Sarah Barmak
ZONES
Jouir.
En quête de l’orgasme
féminin
Traduit de l’anglais (Canada) par Aude Sécheret
Zones
* * *
1. Notons que notre société ne fait pas preuve des mêmes précautions lorsqu’il s’agit
de donner à voir. Bien au contraire !
2. Ce qu’on pourra contester, au troisième millénaire : l’anatomie n’est pas le destin.
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3. Précisons : les pratiques, ou leur mise en œuvre, ne marchent pas – soit qu’on ne
sache pas quoi faire, ou qu’on ne sache pas comment faire, ou qu’on n’ait pas établi
les bases d’une communication de couple qui permette la découverte du plaisir et
l’échange de bons conseils (parce qu’on est trop timide, parce qu’on n’ose pas, parce
qu’on craint de perdre l’estime de soi-même ou de l’autre, parce qu’on ne veut pas
blesser notre partenaire, parce qu’on a peur de ses réactions, etc.). En tout cas, je me
permets d’insister : les corps, dans l’écrasante majorité des cas, sont parfaitement
fonctionnels. Les corps, « ça » marche. Si quelqu’un vous diagnostique un trouble
sexuel sans être médecin spécialiste, vous pouvez lui rire au nez.
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4. Statistiquement, les lesbiennes sont très peu « frigides ». Sauf à prétendre que ces
dernières auraient un câblage sexuel différent des hétérosexuelles, c’est bien la
preuve que les pratiques hétérosexuelles sont le problème.
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à des lieux réservés. Tout ce qui est décrit est faisable. Il suffit
d’en avoir envie. Et, contrairement au répertoire sexuel habituel
(missionnaire, levrette, andromaque, petites cuillères + fellation,
cunnilingus et 69 si vos cervicales se portent bien), celui-ci est
inventé par des esprits de femmes, pour des corps de femmes. Ce qui
représente une nouveauté incontestablement bienvenue.
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6. Parole d’une autrice qui travaille là-dessus tous les jours depuis quinze ans : non,
vraiment aucune chance.
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les jambes croisées sous leur chaise. Pour la plupart d’entre elles,
on dirait qu’elles ont toujours délibérément évité de parler de leur
insatisfaction sexuelle – jusqu’à aujourd’hui.
— J’ai quarante-sept ans, annonce une femme du nom de Jill.
Il y a trois semaines, je suis allée sur OkCupid. Et avec un barman,
on s’est embrassés. Je pensais que mon vagin était mort, mais à
un moment donné, quand je parlais avec ce mec, j’ai ressenti des
fourmillements à cet endroit-là. Des rires s’élèvent dans la pièce. Je
me suis dit : « Qu’est-ce qui se passe ? » Ça ne m’était jamais arrivé
de toute ma vie. Et ça me fait un peu peur, parce que je ne veux
pas… La voix de Jill se met à chavirer : Je ne veux pas être accro à
ce mec. Je ne veux pas qu’il ait ce genre de pouvoir.
— Mais non, répond Jansen avec délicatesse. Ce pouvoir,
c’est le vôtre.
— Moi, je suis mariée, dit une autre femme. Aujourd’hui,
notre couple va bien, on s’aime… Mais, pendant un certain temps,
notre vie sexuelle n’était pas géniale. Après la naissance de mon
fils, je n’ai pas été recousue correctement et j’avais vraiment, mais
vraiment très mal. Et mon mari, il s’en fichait, alors il a fallu que
j’aie des rapports sexuels avec lui. Souvent…
— J’ai été agressée par mon cousin quand j’avais treize ans,
révèle une participante du nom de Kathleen. Je pense que c’est
seulement quand j’étais étudiante en premier cycle que j’ai pris
conscience que j’avais un vagin. Je croyais que j’étais frigide. Et
je ne sais pas si c’est à cause de ce qui m’est arrivé quand j’étais
gamine, mais je n’ai jamais réussi à… c’est comme si j’allais jusqu’au
bord d’un précipice, mais que je n’arrivais pas à… vous voyez ?
— Ouais, mmh mmh, répond quelqu’un.
— Ça devient, genre, trop intense, et je n’y arrive pas,
renchérit une autre.
— Est-ce qu’il y a d’autres personnes parmi vous qui ont
l’impression d’être coincées au bord de ce précipice ?, demande
Jansen.
Quelques « oui » discrets se font entendre.
— J’ai l’impression que mon corps est prêt, potentiellement,
mais que c’est moi qui ne suis pas prête, propose une femme.
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1. Aux États-Unis, la Food and Drug Administration est l’autorité en charge des régle-
mentations autour des denrées alimentaires et des médicaments (N.d.l.T.).
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Cet ouvrage est né d’un paradoxe. Le sexe est l’un des grands
avantages du fait d’être en vie. Comme l’écrit la journaliste scienti-
fique Zoe Cormier, la sexualité humaine a quelque chose d’unique.
Pour beaucoup de biologistes, nous prenons certainement plus de
plaisir à la valse de la reproduction que toute autre espèce vivante
présente sur cette planète. Dans le règne animal, la copulation a
quelque chose de repoussant. Elle paraît aussi brève que brutale.
Les humains, eux, font l’amour pour s’amuser, pour s’exprimer et
pour tisser des liens émotionnels. Et nous pouvons le faire pendant
des heures. La femme humaine est dotée d’un clitoris et peut avoir
plusieurs orgasmes en un seul rapport. On serait donc tenté de
croire que, pour ces dames, la vie est une fête. Ce n’est pourtant
pas exactement ce qui se passe.
Le sexe demeure un sujet très clivant en Occident et, en ce
qui concerne les femmes, il fait l’objet de nombreux conflits. On
humilie publiquement les femmes lorsqu’elles expriment leur
sexualité, comme lorsque Piers Morgan, ancien présentateur sur
CNN, a utilisé son compte Twitter pour critiquer le fait que Kim
Kardashian, star de la télé-réalité, partage sur Instagram des photos
d’elle nue. Les autorités accusent souvent les femmes victimes
d’agression sexuelle d’en être responsables. À l’université York,
en 2011, lorsqu’un officier de police de Toronto a expliqué à une
salle pleine d’étudiantes que, pour se protéger des violeurs, « les
femmes devraient éviter de s’habiller comme des salopes », il a
déclenché sans le vouloir un mouvement de protestation dans le
monde entier, la SlutWalk, ou « marche des salopes », au cours de
laquelle des femmes sont descendues dans les rues pour manifester
en lingerie et, à l’occasion, vêtues de résille. Et, en parallèle de tout
cela, on exige des femmes qu’elles soient sexuellement attirantes
et qu’elles atteignent l’orgasme. Mais l’omniprésence d’images
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3. Cela ne signifie pas que toute pornographie soit misogyne. Certaines femmes en
créent, et certain·e·s producteur·rice·s établissent des règles strictes d’hygiène et de
sécurité par rapport aux MST sur les plateaux, et payent correctement leurs acteurs
et leurs actrices. Mais ces personnes-là sont minoritaires dans ce secteur. La majeure
partie du temps, la pornographie est dégradante pour les femmes et les filles – et
pour le sexe en lui-même, elle l’est presque systématiquement. Pour décrire le sexe
tel qu’il est présenté dans le porno de base, mainstream et titanesque que nous avons
à notre disposition, Gavrieli parle de « sexe sans les mains ». Il s’agit de séances de
baise irréalistes au cours desquelles seules les parties génitales se touchent, parce
que les caresses et les baisers gêneraient le caméraman.
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4. Les femmes cisgenres s’identifient au genre qui leur a été assigné à la naissance, à
la différence des femmes transgenres.
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affectée par les autres aspects de notre vie. « Le plaisir, c’est vous
tout entière », écrit Emily Nagoski. Il naît de l’interaction entre
le stress, la mémoire, l’image que l’on a de son propre corps, le
système nerveux, la confiance en soi et en l’autre, voire les odeurs
dans la pièce. C’est cela qui rend la solution médicamenteuse
quasiment impossible. Si le plaisir nous fait peur, il vaudrait alors
mieux se mettre à l’écoute de soi, plutôt que d’y aller aux forceps.
Il s’agit peut-être d’un aspect de notre sexualité plutôt que d’un
dysfonctionnement. Il peut y avoir quelque chose de très intimi-
dant à se sentir observée lorsque nos yeux sont révulsés par le
plaisir comme ceux d’un zombie, écoutée lorsque des cris bestiaux
émanent de notre bouche, et connue dans notre vulnérabilité
la plus exquise. Dans The Ultimate Guide of Orgasm for Women,
l’autrice Mikaya Heart écrit : « Cesser d’accorder de l’importance à
ce que pensent les autres, c’est la meilleure chose que vous puissiez
faire pour améliorer votre vie, et en particulier votre vie sexuelle. »
Cette quête du plaisir, qui nécessite d’apprendre à nous libérer
du regard des autres, est donc en mesure, littéralement, de nous
changer la vie en général.
Les femmes qui ont assisté à cet atelier ont passé cinq longues
heures à apprendre leur anatomie et à s’entendre dire que non,
ce qu’elles avaient entre les jambes n’était pas dégoûtant. Elles
ont appris à demander ce dont elles avaient envie au lit, elles ont
ri, elles ont échangé entre elles leurs peurs les plus ancrées. En
s’écoutant parler les unes les autres, ce qu’elles ont appris de plus
libérateur était sans doute que d’autres femmes se trouvaient dans
la même situation qu’elles. Elles étaient normales, tout compte fait.
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1. En France, elle figure dans un article du Monde Magazine, « La grande énigme du
plaisir féminin », 7 mai 2010 (N.d.l.T.).
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Hubba al Madaniyyah, par exemple, raconte qu’un jour, elle est sortie
du bain en compagnie d’un garçon qui avait un chiot. Le chiot, en
voyant sa vulve et ses lèvres vaginales, s’est glissé entre ses jambes et
s’est mis à lécher son organe. Elle s’est alors baissée pour permettre
à l’animal de réaliser sa tâche avec plus de facilité. Mais lorsqu’elle a
atteint l’orgasme, elle est tombée sur lui de tout son poids, et n’a pu
se relever à temps pour éviter la mort de l’animal par écrasement 3.
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4. Poème cité dans David Gordon White, Kiss of the Yogini. « Tantric Sex » in its South
Asian Contexts.
5. Dans l’hindouisme, le yoni désigne les organes génitaux féminins (N.d.l.T.).
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7. Extrait traduit par Thomas Laqueur dans La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le
genre en Occident (N.d.l.T.).
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Ces ouvrages ont été suivis de près par deux livres : Notre
corps, nous-mêmes, écrit par un comité de femmes de Boston,
et Becoming Orgasmic – devenir orgasmique – de la sexologue
Julia Heiman. Ces livres étaient écrits par des femmes, pour les
femmes, et abordaient tous les sujets les concernant, du fantasme
à la contraception. À la même époque, l’éducatrice sexuelle Betty
Dodson animait des réunions au cours desquelles des femmes se
masturbaient ensemble dans une espèce de sororité nue, hétéros
et homos confondues. Deux autres livres ont franchi une étape
supplémentaire pour la toute première fois : demander à des
femmes de décrire le sexe et le plaisir avec leurs propres mots : le
surprenant et profondément amusant Orgasms de Susan (A. S. A.)
Harrison, publié en 1974, et Women Talking (Paroles de femmes)
de Justine Hill, en 1977.
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lui avait administrés pendant deux ans pour soigner des infec-
tions urinaires qui n’étaient pas là avaient décimé, dans son corps
tout entier, une trop grande quantité de bactéries dites utiles. Le
champignon en avait profité pour se développer de façon fulgu-
rante, et se déplacer de sa vessie à son tube digestif, jusqu’à passer
dans le sang.
C’était en avril 2014. Vanessa avait enfin son diagnostic, mais
le plus dur restait à venir. Elle a pris des antifongiques pendant
trente jours et s’est lancée dans une cure pour se débarrasser du
Candida. Il s’agissait d’un traitement naturopathique qui exigeait
le respect à la lettre d’un régime alimentaire draconien : pas de
sucre, de pain, de céréales, de fruits, de pommes de terre, de
produits laitiers, d’alcool et d’autres aliments de toutes sortes qui
risqueraient de favoriser la croissance du Candida albicans. Elle
mangeait des salades sans vinaigre ni citron, des blancs de poulet
sans assaisonnement, et s’interdisait toute sortie au restaurant. Le
tout pendant deux mois et demi. Pourtant, le régime n’était pas
ce qu’il y avait plus difficile dans cette affaire. Le plus insuppor-
table, c’était le processus de guérison en lui-même : lorsque les
colonies de Candida meurent, elles libèrent de grandes quantités
de toxines, ce qui aggrave les symptômes, avant qu’ils ne s’atté-
nuent enfin. Vanessa n’avait jamais l’esprit clair. « Impossible de
me souvenir de ce que je venais de penser, une minute plus tôt »,
raconte-t‑elle. Sexuellement, il n’y avait pas d’amélioration : c’était
même de pire en pire. Ses orgasmes étaient de plus en plus faibles,
jusqu’au jour où, pour la première fois de sa vie, elle n’a pas réussi
à jouir du tout.
« J’avais l’impression d’être une voiture qui n’arrive pas à
démarrer », explique-t‑elle.
Une voiture de sport trafiquée, mais sans moteur. Sa réaction
émotionnelle l’a surprise elle-même. Elle a eu l’impression qu’un
élément de sa féminité avait disparu en même temps que ses
orgasmes, comme si elle avait sacrifié une chevelure généreuse et
brillante à coups de rasoir électrique.
« Là, on se demande, putain, mais qu’est-ce que je vaux ?
dit-elle. Qui va m’aimer, maintenant ? »
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Une crête en forme de larme, qui ressortait maintenant que les tissus
alentours avaient dégonflé, juste à droite de l’axe central de mon
corps, dans le tissu doux qui se trouve derrière mon point G, où il
avait été masqué par tous ces spéculums systématiquement utilisés
lors des nombreux examens que j’ai subis.
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12. Comme beaucoup de noms punks – en France, on pense à Cleet Boris, regretté
chanteur de L’Affaire Louis Trio –, Klau Kinky est un jeu de mots. Celui-ci est produit
en ôtant les « s » du nom Klaus Kinski, le célèbre acteur allemand, pour obtenir, avec
un tour de passe-passe, le mot « kinky », adjectif synonyme de « fétichiste » (N.d.l.T.).
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qui leur est propre. Elles sont à l’aise par rapport à leur corps et à
leurs besoins physiques, plutôt sur le mode de j’en-ai-rien-à-battre.
Elles luttent pour les droits des travailleuses du sexe, défendent
le Planning familial, le tout au mépris d’incessantes menaces de
viol et de violences qu’elles reçoivent sur Internet. Et même s’il
reste encore beaucoup de chemin à parcourir, elles ont à cœur de
renforcer les liens entre les luttes des femmes blanches hétéro-
sexuelles et celles des femmes racisées et LGBTQIA+, souvent
exclues par les féministes des générations précédentes.
Elles profitent également de la tribune offerte par les réseaux
sociaux pour dire, écrire et tweeter certains mots choisis. Vagin.
Clitoris. Règles. Encore et encore. Sans réserve. Tout en majuscules.
Après des siècles de censure, le pouvoir déployé par leur simple
apparition est colossal. Cela peut paraître superficiel et, pourtant, on
nous rappelle constamment le danger qu’ils représentent. Allison
Wint, enseignante dans un collège du Michigan, a été renvoyée au
début de l’année 2016 pour avoir prononcé le mot « vagin » dans
un court d’art plastique sur la peintre Georgia O’Keefe. En 2010,
une publicité télévisée pour la marque de protections périodiques
Kotex a été censurée par trois chaînes de télévision, parce qu’on
osait y prononcer le mot interdit qui commence par un V (et qui
désigne l’endroit où on insère le tampon). On entend encore peu
souvent le mot « clitoris », d’ailleurs souvent censuré à la télévision,
tandis que « pénis » ne semble pas vraiment problématique.
Pour Vanessa et toutes les personnes possédant ou ayant
possédé une vulve, un vagin ou un clitoris, ce n’est pas tant ce
qui excite les femmes qui pose question. En revanche, le fait que
le corps lui-même, dans son anatomie pure et simple, puisse faire
l’objet de tant de répression, de désinformation et d’effacement à
travers l’histoire, voilà le véritable mystère à résoudre.
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— J’ai souvent comme des taches qui apparaissent devant mes yeux,
pendant l’orgasme. Et la sensation en elle-même est presque trop
difficile à décrire. De toutes les expériences sensorielles, c’est juste
celle qui procure le plus de plaisir. Le mot qui décrit le mieux ce qui se
passe physiquement chez moi, c’est sans doute « palpitation ». Toutes
mes terminaisons nerveuses explosent et frémissent.
— Un orgasme, c’est un plaisir extrême, mais qui peut faire peur
aussi, parce que, quand il est très violent, la sensation de perte de
contrôle est immense.
— J’ai la vue qui déraille, je ne vois plus que des motifs colorés,
mais c’est souvent très difficile à décrire parce que les mots ont été
conçus pour le monde réel.
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En effet, bien qu’il y ait des points communs entre les descriptions
relevées par les chercheurs – tension croissante, plaisir intense,
immense sentiment de libération –, il n’y a pas de facteur commun.
Aucune sensation ne se retrouve systématiquement dans chaque
orgasme. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il semble même
que tous les orgasmes ne sont pas agréables. Si l’on s’éloigne un
peu des descriptions ampoulées des prétendues vagues de joie qui
font trembler la terre ou des pluies d’étoiles et d’arcs-en-ciel qui
rythment les romans Harlequin, on se rend compte qu’il existe
aussi plein d’orgasmes bizarres, voire carrément inconfortables. Si
chaque individu est unique, sachez donc que votre orgasme compte
parmi les éléments de votre individualité qui vous distinguent le
plus des autres gens.
Toute tentative de définition de l’orgasme comporte un
astérisque. Même les définitions de l’orgasme données par les
scientifiques (et il y en a plus de vingt rien que dans le corpus
anglophone, comme on l’apprend dans Bonk) ont mis à rude
épreuve le langage aride et prudent de la science. « Sensation de
plaisir intense fluctuante, éphémère et aiguë, qui engendre un état
de conscience altéré » : voilà les premiers mots de la définition
proposée par la professeure de psychologie Cindy Meston et son
équipe, dans un article publié en 2004 dans la revue à comité de
lecture Annual Review of Sex Research. Celle du sexologue John
Money débute en ces termes : « Summum de l’expérience érotico-
sexuelle que les hommes et les femmes qualifient subjectivement
d’extase ou de ravissement voluptueux. »
À son tour, l’autrice Emily Nagoski a formulé une définition
de l’orgasme qu’elle voulait à la fois globale et exhaustive. Une
définition simple, sans astérisque, en laquelle tout le monde se
reconnaisse : « Relâchement involontaire et soudain de la tension
sexuelle. » Pourtant, même cet essai à la fois beau et concis pourrait
faire tiquer quelqu’un, quelque part. Nous sommes tellement
uniques que cela en deviendrait presque agaçant. Une femme inter-
viewée par A. S. A. Harrison dans Orgasms, il y a plus de quarante
ans, a d’ailleurs affirmé qu’elle ne ressentait pas de relâchement
au moment de jouir. Une autre commentait l’orgasme en ces
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1. Dans Sex for One. The Joy of Selfloving, Betty Dodson écrit : « Il m’est apparu claire-
ment que la masturbation, vécue et pratiquée comme un rituel, rétablissait l’har-
monie entre mon corps et mon esprit comme pouvait le faire la méditation. Après
l’orgasme, de même qu’après une séance de méditation, j’étais toujours plus apaisée,
mieux ancrée dans mon corps, et plus détendue dans mon esprit. »
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Mes épaules, mon cou et mon ventre se sont tendus, comme pétri-
fiés, et j’ai eu l’impression que j’allais exploser – mais que ça n’allait
pas me faire du bien […]. J’avais l’intuition qu’une force incroyable,
quelque chose de bien plus puissant que moi me portait comme une
vague – une vague qui m’a projetée sur la rive […]. J’avais l’impres-
sion qu’on m’avait brûlée dans la région du clitoris, je tremblais de
toutes parts et j’avais envie de pleurer. Je me suis roulée en boule et
je me suis enveloppée dans mes propres bras, et pour me réconforter,
je me répétais que rien ne m’obligerait jamais à recommencer.
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Chute
Surface
Profond
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Pleurs
Battements
Clignements
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ne jouissait pas assez vite à son goût. Dans son témoignage, elle
s’adressait directement à lui : « Non seulement tu me culpabilisais,
mais en plus, à cause de toi, j’avais honte de ne pas y arriver. Comme
si cette frustration que tu me renvoyais au visage allait encourager
mon corps à se décider, en mode “bon, d’accord, puisque tu as
tellement l’air d’y tenir, on va jouir pour te faire plaisir, espèce de
petite enflure”. » Ce blog a percé en 2015. Il a été relayé en masse sur
les réseaux sociaux, au point que sa créatrice anonyme se retrouve
propulsée dans les colonnes du magazine New York. Interviewée
par la chroniqueuse Dayna Evans, elle a expliqué que ce qui l’avait
décidée à lancer ce blog, c’était une discussion qu’elle avait eue
avec une amie sur la question de l’orgasme. Elle avait remarqué
que cette conversation, même une fois terminée, continuait de lui
occuper l’esprit, et s’était demandé à quoi pourrait bien ressem-
bler un échange du même type, une telle effusion de vulnérabilité,
mais à plus grande échelle. Quand la chroniqueuse lui a demandé
si elle ambitionnait de démystifier l’orgasme féminin, sa réponse
se situait à l’opposé de l’esprit très « développement personnel »
qui caractérise notre époque, toujours dans l’astuce qui change la
vie ou la solution miracle : « J’ai presque l’impression que ce blog
peut au contraire lui conférer encore plus de mystère : il prouve
qu’il existe mille et une réponses possibles à la même question.
Mais s’il y a une leçon à retenir de ce projet, c’est sans doute que
“comment me faire jouir” n’appelle pas les mêmes réponses que
“comment la faire jouir”. »
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raux, vous aurez sans doute du mal à vous rappeler cette intermi-
nable to-do list. Cependant, c’est peut-être justement ce qui rend
difficile à certaines personnes le fait de s’abandonner au sexe.
Comment est-ce qu’on arrête de penser, assez, en tout cas, pour
atteindre cette espèce d’état second ? Nous pourrions, armées de
courage, essayer de nous jeter à corps perdu dans les affres de
l’extase – puisqu’il paraît que ça fonctionne bien contre le stress –
mais nous passons trop de temps à nous demander si nous faisons
les choses bien, si nous parvenons à exciter notre partenaire ou si
nous sommes belles (le sondage publié en 2015 par Cosmopolitan
sur l’orgasme dévoile que 32 % des femmes rapportent qu’elles
s’inquiètent tellement de leur apparence pendant l’amour que
cela leur rend la jouissance encore plus difficile). Ou alors, nous
gardons un œil sur notre téléphone, ou sur le désordre laissé par
les enfants. La part rationnelle de notre esprit reste sur le qui-vive.
L’orgasme nous est difficile parce qu’il nécessite une forme de
capitulation. Une capitulation brève mais totale, qui n’est possible
que si nous lâchons enfin ces rênes que nous pensons devoir tenir
d’une main de fer, à chaque instant.
L’un des obstacles les plus courants à la détente nécessaire à
l’orgasme est la pression que nous subissons vis-à-vis de lui. Nous
sommes passées de la prise de conscience de son existence (il n’y
a pas si longtemps, quand on s’entendait demander « c’était bien
pour toi aussi ? », il fallait s’estimer bien lotie) à son inscription
sur une liste de cases à cocher. Quelque part, sur le chemin de la
libération sexuelle, l’orgasme est devenu pour les femmes ce que
l’érection était d’ores et déjà pour les hommes : le signe universel
d’un bon fonctionnement sexuel, et la source d’un sentiment
d’insuffisance dans le triste cas où il tarderait à survenir.
Un des attraits majeurs de la méditation orgasmique réside en ce
qu’elle départit l’orgasme de sa place centrale dans la sexualité – et, en
cela, elle lui ôte toute pression associée. Pour ce faire, elle redéfinit le
mot orgasme. Pour les amateurs de la méditation orgasmique, toutes
les femmes sont orgasmiques dès lors qu’elles ressentent le moindre
plaisir. Le pic de plaisir à la fin ? On appelle ça le climax. Résultat :
tout moment de plaisir, murmure discret ou supernova explosive, est
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Sur le papier, Shinzen Young n’est pas une personne à qui l’on
irait, spontanément, parler de sexe. Depuis toujours, il enseigne la
méditation de pleine conscience, et sillonne les États-Unis pour
animer des retraites silencieuses où des Américains très affairés
viennent s’asseoir sans bouger du matin jusqu’au soir, en obser-
vant minutieusement chacun de leurs souffles et chacune de
leurs pensées. Dans ce contexte précis, le sexe figure sur une liste
d’actes déconseillés – les désirs sexuels peuvent obscurcir l’esprit
et le distraire vis-à-vis de la méditation. Cependant, il y a quelque
temps, lors d’une retraite, j’ai demandé à ce septuagénaire formé
au Japon dans divers monastères bouddhistes si les orgasmes
pouvaient revêtir la moindre signification spirituelle.
6. Les hommes peuvent aussi avoir du mal à jouir – ce n’est pas un problème qui
ne touche que les femmes. L’idée de se mettre moins de pression peut leur être
bénéfique, à eux aussi.
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C’est tout cela à la fois, selon votre point de vue. Mais l’idée
que cette éruption brute et viscérale nous donne un avant-goût de
ce qu’il peut y avoir au-delà de la perception physique des choses
– cette idée-là me plaît. Nos défunts ne sont plus là pour nous
expliquer ce que l’on ressent lorsqu’on meurt – en tout cas, pas
ceux qui meurent complètement. Reste alors la possibilité d’inviter
les vivants à nous parler de toutes leurs petites morts.
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que chaque moment de plaisir ressenti par une femme était « orgas-
mique » et devait être considéré comme tel. Le fameux « climax »,
quant à lui, ne devait rien avoir de spécial. Il n’était qu’une des attrac-
tions de ce voyage orgasmique. Pour les inconditionnels de la médita-
tion orgasmique, cette approche à l’opposé des schémas classiques
atténue considérablement la pression que l’on peut ressentir à « y
arriver », ainsi que le sentiment d’échec associé à l’anorgasmie. Cela
permet à l’esprit de se focaliser sur le plaisir ressenti dans l’instant
plutôt que sur un plaisir imaginaire mais jugé plus légitime. Comme
la méditation ordinaire, la méditation orgasmique aide les femmes
et leurs partenaires (soumis·es à la pression de donner un orgasme)
à rester dans le moment présent plutôt que d’avoir l’esprit ailleurs,
dans le fantasme d’un objectif futur parfaitement illusoire.
— Tout comme la méditation classique, la méditation orgas-
mique a l’air simple, à première vue. C’est Keenan, un homme
mince âgé d’une vingtaine d’années, qui prend la parole à son tour :
Aujourd’hui, nous allons vous en expliquer les principes fonda-
mentaux. L’idée, c’est qu’à la fin de cette démonstration, vous vous
sentiez prêts à participer à une séance de méditation orgasmique.
Pour commencer, elle a le droit d’accepter ou de refuser une séance
de méditation orgasmique. J’ai le droit d’accepter ou de refuser une
séance de méditation orgasmique. C’est comme dire oui ou non à
une tasse de thé. Après la séance, personne ne doit rien à personne.
Je ne lui caresse pas le clito pour qu’elle couche avec moi ensuite, ni
pour qu’elle me paye à dîner. Je lui caresse le clitoris parce que j’en ai
envie. Et j’en retire, moi-même, du plaisir. Avez-vous des questions ?
L’assemblée leur demande de parler plus fort.
— Avec la méditation orgasmique, nous libérons le sexe
d’une partie de son conditionnement social, lance Rachel d’une
voix puissante. Vous savez, quand un mec vous invite à dîner, et
qu’ensuite vous le raccompagnez chez lui en pensant : « Oh non,
maintenant va falloir que je m’y colle. »
Des rires s’élèvent dans l’auditoire.
— Ou alors, il vous fait un cunnilingus, et ensuite il vous
regarde avec insistance et là vous vous dites : « Bon, bah faut que
je lui suce la bite maintenant. »
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partie sur les épaules des femmes – à tel point que bon nombre
d’entre elles finissent par le rejeter en bloc. Désolée, le jeu n’en vaut
pas la chandelle. On leur vend de la spontanéité et du plaisir à n’en
plus finir et, quand elles passent à la caisse, elles s’entendent dire :
« Ah oui au fait, il faut que tu te fasses désirer, faut pas être une
fille facile, faut pas que tu aies l’air d’en avoir trop envie, mais il
faut quand même que tu t’habilles sexy, enfin pas trop non plus
sinon ça fait pute, et au lit, il faut que tu donnes l’impression que
tu passes un bon moment parce que, sinon, il sera vexé, et surtout,
une fois que vous aurez couché ensemble, laisse-le renvoyer le
premier texto. Allez, amuse-toi bien, coquine, va ! »
Ce n’est donc peut-être pas une si mauvaise idée, d’inventer
de nouvelles règles qui conviennent aux femmes et qui soient, au
minimum, clairement établies. Et si la toute première de ces règles
était Ne fais pas l’amour si tu n’en as pas envie ? Dans cette absolue
permission de dire non, un oui pourrait-il émerger ?
1. Comme je l’ai expliqué précédemment, cette analyse porte sur des tendances que
j’ai observées parmi des femmes des sociétés occidentales démocratiques, et plus
particulièrement celles d’Amérique du Nord. Mais des modes assez fascinants de
rébellion, d’expression de soi et d’expérimentation émergent à l’heure qu’il est au
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sein de groupes de femmes issus de milieux culturels très divers, et ce dans le monde
entier.
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au moins parmi les populations les plus jeunes, qui sont plus
nombreuses à se déclarer bisexuelles », rapporte l’étude (qui,
malheureusement, ne semble pas s’intéresser aux questions d’iden-
tité de genre). Les femmes sont par ailleurs peut-être plus disposées
qu’autrefois à parler de sexe avec des chercheurs.
Ces changements se frayent un chemin dans le débat public,
de l’incartade d’Amy Schumer sur son clito à l’incontournable
I kissed a girl (and I liked it) d’une chanteuse ostensiblement hétéro
– Katy Perry –, succès international qui parle, tout de même,
d’embrasser une fille et d’aimer ça. Excellentes professionnelles
du divertissement, elles sentent bien que ces déclarations feront
mouche, car les idées qu’elles portent sont déjà dans l’air du temps.
Au printemps 2016, la méditation orgasmique était évoquée par
Gwyneth Paltrow dans la newsletter de son entreprise, Goop. Dans
la culture populaire, les femmes initient de plus en plus souvent les
rapports sexuels, et restent aux commandes. Cette image-là gagne
en visibilité. Peut-être bien que, un de ces jours, Oprah Winfrey,
papesse de la télévision américaine, nous dira tout le bien qu’elle
pense du massage clitoridien.
La sexualité féminine fait figure de continent sauvage, encore
inexploré, ou si peu. Certaines avant-gardistes s’y aventurent, mues
par un mélange de curiosité et de nécessité. Tout le monde n’est
pas fait pour ce voyage, c’est certain. Certaines pratiques prêtent
ouvertement allégeance à la culture New Age, et d’autres ne prête-
ront jamais allégeance à quoi que ce soit et l’assument dans une
irrévérence hilarante et implacable. C’est une région à la fois bouil-
lonnante et bizarre, tapageuse et chaotique, et aussi plurielle que
les femmes sont uniques. Il s’avère que l’idée que notre culture se
fait de la sexualité féminine ordinaire dissimule toute une effer-
vescence de non-conformisme et d’expérimentation. Au-delà de
l’injonction à jouir qui leur échoit, et si les femmes avaient d’abord
envie de jouer ?
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l’autre : « Quel est ton désir ? » La personne avec les cheveux les
plus longs répondra à la question, et la posera à son tour.
Rachel et Keenan se prêtent au jeu pour montrer l’exemple.
Les jeux de ce type, conçus pour engendrer un sentiment d’inti-
mité, sont au cœur des événements mis en place par OneTaste
pour recruter de nouveaux adeptes, comme je l’apprendrai plus
tard en visitant leur siège à San Francisco. Sous le dôme, tous ces
gens trempés de sueur et à moitié nus se tournent les uns vers les
autres et commencent à comparer la longueur de leurs cheveux.
Un murmure s’élève dans l’air bouillant, comme à l’école quand,
après une assemblée générale, les premiers bruissements émergent
dans la foule des élèves réunis.
Un homme d’une soixantaine d’années se tourne vers moi.
— Tu as cheveu long.
Il a un accent russe à couper au couteau.
— C’est vrai.
— Alors ? Quel est ton désir ?
À travers les épaisseurs du pansement élaboré que j’ai posé la
veille au soir sur mon pouce (je m’étais coupée en cuisinant dans
mon camp de base), je sens la croûte de poussière qui s’est formée
derrière mon genou. Je réponds :
— J’aimerais bien prendre une douche.
— Autre chose ?
— J’aimerais en savoir plus sur la méditation orgasmique.
Bien joué, petite maligne !
— Quel est ton désir ? répète-t‑il, insistant.
— Je veux danser à Robot Heart.
À Burning Man, on ne fait pas plus banal, comme réponse :
Robot Heart est une soirée clubbing gigantesque et gigantesque-
ment snob.
— Bien. Autre chose ?
Je désire que cette conversation prenne fin. Je sentais que je me
faisais de plus en plus petite, tellement ces confidences forcées
me mettaient mal à l’aise.
— J’aimerais comprendre la nature de la sexualité féminine.
— Alors toi regarder en toi.
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qui sera transmise. Ce que nous allons créer, c’est une petite bulle
d’énergie qu’elle va remplir avec son orgasme. Et vous pourrez tous
le ressentir. Maintenant, il existe plusieurs façons de créer une
bulle de ce genre et, pour aujourd’hui, nous allons le faire en parta-
geant à voix haute ce que nous appelons des « états ». Un état, c’est
un instant où, dans votre corps, vous ressentez quelque chose. Je
ressens de la chaleur dans ma poitrine, je ressens quelque chose dans mon
visage, je sens qu’une goutte de sueur coule sur mon bras gauche. C’est
un moment de sensation. Une des manières de rester concentré
sur l’instant présent pendant une démonstration consiste à les
nommer à voix haute. Donc, ce que je vous propose de faire, c’est
d’essayer. Allez-y de façon anarchique, vos états doivent éclater à
droite à gauche comme du pop-corn.
— Chaleur sur ma nuque, propose un jeune type.
Dans l’assemblée, des chuchotements se font entendre.
— Tension derrière mes yeux, renchérit un homme.
— Vous vous débrouillez comme des pros ! C’est top. Vous
continuez comme ça tout au long de la démonstration. Nous, on
va s’installer.
— Pendant cette séance, il y aura peut-être deux ou trois
échanges pour que le toucher soit parfait, prévient Keenan. Il se
peut que Natalie donne certaines indications très précises, comme :
« Peux-tu caresser un peu plus vite ? » ou : « Un peu plus fort ? »
Rachel :
— Tout le monde inspire profondément !
Bruissement d’une inspiration collective.
— Je salive, lance quelqu’un.
La femme qui avait passé la présentation assise en silence
derrière Rachel et Keenan s’allonge. J’imagine qu’elle enlève le
bas et écarte les jambes, mais je ne vois rien d’autre que la tête
et les épaules de Keenan. Les personnes autour de moi sont dans
la même situation. Les gens se penchent un peu en avant, mais, à
ma grande surprise, personne ne se lève ou essaye de se déplacer
un peu pour trouver un meilleur angle. Dans cette ville de liberté
où les gens osent satisfaire leurs désirs les plus fous, toutes les
personnes présentes ont l’air de préférer rester respectueusement
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par terre les jambes écartées, avec un homme qui n’est pas son
époux penché au-dessus d’elle et une foule d’inconnus crasseux
s’amoncelant tout autour d’eux – en d’autres lieux, ce ne peut être
qu’une scène d’horreur, de cauchemar, une vie brisée. Cette femme
allongée sur le sol, cette femme qui s’appelle Natalie, elle a plus que
des couilles, elle a des ovaires – des ovaires de compète !
— … il y a son clitoris. D’accord ? Moi, je vais caresser son
clitoris en haut à gauche – si c’était une horloge, je la toucherais à une
heure, en gros. Et je caresse sous le prépuce, à même le gland du clito.
Le silence se fait. On n’entend que le battement des basses
dans le lointain. Il y a quelque chose de clinique dans cette mise
en scène, quelque chose qui l’emporterait presque sur l’impression
de danger. C’est sans doute dû aux gants en latex de Keenan, à
sa narration très posée et à l’irruption du mot introitus dans son
discours. C’est un peu comme si nous étions tous dans une grande
galerie d’anatomie du xvie siècle et qu’un professeur italien à col
amidonné indiquait pour notre édification les différents éléments
des parties génitales d’une prostituée blasée, juchée sur une table
d’examen, qu’il aurait embauchée pour l’occasion. Ou qu’il passait
au scalpel le cadavre d’une femme malchanceuse.
Mais vraiment, cette situation a ceci de particulier qu’elle
n’a pas le moindre équivalent, passé ou présent – rien qui lui soit
comparable. Tout événement similaire ayant pu s’en approcher
par le passé se déroulait dans un contexte où la femme à moitié
nue n’était absolument pas en position de force. Nous avons là
la même configuration en apparence, mais les dynamiques de
pouvoir ont été inversées. La femme allongée au sol est, certes,
l’objet de notre attention, mais elle est aussi l’individu qui décide
de ce qu’il se passe. C’est elle qui en demande plus ou moins. Elle
reçoit du plaisir, plutôt que d’en donner. L’effet produit est inouï,
et l’atmosphère est électrisée.
— Vous pouvez déjà observer certains signes de l’orgasme,
poursuit Keenan. On remarque que ses orteils commencent à se
mettre en légère pointe.
— Comment ?
Le public ne veut pas en perdre une miette.
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— Plus fort !
Alors Rachel réitère ses conseils :
— Voilà, donc je vous encourage à simplement ressentir ce
qu’il se passe dans votre corps. Ne vous inquiétez pas trop des
détails, nous répondrons à toutes vos questions juste après.
— Là, je la touche très directement sur le clitoris.
On commence à l’entendre. Un hooonnnnnnnn très bas.
Honnn, honnn. Ah.
Soudain, un type s’écrie :
— Tension dans les maxillaires.
— Tension dans ma poitrine, renchérit une femme.
— Ventre serré, ajoute une autre femme.
Oooohhh ohhhh, ohhhhhhh ohhhhh OHHHHH ohhhh, OHHH
ohhhh. Ohh ohh ohhh ohhhhhh.
— J’ai le ventre qui gonfle, dit une femme.
— J’ai comme des chatouilles dans le corps tout entier !
s’exclame une autre femme.
— Moi aussi ! confirme une autre.
Il est maintenant devenu impossible de ne pas entendre les
gémissements, même pour nous autres, tout à l’arrière.
— J’ai le cœur qui bat vraiment très vite, reprend un homme.
— J’ai une boule au fond de la gorge, dit un autre.
Haaaahh, haaannnnn.
— Ma respiration est plus lente et plus profonde, annonce
une femme.
— J’ai l’impression de tomber en avant, confesse un homme.
— J’ai la tête qui tourne un peu, dit une femme.
Hooooooooooooooooooooooonnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn.
Boum boum boum boum boum, tambourinent les basses en
arrière-plan.
H A A A A A A A A A N N N N N N N N N N N
HAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHHHHH HANHANHANHAN
HAN HAN HAN AH AH OH OH OH OH OHHH OHHH OHHHH !
Ses gémissements montent dans les aigus.
OH OH OH OHH OHH OH ! OH ! OH ! OH ! OH !
OH ! OHH ! OHHH ! OH ! Ohhhhhhhh hmm hmm…
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HAAAAAAAAHOOOONNNNNHHAAAANNNNNNNNN-
HAAAAAHHHAN HAN HAN HAH HAHAaaaaaaahhhhhhhhhhhh.
Natalie vient donc d’avoir un orgasme – pardon, un climax.
Personne ne pose la question. On sait.
Les gens rient et soupirent.
Ahhhh ahhh ohhhhh ohhhhhh ohhhhhhhh ahhhhhhhhhhh-
hhhhhhhhhhhhh Ah ! Han, han, han, oh, oh.
— C’est comme si mon cœur gonflait, raconte une femme.
— Mon cœur bat la chamade, renchérit une autre.
— J’ai une sensation de plénitude dans la poitrine, dit un
homme.
On rit encore.
— Je suis comme en transe, dit une femme.
— J’aimerais voir ce qui se passe, avoue une autre.
Les gémissements de Natalie sont toujours présents, quoique
moins audibles. Puis ils s’élèvent de nouveau dans un staccato de
hon et de oh. Elle est peut-être en train d’en avoir un deuxième, ou
un troisième. Les sons qui s’échappent de sa bouche sont de plus
en plus intenses et de plus en plus aigus.
— Je me sens très heureuse ! annonce une femme.
Ohhhhhhhhhhhhhhhhhhhhooonnnhanhhhhhhhhhhhan.
— J’ai les jambes qui flageolent, confie un homme.
— J’ai envie de pleurer, confesse une femme.
— Oublié de respirer, dit un type.
— Je suis jalouse, admet une femme.
— Je suis jaloux, confirme un homme.
Des gloussements. Des rires détendus.
— Suis fonce-dé, reprend un autre type.
— Du soulagement, lance une femme. Mon corps est
incroyablement détendu.
— Ça m’inspire, dit un homme.
— Nous voici donc dans les deux dernières minutes de cette
séance de méditation orgasmique, reprend Rachel. Il va la ramener
sur la terre ferme, histoire qu’elle ne se cogne pas dans les murs
quand elle se relèvera. Pour cela, il lui administre des caresses plus
fermes en allant toujours du haut vers le bas. Il va appuyer pour
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ce que je veux dire ? Donc si vous sentez en vous que vous avez
vraiment envie de vous lancer dans cette pratique, si vous voulez
essayer vous-même la méditation orgasmique à Burning Man, les
séances ont lieu à 18 heures et 9 h 30, dans le dôme orgasmique
derrière nous. Votre instructeur vous guidera pas à pas. Venez avec
un ou une partenaire. Trouvez quelqu’un à la playa. Les hommes,
c’est comme des toutous. Ils n’ont qu’une envie, c’est de vous faire
plaisir. On a déjà eu deux cents personnes cette année. On va en
avoir deux cents de plus !
Plusieurs femmes lèvent la main, avec à l’esprit la même
question : est-ce qu’un pratiquant de chez OneTaste serait d’accord
pour faire une séance avec elles ? Non, leur répond-on. Trouver un
partenaire et lui demander une séance de méditation orgasmique,
ça fait partie de l’exercice. Un peu plus tard, un représentant de
OneTaste m’explique calmement que l’entreprise pourrait être
poursuivie pour proxénétisme si elle fournissait des partenaires
sexuels à des femmes qui paieraient pour ça.
Enfin, Rachel assène son argument massue pour encourager
l’assemblée à donner des sous à OneTaste :
— Vous avez vu ce qu’était la méditation orgasmique sur la
playa de Burning Man, mais vous n’avez aucune idée de ce que
cela peut être dans le monde réel. Ce à quoi vous avez eu droit ici,
c’est une formation très sommaire, adaptée à Black Rock, mais si
vous avez envie d’intégrer cette pratique à votre vie en général,
pensez bien à nous laisser votre adresse e-mail et votre numéro
de téléphone, et on vous appellera. C’est une vaste communauté,
on a des antennes partout dans le monde…
La foule est pleine d’hommes et de femmes qui ne demandent
qu’à donner leur e-mail, leur carte de crédit, et à peu près tout ce
qu’on leur demande.
— Qu’est-ce que vous avez retiré de cette séance, qu’est-ce
que vous emportez avec vous ? demande Rachel.
Des gens dans la foule lancent leurs réponses à la cantonade :
— De bonnes idées !
— De l’amour !
— De l’inspiration !
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— De la communion !
— De l’énergie !
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2. Sub rosa est une expression latine qui signifie « sous la rose » et désigne des activités
réalisées dans le plus grand secret. Elle nous vient d’Aphrodite, déesse de la fertilité
et de l’amour, qui avait donné une rose à son fils, Éros, afin qu’il soudoie Harpocrate,
le dieu du silence, pour que les liaisons extraconjugales de sa mère ne soient pas
dévoilées.
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trice de Playful Loving, une entreprise qui propose des cours et des
séances de coaching dans un atelier au premier étage d’un bâtiment
de Bloorcourt, tout à l’ouest de Toronto. Elle dispose également
d’un studio à Etobicoke, et c’est là qu’elle pratique ses massages
du yoni, qui ne sont qu’un des éléments de ses traitements par
massages du corps entier inspirés du qi gong. Elle s’appuie autant
sur la médecine chinoise holistique que sur le tantrisme, et cherche
à rééquilibrer le qi dans le corps de ses patientes, le flux énergé-
tique. Pour ce faire, elle masse les seins, le ventre, la vulve et le
vagin, autant de zones strictement interdites chez les masseurs
classiques, et pour cause : la cliente lambda apprécierait moyen-
nement qu’un masseur lui propose de travailler sur les points de
pression de son vagin. Mais, pour Kalenteris, les parties du corps
habituellement cachées sous une serviette blanche ne sont pas
moins sujettes aux douleurs, aux tensions et aux blessures trauma-
tiques que les épaules et les genoux – ni moins réceptives aux
manipulations réparatrices.
Récemment, elle avait reçu une femme de cinquante-deux ans
souffrant de vaginisme, un trouble caractérisé par un resserrement
très ferme et involontaire de l’entrée du vagin, souvent associé
à des douleurs. Cette femme souffrait de ce trouble (bien plus
courant qu’on ne le pense) depuis une agression sexuelle qu’elle
avait subie à l’âge de seize ans. Depuis ce jour, le sexe avait cessé
d’être envisageable – il lui était même impossible de poser les
yeux sur ses parties génitales. Les thérapies conventionnelles ne
l’avaient pas aidée outre mesure. Mais, après quelques massages du
yoni très doux et graduels, cette femme était parvenue à franchir
un cap.
« Pour la première fois depuis trente-six ans, elle a pu se laisser
pénétrer par un doigt sans ressentir de douleur, raconte Kalenteris.
Elle en pleurait. »
Pour certaines, ce traitement qui coûte entre 170 et 200 dollars
est un luxe, une expérience purement hédoniste. Pour d’autres,
cependant, il arrive qu’il convoque des images et des émotions
inconscientes. Certaines femmes pleurent pendant leur massage.
D’autres poussent un cri primitif, ou éructent des ribambelles de
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avaler : l’extase est une voie vers le bien-être qui lui semble parfai-
tement valable. Elle est aussi à l’aise à animer un cours de yoga
dans le Vulvatron, un char en forme de vulve géante créé pour
l’édition 2014 de Burning Man (avec une boule à facettes en guise
de clitoris, bien entendu), que dans une salle de sport classique.
Elle explique qu’elle n’était pas « très branchée spiritualité,
New Age et chakras » jusqu’à ce qu’elle assiste à un atelier pour
apprendre à avoir des orgasmes plus longs, animé à Toronto par
la légendaire Annie Sprinkle, pornographe féministe, artiste et
éducatrice sexuelle :
C’est ainsi que le sexe est devenu son portail vers le sacré.
Sans surprise, son entreprise connaît un succès monumental.
Sur ses publicités, elle apparaît nue dans une gracieuse posture de
yoga, ou bien drapée dans des tissus légers et souriant comme en
plein éclat de rire, dans une décontraction cool et bronzée. Sur
son site Web, on peut lire divers témoignages, dont celui-ci : « J’ai
pleuré. J’étais dans le désert, et cette séance, c’était une source d’eau
claire, fraîche et intarissable. »
Certains ateliers de Dussault sont le fruit de son imagina-
tion débordante. Un jour qu’elle se trouvait au Costa Rica, dans la
bourgade de Pavones, située à quelques encablures de la frontière
du Panama, alors qu’elle tuait le temps avec cinq femmes de vingt
ans et quelques qu’elle avait rencontrées au cours de ses voyages,
elle eut une idée. Elle invita ces femmes à venir avec elle passer
quelques jours dans cette maison que lui prêtait une autre femme
de sa connaissance, et dont le jardin, baigné de soleil, était orné
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l’eau – il lui fallait un endroit où dormir. Elle voyait son mariage
péricliter, et une amie lui avait conseillé d’aller suivre des cours
sur le sexe dans ce lieu particulier. Chacun de leur côté, ils ont
fini par divorcer, et se sont finalement mariés ensemble, puis ont
vécu pendant plus de dix ans dans cette communauté d’environ
cent cinquante âmes.
Steve et Vera Bodansky ont écrit et publié en l’an 2000 un livre
au titre évocateur, Orgasme sensuel absolu, qui s’est vendu à plus de
100 000 exemplaires. Le couple estime également avoir enseigné
ses techniques orgasmiques à environ un millier de personnes.
Ils avaient reçu leur propre éducation sexuelle quelques décen-
nies plus tôt à la Morehouse, la communauté nommée d’après sa
philosophie de l’encore, sa déculpabilisation vis-à-vis du fait d’en
vouloir plus – more. C’était un âge d’or pour les expérimentations
utopistes.
« Je n’irais pas jusqu’à dire que c’était le paradis, mais on s’en
rapprochait tout de même plus que dans la société », se souvient
Steve Bodansky, la soixantaine passée.
Morehouse était connue pour l’omniprésence de la couleur
violette, pour ses courts de tennis au luxe détonnant, pour ses
bizarres moquettes d’extérieur, pour sa population portée sur la
drogue et pour son gourou peu conventionnel, Victor Baranco.
Il présentait la communauté comme un lieu d’enseignement
secondaire qu’il appelait More University, dont il avait conçu tous
les cours et qu’il dirigeait comme un patriarche bienveillant.
« Il disait qu’il était un “Bouddha du ghetto”, raconte
Bodansky. Il était du genre à se servir sans demander. Il prenait
votre argent, mais il avait aussi sa philosophie propre, un peu sur
le mode de la puissance de l’instant présent. Il avait une horloge
sans le moindre chiffre inscrit sur le cadran. À leur place, il y avait
juste écrit “NOW”(maintenant). L’heure n’avait pas d’importance.
Pour lui, il fallait seulement se rappeler qu’on était maintenant. »
Un des éléments clés de la philosophie de l’instant que
prônait Baranco était l’orgasme féminin et, plus particulièrement,
le fait que le partenaire d’une femme puisse faire durer ce frisson
pendant vingt minutes, pendant une heure, voire plus, et ce rien
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Anai ne garde pas un très bon souvenir des quelques fois où elle a
couché avec des femmes cisgenres et, lorsqu’elle a su qu’elle tourne-
rait avec Valentine, une femme cisgenre qui n’a jamais couché avec
une femme transgenre, sa nervosité était palpable. Choisissant d’en
discuter entre elles et de partager leurs angoisses respectives, elles
parviennent à trouver un terrain d’entente sur lequel leurs désirs et
leurs limites seront respectés, et prendront soin de vérifier que l’une
et l’autre restent à l’aise tout au long de la scène. Elles en retirent
beaucoup de complicité et, grâce à ce sentiment de sécurité qu’elles
ont su cultiver entre elles, elles passent un très bon moment.
Voilà à quoi ressemble un espace protégé dans le genre porno
graphique. Voilà comment les femmes trans peuvent voir des repré-
sentations saines d’elles-mêmes. Il est difficile d’imaginer un meilleur
exemple pour démontrer que le porno peut engendrer du progrès
social – un argument qui a plutôt tendance à susciter la perplexité.
Ici, on prend le pouvoir par la représentation. Aujourd’hui encore,
les personnes transgenres sont agressées, assassinées et poussées au
suicide à cause de leur identité de genre et de leur sexualité. Les montrer
en train de prendre un plaisir véritable à travers des rapports sexuels
ne relevant pas de l’exploitation, c’est puissant 7.
7. Soit dit en passant, son travail est rendu possible grâce au financement de gens
ordinaires via la plateforme Patreon.
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8. Ce n’était pas le cas à l’heure où l’autrice écrivait ces lignes, mais, en juin 2018,
Bloomberg Businessweek publiait une enquête qui révélait que OneTaste poussait les
gens à s’endetter pour s’offrir les services de l’entreprise et à couper les ponts avec
les personnes de leur entourage qui n’étaient pas membres de cette organisation.
Certains dirigeants ont démissionné à la suite de ces révélations. En octobre de
la même année, l’entreprise a fermé ses bureaux de New York, San Francisco et
Los Angeles, et a cessé de proposer des retraites et des cours à ses membres, pour
se focaliser sur la diffusion de la méditation orgasmique en ligne. OneTaste ferait
actuellement l’objet d’une investigation par le FBI (N.d.l.T.).
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de deux choses l’une : soit les humains n’ont pas besoin d’une
excuse pour devenir des fanatiques enragés, soit l’orgasme féminin
débridé recèle des pouvoirs mystiques aussi puissants que le thetan
– l’âme, dans la scientologie.
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9. Le livre est sorti au Canada en 2018 sous le titre Better Sex Through Mindfulness. How
Women Can Cultivate Desire (N.d.l.T.).
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dans des contextes sexuels, elles se rendent compte que cette petite
voix fielleuse continue bel et bien de s’exprimer pendant l’amour.
Parfois même, elle monte le son. Beaucoup plus fort.
« Pour beaucoup de femmes, c’est un moment clé », observe
Brotto.
La permanence de ce flux de pensées est un obstacle à la
satisfaction sexuelle, surtout si lesdites pensées sont négatives.
Est-ce qu’on voit mes bourrelets ? Faudrait peut-être éteindre la lumière.
Pourquoi c’est pas agréable, ça ? Rhaa, ça me prend trop de temps, j’y
arrive pas. Je vais lui dire de terminer. Je suis sûre qu’il s’ennuie. Pourquoi
je fonctionne pas à ce niveau-là ?
« Les changements physiques qui s’opèrent dans notre corps
en accompagnement de pensées de ce type entrent directement en
concurrence avec l’excitation sexuelle », a expliqué Brotto à l’un de
ses groupes. L’excitation se situe à un autre niveau de notre cerveau,
sur les systèmes nerveux sympathique et parasympathique.
Si les femmes se laissent trop emporter par leurs pensées
pendant un rapport sexuel, il peut se produire ce que Masters et
Johnson appellent le « spectatoring » : plutôt que d’y participer
vraiment, elles se retrouvent spectatrices de leur propre rapport.
« Leur corps effectue ces gestes qu’il connaît par cœur, mais
le cœur n’y est pas car leur esprit est ailleurs », affirme Brotto.
Plus tard, les participantes auront des devoirs à faire chez
elles, et notamment un exercice bien plus difficile que le simple
fait de suivre sa respiration : rentrez chez vous, prenez un miroir et
regardez entre vos jambes, leur dit-on. Regardez vraiment. Prenez le
temps de remarquer ce qui se trouve sous vos yeux – les couleurs,
les textures. Notez également dans un coin de votre tête toute
réaction négative à ce que vous voyez, toute pensée qui juge, et ces
pensées-là, essayez donc de les accepter en retour, sans jugement.
C’est difficile. Certaines femmes reviennent la fois d’après en expli-
quant qu’elles ne peuvent pas faire cet exercice – se retrouver
face à face avec leurs parties génitales leur donne envie de vomir.
Avec beaucoup de diplomatie, on les encourage alors à réessayer
et à décortiquer ces fausses croyances qui émergent dans leur
conscience pendant l’exercice, « tout ce dénigrement de soi que
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Elle a réalisé ses expériences les plus célèbres à l’aide d’un gros
fauteuil La-Z-Boy et de vidéos pornographiques. Elle demande à
des hommes et des femmes, homos et hétéros, de s’asseoir dans
le fauteuil et d’autoévaluer leur degré d’excitation face à plusieurs
vidéos. Pendant ce temps-là, un petit appareil mesure leur excita-
tion génitale 10. Puis les deux bases de données sont comparées. Les
expériences très minutieuses de Chivers, ainsi que la méta-analyse
qu’elle a effectuée en 2010 sur des études similaires, montrent que
les femmes hétérosexuelles ont des taux de concordance – entre
les images qui font augmenter l’afflux sanguin dans leur vagin
(ce qui provoque la lubrification) et celles dont elles déclarent
qu’elles les excitent – plus bas que tous les autres groupes (femmes
homosexuelles, hommes homosexuels et hommes hétérosexuels).
Quand bien même leurs vagins ont tendance à s’humidifier en
réponse à toutes sortes d’images (scènes de sexe gay, lesbien,
hétéro et même des images de bonobos en train de s’accoupler),
leur excitation subjective est bien plus sélective (elles se sentent
majoritairement excitées par les scènes de sexe hétéro, et plus
particulièrement par celles qui se focalisent sur le plaisir féminin).
En résumé, les femmes peuvent mouiller même quand elles
ne se sentent pas le moins du monde excitées ou l’inverse – être
excitées sans mouiller pour autant. Les hommes homos et hétéros
présentent des taux de concordance plus élevés – leur cerveau et
leur pénis sont sur la même longueur d’onde, ce qui ne surprendra
personne. Les femmes homosexuelles, curieusement, affichent des
taux de concordance un peu plus élevés que ceux des femmes
hétéro, mais pas aussi élevés que ceux des hommes.
Face à ces résultats, Chivers se montre extrêmement précaution-
neuse et s’interdit de conclure à la hâte – rares sont les articles sur la
question qui peuvent en dire autant. « Les femmes mentent sur ce qui
les excite vraiment ! » « Les femmes sont des grandes malades, elles
s’excitent sur tout et n’importe quoi ! », a-t‑on pu lire à droite à gauche.
10. En 2015, lors d’une réunion de femmes autour d’un dîner informel, je commençais à
parler de cette expérience lorsqu’une de mes amies m’a tapoté l’épaule. « J’ai participé
à cette étude ! », m’a-t‑elle fièrement annoncé. Puis elle a décrit son expérience avec
moult détails, le fauteuil confortable, et ses parties génitales reliées à la machine.
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Ils sont dans leur bain, quelques gouttes d’eau glissent sur leur pénis, ils
constatent que c’est agréable. Il n’y a rien de sexuel à cela pour l’instant,
mais cette lecture de leur propre corps, cette remontée d’information,
ils l’acquièrent dès l’âge de deux ou trois ans. Tandis que les parties
génitales des femmes, elles sont cachées, c’est un premier point en leur
défaveur. Et pour couronner le tout, beaucoup de messages que les
femmes entendent en grandissant, comme autant de rengaines, peuvent
contribuer au fait qu’elles soient moins sensibles à ce qui se passe dans
leur corps – Touche pas à ça. C’est sale. On met pas les mains dans la culotte.
Mis bout à bout, ces deux éléments – le regard négatif porté par
la société sur leurs parties génitales, que les filles ont vite fait d’inter-
naliser, et leur anatomie moins visible (elles n’ont pas d’érections) –
peuvent avoir des conséquences majeures. Il n’est pas rare qu’une
fille grandisse dans l’ignorance totale de ses propres parties génitales,
exception faite des exigences liées à la miction et aux menstrues. Bon
nombre de jeunes femmes se masturbent pour la première fois lors
de leurs premières années d’études secondaires – peu d’hommes
peuvent en dire autant. Par ailleurs, la concordance serait corrélée
à d’autres indicateurs de bonne santé sexuelle. La méta-analyse
réalisée en 2010 par Chivers et ses collègues abonde dans ce sens : on
y suggère que les femmes auxquelles on a diagnostiqué des troubles
à caractère sexuel présentent un taux de concordance moins élevé,
ne serait-ce que parce que l’attention portée à ses propres réactions
génitales constitue bien souvent une source d’excitation en soi.
Si la concordance est affectée par l’environnement et les
messages qu’il nous renvoie, il n’est apparemment pas impossible
de modifier soi-même son propre mode de fonctionnement. Et,
en cela, la masturbation est une solution très efficace. Une étude
montre que les femmes qui se masturbent fréquemment décrivent
une excitation subjective plus élevée et présentent des taux de
concordance plus élevés. Cependant, Brotto et Chivers cherchent
également à savoir si la concordance peut aussi être améliorée par,
vous l’aviez deviné : la pleine conscience.
Une étude datant de 2016, réalisée par Brotto, Chivers et d’autres
scientifiques, et publiée dans les Archives of Sexuel Behavior, présente
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« Et c’est la pire des punitions que nous infligeons aux filles »,
ajoute-t‑elle. Quelle quantité d’énergie faut-il déployer pour
devenir son propre ennemi ?
Et donc certaines femmes se privent de sexe. Ça n’en vaut pas
la peine, affirment-elles en guise de justification.
Il paraît difficile de quantifier le sentiment d’inébranlable
confiance en soi dont se coupent les femmes dans le même temps.
Ce port fier et altier que l’on refuse aux femmes queer, aux femmes
intersexuées et aux femmes noires. Et si les femmes pouvaient se
regonfler l’ego – retrouver la patate – avec un peu de sexe, comme
le font les hommes ?
Dans Vagina, Naomi Wolf avance que la créativité des
femmes, leur imagination et leur capacité à sortir de chez elles et
à agir avec audace sont assez littéralement dopées par le sexe, et
plus particulièrement par du sexe de qualité, qui tient compte de
leur plaisir – le genre de sexe dont on sort épuisée, le sourire béat,
avec le sentiment d’être appréciée et la sensation d’avoir bien baisé.
Afin d’appuyer sa théorie inventive et somme toute assez convain-
cante, elle cite les correspondances privées de certaines artistes,
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Comme je l’ai dit un peu plus haut, ce petit livre a été conçu
comme une provocation, une facétie, une source de réflexion. Il se
situe dans la description plus que dans la prescription. Il ne dresse
pas la liste de toutes les choses que nous devrions immédiatement
mettre en œuvre pour tout changer. Je ne l’ai pas écrit dans le but
de voir mes lectrices s’élancer séance tenante à la recherche du
centre de fumigation vulvaire le plus proche de chez elles ou de
la prochaine session de méditation orgasmique. Tout le monde n’a
pas envie de cela ! J’ai simplement cherché à montrer comment
un aspect du monde que nous considérons comme allant de soi
est en pleine mutation, juste sous nos yeux, et sans pour autant
que nous le voyions.
J’ai pensé cet ouvrage comme une objection à l’idée selon
laquelle il n’existerait qu’une seule manière d’avoir une sexua-
lité – une seule manière « normale ». La sexualité participe de
l’expression individuelle : il existe autant de sexualités que de
façons d’être une femme. Et d’ailleurs, à ce propos, il existe mille
et un aspects de cette discussion que j’ai à peine évoqués. Je pense
notamment aux expériences sexuelles très diverses des femmes
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grosses, des femmes handicapées, des femmes qui ont donné la vie,
des femmes ménopausées, des femmes âgées, des femmes queer et
intersexuées – toutes ces femmes souvent trop rarement évoquées
lors des discussions sur le sexe. Je pense également au mouvement
asexuel, en pleine expansion, qui encourage les gens à être fiers
de leur absence de libido – ou de leur célibat, pour celles et ceux,
pas nécessairement asexuels, qui opteraient pour ce mode de vie.
Avec ces mouvements LGBTQIA+, le fait de se sentir bien dans
sa peau est replacé au centre du débat, à la place de la notion de
norme, désormais perçue comme obsolète et peu pertinente. Car, à
moins qu’il existe quelque part une civilisation extraterrestre plus
évoluée sexuellement que la nôtre (ce qui, en cas de rencontre
fortuite, créerait sans doute plus de problèmes que cela n’en résou-
drait), l’Homo sapiens demeure le seul organisme vivant qui soit en
mesure d’atteindre des sommets de joie, de béatitude et d’intense
satisfaction à travers un acte qui, dans la majeure partie du monde
animal, n’a d’utilité que reproductive.
« Il a fallu trois milliards d’années d’évolution à l’orgasme
humain pour apparaître, avec son extase dévorante, écrit Zoe
Cormier, journaliste scientifique. C’est un don. » Le revers de la
médaille, c’est probablement son caractère insaisissable, que l’on
doit sans doute à la bizarrerie de la condition humaine. À cause
d’elle, le plaisir sexuel est un cadeau biologique qui peut nous
échapper aussi facilement qu’il nous avait été accordé. Et si c’est
la Nature qui nous l’offre, c’est bien la culture qui lui permet de
s’épanouir vraiment, à travers ce qu’elle a de meilleur à donner :
la compassion, l’intelligence, l’acceptation et l’imagination.
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Slow Sex. The Art and Craft of the Female Orgasm, de Nicole Daedone.
> Si vous êtes curieux·se d’en savoir plus sur la méditation orgasmique.
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REMERCIEMENTS
4. JOUER 109
Tout ce que veulent les filles, c’est s’amuser. Elles ne font
rien d’autre que s’amuser, et cela brouille les limites entre la
thérapie, le porno, la santé, le mysticisme et la prostitution.
Bienvenue dans ce monde à la fois sans gêne et sauvage, ce
monde de l’underground sexuel féminin d’aujourd’hui.
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BIBLIOGRAPHIE