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Michel Nodé-Langlois
Philopsis : Revue numérique
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Titre
« Fondements » pour Grundlegung : le singulier allemand renvoie à
l’opération logique qui fait l’objet de la recherche, le pluriel français au ré-
sultat de celle-ci, en laissant entendre que ce dont il est question – les
« mœurs (Sitten) » – ne repose pas sur un fondement unique. Pourtant, vers
la fin de la Préface, Kant présente son œuvre comme « la recherche et
l’établissement du principe suprême de la moralité (Aufsuchung und Fest-
setzung des obersten Prinzips der Moralität) ».
Fondement veut dire : principe, c’est-à-dire raison ultime.
D’où l’usage du terme métaphysique, dont l’usage par Kant, en 1785,
peut surprendre eu égard à la critique dont la métaphysique précritique a fait
l’objet dans la Critique de la Raison pure.
Cet usage se comprend en fonction de la première définition, par Aris-
tote, de ce qui s’est appelé ensuite métaphysique : « science des premiers
principes et des premières causes ».
Le résultat de la critique de la raison théorique a été une réduction du
champ d’application de cette notion. Il ne peut plus être question pour Kant
d’une science des premières causes, c’est-à-dire, au bout du compte, de la
cause première identifiée au principe divin de l’univers : celui-ci ne peut
plus être l’objet d’un « savoir (Wissen) », mais seulement d’une « foi (Glau-
ben) », sous la forme d’un « postulat de la raison pratique », qui ne sera
d’ailleurs présenté comme tel que dans la seconde Critique, en 1787.
En revanche, Kant admet encore, comme Aristote, que s’il n’y a pas
une science de certains principes – qu’il est redondant d’appeler premiers –,
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il ne peut pas y avoir de science du tout. Pour accréditer cette idée d’une
science de ce qui pourtant n’est pas démontrable, mais est présupposé à la
démonstration du reste, Aristote avait conçu la notion d’une intuition intel-
lectuelle des principes de la science, à partir de l’expérience, la forme habi-
tuelle de cette connaissance étant la vertu d’intelligence – en grec : noûs,
terme qui désigne soit la faculté, soit la première des vertus intellectuelles.
Récusant la notion d’intuition intellectuelle, Kant lui a substitué sa propre
notion de connaissance a priori : les vérités universelles et nécessaires, sans
lesquelles aucune science ne peut exister, ne peuvent pas selon lui être con-
nues à partir de l’expérience, toujours factuelle et singulière, et doivent donc
être inhérentes à l’entendement – c’est-à-dire à la raison en tant qu’elle est
capable de science – indépendamment de l’expérience.
Pour autant, la nécessité d’une connaissance des principes avait pour
Aristote deux significations. Car elle existe d’abord en toute science, la-
quelle met en œuvre, d’une part, des principes qu’elle a en commun avec
toutes les autres – les lois logiques du raisonnement correct – ; et, d’autre
part, des principes propres relatifs à son objet – car, par exemple,
l’abstraction mathématique n’est pas possible en physique. Toute science
nécessite donc une analyse réflexive pour s’assurer des vérités premières qui
lui permettent de rendre raison de ses conclusions. En termes « modernes »,
en fait aristotéliciens : toute science a vocation à l’axiomatisation.
Aristote avait cependant jugé nécessaire non seulement ce travail
axiomatique intérieur à toute science, mais outre la constitution d’une « phi-
losophie première », et identifié celle-ci à la connaissance de ce qui est onto-
logiquement et absolument premier : le Premier moteur.
Le terme métaphysique ne peut plus avoir ce dernier sens pour Kant.
Mais il ne perd pas pour autant toute signification.
Kant affirme en effet aussi fortement qu’Aristote la nécessité d’une
discipline qui corresponde à la définition qu’en avait donnée Aristote : il n’a
pas voulu être l’éliminateur de la métaphysique, mais au contraire, comme
Heidegger l’a souligné, son refondateur.
Son humour propre la présente parfois comme une « maîtresse » in-
grate dont il n’aurait pas réussi à obtenir toutes les faveurs qu’il en espérait,
ce qui était avouer à son sujet une sorte de passion d’autant plus déçue
qu’elle était plus forte.
En fait, Kant a été amené, dans la décennie 1770-1780, à renoncer à ce
qu’il avait pris d’abord pour une telle faveur, quand il croyait encore à la
possibilité d’une métaphysique « dogmatique » de type rationaliste, c’est-à-
dire essentiellement à une théodicée sur le modèle leibnizien. À partir de
1781, cette aspiration est dénoncée comme une extravagance de la raison
pure – une Schwärmerei.
Or ce qui a conduit Kant à cette renonciation, c’est le travail qui cor-
respondait à la définition aristotélicienne de la « science première », soit
l’identification et la formulation de tout ce qui joue le rôle de principe de
preuve ou d’explication scientifiques dans les disciplines qui peuvent être de
véritables sciences parce qu’elles ne prétendent rien connaître au-delà de
l’expérience.
Cette métaphysique théorique est celle dont le programme est tracé
dans les Prolégomènes, et dont la Critique de la Raison pure n’est que la
« propédeutique » : c’est la mise en système de tout ce qui est connu a priori
par la raison pure, et qui, comme tel, est nécessaire pour constituer une
science, mais ne le peut qu’à la condition d’être appliqué à l’expérience. La
« métaphysique future qui pourra se présenter comme science » est ainsi
conçue comme une épistémologie générale, qui correspond aux Seconds
Analytiques d’Aristote, à l’exclusion de toute prétention à étendre la con-
naissance au suprasensible.
Or cette réduction du savoir théorique, présentée comme condition de
sa refondation, conduit aussi Kant à l’invention d’une notion originale : celle
de la « métaphysique des mœurs (Métaphysik der Sitten) ».
Il semblerait plus logique de parler d’une méta-éthique plutôt que
d’une métaphysique, car il s’agit de tout autre chose ici que de chercher les
principes d’une explication scientifique de la nature. Mais précisément, Kant
a admis qu’on ne peut plus entendre la métaphysique au sens d’un dépasse-
ment de la physique sur le plan théorique. En revanche, il a conservé au
terme le sens d’une recherche du fondamental, et cette recherche s’impose
tout autant dans le domaine moral que dans celui des sciences naturelles,
puisque l’objet de l’éthique est de concevoir l’action humaine sous l’égide
de la raison.
Chez Aristote, l’éthique trouvait son principe dans la sophia, seule ca-
pable à ses yeux de donner une connaissance vraie du souverain bien de
l’homme, identifié à la sophia elle-même en tant que connaissance du plus
haut intelligible, principe divin de tout le reste. Il n’est pas de « syllogisme
pratique » dont la prémisse fondamentale ne soit, explicitement ou implici-
tement : « puisque tel est le souverain bien… » La connaissance de ce der-
nier est ce qui importe avant tout à la détermination morale, c’est-à-dire ra-
tionnelle, de la conduite, et c’est donc la philosophie première qui fournit à
l’éthique son principe ultime, en même temps qu’elle achève la science sur
le plan théorique.
Cette manière de fonder la détermination du bien moral est devenue
impossible pour Kant, et il lui faut donc la repenser à nouveaux frais, c’est-à-
dire répondre à la question : sur quoi peut – et doit – être fondée la morale –
c’est-à-dire la détermination rationnelle du bien humain pratique – si ce ne
peut être sur la connaissance rationnelle positive d’un bien absolu ontolo-
gique identifié à la divinité ?
On peut donc bien voir dans le kantisme une réinterprétation anthro-
pologique, et même anthropocentrique de la notion de métaphysique : car ce
terme désigne désormais, sur le plan théorique, une doctrine qui fait de la
raison humaine le principe limitatif de la vérité connaissable, et, sur le plan
pratique, une doctrine qui fait de cette même raison, sous le nom de volonté,
le principe premier de la détermination du bien, et quant à sa notion géné-
rale, et quant à ses applications particulières.
Préface
Elle vise à répondre à la question : pourquoi une métaphysique des
mœurs ?
La division de la philosophie citée au début est d’origine stoïcienne.
On peut noter qu’y manque la mention de la philosophie première au sens
aristotélicien.
Kant mobilise en outre la distinction établie dans la Critique de la
Raison pure entre le pur et l’empirique, et l’étend de l’épistémologie à la
morale.
N.B. On retrouve ici la thèse liminaire et décisive de la Critique de la
Raison pure : aucune vérité à la fois universelle et nécessaire ne peut être
connue à partir de l’expérience. Une telle vérité ne peut être connue que par
« l’entendement pur », et appliquée par lui aux données empiriques moyen-
nant les « intuitions pures » de l’espace et du temps.
Selon Kant, la logique formelle – fondée par les Premiers Analytiques
d’Aristote – ne peut avoir de valeur canonique pour la connaissance ration-
nelle que dans la mesure où elle ne comporte rien d’empirique : selon une in-
férence qu’Aristote n’admettait pas, la nécessité des lois logiques atteste
qu’elles ne sont ni connues ni connaissables à partir de l’expérience. Aristote
avait seulement découvert qu’un raisonnement quelconque conclut en vertu
de sa forme, et non pas de sa matière, et que la consécution logique est donc
indépendante de tout contenu déterminé de pensée.
La logique est par suite désignée ici comme une « connaissance ra-
tionnelle (Vernunfterkenntnis) », et non pas comme une « science (Wissen-
schaft) ». C’est inévitable si la logique est purement formelle, alors qu’il n’y
a de science à proprement parler, d’après la Critique de la Raison pure, que
s’il y a synthèse d’une forme a priori fournie par le sujet, et d’une matière
empirique causée dans la conscience du sujet par ce qui existe indépendam-
ment de lui, et connue en ce sens a posteriori.
Le titre de science est réservé ici à la Physique et à la Morale, en ce
qu’elles consistent essentiellement à appliquer les formes logiques du rai-
sonnement à ces deux types d’objet que représentent les notions du naturel
et du volontaire – ce qui arrive par nature, et ce qui arrive par volonté.
Il s’agit là de sciences parce que, dans les deux cas, le rôle de la raison
consiste à « déterminer (bestimmen) » les « lois (Gesetze) » qui régissent
chaque domaine. Le verbe est à entendre en son sens proprement kantien –
qu’on retrouvera dans l’expression « jugement déterminant ».
La détermination consiste à s’assurer a priori de la nécessité d’un
principe en vue de l’appliquer à l’objet considéré – ce qui explique peut-être
que Delbos ait traduit par : « assignent » (50), car pour Kant, la détermina-
tion est toujours conférée par le sujet à l’objet. Ainsi des concepts sans intui-
tions sont « vides », mais des intuitions sans concept sont « aveugles », parce
qu’elles ne donnent rien à connaître de déterminé, d’identifiable.
Kant n’en pose pas moins d’emblée une distinction entre les deux
types d’objets : les lois physiques sont ce par quoi « tout arrive », dans la na-
ture, tandis que les lois morales sont ce par quoi « tout doit arriver », dans
l’exercice d’une volonté « affectée (affiziert) par la nature ».
La première expression est à certains égards problématique, car, prise
littéralement, on pourrait l’interpréter en un sens purement factuel, qui est
pourtant exclu : arriver signifie ici arriver nécessairement, la nécessité de ce
Critique, à savoir avant tout la notion de raison pure, soit de la raison en tant
que faculté disposant de principes indépendants de l’expérience.
C’est pourquoi Kant entreprend de « montrer en même temps l’unité
de la raison pratique avec la raison spéculative dans un principe commun »,
soit, comme le professera la Critique de la raison pratique, que « la raison
pure est par elle-même pratique » (1ère partie, livre I, ch.1, § 7, Corollaire),
en tant que pouvoir de connaissance universelle fondée en dernière instance
sur l’exigence de non-contradiction. La raison ici invoquée est que, pour
Kant comme pour Descartes, « en fin de compte, il ne peut pourtant y avoir
qu’une seule et même raison, qui ne doit souffrir de distinction que dans ses
applications » (55)
Tout en affirmant fortement cette unité foncière de la raison humaine,
Kant ne souligne pas moins une différence d’importance entre son applica-
tion théorique et son application pratique : « en matière morale la raison hu-
maine, même dans l’intelligence la plus commune, peut être aisément portée
à un haut degré d’exactitude et de perfection, tandis que dans son usage
théorique, mais pur » – c’est-à-dire en dehors de son usage scientifique sous
le nom d’entendement – « elle est tout à fait dialectique » (55). Ces lignes
renvoient évidemment à la critique de la métaphysique « dogmatique » dans
la Critique de la Raison pure. Elles préludent aussi à la doctrine de
l’autonomie de la volonté, et à l’affirmation qu’il n’est pas nécessaire
d’avoir une grande culture pour connaître son devoir, lequel est intelligible à
« un enfant de huit ou neuf ans ».
Première section
relle, mais cette supériorité est autre chose qu’une aptitude au bonheur ; elle
consiste plutôt dans une subordination de l’aspiration au bonheur aux exi-
gences de la raison.
L’homme est ainsi naturellement destiné à subordonner son désir de
bonheur à l’exercice d’une volonté bonne parce que déterminée par la raison.
Cette subordination vient de ce que la fin à laquelle la raison destine
l’homme est « inconditionnée » – première occurrence de cette notion – :
elle a le caractère de ce qui vaut comme fin en soi, et non pas comme moyen
« conditionné » d’obtenir un certain résultat.
Cette suprématie de la raison se traduit en général par une limite im-
posée aux satisfactions relevant de « l’inclination », mais Kant esquisse une
possible conciliation des deux points de vue, car « la raison, qui reconnaît
que sa plus haute destination pratique est de fonder une bonne volonté, ne
peut trouver dans l’accomplissement de ce dessein qu’une satisfaction qui lui
convienne ».
La Critique de la Raison pratique parlera d’un « contentement de soi-
même » lié à « la conscience de la liberté », c’est-à-dire la conscience mo-
rale : celle-ci « est l’unique source d’un contentement immuable, nécessai-
rement lié avec elle, ne reposant sur aucun sentiment particulier, et qui peut
s’appeler intellectuel » (Solution critique de l’antinomie, Puf p.127).
N.B. Tel est le substitut kantien du bonheur aristotélicien, qui était
aussi défini comme satisfaction suprême donnée par la vie selon l’intellect.
Mais Aristote liait ce contentement intellectuel à la connaissance métaphy-
sique, tandis que Kant, jugeant celle-ci impossible au sens où l’entendait
Aristote, doit le lier à la fonction pratique de la raison, et non plus à sa fonc-
tion théorétique. Le contentement suprême n’est plus à chercher dans la con-
naissance contemplative de l’être souverainement bon, mais dans la cons-
cience intérieure de ce que Kant appellera ultérieurement la dignité de la
personne humaine. En même temps qu’elle s’éloigne de la conception plato-
nicienne et aristotélicienne du souverain bien, la philosophie morale de Kant
se rapproche par là du stoïcisme, non sans rappeler la définition cartésienne
de la générosité.
1.
Il commence de manière négative, p.62, par la mise hors-jeu de ce
dont il n’y a pas à parler, soit de deux sortes d’action, exclues de l’examen
parce qu’il est évident qu’elles ne sont ni les unes ni les autres accomplies
« par devoir », soit parce que celui-ci y est nié, soit parce qu’il n’est voulu
que conditionnellement : il y a celles qui sont « reconnues contraires au de-
voir », et celles qui sont « réellement conformes au devoir », et telles que les
hommes n’ont pour elles « aucune inclination immédiate », mais qui sont
accomplies du fait d’une « autre inclination », bref des actions qui ne sont
pas voulues pour elles-mêmes, mais comme le moyen indirect de satisfaire
une inclination vers autre chose – dans ce cas, il n’y a pas d’« inclination
immédiate » pour l’action conforme au devoir.
Ce sont là deux cas de volition « intéressée » : dans le premier cas, la
volonté détermine l’action en fonction d’une inclination qui la détourne du
devoir ; dans le deuxième, elle n’y consent que parce qu’il sert l’intérêt
qu’elle vise.
Dans ce deuxième cas, l’absence d’inclination immédiate pour ce qui
est dû n’empêche pas la conformité de l’action au devoir, mais l’action appa-
raît de toute évidence intéressée.
Kant en infère au passage l’existence d’un cas plus délicat, lorsque
« l’action est conforme au devoir » – quelqu’un fait son devoir – « et que par
surcroît encore le sujet a pour elle une inclination immédiate ». Ce qui appa-
raît ici difficile à Kant, c’est de discerner s’il s’agit ou non d’une action inté-
ressée.
Malgré les apparences imposées par l’ordre du texte, l’exemple de la
probité commerciale n’illustre pas le cas difficile évoqué juste avant, mais
celui d’ « une action qui était accomplie, non par devoir, ni par inclination
immédiate, mais seulement dans une intention intéressée » (63). Celle-ci cor-
respond tout autant au devoir qu’à l’intérêt du commerçant, puisqu’elle est à
la fois un acte de justice, et le meilleur moyen de fidéliser une clientèle.
Vient ensuite un premier exemple correspondant au cas difficile : la
conservation de la vie. Elle est un devoir puisque le suicide, comme cas par-
ticulier d’homicide, est l’objet d’une interdiction. Or elle est « en outre une
chose pour laquelle chacun a encore une inclination immédiate », commu-
nément appelée instinct de conservation, soit un attachement spontané à vie.
On pourrait dire ici que la règle du devoir ne fait que sanctionner ra-
tionnellement une inclination naturelle qui relève de la finalité naturelle plus
haut évoquée. Mais Kant renforce plutôt l’opposition entre les deux points
de vue, ce qui le conduit à l’affirmation assez paradoxale que la volonté de
vivre n’a de « valeur morale » que quand la vie est devenue désespérante.
Autrement dit : tant que la vie est aimable et aimée, la volonté qui la prend
pour fin peut être soupçonnée d’immoralité.
Deuxième exemple : la bienfaisance, dans la mesure des moyens de
chacun.
Schiller disait que la conception kantienne du devoir lui posait un pro-
blème parce qu’il ne pouvait faire du bien sans y prendre plaisir. Kant men-
tionne des comportements relevant de la vertu aristotélicienne d’enjouement,
qui permet d’éprouver « une satisfaction intime à répandre la joie » (63). Les
moralistes anglais d’inspiration empiriste, tels Hume ou Hutcheson, voyaient
dans la sympathie le fondement naturel de l’altruisme moral.
Le caractère vertueux d’une telle manière d’être est ici dénié : « une
telle action, si conforme au devoir, si aimable qu’elle soit, n’a pas cependant
de valeur morale véritable ».
La critique de la philanthropie que Kant développe peut d’abord pa-
raître un peu ambiguë et confuse, parce qu’il l’imagine allant « de pair avec
d’autres inclinations » comme « l’ambition », après l’avoir envisagée
« même sans aucun autre motif de vanité ou d’intérêt ». Il semble vouloir
dire, dans sa deuxième présentation, que lorsque la bienfaisance spontanée
d’un homme sert ses ambitions de succès social, elle est favorable à
« l’intérêt public », et comme telle digne de « louange », mais pas de « res-
pect » (64), c’est-à-dire d’approbation morale.
Comme dans le cas précédent, Kant modifie la figure prise en exemple
pour dégager la condition d’une bienfaisance philanthropique vertueuse : que
le philanthrope n’éprouve, soit par malheur accidentel, soit par tempérament
naturel, aucune inclination sympathique à exercer sa bienveillance. Il n’y a
une « véritable valeur morale » à être bienfaisant que parce qu’on veut l’être,
et non pas parce qu’on y trouve une satisfaction.
N.B. Sur ce point aussi l’aristotélisme est renversé. Aristote jugeait
que la vertu accomplie n’allait pas sans le plaisir pris aux bonnes actions.
Kant professe avant tout que la vertu n’est vraie que lorsqu’elle en est dé-
pourvue.
Troisième exemple : le devoir « indirect » (64) de chercher à être heu-
reux.
Il y a ici comme une nichée de paradoxes.
Kant rappelle ce qui était au principe des sagesses eudémonistes :
« tous les hommes ont déjà d’eux-mêmes l’inclination au bonheur la plus
puissante et la plus intime » (65). C’est reconnaître que le bonheur est l’objet
d’un désir naturel, c’est-à-dire, comme il le dira plus loin, nécessaire et uni-
versel. Le bonheur est présenté ici comme l’horizon de tous les désirs hu-
mains : « dans cette idée du bonheur toutes les inclinations s’unissent en un
total ». Par le terme de bonheur, les hommes entendent, comme le pensait
Aristote, un contentement auquel rien ne manquerait plus.
Kant pourtant dénie toute valeur morale à cette fin naturelle, pour une
raison qu’il reprendra dans la 2ème section. Il conteste que l’appétit naturel de
bonheur puisse être un principe suffisant de décision lorsqu’une inclination
fait paraître préférable une satisfaction immédiate plutôt qu’un incertain
bonheur à venir qui requerrait la privation de cette satisfaction, telle celle de
boire du vin pour « le goutteux ». C’est que le bonheur n’est qu’une « idée
2.
La « seconde proposition » (66) explicite la notion de l’« action ac-
complie par devoir ».
Négativement, une telle action se caractérise par son indépendance à
l’égard de « la réalité de l’objet de l’action », soit à titre de fin visée – à réa-
liser –, soit à titre de résultat obtenu. La valeur morale de l’action ne dépend
pas de son aspect objectal ou, comme on dit, matériel : le rapport à un tel ob-
jet est ce qui définit l’intérêt, lequel vient d’être exclu de la moralité.
Si ce n’est pas la matière de l’action qui peut faire sa moralité, reste
que ce soit sa forme, c’est-à-dire ce qui la distingue spécifiquement en tant
qu’action volontaire : cet aspect formel de l’action se confond alors avec sa
« maxime », c’est-à-dire l’expression de l’intention subjective qui détermine
la volonté à agir – son principe interne et non pas externe (voir la note de la
p.67).
L’action morale doit alors être définie comme celle dont la seule
maxime est d’accomplir le devoir, à l’exclusion de toute autre considéra-
tion : il s’agit bien d’une intention, mais elle n’a d’autre fin que
l’accomplissement du devoir, de telle sorte qu’aucun intérêt pour une autre
fin ne détermine la volonté.
3.
La « troisième proposition » est la première définition du devoir
comme « la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi » (66).
C’est aussi la première occurrence du terme de respect, que la deuxième Cri-
tique analysera comme le « mobile de la raison pure pratique ».
Le terme de nécessité énonce le caractère essentiel de la notion
d’obligation, exprimée par l’injonction tu dois, ou il faut. Dire que l’action
obligée – due – est nécessaire, c’est dire qu’elle n’est pas contingente, au
sens ou elle n’est pas facultative : il s’agit d’une nécessité morale, et non pas
physique, car de ce point de vue, l’action doit être considérée au contraire
comme contingente du fait qu’elle est l’effet d’une volonté libre.
La définition du devoir signifie que ce qui est dû, ce n’est pas seule-
ment l’action elle-même, mais avant tout que celle-ci soit voulue en considé-
ration de la loi qui la dicte et d’elle seule.
Le commentaire de la définition l’éclaire en opposant le respect et
l’inclination. Celle-ci est elle-même définie en référence à son objet, c’est-à-
dire à ce qu’elle vise. Ni l’inclination ni son objet ne peuvent être objets de
respect, tout au plus d’approbation ou d’amour.
L’explication, qui ne sera donnée explicitement que dans la suite, est
que l’inclination comme son objet sont déterminées par la nature, tandis que
le respect, comme attitude morale, ne peut avoir rapport qu’à « l’activité
d’une volonté », soit ce qui relève de la liberté et non pas de la nature. Ce qui
peut être objet de respect, c’est la volonté, mais pas en tant qu’elle vise tel
objet, mais « uniquement comme principe et jamais comme effet » (67) : la
volonté ne peut être jugée moralement sur ses résultats, qu’ils soient obtenus
ou simplement visés.
Une fois qu’il est fait abstraction des objets d’inclination, il ne reste
plus, pour déterminer la volonté, que la loi, c’est-à-dire la conscience de ce
que la volonté doit vouloir, et que la simple inclination ne peut jamais lui
dicter, parce que ce diktat de l’inclination serait précisément étranger à la vo-
lonté elle-même.
Kant précise le rapport entre le respect et la loi en présentant la se-
conde comme le principe objectif de la détermination de la volonté, et le
premier comme son principe subjectif, l’un et l’autre convergeant à donner
sa valeur morale à l’action. L’un et l’autre sont nécessaires, car l’obligation
imposée par la loi en toute indifférence aux inclinations serait sans effet si
elle ne suscitait de l’intérieur même de la volonté un sentiment qui l’incline à
l’obéissance. La note de la p.68 esquisse ce que Kant développera dans la
deuxième Critique pour faire voir dans le respect l’unique sentiment moral,
ou « intérêt moral » (note p.68), en un sens non empiriste de l’expression,
soit un sentiment déterminé a priori par la conscience morale inhérente à la
raison pure pratique.
N.B. 1/ Ce point illustre lui aussi le changement de perspective de
Kant par rapport aux morales antiques. Aristote se contentait d’une défini-
tion du bien comme « ce à quoi toute chose tend », c’est-à-dire en référence
à la réalité naturelle de l’inclination. Kant rompt avec cette définition en op-
posant le bien moral – ce qui est vraiment et absolument bon – et le bien
suggéré empiriquement par l’inclination : « se représenter la loi en elle-
même, ce qui à coup sûr n’a lieu que dans un être raisonnable, et faire de
cette représentation, non de l’effet attendu, le principe déterminant de la vo-
lonté, cela seul peut constituer ce bien si excellent que nous qualifions de
moral » (67).
2/ Tel que Kant le présente, le respect a pour objet la loi plutôt que la
personne. Le texte dit que le bien moral est « présent dans la personne même
qui agit selon cette idée », alors qu’il « n’y a pas lieu de l’attendre seulement
de l’effet de son action » (67-68) : le bien qui est objet de respect, c’est la
personne qui veut, et non pas ce qu’elle veut. Mais la note précise que « tout
respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi (…) dont
cette personne nous donne l’exemple », ce qui paraît signifier que la per-
sonne n’est respectable que dans la mesure où elle obéit à la loi.
une place centrale dans la détermination du bien à faire hic et nunc, c’est-à-
dire toujours compte tenu des enjeux et des circonstances.
L’exemple vise à montrer que la morale de la prudence est incapable
de déterminer l’action de façon nécessaire. Cela est dû principalement à son
caractère conséquentialiste : prétendant déterminer le bien dû d’après le ré-
sultat visé, elle ne peut manquer de s’empêtrer dans la considération de con-
séquences possibles, qui ne sont pas « aisées à prévoir ». La mise en balance
de l’intérêt à court terme – se tirer d’embarras – et de l’intérêt à long terme –
conserver la confiance d’autrui – est de l’ordre du probable et non pas du
certain. Kant voit dans la morale d’Aristote un finalisme de l’intérêt bien
compris, condamné par là même à ignorer la véritable notion de l’obligation
morale : qu’il puisse paraître, sans certitude, plus prudent de tenir ses pro-
messes ne suffit pas à en faire un devoir, parce « qu’une telle maxime n’en
est pas moins toujours uniquement fondée sur les conséquences à craindre »
(69-70).
La logique interne de la notion de devoir implique que la règle qui le
dicte détermine sans ambiguïté et sans hésitation possible ce qui est à faire :
à la différence de la règle de prudence, qui ne peut jamais rendre certain de
ce qui est à faire ou ne pas faire, parce qu’elle se place du point de vue de
l’avantage à attendre, la règle morale doit être « infaillible » (70) pour ce
discernement. Ainsi, agir bien et agir mal ont un sens clairement détermi-
nable du deuxième point de vue, et aucunement du premier.
Kant invoque à l’appui l’exemple du « mensonge », qui est le genre
dont la fausse promesse est une espèce. Le mensonge se dénonce de lui-
même comme un usage fautif de la volonté, car il ne peut être voulu qu’à la
condition qu’il ne fasse pas l’objet d’une loi universelle, puisqu’il ne peut
présenter un intérêt que s’il est cru, c’est-à-dire supposé vrai : il révèle donc
de lui-même la nécessité de la loi qu’il transgresse.
« Je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière
vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir », car « ma maxime,
du moment qu’elle serait érigée en loi universelle, se détruirait elle-même
nécessairement » : la volonté mauvaise est ici présentée comme celle que
son usage met en contradiction avec elle-même, soit comme une volonté
autodestructrice, tout comme, sur le plan théorique, le fait de se contredire
constitue une autodestruction de la pensée.
Kant n’en voit pas moins un avantage à son principe, qui est de ne pas
exiger beaucoup de « finesse » (69), ni de « subtilité » (70), ni
d’« expérience quant au cours du monde » (70-71), c’est-à-dire
d’intelligence et de culture, pour la détermination du bien qui est à faire. Ap-
paraît ici l’aspect démocratique de sa doctrine morale, qui l’oppose à ce qu’il
y avait d’aristocratique dans le platonisme et l’aristotélisme. Kant est mani-
festement plus proche du stoïcisme, qui mettait déjà à égalité l’esclave
(Épictète) et l’empereur (Marc-Aurèle) au regard de la sagesse et de la con-
naissance des devoirs humains.
C’est de la même façon que la loi morale met tous les hommes à égali-
té quant à la conscience de ce qu’ils doivent et se doivent, parce que cela est
indépendant de leur capacité « de parer à tous les événements qui [se] pro-
duisent » (71) dans le monde, soit de leur importance et de leur influence
mondaine. « La connaissance morale de la raison humaine commune » dé-
tient en elle-même le « compas » qui lui donne « la pleine compétence qu’il
faut pour distinguer ce qui est bien, ce qui est mal ».
Par suite, comme Kant le redira dans la Critique de la Raison pra-
tique, « pour une telle législation la raison arrache un respect immédiat »,
qui n’est autre que « l’estimation d’une valeur de beaucoup supérieure à la
valeur de tout ce qui est mis à un haut prix par l’inclination ». Le devoir est
alors redéfini, avec une précision supplémentaire, comme « la nécessité où je
suis d’agir par pur respect pour la loi pratique qui constitue le devoir » : le
caractère de pureté était assurément implicite depuis le début, dès lors qu’il
était question de dégager le sens de l’obligation de tout ce qui avait rapport à
une inclination quelconque. L’adjectif pur a donc ici exactement le même
sens que dans la première Critique, où il était opposé à empirique.
Ce respect est mis ici au compte de la conscience commune, dont il
constitue l’essentiel. En revanche, il revient aux « recherches du philo-
sophe » de saisir « sur quoi il se fonde ». Mais ce travail de compréhension,
qui correspond à l’exigence proprement philosophique de fondation en rai-
son, est second, et même, à certains égards, secondaire du point de vue de la
moralité elle-même. Car « il n’est besoin ni de science ni de philosophie
pour savoir ce qu’on a à faire, pour être honnête et bon, même sage et ver-
tueux », et « la connaissance de ce qu’il appartient à tout homme de faire, et
par conséquent encore de savoir, doit être aussi le fait de tout homme, même
du plus commun » (71-72).
Il ne s’agit ici de rien de moins que du primat de la raison pratique,
déjà affirmé dans la Critique de la Raison pure, et réaffirmé dans la deu-
xième Critique. La morale a pour objet le bien humain, et c’est donc elle
seule qui peut donner son sens à la science elle-même, c’est-à-dire au travail
de la raison théorique. C’est pourquoi Kant fait de la liberté la clé de voûte
de tout l’édifice de sa philosophie : sa critique théorique n’avait d’autre but
que de limiter la compétence de la science pour rendre possible une morale
fondée sur la liberté, que la science ne peut pas connaître, mais dont il est
possible de penser l’idée, et même nécessaire de postuler la réalité pour
comprendre l’existence de fait de la conscience morale.
Cette primauté de la raison pratique n’est pas pour Kant qu’une thèse
philosophique. Elle est attestée par le fait que « dans l’intelligence commune
de l’humanité, la faculté de juger en matière pratique l’emporte de tout point
sur la faculté de juger en matière théorique » (72).
À l’appui de cette affirmation, Kant invoque ce qu’il pense avoir éta-
bli dans la Critique de la Raison pure, à savoir que la raison pure livrée à
elle-même, sans le secours de l’expérience, tombe dans le paralogisme et
l’antinomie. Bref, l’usage pur de la raison ne vaut rien du point de vue théo-
rique. Au contraire, du point de vue pratique, la raison pure est apte à déter-
miner le devoir par elle-même, et elle ne peut même le faire qu’en ne prenant
d’autre principe qu’elle-même, à l’exclusion de « tous les mobiles sen-
sibles » (72). Alors que la raison pure n’est pas suffisante dans l’ordre du
connaître, où il lui faut s’appliquer à l’expérience, elle est en revanche « pra-
tique par elle-même », comme le dira la deuxième Critique, à condition de
faire alors abstraction de tout ce qui est d’ordre empirique.
Aussi Kant n’hésite-t-il pas à affirmer la supériorité, dans l’ordre pra-
tique, de l’intelligence commune sur la philosophie.
Bien qu’elle soit exposée à la tentation de « chicaner avec sa cons-
cience », la première ne s’en caractérise pas moins par « son heureuse sim-
plicité », qui lui donne le moyen de « toucher juste » pour « déterminer avec
exactitude la valeur des actions ».
Quant à la philosophie, elle est exposée, elle, à la tentation de mêler à
cette détermination simple des considérations qui lui sont étrangères, alors
qu’elle « ne saurait avoir d’autre principe qu’elle ». Bref, la philosophie ne
doit pas avoir la prétention de précéder la conscience morale, qui s’impose
au contraire à elle comme un fait, et la précède. Tout ce que peut faire la phi-
losophie, c’est « exposer le système de la moralité d’une façon plus complète
et plus claire », c’est-à-dire mettre au jour la cohérence de la loi morale en
montrant comment son détail découle de son principe. Il ne s’agit pour la
philosophie ni de se substituer à la conscience morale, ni de prétendre inno-
ver en matière de moralité.
tion complète se résume à ses yeux sous le nom de bonheur » (73). La con-
trariété entre la volonté et l’appétit naturel est constitutive de la nature hu-
maine, puisque la première est une cause libre, tandis que le second est sou-
mis au déterminisme de la nature : les lois de la nécessité physique ne peu-
vent être qu’antagonistes de celles de la nécessité morale, puisque les se-
condes supposent ce qu’excluent les premières. Et cet antagonisme est ina-
missible puisque, comme Kant le souligne, les « turbulentes prétentions » de
l’inclination naturelle, même si elles ne sont « légitimes » qu’« en appa-
rence », « ne se laissent supprimer par aucun commandement » : la loi mo-
rale peut bien déterminer immédiatement la volonté en lui imposant le res-
pect, elle est impuissante à supprimer ce qui lui fait naturellement obstacle.
D’où ce que Kant appelle une « dialectique naturelle » de la raison
pratique. Il ne s’agit pas ici de cette dialectique qu’exposera la deuxième
Critique, c’est-à-dire l’antinomie de la raison pratique, qui confronte celle-ci
à l’hypothèse inquiétante de sa propre absurdité :
Il est hors de question pour Kant que ce but puisse être atteint par une
démarche spéculative, c’est-à-dire théorique de la raison : depuis la Critique
de la Raison pure, il a renoncé à toute possibilité de donner un fondement
théorique – c’est-à-dire métaphysique au sens « dogmatique » du terme –
aux exigences morales.
Le besoin de la raison commune ne peut être satisfait que par son dé-
passement dans une « philosophie pratique », qui consiste à prendre
l’impératif moral comme un fait, et à expliciter tout ce qu’il présuppose, sans
que cela, comme le rappellera la deuxième Critique, augmente en rien notre
savoir.
C’est pourquoi Kant ne pense trouver une solution à son problème, et
une sauvegarde de la moralité, que dans « une critique complète de notre rai-
son » (74), c’est-à-dire une critique théorique doublée d’une critique pra-
tique, destinées, dans les termes de la seconde préface à la Critique de la rai-
son pure, l’une à « abolir le savoir », en lui interdisant de prétendre dépasser
les bornes de l’expérience possible, et l’autre à « faire place à la foi », à sa-
voir l’affirmation par la raison de ce qu’elle ne peut pas savoir : l’existence
de la liberté, et, par rebond, de la divinité et de l’immortalité personnelle.
Deuxième section
1.
Il n’est pas étonnant dès lors que Kant reformule dans l’ordre pratique
la proposition qui est à certains égards le point de départ de toute la critique
de la raison théorique : « aucune expérience ne peut donner lieu de conclure
2.
3.
contrainte, comment pourrait-il y avoir « une volonté qui ne fait pas toujours
une chose parce qu’il lui est représenté qu’elle est bonne à faire » (84) ?
D’après le § suivant (84-85), il semble que Kant voie là le seul moyen
de distinguer la volonté humaine d’une volonté « divine » ou « sainte » :
celle-ci ne connaît pas de devoir parce qu’elle ne peut rien se représenter qui
la contraigne à obéir à la loi. Ce qui donne son sens au devoir en tant que tel,
c’est « l’imperfection subjective de la volonté ». Cela induit d’ailleurs une
nouvelle formule étrange : chez une volonté sainte, « le vouloir est nécessai-
rement en accord avec la loi » (85), ce qui pourrait signifier que son obéis-
sance à la loi ne résulte pas d’une volition libre.
En outre, l’idée d’une « volonté qui ne fait pas toujours une chose
parce qu’il lui est représenté qu’elle est bonne à faire » (84) paraît aller à
l’encontre du vieux principe selon lequel rien n’est jamais voulu si ce n’est
en étant visé, c’est-à-dire représenté, comme un bien, le choix et la décision
volontaires indiquant toujours la préférence de la volonté, soit le fait qu’elle
considère telle fin comme meilleure que telle autre. Il faut donc comprendre
qu’ici, la représentation qu’une chose « est bonne à faire » ne doit s’entendre
que du point de vue de la détermination rationnelle du bien intelligible, soit
de ce qui est « objectivement » et « pratiquement bon », et non pas bon –
seulement en apparence – « en vertu de causes subjectives ».
Kant retrouve ici la distinction platonicienne entre le bien et
l’agréable, soit, en termes aristotéliciens, entre ce qui est bon par soi, et ce
qui n’est bon que relativement à la disposition d’untel, qui peut être vicieuse,
la vertu consistant à trouver agréable ce qui est bon par soi.
Ici, tout comme dans la Critique de la Raison pure, c’est la sensation
qui se trouve destituée de toute valeur objective, soit comme source de valo-
risations qui ne sont valables que pour « tel ou tel », et non pas « pour tout le
monde ».
N.B. Il y a ici un autre élément très paradoxal du système. Car du
point de vue théorique, la sensation est jugée dépourvue de valeur objective
en tant que diversité chaotique d’impressions : il lui faut alors la mise en
forme par les concepts a priori pour permettre la constitution d’un véritable
objet de connaissance. C’est cette mise en forme qui transforme la sensation
amorphe en nature intelligible, c’est-à-dire conforme à des lois sous l’égide
du principe du déterminisme causal. Or dans la mesure où les inclinations
naturelles relèvent de ce déterminisme, on ne voit pas comment elles peu-
vent ne pas comporter cette universalité que Kant leur refuse ici : si la nature
se définit formellement comme la conformité de tous les phénomènes à des
lois universelles, les inclinations naturelles des hommes doivent comporter
une telle légalité, et il paraît impossible de les considérer comme purement
singulières et par suite dépourvues de toute validité objective.
La note de la p. 84 développe la reformulation kantienne de la distinc-
tion entre les appétits intelligible et sensible. Ce dernier est identifié au désir
en tant qu’il dépend « des sensations », et manifeste un « besoin (allemand :
Bedürfnis) », en ce qu’il est lié à la vie animale. L’analogue du besoin natu-
rel dans l’ordre de la volonté est l’« intérêt (allemand : Interesse) ». L’intérêt
est le rapport au bien que peut avoir seulement une volonté qui est aussi su-
jette à des besoins, c’est-à-dire une volonté humaine et non pas divine. Kant
trouve là le moyen de distinguer entre « agir par intérêt », ce qui a déjà été
réprouvé moralement, et « prendre intérêt » à ce que l’on fait, ce qui est né-
cessairement inhérent à l’action bonne – sans quoi elle serait affectée de né-
gligence –, et peut avoir un caractère tout à fait moral si c’est à la bonté de
l’action elle-même que l’on prend intérêt, et non pas à l’agrément que l’on
peut espérer retirer du résultat, soit de « l’objet » de cette action.
N.B. L’expression se complique un peu lorsque Kant, après avoir dis-
tingué le besoin et l’intérêt, se sert du deuxième terme pour définir le pre-
mier comme « intérêt pathologique », par opposition à « l’intérêt pratique » :
c’est assez inévitable puisque le besoin dont il est question ici est le principe
de ce que la 1e section caractérisait comme action intéressée, tandis que
l’intérêt pratique désigne ce qui est présent dans l’action que la 1e section ca-
ractérisait comme désintéressée.
habileté, « que la fin soit raisonnable et bonne, ce n’est pas du tout de cela
qu’il s’agit ici, mais seulement de ce qu’il faut faire pour l’atteindre » (86).
Les moyens techniques sont commandés comme nécessaires, mais seulement
en vue de fins facultatives.
2. Kant met toutefois à part une fin dont on peut penser qu’elle
s’impose réellement et nécessairement, et non pas seulement de façon aléa-
toire comme une fin simplement possible, une fin « que l’on peut supposer
avec certitude et a priori chez tous les hommes, parce qu’elle fait partie de
leur essence » (87). Cette fin est « le bonheur », et elle donne lieu à un impé-
ratif hypothétique assertorique, parce que le bonheur est ce dont la valeur de
fin ne fait l’objet d’aucun doute chez personne, comme l’ont souligné Aris-
tote et Pascal. Kant redira plus loin (91) que l’impératif prudentiel « ne se
distingue de l’impératif de l’habileté que sur un point, c’est que pour ce der-
nier la fin est simplement possible » (il est possible que quelqu’un la prenne
pour fin), « tandis que pour celui-là elle est donnée en fait » (elle est néces-
sairement prise pour fin par tout le monde).
N.B. 1/ Il ne peut s’agir ici que des hommes, c’est-à-dire « les êtres
raisonnables (en tant que des impératifs s’appliquent à ces êtres, considérés
comme dépendants) » : les hommes sont les seuls êtres raisonnables qui
aient des devoirs, parce que leur volonté doit s’exercer en situation de dé-
pendance naturelle.
2/ Il y a ici un correctif important apporté à ce qui était dit p. 84 : les
« conditions subjectives », sensitivo-affectives, de la détermination de
l’action ne sont pas seulement singulières et comme telles dépourvues
d’objectivité ; la constitution naturelle de l’homme – ici appelée son « es-
sence » – impose au contraire aux hommes de façon universelle la poursuite
de cette fin que tous dénomment bonheur. Il y a donc bien un élément
d’universalité qui dérive de l’appartenance de l’homme à la nature sensible,
et pas seulement de la forme de l’impératif moral.
Kant en tire une définition de la « prudence » comme « l’habileté dans
le choix des moyens qui nous conduisent à notre plus grand bien-être » (87).
C’est assez conforme à la définition aristotélicienne : Aristote distinguait la
prudence des autres formes d’habileté, éventuellement vicieuse, en lui don-
nant pour principe la connaissance du souverain bien. La différence entre les
deux auteurs est évidemment qu’Aristote identifiait le souverain bien au
bonheur (ici présenté comme un simple « bien-être »), tandis que Kant iden-
tifie le seul bien absolu à la bonne volonté, et ne voit dans le bonheur un in-
grédient du souverain bien qu’à la condition qu’il soit uni à la vertu.
Les impératifs de la prudence seront ultérieurement dénommés « con-
seils », et caractérisés comme « pragmatiques » (89). En tant qu’ils sont or-
donnés à cette fin nécessaire qu’est le bonheur, ils comportent un élément
d’universalité, à la différence des impératifs tout aussi facultatifs que les fins
facultatives qu’ils poursuivent, mais ils n’en restent pas moins hypothé-
tiques, et Kant soulignera que leur caractère impératif reste relatif, parce que,
même si le bonheur est une fin universelle puisque naturelle, celle-ci « ne
peut valoir que sous une condition subjective contingente, selon que tel ou
tel homme fait de ceci ou de cela une part de son bonheur » (88). Aristote
notait déjà que tous s’accordent pour dénommer bonheur le souverain bien,
mais tombent en désaccord sur ce en quoi il consiste – problème qu’il cher-
cha à résoudre d’un point de vue naturaliste et téléologique.
mais ce qui manque ici, c’est la possibilité d’avoir une conscience détermi-
née de la fin qui permettrait de déterminer analytiquement les moyens.
Les p. 90-91 constituent l’exposé majeur de la critique kantienne de
l’eudémonisme. Il s’agit de montrer que « le concept de bonheur est un con-
cept (…) indéterminé », et qu’il ne saurait par suite être un principe de dé-
termination morale, conforme à ce que la raison exige en matière d’action,
soit la réponse à la question : pourquoi faut-il agir de telle manière ?
La raison de cette indétermination est « que tous les éléments qui font
partie du concept de bonheur sont dans leur ensemble empiriques », soit
« empruntés à l’expérience », terme qui ne désigne chez Kant que
l’expérience sensible. On peut en conclure que Kant n’a pas d’autre idée du
bonheur que celle qu’il trouve chez les empiristes, et qu’il admet leur défini-
tion. La raison en est que la notion du bonheur est intrinsèquement liée à
celle de satisfaction, que celle-ci est identique à celle de plaisir, et que celui-
ci met toujours en jeu la sensibilité.
D’après ce qui a déjà été dit de cette dimension de la conscience hu-
maine, cela pourrait paraître suffisant pour dénier toute objectivité morale à
la visée du bonheur. Kant pourtant apporte ici un élément de critique nou-
veau, en attirant l’attention sur la contradiction entre le caractère à la fois ab-
solu et total de la satisfaction que l’on veut exprimer par le nom de bonheur,
et le caractère toujours limité et relatif, bref : conditionné, des satisfactions
dont nous avons l’expérience.
Ces indications ne sont pas sans rappeler, ici encore, les ingrédients
mobilisés par l’Éthique à Nicomaque (L. 1) pour circonscrire formellement
la notion de souverain bien, que le terme bonheur dénomme dans la cons-
cience commune. Les idées de « tout absolu » et de « maximum de bien-
être » font écho à l’idée d’un bien tel qu’il ne pourrait être accru par aucun
autre et se suffirait à lui-même.
Kant met en doute que la visée d’un tel maximum puisse être une véri-
table visée, soit qu’on puisse savoir ce qu’on veut en voulant être heureux :
l’eudémonisme n’est pas étranger à la moralité seulement par son caractère
téléologique ; il l’est aussi par son irrationalité, du fait qu’il est une téléolo-
gie dépourvue de fin véritable – on pourrait presque lui appliquer la troi-
sième caractérisation de la beauté, dans la Critique du jugement, comme
« forme d’une finalité sans représentation d’une fin », mais en la prenant ici
dans un sens péjoratif, parce que vide, alors que la beauté, naturelle ou artis-
tique, la donne à voir effectivement, mais en dehors du domaine de la mora-
lité.
Du point de vue de cette dernière, le défaut du bonheur est de ne pas
être un but rationnellement concevable.
Cela se vérifie pour Kant dans l’incertitude visible de toutes les con-
duites eudémonistes, qui ne peuvent éviter d’espérer le bonheur de telle et
telle source de satisfaction – richesse, culture, longévité, santé… –, mais
aussi d’éprouver l’insuffisance de chacune, la concurrence mutuelle qui fait
que la poursuite de l’une peut compromettre l’autre, et les maux que leur re-
cherche peut entraîner accidentellement (celui qui se sent en forme se sur-
veille moins…).
Thomas d’Aquin disait qu’aucun bien fini ne pouvait se présenter
comme bon à la volonté sans qu’elle soit consciente de sa limite, et donc de
la part de mal (manque de bien) qu’il comporte. Il en inférait que seule
fit d’expliquer ce qui les rend possibles, même si, comme Kant le dit dans le
2e § de la p. 93, cela comporte « tant de difficultés ».
Au contraire, dans la philosophie pratique, « nous n’avons pas
l’avantage de trouver cet impératif réalisé dans l’expérience, de telle sorte
que nous n’ayons à en examiner la possibilité que pour l’expliquer, et non
pour l’établir » (93). Ici, c’est l’établissement et non pas seulement
l’explication du principe qui est visé : il faut montrer qu’il y a un impératif
catégorique, sans que l’expérience soit d’aucun secours, contrairement à ce
qui est le cas dans la théorie.
La question se précise à travers la distinction entre « principes » et
« lois » de la volonté. Le premier terme s’applique aussi aux règles et aux
conseils, mais leur caractère conditionnel relativise tout à fait leur nécessité :
renoncer à la fin, c’est ôter toute nécessité au choix des moyens, et cela est
aussi analytique que l’axiome téléologique. « Au contraire, le commande-
ment inconditionné n’abandonne pas au bon plaisir de la volonté la faculté
d’opter pour le contraire ». La moralité, c’est avant tout l’interdiction d’un
usage arbitraire de la volonté : ton libre arbitre ne se fera pas principe de lui-
même. Ou plus exactement : ton libre arbitre ne peut être véritablement prin-
cipe de soi que s’il ne se décide pas de manière arbitraire, c’est-à-dire capri-
cieuse et contingente, mais de manière nécessaire, c’est-à-dire obligatoire.
Ce sera tout le sens de la « loi fondamentale ».
Première voie pour la solution du problème : chercher si la « for-
mule » de l’impératif catégorique ne peut être tirée de son « simple con-
cept » (94).
C’est là le principe du formalisme moral, que Kant éclaire par
l’opposition entre les deux types d’impératifs. La conscience d’un impératif
hypothétique suppose la connaissance de la fin qui constitue sa « condi-
tion », et la nécessité de l’impératif ne peut être elle-même reconnue anté-
rieurement à cette connaissance, ni indépendamment d’elle.
L’inconditionnalité de l’impératif catégorique consiste au contraire
dans son indépendance à l’égard de toute condition préalablement connue.
Or cette abstraction à l’égard de tout objet du vouloir a pour conséquence
que, dans la conscience d’un tel impératif, « il ne reste rien d’autre que
l’universalité de la loi en général, à laquelle la maxime de l’action doit être
conforme », c’est-à-dire la forme de l’obligation considérée en tant que telle.
La métaphysique des mœurs, c’est d’abord la science – ou peut-être vau-
drait-il mieux dire : l’intelligence – de l’obligatoire en tant qu’obligatoire,
soit de l’idée même d’obligation.
D’où ce que la 2e Critique appellera la « loi fondamentale de la raison
pratique » : ne t’autorise à vouloir que ce dont tu puisses vouloir en même
temps que tout un chacun le veuille. Ici Kant dit à son propos qu’elle consti-
tue l’unique impératif catégorique, en ce sens qu’elle est la forme de tous les
impératifs qui commandent catégoriquement certaines actions, et que cette
forme est ce qui leur confère leur nécessité inconditionnelle.
Kant n’hésite pas à souligner le caractère résolument formel de sa dé-
marche : il s’agit d’expliquer « ce que veut dire » le « concept » (95) de
l’impératif moral, en montrant que « de ce seul impératif tous les impératifs
du devoir peuvent être dérivés comme de leur principe » (94) – ce sera la
tâche de la Métaphysique des mœurs, esquissée ici dans les §§ suivants –, et
cela « quoique nous laissions non résolue la question de savoir si ce qu’on
doit donc juger le suicide comme moralement condamnable parce que contre
nature. Mais la raison, en est, selon la logique du formalisme, que l’exigence
de ne pas entrer en contradiction avec soi est interne à la volonté rationnelle,
et que celle-ci ne peut donc pas vouloir d’une nature qui serait intrinsèque-
ment contradictoire. N.B. La proposition selon laquelle « une nature en con-
tradiction avec elle-même (…) ne subsisterait pas comme nature » pourrait
laisser entendre que la non-contradiction est d’abord une loi de la nature,
dont la non-contradiction de la volonté ne serait qu’un cas particulier. Or
c’est bien le cas puisque le principe de contradiction est le premier et le plus
universel des a priori de l’entendement, en tant que « principe suprême de
tous les jugements analytiques ». Ainsi la nature ne peut être connue en tant
que telle que comme non-contradictoire, et la volonté, qui n’est autre que la
raison, appelée entendement dans l’ordre de la science théorique, ne peut
vouloir qu’une nature non-contradictoire, et donc réprouver toute action qui
présupposerait le contraire.
2/ La fausse promesse (96). N.B. Le commentaire qu’en donne Kant
ici fait significativement ressurgir un point de vue secrètement finaliste.
Autoriser la fausse promesse, c’est rendre la promesse impossible. Mais
l’interdiction suppose dès lors qu’il faille des promesses : s’il faut des pro-
messes, on ne saurait autoriser la fausse promesse. L’impératif apparaît alors
comme hypothétique plutôt que catégorique, car on peut supprimer la con-
tradiction en supprimant les promesses. C’est seulement si la promesse appa-
raît comme un bien que l’interdiction de la fausse promesse se justifie, mais
il paraît douteux que ce soit la catégoricité de l’impératif qui fasse savoir que
et en quoi la promesse est bonne.
3/ La négligence des « dons naturels » (97), du fait d’une préférence
pour « la jouissance ». Kant relève qu’elle n’implique pas d’elle-même une
contradiction propre à compromettre l’existence même de la nature. Mais il
ne lui oppose pas moins, sans véritable justification, et dans un style un peu
stoïcien, que « en tant qu’être raisonnable, il veut nécessairement que toutes
les facultés soient développées en lui parce qu’elles lui sont utiles et qu’elles
lui sont données pour toutes sortes de fins possibles ». N.B. Ici encore, on ne
voit pas très bien comment ce finalisme évident s’accorde avec le forma-
lisme antérieurement posé en principe : pourquoi la culture ferait-elle l’objet
d’un devoir s’il est vrai qu’en la refusant on ne provoque aucune contradic-
tion autodestructrice de la nature, comme en témoigne l’exemple de
« l’insulaire de la mer du Sud », pour qui Kant n’a manifestement pas trop
d’estime ? Kant a déjà lui-même souligné que la moralité n’était pas une af-
faire de culture.
4/ De même, l’absence « de sympathie et de bienveillance » – la mi-
santhropie – n’empêcherait pas que « l’espèce humaine pourrait sans doute
fort bien subsister », mais Kant lui oppose l’impossibilité de « VOULOIR »
l’universalisation d’une telle loi : « une volonté qui prendrait ce parti se con-
tredirait elle-même ; il peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet
homme ait besoin de l’amour et de la sympathie des autres, et où il serait
privé lui-même de tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi
de la nature issue de sa volonté propre » (98). N.B. Ce mode de justification
est encore plus étrange que les précédents, parce qu’il réintroduit la prise en
considération de « cas » évidemment contingents, et que le vouloir sensé qui
Kant ne s’arrête pas à cette difficulté, que son texte suscite en dépit de
ses intentions. Il éclaire néanmoins ses exemples par une distinction entre
« devoir strict » et « devoir large » (98), qui montre que l’impératif principiel
ne s’applique pas simplement, mais diversement, et qui atteste aussi le carac-
tère indispensable de sa deuxième formulation.
D’une manière générale, le fondement de tous les impératifs est la
possibilité de vouloir, ce qu’il faut entendre non pas au sens de la puissance
du libre arbitre, mais au sens logique d’un exercice non contradictoire de la
volonté, la non-contradiction étant la marque de la possibilité.
Un devoir strict est celui qui interdit « des actions dont la nature est
telle que leur maxime ne peut même pas être conçue sans contradiction
comme loi universelle de la nature, bien loin qu’on puisse poser par la volon-
té qu’elle devrait le devenir » : le devoir strict (négatif) interdit toute action
contre nature. C’était selon Kant le cas du suicide.
Un devoir large se présente à propos d’actions « dans lesquelles on ne
trouve sans doute pas cette impossibilité interne », mais dont il est « impos-
sible que leur maxime soit élevée à l’universalité d’une loi de la nature,
parce qu’une telle volonté se contredirait elle-même » – soient des actions
qui, sans être directement contre nature, n’en comporteraient pas moins une
mise en contradiction de la volonté.
En rapprochant les deux énoncés, on peut en inférer que, dans le deu-
xième cas, la volonté doit pouvoir se dire que sa maxime « devrait (…) de-
venir » une loi universelle de la nature, faute de quoi elle se contredirait elle-
même. Ainsi, il n’y a pas de contradiction dans l’idée d’une nature exclusive
de toute bienveillance, mais la volonté ne peut que vouloir que celle-ci soit
une loi universelle de la nature. N.B. Les mauvaises langues diraient que la
moralité consiste alors à prendre ses désirs pour des réalités.
Kant complète la déduction positive par une argumentation a contra-
rio, appuyée sur une analyse de la volonté fautive.
Ce qui la caractérise, c’est l’impossibilité pour elle de vouloir que sa
maxime vaille universellement – comme le montre l’exemple du mensonge,
que Kant ne reprend pas ici : pour qu’il produise son effet, « la maxime op-
posée », qui commande la véracité, « doit rester universellement une loi »
(99).
Dès lors, il apparaît que la faute morale consiste à considérer la loi
comme valant pour les autres, et non pas pour soi, ou comme valant en géné-
ral mais pas dans tel cas exceptionnels – « c’est bon pour cette fois », dit le
policier indulgent.
Ainsi « l’universalité du principe est convertie en une simple générali-
té », ce qui est contraire au « point de vue de la raison », laquelle, selon la
Critique de la Raison pure, exige la « véritable universalité » et ne peut se
contenter d’une « élévation arbitraire de la valeur », comme on en trouve
dans les généralisations empiriques.
Kant voit bien quel problème pose son principe formaliste de la non-
contradiction interne de la volonté. La contradiction n’apparaît que si la vo-
lonté se place « d’un seul et même point de vue, à savoir du point de vue de
la raison ». Mais si le propre de la volonté est de pouvoir se décider contre
Transition : p.99-100.
rait impossible, et c’est ce qui conduira Kant à faire une exception – théo-
rique plutôt que pratique – pour l’idée de liberté, en la présentant comme la
seule idée à faire l’objet d’une connaissance, parce que son existence est at-
testée par le factum rationis de la loi morale.
La recherche de la preuve commence par l’ecthèse d’une fausse
preuve, celle qui consisterait à tirer « la réalité » de l’impératif de « la consti-
tution particulière de la nature humaine ». Si on pouvait le faire, le pro-
blème de l’existence serait résolu pour autant que la nature humaine existe.
Deux raisons s’y opposent : 1/ cela reviendrait à « dériver »
l’impératif « de certains sentiments et de certains penchants » – ce qui est le
cas dans l’empirisme moral – « et même, si c’est possible, d’une direction
particulière qui serait propre à la raison humaine » – ce qui est le cas dans
l’eudémonisme aristotélicien ; 2/ l’impératif cesserait du même coup d’être
obligatoire : il serait une « maxime » – un « principe subjectif » – qui ne
pourrait avoir la force d’une « loi » – d’un « principe objectif » –, parce que
l’impératif ne peut donner « l’ordre d’agir » qu’à la condition d’être stricte-
ment universel, et donc de valoir « pour tous les êtres raisonnables », et non
pas seulement « pour toute volonté humaine », laquelle n’est ici qu’un cas
particulier subalterne.
Kant voit une confirmation de son point de vue dans ce qui lui appa-
raît comme un fait : « la sublimité et la dignité intrinsèque du commande-
ment exprimé dans un devoir apparaissent d’autant plus qu’il trouve moins
de secours et même plus de résistance dans les causes subjectives » (100-
101). Autrement dit, la moralité est d’autant plus authentique qu’elle est plus
douloureuse parce qu’elle contrarie plus la nature : on est ici aux antipodes
de la définition aristotélicienne de la vertu, et ce qui ultérieurement servira
d’argument – chez Nietzsche notamment – contre la morale comprise à la
manière kantienne se présente ici comme un argument suprême en sa faveur.
La philosophie morale, dès lors, ne trouve de « point d’appui » « ni
dans le ciel ni sur la terre », c’est-à-dire pas plus dans cette « nature tuté-
laire » que serait la divinité, inconnaissable, que dans la nature humaine à la-
quelle il n’y a pas lieu de prêter un « sens inné » de la moralité, puisqu’elle
s’oppose plutôt à celle-ci, et la valorise en s’y opposant.
La philosophie morale ne peut donc faire autrement que mettre
l’homme devant l’alternative : « attendre tout de la suprématie de la loi et du
respect qui lui est dû, ou, dans le cas contraire » – la transgression –, « con-
damner l’homme à se mépriser et à s’inspirer de l’horreur au-dedans de lui-
même ». Dans la mesure où la nature ne peut faire autrement que contrarier
la moralité comme le déterminisme contrarie la liberté, et en général la
rendre douteuse, on peut penser que c’est toujours le « cas contraire » qui se
présente, et on comprend que Hegel ait présenté comme une « conscience
malheureuse » la conscience morale telle que Kant la conçoit, avant que
Nietzsche n’y dénonce la forme principale de la « mauvaise conscience »,
soit fruit d’une exigence littéralement et consciemment inhumaine. N.B.
Dans la tradition antérieure de la théologie morale, le mépris de soi était ca-
ractérisé comme un péché majeur – ce dont Bernanos fera l’un des thèmes
principaux de ses romans.
L’humanisme naturaliste appuyé sur l’expérience est pour Kant un
« monstre bâtard » (102), parce qu’il mêle à la définition de la moralité des
éléments incompatibles avec elle : « formé de l’ajustement artificiel de
membres d’origine diverse, qui ressemble à tout ce qu’on veut y voir, sauf
cependant à la vertu », qu’il rend donc méconnaissable.
caractère arbitraire de ce qui en décide ? Mais en outre, il est clair que seule
l’existence de l’homme peut être affirmée, pour autant qu’il est un être sen-
sible, alors que tout autre être raisonnable est peut-être pensable, mais sûre-
ment inconnaissable. Or ce qui permet d’affirmer l’existence de l’homme,
c’est précisément ce qui est en lui étranger à la moralité. Il est clair que cela
ne suffirait pas à affirmer l’existence d’une volonté capable de se déterminer
selon un impératif catégorique.
[N.B. On touche là déjà à ce qui est sans doute le problème majeur du
formalisme moral de Kant, adossé à son phénoménisme : à supposer qu’on
puisse penser la volonté et son autodétermination par des lois objectives,
qu’est-ce qui permet de reconnaître l’existence d’un être doué d’une telle vo-
lonté, étrangère à l’ordre sensible ? Et donc aussi : qu’est-ce qui permet de
reconnaître en autrui un être doué de volonté libre ?]
Jusqu’ici, on peut seulement dire : Kant énonce ce à quoi revient
l’injonction fondamentale de la moralité. C’est elle et rien d’autre qui de-
mande que l’homme, « dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le
concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raison-
nables », soit « toujours considéré en même temps comme fin ». N.B. On est
ici encore dans l’ordre du possible, car rien n’atteste qu’il existe une volonté
face à d’autres volontés. Et lorsque Kant écrira un peu plus loin, à titre de
« fondement » du principe moral : « la nature raisonnable existe comme fin
en soi » (105), il énoncera encore une proposition qui est de l’ordre de la dé-
finition essentielle, ou du moins du propre, car exister comme, ce n’est pas
simplement exister – l’expression utilisée par Kant renvoie au sens prédicatif
de l’être plutôt qu’à son sens absolu.
Kant s’empresse de préciser en quel sens il convient d’entendre, et
d’abord de ne pas entendre, le terme fin. Car il est équivoque du fait qu’il dé-
signe aussi « tous les objets des inclinations ». Or ce n’est certainement pas
en ce sens, c’est-à-dire en tant qu’objet d’une inclination, que l’homme doit
être considéré comme fin : l’inclination a déjà été rejetée hors de la moralité,
et Kant souligne que, loin qu’on puisse valoriser moralement aucun objet
d’inclination, « en être pleinement affranchi doit être le souhait universel de
tout être raisonnable ». Le rigorisme moral de Kant rejoint à nouveau ici le
stoïcisme.
L’objet d’une inclination n’est qu’un moyen de satisfaction, et à cet
égard il ne peut avoir qu’une « valeur relative ». Cette notion est empruntée
au vocabulaire économique de l’échange, selon lequel ce qui a une valeur,
c’est ce en contrepartie de quoi on peut obtenir autre chose, tenu pour équi-
valent, qu’il s’agisse d’une contrepartie financière monnayée, ou du travail
que coûte la fabrication d’un produit : c’est pourquoi Kant parle de « tous les
objets à acquérir par notre action », auxquels il n’attribue qu’une « valeur
(…) conditionnelle ».
Une fin en soi est au contraire ce à qui l’on peut et doit reconnaître
une « valeur absolue », soit l’idée d’une valeur qui est tout autre chose
qu’une équivalence, parce qu’elle signifie plutôt une non-substituabilité : il
s’agit d’« une fin telle qu’elle ne peut être remplacée par aucune autre »
(105).
Kant donne à entendre que son principe ne fait qu’expliciter le sens de
la distinction juridique entre les « personnes » et les « choses » (104) : les
premières sont déclarées en droit indisponibles, et cela signifie qu’à la diffé-
plir les potentialités inscrites dans sa nature, et, pour autant, ne pas se con-
tenter de sa conservation animale, individuelle et spécifique (reproduction),
mais vouloir son développement culturel. N.B. À nouveau, c’est la nature et
non pas la non-contradiction de la volonté qui dicte ce qui est à vouloir.
4/ Le cas du bonheur est l’occasion d’introduire une distinction entre
l’idée d’un « accord négatif » et celle d’un accord « positif, avec l’humanité
comme fin en soi ». La fin objective ne pouvant être qu’universelle, la pour-
suite par chacun de son propre bonheur doit inclure l’effort pour favoriser
celui des autres : « le sujet étant une fin en soi, il faut que ses fins, pour que
cette représentation produise chez moi tout son effet, soient aussi, autant que
possible, mes fins ». N.B. Le paradoxe reste toutefois ici que la recherche du
bonheur commun est présentée comme une fin nécessaire, alors qu’il a été
établi qu’il était illusoire de le considérer comme une fin déterminable, et
que loin d’être commune, elle était au contraire livrée aux aléas de
l’appréciation subjective.
plique en fait pourquoi la nature raisonnable est ce qui doit être considéré
comme fin en soi : « le sujet (Subjekt) de toutes les fins, c’est tout être rai-
sonnable ». Ce dernier est fin en soi parce que la raison est ce qui donne la
capacité d’agir d’après la représentation d’une fin – fût-elle seulement
d’obéir à la loi. L’être raisonnable est donc celui pour qui il y a des fins, non
pas au sens où il comporte une finalité, ce qui est d’après Kant le cas de tous
les êtres naturels organisés, mais au sens où la fin est pour lui le principe
d’une détermination consciente.
Ce 2ème principe induit aussitôt la formulation d’un 3ème qui vise à ex-
pliciter ce que signifie ici l’expression « sujet de toutes les fins ».
Car la conscience morale consiste en ce que la volonté se sait assujet-
tie à la loi, c’est-à-dire « soumise (unterworfen) » à elle. Mais comme la loi
découle de la raison pratique elle-même, la volonté est législatrice en même
temps que soumise à la loi, et n’est ceci qu’en conséquence de cela. La vo-
lonté ne se sait assujettie à la loi qu’autant qu’elle « peut s’en considérer
elle-même comme l’auteur ». C’est pourquoi le « troisième principe pra-
tique » est « l’idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme vo-
lonté instituant une législation universelle » : être raisonnable, c’est avant
tout, du point de vue pratique, faire la loi, en entendant par là non pas un
ordre arbitraire, mais une prescription nécessaire qui, en tant que telle, ne
peut que découler de la raison elle-même.
C’est déjà la définition de ce que Kant appellera pour la première fois,
un peu plus loin (111), l’autonomie de la volonté, dont l’explication sera re-
prise p.121.
D’après la p.109, le 3ème principe n’apporte pas toute la réponse à la
question de l’existence des impératifs catégoriques, qui n’a été que supposée
pour expliciter le concept de devoir. Ce qu’elle apporte de nouveau, selon
Kant, est seulement l’introduction, dans la formulation du principe, de ce qui
explique l’exclusion de « toute immixtion d’un intérêt quelconque, à titre de
mobile », et qui consiste dans l’idée de la volonté comme puissance auto-
législatrice.
N.B. Il y a une certaine complication dans l’usage du terme principe.
P.108, son occurrence dans la 1ère parenthèse renvoie à la 1ère formulation de
l’impératif fondamental. L’expression « second principe » paraît renvoyer à
sa 3ème formulation. P.109, ce qui est appelé « troisième formule du prin-
cipe » ne désigne pas une nouvelle formulation de l’impératif, mais plutôt la
notion qui lui sert désormais de fondement.
Le cœur de l’explication consiste à opposer deux points de vue : celui
d’une « volonté soumise à des lois », et celui d’une volonté « souveraine lé-
gislatrice ».
Du premier point de vue, Kant paraît admettre la possibilité qu’une
telle volonté « soit liée à ces lois par un intérêt (…) de son amour-propre
(Selbstliebe) », ce qui peut paraître étrange dans la mesure où l’intérêt en
question semble devoir supprimer le caractère contraignant des lois, et donc
aussi la soumission.
La mention d’un amour-propre paraît bien renvoyer au registre de
l’intérêt affectif. Pourtant, il est question ici d’un amour-propre de la volon-
té, qui la lie aux lois.
On peut comprendre ainsi : à supposer un tel intérêt dans la volonté, il
ne pourrait être à lui seul le principe suffisant du caractère obligatoire de la
loi, car il faudrait que l’amour-propre en question vise la volonté non pas en
tant qu’elle appartient à une subjectivité individuelle, mais en tant qu’elle est
principe rationnel d’universalité.
Le court § assez obscur de la p.109 s’éclaire p.110 (en bas)-111. :
Kant y précise la notion d’intérêt par celles d’un « attrait » ou d’une « con-
trainte » (intérêt négatif). L’un et l’autre impliquent une certaine « nécessité
d’agir » (111), opposée à la liberté, parce que la volonté s’en trouve assujet-
tie à « quelque chose d’autre » (110) qu’elle-même, « que cet intérêt fût un
intérêt personnel ou un intérêt étranger » (111) – agir par intérêt, c’est être
esclave de soi, tout comme l’esclave n’agit que pour l’intérêt de son maître :
il s’agit bien pour Kant de penser la moralité comme une obéissance qui soit
autre chose qu’un esclavage, transposition au registre moral des principes de
la politique rousseauiste.
Autrement dit : l’amour-propre de la volonté peut être considéré
comme un autre nom de son autonomie, à la condition qu’elle s’aime elle-
même comme principe d’une législation universelle, ce qui revient à « as-
treindre (einschränken) » son amour-propre à l’impératif catégorique princi-
piel.
Kant peut alors faire valoir, p.107, que sa présentation de la volonté
rationnelle comme fin en soi et auto-législatrice est ce qui permet de com-
prendre que cet impératif « ne se fonde sur aucun intérêt et qu’ainsi parmi
tous les impératifs possibles il peut seul être inconditionné » : malgré
l’apparent paradoxe, il faut que la loi morale fondamentale soit sans intérêt,
c’est-à-dire ne serve à rien, faute de quoi elle ne pourrait être principe
d’obligation – bien qu’on puisse dire aussi, et Kant le dit, que ce caractère
désintéressé est ce qui intéresse la raison, et elle seule, au sens où, confor-
mément à l’étymologie, elle s’y trouve impliquée.
D’où une nouvelle formulation de la loi fondamentale, qui n’atteste
pas plus que les autres l’existence de l’impératif catégorique premier, mais
l’explicite en recourant à la notion désormais acquise de volonté auto-
législatrice : « s’il y a un impératif catégorique (…), il ne peut que comman-
der de toujours agir en vertu de la maxime d’une volonté qui pourrait en
même temps se prendre elle-même pour objet en tant que législatrice univer-
selle »– ce qui revient à dire que la volonté ne peut avoir conscience de ses
obligations qu’à la condition de se savoir et de se vouloir autonome : bien
vouloir, c’est pour la volonté ne jamais vouloir sans se vouloir avant tout
elle-même, quoi qu’elle puisse vouloir par ailleurs.
Kant peut alors présenter sa conception (encore incomplète) comme la
bonne voie pour surmonter l’échec de toutes les philosophies morales anté-
rieures, qui n’ont pas su distinguer le point de vue du devoir de celui de
l’intérêt, et comprendre que la liberté qui définit essentiellement la volonté
consiste pour elle, comme le dit Rousseau dans l’ordre politique, à n’obéir
qu’aux lois qu’elle se prescrit à elle-même : « l’homme (…) n’est soumis
qu’à sa propre législation, encore que cette législation soit universelle »,
c’est-à-dire valable pour tout être raisonnable, même non humain, et « il
n’est obligé d’agir que conformément à sa volonté propre, mais à sa volonté
établissant par destination de la nature une législation universelle » (110).
N.B. Nouvelle référence à la nature, non plus comme ce à quoi la loi
morale doit être volontairement étendue pour être effectivement universelle,
mais comme ce qui destine l’homme, soit lui donne vocation, à l’exercice de
ce qui lui est propre au sein des êtres naturels. Nouveau paradoxe : la nature
a été d’abord connue a priori comme étrangère à la causalité libre de la vo-
lonté, mais elle est ici présentée comme ce de quoi l’homme tient sa capacité
propre de conduite rationnelle. Kant avait expliqué auparavant que cette ca-
pacité doit plutôt s’entendre par opposition à tout ce à quoi l’homme se
trouve ou se sent naturellement destiné, à savoir la satisfaction de ses besoins
et la quête de son bonheur.
dant rappeler qu’il s’agit cette fois d’un idéal de la raison, et non pas,
comme le bonheur, de l’imagination – idéal qu’il faut aussi distinguer de
l’idéal de la raison pure de la 1ère Critique (Dieu), car il s’agit d’un idéal
pratique, dont la réalisation est exigée par la raison pure, et non pas d’un
idéal théorique, que l’on peut penser, mais dont on ne peut connaître la réali-
té.
Une précision sur le règne des fins sert de transition pour introduire le
concept moral de « dignité .
La dignitas a d’abord été un concept politique, le terme désignant la
supériorité de quiconque exerce une charge publique et donc, par excellence,
de l’empereur.
Ici, ce qui avait d’abord été une prérogative personnelle devient un
prédicat universel.
Car la définition du règne des fins entraîne le paradoxe que tout
membre de ce règne est bien assujetti à ses lois – sans quoi il n’en ferait pas
partie –, et sous cet aspect, il a des devoirs qui le contraignent. Mais il doit
en même temps se reconnaître à l’égard de ces lois une suprématie, puisque
la particularité du règne des fins est que chacun y est chef en même temps
que sujet : or « dans le règne des fins le devoir ne s’adresse pas au chef, mais
bien à chacun des membres, et à tous à la vérité dans la même mesure »
(112). Chacun doit donc se sentir contraint par ses obligations – qui consti-
tuent une praktische Nötigung –, bien qu’en même temps elles ne le contrai-
gnent nullement – comme ferait un intérêt –, puisqu’il en est le principe. On
doit donc conclure que, dans le règne des fins, chacun se considère comme
contraint par lui-même – si cela peut avoir un sens. N.B. Le verbe nötigen
signifie bien : contraindre, forcer ; Nötigung se distingue de Verpflichtung,
qui renvoie à Pflicht : le devoir. Mais ici comme auparavant, c’est le devoir
lui-même qui est assimilé à une contrainte, et il faut dire par suite que le
chef, en s’obligeant – c’est-à-dire en tant que législateur – ne se contraint
pas, et en cela n’a pas de devoir.
La dignité morale n’est rien d’autre que la suprématie à l’égard des
lois que chacun possède parce qu’il est chef autant que sujet – en précisant
qu’être chef signifie ici tout sauf pouvoir décider de ce qui est à faire.
Le concept de dignité est précisé par l’opposition déjà rencontrée entre
la valeur absolue et la valeur relative. Cette dernière notion définit celle de
« PRIX », dont la forme économique est le « prix marchand ». Par analogie,
Kant parle d’un « prix de sentiment » – nous disons : une valeur affective –
pour tout ce qui, sans être une marchandise propre à satisfaire un besoin, ap-
porte néanmoins une satisfaction d’ordre culturel – soit, comme on dit,
donne du prix à la vie.
Ce concept du prix comme expression d’une équivalence permet de
définir a contrario la dignité comme « ce qui constitue la condition qui seule
peut faire que quelque chose est une fin en soi ». Ce qui est sous-entendu ici,
c’est l’idée que la dignité ainsi définie est aussi ce par quoi il peut y avoir en
général des fins consciemment poursuivies, puisque ce qui est fin en soi,
c’est ce qui est sujet de toutes les fins.
Ainsi la supériorité que dénote le terme dignité n’est pas celle d’un
homme ou de certains hommes par rapport à d’autres, c’est celle de la quali-
« Un règne des fins n’est possible que par analogie avec un règne de la
nature ; mais le premier ne se constitue que d’après des maximes, c’est-à-dire
d’après des règles que l’on s’impose à soi-même, tandis que le dernier ne se
constitue que selon des lois de causes efficientes soumises à une contrainte
extérieure. Malgré cela, on n’en donne pas moins à l’ensemble de la nature,
bien qu’il soit considéré comme une machine, en tant qu’il a rapport à des
êtres raisonnables considérés comme des fins, le nom justifié par là de règne
de la nature ».
représentation signifierait que le règne moral des fins n’est pas un simple
idéal, parce qu’il serait fondé en réalité, et toujours déjà pleinement réalisé
en la personne du Créateur.
Cette représentation est pour Kant parfaitement possible, mais la foi
dont elle est l’objet ne relève ni de la raison théorique, ni de la raison pra-
tique : la première ignore l’être divin, et la seconde ne fonde rien sur lui.
L’espérance théologale peut sans doute être considérée comme l’un des plus
puissants adjuvants de l’obéissance morale, mais elle n’en est pas le prin-
cipe : référer l’ordre moral à la volonté divine ne lui confère aucune valeur
ajoutée, parce que sa valeur absolue est au contraire le principe d’après le-
quel Dieu lui-même devrait déterminer ses propres jugements, en estimant
« la valeur des êtres raisonnables seulement d’après leur conduite désintéres-
sée ».
Ainsi « la moralité est dans le rapport des actions » non à la volonté
divine, mais « à l’autonomie de la volonté » (120), qui est le critère discri-
minant le permis et le défendu, mais aussi la sainteté, et l’assujettissement à
l’obligation, c’est-à-dire à la « contrainte » – « morale », précise ici Kant –
du devoir.
Ces rappels induisent la formulation d’un ultime paradoxe : « bien que
sous le concept de devoir nous nous figurions une sujétion à la loi, nous nous
représentons aussi par là une certaine sublimité et une certaine dignité atta-
chées à la personne qui remplit tous ses devoirs ». C’est à la moralité en soi
qu’il faut avant tout reconnaître la dignité, et par rebond à la personne elle-
même, à la mesure de sa propre moralité – toujours douteuse.
Les p.125-126 répètent une fois de plus ce qui a été déjà exposé,
jusqu’à reprendre la formule générale du formalisme moral : « La volonté
absolument bonne (…) ne contiendra que la forme du vouloir en général »
(126).
On notera toutefois l’intéressante explication développée juste aupa-
ravant : du fait que « la représentation d’un objet réalisable par nos forces »
relève de « la nature du sujet », l’hétéronomie revient, sous toutes ses formes
– que Kant réfute ici en bloc –, à ce que « ce soit proprement la nature qui
donne la loi ».
On retrouve alors la proposition paradoxale déjà rencontrée implici-
tement dans le texte des Fondements : cette nature qui, selon la Critique de
la Raison pure, a été connue a priori comme légalité nécessaire des phéno-
mènes, est ici déclarée « contingente en soi et impropre par là à établir une
règle pratique apodictique » – comme si Kant revenait à l’empirisme que sa
1ère Critique avait censément dépassé, au moment où il lui faut établir le fon-
dement non-empirique de la moralité.
Troisième section
nous concevoir dans l’ordre des fins comme soumis à des lois morales, et
nous nous concevons ensuite comme soumis à ces lois parce que nous nous
sommes attribué la liberté de la volonté ». Quant on a affaire à des « con-
cepts réciproques, (…) on ne peut se servir de l’un pour expliquer l’autre et
en rendre raison ».
Se propose alors une voie de solution typique de la philosophie cri-
tique : la distinction des points de vue, semblable à celle qui, dans la Cri-
tique de la Raison pure, servait à concilier la double affirmation que
l’homme est déterminé quant à son caractère empirique, ou comme phéno-
mène, et libre quant à son caractère intelligible, soit comme noumène. C’est
de la même façon que Kant distingue ici le fait de « nous concevoir par la li-
berté comme des causes efficientes a priori », et de « nous représenter nous-
mêmes d’après nos actions que nous avons visibles devant nos yeux ».
Pour justifier cette distinction, Kant tire argument du phénoménisme
exposé dans la 1ère Critique, non sans le mettre au compte, étonnamment, de
« l’intelligence la plus commune », comme si les quelque 800 pages de
l’œuvre n’avaient fait que confirmer « un discernement obscur de la faculté
de juger qu’elle nomme sentiment » : « toutes les représentations qui nous
viennent autrement qu’à notre gré (telles sont les représentations des sens) ne
nous font connaître les objets que comme ils nous affectent, de telle sorte
que ce qu’ils peuvent être en soi nous reste inconnu ». En d’autres termes,
l’idéalisme transcendantal serait l’attitude spontanée de la conscience com-
mune.
N.B. 1/ Ce jugement est original puisque cette dernière s’est plus sou-
vent vue critiquée – notamment par tout le rationalisme classique – pour son
« réalisme primaire », qui consiste à croire que ce que les sens perçoivent
existe réellement, qu’ils en connaissent quelque chose même si ce n’est pas
tout, et qu’ils permettent aux personnes de se reconnaître comme étant en soi
réellement telles, et pas comme de simples phénomènes auxquels la liberté
ne puisse être attribuée. La même conscience commune considère aussi en
général les représentations « que nous produisons uniquement de nous-
mêmes » comme ce qu’elle appelle des vues de l’esprit, et y verrait par suite
difficilement ce qui pourrait lui révéler l’essence de ce que les choses sont en
elles-mêmes.
2/ Kant se fera lui-même plus loin l’écho de cette critique, en dénon-
çant comme une corruption de la conscience commune le fait de non seule-
ment « toujours attendre derrière les objets des sens quelque réalité invisible
agissant par soi », mais se représenter en outre « immédiatement cet invisible
sous une forme encore sensible, c’est-à-dire en voulant en faire un objet
d’intuition » (135).
Il faut noter aussi que Kant fait appel ici à une expérience intérieure :
« il suffit pour cela de la différence déjà observée entre les représentations
qui nous viennent du dehors, dans lesquelles nous sommes passifs, et celles
que nous produisons uniquement de nous-mêmes, dans lesquelles nous ma-
nifestons notre activité » (134). On reconnaît ici assurément l’opposition li-
minaire de la Critique de la Raison pure entre la réceptivité sensible et la
spontanéité de l’entendement, cette dernière étant exprimée par le terme
d’« activité (Tätigkeit) », celui-là même qu’Aristote utilisait pour caractéri-
ser l’intellect agent, soit la capacité active de l’intellect à produire en lui-
même les concepts.
facultés intérieures ». Il n’y a sans doute par lieu d’entendre par ce terme la
vertu d’intelligence de la tradition aristotélicienne. Il est cependant remar-
quable que Kant ne puisse se contenter ici du seul terme d’entendement
(Verstand), qu’il a constamment utilisé, et bien qu’il s’agisse ici, en tout état
de cause, de la dimension intellectuelle du sujet humain. Or le terme intelli-
gence était celui que la tradition scolastique utilisait pour désigner les intel-
lects séparés, subsistant indépendamment de la matière, c’est-à-dire soit
l’intellect divin, soit les intellects angéliques : l’angélologie et la théologie
thomistes, par exemple, faisaient la théorie de la connaissance non-
discursive – intellectuelle mais non rationnelle – propre aux intelligences sé-
parées.
On comprend que Kant ait pu emprunter ce terme à la tradition pour
désigner la transcendance de l’homme par rapport à l’existence sensible, ce
que semble confirmer l’expression « monde des intelligences (Welt der Intel-
ligenzen) », qu’il utilise plus loin (148). Cela ne va pas toutefois sans lui
faire subir une conversion sémantique : comme on l’a vu, il considère
l’humanité comme un cas particulier de « l’être raisonnable en général »,
faisant de la raison le genre dont l’humanité est une espèce distinguée par sa
sensibilité, à côté d’espèces non-sensibles, dont la possibilité doit être pen-
sée, sinon la réalité connue.
En résulte l’affirmation d’une double appartenance de l’homme, et la
nécessité d’envisager sa réalité des deux points de vue qui ont été distingués,
moyennant une inférence qui demanderait sans doute à être justifiée : « il a
deux points de vue d’où il peut (…) connaître l’exercice de ses facultés, et
par suite de toutes ses actions » (136).
Ainsi la science théorique fait-elle connaître que l’homme est naturel-
lement hétéronome, en tant qu’il est déterminé par les lois du monde sensible
(qui ne sont, il ne faut pas l’oublier, que celles de l’entendement humain).
Mais si l’homme transcende le monde des phénomènes – sans quoi il ne
pourrait le constituer –, ses actions doivent relever aussi d’autres lois que
celles de la nature : celles-là sont « fondées uniquement dans la raison », et
non pas dans le seul entendement qui ne pense ses propres lois qu’en réfé-
rence à la sensibilité.
[N.B. On pourrait se demander si, tout en se sachant plus
qu’empirique s’il est vrai qu’il peut et doit se considérer comme constitutif a
priori de la science des phénomènes, il ne serait pas plus logique pour le su-
jet humain de s’appliquer à lui-même les principes de cette science, au lieu
de faire place à une autonomie morale qui ne peut aller sans contredire es-
sentiellement son hétéronomie naturelle. L’idéalisme transcendantal a bien
été conçu pour éviter cette conséquence désastreuse aux yeux de Kant : « si
l’on n’admet pas l’idéalité du temps et de l’espace, il ne reste plus que le
spinozisme » (Critique de la Raison pratique, Examen critique de
l’analytique, Puf p.108). Mais on peut se demander si le système critique est
de nature à exorciser cette hantise, en invalidant son repoussoir.
L’affirmation que « l’homme ne peut concevoir la causalité de sa volonté
propre que sous l’idée de la liberté » peut apparaître en fait comme un postu-
lat, dès lors que, comme la Critique de la Raison pure n’a cessé de
l’enseigner, c’est la notion même de causalité qui implique la nécessité du
lien entre la cause et l’effet.]
Kant pense pourtant être sorti du « cercle vicieux » dont il s’était lui-
même menacé, en niant que son affirmation soit seulement « une demande
d’adhésion à un principe que des âmes bien pensantes nous accorderaient vo-
lontiers, mais que nous serions à jamais incapables d’établir comme une
proposition démontrable ».
L’échappatoire consiste en une distinction de points de vue légère-
ment différente de la précédente : l’homme ne peut être considéré et se con-
sidérer comme libre que du seul point de vue de son appartenance au monde
intelligible, où il est tout aussi autonome que tout être rationnel ; mais il doit
être représenté comme « soumis au devoir » (137) dès lors qu’on le consi-
dère comme étant aussi un être sensible. On éprouve quelque peine à voir là
quelque chose qui n’aurait pas été déjà dit, et qui apporterait un élément de
preuve décisif.
mêmes que celles-ci supposent pour fondement une causalité qui contredit la
loi de la détermination naturelle. Quoi qu’il en soit de cette difficulté – sans
doute insoluble si l’on en juge par ce qu’en disait la 1ère Critique, et le fait
qu’elle ne soit pas plus résolue ici –, Kant conclut que « des impératifs caté-
goriques sont possibles pour cette raison que l’idée de la liberté me fait
membre d’un monde intelligible » (138).
Loin de montrer ce qui permettrait de donner à cette proposition une
portée existentielle et non pas seulement formelle, Kant réaffirme seulement
que seule l’appartenance de l’homme au monde sensible, en même temps
qu’au monde intelligible, explique que sa volonté ne se conforme pas tou-
jours à l’injonction morale ; et il reprend l’idée d’une analogie – en fait pro-
blématique, et très affaiblie par l’expression « à peu près comme » – entre la
législation a priori des phénomènes et celle qu’enjoint la loi morale.
Plus problématique encore peut paraître le nouveau recours à
l’expérience, qu’on ne peut envisager que comme un indice a posteriori et
aucunement comme un élément de preuve. Il s’agit ici de la mauvaise cons-
cience que l’on trouve chez le « pire scélérat, pourvu qu’il soit habitué à user
par ailleurs de la raison » (être raisonnable, c’est pouvoir toujours être rai-
sonné). La révérence du criminel envers les « exemples » de conduite morale
– y en a-t-il ? – atteste la présence en lui de la conscience morale, qui ne lui
promet « aucune satisfaction de ses désirs », puisqu’elle les contredit et lui
donne des regrets –, ce dont « il ne peut attendre qu’une plus grande valeur
intrinsèque de sa personne » (139).
La mauvaise conscience est donc chez le criminel le signe révélateur
de son appartenance au monde intelligible, avec pour conséquence la cons-
cience qu’il devrait vouloir autrement qu’il ne fait, mais aussi et du même
coup que « ce qu’il doit moralement, c’est proprement ce qu’il veut de toute
nécessité comme membre d’un monde intelligible ».
cet usage doit être considéré comme libre, et qu’il n’y a pas plutôt à identi-
fier la liberté avec la compréhension scientifique de la nécessité universelle,
et la libération à l’égard des illusions qu’elle comporte.
Kant voit là une raison suffisante pour reconnaître qu’il est « tout aus-
si impossible à la philosophie la plus subtile qu’à la raison humaine la plus
commune de mettre en doute la liberté par des arguties », soit de se défausser
sophistiquement de ses responsabilités. Il faut néanmoins admettre pour cela
que de devoir considérer une action – effet dans le monde sensible – comme
tout à la fois moralement libre et naturellement déterminée ne constitue pas
une « véritable contradiction », pour la seule raison que la raison « ne peut
pas plus renoncer au concept de la nature qu’à celui de liberté » – alors
même qu’ils font apparaître comme également rationnelles des postulations
opposées –, et qu’il suffit pour cela de distinguer le point de vue de la pra-
tique de celui de la théorie.
La contradiction échappe si peu à Kant qu’il renchérit : « si la concep-
tion de la liberté est à ce point contradictoire avec elle-même ou avec la na-
ture, qui est également nécessaire, elle devrait être résolument sacrifiée au
profit de la nécessité naturelle », ce qui serait renoncer au moralisme spiri-
tualiste au profit d’un naturalisme déterministe, celui-là même qu’enseignent
les matérialistes contemporains de Kant, évoqués p.141 : « la théorie est à
cet égard un bonum vacans [un bien dépourvu de propriétaire], dont le fata-
liste peut de plein droit prendre possession et dont il peut chasser toute mo-
rale comme d’une prétendue propriété qu’elle possède sans titre ».
Kant formule lui-même la contradiction dans des termes qui ne sont
pas sans rappeler la formulation par Aristote de son premier principe : « il
serait impossible d’échapper à cette contradiction, si le sujet qui se croit libre
se concevait, quand il se dit libre, dans le même sens ou juste sous le même
rapport que lorsqu’il se suppose, à l’égard de la même action, soumis à la
loi de la nature » (c’est moi qui souligne).
Comme d’habitude chez Kant, la contradiction est effacée dans la me-
sure où les propositions antithétiques paraissent ne pas avoir le même sujet,
dès lors que le terme désignant celui-ci n’est pas pris chaque fois dans le
même sens, parce qu’il est compris tour à tour de deux points de vue dis-
tincts : « nous concevons l’homme, quand nous le qualifions de libre, en un
autre sens et sous un autre rapport que lorsque nous le considérons, en tant
que fragment de la nature, soumis aux lois de cette nature même ». On
éprouve ici fortement l’impression que les définitions nominales sont cen-
sées suffire à la solution des problèmes les plus décisifs.
Cette solution, qui pourrait paraître purement verbale et plutôt sophis-
tique, s’impose parce que « non seulement les deux choses peuvent fort bien
aller ensemble mais encore elles doivent être conçues comme nécessaire-
ment unies dans le même sujet ». Si ce n’était pas le cas, on ne rencontrerait
pas ici « un embarras qui gêne singulièrement la raison dans son usage théo-
rique », c’est-à-dire la nécessité de juger la même réalité – l’action – comme
à la fois libre et déterminée nécessairement.
[N.B. 1/ On ne voit pas d’emblée pourquoi ladite union est nécessaire,
puisque la nature rationnelle n’implique pas d’elle-même la sensibilité, et
que ce ne peut donc être que par accident qu’elle s’y trouve unie.
2/ On peut se demander aussi qui est ici embarrassé. Car lorsque Kant
parle de la philosophie théorique, il semble faire allusion à ce dont a traité la
rences trompeuses. Kant certes ne parle pas ici d’âme : la 1ère Critique en a
présenté la notion comme l’une des sources de l’illusion transcendantale, et
Kant n’en est pas encore à affirmer que le postulat de son immortalité est né-
cessaire à la raison pratique pour sauver la morale de l’absurde. Mais on ne
voit pas en quoi il dit autre chose que Platon et Descartes – et sous une
forme tout aussi dualiste – en présentant le moi nouménal comme le moi vé-
ritable parce que non purement phénoménal.
C’est là une manière de retrouver la distinction grecque entre ce qui
relève de la nature et ce qui relève de la volonté, et donc aussi l’idée d’une
limite de la responsabilité humaine : l’homme « ne prend pas la responsabili-
té de (ses) inclinations et de (ses) penchants, il ne les impute pas à son véri-
table moi, c’est-à-dire à sa volonté ; il ne s’attribue que la complaisance qu’il
pourrait avoir à leur endroit ».
Mais ce qui est plus paradoxal est que le moi ici désigné comme véri-
table est celui que la critique théorique avait déclaré inconnaissable, ce que
Kant rappelle ici : « de ce monde [intelligible, l’homme] ne sait rien de plus
à la vérité », si ce n’est qu’il lui appartient. Ainsi ce qui est ici présenté
comme véritable est ce qui ne peut être connu, tandis que ce qui peut l’être –
l’homme phénoménal – est présenté comme non-véritable, purement appa-
rent – on ne saurait guère être plus idéaliste et plus platonicien.
C’est pourquoi il écarte aussitôt une interprétation de son affirmation
qui serait un contresens, car elle supposerait une intuition intellectuelle qu’il
a déniée à l’homme : « En s’introduisant par la pensée dans un monde intel-
ligible, la raison pratique ne dépasse en rien ses limites ; elle ne les dépasse-
rait que si elle voulait, en entrant dans ce monde, s’y apercevoir, s’y sen-
tir ». Les deux derniers verbes (en allemand : hineinschauen et hinei-
nempfinden) renvoient manifestement à la notion d’intuition, et Kant rap-
pelle ici implicitement que l’acte de penser ne procure à l’homme aucune in-
tuition, car il faudrait pour cela qu’il fût Dieu.
L’erreur serait de prendre pour l’intuition d’un objet connaissable ce
qui n’est qu’une « conception négative par rapport au monde sensible », soit
l’idée que l’homme n’est pas seulement sensible, et qu’il est soumis à
d’autres lois que celles du monde sensible. Comme le redira la 2ème Critique,
la liberté au sens négatif n’est rien d’autre que l’indépendance à l’égard des
déterminations naturelles, tandis que, prise au sens positif, elle désigne la
forme non-naturelle de la causalité.
Kant n’en affirme pas moins à nouveau que « cette liberté, comme dé-
termination négative, est liée en même temps à une faculté (positive) et pré-
cisément à une causalité de la raison que nous nommons une volonté », sans
qu’on voie quel élément nouveau permet d’affirmer l’existence réelle de
cette faculté depuis que Kant l’a déclarée à plusieurs reprises hypothétique et
douteuse.
Cette affirmation conduit toutefois à une mise en garde, qui cette fois
démarque Kant du platonisme dont il se montrait si proche. Car le criticisme
interdit de considérer que l’affirmation, sous le nom de liberté, de
l’appartenance de l’homme au monde intelligible puisse lui donner à con-
naître le moindre objet de cet ordre, soit, puisqu’il s’agit ici de la volonté, le
moindre bien intelligible : « si la raison voulait encore tirer du monde intelli-
gible un objet de la volonté, c’est-à-dire un mobile, elle dépasserait ses li-
mites et elle se flatterait de connaître quelque chose dont elle ne sait rien »