mois, ce qui
nous ramènerait, pour leur début, à novembre. « En ce
pays » 1 pourrait désigner généralement les Pays-Bas,
sans que Descartes ait révélé à Beeckman en quel endroit
il allait conduire, toujours seul, ses réflexions approfon¬
dies. La ou les visites du printemps, comme la conversa¬
tion avec Reneri et les projets concernant Ferrier,
seraient des occupations de détente. Le départ pour la
Frise aurait eu pour but de favoriser, dans la plus par¬
faite solitude, la rédaction du traité métaphysique, déjà
prémédité durant les mois précédents...

2. Quelques pensées préparatoires

Dans l'ignorance où nous sommes du contenu exact


des premières méditations métaphysiques de Descartes,
on peut s'étonner que certaines pages, figurant dans l'édi-
tion Adam et Tannery“, d'après une copie de Leibniz,
n'aient pratiquement jamais retenu l'attention des histo¬
riens 15. Certes leur authenticité pouvait paraître dou¬
teuse : après une maxime banale sur l'attitude du sage
devant les biens de ce monde, une note compare l’enten¬
dement, dans l'esprit, au mouvement dans le corps, et la
volonté à la figure : « car nous nous tournons d'une
pensée à l'autre, comme d'un mouvement à l'autre »“.

j. A Elisabeth, 28-6-1643, III, 692-693, à propos des « pensées méta¬


physiques, qui exercent l’entendement pur ».
k. Infra, § 4, pp. 121-124.
l. I, 144 ; cf. D. M., 3, VI, 31 : retiré « ici, en un pays » où,
malgré la guerre, on jouit « des fruits de la paix ».
m. XI, 647-653, T. : idem pour tous ces fragments de Cartesius.
n. XI, 647. La pensée précédente dit que le sage se réjouit des
106 DESCARTES

Un peu plus loin, le texte reprend : « Nous dirons que


la perception du néant est comme le repos dans le corps ;
la perception de quelque chose comme le mouvement » ;
et l'auteur, considérant diverses attitudes de l’esprit, fait
correspondre la compréhension intellectuelle au mouve¬
ment circulaire, le doute au tremblement, le désir au
mouvement rectiligne Ces analogies, assez artificielles,
ne sont-elles pas en contradiction avec la thèse bien
connue de la quatrième Méditation, opposant dans l’âme
la passivité de l’entendement à l’activité de la volonté ?
Pourtant, dans les Règles pour la direction de l’esprit,
l’entendement est encore conçu comme une force active p.
Aurions-nous donc ici des remarques remontant à l’épo¬
que des Regulae ? L’analogie des modes de l’esprit et du
corps pourrait même rappeler les correspondances sym¬
boliques des Olympica, mais il s’agit moins ici d’expri¬
mer le spirituel à l’aide d’images corporelles, que de
déterminer, en corrélation avec les modes corporels, clairs
pour l’esprit, les principales formes de la connaissance,
à partir de la distinction spontanée entre âme et corps,
qui nous a paru caractériser les Règles.
Une note sm- la mémoire, « art de connaître les
choses par leurs causes » p, serait à rapprocher de la
critique, dans les Cogitationes privatae, des procédés de
la mémoire artificielle. Le même thème se retrouve, quel¬
ques pages plus loin parmi des notes scientifiques sur la
biologie et sur les couleurs : d’abord « il faut noter que
nous ne pouvons rien savoir (c’est-à-dire posséder une
science certaine) qui ne soit très évident » Puis le texte

biens présents, et ne s’attriste pas de ce qu'ils peuvent disparaître.


Une autre (XI, 649) revient sur ce thème, ajoutant que le souvenir des
maux passés nous réjouit plus souvent qu’il nous afflige.
O. XI, 650 : ici mouvement et figure sont étroitement conjoints.
Dans les Principes, 1, a. 53, à la figure correspond l’imagination ou le
sentiment, au mouvement la volonté.
p. R. 12, X, 415-416.
q. XI, 649. Cf. Cog. priv., X, 230 et supra, pp. 78-79.
r. XI, 652. La suite insiste sur la revue de toutes choses, et la
déduction limitée à ce qui peut « être conclu sans difficulté, obscurité,
peine (labore, souligné deux fois par Leibniz) ou incertitude. Car cela
seul engendre véritablement la science ».
PENSÉES PRÉPARATOIRES 107
oppose à ceux qui confient la science à la mémoire et
crai^ent sans cesse d’oublier, « ceux qui au contraire
possèdent les véritables fondements, et peuvent retrou¬
ver par eux-rnêmes, à leur gré, tout ce qui en découle »
Cette aspiration à dominer par l’entendement la totalité
des sciences est bien le point de départ des Regulae, qui
surmonte les rigoureuses frontières établies par la scolas¬
tique entre les objets des arts et ceux des sciences, ainsi
diversifiées : pour Descartes au contraire l’intellect a la
même puissance de connexion* que les stoïciens accor¬
daient à la vertu morale, une sous ses expressions dans
les quatre vertus cardinales.
Or, juste avant la dernière comparaison des modes
de 1 âme et du corps, deux autres fragments évoquent
précisément 1 unité de la vertu sous ses quatre formes
principales, et la classification des divers arts, selon qu’ils
ont plus ou moins besoin de l’exercice pour se dévelop¬
per. Le premier définit la vertu « la fermeté de l’âme
pour exécuter les indications droites de l’entendement,
pour rnontrer le meilleur » « C’est la fermeté de cette
résolution, que je crois devoir être prise pour la vertu,
bien que je ne sache point que personne l’ait jamais ainsi
expliquée », écrira Descartes revendiquant son origi¬
nalité sur ce point. Et la suite de nos Notes semble direc¬
tement commenter la conclusion de cette lettre à Élisa-
beh : « mais on l’a divisée en plusieurs espèces, aux¬
quelles on a donné divers noms à cause des divers objets
auxquels elle s’étend » « Si elle s’applique aux
dangers et maux du corps, on l’appelle courage ; aux
plaisirs corporels, tempérance ; aux ressources et biens

s. XI, 652-653. « Et parce que ces fondements sont pour toute


science quelques principes généraux et peu nombreux, en qui tout le
reste est contenu, il n'est pas si difficile qu'il semble pour le « sage »
{sapienti : qui a la sapientia, cf. R. 1, X, 360) de posséder toutes les
sciences ».
t. R. 1, X, 359-360 ; supra, p. 74.
U. XI, 650. Cf. la fin de la R. 1, X, 361 : l’entendement montre à
la volonté le choix à faire.
V. A Elisabeth, 4 août 1645, IV, 265.
w. Ib.
108 DESCARTES

extérieurs, justice ; enfin à tout le reste, prudence » La


convergence est telle qu’il paraît exclu de mettre sous ces
lignes un autre nom que celui de « Cartesius »...
Sans pouvoir identifier avec une absolue certitude
le recueil où furent copiés ces textes et le registre B
de l’Inventaire des papiers de Descartes on peut du
moins admettre que nous sommes ici, en présence de ces
« différentes pensées », que Descartes, pour la plupart,
« semble avoir eues auparavant que d’écrire ses ouvra¬
ges » y, ou « divers amas de pensées détachées sur l’âme,
sur les deux, et généralement sur toute la nature de
l’univers » S’il s’agit du registre B, le nombre de pen¬
sées barrées qu’il comportait ^ confirme qu’il ne
recueillait pas, (comme le fait généralement le registre E,
sans doute utilisé parallèlement), des textes déjà élaborés
ou des observations précises à reprendre dans les ouvra¬
ges ; c’est plutôt un cahier où Descartes notait, dans leur
premier jet, des pensées qu’il était en train d’explorer. Et
si les notes scientifiques du recueil Cartesius sont en
grande partie contemporaines des périodes de rédaction
des Essais, voire des Principes, les remarques « sur
l’âme » paraissent correspondre à une phase antérieure
de mise en question. Elles n’en ont que plus d’intérêt.
On y voit naître en effet l’idée d’une responsabilité
de la volonté dans l’affirmation, en liaison avec une
réflexion sur la liberté de l’homme et son affrontement
avec celle de Dieu. « Il se peut faire que je voie qu’une
chose est vraie, et cependant que je ne l’affirme pas ;
mais il ne peut arriver que j’affirme qu’une chose est à
poursuivre ou à souhaiter, et que cependant je souhaite
le contraire. Affirmer que quelque chose est souhaitable
est une action de la volonté, non moins que le souhait
lui-même »a. La dissociation du vrai et du bien semble
reprendre la distinction traditionnelle de l’assentiment
du consentement Cependant, à travers la résistance
à l’évidence, le doute hyperbolique ne s’esquisse-t-il pas

X. XI, 650.
y. Inventaire du registre B, X, 6.
Z. X, 7.
a. XI, 648.
PENSÉES PRÉPARATOIRES 109
déjà ? La méditation s’approfondit dans le texte suivant,
ciui pose la question fondamentale ; « Qu’est-ce que la
liberté de l’esprit ? Elle est vouloir, de sorte que nous
n’avons pas conscience que rien nous empêche de vou¬
loir pleinement le contraire, si bon nous semble : cette
définition posée, nul ne peut nier que nous soyons
libres. Mais si nous définissons ainsi la liberté ; elle
serait absente de ma volonté, si quelque puissance, même
sans que j’en aie conscience, pouvait infléchir ma volonté
vers tel ou tel objet, au point qu’elle veuille l’un comme
certain, et non pas l’autre ; alors une liberté ainsi définie
est incompatible avec le statut de créature, une fois
posée la toute-puissance du Créateur » Autrement dit,
une telle liberté exclut qu’une puissance, fût-ce la plus
absolue, incline ma volonté à son insu, jusqu’à lui faire
affirmer comme certaine une conclusion arbitraire. Mais
si le Tout-puissant est impuissant devant la liberté de
mon affirmation, il n’est plus Dieu, je ne suis plus une
créature. Cet affrontement d’xm pouvoir humain, qui
revendique sa responsabilité lorsqu’il accepte une cer¬
titude, et d’une toute-puissance qui manierait la créature
comme un jouet inconscient, ne prépare-t-il pas la
bataille contre un tout-puissant trompeur, que vaincra la
résistance de ma pensée libre ? Sans qu’on puisse pré¬
ciser la date d’une telle remarque, il est difficile de se
défendre de l’impression que voilà l’embryon d’où sortira
la pensée métaphysique de Descartes.

b. Donnons exceptionnellement le texte original de ce passage


important, XI, 648 : « Quid est libertas mentis ? Nempe est ita velle,
ut non sentiamus quicquam esse quod nos impediat quo minus plane
contrarium velimus, si nobis ita visum sit : hac posita definitione,
nemo potest negare nos esse liberos. Si vero libertatem sic definimus,
ut non sit in voluntate mea, si qua potentia sit, a qua me etiam non
advertente possit voluntas mea ad hoc vel ad illud ita flecti, ut pro
certo illud velit et non aliud : libertas sic definita répugnât in creatura,
posita omnipotentia Creatoris ». (La phrase suivante paraît être une
pensée distincte : comme pour les yeux l'ensemble des corps, ainsi Dieu
est pour rintellection son objet propre). La première définition se
retrouve dans la Méd. 4, IX, 46 : « nous agissons en telle sorte que
nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. »
110 DESCARTES

D'autres notations suivent sur les rêves S et sur la


distinction du sommeil et de la veille. Quand nous dor¬
mons, l’esprit subit les images, dans la veille il réagit ;
c’est pourquoi l’émotion est plus violente dans le som¬
meil : l’esprit qui veut agir se soulève lui-même Et l’on
aperçoit le lien avec les questions précédentes : que
devient la liberté d’un esprit envahi par la passivité ? Le
mécanisme de production du rêve a mis en lumière le
rôle des images cérébrales : dans quelle mesure l’esprit
est-il dépendant du corps ?
Le problème est posé à deux reprises dans ces Notes
diverses. La première est très curieuse ® : elle nie la par¬
faite union de l’âme à l’ensemble du corps, en évoquant
les pouvoirs extraordinaires qu’elle aurait alors sur lui :
elle pourrait le rendre capable de pénétrer les autres
corps, d’être invisible, diaphane, impassible, selon les
propriétés attribuées aux corps glorieux C’est toujours
le thème d’une maîtrise limitée, et peut-être l’amorce
d’une réflexion sur un point de jonction particulier. La
seconde démontre que l’âme n’est pas l’harmonie du
corps, mais de façon tout autre que dans le Phédon. C’est
en quelque sorte l’image inversée de la sublimation d’un
corps entièrement soumis à l’esprit : si l’âme y est
partout diffuse, il devrait y avoir « correspondance »
entre chaque partie du corps et « quelque chose de
l’âme » (aliquid animi). Dans la cithare, quand on enlève
quelques cordes, plusieurs sons disparaissent : « au
contraire nous voyons en l’homme des bras, des pieds,
des oreilles, et autres parties semblables amputées, et
l’âme demeure tout entière, au point qu’on peut avoir
perdu un bras, et cependant n’en avoir pas conscience » f.
Ce sont déjà les deux thèmes, très cartésiens, de l’illusion

c. XI, 648 : à propos de l'interprétation des songes, l'auteur met


en lumière le mécanisme de l'association, qui explique leur rappel au
réveil. Ainsi ceux qui n'ont aucun prolongement sont oubliés, ce qui
fait paraître frappantes les coïncidences, où les superstitieux voient
des prémonitions.
d. Ib., 649 : « se excitât ».
e. XI, 648.
f. XI, 649 : « de sorte qu'il faut nécessairement avouer que l’âme,
pour avoir entièrement toutes les mêmes pensées qu’elle a, et je dis
PENSÉES PRÉPARATOIRES 111
des amputés et de 1 indivisible unité de l’esprit, non
affecte par les mutilations corporelles Et la réflexion
se poursuit, en s arrêtant a l’organe central qui transmet
les images. Or l’âme n’est pas davantage harmonie du
cerveau. Sinon, ses actions devraient correspondre à des
affections du cerveau : nous constatons qu’il est insen¬
sible, et c’est en tous nos autres membres que nous
ressentons douleur ou plaisir. Veut-on imputer au cer¬
veau, à défaut de ces affections, tout ce qui tombe sous
la conscience, on objectera qu’elles n’appartiennent en
rien au corps, et pas davantage au cerveau qu’au reste
du corps. Et le texte conclut que si l’âme n’est pas dif¬
fuse dans tout le corps, il faudrait alors admettre plu¬
sieurs âmes en chacune de ses parties.
Enfin, après la définition, spécifiquement carté¬
sienne, de la vertu par la fermeté de la volonté, fondant
l’unité des vertus cardinales, la note sur les « arts »,
déjà rapprochée du début des Regulae en ce qu’elle les
associe à l’exercice, ouvre en outre ime réflexion origi¬
nale sur automatisme et spontanéités Car il faut dis¬
tinguer entre les arts ou techniques, selon que la cou¬
tume ne peut y être « convertie en nature » sans « un
très long usage ». De ce type est l’art de toucher la
cithare : les Regulae et la correspondance montrent que
l’exercice exige la spécialisation dans la « disposition du
corps » i ; car l’habitude du musicien s’inscrit dans ses
doigts Au contraire pour « la dialectique, la rhétorique,
la poétique et les arts du même genre, comme celui du
gladiateur, la période d’apprentissage est plus nuisible
qu’utile ». Cette curieuse remarque s’éclaire par la suite
du texte : la spontanéité naturelle (vi naturae, natura
duce) est ici primordiale. Les premières leçons nous
avertissent de notre ignorance, alors que « sous l'impul¬
sion de la nature, nous agirions au mieux, si nous n’hési-

aussi les mêmes sensations de chacune des parties du corps, n’a pas
besoin (non requireré) de son corps tout entier ».
g. Méd., 6, IX, 61 ; Pr., 4, a. 196.
h. Méd., 6, IX, 68 ; à Mesland, 9-2-1645, IV, 166 ; Pas., a. 30.
i. XI, 650 ; cf. supra, p. 107 et 75, note m : Studium bonae mentis,
sur les sciences libérales.
}. R. 1, X, 359-360, T.
k. A Meyssonnier, 29-1-1640, III, 20 ; à Mersenne, 1-4-1640, III, 48.
112 DESCARTES

tions pas ». Les bêtes, qui n’ont pas ce « doute », nagent,


mais nous, « dubitantes », nous devons apprendre cet
art. Si seulement les animaux avaient une fois éprouvé
leur impuissance à émerger, alors ils nageraient mal. Or
de la même façon nous sommes portés à raisonner, par¬
ler, nous défendre : il en ressort que les recettes des arts
correspondants ne peuvent que perturber la spontanéité.
Ce thème consonne parfaitement avec l'amour de Des¬
cartes pour l’éloquence et la poésie, « dons de l’esprit »
plutôt que « fruits de l’étude » ■, et pourrait se prolonger
par sa confiance en une médecine accordée à l’instinct
naturel ™.
Mais les conclusions ne sont jamais nettement déga¬
gées dans ces notes préparatoires. Elles ont trop d’origi¬
nalité, nous semble-t-il, pour être l’œuvre de quelque
disciple, trop d’imperfections pour exprimer un état
achevé de la méditation du philosophe. Intuitions discon¬
tinues, parfois fulgurantes, parfois confuses, elles esquis¬
sent des directions dont la convergence seule conduira à
répondre aux questions entrevues : quel est le pouvoir
de l’esprit ? Peut-il être manœuvré par une puissance
supérieure, qui commande notre certitude ? Est-il soumis
au corps dans la passivité du sommeil ? Jusqu’où va cette
union, si l’intégrité de l’âme échappe aux lésions cor¬
porelles ? Que vaut l’inclination naturelle dans l’épa¬
nouissement des aptitudes de l’esprit ou du corps ?
Quelles que soient leurs hésitations, on ne saurait négli¬
ger de telles réflexions, dès qu’on a chance de posséder
la trace d’une pensée de Descartes en cours d’élaboration.

3. Le commencement de métaphysique

Que ces pensées aient été amorcées en France ou


dans une retraite cachée des Pays-Bas pendant l’hiver
1628-1629, ou qu’elles remontent aux premiers essais de
méditation sur Dieu, elles devraient du moins être pour

l. D. M., 1, VI, 7.
m. E. Burm., V, 179.
MÉTAPHYSIQUE DE 1629 113
la plupart antérieures à l'installation à Franeker : lorsque
Descartes choisit cette lointaine solitude, c’est pour
commencer à rédiger un traité qui devait lui assurer de
solides fondements, grâce à l’enchaînement de véritables
démonstrations. Or il estime avoir, « grâces à Dieu »,
pleinement réussi dans son entreprise : quand l’année
suivante, il évoque pour la première fois les « études »
de ces « neuf premiers mois », il déclare : « Au moins
pensé-je avoir trouvé comment on peut démontrer les
vérités métaphysiques, d’une façon qui est plus évidente
que les démonstrations de géométrie » Ce dernier point
est capital. Car, sans qu’on puisse absolument affirmer
que Descartes a dès lors approfondi le doute le plus
hyperbolique, il reste notable qu’on retrouve cette supé¬
riorité de l’évidence métaphysique sur celle des mathé¬
matiques dans tous les textes où le philosophe les con¬
fronte, du Discours de 1637 à l’Entretien avec Burman de
1648 : l’argumentation traditionnelle des philosophes,
opposant les opinions entre elles, n’atteignait que des
probabilités. Les sceptiques en profitaient pour douter de
l’existence de Dieu, considérée par beaucoup jusqu’ici
comme indémontrable. Or « comme toutes les vérités
métaphysiques, elle peut être démontrée plus solidement
(firmius) que les démonstrations mathématiques. Car si
chez les mathématiciens, on révoquait en doute tout ce
que l’auteur a révoqué en doute dans la métaphysique,
on ne pourrait certainement plus donner aucune démons¬
tration mathématique, tandis que l’auteur a néanmoins
alors donné des démonstrations métaphysiques »
« Alors » renvoie à cette prise au sérieux du doute, qui a
pu se développer certes en plusieurs étapes, mais qui a
commencé avec la conviction qu’il faut montrer aux
athées que l’évidence même de 2 et 2 font 4 repose sur
des « principes » admis par hypothèse, et qui finalement

n. A Mersenne, 15-4-1630, I, 144. Cf. D. M., 4, VI, 36 : « encore


plus évidemment » ; « pour le moins aussi certain... qu’aucune démons¬
tration de géométrie » ; à Mersenne, avril (?) 1637, I, 350 : « mes raisons
touchant l’existence de Dieu » sont « plus claires en elles-mêmes
qu’aucune des démonstrations des géomètres ».
o. V, 177, T., sur DM., VI, 19 (seuls les mathématiciens ont des
démonstrations évidentes). Cf. 5' rép., in Med. 5, § 2-3.
114 DESCARTES

dépendent de l'Absolu, seul inconditionné. Lorsqu’il déci¬


dait, avant le départ pour les Pays-Bas, de se consacrer à
un Traité de la Divinité, Descartes cherchait encore sa
voie. Mais il visait dès lors à établir conjointement le
fondement de tout savoir en même temps que de toute
croyance.
La même lettre qui déclare que sans la métaphy¬
sique, le philosophe n’aurait su atteindre « les fonde-
rnents^ de la physique », évoque ces premières médita¬
tions à l’occasion d’un livre dangereux 2'’, et Descartes se
sentira « peut-être obligé d’y répondre sur le champ »,
s il en vaut^ la peine. Alors qu’il a, depuis plusieurs mois,
laisse de côte le traite commencé, pour en appliquer les
conséquences à 1 étude du monde, et qu’il a prévu de ne
faire connaître sa métaphysique qu’après avoir vu
« comment la physique sera reçue » p, la nécessité de
réfuter un athéisme agressif redonnerait priorité à la
démonstration de Dieu. Car « le plus court moyen que
je sache pour repondre aux raisons » de l’ouvrage en
question « contre la Divinité, et ensemble à toutes celles
des autres athées, c’est de trouver une démonstration
évidente, qui fasse croire à tout le monde que Dieu est.
Pour moi, dit Descartes, j’ose bien me vanter d’en avoir
trouvé une qui me satisfait entièrement, et qui me fait
savoir plus certainement que Dieu est, que je ne sais la
vente d’aucune proposition de géométrie » ; et il s’avoue
« en colère » contre les « impudents » qui osent « com¬
battre contre Dieu » <i. Sa sincérité et sa spontanéité sont
entières. Il n’est nul besoin de choisir entre le propos
apologétique et une métaphysique tout orientée vers les
prolongements physiques. Le même homme, qui a besoin
pour construire la science, d’en établir les bases sur un
roc inébranlable, avait d’abord éprouvé lui-même la fra-
croyance sans fondement rationnel. En une
confidence encore toute spontanée. Descartes « avoue » à
son ami Huygens, avoir « une infirmité... commune à la
plupart des hommes ; à savoir que, quoique nous veuil-
hons croire et même... pensions croire fort fermement

p. A Mersenne, 154-1630, I, 144-145.


q. A Mersenne, 25-11-1630, I, 181-182.
MÉTAPHYSIQUE DE 1629 115
tout ce^ que la religion nous apprend, nous n’avons pas
toutefois coutume d’en être si touchés que de ce qui nous
est persuadé par des raisons naturelles fort évidentes » >■.
Il s’agit ici de l’immortalité de l’âme, car, avec les
apologistes contemporains. Descartes a pour « princi¬
paux points », dans le « petit Traité de Métaphysique...
commencé... en Frise, ... de prouver l'existence de Dieu et
celle de nos âmes, lorsqu’elles sont séparées du corps,
d’où suit leur immortalité » s. Cette présentation nuancée
annonce exactement celle des Méditations 21 : Dieu y est
toujours premier nommé, comme dans la lettre où Des¬
cartes évoque ses recherches métaphysiques de l’année
précédente : « J’estime que tous ceux à qui Dieu a donné
l’usage de cette raison sont obligés de l’employer princi¬
palement pour tâcher à le connaître, et à se connaître eux-
mêmes » b On n’en saurait induire que Descartes n’avait
pas encore découvert le mouvement qui va du Cogito à
Dieu, mais on peut se demander si dès lors la connais¬
sance complète de l’âme comme substance spirituelle
séparée était subordonnée à celle du Créateur. On doit
admettre en effet que tout ce qui apparaît dans la qua¬
trième partie du Discours de la méthode était « déduit
assez au long » dans le « commencement de métaphy¬
sique » de 1629 22, et que Descartes, « de peur » de trou¬
bler « les esprits faibles », a abrégé certains développe¬
ments. La lettre de 1637 qui donne ces précisions avoue
simplement : « Je n’ai pas assez expliqué au long d’où je
connais que l’âme est une substance distincte du corps,
et dont la nature n’est que de penser, qui est la seule
chose qui rend obscure la démonstration touchant
l’existence de Dieu... Mais je ne pouvais mieux traiter
cette matière, qu’en expliquant amplement la fausseté ou
l’incertitude qui se trouve en tous les jugements qui
dépendent du sens ou de l’imagination, afin de montrer
ensuite quels sont ceux qui ne dépendent que de l’enten¬
dement pur, et combien ils sont évidents et certains »

r. A Huygens, 10-10-1642, III, 580 et rééd., 799.


s. A Mersemie, 25-11-1630, I, 182 (Souligné dans le texte).
t. A Mersenne, 15-4-1630, I, 144.
U. A Mersenne, avril (?) 1637, I, 349-350.
116 DESCARTES

L'analyse des raisons de Descartes dans les Médita¬


tions confrontée avec la présentation plus sommaire du
Discours,^ permet de dégager ici deux points de diver¬
gence : 1 ampleur et la portée du doute, la conclusion de
la réelle distinction entre les substances spirituelle et
corporelle, suivent directement le Cogito dans le Dis¬
cours, alors que les Méditations la subordonneront, dans
la dernière, au critère des idées claires et distinctes assu¬
ré par la véracité divine. Il est impossible de reconstituer
le contenu exact du commencement de métaphysique, et
même de dire où il pouvait s'arrêter. Il est cependant
probable que les apports de la ou des dernières Médita¬
tions ont été découverts pendant que Descartes approfon¬
dissait, en les explicitant, l'ordre de ses raisons. Dans
lélan de la première saisie du moi pensant, avait-il
conclu que l'âme « plus aisée à connaître que le corps »
est suffisarnment atteinte dans sa spiritualité avant la
démonstration de Dieu ? Si la conclusion précipitée rend
celle-ci obscure, c'est bien qu'elle devait en droit la pré¬
céder. Il faudra que Descartes examine plus rigoureuse¬
ment les conditions de la certitude, pour élaborer la
démarche très complexe que nous retrouverons dans les
Méditations.
Or cette question est inséparable des limites du
doute. La lettre de 1637^ semble le faire porter sur les
sens et 1 imagination, en excluant « tous les jugements...
l'entendement pur ». Mais rien
n indique si cette évidence et certitude est le fruit d'une
victoire sur un doute qui les aurait déjà mis en cause, ou
SI celui-ci n'ébranlait effectivement que le sensible II est
sur que Descartes avait plus développé en 1629 qu'en
1637 « les raisons des sceptiques », afin de détacher tota¬
lement 1 esjmit des sens : pour ne pas inquiéter le grand
public, le Discours affaiblit « l'incertitude... que nous
avons des choses matérielles » ^ et qui doit affecter non

V. Infra, ch. V-VII.


w. Ce qui ressort encore du titre de la seconde Méditation, IX. 18.
ohccnr"^ Vatier, 22-2-1638, I, 560. Descartes y déclare avoir été . trop
obscur », parce que cette partie « est la moins élaborée de tout l’ou-
MÉTAPHYSIQUE DE 1629 117

seulement leur modalités, mais leur existence. La « déréa¬


lisation » du monde 24 s'accordait à l’esprit du temps se
jouant des illusions et des songes. Aussi en écrivant à
Balzac, Descartes en fait-il un thème littéraire : se prome¬
nant « parmi la confusion d'un grand peuple », il ne
« considère pas autrement les hommes » que comme des
arbres ou des animaux dans les forêts ; « le bruit même
de leurs tracas n'interrompt pas plus mes rêveries, que
ferait celui de quelque ruisseau » y. « Que vois-je de cette
fenêtre, dit la seconde Méditation, sinon des chapeaux
et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des
hommes feints qui ne se remuent que par ressorts » ^ ?
Les apparences sensibles ont la fragilité des apparitions
et des machineries illusoires, tant que la communication
n’est pas instaurée entre les esprits... Mais l’évidence des
mathématiques gardait-elle en regard le privilège qu’elle
avait pendant les années de jeunesse ? Aucun indice ne
la met directement en cause, sinon l’infériorité qui la
touche désormais, par rapport à l’évidence métaphysique,
et le fait que dans le Discours, écho atténué des réflexions
initiales, « toutes les raisons... prises auparavant pour
démonstratives » sont rejetées « comme fausses », en
généralisant certaines erreurs d’inattention Passant
aussitôt de l’hésitation à la négation systématique, le
doute de Descartes est dès l’abord hyperbolique, « de
même que pour rendre droit un bâton qui est courbé, on
ne le dresse pas seulement, mais on le plie de l’autre
côté »^.
Il est aussi délicat de déterminer si en 1629 Des¬
cartes avait établi une ou plusieurs preuves de l’existence

vrage » : il l’a jointe « sur la fin », pressé par le libraire. Cet échan¬
tillon de métaphysique a donc résumé rapidement l’ancien commen¬
cement, sans y rien ajouter d’essentiel.
y. 5-5-1631, I, 203.
Z. IX, 25.
a. 4, VI, 32.
b. I, 110 : cette métaphore, qui caractérisera le doute (5= rép.,
in Med. 1, VII, 349), apparaît ici, dès janvier 1630, mais à propos d'un
tout autre sujet (dépassement des vertus naturelles par les vertus chré¬
tiennes).
118 DESCARTES

de Dieu. En novembre 1630, il évoque « une » preuve


et sa confrontation avec les démonstrations mathéma¬
tiques pourrait suggérer qu’il s'agit de l'argument onto-
logique Cependant l’Entretien avec Burman rapporte
que les deux preuves de la troisième Méditation, à partir
de l’idée d’infini que je découvre en moi, ont été déve¬
loppées les premières, la preuve ontologique de la cin¬
quième Méditation n’ayant été trouvée qu’ensuite Mais
en 1637, alors que Descartes est en possession de toutes
les preuves, il écrit encore spontanément : « nta démons¬
tration touchant 1 existence de Dieu... » ®. Cette question
interfère avec celle de l’état d’avancement du traité, lors
de sa bmsque interruption. En juin 1629, Descartes ne
prévoyait pas quitter Franeker « de longtemps » et le
mois suivant, parlant à Gibieuf du Traité qu’il «’ com¬
mence » alors, il « n’espère pas en venir à bout de deux
ou trois ans » fi Or en octobre, il est depuis plus de deux
mois, absorbé par 1 explication de certains météores. La
déception causée par le refus de Ferrier de venir par-
tager sa solitude frisonne a joué son rôle, mais aussi
1 irnpatience qui saisit périodiquement Descartes dès
qu il a conquis l’essentiel : il répugne alors à la lente
rédaction d un ouvrage, seul moyen pourtant d’éprouver,
par 1 explication des enchaînements, la validité des intui¬
tions rapidement aperçues.
Il n aurait pas abandonné sa recherche métaphy-
sique, s il n’avait pensé tenir solidement la preuve que
lame est pure pensée, et que Dieu existe (une seule
démonstration étant suffisante). Les lettres de 1630 mani¬
festent la joie de quelqu’un qui s’est satisfait sur les

c. 25-11, I, 181-182, texte cité supra, p 114


d. V, 153, in Med. 3.
e. A Mepenne 1, 350 ; mais à la même page il dit aussi • « mes
raisons touchant l’existence de Dieu », ’
f. A Ferrier, 18-6-1629, I, 16; à Gibieuf, 18-7-1629, I, 17. (Descartes
OraJjf ■ T à propos d’une affaire d’un autre
Rennp'^*^°’/f/■ «l^i sollicitait un appui du « Parlement de
Rennes ». Il évoque le traite pour faire patienter Gibieuf, qui lui avait
avant son départ, promis « de le corriger »). ’
MÉTAPHYSIQUE DE 1629 119
« fondements », et s’emploie dès lors à bâtir sur eux
l’édifice de toute la philosophie. L’Entretien avec Burman
confirme, bien des années après, cet élan vers la phy¬
sique : il ne faut pas « s’étendre » sur les questions
métaphysiques. « Car il les a lui-même commencées
assez à fond (nam ipse satis alte eas exorsus est) ».
L expression est frappante : elles sont le commencement
indispensable de toute connaissance certaine, elles n’en
sauraient être le terme. Limiter l’exposé de Descartes au
seul commentaire des Méditations, et se fatiguer long¬
temps à les reprendre, vont à l’encontre de cette pres¬
cription : « il suffit d’en prendre connaissance une fois
(semel) en général, puis de se rappeler la conclusion ».
Il est nécessaire, pour atteindre Dieu et la substance
spirituelle, d’avoir bien détaché son esprit du sensible, il
n’est pas bon de l’y maintenir : cela rend inapte à consi¬
dérer les choses physiques. « C’est pourtant l’occupation
la plus souhaitable pour l’homme, parce que l’utilité pour
la vie en découle surabondamment » s. Descartes n’a rien
d’un pur méditatif, et ses conseils à Élisabeth donnent
la même note : il faut « avoir bien compris, une fois en
sa vie, les principes de la métaphysique » L’expression
apparaissait, dès les Regulae, à propos de l’examen fon¬
damental de la validité de la connaissance humaine ^6. Et
c’est bien à cette tâche que le philosophe s’est employé,
dès qu’il s’est trouvé assez mûr, dans une parfaite soli¬
tude ; « Il me fallait entreprendre sérieusement une fois
en ma vie de me défaire de toutes les opinions... reçues...,
et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je
voulais établir quelque chose de ferme et de constant
dans les sciences » Û
Le début des Méditations paraît donc bien répondre
à cette période de création métaphysique où, retiré à
Franeker, Descartes a, une bonne fois, élaboré ses prin-

g. V, 165, in Med. 6, fin, T. Cf. pour l’utilité, D.M., 6, VI, 61.


h. 28-6-1643, III, 695 : « à cause que ce sont eux qui nous donnent
la connaissance de Dieu et de notre âme » (cf. à Mersenne, 15-4-1630,
I, 144). Mais « il serait très nuisible d’occuper souvent son entendement
à les méditer, à cause qu'il ne pourrait si bien vaquer aux fonctions
de l'imagination et des sens ».
i. Méd., 1, IX, 13.
120 DESCARTES

cipes, afin de progresser ensuite avec assurance « dans


les sciences ». II ne s’ensuit pas pourtant que cette fois
ait été vraiment la seule ; la position, dans les Regulae,
du problème critique, la vaine tentative de rédiger à
Paris un ouvrage sur Dieu, étaient alors dépassées. Parce
que Descartes s’était interrompu trop vite, et n’avait
écrit qu’un commencement, il a dû tout reprendre en
préparant les Méditations : il avait d’abord songé à join¬
dre à une traduction latine du Discours et des Essais
I ancien petit Traité!. L’expérience des premières objec¬
tions reçues l’a conduit à « donner quelque éclaircisse¬
ment » aux notions dont il reconnaissait qu’il les avait
spontanément admises comme évidentes ^ ; et il a pour¬
suivi l’itinéraire inachevé. En tenant compte de ces addi¬
tifs, plus approfondis, dont le détail est impossible à
déterminer, et toujours en s’appuyant sur les données
du Discours, on peut avancer l’hypothèse que le traité
de 1629 contenait les grandes lignes des trois premières
Méditations. Certains éléments de la cinquième Médita¬
tion ont pu être découverts dans les mois suivants 27,
lorsque le philosophe a examiné l’essence des choses'
matérielles. La lettre du 15 avril 1630, qui pour la pre¬
mière fois fait état des acquisitions de Tannée, aborde
ensuite une question métaphysique qui doit trouver pro-
chainement sa place en la physique : la création des
vérités éternelles. Pour en saisir exactement le sens et
la portée, il faut faire le point sur ce que représentaient
à cette date pour Descartes « les fondements de la
physique »28.

4. Les fondements de la physique

Un important texte rétrospectif 29, certes plus tardif,


se reporte à cette phase décisive pour la constitution du
système : « Lorsque j’eus la première fois conclu, en

j. A Mersenne, printemps 1637, I, 350.


Vatier, 22-2-1638, I, 560-561 : il s’agit notamment de la réalité
Médrtation^^^^'^**°” développé dans la troisième
FONDEMENTS DE LA PHYSIQUE 121
suite des raisons qui sont contenues dans mes Médita¬
tions que l'esprit humain est réellement distingué du
corps », dit le philosophe, intellectuellement convaincu
de la justesse de ses conclusions, il n’était pas « pleine¬
ment persuadé », tel l’astronome qui calcule la grandeur
du soleil, et ne peut s’empêcher de le juger plus petit en
le regardant. La réduction des corps à l’étendue, diver¬
sifiée par les seuls modes de la figure et du mouvement,
s’imposa, dit-il, « après que j’eus passé plus avant, et
qu’appuyé sur les mêmes principes, j’eus porté ma consi¬
dération sur les choses physiques ou naturelles »
La communication par Reneri^i de la description
des parhélies, observées à Rome au printemps de 1629,
posait directement le problème de la lumière, qui est
ainsi à l’origine du Monde, comme de la Dioptrique. Le
phénomène singulier des « faux soleils » doit se ratta¬
cher aux lois générales vers lesquelles Descartes se
tourne alors. Tandis qu’à Breda ou à Paris, il abordait
des questions disparates, selon les occurrences, à pré¬
sent il se propose d’ « examiner par ordre tous les
météores », et ce domaine particulier serait présenté
comme « un échantillon de sa philosophie » : il a
« maintenant pris parti touchant tous les fondements de
la philosophie » ™. Bientôt il décide « d’expliquer tous
les phénomènes de la nature, c’est-à-dire toute la phy¬
sique » Car le même schéma doit être applicable à tous
les ordres de phénomènes. C’est la rédaction du Monde ;
et la correspondance avec Mersenne, fourmillante de
questions disparates, ne peut accueillir ces développe¬
ments, nécessairement continus, à cause de l’enchaîne¬
ment des démonstrations °. Elle permet pourtant d’aper¬
cevoir, à des signes convergents, la progression de cette

l. (5« rép., § 10, IX, 238-239.


m. A Mersenne, 8-10-1629, I, 23 et 25. Cf. DM.. 2, VI, 21-22 ; l’éta¬
blissement des principes de la philosophie est « la chose du monde la
plus importante ».
n. A Mersenne, 13-11-1629, I, 70.
O. A Mersenne, 8-10-1629 (« je ne trouve jamais rien que par une
longue traînée de diverses considérations, il faut que je me donne tout à
une matière, lorsque j’en veux examiner quelque partie ») et 15-4-1630
(« toutes les difficultés... sont tellement enchaînées... »), I, 22 et 140.
122 DESCARTES

pensée, désormais bien coordonnée. En novembre. Des¬


cartes complète le principe de conservation du mouve¬
ment énoncé par Beeckman, en précisant que ce mou¬
vement est uniforme P : la loi exacte d’inertie est proche,
en fonction de 1 identification entre espace physique et
étendue géométrique homogène et indifférenciée Aussi
apparaît bientôt le problème de l’absence de limites en
cette étendue, car aussi loin qu’on l’imagine, le raisonne¬
ment y découvre « des corps créés et véritables » <3.
Mais comment la simple étendue rend-elle compte
de toutes les diversifications des corps ? Un autre texte
rétrospectif rappelle que Descartes a « premièrement
considéré en général toutes les notions claires et dis¬
tinctes qui peuvent être en notre entendement touchant
les choses matérielles », jugeant ainsi « qu’il fallait néces¬
sairement que toute la connaissance que les hommes
peuvent avoir de la nature fût tirée de cela seul ». Il
récusait donc, comme « confuses et obscures », « toutes
Jtes autres notions que nous avons des choses sensibles »
telle était la condition pour vaincre la persuasion persis¬
tante que le monde était revêtu de qualités variées. Le
récit des réponses aux sixièmes objections développe ce
point : « Je reconnus qu’il n’y avait rien qui appartînt à
la nature ou à l’essence du corps, sinon qu’il est une
subst^ce etendue en longueur, largeur et profondeur,
capable de plusieurs figures et de divers mouvements et
que ses figures et mouvements n’étaient autre chose que
des modes qm ne peuvent jamais être sans lui ; mais
les saveurs, et autres choses
mblables, nétaient rien que des sentiments...; enfin
que toutes les qualités que nous remarquons dans les
corps consistent seulement dans le mouvement ou dans
nlr^Sr et arrangement des
P genese de la physique cartésienne
prolongeant la conclusion métaphysique qui distingue

p. A Mersenne, 13-11-1629, I, 71-72.


q. A Mersenne, 18-12-1629, I 86
r. Pr., 4, a. 203.
FONDEMENTS DE LA PHYSIQUE 123
radicalement la pensée et le corps, est conforme à ce
qu’indiquent les lettres de l’hiver 1629-1630 : Descartes a
deinandé à Mersenne une liste des « qualités » de la sco¬
lastique, ^ a consulté Bacon, et a lui-même augmenté la
liste. Et il déclare : « C est une des premières choses que
je tâcherai d^expliquer ; et cela ne sera pas si difficile
qu’on pourrait croire, car les fondements étant posés,
elles suivent d’elles-mêmes » Même si certaines explica¬
tions « semblent paradoxes » (on a vu que le philosophe
lui-même n’était pas si aisément persuadé), elles sont éta¬
blies « par démonstration » “ : il est désormais si sûr
de ses théories, qu’il ose, non sans précaution, contester
les observations d’autrui''.
En ce meme mois de décembre 1629, Descartes veut
« commencer à étudier l’anatomie » car le mécanisme
doit tout expliquer. Qu’il n'ait pas, quoi qu’en dise
Baillet exposé dès le séjour à Paris sa théorie des
animaux-machines, est confirmé puisqu’on mai Mersenne
lui demande « quelle est donc la perfection des bêtes
brutes, et que deviennent leurs âmes après leur mort ».
Dès lors Descartes ne distingue pas leur cas de celui des
autres « choses particulières » et ajoute ; « Pour leurs
âmes et les autres formes..., ne vous mettez pas en peine
de ce qu’elles deviendront, je suis après à l’expliquer en
mon Traité, et j’espère le faire entendre si clairement
que personne n'en pourra douter » La fin des Principes
encore rappelle comment « l’exemple de plusieurs corps.

t. On n'a pas la lettre où Descartes demandait cette liste, mais sa


réponse remerciant Mersenne « des qualités... tirées d’Aristote ».
Entre temps il en a établi une « plus grande..., partie tirée de
Verulamio » (Bacon : cf. les tables d’induction pour la recherche des
formes au 1. II du Novum Organum), « partie de ma tête », ianvier
1630, I, 109.
u. A Mersenne, 25-2-1630, I, 119-120.
V. A Mersenne, 18-12-1629, I, 97-99 : « ce que vous mandez avoir
ouï dire... est sans fondement ». Lui-même connaît l’ordre des
couleurs dans les couronnes « par épreuve et par raison », et ajoute :
« je m’émancipe beaucoup de parler d’une chose que je n'ai point vue
devant ceux qui en ont l’expérience ; mais vous m’obligeriez de me
mander si je me trompe ».
w. Ib.. 102.
X. 27-5-1630, I, 154 (résumant d’abord la question de Mersenne).
124 DESCARTES

composés par l’artifice des hommes. Va. beaucoup servi ».


II lui fallait certes supposer des rouages échappant à
notre observation. Mais de l'hypothèse Descartes est
passé à la certitude, lorsqu’il lui a « semblé être impos¬
sible de trouver en toute l’étendue de la nature aucune
autre cause capable de les produire ». Car « toutes les
règles des mécaniques » appartenant à la physique, il
n’y a plus à distinguer, comme chez Aristote, produits de
1 art et de la nature y. Grâce à la systématisation du méca¬
nisme, la continuité est totale entre l’explication des
phénomènes du monde, par delà l’apparente distinction
de 1 inanimé et du vivant ; en fait la physique scolastique
considérait les qualités réelles « comme des petites
âmes » ajoutées aux corps Leur exclusion a emporté
avec elle 1 âme des bêtes : c’est bien la distinction méta¬
physique des deux substances qui a entraîné la thèse
paradoxale.
En même temps Descartes vise la maîtrise de tous
ces phénomènes, sans savoir encore « s’il y a moyen de
trouver une médecine qui soit fondée en démonstrations
infaillibles » a. Il commence à peine à pressentir les diffi¬
cultés issues de la liaison entre notre âme et son corps.
Mais il y applique également le schéma mécaniste, décou¬
vrant, à 1 occasion d’une réflexion sur le langage, qu’entre
les mots et leur sens n’existe aucune relation interne
DelIe que celle qui se dégage encore du symbolisme des
Ulympica), mais une simple association arbitraire b. Telle
sera, au début du Monde, la corrélation extrinsèque entre
es mouvements et des sentiments qui ne leur ressem¬
blent en rien ■=. Et cette découverte de la subjectivité des
sensations a pour corollaire celle des goûts : malgré les
instances de Mersenne, Descartes renonce désormais aux
aspirations des platonisants qui cherchent à déterminer
les conditions objectives de la plus belle harmonie. Seule

y. Pr., 4, a. 203.
Z. A Mersenne, 26-4-1643, III, 648

en 1630, I, 106 : Descartes commence à étudier


enc“f ^'éri’r. l'érésipèle de Mersenne, qu’il ne saurait
b. 20-11-1629, I, 80-81.
c. XI, 3-5.
CRÉATION DES VÉRITÉS ÉTERNELLES 125
une association, accidentelle à l'origine, et fortifiée par la
répétition, explique que « la même chose qui fait
envie de danser à quelques-uns, peut donner envie de
pleurer aux autres » d, comme « l’un aime mieux ce qui
est doux, et l’autre ce qui est un peu aigre ou amer » Et,
sans que le texte explicite que le dressage se réduit à un
montage de circuits dans une machine, l’exemple célè¬
bre d’un chien que la musique ferait fuir, parce qu’il
aurait été « fouetté... cinq ou six fois au son du violon »f
met bien en lumière le mécanisme de l’association.
Cet hiver 1629-1630 est donc décisif pour le dévelop¬
pement de la science cartésienne, dans sa subordination
a la rigoureuse distinction de la pensée et de l’étendue.
Malgré les résistances de l’homme qui, depuis son
enfance, s est accoutumé à projeter dans les choses des
« vertus » occultes, comme il accorde spontanément une
âme aux animaux. Descartes institue un mécanisme inté¬
gral dans le monde des corps. La règle qui le guide en
cette réduction de tous les phénomènes aux seules modi¬
fications de l’étendue, c’est le rejet de toute notion
confuse, au profit des idées « claires et distinctes qui
peuvent être en notre entendement touchant les choses
matérielles » s. Il en faut maintenant approfondir la
racine métaphysique.

5. La création des vérités éternelles

^ La même lettre du 15 avril 1630, qui affirme l’en¬


chaînement de « toutes les difficultés de physique » sur
lesquelles Descartes a « pris parti », de sorte qu’il est
« impossible d’en démontrer une, sans les démontrer
toutes ensemble », rappelle que sans la métaphysique.
Descartes n’eût « jamais su trouver les fondements de
la physique », et présente pour la première fois une

d. A Mersenne, 18-3-1630, I, 133.


e. A Mersenne, janvier 1630, I, 108.
f. 18-3-1630, I, 134.
g. Pr., 4, a. 203.
126 DESCARTES

question métaphysique, touchant la physique : la libre


création par Dieu des vérités éternelles Le philosophe
en parle avec la chaleur de quelqu’un qui est en train de
découvrir des perspectives immenses 34. La rédaction de
1629 pouvait avoir été interrompue après la démonstra-
tion de Dieu, sans que le philosophe ait eu loisir de
méditer sur tous ses attributs. Mais, de même que l’expli¬
cation de la variété des corps par la seule étendue est
venue étayer la distinction des deux types de substances,
à présent la recherche des lois du monde fait rebondir
Descartes au sommet du mystère de la liberté divine. Il
découvre ainsi l’infinie transcendance de l’Être absolu,
thèse métaphysique d’une portée considérable. Son
importance pour la physique n’en est pas moins essen¬
tielle. Mais sa signification a suscité des interprétations
diverses, et 1 on s est étonné que la thèse, annoncée avec
éclat, n apparaisse pas nettement dans le Monde, alors
que Descartes pensait l’écrire « avant... quinze jours,
dans sa Physique » *. Les Méditations métaphysiques
déploieront l’ordre de leurs raisons, confrontant même la
liberté de Dieu avec la nôtre, sans que cette création des
vérités étemelles y soit explicitée. Et pourtant elle n’est
pas abandonnée, puisqu’une observation de Gassendi
conduit incidemment Descartes à l’exposer publiquement
dans les réponses à ces objections, puis à la développer
davantage dans la sixième série 1.
En affirmât que « les vérités mathématiques »,
généralement dites « éternelles, ont été établies de Dieu,
et en dépendent entièrement, aussi bien que le reste des
créatures », Descartes vise d’abord à « parler de Dieu
plus dignement... que n’en parle le vulgaire » : c’est en
faire un Jupiter assujetti aux Destinées que de régler sa

h. I, 140, 144 et 145-147.

‘ }• ^15.- “ craignez point... d’assurer et de publier


partout, que c est Dieu qui a établi ces lois » ^
J. 5« rép., in Med. 5, § 1, VII, 380 ; 6^ rép.. § 6 et 8, IX 232-233
et 235-236. Outre les lettres’ de 1630
^ ^ Mersenne, 27-5-1638, à Mesland’
V 5?i60^ Arnauld, 29-7-1648 ; à Morus, 5-2-1649, et dans l’E. Burm ]
CRÉATION DES VÉRITÉS ÉTERNELLES 127

volonté sur des vérités absolument nécessaires k. Dire


« que la vérité de quelque chose précède la connaissance
T ?' véritable « blasphème » ; « car
en Dieu ce n est qu'un de vouloir et de connaître » ^ et
par conséquent « de créer, sans que l’un précède l’au¬
tre » “. Nous ne pouvons pas même introduire une dis¬
tinction de raison entre ses attributs, tous contenus
dans son « immensité, simplicité, ou unité absolue » ;
« Dieu étant le souverain Être, il faut nécessairement
quil soit aussi le souverain Bien et la souveraine
Vérité » n. Il ne s’agit donc nullement d’un volontarisme
^rationaliste ; tout acte divin est en lui-même source
d intelligibilité. Cependant le cartésianisme rompt ici
avec toute la tradition platonicienne réglant la création
sur le rnodèle d essences éternelles et refuse non moins
leur nécessaire émanation, « comme les rayons du
soleil » O.
Il s agit donc d une thèse profondément originale,
qui prolonge la méditation des Olympica sur le mystère
de la Création. Sans pouvoir dire précisément, à partir
de la, comment Descartes démontrait Dieu l’année pré¬
cédente, on voit qu’en 1630, Dieu est « un être infini et
incompréhensible », et « une cause dont la puissance
surpasse les bornes de l'entendement humain »p : ce
sont les éléments dont l’articulation requiert, dans la
troisième Méditation, une cause proprement infinie, pour
cette idée d infini qui réside en notre esprit borné. La
continuité, affirmée par Descartes, entre le Traité de
1629 et la quatrième partie du Discours, rend probable,
comrne point de départ de toute preuve de Dieu, la
réflexion sur son idée, et sur la « cause efficiente et
totale »q que requiert son contenu : aux lecteurs habi¬
tués par leur formation scolastique à prendre l’idée pour

k. A Mersenne, 154-1630, I, 145 et 146.


l. Au même, 6-5-1630, I, 149.
m. Au même, 27-5-1630, I, 153 : « ne quidem ratione ».
n. 2‘ rép., IX, 108 et 113.
O. A Mersenne, 27-5-1630, I, 152.
p. Au même, 6-5-1630, I, 150.
q. Méd., 3, IX, 32 ; à Mersenne, 31-12-1640, III, 274 ; 2' rép.. IX
105-106.
128 DESCARTES

un simple « être de raison », que notre esprit suffirait à


former. Descartes répondra : « Tout ce monde peut
aussi être appelé un être de raison divine, c’est-à-dire un
être créé par un simple acte de l’entendement divin » *■.
La parfaite unité de l’acte de Dieu fait que son intellec-
tion est créatrice, sa création intelligible : le modèle de
rationalité devient inhérent à toute créature, l’esprit avec
ses idées, le corps avec ses lois renvoient à la même
Cause : « il a créé toutes choses... ut efficiens et totalis
causa. Car il est certain qu’il est aussi bien auteur de
l’essence comme de l’existence des créatures »
En proposant cette thèse, issue de sa méditation la
plus personnelle sur Dieu, Descartes rompait non seu¬
lement avec le platonisme, sa version augustinienne et
l’émanatisme néo-platonicien, mais aussi avec les discus¬
sions scolastiques sur les conditions de possibilité des
créatures particulières : en présence des objections de
Mersenne (dont les lettres sont perdues), il va puiser
dans les arguments et exemples traditionnels, pour les
retourner contre tous ceux qui maintiennent la priorité
de l’essence singulière sur l’acte créateur de l’existence,
sans se soucier de leurs divergences. Il n’est donc pas
nécessaire d entrer dans le détail des discussions entre
Suarez et S. Thomas 37 concernant, non l’éternité uni¬
versellement admise des vérités mathématiques, mais le
statut des connexions entre les prédicats qui définissent
nécessairement 1 essence d’un être dont l’existence reste
contingente : doit-on admettre que l’essence de la créa¬
ture a elle-même une cause efficiente, si elle n’est posée
qu’en fonction de l’éventuelle décision créatrice ? Non,
répond Suarez : la proposition « Tout animal est doué
de sensibilité » ne dépend pas de la cause efficiente qui
peut poser 1 animal. « Il suit de là que si par impossible
une telle cause n’existait pas, la proposition susdite res¬
terait vraie, comme il est vrai qu’une chimère est une
chimère »38. C est exactement ce que nie Descartes ; « Il
ne faut... pas dire que si Deus non esset, nihilominus istae
veritates essent verae ; car l’existence de Dieu est la

r. 2‘ rép., IX, 106.


s. A Mersenne, 27-5-1630, I, 152.
CRÉATION DES VÉRITÉS ÉTERNELLES 129

première et la plus éternelle de toutes les vérités, et la


seule d’où procèdent toutes les autres »‘. Et la même
lettre retourne une autre assertion de Suarez : « Les
propositions, disait-il, ne sont pas vraies parce qu'elles
sont connues de Dieu, mais plutôt elles sont connues en
cela qu elles sont vraies, sinon on ne pourrait rendre
raison pourquoi Dieu connaîtrait nécessairement qu’elles
sont vraies » ^9. Descartes dit le contraire : leur vérité ou
possibilité tient à ce que Dieu les connaît comme vraies
ou possibles : « elles ne sont pas au contraire connues
comme vraies par Dieu, comme si elles étaient vraies
indépendamment de lui »
Jamais l’expression augustinienne “'o « Dieu, source
de vérité » n’avait enveloppé une telle spontanéité de
jaillissement. Dieu est source de l’être, la vérité est l’être
librement donné par Dieu : seuls les esprits créés la
reçoivent toute faite. Pour Descartes, notre entendement
ne peut plus concevoir une autre mathématique que
celle qui s’impose avec évidence, mais Dieu était libre
d’instituer une autre axiomatique, d’autres définitions.
S- Thomas disait : « Dieu n’a pu faire que les lignes
tirées du centre à la circonférence ne soient pas égales,
ou que le triangle rectiligne n’ait pas trois angles égaux
à deux droits » Descartes reprend ces deux exemples
et y dévoile pour Dieu la même liberté que « de ne pas
créer le monde » ou même de ne pas exclure la simul¬
tanéité des contradictoires
Notre intellect fini ne peut « comprendre » de telles
perspectives, puisqu’il est précisément réglé sur les
conditions de possibilité établies par Dieu. On peut ~eule-

t. A Mersenne, 6-5-1630, I, 149-150, niant que « si Dieu n’existait


pas, néanmoins ces vérités seraient vraies ».
U. Ib., 149, T.
V. A Mersenne, 27-5-1630, I, 152. Dieu fut « aussi libre de faire qu’il
ne fût pas vrai que toutes les lignes tirées du centre de la circonfé¬
rence fussent égales » ; 6‘ rép., § 6, IX, 233 : « parce qu’il a voulu
créer le monde dans le temps, pour cela il est ainsi meilleur que s’il
eût été créé dès l’éternité ; et d’autant qu’il a voulu que les trois
angles... ».
w. A Mesland, 2-5-1644, IV, 118, où l’exemple du triangle est joint à
celui des contradictoires, mais Descartes en exclut certaines contra¬
dictions ontologiques, comme la création d’êtres indépendants de Dieu.

5
130 DESCARTES

ment « savoir que Dieu est infini et tout-puissant, encore


que notre âme étant finie ne le puisse comprendre ni
concevoir... : car... pour savoir une chose, il suffit de la
toucher de la pensée » \ C'est ce que d’autres textes
appellent en avoir l'intellection, toujours distinguée de
la véritable compréhension qui nous dépasse y.
Cependant cette thèse n’introduit aucune relativité
dans notre connaissance, comme si les principes de la
raison, « loin d’être des nécessités véritables n’étaient
des nécessités que pour l’homme, et donc des faits » '•2.
Facta, certes, ces vérités, dans l’actualité simultanée qui
définit l’éternité, sont les lois nécessaires de toute la
création, valables pour toutes les intelligences et
« telles qu’encore que Dieu aurait créé plusieurs mondes,
il n’y en saurait avoir aucun où elles manquassent d’être
observées » Parce que Dieu « a voulu que les trois
angles d’un triangle fussent nécessairement égaux à deux
droits, il est maintenant vrai que cela est ainsi, et il ne
peut pas en être autrement, et ainsi de toutes les autres
choses » a. Notre entendement fini se refuse à rien
« déterminer » de ce qui relève de l’infinie puissance de
Dieu, mais son jugement se règle sur ce qu’il aperçoit
distinctement comme possible, ou non-contradictoire : il
ose affirmer que Dieu peut tout ce qu’il aperçoit de la
sorte, il n’ose nier que Dieu n’ait pu poser aussi le contra¬
dictoire « Mais je dis que cela implique contradic¬
tion » et notre pensée doit s’y conformer sous peine de
se nier elle-même. Elle n’a certes pas accès à un Ordre
intelligible, immanent à l’Absolu divin; la rationalité
reste toutefois pour nous la norme de la réalité. L'impé¬
nétrabilité de l’unique perfection interdit au philosophe

X. A Mersenne, 27-5-1630, I, 152.


y. 7® rép., VII, 112-113 (la traduction Clerselier, IX, 89-90, distingue
bien comprendre et entendre, mais introduit ensuite une nuance entre
concevoir l’infinité positive et l’entendre négativement, alors que le
latin dit dans les deux cas intelligere). Cf. à Mersenne, 21-6-1641 III
284, à Mesland 2-5-1644, IV, 118-119 et E. Burm., V, 154, opposant ce
que nous ne concevons pas (comme dans la lettre du 27-5-1630) et ce
dont nous avons l’intellection.
Z. D. M., 5, VI, 43, sur « les lois de la nature ».
a. 6‘ rép., § 6, IX, 233.
b. A Morus, 5-2-1649, § 2, V, 272, T.
SENS DE CETTE CRÉATION 131

de spéculer sur rintelligence et la bonté de Dieu, pour en


déduire les conditions de possibilité du monde : la
recherche des causes finales en physique devient bien
inutile, sans que ce soit pour autant ce qui motive la
thèse 46. En 1630 la critique des explications abusives par
la finalité n’est pas une nouveauté 4v. n importe davan¬
tage d’éliminer les entités obscures, et d’établir que
l’étendue, avec ses modes, suffit à rendre compte des
propriétés co:^orelles les plus diverses.
La création des vérités étemelles est au principe
de cette démonstration : loin d’etre une pièce de circons¬
tance, elle apparaît ainsi à l’articulation de la physique
et de la métaphysique. Dès la première présentation de
la thèse. Descartes déclare : « C’est Dieu qui a établi ces
lois en la nature... Or il n’y en a aucune en particulier
que nous ne puissions comprendre si notre esprit se
porte à la considérer, et elles sont toutes mentibus nos-
tris ingenitae innées en nos esprits. L’essentiel est
ici la corrélation établie, par leur commune dépendance
de Dieu, entre les lois de la nature et celles de la lumière
naturelle. Les notions traditionnelles 48^ opposant cette
lumière rationnelle à l’illumination surnaturelle, comme
puissance d’explication des semences de vérité inhé¬
rentes à l’esprit, deviennent le pivot d’une réflexion nou¬
velle. Un des thèmes directeurs de la métaphysique car¬
tésienne sera la reconnaissance des idées innées, à discri¬
miner de celles que nous forgeons arbitrairement et de
celles que nous recevons par les sens ; et ces idées innées
feront connaître l’essence des choses corporelles, c’est-
à-dire l’étendue, sans que soit alors explicitée dans les
Méditations ^ le lien entre ces développements et la
libre création des vérités éternelles. Cependant cette
thèse entraîne la négation d'une pure étendue « intelli¬
gible », aux propriétés intrinsèquement nécessaires en
l’absence de sa réalisation corporelle : « Pour la ques¬
tion, savoir s’il y aurait un espace réel, ainsi que mainte¬
nant, en cas que Dieu n’eût rien créé... notre entende-

c. A Mersenne, 15-4-1630, I, 145.


d. 3, IX, 29-30 (peu avant l’appel à la « lumière naturelle ») et
5, IX, 50-51. Cf. infra, ch. VI-VII.
132 DESCARTES

ment en peut atteindre la vérité, laquelle est... que non


seulement il n'y aurait point d’espace, mais même que
ces vérités qu'on nomme étemelles, comme que totum
est majus sua parte » (le tout est plus grand que .-'a
partie), « etc., ne seraient point vérités si Dieu ne l'avait
ainsi établi » Complémentairement, Dieu « m’a donné
un esprit de telle nature... qu'il implique contradiction en
ma conception de dire qu'un espace serait totalement
vide, ou que le néant serait étendu, et que la totalité des
choses serait limitée » : partout où je conçois l’étendue,
je puis conclure que « là il y a nécessairement corps » h
L’identification de l’étendue géométrique et de la matière
s’enracine donc dans la création d’une Nature, stmcturée
par les lois mathématiques que découvre notre lumière
également « naturelle », née avec nous. Car Dieu a cons¬
titué le sens en même temps que le registre où il s’inscrit.
La plus haute spéculation métaphysique sur l’infinie
transcendance de Dieu apporte ainsi rme des plus impor¬
tants « fondements de la physique », en autorisant la
déduction des propriétés de l’étendue, à partir de l’idée
claire que nous trouvons en nous. Son indéfinie divisi¬
bilité (qui conditionne la subtilité du troisième élém nt),
la négation du vide, l’absence de bornes assignées à
l’univers s’ensuivent, ainsi que toutes les lois générales
qui supposent la mathématisation de l’étendue. On peut
dès lors se demander pourquoi Descartes, décidé en
avril 1630 à dormer à cette thèse une grande diffusion, l’a
ensuite presque évitée dans les exposés d’ensemble de
sa métaphysique, comme de sa physique, pour ne la
développer qu’à l’occasion des questions de la corres¬
pondance, ou des objections aux Méditations.
Il est cependant excessif de dire que dans ses ouvra¬
ges, le philosophe n’a plus « soufflé mot » de cette doc¬
trine 50. Certes si la fin de la troisième Méditation s’exalte
dans la « contemplation de la Majesté divine »§, l’exa-

e. A Mersenne, 17-5-1638, II, 138 : cela « ne surpasse que les


bornes de notre imagination ».
f. A Amaidd, 29-7-1648, V, 224, T., après avoir rappelé « que toute
espèce de vrai et de bien dépend de sa toute-puissance »
g. IX, 42.
SENS DE CETTE CRÉATION 133

men plus approfondi des « attributs de Dieu » est réservé


pour une autre recherche éventuelle h. Car l’ordre des
raisons s’attache à délimiter la validité de notre connais-
SMce touchant les choses matérielles ; et la liberté de
Dieu nest pas étudiée pour elle-même, mais à peine
evoqueei en confrontation avec la nôtre, dont l’analyse
vise a préciser les conditions de l’erreur et de l’accès au
vrai. Seulement, lorsque mes idées sont posées comme
« natures vraies et immuables » i. Descartes indique
rapidement que « tout ce qui est vrai est quelque
chose »k et que « toutes choses dépendent » de Dieu>.
« Tout ce qui est en nous de réel et de vrai vient d’un
Etre parfait et infini », dit le Discours de la méthode
C est à propos de leur application à la connaissance
du inonde que Descartes reprend le plus nettement la
corrélation des lois naturelles et des idées innées, « éta¬
blies » par Dieu (sans toutefois préciser qu’il était libre
de les poser autrement). « J’ai remarqué, dit-il, certaines
lois que Dieu a tellement établies en la nature, et dont il
a imprimé de telles notions en nos âmes, qu’après y
avoir fait assez de réflexion, nous ne saurions douter
qu’elles ne soient exactement observées en tout ce qui
est ou ce qui se fait dans le monde » Et e’est précisé¬
ment l’élimination des « formes ou qualités » scolasti¬
ques qui se règle sur l’évidence des idées « dont la con¬
naissance » est « si naturelle à nos âmes » qu’on ne
peut « feindre de l’ignorer », tandis qu’aussitôt après, la
considération des « lois de la nature », valables pour
tous les mondes éventuellement créés, s’appuie « sur les
perfections infinies de Dieu » °. Car « l’ordre » de la phy¬
sique cartésienne est déductif : il part « premièrement »
des « principes ou premières eauses de tout ce qui est

h. 5, IX, 50.
i. 4, IX, 45-46.
j. 5, IX, 51 et 54.
k. Ib., 51.
l. Ib., 55.
m. 4, VI, 39.
n. 5, VI, 41.
O. 5, VI, 43.
134 DESCARTES

OU peut être dans le monde, sans rien considérer... que


Dieu seul qui l’a créé ni les tirer d’ailleurs que de cer¬
taines semences de vérité qui sont naturellement dans
nos âmes »p. Ces divers passages du Discours justifient
la confiance dans les idées innées, parce qu’elles don¬
nent les lois d’intelligibilité de la nature, également créée
par Dieu : mais la subordination des possibles à la liberté
divine reste dans l’ombre. Le texte du Monde, que résume
le Discours, nomme « les vérités étemelles sur lesquelles
les mathématiciens ont coutume d’appuyer leurs plus
certaines et leurs plus évidentes démonstrations », et les
fonde sur « la fermeté et l’immutabilité » de Dieu, ainsi
que sur « l’action continue » exprimant l’unité du Fiat
créateur, sans expliciter pourtant leur dépendance de
son absolue liberté. Car seules les conséquences impor¬
tent pour la physique : « ces vérités, dis-je, suivant les¬
quelles Dieu même nous a enseigné qu’il avait disposé
toutes choses en nombre, en poids et en mesure ; et dont
la connaissance est si naturelle à nos âmes, que nous ne
saurions ne les pas juger infaillibles, lorsque nous les
concevons distinctement... De sorte que ceux qui sau¬
ront suffisamment examiner les conséquences de ces
vérités... pourront connaître les effets par leurs causes »,
c’est-à-dire « avoir des démonstrations a priori de tout
ce qui peut être produit » dans notre monde, comme
dans tous les autres mondes éventuellement créés La
fonction de la thèse est donc fortement marquée, si son
lien avec la méditation la plus profonde sur Dieu n’appa¬
raît guère ; la perspective choisie, pour décrire comme
une « fable » le monde reconstruit à partir des idées
claires, ne développait pas la justification des principes.
Mais si la création des vérités éternelles n’a vrai¬
ment sa place ni dans l’ordre des Méditations, ni dans
les exposés purement physiques, elle doit apparaître dans
l’ouvrage qui fonde l’enracinement de la physique dans

p. 6, VI, 63-64.
q. 7, XI, 47 (ne doutant pas « que si Dieu avait créé plusieurs
mondes, elles ne fussent en tous aussi véritables qu’en celui-ci »), et
43 et 44 pour la justification des règles par les attributs précités de
Dieu.
SENS DE CETTE CRÉATION 135

la métaphysique. Or elle figure expressément dans les


Principes de la philosophie, et ce point a généralement
échappé aux commentateurs de Descartes peut-être
parce que la présentation scolaire, divisée en articles où
domine 1 ordre des matières, masque la continuité de
1 argumentation cartésienne. Cette fois la réflexion part
bien de Dieu : « nous voyons qu’il est éternel, tout-
connaissant, tout-puissant, source de toute bonté et
vérité, créateur de toutes choses » « Il entend et veut,
non pas encore comme nous par des opérations... diffé¬
rentes, mais... toujours par une même et très simple
action, il entend, veut et fait tout » ®. Comme dans le
Monde, l’intérêt de cette thèse, pour justifier une déduc¬
tion a priori en physique, est aussitôt indiqué : à condi¬
tion de ne pas oublier que notre entendement est fini et
que « l'Auteur de tout ce qui est ou qui peut être » est
infini, nous pourrons « passer à la connaissance des créa¬
tures ». Ainsi « nous suivrons sans doute la meilleure
rnéthode dont on se puisse servir pour découvrir la vérité,
si, de la connaissance que nous avons de sa nature, nous
passons à 1 explication des choses qu’il a créées, et si nous
essayons de la déduire en telle sorte des notions qui
sont naturellement en nos âmes, que nous ayons une
science parfaite, c’est-à-dire que nous connaissions les
effets par leurs causes » *. Car chaque « vérité éternelle...
a son siège en notre pensée » ; et « nous ne saurions
manquer de les savoir lorsque l’occasion se présente
de penser à elles » L’innéité, nous le verrons, exprime
la fécondité de la lumière naturelle : il suffit de se régler
sur l’idée parfaitement claire que l’entendement a de
1 étendue, « parce que c’est en lui seul que les premières
notions ou idées, qui sont comme les semences des
vérités que nous sommes capables de connaître, se
trouvent naturellement «v.
Ces textes convergents confirment le point d’appli-

r. Pr., 1, a. 22.
s. Ib., a. 23.
t. Ib., a. 24.
U. Ib., a. 49.
V. Pr., 2, a. 3.
136 DESCARTES

cation de la thèse : la correspondance est établie entre


nos idées innées et les lois de la nature ; le monde,
dépouillé des apparences qualitatives qu’il revêt pour la
sensibilité et l’imagination, peut être reconstruit sous
le seul contrôle de l’entendement, à partir de l’idée claire
et distincte d’étendue. La physique devient « géomé¬
trie » Et la commune subordination du rationnel et du
réel au Créateur, garantit que la déduction n’explore pas
seulement les voies du possible, mais s’applique effec¬
tivement à la totalité du ou des mondes existants ^2. Ce
moment de la déeouverte cartésienne complète donc le
commencement de métaphysique, qtd a coupé radica¬
lement l’esprit du corps, en assurant leur jonction. Il
supplée aussi à la probable absence, en ces premières
méditations inachevées, d’une démonstration de l’exis¬
tence du monde extérieur.
Ainsi est justifiée l’espérance qui remplissait Des¬
cartes d’enthousiasme en 1619 : les secrets de la nature
s’ouvrent avec la même clef que les lois de la mathé¬
matique 53. Pendant la phase d’attente, il en avait fait un
précepte méthodologique. Mais il n’est pas de ces savants
qui se contentent d’un processus hypothético-déductif,
que corrobore chaque question résolue Le fondement
véritable ne peut être qu’anhypothétique. La « règle
générale » de l’évidence devient principe, « à cause que
Dieu est... D’où il suit que nos idées ou notions, étant des
choses réelles, et qui viennent de Dieu en tout ce en quoi
elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être
que vraies » Cette vérité demeure celle de la créature.
Plus exigeant que les mécanistes satisfaits de clarifier
les phénomènes. Descartes dissipe le rêve d’une Panso-
phia^^ qui posséderait la clef de l’univers, en accédant
aux mystères de l’Harmonie divine. Préoccupé dès ses

w. A Mersenne, 27-7-1638, II, 268.


X. D. M., 4, VI, 38 ; et ib., 39 : ces deux textes insistent sur
l’origine divine de « tout ce qui est en nous », et l’Entretien avec
Burman, commentant ce second passage, insiste : « Si en effet nous
ignorions que toute la vérité a sa source en Dieu (oriri a Deo), si
claires que soient nos idées, nous ne saurions pas qu’elles sont vraies »
(V, 178, T.). La relation de l’innéité à la création des vérités sous-tend
donc tous ces textes.
TRANSCENDANCE DE DIEU 137

pensées de jeunesse par les bornes de notre intelligence y,


Descartes avait bien vu que la critique de la connais¬
sance devait d’abord les déterminer Exclu du conseil
de Dieu, soumis devant la transcendance proprement
incompréhensible de l’Infini, l’esprit humain a devant lui
tout le domaine du créé : ses limites ne sont autres que
celles du monde, indéfiniment reculées, tandis qu’il déve¬
loppera les semences de vérité qui sont à sa disposition,
et dont la fécondité ne saurait être mesurée. Si la raison
est lumière naturelle, née ou créée avec nous, la nature
dans son ensemble est rationnelle. Telle est la décou¬
verte niajeure de ce printemps 1630. Elle complète les
conclusions métaphysiques acquises l’année précédente.
Après avoir démontré l’existence de Dieu et la distinc¬
tion de l’esprit et de la matière, le philosophe cherchait
« après cela, d’autres vérités » ^ concernant les corps, en
étudiant d’abord leur essence. Les retours en arrière des
Réponses aux sixièmes objections, et des Principes,
confirnient qu’il a pris alors appui sur l’innéité des véri-
tés^b. Ainsi « l’appel... aux idées innées », devant l’immen¬
sité « des possibilités ouvertes par elles à l’esprit, jointe
à la certitude fournie par les garanties tirées de la
métaphysique, donnent à la démarche cartésienne son
assurance et sa physionomie propres »
Reste à se demander si la nature de ces garanties
est la même en 1630 qu’après l’approfondissement des
Méditations. En l’absence du premier traité interrompu,
une inconnue subsiste quant à l’ampleur du doute ini¬
tial. A s’en tenir à la succession des lettres de 1630 et des

y. Cog. priv., X, 215.


Z. R. 8, X, 398, r. : il faut « tracer les limites de l’intelligence,
dont nous prenons conscience en nous-mêmes », et « embrasser par
la pensée tout ce qui est contenu dans cet univers, afin de discerner
comment chaque chose est soumise à l'examen de notre esprit ».
a. D. M., 4, VI, 36 : c’est alors aussi qu’il découvre l’argument
ontologique.
b. 6‘ rép., § 10, IX, 239 : « examinant premièrement les notions ou
les idées que je trouvais en moi de chaque chose » ; Pr., 4, a. 203 :
« J’ai, premièrement, considéré en général toutes les notions claires
et distinctes qui peuvent être en notre entendement touchant les
choses matérielles ». Ce que confirme le ch. 7 du Monde (XI, 47) et
D. M., 6, VI, 63-64, cités supra, pp. 133-134.
138 DESCARTES

Méditations, Dieu apparaît d'abord comme « source de


vérité » en ce qu'il les constitue par son absolue liberté,
tandis que la « véracité » n'intervient proprement que
pour ruiner l'hypothèse d'un Tout-puissant trompeur. Il
nous faudra examiner, selon l'ordre des raisons, cette
argumentation, pour en dégager l'indépendance, en droit,
à l'égard de la création des vérités éternelles : celle-ci
présuppose la perfection de Dieu. Il n'est cependant pas
accidentel que le penseur qui a fait descendre les vérités
mathématiques de l'empyrée intelligible, dans la struc¬
ture, créée, de l'étendue matérielle, ait osé subordonner
leur évidence à l'éventualité d'un arbitraire dont nous
serions le jouet. Il serait donc des plus importants,
(mais c'est sans doute une question insoluble), de pou¬
voir dire si Descartes a suivi l'ordre logique, qui va du
doute le plus extrême à Dieu, auteur et garant de la
vérité, ou s'il n'a considéré l’hypothèse d’un Dieu trom¬
peur qu’en rédigeant les Méditations, alors qu’il possé¬
dait déjà la solution qui fait dépendre du Créateur la
lumière naturelle comme les lois naturelles... Les frag¬
ments, non datés, du manuscrit Cartesius, nous ont paru
soulever, assez tôt dans la genèse de la pensée carté¬
sienne, la question de ce que devient notre liberté, si
une puissance supérieure oriente, à son gré et à notre
insu, notre assentiment. L’éventualité d’un arbitraire
capricieux est également évoquée, et rejetée, à propos de
la création des vérités éternelles : « On vous dira que si
Dieu avait établi ces vérités, il les pourrait changer,
comme un roi fait ses lois ; à quoi il faut répondre que
oui, si sa volonté peut changer » <5. L’objection a peut-

c. A vrai dire, l'expression ne figure pas dans les lettres de 1630,


mais dans la Méd. 1, IX, 17, comme opposée à l’hypothèse d’un
Trompeur ; puis, en liaison avec la création des vérités, dans Pr., 1,
a. 22, tandis que la conclusion des Principes, 4, a. 206, semble réunir
les deux perspectives : « Dieu étant souverainement bon, et la source
de toute vérité, puisque c’est lui qui nous a créés, il est certain que
la puissance ou faculté qu’il nous a donnée pour distinguer le vrai
du faux, ne se trompe point, lorsque nous en usons bien ».
d. A Mersenne, 15-4-1630, I, 145-146 : « Mais je les comprends comme
éternelles et immuables ». Et « nous pouvons bien assurer que Dieu
peut faire tout ce que nous pouvons comprendre ».
TRANSCENDANCE DE DIEU 139

être impressionné Mersenne ; et Malebranche la repren¬


dra, pour maintenir que si l'universalité de la Raison
n'est point immanente à Dieu même, « il n'y aurait plus
de science véritable »58. Mais parce que la thèse carté¬
sienne est issue du refus de traiter Dieu comme un
homme, qui décide en fonction de ce qu'il conçoit, elle
ne saurait confondre la transcendance absolue de sa
parfaite puissance, avec l'absolutisme d'un potentat chan¬
geant. La simplicité de l'acte divin le pose comme éternel
et immuable, et « métaphysiquement », les décrets de
Dieu déjà exécutés sont « Dieu même, dans sa pleine
immutabilité » e.
Toute méditation sur cette thèse nous arrête donc
devant l'inconcevable transcendance divine f, tandis que
s'ouvre à nous la complète intelligence du monde. C'est
bien par la voie de la métaphysique que Descartes a
découvert les fondements de la physique. L'ardeur qui
l|incite à expliciter toutes les propriétés que nous offre
l'idée innée de l'étendue, n'affaiblit pas cette autre passion
qui le dresse contre le « blasphème » de ceux qui trai¬
tent Dieu comme un homme. Paradoxalement le pieux
Malebranche, dans son opposition à Descartes, rejoint
les libertins qui placent au-dessus de tout la conviction
que deux et deux font quatre. Les athées ignorent que
« l'existence de Dieu est la première et la plus éternelle
de toutes les vérités qui peuvent être, et la seule d'où
procèdent toutes les autres », précisément parce qu'ils
n'ont pas reconnu son incompréhensibilité. « Parce qu'ils
comprennent parfaitement les vérités mathématiques,
et non pas celle de l'existence de Dieu, ce n'est pas mer¬
veille s’ils ne croient pas qu’elles en dépendent. Mais ils
devraient juger, au contraire, que puisque Dieu est une
cause dont la puissance surpasse les bornes de l’entende-

e. E. Burm., (sur Pr., 1, a. 23), V, 166, T. ; cf. ib., 167, sur l’a.
48, distinguant vérités éternelles ou notions communes, et vérités
contingentes liées à l'existence d’une créature singulière.
f. Ib., 165, T., sur l’a. 23 : « comment cela se fait, nous ne le
pouvons concipere (le terme a le même sens étymologique que com¬
prendre ou con-tenir) ; mais nous l’apercevons par l’entendement
(intelligimus) ».
140 DESCARTES

ment humain, et que la nécessité de ces vérités n'excède


point notre connaissance, qu’elles sont quelque chose de
moindre, et de sujet à cette puissance incompréhen¬
sible » e. Les deux versants du cartésianisme s'équilibrent
parfaitement. La hiérarchisation des deux plans, en
donnant à la science son autonomie, préserve la majesté
de l’Être insaisissable en sa source. Et parce qu'on ne
saurait constamment s’incliner devant l'Infini qui nous
échappe, il est à notre portée d'explorer l’immensité du
monde.

g. A Mersenne, 6-5-1630, I, 150.


CHAPITRE IV

DES ESSAIS AUX PRINCIPES'

1. Les fruits de la solitude : recherches et écrits

Si Descartes a passé aux Pays-Bas l'hiver 1628-1629 \


il a si bien préservé le lieu de sa solitude que le fait
même de sa résidence reste pour nous hypothétique. A
partir du moment où il renoue avec ses correspondants,
l’historien le suit aisément 2. Ses fréquents changements
de demeure répondent sans doute d’abord au souci de
ne pas laisser s’alourdir d’inutiles relations, mais parfois
au désir de rejoindre de rares amis, souvent aussi aux
besoins de son travail. Même pour se consacrer à la
méditation la plus personnelle, pour vérifier à l’occa¬
sion un argument et avoir accès à la bibliothèque, il
s’était inscrit à l’Université de Franeker. Dès qu’il se
tourne vers l’explication du monde, il revient à Amster¬
dam, pour avoir plus aisément les informations savantes,
et satisfaire sa curiosité au contact des marins, qui
apportent toutes les raretés de la terre ». Il commence
aussi à fréquenter, en même temps que les médecins, les

a. A Balzac, 5-5-1631, I, 204 ; D. M., 3, VI, 31 sur les « commodités »


des « villes les plus fréquentées ».
142 DESCARTES

bouchers qui le fournissent d’organes frais à disséquer :


il habite alors en pleine Kalverstraat, la « rue des
veaux ». Puis il passe quelques mois à Leyde : le 27 juin
1630, il est immatriculé à l’Université. Il s’inscrit cette
fois comme mathématicien, pour travailler avec Golius ;
mais l’été 1631, il voyage sans doute avec Villebressieu,
et poursuit en sa compagnie ses divertissements opti¬
ques, à Amsterdam 3. De mai 1632 à novembre 1633, il vit
à Deventer, près de Reneri devenu un ami intime : il
s’est retiré, écrit Golius à Huygens, « pour échapper à
la foule et aux sollicitations, et se consacrer avec plus
de fruit à ses travaux » : depuis qu’il promettait à Mer-
senne son Monde, il était temps d’en finir. C’est alors
qu’il apprend la condamnation de Galilée, et revient à
Amsterdam : le 15 mai 1634, il donne l’adresse de la
petite maison qui existe encore derrière l’église de
l’Ouest, dans la « Westerkerk straat »5. Il y connut la
servante Hélène Jans, dont il eut une fille, Francine :
« selon l’observation de son père, elle avait été conçue à
Amsterdam, le dimanche XV d’octobre de l’an 1634 » H
rejoint bientôt Reneri, qui venait d’être nommé profes¬
seur à l’Université d’Utrecht ; celle-ci sera la première à
diffuser certaines idées de Descartes, ce qui soulèvera les
plus vives contestations
Mais la préparation de l’édition du Discours et des
Essais a ramené Descartes à Leyde en 1636. Avant même
la sortie de l’ouvrage il cherche d’abord dans la région
d’Alkmaar, puis à Santpoort, à une lieue de Haarlem,
une demeure à l’écart, où il fera venir Francine et
Hélène <=. Il y restera jusqu’au printemps de 1640, qui le
revoit à Leyde, pour y faire « imprimer » son « Essai de
métaphysique » d. Finalement c’est à Paris qu’en novem¬
bre il enverra le manuscrit : il s’était avisé entre temps
qu une approbation « par le Corps de la Sorbonne »

b. A Huygens, 20-5-1637, I, 373 : « D’Alcmaer, où je suis sans y


être parce que je ne pense pas y demeurer ». Le Discours pamt le 8
juin.
^ A 30-8-1637, I, 393-394, nommant Hélène. Il fera passer
l’enfant pour sa propre nièce.
d. A Mersenne, 11-3-1640, III, 35-36 : il pense y aller « dans cinq
ou six semaines ».
PROJETS SUCCESSIFS 143
favoriserait sa défense contre ses adversaires ; et, pour
la première fois depuis près de douze ans, il projetait
d'aller « faire un tour... en France »« ; il souhaitait y
conduire sa fille, pour lui faire donner une bonne éduca¬
tion, et revoir son vieux père. Tous deux moururent coup
sur coup f, et Descartes renonça au voyage. L’héritage lui
permit de louer pendant deux ans le petit chateau
d’Endegeest, aux portes de Leyde, « pour travailler plus
commodément à la Philosophie, et ensemble aux expé¬
riences » g, car il prépare désormais les Principes. A par¬
tir de 1643 (est-ce pour mieux afllronter les polémiques
envahissantes ?), il restera dans la solitude d'Egmond,
près d’Alkmaar, coupée par les voyages en France de
1644, 1647 et 1648. Et ce sera, peu après avoir envoyé
à Paris le petit traité des Passions le départ pour la
Suède, d’où il ne devait pas revenir...
A travers ces relais extérieurs, on entrevoit déjà,
pour l’œuvre, les retards, les hésitations, les brusques
changements de décision. La condamnation cartésienne
de l’irrésolution ‘ est d’abord une exhortation pour lui-
même. Cependant le droit chemin j reste tracé : depuis
la fin de 1629, chaque partie de la recherche a sa place
fixée dans le système. Certes il faut faire aussi la part
des questions incidentes. Mersenne avec une insatiable
curiosité, prend occasion tantôt de la parution d’un
ouvrage, tantôt d’un fait étrange, ou d’un problème qui
lui ont été soumis, pour interroger le philosophe. Il
revient au domaine de la musique, qui l’intéressait au
plus haut point. Mais Descartes souvent ajournait l’exa¬
men d’un livre, esquivait un point théologique, refusait

e. A Mersenne, 30-7-1640, III, 127.


f. Francine le 7 septembre, à Amersfoort, Joachim Descartes peu
avant le 20 octobre, près de Nantes. « Quelques temps après »
(Baillet, Vie, II, p. 94) mourut la sœur aînée de Descartes. Une
lettre de condoléances à Pollot (janv. 1641, III, 278-279 et rééd., 872)
évoque sa tristesse lors de « la perte de deux personnes... très proches ».
g. A Mersenne, 31-3-1641, III, 350.
h. Lettre d’envoi le 14-8-1649, XI, 325-326.
i. D. M., 3, VI, 24-25 ; Pas., a. 170 : elle naît « d’un trop grand
désir de bien faire ».
j. D. M., VI, 24 : « Les voyageurs... doivent... marcher toujours
le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté ».
144 DESCARTES

de résoudre de nouveaux problèmes, et même interrom¬


pait toute correspondance pour s'absorber dans ses tra¬
vaux II répondait volontiers sur la musique, objet de
ses premières réflexions, et avait pensé lui faire place
dans son Monde Et s’il a soudain consacré « cinq ou
six semaines » au problème de Pappus *, c’est qu’il y a
vu le point de départ d’ime meilleure ordonnance des
courbes géométriques. Malgré son impatience dès que
le partenaire ne suivait pas la voie tracée par lui, il n’a
pu éviter certaines polémiques, que suscitait le Minime,
persuadé de la fécondité des discussions : il fut ainsi
conduit à franchir les limites qu’il posait lui-même à sa
mathématique. Cette correspondance fut donc plus une
incitation qu’une entrave. Et sans les instances pres¬
santes de Mersenne, moins d’œuvres encore auraient vu
le jour.
Descartes, passionné par la recherche, n’aimait pas
écrire Ne supportant pas la contradiction, il se deman¬
dait en outre comment faire au mieux reconnaître la
vérité de ses découvertes. En droit leirr évidence eût dû
les imposer, mais pourrait-il en persuader les autres “ ?
Pour éveiller leur attention i®, il fallait trouver la pers¬
pective favorable. Les « premières méditations » faites
dans la solitude frisonne, « sont si métaphysiques et si
peu communes » qu’elles risquent de rebuter la plupart °.
Avant d’achever de les « mettre... par écrit », Descartes a
voulu voir « premièrement comment la physique sera
reçue » : seule la cause de Dieu à défendre eût pu le
pousser à « répondre sur le champ » aux athées?. Mais

k. A Mersenne, 18-12-1629, I, 102 : « je serai bien aise d'employer


trois ou quatre chapitres de mon traité, pour en dire ce que je saurai
et ne désavouerai pas ce que je tiendrai de vous ».
l. A Mersenne, 5-4-1632, I, 244.
rn. A Mersenne, 15-4-1630, I, 137 : « Je prends beaucoup plus de
plaisir à m’instruire moi-même, que non pas à mettre par écrit le peu
que je sais » ; fin nov. 1633, I, 271 : « Je n’ai jamais eu l’hmneur
portée à faire des livres » ; D. M., 6, VI, 60.
n. A Mersenne, 15-4-1630, I, 144. Cf. 25-11, I, 182 : « Je ne sais
pas si je serais capable de la faire entendre à tout le monde »
O. D. M., 4, VI, 31.
p. A Mersenne, 15-4-1630, I, 144.
PROJETS SUCCESSIFS 145
« un particulier ne doit jamais entrer en dispute contre
eux, s'il n’est très assuré de les convaincre ». Aussi pour¬
suit-il : « J'éprouverai en la Dioptrique si je suis capable
d’expliquer mes conceptions, et de persuader aux autres
une vérité, après que je me la suis persuadée » q. La
Dioptrique jouerait ici le rôle d’échantillon, qu’un an
plus tôt il avait dévolu aux Météores, pour frapper
l’imagination des lecteurs : il devait y expliquer le récent
phénomène des parhélies, et donner « la raison des
couleurs de l’arc-en-ciel », Iris, symbole de l’Admiration
restée jusque-là sans réponse. C’était « une des plus
belles matières » que pouvait « choisir » l’auteur, qui
avait « résolu de l’exposer en public, comme un échan¬
tillon de sa Philosophie, et d’être caché derrière le
tableau pour écouter ce qu'on en dira »r. Le mois sui¬
vant, « au lieu d’expliquer un phénomène seulement », il
décidait « d’expliquer tous les phénomènes de la nature,
c’est-à-dire toute la physique ». Il avait « trouvé un
moyen pour exposer toutes ses pensées, en sorte qu’elles
satisferont à quelques-uns et que les autres n’auront pas
occasion d’y contredire »
Ces biais ont donc détourné Descartes de partir des
« fondements de la physique » déjà acquis ^ et d’en
déduire systématiquement le détail des phénomènes. Le
« moyen » aperçu est peut-être déjà « la description d’un
nouveau monde », qui lui permettra d’éinter la confronta¬
tion avec la Genèse des théologiens : « la fable de
mon Monde me plaît trop pour manquer à la para¬
chever », dit-il en 1630“, mais il lui faudra beaucoup de

q. A Mersenne, 25-11-1630, I, 182 : « ce que je ne pense nullement »,


ajoute-t-il. Mais s'il trouvait « par expérience que cela fût », il
reprendrait son traité de métaphysique.
r. A Mersenne, 8-10-1629, I, 23-24 : allusion à l’ouvrage de Scheiner
sur les taches solaires paru sous le pseudonyme ; « Apelles latens
post tabellam », selon l’anecdote du peintre caché pour écouter les
critiques. Descartes pensait alors écrire en latin (I, 24).
s. A Mersenne, 13-11-1629, I, 70.
t. I, 144.
U. 25-11-1630, I, 179 : le Discours de la lumière, avec la Diop¬
trique, contenant « quasi ime physique tout entière », devait
alors être « un abrégé ». La formule « mon Monde » apparaît à la fin
de la lettre à Mersenne du 4-11-1630, I, 176.
146 DESCARTES

temps. Il poursuit en effet de front la mise au net de ce


qui est déjà clair, l’étude « en chimie et en anatomie
et les observations concrètes : il regrette que cet hiver-
là, il ait trop peu neigé pour ses descriptions des
météores Parfois sa joie créatrice éclate : « Je suis
maintenant après à démêler le Chaos, pour en faire
sortir de la Lumière, qui est l’une des plus hautes et des
plus difficiles matières que je puisse jamais entrepren¬
dre ; car toute la Physique y est presque comprise » La
correspondance ne peut qu’évoquer allusivement ces
travaux personnels : alors que ceux qu’il aborde à la
demande de Mersenne restent disparates, « les difficultés
de physique » sur lesquelles il a « pris parti, sont telle¬
ment enchaînées et dépendent si fort les unes des
autres » qu’il n’en peut donner un aperçu rapide y. Il
promet un extrait mais le projet grossit : « après la
générale description des astres, des cieux et de la terre »,
il traitera non seulement des « qualités » des « corps
particuliers », mais de leurs « différences essentielles »
permettant de les reconnaître tous, « en ajoutant l’expé¬
rience à la ratiocination » Et peu après, sa hardiesse
va jusqu’à « chercher la situation de chaque étoile fixe » :
car si elles nous apparaissent « irrégulièrement éparses »,
elles doivent avoir entre elles un ordre « régulier et
déterminé. Et la connaissance de cet ordre est la clef et
le fondement de la plus haute et la plus parfaite science,
que les hommes puissent avoir touchant les choses
matérielles ; d’autant que par son moyen on pourrait
connaître a priori toutes les diverses formes et essences
des corps terrestres, au lieu que, sans elle, il nous faut

y- 15-4-1630, I, 137. Pour s’« obliger », il se fixe alors comme délai


pour terminer le traité, le début de 1633.
w. 4-3-1630, I, 127.
X. 25-12-1630,^ I, 194. Il y a dix ans, écrit-il à Vatier, le 22-2-1638
(I, 561), « je n’eusse pas moi-même voulu croire que l'esprit humain
eût pu atteindre de telles connaissances » (« touchant la création de
l’univers »).
y. 15-4-1630, I, 140-141.
Z. Pour Pâques 1632, I, 228 ; mais le 5 avril, il n’est pas prêt, I,

a. Ib., I, 243.
PROJETS SUCCESSIFS 147
contenter de les deviner a posteriori et par leurs effets »
Les deux questions sont donc liées : l’opposition des
Anciens entre la perfection de l’astronomie et la diversité
contingente du monde sublunaire est abolie. L’année
précédente, une lettre à Villebressieu, transposant son
vocabulaire alchimique, affirmait la continuité entre
l'animal, la plante et le minéral, grâce à l’unité générique
de la « substance matérielle », dont naissent tous les élé¬
ments : observations et expériences doivent être sou¬
mises au raisonnement, pour « bâtir une physique
claire, certaine, démontrée, et plus utile que celle qui
s’enseigne d'ordinaire » Mais lorsqu’il a enfin achevé
tout ce qui concerne « les corps inanimés », cet enchaî¬
nement le conduit à passer à « la nature de l’homme »,
bien qu’il ait renoncé, non sans regrets, à décrire « la
génération des animaux », qui lui prendrait « trop
longtemps » L’étude de l’homme s’étend « un peu
plus » que l'auteur ne pensait ; car, dit-il, « j’entreprends
d’expliquer toutes ses principales fonctions » ®. Cepen¬
dant la correspondance se ralentit. Descartes avance : la
date de 1633 sera peut-être respectée fi
Alors éclate l’affaire Galilée 12 ; si le mouvement de
la terre est faux, dit Descartes, « tous les fondements de
ma Philosophie le sont aussi, car il se démontre par eux
évidemment. Et il est tellement lié avec toutes les par¬
ties de mon Traité, que je ne l’en saurais détacher, sans
rendre le reste tout défectueux »g. Le philosophe sait
que la condamnation de la Congrégation des Cardinaux
n’est pas un « article de foi » ; mais, pour « entièrement

b. 10-5-1632, I, 250-251.
c. 1631, I, 216-217.
d. A Mersenne, juin 1632, I, 254-255 : « je n’ose plus, ajoute-t-il,
dire quand ce sera ; car j'ai déjà manqué tant de fois à mes promesses
que j’en ai honte ».
e. Nov. ou déc. 1632, I, 263 ; il « anatomise maintenant les bêtes ».
Il vient de lire le De motu cor dis (1628) de Harvey, et note aussitôt la
différence dans l’explication de la circulation.
f. 22-7-1633, I, 268 : « Mon traité est presque achevé, mais il me
reste encore à le corriger et à le décrire » (transcrire). Mais « parce
qu’il ne m’y faut rien chercher de nouveau », Descartes a moins
d’ardeur.
g. Fin nov. 1633, I, 271.
148 DESCARTES

supprimer... et perdre presque tout son travail de quatre


ans », il invoque son « entière obéissance à l'Église »,
ainsi que « le repos et la tranquillité d’esprit », les plus
précieux des biens A l’abri d’une véritable persécution,
il semble avoir craint davantage le temps perdu en vaines
discussions. Il garde pourtant l’espoir que l’opinion de
Copernic sera un jour autorisée : les deux dernières par¬
ties du Discours de la méthode donneront, avec une
esquisse du Traité gardé en réserve, un aperçu de son
intérêt et de son utilité *. Car Descartes n’a pas renoncé
à publier ; puisqu’il avait d’abord prévu de commencer
par soumettre au public des échantillons de sa phi¬
losophie, il revient à ce projet, et commence par détacher
du Monde la partie concernant la lumière et la dioptrique
pour « le faire imprimer seul »j. Cependant il avait
poursuivi, à l’occasion, ses remarques sur les météores :
le 4 février 1635 et le lendemain, il regarde avec acuité
des grains de neige, qu’il décrit comme de « petites
colonnes de cristal », ornée « d’une rose à six feuilles »,
ou des « étoiles doubles » transparentes, et d’autres
figures « toutes blanches comme du sucre », représentant
« urie fleur de lis », « des plumes, ou des feuilles de
fougères ». Et aussitôt leur explication le confirme « en
la créance de tout ce qu’il avait imaginé touchant cette
matière » \ L’année était décidément favorable : en mai,
passant de nuit « le Zuyderzee... de Frise vers Amster¬
dam », il put contempler « deux courormes » autour de
la chandelle qu’on lui apportait : « De quoi, dit-il, je
pense assez pouvoir rendre raison ; et cette expérience
ma tellement plu, que je ne la veux pas oublier en mes
Meteores » h

h. Févr. 1634, I, 281-282 ; avril, I, 285-286 ; D. M., 6, VI, 60.


i. 5, VI, 41-46 et 6, VI, 60-65.
Mersenne, 1635 (juin-juillet ?, I, 322 ; mars ?, C. Mers. V
P‘p ,V- Des lautonme 1634, il recommence à parler de sa Dioptrique
a Golius et Huygens (I, 314, 315 et rééd., 585-586) ^ ^
k. Mét., 6, VI, 298-308.
hait4 fi 318-320. Descartes avait longtemps sou¬
haité accorder ses observations à celles qu’on lui transmettait, mal à
son sens (a Mersenne, 18-12-1629, I, 83-84, 97-98, etc.).
PROJETS SUCCESSIFS 149
Le petit traité de 1629 n’avait donc pas été aban¬
donné : le 1" novembre, au lieu d’envoyer à Huygens le
manuscrit de la Dioptrique, il avoue ; « J’ai dessein
d’ajouter les Météores... et j’y ai travaillé assez diligem¬
ment les deux ou trois premiers mois de cet été, à cause
que j’y trouvais plusieurs difficultés que je n’avais encore
jamais examinées et que je démêlais avec plaisir ». Mais,
une fois de plus, sitôt qu’il n’a « plus espéré d’y rien
apprendre », il n’était plus d’humeur « à les mettre au
net », ainsi que la « Préface » qu’il prévoit dès lors En
mars 1636 le « Projet » est complet : « quatre Traités,
tous français », sous un titre ambitieux : « Le Projet
d'une Science universelle, qui puisse élever notre nature
à son plus haut degré de perfection » ; il y a choisi « les
plus curieuses matières... pour rendre preuve de la
science universelle » et les a « expliquées en telle sorte
que ceux mêmes qui n’ont point étudié les peuvent
entendre » °. Ce n’est pourtant pas le cas de la Géométrie,
qui donne « une façon générale pour soudre tous les
problèmes qui ne l’ont encore jamais été ». La difficulté
de ce dernier « Essai », (joint aux deux précédents en
1637, après la préface, devenue le Discours de la
méthode), sera le point de départ de discussions avec les
meilleurs mathématiciens de l’époque, souvent gênés par
la présentation elliptique de Descartes °.
Les accidents de l’histoire avaient ainsi reporté
Descartes à sa première idée : choisir ce qui pouvait le
mieux exciter la curiosité des lecteurs, de niveau très
divers, et la satisfaire en fournissant toutes les réponses.
Il confirmerait sa maîtrise, sans cependant dévoiler les
« principes » assurant la coordination du tout. L’auteur

m. I, 330.
n. A Mersenne, mars 1636, I, 339 ; toutes les précisions qui pré¬
cèdent font partie du titre ; celles qui suivent, de la présentation des
quatre traités : le premier « découvre une partie de ma Méthode »,
et « tâche de démonter l'existence de Dieu et de l’âme séparée du
corps ».
O. La Géométrie ne sera pas jointe à la traduction latine du
Discours et des Essais (Specimina philosophiae, Amsterdam, 1644).
Une version séparée paraît à Leyde en 1649, avec les Notes de Florimond
de Beaune et le Commentaire de Fr. Schooten.
150 DESCARTES

restait caché derrière le tableau p ; et celui-ci n’était


qu’une perspective cavalière, ou plutôt une suite de
points de vue fragmentaires. Rien n’était plus contraire
à la systématisation, en droit essentielle à l’esprit carté¬
sien, que cet échantillonnage : mais l’unité devait ressor¬
tir de la méthode. S’il avait voulu, comme déjà par la
fable de son Monde, satisfaire quelques-uns et éviter
les contradictions. Descartes n’y réussit guère. Du moins
les questions soulevées le conduiront-elles enfin à déve¬
lopper les fondements de sa physique. Ce faisant, il
approfondira la relation de la physique réelle à la méta¬
physique, et la situation particulière de l’homme. Aussi
la rédaction des Méditations et des Principes marquera-
t-elle un nouveau tournant : au regard de l’œuvre ache¬
vée, même Le Monde et L’Homme apparaissent comme
des « essais ». L’hésitation de Descartes à s’appuyer sur
la métaphysique de 1629 pour en déduire toute l’explica¬
tion des phénomènes, répond à des motivations diverses :
désir de ne pas s’opposer de front aux principes scolas¬
tiques, par horreur des discussions, attrait pour la
découverte, qui le jette vers de nouvelles observations,
alors qu’il n’a élaboré qu’un « commencement » de méta¬
physique. Cette fois encore, le traité inachevé sera rem¬
placé par « un nouveau projet, un peu plus grand que
le premier ». A trente-trois ans. Descartes n’escomptait
pas que dix ans de maturité supplémentaire lui feraient
acquérir « des richesses qu’il n’aurait pas espérées »q.
Pour en mesurer 1 apport dans ce qui sera proprement
le Cartésianisme, il est bon d’avoir fait le bilan des
années de recherches prolongées.

p. A Mersenne, mars 1636, I, 340 ; « je n’y veux point mettre


mon nom, suivant mon ancienne résolution » (cf. 8-10-1629 I 23) Au
dernier moment (le privilège est du 4 m^ai, l’achevé d’imprimer du 8
juin). Descartes fit retirer du privilège obtenu en France par Mersenne
son nom et des éloges qu’il jugeait excessifs. "
q. 15-4-1630, I, 138
LE MONDE 151

2. Le Monde et l’Homme

Les aperçus de la correspondance sur le dévelop¬


pement de la physique ont marqué la continuité entre
l’étude des choses célestes, terrestres et celle des vivants.
Le résumé, dans le Discours, du traité non publié, con¬
firme cette unité fondamentale : « De la description des
corps inanimés et des plantes, je passai à celle des
animaux, et particulièrement à celle des hommes »r. La
perspective choisie, « De la lumière », commande en
effet et l’astronomie, qui « en procède presque toute »,
et l’examen des corps terrestres, « colorés, ou transpa¬
rents, ou lumineux ; et enfin... l’homme, à cause qu’il en
est le spectateur » Bien que le manuscrit trouvé dans
les papiers de Descartes ne coïncide pas parfaitement
avec cette présentation le début du Monde confronte
ce que nous recevons, sous le nom de lumière, « par
l’entremise de nos yeux », et « ce qui est dans la flamme
ou dans le soleil » *. L’explication physiologique du
mécanisme de la perception, dans L’Homme, viendra
donc compléter la réduction initiale des qualités sen¬
sibles à des variations de mouvement dans leur cause.
Entre les sons, ou les images visuelles qui constituent
les mots, et la signification que conçoit l’esprit « en
même temps », il n’y a « aucune ressemblance », mais
une association extrinsèque, établie « par l’institution
des hommes ». A l’analogie naturelle qui animait encore
les symboles des Olympica, s’est substituée une simple
corrélation terme à terme. Pendant cet hiver 1629-1630,
Descartes réfléchit sur le langage : la diversité des lan¬
gues traduit celle des goûts, et l'irréductible variété des
données phonétiques ; cependant une langue universelle
pourrait se fonder sur la connexion interne des signifi¬
cations, qui met en œuvre, selon l’ordre de la méthode,

r. 5, VI, 45.
s. Ib., 42.
t. XI, 3 ; et 4-5 pour l’absence de ressemblance entre signe et signi¬
fication.
152 DESCARTES

la classification des natures fondamentales par « la vraie


philosophie » Mais sa réalisation reste utopique i'* :
elle demeure une « invention » libre, qui devrait affronter
les diversités de fait. Descartes s’oppose au mythe d’une
langue primitive, traduisant directement l’essence des
êtres *5. La seule expression commune à tous les hommes
est celle des émotions, par le cri, le rire, les larmes,
qu’évoque aussi le début du Monde La réflexion ulté¬
rieure du philosophe précisera que ce n’est pas là un
« véritable langage » ; pour le moment, le « sens »
reste à l’arrière-plan ; seule importe la coupure entre
deux registres hétérogènes, le signal objectif et le signi¬
fié, qui embrasse alors tous les sentiments, joie, tristesse,
associés en fait par « la Nature » au ris, aux larmes,
comme couleur, chaleur, douceur répondent en nous à
des modifications externes, dépourvues d’analogie avec ce
que nous éprouvons.
Alors apparaît, pour la première fois, la formule
qui donnera naissance à l’interprétation « occasiona-
liste » de la corrélation : « les idées du chatouillement et
de la douleur, qui se forment en notre pensée à l’occa¬
sion des corps de dehors qui nous touchent, n’ont
aucune ressemblance avec eux » Le contact même
n atteste plus la réalité du tangible, quand l’affectivité
s affole : un soldat, au retour d’une mêlée « croit être
blessé » ; une courroie seule le pressait. « Si son attou¬
chement, en lui faisant sentir cette courroie, en eût
imprimé 1 irnage en sa pensée, il n’aurait pas eu besoin
d un chirurgien pour l’avertir de ce qu’il sentait » y. Et
la lumière n’est pas en soi plus éclairante : la même
chandelle illumine, suscite une douce chaleur, et sou¬
dain brûle, sans qu’il soit besoin d’imaginer en elle des

U. A Mersenne, 20-11-1629, I, 76-82.


y XI, 4 : à Mersenne, 18-12-1629, I, 103 sur « les dictions qui
sigmfient naturellement : « les voix qu’on jette, criant ou riant,
sont sernblables en toutes langues. Mais lorsque je vois le ciel ou la
terre, cela ne m’oblige pas à les nommer plutôt d’une façon que d’une
autre . ; et 4-3-1630, I, 125-126.
w. A Morus, 5-2-1649, V, 278, T.
X. Monde, 1, XI 5-6.
y. Ib.. 6.
LE MONDE 153

« vertus » diverses, ou des « formes » spécifiques de


changement, quand de cire elle devient flamme, et que
sa substance semble diminuer^.
La réduction des entités scolastiques s’opère ainsi
sans combat « contre les géants de l’École » ® : elles
deviennent superflues, et Descartes propose seulement
comme plus simple l’hypothèse du mouvement local
entre les parties de la matière : « je me contente d’y
concevoir le mouvement de ses parties » >’ ; « il me suffit
de penser qu’elles ont commencé à se mouvoir, aussitôt
que le monde a commencé d’être » En ce début du
Monde, comme dans le premier chapitre des Météores,
Descartes présente ses « suppositions », sans les déduire
« des principes généraux de la nature, qui n’ont point
encore été... bien expliqués : l’assurance de ces deux
textes montre cependant assez qu’il est en possession de
l’essentiel : « Tous les corps, tant durs que liquides, sont
faits d’une même matière », dont le vide est exclu «. C’est
pourquoi « tous les mouvements qui se font au monde
sont en quelque façon circulaires », un corps remplaçant
l’autre f, tandis que la « matière subtile » la plus ténue
remplit les moindres intervalles e : ainsi se constituent, à

Z. Ib., 2, XI, 7-10.


a. Balzac à Descartes, 30-3-1628, I, 570-571 ; Cf. Mét., 1, VI, 239 :
« pour ne point rompre la paix avec les philosophes je ne veux rien du
tout nier de ce qu'ils imaginent dans les corps de plus » (que figure et
mouvement) ; Diop., 1, VI, 85 : « il n’est pas besoin de supposer » des
« petites images voltigeantes par l’air, nommées des espèces inten¬
tionnelles ».
b. Monde, 2, XI, 7.
c. 3, XI, 11.
d. Mét., 1, VI, 233 : comme dans la Dioptrique, il partira « de
quelques suppositions... si simples et si faciles, que vous ne ferez peut-
être pas difficulté de les croire » ; et ib., 239 : « il me semble que mes
raisons devront être d’autant plus approuvées que je les ferai
dépendre de moins de choses ».
e. Monde, 4, XI, 17 et 18 ; Mét., 1, VI, 233. Le ch. 3 du Monde ex¬
plique par les seules différences de mouvement entre leurs parties la
distinction du solide (« il suffit si toutes ses parties se touchent sans
qu’il reste d’espace entre deux, ni qu’aucune d’elles soit en action
pour se mouvoir », XI, 13. Les Mét., VI, 233-234 et 236 y ajoutent les
<t branches entrelacées » des corps durs) et du liquide, ou fluide
(l’air en fait partie).
f. Monde, 4, XI, 19 : il ne s’agit pas de cercles parfaits.
g. 5, XI, 23-24, et Mét., 1, VI, 234-235.
154 DESCARTES

partir d’une matière homogène, trois « éléments »


capables de rendre compte de toutes les variétés de
corps, sans recourir aux qualités ou formes.
Descartes a cependant jusque là considéré la diver¬
sité comme donnée. Pour en justifier la genèse, il use
« ^ d une fable, au travers de laquelle il espère que la
vérité ne laissera pas de paraître suffisamment »**? Car
il s'agit bien de comprendre l’état actuel de notre « vrai
monde » \ sans faire intervenir les modalités tradition¬
nelles de sa création « il y a cinq ou six mille ans » K En
même temps, le philosophe évite la condamnation d'un
univers infini ; pour son « nouveau monde », il sup¬
pose une « nouvelle matière », non pas proprement
« infinie », mais telle « qu’elle remplit des espaces beau¬
coup plus grands que tous ceux » qu’on peut imaginer, et
« jusques à une distance indéfinie ». Elle est ainsi
conçue « comme un vrai corps, parfaitement solide, qui
remplit également toutes les longueurs, largeurs et pro¬
fondeurs de ce grand espace »
Mais dans la matière solide et homogène, nulle diffé¬
renciation ne saurait naître sî Dîeu ne la divisait
« véritablement » en parties, distinguées les unes des
autres, toujours sans discontinuité, par leurs mouve¬
ments respectifs, « dès le premier instant qu’elles sont
créées ». Dès lors, quel que soit l’état initial, et à suppo¬
ser même qu’il « compose un chaos » désordonné « les
lois ordinaires de la Nature » suffisent pour « que les
parties^ de ce chaos se démêlent d’elles-mêmes » ^ La
déduction a priori rejoint la réalité concrète, à la seule
condition que chaque notion soit « parfaitement con¬
nue », pour qu’aucune « obscurité » ne risque de cacher
quelque contradiction m. Cette évidence n’a pas seulement
la, comme dans le Discours, une fonction méthodologique :
elle caractérise les « vérités étemelles », selon lesquelles

h. Monde, 5, XI, 31
i. 6, XI, 34-35.
j. Ib., 32.
k. Ib., 32-33.
l. Ib., 34.
m. Ib., 35 et 36.
LE MONDE 155

Dieu a « disposé toutes choses », en même temps que


leur innéité en nos âmes les impose infailliblement
« lorsque nous les concevons distinctement »
Ce fondement métaphysique sous-tend toutes les
lois de la nature, à partir de trois « règles » faisant inter¬
venir, plus expressément encore, l’immutabilité divine
Leur conjonction dégage, beaucoup plus nettement que
chez Beeckman ou Galilée 20 le principe d'inertie : le
mouvement est un état au même titre que le repos, et
« chaque partie de la matière, en particulier, continue
toujours d’être en im même état, pendant que la ren¬
contre des autres ne la contraint point de le changer » p.
Lorsque deux corps se rencontrent, la quantité totale de
mouvement reste la même q. Et tout corps tend toujours
à continuer son mouvement en ligne droiteLe mou¬
vement circulaire, symbole de l’éternité pour les Anciens
devient une résultante, définie par le rapport entre deux
directions différentes du mobile en deux instants suc¬
cessifs, alors que le mouvement rectiligne est « entiè¬
rement simple » : son « action » est « comprise en un
instant » L’actualisme 21 caractérise ce mécanisme, et
le terme d’inclination t doit être dépouillé de toute réso-

n. 7, XI, 47 ; cf. supra, p. 134.


O. Sans approfondir ces « considérations métaphysiques » (XI, 38),
Descartes y revient : ib., 38, 43, 44.
p. Ib., 38, première règle.
q. Ib., 41, seconde règle. Le Monde ne précise pas, comme le
feront les Principes, les « règles pour déterminer, en particulier, quand
et comment, et de combien, le mouvement de chaque corps peut être
détourné, et augmenté ou diminué, par la rencontre des autres » {ib.,
47).
r. Ib., 43-44, troisième règle.
s. XI, 45 : c’est-à-dire « que tout ce qui est requis pour le pro¬
duire, se trouve dans les corps en chaque instant qui puisse être
déterminé pendant qu’ils se meuvent, et non pas tout ce qui est requis
pour produire le circulaire ».
t. XI, 44 ; « leur action, c’est-à-dire l’inclination » ; XI, 84 :
«lorsque je dis qu’un corps tend vers quelque côté, je ne veux pas
pour cela qu’on s’imagine qu’il ait en soi une pensée ou une volonté
qui l’y porte, mais seulement qu’il est disposé à se mouvoir vers là :
soit que véritablement il s’y meuve, soit plutôt que quelqu'autre
corps l’en empêche » ; Pr., 3, a. 56.
156 DESCARTES

nance psychique. Descartes approfondit dès lors la disso¬


ciation entre les états de la pure étendue et toutes les
*. » 22^ qui animaient en quelque sorte de
1 intérieur la conception aristotélicienne du mouvement
en fonction notamment de la théorie des lieux naturels,
vers lesquels tendaient chaque type d’éléments. Chez
Descartes l’espace indéfini et homogène n’est plus
orienté ; le géocentrisme est foncièrement aboli, et toute
la diversité des phénomènes découle de la division par
le mouvement d’une même matière, selon les mêmes
lois . genèse et situation des étoiles, des planètes,
« pesanteur », propriétés des différents corps, et jus¬
qu’au fonctionnement des vivants. La déduction carté¬
sienne se justifie par la simplicité de ses schémas initiaux
et la multiplicité des effets réels, retrouvés à partir de
l’hypothèse présentée comme ime « fable » 23.
Le mouvement rectiligne et uniforme suppose que
la mobile ne rencontre aucun empêchement. En fait,
« n’y ayant point de vide en la nature, il ne se peut faire
aucun mouvement, qu’il n’y ait tout un cercle de corps
qui se meuve en même temps » v. Comme dans le Monde,
e nmt « cercle » ne désigne pas ici la figure parfaite du
mathématicien, qu’évoquent encore les exemples de la
roue et de la fronde : l’essentiel est qu’elles ne vont « en
rond que par contrainte »«, et dans ce complexe de
pressions réciproques, les anneaux seront toujours plus
ou moins écrasés. Aussi Descartes y joint-il le modèle
hydraulique du tourbillon irrégulier dans un courant *
qui emporte avec lui les éléments les plus mobiles et

U. Sa définition est rejetée comme obscure, XI, 39; R. 12 X 426


^ ^ Mersenne, 16-10-1639, II, 588 ; Monde, XI, 19-20 et 44 ; Pr., 2,

fronde intervient ib., 71, 75, 85-87


Les PrSiiJ; 2 / ^ P^s dans le Monde.
es Principes, 2, a. 33, disent « cercle ou anneau », en le précisant
comme « un cercle imparfait et le plus irrégulier qu’on saurait ima-
^ner, si on prend garde à la façon dont toutes les inégalités des
lieux peuvent être compensées par d’autres inégalités . L^ mot
vortex, et sa traduction par tourbiUon, apparaissent avec l’image des
Lsfl^d ' “ elle-même, et Wnoyan
a nsi fait des cercles » (3, a. 30), et désigne dès lors chaque . tour¬
billon qui compose un ciel . (a. 33, etc.L
LE MONDE 157
rejette vers l'extérieur les plus massifs. 11 semble avoir
fait lui-même quelques expériences sur cette discrimina¬
tion par les forces centrifuges 24. Pour appliquer les
lois du mouvement, il est nécessaire et suffisant que la
matière, pleine et continue, soit divisée dès sa création
en plusieurs centres, autour desquels commencent à cir¬
culer les parties qui s’émoussent les unes contre les
autres : poussière et globules issus de l’érosion, et rési¬
dus irréguliers constituent ainsi les trois éléments y,
dont le début du Monde montrait qu’ils rendent compte
de la solidité et de la fluidité, tandis que la « matière
subtile »z par son extrême divisibilité remplit chaque
interstice. En outre, « devant sortir... par des passages
fort étroits » ^ elle acquiert une vive agitation ; et lors¬
que les boules du second élément, fluide, s’ordonnent en
tournoyant autour des centres, les multiples particules
de matière subtile en excès sur celles qui se glissent
entre les boules, se retirent vers les centres, et y compo¬
sent « des corps ronds, parfaitement liquides et sub¬
tils » i’, émetteurs de la lumière par la pression en tous
sens que leur mouvement très rapide exerce sur les
boules du second élément.
Celles-ci forment le ciel qui tourbillonne autour de
chaque étoile centrale d. Ces deux transportent, comme
les branchages qu’on voit tournoyer dans le courant

y. Monde, 8, XI, 48-52 (et 49 pour la pluralité des centres « diver¬


sement situés les uns à l’égard des autres ») ; Pr., 2, a. 33-35 ; 3, a.
48-52.
Z. La première allusion à ces « parties... si subtiles qu’elles passent
par les pores » de tous les corps est du 25-2-1630, I, 119. Chaque
parcelle garde sa dureté initiale, car la matière est la même, de la
poussière au caillou ; et « si la matière subtile ne se mouvait point
elle cesserait d’être la matière subtile, et serait un corps dur et
terrestre » (à Mersenne, 15-11-1638, II, 440 et 441).
a. Monde, 8, XI, 52.
b. Ib., 53.
c. Ib., et 13-14, XI, 84-103 ; Pr., 3, a. 55-64 et 4, a. 28. Nous y
reviendrons à propos de la Dioptrique, infra, p. 192-194.
d. XI, 53-54 : « en sorte qu'il y a autant de divers cieux, comme
il y a d’étoiles, et... leur nombre est indéfini ». Mais ils sont issus
de la même matière continue, d’où suit qu’en toute rigueur « il ne
peut y avoir plusieurs mondes » (Pr., 2, a. 22).
158 DESCARTES

d’une rivière, les masses plus ou moins denses des pla¬


nètes. Le Monde, qui dans son état actuel ne comporte
plus la description détaillée de la terre, ne précise pas,
comme les Principes, que chaque planète a été une
étoile, peu à peu encroûtée, ce qui a ralenti son tour¬
billon propre et l’a fait « descendre » vers quelque
étoile e. Idéale ou non^, cette genèse introduit dans la
cosmologie la dimension de l’histoire, et entérine l’abo¬
lition, depuis l'observation des taches solaires 26^ du privi¬
lège des deux incorruptibles. La distribution actuelle
des planètes n’est pas seulement l’effet de leur taille
apparente, mais de leur densité h Et lorsque deux pla¬
nètes très inégales se sont trouvées dans la même région
du tourbillon solaire, la moins mobile a été à son tour
captée par la plus importante, autour de laquelle elle
circule désormais g. Seule échappe à cet équilibre relati¬
vement stable des planètes associées à un même ciel,
l’errance majeure des comètes, éjectées par la force
centrifuge à l’extérieur du tourbillon en fonction de leur
masse, et passant ainsi « au travers de divers cieux » ^ :
aucune loi ne saurait être déterminée pour im parcours
aussi irrégulier Ê De même, parce que le « cercle »

e. Pt,, 3, a. 146 : certains astres « se sont peu à peu couverts de


plusieurs taches » et « sont descendus » vers le tourbillon du soleil ;
4, ^ a. 2 : la terre « ne différait en rien du soleil », sinon par sa
taille ; et les parties moins subtiles, semblables aux taches solaires,
« l'ont peu à peu toute couverte et offusquée ».
f. Monde, 9, XI, 60 ; elles ont « im mouvement tempéré de tous
ceux que pourraient avoir leurs parties étant séparées » ; et 67-68, les
comparant tantôt à « une grosse boule composée de plusieurs branches
d'arbres, confusément jointes », tantôt à une petite boule très massive.
Le modèle hydraulique est repris par les Principes, 3, a. 30, et explique
que souvent le corps emporté par le courant tourne aussi autour de
son propre centre.
g. 10, XI, 69-72, précisant que la lune ne tourne pas autour de son
centre, et n expliquant pas la multiplicité des satellites nouvellement
observés autour de Jupiter et de Saturne ; Pr., 3, a. 33 et 149-154.
h. 9, XI, 61. Puis Descartes explique comment elles renvoient la
lumière en forme de chevelure ou de queue, ib., 63 et 15, XI, 110-118 ;
croyance scolastique qu’elles sont des météores)
et 126-130 (ce dernier précisant que leur lumière, à la différence des
étoiles, « est empruntée du soleil »).
1. XI, 61 : à la limite d’un ciel, « elles s’en dégagent... comme tout
dun coup », après un mouvement très ralenti.
LE MONDE 159
décrit par les planètes est plus ou moins aplati par la
pression du tourbillon, lui-même déformé, qui les
emporte, Descartes ne cherche aucune formulation ma¬
thématique de leur orbite ^7.
Il n’intègre pas davantage la loi de la chute des
corps 28 dans sa description de la pesanteur, comme pres¬
sion de la matière subtile, repoussant chaque corps vers
le centre, en contrepartie de la montée de l'air i. Des¬
cartes précise pourquoi les corps tombent verticalement,
sans être entraînés par le mouvement d’Ouest en Est,
répondant ainsi à une objection courante contre la rota¬
tion de la terre Le phénomène des marées 29 est expli¬
qué par la pression de la lune, avec alternance car le
satellite se trouve toutes les six heures en face d'un nou¬
veau quartier de la terre : le plan liquide le plus proche,
et symétriquement celui des antipodes s'abaissent, tan¬
dis que se gonflent en contrepartie les deux portions
intermédiaires d’air et d'eau, qui forment un ovale b
Il est probable que l’essentiel de la quatrième partie
des Principes figurait aussi dans le Traité de la Lumière,
pour les parties manquantes qu’indique le Discours de la
méthode. Des marées on passait aux courants souter¬
rains 20 qui expliquent la genèse des fontaines et riviè¬
res, selon le même schéma tourbillonnaire dont les
Principes accentuent l'analogie avec la circulation du
sang puis à la formation des hlons métalliques ° dans

j. Il, XI, 72-80, avec p. 75 l’image de « la poussière que l’on jette


sur une pirouette » (toupie) et qui « s’en écarte tout aussitôt de tous
côtés » ; Pr., 4, a. 20-27.
k. XI, 79-80.
l. 12, XI, 80-83 et fig. p. 74. Descartes explique le décalage des
marées, et quelques particularités dépendant de la diverse situation des
côtes ; Pr., 4, a. 49-56, modifiant le rôle de la pleine lune ou nouvelle
lune (a. 51 : la pression est alors plus forte, parce que la lune se
trouve plus proche, le tourbillon terrestre étant aplati), et ajoutant
pourquoi les marées sont plus grandes aux équinoxes (a. 52).
m. D. M., 5, VI, 44 et Pr., 4, a. 64-69 ; cf. la fin de l’a. 65 : « De
façon que le cours de l’eau en cette Terre imite celui du sang dans le
corps des animaux, où il fait un cercle en coulant sans cesse fort
promptement de leurs veines en leurs artères, et de leurs artères
en leurs veines » (les mots soulignés sont une addition de la traduction
de 1647).
n. VI, 44 et Pr., 4, a. 57-58, puis (sous l’action de la chaleur inté-
160 DESCARTES

les cassures des différentes couches de la terre inté¬


rieure La génération des plantes, évoquée par le
Discours, était reportée à une partie ultérieure des Prin¬
cipes, qui n’a jamais été écrite, et l'on n’a sur ce point
que quelques indications des cahiers de travail Le
Traité de la lumière, en fonction de cet aspect central,
développait les différentes propriétés du feu, seul corps,
avec les astres, qui produise de la lumière, accompagnée
ou non de chaleur?. Parmi ses merveilleux effets, fusion,
durcissement, consomption. Descartes s'était particuliè¬
rement attaché à la fabrication du verre à partir des cen¬
dres “î, sans doute à cause de l’importance de son usage
dans la fabrication des lunettes.

Du monde aux vivants s’appliquent les mêmes lois


de formation et de fonctionnement r. Et si Descartes,
faute de temps et d’expériences, n’osait pas encore décrire
leur genèse, ses notes personnelles préparatoires et le

rieure : a. 59-60) 61-63 : genèse des « trois sortes de corps » distingués


par les alchimistes, et « des diverses espèces de métaux, lesquelles
(conclut la. 63) j’aurais peut-être ici plus particulièrement expliquées,
si j’avais eu commodité de faire toutes les expériences qui sont requises
pour vérifier les raisonnements que j’ai faits sur ce sujet » (La fin est
une addition de la traduction ; mais cette « ratiocination » à compléter
par l’expérience était déjà évoquée le 54-1632, à Mersenne, I, 243).
O. Excerpta anatomica, XI, 627-629, T. (formation des fruits sur
1 arbre, germination de toutes les plantes ; élévation des fibres « en
ligne droite », puis montée de la sève ; dans les arbres les parties soli¬
des sont portées vers l’écorce, les plus légères restant au centre,
« comrne le soleil au milieu des planètes ») ; Primae cogitationes circa
generationetn animalium, XI, 534-535, comparant la formation des ani¬
maux et des plantes par rotation, sphérique ou annulaire ; à Reneri
pour Pollot, mars 1638, II, 4041 et rééd., 728.
P* VI. 44 . parfois chaleur sans lumière, ou lumière sans chaleur ,* et
Pr., 4, a. 80-123 : le feu, ses divers modes de production (dont a. 92,
réchauffement sans flamme du foin, qui sert de modèle à la chaleur
centrale du cœur, VI, 44), son extinction et son entretien, les explosifs
ses différents effets.
q. VI, 44 et Pr., 4, a. 124-132 : fabrication, propriétés (dont a 130
a transparence; Cf. a. 16-17 et D. M.. VI, 42). Il ne reste ainsi, dans
la 4' p. des Principes, que la nature de l’aimant et ses propriétés
(a. 133-187) à laquelle le résumé du Discours ne fasse pas allusion.
r. A Mersenne, 20-2-1638, II, 525 : s’il recommençait. Descartes expli¬
querait la naissance l’ammal, pensant en « pouvoir expliquer... la for¬
mation par les causes naturelles ».
L’HOMME 161
nouveau traité De lu fovniution du. foetus commencé
vers 1648® montrent que le principe d’inertie explique
comment les particules « tendent à continuer leur mou¬
vement en ligne droite » t, tandis que d'autres moins
mobiles se durcissent, toutes ces diversifications se pro¬
duisant « suivant les règles des mécaniques » Dans
L’Homme de 1632-1633, la machine est supposée déjà
formée, avec ses « petites parties », dont « les plus sub¬
tiles et les plus agitées » s’écoulent par « une infinité de
petits trous », qui les séparent « des plus grossières »,
comme on crible farine et son^. Le même principe
selon lequel « tous les corps qui se meuvent tendent cha¬
cun, autant qu il est possible, à continuer leur mouve-
rnent en ligne droite » explique comment « les plus sub¬
tiles parties » du sang vont au cerveau où elles pro¬
duisent « un certain vent très subtil, ou plutôt une
flamme très vive et très pure, qu’on nomme 3^ les esprits
animaux » Et toute la machine est comparée à un
automate hydraulique 34^ dont les tuyaux seraient les
nerfs, où circulent les esprits animaux y. Car il n’y a
« aucune différence entre les machines que font les arti¬
sans, et les divers corps que la nature seule compose »,
sinon celle de l’échelle des « ressorts ». « Et il est cer¬
tain que toutes les règles des mécaniques appartiennent
à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont
artificielles sont avec cela naturelles » Le « modèle » ®
des machines artificiellement fabriquées par l’homme

s. A Elisabeth, 31-1-1648, V, 112.


t. Description du corps humain, 4, § 29, XI, 254.
U. Ib., 5, § 69, XI, 279 : il s’agit de la formation des valvules qui
dirigent ensuite la circulation sanguine.
V. Homme, XI, 121-122.
w. Ib., 128.
X. Ib., 129.
y. Ib., 130-132.
Z. Pr., 4, a. 203.
a. A Plempius, 3-10-1637, § 10, développant, contre les objections de
Fromondus, le caractère « mécanique » de toute la philosophie de
Descartes, dont il est « particulièrement fier » : nous jugeons de ce
que nous ne percevons pas par les sens à cause de son extrême
exiguïté « ad exemplum et similitudinem », sur le modèle et à la
ressemblance de ce que nous voyons (I, 420-421, T.).

6
162 DESCARTES

enveloppe avec lui l'ingéniosité de l'artisan, qui vise, par


l'agencement des rouages, une fonction déterminée Et
ce finalisme est impliqué dans le point de départ de
L'Homme, formé « tout exprès... des mains de Dieu »
avec une perfection et une finesse que nos techniques ne
sauraient atteindre. Mais le principe en est le même ; et
l'attachement de Descartes à la description génétique
rejoint ici l'adage cher à ses contemporains ^6 que
nous ne comprenons bien que ce que nous savons faire.
L'impossibilité d'observations microscopiques assez
nettes laisse libre cours à son imagination ^7. Négligeant
la différence d’échelle. Descartes extrapole l'analogie,
d'autant que la science nouvelle découvre le rôle fonda¬
mental de la circulation du sang, à travers des
« tuyaux » aisément comparables à ces machineries
hydrauliques dont l’âge baroque tirait tant d'effets mer¬
veilleux. Il suffit de concevoir, de la même manière, la
circulation d'un fluide plus subtil à travers les fins
tuyaux des nerfs, guidés par quelques cordons de tirage,
pour expliquer, après les principales fonctions physio¬
logiques, la transmission jusqu’au cerveau des impres¬
sions sensorielles <=, toujours par des moyens purement
mécaniques.
Le schème circulatoire s’impose donc, des tour¬
billons astraux à leur vision. Cette importance justifie
son choix comme « échantillon » dans la cinquième par¬
tie du Discours de la méthode : la publication en fran¬
çais de l'ouvrage a beaucoup contribué à la diffusion de
la récente découverte de Harvey, qui suscita une résis¬
tance prolongée dans certains milieux médicaux Des¬
cartes, avant de lire « l’Anglais », avait fait personnelle¬
ment des observations anatomiques assez précises Et
ce sont ses exigences théoriques qui, par défiance d'ime

b. XI, 120 ; D. M., 5, VI, 56.


c. Homme, XI, 143-145 (sentiments de douleur, chatouillement,
chaleur, froid, humidité, sécheresse, pesanteur : cette explication com¬
plète le rejet des « qualités » hors de la matière) ; puis, XI, 145-151,
goût, odorat, ouïe ; et 151-163, vue (que nous retrouverons dans la
Dioptrique, où la description est plus approfondie) ; enfin 163-169, « sen¬
timents intérieurs » ou passions.
L’HOMME
163
« pulsion » mystérieuse, lui font inverser dans le détail
le rôle de la systole et de la diastole en restant fidèle
à la vieille croyance des Anciens que le cœur est l’organe
le plus chaud ; u se contente de trouver dans la fer-
mentation du foin ou du vin ® un phénomène analogue,
qui évite tout appel à une force vitale occulte.
Ainsi « sans aucune autre âme végétative, ni sensi¬
tive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que
son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui
brûle continuellement dans son cœur » Descartes a
retrouvé toutes les fonctions « d’un vrai homme », sauf
celles qui dépendent de « l’âme raisonnable » qui lui
restait à décrire : celle-ci jouera le rôle du « fontenier »,
qui de son poste central, modifie les effets de la machi¬
nerie g. Dans la machine de notre corps, ce centre se
trouvera dans une petite glande cérébrale encore innom¬
mée dont les mouvements « donneront occasion à
l’âme » h d’éprouver divers sentiments et de réagir. La
description de cette machine a donc confirmé la rigou¬
reuse séparation du corporel et du psychique, et prête
à 1 interprétation occasionaliste de leur union puisque
les modalités de celle-ci sont restées en suspens. Le
résumé du Discours énonce pourtant déjà la condamna¬
tion aristotélicienne du dualisme platonicien : « il ne
suffit pas » que l’âme « soit logée dans le corps humain,
ainsi qu’un pilote en son navire, sinon peut-être pour

d. D. M., 5, VI, 52-53, imputant, contre Harvey, « la vraie cause »


du mouvement du sang à la dilatation, sous l’effet de la chaleur, la
systole ou contraction n’étant que la détente, quand « le cœur et les
artères se désenflent » (Homme, XI, 125).
e. D. M., VI, 48 (« il y a toujours plus de chaleur dans le cœur
qu’en un autre endroit du corps ») et 46 ; Homme, XI, 123.
f. Homme, XI, 202, après l’énumération finale des fonctions ainsi
expliquées : digestion, circulation, croissance, réceptivité sensorielle
et réaction motrice, rétention des « idées » (cf. ib., 177) dans le sens
commun, l’imagination et la mémoire. Toutes ces fonctions, en tant que
purement physiologiques, seront donc communes à Thommè et à l’auto¬
mate animal.
g. XI, 131-132.
h. Homme, XI, 151 : « quémd elle sera unie à cette machine »,
ce qui n’est pas exposé dans le Traité. Nombreuses expressions ana¬
logues (« donnera occasion », « donnera moyen ») XI, 144, etc.
164 DESCARTES

mouvoir ses membres » ^ Déjà le sentiment fait pro¬


blème, ce qui conduira le philosophe des Méditations à
un nouvel approfondissement.
Mais dans le cas de l’animal, le modèle mécanique
coïncide avec le réel : la négation des âmes végétative et
sensitive a été réglée, on l'a vu"*^, en même temps que
celle des « autres qualités » f Alors que Beeckman, dans
son Journal ne signalait aucune conversation avec Des¬
cartes sur ce thème, après l'avoir vu en octobre 1631, il
exprime soudain ses réserves contre « l’opinion que les
bêtes sont des automates » '*5. Le paradoxe suscitera bien
des objections, et Descartes, en l'exposant au grand
public dans le Discours, en montre aussitôt les avantages
théologiques ; avec l'âme des bêtes, disparaît le problème
de sa destinée Au contraire, l’homme-machine du
Traité est incomplet ; car seule la jonction de l’âme rai¬
sonnable peut rendre compte de son adaptation à toutes
circonstances, et de cet instrument universel qu’est le
langage invention manifeste de la raison k
Toute la construction cartésienne aboutit ainsi à
reconnaître que l’homme, partie de la nature en tant que
son corps est entièrement gouverné par le mécanisme,
transcende cette nature en la décrivant : à partir des
idées les plus simples que l’esprit trouve en lui, il en
déroule les conséquences jusqu’à rejoindre le monde

i. D. M., 5, VI, 59.


j. A Mersenne, 27-5-1630, I, 154 ; supra, p. 123.
k. D. M., VI, 59, contre les libertins disant que si l’âme des bêtes
est de même nature que la nôtre, « nous n’avons rien à craindre ni
à espérer après cette vie, non plus que les mouches et les fourmis » :
la dissociation de l’âme raisonnable favorise son immortalité. Cf. à
Newcastle, 23-11-1646, IV, 576 : si l’on accorde une âme aux animaux
supérieurs, il faudra le faire pour les plus « imparfaits », huîtres,
éponges, ce qu’on ne saurait croire. Cependant Fromondus craignait
qu’on ne favorisât ainsi les athées, en ôtant l’âme aussi à l’homme
(I, 403) : Descartes répond que c’est le plus fort argument contre
l’athéisme, « pour persuader que l’esprit humain n’est pas issu d’une
puissance matérielle » (à Plempius, pour Fromondus, 3-10-1637, I, 414, T.).
l. D. M., 5, VI, 56-58 ; à Newcastle, 23-11-1646, IV, 574-575 (distin¬
guant les signes intentionnels dont usent même les muets, et le dressage
d’une pie : ce n’est pas un « véritable langage », à Morus, 5-2-1649 V
278, T.). ' ’
LA MÉTHODE 165
entier scintillant d’étoiles, parcouru par des comètes
avec la disposition mouvante et rigoureuse des planètes
autour du soleil, notre terre, sa lune qui gonfle alterna-
tiveinent les mers en écrasant les plus proches, toute la
circulation souterraine et superficielle des eaux, les
fissures de la croûte, où explosent les volcans, où s’en¬
gendrent les métaux, et toute la diversité des corps, puis
des plantes et des animaux dans « une sorte de'tour¬
billon vital » 47. Tout résulte uniquement de la discrimi-
nation, par l’inertie et les forces centrifuges, d’éléments
plus subtils, qui se pressent vers les centres, ou s’échap¬
pent en droite ligne, à travers les résidus plus ou moins
tluides ou épais, toujours ordonnés par les lois des méca¬
niques. On conçoit l’enthousiasme de Descartes : « bâtir
dans un fonds qui est tout à moi » recréer la lumière
comme au début de la Genèse, et démêler le Chaos pour
reconquérir la totalité du réel. Il fallait être assuré que
le développement des idées innées coïncide nécessaire¬
ment avec les lois effectives de la nature : leur com¬
mune subordination à Dieu par la création des vérités
éternelles est bien la condition de l’audace cartésienne.
Lorsqu il dit « mon Monde » °, il ne doute pas d’avoir, à
quelques détails près, ressaisi les conditions de possi¬
bilité de l'univers créé. Cependant, dès la fin du xvir siè-
cle, le « Roman philosophique s"*® de Descartes était une
curiosité historique, dont les adversaires raillaient les
petits ressorts, prêts à rendre compte du moindre phé¬
nomène, avec autant de facilité que les vertus occultes
d antan. Modèle d’intelligibilité, où l’expérience confirme
la déduction, ou « fable » imaginaire, tel est le dilemme.

3. La méthode et sa mise en œuvre dans les ' Essais '

Cette question met en cause la méthode même de


Descartes. Comment la reconstruction a priori des effets

m. D. M., 2, VI, 15.


n. A Mersenne, 4-11-1630, I, 176 (« Texpérience de l'aimant... s'ac¬
corde entièrement aux raisons de mon Monde » ; mais on n'a pas
trace que ce point ait été traité dans l'ouvrage).
166 DESCARTES

à partir des causes rencontre-t-elle ceux-là, en unissant


ratiocination et expérience ? Quelle est la fonction des
images multipliées par l’auteur du Monde : hypothétique
développement du « comme si », illustration dans un but
surtout pédagogique ; ou discernement d’une structure
intelligible ?
Le philosophe doit sa plus grande célébrité à la
méthode''S. Mais dès le xvii' siècle, les lecteurs se
demandaient où la trouver, souvent déçus par la minceur
des préceptes du fameux Discours. Alors que le premier
titre prévu « ne promettait rien moins que le projet d’une
Science universelle », Baillet relève la « modestie » du
propos Ce n’est pas un « Traité de la méthode », Dis¬
cours signifiant ici « Préface ou Avis touchant la
méthode, pour montrer, dit Descartes, que je n’ai pas
dessein de l’enseigner, mais seulement d’en parler » :
comme « elle consiste plus en pratique qu’en théorie »,
sa valeur se juge à celle des Essais, et des exemples « de
métaphysique, de physique et de médecine » insérés dans
le Discours initial, « pour montrer qu’elle s’étend à toutes
sortes de matières ». Cependant Descartes avouait n’avoir
pu « montrer l’usage de cette méthode dans les trois
traités » ainsi préfacés, « à cause qu’elle prescrit un
ordre pour chercher les choses, qui est assez difPérent de
celui » qui a été retenu « pour les expliquer » p. De même
que la description du Monde se cache sous une fable, les
Essais ne dévoilent pas les principes, et manifestent seu¬
lement l’excellence des fruits de la méthode, sans la sui¬
vre dans sa démarche euristique. « J’en ai toutefois
montré quelque échantillon en décrivant l’arc-en-ciel »,

O. Vie, I, p. 280 : cf. à Mersenne, mars 1636, I, 339 pour le premier


titre projeté (cité supra § 1, p. 149 ; et avril (?) 1637, I, 349.
pour le commentaire par Descartes du titre définitif.
p. A Vatier, 22-2-1638, I, 559, répétant : « mon dessein n’a point été
d’enseigner toute ma méthode dans le discours où je la propose, mais
seulement d’en dire assez pour faire juger que les nouvelles opinions »
de la Dioptrique et des Météores « n’étaient point conçues à la
légère » ; et 560 : ceux qui étudieront soigneusement les trois traités
jugeront que l’auteur se sert « de quelque autre méthode que le
commun, et qu’elle n’est peut-être pas des plus mauvaises ». Cf. à
***, 27-4 (ou mai) 1637, I, 370-371 et rééd., 669.
LA MÉTHODE 167
signalait Descartes q. L’étude des Essais, sous l’angle
méthodologique, éclaire donc, mais souvent indirecte¬
ment, la densité elliptique des quatre préceptes. En par¬
ticulier l’insistance de l’auteur sur le caractère mathé¬
matique de toute sa « philosophie » conduisait « quel¬
ques-uns » à considérer la Géométrie comme « la clef »
de sa « véritable Logique »50.
D autres cherchaient des éclaircissements dans les
manuscrits inachevés, dont le plus important est les
Reguîae. Car s il est peu probable que la grande intui¬
tion de 1619 ait enveloppé la formulation précise de
réglés méthodologiques ^i, il est sûr que très tôt Descartes
s est préoccupé d’élaborer une méthode capable d’éten¬
dre à l’ensemble de nos connaissances l’évidence qui fait
la certitude des mathématiques; mais il a « employé
assez de temps... à chercher la vraie méthode »r. Entre
la première visée d’une « mathématique universelle »
et les ultimes découvertes de la Géométrie^, les Règles
pour la direction de l’esprit se présentaient bien comme
le « Traité » méthodologique complet .‘ leur inachève¬
ment est le corollaire d’une complexité encore insuffi¬
samment dominée. La Géométrie apportera de notables
perfectionnements à l’algèbre esquissée dans la seconde
partie, interrompue. Et ce progrès retentit sur la formu¬
lation, plus concise, et plus précise, des préceptes du
Discours. Enfin, la dernière partie projetée, dans les
Règles, aurait dû traiter des questions où l’expérience
introduit un élément d’indétermination. La sixième par¬
tie du Discours, sans remplacer le développement absent,
donnera quelques indications sur la place de l’expérience
dans la méthode cartésienne : la pratique importe ici plus

q. Ib., 559.
r. D. M., 2, VI, 17 ; cette précision précède l’énoncé des quatre
préceptes, et corrige ainsi leur apparente référence à l’hiver 1619-1620
dans le récit simplifié du Discours.
s. « C est un traité que je n’ai quasi composé que pendant qu’on
imprimait mes Météores, et même j’en ai inventé une partie pendant ce
temps là », écrit Descartes au professeur de mathématiques de son
neveu, à la Flèche (A.T. I, 458 : à ***, oct. 1637 ; au P. Deriennes,
22-2-1638, rééd., 670).
168 DESCARTES

que la théorie, d’où l'intérêt des échantillons. Cependant,


malgré leurs limites, les Regulae restent le texte à la fois
le plus spontané et le plus développé : elles constituent
souvent le commentaire 53^ par l’auteur, de propos qui,
dans le volume de 1637, piquent la curiosité du lecteur
pour l’inciter à exercer lui-même sa raison. Certes en
écrivant en français. Descartes a « voulu que les femmes
mêmes pussent entendre quelque chose », mais aussi « que
les plus subtils trouvassent... assez de matière pour occu¬
per leur attention » ‘. Car, si « la raison est naturellement
égale en tous les hommes, ... ce n’est pas assez d’avoir
l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien »
L’ « honnête homme », qui n’a point « appris... tout ce
qui s’enseigne dans les écoles » pourra « comprendre
ce que l’auteur écrit en philosophie » sans avoir « besoin
de mathématiques » ; tandis que le mathématicien spé¬
cialiste devra retrouver, difficilement, les démonstrations
omises par Descartes dans la Géométrie...
Chacun des trois Essais contribue ainsi, à son niveau
plus ou moins technique, à faire progresser une science
déterminée, dont il faudra faire le bilan. Toutefois, la
mathématique, inaccessible à l’honnête homme inexpert,
en ses découvertes majeures, est indispensable à la
réflexion méthodologique, car elle en est le point de
départ : il convient de s'exercer dans « les plus simples
questions..., par exemple, la nature du triangle et ses
propriétés... En effet, la mathématique habitue l’esprit
à reconnaître la vérité » : elle contient « des raisonne¬
ments corrects qu’on ne trouverait nulle part ailleurs.
Aussi celui qui aura bien habitué son esprit aux raison¬
nements mathématiques aura-t-il en outre l’aptitude à

t. A Varier, 22-2-1638, 1, 560.


U. D. M., 1, VI, 2. Sous le couvert d’une expression quasi prover¬
biale (« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée... » ;
et sa justification ironique : E. Burm., V, 175), voilà l’essentiel pour
Descartes, qui conduit à la méthode pour bien diriger l’esprit.
V. Rech. Vér., titre et début, X, 495.
w. E. Burm., sur D. M., V, 177, T. « sauf peut-être pour un petit
nombre de choses de la Dioptrique » (loi des sinus, et application aux
lunettes. Il faudrait ajouter, dans les Météores, le calcul des angles de
l’arc-en-ciel).
INTUITION ET DÉDUCTION 169
chercher les autres vérités, puisque le raisonnement est
partout un et identique »
L évidence et la certitude de leurs raisons, qui
seules contentaient le jeune Descartes, sont les caractéris¬
tiques de la science y, alliant aussitôt l’intuition (évidente
si on 1 entend à la façon du mathématicien) et la déduc¬
tion. Celle-ci apparaît d’abord dans les Regulae, en oppo¬
sition avec l’expérience, souvent confuse, et partant trom¬
peuse, tandis que « la simple inférence d’une chose à
partir d’une autre ne peut jamais être mal faite par l’en¬
tendement, si peu soit-il apte au raisonnement » Ainsi
« un enfant instruit en l’arithmétique, ayant fait une
addition suivant ses règles, se peut assurer d’avoir trouvé,
touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit
humain saurait trouver » ^. La simplicité de l’exemple,
tout en montrant que Descartes ne méprise pas une opé¬
ration formelle élémentaire, combat le préjugé qui
admire les difficultés comme des beautés supérieures
Contre la prétention d’un vocabulaire abscons, le philo¬
sophe choisit la langue la plus limpide ; contre le goût
de 1 exceptionnel, il insiste constamment sur la facilité.
Toute difficulté sera donc réduite aux « objets les
plus simples et les plus aisés à connaître «= », ceux que
1 esprit embrasse d’im seul regard ; telle est la définition
de Vintuition, « conception d’un esprit pur et attentif si
facile et si distincte que nul doute ne subsiste sur ce qui
saisi par l’intelligence » d. L’indubitabilité accompagne
l’évidence (qui, comme le terme intuition, renvoie étymo-

X. Ib.
y. R. 2, X, 362 ; D. M., 1, VI, 7.
Z. R. 2, X, 365, T. : idem pour les R. suivantes.
a. D. M., 2, VI, 21.
b. R. 9, X, 401 (C’était un proverbe grec : Platon, Sophiste,
259c) ; iî. 4, X, 371, contre la curiosité aveugle; R. 2, X, 368, après la
défitùtion de l'intuition, contre ceux qui « dédaignent de tourner leur
esprit vers les choses faciles ».
c. D. M., 2, VI, 18 (dans le troisième précepte).
d. R. 2, X, 368. Cf. D. M., 2, VI, 18 (fin du premier précepte) :
« ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présen¬
terait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse
aucune occasion de le mettre en doute ».
170 DESCARTES

logiquement à cette « simple vue » mentale), immédiate¬


ment liée à la présence de l'objet fixé par l’attention
Dans les Règles, l'acuité de l’esprit (actes mentis) est
dynamique ; et si le premier précepte du Discours
enjoint « de ne recevoir jamais aucune chose pour
vraie » qui ne soit reconnue évidente, cet accueil est un
jugement f, encore imputé à l'esprit tout entier, tendu
dans son application au présent, comme dans sa résis¬
tance à ce qui n’est pas assez nettement aperçu.
Ces degrés, dans les conditions d’appréciation de
« ce qui se présenterait si clairement et si distinctement »
à l’esprit que le doute fût impensable, semblent réduire
l’intuition cartésienne à la subjectivité d’un fait : si
connaître consiste à voirS'*, que répondre à l’objection de
Leibniz contre le danger des « visions » ? Certes les
opérations de l’esprit engagent des qualités « psycho¬
logiques » comme la perspicacité, qui favorise l’intui¬
tion, et la sagacité, qui déduit avec art les choses les
unes des autres e. Et l’on ne saurait contraindre à regar¬
der celui qui refuse son attention*’. L’intuition est pour
Descartes à la fois le point de départ et le moteur du
raisonnement. Elle ne s’arrête qu’exceptionnellement à
une affirmation isolée * : dans le triangle, elle discerne la

e. R. 2, X, 370 : « praesens evidentia » ; R. 9, X, 400-402, com¬


parant l'intuition mentale au regard des yeux qui voient confusément
lorsqu’ils considèrent ensemble plusieurs objets ; Pr., 1, a. 45, sur la
connaissance indubitable, « claire », c’est-à-dire « présente et manifeste
à un esprit attentif », et « distincte », qui « ne comprend en soi que ce
qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut ». Ici,
Descartes ayant déjà distingué la passivité de l’entendement et l’acti¬
vité de la volonté, dit que « les objets... présents... agissent assez
fortement » quand les « yeux sont disposés à les regarder ». Cette dispo¬
sition reste essentielle : jamais la connaissance n’est pure réceptiive.
f. 1, VI, 18, fin du premier précepte, citée supra, note d.
g. R. 9, X, 400. Cf. dans le premier précepte la mise en garde contre
les défauts de précipitation et de prévention, VI, 18.
h. A Mersenne, 21-1-1641, III, 283 (« je ne puis pas ouvrir les yeux
des lecteurs, ni les forcer d’avoir de l’attention... ») et 284-285.
i. On a vu (ch. II, pp 91-92) que les exemples joints aux définitions
de la sphère et du triangle : chacun peut voir « qu’il existe, qu’il
pense » peuvent apparaître comme deux constatations distinctes (R.
3, X, 368). Et « toutes les démonstrations des mathématiciens portent
sur des êtres (entia) véritables », qui sont d’abord posés devant la
pensée (et objecta) : E. Burm., in Med. 5, V, 160, T.
INTUITION ET DÉDUCTION 171
définition essentielle, qui conduit à en développer les
propriétés. Aussi la déduction suit-elle, en un sens, de
l’intuition : « à partir des principes connus et véritables,
un mouvement de pensée continu, et sans aucune inter¬
ruption, a l’intuition claire (perspicue) des éléments pris
un à un (singula) »j. Parce qu’elle est mouvement. Des¬
cartes semble avoir usé indifféremment des termes
deductio (qui traduit la conduite graduelle de l’esprit,
descendant de chaînon en chaînon), ou parfois inductio
en accentuant l’analogie avec l’inférence, ou illatio qui
marque étymologiquement que l’esprit « se porte sur »
telle conclusion. Or le passage s’opère par un élargis¬
sement de l’intuition, qui considère la relation unissant
deux termes successifs.
La présence de l’intuition ne doit pas en effet être
réduite à une instantanéité ponctuelle. L’intellection la
plus simple est déjà corrélation : « se existere », cette
existence actuelle est celle de ce que j’appelle « moi » ; le
triangle n’est pas une image visuelle aperçue en un indi¬
visible instant : son intuition par l’esprit « comprend »
en soi les notions d’angles unissant trois points, non en
ligne droite, dans un même plan. Bloquer l’intuition dans
l’actualité limite de l’instant, c’est nier la pensée. La
réponse de Descartes à Burman, qui se demandait com¬
ment on peut penser en même temps à plusieurs choses,
prend toute son importance ss ; « ff est faux que la pensée
se fasse dans l’instant, puisque toute action mienne
s’opère dans le temps ; et l’on peut dire que je continue
et persévère dans la même pensée pendant quelque
temps » 1. C’est pourquoi les propositions qui suivent
immédiatement des premiers principes, saisis par intui¬
tion, sont connues à la fois par intuition et par déduc¬
tion™. La différence entre ces deux activités fondamen-

j. R. 3, X, 369.
k. R. 2, X, 365 ; cf. R. 11, X, 407, sur le mouvement de l'esprit
« inferentis ». Inductio figure, à côté de intuitio, R. 3, X, 368, pour
désigner les deux seules « actions de l’entendement » qui peuvent
être exemptes d’erreur, T.).
l. E. Burm., in Med. 1, V, 148, T.
m. R. 3, X, 370 : modo... modo désignant moins une alternance
172 DESCARTES

taies de la connaissance s'impose lorsque le mouvement


se poursuit, la présence faisant place à la succession.
Dès lors apparaît le danger de la non-présence, que la
métaphysique cartésienne comblera par l’appel à une
présence étemelle, assurant la continuité par l’indivisible
unité de sa création. La réflexion méthodologique doit se
contenter de remédier à la faillibilité de notre mémoire
par des techniques concrètes ; écrire spatialise, donc
actualise, ce que la fuite du temps oblige à confier à un
souvenir toujours incertain On peut aussi l’inscrire, en
quelque sorte, dans le présent du corps, par la répéti¬
tion °. La déduction appelle, pour contrôler sa continuité,
l’énumération, qui dans le quatrième précepte du Dis¬
cours, apparaît d’abord comme garantie contre l’oubli :
« Faire partout des dénombrements si entiers et des
revues si générales, que je fusse assuré de ne rien
omettre » p.
La mise en œuvre de cette double démarche fait
encore mieux apparaître la situation de l’intuition, inhé¬
rente au mouvement même de la déduction. « Toute la
méthode consiste dans l’ordre 59 et la disposition des
objets vers lesquels il faut tourner la pointe (acies) de
l’esprit, pour découvrir quelque vérité » q. Cette Règle 5
est présentée comme le « fil » conducteur au sein du
labyrinthe 50. L’esprit se trouve en effet généralement en
face d'une complexité qu’il s’agit d’abord de démêler.

qu’une complémentarité de points de vue. Cf. R. 11, X, 407-408 :


quand on porte 1 attention sur le terme du mouvement, à nouveau la
déduction est intuition, lorsqu'elle est simple et claire. La R. 12, X,
425, joint « intuition évidente et déduction nécessaire », quand « nous
avons l'intuition d’une connexion nécessaire ».
n. R. 3, X, 370 ; R. 11, X, 408 ; « sa certitude dépend d’une
certaine manière de la mémoire, qui doit retenir les jugements portant
sur chacune des parties de l’énumération, pour les rassembler toutes
en une unique conclusion... Or la mémoire est fuyante et faible ».
Il faut écrire R. 16, X, 454-455 ; E. Burm., in Med., 1, V, 148.
o. Dès le début des Regulae (X, 359) l’exercice se prolonge en
« habitude corporelle ».
p. D. M., 2, VI, 19. La R. 7, tout en indiquant une autre fonction
de 1 énumération, que nous retrouverons, insiste sur la continuité du
mouvement, pour assurer la conclusion : X, 388-390.
q. R. 5, X, 379, début du titre ; et 380 sur le « fil de Thésée ».
INTUITION ET DÉDUCTION 173
« Réduire par degrés les propositions enveloppées et
obscures à de plus simples, puis, partant de l’intuition des
plus simples de toutes, essayer de remonter, par les
mêmes degrés, à la connaissance de toutes les autres »,
ces deux moments unis dans le titre de la même Règle 5^
constituent les deux préceptes centraux du Discours, tra¬
ditionnellement dits de l'analyse et de la synthèse «i. La
simplicité est le fruit du « second », prescrivant « de
diviser chacune des difficultés que j’examinerais en
autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis
pour les mieux résoudre » ; tandis que « le troisième, de
conduire par ordre mes pensées », commence « par’les
objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour
monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la
connaissance des plus composés » r.
La Règle 6, qui développe ces deux moments, « con¬
tient le principal secret de la méthode, et il n’y en a pas
de plus utile dans tout le Traité » Elle s’appuie sur
« ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles,
dont les géomètres ont coutume de se servir pour par¬
venir à leurs plus difficiles démonstrations » ‘, et com¬
mence par les opposer à la hiérarchie scolastique selon
l’implication des espèces sous « quelque genre d’être »
A la différence du syllogisme, qui part d’une réalité ainsi
« classée », et ne peut ensuite qu’extraire, par l’intermé¬
diaire d’un troisième terme, une conclusion déjà conte¬
nue dans les prémisses ^2, la méthode cartésienne ouvre
des « séries » indéfinies, grâce à la fécondité d’une mise
en relation des termes deux à deux Le discernement des
termes initiaux constitue la première opération. La

r. VI, 18.
s. X, 381. Cf. le titre : « afin de distinguer à partir des choses
complexes les plus simples, et de les poursuivre selon l'ordre ».
t. D. M., 2, VI, 19.
U. R. 6, X, 381 (se référant à la division selon les catégories).
V. La R. 13, X, 432, prenant trois cordes (pour mieux faire éclater
la différence avec le traitement des trois termes du syllogisme),
compare séparément A et B, A et C... Elle renvoie à la réduction à
la simplicité maxima des R. 5-6, et à la « division » de la lî. 7 : celle-ci
(X, 387-388) rappelle comment la mise en rapport de A à E passe par
la relation A-B, puis B-C, etc.
174 DESCARTES

« division » n'isole pas des éléments irréductibles dans la


réalité, mais cherche, dans un complexe de notions, celles
qui sont « requises » pour résoudre la difficulté. La
détermination du « simple », selon le second précepte, est
donc relative à l'usage qu'en fait l'esprit. Comme le
mathématicien assume son point de départ, « j'appelle
le plus simple et le plus facile », dit Descartes, ou encore
« absolu » (parce que c'est le premier maillon auquel
sera suspendue la série des relations), des notions telles
qu’ « indépendant, cause, simple, universel, un, égal, sem¬
blable, droit, etc. » Cela signifie que dépendant, effet,
complexe, particulier, etc. y sont subordonnés, et non
pas que la cause ait un sens en l'absence d’effet, ou que
l’universel existe sans les individus : en parlant du « plus
absolu » Descartes retient seulement que, dans une
série, « certaines choses peuvent être connues à partir
des autres » y.
Tel est l’essentiel de « l’ordre des raisons », qui va
du plus facile au plus difficile, constituant « le vrai che¬
min pour bien trouver et expliquer la vérité » Les prin-
cipia, premiers points d’attache de la déduction, doivent
être « si clairs et si évidents que l’esprit humain ne
puisse douter de leur vérité, lorsqu'il s’applique avec
attention à les considérer » (c'est la condition de l’évi¬
dence, posée dans le premier précepte). Et il faut « que
ce soit d'eux que dépende la connaissance des autres
choses, en sorte qu’ils puissent être connus sans elles,
mais non pas réciproquement elles sans eux » ^ : dans la
déduction métaphysique, que la quatrième partie du
Discours présente comme im échantillon de la méthode
mon existence est première « connue » comme évidente,
même s’il s'avère ensuite qu’elle ne saurait être sans une
Cause, dont elle dépend ontologiquement, tandis que dans

w. R. 6, X, 381-382.
X. R. 6, X, 382.
y. Ib., 381.
Z. A Mersenne, 24-12-1640, III, 266, l’opposant à « l’ordre des
matières ».
a. Pr., préface, IX-2, 2. Cf. la définition de « l’ordre », 2‘ rép., IX,
l’ordre 175
l'ordre d’invention de la vérité, la preuve de Dieu par son
effet est commandée par ce qui précède. L’exemple de la
Règle b est beaucoup plus simple : « toute la science de la
rnathématique pure » repose sur la théorie des propor¬
tions ou mise en relation des termes selon un rapport
déterminé. Partant d’un minimum de deux termes et
dudit rapport, ou ratio, l’esprit, tantôt construit progres¬
sivement la série en comparant deux termes successifs
(3, 6, 12..., de raison 2), tantôt divise la difficulté en autant
de « degrés » qu’il y a de termes, dans cette série, entre
3 et 48 <=. Ces degrés sont ainsi comme les échelons d’un
escalier, dont la Règle 5 avertit qu’il est présomptueux et
dangereux de les dédaigner ‘i.
Mais à partir de cet exemple élémentaire, on peut
s élever jusqu’à la mise en ordre de lignes « qui seraient
de plus en plus composées par degrés à l’infini »« : ici
« degrés » a son sens algébrique. Le progrès de la mathé¬
matique cartésienne entre 1628 et 1637 explique peut-être
la dissociation, en deux préceptes de la division et de
la reconstruction ordonnée. La Règle 5 les présentait
comme deux opérations inverses et symétriques, la
seconde passant « par les mêmes degrés » que la réduc¬
tion aux éléments les plus simples, selon une complé¬
mentarité encore traditionnelle. Pour les scolastiques en
effet, l’analyse, dite résolution rationnelle, pour la dis¬
tinguer de la division d’une chose en parties réelles, est
la recherche des « causes », ou premiers principes ; mais
elle n’est pas démonstration. Celle-ci part de la cause, ou
des éléments primordiaux, et en tire nécessairement
effets ou conséquences Les deux démarches se com¬
plètent, car la progression synthétique ne saurait s’orien¬
ter dans la multiplicité des constructions possibles sans
une analyse préalable qui, pour déterminer les éléments
primordiaux, part du résultat complexe comme acquis,
et en découvre les conditions de réalisation. Mais la
démonstration appelait la synthèse « parce que les pro-

b. R. 6, X, 385.
c. Jb., 384-387.
d. R. 5, X, 380.
e. Géom., 2, VI, 392.
176 DESCARTES

positions géométriques ne sont pas nécessairement réci¬


proques » Avec l'algèbre, la voie analytique devient
pleinement une « manière de démontrer » ^ et la syn¬
thèse qui la redouble n’est plus, comme la logique for¬
melle, qu’un procédé d’exposition, imposant la conclu¬
sion sans faire participer le lecteur à son invention.
Simple « conversion » de l’analyse, la synthèse est super¬
flue. Si le troisième précepte du Discours lui fait une
place à part, c’est donc qu’elle a une fonction propre.
S’agit-il de faire correspondre à chacune des « deux
règles » centrales, « l’ordre pour la mise en équation et
l’ordre pour la résolution des équations » ? Mais cette
résolution procède aussi par réduction à des formula-
tions de plus en plus simples, jusqu’à isoler, dans une
égalité évidente, l’inconnue qui commande la question.
Ainsi le premier moment répond à la problématique,
traitée au début de la Géométrie, qui donne ensuite un
développement particulier à la constitution d’un ordre
de progression, tant dans la classification des courbes
que dans la genèse des équations Cette généralité est
une conquête postérieure à l’interruption des Regulae,
qui s embarrassaient d’une multitude de prescriptions
pour résoudre les questions déterminées ^9.
Cependant la formulation du Discours est détachée
de la Géométrie : elle en traduit l’esprit, en visant à
appliquer à toutes sortes de difficultés les mêmes « chaî¬
nes de raisons ». Et les deux préceptes centraux ne se
réduisent pas à leur seul aspect analytique et synthétique.
Descartes les distingue aussi pour bien marquer le
moment de l’intuition du simple (qu’il faut toujours
dégager d’une complexité initiale), et celui de la corré¬
lation des « parcelles », l’essentiel du troisième précepte
étant « de conduire par ordre mes pensées » des « objets

i. 2‘’ rép., IX, 121


: elle « est double », se faisant « par l’analyse
ou resolution », ou « par la synthèse ou composition. L’analyse
montre la vraie voie par laquelle une chose a été méthodiquement
inventée, et fait voircomment les effets dépendent des causes » La
consentement du lecteur », mais « n’enseigne pas
ta méthode par laquelle la chose a été inventée » (IX, 122),
l'ordre 177

les plus simples... jusques à la connaissance des plus


composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui
ne se précèdent point naturellement les uns les autres » g.
L’exemple simple de la Règle 6, prenant deux termes
non consécutifs d’une série, 3 et 48, illustre encore cette
supposition d’un ordre entre eux (sans « raison », ils ne
feraient pas partie d’une série), que découvre la déter¬
mination des « intermédiaires » ; 12, puis 6 d’une part
et 24 de l’autre La Règle 10 propose un exemple moins
aisé : pour déchiffrer un cryptogramme, on recherche la
clef en « imaginant » un ordre éventuel. Il faut du moins
supposer que le texte a un sens, et qu’il obéit à certaines
lois. A la fin des Principes, le même modèle devient
l’exemple le plus noble de tous : on peut chercher la clef
du monde, dès lors que sa rationalité interne et sa cons¬
tance sont acquises.
En toutes ces opérations intervient l’énumération™,
que le Discours présente, dans le premier précepte,
comme l’assurance « de ne rien omettre » : il ne s’agit
pas seulement de reprendre un à un les chaînons de la
déduction terminée, pour contrôler que l’intuition passe
sans faille de terme en terme, par la suite de relations
qui les unit. « Faire partout des dénombrements si
entiers et des revues si générales » s’applique d’abord à
la « recherche des media » dans la réduction du complexe
au simple, puis au « parcours des parties de ces diffi¬
cultés » i selon l’ordre prescrit précédemment. Un autre

g. VI, 18-19.
h. R. 6, X, 386, montrant comment la « difficulté peut être divisée
et réduite ». Cf. R. 11, X, 409-410 : à partir des deux premiers
termes d'une série, il est facile de trouver la suite, « parce que cela
s’opère par des pensées (conceptus) particulières et distinctes ». Si on
propose le premier et le troisième, la pensée doit embrasser « en
même temps » les deux termes pour trouver le medium. Si on n’a
que le premier et le quatrième, l’intuition a peine à s’élargir jusqu’à
penser « très simul » (ce qui montre bien qu’elle porte sur les trois
rapports : l°-2'', 2“-3'>, 3°-4‘>), et s’il s’agit du cinquième ou d’un plus
éloigné, la division est nécessaire : comparant 1° et 5°, on trouve 3°,
puis 1° et 3“ donne 2°, et 3° et 5“, 4°. Pour le déchiffrement, cf. R. 10,
X, 404-405 ; Pr., 4, a. 205.
i. Addition de la traduction latine du Discours, VI, 550 : « tum in
quaerendis mediis, tum in difficultatum partibus percurrendis ».
178 DESCARTES

fragment des manuscrits de jeunesse J unit la nécessité


d'un Moyen, qu’on appelle Medium dans l'École, qui
n est pas aisé à trouver » à celle de « connaître distinc¬
tement » chaque difficulté, réduite à l’essentiel, et divisée
« en petites parties » à « examiner avec attention..., com¬
mençant par les plus simples », puis à « rapporter...
les unes aux autres » : ce résumé en cinq ou six règles
contient les principaux points des trois derniers précep¬
tes du Discours. Bien que l’énumération n’y soit pas
nommée, elle est enveloppée dans la découverte des
media, et la « comparaison », ou mise en rapport des
différents termes. Or « ce dernier » article est « le plus
difficile à mettre en pratique », ce qui ne serait pas le
cas s’il constituait une simple répétition de contrôle. La
Règle 7 appelle l’énumération « induction » ou « perqui¬
sition diligente et soigneuse » ^ : elle explore d’abord les
divers aspects d’une question et cette première « divi¬
sion » est déjà mise en ordre. Pas plus que l’analyse ne
s’arrête à des éléments réellement indivisibles, si ce n’est
nécessaire, l’énumération n’est exhaustive. Dans le pro¬
blème comparant 1 aire du cercle à celle des polygones
de même périmètre ceux-ci sont innombrables. Mais de
quelques cas on peut induire la raison qui fait que tous
les polygones possibles ont ime aire inférieure à celle du
cercle correspondant. La certitude de cette induction est
ici mathématique ; elle ne laisse aucune marge d’indéter¬
mination, car 1 universel est impliqué dans la réflexion
sur le particulier. Les arguments du doute seront de
rnême regroupés en quelques types fondamentaux. La
classification des idées ne peut comporter que celles
qui dépendent de ma volonté et celles qui n’en dépen¬
dent pas, qu’elles me soient données une fois pour toutes,
ou que^ je les reçoive occasionnellement de l’extérieur!
n ne s agit nullement d’induction empirique puisqu’on
i^ore au départ s’il existe des idées de chaque sorte. La
division par énumération suffisante détermine les condi-

j. X, 476.
k. X, 388.
l. X, 390. Pour les exemples du doute et des sortes d’idées, infra,
ch. V, § 2 et VI, § 1.
l'ordre 179

lions d'une question complexe, comme la formulation


d’une équation présuppose une analyse des relations
fondamentales entre les données d’un problème. Pour
« comprendre distinctement ce qu’on cherche », il faut
éviter la précipitation, et « examiner avec soin dans quelle
mesure l’inconnue est déterminée par chacune des condi¬
tions dont nous avons l’intuition distincte » puis
« parcourir avec ordre toutes les données du problème,
en écartant tout ce qu’on verra manifestement ne pas s'y
rapporter, en retenant ce qui est nécessaire, et en remet¬
tant ce qui est douteux à un examen plus attentif »".
Les relations entre les termes commandent seules
cette reprise de la difficulté selon l’ordre, qui constitue
le second moment de l’énumération. Aussi l’algèbre ne
fait-elle « aucune différence » entre les quantités « con¬
nues et inconnues : on doit parcourir la difficulté selon
l’ordre qui montre, le plus naturellement de tous, en
quelle sorte elles dépendent mutuellement les unes des
autres, jusques à ce qu'on ait trouvé moyen d’exprimer
une même quantité en deux façons : ce qui se nomme
une équation » Cet ordre le plus naturel n’est pas tou¬
jours celui qui de prime abord semble le plus facile : la
leçon de mathématiques que donne Descartes à la prin¬
cesse Élisabeth montre comment il est parfois plus
avantageux de « supposer plusieurs quantités incon-

m. R. 13, X, 434 et 435 ; cf. 432 : « separatim percurram...


separatim... comparabo ». Descartes illustre ensuite les risques de la
précipitation par l’exemple d’énigmes qui fixent l’attention sur des
détails inutiles et des équivoques : 433 et 435-436. Il faut se garder
aussi d’omettre une condition requise pour la détermination de la
question, ib., 437.
n. Ib., 438.
O. Géom., 1, VI, 372 (Cf. le titre de la R. 17, X, 459). Si on a
autant d’équations que d’inconnues la question est « entièrement
déterminée » (VI, 372 ; cf. R. 13, X, 431). Sinon, au lieu d’attribuer
une valeur précise à chaque racine, on obtient un lieu géométrique.
L’absence de différence entre quantités connues et inconnues porte
sur leur traitement mathématique. Par convention. Descartes introduit
(VI, 373) une différence dans la symbolisation, en proposant z (puis les
autres dernières lettres de l’alphabet : x, y) pour l’inconnue, tandis
que les premières lettres, a, b... désignent les quantités connues.
180 DESCARTES

nues », pour « trouver mieux les plus courts chemins » p


conduisant au résultat. Le « dénombrement de toutes les
voies par lesquelles on les peut trouver » intervient donc
encore, et doit être « suffisant pour démontrer qu'on a
choisi la plus générale et la plus simple » ‘î. Dans l’algè¬
bre, Descartes s’attache surtout à ce premier moment
qui démêle les diverses relations et découvre le meilleur
chemin pour appliquer ensuite des formules de résolution
qui n’offrent plus de difficulté majeure : la sécurité de la
forme vient par surcroît. Aussi la recherche d’une garan¬
tie de continuité n’est-elle qu’un aspect secondaire de
l’énumération. Dans la pratique de la division, comme
dans le parcours ordonné des difficultés, elle fait appel
à la diligence de l’attention et à l’acuité de l’esprit. Par¬
tout la méthode est invention. Même la récapitulation
finale vise moins à contrôler la solidité sans faille de la
chaîne qu’à augmenter la capacité de l’esprit, pour unir
plus intimement intuition et induction, en un mouve¬
ment unique de la pensée, qui, en même temps qu’elle
porte son attention sur l’intuition de chaque terme, pro¬
gresse en passant aux autres r.
La valeur de la méthode est donc subordonnée à sa
mise en oeuvre ^2. Elle requiert la vigilance, et cette bonne
volonté qui sous-tend la « ferme et constante résolu¬
tion » s d’y être fidèle en toutes occurrences. Il convient
de s’exercer d’abord sur des techniques que le philosophe
se gardera de dédaigner : le tissage, le travail des bro-

p. A Elisabeth, nov. 1643, IV, 38 : en prenant pour inconnue le


rayon du cercle cherché, on est conduit à des opérations nombreuses
et compliquées. En choisissant les côtés de trois triangles rectangles
élevés sur la figure, on obtient trois inconnues, mais aussi trois
équations à combiner ensemble. Ainsi « on rencontre aisément les
plus courts chemins, et on en peut essayer une infinité en fort peu de
temps » (IV, 40). Cf. R. 17, X, 459-460.
Géom., 3, VI, 475. Cf. à Elisabeth, seconde lettre de nov.
1643, ly, 49-50, distinguant « deux procédures fort différentes dans
une même question, selon les différents desseins qu’on se propose », la
première pour « voir mieux les plus courts chemins », la seconde
pour achever plus aisément les calculs
r. R. 11, X, 408.
s. D. M., 2, yi, 18 : cette résolution commande l'énoncé des quatre
préceptes. Par ailleurs la fermeté d’une résolution définit pour Descartes
la vertu (à Elisabeth, 4-8-1645, IV, 265).
l'ordre 181
deuses ou des dentellières « offrent de bons exemples de
combinaisons ordonnées. Car les réseaux de relations à
explorer ne se réduisent pas aux enchaînements unilinéai¬
res ^4. Ces paradigmes aident en outre à fixer l’attention ;
mais l’imagination, d’adjuvant devient obstacle, dès
qu’elle arrête le mouvement de la pensée. Pour marquer
que le contenu des termes importe moins que leurs rap¬
ports, Descartes leur substitue des représentations
abstraites En effet, si les notions mathématiques n’en¬
ferment que ce qu’on y a mis par définition, lorsqu’on
aborde la complexité de l’expérience, le symbolisme
dégage de leurs annexes accidentelles le système des
corrélations essentielles. Aussi Descartes peut-il traiter
les « difficultés » d’un ordre supérieur, en les rendant
« quasi semblables à celles des mathématiques » Celles-
ci reposent sur l’ordre et la mesure : par « dimension »,
on entend « le mode et le rapport sous lequel un sujet
quelconque est jugé mesurable » La physique est
délivrée des spéculations sur la nature de la pesanteur ou
la vitesse : elle les mesure'^®. Cela suppose la mise en
rapport de deux termes par un troisième, l’unité ou
« commune mesure ». Et l’on peut encore réduire les
difficultés de la mesure « à la considération de l’ordre :
cette progression constitue le principal secours de la
méthode » Elle devient de la sorte applicable même
aux systèmes de relations qui échappent à la quantifica¬
tion. La solution des problèmes mathématiques n’est
plus, dans cette perspective, qu’un exercice préalable,
pour parvenir à la plus haute sapientia^, la continuité
du savoir humain, jusqu’à son épanouissement suprême
en « sagesse », restant assurée par l’unité de la méthode.

t. R. 10, X, 404 : « ils nous montrent très distinctement


d’innombrables ordres, tous différents et cependant réguliers, et leur
observation minutieuse constitue presque toute la sagacité humaine ».
U. D. M., 3, VI, 29.
V. R. 14, X, 447.
w. Ib., 452. Juste avant de distinguer deux types de rapports,
l’ordre et la mesure. Descartes a juxtaposé aux exemples mathéma¬
tiques celui de l’ordre généalogique (non quantifiable, mais représen¬
table par un schéma). La réduction à l’ordre de dépendance des
raisons jouera surtout en métaphysique.
X. Ib., 442.
182 DESCARTES

La détermination de l’ordre permet en outre de


transférer les relations observées entre les éléments cons¬
titutifs d'un phénomène connu, à celles qui structurent
un phénomène dont la nature est encore inconnue : le
magnétisme, la couleur, le son y ne seront plus imaginés
comme des « vertus » spécihques multiples, et obscures
pour l'entendement : « nous affirmons que la chose
cherchée est, sous tel ou tel rapport, semblable, identique
ou égale à l’une des données ; de sorte qu'en tout raison¬
nement ce n’est que par une comparaison que nous
connaissons la vérité avec précision » Alors que les
nuances qualitatives entre les couleurs ou les sons restent
subjectivement indéterminables, « une certaine analogie
fanalogia) avec l’étendue » ^ les soumet à un traitement
mathématique, comme dans le problème des trois cor¬
des La cause devient simple loi de production ; un phé¬
nomène est défini par son action et ses propriétés, qui
« imitent » celles d’un phénomène plus accessible.

Les exemples concrets du Monde et de L'Homme


prennent ici toute leur signification : il ne s’agit pas
d’illustrer les tourbillons célestes et les courants physio¬
logiques par les images pittoresques des rivières et des
fontaines artificielles, mais d’en montrer le mécanisme,
en discernant ses conditions de fonctionnement. A pro¬
pos de la différence entre la solution purement mathé¬
matique de l’anaclastique et les difficultés physiques
soulevées par la nature de la lumière, les Regulae évo¬
quent Vimitatio, ou analogie t’. La Dioptrique en développe
l’application : au lieu de décrire ce qu’est la lumière, elle
précise comment elle agit, en juxtaposant, pour qu’ils se
corrigent en se complétant mutuellement, divers
« modèles de pensée » L’étonnante représentation de la
vision par le contact qu’un aveugle ressent instantané-

y. R. 12, X, 413 ; au lieu d’admettre inutilement un être nouveau


pour la couleur, il suffit de faire correspondre différences de couleurs
et de figures ; R. 13, X, 430-431 ; ex. de l'aimant et son ; R. 14, X,
438-439, couleurs et aimant.
Z. X, 439.
a. X, 441.
b. R. 8, X, 395.
MODÈLES ET EXPÉRIENCES 183
ment par l’intermédiaire de son bâton = a précisément
pour but de ne retenir que l’essentiel, l’instantanéité (ou
la quasi-instantanéité) ^ de la transmission en ligne
droite par pression. Le second modèle, comparant la
matière subtile au jus du raisin pressé dans une cuve,
montre comment, en l’absence de tout vide, les rayons
lumineux s'étendent en ligne droite dans toutes les direc¬
tions, « sans se mêler ni s’entrempêcher » La « troi¬
sième comparaison » établit que la lumière « doit suivre...
les mêmes lois que le mouvement » * : son « action »
obéit aux lois générales des « puissances naturelles » s,
et d’abord au principe d’inertie. A la translation, qui
fonde l’analogie entre la réflexion du rayon et le rebon¬
dissement d’une balle, s’ajoute pour celle-ci une rotation
autour de son axe, qui prépare l’explication des cou¬
leurs Enfin, lorsque la balle, au lieu de rebondir, tra¬
verse le milieu rencontré (tel une toile mince et fragile),
son mouvement se décompose selon deux déterminations
rectangulaires, et la même décomposition permet le
calcul de la réfraction i. « Mais peut-être vous étonnerez-
vous en faisant ces expériences, de trouver que les
rayons de la lumière s’inclinent plus dans l’air que dans
l’eau, sur les superficies où se fait leur réfraction, et
encore plus dans l’eau que dans le verre, tout au con¬
traire d’une balle qui s’incline davantage dans l’eau que
dans l’air, et ne peut aucunement passer dans le verre » 1.
Descartes insiste sur l’inversion ici du modèle mécanique,
puisque la direction de la balle s’infléchit vers le haut.

c. Diop., 1, VI, 84-86.


d. Cf. les nuances de la lettre à Beeckman, 22-8-1634, I, 310 et infra,
p. 194.
e. Diop., 86-88 et sous-titre correspondant (VI, 487).
f. VI, 89.
g. R., 8, X, 395. T.
h. Diop., VI, 89 et 92 : « un changement semblable à celui que
reçoit le mouvement d’une balle quand on la frise » fait apparaître les
objets « rouges, ou jaunes, ou bleus... »
i. Diop., 2, VI, 93-102.
j. Ib., 102-103. Il avait aussi supposé « que ni la pesanteur ou
légèreté de cette balle, ni sa grosseur, ni sa figure, ni aucune autre
telle cause étrangère ne change son cours » : ib., 99. Cf. mfra, pp. 192-
193.
184 DESCARTES

tandis que le rayon lumineux s’enfonce davantage :


l'expérience impose une différence entre les deux phéno¬
mènes. Pour la lumière il ne peut s’agir de vitesse de
propagation, mais de plus ou moins grande facilité de
pénétration, ce qui souleva, comme nous le verrons, bien
des prolongements polémiques.
Mais si l’entendement opère cette analyse du sys¬
tème des corrélations et en définit les conséquences,
reste qu’il est réglé par les expériences : ce sont elles
qui manifestent l’inversion entre l’inclinaison de la balle
et la réfraction. Or, dit Descartes, « elles sont d’autant
plus nécessaires qu’on est plus avancé en connaissance.
Car, pour le commencement, il vaut mieux ne se servir
que de celles qui se présentent d’elles-mêmes à nos sens,
et que nous ne saurions ignorer, pourvu que nous y
fassions tant soit peu de réflexion » Les observations
les plus courantes servent de point de départ, dans la
mesure même où leur analyse est aisée ; elles orientent
l’hypothèse, et Descartes, comme Bacon ^9, apprécie leur
valeur euristique. Il accueille avec une attention passion¬
née le phénomène des étoiles de neige : « une seule ob-
sei^ation » mémorable a suscité le discours six des
Météores : « Si toutes les expériences dont j’ai besoin
pour le reste de ma Physique me pouvaient ainsi tomber
des nues, et qu’il ne me fallût que des yeux pour les
connaître, écrit-il onze ans plus tard à Chanut^, je me
prornettrais de l’achever en peu de temps. Mais... il faut
aussi des mains pour les faire », et Descartes se plaint
de n en point avoir « qui y soient propres » : il a cepen¬
dant pratiqué lui-même des dissections, et même des vivi¬
sections, dont il décrit avec soin les conditions ™. Il eût
voulu des aides travaillant sous sa direction Car si les

k. D. M., 6, VI, 63.


l. 6-3-1646, IV, 377-378 : Descartes avait commencé par noter l’obser¬
va ion dans ses Excerpta (XI, 626-627), les cahiers personnels servant
souveitt de recueils de notations variées, germes d’éventuelles théories
P 148*^ des Météores, 6, VI, 298-308, cf. supra, § 1,

III “9 ^ 15-2-1638, I, 526-527 ; à Regius, 24-5-1640,

n. D. M., 6, VI, 72-73 : Descartes se défie des chercheurs bénévoles.


MODÈLES ET EXPÉRIENCES 185

observations recueillies empiriquement sont aussitôt sou¬


mises à l’analyse du théoricien, il importe plus encore
qu’il les suscite : « quelques expériences particulières...
ne se rencontreront jamais par hasard, mais doivent
être cherchées avec soin... par des hommes fort intelli¬
gents » °. La nature ne répond que si on lui pose des
questions p, l’expérience seule tranchant entre deux hypo¬
thèses possibles. Ainsi accompagne-t-elle le raisonne¬
ment à ses divers stades : la première déduction des
effets à partir des principes est déjà guidée par le modèle
concret, tourbillon ou courant circulatoire, dont la struc¬
ture manifeste est transférée au phénomène soumis à
la réflexion. Mais le détail du fonctionnement peut
emprunter plusieurs voies : il faut alors venir « au-
devant des causes par les effets » q, en inventant une
expérience cruciale, sans se laisser tromper par la pré¬
vention Enfin certains faits ne sauraient être déduits :
la fable du Monde, pour ressembler à celui où nous
vivons, doit retrouver un satellite terrestre, et ne peut
expliquer « comment il se peut rencontrer un plus grand
nombre de planètes jointes ensemble, et qui prennent
leur cours l’une autour de l’autre, comme celles que les
nouveaux astronomes ont observées autour de Jupiter et
de Saturne » ^ ; seule l’expérience nous fait connaître que
cette terre n’a qu’une lune «.

Cette complémentarité des différents aspects de la


méthode est bien illustrée par l’explication de l’arc-

qui lui feraient perdre son temps, et des « expériences que les autres
ont déjà faites..., pour la plupart composées de tant de circonstances
ou d’ingrédients superflus, qu’il lui serait très malaisé d’en déchiffrer
la vérité ». Cf. à la fin de la préface à la traduction des Principes,
IX-2, 20 : « il arrivera difficilement que les mêmes qui auront
l’adresse de bien s’en servir aient le pouvoir de les faire ». La
recherche scientifique, intéressant le bien public, doit être organisée,
avec ses directeurs, et ses aides techniques.
O. 7b., IX-2, 20. Cf. Ann. Pr., XI, 654 : l’expérience doit toujours
être soumise au contrôle de la raison.
p. Descartes veut « mettre l’eau de mer à la question » (à Golius,
19-5-1635, I, 318).
q. D. M., 6, VI, 64.
r. Monde, 10, XI, 72.
s. A Morus, 5-2-1649, V, 275. Cf. Pr., 3, a. 46.
186 DESCARTES

en-ciel, que Descartes présentait comme le meilleur


échantillon *, ce que les commentateurs lui accordent
généralement Le point de départ est l'observation que
1 arc-en-ciel paraît non seulement « dans le ciel, mais
aussi en l’air proche de nous », chaque fois « qu’il s’y
trouve plusieurs gouttes d’eau éclairées par le soleil, ainsi
que y expérience fait voir en quelques fontaines ». Et
aussitôt Descartes remarque que la taille de ces gouttes
n intervient pas, mais seulement leur rondeur. Il prend
donc « une grande fiole de verre toute ronde et fort
transparente »“, emplie d’eau (comme celle dont usent
les dentellières pour y mieux voir), et faisant varier sa
distance et sa situation par rapport à l’œil, il constate
que pour faire apparaître une vive couleur rouge, accom¬
pagnée de plus faibles irisations, ces variations ne jouent
pas ; mais il faut et il suffit que le point coloré forme
avec l’œil et la direction du rayon lumineux tombant sur
la sphère un angle d’environ 42° ou un peu moindre
(alors apparaissent les couleurs dites « plus faibles »),
ou bien d’environ 52° ou quelque peu plus grand (avec
le même phénomène). Et il en induit que ces deux
angles correspondent aux deux arcs-en-ciel, générale¬
ment associés, le second étant « moins principal » et
parfois non observé ; précisément, dans l’arc intérieur le
rouge est au dehors, et inversement dans l’arc extérieur,
les autres couleurs apparaissant donc pour un angle un
peu moindre que 42°, ou un peu supérieur à 52°. Le
« moyen analogue » *2 de la fiole d’eau montre encore que
le premier cas comporte deux réfractions, avec une
réflexion intermédiaire, sur les parois de la boule, et le
second deux réfractions et deux réflexions. Mais ces
conditions sont insuffisantes, puisque « plusieurs autres
rayons... après deux réfractions et une ou deux réflexions
peuvent tendre vers l’œil »w sous un autre angle sans

t. Met., 8, VI, 325 : « je ne saurais choisir de matière plus propre


faire voir comment, par la méthode dont je me sers, on peut venir
Vmier!”Ë2-1638'',^"l “^5^9 * « n’ont point eues » ;
U. Mét., 8, VI,’ 325.
V. Ib., 327.
w. Ib., 329.
l'arc-en-ciel 187

qu'apparaissent les couleurs. Se rappelant que l'irisation


est aussi provoquée par un prisme, Descartes entre¬
prend une autre expérimentation avec celui-ci, couvert
sur sa face inférieure d'un diaphragme à travers lequel la
lumière réfractée et projetée sur un fond blanc, y peint
« toutes les couleurs de l'arc-en-ciel» ’t, le rouge toujours
vers l'extérieur (ou bas de la figure), « le bleu ou le vio¬
let » à l'inverse. Or le phénomène ne comporte aucune
réflexion, et une seule réfraction sur la seconde face du
prisme, l'impact de la lumière se faisant perpendiculai¬
rement à la première. Les conditions nécessaires retien¬
nent donc cette réfraction, et, outre la présence de la
lumière (« car sans elle on ne voit rien ») « de l'ombre,
ou de la limitation à cette lumière » par le corps obscur
qui couvre une face, sauf en son ouverture : si celle-
ci est agrandie, le faisceau irisé se partage en deux par¬
ties, « le rouge, l'orangé et le jaune » vers l'extérieur,
« le vert, le bleu et le violet » d'autre part, et l'entre-
deux « demeure blanc », le phénomène se produisant
« aux confins de l'ombre et de la lumière ».
Alors entre en jeu « la nature de la lumière »,
conçue « comme l'action ou le mouvement » de la
matière subtile, dont les « petites boules... roulent dans
les pores des corps terrestres » y. La transmission rectili¬
gne par pression de ces boules contiguës donne la
lumière blanche, et leur seul autre mouvement possible
étant leur tournoiement^, cette seconde tendance doit
rendre compte du second phénomène, la couleur n
faut considérer les files contiguës de boules ^ qui, aux
confins de l'ombre, se trouvent plus ou moins décalées.
Quand une boule rencontre la surface où se produit la

X. Ib., 330 ; cf. la figure.


y. Ib., 331.
Z. « Comme il ne peut y avoir d’autre diversité en ces mouvements
que celle que j’ai dite » (nous dirions que le modèle est saturé),
<t n’en trouvons nous point d’autre par expérience, dans les sentiments
que nous en avons, que celle des couleurs » (Ib., 334). Sur ce double
mouvement, Diop., 1, VI, 90-91 (la balle lancée en ligne droite peut en
outre « friser »).
a. Cf. la 2= fig., VI, 332 ; ou éd. Bridoux, p. 235 ; éd. Alquié, t. I,
p. 755.
188 DESCARTES

réfraction, qui opère une résistance, le point de contact,


en dessous de la boule, étant comme retenu, le dessus
tend à aller plus vite, donc à tournoyer (dans le sens des
aiguilles d'une montre), tandis que la pression rectiligne
se poursuit. Or si les boules, plus ou moins décalées, des
files supérieure et inférieure, sont disposées de façon
telle qu'elles accroissent cette tendance (si la boule du
dessus a plus de force, et l'inférieure moins), la couleur
rouge, apparaît, et au contraire la bleue, plus faible, si
elles la retardent (la rotation tendant à se faire en sens
inverse). Ici surgit « la principale de toutes les difficul¬
tés » rencontrées par Descartes : la place extrême du
violet, où du rouge se mêle au bleu. Mais « il peut aisé¬
ment arriver », si la boule de la file centrale est trop
fortement serrée par les autres files, qu' « elle se revire
en pirouettant », faisant alors « un demi-tour » ; dans
le bleu produit par la tendance retardatrice, paraît un
peu de rouge. Les couleurs intermédiaires entre rouge
et bleu traduisent la plus ou moins grande tendance
à la rotation dans l'un ou l'autre sens. « Et, en tout
ceci, la raison s accorde si parfaitement avec l'expérience,
que je ne crois pas qu'il soit possible, après avoir bien
connu 1 une et l'autre, de douter que la chose ne soit
telle que je viens de l'expliquer » Il ne reste plus qu'à
ajouter « la lumière, ou le blanc, et l'ombre ou le noir »
pour composer toutes les autres couleurs. Parti du phé¬
nomène d'irisation. Descartes pense avoir découvert la
« vraie nature » des couleurs, en abolissant la distinc¬
tion traditionnelle entre les couleurs dites « vraies »
(comme qualités qui appartiendraient aux objets) et les
« fausses ou apparentes », telles précisément que l'arc-
en-ciel ou les irisations des plumes de la colombe
Cependant, au lieu de « l'ombre et la réfraction », il
faut adrnettre « qu’en leur place, la grosseur, la figure,
la situation et le mouvement des parties du corps qu’on
nomme colorés, peuvent concourir diversement avec la

b. VI, 333.
c. Ib.. 334.
l'arc-en-ciel 189

lumière, pour augmenter ou diminuer le tournoiement


des parties de la matière subtile » d.
Aussi Descartes se demande-t-il si l’arc-en-ciel s'ex¬
plique bien comme les irisations du prisme, n’y remar¬
quant « point d’ombre qui terminât la lumière » Mais
le calcul détaillé des divers angles formés par deux
réfractions, et une ou deux réflexions, dans une sphère,
en appliquant la loi des sinus à l’indice de réfraction de
l’eau f montre que, si quelques angles sont très faibles
ou grands, la plupart se groupent autour de 40 à 42°,
ou de 51 à 52°. Et surtout, il n’y en a aucun de plus
grand que 42° ou plus petit que 51° « de façon qu’il y a
de l’ombre de part et d’autre, qui termine la lumière » e.
On retrouve donc la condition essentielle dans l’expé¬
rience du prisme, d’où la disposition des deux arcs-
en-ciel, nettement délimités du côté du rouge, en dehors
de l'arc intérieur et en dedans de l’arc extérieur. Pour
conclure cette analyse, qui a étroitement associé expé¬
rience et raison, en pratiquant, avec l’énumération des
circonstances, la division des difficultés, et la recomposi¬
tion ordonnée des divers facteurs. Descartes présente
quelques hypothèses pour rendre compte de cas excep¬
tionnels, qu’il n’a d'ailleurs pas personnellement obser¬
vés. Enfin il propose la réalisation d’arcs-en-ciels, comme
« sujet d’admiration » h. La science, qui dissipe ce sen-

d. Ib.. 335.
e. Ib.
f. Ib., 336-340, avec tables, 338 et 339. Descartes applique un
indice unique (ib., 340 : « par là, on peut démontrer que la réfraction
de l’eau ne peut être guère moindre, ni plus grande que je la sup¬
pose ») ; c'est-à-dire que la réfraction demeure la même pour toute la
lumière, sans qu’intervienne le tournoiement provoquant les couleurs.
Descartes critique les calculs de Maurolycus donnant pour les
deux angles environ 45 et 56“ ; « ce qui montre le peu de foi qu’on doit
ajouter aux observations qui ne sont pas accompagnées de la vraie
raison » (ib., 340).
g. Ib., 336.
h. Ib., 344 ; et 341-343 pour « les irrégularités » : arc décentré, ou
inversé (par réflexion ou vision incomplète), ou observation d’un
troisième arc (par réfraction d’indice différent sur des grains de
grêle mêlés à la pluie : il devrait être alors doublé d’un arc
intérieur plus petit et faible, ce pourquoi il n’aura pas été remarqué,
comme il arrive pour le second arc normal).
190 DESCARTES

timent lié à l’ignorance, ne dédaigne pas de le susciter,


témoignant ainsi du goût extrême de l’époque pour ces
divertissements ^6. Parmi 1’ « infinité d’artifices » que
pourront inventer les hommes, rendus par le savoir,
« comme maîtres et possesseurs de la nature » i, le
loisir a sa place, avec toutes les commodités de la vie.

4. Les apports scientifiques des ' Essais '


et leurs prolongements

Le premier des Essais, la Dioptrique, manifeste une


remarquable continuité entre la découverte de la loi de
la réfraction, l’étude physiologique de la vision et sa
correction ou son amélioration par les lunettes : l’évo¬
cation des trois traités joints au Discours, la présente
comme visant à « faire voir qu’on pouvait aller assez
avant en la philosophie pour arriver par son moyen
jusques à la connaissance des arts qui sont utiles à la
vie » i. Le privilège de la vue, qui prend une grande
ampleur au xvii' siècle est sans doute lié à l’expansion
visuelle de l’univers, par « ces merveilleuses lunettes »
dont le début de la Dioptrique déplore qu’elles n'aient été
trouvées « que par l’expérience et la fortune » K Le but
de Descartes est donc d’en faire la théorie scientifique 89,
en justifiant, par la loi mathématique de la réfraction,
la figure exacte que doivent avoir les dioptres pour don¬
ner les meilleurs agrandissements, tant dans la vision
lointaine que dans la vision proche. Car l’ceil est lui-
même un instrument complexe, dont les milieux réfrin¬
gents, et notamment la lentille du cristallin, rassemblent
en un point sur l’écran de la rétine, les rayons émanés
d un point correspondant de l’objet. Mais la vision nor¬
male s’effectue entre certaines limites qu’expliquent les

i. D. M., 6, yi, 62 ; Descartes vise cependant surtout les « connais¬


sances... fort utiles à la vie », et procurant « le bien général de tous
les hommes » {ib., 61).
j. Pr., préface, IX-2, 15.
k. Diop., 1, VI, 81-82 : « à la honte de nos sciences », dit Descartes.
LA DIOPTRIQUE 191
divers éléments qui interviennent dans la perception de
la distance. Récapitulant « toutes les conditions... requises
à sa perfection » Descartes dénombre les facteurs
externes et internes, afin de rectifier l'accommodation
oculaire, lorsque l’objet est trop proche ou inaccessible,
ou quand une déficience ou un affaiblissement de la
nature empêche la vision distincte des objets lointains
pour les myopes et des proches chez les vieillards.
« L’instrument est rattaché à la sphère physique de
l’homme d’une façon si peu artificielle que Descartes
fait toute la théorie du perfectionnement de la vision en
considérant l’œil plus l’instrument, comme un seul sys¬
tème optique »
Dans cet ensemble si profondément unifié, la loi de
la réfraction, en dépit des querelles de priorité reste
une des principales découvertes de Descartes savant. Mais
la curieuse façon dont il l’établit, à partir de l’analogie
avec le jet d’une balle, a soulevé bien des discussions.
L’analogie balistique semble être contemporaine de la
rédaction de la Dioptrique : quand il révèle la loi à
Beeckman en 1628, Descartes, qui l’a découverte à Paris,
en résolvant le problème mathématique de l’anaclastique
et en supposant que l’hyperbole y répond si la loi est bien
celle des sinus, la justifie par une analogie statique ^2.
Certes Alhazen avait déjà établi un parallèle entre la
lumière et les projectiles, et distingué, dans la réfraction,
deux composantes, respectivement parallèle et perpen¬
diculaire à la surface transparente, la seconde étant en
quelque sorte freinée lors de sa pénétration ^3 jgg
Récréations mathématiques avaient vulgarisé la compa¬
raison « du jeu de paume », dont tous les « mouvements
se font par lignes droites et par réflexions » avec celles
des « rayons de lumière » ^4.
Descartes dans son analyse dissocie « la puissance...
qui fait continuer le mouvement de cette balle » et « celle
qui la détermine à se mouvoir plutôt vers un côté que

1. Ib.. 7, VI, 147.


192 DESCARTES

vers un autre » ™, distinction d’une extrême importance


pour toute sa mécanique, et qui a peut-être son origine
dans l'apparente indépendance de la continuité du rayon
lumineux (effet d'une pression constante de la matière
subtile) et de sa direction déviée par les dioptres. La
tendance du mouvement à se continuer en ligne droite,
qui suit du principe d'inertie, justifie l'analogie. Lorsque
la balle traverse un milieu qui lui résiste plus que l’air,
la rupture de son chemin exprime le rapport entre les
facilités de pénétration des deux milieux. Cependant le
modèle s’inverse lorsqu’on passe à la réfraction : le
rayon dévié s’écarte de la surface, tandis que la balle
s’en approcherait. Mais le principe reste le même :
comme une balle « roule moins aisément sur un tapis »
que sur un plancher, les boules de la lumière sont plus
empêchées par la mollesse des « parties de l’air... mal
jointes » " que par celles de l’eau, et le sont moins encore
par la dureté du verre, où la réfraction est maxima.
Déjà les notes du premier cahier avaient repris à Kepler
la proportionalité entre la réfraction et la densité du
milieu ^5. Mais les polémiques suscitées par la Dioptrique
allaient permettre à Descartes de préciser la différence
entre densité et dureté.
La première discussion fut engagée par Fermât ° :
il critique la comparaison entre le mouvement d’une
balle et la lumière, qui pénètre « en un instant les corps
diaphanes, et semble n’avoir rien de successif » ; et il ne
saurait admettre le « raisonnement » de Descartes « pour
une preuve et démonstration légitime » p, y dénonçant en
outre, après les premières « réponses succinctes >><3 du

m. Diop., 2, VI, 94 : « ainsi..., la détermination » est changée,


sans qu’il y ait rien pour cela de changé en la force de son mouve¬
ment ».
n. Diop., 2, VI, 103.
o. Le manuscrit lui avait été communiqué, par une indiscrétion de
Mersenne. Cf. Fermât à Mersenne, avril ou mai 1637, I 354-361 •
Descartes à Mersenne, 5-10-1637, I, 450-454; Fermât à Mersenne, nov'.
1637, I, 464-474 ; Descartes à Mydorge (pris comme témoin du « petit
procès de mathématique » avec Fermât), 1-3-1638, II, 15-21 (la suite
portant sur les tangentes) ; à Mersenne, 17 et 27 mai 1638 II 141-143
p. I, 357-358 et 358-359.
q. I, 464 : de fait la réponse d’oct. 1637 était très sèche.
LA DIOPTRIQVE
193
philosophe, quantité de « paralogismes ». Sur l'essentiel
Descartes maintient que, sans avoir dans les Essais
« démontré les principes de la physique par la métaphy¬
sique », il a donné une véritable démonstration, « autant
qu aucune autre question de Mécanique, ou d’Optique,
ou d’Astronomie, ou autre matière qui ne soit point
purement géométrique ou arithmétique, ait jamais été
démontrée » : en ces disciplines, on est satisfait quand
Archimède, Vitellion ou Ptolémée, « ayant présupposé
certaines choses qui ne sont point manifestement
contraires à l’expérience, aient au reste parlé consé¬
quemment et sans faire de paralogismes b encore même
que leurs suppositions ne fussent pas exactement
vraies » ^ 11 admet donc les limites d’une méthode hypo-
thético-déductive, les hypothèses initiales étant accor¬
dées aux observations, elles-mêmes traitées d’après un
modèle expérimental plus accessible.
Quant à l’instantanéité de la transmission, la
démonstration cartésienne « ne dépend point de la vérité
de la nature de la lumière, ni de ce qu’elle se fait ou ne
se fait pas en un instant », mais seulement de ce que
son « action... suit les mêmes lois que le mouvement local,
en ce qui est de la façon dont elle se transmet d’un lieu
en un autre ». L’instant « n’exclut que la priorité du
temps » t. Mais la communication « en un instant... ne
laisse pas de suivre le même chemin par où le mouve¬
ment successif se doit faire » “ : c’est-à-dire que le rayon
lumineux peut être considéré comme une suite de bâtons,
ou une succession de boules, mais on ne saurait déter¬
miner aucun laps de temps entre la pression initiale et sa
réception « vers nos yeux au même instant qu’ils sont

r. Descartes reconnaît que Fermât a raison de faire porter l’essentiel


de la discussion sur ce point, et non sur les suppositions (II, 143-144),
mais il lui retourne ses arguments : « Où il dit ces mots : Voyez
comme il retombe en sa première faute, c’est lui-même qui retombe
en la sienne » (II, 18). Une lettre de Fermât à Mersenne (C. Mers. VII,
p. 50), fév. 1638, réaffirme « que sa Dioptrique n’est pas prouvée ».
s. II, 141 et 142.
t. II, 143.
U. 5-10-1637, I, 451.

7
194 DBSCARTES

ouverts La question est d’importance, puisque Des¬


cartes, dans un débat, probablement avec Beeckman^,
avait engagé toute sa « philosophie » dans la négation de
la vitesse de la lumière, que les observations de Roemer
devaient faire admettre, après 1676 Mais Descartes
affirme seulement que nulle observation d’éclipse
lunaire ne permet de mesurer « un temps appréciable » ^
dans la vision de la lumière, ce qui est exact. Et la for¬
mule ultérieure des Principes, « que la force de la
lumière ne consiste point en la durée de quelque mouve¬
ment », mais en sa seule pression, s’accompagne de
cette précision : « hoc non nisi per minimum temporis
punctum, quod instans vocant, durare potest » y : l’ins¬
tant est im minimum inassignable.
D’après Leibniz 5^, Fermât aurait provoqué les expé¬
riences de Petit, pour montrer que la réfraction est indé¬
pendante de la densité : mais Descartes a parlé de
dureté^, et précisera plus nettement, dans sa polémique
avec Hobbes, que la densité ici n’intervient pas 3. Fermât
reconnaîtra que les expériences de Petit, « pour mesurer
les réfractions et dans l’eau et dans le cristal et dans le
verre et dans beaucoup d’autres liqueurs, s’accordent
très précisément avec la proportion de M. Descartes »
Mais toujours insatisfait de l’explication cartésienne, il
supposera « que les rayons vont d’un point doimé à xm

V. Diop., 2, VI, 87 : Descartes y renvoie Morin, 12-9-1638, II, 370.


w. 22-8-1634, I, 307-308, évoquant une récente conversation (pour la
confirmation qu’il s'agit de Beeckman, d'après son Journal, qui sou¬
tenait la vitesse de la lumière, cf. Adam-Milhaud, t. VII, p. 387) :
« j’ai ajouté que cela était si certain pour moi, que si on m’en
pouvait prouver la fausseté, j’étais prêt à confesser que je ne savais
rien en philosophie » (T.).
X. Ib., 310 : « in nuUo tempore sensibili ».
y. Pr., 3, a. 63 : le latin ici (« ceci ne peut durer, sinon pendant
ce point minimum de temps qu’on appelle instant ») est plus précis
que la traduction de 1647 : les petites boules « ne s’y arrêtent néan¬
moins que ce peu de temps qu’on nomme un instant ».
Z. A Mersenne (sur Petit) 31-3-1638, II, 97, avec renvoi aux dévelop¬
pements de la réponse à Morin, 13-7-1638, II, 218-219.
a. A Mersenne pour Hobbes, 21-1-1641, III, 290, invoquant « l’expé¬
rience et la démonstration », T. ; 18-2-1641, III, 315-316 : cette dureté ne
se rapporte pas au toucher, le verre ne résistant guère moins que l’eau
au mouvement de la matière subtile.
LA DIOPTRIQUE 195
autre point donné par la voie la plus aisée », et « que le
verre résiste aux rayons plus que l’air » ^9^ pour déduire,
en^ renversant l’hypothèse cartésienne, exactement les
mêmes lois... Descartes admet aussi « que, lorsque la
Nature a plusieurs voies pour parvenir à un même effet,
elle suit toujours infailliblement la plus courte » : il en
fait un corollaire du principe d’inertie b. Il n’est pas
besoin, répondra-t-il à Hobbes, d’accorder l’intelligence
à la balle ou au rayon suivant ce trajet =.

Les autres discussions sur la Dioptrique s’attachent


surtout aux conditions physiques de la réfraction.
Morin, traité avec quelque ménagement par Descartes,
le conduit à reprendre la distinction traditionnelle : la
lux est un « mouvement ou... action dans le corps lumi¬
neux », qui « tend à causer quelque mouvement dans les
corps transparents, à savoir lumen » ; mais il néglige les
définitions « au sens de l’École », où l’on multiplie les
difficultés verbales : « cette forme substantielle du
Soleil, en tant qu’elle diffère des qualités qui se trouvent
en sa matière, est derechef un être philosophique qui
m est inconnu » ®. Contre Bourdin, il précise que le chan¬
gement de direction s’opère à la surface séparant les
deux milieux Contre Hobbes s enfin, il insiste sur la
différence entre la réfraction du rayon lumineux (dont il
nie qu’il ait quelque épaisseur) et le trajet de la balle : il
dégage pour celle-ci l’exigence d’une parfaite dureté.

b. Monde, 13, XI, 89 : « tous les mouvements se continuent, autant


qu’il est possible, en ligne droite, et par conséquent... ».
c. A Mersenne pour Hobbes, 18-2-1641, III, 314, T. : « comme si,
du fait que quelque chose advient dans la nature selon les lois de la
géométrie, il s’ensuivait que les corps, où cela arrive, ont une intelli¬
gence ! ».
d. A Morin, 13-7-1638, II, 205 ; ib. 203-204. Pour l’ensemble de cette
discussion Morin à Descartes, 22-2-1638, I, 536-557 et 12-8-1638, II, 288-
305 ; Descartes à Morin, II, 197-221 et 12-9-1638, II, 362-373.
e. Ib., 11, 367 ; cf. 364 : « pour la forme acquise » par le mouve¬
ment, « si ce n’est que vous nommiez ainsi ce changement de place,
elle est un être philosophique qui m’est inconnu ».
f. A Mersenne, 3-12-1640, III, 250.
g. Hobbes à Mersenne, 7-2-1641, III, 300-313 et 30-3, III, 341-348 ;
Descartes à Mersenne pour Hobbes, 21-1, III, 287-292 (réponse à une
première lettre perdue) ; 18-2, III, 313-318 ; 21-4-1641, III, 353-357.
196 DESCARTES

condition de son étude mathématique, répliquant à


Hobbes qui faisait appel à l’élasticité du sol, qu’elle est
plus un empêchement qu’une aide. De la Dioptrique,
Descartes est ainsi conduit à approfondir sa réflexion sur
les lois du choc, qui seront développées dans les Prin¬
cipes qu’il rédige alors.
Pour les applications du calcul aux lunettes. Petit
avait bien prévu que la taille de ces « conoïdes et sphé¬
roïdes très pénibles et fâcheux » n’offraient « vraisem¬
blablement... aucun avantage sensible » par rapport à
« la voie ordinaire », qui fabrique des lunettes « aussi
bonnes en plus grand nombre et incomparablement à
moins de frais » i™. Quant à la théorie de la vision, elle
ne trouva guère d’écho avant la génération des succes¬
seurs de Descartes attachés à la corrélation occasio-
naliste entre l’âme et le corps, et aux modalités de la
perception de la distance. La vision est un cas parti¬
culier « de la nature des sens en général » : les extré¬
mités des filets nerveux sont excitées « ainsi que, tirant
l’un des bouts d’une corde qui est toute tendue, on fait
mouvoir au même instant l’autre bout » f Le modèle du
bâton de l’aveugle prend ici toute sa portée : l’objet
communique à l’œil un mouvement, à l’occasion duquel
« l’âme qui sent » j éprouve toutes les qualités de l’image
visuelle. La problématique de la ressemblance entre
objet externe et idée, et de la connaissance par assimila¬
tion, est sapée, en même temps que se précise la genèse
mécanique de l’image rétinienne, source de la croyance
que « cette peinture » passe « jusques au dedans de
notre tête »'^ : c’est objectivement vrai, en tant qu’aux
points de la chose répondent ceux, inversés, de l’image.

h. Diop., 4, VI, 109.


i. Ib., 111.
j. Ib., 109 : diverses expériences physiologiques (insensibilité dans
l'extase ou la forte distraction ; perte de la sensibilité dans certaines
lésions cérébrales ou nerveuses) montrent que « c’est l’âme qui sent,
et non le corps », et « en tant qu’elle est dans le cerveau », les impres¬
sions lui étant transmises par les nerfs, depuis les organes réceptifs ;
cf. 6, VI, 141.
k. Diop., 6, VI, 130.
LA DIOPTRIQUE
197
que le nerf optique transmet au cerveau Mais ce n’est
pas « par le moyen de cette ressemblance » que nous
sentons, « comme s’il y avait derechef d’autres yeux en
notre cerveau, avec lesquels nous la pussions aperce¬
voir » ; « ce sont les mouvements par lesquels elle est
composée, qui, agissant immédiatement contre notre
aine, d autant qu’elle est unie à notre corps, sont insti¬
tues de la nature pour lui faire avoir de tels senti¬
ments »“. L’expression « contre notre âme » semble
impliquer quelque présence, dont les modalités ne sont
pas expliquées ; c’est un fait, une institution de la
nature, notion qui désormais interviendra constam-
rnent pour rendre compte des complexités de la percep¬
tion. Ainsi, l’image aperçue sur l’écran de la chambre
noire, ou sur le fragment délié de papier ou de coquille
d œuf qu on met au fond de l'œil pour la recevoir, dans
la dissection que décrit Descartes ”, est, au même titre
que ce qu’elle représente, vue qualitativement par
l ame O, sans qu’on doive la concevoir comme une « spe-
cies » 102, ou figure concrète issue de l’objet : ce qui dis¬
pense du même coup de poser le faux problème du
redressement de l’image dans la vision.
Les mécanismes physiologiques et les réactions pro¬
prement psychiques se complètent dans la perception
des six « qualités » des objets visuels : lumière, cou¬
leurs, situation, distance, grandeur et figure io3. La pre¬
mière est 1 effet pour l’âme de la pression sur le nerf
optique : une blessure à l’œil fait voir « une infinité de
feux et d’éclairs » p, comme un coup sur l’oreille suscite
une sensation sonore i04. Outre cette spécificité des
impressions transmises par les nerfs correspondant aux

l. Ib., 5, VI, 115-128. Mais 4, VI, 113 précise que c’est « une ressem¬
blance fort imparfaite », comme celle des gravures qui suggèrent quel¬
ques aspects de l’objet : la perspective y est une sorte de langage
m. 6, VI, 130.
n. 5, VI, 115-117.
^ o. Ib., 118 ; « Vous y devez voir la ressemblance des objets ». Il
s agit naturellement de la vue qu’un observateur prend d’un autre œil
traité comme un objet. '
p. 6, VI, 131.
198 DESCARTES

différents sens, Descartes note la persistance des impres¬


sions visuelles : si une vive lumière ébranle les filets du
nerf optique, en fermant les yeux, « il semble qu’on voie
diverses couleurs, qui se changent et passent de l’une à
l’autre, à mesure qu’elles s’affaiblissent... ; ce qui montre
que leur nature ne consiste que dans la diversité du
mouvement » “J. La subjectivité de la vision des couleurs
apparaît encore dans le fait que « souvent une prairie,
qui sera peinte d’une infinité de couleurs toutes diverses,
ne paraîtra de loin que toute blanche, ou toute bleue » '’.
Pour notre perception, le monde, que la science réduit
à des diversifications mécaniques, ne perd rien « de la
beauté des couleurs et de la lumière »
L’institution de la nature intervient dans la percep¬
tion des autres propriétés connexes, car la situation
est liée à la distance, laquelle s’appuie sur la grandeur
et la figure de l’objet, qu’on peut inversement estimer
si la distance est connue. En développant les indications
de L’Homme, Descartes analyse d’abord la part des
modifications corporelles : figure de l’œil, qui s’adapte
en accommodant, angle de la vision binoculaire, vigueur
de l’impression qui agit sur l’ouverture de la pupille et
la tension du cristallin ; tout se passe « comme par
une géométrie naturelle » *, c’est-à-dire qu’un savant
réfléchissant sur cette adaptation, toute spontanée et
inconsciente, y discerne les rapports géométriques qui
permettraient à l’aveugle de mesurer la distance à partir
de deux bâtons dont il connaîtrait l’angle. Cette percep¬
tion immédiate n’est « qu’une imagination » (ou repré-

q. Ib., 131 et 132.


r. Ib., 134.
s. Pr., préface, IX-2, 3. Descartes semble y avoir été très sensible ;
cf. son conseil à Elisabeth, pour se détendre et recouvrer la santé :
regarder « la verdeur d'un bois, les couleurs d'une fleur... » (mai ou
juin 1645, IV, 220). « Entre les couleurs, la verte, qui consiste en
l’action la plus modérée... est comme l’octave..., c’est-à-dire... la plus
universellement agréable », tandis que « toutes ces diverses couleurs de
la mode, qui récréent souvent beaucoup plus que le vert, ...lassent
beaucoup plus tôt, que ne le font les objets simples et ordinaires »
(Homme, XI, 158).
t. Diop., 6, VI, 137 ; Homme, XI, 160.
LA DIOPTRIQUE
199
sentation) « toute simple », mais enveloppe « en soi un
raisonnement tout semblable à celui que font les arpen-
teurs » «. L institution de la nature est donc empreinte
de finalité, et Malebranche fera expressément appel à
1 Intelligence créatrice pour expliquer ces « jugements
naturels » qui se font « en nous sans nous » j)es.
cartes ne parle de jugement v que lorsque l’âme y ajoute
sa reflexion. Les réponses aux sixièmes objections, ren¬
voyant à la Dioptrique pour dire que « la grandeur, la
distance et la figure ne s’aperçoivent que par le raison-
nement en les déduisant les unes des autres » préci-
sent à ce propos ; « la coutume nous fait raisonner et
juger SI promptement de ces choses-là (ou plutôt nous
fait ressouvenir des jugements que nous en avons faits
autrefois), que nous ne distinguons point cette façon de
juger davec la simple appréhension ou perception de
nos sens »
Ces diverses conditions expliquent les « erreurs »
sensorielles y et les limites dans lesquelles ces divers
moyens sont efficaces Tout l'enseignement du savant ne

U. VI, 138.
V. VI, 138 : « de ce que la lumière... est plus forte... nous le jugeons
etre plus proche » ; 139-140 : « comme, regardant de loin quelque corps
que nous avons accoutumé de voir de près, nous en jugeons bien mieux
1 éloignement » ; 140 : « nous pourrons, par la différence de leurs
fi^es et de leurs couleurs, et de la lumière... juger lequel sera le plus
loin » ; « leur grandeur s’estime par la connaissance, ou l'opinion, qu’on
a de leur distance, comparée avec la grandeur des images... »
w. IX, 237 : La restriction ne porte que sur la corrélation des trois
la distance étant aperçue directement par des modifications corporelles'
Sur cette corrélation, Diop., 6, VI, 140-141 et Homme, XI, 160.
. 237. Sur 1 amalgame des préjugés aux premières
impressions, Pr., 1, a. 71 ; sur la confusion « du langage ordinaire »
(« car nous disons que nous voyons la même cire... et non pas que
nous jugeons x>), Méd., 2, IX, 25, suivi de l’exemple « des chapeaux
et des manteaux » aperçus d’une fenêtre : « je juge que ce sont de
vrais hommes ».
y. Diop., 6, VI, 141-142 : Descartes prend encore un exemple tactile,
celui de l’illusion dite d’Aristote (dédoublement de la bille tenue entre
les doigts croisés), mais la diplopie a une cause musculaire analogue.
Z. V, 144 : « la figure de l’œil... ne varie quasi plus sensiblement,
lorsque 1 objet est à plus de quatre ou cinq pieds ». Le sens commun
ne se représente guère de distance au delà de cent ou deux cent pieds ;
en fonction de cette distance lune et soleil nous apparaissent avec un
200 DESCARTES

saurait ici modifier les données de la sensation. Ces ana¬


lyses préparent ainsi la critique de l’opinion qui octroie à
la sensibilité une valeur cognitive, et l’approfondisse¬
ment des Méditations qui découvriront dans ces limi¬
tations mêmes le signe de leur adaptation à une fonction
pratique : la conservation de la vie.

« Par les Météores » Descartes voulait faire écla¬


ter « la différence » entre sa philosophie et celle des
« écoles, où l’on a coutume de traiter la même
matière » De fait, à part le parfait calcul des angles
de réfraction causant le double arc-en-ciel, et l’amorce
d’une explication des couleurs par les différences de
mouvement le bilan scientifique des Météores est
mince, et la différence avec les scolastiques moins nette
que ne le pensait Descartes : on y retrouve la division
traditionnelle des vapeurs plus aqueuses et des exhalai¬
sons plus sèches b, l’évaporation des « sels » <=, la colli¬
sion des nues enflammant les exhalaisons dans l’orage
Cependant si la description des glissements, froissements,
tournoiements des parcelles d’une même matière donne
beaucoup à l’imagination pour rendre compte de chaque
détail les notations concrètes abondent dans les
remarques proprement météorologiques : ascension
des brouillards matinaux, ingénieuse hypothèse sur le

diamètre restreint (cf. Méd., 3, IX, 31 ; 6‘ rép., § 10, IX, 239 : les « as¬
tronomes... convaincus par de puissantes raisons que le soleil est plu¬
sieurs fois plus grand que toute la terre, ne sauraient pourtant s’em¬
pêcher de juger qu’il est plus petit, lorsqu’ils jettent les yeux sur lui »).
L’interposition d’objets, « qui nous font mieux remarquer leur distance »,
explique l’apparent agrandissement des astres à l'horizon, Diop., VI
144-145.
a. Pr., préface, IX-2, 15.
b. Mét., 2, VI, 239-248.
c. Met., 3, VI, 249-264.
d. Mét., 7, VI, 315-323.
e. P. ex., Mét., 6, après la minutieuse description des étoiles de
neige, « je me satisfis bientôt là-dessus, en considérant de quelle
façon le vent agite toujours et fait plier successivement toutes les par¬
ties de la superficie de l’eau... Car je connus là qu'infailliblement U
fait plier et ondoyer en même sorte les superficies des nues... », etc.
(VI, 301) ; et après l’observation « à trois jours de là, » de neige
« toute composée de petits nœuds ou pelotons environnés d’un grand
LES MÉTÉORES
201
vol bas des hirondelles, quand le vent qui précède les
fortes pluies « fait descendre certains moucherons dont
elles vivent »f, description de la naissance des tor¬
nades, suivant « les mariniers... flamands »g, évocation
des avalanches d’après une observation personnelle
datant du retour d’Italie h. Aussitôt jugés « arbitraires
et ^ problématiques, mais admirables pourtant » les
Météores recueillent ainsi le bénéfice de cette première
passion, qui porte « à considérer avec attention les
objets qui lui semblent rares et extraordinaires »j, et
qu’ils tendaient à dissiper m, en trouvant « les causes
de tout ce qu’il y a de plus admirable dessus la terre » K

Au contraire, si la Géométrie se proposait « d’inciter


tous les hommes à la recherche de la vérité » \ Descartes
ne cachait pas qu’elle était réservée au « très petit nom¬
bre de lecteurs » ™ capables de refaire les calculs omis,
et de partir de tout l’héritage mathématique antérieur,
qu il^ supposait connu. Car « l’histoire » des sciences ne
l’intéresse pas“ : conscient de la nouveauté de son

nombre de poils entremêlés et qui n’avaient aucune forme d’étoiles,


je me confirmai en la créance de tout ce que j’avais imaginé touchant
cette matière » (VI, 308).
f. Mét., 7, VI, 312 ; 6, VI, 310-311 pour l’ascension des « brordllas »
comme « signe de pluie ».
g. Mét., 7, VI, 313.
h. Ib., 316.
i. Chapelain à Balzac, 29-12-1637, cité I, 486. Mais « sa Dioptrique et
sa Géométrie sont deux chefs d'œuvre au jugement des Maîtres » (ib
485-486). ■’
j. Passions, a. 70 ; cf. a. 75-76 : elle est utile, parce qu’elle « nous
dispose à l’acquisition des sciences », à condition de nous en délivrer
k. Mét., 1, VI, 231.
l. Pr., préface, IX-2, 15-16.
m. A Plempius, 3-10-1637, I, 411, T. : Descartes s’est efforcé « d’y
comprendre, ou du moins d’y toucher en peu de mots tout ce qu’on
pourra jamais trouver dans cette science, et l’ouvrage demande des
lecteurs non seulement instruits de tout ce qui a été jusqu’ici connu
en géométrie et en algèbre, mais aussi très laborieux, intelligents et
attentifs » ; à Mersenne, mai 1638, II, 152 ; « je me suis expressément
rendu... obscur en quelques endroits, afin que telles gens ne se pussent
vanter d avoir su sans moi les memes choses ». Il agit comme ces
Anciens auxquels il reprochait (R. 4, X, 376-377) d’avoir divulgué les
fruits et non la méthode, de peur que sa simplicité ne la dépréciât.
n. E. Burm., V, 177 ; à Mersenne, janv. 1638, I, 491.
202 DESCARTES

apport, il commence où les autres finissent Dès le


xvir siècle, sa dette à l’égard de ses prédécesseurs a été
estimée plus grande qu’il ne l’avoue 112. Encore qu’une
même simplification méthodique y soit fondamentale, on
pourrait distinguer entre le progrès relativement continu
de la résolution et de la notation en algèbre, où la part
de Descartes, très appréciable, va dans le sens des tra¬
vaux de ses contemporains 11^, et la généralisation de la
géométrie analytique, principal titre de gloire du mathé¬
maticien Certes celle-ci était assez préparée par cer¬
tains procédés d’Apollonius, pour qu’indépendamment de
Descartes, et même avec plus de précision. Fermât en
énonce le principe, donne l’équation de la droite et défi¬
nisse les principales courbes du second degré ; mais
l’algèbre reste pour lui un instrument, utilisé à l’occa¬
sion. Seul Descartes abolit radicalement la coupure aris¬
totélicienne entre la science du nombre et celle de la
quantité continue, et constitue systématiquement la clas¬
sification des courbes et la progression des équations.
Le point de départ est des plus simples ; toutes les
opérations de l’arithmétique peuvent être exprimées par
des lignes p à partir des théorèmes de Thalès et de Pytha-
goreq. La corrélation continue entre représentation gra¬
phique et calcul met celui-ci au service de ce qui reste
« géométrie » mais réciproquement elle libère l’algè-

o. A Mersenne, fin déc. 1637, I, 479 : « Tant s’en faut que les choses
que j’ai écrites puissent être aisément tirées de Viète, qu’au contraire,
ce qui est cause que mon traité est difficile à entendre, c’est que
j’ai tâché à n’y rien mettre que ce que j’ai cru n’avoir point
été su ni par lui, ni par aucun autre... J’ai commencé où il avait
achevé » ; cf. 31-3-1638, II, 82.
p. Gêom., 1, VI, 369-370.
q. A Elisabeth, nov. 1643, IV, 38 : « je ne considère point d’autres
théorèmes, sinon que les côtés des triangles semblables ont semblable
proportion entre eux » (cf. VI, 370 : par la construction de deux trian¬
gles BAC et BDE dont les bases sont parallèles, et la proportion
AB (= 1) BC
--= , on obtient le produit BC x BD = BE (x 1), et inver-
DlJ iDIl

sement pour la division), « et que, dans les triangles rectangles, le


carré de la base est égal au deux carrés des côtés d (ce qui permet
l’extraction de la racine carrée).
LA GÉOMÉTRIE
203
bre des entraves de l’imagination : les Regulae faisaient
encore correspondre des surfaces aux unités à deux
dimensions r, et dès le quatrième degré aucun symbole
sensible ne pouvait exprimer les problèmes dits « sur¬
solides ». Au contraire. « il est à remarquer, dit Des¬
cartes,^ que, par ou ou semblables, je ne conçois
ordinairement que des lignes toutes simples, encore que,
pour me servir des noms usités en l’algèbre, je les
nornme des carrés, ou des cubes, etc. »*. Les degrés
croissants des équations exprimeront des courbes de
plus en plus complexes, mais toujours déterminables, en
chacun de leurs points, par la même équation qui les
caractérise. Descartes est parvenu à ordonner la pro¬
gression parallèle des courbes et des équations, en
généralisant le problème de Pappus us, qui lui a été
soumis à la fin de 1631, et qu’il mit « cinq ou six
semaines » à résoudre Cette question, « qui, par le
témoignage de Pappus, n’a pu être trouvée par aucun des
Anciens » " est donc le point d’aboutissement de la géo-
rnétrie grecque, le point de départ de la géométrie carté¬
sienne. Désormais un principe clair et précis permet de
discriminer les courbes algébriquement déterminables

r. R. 15, X, 453-454. Dans le Discours, Descartes s'en tient aux


« lignes », gardant « le meilleur de l'analyse géométrique et de l’al¬
gèbre », en corrigeant « les défauts de l’une par l'autre (2, VI, 20, et
17-18 sur ces défauts : astreinte de la géométrie aux figures, qui
fatiguent l’imagination, confusion et obscurité des règles et symboles
algébriques).
s. Géom., 1, VI, 371.
t. A Mersenne, 5-4-1632, I, 244 ; cf. à Golius (qui avait posé le
problème), janvier 1632, I, 232-234 (trad. Adam-Milhaud, t. I, p. 212-214).
Le problème s’énonce : « étant donné 2n droites, trouver le lieu d’un
point tel que le produit de ses distances à n de ces droites soit dans
un rapport déterminé au produit des distances aux n autres » (note
Tannery, I, 235). Pour son énoncé par Descartes, Géom., 1, VI, 377-
380,_ sa généralisation et énoncé de la solution, ib., 380-384, avec ré¬
flexion sur le calcul, 384-387. Puis (après une présentation de la
classification des courbes) démonstration de la solution, 2, VI, 396-411,
selon les différents cas ; 406-407 achevant le problème posé par les
Anciens avec 3 et 4 lignes, et solution par le « premier genre de lignes
courbes », les coniques ; 407 sq., divers cas avec 5 lignes (si elles sont
parallèles, le lieu est une droite, etc.).
U. A Mersenne, fin déc. 1637, I, 478. Descartes ajoute que les mo¬
dernes y ont également échoué.
204 DESCARTES

en chaque point, et celles pour lesquelles « on ne trouve


pas indifféremment tous les points de la ligne qu'on
cherche » et que nous appelons transcendantes Il
ne s’agit plus, comme chez les Anciens de rejeter les
procédés « mécaniques » de construction autres que
règle et compas, mais d'opposer un idéal d’exactitude
rigoureuse aux approximations commodes : c'est volon¬
tairement que la géométrie de Descartes est « bor¬
née » 120,
Dans sa correspondance, il domine pourtant les
problèmes posés par certaines courbes transcendantes 121,
mais son exigence métaphysique d’absolu lui fait rejeter
les « adégalités » de Fermât 122, dont la méthode « de
maximis et minimis » utilise une parallèle à la droite
tirée du point de tangence à l’axe ou diamètre de la
courbe ; comparant ces deux parallèles, très proches, il
fait s’évanouir la différence. « Cette comparaison par
adégalité produit deux termes inégaux, qui enfin pro¬
duisent l’égalité (selon ma méthode), qui nous donne la
solution de la question » Cette méthode allait dans le
sens des recherches qui conduisirent au calcul infinité¬
simal 123 ; et la sévérité de Leibniz à l’égard de Descartes
est largement dirigée contre les interdits qui compromet¬
taient le progrès des mathématiques. En toute rigueirr,
l’incompréhension de Descartes se fonde sur une concep¬
tion quasi platonicienne de la perfection inhérente aux
essences : l’égalité ne saurait être qu’exacte. Or la
détermination des tangentes est, pour lui, « le problème

V. Gêom., 2, VI, 411.


w. Fermât à Mersenne, janv. 1638, C. Mers., VII, p. 7. Il « consi¬
dère derechef cette parallèle comme si le point qu’elle a dans la
tangente était en effet en la ligne courbe » (alors qu’en toute rigueur
il est en dehors de la courbe, même s’il en est infiniment proche) * et
suivant la propriété spécifique de la ligne courbe,... compare cette
parallèle par adégalité avec l’autre parallèle tirée du point donné »
(point de tangence) « en l’axe ou diamètre de la ligne courbe ».
X. Cf. 5‘ rép., in Med. 5, § 1, VII, 382, T. : une figure dessinée ne
fait surgir « une image parfaite » que « d’autant que l’idée véritable du
triangle était déjà en nous » ; et Phédon, 74 a-c, sur l’Egal en soi, qui
exclut la moindre inégalité et ne peut provenir des approximations
sensibles.
LA GÉOMÉTRIE
205
le plus utile et le plus général » de toute la Géométrie y,
et sa méthode, beaucoup plus compliquée que celle de
Fermât, en respecte les exigences théoriques : elle pro¬
cède vraiment par « équation », c’est-à-dire que, la tan-
gente étant considérée comme la limite d’une sécante, la
coïncidence des deux points sécants (qui sont tous deux
des points de la courbe, et correspondent donc à des
valeurs exactes), annule effectivement la différence entre
les deux racines.
En outre, comme le reconnaît Desargues elle est
plus générale que la méthode de Fermât, ce dont les
adversaires de Descartes méconnaissent l’intérêt : Rober-
val dénonce la « faute de M. Descartes... considérable
en lui, qui a traité de la méthode de bien raisonner ».
Car « la vraie logique... enseigne que, pour conclure une
propriété spécifique de quelque sujet que ce soit, il faut
dans les propositions, desquelles les arguments sont
composés, employer au moins une autre propriété spé¬
cifique du même sujet » 2. Aussi la hargne de Descartes
se déchaîne-t-elle contre Roberval, et pour le ridiculiser,
^1^ l'il proposer par Mersenne une courbe déjà
déterminée en substituant aux axes primitifs les bis-

y* 2, VI, 413 t « je croirai avoir mis ici tout ce qui est requis pour
les éléments des lignes courbes, lorsque j’aurai généralement (souligné
par nous) donné la façon de tirer des lignes droites qui tombent à
angles droits sur tels de leurs points qu’on voudra choisir... C’est le
plus utile... que j’aie jamais désiré de savoir en Géométrie » ; et 413-424
sur cette « façon générale ».
Z. Roberval contre Descartes, avril 1638, II, 111 ; au contraire
Fermât s’appuie sur les propriétés spécifiques de chaque courbe ib
107-113.
a. Il s agit de la courbe dite « folium de Descartes », qui forme une
double boucle ; a Mersenne, 23-8-1638, II, 316 et 336 ; « puisque je vois
qu’il a pris plaisir à considérer la figure de cette ligne, laquelle il
nomme un galand ou une fleur de jasmin » (le 27-7, il disait : « M. de
Roberval me semble aussi vain avec son galand, qu’une femme qui
attache un ruban à ses cheveux », II, 274), « je lui en veux ici donner
une autre qui ne mérite pas moins que celle-là les mêmes noms », et,
à la fin de cette longue lettre : « J’oubliais à vous dire que ma
nouvelle ligne que j’ai proposé au Sr Roberval... est toute la même que
1 autre, ce que je fais pour me rire de lui, s’il ne la reconnaît pas, à
cause qu’il s’est vanté de la connaître comme le cercle ».
206 DESCARTES

sectrices de leurs angles, sûr que Roberval ne la recon¬


naîtra pas : Descartes confirme ainsi sa parfaite maîtrise
de la transformation des coordonnées, qu’il pratique
dans la Géométrie, sans jamais donner d’explication.
Ces polémiques, qui prolongent la Géométrie, font
ressortir la raideur, ou rigueur, du philosophe, et sa
hautaine assurance, face à des pairs qu’il méprise dès
qu'il n’en est pas approuvé. Outre l’estime réciproque
entre Desargues et lui, il a aussi la joie d’être compris
par Florimond de Beaune 125 ; et le problème qui lui sou¬
met celui-ci, pour déterminer une courbe connaissant la
tangente en un point quelconque (problème inverse des
tangentes) donne à Descartes l’occasion de présenter « le
plus ancien exemple de traitement d’une équation diffé¬
rentielle » 126 ; « on peut approcher de plus en plus, à
l’infini, la juste longueur des lignes Aa, AP, et semblables,
et par ce moyen construire mécaniquement la ligne
proposée » ; c’est dire que cette courbe ne figure pas
parmi celles que retient la Géométrie.
La même liberté d’invention, en dehors du cadre
prescrit par celle-ci, se manifeste dans le débat que Des¬
cartes mène, par l’intermédiaire de Wassenaer, contre
Stampioen, qui lui avait lancé un défi : « la solution car¬
tésienne, considérée dans sa totalité, conjugue remar¬
quablement l’algèbre et l’arithmétique pour aboutir au
résultat d’une manière simple et pratique, lorsque ce
résultat est possible » 127. Et, sûr de sa victoire. Descartes
accable encore de son dédain l’adversaire, qui enseignait
les mathématiques au jexme prince d’Orange : « il tom¬
bera nécessairement des gouttes de notre encre sur le
visage de Stampioen, qui par après n’aurait pas bonne
grâce à se présenter ainsi barbouillé devant le jeime
Prince » =. Alors qu’il ne s’était guère attaché aux ques¬
tions d’arithmétique pure, qui demandent « plus de
patience que d’esprit » <*, l’exemple de Fermât a conduit
Descartes à pressentir certains théorèmes importants

b. A De Beaune, 20-2-1639, II, 516 ; cf. 513-517.


c. A Huygens, 3-1-1640, III, rééd., 742.
d. A Mersenne, oct. ou nov. 1631, I, 230 ; cf. 31-3-1638, II, 91, à
propos des premières questions posées par Fermât, et « qui appartien-
MÉCANIQUE 207
sur les propriétés des nombres Mais à chaque nou¬
velle question il défend la justesse théorique des pro¬
cédés qu il utilise : « car ce n’est point chercher à tâtons
que de considérer toutes les parties aliquotes d’un nom¬
bre, lorsque la question le requiert..., et ceux qui savent
la conjonction qui est entre la Géométrie et l'Arithmé¬
tique, ne peuvent douter que tout ce qui se fait par
arithmétique ne se fasse aussi par géométrie » «.

Enfin, bien qu’elle soit restée isolée dans l’œuvre du


philosophe, sa mécanique exposée dans la correspon¬
dance avec Huygens et avec Mersenne de 1637 et 1638,
peut être considérée comme un autre « Essai »f. Des¬
cartes y énonce le « seul principe » qui est le fondement
général de toute la statique » s ; « l'effet doit toujours
être proportionné à l’action qui est nécessaire pour le
produire » h. ff définit ce que nous appelons travail (et
qu’il nomme force) par le produit du poids et de la hau¬
teur à laquelle celui-ci peut être soulevé. C’est donc une
grandeur à deux dimensions, dont il convient d’exclure
toute considération de vitesse Descartes dégage nette-

nent à 1 arithmétique... à toutes lesquelles je ne promets pas de


répondre ni même seulement d’y tâcher. Non pas... qu'elles soient plus
difficiles que celles de Géométrie ; mais... elles peuvent quelquefois
mieiyc être trouvées par un homme très laborieux qui examinera
opiniâtrement la suite des nombres, que par l’adresse du plus grand
esprit ». Mais il se prit au jeu.
e. A Mersenne, 9-2-1639, II, 503-504.
f. . Lettres à Huygens, 5-10-1637, I, 435-447 (« Explication des engins
par l’aide desquels on peut avec une petite force lever un fardeau fort
pesant ») et à Mersenne 13-7-1638, II, 228-238 : Mersenne traduisit en
latin de longs fragments de cette « Mécanique », insérés en 1644 dans
ses propres Cogitata physico-mathematica. Le P. Poisson publia, en
1668, Le Traité de ta Mécanique (adressé à Huygens : cf. I, 431-432) ; et
une réédition de 1724 le joignit au Discours et aux Essais.
g. A Mersenne, 13-7-1638, II, 228 ; à Huygens, I, 435^36 : « L’inven¬
tion de tous les engins n’est fondée que sur un seul principe qui est que
la même force qui peut lever un poids, par exemple de cent livres à la
hauteur de deux pieds, en peut aussi lever un de deux cents livres à
la hauteur d’un pied ».
h. Ib., 436. Descartes précisera qu'autant de force signifie « autant
d’action ou autant d’effort », sans qu’il faille aucunement penser à
une obscure notion comme « la puissance qu’on nomme la force d’un
homme » (à Mersenne, 15-11-1638, II, 432-433).
208 DESCARTES

ment le principe du travail virtuel, « la pesanteur rela¬


tive de chaque corps, ou ce qui est le même, la force qu’il
faut employer pour le soutenir et empêcher qu’il ne des¬
cende, lorsqu’il est en certaine position, se doit mesurer
par le commencement du mouvement que devrait faire
la puissance qui le soutient, tant pour le hausser que
pour le suivre s’il s’abaissait » f II s’oppose au « géostati-
cien » Beaugrand qui faisait varier le poids d’un corps
en fonction de sa distance au centre de la terre, et il
découvre « que le centre de gravité n’est pas fixe et immo¬
bile en chaque corps, ainsi que l’avaient supposé les
Anciens » É Cette querelle, qui recevra de notables déve¬
loppements dans la correspondance avec Cavendish en
16461^®, s’est rapidement durcie entre Beaugrand et
Descartes, traité de « méthodique impertinent » Avec
Desargues seul, les divergences restent courtoises ;
Descartes admire sa hauteur de vues, qu’il appelle « la
métaphysique de la géométrie », même s’il ne « s’y fie
point tant » qu’il ne l’ait « aussi examiné par le calcul »,
ou par « une démonstration géométrique »
Ainsi les questions disputées par le philosophe, outre
leur intérêt propre pour l’histoire des sciences, que nous
n’avons pu qu’effleurer, font apparaître, avec la rigueur,
souvent rude, de son esprit, la souplesse et la fécondité
de sa méthode.

5. Vers les 'Méditations' et les 'Principes'

Si le Discours de la méthode a suscité relativement


peu d’objections la publication des Essais avait donc

i. A Mersenne, 13-7-1638, II, 229 ; et 233 ; « ce n’est qu’au commen¬


cement de cette descente à laquelle il faut prendre garde ».
j. A Huygens, 5-10-1637, I, 446-447, ajoutant : « ce que personne
encore, que je sache, n’a remarqué ».
k. A Mersenne, 9-1-1639, II, 490. Sur la réalité du centre de gravité,
son opinion est « très différente » de celle de Descartes (II, 491).
l. A Mersenne avril (?)-1637, I, 349-351, sur la distinction de
l’âme et du corps, et la démonstration de Dieu ; fin mai, I, 366-367, sur
la morale ; à Silhon ou Delaunay ? mars 1637, I, 352-354 (et rééd., 668 :
VERS LES MÉDITATIONS 209

engagé Descartes dans une ample correspondance scienti¬


fique avec les plus éminents de ses contemporains. Or au
début de 1639, il « supplie très humblement » Mersenne,
qui était en l’occurrence son très actif intermédiaire,
toujours prêt à entretenir, voire à raviver les débats,
d'interrompre tout échange de lettres jusqu'à Pâques,
parce qu’il s’est « proposé une étude..., qui ne souffre
aucune distraction » Mais plusieurs questions en ins¬
tance le conduisirent à de nouvelles lettres en février, et
c’est seulement dans les mois suivants qu’il put prendre
quelque répit. Quel était ce projet d’importance ? En mai.
Descartes réclame à Huygens « un ramas de quelques
objections » qu’il lui avait confiées, « car il y a dedans
plusieurs choses » qu’il se propose « de mettre en ordre
cet été, afin de les faire imprimer » La réponse de
Huygens ne précise pas la matière de ces objections, et,
pensant que Descartes va les « donner au public » avec
les « solutions », il l’incite en outre « à mettre le Monde
au monde », comme tous le souhaitent instamment".
A cela Descartes réplique que les raisons qui en ont
arrêté la publication ne sont « point encore changées »
et que son « Monde est de ces fruits qu’on doit laisser
mûrir sur l’arbre » p. Peut-être songe-t-il dès lors à
reprendre une nouvelle rédaction, développant certains

mai ?), sur Dieu et l’âme ; à Plempius pour Fromondus, 3-10-1637, I,


413-416, sur les bêtes-machines et la circulation sanguine ; sur celle-ci,
Plempius à Descartes, janv. et mars 1638, I, 497-499 et II, 52-54, et à
Plempius, 15-2 et 23-3-1638, I, 522-534 et II, 62-69 ; sur la morale, le
Cogito, le doute, l’âme des bêtes et la distinction de l’âme et du corps,
Pollot à Reneri pour Descartes, févr. 1638, I, 512-514 et rééd., 670 ;
réponse, mars ou avril-mai, II, 34-43 ; à Vatier, 22-2-1638, I, 560, évoquant
l’obscurité de la démonstration de Dieu. Enfin contre les « mauvais
lieux communs empruntés aux athées » par Petit (texte de ses objections,
empiristes et bornées, dans De Waard, « Les objections de P. Petit
contre le Discours... », Rev. métaphysique, 1925, pp. 70-81), Descartes
refuse de répondre (à Mersenne, mai 1638, II, 144-145 ; 20-6, II, 191-192 :
« cette matière est trop sérieuse pour la mêler parmi des moqueries » ;
27-7-1638 et 30-4-1639, II, 266-267, 533 et 542 ; « il faut laisser aboyer les
petits chiens »).
m. A Mersenne, 9-1-1639, II, 491-492 : « je philosophe ».
n. A Huygens, 6-5-1639, II (rééd.), 677-678.
o. 15-5-1639, II, 549 et rééd., 679.
p. A Huygens, 6-6-1639, II, 552-553 et (rééd., texte exact) 682-683.
210 DESCARTES

points laissés en suspens, comme les lois du choc,


atténuant les difficultés du mouvement de la terre, et
surtout enracinant l’arbre dans les vérités de la philo¬
sophie première dont dépendent toutes les autres q.
« Lorsqu’il se sera expliqué de ses principes, disait
Mersenne, chacun y verra clair » 122. Et Descartes accorde
à tous ces correspondants qui évoquent ce point,
que la métaphysique de la quatrième partie du Discours
est obscure par concision : avant même sa parution, il se
proposait de joindre à une édition latine le commence¬
ment de métaphysique de 1629 >■. Mais celui-ci était ina¬
chevé, et les difficultés rencontrées par ses lecteurs
devaient conduire Descartes à admettre que l’obscurité
de cette partie vient également de ce qu’il a « supposé
que certaines notions, que l’habitude de penser » lui avait
« rendu familières et évidentes, le devaient être aussi à
un chacun^ ». L’ « éclaircissement », dont il apercevait
alors 1 utilité ® a finalement suscité l’approfondissement
du petit traité de 1629. En novembre 1639, il estime que
le « Discours » auquel il travaille « contiendra une bonne
partie de la Métaphysique », tout en n’occupant
que « cinq ou six feuilles d’impression » ‘. En mai 1640
le manuscrit des Méditations reçoit les premières objec¬
tions de Regius et d’Aemilius Mais le philosophe
hésite encore sur les modalités d’une publication que sa
prudence entoure de voiles v. Car la « Vélitation » du

q. A Mersenne, mai 1638, II, 141-142


r. A Mersenne avril (?) 1637, I, 350. L’édition latine n’ayant
paru qu en 1644, les Méditations l'ont précédée.
A Vatier, 22-2-1638, I, 560-561 ; cf. à Mersenne, 27-7-1638 II 267 •
il écrira « en latin ». , , u/ .
t. A Mersenne, 13-11-1639, II, 622.
U. A Regius, 24-5-1640, III, 63-65.
31-7-1640, III, 102 : « Je m’étonne qu’on vous ait dit
que je faisais imprimer quelque chose de métaphysique, parce que
je nen ai encore rien mis entre les mains du libraire, ni n’ai même
rien préparé, qui ne soit si peu qu’il ne vaut pas le parler ». mT^s”!
faut ménager la susceptibilité de Huygens, honteux de n’avoir pas été
prévenu (a Descartes, 24-7-1640, III, rééd., 750). La veille Descartes a
écrit à Mersenne que ses « cinq ou six feuilles de métaphysique » (c’est-

M sont
ttons) sont ?nrlte‘^T^''®®1°"
« prêtes il y a longtemps » (III, 126). ^es Médita-
VERS LES MÉDITATIONS 211

Père Bourdin contre sa Dioptrique ^ lui fait redouter les


attaques malveillantes : « les cavillations du Père Bour¬
din m'ont fait résoudre à me mimir dorénavant, le plus
que je pourrai, de l’autorité d’autrui, puisque la vérité
est si peu estimée étant seule » L’appel à l’autorité des
théologiens, qui a parfois fait suspecter d’opportunisme
la lettre-dédicace des Méditations aux Docteurs de Sor¬
bonne y, répond en fait à la crainte, déjà manifestée en
1630 2, de n’être pas compris faute d’attention suffisante.
Descartes compare ses démonstrations à celles d’Apollo¬
nius, que peu entendent à cause de leur longueur, mais
que tous croient, « à cause que ce peu qui les entendent
assurent qu’elles sont vraies ». Or ses démonstrations
de Dieu et de « l’immatérialité de l’âme humaine »
dépendent « de plusieurs raisonnements qui s’entre¬
suivent, et... si on en oublie la moindre circonstance, on
ne peut bien entendre la conclusion » Voilà pourquoi
il voudrait réserver d’abord la communication de sa
métaphysique à quelques personnes de grande compé¬
tence, dont il escompte l’approbation. Au lieu de diffuser
un petit nombre d’exemplaires ü fit ainsi transmettre
des copies manuscrites à des théologiens et à des mathé¬
maticiens ; et c’est seulement après avoir répondu à leurs
objections qu’il fit imprimer le tout.

w. A Mersenne, 29-7-1640, III, 106-118. Cette « vélitation » préfaçait


les Thèses, qu'il avait fait soutenir au début de juillet à La Flèche par
un de ses élèves, procédé qui avait exaspéré Descartes, réclamant qu’on
lui adresse directement les objections contre son œuvre. Il rappellera
toute l'affaire dans VEpistola ad P. Dinet, VII, 563-582.
X. A Mersenne, 30-9-1640, III, 184.
y. IX, 8 : « votre autorité » s'opposant à l’esprit de contradiction
des athées, « peut-être ils soutiendront eux-mêmes les raisons qu'ils ver¬
ront être reçues par toutes les personnes d’esprit pour des démons¬
trations... Et enfin tous les autres se rendront aisément à tant de
témoignages ». La lettre à Huygens atteste la spontanéité du propos :
« il me semble être obligé d’avoir plus de soin de donner quelque
crédit à ce traité, qui regarde la gloire de Dieu, que mon humeur ne me
permettrait d’en avoir, s’il s’agissait d’une autre matière » (31-7-1640,
III, 103).
Z. A Mersenne, 15-4-1630, I, 144 ; 25-11-1630, I, 182.
a. A Huygens, 31-7-1640, III, 102-103 ; cf. Lettre-dédicace des Médita¬
tions, IX, 6-7.
212 DESCARTES

Mais avant même d'avoir adressé le manuscrit des


Méditations à Mersenne, Descartes projette de donner,
à l’usage des écoles, un exposé complet de toute sa Phi¬
losophie b. Car « ce peu de Métaphysique... contient tous
les principes de ma Physique » : les deux sont com¬
plémentaires. Ayant bientôt renoncé à faire un commen¬
taire critique d'un ouvrage classique <1, il décide d'écrire
sa « Philosophie, en tel ordre qu’elle pourra aisément
être enseignée. Et la première partie » (qu’il rédige alors)
« contient quasi les mêmes choses que les Méditations
que vous avez, sinon qu'elle est entièrement d’autre style,
et que ce qui est mis en l’un tout au long, est plus abrégé
en l’autre, et vice versa » «.

b. A Mersenne, 30-9-1640, III, 185.


c. A Mersenne, 11-11-1640, III, 233 ; 28-1-1641, III, 297-298 : « je vous
dirai, entre nous, que ces six Méditations contiennent tous les fonde¬
ments de ma physique » (expression qui figurait déjà dans la lettre à
Mersenne, 15-4-1630, I, 144). « Mais il ne faut pas le dire... ; car ceux
qui favorisent Aristote feraient peut-être plus de difficulté de les
approuver; et j’espère que ceux qui les liront, s’accoutumeront insen¬
siblement à mes principes, et en reconnaîtront la vérité avant que de
s’apercevoir qu’ils détruisent ceux d’Aristote ».
d. Dans la perspective d’une réponse aux attaques de Bourdin,
Descartes avait prévu de présenter un Cours de sa philosophie, en forme
de Theses, exposant en « peu de mots » les « conclusions, avec les
vraies raisons », suivi d’un « Cours de la philosophie ordinaire »,
annoté, « et peut-être à la fin... une comparaison de ces deux philoso¬
phies » (à Merseime, 11-11-1640, III, 233). Il hésite entre les ouvrages
d’Eustache de Saint-Paul {ib., 232, 233) ou d’Abra de Raconis (234).
Le P. Eustache est préféré à Raconis et aux Conimbres. « trop longs »
(3-12-1640, III, 251), mais avant de dévoiler le projet en demandant
sa permission, il faut voir quel sera l'accueil fait aux Méditations (III
259-260). Le 21-1-1641, III, 286, il apprend la mort du P. Eustache, et
n’en parlera plus qu’après la parution des Méditations : 22-12-1641, III,
470 : il a « entièrement perdu le dessein de réfuter cette Philosophie »’
car la sienne la détruit « si absolument... qu’il n’est pas besoin d’autre
réfutation ».
e. A Mersenne, 31-12-1640, III, 276 : il désire « le moins de divertis¬
sements qu’il se pourra, au moins pour cette année ». Et, son père
étant mort, il renonce à aller en France : « je ne crois point partir d’ici
que ma philosophie ne soit faite » (3-12-1640, III, 251-252). Retardé par
objections. Descartes ne publiera les Principes qu’en
1644, date de son premier retour en France, depuis son installation
VERS LES MÉDITATIONS 213

Parce que seul l’ordre des raisons justifie pleine¬


ment les démonstrations cartésiennes, l’étude des Médi¬
tations est fondamentale. Elles ne contiennent pourtant
qu’une partie de la métaphysique, et certaines questions
comme la distinction des substances, des attributs et des
modes, à peine indiquées dans le premier ouvrage, sont
reprises dans le second. Conçus avant les réponses aux
objections, et tenant compte davantage, pour les besoins
de l’enseignement, de l’ordre des matières, les Principes
de la philosophie, ainsi que ces réponses et que la cor¬
respondance ultérieure, apportent les éclaircissements
que la continuité de la déduction avait parfois fait sacri¬
fier. En outre les Principes présentent le seul exposé
complet d'une philosophie qui ne se limitait pas à la
métaphysique. A la fin de 1640, la recherche de la vérité
est achevée sauf en ce qui concerne le domaine des
vivants (dont les bases sont bien établies) et de l’homme,
qui pose des problèmes plus complexes, en fonction de
l’union entre l’âme et le corps. Après avoir examiné les
fondements du système, nous aurons encore à voir, en
conclusion, comment la recherche de Descartes restait
ouverte.
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DEUXIÈME PARTIE

LE FONDEMENT DE LA VÉRITÉ

CHAPITRE V

DU DOUTE
AU PREMIER PRINCIPE INDUBITABLE

1. Doute méthodique et doute vécu

Le Discours de la méthode encadre la brève présen¬


tation des « fondements de la métaphysique » ^ dans la
quatrième partie, par un récit autobiographique, qui
prépare l’épreuve du doute. Descartes sort du collège
« embarrassé de tant de doutes et d’erreurs » t’. La phi¬
losophie surtout traite toute question par la dispute, en
opposant les opinions adverses, si bien qu’on n’en trouve

a. Sous-titre de la 4' p., dans VI, 1 (qui donne la division en six


parties, se succédant ensuite sans interruption ni sous-titres). Cf. Prin¬
cipes, préface, IX-2, 16 : « prévoyant la difficulté que plusieurs auraient
à concevoir les fondements de la métaphysique, j'ai tâché d’en expli¬
quer les principaux points dans un livre de Méditations qui n’est pas
bien grand ». C’est donc le même projet : non pas un exposé complet
de la métaphysique, selon l’ordre des matières, mais la justification de
ses fondements.
b. D. M., 1, VI, 4.
216 DESCARTES

aucune « qui ne soit douteuse » : « je réputais presque


pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable »En
confrontant dans ses voyages les mœurs les plus diver¬
ses, le jeune homme apprenait « à ne rien croire trop
fermement » de ce qui nous est persuadé seulement « par
l’exemple et par la coutume » Les mathématiques
échappent à cette défiance « à cause de la certitude et
de l’évidence de leurs raisons » ^ : elles deviennent le
modèle du premier précepte de la méthode : « ne com¬
prendre rien de plus en mes jugements que ce qui se
présenterait si clairement et si distinctement à mon
esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en
doute » f. Dès lors le doute apparaît comme un instru¬
ment méthodologique, qui vise à se détruire lui-même :
toute assertion sera activement mise en doute, jusqu’à
ce qu’on rencontre la résistance de l’indubitable. Pour
« établir » les « principes... de la philosophie », encore
incertains. Descartes se prépare donc lentement, « en
déracinant de son esprit toutes les mauvaises opi¬
nions » 8 ; ce qui justifie l’appel à quelques maximes
morales pour éviter l’irrésolution, tandis que la raison
suspendra ses jugements : « Les actions de la vie ne
souffrant souvent aucun délai... lorsqu’il n’est pas en
notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous
devons suivre les plus probables »h, et même, en l’ab¬
sence de différence nette entre les deux voies, en adop¬
ter une, nécessairement douteuse, et nous y tenir : le
contenu du jugement est spéculativement mis entre
parenthèses, la raison prescrivant une forme stable de
décision, afin de préserver l’assurance de l’action, en
attendant que nous y puissions « voir clair » f Par sa
répugnance initiale à l’égard de la vraisemblance, comme

c. Ib., 8.
d. Ib., 10.
e. Ib., 7.
f. D. M., 2, VI, 18. Cf. R. 2, X, 362.
g. D. M., 2, VI, 21 et 22.
h. D. M., 3, VI, 25.
i. D. M 1, yi, 10 : le but de Descartes était « d’apprendre à
distinguer le vrai d avec le faux, pour voir clair en ses actions et mar¬
cher avec assurance en cette vie ».
DOUTE MÉTHODIQUE 217

par son refus de l’inaction, Descartes s’oppose aux « scep¬


tiques, qui ne doutent que pour douter et affectent d’être
toujours irrésolus », son dessein ne tendant qu’à trouver
un terrain solide pour rebâtir toute la philosophie.
Mieux vaut une certitude négative qu’une incerti¬
tude. Aussi use-t-il de l’argument déjà lancé contre la
Nouvelle Académie i : « Tâchant à découvrir la fausseté
ou l’incertitude des propositions que j’examinais, non
par de faibles conjectures, mais par des raisonnements
clairs et assurés, je n’en rencontrais point de si dou¬
teuses, que je n’en tirasse toujours quelque conclusion
assez certaine, quand ce n’eût été que cela même qu’elle
ne contenait rien de certain »j. Pour éviter les propo¬
sitions insidieusement affirmatives du langage, qui tien¬
nent les pyrrhoniens « à la gorge pour leur faire avouer
qu’au moins assurent et savent-ils cela qu’ils doutent »,
Montaigne usait de l’interrogation : « Que sais-je ? » 2.
Si Descartes la reprend, c’est pour rompre l’instable
équilibre d’une balance en suspens, selon une perspec¬
tive critique, qui appelle une réponse, positive ou néga¬
tive. Montaigne se repose sur le « doux et mol chevet »
de l’incuriosité 2. Descartes va de l’avant, distinguant le
point de vue spéculatif et les exigences de la vie, mais
avec le même élan, qui nie en fait le douteux comme
tel : dans l’action, « les opinions les plus douteuses »
seront suivies « tout de même que si elles étaient indu¬
bitables » Dans « la recherche de la vérité, je pensai,
dit-il, qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je
rejetasse comme absolument faux, tout ce en quoi je
pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne
resterait point, après cela, quelque chose en ma créance
qui fût entièrement indubitable » f Avec des moyens
contraires, il vise toujours la négation du doute : dans
la pratique, à la fragile probabilité qu’appelle la néces¬
sité d’agir vite, avant de connaître toutes les données
d’une situation complexe, le philosophe substitue la déci-

j. D. M.. 3, VI, 29. Cf. Méd., 2, IX, 19.


k. Ib., 24 et 4, VI, 31.
l. D. M., 4, VI, 31. Cf. Pr., 1, a. 1.
218 DESCARTES

sion de conserver son assurance, comme s’il était en


possession de la complète vérité. Non moins volontaire
est le refus spéculatif du vraisemblable, comme s’il était
« absolument faux ». Dans les deux cas, il outrepasse ce
qui semble raisonnable, au grand scandale des lecteurs
qui, au nom d’un scepticisme modéré, l’accusent de choi¬
sir délibérément l’erreur'*. Mais ce n’est qu’un moment,
destiné à faire pencher le plateau de la balance, à
détruire l’hésitation ou le soupçon, stériles si on s’y
arrête.
Voilà pourquoi le doute réfléchi est toujours hyper¬
bolique : il va trop loin, pour aboutir au plus juste. Les
images familières rappellent ici qu’un bâton tordu ne
se redresse qu’en le courbant en sens inverse ™, et que,
pour trier une corbeille de pommes, dont certaines sont
gâtées et risquent de contaminer les autres, on a meil¬
leur compte de tout renverser. Puisque les opinions
reçues depuis l’enfance sont suspectes, pour les distin¬
guer des véritables, « de peur que leur mélange ne les
rende toutes incertaines », mieux vaut « les rejeter une
fois toutes ensemble, ni plus ni moins que si elles étaient
toutes fausses et incertaines ; puis, les examinant par
ordre les unes après les autres, reprendre celles-là
seules » qu'on reconnaîtra « être vraies et indubi¬
tables »". Ainsi, le doute progressivement vécu, et non
sans des alternances d’enthousiasme et d'irrésolution,
par le jeune homme déçu dans ses études, puis ébranlé
par la diversité des mœurs rencontrées dans ses voya¬
ges, revêt après coup un sens continu, pour déboucher,
après une attente devenue préparation, sur ce doute
méthodique, volontaire, intégral en son propos à seule
fin de se limiter lui-même en discriminant l'indéniable.
Est-ce à dire que ce doute « feint et de méthode » ne
soit qu’une « machinerie » artificielle s ? Instrument
pour redresser les esprits déviés par les préjugés de
1 enfance et de 1 éducation, il relève bien d’un art, mais

m. 5« rép., in Med., 1, VII, 349. Cf. supra, p. 117, note b.

P M2-983^^et lOlS)"**^ Alquié, t. II,


DOUTE MÉTHODIQUE 219

c’est celui qui pénètre le plus intensément la conscience,


l'art de persuader. Car pour ébranler réellement notre
confiance spontanée dans le sensible, voire dans les
mathématiques, il ne saurait se réduire à une argumen¬
tation abstraite. Fictif, il doit être pris au sérieux ;
excessif, il invoque « des raisons très fortes et mûrement
considérées » °. Il réagit contre l'inclination irréfléchie à
s’accommoder d’opinions « en quelque façon douteuses...
et toutefois fort probables ». Pour les rendre pleinement
douteuses, il faut leur refuser la moindre approbation,
donc les nier, « jusques à ce qu’ayant tellement balancé
mes préjugés, qu’ils ne puissent faire pencher mon avis
plus d’un côté que d’im autre, mon jugement ne soit plus
désormais maîtrisé par de mauvais usages » p. En opérant
cette suspension du jugement, la « négation métho¬
dique » reste au service d’un doute authentique®. Et,
lorsqu’il s’en est profondément pénétré, par une médi¬
tation réitérée. Descartes a l’esprit « rempli... de tant de
doutes, qu’il n’est plus désormais en sa puissance de les
oubher » q. Cette situation est alors vécue dans xme cer¬
taine anxiété ; le meneur de jeu de La Recherche de la
Vérité en avoue le danger r. « Et quoique le fer et le feu
ne se manient jamais sans péril par des enfants ou par
des imprudents, néanmoins, parce qu’ils sont utiles pour
la vie, il n’y a personne qui juge qu’il se faille abstenir
pour cela de leur usage » C’est pourquoi, dans le
Discours, Descartes n’a « osé s'étendre sur les raisons
des sceptiques, ni dire toutes les choses qui sont néces-

o. Méd., 1, IX, 17 ; et ib., 13 : « Je m’appliquerai sérieusement


et avec liberté (libéré) à détruire généralement toutes mes anciennes
opinions ».
p. Ib., 17.
q. Méd., 2, IX, 18. « Et comme si tout à coup j’étais tombé dans
une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni
assurer mes pieds dans le fond, ni nager ».
r. X, 512 : « J’avoue qu’il y aurait du danger, pour ceux qui ne
connaissent pas le gué, de s’y hasarder sans conduite, et que plusieurs
s’y sont perdus ». Toutes les 7® objections notamment enferment
Descartes dans « une abdication générale de toutes choses », où « il
n’y a plus rien », pas même l’esprit (VII, 499-500 ; T., éd. Alqulé,
t. II, p. 1002-1003 ; etc.).
s. 4' rép., IX, 191.
220 DESCARTES

saires ad abducendam mentent a sensibiis » », pour déta¬


cher l’esprit des sens.

2. « Détacher l’esprit des sens »

Du Discours aux Méditations tel est en effet le pre¬


mier objet du doute ; il embrasse absolument tout, et
particulièrement les choses matérielles, « au moins tant
que nous n’aurons pas d'autres fondements dans les
sciences que ceux que nous avons eu jusqu’à présent »
Construire la science de l’étendue, sans les formes et
qualités, présuppose la coupure radicale entre matière
et esprit. La signification véritable du sensible, dans
sa confusion intrinsèque, ne pourra être saisie qu’au
terme de la distinction réelle entre les deux substances,
qui constitue un des apports principaux de la métaphy¬
sique cartésienne. Détacher l’esprit des sens, c’est aller
contre « les préjugés de notre enfance », qui l’y ont
profondément attaché''. En commençant par critiquer
les sens. Descartes s’attaque ainsi « aux principes sur
lesquels toutes ses anciennes opinions étaient appu¬
yées »'v. Car l’honnête homme qui n’a point étudié, est
bien rnoins convaincu « de ce qui se dit de Dieu ou de
notre âme » et demande : « Y a-t-il quelqu’un qui puisse
douter que les choses sensibles, j’entends celles qui se
voient et qui se touchent, ne soient beaucoup plus assu-

\ une lettre à Mersenne contem¬


poraine de la parution du Discours, I, 350-351 : les démonstrations de
a 4 p. ne semblent obscures qu'à ceux « qui ne savent pas abducere
mentem asensibus . ; à Silhon ?, mars 1637, I, 353 : « accoutumer le lec¬
teur a détacher sa pensée des choses sensibles » ; D. M., 4 VI 37 et la
traduction latine, VI, 561. L’expression revient aussi souvent à l'époque
à&s Méditations : a Mersenne, 24-12-1640, III, 267 ; Méd., Abrégé IX
9 ; Au lecteur. VII, 9 ; 4, IX, 42 ; 2« rép., IX, 103-104 ; 3. rép , ix!’l33
esprits des lecteurs à considérer les choses intellectuelles
et les distinguer des corporelles ».
U. Méd., Abrégé, IX, 9
V. Pr., 1, a. 71.
w. Méd., 1, IX, 14.
ERREURS DES SENS 221

rées que toutes les autres » ? Cette confiance naïve est


à ruiner.
Descartes vise en même temps la philosophie du sens
commun, qui admet que toute notre connaissance passe
par les sens. 11 distingue entre ce qui est reçu directe¬
ment des sens (a sensibus), et les notions intellectuelles,
qui nous adviennent par l’entremise ^ de l’ouïe y, selon ce
que nous enseignent parents et professeurs. De la sorte,
dit l’Entretien avec Burman, sont compris les principes
communs et les idées de Dieu et de nous-même. En ce
point de départ, il est encore impossible de dire si cette
distinction est valable ; et un des fruits de l’épreuve
métaphysique, tout au long des Méditations, sera de
déterminer si certaines idées sont effectivement reçues
des sens, et d’autres innées, éveillées seulement à leur
occasion. Mais « l’auteur considère ici quelqu’un qui
commence... à philosopher », d’une façon encore vague.
Car le doute naît dans la confusion, pour disparaître lors¬
que sera découverte l’évidence^. Ainsi l’auteur des Médi¬
tations se replonge dans l’obscurité de la recherche qu’il
a vécue, bien qu’il en connaisse l’issue lorsqu’il écrit, et
jette, chemin faisant, quelques jalons
Surtout, il opère méthodiquement, par une énuméra¬
tion suffisante, qui groupe les raisons de douter sous des
chefs d’accusation ordonnés. Le premier est reconnu de
tous : « nos sens nous trompent quelquefois » ^ ; et il
n’est pas nécessaire de multiplier les exemples, déjà
« remâchés » par les sceptiques de l’Antiquité 1° : la

X. Rech. vér., X, 510.


y. Méd., 1, IX, 14 et VII, 18 : « vel a sensibus, vel per sensus » ;
E. Burm., V, 146.
Z. E. Burm., V, 146, T. : si on examinait les axiomes avec attention,
nul n’en douterait, et personne n’aurait jamais été sceptique. Mais
« les hommes sensoriels (sensuales), comme nous sommes tous avant
la philosophie, ne les considèrent pas », ou les éprouvent confusément.
a. D. A4., 4, VI, 32 ; Méd., 1, IX, 14 ; Pr., 1, a. 4 ; Rech. vér., X, 510.
b. 2' rép., IX, 103 : « Encore que j’eusse vu il y a longtemps plu¬
sieurs livres écrits par les sceptiques et académiciens touchant cette
matière, et que ce ne fût pas sans quelque dégoût que je remâchais
une viande si commune, je n'ai pu toutefois me dispenser de lui donner
une Méditation tout entière », à laquelle il faudrait s’attacher « quelques
mois, ou du moins quelques semaines », tant le doute doit être pris au
sérieux.
222 DESCARTES

sixième Méditation évoquera incidemment la tour, qui de


loin paraît ronde, et qui vue de près a des angles, et le
colosse au sommet, semblant minuscule <=. Poliandre,
l’honnête homme de La Recherche de la Vérité, qui n’est
pas censé avoir lu Sextus Empiricus, sait bien que « les
viandes semblent amères à un malade », et que nous
imaginons les étoiles bien moins grandes qu’en réalité.
Mais ce sont là circonstances exceptionnelles, dues à
l’éloignement de l’objet, ou à la mauvaise disposition du
sens, par la maladie d. Au contraire, la proximité, l’inti¬
mité de la chambre où écrit Descartes, « ici, assis auprès
du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier
entre les mains » ®, tous ces détails rassurants parais¬
sent aussi indubitables qu’aux interlocuteurs de La
Recherche de la Vérité, leur promenade en ce jardin et
le soleil qui les éclaire. Toute la spontanéité résiste à
cette prescription de généraliser la défiance, car « il est
de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux
qui nous ont une fois trompés »f.
Il faut donc « passer outre » s à l’objection que les
conditions sont anormales, et demander : sommes-nous
sûrs d’être normaux ? L’argument de la folie ii, développé
dans les Méditations et la Recherche n’apparaît qu’in-
directement dans le Discours : de peur de troubler les
plus faibles esprits, la portée radicale du doute est évo¬
quée seulement après qu’il a été vaincu : doute-t-on
« d’avoir un corps, et qu’il y a des astres et une terre...
à moins que d’être extravagant ? » i. Et l’auteur des

c. IX, 61.
d. X, 510. Cf. R. 12, X, 423, l’exemple de la jaunisse.
e. Méd., 1, IX, 14.
f. Méd., 1, IX, 14.
g. Rech. vér., X, 511.
h. IX, 14 et X, 511. Les exemples que choisit Descartes affectent
l’identité personnelle (« ils sont des rois »), ou la notion du corps
propre (« avoir un corps de verre », IX, 14 ; « avoir quelque partie
du corps d’une grandeur énorme », X, 511). Alors que dans l’illusion
de amputés (Méd., 6, IX, 61 ; Pr.. 4, a. 196), les sensations demeurent
« normales » en l’absence du membre coupé, ici une lésion cérébrale
les déforme.
i. D. M., 4, 37-38.
FOLIE ET RÊVE 223

Méditations réplique : « Mais quoi ? ce sont des fous, et


je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur
leurs exemples »j. Les Regulae mentionnaient déjà 12 la
maladie de l’imagination qui affecte les mélancoliques, et
leur fait croire que les images désordonnées représen¬
tent les choses véritables. « Mais cela ne trompera pas
l’entendement du sage » : car il distingue la réalité de
l’image et la réalité extérieure, et fait porter le doute sur
le rapport supposé entre l’une et l’autre. Le sage des
Regulae se rassure ainsi, en détachant rapidement son
esprit des sens, ce qui fait aussitôt apparaître que l’er¬
reur est liée au jugement, et que le doute n’atteint pas
l’objet comme tel, mais ce que nous pensons de lui.
Doute et certitude sont, précisera Descartes au P. Bour¬
din, « des relations de notre connaissance aux objets » Ê
Ainsi nous sommes coupés de l’objet, et enfermés dans
la subjectivité ; 1’ « honnête homme », comme le fou,
« s’en rapporte à ce que les sens et son imagination lui
représentent » ™. Et s’il se sent sain de corps et d’esprit,
avec « tous les hommes », il doit convenir qu’il est
« sujet au sommeil » : cette conversation dans le jardin
ensoleillé ne serait-elle pas un rêve ? S’il y en a d’extra¬
vagants, bien plus inquiétants sont ceux qui miment la
vie quotidienne : « toutes les mêmes pensées que nous
avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand
nous dormons, sans qu’il y en ait aucune pour lors qui
soit vraie » La confusion du rêve et de la veille est un
thème très ancien, et, comme le rappelle La Recherche
de la vérité un des plus répandus, à l’époque de Des¬
cartes, par le théâtre baroque Cependant le philo-

j. Méd., 1, IX, 14.


k. R. 12, X, 423, T.
l. 7» rép., VII, 473 ; T., éd. Alquié, t. II, p. 974.
m. Rech. vér., X, 511.
n. D. M., 4, VI, 32 ; Méd., 1, IX, 14 : « les mêmes choses », avec
la répétition (« combien de fois m’est-il arrivé de songer... ») de détails
vraisemblables, et une esquisse de réflexion critique : « de propos
délibéré... j’étends cette main... Mais... je me ressouviens d’avoir été
souvent trompé... par de semblables illusions » : on peut rêver qu’on
rêve.
O. X, 511 : « N’avez-vous jamais ouï ce mot d’étonnement dedans les
comédies : Veilîé-je ou si je dors ? ».
224 DESCARTES

sophe use de la stupeur? que provoque cette remise en


question de toute notre vie, non pour se complaire,
comme au théâtre, dans le sentiment d’admiration, mais
pour susciter l’inquiétude : l’ensemble de ce qu’on
appelle réalité n’a pas plus de poids qu’un songe, le senti
devient pure image, et la vivacité de notre adhésion au
concret est comparable à celle qui nous emporte dans
le rêve q.
« Je me résolus de feindre que toutes les choses
qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non
plus vraies que les illusions de mes songes », dit le
Discours •■, en insistant sur la liberté de la fiction. Car
cet ouvrage est attentif à préserver, sur le plan pratique,
« l’assurance morale de ces choses », comme il
condamne l’indifférence pyrrhonienne à l’égard des
apparences. « Toutefois aussi, à moins que d’être dérai¬
sonnable, lorsqu’il est question d’une certitude métaphy¬
sique, on ne peut nier que ce ne soit assez de sujet, pour
n’en être pas entièrement assuré, que d’avoir pris garde
qu’on peut en même façon s’imaginer, étant endormi,
qu’on a un autre corps, et qu’on voit d’autres astres, et
une autre terre, sans qu’il en soit rien »«. En attendant,
pour dégager la menace incluse dans l’argument du
rêve, d’avoir retrouvé le Créateur de ce monde, et d’avoir
ainsi dépassé l’hypothèse de son anéantissement. Des¬
cartes épargne au lecteur peu averti des subtilités de
la philosophie la perte angoissante du sens du réel.
Mais, sur le plan spéculatif, ce premier doute concer¬
nant le sensible, n’est pas moins radical que celui des

p. Méd., 1, IX, 15 : « mon étonnement (au sens fort) est tel, qu'il
est presque capable de me persuader que je dors ».
q. Pr., 1, a. 4 : « en dormant, ...il nous semble que nous sentons
vivement et que nous imaginons clairement une infinité de chose qui ne
sont point ailleurs ».
r. D. M.. 4, VI, 32. Cf. ib. (après le Cogito) : « je pouvais feindre
que je n avais aucun corps, et qu’il n'y avait aucun monde ».
s. Ib., 37-38 ; « aucune raison » n'ôterait ce doute, si l’on n’avait
démontré Dieu, qui est donc plus certain que tout ce dont le sens com¬
mun se croit le plus assuré, « comme d’avoir un corps, et qu’il y a
des astres et une terre, et choses semblables » .
RÉSISTANCE DE L'ÉVIDENCE 225

Méditations^^ : avec les modalités de la perception du


monde et de notre corps, il atteint leur existence

3. Mise en doute des éléments simples et des vérités :


Dieu Trompeur et Malin génie

Jusqu’ici les divers textes de Descartes se font écho


parce qu’il s’agit d’un fonds traditionnel, qui affecte toute
la perception courante d’un coefficient imaginaire, ou
déformant. Mais si le rêve peut se confondre avec le
veille, n’est-ce pas en tant qu’il en émane, comme la mala¬
die, corporelle ou mentale, n’est telle que par rapport à
un état normal. Le doute ébranle l’assurance de l’homme
qui se croit sain et vigilant, et introduit une fissure entre
le sujet et l’objet, et même son corps propre : « pensons
que peut-être nos mains, ni tout notre corps, ne sont
pas tels que nous les voyons »“. Cependant, même si
l’on a un autre corps, dans un autre univers, toute réa¬
lité n’est pas abolie. Les Méditations métaphysiques
prennent le relais, en engageant une analyse critique
originale ; le monde du rêve, si fantastique soit-il, ren¬
voie à des éléments simples, qui sont combinés différem¬
ment, comme par la libre imagination d’un peintre. Ainsi
les monstres et grotesques, chers à la décoration de
l’époque, « font seulement un certain mélange et com¬
position des membres de divers animaux Ou, si le
peintre invente de lui-même une forme entièrement nou¬
velle, il use de « véritables couleurs ». Il ne s’agit pas
ici de discuter sur le statut scientifique de la couleur.
Ces constituants généraux (generalia) sont encore sen¬
sibles. Mais la réduction cartésienne fait un pas impor¬
tant : la formation des images (réelles ou feintes) à
partir de la couleur, sert d’exemple, et donc de pivot à
l’argumentation, pour dégager des éléments « plus sim-

t. E. Burm., V, 146 : le doute (du début des Méditations) porte


principalement sur l’existence.
U. Mêd., 1, IX, 15.
V. Ib.

8
226 DESCARTES

pies et universels (magis simpUcia et universalia) »,


auxquels il faut reconnaître une véritable existence w.
« De ce genre de choses est la nature corporelle en
général, et son étendue ; ensemble la figure des choses
étendues, leur quantité ou grandeur, et leur nombre ;
comme aussi le lieu où elles sont, le temps qui mesure
leur durée, et autres semblables »
Du sensoriel ou de l’imaginaire, on est passé aux
éléments intellectuels que les Regulae présentaient
comme un barrage contre l’erreur : « L’entendement ne
se trompe jamais... s’il se borne à avoir l’intuition pré¬
cise de ce qui se présente à lui... Nous ne pouvons nous
tromper qu’en composant nous-mêmes, d’une manière
ou d’une autre, les choses auxquelles nous croyons » y.
L’énumération ne suggère encore aucune identification
entre « la nature corporelle... et son étendue », ni une
subordination de la figure et grandeur ; elle ne réfère
pas ces natures simples, comme les Regulae ou les Prin¬
cipes, à une dualité du corporel et du spirituel (les der¬
nières, nombre ou durée, leur étant communes) : en cette
phase de la recherche n’apparaît que le corporel. Si cette
analyse prépare la dissociation entre l’univers qualitatif
de la perception et les bases du mécanisme, c’est de
loin. Car « la physique » est science « des choses compo¬
sées ». Et Descartes en rapproche, au même titre que
« la médeeine » aux données si complexes, « l’astrono¬
mie » : ce n’est plus, comme pour les Anciens, une par¬
faite théorie mathématique, elle prétend engager la réa¬
lité d’un mouvement, à partir d’observations ambiguës
dans leur interprétation.
En regard de ces disciplines « fort douteuses et
incertaines », éclate alors le privilège des mathématiques,
« qui ne traitent que de choses fort simples et fort géné-

w. Ib. et VII, 20 : « vera esse » est traduit par « qui sont vraies
et existantes ».
X. Ib. Cf. la liste des natures simples dans R. 12, X, 419, et des
« notions générales », Pr., 1, a. 48. Ce sont « les notions simples qui
composent nos pensées » (a. 47).
y. R. 12, X, 423 et X, 420, T. : « ces natures simples sont toutes
connues par elles-mêmes (per se notae) et ne contiennent jamais rien
de faux ».
RÉSISTANCE DE L’ÉVIDENCE 227
raies, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont
dans la nature, ou si elles n’y sont pas » Leur esse se
suffit à lui-même, sans relation à quelque objet exté¬
rieur que les arguments précédents ont rendu douteux :
si je rêve, ces astres, cette terre sont peut-être imagi¬
naires. Mais « que je veille ou que je dorme, deux et
trois joints ensemble formeront toujours le nombre de
cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés
Ainsi, contre l’instabilité du sensible, Platon affirmait la
résistance de l’intelligible : « Pas même en rêve, tu n’eus
jamais l’audace de te dire à toi-même que d’une façon
totalement catégorique les impairs sont pairs » De
même, le Discours déclare : « s’il arrivait, même en
dormant, qu’on eût quelque idée fort distincte, comme,
par exemple, qu’un géomètre inventât quelque nouvelle
démonstration, son sommeil ne l’empêcherait pas d’être
vraie » i*. Mais c’est après que la connaissance de Dieu
nous ait assuré que les idées fort distinctes sont toutes
vraies. Pour fonder métaphysiquement ce principe, il
faut éprouver s’il est totalement inébranlable. Aussi les
Méditations inventent-elles une machine de guerre contre
les « vérités si apparentes « (perspicuae, évidentes)
qu’elles ne semblent pas pouvoir « être soupçonnées
d’aucune fausseté ou d’incertitude » '=.
Le Discours rejetait « comme fausses toutes les rai¬
sons... prises auparavant pour démonstrations », en
généralisant, comme pour les illusions sensibles, les
erreurs de fait qu’il nous arrive de commettre Les
sceptiques mettaient couramment en cause le fonc¬
tionnement de la raison, taxant de cercle vicieux le syllo¬
gisme aristotélicien, faisant éclater les connexions stoï-

z. Méd., 1, IX, 16.


a. Ib. : la traduction introduit des futurs, où le texte latin (VII,
20) parle au présent.
b. D. M., 4, VI, 39 : « après que la connaissance de Dieu... nous
a ainsi rendus certains de cette règle... »
c. Méd., 1, IX, 16.
d. D. M., 4, VI, 32 : « parce qu'il y a des hommes qui se mépren¬
nent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de
géométrie, jugeant que j’étais sujet à faillir autant qu’aucun autre,
je rejetai comme fausses toutes les raisons... »
228 DESCARTES

ciennes entre propositions, réduisant les prémisses à


l’absurde. Et la superbe de l’animal raisonnable était fré¬
quemment ravalée par la confrontation avec les autres
animaux. Descartes néglige ces voies, et s’impatiente
lorsqu’un adversaire tente de l’enserrer dans des divi¬
sions formelles ®. Il est parti de la certitude des mathé¬
matiques, liée à leur évidence. Comment serait-il sérieu¬
sement ébranlé par l’argument du Discours, qui n’intro¬
duit aucune coupure entre le sensible et l’intelligible, et
se situe (en parallèle avec la généralisation des erreurs
des sens) avant l’argument du rêve, plus vigoureux pour
établir « que tout était faux » f. Il tient ainsi la place
qu occupe dans les Méditations l’hypothèse de la folie,
et devrait avoir, aux yeux d’un Descartes, le même carac¬
tère d exception : Mais quoi ce sont des étourdis ou des
irnbéciles, que ceux qui peuvent se tromper dans une
vérité aussi simple que deux et trois font cinq ! « Un
enfant instruit en l’arithmétique, ayant fait une addi¬
tion suivant ses règles, se peut assurer d’avoir trouvé,
touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit
humain saurait trouver » e. L’erreur de certains hommes
nous incite à la prudence ; mais la suite des Méditations
montrera que chaque fois que l’esprit s’applique attenti¬
vement à une évidence simple et présente, elle lui paraît
indubitable. Comment résister à cette intime persuasion,
sinon en introduisant une suite, plus hyperbolique
encore, d hypothèses qui mettent en question notre apti¬
tude à saisir la moindre vérité. Les Méditations passent
par trois étapes : Dieu tout-puissant, mais trompeur ;
absence de Dieu ; un être inférieur, « non moins rusé et
trompeur que puissant », appelé le malin génie h.

e 7- rép., VII, 512 (§ 9,00) ; T., éd. Alquié, t. II, p. 1017 : <c il
appelle la logique à son secours, il recommence le combat, il examine
out, il pese tout, il balance tout... ; et enfin par le moyen de ces mots
determinement et indéterminément, comme par autant de petits sentiers
détournés, il s enfuit et s'échappe ».
Cette faiblesse de l’argumentation ferait plutôt
f s substituée, par prudence, à une raison plus
forte de douter meme des démonstrations ^
g. D. M., 2, VI, 21.
h. « Genium... malignem », Méd., 1, VII, 22; la traduction dit ■
« un certain mauvais génie », IX, 17.
DIEU TROMPEUR 229
Par sa mise en œuvre, c’est le point culminant du
doute cartésien, et le plus original, même si on lui
trouve des sources. Reve et folie parfois, chez les Anciens,
manifestaient 1 intervention des dieux. Platon, dans sa
critique des impiétés de la mythologie, s'élève contre
1 idée que Dieu peut, « comme un magicien, par ime
insidieuse machination, nous abuser et faire apparaître
de lui des images illusoires ». Et il conclut : « Dieu est
absolument simple et vérace » Le faux dieu trompeur
a déjà pour contre-partie la découverte du Dieu absolue
vérité. Dans leurs discussions sur la distinction des
représentations pleinement évidentes, et de celles qui
s en approchent, les stoïciens évoquent l’hypothèse d’une
production par Dieu de représentations fausses, devant
lesquelles la liberté du sage devrait refuser son assen¬
timent 1*. Aussi les adversaires du stoïcisme lui renvoient-
ils un argument ad hominem. Les Premiers Académiques
passent, comme les Principes », du fait qu’on est parfois
prisonnier de raisonnements faux i®, à la crainte qu’ « un
dieu qui peut rendre probables » (ou : attirant l’approba¬
tion) « des représentations... fausses », ne puisse « en
faire autant de celles qui approchent beaucoup de la
vérité », jusqu’à faire s’évanouir, selon le procédé du
sorite, toute différence perceptible entre l’illusoire et
l’évident 20. Mais l'hypothèse, scandaleuse pour Platon,
est non moins repoussée par Antiochus : « Qui... vous
accorderait que tout est possible à Dieu ? » 21. Des¬
cartes précisément ! Le débat restait à peine esquissé, car
seule importait la question : certaines représentations
privilégiées ont-elles par elles-mêmes, de quoi s’im¬
poser irrésistiblement ? C’est bien le point de départ
de la problématique cartésienne : jusqu’où peut-on refu¬
ser d’assentir à une évidence « per se nota », connue par
elle-même, sans contrôle extérieur ? Toutefois, ces discus¬
sions des Académiques portaient sur une évidence sensi¬
ble, attribut de la représentation perceptive. Et les illu¬
sions envoyées par les dieux étant beaucoup plus excep-

j. Pr., 1, a. 5, reprenant l’argument des erreurs accidentelles en


mathématiques et le renforçant par l’hypothèse qu’un Dieu trompeur
fasse que nous nous trompions non seulement parfois, mais toujours.
230 DESCARTES

tionnelles que les exemples courants du sommeil, de


l'ivresse et même de la folie, développés dans la suite du
texte, la tradition sceptique ultérieure négligera géné¬
ralement l’appel au dieu trompeur. S’il réapparaît sou¬
dain lorsque Pascal reconstruit Montaigne, c’est qu’il
faut mettre aussi en cause « les principes du vrai...
qu’on appelle axiomes ou notions communes » ^ : où
Montaigne est muet. Descartes est appelé en renfort,
sans être pourtant nommé, car Pascal refuse la réponse
à la philosophie ; il n’y a « point de certitude, hors la foi,
si l’homme est créé par un Dieu bon, par un démon
méchant, ou à l’aventure »^.
Ces antécédents et ce prolongement feront ressortir
ce que l’entreprise de Descartes a de personnel. Il ose
mesurer la validité de la raison, en recourant à sa seule
raison. La foi est provisoirement dédoublée en une obéis¬
sance pratique à la religion de l’enfance, en tant qu’elle
règle les mœurs i, et en un ensemble d’opinions reçues
par ouï-dire 1^. Il est indispensable au progrès de l’argu¬
mentation que l’idée de Dieu, en cette phase initiale, ne
soit éclairée ni par la lumière naturelle (ce sera la tâche
des troisième et quatrième Méditations), ni par la
lumière surnaturelle de la foi. Créateur et Tout-puissant,
voilà ce que retient Descartes de ce qu’il a appris enfant,
mais doit-il enchaîner : « créateur du ciel et de la terre » ?
L’analyse précédente a déjà assimilé les perceptions que
nous en avons à de simples images, et l’intervention du

j. D. M., 3, VI, 23 et 28 : « les vérités de la foi » sont « mises à


part » et restent « les premières en la créance » ; mais cette croyance
est coupée de ce qu'admet la raison. Cette séparation, justifiée par ta
morale (les 7‘ rép. rappellent « avec quel soin j> Descartes a « excepté
de cette abdication toutes les choses qui regardent la pitié et en général
les mœurs », VII, 476 ; éd. Alquié, t. II, p. 977), est provisoire, car la
foi prolongera et complétera la raison (Méd., Epître, IX, 5 ; 2‘ rép.,
IX, 120 (pour l’immortalité) ; rép. instances, IX, 209) ; et une lettre à
Mersenne (27-4-1637 ?, I, 367) précise que la fidélité aux opinions reçues,
et à la religion des parents est surbordonnée au propos « d’employer
son propre jugement à les examiner lorsqu’il serait temps ». Au cœur
du doute le plus profond, la Méd. 1, IX, 17, rappelle <■ qu’il n’est pas
maintenant question d’agir, mais seulement de méditer et de connaître »
k. Méd., 1, IX, 16 ; Pr., 1, a. 5.
DIEU TROMPEUR 231
Tout-puissant, qui m’a créé « tel que je suis » >, accentue
la possibilité de l’idéalisme subjectif. « Ce Dieu » n’a-t-il
« point fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun
corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun
lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces
choses, et que tout cela ne me semble point exister autre¬
ment que je le vois ? » Des apparences ou visions
ordonnées n’auraient nul besoin d’être doublées par des
objets inaccessibles en dehors de leur « présentation »
à notre esprit. Au lieu de les juxtaposer à leur représen¬
tation, tout leur être s’absorberait dans la perception
que nous en avons. Ce sera la thèse de Berkeley. Et
Malebranche, se référant plus directement à Descartes,
supposera, pour manifester la réalité des idées, que Dieu
anéantisse le monde : s’il présentait « à notre esprit les
mêmes idées qui s’y produisent à la présence des objets,
nous verrions les mêmes beautés » 24. Mais, pour Des¬
cartes, Dieu ainsi nous abuserait : ce point est à retenir,
pour la solution qui sera donnée, dans la dernière Médita¬
tion, au problème de l’existence du monde extérieur.
Il y a plus : la toute-puissance divine, non seulement
renforce l’hypothèse déjà généralisée par l’argument du
rêve, d’un monde entièrement imaginaire, mais elle est
seule à pouvoir résister à la prégnance de l’évidence
actuelle. Significativement, ce sont ici « les autres », qui
« se méprennent » quelquefois, même dans les choses
qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude”. Le fait
de l’erreur, seul retenu dans le Discours, pour affecter
de soupçon n’importe quelle démonstration, touche les
conclusions les plus simples, les plus directes, les plus
attentives, s’il se peut faire qu’un être dont je dépends

l. Méd., 1, IX, 16.


m. Méd., 1, IX, 16 : « que néanmoins j’aie les sentiments de toutes
ces choses » est une explication de la traduction, dégageant le subjecti¬
visme de l’hypothèse.
n. Ib., cf. Pr., 1, a. 5 : « Nous douterons... même des démonstra¬
tions de mathématiques et de ses principes, encore que d’eux-mêmes
ils soient assez manifestes, parce qu’il y a des hommes qui se sont
mépris en raisonnant sur de telles matières ; mais principalement... »
(suit l’hypothèse du Créateur, qui a pu « nous faire tels que nous
soyons toujours trompés »).
232 DESCARTES

totalement « ait voulu que je me trompe toutes les fois


que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nom¬
bre les côtés d'un carré, ou que je juge de quelque chose
encore plus facile, si l'on se peut imaginer rien de plus
facile que cela » C'est bien à la résistance de l’évidence
présente que s'attaque un tel argument. Et la reprise de
l’hypothèse au début de la troisième Méditation le
conhrme ; « toutes les fois que cette opinion... de la sou¬
veraine puissance d’un Dieu se présente à ma pensée, je
suis contraint d’avouer qu’il lui est facile, s’il le veut, de
faire en sorte que je m’abuse, même dans les choses que
je crois connaître avec une évidence très grande ». La
nature même de ma raison serait ainsi mise en cause,
dans son fonctionnement normal, si « quelque Dieu avait
pu me donner une telle nature, que je me trompasse
même touchant les choses qui me semblent les plus
manifestes » p. Mais la tradition du Dieu créateur tout-
puissant, est aussi celle qui le « dit souverainement
bon » q. Encore une fois. Descartes n’examine pas l’idée
du vrai Dieu, pour opposer la bonté à la tromperie. Il n’a
qu’une opinion vague, et non un concept achevé, puisque
le vrai Dieu ne peut être conçu comme trompeur'" : il
aperçoit que la question de la vérité et de l’erreur
ouvrira nécessairement le procès de la nature de mon
esprit, et de son origine. Si la tromperie est incompa¬
tible avec la bonté de l’auteur de mon être, comment
est-il possible « que je me trompe quelquefois », ce qui
est un fait incontestable ^ Il faudra donc ou se passer
de Dieu, ou le disculper. En généralisant la possibilité de
la maladie, de la folie, des fautes de raisonnement, Des-

o. Méd., 1, IX, 16 : notons que ces conclusions erronées sont des


jugements.
p. Méd., 3, IX, 28. Pour la première phrase, le texte latin (VII, 36)
parle d intuition tout a fait évidente pour les yeux de Eesprit
q. Méd., 1, IX, 16.
r. Ep. Voet., VIII-2, 60, T. : « concipi non possit »; cela implique
contradiction dans son concept ». Cf. à Buitendijk, 1643 ?, IV, 64, T. :
1 hypothèse n est pensée que si « le vrai Dieu... n'est connu que confu-
sérnent^ ». Elle est légitime par son but : non falsifier la notion de la
divinité, mais viser à « connaître la nature de Dieu, et éclairer l’enten¬
dement, pour la montrer plus clairement aux autres »
s. Méd., 1, IX, 16.
ATHÉISME 233
cartes a soulevé l’hypothèse d’une nature humaine intrin¬
sèquement viciee ; et par contrecoup, même les erreurs
particulières, dans l’ordre des sens comme de la raison
apparaissent comme des injustices au regard d'une
nature qui devrait être intégralement bonne, si je suis
1 oeuvre d un Dieu bon et tout-puissant. Les Méditations
kvle°^^™^^ double difficulté soit

Devant notre imperfection, plutôt que d'accepter


que touffis choses soient incertaines, de par la volonté
« d un Dieu si puissant » ne vaudrait-il pas mieux le
mer . Descartes accorde tout son poids à l’opinion des
athees, en ôtant « pour un temps que son esprit toute la
connaissance qu'il peut avoir de Dieu » Quelle est donc
1 origine de mon être? « Destin ou fatalité (fato), ...
hasard (casu) », ou « continuelle suite et liaison des
choses (continuata rermn sérié) » « ? Telles étaient chez
les^^ciens, ignorants du Créateur, les thèses de la néces¬
site brute, de la contingence épicurienne, ou de ce déter¬
minisme que les stoïciens opposaient aux mégariques,
comme une étemelle série de causes et d’effets 25, (mais
ICI dépouillée de tout aspect providentiel). Car ces trois
variantes ont en commun l’exclusion d’une intelligence
à 1 origine de mon être. Et plus basse sera celle-ci,
« d autant plus sera-t-il probable que je suis tellement
imparfait que je me trompe toujours » Descartes géné¬
ralise encore la corrélation de fait entre l’imperfection
et Terreur. Un athée s’accommoderait sans doute d’un
état de choses relatif et progressif, du moment que la
vérité se dégagerait peu à peu, en aménageant les don¬
nées partielles, et néanmoins positives. Du progrès.
Descartes ne retient que la négativité w. Du moins, la
vérité mathématique semble-t-elle assurée, pour l’athée
du xvir siècle, comme pour Descartes au début de sa
réflexion, quand il « connaît clairement et distinctement
que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux

t. A Buitendijk, IV, 63, T.


U. Méd., 1, IX, 16.
V. Ib., 17 ; Pr., 1, a. 5.
w. Méd., 3, IX, 37.
234 DESCARTES

droits » Le philosophe « ne le nie pas », mais maintient


que nul n’en a véritablement la science, tant que sa
connaissance peut être rendue douteuse. « Et puisqu'on
suppose que celui-là est un athée, il ne peut pas être
certain de n’être pas déçu dans les choses qui lui sem¬
blent être très évidentes », s’il examine lui-même ce
doute, « ou s’il lui est proposé par un autre » y.
Tel est le but des arguments hyperboliques qui termi¬
nent la première Méditation. L’athée, en Dieu s’attaque à
l’infini z, et refuserait de considérer un Dieu, qu’il soit ou
non trompeur. Il faut donc lui faire prendre au sérieux
l’idée que la finitude, étant essentiellement liée à l’erreur
est en elle-même incapable de nous rassurer sur la vérité
de l’évidence présente, la plus irrésistible en fait. Pour
Descartes, l’athéisme, s’il est pensable, est nécessairement
décourageant, puisqu’il nie l’absolu.
En outre, l’athée, comme le croyant par tradition
encore irréfléchie, ne sont pas à l’abri d’un argument
hyperbolique, qui a sur les deux précédents l’avantage
de toucher chacun d’eux : l’homme n’est-il pas le jouet
de quelque puissance mauvaise ? L’athée, refusant de
reconnaître un premier Principe infini, le croyant, répu¬
gnant à joindre la notion de tromperie à l’idée de Dieu,
comme à voir en l’homme le fruit d’une nature aveu¬
gle, admettront tous deux que dans une échelle d’êtres
relatifs, l’homme puisse n’être pas au sommet. Il suffit
alors qu’une puissance supérieure emploie toute son
ingéniosité à l’abuser, pour qu’il devienne interdit à
l’homme « de parvenir à la connaissance d’aucune
vérité » L’hypothèse du mauvais génie n’apparaît, sous
cette forme distincte, qu’à la fin de la première Médi¬
tation, pour être jointe, dans la deuxième, à celle du Dieu

X. 2“ obj., IX, 99.


y. 2» rép., IX, 111.
Z. 2‘ obj., IX, 99 : l’athée qui affirme ia vérité mathématique, nie
Dieu comme « infini en tout genre de perfection », ce qui devrait
exciure toute autre sorte d’être et de non-être,
a. Méd.. 1. IX. 18.
MALIN GÉNIE 235
trompeur i", seul évoqué dans les Principes et de
manière plus allusive, dans La Recherche de la Vérité
Et même dans les Méditations, après le Cogito, le malin
génie est à peine mentionné e, pour être aussitôt mis en
échec. Aussi disparaît-il des méditations suivantes
comme si une seule vérité certaine avait suffi à dissiper
son fantôme. Ne serait-il donc qu’un « artifice méthodo¬
logique » 26, issu d’une fiction volontaire g, afin de contre¬
balancer la gêne que provoquent les hypothèses précé¬
dentes, dès qu’on est tenté d’en soupeser la probabilité ^ ?
Il faut dépasser les objections courantes des sceptiques,
et porter le doute a son sommet, par ce moyen du
« génie », afin de supprimer totalement hésitations et
doutes i. Quelle extravagance, réplique Gassendi, que de
douter « des faits qui tombent sous le sens, comme
d avoir des mains, un corps », et « par incapacité à sou¬
tenir l’action sous xme forme familière, d’introduire sur
le théâtre Morphée, Dieu, le malin Génie »27! L’athée,
comme le simple homme de sens commun prendront-ils

b. IX, 19 : « N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre


puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ?» ; et plus loin, ib. :
« un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé ».
c. 1, a. 5 ; « nous avons ouï dire que Dieu qui nous a créés, peut
faire tout ce qu’il lui plaît, et... nous ne savons pas encore s’il a
voulu nous faire tels que nous soyons toujours trompés, même aux
choses que nous pensons mieux connaître ».
d. X, 512 : après l'argument du rêve : « vu principalement que vous
avez appris que vous étiez créé par un être supérieur, lequel étant
tout-puissant... n’aurait pas eu... de difficulté à nous créer tel que je
dis » (forme atténuée, où l’évidence actuelle n’est pas mise en cause ;
il s’agit, comme dans le Discours, d’un ouvrage pour gens du monde).
e. Méd., 2, IX, 21.
f. La Méd. 3 dit simplement ; « me trompe qui pourra... », et passe
à l’examen de la « raison de croire qu’il y ait quelque Dieu qui soit
trompeur », IX, 28.
g. Méd., 1, IX, 17 ; « prenant un parti contraire..., feignant que
toutes ces pensées sont fausses » ; « je supposerai... ».
h. Méd., 1, IX, 17 ; je garderai l’habitude d’accorder ma confiance
aux anciennes opinions, « tant que je les considérerai telles qu’elles
sont en effet, c’est à savoir en quelque façon douteuses... et toutefois
fort probables ».
i. E. Burm., in Med. 1, V, 147, T. : x ut ita plane omnes dubita-
tiones tollat ». L’argument est dit « sursum » (manuscrit), c’est-à-dire
peut-être « extrême » (plutôt que seorsum, « hors de propos », cor¬
rection de Adam).
236 DESCARTES

au sérieux cette fantasmagorie, apparemment surgie du


théâtre baroque où abondent les génies, les magiciens et
les machinations ^ ?
Et pourtant, quel que soit le nom donné à la puis¬
sance trompeuse, le doute est bien ici le plus aigu :
même si la nature de mon esprit est capable de vérité, il
est inutile de déterminer quand et comment, ou dans
quelles limites, dès lors que ce n'est plus moi qui me
trompe, mais cet Autre, personnifiant l'arbitraire total ^9,
le caprice imprévisible par lequel je suis trompé. Ma
confiance devient « crédulité » J, dont l'être malin se joue
comme dans les illusions des songes « Il peut séduire
le plus savant, tromper jusqu'au calculateur en ses
calculs » 30. Par là, cette hypothèse traduit une « volonté
délibérée de lutter contre la force naturelle des intuitions
actuelles de l'évidence », afin de « les rejeter de front
comme fausses, au moment même où cette force se
manifeste » 3i ?
Il n'est pourtant pas si simple de faire le partage
entre le doute provoqué par l'éventualité du Dieu trom¬
peur, et celui que fait naître le malin génie. Le premier
soulève « le problème métaphysique de mon origine » 32^ le
second affecte la validité métaphysique de ma confiance
en l'évidence actuelle. Encore faut-il noter qu'à s'en tenir
aux textes stricts de Descartes, les ruses du malin génie,
à la fin de la première Méditation, portent, comme le
rêve généralisé, sur la réalité des corps et de mon corps >,
alors que chaque fois que l'évidence mathématique est
expressément ébranlée, c'est par l'entremise du Dieu trom¬
peur™. Tous deux ont, par hypothèse, la toute-puissance
et la volonté de tromper. Il est psychologiquement plus
plausible que celle-ci aille de pair avec la méchanceté plu¬
tôt qu'avec la croyance traditionnelle en Dieu. Mais

j. Méd., 1, IX, 18.


k. Ib. et latin, VII, 22 : « ludificationes somniorum ».
l. Ib., 17-18 ; « je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs,
les figures, les sons, et toutes les choses extérieures que nous voyons,
ne^ sont que des illusions et des tromperies... Je me considérerai moi-
même comme n'ayant point de mains », etc.
m. Méd., 1 et 3, IX, 16 et 28.
MALIN GÉNIE
237
métaphysiquement les deux hypothèses sont artificielles
O.Ï to? t approfondie découvre
que toute-puissance et mal sont non moins incompatibles
que Dieu et tromperie La première hypothèse repose
sur une notion confuse, la seconde sur « l’erreu? de
I esprit humain, qui imagine de fausses divinités comme
des esprits malins, ou des idoles » o. Elles sont donc non
moins provisoires que le doute radical qu'elles ont pour
stâSuté dï if "‘‘f Elles suppriment toute
Stabilité de la nature, et de ma nature intellectuelle
toute vente etemelle des essences 33. Elles bloquent tota-
lement le jugement ce qui est le but visé par Descartes p.
pendit le philosophe ne se résoudra jamais au
suicide métaphysique que serait le silence : il prépare

bi (fiction forgee par ma liberté, mais prise au sérieux


faÏÏsS-m-Te "aT' ’ confiance, me
suffît ahener, par violence, ou par ruse ? Car il me
a ^ to’Jt assentiment, et nul trompeur, si
grandes soient sa puissance et sa ruse, « ne me pourra
jamais rien imposer »r.

4. « Je pense, donc je suis »

. 3^iisi, alors que Descartes décide de rester vigilant®,


il tient déjà l’arme de la victoire : reste à en prendre
conscience. En ce tourbillon du doute, le philosophe se

n. E. Burm., V, 147 et 150-151, T., in Med. 1 et 2, début, à propos


e la restriction de IX, 21 ; « maintenant que je suppose qu’il y a
quelquun qui est extrêmement puissant, et, si je l’ose dire, malicieux
et ruse ») : car il y a contradiction à dire très puissant et méchant.
O. A Bmtendijk, 1643 ?, IV, 64, T.

p. Méd., 1, IX, 18 : « à tout le moins il est en ma puissance de


suspendre mon jugement » (addition de la traduction).
q. Ib. : je « préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce
grand ^trompeur » (latin : ob firmata mente, l’esprit résolu ; VII, 23).

s. Ib. fin de la Méd. 1 : l’image s’oppose à l’assoupissement du


doutB’ et renouvelle le thème du songe : l’esclave rêve de liberté et
choisit detre « plus longuement abusé », en restant dans un demi-
238 DESCARTES

trace une « voie », un « chemin » qu'il décide librement


de suivre. Comme dans la seconde maxime de la morale
provisoire, plutôt que de tournoyer « tantôt d’un côté,
tantôt d’un autre », il avancera, « toujours le plus droit »
ix)ssible, « vers un même côté », pour arriver « au moins
à la fin quelque part » “. C’est la même attitude, mais
encore une fois inversée quant au fond : la vie pratique
se contente de prendre le probable pour vrai, et s’y tient
fermement ; l’entreprise critique le rejette comme
« absolument faux », et s’en écarte régulièrement, pour
parvenir au moins à cette certitude « qu’il n’y a rien au
monde de certain » « Je suppose donc que toutes les
choses que je vois sont fausses. Je me persuade que rien
n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de
mensonges me représente. Je pense n’avoir aucun sens.
Je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement,
et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit » '^ : en
cette énumération récapitulative, toutes mes représenta¬
tions mentales, mes souvenirs, mon corps, le corps en
général et ses déterminations, sont recensés comme
incertains. « N’y a-t-il pas quelque Dieu, ou de quelque
nom que je l’appelle, quelqu’un qui met en moi ces pen¬
sées » * ? La négation systématique va discriminer ce qui
lui résiste : Dieu est-il nié y, reste ce moi qui le nie.
« Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens, ni aucun
corps » ; et la négation s’étend à la totalité du monde :

sommeil. Le philosophe exerce sa liberté, pour ne pas s’endormir dans


les anciennes opinions, et se délivrer au plus vite de celui qui l’abu¬
serait.
t. Méd., 2, IX, 18 ; après l’image de l’eau, où il ne peut ni marcher
ni nager.
U. D. M., 3, VI, 24 ; image du voyageur égaré dans la forêt.
V. Méd., 2, IX, 19.
w. Ib. ; « de mon esprit » est une addition de la traduction.
X. Nous suivons ici le texte latin de VII, 24, qui, plus précisé¬
ment que le français (« Dieu ou quelque autre puissance », IX, 19),
marque que le malin génie est un avatar de la puissance trompeuse. La
traduction ajoute encore : « qui me met en l'esprit ». Cette insistance
vient peut-être de la révision faite par Descartes.
y. Ib. : « N’y-a-t-il point quelque Dieu... qui me met en l’esprit ces
pensées ? Cela n’est pas nécessaire... Moi donc à tout le moins ne
suis-je pas quelque chose ? ».
LE COGITO
239
« je me suis persuadé... qu il n’y avait aucun ciel, aucune
terre, aucuns esprits, ni aucuns corps » ^ ; les esprits, en
tant que sorte d'être distincts des corps, n’ont encore
aucun privilège.
Mais puis-je en conclure que je ne suis pas non plus ?
C’est impensable, alors même que je tente de m’en per¬
suader, c est-à-dire, « seulement si j’ai pensé quelque
chose » La néantisation de Dieu et de l’ensemble du
monde laisse intact l’être de celui qui les nie : reste la
dernière hypothèse, qui oppose négateur à négateur. La
malignité positive ne peut-elle, au moment même où je
me pense, m’abuser sur moi-même ? Alors éclate l’évi¬
dence indéniable : je suis s’il me trompe, et en tant que
je pense être quelque chose. « Enfin il faut conclure, et
tenir pour constant que cette proposition. Je suis,
j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la
prononce,^ ou que je la conçois en mon esprit » b. Telle
est dans l’analyse la plus développée de la seconde Médi¬
tation, la « conclusion » devenue célèbre à travers le
raccourci du Discours et des Principes : « Je pense, donc
je suis » <=.
Ce n’est nullement une constatation empirique 34^
mais une vérité nécessaire, le « donc », ergo, établissant
cette liaison indissoluble entre ma pensée et mon exis¬
tence actuelle. Elle est vraie intemporellement, « chaque
fois » que dans la présence d’une intuition intellectuelle,
je saisis cette relation. Et c’est pourquoi, aussitôt après
le Cogito, « je vois très clairement que, pour penser, il
faut être » Ainsi « la vérité de cette proposition Je
pense, donc je suis... n’est point un ouvrage de votre rai¬
sonnement, ni une instruction que vos maîtres vous aient
donnée ; votre esprit la voit, la sent et la manie ; et
quoique votre imagination, qui se mêle importunément
dans vos pensées, en diminue la clarté, la voulant revêtir

2 . Ib. ; souligné par nous.


a. Ib. ; explicitation de la traduction.
b. Méd., 2, IX, 19 ; termes soulignés par Descartes, le latin (VII,
25) insistant sur le Je : « Ego sum, ego exista ».
c. D. M., 4, VI, 32 ; Pr., 1, a, 7 ; latin : Cogito, ergo sum ».
d. D. M., 4, VI, 33.
240 DESCARTES

de ses figures, elle vous est pourtant une preuve de la


capacité de nos âmes à recevoir de Dieu une connais¬
sance intuitive » qu’il convient donc de dépouiller
de tout vêtement sensible. Pour la tradition aristoté¬
licienne, le donné psychologique est d’abord senti, puis
une réflexion rationnelle s’y superpose, par un acte
second, qui se redouble à l’infini ^5. Pour Descartes,
« penser et réfléchir sur sa propre pensée » sont un
même acte, « être conscient » f, ce qui supprime la disso¬
ciation entre la prise de conscience présente et ce que je
viens de penser. Car cet acte est actuel, et immédiat :
« Par le nom de pensée, dit Descartes, j’entends tout ce
qui est en nous de sorte que nous en sommes immédiate¬
ment conscients » g, ou encore « tout ce qui se fait en
nous, étant conscients, en tant que nous en avons cons¬
cience » h. Alors que ce terme, en français désigne géné¬
ralement à l’époque la seule conscience morale 3®,
Descartes marque l’équivalence de « ma propre pensée
ou conscience » ^ Et il repousse les apories artificielles,
issues de la conception scolastique : nul « besoin d’une

e. A Newcastle ? (ou à Silhon ? cf. A,T. XII, 465), mars-avril 1648


V, 138. On notera qu'est peut-être adressée aussi à Silhon la lettre de
mars 1637, disant qu’en « s'arrêtant assez longtemps sur cette médita¬
tion » sur l’âme « première chose qu’on puisse connaître certainement...
on acquiert peu à peu une connaissance très claire, et si j’ose ainsi par¬
ler, intuitive, de la nature intellectuelle en général » (I, 353). Intuitif est
alors un néologisme en français.
f. E. Burm., V, 149, T. (Burman objectait que pour avoir conscience,
on passe à une autre pensée, et qu’on a ainsi conscience, non de penser,
mais d’avoir pensé).
g. 2® vép., Définition 1, d’après le latin, VII, 160, la traduction
Clerselier (IX, 124) employant un autre terme : tout ce dont nous
« sommes immédiatement connaissants ».
h. Pr., 1, a. 9, d’après le latin, la traduction Picot usant de péri¬
phrase (« tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’aper¬
cevons immédiatement par nous-mêmes »).
i. A Gibieuf, 19-1-1642, III, 474, d’après une copie manuscrite, alors
que l’édition Clerselier, peut-être par scrupule de puriste, a omis
« ou conscience ». On ne trouve le terme, avec cette acceptation méta¬
physique en français, que dans les 3‘ réponses, IX, 137, sur les
« actes intellectuels » qui ne peuvent être sans pensée, ou percep¬
tion, ou conscience et connaissance » (les deux derniers mots rendant
le seul conscientiae de VII, 176, il est possible que Descartes ait lui-
même ajouté : « et conscience » à la traduction de Clerselier).
LE COGITO
241
science réfléchie, ou acquise par une démonstration, et
beaucoup moins de la science de cette science, par
laquelle il connaisse qu’il sait, et derechef qu’il sait qu’il
sait, et ainsi jusqu’à l’infini, étant impossible qu’on en
puisse jamais avoir une telle d’aucune chose que ce
soit »j, répond-il aux auteurs des sixièmes objections,
qui, avant d’admettre le Cogito, supposaient qu’on ignore
« la nature de la pensée et de l’existence ». Or il ne s’agit
pas d’en avoir préalablement un concept très élaboré :
« mais il suffit qu’il sache cela par cette sorte de
connaissance intérieure qui précède toujours l’acquise, et
qui est si naturelle à tous les hommes, en ce qui concerne
la pensée et l’existence, que, bien que peut-être étant
aveuglés par quelques préjugés, et plus attentifs au son
des paroles qu’à leur véritable signification, nous puis¬
sions feindre que nous ne l’avons point, il est néanmoins
impossible qu’en effet nous ne l’ayons Il y a donc
une conscience spontanée, directe, et en un sens pré¬
réflexive : chacun, en tant qu’il pense, sait ce que signi¬
fie penser, même s’il ne se demande pas ce qu’est la
pensée.
En toute rigueur, il n’y a pas de « Cogito pré¬
réflexif » 37^ non seulement parce qu’une certaine réflexion
sur elle-même est inhérente à chaque pensée, mais sur¬
tout parce qu’il convient de réserver l’appellation du
« Cogito » à la prise de conscience, nécessairement
réfléchie, qui le lie au Sum, au point que dans les Médi¬
tations l’essentiel est l’énoncé de cette conclusion : « Je
suis, j’existe ». Elle n’en est pas moins intuitivement une,
ce qui constitue le progrès décisif par rapport à la
juxtaposition des Regulae : « chacun peut voir par intui-

j. 6‘ rép., début, IX, 225 ; cf. 7® rép., vers la fin, VII, 559 ; T., éd,
Alquié, t. II, p. 1070-1071 : « Car la première pensée, quelle qu'elle soit,
par laquelle nous apercevons quelque chose, ne diffère pas davantage de
la seconde, par laquelle nous apercevons que nous l'avons déjà
auparavant aperçue, que celle-ci diffère de la troisième par laquelle
nous apercevons que nous avons déjà aperçu auparavant cette chose » :
la conscience ne peut jamais être divisée contre elle-même.
k. 6‘ rép., IX, 225. Le latin, VII, 422, dit que cette connaissance
interne précède « reflexam », la connaissance réfléchie, et l’appelle
innata, traduit, selon l'usage du XVII<= siècle, par « naturelle ».
242 DESCARTES

tion qu il existe, qu'il pense » Et, certes, « c’est une


chose... si simple et si naturelle à inférer, qu'on est, de ce
qu’on doute, qu’elle aurait pu tomber sous la plume de
qui que ce soit » Encore faut-il, pour établir la solidité
de 1 inférence, ne pas y englober tout mon être empi¬
rique. Descartes se rencontre ici avec Saint Augustin
parce que c’est à partir du doute qu’est prouvée « la
certitude de notre être » ", et que cet être est saisi dans
son indépendance des choses corporelles demeurées
incertaines Plusieurs lecteurs de Descartes manquent
le sens du Cogito, en croyant que n’importe quel acte
révèle l’être : « Lorsqu’on dit : Je respire, donc je suis,
SI l’on veut conclure son existence de ce que la respira-
tion ne peut être sans elle, on ne conclut rien, à cause
qu^il faudrait auparavant avoir prouvé qu’il est vrai
qu’on respire, et cela est impossible, si ce n’est qu’on
n ait aussi prouvé qu’on existe ». Cependant, lorsque je
dis : je respire, il est exact que je pense respirer, et peu
importe que cette opinion soit vraie ou non quant à
son contenu; du moment qu’il y a pensée, U est impos¬
sible qu on 1 ait sans exister. Donc « on conclut fort bien ;
à cause que cette pensée de respirer se présente alors à
notre esprit avant celle de notre existence, et que nous
ne pouvons douter que nous ne l’ayons, pendant que
nous l’avons » «. Seule la conscience présente est prise en
considération, dans toutes ses orientations : je doute,
je veux, je nie, donc je suis p, car en même temps que je
doute, je sais indubitablement que je doute. Si confus
que soit le « sentiment » que je respire, il est suffisant

1- R. 3, X, 368, T.
m. A Colyius 14-11-1640, III, 248 et rééd., 871 : Descartes vient
d aller lire a la bibliothèque de Leyde, le « passage de saint Augustin »
aveVlTco°g7ta^°"'^'‘''‘ ^ " quelque raîliort »

1. a véritablement qu’il s’en sert pour prouver


a certitude de notre etre » ; mais Descartes dégage ensuite le^ diffé¬
rences: Augustin voit « en nous quelque image de la Trinité » tandis
que lui-meme s en sert « pour faire connaître que ce moi qui pense
est une substance immatérielle, et qui n’a rien de corpord »
o. A (Reneri pour Pollot, avril ou mai 1638) II 37-38
LE COGITO
243
comme sentiment, donc pensée. De même, quand Gas¬
sendi remplace le Cogito par : « Je me promène, donc je
suis », Descartes explique que « cette conséquence ne
serait pas bonne..., sinon en tant que la connaissance
intérieure que j en ai est une pensée ». Je puis rêver,
sans bouger, que je me promène : seule la pensée du
rêveur est nécessairement existante ; « de façon que de ce
que je pense me promener, je puis fort bien inférer
l'existence de mon esprit, qui a cette pensée, mais non
celle de mon corps, lequel se promène » q.
L'inférence, dont parle Descartes en ces divers
textes, ne s'oppose pas à sa précédente affirmation, pré¬
sentant le Cogito comme une intuition intellectuelle. On
sait que, selon le point de vue auquel on se place, on
peut parler d'intuition ou de déduction pour toutes les
propositions immédiatement conclues des premiers prin¬
cipes !■. Mais le Cogito n'est-il pas lui-même le principe
absolument premier de toute connaissance véritable®,
principe qui ne devrait, selon ce même texte des Regulae,
être connu que par intuition ? Car « l'intuition intellec¬
tuelle a pour domaine aussi bien la connaissance de
toutes les natures simples que celle des liaisons néces¬
saires qui les unissent » L II est à la fois indispensable
à l'indubitabilité du Cogito qu'il soit totalement présent
à l'unité de l'acte d'attention qui définit son intuition claire
et distincte, et essentiel au progrès de la penséequ'il
explicite la corrélation entre les deux termes : Je pense,
je suis. Ces termes désignent d'abord les événements
singuliers, et non des affirmations générales et abstraites.
Mais la nécessité de la liaison autorise une expression
universelle, saisie dans l'exemplarité de la proposition
singulière

q. 5' rép-, in Med. 2, § 1, VII, 352, T.


r. R. 3, X, 370.
s. D. M., 4, VI, 32 ; à Clerselier, juin ou juillet 1646, IV, 444-445.
t. R. 12, X, 425, T. (cf. ib., 419 : ces liens sont eux-mêmes des
notions communes, chacune appréhendée dans des intuitions sur
l'évidence desquelles reposent les conclusions déductives).
u. Descartes prend l’exemple de l'enseignement de la géométrie
(rép. instances, IX, 206), ce qui ne signifie pas que pour l’instant les
propositions ainsi énoncées soient aussi indubitables.
244 DESCARTES

Lorsque Descartes répète que le Cogito n’est pas


un raisonnernent il s’oppose toujours à la syllogistique
classique, qui partirait d’une majeure universelle, « Tout
ce qui pense est », posée « auparavant » pour l’appli¬
quer, par le moyen de la constatation : « Je pense », à la
conclusion ; « Je suis ». C’est au contraire dans la cor¬
rélation existentielle, indépendamment du fait que c’est
Augustin, ou René Descartes, ou tel autre qui pense, que
se dévoilé la proposition nécessaire : « Tout ce qui pense
est » : « car c’est le propre de notre esprit de former les
propositions générales de la connaissance des particu¬
lières » Cependant lorsque Descartes l’énonce en insis¬
tant sur la liaison : « Pour penser, il faut être », selon une
ormulation plus proche de la logique propositionnelle
des stoïciens‘>1 que de la syllogistique aristotélicienne,
tantôt il la découvre immédiatement à partir du Cogito y,
tantôt il déclare : « Lorsque j’ai dit que cette proposi-
lon . Je pense, donc je suis, est la première et la plus
certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées
par ordre, je n’ai pas pour cela nié qu’il ne fallût savoir
auparavant ce que c’est que pensée, certitude, existence
et que pour penser il faut être, et autres choses sem¬
blables »z Nest-ce pas, comme le demandait Burman
incompatible avec le texte précédemment cité des
Réponses aux secondes objections, niant que la majeure
soit connue « auparavant » ? A cela Descartes répond
qu en réalité, si la majeure est bien antérieure à la
conclusion, elle est « implicitement présupposée. Mais
je ne connais pas toujours pour autant expressément et
précède, et je sais d’abord ma
conclusion » (le Cogito), « parce que je porte mon atten-

y. D. M., 4, VI, 33.

mises ici en compté.. ’ '


i r-r'-“ —
P"® être
LE COGITO
245
tion uniquement sur ce que j’expérimente (experior) en
rnoi-même », et non sur la « notion générale », qui est
ainsi aperçue dans les assertions singulières a. Le texte
des Réponses faisait également intervenir cette expé¬
rience b intérieure, qui est première dans la prise de
conscience, sans se borner a enregistrer une juxtaposi¬
tion de fait, peut-être contingente, entre pensée et être.
Aussitôt que j’y réfléchis, je vois la nécessité de la
liaison <=, et la proposition : « Pour penser, il faut être »
en exprime la condition. On peut donc parler d’implica¬
tion
Mais en disant : implicite, Descartes se réfère plu¬
tôt à la conception de l’innéité, qui commande le déploie¬
ment de la lumière naturelle : il s’agit précisément de la
faire venir au jour, en la mettant en œuvre. L’intuition
est toujoirrs première, et porte sur le singulier. L’asser¬
tion de fait accède à l’universalité grâce à ce qui appa¬
raît, après coup, comme un raisonnement (non néces¬
sairement syllogistique), qui n’est jamais qu’un contrôle
et une forme d’exposition. Avant que la proposition :
« Pour penser, il faut être » ne s’actualise dans une
existence consciente d’elle-même, elle reste une « notion
commune » sans application. Il y a, dit une lettre à Cler-
selier, deux sortes de principes ; les plus généraux,
comme : « Il est impossible à la fois que la même
chose soit et ne soit pas », ne peuvent servir « propre¬
ment à faire connaître l’exîstence d’aucune chose, maïs
seulement à faire que, lorsqu’on la connaît, on en

a. E. Burm., V, 147, T. (Descartes n’y fait aucune différence entre :


« Tout ce qui pense est », et « Pour penser, il faut être »).
b. 2‘ rép., VII, 140 ; « ex eo quod apud se experiatur » (IX, 110-
111 : « de ce qu’il sent en lui-même »). Cf. Rech. vér., X, 524 : « pro¬
pria experientia, eague conscientia, vel interno testimonio ».
c. D. M., 4, VI, 32 : « je pris garde » (c’est l’acte réflexif) « que,
pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait
nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose » ; Méd.,
2, IX, 19 (cité p. 239) ; cf. VII, 19 où necessario est répété aux lignes
13 et 15 : « qui jam necessario sum » est traduit : « moi qui suis
certain que je suis », car je ne suis pas un être nécessaire, mais si je
pense, nécessairement je suis.
246 DESCARTES

confirme la vérité par un tel raisonnement » ‘i. « En


l’autre sens, le premier principe est que notre Ame
existe, à cause qu’il n’y a rien dont l’existence nous soit
plus notoire »
Ainsi la proposition : « Je pense, donc je suis » est
bien la première qui se présente à nous par ordre, quand
la négation s étend aussi loin qu’elle peut. Parce que je
ne puis nier ma pensée, en acte dans la négation, j’existe
et je découvre qu’était vraie « auparavant » la vérité uni¬
verselle qui se manifeste hic et nunc. Un seul point fixe,
disait Archimède, et je soulèverai le monde f : la raison
a besoin de ce point d’attache indéniable, pour ne pas
tourner à vide, pour être en prise sur l’être. Mais à partir
de là, que signifie « que notre Ame existe » ? Et com-
ment. d autres vérités peuvent-elles suivre du premier
principe g, si son privilège tient à la coïncidence entre le
doute, si extrême soit-il, et l’indubitabilité de l’être qui
s en aperçoit ? Cette unicité ne risque-t-elle pas de se
limiter à la forme présente du « Je pense » ?

5. « Que suis-je ? »

« Puis examinant avec attention ce que j’étais, et


voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun
corps, et qu il n y avait aucun monde, ni aucun lieu où
je fusse », ma pensée seule étant indubitable, « je connus
de là que j étais xme substance dont toute l’essence ou
la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin

d. Juin ou juillet 1646, IV, 444 : « // est impossible que ce qui est ne
‘^hose est; donc je connais qu’il est
impossible qu elle ne soit pas. Ce qui est de bien peu d’importance et
ne nous rend de rien plus savants » : cf. la fin de Pr la If)
e. IV, 444 (souligné dans le texte).
f. Méd., 2, IX, 19.
g. IV, 444-^5 ; « ce n’est pas une condition qu’on doive requérir
au premier principe, que d’être tel que toutes les autres propositions
se puissent réduire et prouver par lui ; c’est assez qu’il puisse se^fà
n? plusieurs et qu il n’y en ait point d’autre dont il dépende
ni qu on pmsse plutôt trouver que lui ». ^
LE MOI PENSANT 247

d’aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle » h.


Cependant Descartes avoue n’avoir pas « expliqué assez
au long » dans le Discours, d’où il connaît « que l’âme
est une substance distincte du corps »L C’est dans la
mesure où le doute porte dès lors sur l’existence des
choses matérielles que la dissociation s’opère : il eût
fallu mieux « faire voir qu’il n’y a aucune chose maté¬
rielle de l’existence de laquelle on soit assuré, et par
même moyen accoutumer le lecteur à détacher sa pensée
des choses sensibles ; puis montrer que celui qui doute
ainsi de tout ce qui est matériel, ne peut aucunement
pour cela douter de sa propre existence ; d'où il suit que
celui-là, c’est-à-dire l’âme, est un être, ou une substance
qui n’est point du tout corporelle, et que sa nature n’est
que de penser, et aussi qu’elle est la première chose
qu’on puisse connaître certainement » •). De même (après
les Méditations, qui établissent cette conclusion en plu¬
sieurs étapes), les Principes, aussitôt après le Cogito,
posent que l’âme « est une substance entièrement dis¬
tincte du corps » : quand nous examinons « ce que nous
sommes », alors que « nous pensons maintenant » qu’il
n’existe « rien hors de notre pensée, ... nous connaissons
manifestement » que le sujet du Cogito n’a besoin
d’aucune modalité corporelle (étendue, figure, localisa¬
tion), « et que nous sommes par cela seul que nous
pensons ; et par conséquent ... la notion que nous avons

h. D. M., 4, VI, 33 ; « en sorte que ce moi, c’est-à-dire l'âme, par


laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et
même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne
fût point, elle ne laisserait point d’être tout ce qu’elle est ».
i. A Mersenne, 1637, I, 349-350 : « et dont la nature n’est que de
penser, qui est la seule chose qui rend obscure la démonstration
touchant l’existence de Dieu ». Donc l’ordre du Discours situe bien la
distinction de l’âme et du corps avant l’existence de Dieu, en fonction
de l’opposition entre « la fausseté ou l’incertitude en tous les juge¬
ments qui dépendent du sens ou de l’imagination » et « ceux qui ne
dépendent que de l’entendement pur », et qui sont « évidents et
certains ». L’indépendance de la première vérité est liée à la « règle
générale », également tirée du Cogito, « que les choses que nous
concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies »
(D. M., 4, VI, 33), en l’absence d’un doute hyperbolique portant sur
l’évidence actuelle.
j. A. Silhon ?, mars 1637, I, 353.
248 DESCARTES

de notre âme ou de notre pensée précède celle que nous


avons du corps, et ... est plus certaine, vu que nous
doutons encore qu’il y ait aucun corps au monde, et que
nous savons certainement que nous pensons »
Comment, dira Leibniz un homme si éminent
a-t-il pu attribuer une telle vigueur à un sophisme si
faible ? Et déjà Regius objectait : cela prouve seulement
que, pendant que nous doutons de l'existence du corps,
nous ne pouvons dire que l'âme en soit un modei. La
réponse de Descartes, comme les développements com¬
plémentaires des Méditations, engagent la séparation
ontologique entre les substances, et la nécessaire cor¬
rélation entre tout mode et son sujet. Mais la théorie
des distinctions, explicitée principalement dans les Prin¬
cipes, y présuppose la pleine validité de nos idées claires
et distinctes, elle-même subordonnée à la véracité
divine C est pourquoi les Méditations progressent en
plusieurs moments : du Cogito, le philosophe passe
immédiatement à « la nature de l’esprit humain », ajou¬
tant . « et qu il est plus aisé à connaître que le corps
En cela il reprend l’argument du Discours et des Prin¬
cipes : pendant que l’esprit doute des corps, il est impos¬
sible qu il n existe pas. Ainsi, « il fait aisément distinc¬
tion des choses qui lui appartiennent, c’est-à-dire à la
nature intellectuelle, et de celles qui appartiennent au
corps »o. Mais l’ordre des raisons exige qu’on attende
les trois dernières méditations (donc après l’existence de

k. Pr., 1, a. 8.
^/°Srcimma (ou « Explicatio mentis humanae »...) n” 5 VIII 2
dlni P^7 354-355 : reprise de la discussion pa^ Regius
dans PMosophta naturalis, 1654, p. 338-339 : cf. les extraits dans
Descartes, Lettres à Regius et Remarques sur Vexpli-
catwn de l esprit humain, pp. 198-201. ^

Tuéd ?ix’'i^ développant a. 60-65.


ce Que les vit ^ de latin, VII, 23 dit « notior »,
^ comrnentent comme étant pour la connais¬
sance premier, plus évident et plus certain ; « plus aisée à cLnaître »
reprend 1 expression du D. M.. VI, 33) a été faite « afin qu’on ne croie
?Il! 297V ^ prouver son immortalité » (à Mersenne, 28-1-1641,

o. Méd., Abrégé de la Méd. 2, IX, 9 : on a de l’esnrit „


ception claire et nette, et entièrement distincte de toutes^les conceptions'
que l'on peut avoir du corps » ib., 9-10). conceptions
LE MOI PENSANT 249
Dieu), pour faire correspondre à la conception claire et
distincte des deux sortes de substances, une distinction
ontologique réelle, ou effective p.
Il importait d'avoir une vue complète de ces déve¬
loppements, sans anticiper sur leur détail, pour déter¬
miner les limites de ce qu’autorise le seul Cogito. L’aper-
ception première de ma pensée, en l'absence de toute
autre certitude, pose son indépendance d’abord pour
ma pensée. C'est le seul point fixe et assuré. Qu'est-ce
donc que j’atteins incontestablement lorsque j’énonce :
« Je pense »? Plusieurs ont soutenu que Descartes eût
dû dire plutôt : Cogitaîur, il y a de la pensée, voire « çà
pense »44. Avant même la publication des Méditations,
un^ inconnu voilé sous le pseudonyme d’Hyperaspistes
objecte : « Tu ignores si c'est toi-même qui penses (si
ipse cogites), ou si l’âme du monde en toi pense, comme
le veulent les platoniciens »q. La renaissance à la fois
des interprétations averroïstes d’Aristote et d’un courant
platonisant et panthéiste avait réveillé la notion d’un
esprit ou entendement imiversel, uni pendant cette vie
au principe individuel de vie de chaque corps '’s. La polé¬
mique d’Utrecht, soulevée par l’enseignement alors car¬
tésien de Regius, évoque une difficulté analogues Mais
Descartes ne s’arrête pas à examiner la possibilité d’une
pensée impersonnelle, et se borne à répéter que la pensée
est quelque chose de si « connu par soi » qu’on ne peut
se référer à rien d’autre pour l’expliquer®.

p. Ib., 10 : « enfin l’on doit conclure de tout cela que les choses
que l’on conçoit clairement et distinctement être des substances diffé¬
rentes, comme l’on conçoit l’esprit et le corps, sont en effet des
substances diverses, et réellement distinctes » (ce qui se conclut dans
la 6= Méditation).
q. A Descartes, juillet 1641, III, 403, T.
r. Descartes la résume (à Regius, janv. 1642, III, 503) par la
crainte que la négation des formes substantielles ne renouvelle
l’erreur de l’âme du monde, et répond que pour lui l’âme est vraie et
seule forme substantielle. Il ne distingue pas les erreurs voisines
opposées par Voet (cf. III, 513) : âme du monde, intellect universel
d’Averroès, esprit de Platon.
s. A VHyperaspistes, août 1641, III, 426, T.
250 DESCARTES

Dans toutes ses formulations, il insiste sur l'ego du


cogito « Qu’est-ce donc que je suis ? une chose qui
pense » (res cogitans) : il n’y a ici aucune « réification »
de l’esprit, car toute sa réalité s’absorbe dans l'acte de
penser, lequel est inséparable du moi pensant. « Qu’est-ce
qu’une chose qui pense ? c’est-à-dire une chose qui doute,
qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut
pas, qui imagine aussi et qui sent... Y a-t-il rien de tout
cela qui ne soit aussi véritable qu’il est certain que je
suis, et que j’existe, quand même je dormirais toujours,
et que celui qui m'a donné l’être se servirait aussi de
toutes ses forces pour m’abuser ? Y a-t-il aussi aucun de
ces attributs qui puisse être distingué de ma pensée, ou
qu’on puisse dire être séparé de moi-même ? Car il est
de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends et
qui désire, qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour
l’expliquer » “. Le développement est clair : Descartes
s’appuie sur la conscience, indubitable en toutes ses
manifestations, fussent-elles illusoires ou abusées. Et il
découvre comme dimension de toute conscience, ou
science de soi pour soi, ce sentiment non moins incontes¬
table, du moi en acte dans chacune de ses opérations.
Sans doute ce moi est-il encore trop solitaire, trop
pur dans son indifférence à toute situation historique,
sociale, pour que se pose la question de son indivi¬
dualité précise, d’autant que le maUn génie pourrait,
comme Mercure pour Sosie, susciter l’inquiétude quant à
mon identité personnelle Mais ce « moi pensant en
général », « condition imiverselle de toute connaissance
possible est bien un moi concret, et non la forme
vide d’un « Je pense », abstraction faite de la variété de
mes pensées. Le Cogito ne saurait non plus se réduire à
la succession de cogitationes sans lien entre elles, selon

t. Pr., 1, a. 7, Vin, 7 : ego cogito, ergo sum » ; trad. latine du


Discours, revue par Descartes, VI, 558 : « ego cogito, ergo sum, sive
existo » (les deux derniers mots, insistant comme dans les Médita¬
tions, sur le caractère existentiel concret de cet « être », ne figurait
pas en français) ; Méd., 2, VII, 25 : « ego eram... igitur ego etiam
sum... Ego sum, ego existo ».
U. Med., 2, IX, 22. Nous reviendrons sur le cas de l’imagination
et du sentiment, qui sont discutés aussitôt après.
LE MOI PENSANT 251
un phénoménisme limitant chaque pensée à l’instant de
son apparition. « Pensée » est un terme équivoque, qui
désigne non seulement telle ou telle opération (une
pensée pensée), mais aussi leur principe, « la faculté »
de penser, et la res, réalité dont nous savons seulement
qu’elle est le centre mettant en œuvre cette faculté v.
Ainsi, « la nature pensante, en laquelle je pense que
consiste l’essence de l’esprit humain, est tout autre que
tel ou tel acte de pensée ; et l’esprit a de lui-même le
pouvoir de faire surgir (eliciat) ces actes », sans se
causer lui-même comme réalité pensante. La pensée n’est
donc pas « quelque universel, comprenant tous les modes
de penser, mais une nature particulière », qui en est le
siège « Particulière » exclut toute pensée éventuelle¬
ment autre que la mienne : « un chacun de nous aperçoit
en soi qu’il pense, et qu’il peut en pensant exclure de
soi, ou de son âme, toute autre substance ou qui pense
ou qui est étendue »==.
Si le sujet cartésien s’appréhende en une unité de
conscience qui est limitation, concentration sur soi, le
problèrne le plus aigu est celui du fondement de son
« identité », non pas sociale (Descartes passe par le solip¬
sisme, en l’absence de toute certitude sur la pensée d’au¬
trui), mais ontologique. Le Cogito est indubitable au
moment où je le pense, en une actualisation qui retourne
l’illusion contre elle-même : je pense que je suis trompé,
donc je suis. Or Descartes étend aussitôt cette certitude
au passé et à l’avenir : « J’étais sans doute » (c’est-à-dire :
indubitablement) « seulement si j’ai pensé quelque
chose; ... et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne
saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je
penserai être quelque chose » y. C’est d’abord l’expression
d’une nécessité intemporelle, vraie à chaque fois (guo-

V. 3» rêp., IX, 135.


w. A Arnauld, 29-7-1648, V, 221, T.
X. Pr., 1, a. 60 : à ce stade, postérieur à la fondation en Dieu des
distinctions correspondantes aux idées distinctes. Descartes peut
a conclure » à la séparation réelle des substances. Ce n’est pas encore
légitime au niveau de la 2® Méditation, mais la description initiale
reste la même : j’aperçois toujours la pensée comme mienne,
y. Méd., 2, IX, 19.
252 DESCARTES

ties) que ressurgit cette liaison : il reste absolument vrai


qu’elle a été, et elle le demeurera tant que je penserai :
passé et futur sont ici pensés, pourrait-on dire, au pré¬
sent, dans la réitération seule indubitable d'une pensée
toujours actualisée. Celle-ci, on l’a vu à propos de la
méthode, ne peut se borner à une instantanéité ponc¬
tuelle, qui rendrait impensable la liaison entre deux
termes (ici : je pense, je suis). Tout moment présent de
pensée embrasse, en la concentrant sous le regard de
l’attention, une certaine pluralité. Cependant cette
concentration se révèle précaire, fugitive ; notre pensée
s’échappe perpétuellement à elle-même, et l’écriture
entrelace savamment les temps ‘*8 : « je considérerai... ce
que je croyais être » ; « je m’arrête à y penser avec
attention,^ je passe et je repasse toutes ces choses en
mon esprit ». La pensée « seule ne peut être détachée de
moi. Je suis, j existe, cela est certain ; mais combien de
temps? à savoir autant de temps (quandiu) que je
pense ; car peut-être se pourrait-il faire si je cessais de
penser, que je cesserais en même temps d’être ou d’exis¬
ter »^. Cette inquiétude, cette déficience sont liées à la
temporalité ‘*5. Et il est essentiel au progrès de la méta¬
physique cartésienne que le Cogito n’atteigne qu’une
pensée limitée et contingente, et non d’emblée la Pensée
universelle, capable de se soutenir elle-même avec le
système des vérités. La nécessité qui s’impose à ma
raison est d’abord un fait de conscience, la pure impos¬
sibilité de nier.
Les assauts renouvelés du doute aboutiront à dépar¬
tager peu à peu,^ d’une part ce qui existe présentement
(rnais non peut-être toujours) et ce qui demeure incer¬
tain^ d autre part cette pensée fragile et bornée et son
fondement absolu. « Même en s’arrêtant assez longtemps
sur cette méditation, on acquiert peu à peu une connais¬
sance très claire, et... intuitive, de la nature intellectuelle
en general, l’idée de laquelle étant considérée sans
limitation, est celle qui nous représente Dieu, et limitée
est celle d un ange ou d’une âme humaine » a. Qu’entend'

Z. Ib., 20 et 21.
a. A Silhon ?, mars 1637, I, 353.
LE MOI PENSANT
253
Descartes par « nature intellectuelle » ? La pointe de la
reflexion, dans la seconde Méditation, « je n'admets
maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai »
conclut : « Je ne suis donc précisément parlant qu'une
chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, un entendement
termes dont la signification
m était auparavant inconnue »b. Elle se dévoile donc
a partir de leur exercice. La pensée en acte doit recréer
le langage. (C est un des paradoxes du cartésianisme que
d?nn,^îcT^n^ii se dire selon des formes
domees). Elle récusé comme douteuses les anciennes
un homme ? un animal raison-
nouvelle définition les difficultés se
multiplient, nous entraînant dans un labyrinthe sans
issue ç. De meme Descartes n'a jamais « mis en dispute
appelé du nom de corps, ou d’âme, ou
pri » . Il dénoncé 1 équivoque de la conception
cominune qui attribue à l'âme les fonctions vitales, fai¬
sant du corps inanimé un cadavre, et qui imagine cette
anima comme un souffle subtil, et néanmoins maté¬
riel e. Ee terme de spiritus n'est pas étymologiquement
plus pur ; et Descartes n'est pas parti de ce qu'il enten¬
dait « par le nom d’esprit. Mais j'ai examiné si j'avais
en moi quelqu'une des choses que j'attribuais à l'âme
dont je venais de faire la description » (c'est-à-dire ces
fonctions ammatrices) : « et, ne trouvant pas en moi
toutes les choses que je lui avais attribuées, mais n'y
remarquant que la pensée, pour cela je n'ai pas dit que
j,etais une âme (anima), mais seulement j'ai dit que
J étais une chose qui pense, et j'ai donné à cette chose
qui pense le nom d'esprit, ou celui d'entendement et de
raison, n entendant rien de plus par le nom d'esprit que
par celui d'une chose qui pense » f.

b. Méd.. 2, IX, 21.


c. Ib., 20 (« d'une seule question nous tomberions insensiblement
en une infinité d'autres plus difficiles et embarrassées ») ; et Rech.
ver,, X, 515-516 : animal renvoie à vivant et sensible, vivant à corps
animé, etc.
d. /■= rép., § 4, Ce, VII, 487 ; T., éd. Alquié, t. II, p. 987.
e. Méd., 2, IX, 20 ; Pass., a. 5.
f. 7» rép., § 5, Ff, VII, 491 ; T., éd. Alquié, t. II, p. 992,
254 DESCARTES

Lorsqu’un peu plus loin dans les Méditations, Des¬


cartes définit la chose qui pense par l’énumération de
modalités aussi variées que doute, conception, volonté,
voire imagination et sentiment doit-on accorder au
seul entendement le privilège de constituer ma nature de
« pure intelligence » ™ ? La traduction des réponses aux
troisièmes objections appelle « intellectuels » les actes
« comme entendre, vouloir, imaginer, sentir, etc. » Et
le texte original des Principes présente la même équiva¬
lence entre « intellectuels » et « cogitatifs », juste avant
de caractériser la substance qui pense par « la percep¬
tion, la volition, et tous les modes tant de percevoir que
de vouloir » >. Dans tous ces textes, nature intellectuelle
s’oppose globalement à nature corporelle j, afin de
dépouiller l’âme, appelée de préférence esprit d’attri¬
butions confuses telles que se mouvoir ou respirer * : si
je suis, on l’a vu, ce n’est pas en tant que je marche
ou que je respire, dans la mesure où ces fonctions sem¬
blent liées à un corps peut-être inexistant, mais en ce que

g. IX, 22 : « qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est-à-dire une


chose qui doute », etc.
h. 3‘ rép., n“ 2, IX, 137 : intellectuels traduit cogitativi, VII, 176.
(Nous avons signalé, p. 240, note i, à propos de l’introduction
du terme conscience dans la traduction, que Descartes l’a revue) ; Cf.
à Mersenne, mai 1637, I, 366 ; « pour ce que vous inférez que, si la nature
de l’homme n’est que de penser, il n’a donc point de volonté, je n’en
vois pas la conséquence ; car vouloir, entendre, imaginer, sentir, etc.,
ne sont que des diverses façons de penser... ».
i. Pr., 1, a. 48, d’après le latin, VIII, 23 : « rerum inteïlectualium,
sive cogitativarum », c’est-à-dire appartenant à l’esprit. Le français
précise : « intellectuelles, c’est-à-dire sont des substances intelhgentes,
ou bien des propriétés qui appartiennent à ces substances », et traduit
perceptio par « entendement ».
j. Cf. 6« rép., § 10, IX, 240 et VII, 441 : l’enfant en bas âge rapporte
au corps « toutes les notions qu’il avait des choses intellectuelles
(intellectualibus) ». Or il s’agit de la conscience immédiate de lui-même
(« quamvis propriae suae naturae sibi conscia esset »), bien qu’il
n’exerce pas encore son intelligence pure.
k. Anima se trouve dans le titre général des Méditations, mais celui
de la 2® dit : mens. Cf. 5‘ rép., in Med., 2, § 4, VII, 356.
l. Textes cités supra, pp. 242-243. Cf. 2« rép., déf. 1, de la
pensée par la conscience immédiate, « pour exclure les choses qui
suivent et dépendent de nos pensées » : tel le mouvement volontaire,
qui, comme mouvement, n’est pas une pensée IX, 124.
LE MOI PENSANT 255
j’en ai conscience, même si l’activité visée par cette
conscience est iUusoire. ^

Cependant, parmi les facultés recensées dans une


première description qui les met sur le même plan cer¬
taines posent un problème que la suite des Méditations
devra élucider. Le rythme de la phrase, dans la double
énumération de la seconde et de la troisième Méditations
arnorce une césure : « ... » « qui veut, qui ne veut pas’
qui imagine aussi, et qui sent » ib. Un des « motifs » peu
a peu précisé au cours des Méditations est la disso¬
ciation de 1 intellection pure et de l’imagination. Aussitôt
apres avoir ainsi défini la chose qui pense par une série
de mod^ites, non exhaustive". Descartes affirme l'écla¬
tante evidence que c’est ce même moi qui doute, entend
desire ; puis il ajoute : « Et j’ai aussi certainement en
moi la puissance d'imaginer... Enfin je suis le même qui
sens » O. Indubitables comme pensées, ces deux fonctions
en tant qu elles visent spontanément des corps, ne per-
inettent pas de les rejoindre aussitôt, comme le tente le
philosophe, en examinant un morceau de cire. La varia¬
bilité de ses apparences distingue l'imagination de la
« conception » de ce_ qui subsiste : « il n’y a que mon
entendement seul qui le conçoive »p. La sixième Médi¬
tation achèvera de préciser l’articulation entre la « subs¬
tance intelligente » et ces deux « facultés de penser
toutes particulières, et distinctes de moi »

m. Méd., 2 et 3, IX, 22 et 27 ; cf. Pr., 1, a. 9 (où le etiam, « aussi »


apparaît entre imaginer et sentir).
n. Aussi la traduction de Méd., 3, IX, 27, ajoute-t-elle : « qui aime,
qui hait », avant : « qui veut... ». (Ce peuvent être aussi bien des senti¬
ments intellectuels que des passions supposant l’union avec le corns)
O. Méd., 2, IX, 22-23.

p. Ib., 24 : « quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par
1 entendement ou l’esprit (Le latin, VII, 31, dit seulement « sola
mente » : les deux termes sont encore équivalents).
q. 6, IX, 62 et VII, 78 (les mots soulignés par nous sont ajoutés
à la traduction^ qui explicite aussi la notion de substance, en comparant
avec les « modes » du corps). Cependant, « elles enferment quelque
sorte d intellection » (ib.). On ne saurait déceler aucune intellection
« pure » au cœur de 1 imagination et de la sensation : Descartes renvoie
donc à cette « raison commune » de toute pensée qui est perception
de soi par soi : 3e rép. n» 2, IX, 137.
256 DESCARTES

La question fondamentale est alors : est-il exact que


ma pensée puisse être isolée de toute image, de toute
référence à quelque sensation que ce soit ? « On voit
que ceux qui ont la fantaisie malade ne pensent pas bien ;
et s'ils n’avaient ni fantaisie ni mémoire, ils ne pense¬
raient pas du tout », objecte un correspondant ; et
Descartes répond que, de la seule connaissance claire et
distincte des deux natures de l’âme et du corps, on
connaît « que véritablement elles sont distinctes, et par
conséquent que l’âme peut penser sans le corps »
Même si la conclusion, comme dans le Discours, est ici
plus rapide que dans les Méditations, qui appuient sur
Dieu le critère de la distinction, le problème est le
même : l’exercice d’une pensée pure ne doit pas être la
conséquence, mais la condition de la séparation. Des¬
cartes répète « que l’esprit peut agir indépendamment
du cerveau ; car il est certain qu’il est de nul usage lors¬
qu’il s’agit de former des actes d’une pure intellection »
Si l’imagination et la sensation enveloppent toujours
quelque référence au corps, même douteux (et la suite
des Méditations montrera qu’elles sont effectivement tri¬
butaires de l’union de fait entre mon âme et mon corps),
il importe que la pensée, pour être saisie dans son indé¬
pendance du corporel, ne soit pas nécessairement une
pensée par images. « Je fermerai maintenant les yeux,
je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens,
j’effacerai même de ma pensée toutes les images des
choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela
se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme
fausses » *. Tout est là : cette répudiation s’opère avec
peine, mais il faut qu’elle soit à la limite réalisable pour
qu’il y ait pensée pure. Le paradoxe est que Descartes
écrit, parle, donc use de signes sensibles ^2. Mais la corré¬
lation reste de fait entre expression et sens, et l’aper-

r. A (Reneri pour Pollot), mars ou mai 1638, II, 38 ; objection,


février 1638, I, 513-514.
s. 5“ rép., in Med, 2, § 6, VII, 358 ; in Med. 6, § 4, ib., 387 ; à Regius,
mai 1641, III, 375 : le corps n’est qu’un empêchement dans l’intellec-
tion des choses immatérielles ; à Elisabeth, 28-6-1643, III, 691 : « l’âme
ne se conçoit que par l'entendement pur ».
t. Méd., 3, IX, 27.
LA VOLONTÉ 257
ception des significations est pour Descartes l’apanage
d’une mémoire tout « intellectuelle » Selon cette pers¬
pective critique, mon esprit n’a donc nul besoin de
l’irnagination et de la sensation (confuses de par la
présence, encore ignorée, de mon corps), pour saisir dans
la clarté d une parfaite evidence la pureté du Je pense.
Détacher l’âme des sens, c’est non seulement récuser la
validité de la connaissance sensible, mais lui en substi¬
tuer une autre, toute mentale.
Parmi les modalités qui constituent la chose qui
pense, une large place est pourtant faite au doute, au
désir, à 1 affirmation, à la négation. La quatrième Médi¬
tation précisera les relations respectives de l’entende¬
ment passif et de la volonté active dans le jugement
Lorsque Descartes affirme le Cogito'\ la volonté y est
nécessairement impliquée. Mieux, elle est à l’œuvre dès
le doute, qui n’est pas une hésitation subie, mais une
libre épreuve, consciemment poussée au maximum par
le moyen de la négation volontaire. « L’esprit qui, usant
de sa propre liberté, suppose que toutes les choses ne
sont point, de l’existence desquelles il a le moindre doute,
reconnaît qu’il est absolument impossible que cependant
il n’existe pas lui-même » : en ce résumé des Médita¬
tions, la liberté est inhérente à la formulation du Cogito,
comme elle la commande dans les Principes : dans l’hypo¬
thèse de la pire tromperie, « nous ne laissons pas
d’éprouver en nous une liberté » telle que la suspension
du jugement nous empêche « d’être jamais trompés »y.
Constamment l’attention 53 est à l’œuvre =. Est-il donc pos-

u. E. Burm., V, 150, T. ; puisqu'entre les trois lettres R.E.X. (= Roi)


et l’idée de puissance suprême, il n’y a aucune parenté, la signification
est confiée à la mémoire intellectuelle, indépendamment des traces
imprimées dans le cerveau.
V. IX, 45. Cf. Notae Progr., VIII-2, 263 ; outre la perception, abso¬
lument requise avant que nous puissions juger, il faut une affirmation
ou une négation volontaires, pour établir la forme d’un jugement.
w. Méd., 2, IX, 19 et VII, 25 : « il faut conclure et tenir pour cer¬
tain », statuendum sit.
X. Méd., Abrégé, IX, 9.
y. Pr., 1, a. 6 ; et a. 7 ; pendant que nous exerçons cette liberté,
nous découvrons le Cogito.
Z. P. ex. Méd., 2, VII, 25, 1. 18 • contendo ; 1. 31, attendant ; 27, 1. 1 ;
attendo, etc.

9
258 DESCARTES

sible de considérer la volonté comme un mode aussi peu


indispensable à l’essence de l’esprit que l’imagination et
la sensibilité 5'* ? Le texte le plus explicite sur les modes
de la pensée les met bien toutes trois sur le même plan,
en ce qu’elles « dépendent tellement d’une chose qui
pense que nous ne les pouvons concevoir sans elle »,
tandis que l’esprit peut se concevoir sans imagination,
« et ainsi du reste » Et certes l’intellection n’est pas
toujours accompagnée de volonté, bien qu’elles soient
rarement séparées : « comme nous ne saurions vouloir
ime chose sans la comprendre en même temps, et que
nous ne saurions presque (vix) rien comprendre sans
vouloir en même temps quelque chose, cela fait que nous
ne distinguons pas facilement en elles la passion et
l’action » Ici encore la « perception », au sens large de
conscience, est première : « car il est certain que nous ne
saurions vouloir aucune chose que nous n’apercevions
par même moyen que nous la voulons » c’est-à-dire que
la conscience n’est pas distinguée « de l’action même ».
Elle lui est inhérente, et ne subordonne donc pas la
volonté à une autre intellection.
Inversement, l’entendement pur associé à la posi¬
tion du jugement dans le Cogito, n’est pas plus requis
que cet acte volontaire pour que la « chose qui pense »
existe : le philosophe, opposant au doute hyperbolique
la pointe de sa réflexion, découvre que n’importe quelle
pensée est nécessaire et suffisante. Nécessaire, car si je
suis tant que je pense, et en tant que je pense, la conti¬
nuité^ de la nature particulière qui cause toutes mes
pensées, exige que 1 âme pense toujours : posée dans

a. Pr., 1. a. 53 : bien que la volonté ne soit pas expressément nom¬


mée, la symétrie des deux phrases impose que la chose qui pense soit
conçue aussi bien sans volonté que « sans imagination ou sans senti¬
ment ». L entendement, au sens strict, n'est pas mentionné. Mais il est à
noter que Descartes n’en fait pas l'attribut dont ces autres facultés
seraient modes : il dit toujours « la pensée » ou « la chose qui pense ».
b. A Regius, mai 1641, III, 372, T.
_ c. Pas., a. 19 ; et à Mersenne, 28-1-1641, III, 295 ; « car nous ne sau¬
nons rien vouloir, sans savoir que nous le voulons », mais cette
idee n est pas « différente de l’action même »
TIT § 4’ VII, 356-357 ; à VHyperaspites, août 1641,
11, 424, 1. . « Et ce n est pas aussi sans raison que j'ai assuré que l’âme
LE MOI PENSANT 259
son activité pensante, cogitans, participe présent actif, et
non comme simple potentialité e, elle n’a d’autre être que
cette réitération constante d’une pensée en acte. Mais il
suffit que je rêve pour que je sois. La certitude du
Cogito s étend en droit à la pensée la plus absurde, la
plus confuse comme au doute privé de l’éclatante
clarté d’une pure intellection. De même, « je ne doute
point, dit Descartes, que l’esprit aussitôt qu’il est infus
dans le corps d’un enfant, ne commence à penser, et que
dès lors il ne sache qu’il pense, encore qu’il ne se ressou¬
vienne pas après de ce qu’il a pensé »f. Mais il serait
ridicule d’imaginer que le foetus poursuit des médita¬
tions métaphysiques. L’âme avant la naissance n’a « que
des sentiments ou des pensées fort confuses », car elle
est « tellement attachée à la matière » qu’elle ne peut
alors « vaquer à autre chose qu’à en recevoir les... impres¬
sions » g. Pourtant elle pense, elle est, et éprouve déjà
confusément cette conscience de soi, tout en étant encore
incapable de dire : Je pense, donc je suis.
Voilà tout ce que Descartes comprend en explici¬
tant : « Je ne suis donc précisément parlant (praccise
tantum) qu’une chose qui pense », qu’il dénomme esprit,
entendement (au sens large de pensée percevante), ou
raison Sa « réalité » (res) n’a d’autre attribut que

humaine, où qu’elle soit, pense toujours, même dans le ventre de la


mère. Car quelle raison plus certaine et plus évidente pourrait-on
souhaiter... puisque j’ai prouvé que sa nature ou son essence consiste
en ce qu’elle est une chose qui pense. Car il n’est pas possible de
priver aucune chose de sa propre essence » ; à Arnauld, 4-6-1648, V,
193 ; E. Burm., V, 150.
e. Mais Descartes ne nie pas les puissances de l’âme : « nous avons
bien une actuelle connaissance (nos semper actu conscios esse) des actes
ou des opérations de notre esprit, mais non pas toujours de ses facultés
(facultatum, sive potentiarum), si ce n’est en puissance ; en telle
sorte que lorsque nous nous disposons à nous servir de quelque faculté,
tout aussitôt, si cette faculté est en notre esprit, nous en acquérons
une actuelle connaissance (actu conscii) », 4® rép., IX, 190 et VII, 246-
247.
f. Ib. II n’y a pas de souvenir peu'ce que le corps, inachevé, ne peut
conserver les empreintes.
g. A Chanut, 1-2-1647, IV, 604-605 ; E. Burm., V, 149-150 ; à l'Hy-
peraspistes, III, 423 ; Notae Progr., VIII-2, 366.
h. Méd., 2, IX, 21 ; VII, 27.
260 DESCARTES

d’apparaître comme le principe permanent de toutes


mes pensées, dans la mesure où j'ai conscience de la
continuité que j’appelle moi. « Par ces mots, praccise
tantum, dit Descartes, je n’entends point une entière
exclusion ou négation, mais seulement une abstraction
des choses matérielles » K Pour l’instant, je ne me connais
que comme nature intellectuelle, ou consciente, et même
l’imagination et la sensibilité s’y rattachent, car j’ignore
en elles tout ce qui n’est pas pensée h Aussi ne peuvent-
elles me servir en rien pour atteindre directement l’objet
corporel qu’elles nous présentent. En distinguant dans
ce corps, sous le vêtement qualitatif changeant, ce quid
extensum, « quelque chose d’étendu » •', Descartes pré¬
pare la découverte d’une nature complètement hétéro¬
gène à l’esprit, qui devra être posée comme séparée pour
la pensée avant qu’on ne puisse conclure à la distinction
réelle entre les deux ordres de substances.
Et précisément parce que « je ne la puis concevoir
(percipere) de cette sorte sans un esprit humain », à ce
stade de la réflexion cartésienne, la pensée rebondit sur
elle-même, et s’enferme provisoirement dans l’idéalité de
ses actes propres. L’objet est simple corrélât d’une « ins¬
pection de l’esprit » et d’une « puissance de juger » qui
conclut « que c est la meme » cire ^ Conjointement per¬
ception et jugement, c’est-à-dire « raison »56, cet esprit
est aussi qualifié par la diversité des sentiments qu’il
éprouve devant le morceau de cire, dans l’inépuisable
richesse du vécu™. Car chaque sentiment, outre qu’il

i. Rép. instances, IX, 215 ; 2" rép., IX, 102 : Descartes ne cherche
pas alors si l’esprit est différent du corps, mais examine les propriétés
dont 11 a une claire connaissance.
j. ^ rép., IX, 171 ; p. ex. je ne connais pas encore que l’esprit
^ 2 VII°T/ substantiellement uni.

l. Ib., IX, 25 ; de même j’aperçois de ma fenêtre « des chapeaux


et des manteaux » et dis « je vois des hommes ».
m. Le concret n’est nullement aboli, mais rendu à sa dimension
psycholoçque : « ce morceau de cire... n’a pas encore perdu la
douceur du miel..., 1 odeur des fleurs dont il a été recueilli..., il est dur
il est froid... Mais voici que, cependant que je parle, on l’approche du
feu, ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se
change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide.
l'évidence présente 261
atteste mon existence, et non celle de l'objet perçu me
revele toujours comme être percevant ; d’où Descartes
conclut" « qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à
connaître que mon esprit »57.

6. Le Cogito comme modèle d'évidence

Comme il conclut trop vite du Cogito à la distinc¬


tion réelle des substances spirituelle et corporelle, le
Discours de la méthode enracine directement dans la
vérité très claire : Je pense, donc je suis, le principe de
toute certitude ; « Je jugeai que je pouvais prendre pour
réglé générale, que les choses que nous concevons fort
clairement et fort distinctement sont toutes vraies ». La
rencontre d une évidence indubitable a confirmé le pre¬
mier précepte de la méthode le doute limité du Dis¬
cours n’ayant touché l’intelligible que par le biais des
erreurs de fait, que certains commettent même en de
très sirnples matières de géométrie. Aussi Descartes
ajoute-t-il « qu’il y a seulement quelque difficulté à bien
remarquer quelles sont celles que nous concevons dis¬
tinctement » » : le problème est d’ordre psychologique et
pratique, si la faute est d’inattention. Cependant, même
dans le Discours, alors que nul doute hyperbolique n’a
effleuré l’évidence présente, Descartes^ après avoir
démontré Dieu, conclut : « cela même que j’ai tantôt pris
pour une règle, à savoir, que les choses que nous conce¬
vons très clairement et très distinctement sont toutes
vraies, n’est assuré qu’à cause que Dieu est ou existe, et
qu’il est un être parfait, et que tout ce qui est en nous
vient de lui. D’où il suit que nos idées... en tout ce en
quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela
être que vraies » p. Ce mouvement tournant est si carac-

il s’échauffe, à peine le peut-on le toucher, et quoiqu’on le frappe


il ne rendra plus aucun son » (ib., 23-24).
n. Ib., 26, et VII, 34, précisant : « nihil facilius aut evidentius ».
o. D. M., 4, VI, 33.
p. Ib., 38.
262 DESCARTES

téristique de la démarche cartésienne qu'il laisserait sug¬


gérer que Descartes, en abrégeant ses raisons métaphy¬
siques dans le Discours, en possédait bien l'essentiel, y
compris la subordination du critère de vérité à la véra¬
cité divine, contrepartie de l'hypothèse, hyperbolique et
nécessairement confuse, d'un tout-puissant non véridique.
Ayant pris au sérieux cette possibilité d'être « tou¬
jours trompés, même aux choses que nous pensons mieux
connaître » les Méditations et les Principes articulent
plus précisément les mêmes moments. La pensée, sûre
d'elle-même dans son essence pensante, tandis qu'elle
« persiste encore à douter des autres choses, use de
circonspection pour tâcher d'étendre sa connaissance
plus avant » r. Or il importe au déploiement de l'ordre
des raisons que le privilège du Cogito ne soit pas tel que
la pensée s'y arrête. Si l'éventualité d'un tout-puissant
trompeur bloque toute autre évidence actuelle que celle
qui se saisit elle-même au sein de la pire tromperie,
comment le mouvement tournant ne deviendrait-il pas
cercle vicieux ? « Car nous ne pouvons être assurés que
Dieu est, sinon parce que nous concevons cela très clai¬
rement et très distinctement » Comment étendre l'évi¬
dence du Cogito, tout en préservant la subordination
ultime à Dieu de toute vérité, tel est le pivot du cartésia¬
nisme.
Comme dans le Discours, le Cogito apparaît comme
un modèle : « Dans cette première connaissance, il ne
se rencontre rien qu'une claire et distincte perception
de ce que je connais... ». Mais la suite du texte passe par
de subtils balancements entre l'élan de Descartes pour
aller plus loin et les reculs sous le choc réitéré d'un
doute toujours aussi hyperbolique, bien que déjà affai¬
bli : « ... laquelle (perception), de vrai, ne serait pas
suffisante pour m'assurer qu'elle est vraie, s'il pouvait

q. Pr., 1, a. 5 : « pourquoi on peut aussi douter des démonstrations


de mathématique ».
r. Pr., 1, a. 13.
s. obj., IX, 166 ; il y a cercle, parce que d'autre part « nous ne
sommes assurés que les choses que nous concevons clairement et distinc¬
tement sont vraies, qu'à cause que Dieu est ou existe ». Cf Z‘ obi IX
98-99 ; E. Biirm., V, 178.
l'évidence présente 263
jamais arriver qu’une chose que je concevrais ainsi clai¬
rement et distinctement se trouvât fausse : Et partant
il me semble que déjà je puis établir pour règle générale,
que toutes les choses que nous concevons fort claire¬
ment et fort distinctement sont toutes vraies » *. « Règle
générale », comme dans le Discours, n’est pas encore
critère ; et ici, « il me semble » traduit la confiance spon¬
tanée de celui qui vient de découvrir que la tromperie
absolument généralisée est impossible. Sa mise en échec
par le Cogito a fait disparaître le malin génie : « ces
doutes, qui vous ont fait peur à l’abord, sont comme
des fantômes et vaines images, qui paraissent la nuit à
la faveur d une lumière débile et incertaine : si vous les
fuyez votre crainte vous suivra ; mais si vous approchez
comme pour les toucher, vous découvrirez que ce n’est
rien, que de l’air et de l'ombre, et en serez à l'avenir plus
assuré en pareille rencontre »
Cette assurance nouvelle apparaît dans la
reprise critique de la troisième Méditation : toutes
les choses sensibles, en tant que senties ou imaginées,
sont rapportées aux « pensées de ces choses »,
que Descartes appelle aussi « idées ». « Et encore à
présent je ne nie pas que ces idées ne se rencontrent en
moi. » Le fait de pensée est incontestable, le doute porte
sur le seul jugement qui les référait à « des choses hors
de moi, d’où procédaient ces idées, et auxquelles elles
étaient tout à fait semblables » L’être et la nature du
monde extérieur demeurent incertains. Mais pour les
vérités intelligibles, à la fois simples et faciles, soumises
au doute par l’éventualité que Dieu tout-puissant m’ait
donné une nature telle « que je m’abuse même
dans les choses que je crois connaître avec ime
évidence très grande » le philosophe introduit
une importante distinction entre le plan psycholo-

t. Méd., 3, IX, 27.


U. Rech. vér., X, 513. (Ce dialogue n’a pas présenté le malin génie,
ni ébranlé les vérités mathématiques, mais a renforcé l’hypothèse d’im
rêve généralisé par ma dépendance d'un créateur tout-puissant).
V. Méd., 3, IX, 28. Cf. Pr., 1, a. 13.
w. Ib., 28 ; le latin, VII, 36, 36, insiste sur l’intuition mentale.
264 DBSCARTES

gique de la persuasion, et la légitimité épistémolo¬


gique de la certitude. « Toutes les fois que je me tourne
vers les choses que je pense concevoir fort clairement,
je suis tellement persuadé par elles, que de moi-même je
me laisse emporter à ces paroles : Me trompe qui pourra,
si est-ce qu’il ne saurait jamais faire que je ne sois rien,
tant que je penserai être quelque chose ; ou que quelque
jour il soit vrai que je n’aie jamais été, étant vrai main¬
tenant que je suis ; ou bien que deux et trois joints
ensemble fassent plus ni moins que cinq, ou choses sem¬
blables, que je vois clairement ne pouvoir être d’autre
façon que je les conçois ». Descartes étend spontanément
l’évidence du Cogito à toute intuition aussi simple Mais
peut-il en même temps penser : « me trompe qui
pourra » ? La possibilité du Dieu trompeur demeure,
bien qu’à présent cette raison de douter semble « bien
légère, et pour ainsi dire métaphysique c’est-à-dire
abstraite ; et, de fait, elle ne peut être conçue que dans
le vague. L’absence de Dieu rend toujours aussi dou¬
teuse l’aptitude de ma nature à saisir la vérité. Ainsi le
doute hyperbolique, même après le Cogito, garde sa
vigueur théorique. Il faut prouver que Dieu est, et qu’il
ne peut être trompeur : « sans la connaissance de
ces deux vérités, je ne vois pas que je puisse jamais être
certain d’aucune chose »y.
Car toute preuve engage des principes généraux
tels que : le néant n’a point de propriétés, ce qui a été
ne peut point ne pas avoir été, etc. Sont-ils soustraits
au doute hyperbolique ? Sinon, comment échapper au
reproche de cercle vicieux ? Comme Descartes, dans ses
réponses, prend appui sur le point d’aboutissement,
symétrique de la tromperie, où la véracité divine garantit
l’exercice de la raison, il soumet à la connaissance de
Dieu « la science de ces conclusions, dont la mémoire
nous peut revenir en l'esprit, lorsque nous ne pensons
plus aux raisons d’où nous les avons tirées » Les inter-

X. Ib., 28.
y. Ib., 29.
Z. 2' rép., IX, 110 (VII, 140 et rééd., 609 : ce n’est pas une citation),
Cf Méd., 5, IX, 55 ; 4' rép., IX, 190 : « nous sommes assurés que Dieu
CONTRE LE « CERCLE »
265
prêtes se sont alors demandé s’il est légitime que Dieu
assure notre mémoire, ou s’il maintient la permanence
ontologique du vrai 62^ mais la fragilité du souvenir a
d autres remedes concrets a, et la subordination de la
vente a Dieu suffit pour la faire éternelle. Tout se joue
pourtant bien entre la présence et la non-présence et
c est pourquoi il faut en revenir au moment où le doute
hyperbolique affecte encore l’évidence actuelle, alors que
« toutes les fois que je me tourne vers les choses que ie
pense concevoir fort clairement », je suis irrésistible¬
ment « persuadé par elles » b. La distinction entre cette
persuasion et la véritable science est précisée par Des¬
cartes au premier lecteur du manuscrit des Méditations,
qu il croyait son meilleur disciple. Et pourtant, Regius
en objectant que la vérité des axiomes est par elle-même
manifeste, montre qu’il n’a rien compris à la nécessité de
la démarché cartésienne. Si l’évidence qui est à la base
des mathématiques s’impose absolument, tout athée
peut etre géomètre, la science est autonome ; et Regius
rejettera les spéculations métaphysiques, en les liant
d ailleurs à la révélation, en appendice à ses Fonde¬
ments de physique 63... Au contraire pour Descartes, la
vérité des axiomes n est manifeste que « pour tout le
temps (quandiu) qu’ils sont clairement et distinctement
compris, parce que notre âme est de telle nature, qu’elle
ne peut refuser de se rendre à ce qu’elle comprend dis¬
tinctement ; mais parce que nous nous souvenons sou¬
vent des conclusions que nous avons tirées de telles pré¬
misses, sans faire attention aux prémisses mêmes, je dis
alors que sans la connaissance de Dieu nous pourrions
feindre qu elles sont incertaines, bien que nous nous

existe parce que nous prêtons notre attention aux raisons qui nous
prouvent son existence ; mais après cela, il suffit que nous nous ressou¬
venions d’avoir conçu une chose clairement, pour être assurés qu’elle
est vraie ».
a. E. Burm., V, 148 ; on peut s’aider de l’écriture, ou d’autres
moyens (comme la répétition).
b. Méd., 3, IX, 28. Cf. ib., a. 43, fin ; Méd., 5, IX, 54 (« il n’y a que
les choses que je conçois clairement et distinctement qui aient la force
de me persuader entièrement ») et 55 (je suis « d’une telle nature que
dès aussitôt que je comprends quelque chose fort clairement et fort
distinctement, je suis naturellement porté à la croire vraie »).
266 DESCARTES

souvenions que nous les avons tirées de principes clairs,


parce que telle est peut-être notre nature que nous som¬
mes trompés dans les choses les plus évidentes, et par
conséquent que nous n’avions pas une science, mais une
simple persuasion » <=.
Le philosophe ne peut écarter le fait : la nature de
mon esprit est telle que toute évidence actuelle s’impose
à moi ; mais que vaut en droit cette nature ? L’attention,
qui délimite la présence, est ici décisive, comme dans la
continuité qu’établit la méthode entre l’intuition et la
déduction. La mémoire n’affecte cette dernière d’incerti¬
tude que lorsque le raisonnement est trop long pour que
tous les chaînons soient appréhendés par un même
regard de l’esprit, d’où l’importance de l’ordre, qui assure
la continuité et la régularité de l’opération. Partant des
« notions communes », la pensée « compose des démons¬
trations qui la persuadent si absolument, qu’elle ne sau¬
rait douter de leur vérité pendant qu’elle s’y applique...
Tant qu’elle aperçoit ces notions et l’ordre dont elle a
déduit cette conclusion ou d’autres semblables, elle est
très assurée de leur vérité » <5. Mais tandis que l’évidence
intuitive est pour la méthode modèle de certitude indu¬
bitable, métaphysiquement par une fiction destinée à
fonder une certitude absolue, je puis penser être actuel¬
lement trompé dans les plus manifestes évidences. Ce
n’est possible que si je tourne mon esprit vers les notions
de toute-puissance hors de moi, et de dépendance ou
d’imperfection de ma nature ; autrement dit si je le
détourne momentanément de ces évidences. Elles devien¬
nent alors des conclusions, sans lien nécessaire avec
l’idée d’une nature sujette à l’erreur. Le seul souvenir
de la conclusion, disjoint de l’ordre des raisons, devient
sujet de défiance, car la persuasion a disparu avec l’at-

c. A Regius, 24-5-1640, III, 64-65, T. Cf. Ep. Voet., VIII-2, 170.


d. Pr.. 1, a. 13 ; « Par exemple, elle a en soi les idées des nombres
et des figures ; elle a aussi, entre ses communes notions, que, « si on
ajoute des quantités égales à d'autres quantités égales, les touts seront
égaux », et beaucoup d’autres aussi évidentes que celle-ci, par lesquelles
il est aisé de démontrer que les trois angles d’un triangle sont égaux
à deux droits, etc. ».
CONTRE LE « CERCLE » 267
tention : la pensée « ne saurait avoir aucune science
certaine, jusques à ce qu’elle ait connu celui qui l’a
créée » Cependant, c’est bien dans la persuasion pré¬
servée, continuée, que s’enracine la certitude : « la
science est une persuasion (scientia vero sit persuasio),
née d une raison si forte qu’elle ne peut jamais être
ébranlée par une plus puissante » f. Les axiomes ontolo¬
giques et les vérités mathématiques sont assez fortes
pour attirer mon assentiment quand je les considère,
non pour le retenir lorsque je pense à une puissance
incomparablement supérieure, dominant toute loi ration¬
nelle. Dès que je ne vois plus présentement pourquoi
deux et deux font quatre, mon esprit, absorbé par la
crainte de l’erreur, devient incertain : il n’a pas encore
la science.

Le privilège du Cogito est de résister seul à la réac¬


tivation de l’hypothèse du plus puissant trompeur, parce
qu en même temps que je me pense trompé, je coïncide
avec la conscience de moi-même en train de le penser®.
Cette persuasion vécue est aussi parfait savoir, parce
qu il ^ est absolument inébranlable. La nécessité est
acquise avec le fait : au-delà du moi soumis à la fugi¬
tivité du temps, et dont l’attention est labile, je décou¬
vre l’intemporalité de notions premières : pour penser,
il faut être ; une même chose ne peut ensemble être et
ne pas être ; le néant n’a point de propriété, ni ne peut
être la cause efficiente d’aucune chose... h. Dans les

^ e. Pr., 1, a. 13. Cf. Mêd., 5, IX, 55 : « parce que je suis aussi


d’une telle nature, que je ne puis pas avoir l’esprit toujours attaché à
une même chose..., si j’ignorais qu’il y eût un Dieu... je n’aurais jamais
une vraie et certaine science » ; à Mesland, 2-5-1644, IV, 115 : « parce
que la nature de l’âme est de n’être quasi qu'un moment attentive
à une même chose, sitôt que notre attention se détourne des raisons...
nous pouvons représenter à notre esprit quelque autre raison qui nous
en fasse douter... ».
f. A Regius, 24-5-1640, III, 65, T.
g. Pour feindre d’ignorer ce que sont pensée et existence, il faut
être plus attentif « au son des paroles qu’à leur véritable signification »
((5e rép., § 1, IX, 225).
h. Cf. 2e rép., IX, 126 : qu’on examine « diligemment les proposi¬
tions qui n’ont pas besoin de preuve pour être connues, et dont chacun
trouve les notions en soi-même », et « la vérité des axiomes... sera fort
268 DESCARTES

remous du doute, le point solide du Cogito est comme


une pierre qui signale le début du passage à gué : la
liaison aperçue étant indubitable en tant qu’elle est par¬
faitement claire et distincte, le philosophe admet pour
ligne directrice de sa progression la règle de l’évidence,
qu'il ne saurait remettre en question tant qu’il applique
son attention à la simplicité des axiomes de base, et à la
continuité de l’ordre des raisons. Si le chemin est long,
à chaque instant il risque d’être emporté par une réappa¬
rition du doute hyperbolique : pour s’en défendre, il doit
rappeler l’évidence, mais son avance est compromise. Dès
que, sans faillir, il aura atteint la terre ferme. Dieu,
source de toute vérité, il sera définitivement libéré de la
crainte des retours en arrière. La démarche accomplie est
justifiée, et justificatrice des progrès futurs. Ce que je
conclurai correctement sera vrai, même quand le néces¬
saire déplacement de l’attention aura fait de l’argument
un souvenir : encore faudra-t-il qu’il soit exact, la garan¬
tie divine ne portant que sur le droit de raisonner sans
toujours tout remettre en question.
Tel est « le fondement sur lequel... toute la certitude
humaine peut être appuyée » ' : Descartes assume la
persuasion, ou « croyance » vécue, mais telle que le
doute soit repoussé en ses pires assauts. Le Cogito est
principe, comme première vérité posant une existence,
et comme modèle de ce qui est requis, en toute proposi¬
tion, pour s’imposer présentement, et pour permettre
ainsi d’aller de l’avant, grâce à une suite ininterrompue

évidente » ; et leur énumération, IX, 127-128. Mais en cette présentation


synthétique, le doute le plus hyperbolique n’apparaît pas.
i. 2« rép., IX, 113 : « aussitôt que nous pensons concevoir clairement
quelque vérité, nous sommes naturellement portés à la croire. Et si cette
croyance est si forte que nous ne puissions jamais avoir aucune raison
de douter de ce que nous croyons de la sorte, il n'y a rien à rechercher
davantage ». Descartes repousse alors l’idée limite que notre vérité serait
fausseté pour Dieu ou d’autres purs esprits, parce que c'est impen¬
sable en meme temps que le vrai Dieu : « Qu’avons-nous à faire de nous
mettre en peine de cette fausseté absolue, puisque nous ne la croyons
point du tout, et que nous n'en avons pas même le moindre soupçon ? ».
La persuasion inamissible est alors « la même chose qu’une très
parfaite certitude : ib., 113-114.
CONTRE LE « CERCLE » 269
et ordonnée d’évidences. « Car nous ne pouvons pas
douter de ces choses-là sans penser à elles ; mais nous
n y pouvons jamais penser, sans croire qu’elles sont
vraies... ; donc, nous n’en pouvons douter que nous ne
les croyions être vraies, c’est-à-dire que nous n’en pou¬
vons jamais douter » i.

j. Ib., 114.
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CHAPITRE VI

DES IDÉES A DIEU

1. Différentes sortes d’idées

Descartes n’a douté de tout que pour mieux discri¬


miner ce qui résiste aux hypothèses les plus extrêmes,
et atteindre une certitude métaphysique ou absolue. De
même qu’il récuse l’attitude sceptique limitée à la sus¬
pension du jugement, il n’adopte pas davantage, à partir
du Cogito, un idéalisme subjectiviste, et à la limite solip¬
siste b Son impatience de retrouver ce monde se mani¬
feste par une série d’avancées, que la reprise du doute
arrête momentanément. Cependant les recherches inter¬
rompues par d’apparentes impasses ne sont pas inutiles :
elles laissent des jalons, insuffisants à ce stade de l’ordre
des raisons, mais qui trouveront plus tard leur véritable
utilisation. Ainsi, l’analyse du morceau de cire contribue
à dégager l’idée claire de la matière réduite à l’étendue,
bien qu’au terme de la seconde Méditation l’esprit, qui
en a l’intellection, s’affirme plus clairement connu. Car
en ce premier moment, l’idée n’est qu’un mode de ma
pensée. Descartes n’a pas méconnu que celle-ci, tout en
se saisissant elle-même dans son activité pensante, vise
généralement un objet autre, tel que ce morceau de cire.
Mais il n’en conclut pas, comme Leibniz 2, que la vérité
des cogitata est aussi bien établie que celle du Cogito ;
ou plutôt, il en reconnaît la certitude de fait, sans cher-
272 DESCARTES

cher à discriminer des rêveries imaginaires l’éventuelle


cohérence d’un monde constitué par ces pensées. Il
énonce le problème en réaliste spontané, lorsqu’il avoue
que dans ma pensée du ciel, de la terre et de toutes les
choses sensibles, seul est indubitable le fait que je les
pense, qu’il faut donc suspendre le jugement posant
« qu’il y avait des choses hors de moi, d’où procédaient
ces idées, et auxquelles elles étaient tout à fait sem¬
blables »
La réflexion est commandée par la double question
de cette correspondance et de cette similitude entre un
objet extérieur et la pensée que j’en ai. Le primat du
Cogito, et la réduction du connu au pensé, font de Des¬
cartes le père de l’idéalisme : ce n’est pour lui qu’une
phase provisoire. Il voit nettement que la vérité est
atteinte dans et par la pensée : « on peut bien... dire que
ce mot vérité, en sa propre signification, dénote la
conformité de la pensée avec l’objet, mais... lorsqu’on
l’attribue aux choses qui sont hors de la pensée, il signi¬
fie seulement que ces choses peuvent servir d’objets à
des pensées véritables, soit aux nôtres, soit à celles de
Dieu » b. Reste que Descartes a besoin de Dieu pour qu’en
même temps cette vérité soit conformité entre la pensée,
dont je ne puis sortir, et une nature non-pensante. Mais
pour y parvenir, le philosophe doit prendre appui sur ses
propres pensées, en tant que fait indéniable, et, sous le
contrôle des évidences présentes, appliquer les règles de
la méthode ; l’ordre passe par degrés des notions trou¬
vées les premières à celles qui en dépendent, et divise
les pensées en quelques genres tels que leur énumération
soit suffisante.
Les pensées sont « comme les images des choses »,
ou, mieux, représentatives, car elles ne visent pas tou¬
jours un objet strictement imaginable, « comme lorsque
je me représente... un ange, ou Dieu même » ; ou bien,
non représentatives, elles groupent toutes les formes de

a. Mêd., 3, IX, 28.


b. A Mersenne, 16-10-1639, II, 597.
c. Méd.. 3. IX. 29.
TROIS SORTES D’IDÉES 273
volontés, elles-mêmes divisées en deux, selon qu’on les
considère comme « affections » dans le désir, ou qu’elles
engagent l’esprit entier dans le jugement. Représenta¬
tions et affections sont vraies en tant que vécues ou
pensées ^ ; vérité et erreur affectent proprement le juge-
rnent. Ainsi l’idée, coupée de toute affirmation ou néga¬
tion quant à la réalité « hors de moi » de l’objet repré¬
senté, ne pourrait jamais être fausse, si à la limite (vix)
certaines notions n’étaient si confuses en leur contenu
que leur matière même enveloppe un « préjugé » e.
Descartes propose alors une division tripartite des
idées, soit innées (les traducteurs du xvii' siècle disent
« nées avec moi », ou encore « naturelles »), soit venues
d’ailleurs (adventitiae), soit « faites et inventées par moi-
même » L’hypothèse de l’innéité était, on l’a vu lar¬
gement admise à l’époque, et Descartes s’y référait spon¬
tanément dans ses premiers écrits. La division suit
d’assez près celle des choses à connaître des Regulae*
qui, sans insister leur origine, adjoignait aux natures
simples celles qui « viennent d’ailleurs » par l’expérience,
ou bien que nous composons nous-mêmes s. Dans la
troisième Méditation, Descartes ne préjuge nullement de
la réalité de cette distinction, puisqu’il ignore encore

d. Ib. : cf. le parallélisme : « soit que j’imagine une chèvre, ou une


chimère, il n’est pas moins vrai que j’imagine l’une que l’autre... Encore
que je puisse désirer des choses mauvaises, ou même qui ne furent
jamais, toutefois il n’est pas pour cela moins vrai que je les désire ».
e. Ib. : « si je considérais seulement les idées comme de certaines
modes... de ma pensée, ...à peine me pourraient-elles donner occasion
(materiam) de faillir » ; nuance que Descartes explique à Burman
(V, 152) par l’exemple des qualités réelles. Cf. Méd., 3, IX, 34-35 sur
« une certaine fausseté matérielle », et 4‘ rép., IX, 179-180.
f. Méd., 3, IX, 29 et VII, 38. Cf. à Mersenne, 16-6-1641, III, 383,
reprenant ces « trois sortes » avec leur appellation latine : « adventi¬
tiae, comme l’idée qu’on a vulgairement du soleil ; aliae jactae vel
factitiae », comme celle que les astronomes forgent du soleil « par leur
raisonnement ; et aliae innatae », énumérant alors l’idée de Dieu, de
l’esprit, du corps, du triangle « et généralement toutes celles qui repré¬
sentent des essences vraies, immuables et éternelles ». Mais ici Descartes
ne le sait pas encore, et s’en tient aux exemples qu’il peut tirer du
Cogito : ce que c’est que res, vérité, pensée.
g. R. 12, X, 419, T. (l’innéité y semble réservée aux natures pure¬
ment intellectuelles) et 422 (« vel aliunde perveniunt ») ; cf. R. 8, X, 399.
274 DESCARTES

la véritable origine de ces idées. II n'est pas exclu qu’elles


soient toutes données avec ma nature (si rien d’autre
n’existe que ma pensée), ni qu’elles soient toutes reçues
du dehors ou forgées par moi. C’est Gassendi ^ qui va
trop vite, lorsqu’il reproche à Descartes de prendre pour
inné ce qui n’est qu’une abstraction, comme l’idée
générale de la chose, de la vérité, de la pensée, et quand
il réduit aux idées empiriques celles que nous fabriquons
à partir d’éléments reçus. Car il s’agit précisément de
savoir si l’examen des idées, considérées en elles-mêmes,
puisque nous n’avons aucune autre certitude, permet de
discerner cet apport de quelque chose d’autre.
Aussi Descartes s’attache-t-il « ici » principalement
aux raisons qui nous font croire que certaines idées
proviennent d’objets qui leur sont « semblables » Les
deux arguments qu’il présente alors, et les motifs qui les
lui font juger insuffisants à ce stade de l’ordre des rai¬
sons sont à retenir ; car leur signification sera différente
quand ils reparaîtront dans la sixième Méditation. En
premier lieu, Descartes invoque la spontanéité naturelle
qui me porte à croire que ces idées proviennent d’objets
réels. Mais il faut se garder de suivre toute inclination
de ce genre, dans le domaine du vrai et du faux, comme
dans celui du bien et du mal. En octobre 1639, la lecture
du De veritate de Herbert de Cherbury qui tirait toutes
les notions communes de « l’instinct naturel », conduisait
Descartes à opposer celui qui « est en nous en tant
qu’anirnaux », et qui « est une certaine impulsion de la
nature à la conservation de notre corps, à la jouissance
des voluptés corporelles, etc., lequel ne doit pas tou¬
jours être suivi » \ et « la lumière naturelle, ou intuitus

..O P ■ l’enjeu de cette réflexion critique est toujours


rappelé, puisqu un des buts des Méditations est de fonder une physique
purmee de cette pseudo-similitude.
1. II, 599. Cf. Méd., 3, IX, 30, comparant « certaine inclination qui me
porte a croire... (spontaneo quodam impetu : VII, 38) » et ces « incli¬
nations... naturelles » à « faire choix entre les vertus et les vices »
lesquelles « ne m ont pas moins porté au mal qu'au bien ».
TROIS SORTES D’IDÉES 275

mentis, auquel seul je tiens qu’on doit se fier » K Dans


la troisième Méditation, la lumière naturelle est bien
aussi enracinée dans ma spontanéité, puisque l’accueil
de l’évidence présente n’est jusqu’ici qu’irrésistible per¬
suasion : « Et je n’ai en moi aucune autre faculté, ou
puissance, pour distinguer le vrai du faux, qui me puisse
enseigner que ce que cette lumière me montre comme
vrai ne l’est pas, et à qui je me puisse tant fier qu’à
elle » k. Cette donnée est la condition même de ma
pensée, et la règle de l’indubitabilité suffit ici à faire
accepter la seule faculté dont nous disposions'^, pour
discerner ce qui est parfaitement clair et distinct. L’incli¬
nation à poser des objets semblables à nos idées est au
contraire confuse, donc douteuse.
Plus solide semble à première vue la seconde rai¬
son : elle est fondée sur l'expérience intérieure « que ces
idées... ne dépendent pas de ma volonté », et partant ne
proviennent pas de moi, puisque souvent elles apparais¬
sent contre mon gré : en ce moment, dit Descartes, que
je le veuille ou non, « je sens de la chaleur » et « je me
persuade » que « cette idée de la chaleur est produite en
moi par une chose différente de moi, à savoir par la
chaleur du feu » auprès duquel je suis assis. L’exemple
de la chaleur est à dessein confias, et pourtant je juge
spontanément (obvium) qu’elle est hors de moi sem¬
blable au sentiment ou à l’idée que j’en ai^. Mais l’indé¬
pendance de ces idées à l’égard de ma volonté « n’établit
pas nécessairement que pour autant elles procèdent de

j. Il, 599. Descartes venait de dire un peu auparavant, ib., 597-598 :


« L'auteur prend pour règle de ses vérités le consentement universel ;
pour moi, je n’ai pour règle des miennes que la lumière naturelle, ce
qui convient bien en quelque chose : car tous les hommes ayant une
même lumière naturelle, ils semblent devoir tous avoir les mêmes
notions ; mais... il n’y a presque personne qui se serve bien de cette
lumière » : la confiance n’est donc justifiée qu’accompagnée d’un
usage critique de cette faculté.
k. Méd., 3, IX, 30 : l’explication « ou puissance pour distinguer
le vrai du faux » est une addition de la traduction, probablement due à
Descartes.
l. Ib., et VII, 38 {Obvium est traduit par « raisonnable », ce qui
force le sens du texte). La Méd. 1 présentait déjà Descartes assis
« auprès du feu », ou le rêvant (IX, 14).
276 DESCARTES

choses posées hors de moi » ™. L'exemple des inclinations


naturelles tournées vers le mal, qui viennent d’être men¬
tionnées contre l’argument précédent, manifeste une
certaine division de mon esprit, puisque « elles ne
s accordent pas toujours avec ma volonté ; ainsi peut-
etre qu il y a en moi quelque faculté ou puissance propre
a produire ces idées sans l’aide d'aucunes choses exté¬
rieure^ bien qu’elle ne me soit pas encore connue »
Cette hypothèse d’une faculté productrice inconnue en
moi est-elle compatible avec ma définition comme chose
qui pense ? Burman le demande à Descartes, qui répond :
dune part, ce n’est qu’une objection, c’est-à-dire un
doute possible ; d’autre part je ne fais pas attention ici
a la nature de rnon être, qui n'a pas encore été expli¬
citée. La difficulté n’est donc que provisoire, et sera réso-
ue P us loin, en réfléchissant plus soigneusement sur
moi-meine°. Il me faut en effet savoir que je ne suis
qu une chose qui pense, pour conclure que nulle faculté
ne peut s exercer en moi ( comme devrait le faire cette
production d’idées), s^s que j’en aie conscience. Pour
mstant le doute subsiste, quant à l’origine de ces idées
apparemment « adventices », car d’elles-mêmes elles
n engagent aucune relation immédiate et directe avec les
objets extérieurs.
Et surtout, la similitude spontanément supposée
douteuses.
image sensible peut meme être contredite par une idée
scientifique, comme dans l’exemple du soleil, qui m’appa-
rau tout pet t. et que l’astronome présente coiSe X
Sieurs fois plus grand que toute la terre. Cette seconde
tafnéç^ l’extérieur, est ou tirée de cer¬
taines notions innees, ou élaborée, formée par moi • les
trois types fondamentaux d’idées ne se discriminent pas
deux-memes, et s’ils divergent à ce point, oS est la

n. Ib., IX, 31.

P fÏÏÎ: l«2’
haut (IX. 30) commèUnî msS pï P'”
RÉALITÉ FORMELLE 277

similitude ? La raison me persuade que l'image sensible,


qui semble plus immédiatement provenir de l'objet, lui
est aussi la plus dissemblable. L' « impulsion » qui me
pousse à faire correspondre à ces images certains objets
extérieurs, distincts de moi, et transmettant en moi leur
ressemblance, par les organes des sens, est donc « aveu¬
gle et téméraire », ou irréfléchie ; ce n'est qu'un pré¬
jugé, et non « un jugement certain » p. La division tripar-
tite des idées découvre pour le moment une impasse : elle
trace cependant un cadre, auquel la suite des Méditations
donnera un contenu. Mais, loin d'être justificatrice, elle
a besoin d'être fondée. La différence d'origine des idées,
qu'elle met en question, ne peut être discernée à partir
de leur seule appartenance à ma pensée.
Il faut donc, pour ouvrir « une autre voie », en
revenir à ce fait que toutes les idées, « en tant seule¬
ment que ce sont de certaines façons de penser (cogi-
tandi quidam modi) » n'ont « entre elles aucune diffé¬
rence ou inégalité » i : que je rêve au feu ou que je le
ressente, que j'imagine une chimère, considère la gran¬
deur du soleil des astronomes ou pense à Dieu, en tant
que faits de conscience, ces idées sont des « formes »,
que revêt successivement ma pensée, et qui ont toutes
le même degré de réalité, puisqu'il est vrai que je les
pense, quelle que soit leur corrélation avec un objet
extérieur, toujours hypothétique. Mais cet objet est visé,
en chacune de ces idées, comme « représentation », et
c'est ce qui les différencie les unes des autres. Sur cet
élément discriminatif. Descartes va fonder toute son
argumentation. Il prend appui sur des distinctions sco¬
lastiques 8, auxquelles il donne cependant une vigueur
nouvelle. Car les idées sont alors pour lui les seules

p. Ib., 31 : la traduction ajoute : « et prémédité » ; de même pour


« et téméraire » : mais le traducteur, le duc de Luynes, a coutume
d’expliciter un seul mot latin par deux termes conjoints. Au contraire,
l’addition de la fin de la phrase, insistant sur la critique de la ressem¬
blance, doit être due à la révision par l’auteur ; « j’ai cru qu’il y avait
des choses... différentes... qui... envoyaient en moi leurs idées ou images,
et y imprimaient leurs ressemblances ».
q. Ib. Sur l’idée prise « matériellement » comme opération de
l’entendement, rép., IX, 180, et Méd., préface au lecteur, VII, 8.
278 DESCARTES

existences, participant à l’indubitabilité du Cogito dont


elles sont les modes. Au contraire, pour la tradition, que
représente bien Caterus, auteur de la première série
d objections, une idée n’est qu’une « chose pensée, en
tant qu’elle est objectivement dans l’entendement » ;
autrement dit, elle détermine, par la représentation d’im
objet, l’acte de l’entendement ; mais ce n’est là « qu’une
dénomination extérieure, et qui n’ajoute rien de réel à la
chose » r en elle-même. Le réalisme part des choses, et
accorde un être secondaire à leur reflet dans la pensée.
Le cartésianisme, qui a mis entre parenthèses l’existence
des choses, prend les idées comme des êtres, tous égale-
rnent réels en tant qu’actes, ou formes, de ma pensée :
c[est la « réalité formelle » de l’idée. Et pour les différen¬
cier, il examine leur « réalité objective », ou représenta-
tives ; « être objectivement ne signifle autre chose
qu’être dans l’entendement, en la manière que les objets
ont coutume d’y être » t, c’est-à-dire représentés. Mais au
regard de 1 idée, c est bien plus qu’une « dénomination
extérieure », puisque cela seul la distingue d’une autre :
bien que cette « façon d’être » pour la pensée ne puisse
etre assimilée à l’existence en soi « hors de l’entende¬
ment », et puisse être dite « bien plus imparfaite », elle
n est pas « un pur rien » Le néant ne saurait produire
aucune différenciation ; c’est une variante de l’axiome
fondamental que rien ne vient de rien, auquel je ne puis
penser sans en être absolument persuadé.
Sous sa forme générale, le principe de causalité
s énoncé ; « C'est une chose manifeste par la lumière
naturelle, qu’il doit y avoir pour le moins autant de

r. obj., IX, 74.


cnnHfÜittf présentent des substances...
à H objective . et la traduction ajoute ;
perfecdoî représentation à plus de degrés d’être ou de

«h.-i-'t/” garder de confondre cette « réalité


objective . avec ce que nous appellerions validité objective de l’idée
ou correspondance avec un être hors de l’entendement.
accordera aisément qu’une monnaie réelle soit dite plus
parfaite que sa seule représentation, qu’une chèvre vivante ait plus
monnalT® ma rêverie d’une chimère. Mais celle-ci, comme l'toa?e de la
monnaie, a néanmoins un etre représentatif, qui demande expUcation.
RÉALITÉ OBJECTIVE 279

réalité dans la cause efficiente et totale que deins son


effet Descartes a expressément ajouté « efficiente et
totale », pour atteindre une principe existentiel, sans se
contenter éventuellement d’un modèle exemplaire
(comme dans la cause formelle de la quadripartition
aristotélicienne), et pour exclure les causes partielles ou
occasionnelles Appliqué à l'idée, il renvoie d’une part
à la chose pensante, dont sa réalité formelle est un
mode, ou une actualisation déterminée * ; d’autre part
à ce qui permet de distinguer telle ou telle « réalité
objective » : « quoiqu’on ne suppose point » que la chose
ainsi représentée « existe hors de mon entendement »,
elle « peut néanmoins être plus parfaite que moi à
raison de son essence »y. Toute représentation renvoie à
un modèle^, même s’il est irréel, fictif, comme la chi¬
mère ; et les idées sont « comme des tableaux, ou des
images » même si l’archétype, purement intelligible,
échappe à l’imagination.
En combinant le principe de causalité, avec celui
de la correspondance entre l’idée et un « idéat »^, Des¬
cartes dégage les exigences suivantes : « Afin qu’une
idée contienne une telle réalité objective plutôt qu’une
autre, elle doit sans doute avoir cela de quelque cause,
dans laquelle il se rencontre pour le moins autant de
réalité formelle, que cette idée contient de réalité objec¬
tive » Sinon, cette réalité objective, si « imparfaite »

V. Méd., 3, IX, 32. Cf. 2‘ rép., IX, 106-107, sur la subordination de ce


principe de causalité à : « de rien rien ne se fait » ; et IX, 127-128, axio¬
mes 1, 3 (« aucune chose, ni aucune perfection de cette chose actuelle¬
ment existante, ne peut avoir le Néant, ou une chose non existante, pour
la cause de son existence ») et 4.
w. A Mersenne, 31-12-1640, III, 274 ; cf. 2‘ rép., IX, 105-106.
X. Méd., 3, IX, 32 : « toute idée étant un ouvrage de_ l’esprit, sa
nature est telle qu’elle ne demande de soi aucune autre réalité formelle,
que celle qu’elle reçoit et emprunte de la pensée. »
y. Méd., préface au lecteur, VII, 8.
Z. Méd., 3, VII, 42 et IX, 33 : « instar archetypi », « comme un

patron ou mi original ».
a. Ib. : « veluti quasdam imagines ».
b. Ib., IX, 32-33. Cf. 2‘ rép., axiome 5, IX, 128 : « la réalité objective
de nos idées requiert une cause, dans laquelle cette même réalité soit
contenue, non seulement objectivement, mais même formellement, ou
280 DESCARTES

soit-elle, tirerait « son origine du néant ». Cependant la


cause ne pourrait-elle être aussi une représentation ?
« Encore qu il puisse arriver qu'une idée donne nais-
sance à une autre idée, cela ne peut toutefois être à
Descartes exclue cette réitération à
Imfini (nous le retrouverons plus loin); mais il est de
1 essence de la cause d'être une réalité actuelle ou for¬
melle : et la cause d'une idée doit être précisément
1 « original » dont celle-ci est comme la copie. « En
sorte que la lumière naturelle me fait connaître évidem¬
ment, que les idées sont en moi comme des tableaux,
ou des images, qui peuvent à la vérité facilement déchoir
de la perfection des choses dont elles ont été tirées, mais
qui ne peuvent jamais rien contenir de plus grand ou
de plus parfait » <=.
• ^ donc moins d'équivalence que de minimum
traduit par la conclusion : « que si la
reahte objective de quelqu'une de mes idées est telle que
je connaisse clairement qu'elle n’est point en moi, ni
ormellement, ni éminemment, et que par conséquent je
ne puis pas moi-même en être la cause ; il suit de là
nécessairement que je ne suis pas seul dans le monde
mais qu il y a encore quelque autre chose qui existe et
qui est la cause de cette idée »d Ainsi, en s'enferm'ant
dans la solitude du CogÙo et de ses pensées. Descartes
espere trouver une issue, par la seule considération du
contenu des idees. Mais toute « réalité objective » est
oin de correspondre à un objet réel ; la critique de
limpulsion temeraire qui pose, à l’origine des idées
apparemment venues de l’extérieur, une chose « sem¬
blable », ne doit pas être oubliée. L’aspect qualitatif de
la représentation n’intervient pas dans l’argumentation
perfïSion fo «“'elle des « degrés d4tre ou de
perfection » enveloppe une certaine quantification ne

ctïTïn,' ■'=
c. Méd., 3, IX, 33.

. p,„. be b.,,. U SS "cS.’S


d. Ib. ; « formellement » s'il v a - •
RÉALITÉ FORMELLE ET OBJECTIVE 281
retenant de la pierre, par exemple, que son être substan¬
tiel, qui comporte plus de perfection que celui d’un
simple accident Toute substance en pourrait donc être
la cause ; et par conséquent moi-même, en tant que sujet
de toutes mes pensées, malgré cette « notable diffé¬
rence », qui trouvera plus tard son point d’application,
que je me conçois comme « une chose qui pense et non
étendue ; et que la pierre au contraire est une chose
étendue, et qui ne pense point ». Et même les modes
propres aux choses corporelles pourraient alors être
subordonnés à ma substance, qui les contiendrait émi¬
nemment L'analyse des idées que j'ai des choses sen¬
sibles, dans leur diversité représentative, se retourne
encore, comme celle du morceau de cire, sur la possi¬
bilité pour le sujet pensant d'en être non seulement le
support formel, mais aussi la cause efficiente et totale.
Du moins, aucune évidence n'impose la nécessité d'une
cause hors de moi s.

La seule clarté de la « lumière naturelle » reste en


effet la règle qui commande toutes ces considérations,
si techniques soient-elles. Ces degrés d'être, cette réalité
formelle et cette réalité objective pourraient apparaître
comme un héritage scolastique, ayant échappé au doute
hyperbolique. C'est pourtant pour Descartes la formu¬
lation la plus exacte des conditions nécessaires d'équi¬
valence minimale entre toute réalité, ou ses modifica¬
tions, et un principe ontologique qui en rende raison.
Parce que l'idée est à la fois pensée et représentation,
elle exige la double référence à un sujet qui la pense, et
à un modèle, pouvant lui-même être soit une invention

e. Méd., 3, IX, 32 et 35 ; cf. 2« rép. défin. 5, IX, 125 et axiome 6


IX, 128.
f. Méd., 3, IX, 35.
g. 5‘ rép., in Med. 3, § 6, VII, 367, T. : « je n’ai point affirmé que
« les idées des choses matérielles dérivaient de l'esprit » ... ; car j’ai
montré expressément après qu’elles procédaient souvent des corps, et
que c’est par là que l’on prouve l’existence des choses corporelles ;
mais j’ai seulement fait voir en cet endroit-là qu’il n’y a point en elles
tant de réalité qu’à cause de cette maxime : « Il n’y a rien dans un
effet qui n’ait été dans sa cause, formellement ou éminemment », on
doive conclure qu’elles n’ont pu dériver de l’esprit seul ».
282 DESCARTES

de mon esprit h, ou d’un autre esprit, soit une chose hors


de moi. Ces précisions assurent la rigueur de la démar¬
ches cartésienne. Le Discours de la méthode les ayant
évitées >, les « raisons qui prouvent l’existence de Dieu »
sont, avoue Descartes, entachées d' « obscurité » : « j’ai
supposé que certaines notions, que l’habitude de penser
m’a rendu familières et évidentes, le devaient être aussi
à un chacun ; comme, par exemple, que nos idées ne
pouvant recevoir leurs formes ni leur être que de quel¬
ques objets extérieurs, ou de nous-mêmes, ne peuvent
représenter aucune réalité ou perfection, qui ne soit en
ces objets, ou bien en nous, et semblables » i. Le philo¬
sophe aurait-il pris pour des évidences certaines habi¬
tudes scolaires ? L’étonnement de ses premiers lecteurs
montre suffisamment qu’il repense ces notions de façon
très personnelle, en les passant toujours au crible de
1 attention présente : « Et d’autant plus longuement et
soigneusement j’examine toutes ces choses, d’autant plus
clairement et distinctement je connais qu’elles sont
vraies »

2. La preuve de Dieu par Vidée d’infini en nous

Ces développements sur la cause nécessaire de toute


réalité objective préparent et encadrent la première
preuve de Dieu dans la troisième Méditation. Car l’énu¬
mération des idées selon leur objet fait apparaître, outre

1 l’idée d’une machine


pieine d artifice, on se demande si l’auteur « a vu quelque part une
telle rnachine faite par un autre, ou s’il a si bien appris la science des
mécaniques, ou s’il est avantagé d’une telle vivacité d’esprit que de
lui-meme il ait pu l'inventer... ».
1. Le Z). M. 4, VI, 34, parle seulement des « pensées » (sans
évoquer le double aspect de l’idée), pouvant être soit « des dépen¬
dance de ma nature, en tant qu’elle avait quelque perfection », soit
issues du néant en tant que « j’avais du défaut », ce qui était impos¬
sible pour « 1 idée d un etre plus parfait que le mien »
j. A Vatier, 22-2-1638, I, 560-561.
k. Méd., 3, IX, 33, juste après les précisions sur la nécessité d’une
cause tonnelle pour toute réalité objective des idées.
l’idée de dieu 283
l'idée de moi-même dont ma conscience immédiate rend
compte sans difficulté, « une autre qui me représente
un Dieu », d’autres des choses corporelles et inanimées »,
ou des anges, des animaux, des hommes comme moi.
Ces trois derniers groupes peuvent être réduits aux
précédents *, dont ils sont composés : l’ange, esprit supé¬
rieur à moi, par ime combinaison de ma propre idée avec
celle de Dieu, les deux autres, sensibles et « animés »,
par la jonction de mon idée comme âme, avec celle des
corps. Ceux-ci et leurs propriétés, dont il est exclu
qu’elles soient « formellement » en moi, chose qui pense,
y peuvent être contenus éminemment, si l'on ne retient
que les notions de substance et de mode. Enfin les idées
de durée et de nombre, qui s’appliquent selon Descartes
aux esprits comme aux corps, sont acquises « quand je
pense que je suis maintenant, et que je me ressouviens
outre cela d’avoir été autrefois, et que je conçois plu¬
sieurs diverses pensées dont je connais le nombre »
« Partant il ne reste que la seule idée de Dieu, dans
laquelle il faut considérer s’il y a quelque chose qui
n’ait pu venir de moi-même » "i. C’est une donnée de la
conscience commune ; et à un contradicteur qui disait ne
pas comprendre ce que Descartes entend « par l’idée de
Dieu, par l’idée de l’âme, et par les idées des choses
insensibles », le philosophe dit entendre cela même
« qu’il a dû nécessairement comprendre lui-même quand
il... a écrit qu’il ne l’entendait point » ° : en avouant que
Dieu ne peut être conçu par l’imagination, l’adversaire

l. Ib., 34 et VII, 43 : la traduction (tant dans l’éd. de 1647 que


dans l’éd. Clerselier de 1661) comporte une lacune ; « elles peuvent
être formées par le mélange et la composition des autres idées que j’ai
des choses corporelles et de Dieu ». Il faut ajouter : « de moi-même »
(« mei ipsius, et rerum corporalium et Dei »).
m. Méd., 3, IX, 35 (Ma durée, comme l’identité du moi, est ici
fondée sur la mémoire, bien qu’elle puisse être trompeuse ; mais en
tant que souvenir présent, elle tombe sous l’actualité indubitable de la
conscience). Cf. Pr., 1, a. 48, sur les « notions générales qui se peuvent
rapporter à toutes » choses, « à savoir celles que nous avons de la
substance, de la durée, de l’ordre et du nombre, et peut-être aussi
quelques autres ».
n. Méd., 3, IX, 35.
o. A Mersenne, juillet 1641, III, 392.
284 DESCARTES

reconnaît que cette notion appelle une pure intellection.


Car les difficultés métaphysiques viennent de ce qu'on
asservit l’esprit aux seules représentations imaginatives.
Si donc il rejette cette équivoque, « il lui sera facile de
reconnaître que, par l’idée de Dieu, je n’entends autre
chose que ce que tous les hommes ont coutume d’enten¬
dre lorsqu’ils en parlent, et que ce qu’il faut aussi de
nécessité qu’il ait entendu lui-même ; autrement com¬
ment aurait-il pu dire que Dieu est infini et incompré¬
hensible, et qu’il ne peut pas être représenté par notre
imagination ? et comment pourrait-il assurer que ces
attributs, et une infinité d’autres qui nous expriment sa
grandeur, lui conviennent, s’il n’en avait l’idée ? » p. On
ignore tout du correspondant de Mersenne auquel ces
lignes sont destinées, et de sa réaction : aurait-il soutenu
que le groupe de lettres formant le mot Dieu est vide de
sens, « nous ne pourrions du tout rien connaître de
Dieu >>q. Mais, afin de le nier, il faut bien que l’athée
conçoive ce que les autres entendent en attribuant à cet
être, éventuellement fictif, une série de perfections por¬
tées à leur point extrême ; et cette idée suffit pour que
1 argumentation cartésienne ait son point d’appui.
Cette universalité de droit devrait lui donner une
force exceptionnelle ; et Descartes, dans sa présentation
des Méditations aux théologiens de la Sorbonne, assure
que, sans avoir cherché la nouveauté, il s’est limité aux
preuves vrairnent premières et principales (ou fonda¬
mentales),^ qu il ose « proposer pour de très évidentes et
très certaines démonstrations » Encore faut-il, pour
les entendre, y appliquer toute son attention. Aussi ne
s etonne-t-il pas de ce qu’au départ tous n’acceptent pas

V- Ib., 393-394.
q. Ib., 394.
r. Méd., Epître dédicatoire, IX, 6. Il reconnaît que, « bien enten-
dues », « presque toutes les raisons » apportées par ses prédécesseurs
sont démonstratives, et qu'il est « presque impossible d’en inventer de
nouvelles », Il s’est borné à « rechercher une fois (semel : ZXn7e
/oisJ curieusement et avec soin les meilleures et plus solides et
les disposeï en un ordre si clair et si exact, qu’il soit constant désor
mais a tout le monde que ce sont de véritables démonstrations »,
l’idée de dieu 285
de reconnaître en eux l’idée de Dieu ; Ü ne doute nulle-
rnent que tous ne la possèdent, au moins implicitement
cest-à-dire aient l’aptitude à l’apercevoir explicitement'
meme s ils ne la remarquent pas, fût-ce peut-être après
la millième lecture des Méditations K Et il ridiculise
l’accusation de mauvaise foi portée par Voëtius, qui le
soupçonne d’athéisme pour avoir ainsi rendu inutile toute
preuve de Dieu, puisque chacun est censé en avoir
1 idee ‘. Or la vigueur de la démonstration réside dans
le passage d|une notion encore imprécise, voire contes¬
tée, à 1 irrésistible évidence que je ne saurais aucune¬
ment le penser si Dieu n’existait réellement. Cette expli¬
cation s’appuie sur l’armature technique précédem¬
ment élaborée pour toute idée, celle de Dieu seule brisant
1 enclos du^ Cogito. Sa réalité objective requiert une
cause, que je ne puis fournir, puisque je suis un être fini
et imparfait, et qu elle représente un infini absolument
parfait : tel est le cœur de l’argument. C’est donc une
preuve par la causalité, autrement dit à partir d’un effet
créé, selon la démarche la plus couramment admise *1 ;
rnais cet effet ne peut être, comme dans les preuves tra¬
ditionnelles, le monde ou les choses sensibles, puisque
leur existence reste douteuse C’est donc une idée, aussi
réellement existante que toute modalité du Cogito, et
telle que les caractéristiques de ma pensée, mises' en
évidence par ce même Cogito, sont radicalement inca¬
pables d’en rendre compte.
Quelle est cette idée ? « Par le nom de Dieu, dit
Descartes, j’entends ime substance infinie » ; et il pour¬
suit par une série d’attributs, qui varient légèrement
d’un texte à l’autre ^ : éternité, immutabilité, indépen-

s. A VHyperaspistes, août 1641, III, 430, T.


t. Ep. Voet., VIII-2, 166-167 (T. dans Lettres de Descartes à Regius...,
pp. 193-195).
U. R rép., IX, 84-85 : « je n'ai point tiré mon argument de ce que
je voyais que dans les choses sensibles il y avait un ordre ou une
certaine succession de cause efficientes, partie à cause que j’ai pensé
que l’existence de Dieu était beaucoup plus évidente que celle d’aucune
chose sensible,.. ».
V. Méd., 3, IX, 32 et 35-36, VII, 40 et 45 ; le français ajoute chaque
fois immuable, et la seconde fois éternel, qui figurait dans le premier
286 DESCARTES

dance, omniscience, toute-puissance et création de tout


ce qui existe (moi seul jusqu'ici connu comme tel, devant
donc avoir été créé par lui). L'évocation de la première
Méditation ne retenait que la toute-puissance du créa¬
teur, ce qui permettait d'y associer hypothétiquement la
tromperie. A présent, le philosophe examine avec soin
des notions non seulement compatibles entre elles, mais
indissociables, et constitutives d'une idée qui m'appa¬
raît « fort claire et fort distincte, puisque tout ce que
mon esprit conçoit clairement et distinctement de réel
et de vrai, et qui contient en soi quelque perfection, est
contenu et renfermé tout entier dans cette idée » Elle
unit donc toute réalité, toute perfection, portée chaque
fois au maximum absolu : « summe intelligentem,
summe potentem » 12. La racine en est bien l'infinité, ou
absence totale de limitation. Car, en dépit de la forme
négative du terme, en français comme en latin. Descartes
insiste sur la pleine positivité de cette idée d'infini. C'est
une « véritable idée », ayant par elle-même un contenu
propre, et non la simple « négation de ce qui est fini...
Puisqu'un contraire je vois manifestement qu'il se ren¬
contre plus de réalité dans la substance infinie, que dans
la substance finie, et partant, que j'ai en quelque façon
premièrement en moi la notion de l'infini, que du fini,
c'est-à-dire de Dieu, que de moi-même »
Cette évidence présente annulerait-t-elle la prio¬
rité du Cogito ? « Explicitement, répond Descartes,
nous pouvons connaître notre imperfection avant la
perfection de Dieu, parce que nous pouvons porter
notre attention d'abord sur nous puis sur Dieu, et
conclure notre finitude, avant son infinité ; mais
cependant implicitement la connaissance de Dieu et
de ses perfections doit toujours précéder celle que

texte à la place de indépendant. Cf. D. M., 4, VI, 35, qui part de


« 1 Etre parfait..., infini, éternel, immuable, tout connaissant, tout
puissant » ; Pr., 1, a. 22, ajoutant : « source de toute bonté et
vérité ».
w. Méd., 3, IX, 36. Comme le D. M., les Pr. insistent sur Dieu
comme « extrêmement parfait ; ... cet être tout parfait » (1 a 14 et 181
X. Méd., 3, IX, 36.
l'infini positif 287
nous avons de nous-mêmes et de nos imperfections. Car
en réalité, l’infinie perfection de Dieu est antérieure à
notre imperfection, puisque celle-ci est un défaut et une
négation de la perfection divine ; or tout défaut et néga¬
tion présuppose la réalité dont ils sont défaut et néga¬
tion »y. Du fait (dans mon doute, je résiste à toute
tromperie en me pensant comme existence première
connue, dans sa limitation même). Descartes accède au
droit : m'avouer fini, c’est déjà connaître l'infini. « Car
comment serait-il possible que je pusse connaître que
je doute, et que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque
quelque chose, et que je ne suis pas tout parfait, si je
n avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le
mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les
défauts de ma nature ? » z. C’est une expérience que fait
celui qui dit ignorer Dieu : il se pense déficient, ou du
moins il désire s’améliorer ; il a donc l’idée préalable de
cette perfection qui lui manque.
Il est ici capital que le Cogito n’ait pas posé directe¬
ment la Pensée universelle, impersonnelle ou absolue :
certes il met en lumière la nécessité rationnelle de la
liaison, mais à travers une nature singulière, fragile, à
l’attention fuyante. Dire : « je pense, donc Dieu est »,
c’est bien en un sens trouver dans ma pensée ce qui
fonde la vérité de toute pensée, mais sans aucune imma¬
nence. Car cette explication surmonte une opposition
entre le fini et l’infini : « je doute, donc Dieu est », au-
dessus de tout doute, dans une absolue transcendance *3.
La positivité de l’infini, inséparable de l’idée de totale
perfection, est donc le nerf de la preuve. Et si Descartes
n’est pas le premier qui ait réformé, pour l’appliquer à
Dieu, l’antique conception négative de Vapeiron, essentiel¬
lement indéterminé, ou im-parfait i’*, du moins lui a-t-il
donné une portée exceptionnelle, qui se retrouve dans
toutes les grandes philosophies rationalistes du xviP siè¬
cle 15. Elle exprime la plénitude première de l’Être, dans
sa position absolue : car « de cela seul que je conçois

y. E. Bumt., V, 153, T.
Z. Méd., 3, IX, 36.
288 DESCARTES

Vêtre, ou ce qui est, sans penser s'il est fini ou infini,


c’est l’être infini que je conçois » Nous en avons une
conception claire, bien que par définition il déborde
infiniment notre entendement : aussi Descartes dit-il que
nous ne le pouvons « comprendre », ou embrasser tota¬
lement par la pensée'’. H en est de même pour toutes
« les disputes de l’infini », paradoxes de l’infini mathé¬
matique, ou impossibilité d’apercevoir, par exemple, des
limites à l’étendue, ou à sa divisibilité : « il serait ridi¬
cule que nous, qui sommes finis, entreprissions d’en
déterminer quelque chose, et par ce moyen le supposer
fini, en tâchant de le comprendre » Mais parce qu’il
voit clairement qu’en « Dieu seul » l’infini est associé à
une perfection sans bornes, Descartes lui réserve le nom
d’infini, au sens pleinement positif du terme, et appelle
indéfini ce en quoi nous ne pouvons, en fonction de nos
propres limites, pas déterminer de limites d.
Cependant l’expérience d’une progression indéfinie
ne peut-elle être transposée, à partir des perfections que
je trouve en moi, pour constituer l’idée de l’infini divin ?
L’objection a été souvent adressée à Descartes, bien
qu’elle ait été d’avance repoussée dans la troisième Médi¬
tation. « En effet j’expérimente déjà que ma connais¬
sance s’augmente et se perfectionne peu à peu, et je ne
vois rien qui la puisse empêcher de s’augmenter de plus
en plus jusques à l’infini, puis étant ainsi accrue et

a. A Clerselier, 23-4-1649, V, 356 ; à VHyperaspistes, août 1641, III,


426-427,
b. Méd., 3, IX, 37 ; VII, 46 : « il est de la nature de l’infini que
ma nature qui est finie et bornée ne le puisse comprendre, et il suffit
que je conçoive (inteîligere) bien cela ». Sur le flottement des traduc¬
tions pour concevoir et entendre, et la constance de Descartes dans
l’opposition entre ce que nous ne comprenons pas et ce dont nous
avons l'intellection, cf. les textes groupées au ch. III, p. 130, note i.
attitude est nette dès 1630 : à Mersenne,
15-4, I, 146-147, admettant qu’un infini numérique peut être plus grand
qu un autre in ratione finiti ; mais « il cesserait d’être infini si nous
le pouvions comprendre ». Pour « l’Achille de Zénon », Descartes
démontre que le dixième du dixième, etc. « à l’infini » ne fait « qu’une
quantité finie », et que notre imagination s’y laisse prendre ; à Cler-
seher, juin ou juillet 1646, IV, 445-447 ; à Mersenne, 7-9-1646 IV 499-500
® Chanut, 6-6-1647, V, 51-52; à Clerselier, 23-4-1649’
V, 356, etc.
l’infini positif 289
perfectionnée, je ne vois rien qui empêche que je ne me
puisse m acquérir (adipisci) par son moyen toutes les
autres perfections de la nature divine » et ainsi en
produire l’idée. Mais ce progrès potentiel et indéfini reste
inferieur a l’absolue perfection, complète, tout entière
en meme temps, selon la caractéristique de l’éternité
« Et même n’est-ce pas un argument infaillible et très
certain^ d imperfection en ma connaissance, de ce qu’elle
s accroît peu à peu, et qu’elle s’augmente par degrés :
Davantage, encore que ma connaissance s’augmentât de
plus en plus, néanmoins je ne laisse pas de concevoir
quelle ne saurait être actuellement infinie, puisqu’elle
narrivera jamais à un si haut point de perfection;
qu elle ne soit encore capable d’acquérir quelque plus
grand accroissement »ï : le mieux n’est tel que par
incapacité du bien. Regius pourtant insiste : de ce qu’il
y a en nous quelque degré positif de sagesse, de puis¬
sance de bonté, etc., « nous formons l’idée d’une sagesse
infinie, ou du moins indéfinie, ou de puissance, de bonté,
et des autres perfections attribuées à Dieu, comme aussi
l’idée d’une quantité infinie » s.
Or Descartes, loin de le nier, l'accorde, comme aux
divers empiristes qui reprennent l’objection : il se per¬
suade « qu’il n’y a pas en nous d’autre idée de Dieu que
celle qui se forme de cette façon » h. Mais, dit Descartes,
même^ la conception d’une quantité indéfinie ne pourrait
être tirée de la vue d’une quantité toute petite, ou d’un
corps fini, si la grandeur du monde n’était ou ne pouvait

e. Méd., 3, IX, 37 ; VII, 47. Mersenne ayant voulu remplacer


adipisci par intelUgere, Descartes maintient le terme audacieux (4-
3-1641, III, 329). Car « à cause que notre connaissance semble se
pouvoir accroître par degrés jusques à l’infini, et que, celle de Dieu
étant infinie, elle est au but où vise la nôtre, si nous ne considérons
rien davantage, nous pouvons venir à l’extravagance de souhaiter d’être
dieux » (à Chanut, 1-2-1647, IV, 608).
f. Méd., 3, IX, 37.
g. Objection citée par Descartes dans sa réponse à Regius, 24-5-1640.
III, 64, r.
h. Ib. ; 2« rép., IX, 105 ; 5‘ rép., in Med. 3, § 4, VII, 365 ; à
l'Hyperaspistes, août 1641, III, 427-428.

10
290 DESCARTES

être telle : ainsi l'indéfini reflète l'infini dans la création,


et intervient comme idée directrice de l'arnplification
au-delà de nos étroites limites. A fortiori pour l'infini tota¬
lement positif, où la sommation des perfections est éter¬
nellement posée en un acte unique : « toute la force de
mon argument est que... je ne pourrais avoir une nature
propre à étendre à l'infini par la pensée ces perfections
si petites en moi, si nous ne tenions notre origine d un
Être en qui elles se trouvent infinies en acte » *. Car
« d'où nous peut venir cette faculté d'amplifier toutes
les perfections créées, c'est-à-dire de concevoir quelque
chose de plus grand et de plus parfait qu'elles ne sont,
sinon de cela seul que nous avons en nous 1 idée d une
chose plus grande, à savoir de Dieu même » h
On en revient toujours à ceci : nul esprit fini ne
saurait penser l'infini sans une cause actuellement mfmie,
qui lui a donné ce pouvoir. Et cette faculté d'amplifier
à l'infini nos perfections réelles et limitées demande à
être mise en œuvre. Il devient explicable que l'idée de
Dieu ait passé par une élaboration, que tous ne la
reconnaissent pas sous sa forme la plus pure, et que les
philosophes anciens aient méconnu les notions capitales
d'infinité positive et de création ex nihilo. Ils n'ont pas
non plus découvert le caractère absolument imique de
la divinité 1^. Mais dès que la réflexion s'est appliquée à
l’infini, « c'est une chose très remarquable, que tous les
métaphysiciens s’accordent unanimement dans la des¬
cription qu’ils font des attributs de Dieu », et Descartes
précise : « au moins de ceux qui peuvent être connus par
la seule raison humaine » h Car ici le discours sur Dieu
n’est pas théologie révélée, mais approfondissement
rationnel. La démonstration de l’existence de Dieu par la
pensée que nous en avons est en même temps méditation
sur son essence.

i. A Regius, III, 6-4, T. ; cf. Méd., 3, IX, 41 ; 2‘ rép., IX, 105.


j. 5‘ rép., VII, 365, T.
k. E. Burm., in Med. 5, V, 161, T. : « Dieu » signifiant « abso¬
lument toutes les perfections », il y a contradiction à concevoir plusieurs
dieux. Le polythéisme est lié à un état de développement imparfait de
la raison, qui n’a pas encore pleinement conçu « l’Etre suprême ».
l. 2» rép., IX, 108.
SECONDE PREUVE DE DIEU 291

3. La preuve de Dieu
par la contingence de mon être pensant l’infini

Cette haute spéculation « deviendra manifeste à


ceux qui y penseront sérieusement, et qui voudront...
prendre la peine d'y méditer » avec le philosophe. Mais
pour ceux qui lisent les Méditations « sans y avoir
grande attention » ou « dont la lumière naturelle est
SI faible » que la notion primitive d’équivalence entre la
perfection objective d’une idée et sa cause réelle leur
échappé, Descartes a de nouveau prouvé l’existence de
Dieu « d une façon plus aisée à concevoir, en montrant
que 1 esprit qui a cette idée ne peut pas exister par soi-
même » n. La première preuve de la troisième Méditation
partait de ma pensée de l’infini, la seconde passe du
cogito au sum, mais le moteur de l’argument reste la
présence en ma pensée de l’idée d’infini. Caterus ayant
comparé la démonstration de Descartes avec l’argument
traditionnel^ de Saint Thomas et d’Aristote, Descartes
réplique qu’il ne part pas du sensible toujours douteux,
qu'il ne s’appuie pas sur l’impossibilité d’une série indé¬
finie de causes exigeant une cause première (selon l’adage
aristotélicien : « il faut s’arrêter » car il a pris appui
sur sa propre existence, en tant que présente, et connue
cornme chose qui pense. Enfin et surtout « je n’ai pas,
dit-il, seulement cherché la cause de mon être en tant
que je suis une chose qui pense, mais principalement
en tant qu’entre plusieurs autres pensées, je reconnais
que j’ai en moi l’idée d’un être souverainement parfait ;

m. 2‘ rép., IX, 107. Descartes dit : « comme im romam, pour se


désennuyer ». Il ne condamnera pas cette approche pour les Prin¬
cipes (préface, IX-2, 11-12), à condition d’y revenir « pour
remarquer la suite de mes raisons », et encore pour résoudre les
difficultés laissées en suspens la seconde fois. Les Méditations, plus
techniques, demandent des lectures réitérées. Descartes souhaite qu'on
y passe plusieurs semaines (2‘ rep., IX, 103).
n. 2' rép., IX, 107.
292 DESCARTES

car de cela seul dépend toute la force de ma démons¬


tration »
C’est en cela que cette seconde preuve est profon¬
dément apparentée à la précédente *7, au point qu’ « il
importe peu » qu'elle « soit considérée comme différente
de la première ou seulement comme une explication de
cette première » : l’essentiel est la remontée d’un effet
(« m’avoir créé », ou bien « avoir mis en moi son idée »),
à sa cause ; et ces preuves par les effets, qu’on appelle
souvent a posteriori, allant de ce qui est postérieur,
l’effet, vers ce qui le précède, « reviennent à une » : il
faut du moins que l’effet soit indubitable, comme notre
propre existence, ou les idées auxquelles nous pensons,
et que la cause atteinte soit réellement Dieu, ce qui exige
encore que nous en ayons d’abord l’idée?.
La troisième Méditation se demande donc « si moi-
même, qui ai cette idée de Dieu, je pourrais être, en cas
qu’il n’y eût point de Dieu » q. L’énumération des causes
possibles comporte, outre moi-même ou mes parents,
« quelques autres causes moins parfaites que Dieu » *■,
ce qui reprend l’hypothèse d’une origine naturelle de
mon être, évoquée entre celles du Dieu trompeur et du
malin génie : il était probable que je sois d’autant plus
imparfait qu’est moins puissant mon auteur. C’est pour¬
quoi la preuve part d’un être qui se sait imparfait, mais
qui a l’idée du parfait. Le premier point établit que si
j’étais par moi-même, « indépendant de tout autre »
précise la traduction, « il ne me manquerait aucune per¬
fection : car je me serais donné moi-même toutes celles
dont j’ai en moi quelque idée et ainsi je serais Dieu »®.
C’est le centre de la preuve, égalemient mis en lumière
dans les raccourcis du Discours et des Principes ; et cet

O. rép., IX, 85.


p. A Mesland, 2-5-1644, IV, 112.
q. IX, 38.
r. Mêd., 3, IX, 38.
s. Ib. ; D. M., 4, VI, 34-35, 2‘ rép., propos. 3, IX, 130, Pr., 1, a. 20
(qui n’explicite pas les axiomes sur lesquels s’appuie l’argument,
« certes très connu par la lumière naturelle » : texte latin ; trad. : « il
est évident que ce qui connaît quelque chose de plus parfait que soi
ne s’est point donné l’être... »).
FINITUDE ET PROGRÈS 293
aspect concrétise la relation déjà marquée, au niveau
des idees, entre l’infini parfait et la finitude de l’esprit
qui le pense : il n’y a pas seulement opposition concep-
tuelle, mais aspiration dynamique de l'imparfait vers la
plénitude, et conscience d’un manque dans « le doute
1 inconstance, la tristesse et choses semblables »‘. Déjà
transparaît, dans cette tension de notre être vers l’infini
le privilège de notre âme, image de Dieu. Notre connais¬
sance bornee se perfectionne sans cesse, dans la mesure
ou 1 entendement est associé à une volonté qui le pousse
a desirer toujours davantage. Cependant, comme l’argu-
mentation de la preuve précédente précisait que le pro¬
grès, rut-il indéfini, présuppose la réalité d’un infini
actuellement totalisé, on ne saurait objecter que l’infi-
nite de ma volonté a pu servir de modèle à la réalité
objective de mon idée de l’infini positif, ce qui annulerait
exigence d une autre cause que moi-même dans la pre¬
mière preuve. Au contraire, la réflexion psychologique
accentue, avec mon désir, le sentiment de ma déficience,
et la nécessaire priorité de l’idée qui guide ma volonté.
Lexposé à la façon des géomètres qui termine les
réponses aux secondes objections explicite un axiome,
accordé par toute la tradition scolastique : « La
volonté se porte volontairement et librement (car cela
est de son essence), mais néanmoins infailliblement, au
bien qui lui est clairement connu. C’est pourquoi, si elle
vient à connaître quelques perfections qu’elle n’ait pas,
elle se les donnera aussitôt, si elles sont en sa puis¬
sance , car elle connaîtra que ce lui est un plus grand
bien de les avoir, que de ne les avoir pas » Ma volonté
n est donc motrice dans sa tendance à l’infini, que parce
que l’idée d’une perfection totale est déjà en moi.
La Méditation considère alors en outre la plus ou
moins grande difficulté d’acquérir ces perfections, afin
d’éliminer l’objection que j’aurais juste assez de pouvoir
pour être l’auteur de mon être imparfait, et non celui de
me donner l’omniscience, ou une immuable constance.

t. D. M., 4, VI, 35. Cf. Méd., 3, IX, 38 : « je ne douterais d’aucune


chose, je ne concevrais plus de désirs ».
U. Axiome 7, IX, 128.
294 DESCARTES

Elle fait appel à un axiome, énoncé plus nettement et


dédoublé dans l’exposé géométrique : « Qui peut faire le
plus, ou le plus difficile, peut aussi faire le moins, ou le
plus aisé » ; et « c’est une chose plus grande et plus
difficile de créer ou conserver une substance, que de
créer ou conserver ses attributs ou propriétés » Il
est donc « très certain qu’il a été beaucoup plus diffi¬
cile, que moi, c’est-à-dire une chose ou une substance
qui pense, sois sorti du néant, qu’il ne me serait d’acqué¬
rir les lumières et les connaissances de plusieurs choses
que j’ignore, et qui ne sont que des accidents de cette
substance »■". Cette présupposition a été vivement cri¬
tiquée, notamment dans l’exposition par Spinoza des
Principes de la philosophie de Descartes : facile ou diffi¬
cile sont relatifs ; et les forces éventuellement employées
à ma conservation ne peuvent être dépensées ailleurs,
même pour des choses plus faciles. « De plus, je ne
sais pas si c’est un plus grand travail de créer une
substance que de créer (ou conserver) des attributs ;
autrement dit, dans un langage plus clair et plus philo¬
sophique ; je ne sais pas si ime substance n’a pas besoin
de toute la vertu et essence, par laquelle elle se conserve, j
pour conserver ses attributs ». Il y a identité, s’il s’agit
des propriétés de la substance qui suivent nécessaire¬
ment de sa définition, et absurdité pour « les perfections
de la substance infinie, qui diffère de la mienne par
toute son essence » Burman avait émis quelques
objections voisines, et dans l’Entretien, Descartes répon¬
dait qu’on ne doit pas ici instituer de comparaison entre

V. Ib., ax. 8 et 9, qui poursuit : « mais ce n’est pas une chose


plus grande, ou plus difficile, de créer une chose que de la conserver »
(ce sur quoi nous reviendrons).
w. Méd., 3, IX, 38. Avant même l’impression des Méditations, en
réponse à une objection transmise par Mersenne, Descartes explicite le
premier axiome et son champ d’application : « L'axiome que Quod
potest jacere majtis, potest etiam minus, s’entend in eadem ratione
operandi, vel in iis quae requirunt eamdem potentiam ». (L’axiome « qui
peut le plus peut le moins » s’entend dans le même ordre d’opérations,
ou dans ce qui requiert la même puissance). « Car inter homines »
(parmi les hommes) « qui doute que tel pourra faire un bon discours,
qui ne saurait pour cela faire une lanterne ?» (à Mersenne, 21-4-1641,
III, 362).
LA SUBSTANCE 295
une substance et les attributs d'une autre, et que si les
attributs pris comme collection sont identiques à la
substance, il n’en est pas de même quand on les « distri-
bue » un à un Mais précisément, dira-t-on, ce qui fait
1 infranchissable distance entre ma finitude et la réalité
en SOI infiniment parfaite, c’est qu’elle l’est d’un coup,
absolument, et que je ne m’en approche jamais que par
degres ; et il demeure bien pour Descartes que cette
totale perfection excède mes propres forces. Il ne revient
pas ici sur ce qui est déjà acquis : il argumente à partir
de perfections prises séparément, et même progressive¬
ment, puisque j y aspire, pour conclure à la supériorité
de la substance sur ces propriétés, parce que, si j’étais
par moi-même auteur de mon être, a fortiori me serais-
je constitué comme l’être idéal que je conçois.

Car le propos s’oriente désormais vers les exigences


de la notion de substance. Et c’est en quoi cette seconde
preuve ne se borne pas à apparaître comme une variante
de la première, plus aisée à suivre, puisqu’elle substitue,
à la réalité d une idée, comme effet dont on cherche
la cause, mon existence concrète, plus unanimement
évidente, nul ne pouvant méconnaître la vigueur du
Cogito. Elle va aussi plus profond, absolutius, dit même
Descartes y, puisqu’elle débouche sur la dépendance de
toute substance finie à l’égard d’une Substance qui ne
soit pas seulement per mais pleinement a se, c’est-
à-dire positivement par soi comme par une cause C’est
en effet en fonction de cette conception de la « cause de

X. V, 154-155, T.
y. P rép., VII, 106. La traduction (IX, 84) est plus faible : « outre
cela, j'ai demandé, savoir si je pourrais être, en cas que Dieu ne fût
point, non tant pour apporter une raison différente de la précédente,
que pour expliquer la même plus exactement ». En fait elle atteint
mieux l’absolu, tout en se fondant sur la même raison, l’idée d’infini
en moi fini.
Z. C'est-à-dire non per aliud, concevable sans un autre support,
tandis que chaque modification ne peut subsister dans un tel sujet. Cf!
Er., 1, a. 51, définissant la substance comme « rem quae ita existit,
ut riulla alia re indigeat ad existendum », le français étant encore ici
équivoque, disant « qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister ».
a. i' rép., VII, 109-111 (répétant bien a se, pour préciser la notion
positive de causa sui) ; IX, 87-88.
296 DESCARTES

soi » qu'il est impensable qu’un être capable de se faire


exister ne s’octroie pas en même temps toutes les per¬
fections dont il a l’idée 21. Telle serait la véritable indé¬
pendance. Lorsque Descartes oppose la dépendance des
modes à la suffisance de chaque substance, c’est par
rapport aux autres substances créées, dont elle se diffé¬
rencie pour apparaître comme une chose complète
parce que nous n’avons pas usé d’abstraction pour l’en
séparer Mais quand il dit dans la troisième Médita¬
tion : « moi, c’est-à-dire une chose ou une substance
qui pense », il désigne la réalité qui n’est ici connue qu’à
travers ma pensée, comme le sujet des modes pensants,
ou le principe dont ils émanent ; il ne peut encore con¬
clure qu’elle est réellement distincte de tout autre subs¬
tance limitée, bien qu’elle soit parfaitement distinguée,
sur le plan épistémologique, par l’idée claire qu’il en a.
Or le premier être que ma pensée doit poser hors
de moi, se découvre tel qu’ontologiquement je ne saurais
en être indépendant, puisque je ne subsisterais pas un
seul instant sans lui. En effet, pour repousser l’objection
selon laquelle, si je ne suis pas auteur de moi-même,
peut-être n’y a-t-il pas lieu d’en chercher un, à supposer
que j’aie « toujours été comme je suis maintenant »,
Descartes poursuit : « de ce qu’im peu auparavant j’ai
été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce i
n’est qu’en ce moment quelque cause me produise et me |
crée, pour ainsi dire, derechef, c’est-à-dire me j
conserve» Cette assimilation de la conservation à une j
création continue soulève deux questions : elle engage j
une conception du temps, et elle dispense de remonter ;
en arrière de cause en cause, puisque c’est présentement !
que mon être demande à être fondé. 1

b. Pr., 1, a. 61 : il y a distinction modale « entre le mode... et la 1


substance dont il dépend ; ...par exemple,... entre la figure ou le mouve- i
ment, et la substance corporelle dont ils dépendent tous deux », ou i
« entre assurer ou se ressouvenir, et la chose qui pense ».
c. 4^ rép., IX, 175 ; Pr., 1, a. 52. j
d. 4’ rép., IX, 171-174 ; à de Launay, 23-7-1641, III, 420-421. Au j
contraire nous ne pouvons isoler que par abstraction telle intellection
ou telle volition du principe pensant, comme la figure de l'étendue, il
e. Méd., 3, IX, 38-39.
CONTINGENCE DU TEMPS 297
Pour le premier point, il est, dit Descartes, fort
évident à quiconque considère attentivement la nature
du temps, qu il peut être divisé en parties innombrables
qui, prises une à une, ne dépendent nullement des
autres f. Aussi parle-t-on généralement de temps discon¬
tinu en relation avec l’équivalence des instants dans
la physique cartésienne. Descartes parle pourtant, dans
cette argumentation même, de « la durée » des choses s,
notion qu'il applique à la fois aux esprits et aux corps
Si la source en peut être psychologique, en ce que « je
pense que je suis maintenant, ... et je me ressouviens
outre cela d'avoir été autrefois » i. Descartes n'oppose
donc pas deux modes d’être, celui des âmes qui éprou-
veraient une certaine continuité, et celui des corps carac¬
térisé par 1 instantanéisme. La réflexion métaphysique
sur le temps concerne ici toute substance créée. Mais
précisément, il n est question ni de la négation d’une
force en physique, ou de l’absence de temps appréciable
entre l'émission lumineuse et sa réception, ni du fait que
nous ne saurions penser sans une certaine épaisseur
du présent É Descartes parle de moments indéfiniment
divisibles, et non d’instants ponctuels en nombre actuel¬
lement infini, mais la division n’est pas d’ordre psycholo-
gique. Elle est de droit : ce même acte d’attention, qui
s’élargit des prémisses à leur conséquence immédiate, et
requiert un minimum de durée pour apercevoir la liaison,
peut être soudain interrompu si ma pensée s’efface subi¬
tement. Tandis que le maintien de mon attention dépend
de ma volonté, au moins dans certaines limites, puisque

f. Méd., 3, IX, 39.


g. Pr., 1, a. 21, qui complète la seconde preuve par les effets :
« je ne crois pas qu'on doute de la vérité de cette démonstration,
pourvu qu’on prenne garde à la nature du temps ou à la durée de
notre vie » ; (le latin est plus général : « ad temporis sive rerum
durationis naturam »).
,h. Pr., 1, a. 48 ; à Amauld, 4-6-1648, V, 193 : Descartes s’oppose
l’opinion scolastique selon laquelle la durée du mouvement serait
d’une autre nature que celle des choses non mues. Même s’il n’y
avait aucun corps, ta durée de notre esprit serait successive, et non
« iota simul » comme Dieu.
i. Méd., 3, IX, 35.
j. E. Burm., V, 148. Cf. supra, ch. IV, p. 171 et ch. V, p. 252.
298 DESCARTES

la temporalité de ma pensée la fait s’échapper rapide¬


ment, la continuation de mon existence ne dépend pas
de moi, et il en sera de même pour le monde : « tous
les moments de sa durée sont indépendants les uns des
autres »^. Autrement dit, je suis contingent, et toute
créature pensée dans le temps l'est également.
Sous cet angle, et abstraction faite des différences
rappelées dans la réponse à Caterus (appui sur mon seul
être pensant, et en tant qu’il a l’idée d'infini) *, Descartes
rejoint la preuve traditionnelle par la contingence. L’évo¬
cation de « mes parents » comme auteurs possibles de
mon être illustre, par un exemple concret mais ambigu,
le processus régressif, remontant de mon existence à
celle qui serait supposée l’avoir causée. L’ambiguïté vient
de ce qu’à ce stade de l’ordre des raisons, l’existence de
mes parents, comme de tout autre homme, est aussi
douteuse que celle des choses sensibles, et que mon
existence, point de départ de la régression, n’est pas
celle de l’être biologique, éventuel produit de la géné¬
ration (puisque j’ignore toujours si j’ai un corps), mais
uniquement celle du sujet pensant. Les parents ne sont
donc qu’im symbole d’éventuelles « autres causes moins
parfaites » ™ que Dieu, l’hypothèse naturaliste y comprise,
qui enveloppe également la dernière possibilité d’un con¬
cours de « plusieurs causes » ” pour me produire.
Mais le problème est seulement reculé : pour cha¬
cune de ces causes, on se demandera d’où elle tient le
pouvoir de poser et soutenir dans l’existence un être
pensant, ayant l’idée de la totale perfection. Le point de
convergence entre Descartes et le cœur de la preuve
scolastique, est la nécessité, lorsqu’on remonte ainsi « de
degrés en degrés », de parvenir « enfin à ime dernière
cause » (ultimam, celle même que la tradition appelle
« première »), « qui se trouvera être Dieu ». Et le phi¬
losophe ajoute : « il est très manifeste qu’en cela il ne

k. A Chanut, 6-6-1647, V, 53.


l. rép., IX, 84-85.
m. Méd., 3, IX, 39. Cf. à Clerselier, 23-4-1649, V, 357.
n. Méd., 3, IX, 40.
CONTINGENCE DU TEMPS 299

peut y avoir de progrès à l’infini, vu qu’il ne s’agit pas


tant de la cause qui m’a produit autrefois, comme de
celle qui me conserve présentement » Les scolastiques
niaient la régression infinie des causes dans l’ordre de
l’être, tout en admettant la possibilité d’im processus
sans fin dans le devenir 2"*. Descartes simplifie la ques¬
tion, en supprimant la considération d’une succession
temporelle p, puisqu’à chaque moment la « conserva¬
tion » est « une continuelle reproduction de la chose » “J,
sans laquelle la créature retomberait dans le néant *■,
alors que chez les scolastiques la création continuée pro¬
longe l’acte initial, en concourant avec des substances et
formes substantielles perdurables 25. H évite cependant
de condamner le principe de la régression à l'infini
concernant les effets actuels, car il prépare sa physique
sans vouloir encore le dire ® : il fait seulement remarquer
à Caterus que la succession des causes n’établit que
« l’imperfection de mon esprit, en ce que je ne puis
comprendre comment une infinité de telles causes ont
tellement succédé les unes aux autres de toute éternité,
qu’il n’y en ait point eu de première. Car certainement,
de ce que je ne puis comprendre cela, il ne s’ensuit pas
qu’il y en doive avoir une première ; comme aussi de ce
que je ne puis comprendre une infinité de divisions en
une quantité finie, il ne s’ensuit pas que l’on puisse
venir à ime dernière, après laquelle cette quantité ne
puisse plus être divisée ; mais bien, il suit seulement que
mon entendement, qui est fini, ne peut comprendre
l’infini » fi En effet la physique cartésienne, identifiant la

O. Ib.
p. P rêp., IX, 85 : « afin de me délivrer par ce moyen de toute
suite et succession de causes », l’argument étant donc tout autre
« que si, de ce que je vois que je suis né de mon père, je consi¬
dérais que mon père vient aussi de mon aïeul ; et si parce qu’en
cherchant ainsi les pères de mes pères, je ne pourrais pas continuer
ce progrès à l’infini, pour mettre fin à cette recherche, je concluais
qu’il y a une première cause » (comme le fait la référence des moteurs
mus au premier moteur immobile).
q. 4‘ rép., IX, 187.
r. A l’Hyperaspistes, août 1641, III, 429-430.
s. A Mersenne, 28-1-1641, III, 298.
t. 1‘ rép., IX, 85.
300 DESCARTES

matière à l’étendue, indéfiniment extensible et divisible,


exclut qu'on s’arrête à des indivisibles. Mais Descartes
se contente ici de l’insinuer sans vouloir soulever de
controverse, d’autant que la matière, à la différence de
l’argumentation scolastique, n’est pas ici en cause.
L’avantage d’avoir atteint comme premier point
fixe et assuré ma nature pensante éclate alors : au lieu
de chercher la cause du mouvement, pour se demander
si le premier moteur est nécessairement immobile
Descartes exige une cause ayant au minimum la pensée,
et « l’idée de toutes les perfections que j’attribue à la
nature divine » C’est pourquoi, la pluralité des causes
naturelles, ajoutées l’une à l’autre, est incapable de ren¬
dre compte de mon être, certes imparfait, mais ayant
en lui cette idée de la perfection. Le nerf de la pre¬
mière preuve joue à plein son rôle, l’addition indéfinie
ne saurait constituer l’infini parfait. Et Descartes appro¬
fondit encore l’argument : « car au contraire l’unité, la
simplicité, ou l’inséparabilité de toutes les choses qui
sont en Dieu est une des principales perfections que je
conçois être en lui » Il faut donc recourir à un Être
un, dont la simplicité enveloppe d’un coup l’intégrale
perfection.
Et surtout, cet Être qui perpétuellement me fait
échapper au néant, est source positive de l’être, « ayant
la vertu d’être et d’exister par soi », ainsi que « la puis¬
sance de posséder actuellement toutes les perfections
dont elle conçoit les idées, c’est-à-dire toutes celles que

U. A Mesland, 2-5-1644, IV, 112-113 : « ce que j’ai insinué... en


peu de mots, afin de ne point mépriser les raisons des autres qui
admettent communément que non datur progressas in infinitum »
(il n’y a pas de progression infinie). Descartes ne l’admet pas et
renvoie à son « traité de philosophie » alors en cours d’impression,
c’est-à-dire les Principes : pour l’exclusion des indivisibles, 2, a. 20.
V. 1‘ rép., IX, 88 : il ne risque pas de s'arrêter « à une seconde
cause » (le premier moteur mû). Le mouvement n’est pas nécessaire¬
ment lié à 1 étendue ; ce n’est qu’un mode. Mais il conditionne la divi¬
sion de la matière, et a été créé par Dieu en même temps qu’elle : cf.
supra, ch. IV, p. 154, et inira, ch. VII, p. 381.
w. Méd., 3, IX, 39.
X. Ib., 40.
DIEU CAUSE DE SOI 301
je conçois être en Dieu »y. Si je m'étais donné l'être, je
me serais aussi donné toutes les perfections auxquelles
j'aspire : Dieu en est constamment pour lui-même le
principe positif. C'est un point très neuf, car la tradi-
^ appliquait à Dieu que négativement la notion
d être par soi et non par un autre comme si la causa¬
lité introduisait quelque coupure entre cause et effet.
Descartes reprend à son égard la même question, cher-
chant « la cause pourquoi il est, et ne cesse point
d être » ; et s'il hésite à parler de cause efficiente,
puisque 1 effet n'en est pas distinct, il affirme avec
vigueur dès les réponses à Caterus que Dieu procède
« très positivement... de la réelle et véritable immensité
de sa puissance ». Il est « par soi (a se) positivement...
par une surabondance de sa propre puissance, laquelle
ne peut être qu'en Dieu seul » La découverte de la
causa sui^^ couronne la voie a posteriori, « la considéra¬
tion de la cause efficiente » étant « le premier et prin¬
cipal moyen... que nous ayons pour prouver l'existence
de Dieu » b. Elle achève de subordonner les effets à une
cause si profondément causatrice qu'elle est par elle-
mêrne : Dieu est pensé dans la racine même de la pro¬
ductivité. Mais les « manières de parler qui ont rapport
et analogie ^7 avec la cause efficiente » <= guident notre
lumière naturelle, sans introduire la moindre univocité
entre l'autoposition de Dieu par son essence positive

y. Ib., 39.
Z. obj., IX, 76. Caterus cite un cours de Suarez, disant que si
quelque chose est a se, et non par une cause, il est par là-même
infini et sans limites. Mais Caterus n'adopte pas cette conclusion,
admettant la possibilité d'un être indépendant d'autrui et limité par
son essence. Cette position fait d'autant mieux ressortir l'étroite
connexion des caractéristiques cartésiennes de Dieu.
a. P rép., IX, 88 et 89. Cf. P rép., IX, 184, sur la légitimité
d'appliquer dans la recherche les mêmes questions à Dieu ; 185-186
sur la différence avec la cause efficiente.
b. 4‘ rép., IX, 184.
c. Ib., 186.
d. Ib., : « son essence est telle, qu’elle a eu de toute éternité
tout ce que nous pouvons maintenant penser qu’elle se donnerait, si
elle ne l’avait pas encore » ; ce sont là les « manières de parler » de
notre pensée essentiellement liée à la succession.
302 DESCARTES

et la création proprement dite, qui a pour corrélât la


réceptivité dans la créature, nécessairement limitée et
posée hors de Dieu, bien que constamment maintenue
par lui dans l'existence «. Aussi l’explication de la notion
de substance précise-t-elle son équivocité lorsqu'on dit
qu’elle n’a « besoin que de soi-même » pour exister ;
« car, à proprement parler, il n’y a que Dieu qui soit tel,
et il n’y a aucune chose créée qui puisse exister un seul
moment sans être soutenue et conservée par sa puis¬
sance » f. Il faut au contraire se garder de dire que Dieu
se conserve, comme s’il était pensable qu’il pût retomber
dans le néant, ce qui inquiétait Amaulde. La seconde
preuve de Dieu conduit donc jusqu’à l’Être nécessaire
par soi tandis que la pleine dépendance de tout être
fini à l’égard de son Créateur est d’un autre ordre que
l’indépendance réciproque des substances créées.

4. L’innéité de Vidée d’infini

Enfin la méditation sur la création donne la clef de


la présence en ma pensée de l’idée d’infini, qui com¬
mande les deux preuves par les effets : « elle est née et
produite avec moi, dès lors que j’ai été créé »i’. La divi¬
sion ouvrant la réflexion sur les diverses sortes d’idées
reçoit un commencement d’apphcation : l’idée d’infini
n’est pas fabriquée par moi, puisque je ne saurais en
être cause ; et elle s’impose à tout esprit, de façon uni¬
verselle quand l’attention s’y applique, sans qu’on puisse
rien en ôter, ni y ajouter, formant un tout indivisible-
ment parfait. Cependant elle ne se présente à la cons¬
cience que si je le veux, alors que les idées qui me
paraissent étrangères adviennent souvent à l’improviste.
Ainsi toutes les idées innées se caractériseront, en oppo-

e. Pr., 1, a. 21.
f. Pr., 1, a. 51.
g. 4‘ obj., IX, 165 ; et 4‘ rép., IX, 185 et 187.
h. Méd., 3, IX, 41 : les derniers mots, « dès lors... » sont ajoutés
dans la traduction.
LA MARQUE DE DIEU 303

sition aux idées adventices et factices, comme n’étant ni


reçues du dehors, ni soumises à notre arbitraire.
L’idée de Dieu est la première en droit, même s'il
faut une longue recherche pour l’expliciter. Car, née avec
moi, elle est « contenue » dans ma nature d’être plus
particulièrement créé à l’image et ressemblance de Dieu :
je la dévoile « par la même faculté par laquelle je me
conçois moi-même ». Descartes condense ici l'essentiel
des deux preuves, en une intuition ramassée, pour mieux
vaincre les doutes qui essaieraient de renaître contre les
conclusions des trop longues démonstrations. Lorsque
je me connais comme imparfait, et aspirant « sans cesse
à quelque chose de meilleur et de plus grand que je ne
suis, ... je connais ... en même temps » qu’un Être jouit
« actuellement et infiniment » de toutes ces perfections û
L'infini positif, par rapport auquel se découvre ma
finitude, renvoie nécessairement à un Être en acte. Êt
la conscience de mes homes est aussitôt appel à les
dépasser, à tendre indéfiniment vers l’idéal que je pose
par ime extrapolation du peu que je possède, ce passage
à la limite manifestant précisément que cette faculté me
vient de Dieu : « il ne se pourrait faire que la faculté de
former cette idée (facultas ideam istam formandi) fût en
moi, si je n’avais été créé de Dieu » û L’innéité, qui
exclut la facticité arbitraire, est donc compatible avec
cette formation commandée par la perfection d’tme
essence, qui s’impose absolument à notre lumière natu¬
relle ^9. « Lorsque je dis que quelque idée est née avec
nous, ou qu’elle est naturellement empreinte en nos
âmes, je n’entends pas qu'elle se présente toujours à
notre pensée, car ainsi il n’y en aurait aucune ; mais
seulement que nous avons en nous-mêmes la faculté de
la produire (eUciendi) Cette faculté n’est pas tou-
jour en acte ' ; et Descartes compare sa mise en œuvre à

i. Méd., 3, IX, 41.


j. 2‘ rép., VII, 133 ; IX, 105 : Descartes cite ici la fin de la Méd. 3,
mais le texte original disait seulement ; « ideam Dei in me habens »
(VII, 51), l'innéité étant donc équivalente à la faculté formatrice.
k. 3‘ rép., IX, 147 ; VII, 189.
l. Notae Progr., VIII-2, 361, T. : « inné, c’est-à-dire existant en nous
304 DESCARTES

l’élaboration que Socrate fait faire au jeune garçon du


Ménon
Dire que chaque homme a en lui, par naissance,
l'idée de Dieu, c’est donc exprimer sa nature de créa¬
ture faite à l’image et ressemblance de Dieu ; elle par¬
ticipe non seulement de l’être, grâce au soutien perpétuel
du Créateur, mais elle est en outre pensée, ce qui enve¬
loppe, avec le jugement, le pouvoir absolu d’affirmer,
avec le désir, le mouvement pour aller plus loin ; et ce
double aspect de la volonté nous rend « en quelque
façon semblables à Dieu » Mais c’est bien au regard
de la priorité, ontologique et logique, de l’idée d’infini,
que je discerne cette ressemblance, l’image étant tou¬
jours moindre que le modèle. Le philosophe tend vers
l’aperception « en même temps » de ce qu’il y a en lui de
fini et de non-fini, comme effet d’un véritable infini, afin
d’abréger la déduction complexe, étayée par une série
d’axiomes que la lumière naturelle est forcée de recon¬
naître évidents, quand elle les considère. Jamais cepen¬
dant nous ne recevons « une illustration immédiate de
la Divinité sur notre esprit, comme on l’entend par la
connaissance intuitive » ° réservée aux bienheureux.
Avoir naturellement l’idée de Dieu n’est pas voir « en
la lumière de Dieu les choses qu’il lui plaît » (surnatu-
rellement) de nous « découvrir par une impression
directe de la clarté divine sur notre entendement ». Car
« toutes les connaissances que nous pouvons avoir de
Dieu sans miracle en cette vie, descendent du raisonne¬
ment et du progrès de notre discours », à partir des
données de la foi, et « des idées et des notions natu¬
relles qui sont en nous »p. Il faut les élucider pour

en puissance, car être en quelque faculté n’est pas être en acte, mais
seulement en puissance ; et le nom même de faculté ne désigne rien
d’autre que la puissance ».
m.Ep. Voet., VIII-2, 166-167 (T. : Lettres de Descartes à Regius,
pp. 193-195). Ann. Pr., XI, 655, compare cette innéité à la potentialité de
diverses figures en la cire.
^ Mersenne, 25-12-1639, II, 628; à Christine,
20-11-1647, V, 85, et tnfra. § 5 et Concl., § 3.
O. A Newcastle (ou Silhon ?), mars ou avril 1648 V 138
p. Ib., 136-137. ’ '
LA VÉRACITÉ DIVINE 305

acquérir la connaissance de Dieu par le cheminement de


la raison <î.
C’est donc à la lumière naturelle que revient « la
de ce Dieu tout parfait », dont l’évocation
clôt la troisième Méditation. Il convient de s’arrêter « à
loisir », « de considérer, d’admirer, et d’adorer l’incom¬
parable beauté de cette immense lumière, au moins
autant que la force de mon esprit, qui en demeure en
quelque sorte ébloui, me le pourra permettre ». Des¬
cartes reste dans les limites de la métaphysique, sans
entrer dans les domaines de la théologie révélée ou de
la mystique 3i. H marque combien la « méditation » est
« incomparablement moins parfaite » que la « Souve¬
raine félicité » de la pure contemplation béatifique :
notre présente aspiration est pourtant comblée, et nous
jouissons « du plus grand contentement que nous soyons
capables de ressentir en cette vie »

5. Véracité divine et erreur humaine

Dès que le véritable Dieu est démontré, « il est


assez évident qu’il ne peut être trompeur, puisque la
lumière naturelle nous enseigne que la tromperie dépend
nécessairement de quelque défaut » ^ Que la fausseté ou
tromperie manifeste une « imperfection », c’est ce que
montre le début de la quatrième Méditation revenant
sur la pensée initiale d’une puissance subtile ou rusée ;

q. Ib., 137 : ces notions « pour claires qu’elles soient, ne sont que
grossières et confuses sur un si haut sujet. De sorte que ce que nous
avons ou acquérons de connaissance par le chemin que tient notre
raison a, premièrement, les ténèbres des principes dont il est tiré,
et de plus, l’incertitude que nous éprouvons en tous nos raisonne¬
ments... ».
r. Méd., 3, IX, 41 et 42.
s. Méd., 3, IX, 41.
t. IX, 42-43 (après que Descartes ait rappelé la certitude de la
démonstration de Dieu, et annoncé que la contemplation du vrai Dieu,
renfermant tous les trésors des sciences et de la sagesse, va le
conduire à la connaissance des autres choses).
306 DESCARTES

le trompeur volontaire ne serait-il pas, comme semblait


le suggérer Platon supérieur à celui qui se trompe
malgré lui ? Mais un être supérieur peut-il vouloir trom¬
per ? Le puissant génie du doute hyperbolique était dit
malignus, malicieux et méchant, ce qui est totalement
incompatible avec l’absolue perfection qui, dès qu’elle a
été clairement pensée, a dissipé l’hypothèse de cet être
fantastique. C’est pourtant moins le Dieu bon de la
croyance spontanée qui exclut la tromperie (encore que
la bonté soit parmi les perfections de l’Infini), que la plé¬
nitude de l’Être entièrement positif ^3. La véracité n’est
pas une valeur morale, qui eût pu en droit être posée
différente, ou subordonnée à une autre, comme ces lois
telles que « la raison de leur bonté dépend de ce qu’il les
a ainsi voulu faire » C’est une exigence ontologique :
« Et on peut voir clairement qu’il est impossible que
Dieu soit trompeur, pourvu qu’on veuille considérer que
la forme ou l’essence de la tromperie est un non-être,
vers lequel jamais le souverain être ne se peut porter
Car « la vérité consiste en l’être, et la fausseté au non-
être seulement, en sorte que l’idée d’infini comprenant
tout l’être, comprend tout ce qu’il y a de vrai dans les
choses, et ne peut avoir en soi rien de faux » Donc « il
est évident qu’il n’y a pas moins de répugnance » (c’est-
à-dire de contradiction), « que la fausseté ou l’imper¬
fection procède de Dieu, en tant que telle, qu’il y en a que
la vérité ou la perfection procède du néant »
Or je tiens de Dieu tout ce que j’ai de positif, et en
particulier ma faculté de juger : au début de la troisième

U. 6‘ rép., § 8, IX, 235.


V. Ib., § 5, IX, 230.
w. A Clerselier, 23-4-1649, V, 356. (Adaptant le début de cette
déclaration, Clerselier ajoutera dans sa traduction des Méditations, à
l’assertion « que tout ce qui est vrai est quelque chose » (IX, 51) :
« la vérité étant une même chose avec l’être »). La fin de la lettre,
V, 357, affirme la convertibilité du vrai, de l’être et du bien, trois
notions identiques (idem sunt) : c’est par là qu’on peut en même
temps exclure de Dieu le non-bon. Cf. 2‘ rép., IX, 113.
X. D. M., 4, VI, 38-39 : on notera cette précision, dans un texte qui
n’avait pas considéré l’hypothèse d’un Dieu trompeur, mais qui retrou¬
ve non moins le Dieu vérité, parce que souverain Être.
l’erreur humaine 307
Méditation y, seuls les jugements avaient paru suscep¬
tibles d erreur, puisque mes représentations, si, je
m’abstiens de poser un objet correspondant hors d’elles,
sont toutes réellement pensees, de même que sont vrai¬
ment éprouvés mes vouloirs et mes désirs, même si leur
objet est fallacieux. L’erreur ne serait-elle donc qu’un
non-être, explicable par le néant ^ qui limite ma nature ?
« Je suis comme un milieu entre Dieu et le néant » 34.
Mais ici intervient, au cœur même de la prise de cons¬
cience de mon imperfection, mon aspiration à davantage
de perfection. Si « nos erreurs au regard de Dieu ne
sont que des négations », elles sont « au regard de
nous... des privations ou des défauts » Ces notions,
d’origine ^istotélicienne 35, enveloppent la finalité d’une
nature : ainsi pour l’homme, destiné à voir, la cécité est
un manquement positif, tandis qu’il y a simplement
absence d’ailes, car il n’est pas construit pour voler.
Descartes réclame donc un dû, avec une confiance fon¬
dée en la toute perfection de son Créateur, qui, assuré¬
ment, peut toujours le meilleur*’ ; « plus l’artisan est
expert, plus les ouvrages qui sortent de ses mains sont
parfaits et accomplis » C’est la contrepartie de la
remarque de la première Méditation avouant que je
risque d’autant plus de me tromper que mon auteur

y. IX, 29.
Z. Méd., 4, IX, 43 (de même que la citation suivante). L’idée du
néant est dite par Descartes « négative » ; car sa réalité objective
est nulle : elle est la limite extrême du pensable. Cf. E. Burm., V,
153 ; « en métaphysique, le néant est entendu à travers l’être ».
a. Pr., 1, a. 31 ; cf. Méd., 4, IX, 43-44, développant en français
ces notions techniques : « l’erreur n’est pas une pure négation, c’est-
à-dire n’est pas le simple défaut ou manquement de quelque perfection
qui ne m’est point due, mais plutôt est une privation de quelque
connaissance qu’il me semble que je devrais posséder ».
b. Ib., 44 ; E. Burm., in Pr., 1, a. V, 166, T. : « il a nécessaire¬
ment voulu le meilleur, bien que le meilleur soit tel par sa volonté » ;
Pr., 3, a. 1 : on ne saurait concevoir les ouvrages de Dieu « trop
grands, ou trop parfaits ». Cependant Descartes refuse de déterminer
« que Dieu fait toujours ce qu’il connaît être le plus parfait », ce
qui dépasse « un esprit fini » (Il n’y a d’ailleurs pas connaissance
préalable) ; et si on supposait le monde imparfait, la difficulté d’ex¬
pliquer l’erreur disparaîtrait (à Mesland, 2-5-1644, IV, 113).
c. Méd., 4, IX, 44.
308 DESCARTES

serait plus imparfait. Il est à remarquer que Descartes


ne soulève pas, comme le fera Pascal pour expliquer la
misère de l’homme ^6, l’hypothèse d’une nature pervertie,
sans que Dieu en soit responsable. Conformément à la
tradition thomiste, et notamment à l’enseignement des
jésuites, le péché originel affecte les relations surnatu¬
relles de l’homme avec Dieu, sans léser la nature ration¬
nelle. Et quand Burman demande à Descartes si l’homme
n’avait pas avant la chute certains privilèges comme
l’immortalité, celui-ci répond que la question doit être
laissée aux théologiens : « un philosophe ne considère la
nature, et aussi l’homme, que dans leur état présent, et
ne va pas chercher des causes au-delà : cela le dépasse »
Mais il est du ressort de la métaphysique d’essayer
de comprendre comment ce qui nous apparaît comme
réelles déficiences trouve place dans une création issue
d’un Être très parfait. Certes Descartes insiste sur la
limitation de notre intelligence par rapport à l’infini
divin, pour justifier, contre toute la physique scolastique,
le rejet des causes finales : il serait téméraire de cher¬
cher à découvrir les fins impénétrables de Dieu Cette
exclusion concerne les spéculations sur la destination de
chaque être particulier 3^, et condamne notamment l’an¬
thropocentrisme, imaginant « que ce n’est que pour notre
usage que Dieu a créé toutes les choses » f. Cependant,
si « on ne doit pas considérer une seule créature séparé¬
ment » s, Descartes reprend l’argument traditionnel
depuis les stoïciens, et largement développé par S. Augus¬
tin et repris par S. Thomas pour résoudre le problème

d. E. Burm., V, 178, T. L’Abrégé des Méditations, IX, 11, précise


que la Méd. 4 ne traite que de l’erreur, et non du péché ; cf. 4‘ rép.,
IX, 191.
e. Méd., 4, IX, 44 ; 5‘ rép., in Med. 4, § 1, VII, 374-375 ; ce que
Gassendi dit de « l’usage admirable de chaque partie » dans les
vivants « doit être rapporté à la cause efficiente », c’est-à-dire à
leur fabrication par Dieu, sans vouloir « deviner pour quelle fin il a
créé toutes choses » ; E. Burm., in Med. 4, V, 158, T. : « c’est le plus
grand vice d’Aristote d’argumenter toujours par la cause finale ».
f. Pr., 3, a. 2 ; a. 3 : ce peut être « une pensée pieuse » en
morale, mais il serait « impertinent de se vouloir servir de cette
opinion pour appuyer des raisonnements de physique ».
g. Méd., 4, IX, 44.
LIBERTÉ ET JUGEMENT 309
du mal : la partie contribue à la perfection de l’ensemble.
Ici Descartes se demande s’il ne va pas trop vite : il ne
connaît encore que son existence de sujet pensant, et
celle de Dieu ; mais déjà l’infinie puissance de Dieu lui
permet de soupçonner qu’il n’est qu’un des membres
d’une création beaucoup plus ample ^9. Cet ensemble, de
toute façon, étant hors de portée de notre entendement,
la réponse ne peut être que de principe, et seul l’examen
des conditions psychologiques de l’erreur permet
d’avancer dans la solution de la difficulté.
La finitude de mon entendement, qui est un fait
d’expérience f’, n’est pas en elle-même responsable, puis¬
qu’il se contente de concevoir, sans affirmer. Et la
volonté, qui pose le jugement, ne serait pas fautive si elle
se tenait dans les bornes de ce qui est clairement connu.
Ainsi je ne puis me plaindre de ce que mon entendement
est fini, car il fonctionne correctement dans ses propres
limites ; et je ne puis accuser Dieu de m’avoir trop
comblé, en m’accordant cette volonté « si étendue qu’elle
n’est renfermée dans aucunes bornes, ... en sorte que c’est
elle principalement qui me fait connaître que je porte
l’image de la ressemblance de Dieu » L L’examen de la
liberté'*1 dans la quatrième Méditation est subordonné à
l’explication de l’erreur et au bon usage de nos facultés
afin de l’éviter, alors que les Principes, et plus encore la
correspondance et le traité des Passions développeront
ses aspects moraux. Aussi l’accent est-il mis d’abord sur
l’adhésion à l’évidence, plus que sur l’indifférence d’équi¬
libre ; car « lorsque je ne suis point emporté vers un
côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune
raison », c’est « plutôt... un défaut dans la connaissance,
qu’une perfection dans la volonté ». Le pouvoir des
contraires, « affirmer ou nier, poursuivre ou fuir »,
caractérise bien la liberté, mais son exercice pleinement
arbitraire, en l’absence d’une motivation raisonnable,
« est le plus bas degré de la liberté ». Sa perfection

h. Cog. priv., X, 215 (peut-être dans les Expérimenta) ; Méd., 3, IX,


27 ; « je suis une chose qui pense, c'est-à-dire qui doute,... qui connaît
peu de choses, qui en ignore beaucoup », etc.
i. Méd., 4, IX, 45.
310 DESCARTES

consiste au contraire à suivre la spontanéité interne qui


me pousse vers le vrai ou le bien clairement connus :
car si c’était toujours le cas, « je ne serais jamais en
peine de délibérer quel jugement et quel choix je
devrais faire ; et ainsi je serais entièrement libre, sans
jamais être indifférent » b
Comme son affirmation en général, cette concep¬
tion de la liberté est fondée sur la conscience ; mais ne
pas sentir « qu’aucune force extérieure nous contrai¬
gne » ‘ est-il équivalent à être conscient que nulle force
ne nous meut ? Malgré son souci d’éviter « les contro¬
verses de la théologie » et de se « tenir dans les bornes
de la philosophie naturelle » ™, Descartes, de lui-même,
relève le parallélisme entre la lumière et la grâce, car
celle-ci est une « lumière intérieure » qui, en une
matière intrinsèquement obscure, donne à la volonté une
« raison formelle » de se déterminer '>2. Cela lui permet,
alors qu’il s’adresse à un jésuite désireux de défendre
l’indifférence d’élection, de s’appuyer sur l’exemple « des
bienheureux qui sont confirmés en grâce », et même de
« Jésus-Christ en cette vie », dont la lumière était telle
qu’il agissait « infailliblement, sans aucime indiffé¬
rence »o. Si donc l’attention s’applique à la plus par¬
faite évidence, notre jugement est aussi infaillible. En un
sens l’erreur est ignorance, comme le péché p ; car si

j. ib., 46.
k. Pr., 1, a. 6, 39, 41 ; 5‘ rép., in Med. 4, § 3, VII, 377 ; E. Burm.,
in Med. 4, V, 159.
l. Méd., 4, IX, 46 ; mais le latin, VII, 57 (« ut a nulla vi externa
nos ad id determinari sentiamus ») permet la seconde traduction. La
question d’une motion à notre insu est posé dans le manuscrit Car-
tesius, XI, 648, cité supra ch. III, § 2, p. 109 ; on y trouve la double
définition : avoir conscience de n'être pas empêché de vouloir libre¬
ment le contraire (puissance des contraires), et de n’être pas contraint
par quelque puissance extérieure (spontanéité interne).
m. A Mesland, 2-5-1644, IV, 117.
n. 2‘ rép., IX, 116 ; Méd., 4, IX, 46. Lumière naturelle et surna¬
turelle portent chacune au vrai comme au bien.
O. A Mesland, 2-5-1644, IV, 116 et 117.
p. Ib., 117, citant « omnis peccans est ignorans », qu’on trouve
déjà, à Mersenne, 27-4-1637, I, 366, pour commenter le D. M., 3, VI,
28 ; « il suffit de bien juger pour bien faire ». Mais rien ne précise
LIBERTÉ ET JUGEMENT 311

notre connaissance était à chaque fois suffisante, notre


volonté ne pourrait qu’y adhérer. Mais en reprenant
l'adage classiqueDescartes n’en donne aucune inter¬
prétation intellectualiste : la puissance que Dieu m’a
donnée pour concevoir est bonne ; seule la volonté est
responsable de ne pas se contenir dans les limites de
l’entendement. « Étant de soi indifférente », elle « choi¬
sit » <1 même en l’absence de lumière, au lieu de s’abste¬
nir de juger.
La méthode pratiquée par Descartes depuis le début
des Méditations est ici justifiée. C’est en toute liberté,
mais sans aucune indifférence, qu'après le Cogito, « je
ne pouvais pas m’empêcher de juger qu’une chose que je
concevais si clairement était vraie »r. La règle de l’évi¬
dence, d’abord admise comme irrésistible, est mainte¬
nant fondée dans le bon usage des facultés que Dieu
m’a données ; elle devient critère du vrai. En revanche,
tout ce qui n’est que probable exige la suspension du
jugement, pour éviter l’erreur. Faute d’une clarté suffi¬
sante, ma décision est arbitraire, et même si « je juge
selon la vérité, cela n’arrive que par hasard » * ; j’ai donc
mal usé de ma liberté. « Et c’est dans ce mauvais usage
du libre-arbitre, que se rencontre la privation qui cons¬
titue la forme de l’erreur » *. Ce vocabulaire technique a
pour but d’achever de disculper Dieu : pour lui, l’erreur
n’est qu’un non-être, si elle est pour moi privation d’une
vérité à laquelle je suis convié. Et elle provient de ce
que l’opération est mienne, ou voulue par moi, et non de
ce qu’elle dépend aussi du concours de Dieu (qui agit en
toute opération), ni du fait qu’il m’a donné une telle
« puissance ». Tout entendement créé est fini, et tout
entendement fini est incapable de « comprendre une
infinité de choses » : je n’ai donc « aucun sujet de me
plaindre de ce que Dieu ne m’a pas donné une intelli-

alors que la volonté soit responsable du jugement : il n’est question


que de « son élection », selon ce que l’entendement lui représente
comme bien.
q. Méd., 4, IX, 46.
r. Ib., 47.
s. Ib.
t. Ib., 4748.
312 DESCARTES

gence plus capable, ou une lumière naturelle plus grande


que celle que je tiens de lui ». Je dois au contraire ren¬
dre grâces pour la perfection positive qui réside en cet
entendement, comme en ma volonté infinie. Dieu pou¬
vait-il restreindre cette dernière aux limites de celui-là ?
La volonté, en tant que pouvoir d’affirmer et de nier a
un aspect absolu, et « il semble... qu’on ne saurait rien
lui ôter sans la détruire » "J. A cet égard, elle ne comporte
aucun degré, si, dans sa coopération avec l’entendement
fini, elle vise, par le désir, un progrès indéfini. Quand ma
connaissance s’étend ainsi peu à peu, je ne me trompe
pas : l’erreur naît d’une précipitation prématurée.
Certes, pour maintenir constamment la corréla¬
tion entre les bornes de l’entendement et l’adhésion de la
volonté. Dieu eût pu inventer d’autres moyens que l’appel
à ma vigilance critique, qui laisse l’assentiment sous la
dépendance de mon libre-arbitre, lors même que je n’y
vois pas assez clair. Descartes en aperçoit deux : accor¬
der à l’entendement « une claire et distincte intelligence
de toutes les choses dont je devais jamais délibérer » :
l’entendement, restant borné quant au nombre des
objets à sa portée, jouirait chaque fois d’une évidence
telle que le jugement s’exercerait toujours à bon droit,
et je serais infaillible et impeccable. Mais cette perfec¬
tion majeure pour moi ne conviendrait pas sans doute à
celle de l’univers : il faut intégrer mes défaillances par¬
tielles dans l’ensemble, et admettre que notre point de
vue limité ne nous permet pas d’en juger. Le second
rnoyen eût été de fortifier en nous le souvenir de « la
résolution de ne juger jamais d’aucune chose sans la
concevoir clairement et distinctement «v. L’exposé des
préceptes de la méthode est précédé de l’incitation à
prendre « une ferme et constante résolution de ne
manquer pas une seule fois à les observer » La règle
de l’évidence, à présent assurée d’une entière validité,
indépendamment du fait qu’elle m’apparaît comme irré¬
sistible, eut pu etre inscrite en moi, de façon à exclure

U. Méd., 4, IX, 48.


V. IX, 48-49.
w. D. M.. 2. VI. 18.
LA PREUVE ONTOLOGIQUE 313

« la précipitation et la prévention » qu'il nous faut


désormais « éviter soigneusement » Cette résolution
est du moins en notre pouvoir. La « méditation attentive
et souvent réitérée » y l’imprimera en la mémoire. L’er¬
reur est à la fois expliquée, et réduite à une étourderie
coupable, mais évitable.

6. La preuve ontologique

Reste à appliquer le critère du vrai, en examinant


en chaque domaine ce qui seul est assez clair pour être
affirmé avec certitude. La métaphysique traditionnelle
abordait maintes questions concernant Dieu et l’âme
(notamment pour celle-ci son immortalité). Mais les
Méditations ne suivent pas l’ordre des matières. L’exten¬
sion du doute initial a commandé les moments successifs
de sa réduction : du moi et de Dieu, découverts dans leur
véritable nature, peut-on passer au monde ? Selon l’ordre
des raisons, la cinquième Méditation reprend la consi¬
dération des corps, à partir de leurs idées, avec, par
rapport à la troisième Méditation, un élément discrimi-
natif supplémentaire : sont-elles distinctes (auquel cas
elles seront vraies), ou confuses (ce qui impose la sus¬
pension du jugement) ? Or, commençant à traiter « de
l’essence des choses matérielles... », Descartes ouvre
soudain une parenthèse, qui introduit une rupture mar¬
quée par le double titre de la méditation ; « ... et,
derechef de Dieu, qu’il existe » Le philosophe procède
alors, non plus des effets à leur cause, mais directement,
ou a priori, de l’essence de Dieu à son existence. C’est
l’argument dit plus tard ontologique
Dans le Discours de la méthode ^ comme dans les
Méditations, la nouvelle preuve est liée à la considération

X. Ib.
y. Méd., 4, IX, 49.
Z. IX, 50.
a. 4, VI, 36 : l’argument remonte donc au commencement de méta¬
physique de 1629, ou au début de 1630, en liaison avec la découverte
de la création des vérités éternelles : cf. ch. III, § 3, pp. 117-118.
314 DESCARTES

des « plus simples démonstrations » de la géométrie,


dont la certitude est fondée sur la règle de l'évidence
précédemment énoncée, avec cette réserve que « l'objet
des géomètres » n'est pas assuré d'exister dans le
monde b. L'analyse plus développée de la cinquième
Méditation discerne pareillement, comme idée distincte
des corps, l'étendue tridimensionnelle et ses diversifica¬
tions « de grandeurs, de figures, de situations et de
mouvements », à partir desquelles les mathématiciens
conçoivent « une infinité de particularités », qui s'impo¬
sent à mon esprit Ces « natures vraies et immuables »
échappent à la fois à mon arbitraire et à l'empirisme :
« on ne peut pas dire que ie les aie faites et inventées »,
ni qu'elles soient venues « en mon esprit par l'entremise
des sens » ‘i. A Gassendi qui objectait que toute figure a
été formée sur le modèle de celles qui ont touché nos
sens e, Descartes répond que même si une figure telle que
le triangle existait dans le monde (ce qui n'est pas
encore établi selon l'ordre des raisons), elle n'aurait pas
la rigueur de l'essence géométrique. « Je ne pense pas
que jamais aucune partie d'une ligne ait touché nos sens,
qui fût véritablement droite » : la vision concrète d'un
triangle dessiné est, par rapport à la figure sur laquelle
raisonne le géomètre, comme « un mauvais crayon »
devant « une image parfaite » h Si nous reconnaissons,
sous cette forme imparfaite, la rectitude absolue des
trois côtés qui définissent le triangle, il faut avouer « que
l'idée véritable du triangle était déjà en nous »g. Gas-

b. Ib. : « je voyais bien que, supposant un triangle, il fallait


que ses trois angles fussent égaux à deux droits ; mais je ne voyais
rien pour cela qui m'assurât qu'il y eût au monde aucun triangle »
c. Méd., 5, IX, 50.
d. Ib., 51.
e. 5® obj., in Med. 5, § 1, VII, 320-321.
^ fép., ib., 381-382. La traduction de Clerselier transpose ici
l’allusion à l’ébauche d’un « Mercure dans un bois grossier ». Puis
Descartes évoque quelques traits sur un papier, représentant un
visage humain : sur le dessin comme signe, cf. Diop., 4, VI, 113.
” Ainsi, certes, nous ne pourrions jamais
connaître le triangle géométrique par celui que nous voyons tracé
sur le papier, si notre esprit d'ailleurs n’en avait eu l’idée » (c’est-
à-dire ne l’avait eue d’une autre source). Cf. E. Burm., V, 162, T. : je
LA PREUVE ONTOLOGIQUE 315

sendi n’est pas convaincu par ces assertions « à la Pla¬


ton >>‘*6 : celui-ci disait aussi que l'approximative égalité
de deux bouts de bois déclenche par association la rémi¬
niscence de l’Égal en soi. L’expérience n’est qu’une
occasion ; pour le mathématicien, elle ne saurait être
une source.
Ainsi la différence entre les idées innées, adven¬
tices et factices, qui avait permis de référer l’idée de
Dieu au premier groupe, l’enrichit ici de toutes les
notions mathématiques, « dont la vérité se fait paraître
avec tant d’évidence, et s’accorde si bien avec ma nature,
que lorsque je commence à les découvrir, il ne me sem¬
ble pas que j’apprenne rien de nouveau, mais plutôt que
je me ressouviens de ce que je savais déjà auparavant,
c’est-à-dire que j’aperçois des choses qui étaient déjà
dans mon esprit, quoique je n’eusse pas encore tourné
ma pensée vers elles » f’. La réminiscence est une expres¬
sion symbolique de cette antériorité de droit, qui n’en¬
gage aucime connaissance préalable de la notion : l’exem¬
ple du Ménon, cité dans l’Êpître à Voët, explique que
nous ignorions au départ l’idée de Dieu, comme les
Éléments d’Euclide, bien que « toutes les vérités géo¬
métriques, non seulement les plus accessibles, mais
encore toutes les autres, si abstruses qu’elles paraissent »
soient, comme l’idée de Dieu, « telles que nous les puis¬
sions connaître sans aucune expérience des sens, par
les forces de notre propre intelligence » L
Tout naturellement la réflexion sur les essences
mathématiques conduit donc Descartes à rejoindre la
nécessité interne de l’idée de Dieu, dont les propriétés se

ne pourrais concevoir un triangle imparfait si je n’avais d’abord


l'idée du triangle parfait, à partir de laquelle je remarque l’imper¬
fection de celui que je vois.
h. Méd., 5, IX, 51.
i. Ep. Voet., VIII-2, 166-167 ; T. dans Lettres de Descartes à Regius,
pp. 193-195. En interrogeant l’enfant, et en le conduisant ainsi « à
tirer (erueret) de son propre esprit des vérités dont il n’avait pas
remarqué la présence en lui auparavant », Socrate, selon Platon,
« s’efforçait de prouver sa réminiscence » (reminiscentiam suam), que
Descartes ne prend pas à la lettre.
316 DESCARTES

dévoilent peu à peu quand nous y appliquons notre atten¬


tion, comme nous découvrons celles des figures et des
nombres. Mais une différence fondamentale éclate alors.
Préoccupé de rejoindre l’existence du monde extérieur,
le philosophe s’aperçoit que l’évidence des essences
géométriques n’impose pas leur existence « en aucun
lieu du monde hors de ma pensée »j : du point de vue
de l’ordre des raisons, l’existence déjà démontrée de Dieu
hors de moi fonde l’immutabilité de ces vérités en moi,
sans que soit encore assurée leur inhérence en une
nature f'. « Au lieu que, revenant à examiner l’idée que
j’avais d’un Être parfait, je trouvais que l’existence y
était comprise en même façon qu’il est compris en celle
d’un triangle que ses trois angles sont égaux à deux
droits ; ... et que, par conséquent, il est pour le moins
aussi certain que Dieu, qui est cet Être parfait, est ou
existe, qu’aucune démonstration de géométrie le saurait
être »>. Tel est, selon le Discours, l’essentiel de l’argu¬
ment ontologique.
Le développement plus approfondi des Méditations
rattache ainsi la preuve à la considération des essences :
« Or maintenant, si de cela seul que je puis tirer de ma
pensée l’idée de quelque chose, il s’ensuit que tout ce que
je reconnais clairement et distinctement appartenir à
cette chose, lui appartient en effet, ne puis-je pas tirer
de ceci un argument, et une preuve démonstrative de

j. Méd., 5, IX, 51.


k. A propos de ces natures immuables et éternelles, Gassendi (qui
les soumettait à une genèse empirique), trouvait « dur » d’en recon¬
naître d autres que celle de Dieu : Descartes précise alors que « les
essences des choses et ces vérités mathématiques que l’on en peut
connaître » dépendent de Dieu, et « sont immuables et étemelles »
parce qu il l’a « ainsi voulu et qu’il en a ainsi disposé » (VII 380 T )
Nous ayons vu (ch. III, pp. 131, 135, 137) le lien profond entre cette
thèse de la création des vérités éternelles et l’assurance que nos
idees innées sont vraies : c'est bien ici le premier moment de la
découverte ; mais elle n’a pas alors sa place dans l’ordre des raisons
parce qu il est trop tôt pour conclure complémentairement « que
I ^ M5) ^ établi ces lois en la nature » (à Mersenne, 15-4-1630,

l. D. M.. 4, VI, 36.


LA PREUVE ONTOLOGIQUE 317

l’existence de Dieu ? » Cette présentation fait pro¬


blème, car l'appartenance « réelle » des propriétés claires
et distinctes de mes idées semble présupposer le cri¬
tère du vrai, qui a pris valeur ontologique en fonction
de la véracité divine. C’est pourquoi M. Gueroult soutient
que la preuve « est soumise à la même condition préa¬
lable que ces vérités » mathématiques, « c’est-à-dire à
la démonstration de la valeur objective des idées claires
et distinctes » qui dépend de la preuve par les effets :
elle doit donc, dans l’ordre, lui succéder, et reste « sans
valeur si on l’en isole » ‘*8. C’est la position symétrique de
celle qui, depuis Kant, pense que toute preuve de Dieu
implique finalement l’argument ontologique, ce qui rédui¬
rait les démonstrations de la troisième Méditation à une
simple préparation de la démarche achevée dans la cin¬
quième, la preuve ontologique devenant ainsi la plus
importante '*5.
Mais Descartes ne suggère-t-il pas leur indépen¬
dance en renversant la succession des voies a posteriori
et a priori dans l’exposé géométrique des Réponses aux
secondes objections et dans les Principes " ? Il précise
lui-même que les Méditations observent « la voie et
l’ordre de la découverte », et les Principes « l’ordre
d'enseignement, qui procède synthétiquement » Com¬
ment la preuve ontologique pourrait-elle devenir la pre¬
mière, si elle était en soi insuffisante ? Cependant son
apparition, dans le Discours et les Méditations, en liai¬
son directe avec l’examen des essences elles-mêmes fon¬
dées en Dieu, traduit-elle une association de fait, répon¬
dant à l’accident historique de l’invention so, ou plus
profondément, une connexion telle qu’avant d’être assuré
du critère. Descartes n’aurait pu la découvrir ?
Certes les Méditations, et l’abrégé du Discours, ne
relatent pas toutes les phases de la recherche : n’est

m. Méd., 5, IX, 52.


n. 2‘ rép., IX, 128-129 : prop. 1, « l'existence de Dieu se connaît
de la seule considération de sa nature » ; prop. 2-3, preuves « par
ses effets » ; Pr., 1, a. 14 (argument ontologique), 18 et 20 (preuves par
l’idée de Dieu en nous, et en nous être contingent).
O. E. Burrn., in Med. 3, V, 153, T.
318 DESCARTES

retenu que ce qui est utile pour le progrès d’une pensée,


toujours fermement assurée. Descartes eût-il osé pro¬
poser ses arguments « pour de très évidentes et très
certaines démonstrations »p, si l’un d’eux avait besoin
de l’autre, quel que soit d’ailleurs le sens de la subordi¬
nation ? Il a au contraire voulu frayer les deux seuls iti¬
néraires possibles pour atteindre Dieu, « par ses effets,
et... par son essence, ou sa nature même » s. Et « on ne
voit pas comment une preuve serait moins probante
qu’une autre »5i pour une philosophie qui réclame d’in¬
contestables démonstrations. Dans l’hypothèse de voies
complémentaires, contribuant, chacune pour sa part, à
constituer la preuve de Dieu, leur succession devrait tou¬
jours observer le même ordre, sans développements
intermédiaires. Si les preuves par l’idée d’infini en nous
appelaient la notion a priori pour dévoiler l’Être par
soi nécessaire, tant que ce vrai Dieu ne serait pas expli¬
cité, les conclusions des troisième et quatrième Médita¬
tions sur sa véracité seraient prématurées. Et inverse¬
ment, si le critère du vrai doit être fondé en Dieu pour
que 1 argument ontologique soit valable, à quoi bon
conclure ce qui est impliqué dans le principe ? Le cercle
est encore plus vicieux que celui qu’on reproche géné¬
ralement à Descartes : avoir usé des idées évidentes
pour démontrer Dieu, et faire dépendre ensuite de lui
la validité de ces idées.
Précisément, toute la question est de savoir à quel
niveau de clarté Descartes situe le point de départ de
sa preuve. La phrase citée plus haut sur la corrélation
entre ^ une idee claire et distincte et son appartenance
effective à la chose considérée prête à confusion, si on
y voit la reconnaissance du critère présupposant Dieu ; il
faut alors remarquer qu’elle est immédiatement précédée
par le rappel des étapes antérieures à la démonstration
« ci-dessus, que toutes les choses que je connais claire-

p. Méd., Êpître dédicatoire, IX, 6.


q. 1‘ rép. IX, 94 : ayant « expliqué... la première dans la troi¬
sième Méditation, j’ai cru qu’après cela je ne devais pas omettre
1 autre ».
LA PREUVE ONTOLOGIQUE 319
ment et distinctement sont vraies »r. Car Descartes
ajoute : « Et quoique je ne l'eusse pas démontré, toute¬
fois la nature de mon esprit est telle, que je ne me sau¬
rais empêcher de les estimer vraies, pendant que je les
conçois clairement et distinctement ». Cela seul a permis
de dépasser 1 immédiate intuition du Cogito, pour con¬
clure de quelques axiomes simples les deux premières
preuves de Dieu. Et la troisième ne saurait se passer de
la rnême « règle », d’abord admise parce qu’elle est irré¬
sistible chaque fois que je pense une évidence, avant
d’être intemporellement assurée, de par le fondement
absolu qu’elle permet de découvrir. Enfin Descartes,
remontant plus haut encore dans le déroulement des
Méditations, se remémore le moment où, « encore forte¬
ment attaché aux objets des sens » il reconnaissait la
constance majeure des vérités mathématiques. Or, juste
avant d’énoncer l’argument ontologique, pour éviter
toute apparence de cercle ^2, fi précise : « Et partant,
encore que tout ce que j’ai conclu dans les méditations
précédentes, ne se trouvât point véritable, l’existence de
Dieu doit passer en mon esprit au moins pour aussi
certaine, que j’ai estimé jusques ici toutes les vérités des
mathématiques » ‘.
Jusqu’où donc faut-il remonter, dans les Médita¬
tions précédentes, pour repartir à neuf, sans tenir
compte des dernières conclusions ? Avant le doute hyper¬
bolique qui ébranle la certitude spontanée des mathé¬
matiques 53 ? Mais le cartésianisme pourrait-il aller des
mathématiques à Dieu sans le point d’appui du Cogito ?

r. Méd., 5, IX, 51-52 ; « ci-dessus » se rapporte à la conclusion de


ia Méd. 4, IX, 49-50 : « Parce que toute conception ciaire et distincte...
doit nécessairement avoir Dieu pour son auteur... il faut conclure qu'une
telle conception, ou un tel jugement est véritable ».
s. Ib., 52 ; c’est le temps où Descartes se plaisait aux mathéma¬
tiques, « à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons »
(D. M., 1, VI, 7), à quoi répond dans la Méditation 1, la résistance des
mathématiques à l’argument du rêve qui touche les sens (IX, 16). La
phrase intermédiaire rappelant que par nature, je ne puis m’ « empêcher
de les estimer vraies » quand j’y pense présentement, reprend la phase
de « persuasion » de la Méd. 3, IX, 28 : cf. supra, ch. V, pp. 264-268.
t. Méd., 5, IX, 52 (souligné par nous, comme dans les citations
suivantes).
320 DESCARTES

L’argument ontologique affirme de Dieu : « il est certain


que je ne trouve pas moins en moi son idée, c’est-à-dire
l’idée d’un être souverainement parfait, que celle de
quelque figure, ou de quelque nombre que ce soit » La
reprise de la réflexion s’opère donc vers le début de la
troisième Méditation quand le philosophe, déjà détaché
des sens par la rencontre de la pensée pure, affronte
l'hypothèse du Dieu trompeur avec une confiance accrue
par l'inébranlable certitude que suscite l’évidence du « Je
pense, donc je suis ». Il se trouve alors « tellement per¬
suadé » par les vérités clairement conçues, qu’il ne peut
les nier au moment même où il se tourne vers elles
Cet enchaînement est très nettement présenté dans les
Principes, où l’article 13 rappelle que « l’Auteur de son
être aurait pu... créer » la pensée, « de telle nature qu’elle
se méprit en tout ce qui lui semble très évident », ce
pourquoi notre adhésion aux notions communes et aux
axiomes n’est qu’une persuasion présente, et non une
« science certaine », tant qu’on ignore Dieu. Mais l’arti¬
cle 14, découvrant aussitôt dans l’idée de l’Être la néces-
cité de son existence, achève : « Et comme de ce qu’elle
voit qu’il est nécessairement compris dans l’idée qu’elle
a du triangle que ses trois angles soient égaux à deux
droits, elle se persuade absolument que le triangle a trois
angles égaux à deux droits ; de même, de cela seul qu’elle
aperçoit que l’existence nécessaire et éternelle est com¬
prise dans l’idée qu'elle a d’un être tout parfait, elle
doit conclure que cet être tout parfait est ou existe ».
Ainsi s’accomplit le même processus que par la voie
a posteriori : la persuasion fugitive, parce qu’elle ne
s’impose que dans la présence de l’évidence, devient
stable dès que l’hypothèse du Dieu trompeur est éliminée
par la découverte du Dieu tout Être.
Comment le doute hyperbolique renaîtrait-il après
la conclusion que Dieu existe nécessairement parce qu’il
est toute perfection ? Si l’on peut se demander ce que
vaudrait une preuve subordonnée à une autre, a fortiori

U. Méd., 5, IX, 52.


V. Méd.. 3. IX. 28.
LA PREUVE ONTOLOGIQUE 321
que signifierait la démonstration d’un Être absolument
parfait, qui ne serait pas le vrai Dieu, par là même
source de toute vérité ? C’est si manifeste, qu’aussitôt
apres la conclusion « qu’il y a un Dieu, c’est-à-dire un
etre souverain et parfait, en l’idée duquel seul l’existence
necessaire ou éternelle est comprise, et par conséquent
qui existe », Descartes en infère : « outre cela je remar¬
que que la certitude de toutes les autres choses en
dépend si absolument, que sans cette connaissance il
^st impossible de jamais rien savoir parfaitement »w.
Pour engager quelque raisonnement que ce soit (toutes
es preuves de Dieu y incluses), il faut que ma nature
soit telle que je ne puisse ne pas croire ce que j’aper¬
çois clairement et distinctement Mais le souvenir des
conclusions redevient douteux si j’ignore Dieu, car Dieu
^^ture aveugle ou malin génie interdisent
d affirmer que la règle de l’évidence est toujours vala¬
ble, autrement dit que la nature de mon esprit est faite
pour éviter 1^erreur, quand elle se conforme à cette évi¬
dence. Le même Dieu, quelle que soit la voie qui y ait
conduit, assure la validité métaphysique de mes facultés,
si j’en use bien, sans garantir pour autant l’exactitude
psychologique de mon souvenir, pour lequel il existe des
contrôles psychologiques. La véracité divine est d’un
autre ordre ^6^ celui de l’Être, équivalemment bon et
véritable.
Ce mouvement d’assomption de la persuasion vécue
par la certitude métaphysique fait l’originalité de la
démarche cartésienne, dans la cinquième comme dans
la troisième Méditation. C’est pourquoi, au moins aussi
certaine, au départ, que les vérités mathématiques, la
preuve ontologique devient plus évidentey, en ruinant

w. Méd., 5, IX, 55.


X. 7b. : nous suivons ici le texte latin de VII, 69, la traduction
disant : « je suis naturellement porté à la croire vraie ». La nuance
est peut-être de Descartes, car avant la démonstration de Dieu, ce n'est
encore qu une inclination spontanée, mais irrésistible, ce qu’accentue
mieux le latin.
y. D. M., 4, VI, 36 : « ou même encore plus évidemment ; ... il est
pour le moins aussi certain » ; au moins se retrouve Méd., 5, IX, 52 ;
2‘ rép., 5' demande, IX, 126-127 ; « la démonstration qui prouve

11
322 DESCARTES

définitivement le doute, et en fondant ces mêmes vérités.


Car l'athée mathématicien ne sait pas comment fonc¬
tionne sa raison ^ ; mais s'il accepte de considérer l'es¬
sence de l'Être qui enveloppe, par définition, l'ensemble
des perfections, il ne peut pas, selon Descartes, ne pas
voir que cet Être existe de lui-même, a se. Aussi la
preuve s'adresse-t-elle à celui qui est déjà bien détaché
du sensible, et accoutumé à raisonner sur les intelligi¬
bles, en reconnaissant leur nécessité interne. Les deux
voies ne font donc pas double emploi, puisqu'elles ne
visent pas exactement le même lecteur. Au scolastique,
habitué à remonter des existences concrètes à leur
cause. Descartes propose deux démonstrations a poste¬
riori, qui se différencient des preuves courantes en par¬
tant d’une existence tout à fait certaine, alors que celle
du monde reste douteuse, et en accédant à la seule cause
nécessairement divine, pour rendre compte de l’idée
d'infinie perfection, prise directement comme effet en
moi, ou caractérisant indirectement mon être fini, mais
aspirant à l'infini. La preuve ontologique apparaît comme
beaucoup plus simple : elle est dépouillée de tout l’appa¬
rat technique des réalités formelle et objective et des
degrés d’être. Sa priorité, dcms les Principes, est non
seulement de droit, mais pédagogique, comme le dit
Descartes à Burman. Cependant il avoue qu’elle « semble !
avoir quelque apparence de sophisme »
Le centre des critiques adressées à l’argument onto¬
logique est le statut de l'existence hors de la pensée. Il

l’existence de Dieu est beaucoup plus simple et plus évidente » que [


celle de la valeur des angles du triangle rectiligne : 5* rép., in Med.
5, § 2, VII, 384 (ctarior). Dès 1630, Descartes disait avoir démontré I
les vérités métaphysiques « d’une façon qui est plus évidente que les
démonstrations de géométrie » (à Mersenne, 15-4, I, 144). Cf. E. Burm., |
in D. M-, V, 177 : l’existence de Dieu peut se démontrer plus solide- !
ment (firmius) que les mathématiques, qui ne résisteraient pas à un
doute aussi poussé que celui de Descartes en métaphysique, qui a ^
pourtant donné des démonstrations métaphysiques : « celles-ci sont ’
donc plus certaines que celles-là ». !l
Z. 2‘ rép., IX, 111 : « il ne peut pas être certain de n’être point ï
déçu dans les choses qui lui semblent être très évidentes ». ï
a. Méd., 5, IX, 52. Aussi souligne-t-il que de gramds esprits l’ont '
admise comme démonstration évidente : Notae Progr., VIII-2, 361-362. J
ESSENCE ET EXISTENCE 323
de passer d’une simple idée à la
réalité de son objet. « Ce dont l'idée est en moi cela
merne existe » est un paralogisme, Descartes en’ con¬
vient . Des la cinquième Méditation, il précisait : « ma
pensee n impose aucune nécessité aux choses »= ; au
contraire la nécessité de la chose même s'impose à ma
pensee. Il accorderait volontiers à Kant 57, d’une part
que mon concept de cent thalers est le même, qu’ils
existent ou non, comme ma notion d’un triangle, ou
a une montagne toujours accompagnée de sa vallée ^ ;
d autre part que leur position hors de moi ne dépend
pas de moi, et ne peut être analytiquement tirée de
1 laee que j en ai. La cinquième Méditation n’atteint que
l^essence des choses corporelles, et non leur existence.
Lntre cette essence, en tant que j’en ai l’idée en moi
et la réalité du corps hors de l'entendement, il y a mani-
restement distinction réelle e, puisque la première est
une pensee, la seconde un corps. Mais pour ce dernier,
1 existence n’est pas une propriété supplémentaire, qui
enrichirait l’essence 58 ; ainsi, pour le triangle, dès qu’il
est pose comme existant, « il m’apparaît manifeste que
1 essence et l’existence ne sont d’aucune façon distin-
guées, »f. Enfin dans ma pensée, je puis les distinguer
« SI J entends d’une certaine façon l’essence de quelque
chose, en faisant abstraction de ce qu'elle existe ou non,
et d’une autre façon en la considérant comme exis¬
tante »g. Il faut donc toujours préciser si l’essence est

b. Ep. Voet., VIII-2, 60 ; T. dans Lettres à Regitis, p. 191 (Voetius


putait cette assertion à Descartes)
c. Méd., 5. IX, 53.
d. L’exemple est traditionnel : Méd., 5, IX, 53 ; à Gibieuf 19-1-1642
III, 476-477 ; Notae Progr., VIII-2, 347.
e. A *** (peut-être Mesland ?), 1645 ou 1646, IV, 350.
f. Ib., T. ; E. Burm., V, 160, sur la différence entre les êtres mathé¬
matiques (verum et reale ens) et les êtres physiques, existant comme
tels en acte dans l'espace.
h : dans les deux textes. Descartes
se référé a la fin des E rép., IX, 94-95, où il réduisait à la distinction
modale toute disrinction non réelle. Mieux vaut dire ici distinction
de raison, sans introduire la nuance de certains scolastiques entre
raison raisonnée, et raison raisonnante, non fondée dans la chose, car
« nous ne pouvons rien penser sans fondement », IV, 349.
324 DESCARTES

considérée dans la chose existante (auquel cas elle


s’identifie avec l'ensemble de ses propriétés), ou dans
ma pensée (alors l'existence n’est que possible, et ma
pensée ne permet pas de déterminer à elle seule si une
réalité y correspond). « Ainsi quasi toutes les contro¬
verses de la Philosophie ne viennent que de ce qu'on
ne s'entend pas bien les uns les autres » Ces précisions
sur les relations de l’essence et de l’existence pour les
créatures font apparaître le cas unique de Dieu en qui
elles sont toujours nécessairement liées *, ce qui rend
inopérantes toutes les critiques fondées sur des compa¬
raisons concrètes comme celle des thalers.
Il y a non moins malentendu quand saint Thomas
reproche à saint Anselme ^9 de passer de la signification
du nom de « Dieu » dans l’entendement à sa réalité hors
de l’entendement, parce qu’il est « plus grand » d’être
dans et hors de celui-ci. Descartes, sans chercher à
remonter au sens de saint Anselme i, dégage la différence
entre essentialisme et conceptualisme : il part non d’une
dénomination, mais d’une « nature », ou « essence », ou
« forme immuable et vraie de quelque chose » Celle-ci
est, pour le mathématicien, l’objet d’ime intuition intel¬
lectuelle. Par là Descartes s’oppose à la tradition tho¬
miste, comme à ses adversaires empiristes et c’est aussi
ce qui le distingue de Va priorisme kantien. Mais il
concède à saint Thomas que l’existence de Dieu n’est pas
« claire et manifeste à un chacim » ou connue d’elle-
même, au point de n’avoir plus besoin de preuve A
l’intention du lecteur scolastique, il en donne alors une

h. Ib. Descartes, qui a donné en latin les précisions techniques sur


essence et existence, revient ici au français.
i. Méd., 5, IX, 53 ; P rép., IX, 92-94.
j. En décembre 1640, le rapprochement ayant été fait par Mersenne,
Descartes lui écrit : « Je verrai saint Anselme à la première occasion »
(III, 261), mais dans les 1‘ rép., il semble ignorer combien il en est
proche, et ne retient que la présentation de saint Thomas.
k. P rép., IX, 91.
l. Hobbes, 3® obj., n” 14 : « s’il n’y a point de triangle en aucun
lieu du monde, je ne puis comprendre comment il a une nature »
(IX, 150, et 151, brève réponse de Descartes, rejetant le nominalisme) ;
Gassendi, 5* obj., in Med. 5, VII, 319-322.
m. P rép., IX, 91.
ESSENCE ET EXISTENCE 325
formulation syllogistique n, qu'il reprend dans l’exposé
geometnque a la fin des Réponses aux secondes objec¬
tions, avec une importante nuance : cette conclusion
« peut etre connue sans preuve par ceux qui sont libres
de tous préjugés »o, selon l'énoncé de la cinquième
Demande. Mais il faut avoir longuement contemplé « la
nature de letre souverainement parfait », et savoir faire
la différence entre l'existence possible liée aux autres
essences et 1 existence nécessaire, comprise dans la seule
essence de Dieu : « De cela seul, et sans aucun raisonne¬
ment, ils connaîtront que Dieu existe ; et il ne leur sera
pas moins claire et évident, sans autre preuve, qu’il leur
est manifeste que deux est un nombre pair, et que trois
est un nombre impair, et choses semblables. Car il y a
des choses qui sont ainsi connues sans preuves par
quelques-ims, que d’autres n’entendent que par un long
discours et raisonnement »p. Le mathématicien, qui ne
confond pas les concepts abstraits de l’expérience avec
la nécessité interne des pures essences et de leurs pro¬
priétés, est plus capable d’accueillir une preuve « de
simple vue », comme dira Malebranche
Car cette intuition suppose une préparation intel¬
lectuelle et une grande attention. De même qu’en repre-
nant de façon resserrée l'essentiel de la dialectique entre
1 mfim et le fini, à la fin de la troisième Méditation,
Descartes ne rend pas inutiles les précisions plus tech-
mques qui ont conduit à cette intuition élargie, ainsi
1 argument ontologique, en soi très simple, s’entoure de
justifications, dès son exposé initial. Il faut surtout.
Descartes 1 a bien vu, que l’idée d’un Etre nécessaire
parce qu’il comprend toutes perfections, soit non-contra¬
dictoire. Le mathématicien peut, par précipitation, pren¬
dre pour ime idée claire une notion insuffisamment pré¬
cise : ayant considéré un rectangle, il imagine qu’il est
inscriptible dans le cercle parce qu’il a quatre côtés (et
non parce qu’il a deux angles droits) : s’il en conclut.

n. Ib., IX, 91-92.


O. 2« rép., IX, 129.
p. Ib., llb-m.
326 DESCARTES

illégitimement, que tout quadrilatère est inscriptible, il


est forcé de dire alors (à tort, puisque la présupposition
est fausse) que le rhombe (ou losange) est inscriptible
Mais, « encore que nous ne concevions Dieu que très
imparfaitement, cela n’empêche pas qu’il ne soit certain
que sa nature est possible », affirme Descartes, en
invoquant la seule évidence de la notion Aussi Leibniz
réclamera-t-il une analyse de l’idée en ses éléments pre¬
miers, tous compatibles, parce qu’aucun ne comporte de
négation. Cette pleine positivité, et cette absolue unité,
sont également à la base de la conception cartésienne de
Dieu ®.
C’est pourquoi, même si Descartes identifie pour
Dieu existence et perfection ^ ce qui prête aux critiques
de Gassendi et Kant il ne prend pas l’existence pour
une qualification qui se juxtaposerait aux autres, afin de
constituer par sommation l’Être maximum, mais comme
ime « propriété » au sens le plus strict, « parce qu’il n’y
a qu’en lui qu’elle fasse partie de l’essence Car « en
Dieu, l’essence n’est point distinguée de l’existence »
Ainsi la preuve a priori, méditant sur « l’essence même
de la chose », comme sa « cause formelle » découvre,
plus profondément que la seconde preuve a posteriori,
comment Dieu est nécessairement « cause de soi »
Chacune des deux voies se suffit, mais elles se complè-

q. Méd., 5, IX, 53 : « il n’est point nécessaire de penser que


toutes les figures de quatre côtés se peuvent inscrire dans le cercle,
mais... supposant que j’aie cette pensée, je suis contraint d’avouer
que le rhombe se peut inscrire dans le cercle, puisque c’est une figure
de quatre côtés ; et ainsi je serais contraint d’avouer une chose
fausse ». (Le seul losange inscriptible est le carré). Il faut donc
distinguer « les fausses suppositions... et les véritables idées qui sont
nées avec moi, dont la première et principale est celle de Dieu »,
ib., 54.
r. 2« rép., IX, 119 : « il est manifeste qu’eUe n’implique point... ;
il suffit que nous entendions clairement et distinctement toutes les
choses que nous apercevons être en elle ».
s. Méd., 5, IX, 54 ; E. Burm., V, 161.
t. Méd., 5, IX, 53 : « après que j’ai reconnu que l’existence est
une perfection ».
U, 5« rép., VII, 382-383.
V. 4‘ rép., IX, 188.
w. Ib., et 187.
ESSENCE ET EXISTENCE 327

tent . la première, par les effets, exige une cause telle


quelle se pose delle-même, et une cause nécessaire et
eternelle pour rendre compte des êtres contingents et
temporels ; la deuxieme accède directement à la source
de cette nécessité interne, en contemplant l'essence de
1 btre tout parfait.
Et parce qu’en Dieu seul essence et existence se
confondent, dans l’imité d’une Perfection qui est, insépa¬
rablement, intelligence et vouloir créateur, sa transcen¬
dance apparaît alors à l’égard de tout être autre que
ui , « car 1 essence n’a pas été avant l’existence, l’exis-
ence n étant rien d’autre que l’essence existante »
<< Apres que j’ai reconnu qu’il y a un Dieu, ... en meme
temps J ai reconnu aussi que toutes choses dépendent de
ui »y. Les Réponses aux objections précisent qu’y sont
comprises « les essences des choses, et ces vérités mathé¬
matiques que l’on en peut connaître » ^ Elles sont aussi
des productions de sa causalité efficiente a. Partie d’une
comparaison entre les essences mathématiques et la
nature de Dieu, la preuve ontologique aboutit donc à
une subordination de celles-là à celle-ci, en même temps
qu elle^ achève de mettre en place les deux ordres de
camalité divine, la causa sui, et la position hors de soi
d effets contingents. Par là se découvre aussi la différence
fondamentale entre la liberté divine et la nôtre : comme
il n’y a en Dieu aucune distance entre l’entendement et
la volonté, « il répugne que la volonté de Dieu n’ait pas
ete de toute éternité indifférente à toutes les choses qui
ont été faites ou qui se feront jamais »b. Elle détermine
tout, elle n’est déterminée par rien, alors qu’en nous
1 indifférence est seulement indétermination par manque

X. E. Burm., V, 164, T. Burman, qui avait lu les Réponses aux


3 et 6® objections, demandait si l’essence précède l’existence, et si
Uieu n a produit que celle-ci. Descartes répond qu’il n’y a pas de
séparation réelle, si l’on peut à juste titre les séparer par la pensée,
en tant que nous pouvons concevoir l’essence sans une actuelle
existence.
y. Méd., 5, IX, 55.
Z. 5» rép., VII, 380 ; 6‘ rép., § 6 et 8, IX, 232-234 et 235-236.
a. 6' rép., § 8, IX, 236.
b. Ib., § 6, IX, 232-233.
328 DESCARTES

de cormaisseince : pour nous, la vérité est toujours


reçue.
Cependant, lorsque notre entendement aperçoit avec
évidence, selon une nécessité pour nous étemelle, les
propriétés des essences encloses dans la nature de notre
raison, elles demeurent de pures possibilités au regard
d’une existence extérieure à notre pensée Toute réa¬
lité dont nous concevons l'existence est nécessairement
issue de la création divine : aucim autre être n'est pen¬
sable, qui en soit indépendant Mais parce que Dieu est
souverainement libre, de son existence ne se déduit pas
celle des choses qu’il a pu créer. Au terme de cinq médi¬
tations, pleinement assurés de la vérité ontologique de
nos idées claires et distinctes, comme de tout ce qui
dépend de Dieu®, nous ne savons pas encore s'il existe
d’autres êtres que Dieu et le moi pensant.

c. Méd., 5, fin : grâce à la connaissance de Dieu, « j'ai le moyen


d’acquérir une science parfaite touchant une infinité de choses, non
seulement de celles qui sont en lui, mais aussi de celles qui appar¬
tiennent à la nature corporelle, en tant qu’elle peut servir d’objet aux
démonstrations des géomètres, lesquels n’ont point d’égard à son
existence », (cette dernière précision est une addition de la traduction).
d. Tel est le sens du corollaire de la prop. 3, dans les 2‘ rép.,
IX, 131 ; « le ciel et la terre » et <■ toutes les autres choses que nous
connaissons comme possibles » étant pris comme donnés (dans cet
exposé à la façon des géomètres le doute n’a pas porté sur l’existence
des corps, mais seulement sur l’incertitude des jugements appuyés sur
les sens : IX, 125-126), on prouve que Dieu en est le créateur. Mais
on ne saurait conclure directement de Dieu à leur existence.
e. Cf. l’insistance sur cet aspect dans D. M., 4, VI, 38-39.
CHAPITRE VII

MON CORPS ET LES CORPS

1. Double aspect de l imagination et de la sensation

De l'essence des choses matérielles, Descartes ne


peut directement déduire leur existence, mais seulement
que tout ce que je conçois clairement peut être produit
par Dieu. Reprenant alors appui sur les modes de ma
pensée qui semblent se rapporter spontanément aux
corps, le philosophe approfondit la différence entre l’in¬
tuition intellectuelle de l’étendue, objet de la géométrie,
et sa saisie par 1 imagination. Dès la seconde Méditation,
l’analyse de la cire a dégagé la différence entre le carac¬
tère limité des sensations confuses et variables, ainsi que
des figures que j’imagine en elle, et l’infinité de chan¬
gements dont je la conçois capable : « je ne saurais
néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination,
et par conséquent cette conception que j’ai de la cire ne
s’accomplit pas par la faculté d’imaginer » a. Cette diffé¬
rence est reprise au début de la sixième Méditation : la
considération d’une figure relativement simple s’opère

a. IX, 24 : « et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité


ce que c'est que la cire si je ne pensais qu’elle est capable de recevoir
plus de variétés selon l’extension, que je n’en ai jamais imaginé ».
330 DESCARTES

à la fois par l'entendement et l’imagination. Je me repré¬


sente aisément un triangle ou un carré ; et si j’ai assez
exercé mon imagination, je parviens encore à discerner
une figure de sept à huit côtés *’ ; mais très vite la repré¬
sentation devient confuse. Et si je pense à un polygone
« de beaucoup de côtés », je ne peux plus, par la seule
imagination, faire la différence entre celui de mille
(myriogone) et celui de dix mille (chiliogone) =. Tous
deux tendent vers une sorte de cercle composé d’innom¬
brables segments, alors que l’entendement calcule exac¬
tement la valeur des angles ou de l’aire de chaque poly¬
gone, en distinguant celui de mille et celui de mille et
un côtés, et ainsi de suite.
Or cet exercice fait prendre conscience de l'effort
lié à l’imaginationainsi opposée à la pure intellec-
tion. Cela permet de soupçonner la présence d’un élé¬
ment étranger à l’esprit, mais non pas, comme dans
l’analyse biranienne ^ de saisir directement en cet effort
la relation de l’âme à son corps. En effet, pour Descartes,
la pensée pure est possible, à l’exemple du mathémati¬
cien qui étudie les polygones complexes sans particu¬
lière contention d’esprit ; et la première conclusion est
que l’imagination, bien qu’elle soit apparue parmi les
modes de ma pensée, ne lui est pas indispensable : elle
« n’est en aucime sorte nécessaire à ma nature, ... c’est-
à-dire à l’essence de mon esprit ». Mais « si quelque
corps existe, auquel mon esprit soit conjoint et vmi de
telle sorte qu’il se puisse appliquer à le considérer quand
il lui plaît, il se peut faire que par ce moyen il imagine

b. E. Burm., in Med. 6, V, 162-163 : Descartes se dit assez imagi¬


natif, et après exercice parvient à les imaginer distinctement. Mais
d'autres ne le peuvent pas.
c. Méd., 6, IX, 57-58.
d. Ib., 57 : « je considère ces trois lignes comme présentes par la
force et l'application intérieure de mon esprit ; et c'est proprement ce
que j'appelle imaginer » ; et 58 : « j'ai besoin d'une particulière
contention d'esprit pour imaginer, de laquelle je ne me sers point pour
concevoir ; et cette particulière contention d’esprit montre évidemment
la différence qui est entre l’imagination, et l’intellection, ou conception
pure ».
l'imagination 331
les choses corporelles » e. L’imagination engagerait donc
d abord la presence d’un corps particulier, uni à mon
esprit : cependant je n’en ai pas d’autre conscience que
ce sentiment d’effort. Et quand l’Entretien avec Burman
explique pourquoi j’imagine facilement un triangle, un
pentagone et non un chiliogone, par les traces que forme
lame dans le cerveaui, c’est une reconstruction scienti-
faque postérieure, indépendante du sentiment. Seul son
aspect borné et confus, incapable de suivre jusqu’aux
fagures les plus complexes l’intuition indéfiniment claire
de Imtellect, indique que l’imagination dépend d’autre
chose que la pensée pure.
Mais cette condition corporelle de son exercice
reste hypothétique, et n’est jamais Vobjet de cette même
imagination. Quand elle « se tourne vers le corps » e,
il s’agit alors du corps étendu devant moi : « le corps]
c est-à-dire 1 extension, les figures et les mouvements se
peuvent... connaître par l’entendement seul, mais beau¬
coup mieux par 1 entendement aidé de l’imagination » ^ ;
au contraire 1 union supposée de mon esprit avec un
corps, qui expliquerait l’effort, reste obscure pour l’en¬
tendement, et « même... aidé de l’imagination » i. Des¬
cartes considère donc successivement la relation de
l’imagination au corps comme sa condition éventuelle
(mon corps), et comme son objet (le corps étendu en
général). Dans les deux cas il rencontre une possibilité,
non une nécessité : 1 imagination des corps peut n’être
qu une fiction, elle s’accomplit, dit l’Entretien avec
Burman, « poim ainsi dire à fenêtres closes »j, sans la
présence de la chose. Elle renvoie ainsi à la libre activité
de mon esprit, qui forge les idées feintes et inventées par

e. Méd., 6, IX, 58.


f. V, 163 : I ame trace facilement trois lignes dans le cerveau,
mais non pas mille.
g. Méd., 6, IX, 58. Au contraire dans l'intellection, « l’esprit en
concevMt se tourne en quelque façon vers soi-même, et considère
quelqu une des idées qu’il a en soi » ; on retrouve les idées innées,
distinctes de celles des sens et de l’imagination
h. A Elisabeth, 28-6-1643, III, 691.
i. Ib., 692.
j. V, 162, T.
332 DESCARTES

moi 2 ; elle n’impose pas l'existence d’un être différent de


moi. Toutefois, comme les fictions les plus extravagantes
de l’imagination renvoient à des éléments premiers, pro¬
bablement reçus k, elle apparaît ici comme un écho des
sensations ^
Qu’est-ce donc que sentir? Il faut revenir sur ma
confiance antérieure dans les sens, et sur les motifs qui
m’en ont fait douter. Analysée plus précisément, la sen¬
sibilité découvre également un double aspect, portant sur
« ce corps que je considérais comme une partie de moi-
même » (voire comme le moi tout entier) ™, et sur
« beaucoup d’autres », par rapport auxquels mon corps
a un statut particulier : non seulement il est « placé »
parmi eux, un corps entre des corps, mais il en reçoit
« diverses commodités et incommodités ». Dès lors est
aperçue la parenté affective de certaines sensations et
des passions, en liaison avec leur utilité pour moi. Quant
aux sensations qui semblaient me renseigner sur les
corps autres que le mien, leur variété me permettait de
les distinguer, en s’ajoutant aux propriétés fondamen¬
tales à nouveau rappelées : « l’extension, les figures, les
mouvements » “. Qr je croyais à la réalité des corps ainsi
sentis pour les motifs suivants : d’une part ces sensa¬
tions sont indépendantes de ma volonté, comme le signa¬
lait déjà la troisième Méditation pour les idées apparem¬
ment adventices, ou reçues de l’extérieur”; d’autre part,
elles jouissent d’une vivacité particulière, qui les oppose
aux idées factices ou aux souvenirs. Mais Descartes ne
s’arrête pas sur ce caractère, que les empiristes invo¬
quent volontiers pour discerner sensation et image : il
a noté, dans la première Méditation, la précision vive de
certaines images rêvées, capables de nous persuader
de leur réalité. Reste qu’elles sont spontanément consi¬
dérées comme des vestiges de l’expérience sensible. Qn

k. Méd., 1, IX, 15.


l. Méd., 6, IX, 58-59.
m. Ib., 59 ; cf. Méd., 2, IX, 20 : « lorsque je m’appliquais à la
considération de mon être, je me considérais premièrement comme
ayant un visage, des mains », etc.
n. Méd., 6, IX, 59.
O. Méd., 3, IX, 30.
LA SENSATION 333
revient donc à la croyance du sens commun que les idées
reçues des sens sont « causées » par des choses exté¬
rieures, et tant qu’on n’a « aucune connaissance » de
ces choses, on les suppose « semblables » aux sensations.
En outre, parce que l’usage des sens a précédé celui de
la raison, et que les idées rationnelles sont également
moms vives, elles apparaissent comme secondes par
rapport aux sensations ; « je me persuadais aisément
que je n avais aucune idée dans mon esprit qui n’eût
auparavant passé par les sens »p. Cette citation de
1 adage scolastique prépare le lecteur à revenir, dans
la seconde moitié de la méditation, sur la genèse de
cette philosophie. Ainsi l’ouverture met en place tous les
thèmes ^ qui seront ensuite développés.
Un rôle important est dévolu à « ce corps » que
« par un certain droit particulier j’appelais mien » :
constamment présent, il est la condition de tous les
sentiments, appétits et affections, et l’objet d’une sensi¬
bilité propre : c’est en lui, et non en d’autres corps, que
j éprouve plaisir ou douleur. Cependant l’inclination natu¬
relle à réagir en fonction de ces sentiments est, pour la
réflexion critique, la juxtaposition, incompréhensible à
la raison, de deux domaines hétérogènes : un mouvement
corporel (la faim) et un sentiment (l’envie de manger) q.
Le philosophe rappelle alors rapidement quelques exem¬
ples d erreurs des sens, la possible confusion entre le
rêve et la veille, et la crainte d’avoir ime nature vouée
à 1 erreur. En cette évocation des grandes lignes de la
première Méditation, on note une différence d’accent
(car le doute h5q)erbolique, qui devait être pris au
sérieux, revêt une allure fictive lorsqu’il a été détruit,
comme celui qui concernait « l’auteur de mon être »r),
ainsi qu’une insistance plus grande sur l’incertitude des
sensations les plus intimes : l’illusion des amputés, dont

p. Méd., 6, IX, 60.


q. Ib. : « quand j’examinais pourquoi..., je n’en pouvais rendre
aucune raison... ; car il n’y a certes aucune affinité, ni aucun rapport
(au moins que je puisse comprendre) entre cette émotion (yellica-
tionem, c’est-à-dire mouvement) de l’estomac et le désir de manger ».
r. Ib., 61 : « ne connaissant pas encore, ou plutôt feignant de ne
pas connaître l’auteur... ».
334 DESCARTES

Descartes avait été témoin ^ remet en cause la réalité de


ce corps propre, qui semble m’être toujours présent.
Enfin, dans ce bilan de ce que les méditations précé¬
dentes ont opposé à ma confiance coutumière dans les
sens. Descartes reprend les critiques adressées, dans la
troisième Méditation aux deux arguments en faveur
de l'origine extérieure des idées adventices : inclination
naturelle, indépendance à l’égard de la volonté. Ils
avaient été écartés alors parce que la nature est souvent
opposée à la raison, et parce que j’avais, peut-être, sans
le savoir, la faculté de produire ces idées. Mais il convient
à présent de se demander ce que deviennent ces objec¬
tions à la lumière des thèses découvertes depuis, c’est-
à-dire l’existence de Dieu, et la validité qui s’ensuit pour
mes idées claires et distinctes.
La méditation va s’engager dans ime nouvelle étape,
bien qu’une rigoureuse continuité relie chacun des
moments requis pour la démonstration de l’existence des
corps. Les analyses initiales de l’imagination et de la sen¬
sibilité sont à elles seules insuffisantes pour les poser
avec certitude. Cependant la première permet de conjec¬
turer « probablement qu’il y en a »“. La sensation fait
intervenir en outre xme réceptivité qui échappe à ma
volonté, et ime forte inclination naturelle à réagir comme
si des corps extérieurs concernaient directement le
mien'*. Dans les deux cas, c’est par l’intermédiaire de
mon corps qu’il me semble imaginer ou sentir les
autres corps.

s. Ib., et Pr., 4, a. 196, récit très concret de l'observation : « on


avait coutume de bander les yeux à ime jeune fille », dont la main
était gangrenée, quand le chirurgien la pansait ; ainsi opérée « sans
le savoir », elle se plaignait de « diverses douleurs... qu’elle sentait
tantôt en l’un de ses doigts, et tantôt à l’autre ».
t. IX, 30-31.
u. Méd.. 6. IX. 58.
LE DUALISME 335

2. La réelle distinction de l’esprit et du corps

est explicitée « la réelle distinction entre


1 ame et le corps de l’homme », dont la mention avait été
ajoutée '' après celle « de l’existence des choses maté¬
rielles » dans le titre de la sixième Méditation. Que cette
distinction soit démontrée avant l’existence des corps a
paru un « paradoxe » Mais selon l'ordre des raisons la
distinction des essences peut être maintenant bien éta¬
blie, alors qu au contraire la réalité de cette existence
fait appel à une combinaison d’éléments, dont certains,
qui seront précisés avec l’articulation de sa complexe
démonstration, sont conclus à partir de la réelle distinc¬
tion des deux natures. Il est donc indispensable qu’elle
précède. Cependant cette fonction, en vue d’une autre
thèse, n’amoindrit pas son importance propre : avec
l’existence de Dieu, elle est annoncée, dans le titre des
Méditations métaphysiques comme un des points
majeurs du système.
Elle fonde en effet le dualisme cartésien sur l’oppo¬
sition entre une âme tout entière définie par l’exercice
de la pensée, et un corps réduit à l’étendue. « Je suis le
premier, dit Descartes à Regius, qui ai considéré la pen¬
sée comme l’attribut principal de la substance incorpo¬
relle, et l’étendue comme l’attribut principal de la subs¬
tance corporelle ». Car « nul avant moi, que je sache, n’a
affirmé que l’âme consiste dans la seule pensée, c’est-
à-dire... dans le principe interne pour penser » w. Selon
le dualisme fort répandu à l’époque dans une perspective
platonisante, l’âme était principe de vie ^ ; chez Descartes,
devenue étrangère à la biologie, elle n’opère plus aucune
« animation ». Ainsi le philosophe « a, pour ainsi parler,
restitué l’Esprit à l’Esprit » ».
La distinction, préparée, on l’a vu, dès le Cogito^,

V. A Mersenne, 28-1-1641, III, 297 : « car ce sont là les choses à


quoi je désire qu’on prenne le plus garde ».
w. Notae Progr., VIII-2, 348 et 347, T.
X. Cf. supra, ch. V, § 5, pp. 246-249.
336 DESCARTES

s'accomplit, dans les Méditations, en plusieurs étapes.


La séparation prend appui sur la saisie de la pensée par
elle-même, en « une conception claire et nette »y, alors
que la nature et l’existence du corps demeurent dou¬
teuses. Cependant, à tous ceux qui trouvent que Des¬
cartes va trop vite, et que ce corps ignoré pourrait être
à la racine de notre pensée, le philosophe répond tou¬
jours que ce sont eux qui pèchent par précipitation, sans
attendre les indispensables compléments de la sixième
Méditation Mieux : il accorde à Gassendi “ que la res¬
triction praecise tantum n’engage pas nécessairement
« ime entière exclusion ou négation, mais seulement une
abstraction des choses matérielles » Or il faut dépasser
ce stade, et d’abord en approfondissant la distinction au
niveau des idées. « Car en tout ce qui n’est séparé que
par abstraction d’esprit, on y remarque nécessairement
de la conjonction et de l’union, lorsqu’on les consi¬
dère l’un avec l’autre » La seconde Méditation,
même en commençant à discerner, sous les diverses
qualités sensibles du morceau de cire, la perma¬
nence de l’étendue, ne retenait de celle-ci que son
intellection, autrement dit s’attachait au mode de la
pensée, non à ce qui en était l’objet. Mais quand l’atten¬
tion s’applique à l’étendue, dans ce qu’elle a de clair et
distinct, au début de la cinquième Méditation, elle y
découvre la quantité continue et tridimensionnelle,
qu’étudie la géométrie, et rencontre ainsi une nature,
qui a ses propriétés, ses nécessités internes, et qui est.

y. Méd., Abrégé, IX, 9-10, précisant que dès cette seconde Médita¬
tion, elle est « entièrement distincte de toutes les conceptions que l’on
peut avoir du corps ». Mais la « conception distincte de la nature
corporelle » engage les Méditations 2, 5 et 6.
Z. Rép. instances, IX, 215 : il s'agit de Méd. 2, VII, 27 et IX, 21 :
« je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense » ;
Descartes rappelle qu’un peu plus loin, il disait du corps inconnu,
cependant peut-être non différent « en effet » (tamen in rei veritate
non différant) du moi connu : « je n’en sais rien, je ne dispute pas
maintenant de cela » (ib.).
a. A de Launay, 22-7-1641, III, 421 : mais Descartes poursuit alors :
« et on n’en saurait remarquer pucune entre l’âme et le corps, pourvu
qu’on ne les conçoive que comme il les faut concevoir, à savoir l’un
comme ce qui remplit l’espace, et l’autre comme ce qui pense ».
LE DUALISME 337

en elle-même, totalement différente de la pensée, c’est-


à-dire non seulement « diverse », mais « opposée »
La distinction des idées est donc réciproque ;
« nous concevons clairement l’esprit, c’est-à-dire une
substance qui pense, sans le corps, c’est-à-dire sans ime
substance étendue..., et d’autre part, nous concevons
aussi clairement le corps sans l’esprit » Or la véracité
divine nous assure « que toutes les choses que nous
concevons clairement et distinctement sont vraies selon
que nous les concevons » ‘i. Je suis donc désormais cer-
tain que ce n est pas ma pensée qui isole par abstraction
l’esprit du corps, ou réciproquement : il n’y a entre eux
aucune liaison nécessaire mais au contraire une
exclusion : « Si je disais seulement que l’idée que j’ai de
mon âme ne me la représente pas dépendante du corps,
et identifiée avec lui, ce serait qu’une abstraction, de
laquelle je ne pourrais former qu’im argument négatif,
qui conclurait mal ». Voilà pourquoi le seul Cogito est
insuffisant, dans la mesure même où j’ignore tout du
corps 12. « Mais, poursuit Descartes, je dis que cette idée
me la représente comme une substance qui peut exister,
encore que tout ce qui appartient au corps en soit
exclu ; d’où je forme un argument positif, et conclus
qu’elle peut exister sans le corps ». Et il loue son corres¬
pondant d’avoir remarqué que « cette exclusion de
l’extension se voit fort clairement, en la nature de l’âme,
de ce qu’on ne peut concevoir de moitié d’une chose qui
pense » La divisibilité est au contraire immédiatement

b. Ib. ; Mise à part l'idée de Dieu, « je n’en sache point deux en


toute la nature, qui soient si diverses que ces deux-là » ; sur cette
diversité comme opposition incompatible, Notae Progr., VIII-2, 349-350.
c. 2' rép., prop. 4, IX, 131 : la 1' assertion s’appuie sur la demande
2 (qui renvoie à la mise en doute du sensible, non de l’esprit), la 2'
serait accordée facilement par chacun ; mais à condition d’en
avoir une notion claire, exempte de tout « animisme i> ; cf. à Regius,
juin 1642, III, 567, T. : « nous pouvons comprendre clairement une sub¬
stance pensante non étendue, et une substance étendue (extensum) non
pensante ».
d. Méd., Abrégé, IX, 10, renvoyant à la Méd. 4.
e. A Mesland, 2-5-1644, IV, 120. Cette « grande différence entre
l’esprit et le corps..., que le corps de sa nature est toujours divisible,
338 DESCARTES

aperçue comme inséparable de l’étendue. Donc même si


je n'ai pas une connaissance « pleine et entière » (adae-
quatam) f de toutes les propriétés de chaque nature,
mon entendement étant borné, je sais que la limitation
de ma connaissance ne provient pas d’une abstraction,
dont j’aurais conscience. Il faut donc conclure que cha¬
cune des deux natures est « complète », c’est-à-dire
qu’elle correspond à une substance, « chacune des
choses qui sont distinguées réellement » étant « conçue
comme un être par soi et distinct de tout autre » 8.
De cette pleine distinction dans les notions, la véra¬
cité divine permet de conclure à une véritable distinc¬
tion entre les choses. Cependant la sixième Méditation,
l’exposé géométrique à la fin des Secondes Réponses, et
les développements des Principes sur la théorie des dis¬
tinctions y ajoutent la considération de l’omnipotence
divine : « pour ce que je sais que toutes les choses que
je conçois clairement et distinctement, peuvent être pro¬
duites par Dieu telles que je les conçois, il suffit que
je puisse concevoir clairement et distinctement une
chose sans une autre, pour être certain que l’une est
distincte ou différente de l’autre : parce qu’elles peuvent
être posées séparément au moins par la toute puissance
de Dieu » ii. Cette précision a pour but de contrebalancer
le sentiment de l’imité particulière que mon esprit cons¬
titue avec mon corps, bien que ce dernier soit encore

et que 1 esprit est entièrement in-divisible » n'apparaît que plus tard


dans la Méd. 6 (IX, 68), mais est rapprochée des conditions de la
distinction dans l'Abrégé, IX, 10.
^ f. 4^ rép., IX, 171 ; VII, 220 : « il est seulement requis que la
puisance de connaître... égale » la chose, ce qui est parfois possible,
mais nous ignorerons toujours si « Dieu n’a rien mis de plus dans
cette chose que ce » qu’on « en connaît ».
g. Ib., 172.
h. Méd., 6, IX, 62. Cf. 2‘ rép., prop. 4, IX, 131-132, expliquant la
remarque qui suit (IX, 62) : « et il n’importe pas par quelle puissance
cette séparation se fasse, pour m'obliger à les juger différentes ». Car
Dieu n intervient pas en tant que « puissance extraordinaire ». Sur
cette différence, invoquée par certains scolastiques pour le maintien
(dans la transsubstantiation) d'accidents dits réels, cf. 6» rép., IX,
235 : en tout ce qui relève de la nature. Descartes nie la différence
entre puissance ordinaire et extraordinaire de Dieu, et assure que tout
ce qui est réellement séparable est substance, et non accident.
LE DUALISME 339

aussi hypothétique que les autres L'exposé des Prin¬


cipes, moins astreint à l’ordre d’invention des raisons,
rencontre également ce problème, en même temps que la
réelle distinction des substances, bien avant la démons¬
tration des corps et de mon corps : Dieu ayant le pou¬
voir de réaliser tout ce dont nous avons une idée claire
et distincte, « de ce que nous avons maintenant l’idée,
par exemple, d’une substance étendue ou corporelle, bien
que nous ne sachions pas encore certainement si une
telle chose est à présent dans le monde, néanmoins,
parce que nous en avons l’idée, nous pouvons conclure
qu’elle peut être, et qu’en cas qu’elle existe, quelque
partie que nous puissions déterminer de la pensée, doit
être distincte réellement de ses autres parties » *. De
même, comme chacun, par sa propre pensée, exclut « de
soi... toute autre substance ou qui pense, ou qui est
étendue, nous pouvons conclme aussi qu’un chacun de
nous ainsi considéré est réellement distinct de toute
autre substance qui pense, et de toute substance cor¬
porelle ». Et l'hypothèse de l’union la plus étroite inter¬
venant alors, il apparaît que « ces deux substances...
demeureraient toutes deux réellement distinctes... parce
que, quelque liaison que Dieu ait mise entre elles, il
n’a pu se défaire de la puissance qu’il avait de les
séparer, ou bien de les conserver l’une sans l’autre » J.

i. Pr., 1, a. 60 ; ainsi, avant de savoir s’il y a des corps, nous


connaissons que la nature de l’étendue implique une indéfinie divisi¬
bilité, chaque parcelle de matière pouvant, parce qu’elle est réelle¬
ment séparable, être posée pour une substance ; cf. à Gibieuf, 19-1-1642,
III, 477. (Sur ce problème, infra, § 6, pp. 383-385).
j. Pr., 1, a. 60 : alors que les Méditations considèrent le moi iso¬
lément, ce texte pose le fondement de la distinction substantielle entre
les divers esprits. Pour la considération de l’hypothétique union,
toujours subordonnée à la priorité de la séparation, cf. Méd., 6, IX,
62 : « quoique peut-être (ou plutôt certainement, comme je le dirai
tantôt) j’aie un corps auquel je suis très étroitement conjoint ; néan¬
moins... il est certain... que... mon âme... est entièrement et véritable¬
ment distincte de mon corps » ; à Gibieuf, 19-1-1642, III, 477-478 : « de
quelque hen qu’il puisse les avoir jointes, je suis assuré qu’il peut
aussi les déjoindre ». Ainsi, pour l’âme et le corps, comme pour
« toutes les choses dont nous avons des idées diverses et complètes...,
il implique contradiction qu’elles soient inséparables » ; à Regius, juin
1642, III, 567, T. : « que Dieu lie et unisse ces substances autant qu’il
340 DESCARTES

Ainsi la découverte du Dieu non trompeur avait


autorisé ma confiance dans les idées claires et distinc¬
tes, devenues « réelles ». La subordination des essences
à la puissance divine va plus loin : avant même que j'aie
une raison certaine de conclure à l’acte créateur des
corps existants, je sais qu’ils seront par nature des
êtres intrinsèquement différents des esprits, et que, quel¬
que intime que soit en fait la connexion entre telle âme
et tel corps. Dieu peut toujours séparer ce qu’il a secon¬
dairement uni.
Les conséquences de cette distinction entre subs¬
tances, suivant leurs idées, sont considérables. Sur le
plan épistémologique, elle renforce le critère de l’évi¬
dence, en octroyant aux idées claires et distinctes le
pouvoir de discriminer réellement les choses : « tout
ce qui se trouve en ces idées est nécessairement dans les
choses » Certes il faut accorder à Gassendi, très frappé
par cette règle de la logique cartésienne que ce n’est
pas « ma pensée » individuelle qui commande la vérité
des choses, en imposant aux autres son autorité. Il ne
s’â^git, répond Descartes, que de « la seule évidence des
raisons » : alors la connaissance claire que chacun a
d’une chose « doit être pour lui la règle de la vérité de
cette chose » i. C’est en cela que « du connaître à l’être
la conséquence est bonne » ™.

Pourtant Descartes n’a jamais prétendu réduire


l’être à ce qui en apparaît au regard de notre entende¬
ment^. Parce que l’âme est connue tout entière comme
pensée, le corps éventuel entièrement comme étendue.
Descartes reconnaît que chaque substance possède un
« attribut principal... qui constitue sa nature ou son
essence, et de qui tous les autres dépendent » Il donne

le peut, il ne pourra pas pour cela se priver de sa toute-puissance,


ni s'ôter le pouvoir de les séparer, par conséquent elles demeureront
distinctes ».
k. A Gibieuf, 19-1-1642, III, 474.
l. Rép. instances, IX, 207-208 ; cf. à Morus, 5-2-1649, V, 274, T. : la
pensée « est la mesure de ce que nous affirmons ou nions »
m. 7‘ rép., VII, 520 (Rr) ; T., éd. Alquié t. II, p. 1025
n. Pr., 1, a. 53.
SUBSTANCE ET ATTRIBUT 341

ainsi un sens nouveau aux cadres scolastiques que


l'exposé des Principes, à l’usage des collèges, ne manque
pas de rappeler. Tout ce que nous pouvons considérer
comme réellement séparé est substemce, tout ce qui ne
peut être isolé que par abstraction d’un sujet est son
« mode » : on ne saurait poser la figure ou le mouve¬
ment sans l’étendue Mais celle-ci ne peut être distin¬
guée du corps que « par la pensée », quand « nous pen¬
sons quelquefois confusément à l’un sans penser à
l’autre », bien que nous ne puissions avoir « une connais¬
sance distincte » de la substance sans cet attribut p. Du
point de vue du connaître, il n’est rien dans la substance
qui ne soit rattaché à cette nature fondamentale : aucime
« force » dans le corps, qui ne se réduise à la quantité de
mouvement, aucun « inconscient » formel dans une
âme qui s’exprime intégralement à travers la pensée i'^,
toujours consciente d’elle-même quand elle est en acte ‘î.
Cependant notre pensée, tout en reconnaissant cette
adéquation, pour notre savoir, entre la substance et ce
qui en constitue la nature, conçoit que chaque attribut
signale une réalité existante : elle considère de la sorte
la notion de « substance créée » en général •■, ce qui
serait impossible si l’on ne pouvait, par la pensée, sépa¬
rer chacune d’elles des deux attributs principaux, exclu¬
sifs Tun de l’autre.
Certes « il y a quelque difficulté à séparer la notion
que nous avons de la substance de celle que nous avons
de la pensée et de l’étendue : car elles ne diffèrent de la
substance que par cela seul que nous considérons quel-

o. Ib., et a. 56, et 61 « de la distinction modale ». Il y a aussi


distinction modale entre deux modes d’une même substance (figure
sans mouvement, ou inversement), mais entre modes du corps et
modes de l’esprit, il faut parler de distinction réelle, comme entre ces
substances.
p. Ib., a. 62.
q. Rappelons que Descartes reconnaît, à côté des opérations, des
« facultés » ou « puissances », dont nous n’avons pas constamment
conscience. Mais elles ne sont posées que dans la mesure où « nous
nous disposons », à nous en servir, et « aussitôt » nous en prenons
conscience (4‘ rép., IX, 190).
r. Pr., 1, a. 52.
342 DESCARTES

quefois la pensée ou l'étendue sans faire réflexion sur la


chose même qui pense ou qui est étendue » Donc si
l'attribut est, pour la connaissance, équivalent à la
substance ‘, il ne s'identifie pas avec elle du point de vue
de l'être : pensée et étendue sont conçues distincte¬
ment comme des « propriétés », rattachées à un sujet,
et non pour « des choses qui subsistent d'elles-mêmes » ;
car « nous les connaissons aussi clairement et aussi dis¬
tinctement que leurs substances, pourvu que nous ne
pensions point qu'elles subsistent d'elles-mêmes, mais
qu'elles sont seulement les façons et dépendances de
quelques substances » “ ; et cette subordination de l'attri¬
but principal à un substrat ontologique se retrouve dans
plusieurs textes Mais Descartes ne rétablit en cela
aucune forme occulte, puisque toutes les propriétés que
nous pourrons jamais découvrir, par le progrès indéfini
de notre connaissance'*', sont d'avance enveloppées dans
les idées claires et distinctes que nous avons des deux
attributs principaux : « je ne nie pas ... qu'il ne puisse y
avoir dans l’âme ou dans le corps plusieurs propriétés
dont je n'ai aucune idée ; je nie seulement qu’il y en ait
aucune qui répugne aux idées que j’en ai et, entre
autres, à celle que j’ai de leur distinction »='.
Aussi Descartes poursuit-il en réaffirmant « que

s. Ib., a. 63.
t. 4‘ rép., IX, 173 : « si... nous voulions dépouiller cette même
substance de tous ces attributs qui nous la font connaître, nous détrui¬
rions toute la connaissance que nous en avons », et « tout ce que
nous en dirions ne consisterait qu’en paroles » confuses.
U. Pr., 1, a. 64.
V. 3‘ rép., n° 2, IX, 137 : « nous appelons du nom de corps la
substance en laquelle... résident » tous les actes qui ont pour « raison
commune » l’étendue ; de même pour le sujet des actes intellecmels,
ou conscients ; 4‘ rép., IX, 173 ; les attributs « doivent être attachés à
quelque chose pour exister » ; c’est la substance ; E. Burm., V, 156, T. :
« outre 1 attribut qui spécifie la substance, on doit concevoir encore
la substance, qui est sous-jacente (substernitur) à cet attribut ». Mais
c’est l’attribut qui est à la base des modes, comme « nature parti¬
culière qui les reçoit » (à Amauld, 29-7-1648, V, 221, T.), ou « principe
interne » d’où ils procèdent (Notae Prog., VIII-2, 349, T.).
w. E. Burm., V, 151-152 : exemple des propriétés du triangle qu’un
mathématicien trouvera peut-être dans milie ans
X. A Gibieuf, 19-1-1642, III, 478.
l'immortalité 343

I âme pense toujours », comme « le corps, ou la substance


étendue, a toujours de l'extension » y : on ne saurait se
contenter de poser, derrière la pensée, une mystérieuse
puissance, qui tantôt penserait, tantôt serait l'inaccessi¬
ble existant. Car toute la nature de la res est d'être cogi¬
tans, activité pensante, qu'une simple potentialité ne
peut soutenir (même si Descartes admet la persistance
en nous d’habitus, de vestiges spirituels, ou de virtualités
non constamment réalisées puisque l'actualisation
d'une pensée par mon attention exclut les autres). Cette
exigence d'une pensée toujours en acte est donc le corol¬
laire de l'adéquation entre substance et attribut princi¬
pal, à la différence des modes qui renvoient nécessaire¬
ment à la substance, mais ne sont pas sans cesse pré¬
sents en elle : « Il semble nécessaire que l'âme pense
toujours actuellement, parce que la pensée constitue son
essence, ainsi que l'extension constitue l'essence du
corps ; et la pensée n'est pas conçue comme un attribut
qui peut être joint ou séparé de la chose qui pense,
comme l'on conçoit dans le corps la division des parties,
ou le mouvement »

La permanence active de cette pensée, comme


expression d'une nature totalement distincte du corps 3,
favorise en outre l'indépendance de l'existence de l'âme,
à l'encontre des accidents qui peuvent survenir au corps.
La mention de la réelle distinction entre âme et corps a
remplacé, dans la seconde édition des Méditations, celle
d'une démonstration de l'immortalité, annoncée dans la
première : mais l'Abrégé y expliquait déjà pourquoi elle
était absente d'un ouvrage construit sur le modèle ana¬
lytique afin de ne présenter que des « démonstrations

y. Ib. : « en sorte qu'il me serait plus aisé de croire que l’âme


cesserait d’exister, quand on dit qu’elle cesse de penser, que non pas
de concevoir qu’elle fût sans pensée ».
Z. A Arnauld, juin-juillet 1648, V, 193, T. ; 5‘ rép., in Méd. 2, § 5,
VII, 356-357 ; à VÛyperaspistes, août 1641, III, 423 ; Ann. Pr., XI, 655.
a. Même si en fait elle lui est unie et en dépend, comme lorsque
l'âme « pense toujours, même dans le ventre de la mère » (à l’Hyper-
aspistes, III, 423).
344 DESCARTES

très exactes »•’. Les étapes qui établissent solidement la


distinction sont alors rappelées, ainsi que l'opposition
supplémentaire entre la divisibilité de la matière et l'in¬
divisibilité de l'esprit. Or tout « cela suffit pour montrer
assez clairement que de la corruption du corps la mort de
l'âme ne s’ensuit pas, et ainsi pour donner aux hommes
l’espérance d’une seconde vie après la mort » Espé¬
rance, et non conclusion assurée à ce stade, car de ce
que la substance pensante ne périt pas avec le corps, il
ne s’ensuit pas qu’elle-même soit toujours conservée
« Toute la physique » serait requise pour fonder l’incor¬
ruptibilité des substances et préciser la différence entre
la substantialité de chaque âme, et le caractère péris¬
sable du « corps humain » Mais ces compléments
n'ont jamais été explicités de façon démonstrative.
Pouvaient-ils l’être ? L'immutabilité divine nous
assure que Dieu pose une fois pour toutes ses décrets
comme étemels, et ne saurait donc modiher la distinc¬
tion des essences. Cependant leur déploiement temporel
demeure en soi contingent : comme le monde a com¬
mencé, ne pourrait-il avoir été créé d’avance pour xm
temps limité ? Pour Descartes, c’est « la foi » qui « nous
enseigne que, bien que la terre et les deux périront,
c’est-à-dire changeront de face, toutefois le monde, c’est-
à-dire la matière dont ils sont composés, ne périra
jamais »f. La raison n'aperçoit « aucun argument, ni

b. IX, 9.
c. Ib.. IX, 10.
d. Les Principes ne reprennent pas cette démonstration : l’im¬
mutabilité divine ne fonde que la permanence de la quantité de mouve¬
ment, et de l’état de chaque chose, « pendant que rien ne le change »,
2, a. 36-37. A Mersenne, 26-4-1643, III, 649, précise : « Dieu... étant...
immuable, il me semble répugner qu’aucune chose simple qui existe...
ait en soi le principe de sa destruction ».
e. Ib., IX, 10. Nous retrouverons ce problème à propos de l’union,
que Descartes n’a pas non plus exposée dans les Principes. Le traité
des Passions, a. 30, évoque, avec la jonction de l’âme € à tout le
corps », l’indépendance des deux natiu-es : « elle s’en sépare entière¬
ment, lorsqu’on dissout l’assemblage de ses organes ». Sur la sub¬
stantialité du corps en général, infra, § 6, p. 384, note x.
f. A Chanut, 6-6-1647, V, 53 : Descartes y rappelle ensuite la pro¬
messe de résurrection des corps (alors que toutes ses réflexions philo-
l'immortalité 345

exemple, qui nous puisse persuader qu’il y a des subs¬


tances qui sont sujettes à être anéanties. Ce qui suffit
pour conclure que l’esprit, ou l’âme de l’homme, autant
que cela peut être connu par la philosophie naturelle, est
immortelle » s. Ce n’est pourtant là qu’im argument
négatif, ouvrant une possibilité, non une certitude. Car
l’esprit humain ne peut mesurer « l’absolue puissance »
de Dieu, dont dépend, à tout moment, la conservation
des créatures : n’a-t-il « point peut-être déterminé que
les âmes humaines cessent d’être, au même temps que
les corps auxquelles elles sont unies sont détruits, c’est
à Dieu seul d’en répondre » : la démonstration complète
est donc impossible. Toutefois « puisqu’il nous a main¬
tenant révélé que cela n’arrivera point, il ne nous doit
plus rester touchant cela aucun doute «i'. La raison
prépare donc la foi \ en montrant, avec la distinction
substantielle de l’âme et du corps, la possibilité pour
l’esprit, d’échapper à la mort. Et la foi apporte le com¬
plément qui transcende la démonstration ; voilà poirr-
quoi une question aussi importante dans l’ordre des
matières n’apparaît pas selon l’ordre des raisons.

3. La démonstration de l'existence des corps

En revanche, cet ordre retient de la réelle distinc¬


tion entre esprit et corps plusieurs éléments nécessaires
à la démonstration de l’existence de ces derniers 21.
D’abord, en ce qui concerne mon esprit, je suis désor-

sophiques sur l’immortalité se situent dans la perspective de la sépa¬


ration entre âme et corps).
g. 2‘ rép., IX, 120.
h. Ib. Cf. Ann. Pr., XI, 654, T., rejetant un « doute métaphysique »
sans raison contre une persuasion positive, comme : « Dieu aurait-il
peut-être voulu l’anéantissement de l’âme chaque fois que le corps est
détruit ».
i. Méd., Épître dédicatoire, IX, 5 ; Descartes S9 réfère au Concile
de Latran (session 8), ordonnant « aux philosophes chrétiens « de faire
connaître la vérité » (donc d’abord par des arguments rationnels), en
critiquant ceux qui osent « dire que les raisons humaines nous per¬
suadent » que l’âme meurt avec le corps.
346 DESCARTES

mais sûr que son essence ne comprend nécessairement


que ce qui est pure pensée. Aussi puis-je « me concevoir
clairement et distinctement tout entier » sans « les
facultés d’imaginer et de sentir » : elles sont donc dis¬
tinguées du moi substantiel comme des modes (ut modos
a re), qui relèvent bien de la conscience, car « elles
enferment quelque sorte d'intellection »j. Au contraire,
d'autres facultés comme de changer de lieu ou de pos¬
ture, enveloppent dans cette localisation et configuration
les modes caractéristiques de l’étendue ; « leur concept
clair et distinct » renvoie à l’extension, et non à l’intel-
lection. Si donc elles existent, elles « doivent être atta¬
chées à quelque substance corporelle, ou étendue, et
non pas à une substance intelligente
En second lieu, la présence en ma pensée d’une
« faculté passive de sentir » appelle complémentaire¬
ment xme faculté active, qui produit les idées ainsi
reçues Cette activité est soit en moi, soit en xm autre
être. Or elle « ne peut être en moi, en tant que je ne suis
qu’une chose qui pense » : la réelle distinction de l’esprit
et du corps rejette à présent l’hypothèse, provisoirement
admise dans la troisième Méditation, selon laquelle la
faculté productive des idées adventices pourrait être en
moi à mon insu. Mais la pensée étant définie par la
conscience, je ne puis exercer aucune activité sans en
avoir conscience™. J’aperçois au contraire que les idées

j. Méd., 6, IX, 62 ; VII, 78.


k. Ib.
l. Ib., 63. Cf. Ea,9., a. 1 : bien que l’agent et le patient soient
souvent fort différents, l’action et la passion ne laissent pas d’être
toujours une même chose qui a ces deux noms, à raison des deux
divers sujets auxquels on peut la rapporter ».
m. Ce principe apparaissait dans la Méd. 3 (IX, 39 ; VII, 49) à
propos de la conscience que j’ai de ne pouvoir prolonger ma durée : si
j’avais la vertu de me conserver (puisqu’elle serait toujours en acte),
j’en devrais avoir conscience, « puisque je ne suis rien qu’une chose
qui pense », disait alors Descartes. Et comme cette conclusion anti¬
cipait sur l’achèvement de la réelle distinction, il ajoutait : « (ou du
moins puisqu’il ne s’agit encore jusqu’ici précisément que de cette
partie-là de moi-même) » ; ce qui affaiblissait l’argument : comme
pour la production des idées sensibles, ne pouvait-il y avoir une autre
partie de moi qui en fût cause ?
l'existence des corps 347

sensibles apparaissent en moi « sans que j’y contribue


en aucune sorte, et même contre mon gré » : la récep¬
tivité en ma pensée a donc pour contrepartie une acti¬
vité, qui « ne présuppose point ma pensée » ; elle est
« nécessairement... en quelque substance différente de
moi »
Descartes rappelle alors les exigences de la cau¬
salité, énoncées d'après un axiome évident, dans la troi¬
sième Méditation ° : la réalité objective des idées (c'est-
à-dire ce qu’elles représentent) requiert une cause for¬
melle (ou un être existant en acte) au moins égale ; cette
réalité représentative y est contenue « formellement » en
cas d'égalité, « ou éminemment » si la cause est supé¬
rieure?. La troisième Méditation admettait en effet que
l’esprit étant supérieur au corps, je pourrais être la cause
éminente de la réalité représentée dans les idées des
choses corporelles “i. Cette éventualité est maintenant
exclue en ce qui me concerne, mais laisse ouverte l’hy¬
pothèse d’une production de ces idées par d’autres
esprits que le mien : « Dieu même, ou quelque autre créa¬
ture plus noble que le corps »
La démonstration de la sixième Méditation devient
ensuite très compacte. Descartes n’explicitant pas toutes
les conditions qui rendent la conclusion manifeste. C’est
un des cas où les Principes apportent un développement
complémentaire notable. Il s’agit d'éliminer l’hypothèse
d’une causalité éminente (par Dieu ou quelque autre
esprit), en arguant que Dieu pourrait être considéré
comme trompeur, s’il ne faisait pas correspondre à la
réalité objective de ces idées sensibles une cause équiva¬
lente. La sixième Méditation retrouve ici la « très grande
inclination à croire... qu’elles partent des choses cor¬
porelles » s, que la troisième Méditation opposait à la

n. Méd., 6, IX, 63 ; Pr., 2, a. 1 : « tout ce que nous sentons vient


de quelque autre chose que de notre pensée » ; à l'Hyperaspistes, août
1641, III, 428.
O. IX, 32.
p. Méd., 6, IX, 63 ; cf. 3, IX, 32.
q. IX, 35.
r. IX, 63 ; Pr., 2, a. 1 : « Dieu ou quelque autre que lui ».
s. IX, 63.
348 DESCARTES

lumière naturelle : celle-ci s'impose avec évidence, « et


je n’ai en moi aucune autre faculté... qui me puisse ensei¬
gner que ce que cette lumière me montre comme vrai ne
l’est pas, et à qui je me puisse tant fier qu’à elle », tan¬
dis que les impulsions instinctives de la nature, en fonc¬
tion de l’affectivité, montrent assez qu’on ne doit pas
trop s’y fier t. Mais Descartes ignorait alors Dieu et sa
véracité : à présent, il s’appuie sur le fait que Dieu ne
m’a « donné aucune faculté pour connaître » que le corps
serait produit par une cause spirituelle éminente :
admet-il ainsi comme valable, à ces divers niveaux, la
meilleure faculté dont nous puissions disposer La
confiance irrésistible en l’évidence a bien été justifiée par
la garantie divine que notre raison est faite pour dis¬
cerner le vrai du faux ; mais, en ce qui concerne la
vérité, l’inclination ne doit-elle pas rester douteuse ?
Aussi Malebranche ne trouvait-il pas la preuve de la
sixième Méditation parfaitement démonstrative « en
rigueur géométrique » : « en matière de philosophie,
nous ne devons croire quoi que ce soit, que lorsque l’évi¬
dence nous y oblige »^.
Cependant Spinoza avait distingué, dans la preuve
cartésienne, ce qui permet de la subordonner au prin¬
cipe : « tout ce que nous percevons clairement et
distinctement est vrai » 24. Cet élément est mieux expli¬
cité par Descartes dans les Principes : il ne s’agit pas
de passer directement d’une sensation en soi confuse à
une cause correspondante, car « nos sens nous exci¬
tent... à apercevoir clairement et distinctement vme
matière étendue en longueur, largeur et profondeur » :
la distinction réelle entre l’esprit et le corps intervient
donc encore. C’est l’opposition radicale entre les pro¬
priétés de la matière et celles des esprits qui nous empê¬
che de croire que ceux-ci produiraient les idées de celle-
là : « car nous concevons cette matière comme une chose
différente de Dieu et de notre pensée, et il nous semble

t. Mêd., 3, IX, 30-31 ; cf. à Mersenne, 16-10-1639, II, 599, et supra.


ch. VI, pp. 274-275.
U. Méd., 6, IX, 63 : « ne m’ayant donné aucune faculté... mais au
contraire une très grande inclination... ».
l'existence des corps 349
que l'idée que nous en avons se forme en nous à l'occa¬
sion des corps de dehors, auxquels elle est entièrement
semblable « v. L'idée claire de l'étendue a dissipé l’illu¬
sion d'une similitude qualitative entre la sensation et sa
cause : il est désormais légitime de lui faire corres¬
pondre un idéat dans lequel rien d’autre n’est contenu
que ce qui constitue son essence, manifeste pour notre
entendement. Au regard de la réflexion critique, appuyée
sur l’évidence de cette idée, il apparaît que « si Dieu
présentait à notre âme immédiatement par lui-même
1 idée de cette matière étendue, ou seulement s’il permet¬
tait qu elle fût causée en nous par quelque chose qui
n eût point d'extension, de figure, ni de mouvement »
(comme par un autre esprit), « nous ne pourrions trou¬
ver aucune raison qui nous empêchât de croire qu’il
prend plaisir à nous tromper ». Or nous savons qu’une
telle tromperie « répugne à sa nature ; ... nous devons
conclure qu'il y a une certaine substance étendue en
longueur, largeur et profondeur, qui existe à présent
dans le monde avec toutes les propriétés que nous
connaissons manifestement lui appartenir »

De l'étude géométrique d'une étendue, considérée


sans référence à l'existence de ses figures hors de ma
pensée, on va ainsi passer à l'étude physique d’ime
matière réellement existante : c'est pourquoi cette
démonstration ouvre, dans la seconde partie des Prin¬
cipes, la partie générale de la science des choses maté¬
rielles. A présent on peut bien dire que la métaphysique
contenait tous les fondements de la physique. L’esprit

V. Pr., 2, a. 1 : le latin (VIII, 41) accentue ici la « clarté » de


l’intellection d’une diversité totale, et de la conscience d’une provenance
directe, à partir des choses, sans référence « occasionaliste » : « clare
intelligimus... rem a Deo et... a mente nostra, plane diversam ; ac
etiam clare videre nobis videmur, ejus ideam a rebus extra nos positis...
advenire » (même terme que dans ideae adventitiae). Cf. E. Burm.,
V, 167.
w. Pr., 2, a. 1. Si la Méd. 6 conclut « qu'il y a des choses corpo¬
relles qui existent », elle précise aussitôt également : « au moins faut-il
avouer que toutes les choses que j’y conçois clairement et distincte¬
ment, c’est-à-dire toutes les choses... qui sont comprises dans l'objet
de la géométrie spéculative, s’y retrouvent véritablement » (IX, 63).
350 DESCARTES

n’atteint pourtant les corps que dans leurs idées, mais la


réduction de tout objet aux cogitata (pensées en tant
que pensées) n’est plus que méthodologique. La création
par Dieu d’un genre d’être radicalement étranger à la
spiritualité fonde le réalisme sur le plan ontologique.
Pour Malebranche 25^ qui affirme la création en fonction
de la foi, rien ne serait modifié si nul corps extérieur ne
doublait, d’une façon toujours inaccessible pour notre
entendement, les idées que nous contemplons directe¬
ment en Dieu, dans l’étendue intelligible. Pour Descartes
au contraire, l’essence de l’étendue n’étant nullement ime
nécessité en soi, inhérente à Dieu même, mais l’effet de
son acte créateur, celui-ci pose une réalité existante,
comme corrélât normal de son idée innée en nous. Si
Dieu n’avait « rien créé », « non seulement il n’y aurait
pas d’espace », dit Descartes ; et de plus les vérités géo¬
métriques concernant cet espace perdraient toute signi¬
fication, puisqu’elles ont été créées pour constituer les
lois de cette « nature », chaque essence étant en quel¬
que sorte « née » avec l’existence correspondante.
Mais, alors qu’une fois créée, la vérité de l’essence
s’impose absolument à notre esprit, comme « étemelle »,
c’est-à-dire à la fois immuable et nécessaire, soustraite à
la contingence caractéristique de la temporalité, l’exis¬
tence reste un fait, la non-existence une possibilité. Lais¬
ser l’idée de corps sans idéat effectivement matériel, en
la subordonnant à la causalité de quelque esprit n’est
pas totalement impensable pour la raison, mais se
heurte à la vive résistance de l’inclination naturelle :
« Il nous semble voir clairement que l’idée de la matière
advient à partir de choses posées hors de nous » y : n'y
a-t-il pas ici quelque élément dubitatif, demande Bur-
man ; et Descartes l’admet, dans la mesure où ce n’est
pas totalement une évidence. Cependant « cela suffit
pour cette démonstration », puisque de cette vraisem-

X. A Mersenne, mai 1638, II, 138 ; « non seulement il n'y aurait


point d'espace, mais même... ces vérités qu’on nomme éternelles, comme
que totum est majus sua parte, etc., ne seraient point vérités, si Dieu
ne l’avait ainsi établi ».
y. Pr., 2, a. 1, traduction du texte latin, VIII, 41, cité p. 349, note v.
l'union substantielle 351

P^sse à une « exigence » (exigit), posant en


réalité^ (reipsa) les choses materielles dont proviennent
ces idées ^ Ainsi composantes rationnelle ( l'idée claire
de 1 étendue) et irrationnelle (l'inclination instinctive)
convergent en un argument concluant, de par la véracité
divine, qui donne enfin toute son ampleur à la validité
ontologique de nos idées claires et distinctes.

4. L’union de l’âme et du corps

L'âine et le corps sont réellement distincts, les


corps existent hors de ma pensée : le double objet de
la sixième Méditation est acquis. Et pourtant, avec cette
conclusion, elle n'est pas encore parvenue à la moitié de
son développement. Car il reste à expliquer quel monde
est ainsi rétabli avec certitude, et pourquoi la matière
étendue nous apparaît en fait avec le revêtement qua¬
litatif diversifié, que décrit la première approche du
morceau de cire. Cet univers concret, changeant, cha¬
toyât, vers lequel se porte notre spontanéité, est pré¬
cisément celui qu' « aucun homme de bon sens » ne
met réellement en doute dans la vie quotidienne^. En
détachant l’esprit des sens. Descartes non seulement
pose le premier dans toute sa pureté, mais il se détourne
aussi des seconds pour déterminer ce que sont les choses
corporelles : « elles ne sont peut-être pas entièrement
telles que nous les apercevons par les sens, car cette
perception des sens est fort obscure et confuse en plu¬
sieurs choses »’’. La défiance à l’égard des sens trom-

z. E. Burm, in Pr., 2, a. 1, V, 167, T.


a. Méd., Abrégé, IX, 12 : « les raisons desquelles on peut conclure
l’existence des choses matérielles » ne sont guère « utiles pour prouver
ce qu’elles prouvent, à savoir qu’il y a un monde, que les hommes ont
des corps, et choses semblables, qui n’ont jamais été mises en doute
par aucun homme de bon sens ». (La philosophie de Descartes, même
quand elle traverse le solipsisme, ne relève pas de la douche froide).
Ces raisons ont donc un autre but : discriminer ce qui est plus ou
moins certain (ib.).
b. Méd., 6, IX, 63, aussitôt après la conclusion « qu’il y a des
choses corporelles qui existent ».
352 DESCARTES

peurs, qui était à la racine du doute, avait bien de sérieux


motifs. La métaphysique prépare la physique du méca¬
nisme dépouillée des couleurs, sons, saveurs et odeurs, et
de ces qualités si confuses (le chaud est-il la privation du
froid, ou est-ce l’inverse ?) qu’on peut les dire matériel¬
lement fausses <=. Cependant la sensibilité est un fait, sur
lequel la démonstration de l’existence du corps vient de
prendre appui, pour découvrir la cause de cette récepti¬
vité. Elle apparaît ainsi, avec la spontanéité instinctive,
comme une faculté qui ne peut m'avoir été donnée par
Dieu pour m’induire en erreur. Il faut donc discriminer
ce qui dans les sens est trompeur, et ce en quoi ils
expriment quelque vérité. Toute cette fin de la sixième
Méditation développe alors, comme la quatrième ^6^ une
certaine théodicée : Dieu n’est jamais, comme tel, cause
de l’erreur ; et il faut comprendre pourquoi elle se pro¬
duit dans certaines conditions, et comment nous devons
pouvoir y remédier. Par ces explications. Descartes réa¬
lise enfin xm autre dessein : la mise en place de la vérité
relative du sens, rapportée à son véritable domaine, qui
n’est pas scientifique, rend compte complémentairement
de la confusion qui a jusqu’ici régné sur la physique ;
il est plus aisé d’éviter Terreur lorsqu’on sait comment
elle naît.
C’est en fonction de l’entrelacement subtil de ces
divers thèmes ^7 qu’est présentée, dans la sixième Médi¬
tation, l’union de Tâme et du corps. Dès que le corps en
général est posé comme existant, on conviendra aisé¬
ment que mon corps est non moins à l’origine de cer- i
taines sensations comme la douleur, la faim, la soif ; et i
l’inclination naturelle me pousse à le tenir pour mien, i
avec une vivacité toute particulière Descartes fait ;
porter le poids des raisons sur le caractère substantiel j
de cette union®. L’expérience de la sensibilité suffit à j
I
I
c. Méd., 3, IX, 134-135 ; 4‘ rép., IX, 161. \
d. Méd., 6, IX, 64 : « Et partant je ne dois aucunement douter
qu’il n’y ait en cela quelque vérité ».
e. 4‘ rép., 177 : « dans la même sixième Méditation, où j’ai parlé
de la distinction de l’esprit d’avec le corps, j’ai aussi montré qu’il lui
est substantiellement um ; pour preuve de quoi je me suis servi de
raisons qui sont telles, que je n’ai point souvenance d’en avoir jamais
L UNION SUBSTANTIELLE 353

diminer la représentation dualiste de l’esprit « logé »


dans le corps, ou même l'utilisant comme instrument
^ide de 1 exteneur. La référence au texte antiplatonicien
dAristote , déjà cite dans le Discours de la méthode^
mspense ici Descartes de longs développements : le lec¬
teur familier des commentaires scolastiques ne devrait
pas s y méprendre. La dualité des substances spirituelle
et corporelle n'entraîne pas une juxtaposition extrin¬
sèque : leur conjonction est si étroite qu'elle apparaît
comme un mélange, « au point que je compose avec lui
unum », « un seul tout » s. « Car concevoir l’union qui
est entre deux choses, c’est les concevoir comme une
seule » . Aussi le philosophe ne parle-t-il pas de « troi¬
sième substance » 29 : quand on considère l’homme, il n’y
en a quune, puisqu’ « il est une seule personne, qui a
ensemble un corps et une pensée » ». C’est au regard de
cette unité qu’esprit et corps peuvent être dits vulgaire-
ment substances incomplètes « lorsqu’ils sont rapportés
a l homme qu’ils composent », bien que considérés sépa¬
rément ils soient « des substances complètes » i. En tous
ces textes. Descartes insiste sur ce qui est pour lui la

lu ailleurs de plus fortes et convaincantes ». Et Descartes insiste : il


n a pas « trop peu dit, en disant qu’il lui est substantiellement uni » ;
« cette union substantielle » n’empêchant pas la distinction (ib.).
également dite réelle et substantielle, à Regius janv. 1642
III, 493 et 508 ; Ep. Dinet, VII, 585.
f. 5, VI, 59 : cette inhérence pourrait expliquer l'action de l’âme
sur le corps, comme le pilote dirige le navire, mais non les « senti¬
ments et appétits ». Cf. Méd., 6, IX, 64 : « lorsque mon corps est
b^ssé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur » ; à Regius, janv.
1642, III, 493 : si un ange était dans un corps humain, il ne sentirait
pas comme nous. Contre la conception instrumentiste, 4‘ rép., IX 176
g. Méd., 6 : nous suivons le latin, VII, 81 ; le français, IX 64
ajoute : . comme un seul tout » ; mais dans l’original quasi ne porte
que sur permixtum, comme plus loin 1. 13 ; quasi permixtione,
pour les « façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent
de 1 umon, et comme du mélange de l’esprit avec le corps »
h. A Elisabeth, 28-6-1643, III, 692.
i. Ib., 694 ; 6‘ rép., § 10, IX, 242 : « ce sont les mêmes hommes »
qui ont à la fois pensée et corps (d’après le latin, VII, 444).
j. 4« rép., IX, 173 ; 6* rép., § 10 : l’unité se fait « par la composition
et 1 assemblage de la substance qui pense avec la corporelle », IX, 242 ;
§ 2, IX, 226, distinguant l’unité de composition de l’identité et
unité de nature.

12
354 DESCARTES

nouveauté à bien comprendre^® : le fait indubitable de


l’union est postérieur à la réelle distinction. Et les Médi¬
tations s'appliquent surtout à « faire concevoir les
notions qui appartiennent à l'âme seule, les distinguant
de celles qui appartiennent au corps seul » ; elles ont
cependant bien délimité la zone de « celles qui appar¬
tiennent à l’union de l'âme avec le corps » en faisant
naître d’elle toutes les « façons confuses de penser »,
telles que faim, soif ou douleur ^ dont elles auront
encore à préciser la fonction.
L'union substantielle de l’esprit avec le corps est
donc une pièce constitutive du cartésianisme, intégrée
dans l’ordre des raisons, avant que les questions des lec¬
teurs n’aient engagé Descartes en de nouveaux dévelop¬
pements. Il semble en effet difficile de concilier distinc¬
tion et union. L’esprit humain, avoue Descartes à Élisa¬
beth, n’est pas « capable » de les « concevoir bien distinc¬
tement, et en même temps ; ... à cause qu’il faut, pour
cela, les concevoir comme une seule chose, et ensemble
les concevoir comme deux, ce qui se contrarie »
Refusant cette contradiction, les objections poussent
Descartes à choisir entre la perspective d’Aristote et
celle de Platon : si l’âme est forme du corps, il devrait y j
avoir complémentarité, mais non indépendance ontolo- i
gique, entre forme et matière. En maintenant le dualisme,
on s’expose aux critiques classiques dans les écoles
encore aggravées du fait que l’âme n’est même plus
source de vie : il semble inconcevable que deux êtres
qui n’ont aucun élément commim puissent agir l’un sur i
l’autre L’homme serait-il un « être par accident » ? !
Regius, qui lance cette formule scandaleuse ^3^ soutient '
tantôt un empirisme qui subordonne au « tempérament |
du corps » la responsabilité de l’erreur “, méconnaît la t
coupure entre l’unique âme de l’homme, toute ration- i
nelle, et les puissances végétative et sensitive réduites j

k. A Elisabeth, 23-5-1643, III, 666.


l. Méd., 6, IX, 64.
m. A Elisabeth, 28-6-1643, III, 693.
n. Descartes répond que seule la volonté en est responsable : à
Regius, 24-5-1640, III, 65.
l’union substantielle 355

pour Descartes à la « constitution des parties du


cops » O, pour enfin dire l'âme « organique en toutes ses
actions »p; et tantôt il affirme, au nom de la foi une
séparation radicale entre l’âme et le corps q. Au contraire
1 union est, selon Descartes, aussi naturelle que la dis-
tmction : « il n’est pas accidentel au corps humain d’être
um â 1 ame, ... c’est sa propre nature ; parce que le corps
ayant toutes les dispositions requises pour recevoir
lame, sans lesquelles il n’est pas proprement un corps
numam, il ne peut se faire sans miracle que l’âme ne
lui soit pas unie » u
La réflexion sur le mystère de l’Eucharistie conduira
Descartes a considérer l’hypothèse inverse, celle d’une
union surnaturelle de l’âme du Christ avec un corps (pain
ou vin) qui n’a pas en lui ces dispositions requises pour
constituer un corps humain 34 « cette âme de Jésus-
Cfinst ne pourrait demeurer naturellement jointe avec
chac^e de ces particules de pain et de vin, si ce n’est
qu elles fussent assemblées avec plusieurs autres, qui
composassent tous les organes du corps humain néces¬
saires a la vie » s. Dans les deux cas, le philosophe rencon¬
tre la notion d’organisation, comme condition de l’union.
insi 1 homme est bien un être « per se », subsistant sans
le secours d’une puissance extérieure qui relierait les deux
substances radicalement étrangères l’une à l’autre. Les
lettres, et le traité des Passions, issu de la correspon-

O. A Regius, mai 1641, III, 369-370 et 371, T. : Descartes proteste


vivement conUe 1 expression d’âme triple, hérétique dans sa religion.
p. Notae Progr., VIII-2, 355-356 ; cf. à Regius, juillet 1645, IV, 250
i. . « auparavant, en considérant l’âme comme une substance distincte
du corps, vous avez écrit que l’homme était un être par accident Pré¬
sentement, considérant au contraire que l’âme et le corps sont étroite-
ment ums dans le même homme, vous voulez qu’elle soit seulement un
mode du corps, erreur qui est pire que la première ».
q. Progr., § 4, VIII-2, 343, et Notae, ib., 355. Est-ce selon cette
perspective surnaturelle qu’il voyait dans l’homme un être par accident ?
• *'■ 460-461, T. Dans la lettre suivante,
janv. 1642, III, 493, T., Descartes rappelle que cette union substantielle
est « admise par tous les philosophes », bien qu’on n’explique pas ce
qu elle est ; et il renvoie, comme dans sa Métaphysique, à l’expérience
conluse des sentiments de douleur, etc.
s. A Mesland, 9-2-1645, IV, 168.
356 DESCARTES

dance avec la princesse Élisabeth * développent donc la


conception originale de l’homme avancée dans la
sixième Méditation : ni ange, ni bête, il est, parmi ceux
que nous connaissons dans l'univers, le seul être doué
à la fois d'une âme et d'un corps, et par là d’une sen¬
sibilité et d’une motilité volontaire.
Mais, pour comprendre ces modes spécifiques de
l’union, il faut toujours commencer par distinguer ce qui
relève de chactm des deux composants. Aussi, dans
l’ignorance où nous sommes de la façon dont L’Homme
aurait montré comment l’âme de l’homme n’est pas
dans le corps comme un pilote en son navireles
expressions occasionalistes dont il use couramment ne
doivent-elles pas être prises pour une explication : c’est
la description d’une corrélation, qui s’inscrit en deux
registres, celui du corps et celui de l’esprit, sans exclure
une causalité effective de l’un sur l’autre. Les mêmes
expressions se retrouvent dans les textes postérieurs ''
où la réalité substantielle de l’union est incontestable, et
en particulier dans les Passions de l’âme. Cet ultime
ouvrage de Descartes, sans compléter toute la physiologie
absente de la fin des Principes comble partiellement
cette lacune ’î. Or il affirme à la fois la complémentarité
de l’action et de la passion, dont l’unité fondamentale
se laisse considérer selon l’un ou l’autre aspect y, et la
nécessité de bien dissocier d’abord ce qui provient du
seul mécanisme corporel, et ce qui est de l’esprit Ainsi

t. C’est encore indirectement à Regius, qtd avait adressé Elisabeth


à Descartes, pour éclairer les obscurités de l’union, qu’on doit ces
importants développements.
U. Rappelons que Descartes résume (D. M., 5, VI, 59) le traité qui
nous est parvenu interrompu avant la description de l’âme raisonnable
et de sa jonction avec le corps.
V. Pr., 1, a. 66, 69 ; 2, a. 1, 4 ; Notae Progr., VIII-2, 359 ; Pas., a. 34.
w. Pr., 4, a. 188 : Descartes se proposait deux autres parties, sur
« la nature des animaux et des plantes » et sur « celle de l’homme ».
X. A Morus, 15-4-1649, V, 344, T. : si la suite de sa philosophie est
retardée, faute d’expériences. Descartes annonce la parution prochaine
des Passions.
y. Pas., a. 1-2 ; à VHyperaspistes, août 1641, III, 428 ; à Regius, déc.
1641, III, 454-455.
Z. Pas., a. 7-16 pour le corps, 17-26 pour l’esprit ; cf. à Morus,
l'union substantielle 357
la passion de l'âme apparaît comme un phénomène sné-

action correspondante du corps. Et réciproquement


1 umon se traduit dans le corps par le fait que certains

Ces actions, dit Descartes, « se terminent en notre


Snlicâtfo^V^ ont effectivement leur terme, leur point
rin?fnHn H ne saisit directement que
y volonté, et du point de vue descriptif, il
L a'^ons la volonté
nL promener, il suit que nos jambes se remuent et
?u^la conscience ne porte que
1- ■ '' conscience de l'action par
laquelle l ame meut les nerfs, en tant qu’une telle action
est d^s l esprit, parce qu’elle n’est rien d’autre en elle
que 1 mclmation de la volonté vers tel ou tel mouvement •
mais cette inclination de la volonté est suivie du cours
des esprits dans les nerfs, et de tout ce qui est requis
pour ce mouvement ; cela se produit en fonction de la
configuration appropriée du corps, que l’esprit peut
Ignorer, et aussi en fonction de l’union de l’esprit avec
le corps, dont l’esprit est certes conscient : sinon, il
n inclinerait pas sa volonté à mouvoir les membres »
La conscience de l’^ion reste donc globale et impré¬
cise ; elle est le sentiment qu’à ma volonté répond immé¬
diatement le mouvement voulu, bien que je n’aie aucune
connaissance intime des modalités mécaniques de sa
réalisation ; et même si j’en acquiers autrement le savoir
tfieonque, cela ne m’est d’aucun secours : « si on veut
disposer ses yeux à regarder un objet fort éloigné cette
volonté fait que la prunelle s’élargit... Mais si on 'pense
seulement a élargir la prunelle, on a beau en avoir la
volonté, on ne l’élargit point pour cela » <=.

15-4-1649 : le traité des Passions montrera ce qui, dans les mouvements


qui « accompa^ent » les passions, relève du seul mécanisme corporel.
a. Pas., a. 18.
b A Amauld, 29-7-1648, V, 222, T. Cf. Ann. Pr., XI, 654, : la déter¬
mination de notre volonté au mouvement local coïncide avec la cause
corporelle déterminant le mouvement.
.O « lorsqu’on parlant nous ne pensons qu’au
ns de ce que nous voulons dire », il s’ensuit aussitôt une série de
358 DESCARTES

L'union présuppose donc que les « dispositions » du


corps se subordonnent à un centre qui en déclenche le
fonctionnement. La réflexion scientifique de L’Homme
avait aperçu le rôle privilégié d’une petite glande située
au milieu du cerveau, que la correspondance de 1640
détermine comme étant le conarion, ou glande pinéale,
à cause de sa situation centrale et unique, et de son
extrême mobilité supposée 'i. La sixième Méditation
mentionne seulement le nécessaire passage de toutes les
impressions reçues du corps par « tme partie exiguë du
cerveau » ®, « quoique tout l'esprit semble être uni à tout
le corps » h Mais ce corps, comme fragment de ^ la
matière, est alors considéré dans son essentielle divisi¬
bilité, par opposition à l’indivisibilité de l'esprit : « im
pied, ou un bras, ou quelque autre partie étant séparée
de mon corps, il est certain que pour cela il n’y aura
rien de retranché de mon esprit » Le cahier de notes
(plus anciennes ?) dont nous avons retrouvé l’écho dans
le manuscrit Cartesius t’, évoquant l’illusion des amputés,
remarquait : l’âme reste apparemment intacte, donc
indépendante, alors que si elle était « l’harmonie » du
corps, à chaque lésion correspondrait en elle une défi¬
cience.
La réflexion sur l’unité de l’âme et la divisibilité du
corps se précise encore, à propos de l’Eucharistie :
j’appelle mon corps une ensemble de parcelles de
matière, sans cesse renouvelées, et dont l’unité est
assurée par l’âme qui lui est substantiellement unie. Car
si « nous parlons d’im corps en général », le remplace¬
ment des particules fait qu’il n’est plus « totalement le

mouvements très complexes de la langue et des lèvres, que nous ne


saurions réaliser aussi vite et bien « si nous pensions à les remuer
en toutes les façons qui sont requises pour proférer les mêmes paroles »
(ib.).
d. A Meyssonnier, 29-1-1640, III, 19-20 ; à Mersenne, 1-4-1640, ib.,
49 ; et ch. IV, n. 41.
e. VII, 86 ; IX, 69 : * une de ses plus petites parties » : c’est celle
où l’on situe le sens commun.
f. IX, 68.
g. Ib.
h. XI, 49 : cf. supra, ch. III, pp. 110-111.
l’union substantielle 359

numéro. Mais quand nous parlons du


corps dim homme, nous n'entendons pas une partie
matière, ni qui ait une grandeur déter¬
minée, ... en sorte que, bien que cette matière change
et que sa quantité augmente ou diminue, nous croyons

qu il demeure joint et uni substantiellement à la même


1 enfance, il n’y a probablement plus, dit
scartes, « selon 1 opinion commune des médecins »
ouf sa matière qui soit restée la même, et
qui ait prd^e sa configuration. La circulation du sang
et tous les échanges nutritifs appuient ces vues. Cepen-
‘"“'■P"’ humain, demeure
^ujours le meme numéro, pendant qu’il est uni avec la
feçoit donc unité, et, en un sens
indmsibilite : « car si on coupe un bras ou une jambe à
un homme », la matière est divisée, mais « nous ne pen¬
sons pas que celui qui a un bras ou une jambe coupée
soit moms un homme qu’un autre ». Mais on ne saurait
subir n importe quelle mutilation, sans que l’union même
soit atteinte : « nous croyons que ce corps est tout
entier, pendant qu’il a en soi toutes les dispositions
requises pour conserver cette union » L II y a donc dans
e corps des parties « principales » i, qui ne peuvent être
lesees sans entraîner la séparation de l’âme et du
corps.
Amsi se complètent et s’équilibrent les deux articles
du traite des Passions, qui prolongent l’affirmation de
-.a sixième Méditation : « l’âme est véritablement jointe
a tout le corps » : elle pâtit en chacun de ses éléments
et réagit sur tout son ensemble. Dans cette mesure, « il
est un et, en quelque façon indivisible à raison de la
disposition de ses organes » ; et l’âme, en soi indivisible
est rapportée « à tout l’assemblage de ses organes » K
Cependant elle « exerce immédiatement ses fonctions » '

i. A Mesland, 9-2-1645, IV, 166-167.


j. Pas., a. 6.
k. Pas., a. 30.
l. Pas., a. 31.
360 DESCARTES

par l’intermédiaire de l’organe particulier qui centralise


les impressions reçues du corps entier, et les réactions
que l’esprit imprime à son tour au corps, en dirigeant,
grâce à la mobilité de cette glande, le mouvement des
esprits animaux dans les divers circuits nerveux et mus¬
culaires. Entre l’union de l’âme à la totalité du corps, et
la localisation de son siège en une petite partie du
cerveau, il n’y a donc pas d’alternative “ : l’une est la
condition de l’autre.
Si exigu que soit le point d’application de l’esprit
au corps, reste qu’il n’y a aucun rapport intelligible entre
l’étendu et l’inétendu. Aux instances de Gassendi deman¬
dant « comment l’âme meut le corps si elle n’est point
matérielle, et comment elle peut recevoir les espèces des
objets corporels »“, Descartes répondait d’abord qu’il
n’avait point encore expliqué l’union entre l’âme et le
corps. Le développement du traité des Passions atténue-
t-il la difficulté ? Spinoza, qui le résume attentivement, y
voit « une hypothèse plus occulte que toute qualité
occulte »^®. De fait, après avoir récusé la supposition
arbitraire que deux substances de nature diverse ne
peuvent « agir Time contre l’autre », Descartes ajoute un
exemple des plus obscurs : « car au contraire ceux qui
admettent des accidents réels, comme la chaleur, la
pesantein: et semblables, ne doutent point que ces acci¬
dents ne puissent agir contre le corps ; et toutefois il y
a plus de différence entre eux et lui, c’est-à-dire entre des
accidents et une substance, qu’il n’y a entre deux subs¬
tances »o. Or Descartes, depuis la première édition des
Méditations, dans les Réponses aux sixièmes objections.

m. Morus posait cette alternative à Descartes, 5-3-1649, V, 313 :


celui-ci le renvoie aux Passions qui vont paraître, ib., 344.
n. Rép. instances, IX, 213. Descartes réservait pour son Traité de
l’Homme (dont la fin restait à faire) la question : si les esprits (« les
anges et les pensées des hommes ») « ont la force de mouvoir les
corps » : Pr., 2, a. 40 ; cf. à Morus, 15-4-1649 sur cette puissance, V,
342, 347 (Pour Dieu ou un ange, cette action « n’est pas différente de
la façon dont j’ai conscience de pouvoir mouvoir mon corps au moyen
de ma pensée », T.), et août 1649, V, 404 ; 4‘ rép., IX, 171.
O. Rép. instances, IX, 213. On sait que cette Réponse a été ajoutée à
l’éd. française (1647).
L'aAIE « FORME » 361
jusqu aux lettres de ses dernières années p, revient cons-
tai^ent sur cet exemple de la pesanteur, alors même
quil dit qu « aucune comparaison tirée d'ailleurs » ne
peut eclairer l'union : elle est coimue « per se », dans sa
spec^cite inréductible à tout autre domaine, et une
explication fondée sur autre chose l'obscurcit. « Cepen¬
dant, poursuit-il, j'userai ici d'une comparaison » : et il
s appuie sur la croyance de la plupart des philosophes
en une « qualité réelle », distincte de la pierre, qui la
meut vers le centre de la terre, « parce qu'ils en croient
avoir une expérience manifeste ». Pour sa part. Descartes
me « une telle qualité dans la nature » q. Mais, dit-il à
Elisabeth, « je ne me suis pas soucié que cette compa¬
raison clochât en cela que ces qualités ne sont pas
reelles »r. Car il faut la renverser : la croyance en une
action de quelque réalité, distincte du corps, sur celui-ci,
repose bien sûr une expérience, celle-même « de la forcé
dont Pâme agit sur le corps », et c'est par une extension
Illégitime que la physique scolastique l'a confondue
« avec celle dont un corps agit sur un autre » ; or la
jonction de la pesanteur au corps n’est pas représentée
comme le contact réel de deux portions d’étendue (ainsi
qu’on réclame en l'âme un point matériel d'application
au corps). Toute imagination de ce genre, convenant
umquement aux rapports des corps entre eux est ici
inutile : « nous expérimentons en nous-mêmes que nous
avons une notion particulière pour concevoir cela ; et je
crois que nous usons mal de cette notion, en l’appliquant
à la pesanteur » ^ Pour le physicien mécaniste, cette
« réalité », appelée « qualité », mais en fait surajoutée
comme une substance indépendante *, est inintelligible

P- § 10. IX, 241-241 ; à l'Hperaspistes, août 1641, § 2 III


28-6-1643, III, 667-668 et 694 ; à Amauld,
8, V, 222-223 ; à Morus, 5-2-1649, V, 270 (comparaison avec la
« vertu » du feu appliquée au fer rouge).
q. A Amauld, 29-7-1648, V, 222, T.
r. A Elisabeth, 28-6-1643, III, 694.
s. A Elisabeth, 21-5-1643, III, 667-668.
t. A Amauld, 29-7-1648, V, 223, T. : en réalité ils la considèrent
comme une substance, puisqu’ils l’estiment réelle, et pouvant (par la
puissance divine) exister sans la pierre.
362 DESCARTES

dans la sphère de la pure étendue. Elle agit sur le corps


comme une petite âme“, car elle provient effectivement
d’une expérience psychique, grâce à laquelle le philoso¬
phe du sens commun donne un sens à son assertion. Il
emploie un modèle animiste, ou anthropomorphique.
Mais si l'application à la matière en est fausse, le fait
initial est réel
Et il en est de même pour la notion de forme subs¬
tantielle : inutiles en physique, elles ont pour origine la
« seule forme substantielle véritable » ; car la matière
qui constitue le corps humain est celle « qui est ensemble
informée de la même âme humaine » et « l’unité numé¬
rique du corps d’un homme ne dépend pas de sa
matière, mais de sa forme, qui est l’âme » *. Que dans
cette fonction, l’âme puisse être dite « corporelle » y ou
avoir quelque sorte d’extension Descartes l’admet, à con¬
dition pourtant de toujours bien dissocier cette « exten¬
sion de puissance » ^ de l’étendue proprement matérielle,
divisible, localisée et impénétrable Il ne s’agit donc pas

U. A Mersenne, 26-4-1643, III, 648.


V. A Regius, janv. 1642, Rép. à la thèse 2, III, 503, T. (t agnoscitur
sola esse forma suhstantialis ») et 505 (ad 4. : l’âme est vraie forme
substantielle de l'homme) ; 5* rép., in Med. 2, § 4, VII, 356 : l’âme est
« praecipua hominis forma » ; Ep. Dinet, VII, 587. Dès les Regulae,
12, X, 411, il projetait d’exposer ce que sont l’esprit (mens) de l’homme,
son corps, « et comment celui-ci est informé par celui-là ».
w. A Mesland, 9-2-1645, IV, 168.
X. A Mesland, 1645 ou 1646, IV, 346.
y. A VHyperaspistes, août 1641, III, 424, T. : « si par corporel on
entend tout ce qui peut affecter le corps, l’esprit lui-même en ce sens
devra être dit corporel » ; à Amauld, 29-7-1648, V, 222-223.
Z. A Elisabeth, 21-5-1643, III, 694 ; « attribuer cette matière et cette
extension à l’âme... n’est autre chose que la concevoir unie au corps ».
a. A Morus, 15-4-1649, V, 342, T. ; comme possibilité d’agir sur une
plus ou moins grande portion de matière, elle est l’apanage de tout
esprit. Dieu, ange, ou âme humaine : elle n’est donc nullement tribu¬
taire de l’union avec un corps ; cf. ib., 347 : « je ne trouve en moi-même
aucune idée qui me représente une manière différente dont Dieu ou un
ange peuvent mouvoir la matière, de celle qui me représente la
manière dont je suis convaincu en moi-même que je puis mouvoir
mon corps par ma pensée ».
b. « L’extension de cette matière est d’autre nature que l’extension
de cette pensée, en ce que la première est déterminée à certain lieu,
duquel elle exclut toute autre extension de corps, ce que ne fait pas
la deuxième » (à Elisabeth, 28-6-1643, III, 694) ; à Morus, 5-2-1649, V,
l'expérience vécue 363
de puiser dans notre expérience confuse de l'union pour
connaître l’extension 'W, caractérisée par l’extériorité réci¬
proque de ses parties : celle-ci fait l’objet d’une appré-
hensioïi conjointe de Tentendement et de Timagination
Car si « lame ne se conçoit que par l’entendement pur;
le corps, cest-à-dire l’extension, les figures et les mouve¬
ments se peuvent aussi connaître par l’entendement
seul » (telle était la conclusion de l’analyse du morceau
de cire), « mms beaucoup mieux par l’entendement aidé
de rimagination ». Au contraire, « les choses qui appar¬
tiennent à l’umon de l’âme et du corps, ne se connaissent
qu obscurément par l’entendement seul, ni même par
1 entendement aidé de 1 imagination » ; celle-ci est même
la source des difficultés, quand elle tente de se repré¬
senter 1 umon comme une juxtaposition, un accrochage,
un mélange, voire une combinaison chimique.
« Mais elles se connaissent très clairement par les
sens » d. Ainsi ce domaine, confus au regard de l’enten-
dernent pur, devient source de clarté pour comprendre
1 umon. Sans limiter la philosophie au profit de la vie,
il s agit de découvrir dans celle-ci ce qui lui est appro¬
prié : « d’où vient que ceux qui ne philosophent jamais,
ne se servent que de leurs sens, ne doutent point
que l ame ne meuve le corps, et que le corps n’agisse
sur 1 âme ; mais ils considèrent l’un et l’autre comme
une seule chose, c’est-à-dire ils conçoivent leur union »
Parce qu’il sait qu’elle ne s’en tiendra pas là, et qu’elle a
parfaitement discerné l’opposition des deux essences de
la pensée et de l’étendue. Descartes, pour éprouver le fait
de l’union, renvoie la princesse Élisabeth à la « vie » et
aux « conversations ordinaires », lui conseillant de se

269, T. : « si on veut que Dieu soit en un sens étendu, parce qu’il est
partout, je le veux bien ; mais je nie qu'en Dieu, dans les anges, dans
notre âme, enfin en toute autre substance qui n’est pas corps, il y ait
une vraie étendue, telle que tout le monde la conçoit ».
c. Ib., 269-270 : la véritable étendue est « aliquid imaginabile »,
ayant des parties extérieures les unes aux autres (partes extra partes),
distinguées par l’unagination, qui peut en transférer une à la place
de 1 autre, mais non en imaginer deux ensemble dans le même lieu.
d. A Elisabeth, 28-6-1643, III, 691-692.
e. Ib.. 692.
364 DESCARTES

relaxer, au lieu de toujours s'absorber dans les médita¬


tions de l’entendement pur, et les études qui appliquent
l’imagination Il admire sa correspondante pour son
aisance dans les deux disciplines de la métaphysique et
des mathématiques s. Mais pour saisir la troisième notion
primitiveces qualités font obstacle : quelques heures
par jour accordées à la science, quelques heures par
an à la métaphysique, et le reste du temps « au
relâche des sens et au repos de l’esprit », voilà le
programme de Descartes 'Telle est la condition d’une
plus grande liberté de l’attention, quand il faudra la
concentrer sur les purs intelligibles, ou l’absorber à
résoudre les problèmes les plus ardus.
Ainsi rapportée à la vie, la conscience de l’union
devient une « expérience très certaine et très évidente » 1,
comprenant « la force qu’a Tâme de mouvoir le corps, et
le corps d’agir sur Tâme, en causant ses sentiments et
ses passions » Outre les passions. Descartes entend par
sentiment non seulement les sensations intimement liées
à la présence du corps propre, comme « les appétits de
boire, de manger », mais encore « la lumière, les cou¬
leurs, ... la chaleur, ... et toutes les autres qualités i ». Il
faut donc les admettre comme des modes propres de
l’union, et non du corps en général, posé indépendam¬
ment de nous. La physique qualitative est confuse parce
qu’elle fait appel à des notions qui ne lui conviennent
pas ; elle devient claire quand elle est dépouillée de

f. Ib.
g. Préface à l’éd. latine des Pr., VIII, 3-4 ; IX-2, 22-23 : au contraire
la plupart de ceux qui sont doués en mathématiques sont peu aptes à
bien entendre la métaphysique.
h. A Elisabeth, 21-5-1643, III, 665 ; 28-6-1643, III, 691.
i. Ib., 692-693. Cf. ses conseils, mai ou jmn 1645, IV, 220 : en
faisant une cure, « il se faut entièrement délivrer l'esprit de toutes
sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de médita¬
tions sérieuses touchant les sciences », et « regardant la verdeur
d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau » se persuader
qu’on ne pense à rien, pour recouvrer la santé, « fondement de tous
les autres biens » (et condition d’un bon exercice ultérieur de l’esprit).
j. A Arnauld, 29-7-1648, V, 222, T. : à VHyperaspistes, août 1641, III,
423-424 ; E. Burm., in Med. 6, V, 163.
k. A Elisabeth, 21-5-1643, III, 665.
l. Pr., 1, a. 48.
SENSATION ET SIGNE 365
toutes ces apparences, comme des formes substantielles
et qualités^ réelles, dont la source est en nous. Lorsque
la distinction réelle de l'esprit et du corps a référé à
chaque type de substance les modes qui dépendent des
deux attributs principaux adverses, « il ne reste plus
que les sentiments, les affections et les appétits desquels
nous pouvons avoir aussi une connaissance claire et dis¬
tincte » pourvu que nos jugements, toujours réglés par
la raison, en discernent le véritable domaine. Le préjugé
consiste à les transporter de la sphère vitale, où ils
naissent, à la représentation des choses hors de nous
Mais si 1 on découwe ainsi la genèse de l’erreur dans la
connaissance spéculative, il convient encore de déter¬
miner complémentairement quelle est la part de vérité
qu ont pour nous ces modes de l'union, dans le domaine
pratique.

5. Fonction des sensations et des passions

Dès leur première évocation dans la sixième Médi¬


tation, les sentiments liés au corps propre ont pour
caractéristique de l’affecter en fonction des « commo¬
dités et incommodités » qu’il peut recevoir des objets °,
selon l’enseignement de ma nature?. Et « il n’y a point
de doute que tout ce que la nature m'enseigne contient
quelque vérité » q, puisqu’en tant que donnée elle pro¬
vient toujours de Dieu. « Considérée en général », la
nature est « l’ordre et la disposition » (coordinatio) éta¬
blis par Dieu pour l’ensemble des créatures, et ma
nature particulière comprend « la complexion » de tout
ce que Dieu m’a donnée, c’est-à-dire la jonction en une
même personne d’im esprit, doté d'idées innées ou natu-

m. Ib., a. 66.
n. Ib., a. 71.
O. Méd., 6, IX, 59.
p. Ib., 60.
q. Ib., 64.
r. Ib., 64.
366 DESCARTES

relies, et d’un corps qui a également ses propriétés. Mais


au sens le plus strict, Descartes va considérer dans « ma
nature » uniquement ce qui concerne le « composé de
l’esprit et du corps », en laissant de côté la valeur déjà
reconnue à la lumière naturelle, pour s’attacher à la
seule inclination naturelle. Or quand elle nous portait à
faire correspondre à la réceptivité sensorielle des causes
effectivement corporelles, elle visait juste, à condition de
ne pas imaginer que ces corps sont en eux-mêmes sem¬
blables aux idées sensibles : « cette nature m’apprend
bien à fuir les choses qui causent en moi le sentiment
de la douleur, et à me porter vers celles qui me commu¬
niquent quelque sentiment de plaisir ; mais je ne vois
point qu’outre cela elle m’apprenne que de ces diverses
perceptions des sens, nous devions jamais rien conclure
touchant les choses qui sont hors de nous, sans que
l’esprit les ait soigneusement... examinées » La règle
de la vérité des choses reste ce que nous en apercevons
clairement et distinctement. Car les sensations ne m’en¬
seignent rien « que de fort obscur et confus » sur « la
nature des corps », mais apparaissent comme « assez
claires et assez distinctes ». « pour signifier à mon esprit
quelles choses sont convenables ou nuisibles au composé
dont il est partie »
Descartes retrouve ainsi la comparaison avec des
signes, qui était présentée au début du Monde. Mais il
s’attachait alors à la seule corrélation arbitraire entre
les mouvements de la matière et les sentiments qu’ils
suscitent en nous, de même qu’il n’y a aucune ressem¬
blance entre les mouvements de la langue qui produi¬
sent les paroles, et leur signification : comparant de la
sorte mouvement à mouvement, il faisait du sentiment le
signifié Au contraire à présent le sentiment devient
signe d’une relation de convenance ou de disconvenance
pour nous. « Tout sens a du sens » dira Pradines,
après Hegel, qui note l’étonnante unité des deux Sinn '‘i.

s. Ib., 65.
t. Ib.. 66.
U. Monde, 1, XI, 4 : « la Nature ne pourra-t-elle pas aussi avoir
établi certain signe, qui nous fasse avoir le sentiment de la lumière ».
l’organisme 367
Cette finalité est-elle admissible, si l'on condamne
toute spéculation sur les fins visées par Dieu dans
la constitution des êtres ? Cependant Descartes ne nie
pas les développements de Gassendi sur « cet usage
admirable de chaque partie dans les plantes et dans les
animaux », mais on doit le rapporter « à la cause effi-
ciente »\ Il considère chaque organisme comme une
totalité donnée en fait, ce qui est la condition de son
fonctionnement et le savant se borne à chercher
comment tel mouvement « suit ... nécessairement de la
seule disposition des organes » Car « dans les corps
bien constitués, il y a une telle communication, un tel
consensus de toutes les parties entre elles », que chacune
agit en fonction de l’ensemble Point n’est besoin de
recourir ici à une intention particulière du Créateur : les
lois qu il a posées sufPisent pour que se développent ces
divers organismes. « Et l’ordre des nerfs, des veines, des
os et des autres parties d’un animal, ne montre point que
la ^nature n est pas suffisante pour les former, pourvu
qu’on suppose que cette nature agit en tout suivant les
lois exactes des mécaniques, et que c’est Dieu qui lui a
imposé ces lois » y. Mais les plantes et les animaux sont
comparables à des horloges, dont les rouages sont
mutuellement agences de sorte qu’ils obtiennent un cer¬
tain résultat, souvent approprié à la conservation de la
vie, comme le montrent les merveilles de l’instinct : plus
il^ est impeccable, mieux il indique le fonctionnement
régulier de la machine Et, en un sens, l’inclination ins-

V. 5« rép., in Med. 4, § 1, VII, 374-375.


w. D. M., 5, VI, 50 ; ib., 59, sur les animaux-machines, comparés à
une horloge : « c’est la nature qui agit en eux selon la disposition de
leurs organes ».
X. Ep. Dinet, VII, 564, T. : Descartes compare la Société des
jesuites à un tel organisme.
y. A Mersenne, 20-2-1639, II, 525 ; dans les Notes sur la Génération
des CLnitnaux, à qui s*indignerait de voir imputer la procréation à des
causes si légères. Descartes réplique : « quoi de plus grave que les lois
éternelles de la nature ? ». Et si l’on faisait intervenir Dieu en chaque
génération, comment expliquer les monstres (XI, 524, T.). Ainsi s’es¬
quisse la solution à laquelle devra également se conformer l’explication
des maladies et déviations de la finalité des sens.
Z. A Newcastle, 23-11-1646, IV, 575 : « et sans doute que, lorsque
368 DESCARTES

tinctive « est en nous en tant qu'animaux », comme « une


certaine impulsion de la nature à la conservation de
notre corps, à la jouissance des voluptés corpo¬
relles, etc. »
Mais en l’homme, seul composé de corps et d’esprit,
l’instinct accède à la conscience. Du point de vue du
corps, la sensibilité est une impression causée immédia¬
tement dans un organe corporel par les objets exté¬
rieurs, d’où suivent des mouvements dans le cerveau, et
des réactions ; tout cela « nous est commun avec les
bêtes » et constitue « le premier degré du sentiment ».
Seul l’homme éprouve « le second, ... qui résulte immé¬
diatement en l’esprit, de ce qu’il est uni à l’organe cor¬
porel ainsi mû et disposé par ses objets » : pour lui
les sensations deviennent un langage. Un contact léger,
qui ne peut être nocif, provoque une agréable impression
de chatouillement ; plus violent, il devient aussitôt dou¬
leur Et les indications de la Dioptrique sur la localisa¬
tion à distance seront interprétées par les successeurs
de Descartes suivant cette fonction d’avertissement plus
ou moins imminent‘>3.
Les passions répondent à la même utilité vitale ; et
leur dénombrement est subordonné à l’importance qu’ont
pour nous les objets qui les causent : ils « n’excitent pas
en nous diverses passions à raison de toutes les diversités
qui sont en eux » (une classification purement objective
ou physiologique serait donc vaine), « mais seulement à
raison des diverses façons qu’ils nous peuvent nuire ou
profiter, ou bien en général être importants ». Car

les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des


horloges ».
a. A Mersenne, 16-10-1639, II, 599.
b. 6® rép., § 9, IX, 236-237 : Descartes énumère alors « les senti¬
ments de la douleur, du chatouillement, de la faim, de la soif, des
couleurs, des sons, des saveurs, des odeurs, du chaud, du froid »,
etc., en renvoyant à la Méd. 6, pour leur rattachement à l’union de
1 ame et du corps. Il distingue encore un troisième degré du sens,
qui y intègre des jugements habituels. C’est au premier sens que la
lettre à Morus, 5-2-1649, V, 278, accorde le sensus aux bêtes, en tant
qu’il dépend des organes du corps.
c. Diop., 6. VI, 131 ; Homme, XI, 144.
FONCTION DES PASSIONS 369
« l'usage de toutes les passions consiste en cela seul,
qu elles disposent l’âme à vouloir les choses que la
nature dicte nous être utiles ». Leur dénombrement
examinera donc « par ordre, en combien de diverses
façons qui nous importent nos sens peuvent être mûs
par leurs objets » C'est pourquoi l’admiration est pre¬
mière, car elle concerne l’appréhension de tout objet
« avant que nous connaissions » s’il « nous est conve¬
nable » ®. De même ses dérivées « peuvent être excitées en
nous sans que nous apercevions en aucune façon si
l’objet qui les cause est bon ou mauvais »f. Dans l’in¬
certitude, nous restons donc en suspens. Puis la décou¬
verte de ce qui paraît bon, ou « convenable » à notre
égard, suscite l’amour, tandis que les choses mauvaises
ou nuisibles excitent la passion contraire, la haines.
« De la même considération du bien et du mal naissent
toutes les autres passions ». Mais « afin de les mettre
par ordre », Descartes y ajoute, comme les stoïciensla
distinction des temps : le désir, qui nous porte à « acqué¬
rir un bien qu’on n’a pas encore, ou bien éviter un mal
qu’on juge pouvoir arriver, ... regarde toujours l’avenir » i*.
« Et la considération du bien présent excite en nous
de la joie, celle du mal de la tristesse, lorsque c’est un
bien ou un mal qui nous est représenté comme nous
appartenant » î : c’est toujours par rapport à nous que
naît la passion.
Les six « passions primitives »i en commandent
beaucoup d’autres ; et leur étude détaillée note toujours
ce qui en elles est « agrément » « jouissance... du

d. Pas., a. 52.
e. Ib., a. 53.
f. Ib., a. 56 ; aussi l’admiration porte-t-elle « à considérer avec
attention les objets » qui se présentent (a. 70).
g. Ib., a. 56.
h. Ib., a. 57.
i. A. 61.
j. A. 69 : « l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie, et la
tristesse ».
k. A. 90 : le désir qui naît de l’agrément est un amour (sous sa
forme de libido), distinct de celui qui se définit par l’incitation « à se
joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables »
(a. 79).
370 DESCARTES

bien » ou « incommodité » reçue « du mal » * ? Cer¬


taines de « ces passions sont excitées par des biens et
des maux qui ne regardent que le corps... Ainsi lorsqu'on
est en pleine santé et que le temps est plus serein que
de coutume, on sent en soi une gaieté qui ne vient d'au¬
cune fonction de l'entendement, mais seulement des
impressions que le mouvement des esprits fait dans le
cerveau » Ce bonheur coenesthésique s'accompagne
d'une ouverture des orifices situés autour du cceirr, et les
esprits animaux, en quelque sorte mieux distillés, sont
« propres à former et fortifier les impressions du cerveau
qui donnent à l'âme des pensées gaies et tranquilles » ".
Les descriptions physiologiques sont également orientées
en fonction de ces aises et malaises qui caractérisent les
diverses passions. Après quoi. Descartes aborde « leur
usage » : « selon l'institution de la nature, elles se rap¬
portent toutes au corps, et ne sont données à l'âme qu'en
tant qu'elle est jointe avec lui : en sorte que leur usage
naturel est d'inciter l'âme à consentir et contribuer aux
actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le
rendre en quelque façon plus parfait ». Selon cette
perspective, tristesse et joie sont primordiales, et même
« la tristesse est en quelque façon ... plus nécessaire ... :
à cause qu'il importe davantage de repousser les choses
qui nuisent et peuvent détruire, que d'acquérir celles
qui ajoutent quelque perfection sans laquelle on peut
subsister » °.
Mais si les passions, par leur fonction vitale, « sont
toutes bonnes de leur nature » p. Descartes est obligé de
reconnaître leurs défauts et d'y chercher remède. Deux

l. A. 91-92, définitions de la joie et de la tristesse.


m. A. 94. Inversement « la douleur produit ordinairement la
tristesse », car elle est instituée de la nature « pour signifier à l’âme
le dommage que reçoit le corps ».
n. A. 104 ; cf. a. 109 sur la genèse des premières joies avant la
naissance, et à Chanut, 1-2-1647, IV, 604-605 : chronologiquement la
« première passion a été la joie, parce qu'il n’est pas croyable que
1 ame ait été mise dans le corps, sinon lorsqu’il a été bien disposé ».
A. 105 : « au contraire en la tristesse les ouvertures du coeur sont fort
rétrécies... »
O. A. 137.
p. A. 211.
DÉRÈGLEMENT DES PASSIONS 371

ordres de considérations interfèrent ici. Le plus déve¬


loppé tient à ce que les passions sont adaptées au bien-
être du corps, mais celui-ci n'est pas « notre meilleure
partie » <i. Au regard de l’âme les passions ont des effets
qui ne coïncident pas exactement avec leurs avantages
pour le corps, La condition de l’homme apparaît préci¬
sément en ceci qu’il est libre de suivre ses passions ou
de ruser avec elles, s’il en connaît le mécanisme : ainsi
le traité où Descartes aborde les passions « en physi¬
cien » r s’oriente tout naturellement vers la morale. Du
point de vue de leur fonction corporelle, il faut égale¬
ment avouer que leur usage n’est pas parfait. Leur carac¬
tère instinctif est commun à l’homme et aux animaux
et « nous voyons... que les bêtes sont souvent trompées
par des appâts, et que pour éviter de petits maux elles
se précipitent en de plus grands ». Ici intervient l’effet
de grossissement de la passion, qui accroît l’apparence
des biens ou des maux, et nous incite à les poursuivre
ou à les fuir « avec plus d’ardeur et plus de soin qu’il
n’est convenable ». L’impulsion s’accélère jusqu’à aller
trop loin. Comme il s’agit d’un phénomène général,
l’homme doué de raison peut « distinguer le bien d’avec
le mal, et connaître leur juste valeur, afin... de ne nous

q. A. 139.
r. Réponse à la seconde lettre, 14-8-1649, préface des Passions, XI,
326.
s. A. 138 : « tous les animaux sans raison ne conduisent leur vie que
par des mouvements corporels, semblables à ceux qui ont coutxmie en
nous de... suivre » les passions, « et auxquels elles incitent notre âme
à consentir ». Cf. a. 50 ; à Newcastle, 23-11-1646, IV, 573-574 ; « Pour
les mouvements de nos passions, bien qu’ils soient accompagnés en
nous de pensée..., ils ne dépendent pas d’elle, parce qu’ils se font
souvent malgré nous, et... par conséquent, ils peuvent être dans les
bêtes, et même plus violents qu’ils ne sont dans les hommes, sans
qu’on puisse, pour cela, conclure qu’elles aient des pensées ». Et
parce que nous trouvons une signification aux expressions naturelles
des émotions, dans la mesure où nous les maîtrisons, et pouvons même
nous en servir pour les dissimuler (Pas., a. 113), nous sommes enclins
à interpréter comme des signes intentionnels « les mouvements naturels
de colère, de crainte, de faim » que les bêtes manifestent « par la
voix, ou par d’autres mouvements du corps » : ce n’est pourtant pas
là un a véritable langage », comme celui qui seul permet de discerner
la pensée, et dont les bêtes sont démunies (à Morus, 5-2-1649, V, 278, T.).
372 DESCARTES

porter à rien avec excès ». Il est beaucoup plus grave que


le message qu’elles sont censées délivrer soit parfois
fallacieux : « il y a plusieurs choses nuisibles au corps,
qui ne causent au commencement aucune tristesse, ou
même qui donnent de la joie ; et d’autres qui lui sont
utiles, bien que d’abord elles soient incommodes » ».
Le problème est alors le même que pour les « sen¬
timents intérieurs » qui nous induisent en erreur : il
semble « que je suis directement trompé par ma
nature » Une nourriture empoisonnée peut avoir un
goût agréable ; il est vrai que l’appétit me porte vers
l’aliment, le poison demeurant inconnu. Ainsi l’instinct
naturel est l’équivalent d’une connaissance abrégée, qui
supplée à l’impraticable lenteur d’expérimentations com¬
plexes'^. Il est normal qu’elle soit, de ce fait, incom¬
plète ; et la justification de l’erreur du sens rencontre,
comme en matière spéculative, la limitation de la
créature"". Mais lorsque la nature pousse directement
vers ce qui ne lui convient pas l’hydropique, à qui la
boisson est nuisible, et qui ressent constamment la soif,
comment disculper Dieu ? Ici encore. Descartes refuse
toute considération extra-philosophique pour expliquer la
corruption de la nature : « un homme malade n’est pas
moins véritablement la créature de Dieu qu’un homme...
en pleine santé » : il dépend à chaque instant de la
même création continuée. Cependant Dieu agit toujours
selon les lois qu’il a lui-même établies. Et Descartes pro¬
pose d’abord une comparaison mécaniste : puisque le

t. Pas., a. 138.
U. Méd., 6, IX, 66 ; addition de la traduction.
V. Cf. le même exemple de nourriture empoisonnée, à VHyper-
aspistes, août 1641, § 1, III, 422-423, T. : s’il ne fie pas à son appétit,
l’homme sera mort de faim avant de connaître clairement et évidemment
si l’aliment est bon. La confiance dans la spontanéité naturelle est donc
généralement valable, même si à la limite elle devient nocive (cas de
l’homme qui ne disposerait que d'aliments empoisonnés, et à qui
l’abstinence serait favorable).
w. Méd., 6, IX, 67 : « ma nature ne connaît pas entièrement et
universellement toutes choses : de quoi certes il n’y a pas lieu de
s’étonner, puisque l’homme étant de nature finie, ne peut aussi avoir
qu’une connaissance d’une perfection limitée ».
X. Ib.
DÉRÈGLEMENT DES SENS 373
corps fonctionne comme un agencement de rouages et
ressorts, il est semblable à une horloge que « les lois de
la nature » entraînent à se dérégler progressivement.
Comme fragment de la nature, un animal-machine est
entièrement déterminé par les lois physiques, même si
par analogie avec le jugement porté sur notre condition,
nous disons que telle réaction est pour lui plus ou moins
bonne : « les bêtes n'ont aucune connaissance de l'utile
(commodi) ou du nuisible » y. Et les conditions qui défi¬
nissent une situation commandent aussi la solution.
« Au regard du corps », la nature est donc une donnée
de fait, non une norme. Son usage approprié (indiquer
1 heure exacte pour une montre) est xme dénomination
extrinsèque, ma pensée seule comparant le fonctionne¬
ment effectif de la machine avec un programme idéal,
sur lequel nous n’avons pas à spéculer : la science ne
connaît que les causes efficientes.
Seul l’homme éprouve la signification bonne ou
mauvaise des sentiments et des passions. Parce qu’il est
« un seul tout »z, de par l’unification que la forme de
l’âme imprime à son corps, la finalité interne s’applique
ici pleinement : « au regard de tout le composé, c’est-
à-dire de l'esprit, ou de l’âme unie à ce corps, ce n’est pas
une pure dénomination, mais bien une véritable erreur
de nature, en ce qu’il a soif lorsqu’il lui est très nuisible
de boire »a. L’étude des conditions physiques de trans-
rnission des messages jusqu’au centre cérébral, dont les
dispositions se traduisent pour l’âme en sensations,
montre que toute lésion sur le trajet d’un nerf aboutit
au même résultat dans le cerveau, tandis que la douleur
reste localisée à l’extrémité du nerf, objet normal de
l’avertissement : « la nature a institué » cette impression
cérébrale, « pour faire sentir de la douleur à l’esprit,
comme si cette douleur était dans le pied »t>. La cons¬
tance de la solution est fonction de sa simplicité : « on

y. Generatio animatium, XI, 520, T.


Z. Méd., 6, IX, 64.
a. Ib., 68.
b. Ib., 69.
374 DESCARTES

ne peut rien en cela souhaiter ni imaginer de mieux,


sinon que ce mouvement fasse ressentir à l’esprit, entre
tous les sentiments qu'il est capable de causer, celui qui
est le plus propre, et le plus ordinairement utile à la
conservation du corps humain, lorsqu’il est en pleine
santé » L’illusion des amputés ou la soif de l’hydropi-
que sont l’effet d’une excitation exceptionnelle du nerf,
en dehors de l’organe qu’il relie au cerveau. Inversement,
comme « 1’ « âme ne sent pas en tant qu’elle est en
chaque membre du corps, mais seulement en tant
qu’elle est dans le cerveau », une modification de ce der¬
nier peut abolir toute sensibilité, « comme fait aussi le
sommeil, ainsi que nous expérimentons tous les jours »
Descartes ne se demande pas, comme pour l’erreur
du jugement, quelles autres solutions Dieu eût pu choi¬
sir : devant le fait de l’union, il ne peut que décrire les
conditions physiques de l’interaction, et reconnaître que
la solution est aussi simple que généralement bonne :
« tous mes sens me signifient plus ordinairement le vrai
que le faux, touchant les choses qui regardent les
commodités ou incommodités du corps » Dans son
domaine propre, l’inclination naturelle n’a jamais le
même degré d’infaillibilité que la lumière naturelle dans
la recherche de la vérité. Nous savons que ses impul¬
sions ne doivent pas toujoirrs être suivies. Mais les éven¬
tuelles défaillances des sens peuvent être corrigées en
confrontant « plusieurs d’entre eux » ^ : la vue dissipe
l’illusion des amputés. La confusion redoutée entre le
rêve et la veille trouve également une solution pratique :
la continuité établie par la mémoire, et la cohérence des

c. Ib., 69-70.
d. Pr., 4, a. 196. Cf. Diop., 4, VI, 109 : « ce n’est pas proprement
en tant qu’elle est dans les membres qui servent d’organes aux sens
extérieurs qu'elle sent, mais en tant qu’elle est dans le cerveau... Car
on voit des blessures et maladies qui, n’offensant que le cerveau seul,
empêchent généralement tous les sens ». Et la lésion d’un nerf ôte
« le sentiment de toutes les parties du corps où ce nerf envoie ses
branches, sans rien diminuer de celui des autres ». (Descartes ne fait
pas la différence entre nerfs sensitifs et nerfs moteurs).
e. Méd., 6, IX, 71.
f. Ib.
LA SPONTANÉITÉ NATURELLE 375

diverses sensations, font apparaître comme ridicule le


doute hyperbolique des jours passés. La restauration de
cette confiance dans la spontanéité quotidienne (je ne
rêve pas !) s'opère à l'abri de l'assurance métaphysique :
« de ce que Dieu n'est point trompeur, il suit nécessaire¬
ment que je ne suis point en cela trompé »g. Mais la
certitude n est pas du même ordre dans les deux cas.
Absolue en ce qui concerne la rectitude de ma puis¬
sance de bien juger, si j'en use comme il faut, elle s'ac¬
commode du probable quand « la nécessité » de la vie
« nous oblige souvent à nous déterminer » avant d'avoir
analysé intégralement chaque situation ; les avertisse¬
ments des sens et des passions suppléent partiellement à
l'insuffisance de notre connaissance théorique, seule capa¬
ble d'atteindre l'indubitable. « Il faut avouer que la vie
de l'homme est sujette à faillir fort souvent dans les
choses particulières «i’.

Les conséquences de cette constatation conserve¬


ront en morale une place à la vraisemblance, quand la
vérité demeure inaccessible. En ce qui concerne l'équi¬
libre vital, que sensations et passions ont pour fonction
de protéger, la dernière note de Descartes est pourtant
optimiste : comme il conseillait à Burman, pour prolon¬
ger la vie, de manger, « comme les bêtes », seulement
ce qui nous agrée par sa saveur, l'étudiant objecte : ce
qui réussirait dans des corps en bonne santé, dont l'ap¬
pétit est réglé et convenable pour le corps, échouerait
chez les malades. Que non ! répond alors le philosophe :
« car même si nous sommes malades, la nature reste
néanmoins la même », comme si la maladie ne faisait
que l'exercer à mieux se rétablir, « si nous lui obéis¬
sons ». Les médecins devraient accorder les mets et bois¬
sons dont les malades ont envie, et peut-être ceux-ci
guériraient-ils mieux qu'avec des drogues qui leur répu¬
gnent ; « c'est ce que prouve l'expérience ; car en de tels
cas, la nature s'applique elle-même à poursuivre sa res-

g. Ib., 72.
h. Ib. ; fin des Méd. : « et enfin il faut reconnaître l'infinnité et
la faiblesse de notre nature ».
376 DESCARTES

tauration ; et avec la meilleure conscience de son état


(sui optime conscia), elle le connaît mieux que le méde¬
cin au dehors »

6. Les principes généraux de la connaissance des corps

Comme les Méditations, la première partie des Prin¬


cipes de la philosophie s’achève en dénonçant, comme
« première et principale cause de nos erreurs », l’intru¬
sion en physique des impressions que l’âme a reçues,
pendant les premières années de la vie, en fonction
de son étroite liaison avec le corps : « elle ne considérait
pas encore si ces impressions étaient causées par des
choses qui existassent hors de soi, mais seulement elle
sentait de la douleur lorsque le corps en était offensé,
ou du plaisir lorsqu’il en recevait de l’utilité » ; et quand
la légèreté de l’excitation n’éveillait aucune affectivité (le
corps ne recevant « point de commodité, ni aussi d’in¬
commodité qui fût importante à sa conservation »), elle
éprouvait toutes les autres sensations transmises par nos
organes (goût, odeur, couleur, etc.). Or ces « sentiments »
n’ont aucune valeur représentative de l’objet extérieur ;
ils « sont divers selon les diversités qui se rencontrent
dans les mouvements qui passent de tous les endroits de
notre corps jusques à l’endroit du cerveau auquel elle
est étroitement jointe et unie » i. Ainsi les avertissements
pratiques qui constituent les sensations, relèvent imique-
ment de la conscience quant à leur contenu éprouvé : à
l’empirisme de Regius, Descartes oppose ime extension
de l’innéité aux « idées de la douleur, des couleurs, des
sons, et choses semblables » ; car « quiconque a bien
compris jusqu’où s’étendent nos sens, et ce que peut
être précisément ce qui est porté par eux jusqu’à la
faculté que nous avons de penser », doit reconnaître que

i. E. Burm., in D. M., V, 178-179, T. On rappellera que durant sa


dernière maladie. Descartes ne cessa de protester contre les abondantes
saignées que lui infligeaient tes médecins, et manifesta le désir de
prendre un émétique, et quelques aliments solides.
j. Pr., 1, a. 71.
MATIÈRE ET ÉTENDUE 377

l’excitation extérieure nous donne occasion de les for¬


mer, selon l’aptitude innée à ressentir telle ou telle qua¬
lité spécifique Mais cet aspect subjectif est corollaire
d’une modification objective de l’étendue, qui en est la
cause, selon la démonstration de l’existence réelle des
corps. La sensation, dépouillée de toute valeur scienti¬
fique en même temps que d’une quelconque ressemblance
avec l’objet, demeure le signe de la diversification à
expliquer. Elle propose l’expérience, avec laquelle la
raison doit s’accorder ; elle fait passer l’étude de l’éten¬
due, de la géométrie des essences à la physique des
corps existants'**.

Contre la physique qualitative des aristotéliciens.


Descartes développe surtout la mise en garde à l’égard
des préjugés qui ne sont fondés que sur nos sens » :
l'expérience des diversités se subordonne alors à l’unité
de l’idée claire et distincte de l’étendue. Quittant les
préjugés des sens, nous « ne nous servirons que de
notre entendement, parce que c’est en lui seul que les
premières notions ou idées, qui sont comme les semen¬
ces de vérités que nous sommes capables de connaître,
se trouvent naturellement (a natura inditas) »*. La
métaphysique fonde les principes de la physique en auto¬
risant la déduction des propriétés générales de la matière
à partir de l’idée innée : « la nature... du corps pris en
général, ne consiste point en ce qu’il est une chose dure,
ou pesante, ou colorée, ou qui touche nos sens de quel¬
que autre façon, mais seulement en ce qu’il est ime
substance étendue en longueur, largeur et profondeur »
Constituer toute la physique avec la seule étendue géo¬
métrique homogène et indifférenciée apparaît comme un
paradoxe : pour les scolastiques le lieu n’est qu’un conte¬
nant, et l’espace du mathématicien une abstraction ; pour
les nouveaux savants mécanistes, la diversité des corps

k. Notae Progr., VIII-2, 358-359, T. Pour le corps au contraire, « être


insipide, ce n’est pas n’avoir point en soi le sentiment du goût, mais
n’être point propre à le causer » (à Reneri pour Pollot, avril-mai 1638,
II, 44).
l. Pr., 2, a. 3.
m. Ib., a. 4.
378 DESCARTES

s'explique bien aussi par les figures et mouvements, mais


ceux-ci s’opèrent au sein du vide. Descartes s'applique
donc à montrer que la même « idée que nous avons de
l'espace » convient à « celui qui est plein de corps »
comme à « celui qu’on appelle vide » La matière
concrète, le corps solide, le plein continu s’identifient
simplement avec l’extension : et réciproquement là où il
y a étendue, il y a corps, sans aucun interstice qui en
soit dépourvu. Ce qu’on appelle vide est relatif à notre
attente : nous exprimons ainsi « qu’il n’y a rien de ce
que nous présumons y devoir être » : une cruche, faite
pour contenir un liquide, est dite vide quand elle est
pleine d’air ; un vivier, vide de poissons, reste empli
d’eau ; « ainsi nous disons qu’un vaisseau est vide, lors¬
qu’au lieu des marchandises dont on le charge d’ordi¬
naire, on ne l’a chargé que de sable... : et c’est en ce
même sens que nous disons qu’un espace est vide, lors¬
qu’il ne contient rien qui nous soit sensible, encore qu’il
contienne une matière créée et une substance étendue » ».
Parce que nous avons commencé par accorder
« plus ou moins de réalité en chaque objet, selon que
les impressions qu’il causait ... semblaient plus ou
moins fortes »p, nous dénions l’existence à ce qui est
complètement insensible, par im préjugé enraciné « dès
le commencement de notre vie »? ; et nous attribuons
beaucoup plus de substance ou de corps dans les
pierres et dans les métaux que dans l’air », considéré
comme « rien » s’il ne semble « ni chaud, ni froid », ni
en mouvement >■. Or il n’y a pas « plus de matière ou de
corps dans un vase, lorsqu’il est plein d’or, ou de plomb,
ou de quelque autre corps pesant et dur, que lorsqu’il ne
contient que de l’air, et qu’il paraît vide : car la gran¬
deur des parties dont un corps est composé ne dépend
point de la pesanteur ou de la dureté que nous sentons
à son occasion..., mais seulement de l’étendue, qui est

n. Ib., a. 11.
O. Ib., a. 17.
p. Pr., 1, a. 71.
q. Pr., 2, a. 18. Cf. à Morus, 5-2-1649, V 271
r. Pr., 1, a. 71.
LE PLEIN 379

toujours égale dans un même vase » s. Mais « voyant


qu’il n'y a point de liaison nécessaire entre le vase et le
corps qu'il contient », nous supposons que ce contenu
peut être anéanti, au moins par la toute-puissance divine.
Dieu ne peut pourtant aller contre la loi de non-contra¬
diction qui régit, de par sa volonté, notre univers et
notre raison : et il y a une liaison nécessaire entre
l’espace intermédiaire et la substance corporelle : « car
la distance est vme propriété de l’étendue, qui ne saurait
subsister sans quelque chose d’étendu » Si l’on parve¬
nait vraiment à vider le vase de tout corps, ses parois
se rapprocheraient aussitôt ; « car il faut que deux
corps s’entretouchent, lorsqu’il n’y a rien entre eux
deux » Ainsi dans la raréfaction, quelque corps, pour
nous insensible, emplit les intervalles qui séparent les
parties de la matière en question, sans que sa quantité
augmente, bien qu’elle paraisse plus petite lorsqu’elle
est condensée : la sensibilité ne pouvant ici que nous
induire en erreur. Descartes s’appuie sur la clarté de
l’explication, et la « contradiction » qu’il y aurait à aug¬
menter une chose « d’une grandeur ou d’une extension
qu’elle n’avait point Cette quantité constante nous
conduit à distinguer par la pensée le corps du lieu qu’il
occupe, « parce que nous prenons l’étendue en général »
où se succèdent divers corps, « pourvu qu’elle soit de
même grandeur, de même figure qu’auparavant, et
qu’elle conserve une même situation à l’égard des corps
de dehors qui déterminent cet espace » Car c’est la
situation respective des corps qui permet de préciser
leur changement de lieu, ou mouvement, bien que nul

s. Pr., 2, a. 19.
t. Ib., 18.
U. Ib. Cf. à Morus, 5-2-1649, V, 272. Les machines pneumatiques
n’ont été mises au point que dans la seconde moitié du xvne siècle ;
mais Descartes aurait soutenu qu’il y avait raréfaction, comme pour les
expériences sur la pression atmosphérique qu’il conseillait à Pascal : à
Carcavi, V, 365-366.
V. Pr., 2, a. 7. L’a. 6 prend l’exemple d'une éponge qui garde la
même étendue, qu’elle soit gonflée d’eau, ou « sèche et plus serrée ».
w. Pr., 2, a. 12. Cf. a. 14-15 : nous distinguons, dans le langage,
le lieu, lié à la situation (laquelle se détermine par rapport aux corps
extérieurs), et l’espace occupé par une même grandeur ou figure.
380 DESCARTES

repère ne soit en toute rigueur immobile ; « nous conclu¬


rons qu'il n’y a point de lieu d'aucune chose au monde
qm soit ferme et arrêté, sinon en tant que nous l’arrê¬
tons en notre pensée »
L identification de la matière avec l’étendue entraîne
aussi la négation des « espaces imaginaires », supposés
au-dela du monde fini de la physique aristotélicieime y.
Au contraire, « il implique contradiction que le monde
soit fini, ou ait un terme » ^ ; à Morus qui demandait si
quelquun, situé à l’extrémité du monde, pourrait y
enfoncer son épée jusqu’à la garde, de façon que la lame
rut au-delà a, Descartes réplique que cette imagination
meme annule l’hypothèse d’une limite au monde tout
heu que l’épée atteint étant encore réellement conçu
comme partie de ce monde, et le vide n’étant qu’une
iBçon de parler i>. Cependant le philosophe réserve à
Dieu seul l’infinité positive, et dit indéfinie ou sans
limites assignables, cette étendue du monde qui
embrasse tous les mondes possibles. Car ils sont néces-
sau-ement faits de la seule et même matière dont nous
avons 1 idee, laquelle « occupe maintenant tous les
espaces imaginables où ces autres mondes pourraient

elle est indéfinie en extension, la matière


est indéfiniment divisible et « cette division indéfinie...
smt nécessairement de la nature de la matière, dont nous

^
y A Chanut' conséquence pour l'astronomie.

r i?/’Jrnfî UTes^-rqil oTtir^û^


imenstons, et atnsi qui ne sont pas purement imaginaires comme les
faouen? ' boniment, mais qui contiennent en^soT de la ^tièle

a. Morus à Descartes, 5-3-1649, V 312.


b. A Morus, V, 345

indivisibles y avoir aucun atomes ou petits corps


DIVISIBILITÉ INDÉFINIE 381

avons déjà une connaissance très distincte »f, bien que


nous ne puissions comprendre (comprehendere neque-
amus) par la pensée comment elle se fait. Certes « on
peut concevoir un corps continu, d’une grandeur indéter¬
minée, ou indéfinie, dans laquelle on ne considère que
l’étendue »g en dehors de toute division : « nous pou¬
vons concevoir l’étendue sans figure ou sans mouvement »,
qui sont des modes Cependant Descartes, dans les
Principes comme dans le Monde, considère la matière en
mouvement « dès le premier instant » de sa création*.
« Dieu est la première cause du mouvement » 1 ne signi¬
fie pas qu’il l’ajoute par une « chiquenaude », à une
matière d’abord inerte Entre l’étendue, immobile et
indivise, et la matière réelle, aussitôt différenciée par
le mouvement et le repos, il y a la même distinction de
raison qu’entre l’essence et l’existence. L’actualisation de
telle configuration, en fonction de tel ou tel mouvement,
est modale, mais la force de mouvement ou de repos
appartient à l’existence de la substance, comme sa
durée ^ « k cause qu’il n’y a point de substance qui ne
cesse d’exister lorsqu’elle cesse de durer, la durée n’est
distincte de la substance que par la pensée » ; et Des¬
cartes en rapproche « tous les attributs » tels que
« l’étendue du corps et sa propriété d’être divisé
en plusieurs parties » La divisibilité, indéfiniment
poursuivie, qui, avec la négation du vide, exclut l’ato¬
misme est donc aussi essentielle à la matière que son
absence de limites.
Parce que l’extériorité respective des parties est

f. Pr., 2, a. 35. Nous suivons ensuite le latin (VIII, 60), la


traduction méconnaissant la distinction que fait généralement Descartes
entre entendre et comprendre.
g. A Morus, 5-2-1649, V, 269, T.
h. Pr., 1, a. 53.
i. Monde, 7, XI, 43 ; cf. 6, 34 et 7, 36 : « Dieu continue de la
conserver en même façon qu’il l’a créée » ; Pr., 2, a. 36 : Dieu « a créé
la matière avec le mouvement et le repos » ; le latin insiste sur cette
simultanéité : « materiam simul cum motu et quîete in principio
creavit » (VIII, 61).
j. Ib., a. 36 ; à Newcastle, oct. 1645, IV, 328.
k. Pr., 1, a. 62.
382 DESCARTES

appréhendée par l’imagination i, peut-on considérer la


divisibilité comme appartenant à l’essence de l’étendue
sans la constituer ^2 ? L’exemple traditionnel des logi¬
ciens, que Descartes évoque à propos de l’impénétrabilité
et de la tangibilité, est le rire, « propre » de l’homme,
sans être sa caractéristique essentielle au même titre que
la raison Dans ces réponses à Morus, qui voulait défi-
finir le corps par ses propriétés d’être sensible, tangible
et impénétrable °, Descartes repousse le rapport acciden¬
tel à notre sensibilité, et réduit l’impénétrabilité à l’im¬
possibilité rationnelle (le contraire impliquant contra¬
diction) que différentes parties de grandeur et de figure
déterminées se pénètrent mutuellement dans un même
lieu. C’est donc une propriété dérivée, qui présuppose la
division réalisée entre les parties, alors que dans son
essence l’étendue est seulement divisible. Mais cette divi¬
sibilité est si fondamentale qu’elle oppose l’étendue-
matière à « l’étendue de puissance » qu’on peut bien
accorder aux esprits ^3, par une analogie verbale, car ils
sont essentiellement indivisibles, et ne tombent pas sous
1 unagination Cependant la division est effectuée, dans
la matière existante, par le mouvement que Dieu y cause
en même temps qu’il la crée, et qui « la divise véritable¬
ment en plusieurs... parties », bien qu’elles ne soient sépa¬
rées par aucun vider : leur contiguïté, étant relative au
mouvement, n’abolit pas la continuité du tout 54. Et cette
division réelle 55 se poursuit « en des parties indéfinies et
innombrables » s, celles de la matière subtile, pour se

l. A Morus, 5-2-1649, V, 270.


m. /fc., 269 ; c’est à ce propos que Descartes précise ; tangibilité et
impénétrabilité sont relatives à des parties, alors que nous pouvons
concevoir l’étendue continue et indéfinie.
n. Morus à Descartes, 11-12-1648, V, 238-240, et réponse, 5-2-1649 V
268 sq. * ^
?,■ pourquoi dans tout ce texte Descartes insiste sur
le rôle de 1 unagination dans la distinction des partes extra partes ■ il ne
s ensuit pas que la division des parties relève de la seule imagination
bur « 1 étendue de puissance », 15-4-1649, V, 342.
p. Monde, 6, XI, 34 : « non pas qu’il les sépare pour cela l’une de
1 autre, en sorte qu il y ait quelque vide entre deux ».
q. Pr.. 2, a. 34 ; cf. la description des « anneaux » à l’a. 33,
LES CORPS 383

glisser dans les étroits couloirs qu'impose la configm


ration des tourbillons irréguliers.
Or, si l’unité d’ « un corps, ou bien une partie de
la matière » est précaire et relative à une certaine for¬
mule de mouvement *■, Descartes considère cependant
« les deux moitiés d’une partie de matière, tant petite
qu’elle puisse être, comme deux substances complètes »,
en tant que leur idée ne fait intervenir aucune abstrac¬
tion® : on a vu que la présentation de la distinction
réelle, qui « se trouve proprement entre deux ou plu-
sieiu's substances », ne concerne pas seulement l’exclu¬
sion réciproque de la matière et de la substance pen¬
sante, ou celle des âmes entre elles, qui constituent cha-
cime une imité absolument indivisible et indépendante,
mais aussi que, si la matière existe, « quelque partie que
nous puissions déterminer de la pensée, doit être dis¬
tincte réellement de ses autres parties » L Comme chez
Aristote ^6^ les parties de la substance ne sont pas pour
Descartes de simples modes mais des sujets, auxquels
se rapportent les diverses configurations dessinées par
leurs mouvements respectifs. La pluralité des substances
matérielles, appuyée par une série de textes fait cepen¬
dant difficulté : le rejet du vide et l’extension indéfinie
de la matière impliquent une liaison nécessaire entre

r. Ib., a. 25 : « Par un corps... j’entends tout ce qui est transporté


ensemble, quoiqu’il soit peut-être composé de plusieurs parties qui
emploient cependant leur agitation à faire d’autres mouvements » ; sur
la relativité de ces mouvements, ib., a. 31-32. Cf. les lettres déjà citées
à Mesland (IV, 166-167) sur l’incessant renouvellement des particules du
corps humain, dont l’unité est assurée par l’âme qui l’informe. Sur la
matière subtile comme résultat physique de la division indéfinie, à
Mersenne, 9-1-1639, II, 483 et 487.
s. A Gibieuf, 19-1-1642, III, 477 ; Pr., 2, a. 55 : « toutes ces petites
parties étant des substances ».
t. Pr., 1, a. 60.
U. é® rép., § 7, IX, 234 ; « le corps est une substance dont le mode

ne peut être partie ».


V. Outre à Gibieuf, III, 477 et Pr., 1, a. 60 et 2, a. 55, cf. Méd. 3, IX,

35 (« la pierre est une substance ») et Pr., 2, a. 11 (même exemple) ;


4‘ rép., IX, 173 et 177 (main et bras, substances incomplètes) ; é« rép.,
§ 2 et 7, IX, 226 et 235 (substance considérée sous forme d’os, ou de
chair ; substance appliquée sur une autre substance, comme un vête¬
ment sur un corps, le fait d’être habillé étant seul accident).
384 DESCARTES

chaque partie et la suivante ; et si l’on conçoit que la


toute-puissance divine en anéantisse une (bien que ce
soit contraire à la création continuée), on sait que celles
qui l'entourent devraient aussitôt se toucher. Que devient
dans ces conditions l’indépendance à l’égard des autres
qui devrait caractériser chaque substance ? Bien que
Descartes reprenne parfois les exemples scolastiques de
substances incomplètes il dénie toute permanence
réelle à ces agglomérats fragiles, constitués de parties
instables, et sans cesse renouvelées dans le cas des corps
vivants. A l’appui de l’immortalité possible, il oppose au
contraire à la « pure substance » de l’âme, qui demeure
toujours la même, le fait que le corps humain « n’est
formé et composé que d’une certaine configuration de
membres, et d’autres semblables accidents », tandis que
« le corps, pris en général, est ime substance, c'est pour¬
quoi aussi il ne périt point »
« Il n’y a qu’une substance matérielle » * est bien
l'affirmation primordiale, qui fonde l’unité sans faille
de l’univers. Mais Descartes admet qu’elle se distribue,
en fonction de ses divisions, dans une pluralité indéfinie
de portions d'étendue, dont chacune, en tant qu’elle reçoit
les modes de la figure et du mouvement, est, en un sens
dérivées, dite également substance. Sous ce second
aspect, l’unité de la substance première devient géné¬
rique 59 ; tout corps est substantiel, en tant que matériel
ou étendu, et chacune de ses parties, réellement distin¬
guée des autres par le mouvement, est non moins subs¬
tantielle. On est donc loin de l’unité absolument indivi¬
sible de la Substance, et de son attribut l’étendue, chez
Spinoza^. Toutefois les substances multiples, ainsi
posées par la fragmentation de l’unique matière, restent
solidaires les unes des autres, et leur indestructibilité se
limite à celle de l’étendue qui les constitue. Les diffi¬
cultés viennent de ce que Descartes tantôt identifie corps

w. Méd., Abrégé, IX, 10.


X. A Villebressieu, 1631, I, 216. Pr., 2, a. 1 : « il y a une certaine
substance étendue... qui existe à présent dans le monde », et qui « est
ce qu on nomme proprement le corps, ou la substance des choses maté¬
rielles ^ » (Les mots soulignés sont ajoutés dans la traduction) ; a. 23 :
« il n’y a... qu’une même matière ».
MOUVEMENT ET REPOS 385
et espace y, auquel cas chaque corps est substance impé¬
rissable, et tantôt prend le corps particulier pour une
« configuration » de parties, provisoirement unies par
un certain rapport de mouvement et de repos : cette
configuration étant modale est, par définition, non essen¬
tielle et périssable. Le mouvement détermine donc et la
pluralité des substances matérielles et leur dispersion, en
fonction de nouvelles combinaisons entre les parties!

L identification de la matière avec l'étendue géo¬


métrique réduit le rnouvement à la translation ; et de
par 1 exclusion du vide, quand un corps se déplace, il
est aussitôt remplacé par une autre portion de la
matière : un mouvement n’est jamais isolé, et se définit
par rapport à un repère extérieur, tenu pour immobile
par la pensée L'unité d'un corps est fonction d'un
mouvement propre, qui le distingue de ceux qui l'en¬
tourent immédiatement, et qui peut être décomposé,
pour la commodité de l’analyse, en plusieurs mouve¬
ments simples, bien qu’il soit également intégrable dans
l'ensemble complexe des mouvements des autres corps,
auxquels il est rattaché a. Le transport et sa cessation
sont de simples modes ou états Car « le mouvement
est toujours dans le mobile, et non pas en celui qui le
meut » ; aussi Descartes le distingue-t-il soigneusement
de la « force ou l’action qui transporte » Et il y adjoint
la force de repos refusant de faire de celui-ci ime sim¬
ple privation. Parce que nous avons confondu la force
avec 1 effort volontaire pour mouvoir nos membres, la

y. Pr., 2, a. 11 : a la même étendue qui constitue la nature du corps,


constitue aussi la nature de l’espace, en sorte qu’ils ne diffèrent entre
eux que comme la nature du genre ou de l’espèce diffère de la nature
de l’individu ».
Z. Ib., a. 13 et 29 ; Ann. Pr., XI, 656-657.
a. Ib., a. 31-32 : exemple de la roulette, décomposée en un mouve¬
ment circulaire et sa trace rectiligne ; ou au contraire mouvement d’une
montre, portée par un marinier marchant sur son vaisseau, et qui par¬
ticipe aux mouvements de ceux-ci, et même à celui de la terre tournant
sur elle-même. Il est plus sunple de considérer séparément chacun de
ces mouvements.
b. Ib., a. 27.
c. Ib., a. 25.

13
386 DESCARTES

projection anthropomorphique de notre expérience de


l’union entre âme et corps est, comme dans la genèse
des pseudo-qualités réelles, à l’origine du préjugé qui
nous fait admettre « plus d’action pour le mouvement
que pour le repos » : nous avons en effet conscience de
la mise en mouvement de notre corps, et non de la force
qui le tient en repos, « attaché à la terre par la pesan¬
teur » d. L’observation montre au contraire qu’il faut
autant d’effort pour arrêter un corps en mouvement
que pour l’y mettre. La véritable « résistance » du repos
explique pour Descartes la dureté et la cohésion du
corps, « lorsque toutes ses parties s’entretouchent, sans
être en action pour s’éloigner l’une de l’autre »
A la conception purement cinématique, traitant le
mouvement comme une simple variation relative de
situation et de configuration (ce qui permettrait de consi¬
dérer comme équivalentes toutes les hypohèses astrono¬
miques, terre et soleil étant en mouvement ou en repos
selon le repère), la considération de l’action, ou force de
mouvement ou de repos, fondée sur l’acte créateur de
Dieu, ajoute un principe dynamique ^2. Alors que le
Monde, après avoir dit que « Dieu... immuable, agit tou¬
jours de même façon », ne s’engageait pas « plus avant
dans ces considérations métaphysiques » f, les Principes
font dépendre le principe d’inertie de cette immutabilité,
en posant d’abord le principe de conservation de la
même quantité de mouvement ^3 Suivent les deux pre¬
mières lois de la nature : « que chaque chose demeure
en l’état qu’elle est, pendant que rien ne le change » s,
et « que tout corps qui se meut, tend à continuer son
mouvement en ligne droite » h.

d. Ib., a. 26.
e. Ib., a. 54 ; a. 55 : « qu’il n'y a rien qui joigne les parties des
corps durs, sinon qu’elles sont en repos au regard d’une de l’autre » ;
a. 63 : « les parties des corps durs » ne sont « jointes ensemble par
aucun ciment », mais « sont en repos les unes contre les autres ».
f. 7, XI, 38.
g. Pr., 2, a. 37. Cf. la première règle du Monde, XI, 38-40. Cette
persistance naturelle concerne la figure en même temps que le mouve¬
ment ou le repos.
h. Pr., 2, a. 39. Cf. la troisième règle du Monde (XI, 43-46), qui lui
donne i le même fondement » (XI, 44), la création continuée. Leur
LOIS DU MOUVEMENT 387
Ces bases du mécanisme ruinent la conception sco¬
lastique du mouvement et son opposition entre mouve¬
ments naturels et violents. Ici encore, Descartes explique
la genese de 1 erreur aristotélicienne, par les conditions
des mouvements qui, à la surface de notre terre « ces-
sent en peu de temps » i ; le terme du mouvement natu-
rel était le haut ou le bas, en fonction de la nature dif¬
férenciée du lieu, et des qualités propres des éléments.
L espace cartésien redevient parfaitement homogène et les
memes tourbillons qui rendront compte de la pesanteur 1
expliquent les divers phénomènes célestes : il n’y a plus de
coupure entre le monde sublunaire et celui des astres,
ht tandis que pour Aristote les mouvements contraires
passaient par un repos intermédiaire « les projectiles
étant d’abord soutenus par l’air. Descartes, en même
temps qu il énoncé clairement le principe d’inertie, s’op¬
pose a cette conception et montre « la résistance de
1 air » 1.
^ Si chaque mouvement ne persiste pas indéfiniment,
c est en effet que tout est « plein de corps ; et néan¬
moins chaque partie de la matière tendant à se mou¬
voir en ligne droite, il est évident que, dès le commen-
cement que Dieu a créé la matière, non seulement il a
mu diversement ses parties, mais aussi qu’il les a faites
de telle nature que les unes ont dès lors commencé à
pousser les autres, et à leur communiquer une partie de
leur mouvement »“. La rencontre entre les corps com¬
mande ainsi la communication de tous les mouvements.
Descartes assimilant percussion et poussée ^5. Mais
bien qu il ait tenté d’analyser l’expérience de la per-

rapprochement, dans les Principes, marque mieux l'essentiel du principe


d inertie.
i. Pr., 2, a. 37.
j. Pr., 4, a. 20-27.
k. A Mersenne, 4 et 25-11-1630, I, 172 et 181 ; Diop., 2, VI, 94 : « si
son mouvement était une fois interrompu par cet arrêt, il ne ’se trouve¬
rait aucune cause qui le fît par après recommencer ».
l. Pr.j 2, a. 38 : exemple de l’éventail ouvert, secoué rapidement :
« et il n’y a point de corps fluide sur la terre, qui ne résiste, encore
plus manifestement que l’air, aux mouvements des autres corps »
m. Ib., a. 42.
388 DESCARTES

cussion^, c’est la raison qui pose a priori des règles du


choc « évidentes par elles-mêmes » Pour saisir l’essen¬
tiel d’un phénomène très complexe*^, Descartes isole
d’abord de tous les corps environnants la rencontre de
deux corps « parfaitement durs »°. La troisième loi
générale de la nature? applique la conservation de la
même quantité de mouvement à cette rencontre : « nous
voyons qu’un corps dur, que nous avons poussé contre
un autre plus grand qui est dur et ferme, rejaillit vers
le côté d’où il est venu, et ne perd rien de son mouve¬
ment » Descartes voit bien que dans le choc la somme
des quantités de mouvement n’est pas altérée, mais la
division des difficultés en éléments indépendants lui fait
méconnaître que la vitesse se traduit par ime quantité
algébrique, positive ou négative selon le sens du mouve¬
ment : la « détermination », ou direction, « peut être
changée sans qu’il y ait rien de changé au mouvement »
évalué comme le produit de la masse et de la vitesse^.
Ayant ainsi distingué vitesse et direction, le philosophe
examine successivement les oppositions qui affectent les
deux corps considérés : le mouvement n’est pas contraire
à un autre mouvement plus rapide, mais au repos ; seules
interviennent donc les différences de vitesse, en tant que
la lenteur participe du repos ®. Les corps qui se choquent
étant mus « en ligne droite », il n’y a de contrariété de
direction que lorsqu’ils vont « l’un vers l’autre »
Le texte de 1644 énonçait les règles sans les expli¬
quer : devant les difficultés qu’elles soulèvent. Descartes
a ajouté d’importantes précisions dans la traduction de
ces articles 46 à 52, et surtout en a révélé à Clerselier le

n. Ib., a. 52, fin du texte latin, VIII, 70 : « per se sunt manifesta ».


O. Ib., a. 45 : Cf. les additions de l’a. 53.
p. Ib., a. 40 : « Que si un corps qui se meut en rencontre un autre
plus fort que soi, il ne perd rien de son mouvement, et s'il en ren¬
contre un plus faible qu’il puisse mouvoir, il en perd autant qu’il lui
en donne ». La seconde règle du Monde (XI, 41) est moins précise,
et Ûescartes y renonçait à déterminer celles du choc (XI, 47).
q. Pr., 2, a. 40.
r. Ib., a. 41 ; et a. 43 pour le calcul de la quantité du mouvement.
s. Ib., a. 44.
t. Ib., a. 46.
RÈGLES DU CHOC 389
fondement philosophique, qui fait intervenir le mini¬
mum de changement des modalités. Toutes les règles
« ne dépendent que d'un seul principe qui est que, lors¬
que deux corps se rencontrent, qui ont en eux des modes
incompatibles, il se doit véritablement faire quelque
changement en ces modes, pour les rendre compatibles,
mais que ce changement est toujours le moindre qui
puisse etre, c’est-à-dire que, si, certaine quantité de ces
modes étant changée, ils peuvent devenir compatibles,
n ne s en changera point une plus grande quantité »
Uescartes commence par la contrariété de la seule déter-
mmation. La première règle considère deux corps égaux
en masse, mus en sens contraire, d'un mouvement recti¬
ligne uniforme de même vitesse : après le choc, ils rebon¬
dissent, chacun en sens inverse, sans rien perdre de leur
vitesse. C est « la seule parfaitement exacte » Puis il
ajoute une nouvelle incompatibilité, en la réduisant au
mmimum, et considère, outre l'opposition des directions
une légère supériorité de la seule masse d’un des corps
(réglé 2), puis de la seule vitesse (règle 3). Dans les trois
cas suivants, un des corps est en repos, la légère supé-
nonte de masse de celui-ci, devant primer sur l'autre,
meme s il va très vite (règle 4), tandis que si le corps en
repos est « tant soit peu moindre », il sera mû, même à
faible vitesse de l’autre (règle 5), le sixième cas étant
celui de leur égalité de masse. Enfin Descartes considère
le choc de deux corps de même direction, le second
étant nécessairement plus rapide, mais pouvant être plus
ou moins grand que le premier (règle 7).
Ces règles ont été très critiquées, et Leibniz a parti¬
culièrement insiste sur l’absurdité qu’il y a à donner des
solutions très différentes à des cas qui s’approchent
indéfiniment l’un de l’autre : la conception absolue du
repos comme contraire au mouvement aboutit, dans les
règles 4 et 5, à des résultats inverses, selon que le corps
en repos est « tant soit peu plus grand », ou « tant soit

U. A Clerselier, 17-2-1645, IV, 185-186 (principe souligné par


Ucscâncs ).
390 DESCARTES

peu moindre »v que l’autre. Mais Descartes explique,


dans l’édition française, « qu’encore que l’expérience
nous semblerait faire voir le contraire, nous serions
néanmoins obligés d’ajouter plus de foi à notre raison
qu’à nos sens » Car en ce monde plein, les deux corps
qui se choquent sont toujours environnés d’autres, qui
aident ou empêchent leur mouvement, selon leur pro¬
pre état interne de mouvement ou de repos. Dans les
corps durs, qui résistent, les parties contiguës sont en
repos respectif, tandis que celles des corps fluides
en mouvement « de tous côtés », font que « la moindre
force suffit pour mouvoir les corps durs qu’ils envi¬
ronnent » y. Mais les mouvements tourbillonnaires sont
alors si complexes, que cette physique cartésieime
renonce à formuler des lois précises™.

La distinction des corps durs et des fluides, tout en


essayant de justifier les divergences entre l’expérience et
les règles théoriques, prépare en outre une hypothèse
astronomique, capable de respecter les interdits ecclé¬
siastiques, sans revenir au système périmé de Ptolémée

V. Pr., 2, a. 49 (avec longue addition de la traduction, pour justifier


que, si grande que soit la vitesse de l’autre, le corps « ainsi en repos
et plus grand » ne sera « jamais » mû), et 50.
w. Ib., a. 52, fin ; et additions au début de l’a. 53 : « il arrive
souvent que l’expérience peut sembler d’abord répugner aux règles
que je viens d’expliquer. Mais la raison en est évidente », les corps
ayant été supposés « parfaitement durs » et dans le vide. Le titre latin
disait que la pratique (usum ; trad. ; l’explication) de ces règles est
difficile, « à cause que chaque corps est touché par plusieurs autres
en même temps ».
X. Ib., a. 53-63 : le latin dit constamment fluida, la traduction
donnant tantôt « liquides ou mous » (a. 53), ou seulement t liquides »
(a. 53-54), tantôt « fluides » (a. 56-62, avec parfois le retour de « liqui¬
des ») : y a-t-il divergence entre le traducteur Picot et la révision de
Descartes ?
y. Ib., a. 56 : d’où un résultat contraire à la règle 4 ; le corps en
repos, dans un fluide, est mû par « la moindre force », parce que toutes
les petites parties en mouvement du fluide environnant lui en commu¬
niquent ; cf. a. 57-61.
Z. Pr., 3, a. 16 : « elle est contraire à plusieurs observations qui
ont été faites depuis peu » (la dernière précision étant ajoutée dans
la traduction) ; cf. à *** (peut-être au P. Noël ?), 1644 ?, V, 550 :
l’Église ne nous oblige pas à revenir au système de Ptolémée, « vu qu’il
est manifestement contraire à l’expérience ».
HYPOTHÈSES ASTRONOMIQUES 391
Les hypothèses de Copernic et Tycho-Brahé « expliquent
egalement bien les phénomènes », la première étant
« P us simple et plus claire » a. La seconde, pour avoir
voulu éviter de reconnaître que la terre se meut, met en
mouvement, avec le soleil, tout le « ciel liquide (fîuido),
qm glisse amsi régulièrement à la surface de la terre :
sa séparation d’avec les parties de la matière qui la
touchent iminédiatement « devra être nommée son mou¬
vement » b L’hypothèse proposée par Descartes lui sem¬
ble « la plus simple... et la plus commode », et « nie le
mouvement de la terre avec plus de soin que Copernic
vérité que Tycho » Le mouvement est en effet
relatif a la séparation de deux corps contigus : ce n’est
donc pas ^ par rapport aux étoiles, extrêmement éloi¬
gnées, qu on peut dire que la terre se meut ‘i. « La
terre est un globe qui flotte dans un ciel liquide, dont
les parties sont extrêmement agitées »«. U suffit donc
d appliquer le principe général énoncé dans la seconde
partie : « qu’on ne peut pas dire proprement qu’un
corps dur se meut, lorsqu’il est ainsi emporté par un
corps fluide » f. Au contraire, l’incessante agitation des
parties du ciel fluide leur fait attribuer en propre ce
mouvement g. L’exemple des fétus tournoyant dans les

a. Pr.. 3, a. 17.
b. Ib., a. 39 ; cf. a. 38 : « nous avons bien plus de raison d'attribuer
ce mouvement à la terre », dans cette hyppothèse, parce que « la
séparation se fait en toute sa superficie, et non pas de même en toute
la superficie du ciel ».
c. Ib., a. 19. Descartes précise que c’est « seulement... une hypo¬
thèse », mais cette présentation utilisée par Galilée, avait été condamnée
par Rome. La lettre précitée (V, 550) marque plus nettement l'accord
avec le système « de Copernic, expliqué en la façon que je l’explique »
par de « serieuses et solides raisons ». Cf. Ann. Pr., fin, XI, 657 ;
1 Ecriture n’est pas contre Copernic, parlant selon l’image vulgaire et
plutôt pour lui si on l’entend bien.
d. Pr., 3, a. 28-29, et a. 7 sur la « distance indéfinie » des étoiles.
e. Ib., a. 29. Le latin dit toujours : fluide.
f. Pr., 2, a. 62 : « U obéit à son cours » ; cf. 3, a. 26 : « la terre
se repose^ en son ciel, mais... ne laisse pas d’être transportée par lui »,
« emportée par le cours^ du ciel », comme un vaisseau « en repos » sur
la mer, sans rames ni voiles pour se mouvoir, ni ancres pour le
retenir, et qui suit le flux et reflux de l’eau.
g. Ib., a. 28 : ces parties « s’éloignent » irrégulièrement de la terre ;
le mouvement est toujours reconnu au fluide, comme pour l’air et les
eaux à la surface de la terre.
392 DESCARTES

remous d’une rivière, qui jouait un si grand rôle dans le


Monde, rend compte encore du fait que la terre est
« portée en rond autour de son centre » Telle est, en
fonction de sa théorie du mouvement, la théorie inven¬
tée par Descartes pour accorder les phénomènes avec
une très relative immobilité de la terre’h
Pour les très nombreux autres phénomènes phy¬
siques développés dans les Principes, Descartes reprend
généralement les explications du Monde Ayant « des¬
sein d’expliquer les effets par leurs causes » J, il suit
autant que possible la méthode génétique : des principes
généraux exposés au livre II, on « peut déduire beau¬
coup plus de choses que nous n’en voyons dans le
monde, et même beaucoup plus que nous n’en saurions
parcourir de la pensée en tout le temps de notre vie ».
L’expérience fixe le choix des effets, parmi tous ceux
« qui peuvent être déduits des mêmes causes » Elle
permet en outre de discriminer, dans un phénomène
complexe, la meilleure entre plusieurs explications pos¬
sibles, allant alors « au devant des causes par les
effets » *, et indiquant le caractère hypothétique de cer¬
taines solutions proposées

Si Descartes ne qualifie pas absolument toutes ses


thèses de parfaitement véritables, il fait très bonne
mesure. La fin des Principes distingue certitude morale
et certitude métaphysique. La première comporte des
degrés ; dans le déchiffrement d’im ciyptogramme, la
découverte de la clef est d’autant plus probable qu’elle
est plus simple, et découvre im sens cohérent dans un
très grand nombre de mots. De même la multiplicité des
phénomènes expliqués avec « un fort petit nombre de

h. Ib., a. 33 ; cf. a. 30 pour « toutes les planètes ».


i. Supra, ch. IV, pp. 157-160, confrontant Monde et Principes.
j. Pr., 3, a. 4.
k. Ib.
l. D. M., 6, VI, 64 ; cf. Pr., 3, a. 4, sur l’explication « des causes
par leurs effets », ce qui n’est pas le premier dessein de Descartes.
m. Pr., 4, a. 206, fin : « j’ai eu soin de proposer comme douteuses
toutes celles que j’ai pensé l’être ». Dans 3, a. 19, présentant l’hypo¬
thèse astronomique de Descartes, la traduction ajoute à la fin ; « hypo¬
thèse, ou supposition qui peut être fausse ».
DEGRÉS DE CERTITUDE 393
causes » (très inférieur au nombre des lettres de
1 alphabet) est ainsi reliée par une texture solide : on a
comme dans un déchiffrement complexe et réussi
« autant de raison de juger qu’elles sont les vraies cau¬
ses » “. Et Descartes y ajoute la « certitude plus que
morale », qui s'enracine dans la véracité divine et le
bon usage de notre raison : « cette certitude s’étend à
tout ce qui est démontré dans la mathématique », puis
« à la connaissance que nous avons qu’il y a des corps
dans le monde », comme l’ont démontré la sixième Médi¬
tation et le début de la seconde partie des Principes :
la physique se distingue de la mathématique en ce que
la déduction des propriétés de la matière présuppose
œtte existence, créée et conservée immuablement par
Dieu, avec la même quantité de mouvement et de
repos. La physique dépend donc totalement, dans sa
certitude, de la métaphysique. Et c’est pourquoi cette
certitude^majeure « s’étend à toutes les choses qui
peuvent être démontrées, touchant les corps, par les
principes de la mathématique, ou par d’autres aussi
évidents et certains », ce qui embrasse la plupart des
explications des Principes ou « au moins les princi¬
pales et les plus générales » °.

H- 4, a. 205. Sur la texture universelle qui fait consonner


1 ensemble de sa philosophie avec les phénomènes, cf. Morus à
Descartes, 5-3-1649, V, 309, T..
O. Pr., 4, a. 206. La fin insiste sur la fluidité des cieux (citant 3, a.
46), point essentiel, € suffisamment démontré par tous les effets de la
lumière » : on revient ainsi, en conclusion, au point d’où tout rayonne
dans Le Monde ou Traité de la lumière. « Je pense, ajoute Descartes,
qu on doit aussi reconnaître que j’ai prouvé par démonstration mathé¬
matique toutes les choses que j’ai écrites, au moins les plus générales
qui concernent la fabrique du ciel et de la terre, et en la façon que je
les ai écrites ». Cf. Pr., 3, a. 43 : « les principes » étant « très évidents »,
et les conséquences « fondées sur l’évidence des mathématiques », et
accordées « avec toutes les expériences », en douter « serait faire injure
à Dieu », comme si nous pouvions « nous méprendre, lors même que
nous usons bien de la raison qu’il nous a donnée ». Aussi Descartes
n’hésite-t-il pas, lorsqu’insistant sur « la liaison et... la suite » des 3'
et 4= p. des Pr., il conclut « qu’il faut nier tout..., et ne le prendre que
pour une pure hypothèse ou même pour une fable, ou bien l'approuver
tout ». Et même comme hypothèse (« ainsi que je l’ai proposé » :
c’est donc un artifice de présentation), c’est la meilleure, et on ne
la doit pas rejeter » (à Mesland, mai 1645, IV, 216-217).
394 DESCARTES

C'est en ce sens que Descartes pouvait dire : « ma


physique n’est autre chose que géométrie » p, bien
que les schémas y fassent plus appel à l’imagination
qu’au calcul. Son assurance, qui le faisait traiter avec
hauteur ceux qu’il ne parvenait pas à convaincre, exas¬
péra souvent ses adversaires ^2. Elle découle de ce que,
dans une articulation sans faille, l’ensemble du système
est subordonné à Dieu, « la source de toute vérité » ‘i,
garant qu’aux idées claires et distinctes que découvre la
lumière naturelle ou puissance innée de notre raison,
correspondent en ce monde toutes les « vérités que nous
sommes capables de connaître »*■.

p. A Mersenne, 27-7-1638, II, 268, pour Desargues : Descartes


abandonne « la géométrie abstraite », pour « avoir d’autant plus de
loisir de cultiver une autre sorte de géométrie, qui se propose pour
questions l’explication des phénomènes de la nature » ; cf. Rép. ins¬
tances, IX, 212-213 : Gassendi et ses amis lui reprochaient, par sa réduc¬
tion de la matière à l’étendue, de construire une physique « imaginaire
et feinte ». Descartes se réjouit qu’on ait « joint ici sa physique avec
les pures mathématiques, auxquelles, dit-il, je souhaite surtout qu’elle
ressemble ».
q. Pr., 4, a. 206.
r. Pr., 2, a. 3.
CONCLUSION

LA SAGESSE CARTÉSIENNE

1. Sagesse et maîtrise des passions *

Les dernières lignes publiées par Descartes, qui


vient de présenter les passions comme « toutes bonnes
de leur nature »a concluent : « la sagesse est princi¬
palement utile en ce point, qu’elle enseigne à s’en rendre
tellement maître et à les ménager avec tant d’adresse,
que les maux qu’elles causent sont fort supportables, et
même qu’on tire de la joie de tous » t>. Mais à quel degré
de sagesse se situe cet enseignement ? La lettre-préface
au traducteur des Principes, en 1647, en distingue cinq :
les quatre premiers relèvent d’une sagesse empirique,
spontanée ou acquise par l’expérience des sens, la conver¬
sation des hommes et la lecture des bons auteurs et
correspondent à la « prudence ». Le « cinquième degré
pour parvenir à la sagesse, incomparablement plus haut
et plus assuré que les quatre autres » consiste à « cher¬
cher les premières causes et les vrais principes dont on
puisse déduire les raisons de tout ce qu’on est capable

a. Pas., a. 211.
b. A. 212, fin des Passions, parues à la fin de 1649 ; Descartes est
mort le 11-2-1650.
396 DESCARTES

de savoir » Son étude correspond donc, selon l’étymo¬


logie, à la philosophie dans son ensemble, symbolisée par
xm arbre 2, dont les racines sont la métaphysique, tandis
que la physique (qui embrasse tout l'univers, avec les
vivants et l’homme) en forme le tronc ; « et les bran¬
ches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres
sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la
médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus
haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une
entière connaissance des autres sciences, est le dernier
degré de la sagesse » ‘i.
Les textes de jeunesse unissaient déjà dans la
« sagesse humaine » la conquête de « toutes les scien¬
ces », et le développement de « la lumière naturelle de
la raison, ... pour qu’en chaque circonstance de la vie,
l’entendement montre à la volonté le choix à faire » La
philosophie cartésienne se veut « utile », et non pure¬
ment spéculative. Du Discours à l’édition française des
Principes, elle vise « le bien général de tous les hom¬
mes » f ; car « chaque nation est d’autant plus civilisée...
que les hommes y philosophent mieux » ; son « étude est
plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire
en cette vie, que n’est l’usage de nos pas », et « c’est
proprernent avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de
les ouvrir, que de vivre sans philosopher » g. Toute la vie
de Descartes a été commandée par cette recherche. Mais
la traduction des Principia de 1644 laissait subsister la
même lacune concernant « la nature des animaux et des

. 9' IX-2, 5 ; cf., ib., 2 : « ce mot de philosophie


signifie 1 étude la sagesse, et... par la sagesse on n’entend pas seule¬
ment la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance
de toutes les choses que l’homme peut savoir, tant pour la conduite
de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous
les arts ».
d. Ib., 14.
e. R. 1, X, 360 et 361, T. Cf. D. AT., 1, VI, 10 : « j’avais toujours un
extreme désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir
clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie ».
î- D- M., 6, VI, 61, visant « des connaissances qui soient fort utiles
a la vie ».
g. Pr., préface, IX-2, 3-4. Comme l’intérêt porté aux métiers
ces vues annoncent celles du Siècle des Lumières.
MÉDECINE ET MORALE 397
plantes » et « celle de l’homme » i». Or leur étude eût dû
précéder les deux sciences appliquées de la médecine et
de la plus haute morale, subordonnées à la biologie géné¬
rale et à la condition particulière de l’homme. En 1637,
alors que son petit essai de mécanique se limite aux
engins les plus simples. Descartes prévoyait une maî¬
trise complète de la nature, en « connaissant la force
et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des
cieux et de tous les autres corps qui nous environnent,
aussi distinctement que nous connaissons les divers
métiers de nos artisans » L II visait en outre « la conser¬
vation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien
et le fondement de tous les autres biens de cette vie ;
car, ajoutait-il, même l’esprit dépend si fort du tempé-
rament et de la disposition des organes du corps, que,
s il est possible de trouver quelque moyen qui rende
communément les hommes plus sages et plus habiles
qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la méde¬
cine qu’on doit le chercher » b
Dix ans plus tard, il situe médecine et morale sur
deux branches distinctes, parce qu’il a davantage appro¬
fondi la complexité de l’union entre l’âme et le corps. La
médecine, qui préserve l’équilibre corporel, reste, comme
la jouissance d’ime existence sans peine, la condition
souhaitée pour le meilleur exercice de l’esprit. Cepen¬
dant, de même qu’il n’a pas maîtrisé toutes les forces du
feu, de l’eau et des astres. Descartes a bientôt reconnu
que l’établissement d’une médecine scientifique deman-

h. Pr., 4, a. 188 : les Principes devraient comporter deux autres


parties ; et préface, IX-2, 17 : Descartes ne se sent « point encore
si vieil » qu’il n’ose <t entreprendre d’achever ce dessein », s’il a
« la commodité de faire toutes les expériences ».
i. D. M., 6, VI, 62. En oct. 1637, il envoie à Huygens l’explication
des engins simples connus depuis longtemps (poulie, plan incliné, coin,
roue, vis, levier), mais il n’a pas inventé de nouvelles applications
mécaniques.
j. D. M., 6, VI, 62. Descartes distingue les « maladies tant du corps
que de l’esprit » (ib.) ; cf. à Elisabeth, 1-9-1645, IV, 281-282, sur les
a maladies... ôtant le pouvoir de raisonner... Et souvent l’indisposition
qui est dans le corps, empêche que la volonté ne soit libre » ; et mai-
juin 1645, IV, 220, reprenant la formule sur la santé.
398 DESCARTES

derait de longues années : la prolongation de la vie est


retardée « ou par la brièveté de la vie ou par le défaut
des expériences ». Il faudra joindre « les vies et les tra¬
vaux de plusieurs », pour aller « tous ensemble beau¬
coup plus loin que chacun en particulier ne saurait
faire » Le philosophe espérait bien pour sa part
avancer au maximum. Au début de 1648, il se remettait
à « la description des fonctions de l’animal et de
l'homme », en abordant ce qu’il n’avait osé étudier quinze
ans plus tôt, « la façon dont se forme l’animal dès le
commencement de son origine » ; mais il ne pourrait
encore l’entreprendre pour l’homme, « faute d’avoir
assez d’expérience » *. Malgré un certain optimisme tou¬
chant ses chances de longévité Descartes avouait aussi
« qu’au lieu de trouver les moyens de conserver la vie »,
il en avait « trouvé un autre, bien plus aisé et plus sûr,
qui est de ne pas craindre la mort »“. Ainsi la morale
passe avant la médecine, sans qu’il s’agisse pour autant
d’un succédané'*, ou d’une « sagesse... tirée des ensei¬
gnements d’autrui », et appuyée sur « la prudence » :
comme dans l’arbre d'où surgit la plus haute morale.

k. D. M.. 6, VI, 63.


l. A Elisabeth, 31-1-1648, V, 112 : Descartes jouissait alors du « temps
le plus tranquille... peut-être de sa vie ». Il projetait de passer l’été
et 1 hiver suivants en France : la Fronde l’en fit repartir précipitam¬
ment. En février 1649, il pensait demeurer au Pays-Bas le reste de ses
jours (à Chanut, V, 293). Peu après il tenta de retarder l’invitation de
Christine de Suède, avec l’espoir qu’elle changerait d’avis, si elle avait
seulement « quelque curiosité » de la voir (comme les Français, voulant
l’avoir <t comme un éléphant ou une panthère, à cause de la rareté,
et non point pour être utile : à Chanut, 31-3-1649, V, 329)!
En avril il déclina 1 offre de 1 amiral Flemming, que la Reine avait délé¬
gué pour l’accompagner (23-4-1649, V, 351-352). Enfin parti en sep¬
tembre, dès le début d'octobre, il aspirait à retrouver sa solitude,
pour y poursuivre ses recherches (texte cité au début de notre étude).
rn. A Chanut, 15-6-1646, IV, 442 ; et 441 : sur les « fondements
certains » établis par « la physique », « je me suis plus aisément satisfait
en ce point qu’en plusieurs autres touchant la médecine, auxquels j’ai
néanmoins employé beaucoup plus de temps ». Dès 1637, il écrivait à
Colvius : « le temps que nous vivons en ce monde est si peu de chose
en comparaison de l’éternité, que nous ne nous devons pas fort soucier
SI nous sommes pris quelques années plus tôt ou plus tard » (14-6 I
379-380) ; et le 9-1-1639, à Mersenne : « l’un des points de ma morale
est d aimer la vie sans craindre la mort » (II, 480).
MÉDECINE ET MORALE 399
c est « la physique » qui sert à « établir des fondements
certains en la morale ». Et dans ce contexte, l'auteur évo¬
que comme une des « questions particulières de la
morale », le « petit traité de la nature des passions de
l'âme », écrit l'hiver précédent
Ce traité est donc bien plus qu'un ouvrage de
circonstance, même si la correspondance de Descartes
avec la princesse Élisabeth en fut l'occasion. Cette cor¬
respondance, qui avait eu pour point de départ la diffi¬
culté de concevoir à la fois la distinction et l'union de
l'âme et du corps, s'était orientée vers la morale, à la
demande d'Élisabeth, dont la sensibilité extrême était
sans cesse bouleversée par ses malheurs familiaux ^ ;
elle ne retrouvait sa sérénité « qu'après que la passion
avait joué son rôle » °. Descartes découvre alors que la
seule médecine du corps est impuissante à guérir les
dérèglements psycho-somatiques^, et approfondit l'inter¬
action : « comme la santé du corps » aide « beaucoup
à l'esprit, pour chasser hors de soi toutes les passions qui
participent de la tristesse..., ainsi réciproquement, lors¬
que l'esprit est plein de joie, cela sert beaucoup à faire
que le corps se porte mieux » p. Pour obtenir le meilleur
effet d'une cure thermale, « il se faut entièrement déli¬
vrer l'esprit de toutes sortes de pensées tristes, et... de
méditations sérieuses », en se détendant devant la
nature q. C'est donc parce que certaines passions, au
lieu d'être signe, naturel et utile, d'un malaise corporel,
le suscitent, qu’il convient d’y trouver remède, ce qui ne
relève plus proprement de la médecine, mais de l’étude
scientifique de l'union entre l’âme et le corps : Descartes

n. A Chanut, 15-6-1646, IV, 441 et 442.


O. Elisabeth à Descartes, 22-6-1645, IV, 234.
p. A Elisabeth, nov. 1646, IV, 529. On réussit mieux les choses faites
« avec la liberté qui accompagne d’ordinaire la joie ». (/î?., 530).
q. A la même, mai-juin 1645, IV, 219-220. Descartes, condamné par les
médecins « à mourir jeune » du même « mal de poumon » que sa mère
(causé chez elle « par quelques déplaisirs ») s'en est guéri, grâce, dit-il,
à « l'inclination que j’ai toujours eue à regarder les choses qui se pré¬
sentaient du biais qui me les pouvait rendre le plus agréables, et à faire
que mon principal contentement ne dépendît que de moi seul » (ib., 221).
400 DESCARTES

traite des passions, non « en orateur, ni même en phi¬


losophe moral, mais seulement en physicien »>■.
La distinction de ce qui revient en elles soit au
corps, soit à l’âme, a montré que la volonté n’agit que
sur l’ensemble du dispositif corporel, « selon que la
nature ou l'habitude ont diversement joint chaque mou¬
vement de la glande à chaque pensée » Le boulever¬
sement physiologique est primordial, comme dans les
analyses de William James ^ : « la peur est mise dans
l’âme », quand le cours des esprits animaux va « vers
les nerfs du cœur », et « en même temps vers les nerfs,
qui servent à remuer les jambes pour fuir, ils causent
un autre mouvement en la même glande » (pinéale),
« par le moyen duquel l’âme sent et aperçoit cette fuite,
laquelle peut en cette façon être excitée dans le corps
par la seule disposition des organes, et sans que l’âme y
contribue » Il faut donc faire agir l’âme sur ce dispo¬
sitif indépendant, grâce au principe fondamental : si
« chaque volonté est naturellement jointe à quelque
mouvement de la glande..., par industrie ou par habitude,
on la peut joindre à d’autres » La nature du mécanisme
corporel, par l’inertie de la matière, et la liaison qui se
crée entre traces contiguës, renforce en les associant
les images qui émeuvent l’âme. La connaissance du phé¬
nomène permet de le maîtriser, alors que les dévelop¬
pements rhétoriques et les exhortations morales sont
inefficaces : « nos passions ne peuvent pas... directement
être excitées ni ôtées par l’action de notre volonté »
Parfois la simple compréhension de la genèse du « com¬
plexe » suffit à nous en libérer, comme pour l’attrait que
ressentait Descartes à l’égard des personnes ayant ten-

r. Pas., Lettre-préface, 14-8-1649, XI, 326.


s. Ib., a. 44 ; cf, supra, ch. VII, p. 357.
t. Pas., a. 38.
u. ^ Ib., a. 44 ; a. 50, 107, 136 (répétant « le principe sur lequel tout ce
que j’en ai écrit est appuyé : à savoir qu'il y a une telle liaison entre
notre âme et notre corps, que lorsque nous avons une fois joint quelque
action corporelle avec quelque pensée, l’une des deux ne se présente
point à nous par après, que l’autre ne s’y présente aussi »)
V. Ib., a. 45.
MAITRISE DES PASSIONS 401
dance à loucher, à cause d’un cunour d’enfance : « et je
ne savais pas néaimoins que ce fût pour cela. Au con¬
traire, depuis que j y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu
que c était un défaut, je n’en ai plus été ému » Ici
intervient déjà une représentation contraire : ce qui
apparaissait comme aimable devient un défaut. « L’indus¬
trie » consiste à prendre un biais quand on ne peut
s opposer de front, d’abord en suscitant de nouvelles
associations, qui renforcent les passions contraires à
celles qu’il convient de ruiner’'.
Mais souvent le bouleversement cardio-vasculaire
s’impose avec une telle présence, que tout l’effort de la
volonté se borne à « ne pas consentir à ses effets, et
retenir » les mouvements de violence de la colère, ou de
fuite en la peur y. Ainsi, « l’âme se sent poussée presque
en même temps à désirer et ne désirer pas une même
chose » : d’où les combats qu’on imagine entre l’âme dite
raisonnable et sa partie inférieure, composée des puis¬
sances irascible et concupiscible Or notre âme est
une, sensitive en même temps que raisonnable, « et tous
ses appétits sont des volontés » Comme devant la
confusion spéculative, la volonté pratique d’abord la
suspension du consentement. « Et lorsque la passion ne
persuade que des choses dont l’exécution souffre quel¬
que délai, il faut s’abstenir d’en porter sur l’heure
aucun jugement, et se divertir par d’autres pensées,
jusques à ce que le temps et le repos aient entièrement
apaisé l’émotion qui est dans le sang » Il n’est cepen¬
dant pas toujours possible de temporiser : avant d’affron¬
ter les plus forts assauts des passions, l’imagination
s’exercera à regarder froidement l'objet susceptible de

w. A Chanut, 6-6-1647, V, 57. Cf. Pas., a. 136, pour des complexes


remontant au commencement de la vie : peur éprouvée par la mère
pendant sa grossesse, ou par l’enfant au berceau.
X. Ib., a. 45 et 211 : à la peur, on oppose « les raisons » qui mon¬
trent » plus de sûreté et plus d’honneur en la résistance qu’en la fuite »,
à la vengeance et à la colère, !’« imprudence de se perdre ».
y. Ib., a. 46, et a. 211.
Z. Ib., a. 47.
a. Ib., a. 211.
402 DESCARTES

provoquer l’émotion b. Le succès sera plus ou moins aisé


selon l’histoire de l’individu, et ses habitudes mais aussi
son « tempérament » = et sa force d’âme : une âme forte,
au lieu de combattre les passions à l’aide de passions
adverses, qui « la tirent tour à tour à leur parti », leur
oppose « des jugements fermes et déterminés touchant
la connaissance du bien et du mal, suivant lesquels elle
a résolu de conduire les actions de sa vie » <1. La maîtrise
des passions, appuyée sur la connaissance des mécanis¬
mes physiologiques et sur le principe d’association,
engage une réflexion plus haute.

2. Vertu et Souverain Bien

« Car quiconque a vécu en telle sorte, que sa cons¬


cience ne lui peut reprocher qu’il ait jamais manqué à
faire toutes les choses qu’il a jugées être les meilleures
(qui est ce que je nomme ici suivre la vertu), il en
reçoit une satisfaction qui est si puissante pour le
rendre heureux, que les plus violents efforts des passions,
n’ont jamais assez de pouvoir pour troubler la tran¬
quillité de son âme » Le thème est constant chez
Descartes. Après avoir choisi de suivre les opinions les
plus modérées, et décidé de s’en tenir avec fermeté à
celles qui lui auraient paru le plus probables, tant qu’il
demeurait dans le doute spéculatif, le philosophe ajou¬
tait à cette morale « par provision » une maxime d’ins-

b. Ib.j . on s exerce ainsi « à séparer en soi les mouvements du


sang et des esprits, d’avec les pensées auxquelles ils ont coutume d’être
joints ». Mais Descartes « avoue qu’il y a peu de personnes qui se
soient assez préparées en cette façon contre toutes sortes de rencon¬
tres » Cf. à Elisabeth, mai 1646, IV, 411 : « les remèdes contre les
exces des passions... ne peuvent suffire pour empêcher les désordres qui
arrivent dans le corps, mais seulement pour faire que l’âme ne soit
point troublée, et qu’elle puisse retenir son jugement libre ».
c. Pas., a. 39 : « tous les cerveaux ne sont pas disposés en même
façon » ; a. 51 ; à Elisabeth, 6-6-1645, IV, 311.
d. Pas., a. 48 ; et a. 49 : « que la force de l’âme ne suffit pas sans la
connaissance de la vérité ».
e. îb., a. 148, fin de la 2e partie.
LE SOUVERAIN BIEN 4U3
piration stoïcienne : « tâcher toujours plutôt à me vain¬
cre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre
du inonde »f. Or ces règles étaient subordonnées au
dessein de progresser dans la connaissance du vrai :
« d’autant que, notre volonté ne se portant à suivre ni à
fuir aucime chose, que selon que notre entendement la
lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien
juger pour bien faire, et de juger le mieux qu’on puisse
pour faire aussi tout son mieux, c’est-à-dire pour acqué¬
rir toutes les vertus » g. Et quand, dix ans plus tard la
Reine Christine l’interroge sur le Souverain Bien, après
avoir donné la première place à Dieu dans son incom¬
parable perfection. Descartes, pour se mesurer avec les
philosophes anciens, se borne aux biens qui nous sont
accessibles en cette vie : sans méconnaître que, pour
l’ensemble des hommes, « tous les biens tant de l’âme
que du corps et de la fortune » sont à considérer il
rappelle que les deux derniers « ne dépendent point
absolument de nous ». Chaque homme ne peut donc
être assuré de posséder que les biens de l’esprit ; « mais
la connaissance est souvent au-delà de nos forces i®... il
ne reste que notre volonté dont nous puissions absolu¬
ment disposer. Et, ajoute-t-il, je ne vois point qu’il soit
possible d’en disposer mieux, que si l’on a toujours une
ferme et constante résolution de faire exactement toutes
les choses que l’on jugera être les meilleures, et d’em¬
ployer toutes les forces de son esprit à les bien connaî-

f. D. M., 3, VI, 25.


g. Ib., 28. Le thème est toujours lié à celui du contentement,
Descartes poursuivant : « et ensemble tous les autres biens qu’on puisse
acquérir ; et, lorsqu’on est certain que cela est on ne saurait manquer
d’être content ».
h. A Christine, 20-11-1647, V, 82. Quand il commence, à la demande
d’Elisabeth, à méditer sur la morale, à partir du traité de Sénèque, De
la vie bienheureuse. Descartes lui reproche ses imprécisions sur le
souverain bien (18-8-1645, IV, 273-274), et concilie ce qu’on doit
retenir du stoïcisme (ib., 276 : le Bien, pour chaque homme en parti¬
culier, « ne consiste qu’en la vertu », qui seule dépend « entièrement
de notre libre-arbitre ») avec l'éloge épicurien de la volupté, qui
désigne alors « le contentement de l’esprit ». Aristote, en intégrant
dans le bonheur les biens du corps et de la fortune, ne considèrent
que le « plus accompli de tous les hommes », nul ne pouvant être sûr
de les posséder.
404 DESCARTES

tre. C’est en cela seul que consistent toutes les vertus »,


ainsi que tout mérite, et la source du « plus grand
et... plus solide contentement de la vie ». C’est donc aussi
« en cela que consiste le Souverain Bien » *•
Que Descartes se contente de la ferme intention
d’agir selon le meilleur jugement, faute d’un savoir abso¬
lument parfait, peut apparaître comme im renonce¬
ment à la sagesse suprême, « présupposant une entière
connaissance des autres sciences » b Mais le philosophe
n’a jamais visé qu’une sagesse humaine Entre la morale
dite provisoire, qui permet de vivre alors que l’esprit
reste en suspens, dans l’ignorance de la vérité, et la
reprise de maximes voisines le 4 août 1645 *, la méta¬
physique a validé la raison comme pouvoir de discerner
le vrai du faux. Aussi se substitue-t-elle tout naturelle¬
ment à l’obéissance aux opinions « les plus modérées »
et « les mieux sensées », admises dans les pays que l’on
habite : elles étaient déjà « vraisemblablement les meil¬
leurs, tout excès ayant coutume d’être mauvais »™. « Se
servir..., le mieux... possible, de son esprit » “ n’exclut pas
le risque d’erreur. Quand le doute alîectait toutes les
opinions, pour éviter l’inaction ou les inutiles regrets.
Descartes traitait, dans la pratique, les opinions dou¬
teuses « comme très vraies et très certaines » °, au

i. 7b., V, 83 ; et à Elisabeth, IV, 277, définissant encore la vertu


comme « une volonté ferme et constante d’exécuter tout ce que nous
jugerons être le meilleur, et d’employer toute la force de notre enten¬
dement à en bien juger ». Cf. 4-8-1645, IV, 265, et ’ Cartesius ’, XI, 650
(textes cités supra, ch. III, § 2, p. 107).
j. Pr., préface, IX-2, 14.
k. Ib., 2-3 : « une parfaite connaissance de toutes les choses que
l’homme peut savoir », « Dieu seul » ayant « l’entière connaissance
de la vérité de toutes choses ». Cf. à Elisabeth, 6-10-1645, IV, 307 :
<c la nature de l’homme n’est pas de tout savoir ».
l. A Elisabeth, IV, 265, avec référence aux « trois règles de morale »
du Discours, sans marquer les différences.
m. D. M., 3, VI, 23, 1® maxime. Cette « coutume » n’est valable que
dans la plupart des cas. Pour la justification de l’excès quand il s’agit
du bien. Pas., a. 176, et à Elisabeth, 1-9 et 3-11-1645, IV, 287 et 331-332.
n. A Elisabeth, 4-8-1645, IV, 265, 1' règle. Cf. Pas., a. 170, contre
l’irrésolution, contre laquelle il faut « s’accoutumer à former des juge¬
ments certains et déterminés » et faire « ce qu’on juge être le
meilleur, encore que peut-être on juge très mal ».
O. D. M., 3, VI, 25, 2® maxime.
LE MEILLEUR JUGEMENT 405

moment même où la réflexion spéculative les rejetait


comme absolument fausses. Au contraire, quand les
résolutions peuvent se fonder « sur la connaissance de
la vérité, ... on est assuré de n’en avoir jamais de regret ni
de repentir », mais non pour les fausses opinions, « lors¬
qu on en découvre l’erreur » p : on doit alors se corriger.
A la seconde maxime du Discours se substitue la défini-
tipn de la vertu comme « ferme et constante résolution
d’exécuter tout ce que la raison... conseillera », la troi¬
sième maxime concernant encore la régulation des
désirs : si « nous avons toujours suivi le conseil de notre
raison, nous n’avons rien omis de ce qui était en notre
pouvoir » q.
La règle du meilleur jugement est donc très exi¬
geante. Certes elle tient compte de nos limites, et s’ac¬
commode de cette certitude dite « morale », parce qu'elle
est « suffisante pour régler nos mœurs » Mais comme
celle-ci, dans la science de la nature, se rapproche peu à
peu (quand les explications exactes se coordonnent), de
la certitude métaphysique, ainsi chacun, dans la mesure
de ses possibilités, accède à ce qui est pour lui la plus
haute sagesse : elle demeure relative à l’état du savoir
à son époque, à ses aptitudes intellectuelles, et à la
complexité des situations qu’il rencontre. Même si la
science des passions aide à prévoir les réactions des
autres, ils restent libres ® ; et nous ne saurions être cer¬
tains que le voleur qui a coutume de hanter tel chemin,
ne décidera pas précisément d’attaquer l'autre, que nous
avions choisi comme plus sûr *. Devant l’entrecroisement
de causes qui nous échappent, nous devons nous satis¬
faire d’avoir fait de notre mieux pour les débrouiller,

p. Pas., a. 49.
q. A Elisabeth, 4-8-1645, IV, 265 et 266. Cf. Pas., a. 146 : « la raison
veut » que nous fassions « tout le mieux que notre entendement a pu
connaître », le reste ne dépendant pas de nous.
r. Pr., 4, a. 205.
s. A Elisabeth, 3-11-1645, IV, 334 ; « il faudrait que tous les
hommes fussent parfaitement sages, afin que, sachant ce qu’ils doivent
faire, on pût être assuré de ce qu’ils feront » ; mais leur liberté, en
cette vie, reste capable de défaillance, et Dieu seul peut en prévoir
les mouvements : cf. à Elisabeth, janv. 1646, IV, 353.
t. Pas., a. 146.
406 DESCARTES

l’échec ne dépendant pas alors de nous. De la sorte,


« quiconque a une volonté ferme et constante d'user tou¬
jours de la raison le mieux qu’il est en son pouvoir, et de
faire en toutes ses actions ce qu’il juge être le meilleur,
est véritablement sage autant que sa nature permet qu’il
le soit »“.

3. Générosité et amour

Cette ferme résolution d’agir toujoims selon le meil¬


leur jugement, parce qu’elle constitue la vertu, est à la
base de la passion la plus originale du traité cartésien :
« la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au
plus haut point qu’il se peut légitimement estimer » La
seule « juste raison » d’estime porte en effet sur « l’usage
de notre übre-arbitre et l’empire que nous avons sur nos
volontés » La quatrième Méditation ne considérait
dans la liberté que son adhésion à l’évidence, ou la sus¬
pension du jugement lorsque celle-ci fait défaut. Mais en
l’absence d’une connaissance parfaite, la vie appelle
constamment le « choix » Pour la morale, la « puis¬
sance réelle et positive de se déterminer » y dans l’un ou
l’autre sens, prend une telle importance, que déjà les
Principes, souvent complémentaires des Méditations,
insistent : « La principale perfection de l’homme est
d’avoir un libre-arbitre et... c’est ce qui le rend digne de
louange ou de blâme » ; de ce que nous embrassons le
vrai, par un acte volontaire, « on doit nous attribuer

U. Pr., Dédicace à Elisabeth, IX-2, 22.


V. Pas., a. 153. Cette passion dérive de l’estime (a. 149-152),
rattachée à l'admiration (a. 70) ; cf. a. 160 : bien qu’il n’y ait pas
<t surprise », ces causes d’estime « sont si merveilleuses (à savoir, la
puissance d’user de son libre-arbitre, qui fait qu’on se prise soi-même,
et les infirmités du sujet en qui est cette puissance, qui font qu’on ne
s estime pas trop) qu’à toutes les fois qu’on se les représente de
nouveau, elles donnent toujours une nouvelle admiration ».
w. Ib., a. 152.
X. Méd., 4, IX, 46 ; « si je connaissais toujours clairement ce qui
est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de déhbérer quel
jugement et quel choix je devrais faire ».
y. A Mesland, 2-5-1644, IV, 116.
LIBERTÉ ET GÉNÉROSITÉ 407

quelque chose de plus que si nous ne pouvions pas ne


pas l’embrasser » Tout en réaffirmant que la liberté est
entière quand elle suit infailliblement le bien dans la
plus grande clarté (comme dans le cas des bienheureux
et de Jésus-Christ), Descartes en impute le mérite, pour
l’homme dont l’attention est fugitive, à l’effort qu’il fait
pour la maintenir sur l’évidence. C’est pourquoi, même
« quand une raison fort évidente nous pousse d’un côté,
bien que, moralement parlant, nous puissions à peine
nous porter au parti contraire, cependant, absolument
parlant, nous le pourrions. Car il est toujours possible
de nous détourner de poursuivre un bien clairement
connu, ou d’admettre une vérité évidente, pourvu seule¬
ment que nous considérions comme un bien d’attester
ainsi la liberté de notre franc-arbitre »
L’estime se porte donc à bon droit sur ce libre-
arbitre qui « nous rend en quelque façon semblables à
Dieu, en nous faisant maîtres de nous-mêmes » Après
avoir présenté comme le Souverain Bien la résolution
de suivre toujoims le meilleur jugement. Descartes, mon¬
trant à Christine de Suède « que c’est de ce bon usage
du libre-arbitre que vient le plus grand et le plus >olide
contentement de la vie », précise encore que cet apanage
le « plus noble » de l’homme, « nous rend en quelque
façon pareils à Dieu, et semble nous exempter de lui être
sujets » e : le refus est non moins libre que l’adhésion.
Cependant, pour Descartes, l’homme se trouve en pré¬
sence d’un vrai et d’un bien déjà constitués par la seule
liberté totalement souveraine du créateur de ces vérités
étemelles 12. « n n’y a rien qui véritablement lui appar¬
tienne que cette libre disposition de ses volontés, ni
pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il

Z. Pr., 1, a. 37, titre, et fin de l’article selon le texte latin. Le


français commente le développement central sur l’automatisme, en ne
parlant que de contrainte par un principe étranger (VIII-1, 19 et IX-2,
40).
a. A Mesland, 9-2-1645, IV, 173, T. (Une autre version de cette lettre
est connue par Clerselier : A. T. III, 378-382).
b. Pas., a. 152 ; Descartes ajoute : « pourvu que nous perdions
point par lâcheté les droits qu’il nous donne ».
c. A Christine, 20-11-1647, V, 85.
408 DESCARTES

en use bien ou mal »d, c'est-à-dire en fonction de valeurs


qu’il doit découvrir, et non inventer.
C'est la légitimité de l'estime qui distingue la géné¬
rosité de l’orgueil e. La générosité respecte la liberté
d autrui, et, devant la faute, croit « que c’est plutôt par
manque de connaissance que par manque de bonne
volonté » Elle a conscience de « l’infirmité de notre
nature » et fait « que nous ne nous préférons à per¬
sonne, et que nous pensons que les autres ayant leur
libre-arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi
bien user » e, « Ceux qui sont généreux en cette façon
sont naturellement portés à faire de grandes choses, et
toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent
capables » ^ : ainsi l’étymologie caractérise les âmes nées
« nobles et fortes ». Cependant, une âme faible de nature,
n’en possède pas moins un libre-arbitre capable de
choisir le bien et de progresser dans sa connaisssance,
selon sa mesure. L éducation peut alors « corriger les
défauts de la naissance ». pour fortifier la résolution
en accentuant la grandeur du libre-arbitre : on excité
« la passion » de générosité, avant d’en « acquérir la
vertu » grâce à l’habitude ; ce qui importe d’autant plus
qu elle est « un remède général contre tous les dérègle¬
ments des passions » >.

(
envers les nommes », parce que les
« ic5 estiment tous •
... de la peur... et enfin de la colère » ;
Cf. a. 203.
l'amour d’autrui 409

Dérivée de l’admiration, la générosité s’accompagne


aussi des mouvements caractéristiques de la joie et de
l’amour û Car du Souverain Bien résultent, avec « nos
plus grands contentements, ... le repos d’esprit et la
satisfaction intérieure que sentent en eux-mêmes ceux
qui savent qu’ils ne manquent jamais à faire leur
mieux » K Et l’amour, portant, dans la générosité, à la
fois sur l’objet de l’estime, le libre-arbitre, et sur le
sujet qui en fait bon usage, engage également la volonté,
qui s’unit avec ce qui lui apparaît comme un bien. Le
libre-arbitre étant dévolu à chacun, la générosité est
source d’amitié pour les autres ; « il n’y a point
d'homme si imparfait qu’on ne puisse avoir pour lui une
amitié très parfaite lorsqu’on pense qu’on en est aimé et
qu’on a l’âme véritablement noble et généreuse » ■. Les
généreux « n’estiment rien de plus grand que de faire
du bien aux autres hommes » Selon Descartes, l’amour
de soi, bien compris, s’accorde natimellement avec
l’amour des autres Celui-ci a pour base une des vérités
premières de la morale, « qui est que, bien que chacun
de nous soit une personne séparée des autres, et dont,
par conséquent, les intérêts sont en quelque façon dis¬
tincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois
penser qu’on ne saurait subsister seul » ; chacun est par-

j. 7b., a. 160.
k. A Christine, 20-11-1647, V, 85.
l. Pas., a. 83, avec référence aux a. 154 et 156 sur la générosité.
Cf. a. 79-80 sur la définition de l’amour comme union de volonté. L’a.
83 en distingue trois sortes : affection pour un objet inférieur, amitié
pour un égal, dévotion pour Dieu, ou « pour son prince, pour son
pays, pour sa ville, et même pour un homme » qu’on « estime beaucoup
plus que soi ». L’amitié y tend : à Chanut, 1-2-1647, IV, 612.
m. Pas., a. 156 : « ...et de mépriser son propre intérêt..., ils sont
toujours parfaitement courtois, affables et officieux envers un chacun ».
n. A Elisabeth, 6-10-1645, IV, 316 : « Dieu a tellement établi l’ordre
des choses, et conjoint les hommes ensemble d’une si étroite société,
qu’encore que chacun rapportât tout à soi-même..., il ne laisserait point
de s’employer ordinairement pour eux en tout ce qui serait de son
pouvoir ». Cela suppose une nature, où les mœurs ne soient « point
corrompues », mais exclut la vraie « charité », dont il a été question
plus haut (ib., 309 : cette « pure affection pour autrui qu’on ne
rapporte point à soi-même, c’est-à-dire... la vertu chrétienne qu’on
nomme charité »).
410 DESCARTES

tie de runivers, de cette terre, puis « de cet État, de cette


société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa
demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut
toujours préférer les intérêt du tout, dont on est partie,
à ceux de sa personne en particulier ». Toutefois, le
raisonnable prévaut : « car on aurait tort de s’exposer à
un grand mal, pour procurer seulement un petit bien à
ses parents ou à son pays ; et si un homme vaut plus,
lui seul, que tout le reste de sa ville, il n’aurait pas
raison de se vouloir perdre pour la sauver »°. La témé¬
rité est coupable, parce qu’elle « va au-delà des limites
de la raison » p. Mais l’héroïsme véritable est vertueux :
« en se considérant comme une partie du pubüc, on prend
plaisir à faire du bien à tout le monde, et même on ne
craint pas d’exposer sa vie pour le service d’autrui » *1.
Élisabeth ayant demandé comment évaluer en l’occur¬
rence notre mérite propre par rapport à celui de l’entou¬
rage, Descartes répond qu’il n’est pas nécessaire « d’être
fort exact : il suffit de satisfaire à sa conscience, et on
peut en cela donner beaucoup à son inclination » *■.
Tout en distinguant soigneusement la charité chré¬
tienne « de cet amour naturel de soi qui s’élargit vers
autrui, Descartes ajoute : « on est naturellement porté »
a ce dévouement, « lorsqu’on connaît et qu’on aime
Dieu comme il faut ; car alors, s’abandonnant du tout à
sa volonté, on se dépouille de ses propres intérêts » *. La
Reine de Suède ayant fait demander par l’ambassadeur

O. A Elisabeth, 15-9-1645, IV, 293.


p. A Elisabeth, 3-11-1645, IV, 332.
15-9-1645, IV, 293 : « voire on voudrait perdre son
1-T-1647,'\v ^6°^^“’ ^ Chanut,
r. A Elisabeth, 6-10-1645, IV, 316 : suit le passage cité ci-dessus
emo^etat^df^^^>^'^ Dieu. Il s’agit donc d’une inclination naturelle,
empreinte de fin^ite pour le salut du tout. De plus comme c’est
hommef n ^ glorieuse, de faire du bien aux autres
mmes ^ que de s en procurer à soi-même, aussi sont-ce les plus
grandes âmes qm y ont le plus d’inclination... Il n’y a que les faibles
bas^s qui s estiment plus qu’elles ne doivent » (ib. 3171
. yiïI-2, 112 : elle découle de l’amour pour Dieu en
tant que celui-ci aune tous les hommes. *
t. A Elisabeth, 15-9-1645, IV, 294.
l’amour de dieu 411

Chanut, « si la seule lumière naturelle nous enseigne à


aiimer Dieu », le philosophe répond affirmativement, bien
que son incommensurabilité nous empêche de nous
joindre de volonté à toutes ses perfections, et que sa
nature spirituelle semble exclure la passion, nourrie par
l'imagination Pour justifier cet amour philosophique,
et cependant capable de devenir, grâce à « une médita¬
tion fort attentive », la « plus forte » passion, qui nous
ravit au plus haut point'', Descartes unit les vérités
qu’avant même notre attachement aux autres, il pré¬
sentait à Élisabeth comme « celles qui sont le plus à
notre usage » : « la principale » étant l’existence de Dieu,
la morale du sommet de l’arbre plonge ici jusqu'aux
racines de la métaphysique. La seconde vérité, encore
comme dans les Méditations, « est la nature de notre
âme », indépendante du corps : « plus noble », elle est
« capable de jouir d’une infinité de contentements qui ne
se trouvent point en cette vie » La troisième considère
l’étendue indéfinie de l’univers, ce qui nous affranchit de
l’anthropwDcentrisme, de la croyance « que cette terre est
notre principale demeure, et cette vie notre meilleure »,
et de la vaine et présomptueuse spéculation sur les fins
poursuivies par Dieu^. Or ces trois vérités se coordon¬
nent dans la lettre à Chanut sur l’amour : la grandeur
de notre âme nous rapproche de Dieu, au point qu’en
aspirant à une connaissance accrue jusqu’à l’infini nous
pouvons souhaiter devenir dieux y. Mais il faut prendre
« garde à l’infinité de sa puissance, par laquelle il a créé
tant de choses, dont nous ne sommes que la moindre
partie ; à l’étendue de sa providence, qui fait qu’il voit
d’une seule pensée tout ce qui a été, qui est, qui sera, et

U. A Chanut, 1-2-1647, IV, 607 : aussi quelques philosophes pensent-


ils que seule « la religion chrétienne », par « le mystère de l'Incar¬
nation », où Dieu se rend « semblable à nous » suscite notre amour
pour Dieu. Descartes ne les suit pas, mais réserve aux théologiens la
question de savoir si l'amour naturel pour Dieu est « méritoire sans
la grâce » {ib., 608).
V. Ib., 608.
w. A Elisabeth, 15-9-1645, IV, 292.
X. Ib.. 293.
y. A Chanut, 1-2-1647, IV, 608.
412 DESCARTES

qui saurait être ; à l’infaillibilité de ses décrets, qui, bien


qu’ils ne troublent point notre libre-arbitre, ne peuvent
néanmoins en aucune façon être changés ; et enfin, d’un
côté à notre petitesse, et de l’autre, à la grandeur de
toutes les choses créées » ^ : en rassemblant ainsi tout
ce qui définit notre situation dans un univers immense,
où tout est nécessairement prédéterminé. Descartes fait
éclater l’extravagance, injuste et ingrate, de celui qui
souhaite tenir la place de Dieu, alors que sans lui il ne
serait rien. Notre connaissance augmente sans cesse,
mais « par degrés », en fonction de notre finitude et le
philosophe est déjà heureux d’être parvenu « à de telles
connaissances ». La méditation de tout cela, pour être
bien comprise envelopperait le rappel de ces autres
thèses maîtresses : Dieu, créateur et des vérités dont la
semence est en nous, riche de développements indéfinis,
et des lois du mouvement qui diversifient ce monde sans
bornes, tout en lui conservant sa permanence. « La
toute-puissance de Dieu par laquelle il a non seulement
coimu de tout éternité ce qui est ou qui peut être, mais
il l’a aussi voulu » a préparé et prévu le fibre-arbitre de
l’homme plus particulièrement créé à l’image de Dieu.
L homme peut unir sa volonté à celle de Dieu, ou refuser

Z. Ib., 608-609 : la suite insiste sur la dépendance de toute la


création à l’égard de la toute-puissance de Dieu, et l’inconvenance
de la conception d’un monde fini, enfermé « en une boule ». Cf. Pr.,
’ a. 1 . devant les perfections infinies de Dieu, « nous ne devons point
craindre de faillir, en imaginant ses ouvrages trop grands, trop beaux,
ou trop parfaits ». Cette considération de la création nourrit l’imagi-
nation et transforme en passion l’amour intellectuel ; (sur les sentiments
de 1 ame seule, cf. Pr., 4, a. 190 et Pas., a. 79, 91, 92, 147 212).
a. A Chanut, 1-2-1647, IV, 608 (« notre connaissance semble se
pouvom accroître par degrés jusques à l’infini, et... celle de Dieu
étant infime, elle est au but où vise la nôtre », d’où la tentation d’être
comme dieux), et Méd., 3, IX, 37 : c’est au contraire . un argument...
imperfeaion en ma connaissance..., qu’elle s’augmente par degrés »
remniit^ Chanut, tb., 609 : « la méditation de toutes ces choses
rempht un homme qui les entend bien d’une joie si extrême ; que
^ .injurieux et ingrat envers Dieu jusqu’à sou-
hmter de tenir sa place, il pense déjà avoir assez vécu de ce que Dieu
lui a fait la grâce de parvenir à de telles connaissances »
A- l’accord de notre libre-arbitre avec la pré-
ordmation divme u. ^ vie
l’amour de dieu 413
de s'avouer son sujet, mais c'est une « très grande
erreur », la volonté méconnaissant alors les limites de
notre entendement. Au terme de cette méditation, le phi¬
losophe éprouve « une joie si extrême » qu’il adhère
entièrement à la volonté de Dieu, et « l’aime si parfaite¬
ment, qu’il ne désire plus rien au monde, sinon que la
volonté de Dieu soit faite » Ainsi la soumission aux
événements qui ne dépendent pas de nous se transforme
en accueil de ce que Dieu nous envoie expressément,
l'union de notre volonté à la sienne étant amour®.
La reconnaissance qu’en tout ce qui lui advient,
l’homme n’a qu’un seul pouvoir : faire de son mieux, se
retrouve au cœur de cette acceptation joyeuse. Au
moment du doute, sans trancher entre « la fortune » et
« l’ordre du monde », le Discours de la méthode conseil¬
lait de croire « qu’après que nous avons fait notre
mieiLX, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout
ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous,
absolument impossible » f. La métaphysique, en mon¬
trant comment toute la création dépend constamment
de Dieu, parfait donc immuable, ruine la « chimère »
d’une « fortune » que nous pourrions tenter de faire
tourner à notre avantage s. Contre ces « vains désirs », il
faut associer et « la générosité » et « la réflexion sur la
Providence divine » Mais la « fatalité » étant devenue

d. A Chanut, ib., 609.


e. A Elisabeth, 15-9-1645, IV, 291-292 : Dieu, de qui tout dépend, ses
perfections infinies, sa toute-puissance, ses décrets infaillibles,
« cela nous apprend à recevoir en bonne part toutes les choses qui
nous arrivent, comme nous étant expressément envoyées de Dieu ; et
parce que le vrai objet de l’amour est la perfection, lorsque nous
élevons notre esprit à le considérer tel qu'il est, nous nous trouvons
naturellement si enclins à l’aimer, que nous tirons même de la joie de
nos afflictions, en pensant que sa volonté s’exécute en ce que nous les
recevons ».
f. D. M., 3, VI, 25.
g. Pas., a. 145. Cf. à Elisabeth, 6-10-1645, IV, 316 : la prière
demande ce que Dieu « a voulu de toute éternité être obtenu » par
elle. Il serait « blâmable » de vouloir « qu’il change quelque chose
en l’ordre établi de toute éternité par sa providence ».
h. Pas., a. 145. Cette Providence est « comme une fatalité ou une
nécessité immuable qu’il faut opposer à la fortune ». Mais Descartes
parle encore parfois, pour le mépriser, de « ce qui est au pouvoir
de la fortune » (Elisabeth, 15-10-1M5, IV, 292).
414 DESCARTES

Providence, nous devons collaborer avec elle, en cher¬


chant à augmenter notre connaissance pour agir au
mieux. Descartes repousse également le choix irréfléchi,
dans l’indifférence, qui reste en l’homme un pis-aller lié
à l’ignorance S et l’argument paresseux qui nous laisse¬
rait « reposer sur la fatalité immuable de ce décret »K
Changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde ne nous
empêche nullement de tout faire d’abord pour nous
rendre maîtres et possesseurs de la nature. C’est seule¬
ment après que nous avons effectivement réalisé tout ce
qui est en notre pouvoir (et l’optimisme cartésien ouvre
au progrès des perspectives indéfinies), que nous devons
être contents c’est-à-dire nous satisfaire de ne pas
alors avoir davantage.
Tout Descartes est dans cet équilibre : aimer la
vie If, souhaiter sa prolongation, pour accroître encore
notre connaissance, et ne pas craindre la mort, dans
« l’espérance d’une seconde vie » >. L’amour de Dieu lui
fait accepter la mort, mais toujours associée aux maux
Et le philosophe conclut par cet aveu caractéristique :
l’homme qui a médité toutes ces choses, « s’il ne refuse
point les maux ou les afflictions, parce qu’elles lui vien¬
nent de la Providence divine, ... refuse encore moins tous
les biens ou plaisirs licites dont il peut jouir en cette vie.

i. PcLS., a. 146 : « nous ne devons pas pour cela être indifférents


à choisir ». Cette inversion par rapport à la liberté divine vient de la
dissociation en l’honune de l’entendement fini et de la volonté infinie.
j. Pas., a. 146.
k. A Huygens, 10-10-1642, III, rééd., 798 ; Descartes est « de ceux
qui aiment le plus la vie » (formule atténuée par Clerselier, A.T. III,
580).
l. Méd., Abrégé, IX, 10. Cette perspective est la seconde vérité
utile à la morale, de la lettre à Elisabeth, 15-9-1645, IV, 292. Mais sur
1 état de 1 âme après la mort, nous devons nous contenter de « conjec-
mTi645 ^^V '^333) * belles espérances » (à Elisabeth,

m. A Chanut, 1-2-1647, IV, 609 : « il ne craint plus ni la mort ni


les douleurs, ni les disgrâces, parce qu’il sait que rien ne peut lui
arriver, que ce que Dieu aura décrété ; et il aime tellement ce divin
décret, il l’estime si juste et si nécessaire, il sait qu’il en doit si
entièrement dépendre, que, même lorsqu’il en attend la mort ou
quelqu autre mal, si par impossible il pouvait le changer, U n’en
aurait pas la volonté ».
I
l'amour de dieu 415
parce qu’ils en viennent aussi ; et les recevant avec joie,
(sans avoir aucune crainte des maux, son amour le rend
parfaitement heureux »
Trois ans plus tard, le destinataire de ces lignes,
Chanut, allait fermer les yeux de son ami. Toujours dési¬
reux d’ « avancer en la recherche de la vérité »°,
Descartes, durant sa brève maladie, manifesta cependant
sa soumission aux ordres de Dieu. Aussi Chanut se fit-il
l’interprète de ses derniers moments, disant que « son
^mi se retirait content de la vie... et passionné pour aller
yoir à découvert et posséder une vérité qu’il avait recher-
fchée toute sa vie »
i
n. Ib. (Il s’agit toujours de l’amour de Dieu). Mais il faut
distinguer « le contentement de l’esprit » et les « faux plaisirs » (à
Elisabeth, 18-8-1645, IV, 276-277). Et se demandant « s’il est mieux d’être
gai et content, en imaginant les biens qu’on possède être plus grands
et plus estimables qu’ils ne sont », ou connaître leur limite en ayant
moins de joie. Descartes conclut (après avoir évoqué les plaisirs
illusoires du vin et du tabac) ; « voyant que c’est une plus grande
jperfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre
désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai
et avoir plus de connaissance » (6-10-1645, IV, 304-305).
O. A Elisabeth. 9-10-1649, V, 430 : cf. Introduction, p. 7.
Date Due

- ' . ' ) J

-1
t

Dépôt légal : 3* trimestre 1971

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Rodis-Lewis, Geneviève.
L'oeuvre de Descartes.

;C37866
A LA RECHERCHE DE LA VERITE
Collection publiée sous la direction de

M. Georges DAVY
Membre de l’Institut

André LALANDE
Membre de l’Institut
Professeur honoraire à la Sorbonne

LA RAISON ET LES NORMES

ANDRÉ LALANDE PAR LUI-MÊME


A. PHILONENKO
Maître de Conférences à l’Université de Caen

L’ŒUVRE DE KANT

Maurice de GANDILLAC
Professeur à la Sorbonne

LA SAGESSE DE PLOTIN

Pierre-Maxime SCHUHL
Professeur à la Sorbonne

L’ŒUVRE DE PLATON
Sf

André BRIDOUX
Inspecteur Général de l’Instruction Publique

LE stoïcisme et SON INFLUENCE

Robert BLANCHE
Professeur à la Faculté des Lettres de Toulouse

STRUCTURES INTELLECTUELLES

RAISON ET DISCOURS

IMPRIMERIE A. 80NTEMPS, LIMOGE}

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