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L'intertextualité biblique chez Baudelaire et Verlaine


Myriam Watthee Delmotte, novembre 2003

1 - LA BIBLE, UNE INTERTEXTUALITÉ PARTICULIÈRE

Commençons par quelques éléments d’analyse culturelle pour contextualiser ce propos. La Bible
partage avec la mythologie antique le rôle d’hypotexte privilégié pour les écrivains français du XIXe
siècle qui ont bénéficié d’une formation scolaire imprégnée de culture classique pour une part, et
d’une sphère de socialité imprégnée de tradition chrétienne d’autre part. Ces deux sources qui
alimentent l’imaginaire des écrivains seront ensuite concurrencées par d’autres et, pour une partie
grandissante du public des lecteurs, elles tendent progressivement à rejoindre une forme
d’exotisme : les contenus bibliques et mythologiques sont devenus pour certains une terra
incognita, appréhendés de manière superficielle en termes de signes non décodables, voire
assimilés abusivement à ce qui est connu et ainsi stéréotypés, vidés de leur contenu dynamique,
ou véritablement méconnus. Les textes anciens imprégnés de références religieuses forment
désormais ce que Jean-Pierre Jossua appelle "une culture engloutie"1, qui tend à devenir
inaccessible aux jeunes générations, qui ne perçoivent ni ne décodent plus la majorité des
références religieuses convoquées en littérature.

C’est pour remédier à ce handicap que le comparatiste américain Northrop Frye écrit, à l’intention
de ses étudiants pour qui la littérature classique était devenue lettre morte, Le grand code. La
Bible et la littérature2, en vue d’offrir un outil pour faciliter le repérage et l’interprétation des
éléments d’intertextualité biblique. Son titre est emprunté à William Blake qui notait dans son
Laocoön que "The Old & New testament are the Great Cod of Art". Frye fait observer que la Bible
procure aux récits littéraires un modèle de structuration spatiale et temporelle. Il pointe aussi un
réservoir d’images et d’intrigues, dont Tsvetan Todorov estime que "tous les poètes européens se
sont servis, qu’ils l’aient su ou non"3. Mais si la Bible est l’un des fondements de l’imaginaire
occidental, son action peut s’opérer tant directement que par "rémanence", lorsque les effets
continuent à être actifs alors que la cause (l’appartenance confessionnelle) a disparu. Il faut tenir
compte à cet égard de la spécificité de la littérature française qui s’inscrit dans une histoire
culturelle marquée par le triomphe des Lumières et par la Révolution de 1789, qui entraînent
l’avènement d’une culture laïque, la marginalisation de la religion et le retrait de la spiritualité dans
la sphère privée.

Dans ce contexte, Victor Hugo relate dans le poème "Aux feuillantines" comment ses frères et lui
découvrirent par eux-mêmes, au cours de leurs jeux, une Bible que leur mère, en voltairienne
convaincue, avait mise hors d’atteinte de ses enfants4, comme on se garde de leur donner l’accès
à une substance toxique :

Nous montions pour jouer au grenier du couvent


Et là, tout en jouant, nous regardions souvent
Sur le haut d’une armoire un livre inaccessible.

Nous grimpâmes un jour jusqu’à ce livre noir ;


Je ne sais pas comment nous fîmes pour l’avoir,
Mais je me souviens bien que c’était une Bible.5

L’histoire est vieille comme le monde : l’interdit avive l’intérêt et "l’odeur d’encensoir" fait dans ce
contexte d’athéisme le même effet que l’odeur de soufre en milieu croyant :

Ce vieux livre sentait une odeur d’encensoir.


Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir.
Des estampes partout ! Quel bonheur ! Quel délire !

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Nous l’ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,
Et dès le premier mot il nous parut si doux
Qu’oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire6.

Il est difficile de savoir si ce poème relate un moment véridique de l’enfance de l’écrivain. Quoi qu’il
en soit, il est intéressant de remarquer que si les illustrations semblent jouer un certain rôle dans
l’attrait exercé par le livre sur les enfants, c’est surtout en tant que réservoir d’histoires (comme les
récits mythologiques ou les contes de fées) que la Bible les séduit :

Nous lûmes tous les trois ainsi, tout le matin,


Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,
Et, toujours plus charmés, le soir, nous le relûmes7

Il convient dès lors de se demander s’il y a une différence notoire entre la Bible et le fonds
mythique gréco-latin lorsqu’ils se présentent en tant qu’hypotextes littéraires.

Cette question a été traitée par Pierre Cazier8, qui avance plusieurs raisons de ne pas assimiler
trop rapidement les références faites à la Bible et à la mythologie païenne. Tout d’abord, il rappelle
que la Bible est considérée comme un livre unique, alors que la mythologie antique n’est pas un
corpus clairement constitué. La Bible est un ensemble articulé en deux parties, à l’intérieur duquel
un certain nombre d’échos et de correspondances tissent des liens étroits qui permettent de la
comprendre comme une unité textuelle. Ensuite, la Bible se présente comme un texte non dénué
de références historiques, tandis que les mythes gréco-latins relèvent clairement de la catégorie
exclusive du merveilleux. Tout n’est certes pas d’un vraisemblable criant dans la Bible, mais ce
texte entretient un certain rapport au réel, dont le moindre n’est pas la mesure occidentale du
temps. De sorte que si on peut légitimement se demander avec Paul Veyne : "Les Grecs ont-ils
cru à leurs mythes ?"9, le rapport à la croyance s’avère radicalement différent à l’égard de la Bible,
investie de la valeur sacrée d’une parole de vérité, et dont la célébration liturgique a propagé la
connaissance en lui donnant une valeur sacramentelle10. Par contraste, la mythologie antique est,
dès le départ, contrecarrée par le rationalisme qui ne l’admet que dans les acceptions allégoriques
ou évhéméristes.

Pour ceux qui ont été imprégnés par une culture chrétienne (soit la majorité des écrivains français
jusqu’à une période récente), le rapport à la Bible n’est donc en rien comparable à celui qu’ils
peuvent avoir avec la mythologie, et évoquer le Christ ou Marie n’a pas les mêmes implications
que convoquer Prométhée ou Diane, parce que c’est prendre un parti à l’égard de ce qui est posé
comme une vérité. Si toute citation, selon Compagnon11, ne peut être que deux types : suscription
(discours sur) ou souscription (allégeance à), la Bible a dès lors un statut particulier qui la distingue
radicalement de la mythologie, car en fonction de l’horizon de croyance et de ritualisation que
lequel se profile la Bible, lorsqu’on la cite, on se réfère à un archétype qui est, pour un public
précis, une matière sérieusement investie de sens ; par contre, lorsque l’on cite L’Iliade, on n’a
affaire qu’à un modèle formel.

Par corollaire, l’inscription sociologique de l’intertextualité est différente : du fait de son statut de
texte religieux officiel, la Bible fait partie des références accessibles (et c’est pourquoi la mère
Hugo n’a pas pu empêcher bien longtemps ses fils de découvrir les textes bibliques dans une
version illustrée, sans doute populaire). Par contre, la mythologie antique est le fait des lettrés. Le
codage, à l’intérieur de cette élite, est clair et stable (Phèdre reste Phèdre, même si les réécritures
littéraires éclipsent parfois le modèle antique initial), alors que les contenus bibliques font l’objet
d’une imprégnation diffuse, avec pour conséquence que le corpus de références n’est pas le seul
texte biblique (déjà disponible lui-même en traduction uniquement) mais tous ses supports : les
gloses savantes des Pères de l’Eglise, les relectures quotidiennes de la pastorale, les allusions,
les réemplois et les contre-emplois populaires, y compris dans la stéréotypie. La culture populaire
biblique nourrit ainsi l’imaginaire des écrivains autant – voire davantage – que le texte sacré. Ce
qui implique que l’écrivain se situe à l’égard de figures dont il ne peut pas, la plupart du temps,
départager le fondement originel et les avatars altérés, et d’un discours soit dominant, soit
marginalisé, mais jamais neutre. A cet égard, lorsque l’on voit la Bible comme "une matrice de
notre culture"12, il ne faut donc pas perdre de vue la complexité des relais au travers desquels le
texte biblique nous parvient, processus dont rend compte l’ouvrage dirigé par J.-C. Eslin, La Bible.
2000 ans de lectures13.

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En conséquence, l’écrivain qui se réfère à la Bible peut, tant du point de vue sociologique que du
point de vue de la croyance, le faire de différentes manières qui déterminent pour Pierre Cazier
une typologie de cette intertextualité qui distingue la lecture orthodoxe de la Bible, le refus du
message chrétien, et les attitudes syncrétiques ou indécidables. Les écrivains de conviction
chrétienne ont intentionnellement recours à l’intertextualité biblique, soit au sens littéral, comme
lorsque Pierre Emmanuel réécrit dans Evangéliaire certains épisodes de l’Histoire sainte, soit au
sens allégorique, comme lorsque l’Apocalypse permet au poète Pierre Jean Jouve d’interpréter la
guerre comme une épreuve envoyée par Dieu dans Kyrie. A l’opposé, la Bible peut faire l’objet
d’une polémique intellectuelle, comme dans Huis clos, où Sartre détruit l’image du Mal extériorisé
dans la figure de Satan et la vision biblique de l’enfer ; elle peut aussi être la visée d’une intention
blasphématoire, le blasphémateur pouvant être le héros, comme dans Les Chants de Madoror de
Lautréamont, ou le contre-exemple mis en échec, comme dans le Don Juan de Molière. Mais la
plupart des écrivains de la modernité se situent dans l’indécidabilité et ce, selon deux modalités
possibles : celle de la banalisation, car la stéréotypisation des images bibliques a pour
conséquence que les contenus de croyance ne sont pas nécessairement convoqués (Une fille
d’Eve de Balzac n’est plus qu’une métaphore et dans ce cas, l’équivalence avec la mythologie
antique est réalisée) ; et celle du détournement poétique de la Bible, lorsque l’écrivain utilise
l’imagerie biblique pour développer son propre imaginaire : ainsi la figure du Christ chez Cocteau –
qui se dit "esprit religieux sans religion précise"– sert, autant que celle d’Orphée, à élaborer
l’image du poète inspiré voué au sacrifice, situé en un autre lieu que les mortels. Ce syncrétisme
lui permet d’exprimer son sens de l’élévation dans une perspective qui reste marquée par la quête
du divin en tant qu’unité, mais en ramenant celui-ci à l’expérience poétique : Orphée est lancinant
chez Cocteau parce que l’auteur croit en la poésie autant, sinon plus, qu’en Dieu ; il fait donc
fusionner l’image biblique avec une conception personnelle du monde14. Des positions de ce type
sont appelées à se développer tant que l’enseignement religieux se maintient avec un degré de
suffisance pour que le public ne se situe pas, à l’égard des références bibliques, en situation
d’exotisme total. L’impossibilité du repérage implique en effet la fin de ce type d’exploitation,
hormis une littérature à visée ésotérique.

Sur cet horizon, nous analyserons ici l’exploitation particulière que Baudelaire et Verlaine
effectuent des références bibliques, en esquissant ce qu’elles dévoilent de la fin-de-siècle en
termes d’identité culturelle.

2 - LA "RELIGION TRAVESTIE" DE BAUDELAIRE

"O cher ô magnifique ô très saint Baudelaire". Telle est la dédicace du Tombeau de Baudelaire de
Pierre Jean Jouve15, qui fait contraste avec l’image volontiers subversive du poète parisien, objet
de scandale, qui emplit ses textes d’horreur et de blasphèmes, condamné en son temps pour
"obscénité et immoralité". Pourtant, Baudelaire déclare dans une lettre à son tuteur Ancelle : "Faut-
il donc vous dire… que dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon coeur, toute ma tendresse, toute ma
religion travestie"16. Voilà qui invite à observer de près les modalités de l’intertextualité biblique
qu’il pratique, qui peut éclairer la "sainteté" perçue par Jouve.

Robert Vivier, qui a étudié les sources de la poésie baudelairienne17, fait remarquer que l’influence
de l’imagerie biblique s’atteste à maints endroits chez le poète, surtout à l’égard du Cantique des
cantiques. Mais il s’empresse de préciser qu’il s’agit à l’époque de poncifs portés par le lyrisme
romantique (Hugo, Vigny, Lamartine ou Chateaubriand pour la France, Milton, Quincey ou Poe
pour les influences anglaises). Il fait remarquer la présence des anges (entre autres des anges
gardiens, qui sont une invention de l’imagerie populaire, dans "Le Flambeau vivant") et de la
personnification de Satan directement héritée du roman frénétique anglais (Byron) et des
romantiques tels que Hugo, Gautier, Aloysius Bertrand ou Michelet. Baudelaire se réfère donc aux
images bibliques en tenant compte de ses glosateurs de l’époque, chez lesquels se lit une vision
du monde particulière, marquée par le luciférianisme comme expression de la douleur et de la
révolte. Anne-Marie Amiot a montré qu’il était en cela l’héritier de l’illuminisme et tout
particulièrement de la pensée de Saint-Martin, qui a exercé une influence décisive sur le
romantisme en intériorisant la présence de Satan dans le psychisme humain18. Baudelaire ne fait
ainsi que révéler le "Lucifer latent" qui loge en tout homme. D’autres critiques ont insisté sur les
filtres culturels que représentaient pour Baudelaire l’oeuvre de Dante, le verbe haut de Lamennais

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ou la pensée de Joseph De Maistre19. En un mot, si Baudelaire entre dans un rapport
d’intertextualité avec la Bible, ce n’est jamais que de seconde main.

Mais ni les matériaux de réemploi, ni les modes d’emploi existants n’empêchent la nouveauté de
l’assemblage. Ainsi le poème "Prière"est-il un exemple de ce que Gérard Genette appelle une
"transvalorisation", soit une opération d’ordre axiologique où l’hypertexte réfute l’hypotexte du point
de vue des valeurs :. En un mot, si Baudelaire entre dans un rapport d’intertextualité avec la Bible,
ce n’est jamais que de seconde main.

Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs


Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence !
Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science,
Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front
Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront !20

Il s’agit, on le voit, d’un usage à contre-emploi des images bibliques et des formules liturgiques
dans une perspective blasphématoire, tout au moins en apparence. Car l’ "Arbre de
Science"pourrait n’être ici qu’une variante des "Fleurs du Mal", et ramener au modèle illuministe.
Rappelons que ce titre n’a pas été initialement trouvé par Baudelaire, mais seulement retenu par
lui sur la proposition d’Hippolyte Babou, un titre dans lequel A.M. Amiot voit une trace flagrante de
l’illuminisme21, ce qui sera confirmé par l’illustration de Félicien Rops pour les Epaves, que
Baudelaire décrit en ces termes : "un squelette enraciné et arborescent représentant l’arbre de la
science du bien et du mal à l’ombre duquel croissent sept fleurs représentant allégoriquement les
sept péchés capitaux"22

Dans la même perspective, on peut lire les "Litanies de Satan"– formule clairement destinée à
choquer – en y voyant une image prométhéenne, à savoir Satan comme prototype de la révolte
face à l’injustice, avec une étonnante inversion des rôles, puisque l’iniquité est le fait de Dieu, qui
est responsable du mal dans le monde :

O Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort,


Et qui, vaincu toujours te redresses plus fort,

O Satan, prends pitié de ma longue misère !23

On lit de même dans Mon coeur mis à nu : "si l’unité est devenue dualité, c’est Dieu qui a chuté.
En d’autres termes, la création ne serait-elle pas la chute de Dieu ?"24 Cette image est essentielle
dans l’univers baudelairien et il n’est pas impossible qu’elle soit héritée de l’illuminisme ; elle est en
tous cas caractéristique du symbolisme décadent : la nature tout entière est horrible et le salut ne
vient que de l’art et de la poésie. D’où la fonction cathartique de l’art baudelairien, résumée dans le
vers célèbre : "J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or"25.

Un exemple patent de cette fonction, liée à l’intertextualité biblique, est le long poème intitulé "Le
reniement de saint Pierre". Ce texte ne se comprend pas seulement en référence à Matthieu 26,
69-75, mais encore (surtout ?) en regard d’autres passages, car Pierre ne renie pas le Christ par
simple peur d’être inquiété lui-même par la justice ; ici, il s‘agit de dénier un Dieu dont le rapport
visible à l’homme est le mal, car c’est un scandale, une énigme indéchiffrable et insupportable :

Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait


D’un monde où l’action n’est pas la soeur du rêve ;
Puissé-je user du glaive et périr par le glaive !
Saint Pierre a renié Jésus… il a bien fait !26

Pierre Emmanuel a analysé ce poème27 et montré qu’il illustre en fait d’autres extraits bibliques
que celui annoncé par son titre : Luc 2, 3, où le Messie apparaît comme "signe de contradiction",
et Mathieu 26, 3, où le Christ dit Lui-même : "Vous allez tous vous scandaliser à cause de moi,
cette nuit-même", et encore Matthieu 10, 34 : "Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le
glaive". Ici encore, la provocation blasphématoire est un jeu : elle a une fonction cathartique. Pierre
Emmanuel explicite ce mouvement : "Il se donne à tâche de pousser le scandale jusqu’à le rendre
intolérable aux chrétiens comme aux athées : aux chrétiens qui ne veulent pas boire que leur Dieu
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moral est un blasphème ; aux athées qui refusent de voir la profondeur du mal dans l’homme, qui
est l’Abîme du silence de Dieu. Baudelaire est donc seul contre tous et d’abord contre soi"28. C’est
en ce sens que Pierre Jean Jouve évoque les "masques" baudelairiens ; en ce sens aussi que l’on
peut comprendre sa "religion travestie". En effet, le poète se reconnaît comme un "maudit" ; il n’est
en rien un donneur de leçons, mais seulement un inquiéteur. Il se tient sur la corde raide d’une
position indécidable, car son aspiration à l’infini s’exprime sous les deux formes divine et
satanique. Son aspiration à l’idéal lui fait dire : "Je suis catholique et romain, et j’y ai beaucoup
réfléchi"29 mais il n’arrive qu’à exprimer son rejet violent d’un monde "où l’action n’est pas la soeur
du rêve". D’où sa valorisation de la révolte contre l’inadmissible acceptation du mal, de la
mesquinerie et de la bassesse qui règnent autour de lui, et sa recherche de l’extase, jusque dans
la débauche ou la drogue. On se souvient des derniers vers des Fleurs du Mal : "Nous voulons,
tant ce feu nous brûle le cerveau / Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? / Au
fond de l’inconnu pour trouver du nouveau !".

En un mot, les intertextes bibliques permettent de saisir la complexité de l’univers imaginaire de


Baudelaire. Ils éclairent la dimension ludique du texte qui joue avec l’intertextualité, cite sans citer,
met de la distance – du jeu – entre le texte canonique et son propre discours pour exprimer un
système de valeurs qui lui est propre ; ils soulignent la dimension métatextuelle et montrent jusque
dans les formes de l’écriture, qui miment le psaume, la prière, la litanie, la puissance rituelle,
sacrée, accordée à la poésie, d’où peut venir une forme de salut du monde. Ce faisant, le poète se
veut un agitateur, car il entend remuer la torpeur. De la boue, il cherche à faire de l’or, en quoi
réside, pour Jouve qui croit aussi au "rôle sanctificateur de l’art"30, sa "sainteté".

3 - VERLAINE ENTRE MEPRIS ET REMORDS

Paul Verlaine est un autre "maudit" (on connaît le vers célèbre "Je suis élu, je suis damné !"31) qui
entretient avec la religion chrétienne des rapports fluctuants et ambigus. Son recueil Sagesse
(1880), fruit de sa conversion dans la prison de Mons, le fait cataloguer comme "poète
catholique"(Huysmans y voit "les seuls vers mystiques éclos depuis le Moyen Age", tandis que
Claudel parle de "la sainteté de Verlaine"et qu’Anna de Noailles évoque "le bon saint Verlaine")32,
alors que Parallèlement (1889) le range catégoriquement du côté des impies. Or dans son va-et-
vient entre foi et athéisme, qui épouse l’alternance d’une vie rangée ou dissolue (car l’aspect moral
de cette oscillation est ici essentiel), Verlaine voit son travail de poète comme une entreprise de
réécriture indissociable de formes expressives préexistantes issues entre autres de la Bible ou des
grands mystiques.

Il faut remarquer que les allusions bibliques, chez Verlaine, sont tardives : les références à
l’Antiquité et aux grandes figures littéraires l’emportent largement en quantité, surtout au début de
sa carrière. C’est que l’éducation religieuse du jeune Paul a été plutôt tiède et qu’il n’en a retenu
que l’aspect opprimant et moralisateur, ce qui a engendré chez lui du mépris pour ce qu’il
considère comme une incitation à l’hypocrisie, qui cache de la méchanceté sous des apparences
édulcorées, comme en témoigne le poème "Jésuitisme" :

C’est un Tartuffe qui, tout en mettant des roses


Pompons sur les autels des Madones moroses,
Tout en faisant chanter à des enfants de choeur
Ces antiques d’eau tiède où se baigne le coeur,
[…]
Tout en parlant avec componction de l’âme,
N’en médite pas moins ma ruine, - l’infâme !33

Un autre exemple serait la confession terrible de Philippe II, qui finit cependant "à la droite du
Père"34.

En raison de ces considérations morales, on est en droit de se demander ce qui peut intéresser
Verlaine dans les textes bibliques. Il semble en fait que le poète soit plus attentif aux formes
qu’aux contenus, tout au moins dans un premier temps. Ainsi dit-il que ce qu’il a, au début de sa
carrière, écrit "des espèces de psaumes de David, avec mon triste moi dedans"35. On peut
comprendre que celui qui revendique, avec les symbolistes, que la poésie soit "de la musique

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avant toute chose", se soit effectivement penché davantage sur cette section de la Bible. Après sa
conversion, il continue à affirmer une admiration toute formelle pour ces textes :

Ce que je goûte surtout […], c’est le déroulement, simple ou somptueux, des psaumes de David, où
toute la Vérité, toute la Morale, toute l’Adoration chantent dans toute la Beauté d’un latin
merveilleusement, non pas décadent, mais savamment et sévèrement barbare, au contraire".36

On comprend dès lors que Verlaine lit la Bible avant tout comme un texte littéraire, intéressant
pour son écriture, et dont il peut d’inspirer pour la musicalité de son art poétique.

Toutefois, on trouve aussi chez lui une exploitation de l’imaginaire biblique, mais avec une
focalisation privilégiée sur les images du mal. Ainsi le paradis perdu par la faute d’Adam se
retrouve tant dans les Poèmes saturniens (1866) que dans Sagesse (1880) et Amour (1888), et les
marques de la malédiction (comme "Mané, Thécel, Pharès") apparaissent dans les Poèmes
saturniens. Sodome est plus présent que l’épouse du Cantique, cela se passe de commentaire.
Après sa conversion, c’est toujours l’imagerie du mal qui retient son attention, comme le prouve la
présence de Job et de Jacob (boiteux pour avoir lutté avec l’ange) dans Bonheur (1891)37.

Verlaine, comme Baudelaire, écrit des textes d’invocation et procède à une sélection signifiante de
passages bibliques qui l’intéressent pour exprimer son propre trajet poétique. Comme lui encore,
ce sont les images de douleur et de lutte qu’il privilégie. L’image du Sauveur lui-même n’est
présente que pour exprimer la culpabilité du poète à l’égard de ses fautes, entre autres dans un
discours christique inversé :

Voici ma chair indigne de souffrance,


Voici mon sang que je n’ai pas versé.38

Il utilise le même stratagème du pseudo-discours christique pour disserter sur la "felix culpa", ce
qui justifie les fautes comme autant de moments nécessaires sur le chemin vers Dieu :

Il faut m’aimer. Je [Christ] suis Ces Fous que tu [le poète] nommais,
Je suis l’Adam nouveau qui mange le vieil homme,
Ta Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome,
Comme un pauvre rué parmi d’horribles mets.39

Outre ces allusions directes, Jacques-Henri Bornecque fait remarquer une forme de mimétisme
indirect du discours christique dans Sagesse, dont le mot-clef n’est précisément pas "sagesse" (le
mot revient dix fois seulement dans le recueil), mais "amour", quant à lui omniprésent. Dans
Bonheur se trouve à cet égard une réécriture remarquable de l’Apocalypse de Jean 1, 8 : "Car
aimer c’est l’Alpha, fils, et c’est l’Omega". Max Milner a observé qu’aucune image pascale
n’apparaît chez Baudelaire ; Yves-Alain Favre note la même chose chez Verlaine40, mais peut-être
un peu hâtivement. Car s’il y a bien chez ces deux écrivains une prédilection à dire l’emprise du
mal, on trouve chez Verlaine cette formule pseudo-johannique : "Le Verbe s’est fait chair pour
relever tes chutes"41. On voit comment le poète arrive à faire jouer ici les connotations dans deux
directions inverses mais complémentaires : explicitement, l’hypotexte de l’Evangile de Jean 1, 14,
dit que la chair est sacrée, mais entre les lignes de l’hypertexte, on lit que c’est la tentation
charnelle qui a provoqué les chutes et donné prise au démoniaque chez le poète lui-même.
L’intertextualité biblique n’est donc pas simple : elle donne lieu à un jeu complexe grâce auquel le
poète cultive à loisir l’ambivalence, qui traduit sa position propre à l’égard de la religion.

Que lui apporte dès lors l’intertextualité biblique ? Comme on l’a vu pour Baudelaire, celle-ci
permet à l’écrivain de jouer sur la reconnaissance, par le lecteur, d’un texte sacré à l’égard duquel
il se situe à la fois en distance et en adhésion. La distance est ce qui autorise le jeu littéraire, qui
poursuit son propre but de création et se complaît à traiter du thème de la perte. L’adhésion est ce
qui permet tant la suscription (le "discours sur", fût-il polémique) que la souscription (l’allégeance).
Chez Verlaine, ces modalités soulignent l’oscillation de l’écrivain entre le mépris et le remords ;
elle nourrit le rapport d’amour/haine que l’écrivain entretient avec la religion chrétienne qui lui
impose une moralité contraignante mais qui, en même temps, est reconnue par lui comme la voie
de son salut. L’intertextualité biblique permet de visualiser pleinement cette tension.

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Bien d’autres écrivains symbolistes manifestent des complexités du même ordre. Ainsi Joris-Karl
Huysmans dans son évolution et ses ambiguïtés, ou Villiers de l’Isle-Adam à qui l’intertextualité
biblique permet d’exprimer un tiraillement entre les aspirations à l’idéal et le sens du progrès
scientiste. Baudelaire et Verlaine permettent d’esquisser ici une piste d’analyse peu exploitée
encore, mais dont on perçoit qu’elle offre des potentialités intéressantes sur le plan de l’inscription
de la création littéraire dans le champ culturel. On voit déjà dans ce rapide parcours combien les
écrivains fin-de-siècle sont les héritiers d’un bagage d’imagerie populaire, pour une part
banalisant, et d’un discours méprisant à l’égard de la religion chrétienne ; combien aussi leur
travail littéraire est sciemment élaboré afin de jouer sur ce que la référence biblique a de
particulier, à savoir son caractère sacré, pour dire un élan vers l’absolu dont leur art profane se
veut le support. Un art qui permet de dire le manque, la déréliction, l’angoisse de l’homme
moderne, et qui tente de se renforcer en se légitimant d’une hypotextualité prestigieuse. Car
comme le dit Gérard Genette : "L’hypertexte gagne toujours – même si ce gain peut être jugé,
comme on dit de certaines grandeurs, négatif – à la perception de son être hypertextuel"42. Ce qui
doit être complété par cette citation de Maurice Blanchot : "Le poème nomme le sacré, c’est le
sacré qu’entendent les hommes, non le poème. Mais le poème nomme le sacré comme
innommable ; il dit en lui l’indicible"43.

Ceci est particulièrement vrai de la poésie symboliste qui repose sur une crise de la spiritualité
dans ses manifestations directes et cherche les formes de son expression en creux.

L’intertextualité biblique, ici, est donc de l’ordre du contretype ; elle est une exploitation en négatif
de ce "grand code" qui repose sur la puissance du verbe. Les symbolistes trouvent dans ce texte
sacré le fondement même de leur idéalisation de la parole poétique, et instrumentalisent dès lors
l’intertextualité biblique pour la dire. Quant aux aspects spirituels de leur oeuvre, si l’analyse de
l’épaisseur sémantique des textes permet de mettre au jour leurs enjeux théologiques, ceux-ci sont
toujours de l’ordre du questionnement, jamais de la réponse. Car ces poètes qui se perçoivent
comme des inquiéteurs, pensent, comme le dira Blanchot, que "la réponse est le malheur de la
question"44.

Myriam Watthe-Delmotte
Maître de recherche du FNRS
Professeur à l’Université catholique de Louvain
(Louvain-la-Neuve, Belgique)

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1. Jossua J.-P., La littérature et l’inquiétude de l’absolu, Paris, Beauchesne, 2000.


2. Frye N., Le grand code. La Bible et la littérature, (trad. Fr.), Paris, Le Seuil, 1984. Cet ouvrage a été suivi
de La Parole souveraine. La Bible et la littérature II, (trad. Fr.), Paris, Le Seuil, 1994.
3. Todorov T., introduction au Grand code, op. cit., p. 19.
4. Comme le note Géraud Venzac, "L’apport biblique est sans point d’attache dans l’enfance de Victor
Hugo", qui n’a pas eu d’éducation religieuse (Les Premiers maîtres de Victor Hugo, Paris, Bloud et Gay,
1966, p. 396.). Le christianisme d’Hugo s’enracine, bien plus tard, dans son amour pour Adèle Foucher,
une femme pieuse qu’il n’a pu épouser qu’après s’être converti, et même confessé auprès de…
Lamennais. Pour plus de détails, voir Emmanuel Godo Victor Hugo et Dieu : bibliographie d’une âme,
Paris, Le Cerf, 2001.
5. Hugo V. "Aux feuillantines", (Les Contemplations), dans OEuvre poétique, tome II, Paris, Gallimard,
"Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 692.
6. Idem.
7. Hugo V. "Aux feuillantines", Idem.
8. Cazier P., "La Bible et la création littéraire : de la théorie patristique à la pratique profane", dans Uranie
n°1, 1991 : "Mythe et création", pp. 53-70.
9. Veyne P., Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Le Seuil,
1983.
10. Par le rite, on réitère l’instant fondateur en y faisant participer ceux qui y croient. , il ne faut donc
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11. Compagnon A., La seconde main ou le travail de la citation, op. cit..
12. Descouleurs B. et Nouailhat R. (dir.), Enseignement, littérature et religion, Paris, Desclée De Brouwer,
2000, p. 8.
13. Eslin J.-C. La Bible. 2000 ans de lectures, Paris, Desclée - De Brouwer, 2003.
14. Voir Wyns M., Jean Cocteau, l’empreinte de l’ange, Paris, L’Harmattan, 2005.
15. Jouve P.J., "Tombeau de Baudelaire", dans Défense et illustration, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1943.
16. Lettre de Baudelaire datée du 18/02/1866, à M. Ancelle. Citée dans Jouve P.J., op. cit., p. 36. C’est nous
qui soulignons.
17. Vivier R., L’originalité de Baudelaire, Bruxelles, Académie de langue et de Littérature Françaises de
Belgique, 1952.
18. Amiot A.-M., Baudelaire et l’illuminisme, Paris, Nizet, 1982.
19. Voir, outre les travaux de Vivier et Amiot, Raynaud-Reynolds et Pierre Emmanuel.
20. Baudelaire Ch., Les Fleurs du Mal, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la
Pléiade", 1975, p. 125.
21. C'est Ch. Asselineau qui défend cette vision des choses. Voir Amiot A.-M., op. cit., p. 297.
22. Lettre de Baudelaire datée du 29 août 1860, citée dans Amiot, ibid., p. 303.
23. Baudelaire Ch., Les Fleurs du Mal, dans Œuvres complètes, op. cit., pp. 124-125.
24. Baudelaire Ch., Mon coeur mis à nu, dans ibid., p.1209.
25. Baudelaire Ch., "Bribes" (Reliquat des ) Les Fleurs du Mal, dans ibid., p. 188.
26. Baudelaire Ch., Les Fleurs du Mal, dans ibid., p. 121.
27. Emmanuel P., Baudelaire, la femme et Dieu, Paris, Le Seuil, 1982.
28. Ibid., p. 135.
29. Lettre de Baudelaire datée de 1864, soit lors de son exil en Belgique, reprise dans ibid., p. 144.
30. "Je n’aurais jamais écrit une ligne si je ne croyais pas au rôle sanctificateur de l’Art", Jouve P. J., En
miroir. Journal sans date, dans Œuvre complète, tome II, Paris, Mercure de France, p. 1161.
31. Premier vers du "Bon Disciple", dans Verlaine P., Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard,
"Bibliothèque de la Pléiade", 1977, p. 215.
32. Pour plus de détails, nous renvoyons à l’ouvrage dirigé par Jacques Dufetel, La spiritualité verlainienne,
Paris, Klincksieck, 1997.
33. Verlaine P., "Jésuitisme", dans Poèmes saturniens, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 75.
34. Verlaine P., "La mort de Philippe II", dans ibid., p. 88.
35. Verlaine P., Lettre à Delahaye datée du 29 avril 1875, citée par Dufetel J., op. cit., p. 106.
36. Verlaine P., Lettre à Cazals datée du 26 août 1889, citée dans ibid., p. 192. Par "barbare", on peut
comprendre une allusion aux vers boiteux, comme ceux de 13 syllabes qu’il affectionne.
37. "Seigneur, vous m’avez laissé vivre / Pour m’éprouver jusqu’à la fin. / Vous châtiez cette chair ivre, / Par
la douleur et par la faim ! / Et vous permîtes que le diable / Tentât mon âme misérable / Comme l’âme
forte de Job, / Qui gagea le combat étrange / Avec le grand aïeul Jacob", Verlaine P., extrait XVI de
Bonheur, ibid., p. 679.
38. Verlaine P., extrait de Sagesse, ibid., p. 265.
39. Ibid., p. 270.
40. "Max Milner note le fait essentiel que le Christ rédempteur est absent de l’oeuvre, ce qui déséquilibre les
postulations du côté du Mal", dans Emmanuel P., op. cit., p. 23. Voir l’introduction d’Yves-Alain Favre à
Liturgies intimes dans Paul Verlaine, OEuvre poétique complète, Paris, Laffont, "Bouquins", 1992, p. 413
: "Assez curieusement, aucun poème ne traite du carême et de Pâques".
41. Verlaine P., "Bornemouth", dans Amour, ibid., p. 414.
42. Genette G., op. cit., p. 555.
43. Blanchot M., L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, "Folio", 1988, p. 307.
44. Blanchot M., L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1971, p. 15.

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