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SPINOZA OU L'AUTRE

(IN)FINITUDE
La Philosophie en commun
Collection dirigée par Stéphane Douailler,
Jacques Poulain, Patrice Vermeren

Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée,


l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un
individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les
querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément
supplanté tout débat politique théorique.
Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage.
S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage
du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y
soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à
l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient
contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les
enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la
falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des
sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de
leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la
philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité
jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le
débat critique se reconnaissait être une forme de yie.
Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les
philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des
institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de
Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de
cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en
commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce
qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la
dénégation et du refoulement de ce partage du jugement.

Dernières parutions

Serge V ALDINOCI, Phénoménologie affective, 2008.


Driss BELLAHCENE, Eloge de la discontinuité, 2008.
Didier CARTIER, La vie ou le sens de l'inaccompli chez
Nicolas Grimaldi, 2008.
Christian CAVAILLÉ, Philosopher depuis Montaigne et après
Wittgenstein, 2008.
Jad HA TEM, Phénoménologie de la création poétique, 2008.
Nelson GUZMAN, Subjectivité et idéologie dans le contexte de
la philosophie de la modernité, 2008.
ANDRÉ TOSEL

SPINOZA OU AUTRE

(IN )FINITUDE

L'HARMATIAN

o 4
© L'HARMATTAN, 2008
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
http://www.librairieharrnattan.com
diffusion.harrnattan@Wanadoo.fr
harrnattanl@Wanadoo.fr

ISBN: 978-2-296-07724-9
EAN : 9782296077249
À Michèle
sans qui rien 11' eut
été possible,
qui a tout d01lné,
ravie trop tôt à [' amour humain,
vivan te en S011 idée étenlelk
partie étenzelle de notre faible être-en-commun
Je suis magicien, forçant cadellas et serrure
Avec Ulle lame secrète,
Et par ces mâts où la foudre fulgure
Quand les mâts gémissants sont ca1ltiques plaintifs,
Quand se déchaînent les marins da1ls les tavenzes,
Et la synagogue, un coeur dans Amsterdam,
Se dresse, vide, épouvalltable,
l'ai laissé grincer mes couteaux
l'ai chanté le clzaut de la liberté,
Moi le prisonnier des cinq tours,
De ta doctrine - JeTlOvah

Je suis magicien, j'opère sur les mondes


Dompteur de lions, les bêtes fauves
Obéissent aux coups de mon rude fouet
Mais dans les sombres nuits, je Ile suis plus
Et moins qu'un épi dans le vent, qu'un enfant
Jéhovah; ................. .

Car le sang est empoiso1lné


L'âme el1flammmée ;
Les ailes entravées par tes liens
un lourd brouillard posé sur les regards
Car fendant le coeur de ma jeunesse
Tout le poids de ma chair pesait
JellOvalz ................... .

Derrière moi marche mon ombre.


Scintille au coeur le signe d'une
Vie llouvellle
A mes talons poussent des ailes
Jehovalz

Poèmes à Spinoza,
Malech RASIT AH, poète de langue yiddish
Texte communiqué par un ami, Jacques EPSTEIN, sans référence
PRÉFACE

Les dix études qui suivent, rédigées entre 1996 et 2002,


entendent composer un ouvrage proposant une interprétation de la
pensée de Spinoza autour du thème d'un rationalisme de la
finitude positive. Elles prolongent une enquête ancienne dont les
étapes sont marquées par deux publications, Spinoza et le crépuscule
de la seroitude. Essai sur le Traité théologico-politique (Paris, Aubier,
1984) et Du matérialisme, de Spinoza (Paris. Kirné. 1994). Elles
attestent une inflexion notable de la lecture. Spinoza est mis à
distance d'une thématique du plein dévoilement de la capacité de
penser et d'agir au sein d'une histoire remise en mouvement par le
combat inaugural contre le bloc théologico-politique. Il n'est plus
compris seulement comme la pointe avancée d'une Aufkliirung
d'orientation révolutionnaire. Il est davantage compris comme le
philosophe qui fonde la puissance de la raison et de l'agir sur la
connaissance lucide de tout ce qui s'oppose à l'une et à l'autre.
La raison ne dispose pas de la force qui ferait d'elle une
puissance hégémonique. Elle est invitée à mesurer ses limites, son
inscription dans les cydes de réciprocité passionnelle négative, à
reconnaître ses conditions de possibilité, l'action récurrente
qu'exerce sur elle l'ordre commun de la nature au sein duquel
chaque individu se trouve toujours déjà jeté, privé de tout accès
direct à son esprit, à son corps et à l'ensemble des corps qui
l'interdéterminent. Bien des thèmes de Spinoza côtoient ici les
pensées de la finitude négative religieuse qui insistent sur la misère
de II homme et stigmatisent son délire de présomption. Il existe bien
une pensée de la finitude chez Spinoza dont Ethique III et IV
donnent la grammaire. Spinoza ne participe pas du rationalisme
humaniste qui fait de l'homme le maître de la nature extérieure et
de sa propre nature, un empire dans un empire. Il ne valide en
aucune matière le projet de la subjectivité définie comme
métaphysique de la production pour la production alors qu'il
10 Spinoza ou ['autre (in)finitude

développe une pensée de l'être comme acte. Mais il ne reprend pas


à son compte la vision doloriste de l'homme, fondée sur le péché
originel; il ne fait pas l'éloge de la soumission obéissant à l'autorité
des passions tristes, pas plus qu'il n'insiste sur la nécessité de
méditer la mort pour atteindre le niveau de la vie authentique.
Et surtout le rationalisme spinozien de la finitude est
simultanément un rationalisme de l'infinitude. L'esprit humain est
un mode fini de l'attribut infini. Il n'est pas lié à cet attribut par une
logique de la participation dans l'extériorité. Il est une partie du
mode infini médiat défini comme chaîne infinie intotalisable des
modes finis, qui exprime de manière partitive l'infini intensif
propre à l'entendement infini de Dieu, mode infini immédiat de
l'attribut de la pensée. L'esprit humain est capable d'une
affirmation infinie qui s'atteste en sa capacité de connaissance par
notions communes et par essences singulières (scientia intuitiva).
Mais il n'accède à aucun savoir total de la totalité. Cet esprit
demeure idée de son corps existant en acte et soumis à l'ordre
commun de la nature, mais il peut développer en son mouvement
interne un ordre propre selon la forme de l'éternité.
L'esprit, l'individu n'est pas sujet, mais effet et moment d'un
ordre. Il se trouve que cet ordre au sein de la même réalité est
susceptible de deux déclinaisons: l'ordre commun de la nature et
l'ordre d'auto-effectuation propre. Le problème éthique est celui de
la transformation du rapport de l'individu à la réalité, la
modification d'un rapport défini en termes d'ordre commun de la
nature en ordre d'autolégitimation propre. Le premier ordre ne
saurait jamais disparaître en ce qu'il constitue la modalité primaire
sous laquelle chacun est dOilllé à un monde dont il ne connaît pas
la structure, ignorant ce qu'est son propre site en cet ordre,
contraint à le constituer selon la logique de l'imagination. Mais cet
ordre est infiniment transformable, reformulable objectivement
selon ses règles, intériorisable selon la logique de l'entendement.
C'est cette double articulation de l'ordre qui permet à Spinoza
de critiquer la démesure du rationalisme humaniste et de son
principe de subjectivité, sans pour autant retrouver les dualismes
des visions religieuse du monde, sans postuler le recours à une
transcendance salvatrice confiée aux institutions théologiques et à
un Etat érigé en autorité opprimant la multitude. Elle lui permet du
même mouvement de reformuler le programme de l'émancipation
Pr~face 11

ainsi purifié de son prométhéisme, par delà toute métaphysique de


la subjectivité. L'ontologie spinozienne se détermine alors en
ontologie relationnelle et transsubjective de l'acte, de l'agir, liée
organiquement à une éthique de la puissance individuelle du
penser et d'agir, soutenue par une politique de la puissance
collective de l'agir. L'imaginaire indépassable en son ordre,
particulièrement en son ordre politique, peut se transvaluer selon
les exigences immanentes de la démocratie-processus.
Cette interprétation ne constitue pas une palinodie; elle se veut
une emendatio du rationalisme hyperbolique qui a pu valoir en
d'autres temps, une rectification, une correction, non une
dénégation. Les puristes pourront déplorer ce mouvement arguant
d'une vérité pure des textes. Il demeure que la lecture des
philosophes est une expérience et qu'elle emprunte ses références à
l'actualité historique. Nulle lecture structurale ne peut prétendre
dépasser cette condition du cercle herméneutique. Elle peut
toutefois nous aider à déterminer la lettre de ce qui est dit, éliminer
les interprétations insoutenables, enrichir la compréhension
conceptuelle. Elle ne peut dispenser du risque de l'interprétation
sauf à s'abuser sur sa propre rigueur, à rendre impensables ses
propres présupposés, à effacer sa propre actualité. Au lecteur de
dire si l'interprétation proposée est pertinente en notre actualité.
PREMIÉRE PARTIE

s
Chapitre Premier

SPINOZA ET L'ESPRIT CARTÉSIEN. La voie de la critique

On sait que jusqu'à Kant l'histoire de la philosophie occidentale


peut être comprise comme un immense débat concernant le sens et
la portée de la philosophie de Descartes. Si l'anticartésianisme
prend la forme de l'interrogation empiriste qui culmine au xvnr o
siècle avec Hume, le rationalisme cartésien ne maintient pas
longtemps sa propre configuration. Se développent au nom de
Descartes diverses tentatives qui entendent donner une valeur
particulière à tel ou tel moment de la synthèse singulière élaborée
par ce philosophe et qui indiquent un au-delà du cartésianisme.
Ces métacartésianismes incluent tous à leur tour des moments
anticartésiens. Toutes ces configurations présupposent une certaine
représentation de ce que lion convient de nommer cartésianisme et
procèdent à des sélections polémiques du corpus cartésien, sans
toujours Si interroger sur les critères et la pertinence de la sélection
qui est la base d'une reconstruction. Est-il possible dans ces
conditions de déterminer la configuration unitaire que désignent
les expressions de cartésianisme ou plus souplement d'esprit
cartésien ? Nous voudrions proposer quelques remarques dans
cette direction afin de mieux situer les enjeux philosophiques
décisifs que révèlent les issues métacartésiennes et
anticartésiennes. Nous n'oublierons pas que par delà II opposition
des diverses formes d'empirisme et de rationalisme qui toutes
concèdent à Descartes la position d'un maître à poursuivre et! ou à
corriger de manière plus ou moins radicale, Descartes a été
dénoncé d'abord par le catholicisme, ensuite par l'antimodernisme
déconstructiviste comme le responsable de "l'erreur fatale Il de la
modernité.
16 Spinoza ou ['autre (in)finitude

1- Reconstruisons à titre de paradigme provisoire la


configuration nommée «esprit cartésien », celle qui a abouti aux
philosophèmes devenus classiques des Lumières. Nous ne
proposerons pas une lecture pointue de textes, mais nous
avancerons une interprétation de second degré reposant sur des
thèses bien connues et interrogeant avant tout leur cohérence
systématique.

On peut ainsi concentrer les éléments porteurs de la modernité


de Descartes qui soulignent la césure irréversible introduite par
rapport à la double tradition de la philosophie antique et de la
philosophie scolastique. Pour des raisons de commodité, nous
distinguerons six philosophèmes qui définissent l'esprit cartésien.

a) L'esprit cartésien énonce la thèse forte selon laquelle la


raison humaine a une structure propre et autonome que l'on ne
saurait plier au service d'une autre forme de savoir - théologie,
magie, préjugés du sens commun - qui ne tire pas d'elle son
origine.

b) Cette raison est l'instance suprême, jugement et tribunal,


à laquelle doit être mesurée toute autre instance (foi, religion,
mythe, opinion, récit). Face à l'enfance, elle représente la maturité,
face au mythe et à son imaginaire le jugement critique, selon un
couple conceptuel polaire et asymétrique, qui indique en même
temps la tâche d'un passage, d'un processus de transition rendant
effectif le jugement rendu par le procès juridique.

c) Césure, cette raison ne veut rêtre qulen Si appropriant une


unique vérité chrétienne, fondamentale, traditionnelle, celle de la
distinction réelle de l'homme défini comme libre volonté et liberté
active, dépassant la nature, cet « autre », face à laquelle cette liberté
se pose comme négativité transcendante.

d) La raison intègre, sans s'y réduire, un naturalisme qui ne


se confond pas avec le vieux naturalisme scolastique, aristotélico-
thomiste, mais qui se définit comme le nouveau naturalisme inscrit
quant à lui dans la nouvelle science physico-mathématique; et
cette science est appelée à réorganiser et à fonder le corps des
autres sciences y compris humaines.
Spinoza et l'esprit cartésien 17

e) Cette renovatio des sciences inclut un élément proprement


théorique ou théorétique même, métaphysique, qui exige le
passage à une théologie rationnelle. Il ne slagit pas d'un
rationalisme contemplatif de type antique ou méditatif de type
chrétien. Cette renovatio n'est pas un retour, un redditus, elle se veut
une novatio.

f) La rénovation-novation doit aider à construire une science


humaine qui conserve la structure ancienne de l'homme, ce
composé âme-corps- mais qui la renouvelle dans le cadre d'un
eudémonisme de la liberté infinie dans sa finitude même. la liberté
est en instance de réalisation de soi dans le monde qui devient
ainsi l'objet de son appropriation et de sa maîtrise, d'une maîtrise
toutefois non « politique », mais « technique ».

Il - On peut définir comme cartésienne toute philosophie qui


partage peu ou prou ces philosophèmes. Le problème est de savoir
si certains sont plus importants que d'autres, car le paradoxe est
qu'après Descartes nul grand philosophe nIa soutenu l'ensemble de
ces philosophèmes. Ceux que l'on nomme les grands cartésiens se
distinguent, en effet, par leur fidélité plus ou moins grande à
quelques uns seulement de ces philosophèmes. On pourrait
montrer dans quelle mesure Spinoza, le plus radical de ces
cartésiens, joue certains philosophèmes contre d'autres et
développe ainsi un anticartésianisme localisé qui tend à se
généraliser et à indiquer une sortie du cartésianisme dans un
métacartésianisme spécifique. Explicitons le mode spinozien
d'énoncer en les modifiant ou en les récusant nos six
philosophèmes.

al) La raison a bien une structure propre qui lui permet de


ne se plier devant nulle autorité, mais son autonomie n'est pas
absolue en ce qu'elle est le propre, et plus précisément l'idée d'un
corps fini inscrit comme partie dans et de la nature. Son
surgissement ne la constitue pas en instance judicatrice souveraine,
mais la renvoie à l'ordre d'une épigenèse infinie, ou plutôt
indéfiniment inachevée et toujours confrontée à son autre, le
préjugé, et aux formes revêtues par cet autre (magie, mythe). La
raison n'entre jamais et irréversiblement dans un âge de raison.
Elle n'en finit pas de se faire raison.
18 Spinoza ou ['autre (in)finitude

b') L'enfance, le mythe, la superstition, bref la sphère du


préjugé , ne sont donc pas des «autres» qu'il serait possible de
poser et de déposer une fois pour toutes, pôles d'une transition
linéaire et irréversible, antithétiques dans leur asymétrie. Ils
constituent plutôt le milieu et la matière de la raison. Le processus
critique est indéfini, inachevé et inachevable. La transition est
permanente et elle se détermine comme processus
d'autorectification, non comme procès aboutissant à un jugement
dernier où une raison militante se sublimerait en raison
triomphante.

c') Si les «autres» de la raison (enfance, préjugé, mythe,


expérience commune) sont ses relata, la raison doit critiquer
l'unique vérité chrétienne que maintenait Descartes, celle de la
distinction réelle de l'homme libre et de la nature. La conception
humaniste de l'homme comme sujet-personne libre tombe. La
liberté doit être redéfinie comme libre nécessité. L'homme est un
être naturel, doté de sa puissance naturelle; il nlest ni empire dans
un empire, ni négativité d'une volonté dont la finitude proclamée
slinverserait en pouvoir infini d'appropriation de son autre via
negationis.

d') L'extension de la science nouvelle ne peut se faire


simplement par extension du mécanisme aux corps (y compris le
corps humain), ni complémentairement par la mise en évidence de
la singularité dont disposerait la négativité humaine par rapport à
l'ordre du corps et de l'étendue.

e') L'élément théorétique ou métaphysique de la nouvelle


science s'insère dans un naturalisme où «Dieu» devient l'agir
substantiel d'une nature incréée et infinie, et où l'homme partage,
au degré de puissance près, le statut de mode produit
(relativement producteur) et fini, partie constitutive de cet agir
infini. La théologie rationnelle se dissout en cette métaphysique qui
se pose comme une ontologie relationnelle et partitive.

fi) La nouvelle science humaine exige en particulier le


dépassement de l'union substantielle dans une théorie de l'union
de l'âme et du corps redéfinissant II âme comme idée du corps. Il
s'ensuit un eudémonisme qui se délivre du fantasme de maîtrise et
Spinoza et l'esprit cartésien 19

de domination pour se centrer sur le développement de relations


de convenance entre les corps et leurs idées. La science de l'homme
ne relève pas d'une volonté constituante, mais d'une effectuation
des puissances éthiques et politiques.

Le métacartésianisme devient anticartésinanisme radical par


élimination du seul élément chrétien de la liberté de l'âme-volonté
infinie, et il ouvre sur une philosophie qui décline la finitude
positive et immanente, où la découverte du mode humain comme
pars naturae ne se paye d'aucune déploration d'une infinité désirée
et absente, ni d'aucune exaltation prométhéenne de la puissance
d'agir finie.

III - On pourrait, toujours en se rapportant à notre ensemble de


philosophèmes, construire un autre mode de configuration, un
autre anticartésianisme, celui de Vico. On pourrait voir en ce cas
que le projet de «science nouvelle », par lequel l'esprit cartésien
entendait prouver sa fécondité, exige pour se réaliser une
modification de la plupart des philosophèmes, sauf un, celui du
maintien de la liberté. En ce sens l'anticartésianisme vichien
réaliserait le cartésianisme par la négation des éléments de sa
configuration théorique et par l'usage de cette négation au service
d'un seul élément. Un anti-cartésianisme tout aussi radical que
celui de Spinoza se convertirait en ultracartésianisme paradoxal.
Présentons la transformation vichienne des six philosophèmes de
l'esprit cartésien.

ail) La raison humaine, en son effectivité, ne peut être


séparée d'un premier et primaire régime de connaissance qui est
mode d'organisation théorético-pratique du monde humain. Il
s'agit de l'imagination de l'âge barbare, -divin, puis héroïque-
créatrice de la sagesse poétique. La raison ne peut pas inaugurer
une césure drastique avec cet autre premier et primaire sous peine
de se vouer à la stérilité. Elle doit même donner à son correlatum la
fonction d'un principe dont l'archaïsme ne doit pas cacher la
fonction archaïque ou archique, selon le sens d'archè.
bit) La fonction de tribunal critique que la raison exerce par
rapport aux autres instances - enfance, mythe, préjugé - doit
prendre la forme d'une autocritique, conduisant à la critique de la
« folie» d'une raison séparée définitivement des conditions de sa
20 Spinoza ou l' autre (in)finitude

genèse et de sa source, et vouée à s'illusionner sur sa pureté et sur


son abstraction.

Cil) La vérité chrétienne fondamentale que la raison doit


s'approprier est bien celle qu'a reconnue Descartes et qu'a déniée
Spinoza, ce cartésien devenu libertin. Elle est celle de la liberté
humaine comme volonté et négativité. Toutefois, à la différence de
la liberté cartésienne qui demeure abstraite, la liberté chrétienne
qu'il faut sauver est une liberté concrète. Elle est celle qui se
manifeste comme historicité, comme fabrique de l'histoire civile
des nations. En ce sens la science nouvelle est la vraie théologie, la
théologie civile raisonnée, toute nation n'existant historiquement
qu'en actualisant une structure transcendantale constituée de trois
éléments, le tripode droit-religion-Iangage. Ainsi se pose le
présupposé de la liberté, qui s'accomplit dans l'œuvre humaine en
référence à Dieu, à commencer par le Dieu barbare de la
superstition païenne.

d") Les sciences de la nature ont leur place légitime, mais


elles ne peuvent tenir lieu de science humaine. Celle-ci a une
autonomie propre qui renvoie à la liberté poïétique des hommes
toujours déjà associés en nations. La scienza nuova valide la
métaphysique spontanée et providentialiste contenue dans le
tripode droit-religion-Iangage. Elle remplace ainsi la métaphysique
absconse. qui sera celle des modernes. La science de la nature ne
peut intégrer la science de histoire qui est la métaphysique en acte,
ni lui appliquer ses méthodes qui sont incapables de rendre
compte de l'agir libre et ordonné des nations. C'est la science de la
nature qui tombe dans la nature commune des nations.

el!) La véritable rénovation du savoir passe par la fondation


de cette science nouvelle qui mesure la civilisation de la raison à
son origine poético-barbare. La civilisation de la raison n'a pas saisi
que la vraie liberté est non seulement concrète-historique, mais
qu'elle ne peut se définir comme maîtrise absolue de son agir. Son
immanence se détermine comme une transcendance immanente,
celle de l'ordre théologico-juridico-symbolique. La raison-liberté
abstraite est menacée de payer ses progrès d'une barbarie de la
réflexion si elle assèche son lien à cet ordre qui fait l'homme autant
que l'homme le fait.
Spinoza et l'esprit cartésien 21

fil) Contemplative à sa manière, la scienza nuova est la théorie


du drame de l'agir hunlain saisi en son intelligibilité et sa téléologie
propres. Cet agir ne peut être exaltation de la seule puissance
humaine dans la mesure où celle-ci s'effectue selon un ordre où la
liberté s'enchaîne au risque de sa perte. La theoria a ainsi un rôle de
prévention: avertir l'esprit moderne cartésien de son hubris propre,
le réformer dans le sens de la providence catholique elle-même
réformée et pensée à la mode païenne stoïcienne.

Descartes n'a pas honoré son programme de constitution d'une


science chrétienne de la liberté dans les conditions de la modernité.
Cette science exige la critique de la prétention autofondatrice
moderne . Descartes a ouvert la voie à son ennemi secret, le
libertinisme, dont Spinoza est pour Vico le parfait représentant.

IV - On le voit, les stratégies philosophiques rendues possibles


par l'émergence de l'esprit cartésien sont complexes et entrent mal
dans les catégories ambiguës d'anti- ou métacartésianismes. Ces
appellations sont certes commodes, mais exigent d'être spécifiées
pour chaque configuration historique concrète. Ces frères ennemis
que sont les anti- ou métacartésiens, Spinoza et Vico, peuvent
s'accorder sur certains philosophèmes, et ce de manière
surprenante. Ainsi tous deux refusent la fonction centrale du cogito
et procèdent à une analyse de la fonction constituante de
l'imagination comme relatum indépassable de la raison. Mais tous
deux divergent sur la question de la conception de la liberté
comme libre volonté, Spinoza la récusant totalement, Vico la
reformulant et la rectifiant, chacun développant une conception de
la finitude originale.

Comme Hegel l'a vu avec une profondeur inégalée, Descartes


n'est pas un point d'aboutissement, un résultat; il est dans la
philosophie moderne le seul philosophe qui soit stricto sensu un
commencement. La question qui commande le destin de l'esprit
cartésien est alors celle de savoir quels éléments devaient être
continués dans ce début, quels autres au contraire devaient être
critiqués, voire éliminés, comme trop liés au passé, ou,
inversement, comme constituant une erreur moderne. Tous les
philosophes de l'âge qui s'est lui-même nommé moderne, qu'ils
aient été laïques (fût-ce selon des voies distinctes) comme Spinoza,
22 Spinoza ou [' autre (in)finitude

Locke, Hume, ou non laïques (fût-ce aussi selon des options


différentes), comme Malebranche, un certain Leibniz, Vico, se sont
tous formés en composant avec certains phiIosophèmes de l'esprit
cartésien des éléments issus d'autres courants du passé. Ainsi
Spinoza intègre-t-il dans un mos geometricus qui n'est plus tout à
fait celui de la nouvelle science le panthéisme renaissant et le
courant libertin que Descartes a également combattus. Ainsi
Malebranche réactive-t-il l'augustinisme métaphysique de la vision
en Dieu contre l'innéisme cartésien. Ainsi Leibniz retrouve-t-il le
nominalisme médiéval, et Vico la théorie platonicienne des idées et
sa théologie providentialiste.

v - La singularité de Descartes se détermine surtout par la prise


en compte des rapports entre la nouvelle science - dont il est un
des fondateurs - et la métaphysique qu'il entend lui adjoindre
comme fondement. C'est la nature de ce lien qui fait problème. Si
Descartes a maintenu bec et ongles ce lien, le courant empiriste,
puis positiviste, des Lumières, l'a brisé: Bayle est l'un des premiers
à voir dans la métaphysique une branche morte ou une superfluité
inutile. Inversement, s'est constitué un cartésianisme religieux qui
a pris lui au sérieux la métaphysique en la confrontant à la religion,
sans toutefois pouvoir s'accorder sur la nature des rapports entre
raison scientifique et raison métaphysique, entre raison et foi
religieuse. La fécondité de Descartes a été celle d'avoir constitué le
commencement d'un prodigieux et double processus de
décomposition de sa propre entreprise, d'une division de l'esprit
(cartésien en l'occurrence). L'esprit cartésien définit alors l'espace
de cette décomposition, et cet espace vit de l'exploitation de ses
possibilités extrêmes et contradictoires. Cet espace est défini avec
clarté par Augusto Del Noce, dans son maître livre Il problema
deI!'ateismo (1980), dont nous reprenons certaines thèses.

a) Du côté «laïque}), la métaphysique cartésienne, s'est


posée comme théologie rationnelle. Elle recourt au Dieu vérace,
garant de l'évidence, en analysant les preuves de son existence, les
rapports entre l'infini divin et l'indéfini de l'étendue. Elle a été
attaquée comme une figure de compromis, une concession faite à
la théologie scolastique, d'où le paradoxe: la science cartésienne ne
peut trouver sa justification fondative que dans le système
métaphysique qui entend remplacer pour sa part l'ancien
Spinoza et l'esprit cartésien 23

naturalisme aristotélico-thomiste et réaliser de meilleure manière


l'unité de la raison et de la foi et assurer la continuité entre
physique et métaphysique. Mais cette physique se trouve déliée
simultanément de son fondement métaphysique par la double
critique que lui adressent l'empirisme et le positivisme, qui la
reformulent en des termes phénoménistes. La désolidarisation de
la physique et de l'ancienne théologie rationnelle remplace l'ancien
naturalisme par un nouveau naturalisme métaphysiquement
neutralisé.

b) Du côté «religieux », la métaphysique cartésienne est


identifiée comme l'élément essentiel d'une refondation ou réforme
du christianisme et comme l'adversaire de cet ennemi principal
qu'est devenu le libertinisme sceptique. Ce dernier se radicalise
avec la pensée spinozienne -qui réélabore les éléments
« scientifiques» de Descartes dans une ontologie immanentiste de
la substance autoposante de soi. C'est là l'intérêt d'une nouvelle
philosophie chrétienne qui unifie les divergences entre
Malebranche, Pascal, Leibniz et Vico, et constitue un fond commun
aux développements contradictoires.

Cette philosophie chrétienne en débat se noue autour de deux


préoccupations majeures: d'une part, elle vise à ménager une place
raisonnée pour les dogmes qui concentrent l'essentiel du
christianisme (Création, Providence, affirmation du péché originel,
infinité du Dieu transcendant) , d'autre part, elle se veut de
manière spécifique une théorie de la liberté. Ce point décisif mérite
explicitation: cette théorie de la liberté se différencie
intentionnellement d'une philosophie portant « sur» la liberté en
tant qu'objet de réflexion. En effet, la liberté en question appelle à
une conversion effective de l'attention humaine sur les thèses qui
peuvent servir de « préambules de la foi ». Elle est exercice en acte
d'une liberté qui se pose et se comprend comme impliquant
l'intériorité de l'idée du dieu infini à l'esprit fini dans sa
« méditation» constitutive, comme acte de redécouverte de la
finitude pécheresse de l'homme jeté dans l'erreur, comme appel à
corriger le mauvais usage de la volonté. De ce point de vue, cette
philosophie cartésienne intrinsèquement chrétienne signifie à sa
manière que la religion (et en l'occurrence la religion chrétienne)
demeure le cadre même du penser humain.
24 Spinoza ou ['autre (in)finitude

VI - Mais alors/ en ce point/ considérée et acceptée par les


croyants en tant que philosophie chrétienne, la philosophie
cartésienne fait problème pour ceux qui y voient un naturalisme
moderne dont l'idée de liberté doit certes être sauvée/ mais séparée
de son contexte chrétien. La fonction apologétique du
cartésianisme devient problématique, et cette problématicité
engendre un nouveau paradoxe. Au moment même, en effet, où
les motivations rationnelles du cartésianisme sont comprises
comme ne conduisant pas nécessairement au détachement d'avec
la tradition, comme ne débouchant pas sur un ralliement aux
thèses des libertins, des théistes ou des panthéistes, la
« méditation» révèle son ambiguïté. Elle ne dirige pas seulement
l'attention du croyant en la convertissant aux thèmes d'un certain
augustinisme, elle dirige simultanément celle du non-croyant sur
les aspects qui font de cette méditation une philosophie autonome.
La liberté du sujet n'est pas seulement ouverture aux vérités du
salut, elle apparaît comme pouvoir de constitution autonome qui
peut rompre à tout moment sa dépendance historique à l'égard de
toute tradition, de tout lien, de toute «re-ligion ». Elle se révèle
alors comme liée essentiellement au projet de maîtrise de l'homme
sur une nature désacralisée. Ce que le cartésianisme contient
d'intérêt «humaniste» pour les non-croyants le conduit à se
libérer, pour les croyants, de ce qu'il contient de référence « anti-
humaniste» à un ordre surnaturel transcendant.

VII - Il faut revenir sur la fonction de la liberté dans


l'apologétique cartésienne. Descartes est en fait défenseur d'une
thèse semi-pélagienne. Le péché est fondamentalement pour lui
l'état d'enfance qui est celui du préjugé, «première et principale
source de nos erreurs ». L'état d'enfance est la marque de la chute
et il se précise comme état d'une attention incapable de régler le
mécanisme d'adéquation de la volonté (infinie) aux représentations
développées par l'entendement (fini). Le péché est une faute de
l'attention: la genèse psychologique de l'erreur renvoie à l'état
infantile et elle exige pour sa rectification le relais de l'effort
d'attention, c'est-à-dire précisément le travail de la méditation
stricto sensu (en un sens d'abord augustinien). Méditer signifie pour
l'esprit reconquérir sa liberté. La libération de l'homme passe par la
rupture avec l'état d'enfance et de préjugé, c'est-à-dire par une
libération du poids excessif de la sensibilité dans le jugement, une
Spinoza et ['esprit cartésien 25

séparation d'avec les tentations que la sensibilité impose au


vouloir.
Le cartésianisme est bien une philosophie chrétienne, mais
faible, « trop faible », en ce qu'elle refoule le thème de la limitation
de la raison humaine finie par la raison divine infinie en le
remplaçant par celui d'une conversion de la liberté errante à
l'humain et par l'affirmation de sa volonté infinie. La conversion
augustinienne est à son tour convertie en conversion à une
humanité libérée par les sciences et les techniques, rendue à sa
subjectivité capable de volonté. Ce pélagianisme, par ailleurs,
divise les interprétations philosophiques chrétiennes du
cartésianisme. Là se joue, en effet, l'opposition insurmontable entre
la lecture de Malebranche et celle d'Arnaud et de Pascal. Ce
pélagianisme est lui-même incomplet dans la mesure où il n'oblige
plus le chrétien à se faire le disciple du Christ, à vivre de manière
permanente une Imitatio Christi. Si Pélage prêche la soumission au
modèle divin d'humilité et de perfection, on sait que Descartes, et
surtout le Descartes des dernières années, celui des lettres morales
et du Traité des passions de [' âme, oriente l'homme vers une vie
pratique future où les valeurs naturelles d'un eudémonisme radical
trouvent leur consécration. Le Dieu de cette morale n'est plus un
Dieu-Fin, objet de l'amour humain et agent de son salut, il est
devenu un Dieu-Principe auquel il n'importe plus de s'unir par
conversion. La conversion décisive est la rééducation de la volonté
et la réorientation de la liberté errante sur la réalisation de la
sagesse, identifiée pour sa part au projet de domination de soi et
du monde.
Descartes s'oppose et au calvinisme et au jansénisme. II ne nie
pas la bonté de l'homme; il n'exalte pas la puissance arbitraire du
Dieu qui fait grâce, qui est Grâce, et cela au moment même où sa
théologie rationnelle accentue en sens inverse de la tendance
humaniste une intention anti-humaniste, en soulignant
l'hétérogénéité de la raison divine et de la raison humaine. Là est le
paradoxe: au moment même où Descartes accentue l'anti-
humanisme de sa théologie rationnelle, celle-ci se renverse en
s'ouvrant sur un humanisme moral. D'une part, en effet, Dieu est
créateur des vérités éternelles; en lui, entendement et volonté ne se
distinguent pas en ce sens que la liberté divine n'est subordonnée à
rien et qu'elle est tout à la fois inséparablement nécessité et
indifférence. Cette unité de la volonté et de l'entendement en Dieu
26 Spinoza ou l'autre (.in)finitude

empêche de parler d'une volonté divine prédéterminée par un


ordre antérieur de vérités et de valeurs. Rapportée à Dieu, la
nécessité n'a rien de comparable à la nécessité logique et
mathématique qui est intimement pénétrable par notre esprit et se
pose comme norme de toutes les déductions. Descartes en arrive
ainsi à affirmer le caractère mystérieux de la nature de Dieu et à
conclure à la vanité de toute recherche visant à connaître la
pluralité des attributs divins. Cette thèse est celle-là même qui
s'oppose à tout ontologisme rationnel radical, et c'est elle que
contestera l'ontologisme chrétien de Malebranche ou le
rationalisme de Leibniz, pour ne rien dire de Spinoza qui verra en
elle le comble de l'équivoque. Cette hétérogénéité de la raison
divine et de la raison humaine semblerait parfois conduire
Descartes à une sorte de critique des prétentions de la raison
théologique, passage que Pascal accomplira sans reculer.

VIII - Mais, et là est le paradoxe, au moment même où Descartes


est sur le point d'assurer le passage des vérités de raison aux
vérités de foi, de souligner l'irréductibilité du Dieu d'Abraham,
d'Isaac et de Jacob, il ne fait pas la démarche qui sera celle de
Pascal, pas plus qu'il ne laisse ouverte la voie de l'ontologisme
chrétien de Malebranche ou antichrétien de Spinoza. Il laisse son
apologétique théorique en suspens, et il renverse l'anti-humanisme
mitigé de sa théologie rationnelle en un humanisme pragmatique
résolu. Cet humanisme n'est pas celui de Montaigne, ni celui des
libertins. Il est un humanisme de la volonté infinie où la nouvelle
science (garantie par le Dieu-Principe qui a cessé d'être le Dieu-Fin,
maître de toutes les fins) s'articule à une liberté convertie
fondamentalement au projet d'exploitation de sa puissance sur soi
et sur le monde. La philosophie fait alors en définitive abstraction
de la prise en considération du status naturae lapsae, de l'état de
nature déchue qui est au cœur de la doctrine chrétienne en sa
version augustinienne. Si Dieu s'enfonce en son ultime
impénétrabilité, l'homme peut surmonter l'état de nature du péché
qui est péché d'enfance, en convertissant librement son attention,
en reconquérant la juste pratique de mise en cohérence de la
volonté et de l'entendement. La métaphysique cesse d'être un
préambule de la foi qui se couronnerait en sagesse contemplative;
elle aboutit au programme d'un usage d'une liberté autonome et
infinie dans le monde des passions humaines et dans la nature
Spinoza et l' espri t cartésien 27

étendue. La liberté est anthropologico-cosmologique. Elle fait


comme telle l'objet d'une affirmation «théologique », mais d'une
théologie de l'autonomie du sujet humain, de son agir. Pour
Descartes, la gloire de Dieu n'est pas cherchée dans la
prédestination d'une élite d'élus, mais dans notre propre création
comme agents libres. Distants de Dieu, les hommes peuvent vivre
leur contingence essentielle, non en participant aux fins de Dieu,
mais en traduisant leur humilité créaturale dans l'accomplissement
d'une action adéquate de conduite de soi et d'appropriation du
monde. La liberté pécheresse s'est convertie en liberté d'action
pour un salut intra-mondain défini comme affirmation d'une
volonté se sachant et se voulant infinie.
Est donc cartésienne une philosophie fondée sur le renver-
sement axiologique et éthique de la théologie du Dieu-Fin en
théologie anthropologique ou en anthropologie théologique du
Dieu-Principe. Celui-ci laisse aller la liberté d'agir du sujet humain
par-delà le pêché originel, en lui donnant le moyen de convertir
infiniment son attention sur les conditions de réalisation de sa
volonté infinie. La science nouvelle doit se comprendre du point de
vue de cette liberté, et la métaphysique est de même l'instrument
de l'affirmation d'une vie heureuse ici-bas placée sous le signe de
la volonté qui veut la volonté.

IX - Si le libre arbitre est le philosophème décisif au sein des


philosophèmes définissant l'esprit cartésien, il partage ce statut
hégémonique avec un philosophème qu'il faut maintenant
examiner pour comprendre la dynamique de cet esprit et de son
destin de division immédiate, pour saisir son unicité irrépétable et
transitoire. Il s'agit de la conception anhistorique de la raison. Là
est l'autre opérateur de la vitalité aporétique du cartésianisme, de
son aporéticité féconde. Est cartésienne toute philosophie qui lie à
la thématique de la direction de l'attention le refus de se rapporter
à une tradition philosophique déterminée, faisant autorité et se
donnant dans le temps d'un développement. Si la raison
cartésienne se veut moderne et se sait comme pouvoir de rupture,
le temps de ce progrès et de cette rupture est le temps logique
d'une évidence continuée, non celui d'une histoire effective.
L'historique comme tel recouvre le temps de l'enfance et du
préjugé, il est irrationnel; il a pour destin logique d'être réabsorbé
dans la continuité de la déduction des vérités, d'être rectifié. La
28 Spinoza ou l'autre (in)finitude

morale, de même, est à instituer pour un présent à continuer.


L'historicité que la tradition chrétienne porte en elle est refondée
dans une philosophie qui assimile dans un même ensemble négatif
historicité, tradition et autorité. La philosophie vraie se décline au
présent continué et s'affirme comme sans histoire; l'histoire, àu
contraire, se définit comme sans philosophie, sans philosophie
vraie.

x- Le progrès de la connaissance est donc avènement perpétué


des vérités, non histoire du vrai en sa singularité. Descartes a usé
de cette anhistoricité du vrai, si contraire à l'idée chrétienne d'une
révélation historique de la vérité, cette pièce essentielle du
dispositif apologétique chrétien. On a là un nouveau paradoxe qui
ne se comprend qu'en prenant la mesure de l'importance que
représente pour Descartes la polémique indéfectible menée contre
les libertins (que l'on songe à la polémique contre Gassendi). Le
libertinisme érudit, on le sait, a joué les enseignements de l'histoire
contre la révélation et sa prétention à recouvrir le champ de
l'historicité. Les doutes accumulés contre la religion consistaient à
la faire apparaître comme une institution temporelle, humaine,
trop humaine, car historique, trop historique, portée à se
contredire, à laisser ses vérités se dissoudre dans le flux du temps.
Le scepticisme libertin est une stratégie de corrosion de l'historicité
de la révélation qui s'appuie sur la réalité de son histoire même.
Or, Descartes pense que l'avènement d'une vérité extemporanée
implique celui d'une métaphysique et d'une théologie rationnelles.
Les vérités éternelles de la religion chrétienne sont mieux fondées
par une philosophie pure que par l'histoire. La révélation s'expose
toujours aux démentis des conjonctures et des préjugés. La raison
cartésienne entend unir la nouvelle physique et la nouvelle
méditation métaphysique pour renverser le doute sceptique des
libertins, qui affirme l'infondabilité historique de l'expérience
religieuse. Elle entend affirmer à la fois la transcendance de la
liberté humaine par rapport au monde et celle du Dieu infini
présent en notre entendement et notre volonté. Descartes ne prend
en compte ni l'épaisseur historique de la religion ni sa fonction
constitutive dans l'émergence de l'humain. C'est là le reproche que
lui feront, à front renversé, et Spinoza et Vico. Ce dernier dira
même dans son De antiquissima italicorum sapientia que le
cartésianisme est une «philosophie monastique », incapable de
Spinoza et ['esprit cartésien 29

comprendre que la théologie est originairement une théologie


civile des nations. Spinoza, victime du même reproche, parviendra
à une théorie de l'historicité, en reprenant précisément le doute
libertin comme facteur d'historicité critique et en faisant de
l'imagination la matrice contradictoire d'un développement effectif
des formes de vie.
La philosophie vraie rend la raison à sa nature, et celle-ci se
pose sans recourir à l'histoire. Elle produit une dissociation entre
l'histoire et la vie spirituelle, scientifique et métaphysique. Et cette
dissociation est le moyen de la reconquête cartésienne d'une
philosophie chrétienne située au-delà de la critique libertine de la
superstition historique. Là encore l'ambiguïté et l'instabilité du
commencement cartésien se manifestent en ce que la religion
chrétienne refondée comme religion de la raison naturelle est
séparée de son histoire et du ressort vital que constitue pour elle
cette histoire. En fait, Descartes, en concédant l'histoire aux
libertins et en prétendant élaborer une philosophie pure qui juge
l'histoire depuis le tribunal de ses vérités rationnelles, concède trop
aux libertins. Il concède, en effet, la dimension de la révélation,
comme le lui reproche Pascal qui entend reconquérir la vérité du
christianisme comme histoire et comme histoire de la révélation
sur le terrain imprudemment abandonné aux libertins et à Spinoza.
En outre, concéder l'histoire à la seule critique du préjugé et de
l'enfance revient à sacrifier la consistance civile et institutionnelle
des autorités théologico-politiques, afin de développer les
préInisses d'un ontologisme qui tend à définir ce qu'est la
philosophie pure, mais qui par ailleurs, on l'a vu, ne peut être
soutenu jusqu'au bout de ses implications théoriques.

XI - Cette anhistoricité de la raison cartésienne - exigée par la


polémique antilibertine - voue le cartésianisme à produire une
articulation spécifique de la philosophie et de la politique.
L'anthropologie, en effet est elle aussi anhistorique. Elle implique
f

une acceptation singulière de l'ordre politique, qui se trouve dans


une contradiction potentielle avec la critique cartésienne du
principe d'autorité. La liberté cartésienne n'a pas de traduction
politique directe: elle doit avant tout faire bon usage d'elle-même
pour transformer la nature en réservoir de commodités nécessaires
en vue du bonheur humain. Mais ce bonheur morat médical et
technologique est séparé de l'ordre politique hérité du droit naturel
30 Spinoza ou ['autre (in)finitude

antico-médiéval. Il ne se formule pas explicitement en termes de


droit naturel moderne, à moins de faire de l'ego véritatif le sujet de
droit moderne, ce présupposé du citoyen moderne. L'ordre
politique en tant que tel renvoie en effet à une histoire singulière
qui ne contient d'autre vérité que celle de son fait, infondable en
vérité. Ce fait est celui de sa propre existence et ce qu'elle contient
d'inévitables préjugés avec lesquels seule l'autorité positive de fait
compose. L'ordre politique est donné sans être délimité par la loi
divine, ni être fondé sur un nouveau droit naturel. L'absolutisme
royal peut être justifié de fait comme politique dont les sujets
doivent supposer qu'elle est celle qui assure la conservation
légitime du pouvoir. Il peut se tempérer en despotisme éclairé, si
est accompli le pas qui accroche au sujet théorique et moral le droit
d'étendre le refus de toute autorité non rationnellement justifiable.
Mais il demeure que nulle politique univoque ne peut se déduire
de la métaphysique cartésienne. La séparation du rationnel et de
l'historique se maintient et elle demeure un fait dont la non-
fondabilité s'impose.
En ce sens, on pourra avoir des sorties hors du cartésianisme à
chaque fois que le droit de l'historicité sera revendiqué. Cartésien
pour sa défense de la liberté chrétienne, Vico devient anticartésien
lorsqu'il reformule cette liberté en terme de liberté agissant dans
l'histoire selon un ordre intelligible, et providentiel parce
qu'intelligible. Ce sera alors l'histoire avec son ordre qui permettra
d'éviter l'ontologisme et de surmonter le défi des libertins en
montrant que l'ordre du préjugé est à sa manière constitutif en ce
qu'il exprime la nature originaire poétique et poïétique de l'homme
de l'âge héroïque. Le mathématisme sera alors accusé,
conjointement avec l'ontologisme, de rendre impossible la science
de la liberté qui ne peut être que la scienza nuova des modifications
de l'esprit humain présent dans la nature commune des nations.
Du même coup le passage des vérités rationnelles aux vérités de
foi que Descartes cherchait: du côté du rapport entre physique et
métaphysique et qu'il renonçait à fonder peut être identifié, mais il
se transforme en rapport entre histoire et métaphysique. Cette
identification se produit à l'âge barbare dans la sagesse vulgaire
des poètes païens, non dans la sagesse absconse des philosophes
chrétiens. Spinoza représentera un autre cas: dans la mesure où il
récuse principiellement l'autonomie de la volonté et où il affirme
l'historicité et la puissance productive de l'imagination, il est plus
Spinoza et [' esprit cartésien 31

anticartésien que Vico lui-même, cela alors qu'il commence par


accepter l'ontologisme et un certain mathématisme cartésien ...

XII - La configuration «esprit cartésien », conclurons-nous, ne


renvoie pas à un cartésianisme de droit, accrédité par la
vulgarisation des Lumières françaises, qui serait potentiellement
athée-libertin-humaniste. Elle inclut un conflit interne constitutif
avec cette interprétation en ce qu'elle souligne à titre égal la
dimension religieuse et anti-humaniste de la pensée cartésienne.
On ne peut réduire celle-ci à une idée simple qui en ferait soit le
noyau et la condition du progressisme des Lumières, soit le type
même de l'erreur humaniste moderne (comme le veut Heidegger).
La configuration «esprit cartésien» ne peut se définir que
problématiquement. Son unité est celle d'une aporie singulière et
féconde. Seul Descartes lui-même a pu soutenir cette unité avant
d'assister à son inévitable division. Nul héritier n'a pu maintenir
ensemble les philosophèmes que Descartes a présentés en une
synthèse incandescente, pour ne pas dire explosive. L'enjeu
profond de ce qui se nomme anti-ou métacartésianisme n'est en
définitive rien d'autre que le contenu philosophique permettant de
définir la finitude ou la finité à l'âge moderne. De ce point de vue,
la reconstruction et la déconstruction heideggeriennes de la
métaphysique occidentale manifestent une sorte de cécité aux
stratégies historiques différenciées et contradictoires qui ont
accompagné l'explosion de l'esprit cartésien.
Chapitre 2

LE DÉPLACEMENT DE LA CRmQUE DE SPINOZA À VICO

On sait l'importance de Spinoza dans l'histoire de la critique


moderne. En un certain sens, le Traité Tlzéologico-Politique (T. T.P.)
ne peut être comparé qu'au Manifeste du parti communiste en ce qu'il
est bien le manifeste d'une critique radicale du bloc théologico-
politique et l'affirmation d'une forme libérée de notre puissance de
comprendre et d'agir.
De grands interprètes, comme Leo Strauss, ont vu même en
cette entreprise une réalisation exemplaire du rationalisme des
Lumières et ont individualisé dans la dénonciation de la crainte de
Dieu le préjugé de la modernité. Celle-ci, en effet, voit dans la
connaissance de la nature totale la voie qui « permet de
commander à la fortune, d'aimer le destin», d'accéder à «la
certitude inconditionnée qu'il existe une liaison nécessaire des
causes, que la raison nécessaire de tout être réside dans la série
infinie des causes », qui exige un «fondement que l'homme peut
aimer d'un amour intellectuel.» Face à ce préjugé, bien avant
Gadamer, L. Strauss entend alors revaloriser le préjugé propre à la
tradition religieuse qui voit dans la crainte authentique de Dieu,
différente de la crainte superstitieuse (la seule que Spinoza prend
en compte), le bon préjugé, celui qui situe la vie coram Dei et qui
oblige l'homme à éviter l'/zubris de l'orgueil rationaliste, à tout
penser par conséquent à partir de son impuissance de créature
finie et pécheresse. Aveuglé par le préjugé critique, Spinoza serait
alors incapable de comprendre le point de vue du vrai croyant, de
rendre justice à son intérêt propre, la vie devant Dieu selon une
obéissance aimante, conduite dans le maintien du lien à une
communauté de foi, qui peut être le peuple élu par Dieu lui-même
(L. Strauss, 1996. 253-254).
34 Spinoza ou ['autre (in)finitude

Cette critique de la critique s'est manifestée dès l'âge de la


critique, bien évidemment. Elle trouve en Giambattista Vico un
exemple particulièrement intéressant. Certes, celui-ci ne traite pas
de Spinoza autrement que par allusions qui le rangent aux côtés
des penseurs utilitaristes et impies modernes, comme Hobbes, ou
qui le classent au sein des négateurs de la Providence chrétienne,
épicuriens ou stoïciens. Cependant la construction par Vico d'un
autre modèle de critique, fondé sur la réévaluation de la topique
des humanités et sur sa refonte dans la science nouvelle de
l'histoire des nations, constitue sur le plan proprement
philosophique comme le pôle opposé au pôle spinozien.
L'originalité de Vico ne vient pas seulement de ce qu'il soutiendrait
les droits d'un certain catholicisme contre le combat
antisuperstitieux du T. T.P., mais de ce qu'il lie une critique
profondément transformée à une autre forme de rationalisme, et
qu'il innove aussi fortement que Spinoza. Vico et Spinoza
constituent comme les limites exemplaires qui définissent le
déplacement de l'idée critique au sein de l'explosion du
cartésianisme.
Nous partirons de manière récurrente de l'attaque menée par le
jeune Vico contre l'idée cartésienne de la critique au nom de la
topique (1), pour ensuite nous demander si cette critique de la
critique est pertinente face à la conception spinozienne de la
critique définie en particulier COlnme historia sincera des Écritures
Saintes (2). Après avoir mesuré comment et combien le Vico de la
maturité, celui de la Scienza lluova, intègre pour définir son projet
des éléments notables du T. T.P. (3), nous nous interrogerons sur la
tenue respective de ces deux modèles (4).

1- LA TOPIQUE DU JEUNE VICO CONTRE L'IDÉE CRmQUE


MODERNE

Le De nostris temporibus studiorum ratione, 1708, se fonde sur une


opposition idéal-typique entre la critique supposée définir la
méthode nouvelle de la philosophie moderne inaugurée par
Descartes, et la topique classique d'Aristote, de Cicéron, de
Quintilien, reprise par l'humanisme italien, à laquelle Vico propose
de revenir partiellement. Ce dernier voit dans la méthode qu'il
nomme critique l'hypostase de l'analyse mathématique. Il remet en
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 35

cause son fondement qui est l'ego cogito avec son critère de
certitude absolue. Il est illégitime d'étendre le mos geometricus de
l'analyse et de s'imaginer que doit être rejeté «tout ce qui relève
des vérités secondes et du vraisemblable.».
Vico développe une argumentation que l'on peut concentrer en
trois points.

a) La méthode critique des modernes est obsédée par la


distinction drastique du vrai et du faux. Elle entend partir d'une
vérité première, évidente par soi, fondement du savoir, le primum
vemm, et elle se donne la tâche de tirer de ce premier fondement
du vrai, le cogito saisi en son rapport à Dieu, les vérités qui s'en
déduisent.

h) L'importance de ce fundamentum inconcussum relègue les


autres vérités au rang de vérités secondaires, vera secunda, qui
constituent les fondements des sciences singulières, comme par
exemple les axiomes de l'arithmétique qui valent uniquement pour
l'étant défini comme «nombre », ou les axiomes de la géométrie
qui valent uniquement pour l'étant défini comme « grandeur », ou
les axiomes de la physique valables pour l'étant défini comme
« mouvement». Ainsi la critique écarte initialement le sens
commun qui seul peut former le jugement pratique. « La critique
pour libérer la vérité originaire de toute erreur, mais aussi de tout ce qui
peut susciter le moindre soupçon, prescrit que soient éloignées de l'esprit
toutes les vérités secondes, c'est-à-dire le domaine du vraisemblable, de
manière à que 1'011 puisse éloigner la fausseté. Mais en cela elle se trompe:
de fait la première chose qui doit être formée chez les adolescents est le
sens commun, afin que parvenus à la maturité, au temps de l'action
pratique, ils ne se dissipent en actions étranges et inaccoutumées. Le sens
commun s'engendre à partir du vraisemblable, comme la science
s'engendre du vrai, et l'erreur du faux. Et, en fait, le sens commun est
comme l' intennédiaire entre le vrai et le faux, puisque il est aussi souvent
du côté du vrai que de celui du faux ». (Vico. 1.1990. 105, voir le
commentaire d'A. Pons, 1986).
La critique suppose une science fondatrice et première,
responsable de soi, dont les vérités secondes dérivées ne seraient
que des spécifications. Pour Vico, elle réalise un fantasme de
maîtrise théorique qui laisse échapper l'immense zone de ce qui ne
36 Spinoza ou ['autre (in)finitude

relève pas de l'apodictiquement vrai, comme l'ordre de la pratique


humaine.
c)- Ce dernier point mérite d'être analysé de plus près en ce que
l'exclusion critique, conduite par Descartes, du vraisemblable hors
du savoir concerne toutes les disciplines formant les
« humanités: non seulement les lettres, les langues, la culture
religieuse, mais aussi la poésie, la rhétorique, les disciplines éthico-
politiques non fondées « scientifiquement », l'histoire, bref, tous les
savoirs qui ont pour objet l'action humaine et son cours. La critique
ne peut avoir prise que sur les aspects étroitement rationnels de
cette action et elle dévalue l'imagination, si importante dans la vie
des hommes, avec sa capacité de nourrir le vraisemblable. Vico ne
peut accepter l'idée que ces savoirs puissent être révolutionnés par
une géométrie des passions ou du corps politique. Il récuse les
versions géométriques du droit naturel qui entendent annexer
l'ordre de l'agir à la certitude véritative du cogito et le reconstruire
à partir de principes simples comme celui de la conservation de
soi, devenu l'équivalent du cogito défini comme volo et jubeo. « Mais
le plus grave défaut de notre méthode est que tandis que nous nous
occupons assidûment des sciences naturelles, nous négligeons la morale,
et spécialement cette partie qui s'occupe de la vie de notre âme, de ses
tendances à la vie civile et à l'éloquence, à la casuistique des vertus et des
vices, des mœurs relatives à chaque âge, à chaque sexe, condition, fortune,
race, état, de cet art du convenable, bien plus difficile que tout autre:
ainsi, selon nous, la critique a-t-elle abando1lné à la négligence et à
l'inculture la doctrine la plus accomplie et la plus noble, celle de J'État».
(Vico, 131).
L'application de la critique à l'histoire et à la pratique est une
véritable metabasis eis allo genos. Elle ne peut prendre que la forme
d'une genèse abstraite des droits et devoirs des hommes qui reste
toujours déficiente face à la richesse et à la complexité des contenus
concrets. En cet ordre, le vraisemblable garde ses droits parce qu'il
est imposé par la nature de son domaine qui est celui du choix
libre, des contingences, des circonstances où joue la puissance
native de l'imaginaire. La critique se donne l'assurance infondée de
remplacer ce qui relève de la prudence et de l'ingenium, de la
capacité proprement humaine d'inventer les solutions exigées par
le défi des conjonctures, par la spécificité des conditions, de tout ce
qui relève des «lieux du sens commun ». La rhétorique et la
topique doivent en ce domaine lui être préférées. La critique doit
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 37

se faire critique de la critique et limiter ses prétentions aux sciences


mathématiques et physiques.
Vico nlest donc pas impressionné par la modernité critique qu'il
ne rejette pas mais circonscrit à une sphère étroite. Le primum
venim ne peut se donner comme vérité initiale, premier
commencement logique. La primauté effective revient à l'activité
inventive de la pratique, à l'ingenium qui trouve dans les topoi de la
rhétorique comme sa logique pratique, celle du sens commun. Il
existe des principes plus anciens et plus inauguraux que ceux de la
critique des Modernes. A l'accusation de passéisme, Vico
répondrait qu'il slagit de dévoiler les principes les plus principiels,
archaïques, car réellement archiques, si lion passe la formule. La
raison critique analytique est le résultat d'un long travail de la
pensée qui présuppose l'antériorité substantielle d'une pensée plus
commune, d'une pensée du commun, d'une pensée civile. Elle
condamne comme préjugé son indispensable présupposé, et elle
ignore la valeur formatrice humaine de ces disciplines du sens
commun, les lettres, les langues, la rhétorique, la morale et la
politique, l'histoire, qui portent à juste titre le nom d'humanités. Le
domaine de l'agir historique précède et enveloppe toujours la
raison critique analytique qui ne peut le résorber intégralement en
en faisant l'un de ses objets théoriques. Vico appelle topique la
méthode qu'il faut pratiquer en ce domaine pour préserver le
contenu d'une riche tradition menacée de mort et pour plus
précisément indiquer que le sens commun est le site, le lieu
éminent des lieux communs, topiques, des disciplines du sens
commun, que la critique en son abstraction et en son
autoréférentialité ne peut remplacer.
L'humain ne peut être pensé sous le principe unique du
rationalisme critieo-analytique et de ses schèmes géométriques. Il
ne se déduit pas, il se crée, il se produit comme action et
imagination. La critique ne peut être que pauvre là où la topique
est riche et abondante. La critique ne peut que remplacer cet ordre
réel par un ordre fictif supposé arbitrairement plus rationnel, plus
vrai. Là est le préjugé de la critique dans sa lutte contre le
préjugé: s'imaginer que l'humain se reconstruit selon les préceptes
de la raison alors que cette reconstruction se fait dans ces pré-
jugements qui constituent sa structure, croire que lion peut réduire
les croyances et l'imagination alors que celles-ci sont la marque de
II inventivité humaine, la forme inéradicable de ce qui en fait à tous
38 Spinoza ou ['autre (in)finitude

les sens du terme une poesle-pOlesls. «Il résulte que ceux qui
appliquent à la pratique de la vie la méthode du jugement dont se sert la
science sont dans l'erreur; ils évaluent les choses selon la droite raiso1l
alors que les hommes ne sont pas gouvenzés par la réflexion, mais par le
caprice et le hasard. Ils jugent les actions humaines telles qu'elles auraient
dû être, alors que la plupart du temps elles ont été accomplies à
l'aventure. Et comme ils n'ont pas cultivé le sens commun et jamais
recherché le vraisemblable, ils rte font aucun cas de savoir quels
sentiments les hommes éprouvent communément au sujet de ce qui est
vrai, et si ce qu'ils co1lsidèrent des vérités apparaît comme tel au reste des
hommes ». (Vico. 1. cit.136-137).
La critique ne sait pas interpréter, lire le texte humain de l'agir,
le livre des gesta hominis qui est formé par le tissu de ses actes,
représentations, valeurs, récits. Elle lit le texte de l'agir humain où
se révèle la nature des hommes comme si c'était un livre dont les
caractères sont mathématiques, elle confond le texte de l'action
avec le livre de la nature. Elle ignore la multiplicité et la vie
collective solidaire en ses antagonismes où se donne l'humain. Elle
sacrifie tout cela à une raison analytique aussi solitaire que
« monastique ». Se fondant sur l'idéal limité d'une analyse du vrai,
sur une opposition simpliste du vrai et du faux, la critique doit être
remplacée et relayée dans la sphère de l'agir humain par les
humanités et la méthode topique qui unit ces dernières. La topique
est la méthode de la découverte, de l'invention propre à la pratique
du commun des hommes. La philosophie ne peut plus se définir
comme critique, mais comme topique, c'est-à-dire production
effective et reproduction réflexive des capacités du génie humain,
du faire humain où la critique est relativisée comme méthode
adéquate des seules sciences physico-mathématiques.

II - L'ATYPIE DE LA CRITIQUE SELON SPINOZA. L'UNION DU


CRITIQUE ET DU TOPIQUE DANS LA THÉORIE
DE L'ÉCRITURE ET DE LA RELIGION RÉVÉLÉE

1 - Atypie de la critique

Cette critique vichienne en sa généralité idéal-typique entend


frapper sans discrimination Descartes et tous ses disciples qui, de
manière plus radicale, ont voulu étendre le mos geometricus aux
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 39

affaires humaines. Spinoza semble donc concerné au premier chef.


Mais une lecture attentive du T. T.P. en particulier montre le
caractère atypique de la pratique et de la théorie spinoziennes de la
critique, et fait apparaître l'inadéquation de toutes les
interprétations qui ont fait du philosophe le héros achevé du
rationalisme des Lumières, depuis Vico jusqu'à Leo Strauss, et plus
récemment à Reinhart Koselleck (avec son ouvrage devenu
classique Critique et crise, 1959). Cette lecture montre aussi que bien
des préoccupations et exigences de Vico sont intégrées avant la
lettre dans la critique du philosophe qui voulait repenser la
philosophie spéculative, l'éthique et la politique more geometrico.
On peut montrer que les trois critiques adressées par le jeune
Vico à la critique des Modernes ne touchent pas Spinoza de
manière adéquate.

a) Le Traité 71zéologico-Politique, mais aussi le Traité Politique,


et l'Éthique même, ne constituent en aucun cas une
déduction de vérités secondes à partir d'un fondement qui
serait le sujet théorique et pratique tout armé, un cogito qui
serait un volo rationnel pur. La raison spinozienne procède
à la reconnaissance et à la connaissance de ce qui n'est pas
elle; elle mesure toujours son impuissance relative en
quelque sorte. Elle présuppose la productivité spécifique de
la cormaissance du premier genre ou imagination dans
l'ordre de la pratique humaine, cet ordre passionnel et
fictionnel, théologico-politique. «Si tous les hommes
pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou
encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient
jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits à une
extrémité, ils ont très naturellement l'âme encline à la plus
extrême crédulité». (Spinoza. T. T.P.). Ces premiers mots de la
préface du T. T.P. révèlent immédiatement l'intention
critique à l'égard du préjugé des préjugés, la superstition.
Mais ils attestent que Spinoza prend simultanément la
mesure de la puissance de la raison, « le plus grand des dons,
cette lumière divine /. ..f, cette charte attestant vraiment la parole
de Dieu» (TTP, XV, 25), tout en sachant qu'on ne peut
éliminer la forme de vie définie par l'imagination, que l'on
doit analyser ses formes.
40 Spinoza ou l'autre (in)finitude

b) Il ne suffit donc pas de poser la distinction du vrai et du


faux et d'écarter sur le plan épistémologique l'erreur ou la
fiction comme privation de la vérité. Il faut procéder à leur
explication génético-causale et prendre la mesure de leur
efficace. Il faut rendre à la connaissance imaginative, par-
delà la critique de sa dimension d'imaginaire, sa capacité de
structure symbolico-pratique de l'expérience et de l'histoire.
La raison spinozienne ne constitue pas un stade ultime, un
âge dans lequel on pourrait entrer une fois pour toutes en
abandonnant le sol nourricier de l'expérience imaginative-
passionnelle. Elle n'est pas davantage l'instance séparée, le
tribunal suprême qui fait de cette expérience ou pratique un
autre absolu à dépasser et à dissoudre. La raison
« réclame» de comprendre toute chose, et particulièrement
la pratique humaine du point de vue du tout de la réalité et
des capacités développées de la puissance humaine d'agir
et de penser. Elle est critique de l'expérience en tant que
celle-ci est prisonnière de contrariétés et s'aveugle sur elle-
même. Elle n'élimine pas l'expérience imaginative comme
telle. Elle reconnaît la spécificité de la foi, de la religion, de
sa division interne en superstition et en croyance pratique
utile. Elle fait leur part au mythe, au récit, aux histoires et à
l'histoire, aux traditions, aux langues en lesquelles celles-ci
s'expriment. Elle inclut comme un moment inéradicable de
l'expérience humaine cet ordre où valent et s'exercent la
topique, le sens commun, l'opinion publique dont elle
revendique la liberté. Elle sait que le sens commun la
conditionne elle-même en ce qu'il est le lieu et l'objet de sa
propre intervention. Simplement elle s'oriente sur un savoir
du sens commun qui en permet la clarification et la refonte
dans le sens d'un gain de puissance d'agir et de penser.
c) La raison critique doit donc inclure la topique et la
comprendre mieux que celle-ci ne se comprend. L'époque
impose en particulier de prendre en compte l'imaginaire
religieux qui structure le sens commun populaire comme
bloc théologico-politique dominé par les passions tristes,
par la tyrannie des Églises orthodoxes et leur conflit avec
un État confessionnel souvent despotique. Le lieu, le topos,
de ce sens commun est constitué par le livre des livres qui
informe les pratiques, les moeurs et les représentations.
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 41

L'interprétation de l'Écriture Sainte s'impose comme le


terrain, le « mi-lieu» de la topique qu'exige l'époque. Plus
profondément, ne faut-il pas que la raison produise la
capacité humaine de penser et d'agir en se confrontant au
domaine où avec la topique prévaut la « prudence dans la
vie civile « chère à Vico? Et l'on sait que cette confrontation
revient à penser la nécessité de la loi juridico-(théologico)-
politique qui régit l'ordre imaginatif et passionnel. Pour sa
part, la raison dépasse la simple sphère de l'obéissance,
consubstantielle à cet ordre. «Si les hommes étaient ainsi
disposés par la Nature qu'ils 11' eussent de désir que pour ce
qu'enseigne la vraie Raison, certes la société n'aurait besoin
d'aucunes lois, il suffirait d'éclairer les hommes par des
enseignements moraux pour qu'ils fissent d'eux-mêmes d'une
âme libérale ce qui leur est vraiment utile. Mais toute autre est la
disposition de la nature humaine». (T. T.P. XV. 106).

La critique ne peut prendre la forme d'une déduction des


requisits d'une raison abstraite à partir d'un impératif moral pur de
droit naturel. La méthode géométrique n'a rien à voir avec cette
déduction. Elle est explication par ses propres causes de la
« disposition autre de la nature humaine ». Elle doit intégrer dans
le mos geometricus tout l'apport de la topique et de la rhétorique, du
vraisemblable et du fictionnel. Cette intégration permet
d'accomplir l'orientation critique de manière concrète, sans céder
au fantasme de maîtrise propre à la critique moderne. Il faut
d'ailleurs préciser que Spinoza ne parle pas tant de critique que
d'histoire sincère, «historia sincera ». Il entend bien dénoncer et
démonter les « préjugés du vulgaire des Temps Anciens» (T. T.P.
XV. 250.) et montrer que la théocratie hébraïque fondée sur la
séparation jalouse du peuple élu au sein du concert des nations et
sur la soumission totale de la pensée à l'autorité théologico-
politique ne peut plus être un modèle à l'âge du commerce et des
savoirs « où nulle nation ne peut s'isoler du reste du monde» et où
la liberté de penser est devenue le droit essentiel à l'exercice de la
raison et à l'avancée de la connaissance (T.T.P. XVIII. 303.). Cette
analyse s'inscrit dans ce qu'il nomme histoire ou encore histoire
sincère de l'Écriture, historia sincera (T. T.P. VII), qui donne sa
matière à l'ancienne topique. L'accréditation du nom de critique
revient en premier lieu à Richard Simon, qui dans l'Histoire critique
42 Spinoza ou l'autre (in)finitude

du Vieux Testament (1678), revendique au sein d'une lignée déjà


fournie de « critiques» d'être celui qui a su appliquer« les règles
de la critique» fixées par les Humanistes pour les textes antiques à
l'histoire du texte sacré. « Comme il n' y a rien paru en français sur ce
sujet, 011 ne doit pas trouver étrange que je me sois quelquefois servi de
certaines expressions qui ne sont pas tout à fait du bel usage. Chaque art a
ses termes particuliers et qui lui sont en quelque sorte consacrés. C'est en
ce sens que l'on trouvera souvent dans cet ouvrage le mot de critique, et
quelques autres semblables, dont j'ai été obligé de me servir dalls les
termes de l'art que je traite». (Paris, 1680, préface non paginée).

2 - Du livre sacré au livre de la nature et retour

La critique spinozienne est en son noyau cette histoire sincère,


authentique, structurée, il est vrai, par une théorie de l'imagination
et des passions exposant le devenir du conatus humain comme
partie de la nature. L'histoire spinozienne que l'on peut nommer
malgré tout critique repose sur un geste théorique hardi qui
consiste à penser l'interprétation de l'Écriture selon l'interprétation
de la nature et à importer apparemment un galiléisme moral en la
sphère scripturaire. Comme lia rappelé Jacqueline Lagrée (1992),
après d'autres et surtout après E.R. Curtius (1948 /1988), Spinoza
s'inscrit dans la thématique qui fait succéder à l'interprétation
religieuse de la nature -posée comme un texte anticipant le texte
sacré- une interprétation qui naturalise le texte sacré lui-même,
non pour soutenir qu'il est constitué de cercles, de triangles et de
figures géométriques, mais qu'il ne contient pas de profonds
mystères surnaturels concernant le Dieu-Nature, et qu'il possède sa
naturalité propre qui est celle de toute textualité. «La méthode
d'interprétation de l'Écriture ne diffère pas de la méthode d'interprétation
de la nature, mais s'accorde en tout avec elle. De même que la méthode
d'interprétation de la nature, en effet, consiste essentiellement à décrire
l' histoire de la nature elle-même, pour en tirer, comme sur la base de
données certaines, les définitions des choses naturelles, de même, pour
interpréter l'Écriture, il convient de reconstruire l'histoire authentique
(historia sincera) de l'Écriture même, pour ensuite en déduire, en tant que
légitime conséquence de principes et de données certaines, la pensée de ses
auteurs».
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 43

La Bible ne permet plus de lire de manière religieuse


traditionnelle le livre de la nature, de faire de la nature un texte
figurant et annonçant le texte de l'Écriture supposée contenir les
vérités scientifiques relatives à la nature. Plus encore, le texte de la
Bible tombe dans la nature en ce qu'il contient en lui-même son
sens immanent. Il ne s'agit pas de mathématiser au sens technique
le texte sacré, mais de produire sa connaissance, sa mathesis,
comme réalité naturelle inscrite dans l'expérience humaine
d'hommes conduits par les passions et l'imagination, de
comprendre naturellement l'ordre de l'expérience humaine qui
exige une dimension scripturale, textuelle, pour s'organiser et
satisfaire des exigences métatextuelles. Il s'agit d'en faire l'histoire,
c'est-à-dire de mener une enquête raisonnée, de recueillir et
d'analyser ces faits de production et d'usage des textes, en les
rapportant au milieu de leur élaboration et au contexte de leur
efficace pratique. Ce travail n'est pas une induction ni une
procédure abstractive. Il est la construction de définitions réelles
de ces choses naturelles que sont pour la pratique humaine les
grands textes fondateurs et organisateurs d'une expérience
historique, considérée dans sa durée propre et son lien revendiqué
au sacré. L'histoire authentique de l'Écriture relève d'une histoire
naturelle entendue à la mode de Bacon et elle se veut
interprétation de l'Écriture par elle-même, selon les réquisits
immanents de sa propre nature de texte fondateur. La nature n'est
plus un livre sacré, et celui-ci ne peut pas être le modèle pour
l'interprétation de celle-là. Interpréter l'Écriture par elle-même c'est
interpréter le texte comme individu psycho-physique dont le corps
est celui de ses lettres, de sa littéralité, de sa littérarité et dont
l'esprit est le sens immanent saisi en son contexte socio-politique
historique, en sa forme propre (les genres littéraires du récit, de la
chronique historique, de la révélation de miracles, des proverbes)
et en son contenu, les enseignements moraux universels distingués
des enseignement spéculatifs imaginatifs. (Voir sur ces points J.
Lagrée, P.P. Moreau, A. Matheron, 1992).
La chute de la métaphore des deux livres implique que dans la
manifestation du monde se réalise complètement le principe de ce
monde. Il n'est plus de sens caché du monde, un Maître Sens qui
renverrait à un Scriptor divin, antérieur à la Nature, qui se servirait
de la lettre de la nature pour y écrire quelque chose comme une
intention. L'équation spinozienne rend inconsistante la métaphore
44 Spinoza ou l'autre (in)finitude

des deux livres. Le monde ne peut être complété, enrichi


absolument par la manifestation de Dieu à la puissance humaine
dans l'Écriture sainte. Mais il y a du livre, du texte et du contexte,
tous deux produits dans le développement de la puissance
humaine. En ce point, la critique doit inclure la topique. En effet,
d'une part, l'homme doit comprendre la nature, non pas comme
une langue étrangère, réservée aux seuls scribes autorisés, mais
comme le tout de la réalité qui doit et peut être compris
adéquatement par des concepts intelligibles, en tant qu'elle
est production anonyme de choses, dépourvue de destinataire,
qu'elle ne constitue pas un sens autoposé et qu'a fortiori elle ne se
confond pas avec une lettre envoyée à un lecteur. Cependant,
d'autre part, le même homme se produit, chose naturelle parmi les
choses naturelles, comme être qui s'imagine être le destinataire
d'une lettre émise par un scripteur divin et se pose lui-même
comme scribe écrivant sous sa dictée le texte de la foi et de la loi
qui définissent sa nature humaine immergée dans des récits jugés
sacrés. La scientia qui a pour objet la production de la nature a
aussi pour objet la production de la nature humaine en tant que
celle-ci se produit avec et dans des textes dont elle pose la divinité
et se veut la destinataire. L'étude de ces textes mobilise toutes les
ressources de la critique des Humanistes, la nature humaine
s'exprimant nécessairement dans une pratique théologico-
politique, et inventant les langues et la grammaire, la topique et la
rhétorique, l'histoire récit vrai, bref tous les savoirs propres à ce
niveau de manifestation. L'historia sincera a pour objet cette
expérience saisie dans sa durée, comme expérience historique
déterminée par des données philologiquement certaines, et non
pas ontologiquement vraies (Hans Blumenberg. 1986).
Quelles sont les données certaines comparables aux faits que
rassemble l'interprétation de la nature pour parvenir aux
définitions réelles des choses scripturaires ? Le texte qui file
l'analogie de l'interprétation de l'écriture et celle de la nature
poursuit ainsi: « Toute la connaissance doit se tirer d'elle seule. Enfin,
de même que la Nature, l'Écriture ne nous donne pas de définitions des
choses dont elle parle, de même donc qu'il faut conclure les définitions des
choses naturelles des diverses actions de la Nature, de même des
définitions que ne nous donne pas l'Écriture doivent être tirées des divers
récits qui se donnent dans l'Écriture au sujet de chaque objet. La règle
"' universelle à poser dans l'interprétation de la Nature est de ne lui
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 45

attribuer d'autres enseignements que ceux que son histoire nous aura
clairement montré qu'elle a donnés». (T.T.P.VIl.140). Ce que les
actions ou mouvements des corps sont pour la science de la nature,
les récits et tous les corps textuels de la Bible le sont pour la science
de l'Écriture, l'histoire authentique, qui ainsi accède à la dimension
de l'historicité textuelle. Les actions de la Bible doivent être d'abord
caractérisées en leur spécificité avant d'être rassemblées pour
donner lieu aux définitions pertinentes. Ainsi, tout d'abord, faut-il
déconstruire le principe religieux de l'unité du livre sacré en
chacune de ses parties toutes supposées révéler la même
inspiration divine du Dieu Législateur et le remplacer par un autre
principe d'unité, celui de la Nature en lequel l'Écriture s'inscrit, et
s'inscrit comme unité fictive-fictionnelle, comme quasi-
individualité complexe et instable qui appartient au champ de
développement de l'expérience humaine imaginative-passionnelle.
Aucune révélation ne peut communiquer à l'homme ce qui serait
inconnu, ce qui serait la possibilité du miracle même, celle du
Dieu-Révélation. Tout ce qui se dit et s'énonce comme révélation
ne peut exister et vivre que dans la tête, la parole, les actes et les
pratiques des membres appartenant à des communautés
historiques et linguistiques, en des circonstances certaines. Un
Dieu qui voudrait se révéler devrait se cacher en raison même de
ce que suppose sa nature. Il n'aurait rien à communiquer, et le
Livre demeurerait vide. Les Écritures sont sacrées en ce que
l'expérience humaine passe par la production d'un sacré qui n'est
tel que posé comme dimension de cette expérience.

3- Critique, topique et historia sincera


dans la méthode d'interprétation de l'Écriture

Il suit de ce nouveau principe d'unité que l'Écriture se pluralise


en autant de genres littéraires où s'explicite son sens propre. Il
s'agit des récits historiques, et particulièrement des récits
miraculeux, qui sont des actions réfléchissant les res gestae du
peuple qui se dit élu ou des actions d'individus interpellés par
l'expérience chrétienne -paraboles, textes énonçant la loi, qu'elle
soit théologico-politique ou éthico-cosmopolitique, textes de
révélation prophétique, et enfin enseignements moraux de la
raison naturelle (qui peuvent converger avec certaines obligations
de la loi). Il faut donc renoncer à vouloir concilier dans le même
46 Spinoza ou II autre (in)finitude

espace homogène écriture et raison, il faut admettre la poïéticité


spécifique de l'imagination qui produit «des choses qui ne
peuvent être déduites par la raison naturelle », mais qui font l'objet
d'énoncés significatifs à un autre niveau, celui de l'expérience, celui
qu'il faut précisément caractériser. Il faut ranger les énonèés
particuliers sous leur genre littéraire propre et les expliquer par
l'histoire, qui n'est plus alors simplement recueil et enquête, mais
recherche causale individualisant chaque énoncé textuel par la
détermination de son contexte singulier. Le principe de
contextualisation se détermine comme principe d'historicité, et
l'histoire authentique devient savoir historique de l'historicité de
l'Écriture; elle devient histoire proprement dite. « Il faut grouper les
énonciations contenues dans chaque livre et les réduire à Uli certain
nombre de chefs principaux, de façon à retrouver aisément toutes celles
qui se rapportent au même objet, Iloter ensuite toutes celles qui sont
ambiguës ou obscures, ou en contradiction les unes avec les autres.
/,appelle ici une expression claire ou obscure suivant que le sens en est
facilement ou difficilement perçu par la Raison en s'aidant du contexte;
car nous nous occupons ici du sens des textes, non de leur vérité. Il faut
même avant tout prendre garde à ne pas avoir l'esprit occupé de
raisonnements fondés sur les principes de la connaissance naturelle (pour
ne rien dire des préjugés) afin de ne d'un discours avec la vérité des
choses, il faudra en trouver le sens en s'appuyant uniquement sur l'usage
de la langue ou sur des raisonnements ayant leur seul fondement dans
l'Écriture». (T. T.P. VII.140-141).
Les actions de l'Ecriture peuvent être considérées comme
coïncidant avec ces genres constitués de textes pris dans leur sens
littéral; elles ne sont pas mesurées par une norme de vérité
théorique. Ces actions sont de niveau très différent; elles
juxtaposent des choses qui peuvent être comprises par la lumière
naturelle et des «choses qui ne peuvent être déduites par elle »,
qui peuvent relever de la productivité ambiguë de l'imagination, y
compris de la superstition. On ne doit pas lire le texte à partir de
vérités que l'on aurait acceptées au préalable et que l'on
souhaiterait retrouver pour confirmation. A cette forme de
rationalisme déplacé et inconvenant, il faut préférer le
rationalisme, concret et historique, qui commence par établir le
texte en son sens et en le rangeant dans la rubrique qui lui
convient, dans l'action dont il est une forme. Le sens une fois établi
en sa littéralité « certaine» (problème étroitement philologique et
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico,. 47

critique), il faut identifier le sens, la mens de ce sens littéral, se


demander si le passage considéré est allégorique ou non, s'il est un
énoncé qui se répète sans contradiction interne, si les
contradictions peuvent ou non être levées par recours à l'allégorie.
Ainsi, Moïse dit que Dieu est un feu, mais le contexte permet
d'établir que Dieu est pour la Bible un dieu jaloux. Et même si Dieu
peut être dit impassible ou immatériel, il faut préciser que
l'Écriture ne fait pas de Dieu un feu au sens allégorique, mais lui
attribue la jalousie et la personnalité. On ne peut parvenir pour
chaque énoncé à l'objectivité de son sens, interprété selon
l'Écriture, que par la comparaison des textes.
Cette comparaison implique que les genres littéraires et leurs
exemples soient établis par une histoire qui dépasse l'observation
et se veuille savoir de choses singulières en leur historicité. « Cette
histoire doit rapporter au sujet des Livres et des Prophètes toutes les
circonstances particulières dont le souvenir nous a été transmis; j'entends
la vie, les moeurs de l'acteur de chaque Livre, le but qu'il se proposait,
quel il a été et en quelle occasion ou quel temps, pour qui, et en quelle
langue il a été écrit. Elle doit rapporter la fortune de chaque livre j .. ';
Pour comprendre quelles propositions sont énoncées comme des lois,
quelles au contraire pour des enseignements moraux, il importe de
c011naÎtre la vie, les moeurs des acteurs et le but visé par eux';'.'; De plus
pour ne pas confondre les enseignements valables pour un temps
seulement et destinés à un petit nombre d' hommes, il importe aussi de
savoir à quelles occasions, en quel temps, et pour quelle nation, quel siècle,
tous ces enseignements furent écrits ». (T. T.P. VII. 142).
L'histoire sincère renvoie ainsi les textes à leur modalité
opératoire dans des communautés dominées par la puissance
d'une imagination qui peut parcourir un champ allant d'une
expression superstitieuse jusqu'à des formes purifiées. Ces
communautés de vie sont toutes des communautés de lecture et de
pratiques diverses, et elles peuvent être aussi bien des
communautés d'une vie nationale exclusive que des communautés
de vie morale et spirituelle à l'intérieur d'une nation, reliées ou non
à une communauté religieuse internationale. Les textes sont en ce
sens des actions en ce que leur lecture commande des pratiques
déterminées, toutes historiquement qualifiées, depuis la guerre
civile de religion jusqu'à l'organisation d'une opinion publique
pacifique. Contextualité, intertextualité, non textualité forment
l'individualité singulière qui permet de déconstruire le préjugé de
48 Spinoza ou ['autre (in)finitude

l'UIÙté herméneutique spéculative des Livres Sacrés, de rendre


problématique l'UIÙté imaginairement postulée d'une tradition
interprétative qui est ainsi réduite à une modalité d'opérativité
pratique, politique et! ou éthique. Les livres, « ta bibla », ne peuvent
faire un seul livre, la Bible, qu'à la condition que leur intextualité et
leur contextualité permettent de définir un réel sens commun, un
lieu commun. Et celui-ci ne peut être qu'éthique: c'est contre la
superstition et son ordre théologico-politique contradictoire que
peut se former un ordre religieux-civil, ordre de l'obéissance
volontaire à la loi de justice et de charité lue et interprétée en
commun, ordre de l'amour tolérant du prochain dans le cadre du
respect des lois d'obéissance politique, d'un respect de citoyen libre
qui peut discuter ces lois politiques, dans la sphère d'une opinion
publique libre. Celle-ci succède alors à l'ordre des lois fondées sur
le commandement d'un dieu national ou tribal exclusif. A ce
niveau, la sinceritas de l'histoire se fait norme critique de jugement.
L'Écriture ne s'unifie que comme prescription d'un lien humain
d'obéissance, et d'une obéissance voulue pour ses effets moraux
bienfaisants, non comme texte théorique. Spinoza nomme loi
divine ce sens commun que les parties de l'Écriture se
communiquent comme s'il était sa loi de mouvement et de repos. (
voir Matheron. 1992, Laux. 1993, Tosel,1984).
Ce sens commun est la fides catholica universalis que le
T.T.P. nomme aussi la Parole de Dieu, verbum Dei. « C'est moins la
raison que les textes mêmes des Prophètes et des Apôtres qui le
proclament: la parole étenlelle de Dieu, son pacte, et la vraie religion sont
divinement écrits dans le coeur de l'llOmme, c'est-à-dire dans la pensée
humaine; c'est la véritable charte de Dieu qu'il a scellée, de SOI1 sceau,
c'est-à-dire de SOl1 idée, comme d'une image de sa divinité. Verum esse
Dei syngraphutl'z quod ipse suo sigillo, nempe idea sui tamquam
imaginatio cOl1signavit» (T. T.P. XII. 217). L'interprétation de
l'Écriture laisse place à la méditation de la Parole, comme la lettre
morte à l'esprit vivant, la superstition à la religion vraie. C'est la fin
des pactes écrits d'obéissance rituelle et imposée à un peuple élu,
des manuscrits perdus qu'il faut reconstituer patiemment par le
labeur d'une histoire critique, des livres aux fortunes aussi diverses
que celle des communautés où ils ont figuré comme réalités
opératoires selon diverses modalités. Aux écrits souvent
inassignables et contradictoires succède la Parole de Dieu qui
stabilise leur pluralité. Cette parole, en effet, dans l'histoire impose
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 49

le monument transhistorique et vraiment originel de la loi morale


qui est à la fois justifiée, selon des procédures diverses, par la
lumière naturelle et par le fait d'imagination qulest la révélation.
Ce monument ou pacte, verum Dei syngraplzum, ne peut comme tel
être soumis aux chaos de l'histoire dans lequel il intervient pour y
introduire une nouvelle historicité. Il se manifeste dans l'histoire à
titre de norme éthique perpétuellement en débat avec les exigences
de la politique. La loi divine, religion naturelle, est réellement
catholique, commune à tout le genre humain, et clest désormais par
rapport à celui-ci, seul élu, que II Écriture peut être proprement dite
Parole de Dieu. Elle est le lieu, le lieu commun, topos catholicos, qui
peut donner une unité aux Écritures. Celles-ci ne pouvent rien
apprendre sur le Livre de la Nature mais elles enseignent
certainement quelque chose sur II expérience humaine à laquelle
elles appartiennent. Elle est ce milieu dans lequel cette même
nature humaine développe une historicité qui nlest plus celle de la
tradition équivoque et de ses conflits d'interprétation, mais celle du
débat entre exigence formelle universelle de la loi divine (justice et
amour) et poids des contraintes de son actualisation politique en
divers contextes nationaux-étatiques. L'unité de l'écrit nlest plus
celle, impossible, d'une lettre présumée tombée du ciel, elle est
celle du contrat originel, le syngraphum, d'abord passé avec les
seuls juifs, pour un seul royaume d'obéissance théologico-
politique, puis retrouvé et reformulé comme document écrit dans
le coeur de l'homme, de tous les hommes. Cest ce pacte ou cette
alliance que nous imaginons comme image de la divinité en nous,
selon une imagination cette fois non superstitieuse (Blumenberg.
1986).
Toutefois il faut bien comprendre que le nouveau livre qui
slouvre avec la parole de Dieu et son travail d'historicisation, le
livre de l'histoire, ne peut pas davantage que la nature être stricto
sensu un nouveau livre sacré absolu. «Mérite le nom de sacré et de
divin ce qui est destiné à [1 expérience de la piété et de la religion, et ce
caractère sacré dure aussi longtemps seulement que les hommes Si en
servent religieusement» (T.T.P. XII. 219.). Pour Spinoza, clest
l'homme toujours qui imagine Dieu et qui s'imagine lui-même
comme image de Dieu. L'homme est bien mode fini produit par
Dieu; il a en lui, en son esprit, II idée de Dieu, mais il peut mal
saisir cette idée, en,faire une image, en la posant comme imago Dei.
Or, Dieu ne peut être pensé par recours à une image; l'esprit
50 Spinoza ou ['autre (in)finitude

humain n'est pas image de Dieu. Tamquanl imaginatio cOllsignavit.


L'homme a l'image en son esprit en tant qu" il imagine, il n'est pas
cette image dont il imagine la ressemblance avec Dieu créateur. Il a
comme l'image. La métaphore du documentum morale scellé dans
l'entendement de l'homme qui précise le sens de la parole de Dieu
à nous adressée doit être comprise de manière radicale. Elle
élimine, en effet, le thème religieux de la ressemblance de la
créature avec son créateur. La parole de Dieu déposée dans le
coeur de l'homme fait de lui l'être qui a l'image de Dieu en tant que
loi morale, l'être qui peut s'imaginer qu'il est l'image qu'il a, alors
qu'il ne comprend pas adéquatement la modalité d'inscription de
l'idea Dei en son esprit, aloors qu'il se soumet amoureusement à ses
prescriptions pratiques. Il a seulement cette image qui séparée de
tout rapport de ressemblance est simplement imagmee,
imaginable, et toujours en quelque manière imaginaire. Le Dieu-
Nature dont l'homme, son mode, a l'image ne peut se confondre
avec le Dieu qui aurait créé l'homme comme étant sa propre image.
Cette image qui est parole renvoie à un écrit, à une écriture, mais
enfin authentifiée ou validée pour sa capacité structurale à
constituer un rapport éthico-juridico-politique, une loi formatrice
et expressive de la puissance de la nature humaine en son
historicité. Si le concept ou idée adéquate de Dieu peut s'anticiper,
voire se symboliser dans cette image, c'est pour autant que cette
image est liée dans l'esprit des hommes à la pratique effective de la
loi de justice et de charité, que son sens commun existe dans les
comportements des individus et des communautés, et existe de
manière performative. Les mots qui énoncent cette parole sont
alors agencés de manière à disposer ses lecteurs-auditeurs à
l'amour de Dieu comme amour du prochain.
Mais cette image de Dieu qu'est la parole divine ne peut être
idée adéquate du Dieu-Nature qui existe infiniment sans être
conçue par l'Écriture et la Parole. Celles-ci ne sont pas révélations
de l'essence de Dieu. C'est simplement cette nature infinie qui se
réalise en tant que nature humaine finie, modale et historique.
Cette dernière ne peut se constituer à son niveau expérientiel qu'en
imaginant et constituant le lien social qui la définit par référence à
une loi morale posée comme image de Dieu et succédant aux
Écritures. Cette image-loi met un terme en effet aux récits
miraculeux et aux pratiques imaginaires agressives d'élection-
exclusion. Ces Écritures jusque -là se sont formulées comme un
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 51

lieu commun déchiré, un milieu de conflits, d 1hérésies et


d'orthodoxies rivales. Certes, selon l'imagination, la parole de
Dieu, documelltum morale et syngraphum, peut être imaginée comme
une lettre, une missive ou épître (epistola) adressée aux croyants
sincères par Dieu. Cette lettre aurait pour fonction de définir le lieu
de constitution et le sens de leur humanité commune. Elle
préciserait son contenu dans les libres débats d'une opinion
commune devenue opinion publique d'un État démocratique.
Mais, en fait, toute la logique de la critique, c'est-à-dire de l'historia
sincera, consiste à faire de cette lettre-épitre, document moral de la
révélation, une valeur limite de ce qui est pensable dans l'Écriture
comme son sens authentique et commun. Il ne saurait être question
d'identifier cette lettre-missive à une correspondance céleste
envoyée et révélée par Dieu à ses destinataires humains. Ce que les
lecteurs de cette lettre imaginent comme parole de Dieu coïncide
expressément avec les enseignements de la lumière naturelle
(comme le précise le texte que nous élucidons, T. T.P. XII.217). La
poste céleste est une poste restante: que serait, en effet, le sens de
cette epistola, sinon un sens paradoxal, celui d'une lettre ou missive
envoyée à une pluralité lecteurs se prenant tous pour des docteurs,
tous habilités à contaminer chacun en particulier le documentum
morale en le revêtant d'interprétations contradictoires
théoriquement et pratiquement? Ce serait alors un retour à la
superstition de l'Écriture, à la multiplicité des lectures orthodoxes,
puisque chacun des destinataires de cette epistola ne pourrait
contrôler l'oeuvre des médiateurs et des traducteurs, tous
susceptibles alors d'être traités de traîtres.
En quoi tout ceci intéresse-t-il notre confrontation avec la
critique vichienne de la critique moderne? Nous répondrons que
l'histoire critique de Spinoza en se déterminant comme
explicitation d'un sens moral de l'Écriture, dépourvu de toute
portée théorique ou spéculative, montre que la Bible comprise
comme parole contient une rhétorique spécifique qui exige la
formation d'un savoir intégrant toutes les disciplines des
humanités: philologie, connaissance des langues, de leur
grammaire, de leur sémantique, de leur histoire, analyse des
contextes d'action des textes, histoire des communautés de lecteurs
et d'auditeurs. Ces disciplines assurent la prise en compte de
l'usage des mots et des textes selon les conjonctures qui peuvent
osciller de la guerre civile religieuse à la concorde. Elles donnent la
52 Spinoza ou ['autre (in)finitude

connaissance des pratiques éthiques, juridiques et politiques qui


procurent aux textes leur régime d'opérativité propre, leur
puissance d'historicité. Elles sauvegardent la spécificité de ces
pratiques et de ces usages selon que les unes et les autres
actualisent des exigences et des préjugés venus des temps anciens
ou des temps civilisés, où les échanges mettent à l'ordre du jour un
nouvel État de droit ouvert sur la puissance d'une multitude
réformable en son imaginaire. Spinoza invente une science
nouvelle qui est celle des modes d'actualisation de la même nature
humaine, une science qui pour être explicative et causale doit
intégrer les disciplines herméneutiques, rhétoriques, topiques, et se
les subordonner dans l'unité articulée d'une histoire authentique
réellement historique. La rhétorique, la topique, II herméneutique se
constituent comme des disciplines de second degré: Dieu parle
aux hommes parce que ce sont les hommes qui sont ainsi
constitués qu'ils ne peuvent agir dans l'histoire sans faire parler les
dieux qu'ils ont produits. Les récits où se manifeste la puissance
historicisante de l'imagination sont des textes qui font loi en se
posant comme textes, écritures et paroles de Dieu. Ils ont un rôle
constitutif, mais non exclusif, pour organiser les contextes de sens
et de pratiques normatives qui définissent 11histoire humaine
authentique comme réalité et science. L'Ethique elle-même pense
en ses catégories ontologiques la structure de cette histoire à partir
de la théorie des modes dl actualisation des comportements
humains et de leurs régimes.

III - LA CRmQUE RÉFORMÉE PAR LA SCIENCE NOUVELLE DES


NATIONS SELON VICO

On peut désormais mesurer combien Spinoza anticipe en sa


substance la sciellza lluova de Vico. Celle-ci, certes, contourne
explicitement le domaine de II histoire sainte où ont agi les Écritures
et la parole de Dieu pour ne SI intéresser qu'à II histoire des nations
païennes, et en particulier des grands peuples de }I Antiquité, Grecs
et Romains, à l'âge barbare des dieux et à son réaménagement à
l'âge des héros, en les abandonnant au seuil de l'âge humain qui est
celui de la raison et de la civilisation tutta spiegata, entièrement
déployée. Cette science explore l'histoire de ces nations toutes
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 53

superstitieuses en révélant la puissance humanisante constitutive


de l'imagination, du mythe et des «universels fantastiques ». On a
comme l'impression que Vico a modifié et élargi sa première
conception de la topique en assimilant la leçon de l'historia sincera
et de sa radicalité critique pour l'appliquer créativement aux
origines non juives et non chrétiennes, pour retourner contre
Spinoza une autre histoire, une autre critique, plus puissante, car
capable de dépasser l'auteur du T. T.P. lui-même dans son projet
d'expliquer et de comprendre l'adversaire mieux et autrement que
lui-même ne s'est compris. Vico serait en quelque plus spinoziste
que Spinoza, mais à front renversé, se faisant théoricien d'une
science autrement critique de l'histoire. Tout se joue sur
l'interprétation de la religion. Là où Spinoza dénonce, après
Epicure et Lucrèce, la peur des dieux comme origine de la
superstition et de ses pratiques, Vico le suit, mais pour montrer la
productivité indépassable et constitutive de l'humain contenue
dans cette peur des dieux. La critique ne peut pas dissoudre le
complexe formé par la peur et l'imagination dans une religion
naturelle rationnelle sous peine de dissoudre la source constitutive
du processus historique de l'humanisation par la civilisation et la
civilité.

1- Le "nouvel art critique et métaphysique" et la réévaluation


de la superstitio1l

L'histoire civile des nations ne peut être que théologico-


politique, et cela avant même que ne se produise la révélation de
Dieu au peuple juif et à la catholicité du genre humain devenu
chrétien. La science de l'histoire se détermine comme « théologie
naturelle civile », "naturelle" signifiant un principe de
développement qui naît et croît avec et dans les communautés elles
aussi nées, les nations. Cette science exige la mise au point d'un
nouvel « art critique» que Vico ne nomme pas historia sincera, mais
qu'il ose appeler «métaphysique». Cet art doit permettre de
« retrouver et connaître la nature des choses humaines », de fonder
«la science reine des sciences» dont l'objet électif « est l'histoire
des idées humaines d'après laquelle semble devoir procéder la
métaphysique de l'esprit humain.» Cette science nouvelle
« commence avec les premières pensées des premiers hommes, et
non avec les premières réflexions des philosophes sur les idées
54 Spinoza ou ['autre (in)finitude

humaines ». (Scienza lluova. Livre l, section 4, De la méthode, §


347). Elle doit s'appuyer sur «un art critique et même
métaphysique. » « Pour déterminer les temps et les lieux où s'est faite
cette histoire, c'est-à-dire pour déterminer quand et où ces pe1lsées
nacquirellt, et pour lui procurer la double certitude d'ulle chrollo1ogie et
d'une géographie, pour ainsi dire métaphysiques, cette Science use d'un
art critique et même métaphysique portant sur les auteurs de ces
nations ». (S.N. § 348). Cet art critique et métaphysique se présente
comme une philologie générale et historique qui regroupe sept
ordres de recherches. Voici leur présentation.

1. Étude des principes des mythologies qui expliquent les


fables-récits constituant l'histoire civile des premiers peuples
et leur poésie, celle-ci ne formant pas tant un genre littéraire
que la modalité de leur conception imaginante du monde, de
leur poéticité originaire.

2. Analyse des langues héroïques en relation avec les moeurs


des peuples qui les parlent.

3. Étude des principes linguistiques organisant les étymologies


des langues vulgaires, étude qui ne peut être qu'historique
en ce que ces principes commencent par les sens primitifs
des mots et se développent jusqu'aux sens dérivés et aux
images, tout en représentant l'ordre des idées qui se donne
avec le cours de l'histoire des peuples. On a là l'énoncé d'un
« parallélisme» ou d'une identité spécifique ne concernant
pas tant la pensée et l'étendue que l'ordre de constitution
historique des idées en son rapport avec l'ordre de
production des autres pratiques, soit encore l'énoncé d'un
principe d'identité historique.

4. Constitution d'un vocabulaire mental concernant la vie des


hommes en société, des besoins qui sont substantiellement
les mêmes chez tous les peuples, mais varient avec les
transformations historiques.

5. Constitution d'une logique historique capable de faire la part


du vrai et du faux dans tout ce que les traditions vulgaires
ont transmis au cours des siècles, avec la détermination du
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 55

fonds commun de vérités, d'un sens commun qui


philogiquement certifié peut et doit être philosophiquement
avéré.

6. Mise au point d'une philologie qui soit archéologie


interprétant les documents de l'Antiquité, soit pour les
récuser, soit pour authentifier leur certitude de fait
historique en les restaurant dans leur intégrité textuelle et en
es situant dans leur milieu historique propre.

7. Élaboration d'un recueil de tous les événements


philologiquement certains de l'histoire et philosophiquement
compris dans leur rapport aux choses qui en sont les causes
ou les raisons (S.N. § 351-358)

Vico se réfère lui aussi à la méthode de Bacon. Mais cet


immense chantier accomplit en le dépassant celui qu'avait ouvert
Spinoza à l'occasion de l'Écriture et de son histoire. Et surtout il
conclut, au-delà des intentions spinozistes et baconiennes, le
mouvement de réévaluation de la puissance poétique de
l'imagination qui règne en ces premières pensées et expériences
des nations. Pour Spinoza, la raison ne peut diriger le cours des
événements. L'imagination s'impose comme puissance essentielle
d'une historicité que la raison ne peut remplacer, mais en laquelle
elle s'inscrit comme norme contre-factuelle. « Si les hommes étaient
ainsi disposés par la Nature qu'ils n'eussent de désir que pour ce
qu'enseigne la raiso1l, certes la société n'aurait besoin d'aucunes lois. Il
suffirait d'éclairer les hommes par les enseignements moraux pour qu'ils
fissent d'eux-mêmes d'une âme libérale ce qui leur est vraiment utile.
Mais toute autre est la disposition de la nature humaine ». Cf.T.P. V.
106). Vico ne regrette pas la disposition de la nature des nations
qui les fait se développer dans l'imagination poïétique et sous la
peur des Dieux. Tous deux assurément énoncent la même loi de
variation inverse entre raison et imagination. Spinoza écrit : « Où
domine le plus l'imagination, il yale moins d'aptitude à connaître les
choses par l'entendement pur, et, au contraire, ceux qui sont supérieurs
par l'entendement et le cultivent le plus, ont un pouvoir d'imaginer plus
tempéré, plus contenu, et comme réfréné, pour qu'il ne se mêle pas à
['entendement ». (T. T.P. II. 49). Vico lui fait écho: « L'imagination est
d'autant plus forte que le raisonnement est faible ». (S.N. Dignità
56 Spinoza ou ['autre (in)finitude

XXXV). Mais cette communauté de vue ouvre sur une différence.


Vico juge fondatrice la puissance de la fiction imaginative par
laquelle les bestioni, les brutes primitives à face humaine, atterrés
par la foudre et le tonnerre, constituent ces phénomènes
cosmologiques en un signe de Dieu. Le Ciel est Zeus-Jupiter qui
leur inspire le respect, leur signifie la loi, les contraint à sortir de
l'errance sauvage ahumaine, d'habiter un lieu de la terre. La loi est
celle de l'ordre de la famille, de l'alliance et de la filiation: elle
prescrit de prendre des femmes certaines, de faire des enfants
certains et d'ensevelir les morts dans leurs propres terres arrachées
à la grande forêt. L'humanité, avec ses institutions symboliques et
ses pratiques de production propre, avec le mariage, la filiation, le
langage, la première (agri)culture, se fait en se laissant faire par
des dieux effrayants, qui sont le produit de l'imagination. Les
hommes se produisent en nations natives par la production même
de la fiction théologico-politique qui définit l'ordre humain comme
loi et loi de civilité.

2- Productivité de la crainte des dieux et poéticité


de l'imagination des ignorants

De ce point de vue, la peur des dieux ne peut pas être dissoute


par et dans la genèse causale qui prétend lui substituer la
connaissance adéquate du Deus sive Natura. L'ignorance humaine
comme ignorance des causes et la crainte de la divinité ne sont pas
une infirmité à dépasser et à oublier comme autant de modes
inférieurs de notre puissance d'agir et de penser, inscrits dans le
bloc théologico-politique. L'ignorance des causes et la crainte
révérentieuse-superstitieuse des Dieux païens les plus barbares
sont des forces anthropogénétiques en ce que la fiction des dieux
est la production, la poïétique de la loi humaine en ses aspects
indissolublement juridiques, politiques, économiques et
symboliques. La genèse qui définit la critique propre à l'historia
sincera reste prisonnière de ce tribunal critique que les modernes
présentent comme dissolution des préjugés, comme tribunal de la
dernière instance, celle de l'utilité. Pour Vico, l'utilité ne peut être
pensée qu'insérée, encapsulée, dans l'ordre théologico-politique
qui est immédiatement un ordre toujours déjà là, donné avec
l'émergence originaire du couple producteur d'humanité, le couple
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 57

formé par l'imagination (avec ses nécessaires illusions) et


l'ignorance des causes.
Là encore, entre la critique spinozienne et l'art critique vichien,
la ressemblance est maximale où la différence est infranchissable.
Spinoza écrit: « Le vulgaire préfère ignorer les causes naturelles, et ne
veut entendre parler que de ce qu'il ignore le plus et admire le plus. »
(T. T.P. VI. 118). Vico affirme:« Les hommes ignorants des causes
naturelles ne peuvent même pas se les expliquer par analogie. Ils
attribuent donc aux choses leurs propres propriétés humaines ». (S.N. §
180). Il précise encore: « L'esprit humain qui par sa nature est indéfini
se trouve plongé dans l'ignorance et se prend lui-même comme règle de
l'univers qu'il ignore ». (S.N. § 188). Cette ignorance est productive
de fictions théo-anthropomorphiques que la raison peut critiquer
pour les purifier et les rationaliser (ainsi que le fait Platon), mais
elle ne peut pas les remplacer par l'idée d'une nature infinie
s'affectant ou se modifiant en tant que nature humaine et
s'accomplissant à la fois dans une raison intégralement
démystificatrice et dans la recherche d'une utilité absolutisée.
Certes, Spinoza accentue dans le Traité Politique la prise en compte
de l'irréductibilité de la nature commune imaginative-passionnelle
des hommes, ouvrant ainsi la problématique vichienne de la
commune nature des nations. « Puisqu'enfin tous les hommes barbares
ou cultivés établissent partout des coutumes et se donnent un statut civil,
ce Il' est pas des enseignements de la raison, mais de la nature commune
des hommes, c'est-à-dire de leur condition qu'il faut déduire les causes et
les fondements naturels des pouvoirs publics ». (T.P.VII.) Vico soutient
quant à lui: « La philosophie considère l' homme tel qu'il doit être, et elle
ne peut être utile qu'à un tout petit nombre d'hommes qui veulent vivre
dans la république de Platon, et 110n pas tomber dans la boue de
Romulus». « La législation considère l'homme tel qu'il est, pour en faire
de bons usages dans la société humaine ». (S.N. Livre l, section 3, § 131,
132, Des principes, Dignità VI et VII)

3- De l'explication génético-causale à la compréhension de la


providence immanente

Mais là où Spinoza élimine toute vision finaliste en développant


la connaissance de la productivité des passions et projette son
analyse des régimes politiques sur le plan d'immanence en ne
connaissant pour norme que la constitution et l'élargissement de la
58 Spinoza ou ['autre (in)finitude

puissance d'agir de la multitude, Vico unifie le matériau, traité par


l'art critique, selon la perpective métaphysique d'une histoire
idéale éternelle qui implique la Providence ou plutôt la fonction
essentielle de la croyance en la Providence. Le même axiome VII
précise ainsi que la législation humaine sait spontanément faire un
bon usage civil des trois grands vices qui traversent toute l'histoire
du genre humain, la cruauté, l'avarice, l'ambition, en les
transformant dans les arts de la milice, du commerce et de la cour,
qui sont respectivement la base de la force, de la richesse et de la
sagesse des républiques. « Et de ces trois grands vices, qui détnLÏraient
certainement le genre humain sur la terre, elle fait des éléments de la
félicité civile ». Cet axiome prouve qu'il existe une providence
divine, qu'elle est un esprit divin législateur, qui se sert des
passions des hommes, tous rivés à leur utilité privée. Celle-ci
pourrait conduire ces hommes brutaux à vivre en bêtes sauvages
dans les solitudes; la providence fait de ces vices les moyens les
ordres civils leur permettant de vivre en unee société humaine .
Cette fois, la philologie de l'art critique et métaphysique
corrobore de sa certitude les preuves proprement philosophiques
de la scienza l1uova, en aidant à déterminer la science des premières
idées propres aux premières nations, en la posant comme
métaphysique de l'esprit, elle-même identifiée avec la « théologie
civile raisonnée de la providence divine. » (S.N. § 342). « Le critère
dont se sert cette science est celui qui a été donné à toutes les nations par
la providence divine, c'est le sens commun du genre humain, détenniné
par la convenance nécessaire des choses lzwnaines laquelle fait toute la
beauté de ce monde civil ». (§ 348). Cette providence se démontre
comme « fait historique» qui est le fait de l'existence historique des
nations survivant à la sauvagerie des passions. Il Elle doit être une
histoire des ordres et des lois que sans aucune prudence ou conseil
humains, et souvent même contre les projets des hommes, elle a do 11 nées à
cette grande cité du genre humain". (S. N § 342)
Le but réalisé de cette providence est immanent en ce qu'il n'est
rien d'autre que la conservation de la société humaine, mais il ne
peut être atteint que si l'ordre juridico-politico-religieux est
maintenu, que si est maintenue, même sous des formes plus
raisonnées, la crainte superstitieuse du dieu qui en nous jetant à
terre nous permet de nous constituer en humains face à lui, et
d'oeuvrer à éclaircir la grande forêt de la confusion bestiale par la
mise en culture des clairières ainsi ouvertes. Cette constitution de
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 59

rordre humain comme ordre religieux-civil ne peut relever d'une


simple mécanique causale qui aurait un effet d'ensemble positif
seulement par la logique qui commande le dispositif de ses
éléments. La positivité même de ce résultat oblige à réévaluer la
causalité finale d'ensemble du processus et de ses moments. L'art
critique et métaphysique donne l'autorité du fait historique à
« l'argument divin» que doit développer la philosophie, cette
métaphysique abstruse et tardive. Celle-ci a pour fonction de
justifier rationnellement par ses raisons la métaphysique populaire
et vulgaire des premières nations païennes, en reformulant sans le
détruire le sens commun qui la constitue et qui est la croyance
dans le dieu fictionnel de l'imagination, dans le poème de notre
poésie première.
En ce sens, c'est bien la croyance indéracinable en la providence
elle-même qui est la providence et qui contraint les hommes à
vivre humainement, c'est-à-dire à se constituer en créatures en face
du ciel divin, à se mettre à terre pour s'y terrer et instistuer là leur
demeure sous la Loi du Dieu qui fonde toute royauté, toute
paternité, toute alliance et filiation, toute souveraineté. Les
hommes font bien leur histoire, mais ils la font grâce à
l'irréductible foi-obéissance aux dieux terrifiants qu'ils ont
imaginés, mais auxquels ils se soumettent en se vivant comme
créatures de ce pouvoir supérieur. Ils font leur histoire en se
racontant des histoires. L'humain est (de) l'humano-divin. En un
sens très différent de celui de Spinoza, nous retrouvons la
performativité de la croyance; mais il n'est nul besoin d'une
épuration ambiguë de l'Écriture Sainte la posant en parole divine.
C'est la foi barbare en cette divinité idole qui fait les hommes qui à
leur tour font leur histoire, mais ne constituent l'autorité de l'ordre
civil que sous l'autorité de cette croyance et des pratiques qu'elle
commande. C'est bien l'autorité théologico-politique que produit
l'imagination poétique première qui fait les hommes en tant que
faiseurs d'histoire, c'est-à-dire d'humanité.

4. Providence et sens commun. Civi1tà et perte du sens


commun

L'art critique permet la constitution d'une théorie du sens


commun fondamentalement théologico-politique qui est
simultanément théorie de l'histoire, c'est-à-dire du développement
60 Spinoza ou ['autre (in)finitude

de ce sens commun, de ses formes, de sa rationalisation. Celle-ci


prend la forme du rationalisme moderne et de sa perversion
possible; celle-ci ne peut signifier que chute dans une barbarie
nouvelle, «la barbarie de la réflexion », plus inhumaine que la
barbarie primitive (Alain Pons.1997). Vico reformule et déplace
ainsi la théorie spinozienne de la communauté et des notions
communes: «Le sens commU1l est un jugement sans réflexion,
communément senti par tout un ordre, par tout un peuple, par toute une
nation, ou par tout le genre humain ». (S.N. Digllità XII. § 142). « Des
idées uniformes nées au sein de peuples inconnus les uns des autres
doivent avoir un motif commun de vérité ». (Dignità XIII. § 143). Et
Vico de répéter que ces deux principes sont la base « d'un nouvel
art critique concernant les auteurs des nations auxquelles il fallut plus de
mille ans pour qu'y naissent les écrivains dont s'est occupée jusqu'ici la
critique». (§143). Il ne s'agit donc pas de purifier en l'éradiquant
l'imagination du vulgus. Il s'agit d'en mesurer l'irrépressible
puissance matricielle, de la déterminer comme croyance
théologico-politique productrice d'humanité et d'histoire(s),
croyance en une providence productrice de la conservation des
nations qui n'ont pas disposé de la révélation des deux Testaments.
Les idées uniformes sont celles que se font les padri delle nazioni,
elles «commencèrent par le culte d'une divinité quelconque». Ces
fondateurs furent à la fois des sages en matière de divination, des
prêtres qui procédaient aux sacrifices et des rois qui imposaient les
divines lois à leurs familles qu'ils gouvernaient en patriarches. Ce
sens commun de la loi d'obéissance manifesté au dieu
superstitieux contient à la fois la religion, le langage, le droit, la
morale, et la politique qui ont fait l'humanité. (Dignità LXII. 250).
Le cours de l'histoire peut conduire à la perte de ce sens
commun à la suite d'un double processus, matériel et spirituel. Sur
le plan matériel, la richesse inouïe de la civilisation développée à
l'âge des hommes accroît démesurément la soif de plaisir qui
remplace la recherche du nécessaire et de l'utile. Les riches et les
puissants deviennent insensibles aux autres hommes et
s'enferment dans leur individualisme hédoniste; les pauvres et les
faibles se soulèvent, retirent leur confiance et demeurent
prisonniers des mêmes désirs. «Les hommes d'abord ressentent le
nécessaire, ensuite cherchent l'utile, puis éprouvent le besoin de se
procurer les commodités, plus avant encore ils se réjouissent du plaisir,
pour se dissoudre dans le luxe et finalement tomber dans une folie
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 61

dissipatrice de leurs substances ». Ce processus à la fois économique,


politique et spirituel trouve son correspondant terme à terme dans
un processus de mutation anthropologique qu'explicite la Dignità
LXII. « La nature des peuples est d'abord cruelle, puis sévère, par la suite
elle se fait bienveillante, devient délicate, pour finir dissolue ». (voir sur
ce point Paolo Cristofolini.1995 et 1996). Vico ne voit pas dans une
religion naturelle universelle le point d'équilibre final de l'histoire.
Cette religion, en effet, est travaillée par l'esprit critique du
rationalisme, elle est menacée en se rationalisant de couper
réellement couper le lien qui l'unit à son principe, la peur terrible
des dieux qui fait l'humanité autant que celle-ci la produit. Cette
religion naturelle est fragile en ce qu'elle est tentée de poursuivre
la critique et de détruire son fondement pour ne déboucher que sur
le néant. Après elle rien ne peut naître. La modernité est sans
avenir et sans postérité. Elle est porteuse d'un principe d'auto-
annililation, de fin radicale de l'histoire, d'une certaine histoire,
celle qui conduit jusqu là elle.
Sur le plan spirituel, la philosophie ne vient qu'après la poésie
fantastique qui définit la religion archaïque. Celle-ci lui donne sa
norme sous la forme d'une métaphysique vulgaire constituée par
la croyance en la divinité providentielle, centre du sens commun
que l'art critique prend pour critère. Il faut aller jusqu'aux bouts
des conséquences inscrites dans le principe fondamental de
l'historicité qui réduit l'identité spinoziste de la pensée et de
l'étendue au seul développement de l'agir humain - «L'ordre des
idées doit procéder selon l'ordre des choses». (Dignità LXIV. § 238),
« Les doctrines /c-a-d les sciences/ doivent commencer au moment où
commencent les matières qu'elles traitent ». (Dignità CVI, § 314). Il en
découle que la philosophie ne peut commencer qu'après la religion
poétique, que la critique consiste à saisir la puissance archique de
l'archaïque qu'elle ne peut la dépasser qu'en se constituant comme
démystification théorique radicale du Dieu qui ne vaut que pour la
pratique humaine commune. Elle ne peut en faire un mode de
pensée totalement objectivable du point de vue d'un Dieu-Nature
dont il suffirait de reconnaître l'efficace dans la constitution de
l'expérience humaine historique. «En vertu de ce principe », cette
Science -qui «procède par une sévère analyse des pensées humaines
concenlant les humaines nécessités ou utilités de la vie sociale »- « est une
histoire des idées humaines sur laquelle doit procéder la métaphysique de
l'esprit humain. Cette reine des sciences, par la Dignità CVI, commença à
62 Spinoza ou ['autre (in)finitude

l'époque où les premiers hommes commencèrent à pe1lser, non pas quand


les philosophes commencèrent à réfléchir sur les idées humaines». (S.N. §
347). philosophie ne peut pas critiquer cette métaphysique vulgaire
jusqu'au point de s'ôter son propre sol. Un tel acte ne peut se
définir que comme une forme théorique de la dissolution qui
aggrave et sanctionne la dissolution des moeurs et des structures
sociales. Il est la forme théorique de cette dissolution qui l'accélère
en la justifiant. « Voilà pourquoi il nous faut commencer à partir d'une
quelque connaissance de Dieu, dont ne sont pas privés les hommes aussi
sauvages, cruels et féroces qu'ils soie1lt. Nous démontrons que cette
connaissance est la suivante: l'homme tombé dans le désespoir à l'égard
des secours de la nature, désire une chose supérieure capable de le sauver.
Mais cette chose supérieure à la nature est Dieu, et c'est là la lumière que
Dieu a répandue sur tous les hommes ». (S.N. § 339).

IV - DE SPINOZA À VICO: LE DÉPLACEMENT


DE LA CRITIQUE ET LA SCISSION DE LA RAISON
MODERNE

1. Rais011 et imaglllation. Raison critique llaturelle ou


raisoll critique pure?

La raison ne peut pas briser la continuité du processus


d'humanisation opérée par la croyance en la divinité. Sa fonction
est de comprendre son principe, dans un esprit qui conserve
« l'autorité certaine» de son origine impure, de comprendre que
cette origine est la vraie racine de la pureté spéculative. « D'abord
les hommes sentent sans prendre une conscience attentive, puis ils
prennent cette conscience, l'âme perturbée et agitée, et enfin ils
réfléchissent avec l'esprit pur ». La fonction de la raison est d'accepter
et de reconnaître la priorité des «sentences poétiques », toutes
« formées de passions et d'affects qui en donnent le sens », et d'en
percevoir le sens commun tel qu'il s'organise en métaphysique
vulgaire religieuse. La raison peut alors produire ses propres
« sentences philosophiques» qui se forment à partir de la réflexion
et de ses raisonnements. La raison peut même enfin penser la
différence sur fond de continuité qui la lie à ce sens commun et qui
la qualifie comme métaphysique historique propre à la religion de
l'âge des hommes, de la civilité. Elle peut penser la loi historique et
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 63

ontologique de son mouvement propre et de celui de la poésie


religieuse-civile: les sentences philosophiques « s'approchent
d'autant plus du vrai qu'elles s'élèvent aux universels et les autres sont
d'autant plus certaines qu'elles s'approprient davantage les
particuliers ». (S.N. Dignità LIlI, § 218-219). Ce qui est certain n'est
rien d'autre que le fait particulier de la fonction humanisante de la
croyance « superstitieuse-religieuse» en la providence divine qui
est un élément de cette providence même.
Tout se passe comme si Vico se mesurait encore et toujours à
Spinoza sur le terrain choisi par celui-ci comme le plus favorable. Il
reconnaît le rôle constitutif de l'imagination mytho-poétique
comme croyance performatrice de l'humain, et il intègre cet
élément tel que l'avait analysé l'historia sincera. Il accepte l'idée
d'une purification de la superstition en religion raisonnable
pratique, mais il refuse de dénouer le lien matriciel qui unit toutes
les religions comme autant de religions civiles, le lien qui enchaîne
la peur de la divinité superstitieuse et le sens de l'utilité à
l'émergence de l'humain sous la loi et le droit comme loi et droit
intrinsèquement humains et divins, le lien qui maintient ensemble
les voies parallèles et identiques sur lesquelles l'humanité suit son
chemin, celle de l'ordre de l'utilité et du besoin et celle de l'ordre
symbolique, religieux -politique.
Une philosophie qui se donne à penser cette croyance et ce lien
en réservant à sa sagesse la liberté de penser au-delà de cette
croyance et de ce lien, qui entend inscrire dans un Deus sive natura
infini ce lien et cette croyance et les expliquer comme une chose
singulière qui ne peut être le seul horizon de la science, une telle
philosophie outrepasse et transgresse son espace de réflexion. Elle
devient libertinisme, elle devient philosophie de l'anarchie et de la
solitude monastique en ce qu'elle ne comprend pas que
l'objectivation de son objet signifie sa destruction. Cet objet est un
monde de vie qui exige d'être reconnu comme tel. La philosophie
critique est menacée de se constituer en puissance de dissolution et
de déliaison du lien symbolique. On ne peut penser ce lien qu'en
pensant sous son empire; on ne peut le connaître qu'en le
reconnaissant selon un cercle herméneutique bien fondé (Gadamer
1992). La philosophie athée correspond à la dernière étape du corso
qui aboutit à la désagrégation du lien social dans le luxe et la
suffisance, la violence. Elle tue la croyance en la providence divine
64 Spinoza ou ['autre (in)finitude

et rend impossibles les effets performatifs de cette croyance qui ont


été de conserver l'humanité envers et contre tout.
La raison vichienne ne peut confirmer la métaphysique abstruse
(Platon) -qui légitime abstraitement la métaphysique du vulgaire et
son sens commun- que si elle la réforme en science métaphysique
de l'histoire profane, fondée sur l'art critique nouveau qui comme
philologie certaine ne certifie le fait certain de l'autorité théologico-
politique que si elle identifie cette autorité historicisante avec
l'action de la providence. « Il n'y a que la providence divine qui puisse
retenir l' homme dans cette suite de sociétés et le faire agir selon la justice,
en famille d'abord, ensuite dans la cité, enfin dans la société du genre
humain';'.; C'est la justice divine qui régit la justice des hommes; et la
providence y veille pour conserver la société humaine ». (S.N. § 342). La
métaphysique abstruse ne peut se .continuer qu'en se réformant et
se reformant comme métaphysique de l'histoire théologico- ou
symbolico-politique des nations. Elle unit, d'une part, les certitudes
philologiques du sens commun et de son autorité autorisant
l'humain, et, d'autre part, les vérités de la philosophie dans leur
rapport à l'histoire des nations, en repensant, c'est-à-dire en
pensant vraiment ce sens commun, en ordonnant dans la vérité du
concept des universels abstraits, les vérités de l'histoire et les
universels fantastiques de l'imagination poïétique, en produisant
les schèmes ou types d'une «histoire idéale éternelle.» «La
philosophie contemple la raison, d'où provient la science du vrai; la
philologie observe l'autorité du libre arbitre humain, d'où provient la
conscience du certain". (S.N. Dignità X. § 139). La philologie est ainsi
un autre nom, à la fois partie et tout de ce que Vico nous a
présenté comme l'art critique métaphysique, nouvel orgal1on de la
scienza l1uova, puisqu'il y inclut comme philologues «les
grammairiens, les historiens, les critiques», dont les objets vont de
la connaissance de la langue poétique initiale et des langues
vulgaires jusqu'à celle des pratiques religieuses, scientifiques,
juridiques, politiques, économiques.
La Science nouvelle ne se borne donc pas à réélaborer l'art
critique de l'histoire sincère du T. T.P. Elle entend remplacer
l'Ethique elle-même dont elle est à la fois plus proche et plus
lointaine qu'une approche extérieure peut le laisser supposer. C'est
en ce sens qu'on peut lire la suite de la même dignità X : «Les
philosophes et les philologues ont manqué chacun la moitié de la chose, les
philosophes pour ne pas avoir assuré leurs raisons des certitudes issues de
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 65

l'autorité des plzilologues/ les philologues pour ne s'être pas SOUCles


d'avérer leur autorité par la raison des philosophes; si les uns et les autres
avaient fait ainsi/ ils auraient été plus utiles aux républiques et nous
auraient devancé dans la méditation de cette science ». (S.N. §140). Si
Spinoza fait en quelque sorte de l'historia sincera/ de la critique de la
révélation et de la superstition l'introduction à la vraie philosophie
que par ailleurs cette introduction actualise, la Scienza lluova fait de
la nouvelle critique qui révèle le caractère archique du bloc
théologico-politique, même superstitieux, l'organoll et la matière
même de la philosophie. C'est à celle-ci qu'il revient de repense la
vérité de ce bloc en lui donnant la fonction de base de l'histoire
humaine. Elle inclut dans le même ensemble les objets distingués
par Spinoza dans ses deux ouvrages, en héritant de la grande
ambition spinoziste -développer la science de l'agir humain
éthique et politique en lui donnant ses réquisits ontologiques dans
une synthèse d'éternité et d'historicité-. Mais elle déplace le
programme spinozien en repensant l'ordre du certain et l'ordre du
vrai, en faisant de l'histoire définie en tant qu'histoire du bloc
théologico-politique, ancré quant à lui dans la puissance matricielle
de la peur des dieux, la trame d'une histoire idéale éternelle qui
avère les articles de la foi chrétienne en les immanentisant dans la
constitution de l'âge poétique des premières nations païennes. Tout
se passe comme si Vico voulait se tenir au plus près de Spinoza,
sur son terrain, et à son immense hauteur, pour se constituer
comme son critique, son antagoniste et son continuateurn, son
autre électif.
Que Spinoza soit un des interlocuteurs structuraux de Vico, la
preuve en est donnée, non pas tant dans les déclarations explicites
de Vico, mais dans les intentions systématiques de ce dernier. On
pourrait ainsi interpréter cette ironique mimèsis décalée de la
structure de l'Éthique que constitue le recours à l'exposé
axiomatique de la section 2 de la partie l, suivie de l'exposé des
principes et de la méthode. « Cette science procède précisément comme
la géométrie, qui tout en contemplant ou construisant le monde des
grandeurs à partir de ses propres éléments se fait elle-même ce monde;
mais elle le fait avec la réalité supérieure qu'ont les ordres régissant les
affaires hunzailles par rapport aux poillts/ aux lignes/ surfaces et figures. »
(S.N. § 349).
Cette science nouvelle entend bien remplacer l'Éthique en
refusant et son déterminisme naturaliste et son ordre abstrus.
66 Spinoza ou ['autre (in)finitude

Celle-ci, en effet, selon la lecture hypothétique que pourrait en faire


Vico et qui n'est pas nécessairement fondée, prétend commencer
par Dieu et tend à faire de l'entendement humain une partie de
l'entendement infini pour déduire la structure formelle, idéale et
éternelle, des formes nécessaires de l'agir humain, et pour la
remplir du contenu de l'expérience historique. Vico part, lui, à la
fois des choses humaines et divines données dans l'expérience
historique, et il transforme la déduction en production historique
réelle où les structures idéales et éternelles sont immédiatement
immanentes à ces choses divines et humaines. Ces choses sont les
« ongmes des nations» comme origines intrinsèquement
théologiques et politiques, ou plutôt religieuses et sociales; elles
sont du même coup des choses-devenir, des processus. Elles sont
ces processus qui contiennent leur sens, et leur sens commun,
forme et milieu vital de la conservation significative et signifiante
de l'humanité. La géométrie de la Sciellza lluova est celle de la
providence humano-divine elle-même dans la concrétude certaine
de ses ordres qui font réellement autorité et dans la vérité de ses
structures idéales et éternelles.
Cette géométrie supérieure qui est celle de »l'ordre des idées en
tant qu'il doit suivre l'ordre des choses» se fonde sur deux séries
de preuves, les unes d'ordre philosophique et les autres d'ordre
logique qui nous sont déjà connues, mais qui peuvent être
réexposées dans toute leur force. La preuve philosophique, la plus
élevée ou « sublime », de la science nouvelle est donc celle-ci: « On
ne peut désirer de preuves plus sublimes que celles que nous donneront la
naturalité, l'ordre, et la fin de qui est la conservation du genre humain.
Ces preuves se montreront lumineuses et distinctes toutes les fois que
nous réfléchirons à la grande facilité par laquelle les choses naissent, dans
quelles occasions elles adviennent en suivant un cours très contraire aux
intentions des hommes, et s'ajustent d'elles-mêmes. C'est la capacité de
combiner les choses, de voir l'ordre selon lequel certaines naîssent au
moment et dans le lieu précis où elles doivent naître, tandis que d'autres
différent leur naissance dans d'autres temps et lieux, c'est cette capacité,
selon llopinion dl Horace, qui constitue toute la beauté de II ordre; voilà les
preuves que met à notre disposition llétenzelle sagesse ». (S.N. § 344).
Cette preuve se corrobore, d'autre part, d'une preuve logique qui
consiste à «raisonner sur les origines des choses divines et
humaines des nations païennes» et à montrer comment la nature
spécifique des choses est le procès de leur naissance
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 67

(11atura=l1ascimento) déterminée, et enfin comment ces processus


sont rendus intelligibles par « les propriétés éternelles des choses»
se réalisant dans l'histoire même (§ 345).

II - LE LIVRE DE L'HISTOIRE COMME RÉVÉLATION À SOI


DE LA LIBERTÉ-PROVIDENCE: UN NOUVEAU PARADIGME

Cette géométrie humano-divine élimine elle aussi la thématique


de la double réflexion du livre de la nature dans le livre de la
révélation divine, dans la Bible. Clest ainsi qu'il faut comprendre le
centrage exclusif de la Scienza nuova sur II histoire des nations
païennes et la mise à l'écart volontaire de II Histoire Sainte. Elle
implique néanmoins la montée en puissance d'un autre paradigme
qui entend éliminer l'alternative spinoziste qui repose sur une
naturalisation de la tex tua lité par sa mise en équivalence avec la
contextualité historique. Elle entend substituer au paradigme des
deux livres - nature et Bible - un autre paradigme intégrant la
critique spinozienne de la métaphore des deux livres sans renoncer
à ce qu'il y a d'indéracinable dans le texte sacré. Elle montre, en
effet, que II histoire païenne confirme la thèse de la coïncidence du
divin et de l'humain dans la providence du sens commun lui-
même providentiel des premières nations, indépendamment de la
révélation divine adressée au peuple élu et à son successeur, la
catholicité chrétienne (non pas la chrétienté catholique). Ce
paradigme qui se veut supérieur est encore un livre, mais clest
celui de II histoire, q.e II histoire que font les hommes, les païens eux-
mêmes, mais qu'ils font pour autant qu'ils sont faits par le sens
commun religieux-social, fondement infondable de la loi
d'humanisation, de l'ordre civil lui-même qui est à tout jamais
l'ordre-des-choses-divines-et-humaines. Il nlest d'humanité que
comme histoire, comme histoire intrinsèquement sacrée et profane,
avec sa transcendance immanente à la nature. Désormais, clest
toute II histoire qui est révélation humano-divine, révélation de cet
ordre à ses propres acteurs qui le font pour autant que cet ordre les
fait lui-même en leur laissant leur liberté, l'umano arbitrio. Et là
nous touchons à une autre différence par rapport à Spinoza défini
comme l'autre structural de Vico.
Ce nlest pas, en effet, par hasard que Vico fait suivre le récit
décrivant la scène de la transformation des bestioni en hommes par
68 Spinoza ou ['autre (in)finitude

un autre récit qui narre la naissance de ce que par assonance cette


fois avec Spinoza Vico nomme le cDllato, l'effort. Ce n'est pas par
hasard non plus qu'il définit ce conato, non pas comme désir
déterminé en termes de causalité efficiente, a tergo, mais comme
libre vouloir immédiatement qualifié par la reconnaissance de la
loi divine comme loi morale, c'est-à-dire ordre des moeurs
proprement humaines, «De cette pensée /la pensée d'épouvante des
dieux/ dut naître l'effort (conato) qui est le propre de la volonté humaine,
de refréner les mouvements imprimés dans l'esprit par le corps, soit pour
les apaiser totalement comme le fait le sage, soit du moins pour leur
imprimer une direction en un meilleur sens comme le fait ['homme civil.
Ce frein apporté aux mouvements imprimés dans l'esprit par le corps est
un effet de la liberté de l'arbitre humain, c'est-à-dire de la libre volonté
qui est la demeure et la résidence de toutes les vertus, et entre autres, de la
justice: infonnée par elle, la volonté devient le sujet de tout ce qui est juste
et de tous les droits qui dérivent de lui ». (S.N. § 340).
Vico récuse donc l'anthopologie spinozienne du conatus comme
unité-égalité du corps et de l'esprit pour lui préférer
l'anthropologie traditionnelle dualiste qui énonce la supériorité de
l'esprit sur le corps, pour réaffirmer, avec Descartes cette fois et
contre Spinoza, le libre arbitre et l'éminence de la volonté. La
liberté n'est pas puissance modale naturelle qui permet aussi bien
au corps et à l'esprit d'être cause adéquate. Elle demeure la
possibilité humaine de répondre au défi des conjonctures en
obéissant ou non à la loi morale-civile, en la choisissant ou non
pour régler les impulsions de l'amour-propre inscrites en notre
corps. L'histoire ne peut être séparée de cet agir; elle en fait
l'instrument d'actions qui souvent contredisent les choix de
l'amour propre qui comme tel est indéracinable, mais peut malgré
tout donner naissance à des formes de plus en plus larges de
sociétés, - de la famille ou gens archaïque à la cité, de la nation à
l'empire, et de celui-ci au genre humain - , à moins que
n'intervienne la décadence de la civiltà humaine dans la barbarie
de la réflexion. Les dispositifs de la providence ne sont que ces
processus d'hétérogenèse des fins qui ont pour composant le jeu
des libres volontés et qui tout en les dépassant les organisent dans
un sens final que le genre humain peut vouloir ou refuser à son
terme comme accomplissement de sa nature, but final du
nascimento. On ne peut penser l'histoire autrement que comme
l'histoire complexe et paradoxale de cette hétérogenèse finalisée
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 69

des fins dont rien ne garantit la réussite parce qu'elle est placée
sous la responsabilité d'une liberté humaine qui peut on non
reprendre, pour le réorienter dans le réorie le sens de la loi de
justice civile humano-divine, le résultat de chacune de ses phases.
La loi de justice est immanente, mais il slagit d'une immanence
dans la transcendance. Elle n'a rien de nécessaire au sens des
philosophies déterministes de l'histoire à venir, elle est à la fois
présente comme fait, et possible comme tâche à accomplir, comme
poïèse-poème à faire, toujours en suspens et menacée à son terme
de régression. Elle est suspendue à la libre réponse des hommes
qui devront, s'ils le veulent, actualiser ce droit naturel d'une justice
à la fois éternelle et toujours naissante, et reconnaître le résultat
préterintentionnel de leur agir collectif en identifiant les formes de
son hétérogenèse.
La scienza lluova, science-métaphysique de l'histoire, intègre
dans un même tout la providence, le sens commun religieux-civil
et la liberté du vouloir. Elle est une science de la liberté-volonté.
Elle présuppose cette liberté qualifiée en son sens divin-civil
comme seul lien possible des hommes. Elle exclut qu'un simple
utilitarisme rationnel fondé sur le conatus causal de la conservation
de soi puisse répondre au réquisit de la survie humaine en raison
de l'incapacité de cet utilitarisme à penser et actualiser la
dimension symbolique. Seule la conception dualiste, éminente et
sublime, de l'homme volonté libre le permet. Son archaïsme n'est
qu'apparent; il est aussi archique. Celui qui a tenté de penser
ensemble puissantialisme ontologique, liberté-puissance d'un
conatus fondé sur l'identité du corps et de l'esprit demeure stricto
sensu anarchiste et contribue, selon Vico, au triomphe d'une société
fondée sur le seul lien marchand, oublieuse du principe religieux-
civil qui a permis aux hommes de faire leur histoire pour autant
que ce principe faisait humain les hommes. On comprendra alors
la profondeur de ce jugement brutal porté sur Spinoza accudé
d'être un mercator sapiens, jugement injuste et qui concerne en fait
davantage l'individualisme possessif anglais. «Aucune nation n'a
jamais cru en un dieu qui fût tout corps ou seulement en un dieu qui fût
tout esprit, mais privé de liberté. A ussi ni les épicuriens qui n'attribuent
à la divinité qu'un corps, et avec le corps le hasard, ni les stoïciens qui lui
donnent un esprit infini répandu en un corps infini et le soumettent au
destin (en ce sens ils seraient du côté des spinozistes) ne purent raisonner
70 Spinoza ou ['autre (in)finitude

en matière de république et de lois, et Be1loît Spinoza parle de la


république comme si elle était une société de marclzallds ». (S.N. § 335).
Nous pouvons revenir, sur cette base, à la question du livre de
l'histoire que Vico renouvelle en affrontant et déplaçant Spinoza,
son interlocuteur entre les lignes, son autre interdit. Certes,
Spinoza en son historia sincera a rendu impossible de subordonner
le livre de la nature au livre de la révélation; il a montré que ce
livre devait être compris comme texte historique toujours donné en
contexte et que ce contexte renvoyait à la puissance naturelle de
l'imagination humaine, appelée néanmoins par ce qu'exigent les
temps modernes à critiquer sa forme mytho-poétique
superstitieuse et à la remplacer par une religion fondé sur
l'imaginaire moral d'un dieu neutralisé. Spinoza a montré que le
contenu éthique de cet imaginaire moral coïncide avec les
prescriptions de la raison. Mais il a réservé le droit de la
« philosophie vraie» à révolutionner l'idée de Dieu en celle d'une
substance infinie dont l'homme est un mode fini. Il a même montré
que cette ontologie permet dl expliquer causalement la productivité
de l'imaginaire, qu'il soit superstitieux ou religieux. Il a revendiqué
pour la connaissance humaine et la libération éthique une réserve
de puissance qui ne saurait être limitée par la seule reconnaissance
obéissante des conditions du lien civil. En distanciant par recours à
l'idée vraie du dieu-nature les deux formes de l'imaginaire divin, il
a réellement naturalisé II action humaine en rendant possible
d'intégrer dans le projet éthique la dimension de l'histoire, et il l'a
fait en prenant en compte la réalité textuelle de cette histoire, en ce
que les hommes ne peuvent agir sans se rapporter à des Écritures
fondatrices. Mais si Vico a peut-être plus appris de Spinoza qu'il ne
veut le dire et a en tout cas mesuré le défi d'une telle pensée, il en
conteste le naturalisme philosophique, II éthique non volontariste,
II utilitarisme rationaliste. Et surtout il généralise, contrairement à
Spinoza, le paradigme du texte et du livre à toute l'histoire elle-
même. L'histoire est un texte-action, un récit qui est un faire, un
faire qui est simultanément récit, et récit de la providence qui
combine l'agir du libre arbitre, le sens commun religieux-civil, la
poussée permanente de la conservation de soi, l'hétérogenèse des
fins, pour montrer dans l'élaboration du matériau le sens
immanent de la "poésie" humaine.
Le texte cité qui évoquait la géométrie ne l'évoquait que par
analogie, il donnait toutefois en fait la référence qui permet de la
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 71

penser. Il s'agit de penser le modèle géométrique qui est bien celui


d'un faire sous la dépendance d'un modèle textuel, celui du récit
des gestes humains-divins, un récit qui généralise à toute l'histoire
la structure du récit de la révélation humano-divine faite à toute
l'humanité depuis ses origines barbares superstitieuses. La poïèse
est poème, autopoïèse et autopoème. Le mos geometricus est mos
poeticus. « Cette Science en vient à décrire une histoire idéale étenlelle
sur le concept de laquelle courent dans le temps les histoires de toutes les
nations ell leurs surgissements, leurs progrès, leurs états, leurs
décade1lces et leurs fins. Nous llOUS avançons même jusqu'à affirmer que
celui qui médite cette Science ne fait que se narrer à lui-même cette
histoire idéale étenzelle». En effet, l'histoire idéale éternelle s'identifie
à l'histoire de ce monde des nations qui est fait avec certitude par
les hommes; et il devient alors possible d'en trouver la modalité
dans les modifications de l'esprit humain lui-même. « L'homme qui
médite cette science se fait lui-même ainsi ; car il ne saurait y avoir
d' histoire plus certaine que lorsque celui qui fait les choses en fait lui-
même la narration ». (S.N. § 349). Le récit que l'homme acteur se fait
à lui-même de ses faits -gestes et récits- ne relève pas d'un simple
pragmatisme qui en ferait un instrument extérieur; il continue
sous un autre régime de rationalité le récit poétique originaire:
l'homme se fait humain en reconnaissant par une parole poétique
le dieu qui fulmine, en le nommant, le priant et l'invoquant comme
loi et providence, en lui parlant comme si sa parole invocative était
la réponse à la parole vocative de dieu feint-imaginé, senti comme
parlant et signifiant dans les signes inauguraux du tonnerre et de
la foudre. (G. Cantelli. 1986).
L'histoire métaphysique contourne en définitive la critique de
l'Écriture propre à l'historia sincera pour nous transporter sur la
scène originaire de l'histoire qui est celle de la révélation
« universelle fantastique» annoncée à toutes les nations pour les
poser en nations façonneuses d'histoire. L'histoire commence par
l'histoire des dieux en ce qu'elle se constitue avec l'émergence
humaine d'une langue poétique commune parlée comme langue
supposée des dieux, comme parole de Jupiter, de tous les Jupiter.
A l'origine de l'humanité, on ne trouve nul état de nature où la
raison comme calcul d'intérêt se présupposerait en pointillés et
s'anticiperait abstraitement. On trouve, on se donne, «il y a» une
expérience mytho-poétique barbare, superstitieuse, où la nature
elle-même est comprise et parlée comme un langage, celui que les
72 Spinoza ou l'autre (in)finitude

dieux fondateurs tonnant et fulminant parlent aux bestioni, langage


d'une nature captée comme signe divin. La théologie vulgaire du
sens commun a là son commencement dans le langage des dieux
que lion fait parler et à qui on doit répondre. Clest donc la langue
du mythe et de l'imagination productrice qui vient relayer la
langue et l'expérience des Hébreux comme langue où le dieu-
fiction posé comme réalité et reconnu comme tel nomme les
choses. Cette langue ne se définit ni par la dénomination des
concepts ni par les concepts, elle est celle de la métaphorisation
historifiante par laquelle se constituent les sens primitifs de la
langue humaine, commune aux langues vulgaires, et clest ce
processus et sa richesse sémantique qui font l'objet de l'art critique
métaphysique. Vico accomplit ici un pas énorme: l'accès au livre
de la nature est d'abord accès au livre de la nature humaine tel
qu'il commence à l'âge divin et à l'âge historique dans les paroles
des dieux et des hommes. Si ce livre nlest pas sacré comme la Bible,
il est (humainement) sacré dans la mesure où clest la nature elle-
même qui dans les signes de sa puissance terrifiante se donne à
lire, se donne comme livre de la révélation divine universelle à des
hommes stuporeux. Les signes de la colère de Jupiter constituent
II expérience même de la nature et les éléments du discours de la
divinité dans la nature. Si cette fantaisie poétique ne peut être
comprise comme une interrogation scientifique moderne portant
sur le spectacle de la nature, si elle ne tient pas lieu de science
explicative des phénomènes naturels, si elle est immédiatement
productrice d'un répertoire épique de récits et de chants, elle
constitue néanmoins la base, la matrice de la philosophie première,
de la métaphysique. Elle est le répertoire de la philologie comme
art critique qui recueille les sources de II humanisation
intrinsèquement poétique-religieuse-civile et qui assure sa
préservation.
L'art critique métaphysique est alors l'art poétique par
excellence. La philologie dont le noyau est constitué par la poésie
archaïque qui tient lieu de philosophie, de droit, de politique et
dl économie pour les premières nations, devient la «science »,
conforme à l'essence. Elle Si identifie, au degré près de la réflexion,
à la philosophie, dans le sens commun initial de la théologie civile
de la providence. Celle-ci peut alors, une fois réfléchie et non
détruite par la philosophie, devenir vraie d'une vérité tout à la fois
historique et spéculative, contextuelle et textuelle. Le livre de la
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 73

nature se donne désormais comme livre de l'histoire des hommes


métaphorisant et anthropomorphisant les forces naturelles en
forces divines qu'il faut interpréter-reconnaître-parler-écrire-prier-
obéir librement. Le programme d'une philosophie acceptant
pratiquement la fonction historique nécessaire du préjugé mais se
donnant le droit d'en assurer la critique spéculative devient le
préjugé même, en ce qu'il ne comprend pas l'inséparabilité du
pratico-historique et du spéculatif-religieux dans le préjugé
originaire. Celui-ci nlest rien d'autre que la source du langage
poétique, le poème de la poièsis humaine, la source du lien civil et
donc du droit et de la justice.
Le livre de la nature humaine ne relève pas de la géométrie
naturante du dieu-nature; il slouvre comme récit de l'histoire des
nations humaines, de leur faire et de leur poésie, et en cette histoire
le rapport entre lecture et écriture devient orientation pour la
connaissance. Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico est
celui du livre de la nature vers le livre de II histoire, d'abord par la
critique des Écritures révélées propres à la tradition juive et
chrétienne, et ensuite par la réintégration d'une révélation
universelle opérée dans les livres de la sagesse poétique des
nations païennes, ces livres englobant initialement tous les aspects
de II expérience humaine. Nous pouvons lire parce que nous
écrivons, et que nous aurions pu écrire ce que nous lisons
(Blumenberg, 1986). Ce que nous lisons n'est plus la simple
perception des données et des faits, mais une lecture des gestes,
des traces des faits et méfaits, des signes, des présages du temps et
du destin. Pour Vico, nous sommes les auteurs et les objets de la
philologie et de la philosophie qui doit vérifier le certain de cette
dernière. Clest la puissance de la métaphore poétique archaïque
qui donne le plus précisément à II homme la possibilité de devenir
principe, archè, de IIhistoire en faisant de la nature étrangère où il
naît un monde civil humain. Vico ni accepte pas II idée spinozienne
que l'homme nlest pas un empire dans un empire, mais une partie
d'une nature infinie, sans origine ni fin. Mais il rejoint Spinoza sur
un point: le faire de l'homme nlest pas absolu; l'homme ne peut
être le dieu de l'histoire, ni son maître ni son esclave. Il est un
acteur dont l'action se joue dans sa liberté d'être héroïque. Le héros
est celui qui fait et vit avec et dans ce qu'il nia pas fait parce qu'il ne
pouvait pas le faire, n'avait pas à le faire, la nature elle-même. Tous
deux critiquent le fantasme de maîtrise.
74 Spinoza ou ['autre (in)finitude

Si le livre de la nature devient avec Vico, plus nettement, plus


originairement et autrement qu'avec Spinoza, le livre de l'histoire,
cette histoire où l'homme se fait s'inscrit dans une nature qui le
dépasse et dont il peut utiliser providentiellement les ressources. À
lui de maintenir, tout en le rationalisant, le lien à l'expériènce
poétique originaire, l'expérience religieuse-civile, celle de la parole
et du texte humano-divin. La nature est bien un livre, celui de
l'histoire, que nous avons écrit dans notre langue et selon notre
imagination. Le concept, la philosophie peuvent penser cette
langue et objectiver cette imagination. Spinoza, lui, ne peut
accepter cette projection sans reste de la nature sur le texte de
l'histoire. Il détextualise la nature, tout en mesurant la textualité
propre à l'histoire, mais la situe radicalement dans un contexte de
puissance naturelle qui reconnaît la textualité comme un de ses
moments, sans s'identifier à lui. Vico établit que l'histoire faite est
exposée désormais au risque proprement moderne de voir
s'obscurcir sous prétexte de rationalisation et d'égoïsme utilitariste
la force matricielle de cette langue et de cette imagination
réellement constituantes. Mais il ne propose nul retour en arrière. Il
confie simplement à la liberté éclairée sur les limites des Lumières
de se constituer en relais de la providence, en préservant et en
conservant le souvenir efficace de la parole mytho-poétique qui a
ouvert, ouvre, et ouvrira éternellement le texte de l'agir humano-
divin. Spinoza, de son côté, ne se fait nulle illusion sur le destin
d'un progrès nécessaire; il développe une théorie ontologico-
modale de la finitude humaine. Il n'a nulle sympathie pour la thèse
d'un art poétique originaire. Il donne beaucoup à la productivité
théologico-politique de l'imaginaire mais il ne renonce jamais à la
critique de la superstition. La raison spinoziste est bien plus
impuissante qu'on le pense. Mais, si elle consacre beaucoup de ses
forces à analyser les formes de l'imaginaire, elle se donne la tâche
de couper les liens de la superstition et de la religion. Elle ne
recourt à nulle providence utilisant le jeu des libertés humaines et
déjouant leurs effets preterintentionnels. Elle élabore des
mécanismes rigoureusement causaux d'autoconservation qui sont
des rectifications quasi- rationnelles des passions par elles-mêmes.
L'opinion publique qui tient lieu de sens commun implique un
processus de rationalisation ouvert sur les sciences modernes, et la
science de l'homme qui intègre l'herméneutique, mais elle ne
procède à aucune idéalisation du texte. Le réel n'est pas seulement
Le déplacement de la critique de Spinoza à Vico 75

texte-action; l'histoire n'est pas seulement le livre nouveau qui


succède aux deux livres de la nature et de l'écriture sainte: elle
demeure irréductiblement dans la nature. Les textes sacrés qui la
scandent renvoient à des contextes qui ne sont pas tous
textualisables et qui font de la sacralité un facteur humain
révisable et susceptible de formes diverses toutes discutables
philosophiquement. Faire de l'histoire absolument et seulement un
livre, c'est projeter sur la réalité naturelle de l'histoire un de ses
moments; c'est prendre la partie pour le tout. Il y a bien un
paradigme spinozien du livre de l'histoire, mais il est impur au
sens vichien. Il constitue lui aussi une critique du fantasme
moderne de maîtrise, mais c'est à une raison raisonnable, rendue
puissante par l'explication des raisons de son impuissance qu'il
s'en remet. Le livre de l'histoire reste ouvert sur la puissance non
textuelle d'une nature qui produit localement du texte mais ne
peut s'identifier au texte seul, sacré ou profane. Le radicalisme de
Spinoza est bien de nous prémunir contre les fictions que nous ne
pouvons ne pas former dans l'accomplissement de notre conatus et
d'ouvrir la tâche de critiquer indéfiniment les formes imaginaires
que prend l'ordre symbolique dans son lien aux passions. Mais le
« conservatisme» vichien a aussi son propre radicalisme en ce qu'il
montre que la critique de l'imaginaire ne peut pas épuiser la
question de l'ordre symbolique comme tel. La conception
spinozienne de la critique pour Vico ne peut demeurer que
préjugée par le présupposé contre-factuel d'une rationalité
immanente au principe utilitaire monastique ». Pour Spinoza, si
l'on permet ce dialogue des morts, l'affirmation de la ,dimension
symbolique et poétique de l'histoire reste entachée par le préjugé
finaliste et providentialiste. Malgré l'identification de la providence
et de la croyance en la providence, ce préjugé oblige à plier le
genou, tôt ou tard, devant une forme imaginaire théologico-
politique attentatoire à la lumière naturelle. Pour Vico, la critique
spinozienne des formes imaginaires de l'ordre symbolique est une
rectification infinie de ses formes, qui paie son audace du risque de
confondre l'imaginaire et le symbolique par le maintien d'une
improbable raison contrefactuelle.
Avec Spinoza et Vico, la critique moderne rencontre donc les
deux pôles opposés mais voisins de son espace de déplacement.
Ces pôles sont des points de rebroussement de l'un vers l'autre. Ils
sont des points critiques d'une modernité qui se fait autocritique
76 Spinoza ou ['autre (in)finitude

d'elle-même selon deux formes limites. L'enjeu est commun et


double, et il caractérise la crise de notre modernité philosophique.
Il est celui de la pensée du lien qui unit désormais la spéculation et
l'histoire, et celui de la détermination de l'interprétation de la
liberté humaine et de son agir dans le sens d'une finitude positive.
Il est en définitive aussi celui du lien social saisi dans sa spécificité
et son appartenance à la nature, dans son oscillation entre
affirmation de l'ordre symbolique et critique de certaines formes
imaginaires revêtues par cet ordre.
Chapitre 3
LA TRANSFIGURATION DE L'IMAGINAIRE RELIGIEUX
ET LA PHILOSOPHIE

Que faire du Traité théologico-politique? Faut-il le considérer


avant tout comme une critique de la superstition impliquant une
réforme de l'imaginaire religieux? Faut-il comprendre cette
critique comme une introduction à la philosophie même? Cette
question n'est pas simple. En leur temps, les orthodoxies
religieuses ont répondu en vouant à la malédiction un ouvrage
destructeur, porteur d'athéisme et d'incroyance militante. À leur
manière, les philosophies des Lumières radicales ont confirmé ce
jugement en inversant sa valeur et en exaltant l'importance de la
critique de toute religion révélée réduite à la superstition. Mais les
lectures plus apaisées qui ont suivi ont tendu à revenir sur la
distinction qui oppose superstition et vraie religion. Ce sont même
des lecteurs ouverts à une libéralisation des orthodoxies qui en
France du moins ont lu le T. T.P. comme l'organon d'une
purification de la foi. Ainsi Sylvain Zac, André Malet et, plus
récemment, Henri Laux, ont-ils donné à cette distinction toute sa
portée herméneutique, attestant que Spinoza par-delà les siècles
de la fureur théologique avait trouvé des lecteurs à la fois
philosophes et croyants. La situation s'est ainsi retournée, et ce
sont les lectures attentives à la critique de la religion révélée qui
ont paru comme dépassées par la complexité d'un texte
irréductible à la seule dimension de l'Aujklanmg radicale. Somme
toute, en France, les interprétations résolument non
herméneutiques ont-elles été minoritaires, si l'on excepte celle
d'Alexandre Matheron et celle que j'ai tentée pour ma part en
suivant en un sens différent des indications données par Leo
78 Spinoza ou ['autre (in)finitude

Strauss. Les travaux récents consacrés à faire valoir la fonction


constituante et positive de l'imagination ont accusé ce
dépassement. Le T. T.P. n'est plus le manifeste préparant et
présentant la vraie philosophe; il est avant tout une réforme d'un
imaginaire religieux irréductible et indépassable. Peut-on faire le
point sur ce débat qui interroge autant la conception spinozienne
de la raison et de la philosophie que sa théorie de la religion et de
sa transformation ?
La recherche originale et riche d'Henri Laux, Imagillati01l et
religion chez Spinoza. La potelltia dans ['histoire (1993), me permettra
de revenir sur ma propre lecture « rationaliste» et de la critiquer.
Mais cette critique, devenue autocritique, me permettra aussi de
proposer à cette exemplaire lecture herméneutique des éléments
pour son éventuelle (auto)critique. Venjeu est celui d'un double
dépassement de positions chacune unilatérale en son genre, pour
une meilleure saisie du rapport inédit qui lie raison et religion
chez Spinoza.

FORMES ET CATÉGORIES DE L'IMAGINAIRE RELIGIEUX

Pour Henri Laux, le T. T.P. n'est pas tant une introduction


ésotérique à la philosophie de l'Ethique qu'une théorie de
l'imaginaire religieux. S'opposant aux thèses de Leo Strauss, il
refuse de prendre en compte un art d'écrire sous la censure qui
mettrait en contradiction interne le désir de croire selon la
révélation et le désir de penser par idées adéquates, contradiction
qui conduirait les croyants sans églises à se transformer en
philosophes. Loin de disséminer dans son texte manifeste des
éléments pour reconstituer un texte latent qui serait à la fois une
critique génético-causale de la religion révélée et une production
de la nouvelle philosophie, le T. T.P. ne vise pas à établir un
compromis extrinsèque et pragmatique entre sages et croyants
raisonnables. Il ne constitue pas une opération stratégique où de
l'extérieur la raison jouerait la religion naturelle contre la
superstition, tout en se posant comme une instance supérieure
accessible par une rupture avec le premier genre de connaissance
en sa totalité.
Le T. T.P. se tient, au contraire, tout entier sur le terrain de
l'imagination, dont la raison n'est que la connaissance réfléchie et
La transfiguration de l'imaginaire religieux et la philosophie 79

rectificative. Il montre que c'est l'imaginaire religieux lui-même


qui se développe selon une contradiction constitutive et qu'il a les
moyens de la résoudre en abandonnant sa forme superstitieuse
pour produire une forme religieuse positive, productrice de
puissance de penser et d'agir. La contradiction oppose plutôt RI,
religion d'extériorité fondée sur une lecture «miraculeuse» des
textes fondateurs -productrice de pratiques d'exclusion et de
soumission à des autorités charismatiques, meurtrière de la
possibilité même de développer la connaissance de la nature -, à
R2, religion d'intériorité fondée sur une lecture « opérationnelle»
de l'Ecriture, productrice de pratiques de coopération et de
participation à un pouvoir démocratique, compatible avec le
développement des connaissances scientifiques et philosophiques.
Cette contradiction se résout de manière immanente en ce que le
même imaginaire religieux contient la possibilité de se transformer
en passant de RI à R2 et qu'il accomplit cette transition avec l'aide
de la raison naturelle herméneutique qui critique l'Ecriture à partir
de l'Ecriture et dégage son noyau moral et qui n'a pas à se faire
raison théorétique.
Le T. T.P. est un traité de la réformation par purification de
l'imagination religieuse qui se travaille elle-même, en lisant ou
plutôt relisant ses productions propres, son texte, en s'aidant de la
raison herméneutique qui fait de tout croyant un lecteur du texte
de sa foi, en produisant ainsi un autre texte plus expressif de notre
puissance. Le T. T.P. est un texte exotérique où la raison devenue
exégèse des productions imaginatives, textes et pratiques réunies,
aide l'imagination à s'autocritiquer, à lire enfin autrement ses
propres textes, à rectifier ses pratiques en les recentrant autour de
l'image d'un Dieu de justice et de charité, n'existant que dans la vie
d'un Etat où les croyants lecteurs se constituent simultanément en
électeurs raisonnables et acteurs démocratiques.

Henri Laux va plus loin. Il mobilise la théorie des affects des


parties III et IV de l'Ethique pour reconstituer génétiquement
chaque forme religieuse comme une économie cyclique des
passions essentielles de crainte et d'espérance.
RI n'est pas un pur néant. Elle constitue déjà une première
stabilisation du couple d'affects de la crainte et de l'espérance. Elle
exprime la puissance de l'imagination, mais à un bas régime, en ce
80 Spinoza ou ['autre (in)finitude

qu'elle unifie dans l'élément de la crainte à l'égard d'un Dieu-


Législateur une multitude d'hommes qui se soumettent en vertu
d'une croyance délirante dans le représentant de ce Dieu extérieur
et de sa foi de contrainte. Le lien social est théologico-politique et il
se traduit comme clivage entre une masse de fidèles interpellés
par le Dieu de crainte et ses interprètes autorisés, tous prêts à
exercer le pouvoir temporel au nom du monopole de leur pouvoir
spirituel. Ce lien de crainte a pour objet des biens matériels -
possession de richesses dans le maintien d'une sécurité politique
minimale- et des biens spirituels -la possession du Dieu dont il
s'agit d'être l'élu par exclusion des autres-. RI opère la stabilisation
du cycle des fluctuations de l'esprit entre crainte dominante et
espérance dominée, simple envers spéculaire de la crainte. La
communauté ainsi constituée ne surmonte sa division interne en
simples sujets et Législateur théologico-politique qu'en
s'identifiant comme peuple interpellé et élu par le Dieu de
l'imaginaire, séparé des autres peuples « impies ». Ce Dieu est le
produit d'une logique du « miracle» : créateur d'une nature dans
laquelle il est supposé intervenir au mépris des lois naturelles, il
ne cesse d'intervenir dans une histoire devenue celle de l'élection
de quelques-uns et de l'exclusion de tous les autres (Laux, 1993.
47). La vie interne du peuple élu est marquée par la suspicion
permanente des sujets les uns à l'égard des autres, chacun épiant
l'autre pour juger la qualité de sa foi et de son obéissance, chacun
tendant à revendiquer pour lui-même l'intervention de l'autorité
théologico-politique. Cette vie est simultanément caractérisée par
la tendance de cette autorité à maintenir une unité fondée sur le
formalisme d'un rituel unique embrassant tous les aspects de la
vie de tous et sur une hiérarchie renforcée en orthodoxie
pourchassant les hérésies. Le mécanisme structurant RI est celui
d'une solidarité dans la crainte, autour d'une fiction identificatrice
partagée. Ce rapport est agi de manière telle que nul ne peut
comprendre le mécanisme théologico-politique qui le produit. Le
peuple élu ne peut accéder à la singularité de sa genèse et de son
fonctionnement qu'en attribuant l'une et l'autre au miracle
permanent réalisé par le Dieu-Législateur supposé le faire exister
seul à la condition de la soumission totale à sa loi.
L'imagination produit une déconnexion des enchaînements
causaux et une fixation sur une force singulière discontinue érigée
La transfiguration de l'imaginaire religieux et la philosophie 81

en origine et principe. Il nly a de place que pour le récit fondateur


de llexpérience superstitieuse elle-même telle qu'elle se vit sans
jamais pouvoir slobjectiver et se critiquer. Un terrorisme
intellectuel achève de clore sur elle-même une morale de
II extériorité et une politique organisant la dépossession de la
puissance collective.

R2 repose sur une transformation immanente de ce cycle


dlaffects dans le sens dlune stabilisation des oscillations du côté de
II espérance, affects certes passifs mais joyeux et susceptibles de se
lier à des actions exprimant mieux la puissance dont est capable la
nature humaine. Vimage et llimaginaire du Dieu-Législateur
coercitif peuvent se modifier en image et imaginaire raisonnables
dlun Dieu éthique, scripteur dlune loi de justice et de charité,
contemporaine dlune transformation du sujet-fidèle soumis dans
11 extériorité en citoyen dlun Etat démocratique. Ce citoyen devient
à son tour capable de distinguer la sphère du public où se forme la
puissance souveraine à laquelle il participe et la sphère du privé
où le jugement moral se forme en rapport avec la loi divine. Celle-
ci prescrit formellement à chacun de pratiquer la justice et la
charité, tout en laissant à la puissance souveraine et à ses
procédures le soin de définir en chaque occurrence le contenu
public de ce qui sera posé comme juste et charitable dans la
communauté. R2 se produit par le double jeu dlun dépassement
des pratiques tristes et destructrices de RI et par une modification
de la manière de lire les Ecritures. Laux insiste sur le caractère
décisif du chapitre VII du TTP: chaque fidèle peut enfin lire par
lui-même le texte sans la médiation des autorités qui obligent à
interpréter la Bible comme un livre spéculatif prescrivant de croire
en la vérité du Dieu-Législateur terrible et à comprendre que le
seul enseignement univoque du texte est son enseignement moral
universaliste. Clest II opération de cette lecture qui permet à
llinsatisfaction pratique éprouvée devant les résultat asservissants
de RI de devenir instance de transformation de RI en R2, lecture
opérationnelle en ce qui »elle indique la méthode dlun rapport au
texte qui soit llopération dlune réorganisation du religieux, de tout
le système imaginatif ». (Laux. 1993. 89). Le lecteur fidèle se
qualifie ainsi du même mouvement comme citoyen électeur, dest-
à-dire membre constitutif de la puissance collective. La religion
82 Spinoza ou ['autre (in)finitude

épurée ou réformée engage une modification de l'être individuel


du sujet qui devient singularité morale universelle et une
transformation du mode d'être de la puissance commune dans son
devenir puissance souveraine démocratique.
Les formes de l'imaginaire religieux imposent ainsi le repérage
des deux catégories opératoires essentielles du T. T.P., celles de
jluctuatio animi et de transition. RI obéit à un ordre de contingence
qui stabilise de manière précaire la fluctuation: sa nécessité est
celle de l'aléatoire qui fait vivre dans le système des événements
naturels sous la modalité d'une hésitation permanente face à un
futur dont nous espérons des occurrences positives et redoutons
les négatives. L'ordre des idées enchaînées selon la logique de
l'entendement ne peut se produire qu'en seconde position en tant
que réorganisation conceptuelle ment réglée de cet ordre
d'occurrences qui est sa matière. R1 est un réducteur d'oscillations,
mais faible et relativement impuissant dans la mesure où la
recherche de l'utile propre est informée et énoncée dans l'élément
de la crainte permanente des fidèles à l'égard de Dieu, du
prophète et du prêtre, du monarque, et où elle se développe dans
l'attente et la peur du miracle. La transition à R2 s'effectue comme
stabilisation relative de la fluctuation autour du pôle plus positif
de l'espérance.
Cette stabilisation du texte autour de la loi religieuse-morale
dépend de la libre harmonie de l'imagination et de la raison. Si la
raison procède dans l'interprétation de la nature à la recherche des
lois les plus universelles (le mouvement et le repos comme notions
communes) pour ensuite procéder par degrés vers les choses les
moins universelles, dans l'interprétation de l'Ecriture la raison
commune, partagée par tous, aide l'imagination à reprendre le
texte de R1 en procédant du «plus universel », l'enseignement
moral recommandé par tous les prophètes, analogue
herméneutico-pratique des lois théoriques de la nature, vers les
choses les moins universelles relatives à l'usage commun de la vie
et les actions morales particulières. Si la vérité de la méthode
d'interprétation est explication de ce qui a bien une vérité morale
sans être pour autant vérité spéculative, la raison qui aide
l'imagination dans sa rectification n'est pas l'autre absolu de la
raison productrice de la connaissance des choses. «La lecture
naturelle de l'Ecriture conjoint le texte et la raison, c'est-à-dire
La transfiguration de l'imaginaire religieux et la philosoplzie 83

['objectivité de la procédure et l'autonomie du jugement dans une


réciprocité rigoureusement constitutive ». (Laux. 1993. 112).
De toute manière, on ne sort pas de l'imaginaire religieux, car
cet usage de la raison herméneutique n'excède pas la dimension
constitutive de l'imagination. La transition est intra-imaginative ;
elle est indéfinie et ne cessera jamais, tout comme ne cesseront pas
les fluctuations des affects liées à l'exposition des corps humains
aux défis des conjonctures. Il est imaginaire de rêver un âge de la
raison qui serait le terminus ad quem de l'histoire du corlatus et de
l'intellectus. Une autotransformation de l'imaginaire religieux dans
le sens de la conquête immanente d'un imaginaire expressif de la
puissance d'agir et de penser est néanmoins à notre portée et elle
n'exige que la collaboration entre la raison naturelle en sa qualité
d'herméneute et l'imagination elle-même.

STATUT ET FONCTION DE LA PHILOSOPHIE DANS LE


T.T.P.
On peut accepter ces analyses, mais jusqu'à un certain point
seulement. Fait problème, en effet, ce que l'on pourrait nommer la
généralisation du modèle herméneutique. Il est vrai que l'auto-
critique de l'imaginaire religieux, assistée de la raison interprète
constitution de la puissance humaine. La recherche de l'utile est
intrinsèquement investie dans des pratiques scripturaires et
symboliques. Rapport «miraculeux» au texte fondateur, morale
de l'extériorité, politique de la soumission, délire spéculatif font
bloc, tout comme font bloc rapport « opérationnel» au même texte
rendu toutefois à sa vérité pratique, morale de l'intériorité,
politique de la puissance collective et liberté de recherche
philosophique. Mais est-on en droit pour autant de donner une
sorte de priorité à la textualité? Tout se passe comme si Henri
Laux passait à la limite, critiquait - à juste titre - la conception
d'une raison extérieure et fétichisée pour la remplacer par une
raison identifiée à la seule interprétation textuelle. Si la réalité
humaine se constitue dans la production et la révision des textes
où elle se dit, il est hasardeux de poser, selon une sorte de
rationalisme langagier ou linguistique total, que le réel n'est que
du lisible, qu'il est texte relevant de l'herméneutique seule. Si le
T. T.P. est bien grammaire des textes de l'imaginaire et de
84 Spinoza ou ['autre (in)finitude

l'imaginaire comme texte, si « la grammaire est combat parce que


le combat est grammaire ». (Laux, 1999. 117-127, avec référence à
la problématique de P. Ricoeur développée dans Du texte à l'action,
Paris, Le Seuil, 1986), la raison ne peut s'épuiser dans ce
parallélisme ontologico-linguistique, pour lequel le réel tout
comme l'action est parole, et inversement.

Il faut prendre la mesure des éléments constituant ce que nous


avons pu pouvoir appeler l'Ethique souterraine du T. T.P. et qui
sont les opérateurs de la transition à R3, c'est-à-dire à la
philosophie saisie dans sa différence avec R1 et avec aussi R2
(Tosel. 1984. 249 sqq). Sous les espèces d'une autocritique de
l'imaginaire religieux, le T. T.P. introduit à la philosophie dont il
donne comme une version simplifiée et dont il montre la fécondité
par sa capacité même à reproduire et expliquer génétiquement la
structure, la fonction, les formes de l'imaginaire religieux, tâche
impossible pour cet imaginaire livré à sa seule dynamique. A ce
niveau, le T. T.P. est introduction ésotérique à la vraie philosophie,
comme l'avait soutenu Leo Strauss, ce que Henri Laux conteste. Le
Dieu de R2, soit D2, n'est pas le terme du T. T.P.: de par son
contenu, qui en fait l'inscripteur de la loi divine de justice et de
charité présente dans l'esprit de tous les hommes, il excède Dl,
Dieu de R1, le Recfor de la superstition, produit par une
imagination en délire. Cependant, de par le mécanisme de la
croyance qui le pose, il demeure pris dans le cycle de
l'anthropomorphisme et il est défini comme un Sujet moral, une
Personne qui en appelle aux sujets humains modelés sur la même
structure subjective; il est l'Autre que les autres (sujets) prennent
pour modèle et dont ils sont la similitude. Ce mécanisme demeure
celui de l'aliénation-projection dans l'Autre (où S > l/S), soit le
mécanisme même de la superstition. Le lecteur du TTP qui veut
être philosophe -et c'est le lecteur que Spinoza vise- doit
poursuivre l'emendatio, la réforme de l'imaginaire religieux en se
laissant travailler par cette contradiction qui oppose le contenu de
D2 à sa forme. Cette contradiction ne peut se résoudre par les
seules forces de l'imaginaire même rectifié en R2. Elle est objective,
et elle constitue le ressort de la pratique argumentative du T. T.P.
Lecteur herméneute, encore un effort! Pour accéder à l'idée vraie
de Dieu comme procès de production de toutes choses (y compris
La transfiguration de ['imaginaire religieux et la philosophie 85

l'homme et son imaginaire religieux), il reste au lecteur de se


défaire des préjugés du vulgus et à philosopher plus librement ».
(V. V1.2. TTP, Praef. 91-92).

Ce sont surtout les chapitres 3, 4, 6 qui dessinent les lignes


générales de la philosophie enjeu de la transition (R1>R2»R3 où
R3 désigne la vie selon la raison. La philosophie a pour fonction,
précise Spinoza, de connaître les trois objets du désir humain,
d'analyser les conditions de modes de leur satisfaction: il s'agit de
lires per primas suas causas ilztelligere; passiones domare, sive virtutis
habitum vivere acquirere; et denique, secure et sana corpore vivere"
(V.VI.2. TTP III p. 123). Ces trois objets renvoient apparemment à
une classification traditionnelle: celle qui enchaîne la vie selon la
tlzeoria, la connaissance des causes premières et des premiers
principes, vie réservée à la minorité des sages, à la vie centrée sur
l'action éthico-politique ou praxis permettant aux hommes de
réaliser la vertu en contrôlant leurs affects propres, et enfin à la vie
qui est réservée à la production des conditions de la reproduction
de la vie corporelle dans la sécurité, à la poièsis (qui inclut
partiellement la politique garant de la sécurité nécessaire à la
recherche de l'utile propre). Si la satisfaction complète de ces
« omnia quae l1011este cupimus » exige la prise en compte de la triple
dimension de la tlzeoria, de la praxis et de la poièsis, cette
satisfaction est inégalement accordée aux hommes. La multitude,
la masse des hommes ne vivent qu'au niveau de la reproduction
laborieuse de leurs forces dans les institutions politiques qu'ils
sont nécessairement conduits à produire. Une partie relativement
faible de la lllultitude peut former la vertu, et une minorité encore
plus restreinte peut réellement connaître par les premières
causes. Mais ces deux objets du désir -vertu et connaissance - sont
communs à la nature humaine, alors que la vie dans la sécurité et
la satisfaction économique exige la constitution de sociétés
particulières ou nations elles aussi faites, ou à refaire. Ceci posé, il
faut bien saisir que pour Spinoza la connaissance par les premières
causes, par Dieu causa sui, au sens de la substance infiniment
productive (on le nommera D3), enveloppe la totalité de ces objets
du désir: la philosophie connaît le procès de production de la
réalité humaine (en tant qu'elle est capable de tlzeoria, de praxis et
de poièsis) à partir des causes génétiques de ce processus au sein
86 Spinoza ou ['autre (in)finitude

du procès producteur de toutes les autres réalités. La connaissance


enveloppe en son principe une infinité de choses, même si elle
émane d'une modalité finie de la réalité et si elle est toujours
relationnelle. Le philosophe doit pouvoir rendre compte de
l'effectivité de l'imaginaire religieux comme tel et il ne peut limiter
la raison à une simple fonction d'herméneutique critique. Si cette
connaissance ne l'exempte pas de vivre toujours au sein de cet
imaginaire, d'en partager les formes rectifiées, il vit et pense en
connaissance de cause, et ceci fait de la vie selon la raison et la
philosophie une vie spécifique, irréductible à la vie selon R2,
même si elle est mêlée à elle.
Le T.T.P. introduit à la philosophie qu'il met en oeuvre et il la
met en oeuvre en tant qu'explication génétique de l'imaginaire
religieux et de son herméneutique propre. L'expérience de
purification qui conduit l'imaginaire religieux à passer de Rl à R2
n'a pas le même statut ni la même fonction pour celui qui la vit
sans la connaître et pour celui qui la pense et la produit à partir de
ses causes. Vaccord sur la même morale universelle qui unit le
philosophe -qui la déduit des propriétés de la nature humaine- et
le bon lecteur de l'Ecriture -qui la reconnaît comme invariant du
texte- ne peut pas cacher la différence qui sépare une pratique
spontanée ignorante du mécanisme causal de ce mécanisme et une
pratique instruite de la connaissance de ce mécanisme. Même si
cette connaissance valide la pratique et en montre la nécessité
indépassable, il demeure une différence de niveau entre celui qui
suit cette pratique et la vit comme évidente et bonne et celui qui la
vit en en connaissant la nécessité et la pense de manière relative ou
relationnelle. Ce dernier ne la vivra pas comme un absolu en soi,
mais dans le meilleur des cas comme un absolu pour nous, et il lui
donnera le statut d'un modèle relatif, toujours conditionnel et
relationnel Or, il en est ainsi pour la connaissance pratique du
Dieu de justice et de charité: elle est une forme de notre conatus
liée à un régime de l'intellectus assistant l'imagination. Elle ne se
confond pas avec la connaissance théorique adéquate de Dieu. Il
se trouve que le T. T.P. lui-même introduit à cette différence
mettant en contradiction l'image du Dieu D2 de R2 et une autre
détermination de Dieu, D3, qui qualifie une autre religion,
philosophique, R3, et qui est elle l'idée adéquate de Dieu. Pour
présenter cette différence, Spinoza parle le langage théologique
La transfiguration de l'imaginaire religieux et la philosophie 87

commun sans préciser s'il s'agit de D2 ou de D3, laissant au 1 le


soin de penser le rapport entre D2 et R2, et ajoutons-le, A2,
l'amour dont D2 est l'objet, et d'autre part, D4 et R3 et A3, l'amour
intellectuel de Dieu qui ne se confond pas avec A2, l'amour que
l'on porte à D2 en tant que source de la vie de justice et de charité.
Le T. T.P. insère, en particulier, deux séries de développements
qui sont des introductions simplifiées au début et à la fin de
l'Ethique elle-même, à la partie 1 et à la partie V, au De Deo et au De
liberlate lzumana. Ces développements consistent à partir de Dl et
de D2 à valider le contenu moral de D2 et à insérer le minimum de
déterminations pour déstabiliser D2 en faisant apparaître que
l'idée de Dieu implique le registre d'une causalité qui elle reste à
penser. La réduction« morale» de Dieu pour autant qu'elle donne
d'excellents résultats pratiques aboutit à figer le processus de
connaissance qui a pour objet les choses, la nature humaine et le
principe producteur immanent aux uns et à l'autre. L'herméneute
est conduit à repenser la causalité divine et à expérimenter
intellectuellement que la causalité morale liée à D2 n'épuise pas la
causalité même, qu'il lui faut sortir de son abri praxéocentrique,
développer son intellectus pour connaître, sans retomber dans les
apories délirantes de Dl, sans s'en tenir à une connaissance morale
de Dieu. Dans le chapitre 3 du T. T.P. Spinoza donne les éléments
d'une doctrine de la causalité divine en la distribuant dans un jeu
de définitions apparemment nominales et acceptables pour tous.
Mais ces définitions - directio Dei,Dei auxilium intenmlli et exterllum,
electio Dei - convergent dans le sens d'une identification de l'idée
de Dieu comme idée d'une puissance productive infinie,
incompatible avec le Rector naturae, Dl, de Rl, la superstition, bien
sûr, mais en excès par rapport à D2 et R2, hors des prises de
l'anthropomorphisme propre à la théologie morale rationnelle
dont la fonction est d'harmoniser la raison herméneutique et le
bon imaginaire religieux. Spinoza met à distance le finalisme de
D2 créateur de l'homme, et objet ultime de la tendance profonde
de son esprit et de son amour. Il contraint à reformuler cette vision
finaliste pratiquement bonne en une conception rigoureusement
causale. Il reconstruit la production de A2 et D2 à partir de sa
cause en montrant comment la nature humaine se déduit de D3,
sous la forme d'une représentation inadéquate de D3 comme cause
finale ontothéologique, c'est-à-dire Dl. Il montre ensuite comment
88 Spinoza ou ['autre (in)finitude

l'idée image-imaginaire Dl, se transforme en idée image-modèle


de vie bonne D2, ou qui repose toujours sur le mécanisme
d'inversion des causes en causes finales. Mais D2 use de ces causes
finales dans un sens pratiquement productif, non délirant, mais
néanmoins toujours prisonnier de l'illusion finaliste.
C'est cette correction causale que ne fait pas et ne pense pas
Laux, et c'est là la raison de l'inflation herméneutique qui empêche
ses belles analyses de rendre compte de la fonction de la ratio
spinoziste, là où celle-ci déborde les étroitesses de l'Aufkléinlllg.
Que dit en effet TTP III (V VI 2.123) ? Que Dieu gouverne (direcfio)
toutes les choses de telle manière que toutes se produisent comme
« ordre fixe et immuable de la nature », comme «enchaînement des
choses naturelles », suivant « les lois universelles de la nature par
lesquelles tout se fait et tout est déternlÏl1é ». La « puissance de Dieu» se
résout dans « la puissance de toutes les choses naturelles ». N'a-t-on
pas là l'équivalent de Ethique l, proposition 17 et scholie (<< Deus ex
solis suae naturae legibus et a nemil1e coactus fuit») qui élimine tout à
la fois la création, l'entendement divin séparé, et l'opposition en
Dieu de l'entendement et de la volonté? La causalité productive
s'articule avec la causalité immanente dans la mesure où toute
chose produite, y compris l'homme, est une partie de la nature et
se trouve produite de manière à conserver son être. C'est le « Dei
auxilium intenlUm» que Ethique III. propositions 6 et 7,
déterminera comme COl1atus ou essence actuelle ou désir, qui
entretient avec son milieu - l'ensemble en mouvement des choses
extérieures, le «Dei auxilium exterl1um» - un rapport de
composition (ou de décomposition). En ce sens, toute chose créée,
tout homme, toute nation peuvent être dises élus de Dieu, c'est-à-
dire doté d'une essence actuelle causalement produite en même
temps que sont produites les circonstances extérieures qui
deviennent ses conditions. La mise en circuit de l' « auxilium
internum » et de l' « electio Dei» ainsi redéfinis a pour fonction de
faire apparaître l'élection, le rapport final à Dieu comme modalité
imaginaire de représentation par une partie de la nature de sa
relation à l'ordre intelligible et impersonnel du tout de cette
nature. Dl et RI sont expliqués dans leur principe et cette
explication se poursuit en assignant l'élection comme modalité
imaginaire efficace de constitution d'une société. Dl est le Dieu
d'hommes qui sont incapables de vivre d'une vie régie par le désir
La transfiguration de ['imaginaire religieux et la philosophie 89

de connaître les choses et donc Dieu au sens de Nature productive,


qui du même coup sont incapables de dompter leurs passions et
de suivre la vertu. Ils ne peuvent vivre qu'à un niveau non
théorique et non raisonnable. Spinoza en ces analyses de T. T.P. 3
(V.VI. 3.124) met en place le dispositif, la machine de pensée qui
doit conduire le lecteur fidèle de D2 et R2 à SI interroger sur la
validité explicative de sa propre expérience herméneutique.
L'introduction au De Deo est opérationnelle, mais ce qui est
performativement modifiée n'est pas le seul rapport au texte, mais
le rapport au conatus c'est le rapport à l'idée de Dieu, idea Dei.
En effet, le même texte précise que la vie morale qui entend
satisfaire l'objectif de vivre en contrôlant ses passions et en suivant
la vertu ne tient pas lieu d'une vie morale unissant vertu et
connaissance des choses par leurs causes. Le lecteur herméneute
qui est un fidèle et un citoyen démocrate se voit en quelque sorte
poussé à s'interroger sur la nature de son Dieu, d'un Dieu dont il a
reconnu la non- consistance théorique, et dont il veut être l'élu,
non par sentiment d'amour-crainte exclusif et excluant mais par
une spontanéité désintéressée. Il lui faut transformer ce qui est
l'objet de sa croyance morale et transformer le langage de la
causalité finale du Dieu inscripteur de la loi universelle en logique
de la causalité: par quelles raisons pouvons-nous modifier 11 idée
de 01 et celle de 02 ? Seule la théorie explicative des fluctuations
passionnelles et de leur rôle dans la socialisation peut produire la
genèse de 02 qui ne peut plus dès lors être seulement principe
personnel de foi morale, mais devient objet d'une explication et
d'une explication par la double référence à D3 et à notre essence
actuelle saisie dans sa relation avec les circonstances extérieures.
Ce De Deo de T. T.P. 3 se complète en T. T.P. 4 d'un De libertate
Izumana qui confirme la non-appartenance de la raison spinozienne
à la raison herméneutique. Il slagit des textes consacrés à la
connaissance et à 11 amour de Dieu.

La liberté humaine maximale dépend de notre capacité de


connaître. Elle ne peut se réaliser au seul plan de l'organisation de
la sécurité politique et de la satisfaction économique qui en sont
néanmoins des conditions nécessaires comme le prouve l'exemple
du peuple théologico-politique par excellence, le peuple hébreu.
Ce peuple a une singularité en ce que son mécanisme constitutif -
90 Spinoza ou [' autre (in)ftnitude

Rl et Dl - lui a permis de se stabiliser, de surmonter de graves


dangers par son exclusivisme sectaire, mais au prix du sacrifice de
l'intelligence et du renoncement à la recherche de la vertu morale.

«A l'égard de l'entendement, il est établi qu'ils eurent sur Dieu


et la nature des pensées très vulgaires; ce n'est donc pas à cet égard qu'ils
furent élus par Dieu plus que les autres. Ce n'est pas non plus à l'égard
de la vertu et de la vie vraie; à cet égard, ils furent égaux aux autres
nations". (V.VI. T.T.P. IV. 124-5).

C'est que

"L'entendement étant la meilleure partie de notre être, il est certain


que si nous voulons vraiment chercher l'utile, nous devons par-dessus
tout nous efforcer de paifaire notre entendement autant qu'il est possible,
car dans sa peifection doit consister notre souverain bien. De plus, toute
notre connaissance et la certitude qui exclut réellement et complètement
le doute, dépendent de la seule connaissance de Dieu, tant parce que sans
Dieu rien ne peut être ni perçu, que parce que nous pouvons douter de
tout aussi longtemps que nous n'avons pas de Dieu une idée claire et
distincte. Il suit de là que notre souverain bien et notre peifection
dépendent de la seule connaissance de Dieu ». (V.VI. T. T.P. IV. 136).

Si l'on se souvient de ce qui a été établi précédemment, le Dieu


dont il est question ne peut pas être davantage le Dieu modèle de
vie vraie et de vertu, 02, propre à R2, ce qui n'est pas objet d'une
idée claire et distincte, mais d'une certitude morale raisonnable,
produite et! ou corroborée par l'Ecriture ou encore l'idée de Dieu
enveloppée par R2 et exprimée à proportion du degré de
perfection de l'entendement du fidèle moral renvoie à un
entendement qui fonctionne comme auxiliaire et régulateur de la
puissance imaginative, mais qui n'a pas encore déployé sa
puissance native. C'est une autre expression de l'idée de Dieu qui
est ici en question et elle exprime la perfection de l'entendement
humain, servant ainsi par différence à situer 02. Si « tous les êtres
de la nature enveloppent et expriment l'idée de Dieu à proportion de leur
existence et perfection», l'on peut inférer que la nature humaine
exprime cette idée de manière inégale selon qu'elle l'exprime en
fonction de l'imagination délirante (Dl), de l'imagination
productive réglée par la raison en son usage herméneutique (02)
ou de la raison en son usage théorique (03). Si l'idée de D2 est
La transfiguration de l'imaginaire religieux et la philosophie 91

moins inadéquate que celle de Dl et si elle exprime II idée de Dieu


en tant que modèle de la vraie règle de vie, ce Dieu « veut» encore
II homme et son amour il « l'appelle « à réaliser sa vocation morale
et il «veut» qu'il réponde à cet appel et se donne cette vocation
pour finalité. Il demeure un Dieu-Providence. Cette représentation
est inadéquate en ce qu'elle ne comprend pas que Dieu nlest pas
Amour-Sujet, qu'il ne veut rien au sens anthropomorphique, qu'il
ne crée pas l'homme comme être final pour lui et finalisé par lui.
Qui sIen tient à D2 ne peut penser la puissance de la nature
humaine comme causée-causale et sIen tient à ce qui importe à sa
vie pratique, à sa vertu qu'il imagine voulue et aimée par le Dieu
d'Amour personnel. Il demeure prisonnier de la structure finaliste
dl interpellation et de vocation, elle-même toutefois rectifiée en un
sens universaliste. Il ne pense pas cependant la nature humaine à
la fois comme partie de cette puissance et partie produite à
produire des modèles de vie. Il se pense à partir de ce modèle
rapporté à la volonté de Dieu, il ne pense pas les conditions de
possibilité de ce modèle ni son caractère relationnel. Il fait de ce
modèle qui vaut pour sa vie éthique le modèle de l'être et du
produire de l'être alors que ce modèle a une portée régionale et
relative à la nature humaine.

Si comme le dit TTP IV. (V.V1.2. 136),

« Plus nous connaissons de choses dans la nature, plus paifaitement,


plus grande et plus paifaite est la connaissance de Dieu que nous
acquérons, autrement dit (puisque connaître l'effet par la cause nlest
autre chose que connaître quelque propriété de la cause), plus nous
connaissons de choses dans la nature plus parfaitement nous connaissons
l'essence de Dieu (qui est cause de toutes choses) »,

il sensuit, conclusion implicite que Spinoza ne tire pas


explicitement mais induit, que la connaissance de la nature
humaine en sa singularité est la connaissance des formes sous
lesquelles cette nature se développe causalement, qu'elle est
produite à se représenter II idée de Dieu d'abord comme Dl, puis à
la purifier en D2, enfin à former II idée adéquate de Dieu 03, et
Spinoza précise plus loin que cette connaissance
92 Spinoza ou ['autre (in)finitude

« puise dans des notions communes, certaines et connues par elles-


mêmes ». (V.Vl-2, TTP IV. 137).

Ces notions communes ne peuvent être confondues avec la loi


divine de justice et de charité qui constitue le modèle par lequel les
hommes peuvent dompter leurs passions et vivre la vertu et qui
n'a de portée que relationnelle et pratique. Elles relèvent de « la
spéculation et de la pensée pure ». Cette spéculation n'est pas à
comprendre comme la theoria des seules essence des réalités
immuables, puisque Dieu est projeté sur le plan de la totalité des
choses singulières qui comprend la nature humaine en ses régimes
d'actualisation. La spéculation inclut dans l'idée de Dieu le mode
de production de la nature humaine et de ses représentations
mêmes. Elle a pour objet le processus par lequel les hommes
constituent d'abord Rl et se représentent Dl au sein de la
recherche en société de leur utile propre dans l'ignorance des
causes réelles agissant dans la nature et produisant la leur propre.
La spéculation a pour objet spécifique au sein de la production de
la réalité la production de la nature humaine qui se produit
comme recherche de la sécurité dans la société politique et des
commodités de la vie économique. La poièsis est elle-même un
objet de la spéculation en ce qu'elle est une de ces choses
particulières entrant dans la connaissance de Dieu. Elle doit être
située à partir du procès de production de la nature, qui est
condition de son intelligibilité avec sa représentation-présentation
propre de l'idée de Dieu. Pour pouvoir développer ses puissances
propres, la nature humaine doit se comprendre en se décentrant
d'elle-même et ainsi se penser en relation interne et immanente au
procès de production de la nature. Il sera possible alors de
constituer des modèles de vie relationnels, en comprenant leur
fonction pratique, sans leur demander d'expliquer le procès dont
ils sont un moment et une fonction. La connaissance de Dieu en
tant que connaissance des choses particulières est l'unité de la
connaissance des structures communes de l'être comme procès de
production de la nature et des choses particulières que soutiennent
ces structures. Elle inclut la connaissance de la nature humaine,
chose au sein des choses, en ses actualisations singulières.
Ce n'est pas un hasard si le texte cité de T. T.P. 4 est à la fois
celui qui condense le plus grand nombre de propositions de
La transfiguration de l'imaginaire religieux et la philosophie 93

l'Ethique elle-même (soit 2.45 et 46; 4; 26 et 28; 5.15, 24, 25) et qui
renvoie explicitement à l'Ethique.

« C'est donc à cela, je veux dire à la connaissance et à l'amour de


Dieu, que se ramènent notre souverain bien et notre béatitude. Par suite
les moyens que nécessite cette fin de toutes les actions humaines, à savoir
Dieu lui-même en tant que son idée est en nous peuvent être appelés
commandements de Dieu, puisqu'ils nous sont prescrits en quelque sorte
par Dieu lui-même et tant qu'il existe en notre esprit f ..j Quels sont
maintenant ces moyens, quelle règle de vie cette fin nécessite-t-elle ?
C011lment rattacher à cette fin les principes du meilleur gouvernement et
régler par sa considération les rapports des hommes entre eux ? Ces
questions rentrent dans l'Ethique universelle. (V.VI. T. T.P. IV . 136-7).

D3 est donc solidaire de la connaissance des causes, et R3, la


religion philosophique qu'elle définit, situe le philosophe ici bas
par delà certes le citoyen superstitieux, de Dl-RI, mais aussi par
dela le lecteur herméneute et citoyen démocrate de R2-D2. Ce
philosophe ne cesse pas pour autant de vivre avec les uns et les
autres, de comprendre la nécessité de RI, son insuffisance et son
impuissance, la nécessité du passage à R2 et sa relative puissance.
Mais cette puissance ne libère pas ce que peut l'homme en tant
qu'il explicite de manière adéquate l'idée de Dieu que son esprit
contient comme tout esprit. Cette idée le conduit à situer R2 et D2
à un niveau de puissance supérieur à RI et Dl. L'homme libre de
l'Ethique IV vit sans même devoir valoriser l'espérance, en formant
un modèle de vie vraie qui sous beaucoup d'aspects valide la loi
de justice et de charité de R2. Ce modèle est un modèle formé
causalement et se sachant tel, délivré de toute l'illusion finaliste
qui demeure en D2 et R2. Si R2 atteste de la possibilité de l'utilité
d'une cause finalisme bien réglée, le sage s'efforce de vivre et de
penser dans la production de la causalité adéquate. Il sait du
même coup que ceUe-ci ne s'obtient que par la rectification
permanente du rapport finalisé et herméneutique à la réalité, alors
que ce rapport est imposé par notre exposition permanente aux
causes extérieures qui à la fois conditionnent et limitent notre
puissance d'action et de conception adéquate. Il sait à la fois la
nécessité et la limitation du rapport herméneutique à la réalité, la
nécessité de sa rectification causale.
94 Spinoza ou ['autre (in)ftnitude

Nous pouvons reproduire la même transition en ce qui


concerne la question de l'amour de Dieu. L'idée de Dieu source de
justice et de charité est ceUe d'un Dieu imaginé comme amour,
comme personne aimante, capable d'éprouver des affects et en
particulier d'aimer les hommes. En aimant ce Dieu par la pratique
des vertus qu'il recommande dans la loi morale et religieuse et en
le définissant à partir de ces vertus attributs, nous nous
prescrivons d'aimer les hommes comme nous-mêmes et nous
imaginons que nos actions justes et charitables lui plaisent et le
satisfont. Alors ces mêmes actions nous rendent heureux. La
structure anthromorphique de cet amour demeure mais son
contenu dissipe l'amour passionnel craintif de Dl en Rl. Cet
amour passionnel joyeux de D2 en R2 nous fait échapper à la
contrainte de Dl. Sa spontanéité a des conséquences heureuses qui
sont vécues dans l'élément de la finalité et de la croyance en un
ordre providentiel de l'amour, avant de pouvoir s'expliquer par
ses causes productives.
Ces conséquences sont de deux ordres: éthico-politiques et
épistémologiques.
Sur le plan éthico-politique, la loi morale contribue à favoriser
les pratiques de collaboration et à desserrer le cadre particulariste
de la vie politique. Elle apprend à poser les questions politiques
du point de vue d'un intérêt commun qui n'est par celui de la
secte, de l'Eglise, de tel ou tel clan, de la nation même. Elle
apprend à reconnaître l'irréductibilité et la légitimité du droit
naturel de chacun. Elle apprend aussi à faire de la puissance
souveraine la seule instance chargée de remplir d'un contenu
politique déterminé ce qui sera juste à tel moment donné de la vie
sociale, sans prétendre fixer une fois pour toutes ce juste à la
détermination duquel chacun peut contribuer en énonçant
comment il comprend la loi de justice et de charité que tous
reconnaissent en sa formalité. Plus encore, chacun, s'il le souhaite,
peut former le projet d'une vie de vertu et de contrôle de ses
affects dans une société en perpétueUe recherche de la définition
concrète du juste politique. La vie politique cesse d'être le fait
d'individus subjectivés par la croyance en un Dieu de crainte; elle
devient manifestation d' individus unis par la croyance en un Dieu
garant de reconnaissance réciproque. Par R2, c'est une exigence de
raison, ou plutôt de raisonnabilité, qui se fait sentir dans la vie
La transfiguration de ['imaginaire religieux et la philosophie 95

politique et qui se met en débat avec les passions divisant les


hommes. L'objet du désir de vivre selon la vertu peut recevoir une
satisfaction avec ce modèle de vie vraie qui devient force active
d'une politique au milieu même du conflit des désirs.
Sur le plan épistémologique, cet amour de Dieu qui est lié à
une image de lui en tant que loi d'amour conduit l'imagination
positive à s'affronter à sa propre limite et à épuiser son
dynamisme. En effet, comme l'a montré Matheron (1971.83 sqq),
nous imaginons que ce Dieu D2 est fondamentalement amour et
amour des hommes. Nous identifiant à lui, nous nous prescrivons
d'aimer les hommes comme nous-mêmes. La même expérience
imaginative nous conduit à nous imaginer que nos actions justes et
charitables lui plaisent et le comblent de joie, et nous sommes
heureux de ces actions. Nous ne suivons pas cette loi d'amour
comme loi de contrainte dont l'observance doit nous favoriser
dans notre recherche de l'utile et de la sécurité. Nous imaginons
que Dieu ne veut rien d'autre que notre salut délié de toute
détermination utilitariste, salut de notre être pour lui-même. Naît
une joie nouvelle au-delà de la seule satisfaction de notre
conservation qui nous conduit à nous aimer nous-mêmes en
aimant Dieu. Naît le sentiment d'une justification totale de
l'existence en et par Dieu sans autre finalité qu'elle-même. Lorsque
nous avons échoué à suivre ce modèle de vie vraie, nous nous
repentons, nous regrettons de n'avoir pas agi selon le vouloir de
Dieu, pour son amour, et nous pensons que Dieu qui nous aime
nous pardonnera si nous nous repentons. En ce cas, le repentir
acquiert une valeur positive. Le Dieu amour s'imagine alors
comme Dieu de Miséricorde et de Grâce, et cette image prend
force dans les comportements justes et charitables qu'elle inspire
comme modèle de vie vraie. Notre amour libère sa spontanéité:
nous sommes prêts à obéir de nous-mêmes à ce que Dieu veut
parce qu'il le veut et que son vouloir est amour et justification. En
ce point, cette image de Dieu parvient au seuil de la
transformation en concept de Dieu. Si nous mettons en rapport
cette image avec les propositions citées des chapitres III et IV du
T. T.P relatives à l'équivalence entre connaissance de Dieu et
connaissance des choses naturelles, si nous pensons la spontanéité
de notre amour devenu évidence de notre justification, nous
sommes conduits à dépersonnaliser, définaliser Dieu, à mettre en
96 Spinoza ou l'autre (in)finitude

doute l'illusion de finalités, et à tout repenser causalement,


productivement, à partir de Dieu comme puissance productive
dont nous sommes une partie et dont nous avons l'idée. Naît
l'amour intellectuel de Dieu qui est produit par nous, de manière
autonome comme connaissance de la puissance productive elle-
même par et dans une de ses parties.

«Toute notre connaissance, c'est-à-dire notre souverain bien ne


dépend pas seulement de la connaissance de Dieu, mais consiste du tout
en elle. Cela suit encore de ce que ['/zomme est plus parfait à proportion de
la nature et de la perfection de la chose qu'il aime par dessus tout et
inversement; celui-là est donc nécessairement le plus parfait et participe le
plus à la souveraine béatitude qui aime par dessus tout la connaissance
intellectuelle de Dieu, c'est-à-dire de l'être tout parfait et en tire le plus de
délectation ». (V.VI .2 . T. T.P. III. 136).

La vie théorique satisfait le désir humain au plus haut degré,


mais elle ne constitue pas un monde séparé, en ce qu'elle inclut
comme ses objets et éléments le désir de vivre en sécurité et celui
de vivre selon la vertu. Si elle a son autonomie et son objet propre,
elle inclut tout le processus qui la précède et ne la comprend pas.
Elle sait que la masse des hommes vivent dans l'ordre politique
sans connaître les causes de leur pratique et sans connaître Dieu,
sans connaître les raisons causales qui leur font désirer en cette cité
de vivre selon la vertu. La connaissance est le fait d'une minorité
qui peut par elle éclairer l'expérience politique, morale, religieuse
des hommes, sans prétendre la remplacer par une politique, une
morale, une religion intégralement rationnelles. Cette lumière peut
permettre à cette expérience de se développer en délivrant ses
puissances et d'être jugée de manière immanente en rapport à
. l'idée à la fois irréalisable structuralement en sa totalité mais
nécessaire, d'un autre modèle que celui élaboré par l'herméneute
en sa lecture finaliste -le modèle de l'homme libre et celui du sage.
(V.VI.2. E.4.Praef).
La transfiguration de ['imaginaire religieux et la philosophie 97

EN GUISE DE CONCLUSION: QU'EST-CE QUE LA


"SPECULATIO" SELON SPINOZA?

La difficulté de lecture que pose le T. T.P. tient à ce que pour


Spinoza la religion sous sa double forme Rl et R2 ne peut ni être
acceptée sur le plan du savoir ni être comprise comme illusion
vouée une fois pour toutes. Une critique humaniste qui fait de la
religion une production de l'homme explicable par la condition
d'ignorance et d'impuissance où se trouve le conatus ne peut
suffire en ce qu'elle oublie que Spinoza ne part pas de l'homme
mais de Deus sive Natura. S'il semble en ce sens suivre la même
démarche que tout esprit religieux, en même temps il dénonce
l'anthropomorphisme de cet esprit et reproduit la genèse des
croyances fondées sur un anthropocentrisme radical. La fiction de
Dl ne peut être considérée, en définitive, comme pur produit
d'une imagination délirante; elle est une première représentation
de l'idée de Dieu présente en tout esprit elle est imago dei. En tant
que la puissance du Dieu-Nature s'exprime et s'explique par la
puissance limitée de l'esprit humain d'abord porté à imaginer Dieu
comme Recfor, cet esprit est produit avec II idée de Dieu qu'il ne
peut pas vraiment immédiatement connaître adéquatement en
raison de son rapport imaginatif aux choses naturelles et à lui-
même. L'image tient lieu de l'idée de Dieu et de doctrine des
modes infinis immédiats et médiats de l'attribut pensée. La
capacité de l'esprit humain de purifier ce rapport imaginatif en lui
donnant une autre figuration imaginative est une actualisation de
l'idée de Dieu qu'il faut à la fois expliquer à partir de cet esprit et à
partir du processus naturant. Nous ne pouvons accéder à la saisie
de notre pouvoir de connaissance qulen le pensant dans son ordre
de dépendance à l'égard d'un Dieu Nature qui ne veut rien mais
produit causalement tout. Le savoir est donc savoir de Dieu à tous
les sens du génitif, mais ce Dieu doit être définalisé,
désanthropomorphisé. Il s'ensuit que la connaissance est stricto
sensu religion spéculative en ce qu'elle fait toujours le détour par le
principe producteur auquel tout appartient, y compris la
possibilité de le connaître de l'intérieur.
La lecture humaniste est tentée de faire l'économie de ce détour
qui a une fonction de position, de mise en relation indispensable
pour éviter de faire de II homme le prinèipe absolu, le centre
producteur, un empire dans un empire. Or, la critique déloge
98 Spinoza ou l'autre (in)finitude

l'homme de sa prétention d'être centre elle le relie aux systèmes de


relations proches et lointains qui le posent, le définissent et
expliquent sa réalité. L'équivoque naît de ce qu'un mot, un
substantif, fétichise, subjectivise ou personnalise un système
ouvert de relations. Le substantif « Dieu» porte en lui ce risque
alors que sa définition relationnelle le conjure. Connaître est
toujours (re)passer par l'idée de Dieu pour mesurer à cette idée les
idées inadéquates qui l'expriment d'ailleurs de manière
inégalement inadéquate ni humanisme anthropocentrique, ni
herméneutique anthropomorphique, mais une décentration de
l'illusion finaliste d'être-un-empire dans un empire recentrement
relationnel -mais perspectiviste- sur la puissance humaine
comprise par et dans ses relations aux systèmes qui la font être et
devenir relativement puissance de concevoir et d'agir par soi. La
lecture herméneutique ne va pas jusqu'au bout de ce qu'implique
la thématique de l'idée adéquate de Dieu. Elle s'en tient à une
religion morale incapable de penser l'identification spinozienne
entre speculatio, religio et ethica. Or, tous les éléments théoriques du
T. T.P. conduisent à faire de l'idée adéquate de Dieu identifié aux
lois de la productivité naturelle une instance critique de D2 et de
Dl, le point de départ de la genèse causale de l'explication de leur
nécessité. En même temps cette idée a le statut d'un objet du désir
de connaître et d'une fin causalement produite avant d'être posée
comme objectif voulu. Spinoza le dit à mots couverts:

«Il est vrai sans doute que l'on doit expliquer ['Ecriture par
l'Ecriture aussi longtemps qu'on a peine à découvrir le sens des textes et
la pensée des prophètes, mais une fois que nous avons enfin trouvé le vrai
sens, il faut nécessairement user du jugement et de la raison pour donner
à cette pensée son assentiment" (TTP. XV. 251).

Cette raison ne peut se limiter à la seule raison morale elle


garde un rapport indestructible au désir de connaître par les
causes. Tout en se donnant pour objet le procès sans sujet, d'une
réalité qui produit la nature humaine comme causée et causante, à
laquelle elle appartient, cette raison produit une joie, une vie
propre qui se donne son "exemplar naturae humanae", celui de
l'homme libre. L'homme libre se tient par-delà le cycle de la
crainte et de l'espérance et ne recourt à l'espérance ou aux passions
tristes éthiquement efficaces (le repentir) que de manière limitée.
La transfiguration de l'imaginaire religieux et la philosophie 99

Vidée adéquate de Dieu D3 est associée à une idée qui est un idéal
immanent contrafactuel de l'homme libre, voire du sage, qui ne
peut se manifester que dans la confrontation et la rectification
permanentes des pratiques théologico-politiques propres au
commun des hommes. La religion ne finira pas. La politique où
vivent les hommes «obnoxi passionibus» ne donnera pas
nécessairement lieu à une communauté métapolitique de sages
vivant dans l'amour intellectuel de Dieu. Mais il est nécessaire que
cet idéal contrafactuel soit produit et suivi par l'homme libre et par
le sage. Si le sage valide R2 et accomplit ses préceptes, il en connaît
le formalisme. Et surtout quant à lui il essaie de vivre par-delà ce
Dieu-Personne tout en coopérant et vivant avec ceux qui en sont
les fidèles et les herméneutes. Il sait que ce Dieu n'est pas l'objet
d'une idée adéquate, et son éthique n'est pas non plus stricto sensu,
malgré les convenances ou les anticipations, l'équivalent de la loi
de justice et de charité qu'il reconnaît néanmoins.

C'est en ce sens qu'il faut reprendre la triple distinction en


laquelle culmine le T. T.P., celle qui oppose obéissance et
connaissance (chapitre XIII), foi et philosophie (chapitre XIV,
théologie et raison (chapitre XV). On y verra que l'ultime question
est celle de la fonction de la théorie dans son rapport aux diverses
pratiques de l'expérience humaine, et plus précisément dans son
rapport au savoir de l'ordre symbolique et de ses présentations
imaginaires. Il ne s'agit pas d'un partage entre ce qui relève d'une
spéculation portant sur des objets transmondains, intelligibles,
objets d'une certitude métaphysique, et ce qui relève de la foi et de
sa certitude morale. La distinction n'est pas celle de deux modes
de connaissance, mais plutôt celle de deux domaines
incommensurables et pourtant inscrits l'un dans l'autre. Il s'agit,
d'une part, du domaine de la pratique humaine en tant qu'elle se
constitue toujours comme ordre assujettissant les hommes en
sujets d'obéissance à un pouvoir ou à une autorité qui est l'Autre
leur prescrivant des fins. Il s'agit, d'autre part, du domaine de la
connaissance par les causes qui hors de toute obéissance et
imposition de finalité produit le savoir de la nécessité de cet ordre,
de sa structure et de sa loi de transformation. Toute pratique est en
ce sens obéissance fondamentale en ce qu'elle lie les hommes sujets
à la reconnaissance d'un Autre, instance d'énonciation d'une loi,
100 Spinoza ou ['autre (in)finitude

intrinsèquement théologico-politique, quelles que soient les


capacités de cet ordre d'exprimer les puissances des sujets qu'il
rassemble. Elle est donc religion. Si la philosophie comme
connaissance de D3 est religion en ce qu'elle explique à partir de
l'idée infinie de Dieu toute puissance finie produite, tout ordre
naturel modal (tel celui de la nature humaine considérée comme
théologico-politique), la spécificité de cette religion spéculative est
de faire apparaître la pratique et ses formes religieuses comme
ordre fait, factuel et fictif tout à la fois. La spéculation n'est pas un
savoir absolu autoréférentiel puisqu'elle a pour effet d'interdire à
ces formes de pratiques qui sont toutes religion au sens de
production imaginative (produite) de lien social de se constituer
en pratiques autoréférentielles. R3, en produisant la connaissance
de ces ordres d'obéissance et de religions, que sont RI et R2,
empêche toute croyance aveugle en ces ordres d'obéissance. R3
explique pour quelles raisons nous ne pouvons pas ne pas obéir,
ne pas flotter entre une obéissance à Dl selon RIou à D2 selon R2.
Passer par D3, c'est se donner les moyens d'une genèse des raisons
de la pratique humaine fondamentale d'obéissance à un ordre
théologico-politique. En produisant à partir de l'idée de Dieu le
procès de production de ces ordres spécifiques d'obéissance que
sont RI et R2, R3 se délie de toute obéissance imposée, reconnue
sans être connue. Comme religion spéculative, la philosophie est
déliaison causale des éléments qui liés font de RI et de R2 des
formes de religions inégales certes mais effectives, d'obéissance, de
liaison à un ordre de liaison. En liant à l'ordre de la nature et à ses
lois de production les religions produites dans la pratique
humaine, la philosophie relativise ces religions, ces modes de
liaison, ces pratiques comme pratiques d'assujettissement; elle se
constitue, que l'on passe le mot, en dé-religion. Cela ne veut pas
dire que les hommes pourront se dispenser à l'avenir d'un ordre
d'assujettissement, qu'il soit contraint ou spontané. Cela veut dire
que pour qui vit dans la connaissance l'ordre des ordres ne peut
être celui d'une pratique spontanée autoréférentielle imposant ses
finalités à ses sujets. Il reste indéfiniment à reproduire la genèse
spécifique qui donne les raisons causales de cette pratique à partir
des propriétés de la nature humaine et de la nature où celle-ci est
inscrite.
La transfiguration de l'imaginaire religieux et la philosophie 101

Autant dire que la connaissance ne reconnaît a priori aucun


ordre prétendant énoncer sa propre sacralité et constituer ses
sujets comme des assujettis sans connaissance de cause. La religion
philosophique est, par-delà toute loi, produite-imposée sans
connaissance de cause. Elle est au -delà ici-bas de toute religion et
de toute énonciation d'ordre. L'ordre de la nature en ses lois
n'énonce nul commandement il permet d'expliquer comment naît
l'instance des commandements et des lois, des liens et des
religions. Au-delà des «archies », il est comme tel anarchique,
même s'il rend compte des raisons qui produisent la nécessité des
« archies » et des religions. Comme tel, il modifie notre rapport au
symbolique et s'inscrit dans un espace méta-herméneutique, si
l'herméneutique est toujours à un moment ou à un autre
reconnaissance d'un ordre, préjugement d'un lien, position
interprétative mais non causale d'une religion. R3 est déliaison
causale des liaisons produites, des religions, une religion de la dé-
religion. En tant qu'anarchie et liberté de concevoir, elle est
pratique du pouvoir de concevoir les liens dans leur nécessité
causale. Elle lie et délie en connaissance de cause. En ce sens, elle
se distingue de toute pratique spontanée, de toute reconnaissance
d'ordre théologico-politique. La loi naturelle causale est anomique
comme telle elle connaît ce qu'elle reconnaît, et elle le reconnaît
parce qu'elle le connaît et peut en reproduire la nécessité
conditionnelle.
« Mérite le non de sacré et de divin ce qui est destiné à [' exercice de la
pitié et de la religion et ce caractère sacré demeurera attaché à une chose
aussi longtemps que les hommes s'en serviront religieusement ».

« Rien ni est pris en soi et absolumen t sacré ou profane ou impur, mais


seulement par rapport à la pensée ". (V.VL. T.T.P. XII. 232« Nihil extra
mente » ...

La religion est nécessaire en ce que nul lien social ne peut se


constituer sans l'énoncé d'une loi théologico-politique toujours
représentée sous le mode d'un rapport imaginaire se référant à un
Autre (Dieu de crainte ou Dieu d'amour, Dieu Nation élue ou
Dieu-Humanité universelle, ou même la tension entre ces Dieux).
Toute loi énoncée est une loi de constitution d'une fonction-sujet
elle implique un acte d'énonciation. La connaissance de cette
structure imaginaire et symbolique ne la dissout pas, mais en
102 Spinoza ou l'autre (in)finitude

modifie l'exercice en ce que la connaissance transforme cet ordre


qui se pose comme constituant en un ordre qui est aussi à la fois
fait et fictif. Elle ouvre le problème de sa transformabilité (dans
son contenu, non dans sa formalité). Seul le détour par l'idée
adéquate de Dieu permet de comprendre l'efficace structurant de
pratiques où la foi, l'obéissance sont inévitables. Seul ce détour
donne la liberté de tester la capacité de liaison, de religion de cet
ordre, en le mesurant à sa capacité d'exprimer la puissance, la
réserve de puissance de ses éléments. La philosophie ne remplace
pas la pratique, la nécessité du politique et de sa constitution
« théologique» (l'énonciation de la loi d'obéissance à l'Autre
garant de la loi énoncée). Elle permet de la connaître par les causes
et, éventuellement, de rectifier le rapport au théologique en
interrogeant la capacité de cet Autre d'exprimer les conatus
formant la multitude et de constituer leur puissance en puissance
commune. Elle donne de la liberté à l'égard de la loi théologico-
politique qui est nécessaire forme du lien social. Elle donne un
plus de liberté en montrant que les liens, les religions se font et se
défont selon leur capacité d'exprimer la puissance du eonatus. Elle
délie des liaisons caduques et libère la capacité de nouvelles
liaisons. Savoir causal des liaisons produites, elle est
simultanément la critique des illusions entretenues par ces liaisons
sur leur caractère absolu elle demeure la critique de leur
propension à se constituer comme des empires dans un empire. La
philosophie produit la capacité pour l'homme de devenir cause
par soi (relativement), en passant toujours par le seul Autre qui ne
soit ni mystère ni instance d'assujettissement, l'Autre dont nous
sommes une partie, l'Autre, la Nature infiniment infini dont nous
avons l'idée.

« "La doctrine de l'Ecriture n'est pas une philosophie, ne contient pas de


hautes spéculations, mais seulement des vérités très simples et qui sont
aisément percevables à ['esprit le plus paresseux". "L'objet de l'Ecriture
n'a pas été d'enseignerles sciences ». (V.VI.2. T. T.P XIII. 238-9).

Irréductible est donc la tension entre la pratique -en ce qu'elle


contient d'obéissance, de foi en un ordre finalisé et finalisant, de
croyance en une mission de chacun voulue par un Autre qui
permet ainsi l'identification de tout sujet- et la connaissance vraie
qui est connaissance par les causes et par l'idée adéquate de Dieu
La transfiguration de ['imaginaire religieux et la philosophie 103

cause immanente (qu'il s'agisse des causes productrices de l'ordre


et de sa loi, de la foi et de la croyance qui font être cet ordre).
L'ordre est liaison imposée, et le savoir se veut savoir des raisons
de cet ordre. Du même coup il libère de toute liaison pour rendre
possible d'autres liaisons. Toute pratique du lien social est
susceptible d'apparaître comme instance de liaison forcée que
dénonce la connaissance. Celle-ci établit une distance avec les
chaînes devenues inutiles ou dangereuses et relance la recherche
de liaisons plus heureuses. Toute doctrine d'obéissance est en ce
sens théologie, quel que soit le nom de la fonction d'énonciation de
la loi. La pratique humaine fonctionne à l'obéissance
« théologique» ou symbolique. Seulement il y a obéissance et
obéissance. La philosophie, dont la tâche est d'abord de connaître
et ensuite de connaître encore, suspend l'obéissance lorsqu'elle
produit le savoir de ses causes et de sa nécessité pratique pour des
hommes passionnels, et dans ce suspens elle distingue entre la
bonne et la mauvaise obéissance pour nous. La bonne, R2, est celle
qui repose sur un amour passionnel spontané du lien social et sur
la pratique effective de ce lien, la coopération qui libère la
puissance collective dans les interrelations liant COl1atus et pouvoir
souverain. Elle est celle où l'Autre qui énonce la loi désigne une
instance vide énonciation que personne ne peut occuper, soit la
puissance collective elle-même dans son processus infini de
production et de reproduction. La mauvaise obéissance, RI, qui
repose sur la crainte, définit le lien social où tous et chacun veulent
être les élus de l'Autre, prétendent occuper cette place vide. Ils se
soumettent aux autorités en se prétendant les élus de cet Autre et
ils aliènent ainsi leur puissance collective en ces représentants de
l'Autre. Nulle science ne peut annuler le cours de la pratique et le
combat de la bonne et de la mauvaise obéissance. Nulle pratique
ne peut demander à la connaissance de se borner à se reconnaître
dans la foi, quelle que soit la théologie qui dira cette foi. Nulle
pratique ne peut empêcher la connaissance de prendre et de
donner la liberté de produire les raisons de tout assujettissement,
voire de les combattre. Ne voulant rien, le Dieu Nature n'assujettit
pas. Passer par lui est passer par les causes de toute pratique. La
seule obéissance que la philosophie légitime comme bonne est
celle qui peut supporter le savoir de sa genèse, accepter la
coexistence avec la vie philosophique et se reformuler en
104 Spinoza ou l'autre (in)finitude

connaissance de cause. La lecture herméneutique du T. T.P. est


trop pressée d'obéir, même si son obéissance est la bonne. Elle
refuse de faire le pas de la philosophie définie comme
connaissance de Dieu et des choses (humaines aussi) et comme
jouissance amoureuse de la béatitude que cette connaissance
implique. Le lecteur herméneute est assurément de ceux que
souhaitait Spinoza en ce qu'il opère la réforme de Rl. Mais il est
aussi de ceux qui n'ont pas suffisamment pris en compte la
puissance de la spéculation et de sa liberté "anarchique". La loi
cause est irréductible à la loi d'obéissance. Philosopher n'est pas
seulement reconnaître la loi et son énonciation. Il existe un
anomianisme de la théorie. La loi réglant le processus théologico-
politique qui vaut pour nous n'est pas la loi de l'univers. Seul
paradoxalement le savoir de cette irréductible différence permet
de comprendre les raisons d'une obéissance productive pour nous
en produisant les raisons de la bonne désobéissance à la mauvaise
loi théologico-politique. Sur ces bases, il sera peut-être possible de
lire sans les banaliser ces conclusions du chapitre XV.

« Ni la théologie ne doit être la servante de la raison, ni la raison celle


de la théologie, l'une et l'autre ont leur propre royaume: la raison celui
de la vérité et de la sagesse, la théologie celui de la piété et de l'obéissance.
La puissance de la raison ne s'étend pas tellement loin qu'elle puisse
établir la possibilité pour les hommes de parvenir à la béatitude par
II obéissance seule sans la connaissance des choses. La théologie dl autre
part ne prétend rien que cela, ne commande rien que l'obéissance, ne veut
ni ne peut rien contre la raison ». (V V1. 2. T.T.P. XV. 254).
Chapitre 4
SPINOZA, PENSEUR DE LA POLITIQUE

UN PEU D'HISTOIRE

La référence continue à la pensée de Spinoza est l'un des traits


originaux de la recherche philosophique en France depuis les
ouvrages magistraux de Martial Guéroult consacrés aux parties 1
et 2 de l'Éthique (1968 et 1974) et de Gilles Deleuze avec son
interprétation d'ensemble, Spinoza et le problème de l'expression
(1969). A la même époque, Alexandre Matheron donnait une
étude fondatrice montrant le lien entre philosophie théorique et
philosophie politique et en soulignant l'atypisme du jusnaturalisme
et du libéralisme spinozien avec Individu et communauté chez
Spinoza (1968). Des années 1968 à aujourd'hui, l'étude de la pensée
spinozienne n'a pas cessé et s'est enrichie de nombreuses
contributions. Si l'Éthique a fait l'objet de travaux importants
comme ceux de Bernard Rousset et de Pierre Macherey, la
problématique du Traité tlzéologico-politique et du Traité Politique a
été particulièrement analysée dans les études nouvelles
d'Alexandre Matheron (1971 et 1986), de Lucien Mugnier-Pollet
(1976), de Stanislas Breton (1977), de Sylvain Zac (1979 et 1985),
d'Antonio Negri (1982 et 1994) qui joue un rôle éminent dans la
conjoncture française, d'André Tosel (1984 et 1994), d'Étienne
Balibar (1985), de Pierre-François Moreau (1994), de Laurent Bove
(1996) et de Christian Lazzeri (1998)), de Nicolas Israël (2001). Les
recherches disposent aujourd'hui des éditions savantes du Traité
'nzéologico-Politique (par Jacqueline Lagrée et Pierre-François
Moreau, 1999) et du Traité Politique (par Charles Ramond, 2005)
dans le cadre d'une édition complète bilingue des Œuvres de
Spinoza aux Presses Universitaires de France.
106 Spinoza ou ['autre (in)finitude

Cette recherche n'a pas seulement été inspirée par des


préoccupations relevant de II histoire comparée de la philosophie
politique. Elle a été marquée par des intérêts théorico-politiques
exprimés surtout par des chercheurs se réclamant du marxisme et
préoccupés de son renouvellement. Spinoza a été souvent
interprété en continuité avec Marx, soit comme II anticipant et
recevant de lui un éclairage récurrent (Matheron, 1968; Negri,
1982; Tosel, 1984), soit comme un recours pour purger Marx de
son téléologisme hégélien et lui fournir des éléments manquants
aussi bien spéculatifs que politiques (Balibar; 1985). Si toutes ces
recherches nlont pas explicité cet a priori de lecture, toutes en ont
été imprégnées. Clest aux suggestions aussi fulgurantes que
cryptiques de Louis Althusser, exprimées dans Lire le Capital (1964)
et dans bien d'autres textes jusqulau terme de sa vie, que lion doit
cette idée du caractère unique et révolutionnaire de la pensée de
Spinoza comme moyen critique décisif pour purifier la philosophie
de Marx des éléments idéologiques qui ont arrêté son
développement, et pour lui permettre de se redéfinir à la hauteur
de sa découverte propre, la science du continent histoire.
Prolongée par une étude de Pierre Macherey (Hegel ou Spinoza,
1979) qui eut un écho encore vif, cette suggestion du recours ou
secours spinozien indiquait plusieurs chantiers. Contre l'idéalisme
philosophique obsédé par la construction d'une théorie fondatrice-
juridique de la connaissance, Spinoza permettait de poser la
question de la connaissance en termes de production théorique,
délivrée de toute garantie, de toute exploitation par un sur-moi
philosophique, lui-même soucieux de soumettre la libre
production du vrai à des valeurs idéologiques inscrites en
définitive dans la lutte de classes. Spinoza permettait de penser la
différence indéfiniment réitérable entre II idéologie et la science
sans jamais rêver d'une impossible transparence de la réalité pour
les acteurs sociaux. Du même coup, le thème humaniste jeune-
marxien de la fin des illusions idéologiques était renvoyé à
l'imaginaire, et slouvrait le chalnp d'une reformulation de la
production idéologique comme nécessaire rapport imaginaire des
acteurs sociaux à leurs rapports sociaux. D'autre part, contre le
modèle leibnizo-hégélien d'une totalité expressive structurée par
un esprit commun à ses parties, la théorie spinozienne de l'action
de la substance, cause absente, en ses modes, fournissait un
modèle de totalité régie par une causalité structurale permettant de
Spinoza, penseur de la politique 107

repenser la totalité marxienne, unité articulée de pratiques, et le


rapport de ses instances. Enfin et surtout, la critique spinozienne
de la catégorie de libre sujet, maître et propriétaire de ses pensées
comme de ses biens, visant à actualiser à la fin de son déploiement
la finalité de son essence inscrite en son origine, devait éliminer de
la science de l'histoire et de la pratique politique les assurances
d'une téléologie fantastique de l'histoire qui empêchaient de penser
les problèmes déterminés, imposés par la connaissance de
conjonctures singulières et par la transition politique
révolutionnaire, objectif de la lutte de classes. Elle était un détour
pour surmonter la double impasse du communisme totalitaire
stalinien et du socialisme humaniste gestionnaire du présent.
Ces suggestions concernaient davantage la théorie de l'histoire
et de la structure sociale dans leurs rapports à l'imaginaire
idéologique que la théorie politique spinozienne elle-même
qu'Althusser ne prenait pas en compte. La recherche de Matheron,
formée à la rigueur de Guéroult, apporta un nouvel éclairage sur la
nouveauté de la philosophie politique spinozienne. Soucieux avant
tout de reconstruire la logique interne de la pensée spinozienne,
Matheron complétait d'abord Guéroult en analysant les parties III
et IV de l'Éthique et en montrant que, loin de partir d'une
anthropologie fondée sur le primat d'un libre sujet, calculateur,
rationnel et! ou porteur d'une loi morale originaire, Spinoza partait
de systèmes de relations d'affects interindividuels et collectifs,
l'individu étant lui-même un système-processus de relations
internes et externes. Ces systèmes ne peuvent être décrits ni en
termes d'intérêts purs ni en termes d'identification imaginaire d'un
individu à l'autre ou à un collectif d'individus. Ils se rapportent à
une intrication d'intérêts, de représentations imaginaires de ces
intérêts, de reconnaissance mimétique. Ils sont soit des cydes
positifs et ouvrent sur une coopération fondée sur la puissance
positive de l'imagination, soit des cycles négatifs, actualisant la
pathologie de l'imagination, chaque cycle positif pouvant en raison
de sa teneur imaginative se renverser en son contraire. Ainsi sont
constituées des matrices de socialisation passionnelle ou
affectuelle, vécues et expérimentées dans la dimension d'une
constitution du mode interhumain par et dans l'imagination. La
connaissance de ces matrices par leurs agents ne survient qu'après
coup, et ne peut jamais prendre la forme d'un savoir a priori
permettant une maîtrise des affects par leurs porteurs. Matheron
108 Spinoza ou ['autre (in)finitude

montrait, d'autre part, que sur les cycles de socialisation positive se


greffait un cycle de socialisation guidé par la raison, fondé sur la
détermination des notions communes et sur la production d'un
intérêt commun, une utilitas commune. Toutefois cette dernière ne
peut être actualisée que par une minorité d'individus en raison de
la sujétion de la majorité des hommes aux passions et à l'alternarice
entre cycles négatifs (par rivalité mimétique) et cycles positifs (par
identification coopérative).
Sur cette base, il suggérait que la transition d'un mode de vie
dominé par les cycles passionnels négatifs et leurs superstitions
propres à un mode de vie dominé par les cycles positifs et un
embryon de rationalité pût être interprétée comme un analogue de
la transition historique, conduisant d'une société féodale
théologico-politique en décomposition à une société libérale
promouvant l'échange rationnel et l'utilité bien comprise mais
subissant néanmoins la pression des cycles passionnels négatifs.
Cette hypothèse logico-historique était mise à l'oeuvre pour
reconstruire la philosophie politique des deux traités. Le Traité
théologico-politique construit ainsi la transition d'une société fermée,
non civilisée, mais puissamment efficace (en tant que structure
d'intégration imaginaire-symbolique des conatus d'individus à la
puissance de penser et d'agir faiblement développée), à une société
ouverte, civilisée. Celle-ci découvre dans la démocratie-processus
le régime le plus à même d'intégrer des individus capables de
produire des sciences et de se libérer des mécanismes de
l'intégration théologieo-politique, en les remplaçant par des
mécanismes fondés sur une opinion publique libre et un nouveau
sens commun laïque et raisonnable. Le Traité polique, de son côté,
renonce au eontractualisme central maintenu par le T. T.P. et
rectifie le préjugé de type Aufkliirer consistant à admettre la
possibilité d'une socialisation rationnelle fondant une politique
rationnelle. Tous les types de régimes politiques doivent être
compris comme des combinaisons de socialisation passionnelle des
affects. La politique ne peut reposer sur une anthropologie
normative idéale, sur le modèle d'un sujet rationnel calculateur ou
raisonnable. Elle actualise en tant que praxis, dans l'expérience
historique, des montages que la théorie peut sélectionner en
fonction de leur capacité à réaliser une individualité étatique
fonctionnant comme si elle visait des objectifs rationnels, sans avoir
à postuler de la part des sujets et citoyens autre chose que
Spinoza, penseur de la politique 109

l'irréductibilité de leurs passions. C'est de ce point de vue que la


démocratie comme processus de démocratisation se révèle être la
forme immanente la plus puissante pour permettre la distribution
de la puissance collective à chaque sujet selon des mécanismes
institutionnels autoréglés.
On le voit, la référence marxienne permettait de former l'idée
d'une théorie spinozienne de l'histoire, tout comme elle permettait
de définir la raison en termes de libération de l'aliénation
théologico-politique. Matheron, qui se voulait avant tout historien
de la philosophie, ne thématisait pas cette référence dont il utilisait
le lexique. Mais la récurrence discrète des questions marxiennes
qu'il assumait faisait de Spinoza un précurseur original de Marx en
ce qu'il était ainsi le seul grand philosophe des temps modernes à
penser la politique à la lumière d'une démocratie-processus et à
définir le droit en termes de puissance collective, en liant
représentation de l'utile propre et constitution imaginaire du désir.
La référence marxienne était prégnante dans la mesure où la vie
selon la raison et la science intuitive -l'ouvrage de Matheron
s'achève par une lecture de la partie V de l'Étlzique- était définie en
termes d'un communisme des sages délivré des conflits
économiques et politiques des intérêts, et fondé sur l'expansion
maximale des rapports de coopération et de la connaissance des
choses singulières. Cette interprétation faisait le silence sur le
radicalisme de la lecture althussérienne qui elle éliminait toute
philosophie de l'histoire au nom d'un antifinalisme éiminant la
thématique de l'aliénation.
On doit remarquer que cette lecture est contemporaine de la
lecture deleuzienne qui elle présentait une interprétation
systématique de la spéculation spinozienne en termes
d'immanence et d'univocité. Inspirée de Nieztsche, la
reconstruction deleuzienne converge toutefois sur le plan pratique
avec celle de Matheron : fondée sur la dimension libératrice d'une
éthique de la joie, elle promeut la force productrice des conatus
dans l'immanence, en éliminant les morales religieuses de la
tristesse et du ressentiment, du péché et de la crainte, en détruisant
les fictions du Dieu-Monarque, du Moi Intelligible, de la Liberté
transcendantale. En tout cas, cette lecture-là insiste également sur
la démocratie-processus. Un peu auparavant, Althusser inversait le
mouvement qui va de Spinoza à Marx en mouvement de Marx à
Spinoza, considéré comme le moyen d'une emendatio de l'intellectus
110 Spinoza ou ['autre (in)finitude

marxiste. C'est ce mixte instable mais explosif qui rencontre de


manière aussi inattendue que bouleversante le mouvement de
contestation de masse des années 1968. Autant que Marx, en
France, Spinoza devient pertinent pour beaucoup de philosophes.
La perpective d'une démocratie de masse, liée à la multiplication
de la puissance collective de penser et d'agir, se manifeste comme
dépassement d'un Welfare State parvenu au sommet de ses
possibilités positives et jugé limité par la nature même du
compromis de classes qu'il actualise entre capitalisme productif et
mouvement ouvrier. Les travaux spinoziens des années 1980
s'inscrivent encore dans ce climat, en ce que l'on pourrait nommer
le spinozisme 1968. Ce dernier culmine dans la thématique du
pouvoir constituant de la multitude, élaborée par Antonio Negri
dans L'anomalie sauvage (1981, immédiatement traduit en français
en 1982 avec des introductions louangeuses de Deleuze, de
Matheron et de Macherey). On a là le point d'incandescence d'un
spinozisme mouvementiste. Empruntant à Deleuze et à Macherey
la perspective d'une ontologie politique de l'immanence et de
l'univocité orientée dans le sens d'une critique radicale de tout
finalisme dialectique, Negri voit en Spinoza le penseur par
excellence de la multitudo et de sa puissance. Contre Matheron, il
soutient l'idée d'une tension, voire une contradiction interne à
l'Éthique entre un panthéisme spéculatif (lié à la problématique des
attributs et de l'amor intellectualis Dei) et une résolution intégrale de
la puissance de la substance dans le monde plat des actualisations
modales, ce qui veut dire dans le monde de la politique, des
conatus. De Matheron, Negri retient les moments faisant apparaître
l'anomalie de la reprise spinozienne du jusnaturalisme libéral:
maintien de l'état de nature au sein de l'état civil, élimination du
contrat central et de tout volontarisme, mise en équation du droit
et de la puissance au sein de l'organisation de la vie politique,
légitimité de fait de toute résistance populaire aux abus du
pouvoir, liberté de penser. Il conserve l'analyse plurifonctionnelle
des systèmes politiques, tous traversés par la démocratie-
processus. Il souligne que l'intégration des masses et l'orientation
de la puissance productive des COlla tus sont la découverte
révolutionnaire de Spinoza, par-delà les formulations juridiques,
fussent-elles inspirées du républicanisme, du droit naturel
moderne, qui sanctionnent la domination des rapports de
production capitalistes. Mais il refuse de situer Spinoza dans la
Spinoza, penseur de la politique 111

ligne «sublime» du droit naturel -Hobbes, Rousseau, Hegel-. Il


l'inscrit dans la ligne révolutionnaire -Machiavel, Spinoza, Marx-.
Si la première représente la forme la plus élevée de la médiation
politique, elle demeure subalterne aux rapports de production
capitalistes dans la mesure où elle idéalise le pouvoir de IIÉtat, la
volonté générale, lléthicité. Seule la seconde envisage la
déformalisation du rapport de production et pense la politique du
côté de la force productive vivante et de sa puissance de
constitution sans médiation.
Ventrée de la multitude est aussi ce qu'Etienne Balibar
considère comme le trait décisif de la politique de Spinoza. Mais
cet auteur, sans le dire explicitement, révise le mouvementisme de
Negri. Vouvrage de 1985 souligne surtout lléquivocité de la
puissance constituante des masses. La productivité de llimaginaire
collectif que Negri exalte est celle de la crainte, crainte des masses
devant le pouvoir souverain dont elles sont diversement exclues,
crainte inverse du pouvoir souverain toujours confronté à la
nécessité de reproduire les conditions du consensus pratique de la
multitude qui est la seule formule réaliste du contrat. La puissance
des masses nIa aucune garantie de succès; elle se manifeste comme
une puissance négative dlinterruption de la tendance du pouvoir
souverain à se séparer et à dominer, dlautant que ce pouvoir est
constitué dlhommes soumis eux-mêmes aux passions et que de ce
fait ceux-ci appartiennent à la multitude. La constitution dlune
force productive collective présente à soi restaure le primat de la
subjectivité autofinalisée que la critique spinozienne nous a appris
à considérer comme illusion. Le processus de démocratisation est
infini et interminable. Voriginalité de Spinoza est dlavoir introduit
dans le libéralisme la prise en compte des masses tout en
produisant la connaissance des mécanismes dlidentmcation
imaginaire qui intègrent par le conflit des individus pour le
meilleur et pour le pire. Prolongeant les intuitions dlAlthusser sur
les appareils idéologiques dlÉtat, Balibar ne voit pas dans Spinoza
seulement un chaînon anticipateur dans la ligne Machiavel-Marx.
Il le considère comme porteur dlune conception de la politique
reconnaissant llagir des masses, mais aussi attentive aux
mécanismes ambigus qui formalisent cette puissance en des
identités imaginaires toujours équivoques. Ce nlest plus le
surgissement du mouvement de masse de 1968 qui est à II arrière-
plan, mais son reflux, sa réabsorption dans les processus de la
112 Spinoza ou ['autre (in)finitude

restauration néo-libérale, en simultanéité avec la crise définitive du


communisme soviétique et l'effacement du marxisme comme
idéologie de masse. La refonte de la critique marxienne, la relance
du matérialisme historique ne sont plus à l'ordre du jour, ou, s'ils le
sont, ils ne peuvent se soustraire à la tâche d'une réévaluation
soigneuse du libéralisme politique que l'on ne peut réduire à un
simple individualisme possessif, comme l'avaient accepté, sous
l'autorité de C.B. MacPherson, tous les chercheurs spinozo-
marxistes. Rappelons qu'Althusser de son côté n'a jamais cédé sur
la teneur idéologique de la notion de sujet moral-juridique-
politique et a toujours conçu le rapport social sur le mode holiste,
non sur le mode individualiste, s'éloignant en cela de Marx lui-
même.
Il n'est pas étonnant que le reflux général de toute perspective
de transformation sociale et politique ces dernières années ait
conduit à juger excessives les interprétations de la pensée politique
qui de manière plus ou moins imaginaire prêtaient à Spinoza des
vertus salvifiques. Aujourd'hui, la philosophie politique est
dominée massivement par le libéralisme comme le prouvent
l'extraordinaire succès mondial de la T1zéorie de la Justice de John
Rawls, l'affirmation de l'individualisme méthodologique devenu
épistémologie pertinente des sciences humaines et sociales, ou les
inflexions de ce libéralisme en libéralisme social fondé sur la raison
communicationnelle chargée de tempérer les outrances de la raison
stratégique (Habermas et Ricoeur). L'intérêt pour Spinoza penseur
politique n'a pas pour autant faibli comme le montrent surtout la
nouvelle synthèse de Christian Lazzeri et les études de Charles
Ramond, de Pierre-François Moreau ou de Laurent Bove, même si
celles-ci tendent à gommer la problématique antérieure. Une
exigence de rigueur analytique et comparative, une plus grande
attention aux traditions de pensée moderne soutiennent ces études
qui désormais reprennent le problème à la base. Il s'agit de situer
la pensée spinozienne en son originalité critique au sein du
libéralisme dominant de son temps, afin éventuellement d'en tirer
des éléments pour une discussion topique et une nouvelle
élaboration. Plutôt que d'attribuer à Spinoza des anticipations
théoriques et politiques problématiques ou d'en faire un usage
programmatique non suivi d'effets, s'impose une recherche
conceptuelle précise. Si l'on peut parfois regretter la trop grande
prudence interprétative -l'air du temps oblige- de certaines de ces
Spinoza, penseur de la politique 113

études ou leur inscription apparemment neutre dans une honnête


pratique académique, leur lecture produit une heureuse surprise.
En effet, se trouvent certes éliminées des hypothèses aventureuses,
mais surtout confirmées l'étrangeté, l'anomalie de la pensée
politique spinozienne par rapport au libéralisme de son temps et
du nôtre. Précisons ce que l'on peut caractériser comme constituant
l'acquis commun de ces trente années contemporaines à la fois de
la dernière entrée en scène politique des masses modernes et de
leur apparent retrait.

LIBÉRALISME ANOMAL OU MÉTALIBÉRALISME ?

Suivons le plan adopté par Christian Lazzeri, dans sa


confrontation entre Spinoza et Hobbes, qui consiste à articuler
l'ordre canonique du paradigme jusnaturaliste libéral, en
examinant successivement la thématisation spinozienne du droit
naturel en l'état de nature, celle du contrat ou transfert de droit, et
de l'état civil ou politique.

a) Droit naturel et état de nature. Sur les mécanismes de la socialisation

D'entrée de jeu, l'anomalie spinozienne apparaît sous quatre


points de vue.

1. Le droit est identifié à la puissance qui définit


quantitativement toute réalité naturelle; il est coextensif à la
nécessité naturelle selon laquelle chaque res existe. Il ne peut avoir
le statut d'une norme transcendante ou transcendantale, ni
indiquer une sphère du devoir séparée de l'être. Toutefois le droit-
puissance ne se confond pas avec la puissance brute. S'il est vrai
que les gros poissons ont le droit-puissance de manger les petits,
les hommes, en raison des propriétés naturelles de leurs modes de
communication, ne peuvent pas faire n'importe quoi. Ils se
heurtent nécessairement à la résistance d'autres hommes. Les
faibles, s'ils font masse, constituent une puissance collective que les
forts prennent en compte, ne serait-ce que pour en tirer parti.
114 Spinoza ou ['autre (in)finitude

2. La politique implique la conscience et le vouloir d'individus


qui ne peuvent pas ne pas s'identifier autrement que comme sujets
libres au moment même où ils ignorent les déterminations qui les
poussent à agir. Elle n'est pas un pur artifice qui pourrait être
librement choisi comme ce qui vient surmonter un état de nature
prépolitique. Les hommes n'ont pas choisi de vivre dans un état de
nature prépolitique pour ensuite choisir et inventer l'état politique
comme pure convention. Spinoza, contre Hobbes et Locke, accepte
de maintenir la définition aristotélicienne de l'homme comme être
naturellement social. Mais il ne pose pas des formes sociales fixes
et immobiles, pré-données. Si les hommes vivent toujours en
société pour des raisons qui ne relèvent pas du libre arbitre, cette
coopération de base est susceptible de prendre une pluralité
indéfinie de formes. C'est en ce sens que la nature ne crée pas des
nations, ou des cités, au sens d'essences immobiles ou de touts
d'appartenance invariables. Elle ne crée que des individus, non des
monades, mais des corps composés toujours en relation les uns
avec les autres, c'est-à-dire des modes en procès de coopération
susceptibles de se faire et de se défaire, de se composer et de se
décomposer.

3. Spinoza ne part pas d'une pluralité d'individus isolés, libres


sujets juridiques de droits constitués, déjà pourvus soit d'une
rationalité calculatrice d'intérêts soit d'une raison pratique définie
par la loi morale naturelle. Il part de la pluralité de formes
d'associations mobiles structurées agonistiquement par des
matrices d'affects positifs (cycles d'identification mimétique
assurant la coopération) et/ou par des matrices d'affects négatifs
(renversement des cycles d'identification mimétique en cycles de
concurrence agressive); ni primat de l'individu, ni non plus primat
du tout, ni individualisme ni holisme méthodologiques et
ontologiques. Une forme d'association est toujours une forme
singulière, un individu, mais l'individu lui-même est un tout plus
ou moins complexe d'éléments composés sous certains rapports.
Ce tout singulier ne peut être construit comme un agrégat d'atomes
ultimes d'où on partirait et auxquels on reviendrait. La dissolution
d'une société, en effet, n'est pas une dissociation atomistique; elle
se décline en un complexe de formes. La science politique s'inscrit
comme moment d'une ontologie relationnelle. Ni l'individu
humain, ni un tout social ne sont un empire dans un empire. La
Spinoza, penseur de la politique 115

politique est une composition de rapports de puissances en des


totalités singulières transindividuelles, métas tables, imbriquées les
unes dans les autres (nations et fédérations de nations, ethnies,
églises et sectes, guildes et corporations, partis et groupes).

4. Toutes les formes sociales ne sont pas politiques, mais


l'association politique se révèle être la condition de possibilité d'un
grand nombre de formes d'associations. Il n'y a pas d'essence de la
nature humaine au sens d'un geme abstrait qui contiendrait en les
subsumant la totalité des formes singulières d'association.
L'univers sociopolitique est un univers relationnel d'essences
singulières constituées dans un processus perpétuel de variations
des individus composants. Les formes sociales ne sont donc pas
des entités abstraites vouées à subir la critique nominaliste elles
sont aussi réelles que les individus humains qui en sont membres.
La science politique est une science d'essences singulières qui ont
chacune leur naturel, leur ingellium propre (histoire, langue,
territoire, populations, aptitudes d'action et de pensée).

b) Sur le transfert de droit. Le llo11-contractualisme

La même anomalie persiste et s'aggrave. Trois points doivent


être soulignés.

1. Le transfert du droit-puissance qui constitue la puissance


collective ne doit pas être conçu comme un acte constituant de type
transcendantal. S'opère incessamment une constitution politique
de la puissance collective, le droit naturel se perpétuant dans l'état
civil ou politique. Les relations sociales formées par les cycles
d'affects sont nécessairement conduites à se faire politiques, et le
pouvoir politique dépend constitutivement de ces relations qu'il
stabilise plus ou moins efficacement. Spinoza ne donne pas à la
distinction libérale entre état de nature et état politique le sens
d'une séparation ontologique entre ce qui, d'une part, n'est pas le
politique, qui est anté ou antipolitique, et, d'autre part, le politique,
celui-ci devant se faire le moyen ou l'instrument de celui-là. L'Etat
ne peut se faire le serviteur des droits des individus séparés, libres
de déployer sous une contrainte minimale une puissance
formellement égale, se renversant toutefois en inégalités
116 Spinoza ou ['autre (in)finitude

substantielles et imposant des conditions durables de sujétion à


ceux qui se révèlent moins puissants dans la compétition des
égales libertés. En introduisant la multitude à la base des actes
permanents de consensus exigés pour que le pouvoir souverain
puisse fonctionner, Spinoza libère l'idée d'un différend constituant,
d'une mésentente permanente sur le partage de la puissance
collective dont chacun est une partie réclamant sa part. Il n'y a pas
adéquation entre, d'un côté, la part de la puissance collective que
chacun entend recevoir en échange de l'obéissance au pouvoir
souverain dont il est une partie, et, d'un autre côté, la part qu'il
reçoit et qui le renvoie à sa situation de partie de la multitude
toujours susceptible de s'indigner devant ce qui est éprouvé
comme injustice ou inconvenance. Le pacte n'est que le mécanisme
factuel de production des lois politiques assurant le règlement
incessant de ce différend. Il s'ouvre sur la tâche de la connaissance
des conditions sous lesquelles une association humaine peut
développer son ingenium politique. Les modèles du T.P. sont
construits à partir de la connaissance de l'expérience ou praxis
historique, telle que les historiens latins l'ont exposée (Tite-Live,
Suétone, Tacite), et ils sont placés sous la référence à Machiavel.

2. C'est l'irruption théorique et pratique de la multitude qui


contraint à réduire le pacte au seul fait du consentement et des
mécanismes de sa production, loin de toute fondation normative
séparée. Le jusnaturalisme libéral dont Spinoza accepte le cadre
formel est déstabilisé par une inspiration radicalement
machiavélienne; il subit à son tour l'opération de traduction, de
conversion, l'opération du sive qu'a subie le Dieu des traditions
juive et chrétienne. Jus sive potentia, potentia sive potel1tia
multitudinis. La loi des lois, celle qui règle le transfert de droit et la
production des lois par le pouvoir souverain, est celle de la
multitude, de la crainte qu'elle inspire, de celle qu'elle éprouve, de
celle qu'elle s'inspire à elle-même lorsqu'elle se divise. Le
libéralisme de Hobbes ou de Locke néglige les masses, « l'humeur
du peuple» dont Machiavel fait la grandeur négative de toute
politique fondée sur la verità effetuale della cosa. La politique ne peut
être réduite à la confrontation entre les individus et le souverain
supposé exprimer leur volonté générale par transfert de droit
univoque. Elle n'est pas l'articulation d'une irréductible dualité
entre la pluralité et l'unité. La pluralité est toujours déjà vertébrée
Spinoza, penseur de la politique 117

comme multitude, ensemble de tous les individus toujours associés


selon les cycles positifs de la communication des affects et divisés
par l'inversion de ces cycles en cycles négatifs. Le libéralisme
anomal de Spinoza se transforme en un métalibéralisme
partiellement anti libéral: métalibéralisme, en ce que si Spinoza ne
donne pas de valeur transcendantale à un sujet de droit libre, il
estime incompressible en fait le droit puissance que chaque
individu passionnel affirme quant à sa liberté de penser et d'agir;
partiellement anti libéral, en ce qu'il pense ce que le libéralisme
impense et refoule, l'irréductibilité de la multitude. Dans ces
conditions, le pacte se réduit à un mécanisme structurel de la
constitution de la puissance collective en institutions
problématiques, et il ne peut désigner le passage "libéral" univoque
et irréversible des individus à l'unité du corps politique.

3. Autant dire qu'il ne saurait y avoir ni autonomie du politique,


ni autonomie du social, et que l'on ne saurait trouver chez Spinoza
une doctrine du primat de la société civile, car la société civile
isolée n'existe pas. La réalité est celle d'un processus permanent de
politisation du social et de socialisation de la politique. Le pouvoir
politique est toujours délimité comme fonction de la puissance
sociale de la multitude et de ses relations internes. Mais cette
puissance dépend à son tour de sa propre subordination à la forme
politique et à ses institutions, étant entendu que les gouvernants
sont toujours multitude, agis par les mêmes cycles d'affects que les
gouvernés.

c) Sur llétat civil et le pouvoir souverain

L'hypothèse du métalibéralisme est confirmée lors de la reprise


spinozienne dde l'état civil, le dernier terme du cadre formel du
jusnaturalisme libéral. Trois éléments le prouvent.

1. L'état civil ou politique ne peut de même être considéré


comme une instance transcendante ou trancendantale, dotée d'un
pouvoir irréversible et irrésistible de régler une fois pour toutes
l'antagonisme des forces sous un rapport de droit qui aurait
l'idéalité d'une loi. Il est le résultat permanent et instable du double
procès de politisation du social et de socialisation de la politique,
118 Spinoza ou ['autre (in)finitude

sans que cette condition de résultat n'en fasse la cause finale des
associations fondées sur la communication contradictoire des
affects. Les sujets se représentent le pouvoir souverain comme le
but de leur vouloir, mais ce pouvoir demeure un effet qui les
redétermine comme cause. C'est de son bon fonctionnement, de sa
vertu objective que dépend la vertu des citoyens qui le confortent.
La puissance collective s'organise sans se constituer en sujet, en ce
qu'elle se structure dans un système pluriel d'institutions Geu des
assemblées et des conseils, rôle de la propriété foncière et
mobilière, de la richesse monétaire, fonction de la religion). Cette
auto-organisation complexe est un procès sans sujet qui partage la
puissance collective de manière distributive, incessamment
réajustée, entre les individus constituant cette puissance et les
groupes qu'ils constituent. Le pouvoir souverain est absolu en ce
que nul pouvoir humain ne lui est supérieur. Mais cette absoluité
est relationnelle; elle implique la contre-puissance permanente de
la multitude qui est une puissance de résistance s'attestant par la
persistance de la manifestation de l'indignation au sein de cette
masse. Dans chaque conjoncture , le pouvoir souverain a ou n'a
pas, conserve ou perd ce qui le définit, la capacité de faire usage de
la puissance collective. L'indignation est réglée par des
mécanismes d'identification des intérêts entendus au sens large
(puissance économique, prestige, reconnaissance) et elle se forme
toujours dans la dimension de l'imaginaire individuel et collectif.

2. La demande démocratique est l'expression structurale de


cette dynamique. Elle a une double inscription dans la mesure où
elle traverse les régimes politiques non démocratiques et permet
d'envisager leur modélisation immanente, et où, d'autre part, elle
définit un régime singulier, le régime politique le plus absolu, c'est-
à-dire le plus puissant. Elle implique la généralisation d'un
système représentatif de conseils élus, mais cette représentation
n'est pas davantage un empire dans un empire. Le principe
représentatif est limité par la capacité effective de la représentation
à organiser l'institution et la répartition de la puissance collective
dans les limites de l'acceptation de la multitude. Elle doit faire face
à la menace du retour à la masse en cas d'indignation populaire,
lorque des éléments de la multitude se jugent non représentés. En
ce sens, la peur des masses contribue au salut public, la tâche
objective des dirigeants étant de transformer cette crainte des
Spinoza, penseur de la politique 119

masses en confiance et en espérance à leur égard. Ainsi le salut


public peut être pensé sans recours à une classe-sujet, à une nation
élue, à un sujet de la politique investi d'une mission universelle, la
conscience d'élection constituant un élément de l'imaginaire
politique, sa superstition propre. La multitude n'est pas un sujet
investi du pouvoir théo-téléologique de dire le vrai de la politique,
mais elle agit en se posant, s'imaginant comme sujet. Elle est une
grandeur constitutive toujours prise dans un procès de
construction interminable.

3. Le problème politique fondamental n'est pas celui de la


fondation normative de l'ordre sur des principes de justice, séparés
de la mise au point des mécanismes causaux permettant à la
multitude de contrôler ses passions et au pouvoir souverain de
bénéficier du consensus de la masse sans avoir à la terroriser, ni à
être terrorisé par elle. Il est celui de l'ingellium de l'individu État,
de sa capacité à (re)produire des effets de vie en commun, d'utile
collectif à partir des affects passionnels. En ce sens, il produit une
forme de vie en commun que la raison peut reconnaître rationnelle,
alors que les citoyens demeurent soumis aux passions. Si Adam
Smith, suivant ici Mandeville, attend du marché et du choc des
vices privés une vertu publique avec l'enrichissement général,
Spinoza confie à l'automate politique et à ses institutions la tâche
de produire à partir des cycles passionnels toujours réglés sur le
mode de l'imaginaire la vertu des citoyens, au lieu de la
présupposer donnée par une improbable réforme morale. Cet
automatisme ne fonctionne pas au mépris des masses et à la
répression de leur détermination de sujet libre qui est vécue sur le
mode imaginaire du libre arbitre. Pour que les mécanismes
d'intégration fonctionnent, il faut reconnaître la supériorité du
jugement de la multitude, de son conseil, sur celui d'une minorité
de conseillers experts. Cette thèse ne relève pas d'un jugement
fondé sur l'universalisme moral elle r~pose sur un jugement de
réalité, analogue à la caractéristique du peuple selon Machiavel: le
peuple veut avant tout ne pas être dominé, alors que les grands ne
sont que désir de domination. Pour Spinoza, les hommes pris en
masse ne veulent pas être contraints à penser le contraire de ce
qu'ils ne peuvent accepter sous peine de perdre leur humanité,
l'usage de leur puissance de penser, fût-elle réglée par la
connaissance du premier genre. Ils ne peuvent accepter que ce
120 Spinoza ou ['autre (in)finitude

qu'ils peuvent «librement» vouloir, même s'ils ignorent dans


l'exercice pratique de ce vouloir les causes de leur volonté. La
liberté publique de penser permet seule de faire le tri au sein des
représentations parmi ce qui peut être imaginairement voulu et qui
convient avec une vie en commun.

LES LIMITES DE L'ANOMALIE SPINOZIENNE ET LA QUESTION


DU RÉPUBLICANISME

a) En quoi Spinoza reste attaché au libéralisme

Spinoza excède et contredit sur des points décisifs la tradition


dominante du libéralisme politique. Mais il serait exagéré d'oublier
tout ce qui le rattache à la tradition libérale. Deux points
importants sont à rappeler.

1. A la différence de beaucoup de penseurs modernes relevant


de la tradition du républicanisme qui se lie à une critique de la
nouvelle économie fondée sur le travail dépendant et la production
de la richesse mobilière et monétaire, Spinoza a confiance dans la
positivité des activités économiques qui sont l'expression des
cycles passionnels de coopération. S'il n'accepte pas la séparation
libérale entre état socio-économique et état politique, il ne
s'intéresse pas vraiment aux conditions économiques en tant que
telles, si ce n'est à l'argent défini comme moyen, non pas comme
une fin. Ces conditions sont comme encapsulées dans les cycles
positifs et négatifs des affects. Le principe de la composition
utilitariste des puissances individuelles est accepté sans réserve,
comme sont acceptés la propriété privée moderne et l'argent qui
peut certes faire l'objet de compétitions meurtrières, mais demeure
le moyen universel de l'échange. Spinoza n'est pas Rousseau. Cette
approche insuffisante a du moins le mérite de ne pas jouer le passé
contre le présent et se corrige in fine dans la mesure où le champ
social, à défaut du champ économique, n'est pas isolé du champ
politique. Spinoza n'est pas davantage Marx.

2. Si Spinoza est le philosophe de la démocratie, sa démocratie


maintient des clauses d'exclusion qui sont celles du premier
libéralisme. Elle exclut les femmes et la masse des travailleurs
Spinoza, penseur de la politique 121

dépendants Goumaliers agricoles, et ouvriers des manufactures).


Le penseur de la multitude n'est pas celui d'une démocratie de
masse au sens socialiste du terme. La propriété privée, le cens, des
conditions culturelles d'indépendance sont requises pour faire
partie de la multitude citoyenne, comme chez Locke ou Kant. Des
groupes d'individus sans part juridiquement reconnue demeurent
dans la multitude qui se partage la puissance constituante. Sont
ainsi maintenues dans la politique des relations de subordination
que la tradition antique depuis Aristote renvoie à l'autorité du
despote ou maître sur les esclaves ou du patriarche sur le reste des
« libres» de la famille, femmes et enfants. La figure du padre-
padrolle repousse dans les marges une grande masse de la masse,
considérée comme incapable de participer expressément à la
constitution de la puissance commune (alors que la position de
Locke à l'égard des femmes est plus démocratique). La peur des
masses fait ainsi retour alors que celles-ci sont l'élément nouveau et
bouleversant de la politique spinozienne : contradiction de Spinoza
ou ambiguïté comme le remarque dans une étude stimulante
récente Warren Montag (1999).
Pourquoi cette limitation, ce retour apparent à la virtualisation
de la multitude accomplie par le libéralisme? Avec Montag, il faut
le chercher dans la structure du consensus nécessairement
équivoque donné par les masses au pouvoir souverain, c'est-à-dire
aux formes imaginaires pathologiques qui le caractérisent souvent
et qui définissent une superstition politique enracinée dans le lien
qui unit la liberté de penser exercée par la multitude et l'illusion de
liberté vécue-subie par chaque «libre sujet ». Le consensus peut
être produit de la manière somnambulique dont les rêveurs
s'imaginent avoir voulu librement ce qu'ils ont désiré en rêve. Les
masses peuvent s'imaginer avoir voulu librement leur
identification à une ethnie, une nation, un État, un groupe social,
au moment même où cette identification symbolique se révèle être
dominée par un mauvais imaginaire et où elles-mêmes consentent
à une servitude volontaire sous un despotisme théologico-politique
ancien ou moderne. La superstition devenue somnambulisme du
consensus est un accident nécessaire et récurrent du lien social. Elle
repose sur ce fait structural que le consensus se vit comme choix
libre d'une volonté inconditionnée incapable de penser ses
conditions d'effectuation et son hétéronomie. Est-ce alors la peur
du consensus des masses somnambules à des formes de
122 Spinoza ou ['autre (in)finitllde

despotisme qui contraint Spinoza à reculer ? Peut-être. Une chose


reste acquise: à ce somnambulisme ne peut faire pièce que la
liberté totale de penser capable de produire un autre automatisme
que celui du somnambulisme politique superstitieux, en
généralisant la remise en cause des contenus de pensée déjà
identifiés comme voulus, en pratiquant une stratégie de critique de
la superstition, c'est-à-dire une critique des normes déjà
sélectionnées et érigées en empire dans un empire. La
marginalisation d'une masse hors de la masse ne peut faire oublier
que plus que tout autre Spinoza a interrompu l'opération de
virtualisation, voire d'épuration, par laquelle le libéralisme
politique a invisibilisé la multitude, idéalisé le corps politique en le
renvoyant à une pluralité d'individus libres et abstraits, séparés
des formes d'association de masses qui le constituent et de leur
ingenium propre.

b) Une piste peu explorée: le républicanisme anomal de Spinoza

Il est curieux que les divers courants du spinozo-marxisme ou


du marxo-spinozisme n'aient pas dans la lignée des travaux de
John G. A. Pocock et de Quentin Skinner, relayés en France par
ceux de Jean-Fabien Spitz, interrogé le lien qui rattache la pensée
politique de Spinoza à la tradition républicaine moderne, issue
d'un certain aristotélisme, reprise par l'humanisme civil de la
Renaissance, reformulée au-delà de tout moralisme par Machiavel
et par les penseurs radicaux de la révolution anglaise des années
1640 et suivantes, tradition qui passe par Ferguson et Rousseau
pour culminer avec les grands jacobins français, non sans subir une
injection de moralisme politique. Une seule exception toutefois,
une fois encore celle d'Antonio Negri qui, dans sa généalogie de ce
qu'il nomme le pouvoir constituant situe Spinoza par rapport à
Machiavel et aux Levellers et Diggers de la révolution anglaise. Une
étude précise pourrait faire apparaître que Spinoza accepte des
thèses fondamentales de ce républicanisme qui est l'autre moitié
refoulée de la pensée politique moderne, soucieuse d'instituer une
liberté critique des présupposés du libéralisme. Elle pourrait
simultanément montrer que le républicanisme spinozien est aussi
anomal que son libéralisme et que ces deux anomalies conjuguées
et croisées permettent de critiquer les deux traditions concurrentes
Spinoza, penseur de la politique 123

de la modernité pour produire un point de vue supérieur dont


l'unité se situe une fois encore dans II émergence de la multitude.

1. Spinoza se situe dans II horizon du républicanisme dans la


mesure où il soutient que seule une communauté politique
conduite à se gouverner par elle-même, selon des mécanismes
institutionnels suppléant la raison, peut assurer la liberté et
produire une représentation du bien public irréductible,
indécomposable en termes d'addition de biens privés et de
sécurité. Ce nlest que dans une communauté politique que les
individus peuvent être libres et former un peuple - le populus cher
à la république romaine. Pour être libre, il faut accomplir des actes
de participation civique et poursuivre des fins civiles que le terme
de bien commun désigne. La liberté n'existe qulen s'instituant.
Cette institution présuppose que soient éliminées les contraintes
matérielles qui empêchent la liberté de se manifester: pauvreté
excessive, privilèges de minorités reposant sur des interprétations
violentes de leurs intérêts privés.
Est républicain aussi le thème d'une vie collective utilisant les
mécanismes de la crainte pour la réduire au maximum et lui
substituer II horizon d'une civilité, sans peur ni défiance à l'égard
de quiconque, sans que quiconque niait à s'aliéner en clientèle d'un
maître pour obtenir des puissants la moindre faveur. Clest au
système des institutions de produire cette assurance qui repose sur
la conscience devenue commune que nos actions sont reconnues
comme légitimes par les autres. On nia pas assez vu que le
modélisme politique du Traité politique est fondamentalement
républicain: il slagit de faire en sorte que les individus agissent
comme s'ils étaient mus par le souci du bien commun, alors qu'ils
ne le sont pas. La vertu républicaine des citoyens dépend de cette
institutionnalisation impersonnelle d'une vertu civique objective.
Cette institutionnalisation matérialise paradoxalement un certain
refus de la représentation politique au sens hobbesien du terme. La
représentation est structuralement affectée d'une dysfonction par
laquelle elle confirme et aggrave la séparation entre gouvernants et
gouvernés, et elle aliène la souveraineté populaire quleUe est
supposée traduire. Nulle décision politique ne doit être prise sans
que chaque citoyen d'une manière ou d'une autre n'ait participé à
son élaboration et ne soit demeuré à II extérieur du mécanisme de
sa production.
124 Spinoza ou ['autre (in)finitude

Spinoza appartient bien au républicanisme moderne dans la


mesure où il maintient la thématique du bien commun, mais il la
reformule dans une sorte de substantialisme procédural, si l'on
peut dire. Le bien ou intérêt commun n'est ni une chose ni la
somme des biens particuliers. Le bien commun est la chose
publique, la res publica elle-même, qui est un ensemble de relations
et de processus-procédures contrôlant la production des divers
biens eux-mêmes. Ce sont ces «biens» institutionnels qui
permettent à chacun d'être libre et qui donnent une forme à la
puissance collective. Celle-ci ne peut pas ne pas s'objectiver dans
l'extériorité inclusive (si l'on peut dire) d'un mécanisme
institutionnel qui réalise les principes communs d'existence et
gouverne la production de ce qui apparaît comme le juste.
La répartition constituante institutionnelle de la puissance
collective présuppose le fait d'un quelque chose, d'un rien, qui ne
peut être réparti parce qu'il est la condition matérielle et formelle
de toute distribution et qu'il est partagé par tous. Cet
indistribuable est la libre participation à la chose publique selon les
mécanismes de son auto-institution, la liberté de penser et de
s'exprimer. Si le républicanisme soutient le primat de la relation
indépendance-dépendance face au primat du droit, Spinoza est
éminemment républicain: l'égalité dans la participation devient le
filtre des inégalités dans la production de la vie sociale.

2. Mais c'est ici que l'anomalie spinozienne se répète. Le


républicanisme, comme le prouve au XVIIl o siècle la critique
fergusonienne de la dérive de la société civile ou la dénonciation
rousseauiste de l'inégalité autodestructrice de la civilisation,
rencontre son ennemi dans le déchaînement de la puissance de la
nouvelle économie et dans la force de corruption que cette
économie exerce sur la vertu civique des institutions et des
citoyens. Le républicanisme est constamment débordé par la
puissance bouleversante du nouveau rapport social fondé sur la
nouvelle division du travail, sur l'accroissement illimité de la force
productive et la stimulation de l'échange par la connaissance. Le
républicanisme est essentiellement réactif par rapport à la tradition
libérale et perpétuellement conduit à recourir à une condamnation
morale de la civilisation comme force de corruption. C'est la
nouvelle économie qui à la fois exige une liberté de l'homme
déconnectée des situations de dépendance directe, mais
Spinoza, penseur de la politique 125

simultanément produit une nouvelle dépendance. Spinoza ne cède


jamais au pathos moral du républicanisme. Comme les libéraux, il
voit dans les relations d'échange productif et financier une
expression positive de la puissance d'agir, et il estime que la
nouvelle richesse peut s'élargir à un cercle croissant d'individus.
Toutefois Spinoza diffère des libéraux classiques qui mettent
directement en relation polaire la pluralité des individus abstraits
et le pouvoir souverain et dénoncent comme manifestation des
privilèges féodaux l'organisation des individus en corps
intermédiaires. Spinoza pense nécessaire la différenciation sociale
des individus membres de la multitude. La liberté de pensée n'est
pas séparée de la liberté de s'associer pour des intérêts
économiques et politiques. Elle ne saurait être retirée aux masses
rejetées dans les marges de la citoyenneté et elle rend possible leur
intégration tendancielle. Spinoza reconnaît le caractère constitutif
d'un pluralisme d'associations qui structurent le peuple. En ce
sens, il se distingue aussi des républicains qui avec Rousseau
dénoncent comme factions illégitimes les associations d'intérêts et
ne reconnaissent que l'Un total de l'État dans son rapport à la
volonté générale. Cette thématisation de l'association est ainsi
dirigée à la fois contre l'individualisme abstrait et contre le holisme
abstrait. Cest une double atypie donc qui rapproche la philosophie
politique spinozienne du républicanisme réaliste de Machiavel, qui
reconnaît l'hétérogénéité du peuple et des grands, ces constituants
de l'État.
Spinoza évite de même le fondamentalisme ou substantialisme
moral du républicanisme qui oppose le moi empirique égoïste de
l'homme à son moi transcendantal. Il ne postule pas la nécessité
d'une réforme morale du coeur des individus, d'une vertu à poser
comme essence de la nature humaine. Son républicanisme, comme
celui de Machiavel, repose sur la pleine acceptation des passions,
des cycles d'affects, de leur constitution imaginaire. Il n'espère en
aucune transmutation des passions en une raison extérieure les
dominant de son altérité hégémonique. La vertu individuelle ne
fait l'objet d'aucune prescription, d'aucun impératif catégorique:
pas de fétichisme de la vertu qui elle non plus ne saurait être un
empire dans un empire. La seule vertu possible se déplace et se
concentre en vertu civile matérialisée dans les institutions du
pouvoir de la masse.
126 Spinoza ou ['autre (in)finitude

Si Spinoza ne va pas très loin dans la thématisation des rapports


économiques, leur inclusion cependant dans les cycles de
socialisation positive et négative des affects, le refus de séparer le
social du politique, la société civile et l'État, désignent la tâche d'un
élargissement maximal de la politique. Ce n'est pas la main
invisible du marché, de l'harmonisation finale et automatique des
vices privés en vertu publique, qui est sollicitée, mais l'ouverture
de la vertu civique objective des systèmes institutionnels sur la
multitude, mais la pénétration de ces systèmes par la masse. C'est
de ce devenir vertueux de la masse que le républicanisme réaliste,
non moraliste, de Spinoza tire son anomalie féconde. La
dénonciation de la corruption de la politique inscrite dans le
libéralisme classique ne peut être efficace qu'à la condition que le
traitement de la multitude par le système des institutions
transforme celui-ci en mécanisme objectif de lutte contre les
mécanismes de corruption, en institutionnalisant la lutte contre le
développement des inégalités matérielles, en limitant le pouvoir
dont disposent les oligarchies de la fortune de se soumettre les
autres et de les leurrer, en promouvant les pratiques qui ébranlent
la dépendance somnambulique des uns à l'égard des autres, y
compris la dépendance « librement» désirée.
En définitive, c'est encore une fois à Machiavel qu'il faut
recourir. Spinoza s'inscrit dans le républicanisme réaliste de ce
dernier qu'il introduit, pour la déstabiliser irréversiblement, dans
la problématique du droit naturel libéral. De celle-ci il accepte
toutefois la perpective pluraliste dont il recueille l'ouverture sur la
nouvelle économie. Mais il ne peut en rester là. La prise en compte
de la puissance de la multitude, soigneusement dématérialisée par
le grand libéralisme classique, constitue un seuil d'irréversibilité, et
d'irréversibilité double: par rapport au libéralisme, certes, mais
aussi par rapport au républicanisme, par rapport à sa tendance à
faire de la vertu une autre superstition, à idéaliser le peuple sans
jamais le concevoir comme une multitude aussi irréductible
qu'équivoque et passionnelle. Aujourd'hui, il semblerait que la
puissance des masses ait perdu de sa visibilité, que la
mondialisation capitaliste soit parvenue à la soumettre en la
segmentant, en l'intégrant dans un consensus devenu lui aussi
superstition, en la désappropriant de toute puissance d'agir et de
penser. Le libéralisme politique (plus ou moins social) est devenu
la pensée politique hégémonique qui sanctionne dans son
Spinoza, penseur de la politique 127

raffinement formaliste cette défaite historique. Mais il serait erroné


de conclure de cette absence apparente de la multitude à sa
vacance totale. Spinoza était obsédé par son retour inévitable et il
pensait les formes sous lesquelles ce retour pourrait devenir vertu
civique, à la condition d'analyser les conditions effectives de la
socialisation du politique et de la politisation du social. Il a déplaçé
en consquence les limites différentes du libéralisme et du
républicanisme de son temps. Machiavel moderne, Spinoza nia pas
été complètement suivi par Marx qui aurait dû être le Machiavel
du prolétariat (selon le mot de Croce). Le double dépassement du
libéralisme et du républicanisme, ne serait-ce pas là la tâche que
Spinoza nous laisse en partage?
Chapitre 5
D'UNE RADICALTI'É À L'AUTRE : SPINOZA ET MARX

La question des rapports entre la pensée de Marx et celle de


Spinoza a jusqu'ici relevé davantage de l'herméneutique que de la
philologie. Il est plus facile de faire l'histoire des interprétations de
Spinoza au sein des divers marxismes que de déterminer la
fonction précise de la référence à Spinoza dans l'oeuvre de Marx et
de définir l'usage fait par ce dernier de la problématique
spinozienne dans l'élaboration de sa pensée.
Grosso modo les marxistes se sont d'abord rapportés à Spinoza
comme à un jalon important sur la voie de ce que les marxistes
soviétiques de la Troisème Internationale ont nommé le
matérialisme historique et dialectique. L'affaire a commencé au
sein de la Seconde Internationale. La singularité de la pensée
spinozienne a longtemps été réduite au rang d'étape au sein de
l'immanentisme «moniste» supposé être la structure
philosophique d'accueil des deux pensées, comme l'a affirmé
Plechanov dans des textes péremptoires exploitant certaines notes
d'Engels inscrites dans les manuscrits publiés en U.R.S.S. sous le
titre Dialectique de la nature. Dans le cadre dogmatique de la lutte
entre idéalisme et matérialisme supposé résumer toute la
philosophie, Spinoza anticipait le matérialisme en soutenant la
thèse de l'unité de la nature et la doctrine de l'égale dignité de
l'attribut de l'étendue par rapport à l'attribut de la pensée. La
doctrine de la causalité modo-substantielle, couplée à la critique de
la causalité finale et des illusions de la superstition, signifiait de
même un dépassement du mécanisme et une première forme de
dialectique. Rares étaient ceux qui comme Antonio Labriola se
130 Spinoza ou ['autre (in)finitude

gardaient d'opposer de nlanière frontale deux conceptions du


monde et prenaient leurs distances avec ces tableaux polémiques,
préférant indiquer que Marx avait fait pour les structures du mode
de production capitaliste ce que Spinoza avait fait pour le monde
des passions, une géométrie de la production. En Union
Soviétique, avant la glaciation stalinienne, cette tension
interprétative s'est reproduite. Spinoza devenait un enjeu dans la
question de la clarification de la dialectique opposant mécanistes et
anti-mécanistes, et l'on mettait en avant la thèse de la liberté
comme compréhension de la nécessité. Ces problèmes ont été un
peu débroussaillés (Zapata, 1983; Seidel, 1984; Tose!, 1995).
Il faut attendre l'entreprise déconstructrice de Louis Althusser
pour que le mouvement s'inverse. Spinoza n'est plus alors un
moment dans une téléologie aboutissant au marxisme-léninisme
qui l'intègre et le dépasse. Il est un moyen de production théorique
pour reformuler la révolution philosophique et scientifique de
Marx sans recourir à la seule dialectique hégélienne. Spinoza est le
premier à avoir élaboré un modèle de causalité structurale
permettant de penser l'efficace de la structure comme cause
absente sur ses effets. La théorie de la connaissance ne peut plus
s'autoriser d'un savoir absolu; elle énonce l'exigence infinie de
rompre avec l'idéologie sans espérer parvenir à un savoir
transparent. Elle oblige à renoncer à une idée du communisme
compris comme état de la réconciliation finale au sein de rapports
sociaux dépourvus de contradictions. « Nous avons été
spinozistes» énoncent les Eléments d'auto-critique, et ce pour
procéder à l'emendatio intellectus de la dialectique hégélienne. Celle-
ci est bien l'obstacle épistémologique qui empêche Marx de
délivrer toute la puissance de sa critique de l'économie politique et
d'explorer le continent histoire qu'il découvre. Spinoza pour
éclairer Marx sur lui-même ... Tout ceci a été aussi éclairé (Cotten,
1992; Raymond, Moreau, 1997).
Du côté de la recherche historiographique, les études
spinozistes ont été depuis la fin des années soixante en France et en
Italie souvent le fait de chercheurs qui ont côtoyé le marxisme. On
y relève la même oscillation entre une tendance à lire Spinoza
selon une perpective prémarxienne, dans le sens d'une dialectique
de l'émancipation, de la libération du complexe théologico-
politique et de la désaliénation, voire du pouvoir constituant de la
D'une radicalité à ['autre: Spinoza et Marx 131

multitude, et une autre tendance insistant sur l'infinité de la lutte


contre toutes les illusions, fussent-elles celles de la libération totale,
affirmant l'indépassabilité de la dimension imaginaire dans la
constitution des conatus et dans la production de la puissance de la
multitude. Cette oscillation s'est manifestée souvent chez les
mêmes commentateurs, en fonction des changements de la
conjoncture historique. Mais jamais jusqu'à ce jour n'a été
entreprise à partir du corpus marxien lui-même une étude de la
fonction structurelle de la référence spinozienne dans la
constitution de la théorie marxienne permettant aussi de mieux
définir la conception que Marx a pu se faire de l'oeuvre
spinozienne. Les interprétations de toute façon se sont développées
dans une certaine extériorité à la lettre du texte marxien.
Voici quelques années un chercheur allemand, Fred E.
Schrader, en un texte aigu consacré à la thématique «Substance et
fonction» chez Marx (Substanz und Begriff. Zûr Spinoza's Rezeption
Marxens) attirait l'attention sur cette situation (1985). Il remarquait
à juste titre qu'il fallait distinguer deux moments dans la recherche
pour éviter toute confrontation en extériorité: a) tout d'abord
évidemment recenser les mentions explicites et implicites de
Spinoza dans les textes de Marx; b) ensuite reconstruire la position
de la référence «Spinoza» dans le processus de constitution de la
critique de l'économie politique qui est le grand oeuvre marxien,
aux côtés de la référence «Hegel» dont on sait qu'elle devient
constitutive autour des années 1857-58. Seul ce travail philologique
et philosophique pourrait permettre de renouveler l'état de la
question.
L'étude de Schrader doit être méditée. Nous nous proposons de
l'exposer et de la commenter car elle n'a pas jusqu'ici reçu l'accueil
qu'elle méritait. Avant toute chose, une précision doit être donnée.
Le travail envisagé est considérable; il exige la prise en compte des
textes publiés par Marx, de ceux publiés à titre posthume par
Engels et par Kautsky, de tous ceux -cahiers de notes et cahiers
thématiques- qui constituent le chantier inachevé du Capital, sans
oublier la correspondance. La MEGA 2, Marx-Engels
Gesamtausgabe, inachevée encore, n' a pas fini d'être scrutée. Ce
travail peut se donner comme hypothèse qu'il y a lieu de
conceptualiser deux périodes au sein du corpus marxien pour
rassembler les occurrences de la référence «Spinoza» et pour
132 Spinoza ou ['autre (in)finitude

déterminer leur fonction structurale. La première période


correspond aux années de formation où s'enchaînent critique de la
politique et première critique de l'économie ; elle débouche sur la
conception de l'histoire soutenant l'Idéologie allemande et elle
cuInline dans Misère de la Philosophie et le Manifeste du parti
communiste. La seconde période commence avec les recherches
opérées sous le titre de critique de l'économie politique en 1857,
interrompues provisoirement en janvier 1859 et reprises en 1861.
La référence à Spinoza est plus explicite dans la première période
où elle figure dans une perspective fondamentalement politique,
articulée à un matérialisme de la pratique. Moins explicite dans la
seconde période, elle fonctionne néanmoins comme opérateur
souterrain dans la théorie centrale de la substance valeur et du
capital.

LE SPINOZA «PHILOSOPHE INTENSIF» DU TRAITÉ THÉOLO-


GICO-POLITIQUE. DESTRUCTION DU COMPLEXE THÉOLOGICO-POLITIQUE
ET RADICALISME DÉMOCRATIQUE

1. Marx rencontre Spinoza dès le début de son parcours


théorique et politique. Dès 1841, on le sait par la belle édition
donnée par Alexandre Matheron (Cahiers Spinoza. VI. 1977), Marx,
après sa thèse de doctorat, commande à un copiste des extraits du
Traité théologico-politique (MEGA 2. VIII. Berlin. 1977). Il se
présente curieusement comme l'auteur de ces extraits et surtout il
les réordonne selon un ordre propre qui nlest pas celui du Traité
lui-même. Les chapitres contenant la critique du surnaturel, du
miracle et de toute forme de superstition sont ramenés à l'essentiel
et ouvrent sur les chapitres proprement politiques consacrés à la
liberté de penser (XX) et aux fondements de la république (XVI).
L'Ethique nlest pas ignorée, mais elle nlest pas reproduite, la lettre
XII sur l'infini tenant lieu de texte spéculatif en compagnie de la
lettre LXXVI à Burgh. Tout se passe comme si Marx considérait
comme achevée la critique théologico-politique et se concentrait
sur la question de la liberté humaine pensée dans sa dimension
éthico-politique radicale. Ce qui importe, c'est que l'Etat de droit
démocratique révolutionnaire se réalise selon son concept.
. On peut ainsi considérer que Spinoza est ici exploité comme
l'un de ces philosophes que la thèse de doctorat considérait avec
D'une radicalité à l'autre: Spinoza et Marx 133

Aristote, Kant, Fichte et Hegel comme « intensifs», tous ceux qui


ont mis le savoir au service d'une vie libérée de la crainte des
autorités, qui se réapproprient la puissance de penser et d'agir des
hommes confisquée par le service des dieux, des fétiches. D'une
certaine manière, Epicure est paradoxalement le premier de ces
penseurs qui estiment que «c'est un malheur de vivre dans la
nécessité, mais il n'est pas nécessaire de vivre dans la nécessité».
Cette vérité trouve une actualité nouvelle, après la révolution
française, à l'époque de l'avènement de la nouvelle éthicité où les
libres individus se reconnaissent dans l'Etat libre.

2. La référence «Spinoza» se déplace explicitement dans les


textes des années 1841-1843 -manuscrit de Kreuznach consacré à la
Critique de la philosophie de l'Etat de Hegel, suivi de l'Introduction et
de la Question juive. Elle intervient dans le moment feuerbachien de
Marx, au sein de la théorie de l'aliénation de l'essence humaine. On
ne doit pas faire de cette critique de la politique une simple
transition à la découverte de l'aliénation des puissances sociales, ni
la comprendre comme une élimination de la politique identifiée à
l'étatique. C'est la libération éthico-politique qui exige une
transformation des rapports sociaux et qui se transvalue en
émancipation de la puissance sociale. Spinoza n'est pas nommé,
mais la quasi-lettre de certains passages du T. T.P. est reprise.
Spinoza figure de fait comme index d'une tâche nouvelle, celle de
repenser au-delà de tout dualisme l'articulation de la société civile
à l'Etat que Hegel a manquée. Le nom de ce passage réussi est
démocratie, «vraie démocratie ». Marx reprend en effet à la lettre
la thèse spinozienne selon laquelle la démocratie n'est pas
seulement un régime politique constitué, mais l'essence de la
politique, le régime le plus naturel, le constituant de la puissance
du peuple. La force intensive de «Spinoza» est celle de la
démocratie, non pas comme acte mystique ou extase utopique,
mais comme processus de constitution qui remplit le vide actuel de
l'Etat hégélien où le peuple manque à lui-même, où l'Etat devient
une entité séparée, encore théologico-politique. La démocratie est
l'acte-processus par lequel le peuple se redétermine comme
instance négatrice de toute forme politique séparée et donne une
forme politique positive à sa puissance sociale.
134 Spinoza ou ['autre (in)ftnitude
« La démocratie est la vérité de la monarchie, la monarchie n'est pas la
vérité de la démocratie. La monarchie est nécessairement démocratie en
tant qu'inconséquence avec elle-même. La monarchie ne peut pas, la
démocratie peut être comprise à partir d'elle-même. Dans la démocratie
aucun des moments n'acquiert une autre signification qu'il ne lui revient.
Chacun n'est réellement que moment du demos total 1 ../ La démocratie
est le genre de la constitution. La monarchie est une espèce et une espèce
mauvaise. La démocratie est contenu et forme.
Dans la monarchie, le tout, le peuple est subsumé sous l'une de ses
manières d'être, la constitution politique; dans la démocratie la
constitution elle-même n'apparaît que comme une détermination, à savoir
une autodétermination du peuple. /. . ./ La démocratie est l'énigme résolue
de toutes les constitutions. Ici la constitution est non seulement en soi,
selon son essence, mais selon son existence, la réalité ramenée à son
fondement réel, l'homme réel, le peuple réel, et elle est posée comme son
oeuvre propre. La constitution apparaît comme ce qu'elle est: libre produit
de l'homme ». (Marx. 1975. 68).

On remarquera que cette puissance constituante du démos tend


à se présenter comme une sorte de causa sui dans l'ordre du monde
des rapports hUInains. La dimension naturaliste thématisée par
l'Ethique n'est pas ici prise en compte avec son insistance sur
l'appartenance de l'homme à la nature, avec sa thématisation des
rapports entre causalité interne et causalité externe. La nécessité
semble pour l'instant avoir disparu. Cela est d'autant plus notable
qu'à la même époque Feuerbach défendait le naturalisme
spinozien contre l'idéalisme hégélien et faisait de l'auteur de
l'Ethique le Moïse de la pensée moderne qui avait détruit la
théologie par son panthéisme, tout en lui reprochant, il est vrai, de
ne pas être allé jusqu'à l'affirmation humaniste radicale, puisque
Spinoza maintenait une équivoque équivalence entre
naturalisation de dieu et divinisation de la nature.
La référence marxienne concerne bien le Spinoza éthico-
politique, un des « héros intellectuels de la morale », comme le dit
un article contemporain de Marx, «Remarques sur les plus
récentes instructions prussiennes sur la censure », héros qui avec
Kant et Fichte fond et défend le principe de l'autonomie morale. Ce
héros permet de mener une critique de la philosophie politique de
Hegel, le peuple étant la seule instance ontologico-politique
permettant la constitution politique, c'est-à-dire démocratique, de
la société civile. Spinoza permet d'introduire une dialectique
D'une radicalité à ['autre: Spinoza et Marx 135

nouvelle dans la dialectique inconcluante des Principes de la


Philosophie du droit. Cette dialectique est simultanément une
critique. L'objet de cette dialectique-critique est l'autoconstitution
de l'activité politique dans sa lutte pour dépasser la domination
d'entités abstraites érigées en abstractions réelles définissant les
derniers avatars du complexe théologico-politique.
Schrader n'avance pas davantage dans l'exposition de la
référence «Spinoza» dans cette première période. Nous pouvons
faire un pas de plus. Une voie inédite semble se présenter. Nous
pourrions, en effet, comme le fait Yovel, (Spinoza and Other Heretics,
1989) à la suite du premier ouvrage de Matheron Individu et
communauté chez Spinoza (1968), chercher dans la théorie du double
rapport des conatus humains aux autres conatus et aux objets leur
convenant ou ne leur convenant pas les rudiments d'une théorie de
l'objectivation de l'essence humaine que Marx élabore dans les
textes de 1844 où il analyse le peuple sous la figure du prolétaire
sujet et objet du travail aliéné. Cette lecture peut éclairer Spinoza,
mais Marx a ici pour interlocuteurs Hegel, Adam Smith et
Feuerbach. Spinoza n'intervient pas explicitement. Il est préférable
de s'en tenir à la lettre des textes.

3. Et le texte suivant, La Sainte Famille de 1845, indique même


un renversement inattendu de perspective. Loin de chercher en
Spinoza le penseur radical de la liberté par la radicalisation du
processus démocratique et d'exploiter les thèses de Feuerbach sur
les vertus salutaires du naturalisme spinozien, loin de solliciter les
éléments anti-idéalistes de Spinoza, Marx pour la première fois se
distancie de Spinoza pour le ranger aux côtés de Descartes, de
Malebranche, de Leibniz, de la métaphysique rationaliste abstraite.
C'est l)à la thèse que l'on trouve dans le paragraphe devenu
célèbre consacré à l'histoire du matérialisme dans laquelle
désormais Marx revendique de s'inscrire. Ce sont les matérialistes
français des Lumières, La Mettrie, Holbach, Helvétius, qui sont
loués pour avoir opéré une sortie hors de la métaphysique. Ce sont
là les auteurs que Plechanov réinscrira comme défenseurs du
monisme matérialiste dans la pensée de la nature et dans la théorie
de l'histoire. Certes, comme Olivier Bloch dans une contribution
précieuse l'a montré (<< Matérialisme, genèse du marxisme »,1981,
repris dans Matières à penser, Paris, Vrin, 1997), ce chapitre
136 Spinoza ou ['autre (in)finitude

d'histoire de la philosophie est un plagiat de Marx qui le tire


littéralement du Manuel d' histoire de la philosophie moderne de
Charles Renouvier (1844). Le diamat soviétique a été ainsi fondé
par un criticiste français ... Mais il demeure que Marx fait sienne
cette reconstruction qui préfère à Spinoza Bacon, Hobbes et Locke,
loués pour leur empirisme et leur nominalisme. Les penseurs
anglais critiquent en effet la spéculation métaphysique et ouvrent
directement la carrière du matérialisme. Pierre Bayle en France a
su seul accompagner l'empirisme britannique par son scepticisme
en dissolvant la métaphysique de Spinoza et de Leibniz (Sainte
famille 1969.156).
Le Spinoza ici critiqué est celui de l'Ethique comprise comme un
traité dogmatique de métaphysique qui a bien un «contenu
profane », mais qui a perdu sa raison d'être historique. Ce n'est
plus le Spinoza antithéologico-politique qui est apprécié, mais est
mis à distance critique le philosophe qui spécule. Faut-il en
conclure à une contradiction de la part de Marx et à l'oubli des
thèses antérieures? Oubli surprenant car tout ce que Marx-
Renouvier met au crédit de Bacon, de Hobbes, de Locke peut aussi
être imputé à celui de Spinoza. Tout se passe comme si Marx,
rebuté par l'apparence métaphysique de l'Ethique, oubliait ce qu'il
avait appris du T. T.P. et qui semblait être un acquis durable. En
fait, la contradiction n'est qu'apparente. Marx n'a pas pour objectif
l'analyse du spinozisme et de l'unité entre les catégories
ontologiques et la perspectve éthique et politique critique. Il admet
sans trop y regarder le jugement criticiste de Renouvier qui
assimile Spinoza à la métaphysique rationaliste dogmatique du
XVII o siècle. Ce qui lui importe, c'est d'utilise l'héritage spinozien
en le décomposant selon les besoins de sa tâche. Il laisse de côté le
côté métaphysique et il conserve l'élément utile pour d'étudier
l'activité de l'homme réel et la possibilité de sa tranformation, en
faisant coïncider l'humanisme théorique de Feuerbach avec le
socialisme et avec le communisme français et anglais qui ont
représenté cet humanisme dans le domaine de la pratique. «La
métaphysique succombera devant le matérialisme, désormais
achevé par le travail de la spéculation elle-même. Or, Feuerbach
représentait dans le domaine de la théorie le matérialisme
coïncidant avec l'humanisme, le socialisme et le communisme
français et anglais l'ont représenté dans le domaine de la
D'une radicalité à l'autre: Spinoza et Marx 137

pratique ». (Sainte Famille. 152). On est en fait en présence d'une


tentative schématique d'historicisation du développement de la
philosophie moderne qui se fait l'écho des tentatives
contemporaines de Moses Hess et de Ludwig Feuerbach, tous deux
confrontés au problème de la compréhension critique de Hegel et
conduits à présenter une réinterprétation des grands moments de
la philosophie antérieure au maître.
Marx s'écarte de l'interprétation de Hess donnée dans un texte
qui eut un certain retentissement Histoire sacrée de l' humanité par un
disciple de Spinoza (1838). Hess s'appropriait la théorie de la
connaissance de Spinoza, en exploitant la théorie de l'imagination
dans le sens positif d'une utopie sociale, et surtout il faisait de
Spinoza la véritable alternative à la philosophie chrétienne de
Hegel. Loin d'être un acosmisme cmme le lui reproche Hegel, la
théorie de la substance est l'incarnation parfaite de l'idée hébraïque
de l'unité inconditionnée du tout. Il est donc paradoxal, d'autre
part, que l'interprétation de Renouvier suivie par Marx recouvre et
occulte celle de Feuerbach dont on pouvait lire à la même époque
les Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie (1842) et les
Principes de la philosophie de ['avenir (1843). Marx côtoie les thèses de
Feurbach sur Spinoza sans les reprendre à son compte. Celles-ci
voient en Spinoza un moment important dans la philosophie
moderne : au sein du mouvement qui fait de cette philosophie la
réalisation de « l'humanisation de Dieu », Spinoza demeure encore
un penseur spéculatif qui opère à la fois la réalisation et la négation
de Dieu. La métaphysique spéculative atteint avec lui sa phase
ultime où elle se détermine contradictoirement comme théisme et
athéisme sous la forme du panthéisme. «Spinoza est le véritable
créateur de la philosophie spéculative moderne. Schelling l'a
restaurée, Hegel l'a accomplie ». (Thèses provisoires ... thèse 102). Le
panthéisme demeure la seule théologie conséquente en ce qu'il
anticipe la fin de la théologie en athéisme. La substance
spinozienne transforme tous les êtres indépendants en prédicats,
en attributs d'un être unique et indépendant. Dieu n'est plus
seulement chose pensante, il est à égalité une chose étendue (Thèses
provisoires ... , thèse 3). Spinoza n' a pas su toutefois faire de l'auto-
activité de la conscience de soi l'attribut unificateur qui
transformerait la substance en sujet. Ce fut là le tour de force de
Hegel, mais il fut payé d'un idéalisme de l'esprit absolu, puisqu'à
138 Spinoza ou ]' autre (in)finitude

nouveau l'esprit l'emporte sur l'étendue et que l'homme concret est


soumis à l'abstraction séparée de la conscience de soi.
Cette inscription de Spinoza dans la métaphysique est d'autant
plus paradoxale que Marx retrouve dans l'empirisme et le
matérialisme anglais les thèses que Feuerbach attribue à Spinoza et
que Marx accepte alors pour définir le matérialisme qui coïncide
avec le communisme. Lisons le paragraphe 15 des Principes de la
philosophie de [' avenir.
«Le panthéisme est l'athéisme théologique, la négation de la
théologie mais seulement du point de vue de la théologie ; car le
panthéisme fait de la matière, de la négation de Dieu, un prédicat ou un
attribut de l'être divin. / .. .j La réalisation de Dieu a en général pour
présupposition la divinité, c'est-à-dire la vérité et l'essentialité du réel.
j. ../ Le panthéisme n'est donc rien d'autre que l'essence des temps
modernes hypostasiée sous la forme de l'être divin, et d'un principe de la
religio ».
«Le réaliste fait de la négation de Dieu ou du moins de ce qui
n'est pas Dieu, l'occupation principale de sa vie, l'objet de son activité.
Mais concentrer son esprit et son coeur sur le seul matériel, le seul
sensible, c'est dénier en fait toute réalité suprasensible; car n'est réel pour
l'homme du moins que l'objet d'une activité réelle et sensible.j..'; Si dans
les temps modernes, l' humanité a perdu ses organes propres au monde
supra-sensible et à ses mystères, c'est seulement qu'en perdant la foi en
lui, elle a aussi perdu le sens; que sa tendance essentielle était une
tendance an ti-chrétienne, an ti-théologique, c'est-à-dire anthropologique,
cosmique, réaliste et matérialiste. C'est pourquoi Spinoza a mis dans le
mille avec sa proposition paradoxale: Dieu est un être étendu, c'est-à-dire
matériel. Pour son époque du moins il a trouvé ['expression philosophique
vraie de la tendance matérialiste; il l'a légitimée et sanctionnée: Dieu lui-
même est matérialiste. La philosophie de Spinoza était une religion; lui-
même était une personnalité. Chez lui le matérialiste n'entrait pas comme
chez tant d'autres en contradiction avec la représentation d'un Dieu
immatériel et an ti-matérialiste qui transforme logiquement en devoir de
l'homme ses seules tendances et occupations an ti-matérialistes et célestes,
car Dieu n'est rien d'autre que l'archétype et l'idéal de l'homme. Etre
semblable à Dieu et être ce qu'est Dieu, voilà ce que l'homme doit être,
voilà ce qu'il veut être, voilà du moins ce qu'il souhaite devenir un jour.
Mais le caractère, la vérité, et la religion n'existent qu'à la seule condition
que la théorie ne nie pas la pratique, ni la pratique la théorie. Spinoza est
D'une radicalité à ['autre: Spinoza et Marx 139

le Moïse des libres-penseurs et des matérialistes modernes ».


(Principes.1960. 147-148 )
4. La fureur antimétaphysique de Marx, la soumission aveugle
à Renouvier l'empêchent donc de développer une interprétation de
l'Ethique plus fine et plus sensible aux contradictions historiques.
Cet incident de parcours est d'autant plue étrange que dans la
Sainte Famille Marx fait siens des philosophèmes matérialistes qui
sont eux en fait aussi ceux du Spinoza feuerbachien. On peut les
exposer en trois thèses que Marx distribue sur les divers
représentants du matérialisme et qui toutes pourraient être
imputées à Spinoza.

-Thèse 1. La nature est une réalité primaire, elle s'explique par


elle-même, sans recours à un principe créateur. Rien ne vient de
rien. On peut donc recourir à Bacon pour qui « Les fonnes primitives
de la matière sont des fonnes essentielles vivantes, individuelles,
inhérentes et ce sont elles qui produisent des différences spécifiques ». Il
s'ensuit, comme Hobbes l'a compris, que «l'on ne peut séparer la
pensée d'une matière qui pense ». La pensée ne peut être séparée de la
matière capable de penser.

-Thèse 2. L'ordre humain s'inscrit de manière spécifique dans la


nature. Cette spécificité ne signifie pas une extra-territorialité de
l'activité humaine. Hobbes a su montrer la dimension sensible de
l'activité. « L' homme est soumis aux mêmes lois que la nature. Pouvoir
et liberté sont identiques ». (Sainte Famille. 156). Cet ordre sait
promouvoir l'art de former des idées, l'espèce humaine étant
fondamentalement éducable.

-Thèse 3. Ce qui importe, c'est de penser la constitution de cet


ordre humain selon ses possibilités radicales, de manière à
transformer les conditionnalités nécessaires de l'expérience en
liberté-puissance. «Si [' homme n'est pas libre au sens matérialiste,
c'est-à-dire s'il est libre non par la force négative d'éviter telle ou telle
chose, mais par la seule force positive de faire valoir sa vraie individualité,
il ne faut pas châtier le crime dans l'individu, mais détruire les foyers
an tisociaux du crime et donner à chacun l'espace social nécessaire à la
manifestation essentielle de son être. Si l' homme social est fonné par les
circonstances, il faut fonner les circonstances humainement. Si l' homme
est par nature sociable, il ne développera sa vraie nature que dans la
140 Spinoza ou l'autre (in)finitude

société, et le pouvoir de sa nature doit se mesurer non à la force de


II individu singulier, mais à la force de la société ». (Sainte Famille. 158).
Il ne faut donc pas accorder à l'histoire de la philosophie
présente dans la Sainte Famille une importance structurale. Il s'agit
d'un texte polémique pas réellement contrôlé où Marx se donne les
moyens d'une autocompréhension philosophique à gros traits pour
mieux identifier la coïncidence entre humanisme, matérialisme et
communisme. L'incongruence du traitement réservé à Spinoza,
réinterprété en deçà de la position feueurbachienne, n'a pas
échappé aux camarades de combat de Marx puisque H. Kriege
(celui-là même qui bientôt sera dénoncé par Marx en une virulente
circulaire comme partisan confusionniste d'un socialisme religieux)
lui écrit le 6 juin 1845 pour faire droit au combat anti-
métaphysique de Spinoza oublié par Marx: «Tu as sans doute
raison à coup sûr pour ce qu'il en est des anglais, Hobbes, et Locke, ji.e ils
ont oscillé contradictoirement entre théisme et matérialisme/, de même
pour Voltaire et ses partisans directs; mais d' Holbach est foncièrement
spinoziste; et c'est avec lui et Diderot que les Lumières atteignent leur
sommet et deviennent révolutionnaires» . (Cité par Maximilien Rubel
dans son édition des textes philosophiques de Marx intitulé
Philosophie. La Pléiade. Gallimard. 1620)

5. Le caractère instrumental et fluctuant de la référence au


Spinoza métaphysicien se confirme en se précisant dans l'Idéologie
allemande. Marx revient en passant sur la place de Spinoza dans la
philosophie moderne. Ce philosophe a apporté le principe de
l'immanence substantielle, mais il n' a pas intégré le principe de la
conscience de soi. Hegel serait l'unité de Spinoza et de Fichte
(Idéologie allemande. 1968. 116). Mais pour Marx cette représentation
révèle le caractère manqué de la synthèse hégélienne. La
conscience de soi est à la fois l'hypostase de l'activité réelle des
hommes dans le processus de leur autoproduction et de «la
conscience réelle qu'ils ont de leurs rapports sociaux qui leur semblent
exister en face d'eux de façon autonome ». De même, la substance est
une «expression idéelle hypostasiée du monde existant» qui est prise
pour « le fondement de ce monde existant lui-même ». (Marx. Idéologie
allemande. 1968. 117). Et Marx de renvoyer à Feuerbach pour un
éclaircissement concernant la substance et sa résolution
anthropologique. On n'en saura pas davantage. Mais le texte
D'une radicalité à l'autre: Spinoza et Marx 141

semble distinguer la critique hégélienne de la substance et sa


signification matérialiste possible comme «monde existant ». On
aurait attendu à la suite plutôt des considérations sur l'immanence
des modes à la nature naturante et de celle-ci à ceux-là au sein
d'une inter détermination dynamique.
En tout cas, Marx récuse l'opposition jeune hégélienne entre la
conscience de soi et la substance, et il propose le maintien de la
catégorie de substance comme unité inséparable du monde
existant et des êtres qui constituent ce monde dans le jeu de leurs
relations. La critique de Marx a pour cibles la fonction
mystificatrice de la conscience de soi et la phobie antisubstantielle.
Tout se passe comme si les catégories ontologiques spinoziennes
jusqu'ici récusées comme métaphysiques conservaient encore une
force intensive irréductible à la critique jeune hégélienne. Mais il
demeure que dans ce parcours complexe la valeur d'usage de la
référence « Spinoza» se concentre sur la critique de la constellation
théologico-politique et sur la constitution proprement politique de
la force sociale. Cette référence demeure le présupposé de
l'élaboration de la conception matérialiste de l'histoire, mais elle
n'intervient pas dans la texture de ses concepts.

LA RÉFÉRENCE « SPINOZA» DANS LA CRITIQUE


DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. SUBSTANCE ET CONCEPT

1. Retrouvons Schrader et ses propositions pour l'étude du


deuxième moment de la référence «Spinoza», celui de l'usage
marxien de concepts spinozistes issus de l'Ethique dans
l'élaboration de la critique de l'économie politique conduisant au
Capital. Schroder attire l'attention sur la réapparition à la marge de
la référence «Spinoza» dans la période de conception et
d'exposition de la critique de l'économie politique qui s'échelonne
de 1851 à 1863. Une lettre importante du 31 mai 1858 de Marx à
Lassale qui vient de publier un gros ouvrage sur Héraclite l'obscur
(Die Philosophie Herakleitos des Dunklen von Ephesos. Berlin, 2 tomes),
donne au Spinoza métaphysicien auteur d'un système le même
statut que celui donné à Hegel dans une célèbre lettre à Engels de
la même année, de peu antérieure (16 janvier 1858).

« Même chez les philosophes qui donnent une forme systématique


à leurs travaux, comme par exemple Spinoza, la vraie construction
142 Spinoza ou [' autre (in)finitude

intérieure du système est tout à fait différente de la forme sous laquelle


celui-ci l'a présenté consciemment.j j Le vrai système n'est présent qu'en
soi ». (Marx. MEW. 29, Berlin. 1963. 561. Cette lettre n'est pas
disponible en traduction française).

La lettre à Engels disait, on le sait:


«Dans la méthode d'élaboration du sujet, quelque chose m'a
rendu un grand service; by mere accident, j'avais refeuilleté la Logique de
Hegel j .. .j Si jamais j'ai un jour de nouveau du temps pour ce genre de
travail, j'aurais grande envie en deux ou trois placards d'imprimerie de
rendre accessible aux hommes de bon sens le fond rationnel de la méthode
que Hegel a découverte, mais en même temps mystifiée" (Marx. MEW.
29. Berlin 1963. 260. Cette lettre est disponible dans le volume
Correspondance Marx-Engels. Lettres sur Le Capital, Édition Gilbert
Badia, Paris. Editions Sociales. Paris 1964, 83).

Marx donne ainsi à entendre que l'élaboration de la critique


passe par l'utilisation d'éléments d'oeuvres philosophiques qui
appartiennent par ailleurs à un mode de philosopher dépassé. La
présence de Hegel est une croix de l'interprétation du Capital. Il est
certain qu'à cette époque Marx ne s'en tient plus à la critique de
l'abstraction spéculative d'inspiration feuerbachienne. En ce cas,
l'Idée séparée de ses contenus engendre ces derniers de manière
mystifiée en légitimant les aspects les plus grossiers, en perdant
ainsi le bénéfice de la saisie du réel comme processus
contradictoire, comme il est expliqué dans La Sainte Famille ou
Misère de la philosophie. Hegel est désormais sollicité pour ses
découvertes dialectiques : il a élaboré la dialectique des processus
immanents de la pensée, et ces découvertes servent à Marx pour
exposer sa propre critique. Cette présence de Hegel dans la
période qui aboutit en 1867 à la publication du premier Livre du
Capital, -en passant par les divers manuscrits de 1857-1858 (les
Grnndrisse et les Manuscrits de 1861-1863-, a été attestée et
démontrée par d'importants travaux, soit pour réaffirmer
l'hégélianisme hérétique de Marx (Rosdolsky, Reichelt, Zelenyi,
tous consacrés à la recherche de la Logique du Capital, à la suite
des injonctions fameuses en leur temps du Lénine des Cahiers sur la
dialectique), soit pour le combattre en en appelant du Marx encore
hégélien au vrai Marx anti-hégélien (Althusser, Bidet dans son
étude Que faire du capital? (1985).
D'une radicalité à l'autre: Spinoza et Marx 143

2. Cet usage de Hegel consiste essentiellement dans l'emploi de


catégories logiques permettant d'exposer la structure théorique des
passages qui s'opèrent de la marchandise à la valeur, de la
monnaie comme mesure de la valeur à la monnaie comme moyen
d'échange et comme moyen universel de paiement, de la monnaie
au capital. Schrader propose les recouvrements suivants de
l'exposition marxienne par les catégories hégéliennes.

- La valeur d'échange et la forme valeur correspondent à la


quantité pure de Hegel. Cette valeur se mesure et se réalise comme
argent. La mesure marxienne des valeurs adopte les
déterminations hégéliennes de la relation quantitative et de la
mesure.
- La circulation des marchandises et de la monnaie est
décrite par les concepts de processus qualitativement et
quantitativement infinis.
- Enfin le passage de la monnaie au capital transposerait le
passage de l'être à l'essence. Marx aurait réussi à lier ainsi par ces
déterminations conceptuelles les diverses fonctions de la mar-
chandise, de la valeur, de la monnaie et de la circulation.

Et Spinoza alors? Selon Schroder, il intervient pour résoudre


un problème logique irrésolu, celui de la détermination du concept
de capital, supposé intégrer en un tout les déterminations logiques
précédentes. En bon hégélien, Marx aurait dû alors identifier le
mouvement du capital comme celui de l'essence au concept.
Quand Marx soutient que la valeur d'échange se réalise dans la
circulation en d'autres substances en se totalisant indéfiniment,
sans perdre sa déterminité de forme, en demeurant toujours
monnaie et toujours marchandise, il fait du capital cette totalité des
substances. Mais il est impossible de s'en tenir à cettte totalité, car
demeure impensable le lien interne du capital au travail, et plus
précisément au travail abstrait. Un recours effectif mais non
réfléchi à Spinoza intervient pour rendre possible un autre usage
de la catégorie de substance: celle-ci nia pas pour fonction de
subsumer la pluralité de toutes les substances, mais de déterminer
la qualité de quantité fluente définissant le travail abstrait.
On se rapportera au texte du livre 1 du Capital, révisé par Marx
en 1873 pour la traduction française de ].Roy. La catégorie de
substance est introduite dès le passage de la marchandise à sa
144 Spinoza ou l'autre (in)finitude

détermination comme unité contradictoire de la valeur d'usage et


de la valeur d'échange. L'échange de marchandises n'est possible
que si leurs valeurs sont ramenées à un troisième objet, « à quelque
chose qui leur est commun et dont elles représentent un plus ou un
moins ». Cet aliquid est une substance spécifique, «la substance
commune à toutes les marchandises ». « Ce quelque chose de commun
ne peut être une propriété naturelle quelconque, géométrique, physique,
chimique, etc. des marchandises l ..j Il est évident que l'on fait abstraction
de la valeur d'usage des marchandises quand on les échange, et que tout
rapport d'échange est caractérisé par cette abstraction ». (Le capital.
Livre I. chapitre I. Paris. 1959. tome 1.53). L'échange et le procès de
production qui le soutient opèrent cette abstraction réelle des
qualités utiles des objets à échanger. Cette utilité, nécessaire, ne
rend pas compte de l'échange des objets à leur valeur en tant que
produits du travail. L'échange concerne les objets considérés
comme produits du travail.

« Si nous faisons abstraction de la valeur d'usage du produit, tous


les éléments matériels et formels qui lui donnaient cette valeur
disparaissent à la fois. 1../ Avec les caractères utiles particuliers des
produits du travail disparaissent en même temps et le caractère utile des
travaux qui y sont contenus et les formes concrètes qui distinguent une
espèce de travail d'une autre. Il ne reste donc plus que le caractère
commun de ces travaux. Ils sont ramenés au même travail humain, à une
dépense de force humaine de travail sans égard à la forme particulière sous
laquelle cette force a été dépensée ». (idem. 54).

Le capital ne peut être saisi comme sujet enveloppant la totalité


du processus de développement de ses déterminations. Il n'est plus
une quantité simple en expansion indéfinie. Il est pensé comme lié
à «la substance sociale commune des valeurs d'échange ». Cette
substance peut se déterminer comme capital, mais elle déborde ce
processus de détermination en constituant un reste, un « résidu»
réa pparaissant.

«Considérons maintenant le résidu des produits du travail.


Chacun d'eux ressemble complètement à l'autre. Ils ont tous une même
réalité fantomatique. Métamorphosés en sublimés identiques, échantillons
du même travail indifférent, tous ces objets ne manifestent plus qu'une
chose, c'est que dans leur production une force de travail humaine a été
D'une radicalité à l'autre: Spinoza et Marx 145

dépensée, que du travail humain y est accumulé. En tant que cristaux de


cette substance sociale commune, ils sont réputés valeurs ». (idem. 54).

Le concept de capital n'est pas le concept d'une substance


devenue sujet, il renvoie au concept de substance sociale, définie
comme travail abstrait créateur de valeur, substance de la valeur et
substance qui augmente la valeur: quantité pure progressive
réduite à son infinité qui est infinité vraie, irréductible à la logique
de la mauvaise infinité, celle du capital qui pourtant la subsume.
La substance-travail résiste à sa détermination, complète sous le
capital qui du cou p n'est pas le sujet absolu, c'est-à-dire le procès
sans sujet pur. Elle n'est pas un reste quantitatif qu'il faut rendre
infiniment fluent; elle est une qualité qui ne peut être
intégralement fluente, mais demeure substance vivante.
Mais, dira-t-on, cette reconstruction ne repose sur aucune
référence explicite à Spinoza. L'objection est fondée. Mais Schrader
répond que Marx qui relit Hegel et qui pense au contenu vrai du
système formel de Spinoza réutilise contre Hegel le concept de
substance que celui-ci avait critiqué dans la Logique. Il s'agit bien
d'un problème de détermination. Omnis determinatio negatio. Marx
ne cesse de le rappeler à la cantonade. Il faut repartir de Hegel qui
lui montre que le concept spinozien de substance, nécessaire dans
le développement des catégories, est insuffisant et limité. Or, c'est
cette limitation ou détermination que de fait Marx transforme en
vérité suffisante lui permettant d'éviter d'identifier le capital au
concept hégélien. Le capital ne peut gagner son infinité à l'intérieur
de la réalité qu'en déterminant cette substance sociale du travail
abstrait, en la niant, en la faisant fluer. Mais il ne peut la réduire au
statut de reste évanescent. Si la tendance du capital, son idéal du
moi, est la négation absolue de cette substance, le capital ne peut se
maintenir au niveau de cet idéal. La substance-travail subsiste sous
le travail abstrait; elle insiste et fait retour. Marx fait de
l'insuffisance de la substance spinozienne selon Hegel une vertu.
Dans la Logique, en effet, le principe selon lequel la déterminité
est négation est reconnu comme essentiel. Mais Spinoza, selon
Hegel, en reste à la déterminité comme limite qui a son fondement
dans l'être-autre. Le mode est en un autre dont il tient son être,
mais cet autre est en soi. Il est le concept intégratif de toutes les
réalités. Mais l'immanence n'est qu'apparente. Chaque mode niant
146 Spinoza ou ['autre (in)finitude

chaque autre, la déterminité de chacun se résout en négation


déterminée de tous les autres. Loin de se déterminer en ses
négations modales, la substance les anéantit dans son indifférence
absolue. Elle ne se réfléchit pas en ses négations, pas plus que
celles-ci ne la réfléchissent. Le principe spinozien ne parvient pas à
la négation absolue qu'il anticipe contradictoirement. La substance
est posée par une réflexion extérieure qui compromet la
subsistance pourtant affirmée des déterminités qui deviennent un
moment évanescent (attributs et modes). Lisons certains textes de
la Science de la Logique, logique de l'être, consacrés à Spinoza:
« Une conséquence nécessaire de la proposition que la détenninité est
négation est l'unité de la substance spinoziste ou le fait qu'il y a
seulement Une substance. Le penser et l'être il lui fallut dans cette unité
les poser en un, car, en tant que réalités détenninées, ils sont des
négations dont l'infinité ou la vérité est seulement son unité. Il les
comprit par conséquent comme des tennes qui n'ont pas un subsister
particulier, un être en soi et pour-soi, mais ne sont que sursumés comme
moments. Quant à la substantialité des individus elle ne peut davantage
tenir en regard de cette proposition ». (Hegel. Science de la Logique.
Edition de 1812. Section I. Chapitre 2. B. Premier tome Traduction
de G.Jarcyk et de P.J. Labarrière.Paris. Aubier-Montaigne.1972.
111-112 )

"En ce qui regarde l'indifférence absolue qui est le concept


fondamental de la substance spinoziste, on peut encore rappeler que ce
concept est l'ultime détennination de l'être avant qu'il ne parvienne à
l'essence elle-même, mais qu'il n'atteint pas l'essence. L'indifférence
absolue contient l'unité absolue des spécifiquement autonomes dans leur
suprême détennination, entendus comme le penser et l'être, et cela en
général de toutes les autres modifications de ces attributs. Seulement par
là ce n'est que l'absolu étant en-soi qui est pensé, non l'absolu étant pour-
soi. Ou c'est la réflexion extérieure qui en reste au fait que les
spécifiquement autonomes sont une seule et même chose ou dans l'absolu;
que leur différence n'est qu'une différence indifférente, n'est pas une
différence en soi ». (idem. Section III, chapitre 3, B. 358)

3. C'est le capital qui ne réussit pas à réaliser ses


déterminations idéales d'essence et qui retombe dans le résidu de
la substance sociale, du travail abstrait qu'il masque. Le capital
comme mode de production régi par la valeur d'échange produit
des abstractions réelles qui ne sont pas comprises par les agents
sociaux. La valeur est une abstraction sociale qui se produit sur la
D'une radicalité à ['autre: Spinoza et Marx 147

base d'une multitude d'évaluations dispersées, que l'entendement


économiste n'apprend qu'après coup, mais que le savoir saisit
comme une abstraction réelle opérée par la société et qui est
déterminée comme substance sociale commune du temps abstrait.
La détermination de la substance commune comme travail abstrait,
produit du travail vivant sous la subsomptiondu capital, permet de
dissiper la mystification produite par l'apparaître du capital qui se
pose comme essence automotrice de la valeur.
Tout comme les hommes, qui sont des modes de la substance,
ne peuvent se représenter immédiatement les déterminations
internes de la substance à laquelle ils appartiennent autrement
qu'en les représentant sous la figure du complexe théologico-
politique, de même les agents du capital ne peuvent se représenter
les déterminations du capital (marchandise-valeur-argent-salaire-
formes du capital) sans les fétichiser comme mouvements
autonomes de la forme valeur. Le savoir théorique, la Wissenschaft,
ne dissout pas ce fétichisme, car les mécanismes de la reproduction
sociale se fondent sur la constitution de ces formes de
représentation et sur leur efficace réelle. Le capital ne peut
parvenir à l'identité avec soi au terme d'une réflexion absolue. La
détermination que Hegel imputait négativement à Spinoza de la
substance comme réflexion extérieure convient mieux aux
déterminations des moments de la critique. Celle-ci place au sein
du développement des formes économiques initiales cette sorte
d'équivalent de l'attribut de l'étendue qu'est le travail humain,
cette substance sociale commune comprenant les formes de
représentations modales qui la saisissent, c'est-à-dire les formes de
conscience et leurs relations fonctionnelles aux processus matériels
de reproduction.
C'est donc à l'occasion du rapport entre substance du travail
abstrait, force de travail vivante et formes mystifiées ou adéquates
de la représentation sociale de la substance que Marx pourrait
chercher dans le contenu caché du système spinozien des éléments
logiques, permettant de sortir des limites de la catégorisation
hégélienne. Hegel tend à sublimer la substance en essence avant de
parvenir au concept et donc à annuler les contradictions du capital
dans le passage de la substance à l'essence et au concept. De ce
point de vue, Hegel et Spinoza seraient utilisés sans scrupules par
Marx comme des moyens de production théoriques
148 Spinoza ou ['autre (in)finitude

complémentaires et constitutifs de la critique de l'économie


politique. Spinoza aurait alors un primat critique dans la mesure
où le procès de développement des déterminations du capital ne
peut être réglé par l'ordre télélogique être-essence-concept. La
théorie de la substance du travail abstrait brise le mouvement
d'idéalisation du capital que la mimèsis de l'ordre hégélien aurait
imposée. Spinoza est un moment de l'emendatio intellectus interne
de la critique marxienne, non pas une instance externe qui devrait
lui être opposée dans une confrontation en extériorité.

SUR UNE ANALYSE INACHEVÉE

1. Schrader ne va pas plus loin. Le travail esquissé demeure


ouvert. En particulier cette analyse postule une évidence de la
théorie substantielle du travail abstrait, alors que celle-ci a été
remise en cause depuis longtemps par de nombreux
commentateurs non marxistes (Croce, Pareto, Menger) ou même,
plus récemment, marxistes (citons Althusser et Bidet, après Sorel).
En ce cas l'apport spinozien perdrait de sa fécondité. Mais si on
laisse de côté la question de la pertinence de la théorie de la valeur
travail et si on la suppose fondée, sur le plan interne l'analyse reste
encore allusive, car il aurait fallu dépasser le niveau du Livre 1 du
Capital pour montrer le caractère décisif de la conceptualité
spinozienne dans la conception marxienne.
Malgré ces incertitudes, la perspective ouverte par Schrader est
stimulante en ce qu'elle peut obliger à une étude plus acribique,
tempérant les décisions d'interprétation contradictoires par les
rigueurs de la philologie.

2. Plus aventureuses nous paraissent par contre les remarques


finales de Schrader. Il part de l'idée juste que Spinoza et Marx
critiquent à deux moments historiques différents -celui du
capitalisme manufacturier limité par la soif de thésaurisation et
celui du capitalisme installé- la thèse logique et éthico-politique de
la soumission des besoins à l'enrichissement monétaire absolu et
partagent le refus d'ériger l'argent comme fin en soi. Il en arrive à
développer sur cette base une étonnante analogie entre le troisième
genre de connaissance spinozien et l'entendement capitaliste qui
expose son argent à la circulation pour le multiplier. La
D'une radicalité à l'autre,' Spinoza et Marx 149
détermination spinozienne des choses singulières sub specie
aeternitatis ainsi que l'approfondissement de la connaissance de
leur essence coïncideraient avec l'effort du capitaliste à insérer la
monnaie de façon démesurée dans la circulation sub specie pecuniae.
Or, cette analogie est intenable. La référence de Marx à Spinoza
(MEGA 2 II/1.2 Berlin. 1981. 620 et 699) atteste plutôt l'ironie de
Marx : si le mouvement de la vraie connaissance est positivement
infini, cet infini ne peut se confondre avec celui de l'accumulation
monétaire qui devient un mauvais infini pour autant que cette
accumulation de moyens s'inverse et se pervertit en se posant
comme une fin en soi. Seul le mouvement de la connaissance et de
l'amour que celle-ci produit est selon Spinoza fin en soi, comme
l'est aussi l'essor de la puissance d'agir qui lui est lié. Cette
connaissance et cet amour sont au point le plus haut du procès
éthique une partie finie de l'amour infini par lequel Dieu s'aime
d'un amour infini, partie finie d'un infini, non pas participation
extérieure du fini à l'infini. »L'Amour intellectuel de l'Esprit est
l'Amour même de Dieu, dont Dieu s'aime lui-même, non en tant qu'il est
infini, mais en tant qu'il peut s'expliquer par l'essence de ['Esprit humain
considérée sous une espècee d'éternité, c'est-à-dire l'Amour intellecuel de
l'Esprit envers Dieu est une partie de l'Amour infini dont Dieu s'aime
lui-même ». (Spinoza. Ethique. V. Proposition XXXV). La seule
analogie possible serait plutôt celle du communisme spéculatif et
amoureux qui unit les sages avec le communisme non spéculatif de
Marx où est infini le libre développement des capacités des
individus au sein d'une association libre de ces individus.

3. Il est plus juste, comme Schrader le fait auparavant, de


trouver un lien plus effectif dans une forma mentis commune à
Marx et à Spinoza: tous deux diagnostiquent ses pathologies, celle
de l'entendement et celle d'une forme de vie propres à un monde
historique. Tous deux constatent le caractère irréversible des
passions modernes et s'imposent le travail de la compréhension
pour une éventuelle cure de ces pathologies. Spinoza, fils de
marchand enrichi par le commerce international et lui-même
marchand de profession dans sa jeunesse, ne méprise pas l'argent
et la nouvelle richesse des nations promue par l'économie
capitaliste. Il ne rêve pas d'un retour à l'oikonomikè de besoins finis
dans le cadre du ménage. Il n'est pas un aristotélicien qui
150 Spinoza ou l'autre (in)finitude

condamne le mauvais infini d'une circulation marchande se


donnant pour objet la monnaie~ non la valeur d'usage des
marchandises. Il enregistre l'émergence de la valeur d'échange~
mais en l'acceptant il veut comme Aristote qu'elle se subordonne à
l'utilité vraie. Rappelons un texte fameux d~ Ethique IV~ appendice~
chapitres XXVIII et XXIX~ consacré à la fonction de l'argent
sagement pensée.

« Et pour se procurer cela / i-e l'accroissement de la capacité du corps


en toutes ses possibilités et celui de l'aptitude de l'esprit à concevoir un
plus grand nombre de choses;' les forces de chacun ne pourraient guère
suffire si les hommes ne se rendaient pas mutuellement des services.
Mais, à vrai dire, l'argent est venu apporter un abrégé de toutes choses
(omnium rerum compendium), si bien que son image occupe
ordinairement plus que toutes choses l'Esprit du vulgaire; parce qu'ils
ne peuvent imaginer aucune espèce de Joie qui ne soit pas accompagnée
par l'idée des monnaie comme cause ».

« Mais cela n'est vice que chez ceux qui recherchent les monnaies non
par besoin ou à cause des nécessités; mais parce qu'ils savent les arts du
gain par lesquels ils s'élèvent somptueusement';'.'; Quant à ceux qui
connaissent le véritable usage des monnaies, et font du besoin la seule
mesure (divitiarum modum ex sola indigentia moderantur), ils vivent
contents de peu ». (Ethique. Traduction Bernard Pautrat. Paris. Seuil.
1999).

La réalisation totale de l'argent comme concept, l'accumulation


de monnaie pour l'accumulation~ sont irréalisables. Marx ajoutera
que ce but est inaccessible parce que le caractère des valeurs
d'usage des marchandises contredit l'universalité sociale de la
valeur. La substance sociale commune en tant qu'elle se mesure en
temps de travail abstrait se mesure selon des portions quantitatives
déterminées. L'argent est supposé représenter la valeur en son
infinité devenue fin en soi, mais il ne peut en représenter
effectivement qu'une partie déterminée. Cette contradiction se
résout en se déplaçant~ l'argent se faisant capital, valeur d'échange
multipliée en profit. La médecine spinozienne de la cupiditas
concerne bien l'entendement calculateur : ce dernier n'est pas
condamné; il est supérieur à l'entendement de l'avare qui
thésaurise par avaritia et qui ne développe aucune capacité d'agir
D'une radicalité à l'autre: Spinoza et Marx 151

et de penser. Cet entendement est appelé cependant à mieux


comprendre l'économie monétaire en la subordonnant à l'utilité
vraie immanente, celle qui peut s'inscrire dans une république de
libres citoyens. C'est en ce sens seulement que l'accumulation des
richesses sous forme monétaire peut entrer de droit dans la
perspective de la connaissance du troisième genre. Marx, à son
tour, veut comprendre l'action des hommes sans la déplorer ni
l'exalter. Le capital ne peut pas être compris en allant de la
substance à l'essence et au concept, mais en s'enracinant dans la
substance, la substance sociale du travail abstrait, en repensant et
rectifiant les formes de l'entendement économique. Le Capital a
aussi pour objet à sa manière un projet salutaire, le salut ou la
santé d'un corps social qui ne peut pas être seulement subsumé
sous le capital, mais qui doit compter avec la croissance des
capacités d'agir et de penser que le capital délivre pour se les
soumettre.

4. Cette fonction antitéléologique de la notion de substance-


travail abstrait -la résistance du travail à sa soumission réelle- n'est
pas maintenue par Marx tout au long de sa dialectique. La fonction
sujet, certes, ne peut être attribuée au capital, mais elle se déplace
et se donne un autre support, non le travail abstrait avec sa
multiplicité interne et son impersonnalité, mais son porteur libéré,
la classe ouvrière, le prolétariat, ce peuple du peuple. La
substance-travail abstrait devient enfin sujet en se déterminant par
ce que Marx nomme toujours du terme anglais de General Intellect.
On assiste ainsi au retour final de Hegel qui interrompt le retour de
Marx à Spinoza. Le communisme développé par ce General Intellect
des classes laborieuses s'associant les autres classes dominées est le
substitut pratique du concept hégelien et impose une version
anthropologique de l'anthopocentrisme téléologique que Spinoza
n'aurait pas acceptée. Que représente ce General Intellect? Il porte
la capacité du prolétariat à organiser un ensemble de forces
définissant le travailleur collectif et coopératif associé, allant du
directeur et du gestionnaire d'usine au dernier ouvrier non
qualifié, tous représentant le front avancé de la socialisation
progressive des forces producives sociales. Le communisme n'est
pas quelque chose de superposé comme simple idéal moral, il se
tire du procés historique réel. En ce sens le General Intellect serait
152 Spinoza ou l'autre (in)finitude

un entendement commun consitué par le capital de notions


communes permettant de penser les relations entre les hommes et
les choses, une figure collective de l'esprit humain comme partie
finie de l'entendement infini. Cette supposition aurait pour elle un
fondement dans la théorie spinozienne de l'esprit et de la raison,
comme connaIssance par notions communes.
Mais Marx n'échappe pas ici au téléologisme de manière
générale qu'il partage avec le grand idéalisme allemand. La
socialisation des forces productives -que Marx érige en procès de
l'autoproduction de l'humanité réalisant sa fin immanente et à
laquelle il attribue la fonction du concept- ne se réalise pas au
niveau de la société. Elle ne saurait de toute manière se constituer
en causa sui. Le monde humain demeure un monde des
interactions et des relations modales : si des effets de libération
peuvent se réaliser au niveau de l'individu (par la connaissance
des choses singulières et par la raison ) ou au niveau de la
collectivité (par la constitution démocratique de la multitude), ces
effets ne sauraient jamais faire d'un mode une cause de soi
complète sous tous les points de vue. La capacité d'agir et de
penser du mode, individu humain ou société, peut être plus ou
moins adéquate, mais cette adéquation ne peut lever la différence
qui sépare le mode qui est produit par et dans un autre au sein
duquel il permane et la substance qui se produit en et par soi et
demeure en soi cause de soi. L'identité de la nature naturante et de
la nature naturée ne peut aboutir à donner au mode la capacité
d'être cause de soi sous tous les points de vue. Elle permet de la lui
donner sous certains points de vue seulement et sous certaines
conditions qui suffisent pour la réalisation de la libération éthique.
Le comnlunisme tel que Marx le pense en termes de «devenir
concept» du travailleur collectif excède les conditions et les
possibilités de l'action permises au mode. Il n'est pas impossible à
charge de redéfinir cet entendement collectif en tenant compte de
son statut de mode fini.
A cette difficulté structurale s'ajoute une considération d'ordre
analytique : la société moderne n'est pas une immense et unique
entreprise où serait à l'ordre du jour l'avènement du travailleur
collectif. Elle est pour le moins un tissu d'entreprises antagoniques
où le procès de travail au contraire se fragmente jusqu'à perdre
toute unité idéale et matérielle, cette fragmentation étant impulsée
D'une radicalité à l'autre: Spinoza et Marx 153

par l'impératif de la productivité capitaliste. L'exploitation non


seulement se maintient, mais elle se généralise, sans qu'en
compensation se produise le procès de recomposition du travail
collectif, coopératif et associé que Marx croyait tirer de la
dialectique du procès capitaliste de production. Le réalisme
spinozien est ici irréductible. Il n'errlpêche pas de prendre la
mesure du problème posé génialrment par Marx, il exclut
cependant la solution envisagée en raison de son téléologisme
spéculatif, et il oblige à accepter pour la comprendre la forme
modale sous laquelle l'exploitation se reproduit. Comment alors
former une nouvelle théorie de la capacité insurrectionnelle des
multitudes soumise au capital mais lui résistant aussi? Quels effets
de libération peuvent encore se manifester en produisant de
nouvelles subjectivités qui soient encastrées dans des activités
productives réelles, non pas prisonnières de ghettos improductifs
ravagés par une violence autodestructrice, ni non plus recluses
dans la rumination impuissante d'un salut moralitaire ? Comment
sortir des formes d'impuissance historiques ? Comment éviter
d'être réduits au statut de spectateurs de cette impuissance? Telles
seraient les questions que Marx poserait et se poserait aujourd'hui
s'il avait accompli sa marche vers Spinoza et si les illusions
téléologiques du General Intellect ne l'avaient pas arrêté en chemin.
Mais il est historiquement vain de poser à Marx ces questions : ce
sont les nôtres, et il nous revient d'y répondre.
L'hypothèse séduisante d'un capitalisme cognitif développant
une intelligence commune appropriable sur les réseaux de
l'Internet devrait ici être étudiée. Mais il serait « superstitieux» de
croire que l'accès universel au réseau des réseaux et la production
démultipiées de logiciels libres serait un communisme du General
Intellect.

Note bibliographique

Cette étude entend revenir sur des points peu ou mal traités dans ma
contribution "Des usages marxistes de Spinoza" au volume dirigé par Olivier
BLOCH Spinoza au XXo siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, et
reprise dans Du matérialisme, de Spinoza , Paris, Kimè, 1994. On verra dans ce
volume les contributions de Jean-Pierre Cotten (sur le spinozisme de Louis
Althusser ) et de René Zapata (sur la présence de Spinoza dans les débats
philosophiques en Union Soviétique).
154 Spinoza ou ['autre (in)finitude
Les références aux textes cités (Spinoza, Hegel, Marx entre autres) sont données
dans le cours de l'exposé. Ce dernier se confronte à une étude pionnière, peu
exploitée, de Fred. E.5CHRADER Substanz und Begriff. Zur Spinoza' 5 Rezeptiol1
Marxens Mededelingen Het Spinoza Huis. Leyden. Brill. 1985.
DEUXIÉME P AI{TIE

LEFI 1
DANS LUMIÈRE L'INFINI
Chapitre 6
LA :FINITUDE POSITIVE

L'accusation adressée à Spinoza de rendre impossible et


impensable l'agir humain est classique. Elle remonte aux
correspondants inspIres du cartésianisme -Blyenbergh,
Velthuysen- et aux grands cartésiens fascinés et repoussés tout à la
fois par Spinoza -Malebranche, Leibniz. Il est tentant en effet de
réduire la théorie de l'agir modal à une forme radicale de
nécessitarisme n'assurant aux modes finis que le pouvoir de
transmettre mécaniquement des effets ou opérations transitives.
Tout mode fini est un effet ou produit d'une opération qui le
précède et le contraint à exister. Si le mode produit à son tour des
effets, s'il opère, il n'est à aucun moment puissance d'agir
intrinsèque, il n'est en rien le principe d'une action autonome. Et
pourtant rien ne définit mieux le projet éthique que de penser et de
libérer précisément la liberté humaine qui se définit comme
pouvoir de diriger ses actions suivant le commandement de la
H.aison. Le paradoxe est bien connu: comment un mode fini peut-il
agir au sens fort (Ethique. V. X .sc), s'il est vrai qu'il apparaît
d'abord comme «déterminé à exister et à opérer lou produire des
opérations, ad operandum detenninandi Ipar une autre cause lab alia
causal qui elle aussi est finie et a une existence déterminée; et à SOI1 tour
cette cause ne peut davantage exister et opérer que si .... et ainsi à l'infini»
(E. I. XXVIII).
158 Spinoza ou [Iautre (in)finitude

PRODU-AClION DE LA SUBSTANCE INFINIE ET OPÉR-ACTION


DUMODEFINI

Le paradoxe ne se noue que si l'on précise immédiatement que


l'ordre de la détermination intramodale ne s'épuise pas, en lui-
même, mais se donne en simultanéité avec un ordre de
détermination modo-substantielle en ce que toute «chose qui est
détemlÏnée à produire quelque effet (opus) a été llécessaireme1lt
détenninée de la sorte par Dieu ; et celle qui n'a pas été détemzinée par
Dieu ne peut se détemlÏller par soi-même à produire quelque effet ». (E. I.
XXVI). Ce texte affirme qu'il y a comme deux altérités, deux
« autres» qui sont responsables de la capacité d'opérer, un autre
qui définit l'interdétermination intramodale comme ordre d'une
extériorité extrinsèque (ab alia causa) et un autre qui relie de
l'intérieur tout mode à la puissance productrice en son
intelligibilité et dont le mode est une expression, une
détermination interne, une partie finie de sa puissance (ab alio=a
Dea), un autre intérieur dont le mode tient son essence et son
existence. De ce point de vue, le mode fini ne se borne pas à
communiquer la causalité transitive qui le fait exister, qui le
traverse tout autant qu'elle le constitue en puissance de produire
ou opérer ad extr. Il est manifestation ou forme d'une réalité
positive, un aliquid positivum. «Ce par quoi les choses sont dites
déterminées à opérer quelque effet est nécessairement quelque chose de
positif; et ainsi S011 essence comme sail existence ont Dieu pour cause
efficiente ». (E. 1. XXVI. Dém.).
Pierre Macherey a attiré l'attention sur ce problème dans une
étude remarquable (<< Action et opération. Sur la signification
éthique du De Dea », Avec Spinoza, Paris, P.U.F., 1992). Tout en
distinguant la détermination à opérer de tout mode fini au sein de
l'interdéterminisme modal ab alia causa de la détermination à
exister et opérer par Dieu, ab alio sive a Dea, il indique que cette
causation directe et interne de l'opérer modal par la causalité
divino-substantielle n'équivaut pas à conférer au mode et à son
opération une action au sens total et spécifique du terme. Certes,
l'opération du mode ne se dissout plus dans la communication
d'une causalité transitive qui dans l'extériorité passerait d'un mode
et de ses opérations séparées à un autre mode et à ses opérations
également séparées. L'opération du mode qui définit son agir est
inhérente de manière interne à un «autre autre» où le mode se
La finitude positive 159

tient et qui le contient et le constitue comme l'aliquid positivum.


Mais il n'en demeure pas moins que même considéré en soi comme
produit directement par Dieu et donc affecté d'une positivité
ontologique, le mode reste simultanément déterminé à exister et
produire ses opérations par et dans la série indéfinie des
opérations intramodales. Le mode en ce sens est non pas tant une
chose nécessaire que contrainte, une res coacta, qui «est
déterminée» par une autre à exister et à produire une opération
par une raison certaine et déterminée et il Si oppose alors à la chose
libre, res Zibera, « laquelle existe par la seule nécessité de sa nature et est
déterminée par soi seule à agir ( a se sola ad agendum determinatur) ».
(E. I. def 7.).
On est ainsi renvoyé au couple catégoriel initial opposant la
substance qui relève de ce qui est en soi et conçu par soi et le mode
qui est dans une autre chose par laquelle il est aussi conçu. En ce
sens, Dieu seul est en soi et par soi, cause libre, Dieu seul agit, alors
que le mode affection de la substance divine n'est pas par soi, ni
conçu par soi, mais est dans cet autre et conçu par lui; il opère
seulement, produit des effets séparés. Mais tout le problème est de
penser comment le mode fini, tout en ne brisant pas la chaîne qui le
lie à ceux qui le déterminent à opérer et à ceux que lui-même
détermine à opérer, s'affirme simultanément de manière
intrinsèque par et dans le lien qui le relie directement à la causalité
divine à laquelle il inhère, et peut être dit non seulement opérer
ainsi mais agir, surtout dans le cas de l'homme qui dispose d'une
puissance d'agir et de penser. La difficulté tient à ce que la
libération éthique consiste à conquérir pour le mode humain cette
puissance d'agir et de penser qui en quelque sorte brouille
l'opposition simple entre liberté et contrainte, substance et mode.
L'agir modal ne tombe pas totalement du côté de la contrainte
exercée par une autre cause extérieure, puisque ses opérations
expriment quelque chose de positit de substantiel à quoi elles
inhèrent et en quoi elles demeurent. Toutefois ce pouvoir d'opérer,
irréductible à la communication de la causalité efficiente sérielle,
ne se confond pas avec la divine action de la substance une et
infinie. Ce sont trois termes qui interviennent donc et non pas deux:
l'opérer extrinsèque du mode séparé et relié de l'extérieur aux
autres modes, le même opérer considéré en Dieu comme pouvoir
intrinsèque exprimant quelque chose de positif, et l'agir divin ou
160 Spinoza ou ['autre (in)finitude

libre nécessité dont la question est de savoir si et comment il peut


être attribuée au mode fini, opérant et opéré, operans et operatus.
Au sens strict, Dieu seul, en effet, est cause libre et agit. Dieu est
action; il est une production qui est action en ce qu'elle est
autoproduction différenciée et modalisée. « Dieu agit par les seules
lois de sa nature et ce sans avoir à subir aucune contrainte ». (E. 1. XVII).
L'action divine n'est pas sans cause; elle a sa cause dans la
perfection de sa nature; elle élimine tout renvoi à une autre cause,
une autre cause que la cause de soi. Cette causalité a pour contraire
non pas la nécessité mais la contrainte, la coercition. Elle est libre
nécessité. « Dieu seul est cause libre. Car Dieu seul existe par la seule
nécessité de sa nature et agit par la seule nécessité de sa nature ». (KI.
XVII. cor.2). Dieu n'agit pas par une volonté pure créatrice mais
comme puissance de tout produire et de se produire selon les lois
qui définissent son agir. Cette action divine n'est pas un opus, une
oeuvre séparée de son procès de production. Elle est action qui
s'affecte du dedans de l'infinité des opérations qu'elle détermine et
qui l'expriment. Elle est une action-production, une production-
action, une produ-action qui bouleverse la répartition
traditionnelle depuis Aristote entre praxis et poièsis. La lettre 58 à
Schuller précise le concept de cette action qui s'affecte intimement
de l'ordre des effets et opérations de son principe. «J'appelle libre
quant à moi une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature,
contrainte celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d'une
certaine façon déterminée. Dieu existe librement bien que nécessairement
parce qu'il existe par la seule nécessité de sa nature. Vous le voyez bien, je
ne fais pas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre
nécessité ». Les modes finis, et donc les hommes, n'ont pas pour être
l'être de la substance et de sa libre nécessité: « L'être de la substance
n'appartient pas à ['essence de ]'llOmme, autrement dit la substance ne
constitue pas la forme de l' homme ». (E. II. X). Mais alors comment le
mode humain peut-il accéder à un agir qui ne se confonde pas avec
l'ordre des opérations contraintes qui par ailleurs le conduisent à
l'existence ? S'il ne suffit pas de saisir ces opérations modales
comme exprimant sous un autre point de vue l'aliquid positivum
divin qui s'exprime intimement et directement en chaque mode,
comment déterminer l'opération du mode -rut-elle inhérente à
l'action divine- comme action?
La finitude positive 161

Car il Y a une action modale. Spinoza l'attribue et à l'esprit et au


corps. C'est à partir de l'esprit que la question de l'agir modal est
traitée en premier lieu dans l'Ethique. Dans la mesure où, en effet,
il pense vraiment et forme des idées adéquates, l'esprit agit.
L'explication de la définition 3 de Ethique précise: « Je dis concept de
préférence à perceptio1l parce que le mot de perception semble indiquer que
l'esprit est passif à l'égard de l'objet, tandis que concept semble exprimer
une action de l'esprit (co Il cep tus actionem mentis exprimere videtur) ».
Dans la mesure où l'esprit déploie sa nature de mode de l'attribut
pensée, il forme des idées. L'esprit n'est pas indépendant de l'ordre
de détermination des esprits dans l'entendement infini, mais il
demeure en cet entendement et dans l'attribut d'une manière telle
qu'un acte nécessaire se produit en lui, prend la forme d'une idée
qui n'est pas une opération séparée, mais une action. L'esprit agit,
et son action a pour résultat le concept ou idée adéquate qui est lui-
même une action en ce que l'on ne peut le considérer comme une
oeuvre séparée et il contient une puissance d'enchaîner de
nouvelles idées. Ici l'opération est action en ce qu'elle trouve son
accomplissement en sa perfection interne.
Le langage de l'action concerne de même le corps humain.
Action de l'esprit, action du corps s'identifient. Cette action est
introduite en Ethique II. XIII.sSc. Pour comprendre la puissance de
l'esprit et sa différence avec les autres esprits, idées d'autres corps,
il faut connaître la nature du corps, idéat de l'idée qu'est l'âme. « Je
dis en général que plus un corps est apte comparativement aux autres à
agir et à pâtir de plusieurs façons à la fois, plus l'âme de ce corps est apte
comparativement à percevoir plusieurs choses à la fois; et plus les actions
d'un corps lunius corporis actionesl dépendent de lui seut et moins il y a
d'autres corps qui concourent avec lui dans l'action lin agendo
cOllcummtj, plus l'âme de ce corps est apte à connaître distinctement ».
C'est bien en terme de devenir actif du mode fini humain que se
pose le problème éthique. C'est dès le début de Ethique III que le
problème est posé avec ses définitions d'ouverture qui constituent
aussi bien un cadre explicatif qu'un programme d'éthicisation.
Sous quelles conditions, par quels mécanismes, dans quelles limites
le corps et l'esprit de l'homme peuvent-ils ensemble augmenter
une puissance native d'agir et de penser, puisque penser pour
l'esprit est agir? Mais ici l'action n'est pas couplée avec l'opération,
162 Spinoza ou ['autre (in)finitude

mais avec la passivité, le pâtir, et la causalité-causation inadéquate


et partielle.

Définition 1. Être ou non cause adéquate de ses actes ou


opérations ce n'est pas simplement ne pas être empêché ou au
contraire être en mesure de produire tous les effets que le corps et
l'âme peuvent, mais c'est produire des effets et des conditions telles
qu'ils s'expriment plus ou moins adéquatement à partir de la
nature ou essence de la cause. Agir revient donc à être cause
adéquate. Esprit et corps sont cause adéquate quand l'un et l'autre
s'expriment complètement à partir de leur essence sans
intervention de leur cause extérieure. Les effets se comprennent à
partir de cette cause qui en ce cas et sous un certain point de vue
est cause libre de par les seules lois de sa nature, indépendamment
de la contrainte des causes extérieures. En ce sens, tout mode fini,
est puissance d'un devenir substantiel infini et n'est pas coupé de
l'action de la substance puisque son agir se définit de manière
univoque avec cette action.

Définition 2. Être actif ou agir c'est donc causer adéqua-


tement ce qui se passe en nous ou hors de nous ou du moins le
causer adéquatement sous certains rapports. La substance est
action intégrale en ce qu'elle est cause adéquate de tous ses effets et
modes sous tous les rapports et tous les points de vue. Cependant
il y a de la causalité adéquate pour le mode fini, et celle-ci n'est pas
d'une autre nature que celle-là. Être passif se définit comme la
situation où en nous se produit quelque chose dont nous ne
sommes pas la cause adéquate ou dont nous ne sommes la cause
que partiellement. Agir revient à sortir de soi pour constituer ce soi
dans la fidélité productive à sa nature en lui permettant de se
confronter de manière positive avec l'altérité. Pâtir revient à être
limité du dehors dans sa capacité d'expression et à laisser celle-ci
en proie à la fluctuation permanente d'une altérité incontrôlée.

PRAXISjPOIÉSIS, LIBERTÉ/SERVITUDE

Spinoza nous demande ainsi à la fois de penser dans la


distinction corrélative de deux formes ou types d'existence et de ne
La finitude positive 163

pas comprendre cette distinction comme opposition de deux


formes d'existence hétérogènes et incommunicables. Le problème
ontologique pour le mode fini est tout simplement le problème
ontologique-éthique du devenir actif sur la base d'une passivité
inéliminable. Seule la substance est action sous tous les points de
vue, alors que le mode ne peut comme partie finie que conquérir
cette action sous le plus grand nombre possible de points de vue,
sans jamais s'égaler à la totalité substantielle en laquelle il
demeure.
Faisons ici une halte. A l'arrière-plan de ce problème, comme le
remarque d'ailleurs Pierre Macherey, l'on retrouve la question des
hioi, des genres de vie chers à Aristote, la confrontation de la praxis
et de la poièsis. L'on retrouve plus profondément, comme l'a bien
vu Stanislas Breton (1986), la terrible question de l'esclavage et de
la maîtrise historiques, l'identification de la liberté à la maîtrise et
de la contrainte à l'esclavage. L'esclave est toujours celui qui ne
s'appartient pas, celui qui est la chose d'un autre, un instrument
d'opération au service de celui qui opère sur lui pour pouvoir
opérer sur toutes les choses et en jouir, ou agir véritablement. Ainsi
libéré des opérations instrumentales, le maître peut vraiment agir
en toute indépendance avec ses égaux, s'occuper des affaires de la
cité et se former lui-même, pour faire de la politique et conquérir la
maîtrise éthique sur soi. Avec Aristote, praxis et maîtrise de
l'homme libre coïncident et relèvent de l'action qui a son principe
et sa fin en elle-même, indépendamment de tout rapport à des
objets extérieurs (produits d'opérations poïétiques) qui doivent être
subordonnés aux fins du maître et intégrés dans le cercle de ses
activités. La poièsis, ou opérer productif, ne se confond pas
nécessairement avec la peine ou labeur vital de l'esclave, mais elle
a une fonction instrumentale au service de la praxis qui est
architectonique et qui en définitive possède la dimension même de
l'acte de la vie, de la vie comme activité. En ce sens, Spinoza
identifierait l'agir divin à la praxis fondamentale de la nature. Et il
la séparerait de l'opérer modal qui considéré abstraitement en lui-
même conserverait quelque chose de l'operarius, de l'ouvrier plus
ou moins esclave dans la mesure où les opérations qu'il accomplit
le sont sous la contrainte de l'autre au service duquel il opère.
Si cette analogie est stimulante, elle risque toutefois d'égarer
dans la mesure où l'on ne peut en réalité penser l'agir divin qu'en
164 Spinoza ou ['autre (in)finitude

le reliant aux opérations modales, et, inversement, concevoir


l'opérer modal qu'en dégageant sous sa présentation d'opération
transitive pure une action du mode. L'agir substantiel est action
qui inclut l'opération productive. Il est produ-action, tout comme
l'opérer modal considéré de manière intrinsèque est une action,
une opér-action, si l'on peut se permettre ces formules. De toute
façon l'on ne peut penser l'agir divin qu'en critiquant radicalement
le schéma aristotélico-scolastique fondé sur le jeu de la triple
causalité, formelle, efficiente et finale. L'agir divin repose sur la
catégorie de causa sui et implique la rupture avec ce qu'il faut
nommer le double imaginaire de la poièsis comme opération
extrinsèque et de la praxis comme action d'une volonté
transcendante. L'Appendice de Ethique l est net: Dieu n'agit pas
comme une personne qui vise sa propre gloire en créant des
personnes finies appelées à produire les instruments de la
conservation de leur être et à se donner intentionnellement des
buts et les moyens de ces buts. La superstition du rector naturae
contamine en fait l'une par l'autre et, dans la confusion, praxis et
poièsis en présentant le modèle anthropomorphique du rector
llaturae et de son propter finem agere. Le modèle de l'artisan
contaminé par celui du roi ou législateur est projeté sur l'agir de la
substance. L'opération transitive et extériorisante est imaginée
comme déterminant l'agir divin pensé contradictoirement par
référence à cette opération mais séparé d'elle. Est projetée dans la
nature des choses, dans l'agir de la nature, la structure d'une
subjectivité délibérante portée à l'absolu, se représentant des fins et
des moyens, des fins qui sont moyens ou instruments pour d'autres
fins. La produ-action divine est hypostasiée comme une opération
absolue en ce que Dieu est supposé créer les hommes et leur
capacité d'agir et d'opérer sur les choses et sur eux-mêmes pour se
donner ainsi le complément d'action nécessaire et agir lui-même au
sens pleinier. Pensée comme opération, l'action divine est
réaffirmée comme action intransitive, mais demeure séparée de
cette opération. Cette action est supposée tendre vers un but qu'elle
pose idéalement au-delà et au dehors de son propre
accomplissement dans les opérations des créatures produites. « Ils
ont dû se persuader qu'il existait U1l ou plusieurs recteurs de la nature,
doués de la liberté humaine, ayant pOtlroU à tous les besoi1ls humains et
tout fait pour leur usage /in eorum usum o1nnia facerillt.j N'ayant jamais
La finitude positive 165

reçu au sujet de ces êtres aucune connaissance, ils ont dû en juger d'après
la leur propre et ainsi ils ont admis que les dieux dirigent toutes choses
pour l'usage des hommes afin de se les attacher et être tenus par eux dans
le plus grand h01l1leur». (E. 1 App.).
La distinction spinozienne agire/operare ne recouvre pas la
distinction praxis/poièsis: les deux termes de cette dernière
partagent, en effet, le même présupposé d'une liberté de choix
surgissant du néant et inscrite dans un plan providentialiste, le
même postulat d'une spontanéité qui dans son agir ou son faire
manque à la fois l'agir substantiel et l'agir modal, la pro du-action
qui est simultanément opér-action. L'analyse de la praxis en termes
aristotéliciens de délibération et de décision n'est jamais reprise par
Spinoza comme noyau d'intelligibilité primaire, et l'on n'a pas
assez vu que la critique du schème poïétique est aussi celle du
schème praxique pour autant que celui-ci maintient la référence à
un sujet isolé se constituant en centre de délibération indépendant
et voué à s'imaginer être une sorte de cause absolue des fins et
moyens de son agir, dans une abstraction qui ne cède en rien à
celle du modèle de l'artisan. Le mécanisme de la même projection
anthropomorphique empêche de concevoir adéquatement l'opér-
action du mode humain fini comme partie indivisible de l'action-
autoproduction de la substance infinie et cet agir substantiel lui-
même. L'action divine n'a pas d'extériorité; elle est simultanément
productrice de soi en ses modes et de ses modes. Elle agit comme
causa sui en produisant les modes comme ses effets, en se
produisant en ses modes-effets comme en autant de parties
indivisibles, parties qui sont enes-mêmes capables d'agir selon une
détermination intrinsèque, sans pour autant échapper à l'ordre des
déterminations extrinsèques (E. I. XVI et Cor). « Dei potentia est ipsa
ipsius essentia ». (E.I.XXXIV). Démonstration: «Il suit de la seule
nécessité de l'essence de Dieu qu'il est cause de soi (prop.XI) et (prop.XVI
et cor.) de toutes choses. Donc la puissance de Dieu par laquelle lui-même
et toutes choses sont et agissent / sunt et agunt / est son essence même ».

L'AGIR ET L'OPÉRER DANS LE MODE FINI

Là est la nouveauté spinozienne : tout mode fini, et l'homme en


particulier, produit et producteur d'opérations transitives
indéfinies et extérieures, s'explique simultanément comme
166 Spinoza ou ['autre (in)finitude

détermination intrinsèque. Il peut poser des actes qui ne


s'expliquent à leur tour que comme modes de sa propre essence ou
capacité d'agir, inscrite elle-même comme partie indivisible de la
pro du-action infinie. L'être est action, et l'action sans sortir de soi
est production d'opérations qui sont aussi des actions tout en
demeurant des opérations. Pour comprendre cette doctrine, il faut
renoncer aux facilités interprétatives d'une double lecture qui
opposerait à une détermination horizontale des modes finis dans
l'extériorité de la série indéfinie des opérations une lecture
verticale qui inscrit l'essence et l'existence de chaque mode fini
dans la profondeur ou la hauteur de l'agir substantiel lui conférant
ainsi une détermination intrinsèque, une puissance d'agir
relativement par soi dans ses opérations. Comme l'a bien vu B.
Rousset (1986), cette représentation n'a de valeur que provisoire et
réduit la théorie de l'opér-action modale à une théorie de la
médiation ou de la participation encore transcendante ou
émanatiste. Le mode fini ne participe pas sur un mode défectueux
et négatif à un agir infini dont il serait séparé, auquel il aspirerait et
se rattacherait par une série de médiations hiérachiquement
étagées en profondeur (série indéfinie des modes finis, modes
infinis médiats et immédiats de l'attribut). L'opér-action modale est
donnée sur un unique plan horizontal d'immanence comme
expression et partie de l'action-production infinie. Celle-ci est dans
celle-là et ne peut être sans elle. Celle-là exprime celle-ci et ne peut
être séparée d'elle, comme l'endroit et l'envers de la même surface
sans épaisseur.
Un mode a pour statut ontologique d'être dans un autre et par
cet autre, sans que cette détermination ab alio ne soit une
contrainte, un esclavage. Au contraire, elle est compatible avec
l'attribution d'une potentia agendi, quantitativement variable, mais
qualitativement univoque. Le mode est produit ou opéré par Dieu
comme mode opéré et opérant, et opérant une opération qui est
action dont il est (partiellement et relationnellement) la cause
adéquate. Mais cette condition ne peut pas supprimer le fait que le
même mode fini dépende d'un autre, en cet autre sens d'une
altérité coercitive et soit comme perpétuellement transi par les
interopérations exercées sur lui selon les figures mobiles de
l'altérité. La difficulté est de comprendre cette double condition
dans le plan horizontal unique de l'immanence et de préciser le
La finitude positive 167

statut de la dépendance, coercition ou servitude modale, en son


lien avec la liberté infinie dont le modè a une part ou plutôt est une
partie finie. « L'essence des choses produites par Dieu n'enveloppe pas
['existence ». ( E. LXXIV). « Il suit de là que Dieu n'est pas seulement la
cause qui fait que les choses commencent d'exister; mais aussi celle qui
fait qu'elles persévèrent dans ['existence, autrement dit (pour user d'un
terme scolastique) Dieu est cause de l'être des choses ». (E.I. XXIV. Cor.).
Le mode, ce qui existe par autre chose en quoi il est et qui est en
lui, est une réalité positive. Correctement comprise, la finitude du
mode est positive et se définit comme partie opératoire d'une
puissance d'agir infinie. Le mode fini dépend de la substance
infinie comme de sa cause et en tant que tel il est pouvoir relatif-
relationnel de causer. Encore une fois, l'action-production divine
qui ne dépend que de soi, des lois de sa propre nature, agit en
produisant le mode fini sans le contraindre par une opération
extérieure. Être dans un autre et par cet autre, c'est donc être relié
de l'intérieur à cet être producteur comme moment et forme de son
action, c'est re-produire, produire vraiment cette action dans le
procès des opérations qui constituent le mode; c'est être partie de
cette action en tant que cause d'opérations reproduisant la
structure du mode par assimilation et par mise en convenance des
altérités. « Dieu n'est pas seulement cause efficiente de l'existence mais
aussi de l'essence des choses ». (E. I. XXV). La nature divine étant
donnée, aussi bien l'essence que l'existence des choses doit s'en
conclure nécessairement, et, en un mot, «au sens où Dieu est dit
cause de soi, il doit être dit aussi cause de toutes choses ». (E. I. XXV.
cor).
Mais alors si l'opér-action nlOdale exprime une partie indivisible
de la même pro du-action divine en sa continuité sans extériorité,
comment comprendre la relation qui dans l'extériorité de la série
des opérations transitives fait de chaque mode un terme séparé et
discontinu, causé par un un autre mode, non plus ab alio et in alio,
mais ab aUa re ? Comment comprendre le rapport entre la causalité
du mode fini par et dans la substance infinie et l'intercausalité des
modes finis opérés plus qu'opérants ? Pour répondre à cette
question cruciale, on peut, avec Macherey, distinguer entre l'ordre
de l'action divine et l'ordre commun de la nature. On peut
considérer ce dernier comme une représentation illusoire et
fétichiste que le mode fini se fait nécessairement de l'ordre modo-
168 Spinoza ou l'autre (in)ftnitude

substantiel lui-même. C'est le mode fini qui isole ou abstrait


l'interopérativité -qui le pose- de l'action divine soutenant de
l'intérieur cette interopérativité. Il réduit, en effet, l'opération à sa
présentation ou son apparaître dans la durée et ne peut d'abord
comprendre son lien avec l'action divine. Il ne peut comprendre
que dans la série des opérations qui le pose et qu'il pose agit
immédiatement Dieu et que Dieu le produit comme puissance
d'agir par et dans ses opérations modales. Celles-ci sont alors
produites sous le régime de l'extériorité coercitive et ne peuvent
être agies selon le régime de la causalité adéquate. Le mode fini ne
pense pas la causalité modo-subtantielle qui le pose comme opér-
action, il se la représente selon un imaginaire théorique comme
mécanisme déterministe. C'est ce mécanisme, devenu idéologie
mécaniste, qui est une illusion aussi dangereuse que celle qui
relève de la superstition qu'elle entend corriger, mais qu'elle
renverse spéculairement, et ce selon un processus nécessaire. La
détermination intramodale serait la représentation d'une opération
pure, séparée de sa cause dans la produ-action divine. Le mode
fini est d'abord produit de manière à se représenter l'ordre qui le
produit comme partie active de la substance infinie de manière
imaginaire selon un exclusivisme de l'opérer séparé de ce qui le lie
à l'agir substantiel. Le mécanisme est l'imaginaire de la science
vraie et il ne corrige pas l'illusion qui conduit le mode à se faire le
centre de la nature, il la renverse. Toutefois le régime de la
séparation et de la mauvaise abstraction demeure. Il est l'envers de
la superstition anthropomorphique. La science vraie de l'être
comme action et production corrige cette double et même illusion
fétichiste. EUe conçoit l'agir de la nature naturante en son en soi
comme auto-développement par et dans le système indéfini des
opérations de la nature naturée qui sont simultanément des parties
finies de cet agir infini, expressions de la même potentia agel1di.
Il n'est pas d'action qui ne soit puissance nécessaire de l'exister
de l'essence divine; il n'est pas de puissance nécessaire qui
n'exprime, ne règle, ne détermine son expression dans l'infinité
ordonnée de ses modes et affections, qui ne s'affecte de l'ordre de
ses modes et de leurs opérations. Une opération bien comprise,
non plus imaginairement représentée, n'est plus une opération
transitive et discontinue, contrainte par une autre chose, mais un
ordre interne d'opérations solidaires, expressives chacune en son
La finitude positive 169

immanence de la même puissance d'agir s'auto-affirmant, sans


choix ni libre arbitre, chacune devenue ordre d'activité adéquate. Si
toute opération est « en soi» partie de la même puissance d'action,
« pour soi» toute opération modale finie s'apparaît à elle-même
sans pouvoir se comprendre en son en soi actif; elle se sépare de sa
puissance d'agir en se mystifiant comme opération pure, en re-
agissant la puissance d'agir qui la pose comme moyen transitif
d'une coercition exercée sur les autres choses. Elle ne parvient pas
à coïncider avec la puissance d'agir qu'elle a en soi sans l'être
d'abord pour soi. Elle inverse la passivité qui l'affecte en une ré-
action qui mesure la privation de l'action qu'elle subit. Le mode fini
se cache à lui-même son aliquid positivum en se posant comme
simple chose produite. Il se représente comme opération opérée en
quelque sorte dont la capacité de se constituer en opération
opérante ou action se perd en simple transmission de la causalité
extérieure. La libération de la puissance d'agir finie modale se
conquiert comme compréhension critique de la dimension de
leurre propre à la représentation mécaniste de l'opér-action
modale, comme rectification de la causalité mécanique transitive,
par production d'un nouveau point de vue.
Cette belle analyse de Pierre Macherey est pertinente, certes,
mais à une réserve près, importante. Ce changement de point de
vue implique bien un acte, une action de l'entendement identifiant
le leurre et son mécanisme, en l'insérant comme apparence
mystifiante de la pro du-action modale à elle-même. Mais cet acte
de l'entendement implique que l'on soit au clair sur l'ordre de
l'apparaître, c'est-à-dire sur l'ordre commun de la nature. Or, celui-
ci ne peut être complètement dans l'effectivité dissous comme
leurre. Il constitue, certes, l'obstacle à la saisie par le mode de sa
propre potentia agendi, partie de la potentia agendi infinie. Mais cet
obstacle est aussi condition et matière relationnelle à dépasser en
ce qu'il définit les circonstances d'actualisation de l'opér-action
modale. Tout réduire à un changement de point de vue risque de
réduire la pensée de Spinoza à une forme de purification ou
conversion néo-platonicienne. Le changement de point de vue est
en fait une détermination des opérations modales qui posent
chaque mode comme occasion d'une appropriation par celui-ci des
éléments de l'extériorité s'accordant avec son essence et qui
rendent possible passage du mode à l'existence et son maintien en
170 Spinoza ou ['autre (in)finitude

elle comme conatus, au sein d'un ordre relationnel. Le point de vue


doit se réciproquer en usage actif, en appropriation des conditions
et des relations qui ne cessent d'exercer leur contrainte sur le mode
fini. Ne pas thématiser le fait que le changement de point de vue
est simultanément un autre usage de l'extériorité dans le sens de la
mise en convenance du mode avec les relations qui le définissent
risque de séparer le point de vue de sa pratique et de son usage. Le
changement de point de vue est immédiatement une prise de
position transformatrice de soi et de son rapport au monde dans le
cours de l'expérience. Si cette thématisation n'est pas explicitée, le
danger est d'irréaliser ou de phénoménaliser l'existence de l'opérer
modal. Les conditions externes coercitives de l'opér-action modale
ne peuvent pas être réduites simplement au rang d'une existence
factice dépossédant la chose contrainte de son être, s'il est vrai que
cette chose peut et doit conquérir son être en redéterminant,
déterminant activement les contraintes en conditions de sa propre
possibilité selon les exigences d'une ontologie intégralement
relationnelle. Autrement la dénonciation du fétichisme immanent à
la représentation mécaniste de l'opérer modal aboutirait à faire de
la relationalité modale une simple apparence disparaissant devant
le savoir qui la relie à l'action substantielle. Or, le problème est
celui de la constitution d'un savoir des relations d'extériorité et de
leur mise en adéquation par et pour le mode dans les limites de la
finitude modale. Le problème est celui de l'usage ou de la pratique
du changement du point de vue en changement de position.
L'extériorité de l'ordre commun de la nature n'est pas pure illusion,
sinon nous courrions le risque d'un autre fétichisme, celui de la
pure défétichisation elle-même, privée de la connaissance des
mécanismes de sa pratique.

QU'EST-CE QUE DEVENIR ACTIF POUR LE MODE FINI?

Le changement de point de vue n'est possible, en effet, que si


l'interopérativité modale n'est pas seulement déterminée comme
forme de manifestation illusoire de l'agir de la nature à une de ses
parties qui s'isolerait comme opération séparée. Cette
interopérativité demeure la condition et le milieu relationnel dont
tout mode dépend et qu'il doit transformer en condition interne de
sa reproduction et de sa capacité opérative. La conquête par le
La finitude positive 171

mode fini de son devenir actif, de sa liberté, nlest pas une négation
de l'interopérativité par simple changement de point de vue, mais
sa redétermination en condition interne d'existence. Clest dans la
contrainte qu'elle exerce que sont fournis les éléments relationnels
assurant au mode le maintien de son être et de son agir. Qulest-ce
que devenir actif pour le mode fini sinon assimiler à sa forme ou
essence les éléments de 11 extériorité qui ne sont pas seulement
menace ou imposition de servitude, mais condition de production
des relations qui le définissent et qui règlent sa puissance d'agir
finie ? Agir pour le mode fini nlest pas échapper au système des
déterminations opératives transitives, mais connaître ce système en
appropriant les éléments vitaux au sein de la continuité comprise
de l'agir substantiel, sans subir la vie comme un processus aveugle
et infiniment fluctuant. Clest Si assimiler les parties de ce système
qui conviennent relationnellement au maintien de la formule
définissant l'être et l'agir du mode considéré. Alors 11 ordre
commun de la nature, compris et rectifié comme ordre de
détermination interne, cesse d'être une menace qui transit la
puissance d'agir dans 11 extériorité. Il est mis à distance, restructuré
par chaque mode en ses parties positives pour lui, les parties
négatives étant éliminées ou neutralisées. Cette activité cesse certes
avec la mort, mais elle a son actualité éternelle. Clest cet ordre
commun de la nature qui ainsi démystifié nlest pas seulement ou
objet d'un changement de point de vue ou obstacle, mais devient
pour le mode ordre de développement de sa nature finie dans les
limites qui le définissent et le définissent positivement au sein de
l'ordre relationnel de la nature infinie comme le précise Emilie
Giancotti (<< Teoria e pratica della libertà alla luce dell'ontologia
spinoziana. Note per una discussione ». 1995).
Ou plutôt l'agir modal cesse alors de se penser en termes
d'appartenance à un ordre en ce qu'il est l'existence partitive de
l'action divine, mais ici la partie s'inscrit comme un motif dans une
partition musicale. Il a pour effectivité de se substantialiser autant
qu'il est en lui, sans jamais coïncider avec la totalité intensive de la
substance, au sein de l'enchaînement extrinsèque des choses finies,
en opposition et en relation tout à la fois avec cet enchaînement. Le
devenir actif passe, certes, par la connaissance, mais la
connaissance est ce que nous faisons et agissons, non plus ce que
Dieu fait extérieurement de nous en nous posant comme un simple
172 Spinoza ou l'autre (in)finitude

terme de l'enchaînement. Elle est acte; elle est ce que Dieu fait en
nous, par nous, avec nous, comme le dit B. Rousset. Ce devenir
actif du mode fini affirme une conception originale et positive de la
finitude qui reconnaît à la fois l'être relationnel et dépendant du
mode et lui confère sans le penser sous la catégorie de péché un
quantum d'activité dans et par ses opér-actions adéquates. Le
quantum d'action du mode varie entre deux limites qu'il n'atteint
jamais, le zéro et l'infini. «Notre âme est active, agit en certaines
choses, passive en d'autres, c'est-à-dire en tant qu'elle a des idées
adéquates elle agit nécessairement en certaines choses, eu taut qu'elle a
des idées inadéquates, elle est nécessairement passive en certaines
choses ». (E. III. 1). De même, pour le corps humain. «Le corps
humain peut être affecté de nombreuses manières qui accroissent ou
diminuent sa puissance d'agir, et aussi en d'autres qui ne rende1lt sa
puissance d'agir ni plus grande ni moindre". (E. III. Post 1).
Notre corps et notre esprit sont au minimum actifs sous une
relation par le seul fait d'être et ils peuvent être conçus comme
cause adéquate sous cette relation, sous peine de disparaître. Un
corps et un esprit ne peuvent être actifs sous toutes les relations
qui les lient aux autres corps et aux autres esprits qui les affectent
nécessairement. L'essentia actuosa du mode fini se constitue dans
un processus graduel et elle le fait sous le régime d'une action qui
est production d'opérations réalisant sa puissance, par assimilation
et approfondissement de la causalité extérieure en manifestation
ou expression de l'action-production substantielle infinie. L'agir
infini est présent de plus en plus intensivement et extensivement
dans l'opér-action modale finie, sans qu'il y ait lieu de déduire
celle-ci de celle-là. Toutes deux se donnent et se trouvent
ensemble. Cette opér-action n'est pas un élément séparé d'un tout
additif; elle est partie active, plus ou moins, de cette totalité
dynamique qui n'est que la source et « l'avoir-lieu» de ce qu'il faut
bien appeler le devenir histoire et monde, le devenir action du
mode.
Chapitre 7
FLUCTUATIONS ETTRANSmONS ÉTIIIQUES (1)

La constitution de notre puissance éthique est fondamentale,


elle semble renvoyer à la question des genres de connaissance et à
celle des formes de vie, selon la tripartition imaginatio-ratio-scientia
intuitiva, parallèle à l'enchaînement qui fait succéder à la servitude
dans la vie passionnelle la libération dans la vie rationnelle et dans
la béatitude ou liberté accomplie selon la connaissance du
troisième genre. Ces passages théoriques et pratiques font
problème, dans la mesure où il semble de plus en plus impossible
de reconduire cette double transition (de l'ignorance à la
connaissance, d'une part, et, de l'autre, de la passivité dans la
tristesse à l'activité dans la joie) ni au schéma antique d'une
ascension ou purification de l'esprit accédant enfin à la saisie et à la
jouissance de son essence complètement actualisée, ni au schéma
moderne progressiste d'une sortie d'un âge de minorité
intellectuelle et éthique et d'une entrée subséquente dans un âge de
raison enfin déployée.
Ces deux schémas ont longtemps dominé, de manière inégale
cependant, l'interprétation. Le premier, dont on trouve la
prégnance dans la lecture de Léon Brunschvicg (1951) ou dans
celle d'Alain (1965), implique une sorte d'ascèse laïque, où l'esprit
se purifie de la domination exercée par les sens et l'extériorité
physique des corps ambiants, et où par la science de la nature il
parvient à se réapproprier sa vraie nature intérieure et sa liberté.
Cette purification relativise la vie commune et son utilitarisme
nécessaire en y voyant de simples moyens pour conquérir la vie
philosophique ou spirituelle. Cette lecture s'est révélée intenable en
ce qu'elle repose sur une dévaluation de l'ordre de l'étendue en
174 Spinoza ou l'autre (in)finitude

général et du corps en particulier et en ce que, d'autre part, elle


assigne à la politique une place inférieure en restaurant l'image
d'un sage par-delà la vie commune et qu'elle sous-estime le
démocratisme radical de Spinoza. La lecture progressive, voire
progressiste, qui l'a critiquée a eu l'incontestable mérite de prendre
la mesure de ce démocratisme et de projeter sur le plan de
l'immanence temporelle l'ascension de l'esprit. Loin de s'éterniser
en sortant de l'histoire et de la vie commune, l'esprit s'éternise dans
la durée et dans la constitution d'une sphère maximisant sa
puissance de penser et en institutionnalisant sa puissance d'agir
(on doit à Alexandre Matheron, 1969, une lecture forte en ce sens,
lecture considérablenlent nuancée dans les études qui ont suivi).
La tentation a été de remplacer le schéma de l'ascension ou
conversion par un schéma de théorie ou de philosophie de
l'histoire (et l'auteur de ces lignes a eu lui-même tendance à
accentuer ce progressisme: voir André Tosel. 1984).
Ce schéma a toutefois permis de prendre au sérieux la
philosophie politique spinozienne saisie en son lien à la théorie de
l'histoire; mais la relève de Platon ou de Descartes par un Spinoza
lu selon le prisme d'un certain Marx a rencontré d'inévitables
limites. La transition politique dans le sens d'une démocratisation
possible des régimes ne coïncide pas avec la transition proprement
éthique qui concerne en fait une minorité d'individus, fût-ce une
minorité ouverte ou expansive, minorité vouée en fait à coexister
avec une majorité d'hommes, la multitude, toujours soumise aux
passions. De même l'idée d'une communauté humaine composée
uniquement de sages ne peut avoir à la limite que la fonction d'un
modèle utile pour juger la réalité et orienter la transition éthique,
mais elle demeure inévitablement contrefactuelle. Il importe donc
de définir la nature et la fonction de la transition éthique -dont les
deux pôles sont bien la servitude et la liberté et dont les ressorts
sont l'imagination, la raison et la science intuitive-. Il s'agit de
l'articuler à la transition politique possible. Celle-ci s'effectue dans
un espace dont les deux pôles sont le régime théocratique dominé
par la superstition et la démocratie, où une religion éthique
universelle constitue le lien social et réalise la condition la
meilleure pour la transition éthique du plus grand nombre.
Un préalable doit être posé. La limite des deux interprétations
évoquées tient à leur caractère commun qui est d'être unilinéaires
Fluctuations et Transitions éthiques 175

et téléologiques. Le schéma de l'ascension-conversion présuppose


une série d'étapes idéales orientées sur la dernière qui est
effectivement un terme ultime et parfait. Le schéma progressif ou
progressiste des transitions éthiques présuppose une progression
par phases ou stades au sein d'une morphogenèse historique; elle
est finalisée par une fin du processus. Dans les deux cas, il slagit
d'un ordre de marche unidirectionnel où le moment intermédiaire,
qu'il soit idéal ou historique, exige le moment précédent et
anticipe, sans le réaliser, le moment final, et où une sorte de
garantie ontologique assure l'essence en cours d'actualisation de la
possibilité principielle de réalisation et lui donne le statut d'un
quasi-sujet.

1- LA FINITUDE POSrnVE DES MODES COMME PUISSANCE


DETRANSrnON

La condition humaine de base - imagination, affects passifs


dominant les affects actifs - est celle d'une positivité ou
affirmativité entravée, et entravée durablement. La transformation
éthique ne saurait faire disparaître ces éléments constitutifs que
sont l'imagination et la reproduction des affects passifs. Cette
condition nlest pas une base que lion abandonne, parce qu'elle
définit une donnée originaire transformable, mais inéliminable,
indéfiniment reproductible. En raison de la situation ontologique
de notre corps qui comme toute chose finie ne peut délivrer sa
puissance d'agir que sur la base de sa causation dans et par un
autre, notre désir dl exister, ou essence actuelle, se définit de
manière relationnelle, dans un rapport permanent d'interactions
avec les autres corps ambiants. Notre esprit qui nlest que II idée de
notre corps réfléchit les variations de la puissance d'agir
relationnelle de ce corps dans celles de sa propre puissance de
penser. Si la finitude contient un sens positif, ce dernier ne peut
supprimer cette condition relationnelle qui expose tout corps au
défi de la conjoncture et qui ne peut être dépassée. Les transitions
se font dans la condition, en cette condition: elles nlen sont ni une
altération ni une suppression radicales. Cette condition est
contradictoire en ce que notre essence actuelle ou COllatus est à la
fois force indéfinie d'exister, produite comme telle, et force définie
176 Spinoza ou l'autre (in)finitude

par le rapport d'interaction à la fois coopérant et menaçant qui le


lie aux diverses figures de l'autre, aux autres modes non humains
et aux modes humains ou autrui.
Deux séries de textes balisent l'espace de cette condition. Nous
avons d'une part, les textes de l'affirmativité indéfinie. «Chaque
être, autant qu'il est e1l1ui, s'efforce de persévérer dans son être». (E. III.
VI). « L'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans SOIl être
n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette chose ». (E. III. 1l VII).
D'autre part, il faut prendre en compte les textes portant sur la
limitation ontologique qui est aussi la condition de l'affirmativité.
« Nulle chose ne peut être détruite sinon par une cause extérieure». (E.
III. IV). « Il n'est donné dans la nature aucune chose singulière qu'illl'en
soit donné une autre plus puissante et plus forte. Mais si une chose
quelconque est donnée, une autre plus puissante, par laquelle la première
peut être détruite, est donnée ». (E. IV. Axiome). De son propre point
de vue, si l'on peut dire, la substance comme puissance infiniment
infinie est la totalité en cours d'éternelle totalisation de ses modes
finis. Elle est l'intégrale ouverte des transitions de puissance par
lesquelles chaque mode fini conquiert, autant qu'il le peut, des
degrés dans la puissance d'affecter et d'être affecté. Affirmation et
limitation par l'autre sont intrinsèquement liées en ce que
l'affirmation est affection de l'autre et exposition à la puissance
affectante de cet autre. Ces modes, puissances en cours permanent
d'actualisation, ne peuvent être, conserver leur essence, assurer
leur consistance et leur constance, que sous certaines conditions,
dans un système d'interactions aussi bien positives que négatives
qui ne cesse de laisser place à d'autres actualisations modales. Mais
cette situation n'empêche pas, mais implique, au contraire, que
chaque mode puisse se définir dans une transition modale
d'ensemble où les interactions positives peuvent l'emporter sur les
interactions négatives, et où le mode peut se produire en
augmentant sa capacité d'action et de penser, et inversement. Tout
le problème de ce que lion peut bien nommer une histoire
intramodale se condense dans la capacité du mode de conquérir
par et dans les fluctuations inévitables de notre puissance d'agir un
état de constance relative et d'accroissement de cette puissance.
Certes, la transition éthique réservée au mode humain fini et à
l'histoire intramodale qui le définit associe puissance et finitude en
ce que tout mode finira par rencontrer une cause extérieure plus
Fluctuations et Transitions éthiques 177

puissante qui le détruira. Cependant, en attendant cette rencontre,


qui est celle d'une fluctuation négative destructrice de son
existence, chaque mode peut en fonction de son essence même se
reproduire en maintenant et augmentant de manière qualitative et
intensive sa puissance finie, partie de l'infini. Toute la question
ontologique pour le mode fini se résout en un problème
d'actualisation et de transition éthique, puisque la mort certaine
doit désormais être acceptée par-delà tout dolorisme et que la seule
vie qui importe pour ce mode se définit par la transition éthique
dont il est capable dans la finitude. Cette transition ne peut se
produire que dans la confrontation avec les fluctuations et avec
leur traitement, dans la réduction des fluctuations négatives et
l'usage moteur des fluctuations positives.
Toute transition s'effectue à la fois dans le registre de la
causalité transitive et de la causalité immanente et elle exclut la
causalité finale, fût-elle interne. La substance infiniment infinie ne
veut rien; elle est pure puissance infinie de se produire en
produisant une infinité de modes (E. 1. XVI). Toute téléologie
globale est exclue. Dieu n'est pas le point de départ et le point
d'arrivée, le principe et la fin entre lesquels se produirait une
succession de causes secondes orientées dans le sens d'une
assimilation à la cause première. Dieu est l'infinie concaténation
productrice des causes et des effets au sein de laquelle chaque
mode est produit à la fois selon des degrés divers de puissance en
tant que produit et que producteur. Dieu se résout dans l'éternelle
production immanente - qui est libre nécessité - de modes
producteurs et produits dans une interaction éternelle. Il est
l'intégrale des modes et de leurs variations et fluctuations, de leurs
transitions éthiques et de leurs histoires modales. Mais rien ni
personne ne veut ces fluctuations et ces transitions qui sont tout ce
qu'elles sont ou peuvent être. La transformation dont est capable le
mode - convertir des fluctuations inconstantes en une transition
immanente à un plus de puissance d'agir et de penser- n'est pas un
but de la nature divine. Elle ne donne aucune signification
transcendante à ce pur produire qui se consume dans sa gratuite
surabondance (E. I. XXVIII).
C'est donc au sein des transitions positives que les modes finis
réussissent à (se) produire, en contrôlant et en inversant les
fluctuations négatives des conatus. Ainsi s'exprime l'infinie
178 Spinoza ou l'autre (in)finitude

productivité de la substance, par-delà le bien et le Inal, par-delà le


sens et le non-sens. Les moments négatifs que constituent les
fluctuations négatives (nécessairement imposées aux modes finis
en raison de leur constitution in alia) sont à la fois obstacle et
condition de l'affirmation de ces modes dans des transitions
positives. Dans l'indifférence aux fins humaines, l'infinité de la
substance se manifeste dans la conquête de degrés de puissance
finie par les modes, dans les transitions positives. Pour l'homme,
cette transition est indissolublement ontologique et éthique,
éthique et politique. Elle est soumise à la condition de la
fluctuation des affects. Si une fluctuation mortelle finit par vaincre
chaque mode, celui-ci a la capacité -à circonscrire en acte-de passer
entre temps d'un état de passivité dominant à un état d'activité
dominant, sans cesser pour autant d'être soumis aux fluctuations
inscrites dans son exposition à l'altérité relationnelle. Le mode
humain en particulier se trouve - c'est un fait indéductible et
injustifiable - pouvoir user de sa condition de finitude pour la
transformer en occasion maximale de finitude positive, partie de
l'infinitude.

Spinoza unit en quelque sorte deux traits incompatibles en


toute autre philosophie. Il corrige l'une par l'autre les deux
conceptions qui s' affrontent en son temps et il tend à les dépasser
toutes deux. Il met à distance, d'une part, une conception de la
finitude interdisant à l'homme tout fantasme de maîtrise et le
renvoyant à sa condition mortelle et à sa servitude passionnelle,
conception qui généralement est le propre des religions fondant
leur autorité et leur domination sur cette faiblesse. Inversement, il
redéfinit, d'autre part, une conception productive et active de cette
finitude, partie de l'infini, devenue moyen pour le mode homme
d'affirmer et d'accroître sa puissance de penser et d'agir
adéquatement, conception propre à la tradition moderne et
humaniste, soutenue surtout par les Lumières et par l'idéalisme
philosophique. Mais Spinoza en récuse les prétentions
prométhéennes qui font de l'homme un empire dans un empire.
C'est là une étrange philosophie qui unit l'infini et le fini et qui ne
trouve aucune raison de désespérer ou d'espérer dans l'idée vraie
que la nature est indifférente aux fins que l'homme se propose,
Fluctuations et Transitions éthiques 179

mais qu'elle n'empêche pas pour autant l'homme comme tout autre
mode de s'efforcer de réaliser sa puissance causale.
Les modes les plus puissants intellectuellement doivent ainsi
d'abord se penser ou se concevoir en relation avec cette puissance
infinie qu'ils ne sont pas en tant que telle mais dont ils sont une
partie. Il s'agit pour eux de se penser comme modes que rien ne
veut. Ils n'ont pas à projeter en cette puissance leurs propres fins
en tant que fins visées par elle. Le mode homme doit se penser
d'un point de vue relationnel comme détermination et moment
internes de l'infini naturant et anonyme. Mais pour le mode la
question de son devenir puissant ne saurait être indifférente. Le
vertige d'un infini qui ne veut rien mais (s')affirme par-delà toute
justification de l'existence n'exclut pas, il inclut l'infinité des fins
que l'infinité des modes peut se proposer, chaque mode suivant
son conatus ou structure propre. Paolo Cristofolini a insisté avec
profondeur sur ce paradoxe (1993. 21). Il faut, en effet, passer de la
puissance infinie au devenir ontologique et éthique du mode
humain fini qui est l'objet propre de l'Éthique. La préface de la
seconde partie est explicite sur ce point : «Je passe maintenant à
l'explication des choses qui ont dû suivre nécessairement de l'essence de
Dieu, être étenzel et infini. Mais je ne traiterai pas de toutes';' ..j
J'expliquerai seulement ce qui peut nous conduire comme par la main à la
connaissance de l'esprit humain et à la béatitude suprême ». Transeo ad.
C'est dans cette transition ontologique, interne à la substance, de la
substance infinie au mode humain fini, que va se jouer la transition
éthique, la seule qui importe pour l'essence et l'existence de ce
mode qui ne doit pourtant jamais oublier qu'il n'est pas un empire
dans un empire et qu'il n'accède à sa puissance que dans et par la
reconnaissance et la connaissance des conditions de sa finitude
relationnelle. L'être du mode humain fini est celui d'un posse
relationnelle ment objectif qu'il importe cependant de ne pas
mythifier en but ultime de la substance infinie.
Le point de vue de l'infini se détermine ainsi comme point de
vue de l'infini pour nous, modes finis, singuliers. Cependant cette
perspective relationnelle ne signifie pas pour autant pur
relativisme ou scepticisme. Et ce nos, ce «nous «est envisagé
comme un être dont l'esse est un posse, puissance d'actualisation de
son essence. Spinoza ne donne pas une métaphysique générale des
choses finies; il ne se lance pas dans une explication développée de
180 Spinoza ou l'autre (in)finitude

la structure du mode physique (en tant qu'intelligible par l'attribut


de l'étendue). Il choisit d'expliquer avant tout le mode humain, et
ce dernier n'est pas analysé dans son essence statique au sein d'une
échelle fixe des êtres téléologiquement prédéterminée dans le sens
du meilleur. Il est expliqué du point de vue de la direction
causalement induite qu'il peut prendre afin de se perfectionner
autant qu'il peut dans la ligne de développement de son essence.
Dans l'Éthique, c'est le sujet de l'enquête qui se prend pour objet à
partir du savoir de sa position et qui se pose comme l'enjeu de la
transition qui le définit et qui en fait une puissance capable de
causer la réalisation de sa propre perfection immanente.
La réalisation de ce passe en potelltia, puissance active, a pour
obstacle épistémologique premier l'illusion de finalité par laquelle
l'homme au lieu de comprendre cette potentia comme unité d'une
causalité immanente et d'une causalité efficiente l'inverse en
causalité finale, en s'imaginant que les fins que cette potelltia induit
nécessairement l'homme à poser sont des fins inscrites dans la
finalité d'une providence et justiciables d'un choix du libre arbitre
selon une finalité interne. Notre conatus se réalise comme désir
d'exister en fixant sa puissance comme une fin dont il aurait la libre
maîtrise. Il inverse ainsi sa structure causale, causée et causante, en
fin interne, et il se fait le serviteur de cette fin imaginaire, qu'elle
soit celle de Dieu, de la bonne nature ou d'une raison législatrice.
Tout progrès dans l'actualisation de notre essence actuelle qui est
recherche de notre utile propre repose sur l'autocritique et
l'autorectification de ce désir qui doit indéfiniment retraduire en
explication causale ce qu'il ne peut d'abord comprendre ou
interpréter autrement que dans le registre de l'herméneutique
finaliste. Nous pouvons former des modèles de vie bonne pour
nous à la condition de les saisir comme des effets causalement
produits dans l'histoire modale de notre désir et de ne pas les
hypostasier comme fins de la nature ou comme buts internes de
notre essence, en nous souvenant toujours que notre désir ne se
définit pas par ses visées, mais que celles-ci s'expliquent par celui-
là. Nos fins sont expression de la puissance causale de notre
conatus. Si elles sont d'abord vécues par nous comme fins en soi
définissant ce conatus, quand nous pensons adéquatement, nous
sommes contraints de rectifier ce vécu, cette herméneutique
spontanée du désir, en les expliquant comme effets de la puissance
Fluctuations et Transitions éthiques 181

causale du désir qui nous pousse a tergo, et en nous les assignant


une fois expliqués comme des buts définissant la meilleure
actualisation possible de ce COllatus dans les conditions données.
C'est l'unité indéfiniment recommencée de cette interprétation
finaliste du désir, de ses fins et de sa rectification causale qui
définit donc la situation de départ pour la conquête dans l'infinité
sans but de la nature d'une conception théorique et pratique de
notre finitude positive, conception étant pris au double sens fort du
terme: production et connaissance.
Cet espace de transition ou d'histoire modale dans et par les
fluctuations des affects est particulièrement balisé dans deux
chapitres de la partie IV de l'Éthique. Chapitre 6 : « Puisque donc tout
ce dont l' homme est cause efficiente, est nécessairement bon, rien de
mauvais ne peut arriver à l' homme si ce ni est des causes extérieures;
Cl est-à-dire en tant qui il est une partie de la Nature entière aux lois de qui
la nature humaine est contrainte dl obéir et de s'adapter dl une quasi
infinité de manières ». (voir aussi chapitre 8). Chapitre 32 : « Mais la
puissance humaine est extrêmement limitée et infiniment surpassée par
celle des causes extérieures; nous ni avons donc pas un pouvoir absolu
(potestatem absolutam) dl accommoder à notre usage les choses
extérieures. Cependant nous supporterons dl un esprit égal les événements
contraires à ce que postule la raison de notre intérêt si nous avons
conscience de nous être acquittés de notre fonction (11ostro officio) ».

II - SERVITUDE PASSIONNELLE, IMAGINATION


CONSTITUTIVE ET "FLUCTUATIO ANIMI"

On peut mieux comprendre alors la place du concept de modèle


de nature humaine que Spinoza estime indispensable pour éclairer
la transition éthique. C'est ce qu'expose un texte de la préface de
Ethique, partie IV. «Désirant former une idée de 11 homme qui soit
comme un modèle de la nature humaine (exemplar llaturae humanae )que
nous puissions avoir en vue, il nous sera utile de conserver ces vocables
/bon et mauvais/ dans le sens que j'ai dit. J'entendrai donc par bon ce que
nous savons avec certitude qui est un moyen de nous rapprocher de plus
en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons. Par
mauvais, au contraire, ce que nous savons avec certitude qui nous
empêche de produire ce modèle. Nous dirons, en outre, les hommes plus
ou moins parfaits, suivant qu'ils se rapprocheront plus ou moins de ce
182 Spinoza ou ['autre (in)finitude

modèle. » A minore ad majorem perfectionem transire. Ce modèle n'est


ni théocentrique, si l'on entend une orientation sur le Dieu
personnel et maître du sens, cher à la tradition de la religion
révélée, ni anthropocentrique, si l'on entend un processus
d'autoconstitution infinie de l'homme par lui-même, cher à
l'humanisme progressiste moderne. Ce modèle est un instrument
pour penser l'avenir de notre puissance. Il évite de nous humilier,
en faisant de notre finitude un péché existentiel et en consumant
notre vie dans la peur de la mort et du dieu vengeur. Il interdit de
même de nous exalter, en nous faisant le centre du monde et en
nous assurant d'une réalisation finale devenue l'équivalent d'une
apothéose. Dans la condition de finitude où nous ne cessons de
dépendre de l'extériorité et d'être soumis aux passions, il nous est
donné (et ce don n'est le don de nul dieu, c'est le fait de notre
essence et de son posse) de former l'idée d'une transition dans la
puissance de notre être. Le modèle de la nature humaine est
comme un objectif que nous sommes obligés de produire quand
nous pensons adéquatement et expérimentons vraiment notre être
selon sa puissance propre au- delà de tout dolorisme religieux
comme par-delà tout prométhéisme humaniste.
S'il n'y a pas de bien et de mal en soi, ni de perfection et
d'imperfection en soi, il y a du bon et du mauvais pour nous, du
plus ou moins imparfait eu égard à l'actualisation de notre
puissance. Ce bon et ce mauvais ne sont pas comme le bien et le
mal «des modes de penser et des notiolls que 1l0US avons coutume de
nous figurer du fait que nous comparons entre eux des individus de même
espèce ou de même genre ». Ils ne sont pas des idées générales ni des
modes purement subjectifs et relatifs d'évaluation, mais des
critères formés par la pratique éthique objective du
« nous »humain, des critères immanents de l'agir de notre
puissance qui est une réalité de la nature en tant qu'elle se réalise
comme notre nature et non comme pur fantasme. Le modèle de la
nature humaine n'est pas l'objet d'un choix fondé sur des critères
normatifs extérieurs, il est un produit causé par l'explication de
notre servitude et par l'explicitation des conditions maximales de
la réalisation de notre potentia. Il est comme la limite supérieure
causalement identifiable de cette potentia qui permet de définir
l'espace de la transition éthique et qui a une fonction pragmatique.
Nous y reviendrons. La transition éthique est intrinsèquement
Fluctuations et Transitions éthiques 183

difficile, car nulle transition à une perfection superIeure nlest


assurée dlêtre définitive, ni garantie contre la menace dlune
transition de sens contraire, dlun passage dlune plus grande
perfection à une moindre. Nous demeurons soumis, en effet, à la
répétition des affects passifs inhérents à notre condition modale de
11 esse in alio; et il nous faut sans cesse reconquérir et stabiliser
notre transition à une perfection plus grande dans le flux des
affects. Nous sommes soumis à la fluctuation des affects, et surtout
des affects passifs qui compromettent tout progrès dans la
stabilisation de notre capacité dlagir et de penser adéquatement. La
transition positive est ontologiquement menacée de se dissoudre
dans les jluctuationes animi.
Sommes-nous fondés pour autant à généraliser ce concept de
jluctuatio animi qui apparaît surtout dans un contexte spécifique
pour désigner un affect passif singulier que produit notre
imagination et par lequel nous aimons et haïssons en même temps
une même chose? Qu'est donc tout d'abord la jluctuatio animi en
tant qu'affect singulier? Ceci. « Si nous imaginons qu 1une chose qui
nous fait éprouver habituellement une affection de tristesse a quelque trait
de ressemblance avec une autre qui nous fait éprouver habituellement une
affection de joie également grande, nous 11 aurons en haine et 11 aimerons
en même temps ». (E. III. XVIII). « Cet état de llesprit qui naît de deux
affections contraires slappelle jluctuation de ]Iesprit». (idem. Sc.l).
Nous pensons pouvoir procéder à étendre cet état comme
caractéristique générale de la vie des affects. Cette extension se
légitime dans la mesure où il slagit dlune constitutio mentis qui peut
accompagner toute haine et tout amour et qui renvoie à la capacité
dlun même corps dlêtre affecté par un même corps de manières
différentes et de 11 affecter à son tour de même. Le même scoHe
précise que sur le plan des affects la jluctuatio animi est lléquivalent
sur le plan intellectuel du doute (dubitatio). Autant dire que de
même que toute affirmation ou négation peut être objet de doute,
tout affect peut intrinsèquement être voué à fluctuer. Cette
fluctuation est du coup une modaHté fondamentale de la
détermination et de llexistence de tous les affects, et en ce sens elle
affecte toute la vie affective dlune inconstance structurelle, ce qui
lui donne une portée dépassant le statut dlun affect singulier.
Cette fluctuation explicite la structure contradictoire du désir
lui-même. Effort par lequel chaque mode singulier persévère en
184 Spinoza ou l'autre (in)finitude

son être autant qu'il le peut, réalité de l' « essence actuelle» de ce


mode, le désir est loi interne d'union pour chaque mode, et
particulièrement pour l'homme, de son corps et de son esprit idée
de ce corps (E. III. Propositions VI, VII, IX). Comme tel, le désir est
puissance affirmative, transition positive, poussée à se poser et se
conserver dans l'être en accommodant à soi les modes qui
conviennent avec son essence actuelle. Mais le lien constitutif de ce
désir à l'imagination oblige cet effort à parcourir une voie longue et
toujours différée quant à son succès. Certes, « 1l0US ne faisons pas
effort vers une chose, ni ne la désirons, parce que nous jugeons qu'elle est
bonne; mais au contraire nous jugeons qu'une chose est bonne, parce que
nous faisons effort vers elle, et la désirons ». (E.IlI. IX. Sc). Toutefois ce
jugement n'est pas assuré d'être immédiatement adéquat. Nous
estimons bon ce qui nous apparaît tel. Cet apparaître est objet
d'une idée qui est positive comme telle. Cette idée peut se révéler
fausse ou illusoire en ce qu'elle est immédiatement liée à un
complexe d'images de l'autre et d'autrui toujours instable et
équivoque. La jluctuatio est bien une qualité originaire de la vie des
affects.
La difficulté ici repose sur les effets de l'ordre linéaire de
l'Éthique elle-même qui fait croire qu'une théorie de la connaissance
précède une anthropologie. Or, il faut relire de manière récurrente
la théorie de la connaissance à partir de la théorie des passions, car
la première a pour fonction «éthique» de rendre possible la
connaissance de la nature humaine, et celle-ci en tant que
connaissance devient un moment efficace de la vie passionnelle
propre à la nature humaine. C'est sur l'essence et la fonction de la
connaissance du premier genre ou imagination que cette
récurrence doit s'effectuer. Dans la mesure où le désir n'est pas
assuré de la correction de la détermination imaginative de ce qui
est bon ou mauvais pour lui dans le milieu ambiant formé par les
autres modes en général, et en particulier les modes humains
semblables, il est contraint de passer d'une évaluation à une autre
en fonction des occurrences, des rencontres de l'altérité en général
et des autrui en particulier. Ce passage ne peut garantir la
constance dans la détermination de ce qui est effectivement bon ou
mauvais pour nous. Si nul homme ne peut d'abord de par son
essence actuelle viser consciemment sa propre ruine, tous sont
menacés de cette ruine en ce qu'ils ne sont pas sûrs de transformer
Fluctuations et Transitions éthiques 185

les actions exercées sur eux par les autres choses et les autres
hommes en occasions d'une réaction qui soit une action, c'est-à-dire
un acte dont chacun est la cause adéquate en certains de ses effets
et qui s'explique par sa nature (E. III. Définition 2). Poussée
affirmative en son concept ou essence saisie en son en soi, ce désir,
en raison de l'exposition de cette essence à l'altérité, n'existe
d'abord que dans le jeu des transitions aussi bien positives que
négatives. Une joie est suivie d'une tristesse, et inversement, dans
un cycle apparemment sans fin. Le même objet qui peut être source
de joie peut aussi être source de tristesse.
Il faut bien comprendre que le désir est immédiatement
transindividuel dans la mesure où la structure des interactions est
première et que dans ces interactions importent particulièrement
celles qui lient chaque homme en sa singularité aux autres hommes
tous singuliers dans la communauté d'une même nature humaine.
Comme l'a montré Etienne Balibar en usant d'une catégorie forgée
par Gilbert Siomondon, le désir est transindividuel et il est
simultanément marqué par une constitution imaginaire. Chacun ne
s'identifie, n'accède à la conscience de son soi et ne peut
transformer cette conscience en savoir de soi et des autres que par
la médiation originaire de l'imagination. Ce soi n'est pas substance,
il unité processuelle. Or, celle-ci est intrinsèquement inconstante et
trouve dans la fIuctuatio animi son régime « normal ». Elle a pour
loi interne celle de l'inconstance, et son ordre de production
nécessaire nécessite la fluctuation. C'est là la doctrine paradoxale
de Ethique II.
Partons donc d'abord de l'ensemble de textes qui exposent le
lien entre idée inadéquate et image stricto sensu. - Soit donc Ethique
II. proposition XVI. « L'idée de chaque façon dont le corps humain est
affecté par les corps extérieurs doit envelopper à la fois la nature du corps
humain et la nature du corps extérieur ».- Corollaire 1. « L'esprit humain
perçoit la nature d'un très grand nombre de corps en même temps que la
nature de son corps propre ».- Corollaire 2. « Les idées que nous avons des
corps extérieurs indiquent plutôt la constitution de notre corps que la
nature des corps extérieurs ».- Ethique II. proposition XVII enchaîne.
« Si le corps humain est affecté d'une façon qui enveloppe la nature de
quelque corps extérieur, l'esprit humain considérera ce corps extérieur
comme existant en acte, ou comme lui étant présent, jusqu'à ce que le
corps soit affecté d'une affection qui exclut l'existence ou la présence de ce
186 Spinoza ou ['autre (in)finitude

même corps extérieur ».-Corollaire. »Les corps extérieurs par lesquels le


corps humain a été affecté, quoiqu 1ils ni existe1lt pas et Ize soient pas
présents, l'espnr pourra cependant les considérer comme s'ils étaient
présents ».- Scolie. « Les affections du corps humain dont les idées nous
représentent les corps extérieurs comme présents, nous les appellerons
images des choses quoiqu'elles ne représentent pas les figures des choses».
Les perceptions sensibles sont des idées qui expriment la capacité
de notre corps d'être affecté d'un très grand nombre de manières,
et ces perceptions peuvent laisser place à des images-souvenirs en
II absence de l'idéat qui les a provoquées. L'idée perçue ne peut être
complètement adéquate, car elle indique autant la constitution de
notre corps que celle des corps II affectant. L'image qui
l'accompagne partage cette condition ontologico-épistémique, au
degré moindre de présence. Elle ne représente pas les figures des
choses. Comme les idées des corps nous affectant sont
immédiatement prises dans l'évaluation de ce qui apparaît nous
convenir et augmenter notre puissance d'agir, ou inversement, il
suit que cette relation de notre corps aux autres corps et la
conscience que nous en prenons ont à la fois une valeur
ontologique originaire et une valeur épistémologique et éthique
tout aussi irrécusable qu'équivoque. Parmi ces autres corps ceux
des autres hommes, nos semblables, ont une importance
spécifique, en ce qu'ils sont par nature ceux qui peuvent le mieux
convenir à notre nature et le plus augmenter notre puissance d'agir
en une puissance commune. Il est significatif de l'orientation
éthique de la théorie de la connaissance que le seul exemple donné
dans le scolie de Ethique II. XVII., soit celui de l'idée et de l'image du
corps de l'homme (Pierre) qui constitue l'essence de l'esprit de cet
homme (Pierre) en tant qu'elle est dans un autre homme (Paul).
L'imagination est unité de II idée (qui implique la présence de
son idéat) et de l'image (qui présuppose son absence). Elle nlest pas
librement créatrice dans la mesure où elle ne peut causer
absolument un monde par soi et où elle renvoie médiatement à une
chose extérieure, un autre ou un autrui, qui affecte notre corps et
produit une idée susceptible à son tour d'être réfléchie en idée-
image. Mais comme telle elle est productrice. Puissance positive,
elle est la forme sous laquelle un mode se révèle à lui-même en se
révélant à soi II autre et l'autrui qui l'affectent dans une structure de
révélation réciproque et interaffectuelle. Dans le cas de l'homme, ce
Fluctuations et Transitions éthiques 187

qui nous importe avant tout sur le plan ontologico-éthique, chaque


individu conscient ne peut accéder à l'idée de l'être corporel qu'il
est que par l'idée de l'autre-autrui corporel qu'il a dans l'expérience
de l'affection de son corps propre par cet autre-autrui. C'est la
perception ou idée du corps de Pierre qui conduit Paul à se
percevoir lui-même dans son rapport à Pierre. Cette idée ne lui
livre pas tant l'essence ou idée adéquate de Pierre que l'idée de
tout ce qui de son propre corps à lui, Paul, se révèle
affirmativement dans son rapport à Pierre, lui convient ou ne lui
convient pas. Cette idée de Pierre en Paul aide ce dernier à se
percevoir, à commencer à se connaître comme corps de Paul par la
médiation de l'action du corps de Pierre sur le sien et de l'idée qu'il
en forme en son esprit. Paul ne peut accéder directement ni à l'idée
adéquate de son propre corps ni à celle du corps de Pierre; il passe
nécessairement par l'imagination, idée et image, qui lui donne ce
qui de l'idée de Pierre est en lui. Cette idée indique d'abord l'état
du corps de Paul qui sans (l'idée de) cette relation ne peut avoir la
manifestation de son soi, du sentiment de soi, de l'expérience de
soi. Cette relation est précaire, car elle dépend de la durée de
l'affection du corps de Paul par le corps de Pierre. Mais même si
cette affection cesse, il reste dans l'esprit de Paul l'idée image
souvenir du corps de Pierre et de la modalité sous laquelle ce corps
l'a affecté. En ce sens, l'imagination est positive: elle nous donne la
possibilité de constituer notre monde en ses relations avec les
autres et autrui. Le problème est que l'erreur menace: l'esprit peut
toujours poser la présence ou affirmer ce qui n'est pas présent et
oublier la dimension seconde, réflexe et spéculaire de l'image. La
positivité de l'imagination est précaire en ce qu'elle n'est pas encore
assortie de la capacité de régler les jugements de réalité. C'est parce
que l'imagination n'est pas libre, mais productrice d'une position
de réalité non assurée de ses règles, que cette productivité est
équivoque et constitue, certes, un monde humain, mais un monde
structuralement inconstant, incapable de distinguer ce qui est réel
de ce qui est image fondée du réel, et de ce qui est pur imaginaire
efficace comme tel, mais source d'erreurs et d'illusions. Le même
scolie de II.17 le précise: « L'esprit n'est pas dans ['erreur parce qu'il
imagine, mais en tant seulement qu'il est considéré comme privé de l'idée
qui exclut ['existence de ces choses qu'il imagine comme lui étant
présentes. Car si ['esprit, pendant qu'il ['imagine comme lui étant
188 Spinoza ou l'autre (in)finitude

présentes des choses qui n'existent pas, savait en même temps que ces
choses n'existent pas en réalité, il regarderait certes cette puissa1lce
d'imaginer comme une vertu de sa nature, et 1Z01l comme un vice; surtout
si cette faculté d'imaginer dépendait de sa 1lature seule, c'est-à-dire (selo1l
la définition 7, partie 1) si cette faculté d' imagiller de l'esprit était libre ».
Dans le cas de l'homme, cette idée-image d'autrui peut être
objet d'amour ou de haine, selon qu'elle augmente ou qu'elle est
imaginée comme augmentant la puissance d'agir de notre corps et
partant la puissance de penser, et inversement dans le cas où elle
diminue ou est imaginée diminuer cette puissance d'agir et de
penser (E.II!. XI, XII, XIII). Il s'ensuit de cette situation que toute
idée-image d'autrui est désir d'union à autrui ou désir de sa
destruction. Sans imagination, sans recours à l'image de l'autre et
d'autrui, sans identification positive ou négative à cette image, nul
homme ne peut accéder à son essence actuelle puisque celle-ci ne
préexiste pas à ces confrontations, mais s'actualise en elles. Ce
processus est fondamentalement instable, car cette image
identificatoire oscille du statut d'objet d'amour à celui d'objet de
haine, et inversement, quand elle n'est pas à la fois l'un et l'autre,
cas de la fluctuatio animi au sens stict.
Et c'est ici que nous rencontrons un autre ensemble de textes
qui permet de nouer le paradoxe de la constitution imaginative-
imaginaire du monde humain, du monde des « nous» qui sont des
nous autres, semblables et dissemblables. Soit Éthique Il.29
Corollaire. «L'esprit humain, toutes les fois qu'il perçoit les choses
suivant l'ordre commun de la Nature, n'a ni de lui-même, ni de S011
corps, ni des corps extérieurs, une connaissance adéquate, mais seulement
une connaissance confuse et tronquée ». Ou encore II. proposition
XXXVI. «Les idées inadéquates et confuses s'ensuivent avec la même
nécessité que les idées adéquates, c'est-à-dire claires et distinctes ». En
tant que la puissance positive de l'imagination se retourne en
puissance d'erreur, l'ordre de constitution du monde humain
qu'elle commande apparaît comme l'ordre d'un désordre, la
constitution d'un inconstituable, où règnent l'incertitude et la
fluctuation, et dont il est possible toutefois de produire
indéfiniment une connaissance toujours ouverte. Le désir de
chacun est alors pris dans les cycles réversibles des transitions
positives et négatives. Sur le plan logique, les schémas inférentiels
qui nous permettent de nous identifier dans nos rencontres avec les
Fluctuations et Transitions éthiques 189

autres et autrui ne nous donnent pas accès à toute notre puissance,


mais à cela d'elle seulement qui se révèle partiellement et
inadéquatement, de manière confuse et tronquée, dans le fait
même de la rencontre. Sur le plan éthique, ces schémas se
déterminent comme des réseaux de communication dl affects où il
devient difficile de stabiliser ce qui nous est utile ou nuisible avec
certitude, de savoir qui nous aimons ou haïssons, qui nous aime ou
nous hait. Notre communauté d'essence avec nos semblables en
particulier nous apparaît comme se dispersant dans la singularité
de rencontres et d'affections par autrui qui nous séparent dl autrui.
Notre appartenance commune à la même nature humaine se
réalise, non pas seulement dans une communauté de singularités
qui coopèrent, mais dans la division de singularitésqui se
découvrent équivoques les unes pour les autres. La singularité de
la vie affectuelle commune se donne dans la séparation et dans le
risque permanent de la haine succédant à un amour inconstant.
L'ordre de rimagination se présente comme ordre commun de
la nature, il se vit, se sent, s'éprouve dans la contingence. Toutefois
il a sa nécessité intelligible; il a ses causes qui ne sont pas celles
d'un ordre raisonnable (l'exemplar naturae humanae), mais qui
peuvent néanmoins être connues. Il a même sa cohérence propre
qui est celle de II inconstance, de la généralisation de II état de
jluctuatio animi : nécessité de la contingence. Clest un ordre d'effets
et de représentations efficaces, qui nlest pas celui du non-réel
puisqu'il est un moment de présentation du réel pour nous. Il n'est
pas davantage ordre d'un pur irréel, puisque l'image-idée qui tient
lieu de l'idéat absent de l'idée a son développement propre. L'ordre
de l'imaginaire avec sa réalité nécessaire propre a comme tel une
dignité égale à II ordre des idées adéquates, mais il sloppose à ce
dernier qui a la capacité de le critiquer comme erreur ou illusion,
de le rectifier et de le remplacer, sans détruire le contenu véritatif
des informations tronquées qu'il nous donne sur notre corps, sur
les autres corps, et sur notre esprit et les esprits des autres
hommes.
190 Spinoza ou ['autre (in)finitude

HI - POSmON DU PROBLÈME DE LA RAISON


ET TRANSmON ÉTHIQUE

L'ordre des idées inadéquates et l'ordre des idées adéquates ne


renvoient donc pas à deux mondes différents. C'est dans le même
monde que le mode humain est confronté à la tâche de la
réorganisation des formes et des représentations sous lesquelles ce
monde lui est donné et sous laquelle il l'ordonne. Le remplacement
d'un ordre par un autre n'est jamais total. Nous nous rapportons,
en effet, les uns aux autres en nous affectant les uns les autres et en
produisant des schèmes imaginationnels et imaginaires qui pour
être rectifiables sont indispensables comme matériau de
l'élaboration de la ratio. Celle-ci ne pourra jamais constituer un
autre monde fait seulement d'idées adéquates. Elle ne peut que
produire une autre modalité de rapport à cet ordre de
l'imagination, modalité fondée sur la connaissance de la nécessité
de celui-ci et des formes de sa transformation. La raison est
puissance de réorganisation et de rectification; elle n'est que celà.
Elle n'ouvre pas un âge de la raison autosuffisant et irréversible.
C'est ce que Spinoza soutient avec force dans la polémique
antistoïcienne et anticartésienne de la Préface ouvrant Étlzique III. La
raison ne peut faire de l'homme ni le maître de l'univers, ni le
seigneur absolu de ses affects. Mais l'homme n'est pas pour autant
voué à l'impuissance absolue, à l'esclavage de sa condition, comme
le veut le dolorisme religieux qui fait de la limitation de la
puissance humaine le prétexte d'une déploration éternisant le vice
congénital de l'homme. La raison se situe comme puissance de
rectification des affects et de réélaboration de leur ordre par-delà
les figures spéculaires de l'esclavage et de la maîtrise (et on a là la
différence radicale de la pensée de Spinoza avec les figures
contradictoires de la maîtrise constituées par l'humanisme des
Lumières et par l'anti-humanisme de Nietzsche, cet obsédé de la
maîtrise des anciens.
La première manifestation de la raison est la reconnaissance du
fait que cette impuissance de l'homme doit être attribuée à la
« puissance commune de la nature ». En effet, « les affects, considérés
en soi, suivent de la même nécessité et de la même vertu de la nature que
les autres choses particulières ». A partir de là la tâche est de produire
«la connaissance des causes certaines par lesquelles on les
Fluctuations et Transitions éthiques 191

comprend ». La puissance de la raison humaine est de comprendre


la nature qui la comprend elle-même et de comprendre en elle les
parties qui la constituent, y compris surtout cette partie que nous
sommes nous-mêmes dans la singularité de notre essence désirante
et affectuelle. La raison se constitue plus précisément comme
puissance capable dlexpliquer le pouvoir constituant et donateur
de llimagination au sens large, de rectifier ce qui demeure
nécessairement imaginaire et trompeur en cette donation - ce par
quoi nous nous identifions aux autres et nous nous posons comme
des semblables dissemblables et ennemis -, de déterminer ce qui en
cette même nature affectuelle nous unit durablement et
positivement à eux pour constituer avec eux un être-commun, un
être-ensemble réalisant notre puissance en la multipliant de la
puissance commune. Seul ce principe de réalité nous sauve de la
dispersion et de la désagrégation dans II éternel conflit des
semblables-dissemblables. Mais ce principe prescrit la
reconnaissance du principe de llimaginaire, la connaissance de ses
formes et de sa force de constitution contradictoire et donc
amendable en certaines limites.
Le problème de la raison est de se constituer en puissance
ontologico-éthique, capable de comprendre llordre de llimagination
qulelle présuppose et qui la conditionne, de trouver un ordre
intellectuel et affectuel pouvant contrôler, réguler, les dynamismes
passionnels en leur donnant une orientation différente. Le
matériau et llobstacle de la ratio sont alors II état de jluctuatio animi,
la constance de la seule inconstance qui voue chaque homme à
partager sa singularité avec ceUe dlautrui sur le mode de la
séparation, de la particularité excluante. Son problème est de
transformer ce partage de la séparation en partage de quelque
chose de commun, inscrit dans la communauté de la même nature
humaine, seule instance susceptible de constituer une base
constante, à llabri de toute fluctuation négative (auto)-destructrice.
Le problème de la raison est de trouver une stratégie théorique et
pratique «anti-fluctuation », formulable en dictamina rationis et
subsumable sous llidée dlun exemplar naturae humanae producteur
de constance dans II action et de certitude dans la pensée. C'est là
que prend toute importance de la théorie des notions communes,
clest-à-dire des notions déterminant théoriquement le commun et
en faisant la base dlune communauté pratique.
192 Spinoza ou ['autre (in)finitude

En effet, «Ce qui est commun à toutes choses et se trouve pareillement


dans la partie et le tout 1le peut être conçu qu' adéquate-
ment ». (E. II. XXX VII). Appliqué aux rapports humains, cet énoncé
signifie que les hommes partagent une même structure générale
qu'ils actualisent toutefois en leur essence propre d'une manière
irréductiblement singulière. Cet ensemble de propriétés communes
est la base de rapports de convenance fondant la coopération, mais
il n'assure en rien la stabilisation de ces rapports de convenance en
une communauté à l'abri des fluctuations et de l'inconstance. La
force de la raison est aussi sa faiblesse en ce que « le commun» ne
peut en rien définir l'essence d'une chose singulière. « Ce qui est
commun à toutes choses et se trouve dans la partie et le tout ne constitue
l'essence d'aucune chose singulière ». (E.II.XXXVIII). Au moment
même où s'affirme la puissance d'une raison redéfinie de manière
raisonnable, celle-ci semble se dissoudre. En effet, les relations de
convenance par lesquelles les corps partagent des propriétés
communes qui les unissent sont insuffisantes pour produire une
constance parce que les hommes se définissent comme des êtres
singuliers qui se rapportent simultanément les uns les autres en
fonction de leur singularité et s'affectent les uns les autres dans
l'inconstance et l'équivoque. L'intégration des structures organique,
organico-psychique, dans le corps humain en général permet de
définir une relation d'identité structurale de ces éorps. Mais celle-ci
est toujours trop large et indéterminée pour intégrer la pluralité
des rapports de ces corps s'entre-affectant. Soumis à d'incessantes
variations de la puissance d'agir, chaque corps est confronté à une
épreuve d'actualisation singulière où est en jeu dans la singularité
des rencontres la singularisation de la nature humaine commune.
L'imagination conserve en ce sens une propriété que ne possède
pas la connaissance rationnelle par notions communes. L'imagina-
tion, elle, est toujours singulière et singularisante. Tout se passe
comme si l'imagination seule exprimait la singularité de l'essence
de chacun et comme si la raison qui cherche à éliminer les singula-
risations mortelles, équivoques, illusoires, ne constituait que des
schèmes de communication non singularisants. Les relations de
communauté ou de convenance laissent à l'extérieur les choses
singulières comme telles. Tout se passe comme si la raison avait
seulement une fonction correctrice: opérer la réduction de la singu-
larité devenue contraire à elle-même et aux autres. Il semble que la
Fluctuations et Transitions éthiques 193

raison ne puisse pas prendre en charge la positivité de l'essence


singulière abandonnée à l'imagination qui seule l'exprime mais en
la menaçant. C'est la science intuitive seule qui aura accès à la
singularité en son essence, comme nous le verrons.
C'est bien d'abord par l'imagination que nous déterminons ce qui
accroît ou diminue notre puissance d'agir. La découverte des élé-
ments communs entre les corps, et surtout les corps des autres nos
semblables, n'empêche en rien la réintervention de l'imagination, la
reproduction de la situation de l'affection passive. Les réseaux
rationnels définissant l'être en commun sont soumis à la réexpo-
sition aux passions singulières et à leurs fluctuations. - Ethique. III
XII. «L'esprit, autant qu'il le peut, s'efforce d'imaginer ce qui augmente
ou aide la puissance d'agir du corps ». -III. XIII. Corollaire. «L'esprit
répugne à imaginer ce qui diminue ou empêche sa puissance et celle du
corps ». La constitution des notions communes et de réseaux de
communauté affectuelle fondée sur ces notions ne peut contrôler le
dynamisme passionnel-imaginationnel en son infinie singularité.
La ratio analyse ce que les modes humains ont de commun avec les
autres modes et ce qu'ils se partagent entre eux. Ils ont en commun
la riche complexité de leur structure corporelle et psychique qui
conduit chaque individu singulier à s'individuer sous une modalité
qui excède toujours le système actuel des rapports de convenance
le liant aux autres individus humains. L'essence individuelle, en
effet, est toujours en tension avec l'extériorité des corps affectant, et
l'esprit de tel individu ne peut s'accorder que provisoirement avec
l'esprit de tel autre, qu'en tant qu'il s'imagine que cet autre est pour
lui cause de joie et donc objet d'amour singulier.
Paradoxalement la singularité de chaque essence singulière de
mode humain se révèle de manière négative au moment même où
il lui semble qu'elle s'affirme en sa causalité, alors qu'en fait elle
dépend d'une extériorité accroissant sa puissance d'agir de manière
précaire et instable. E. IV. XXXII. «Dans la mesure où les hommes
sont soumis aux passions, onue peut dire qu'ils s'accordent par nature ».
C'est la singularité de ces passions qui à la fois individua-lise la
nature commune des hommes et les empêche de réaliser en
commun l'être-commun de cette nature. - E.IV. XXXIII. «Les
hommes peuvent différer en nature en tant qu'ils sont tourmentés par des
affections qui sont des passions; et dans la même mesure aussi un seul et
même homme est variable et inconstant ». - E.IV. XXXIV. « En tant que
194 Spinoza ou ['autre (in)finitude

les hommes sont tourmentés par des affections qui S01lt des passions, ils
peuvent être contraires les uns aux autres ». La raison peut en
stabilisant les cycles d'affects positifs (joie, amour) ou partiellement
positifs (espérance) neutraliser la jluctuatio animi. Elle peut initier
une transition éthique tendanciellement positive, accroître les
rapports de convenance entre les hommes, entre les hommes et les
choses de la nature. Elle résorbe alors dans des instances de
coopération les différences passionnelles qui opposent et divisent,
en reproduisant les éléments communs qui unissent. C'est dans
cette transition à la raison que celle-ci se constitue et cette
transition a pour condition les transitions intra-passionnelles ou
intra-affectuelles positives dans lesquelles se situe le problème de
la politique et où se constitue l'espace du politique. Mais cette
transition rationnelle laisse échapper la singularité de chaque
individu humain et la laisse sous la responsabilité de la seule
imagination. La jluctuatio animi avec ses effets redoutables en
politique n'est pas effectivement contrôlée. Ce sera la fonction de la
science intuitive, connaissance des essences singulières, que de
rendre possible pour certains hommes, et sur la base d'une
imagination mieux contrôlée, un autre rapport à cette singularité,
un rapport d'expression active, qui se vit dans l'affect de l'amour
intellectuel de Dieu et qui sauve la singularité de la dispersion
dans un imaginaire déréglé. Héritant de la fonction constitutive de
l'imagination, dépassant les notions communes de la raison, cette
science détermine les essences singulières autant que cela se peut.
1

Elle se fonde sur la critique infinie de l'imaginaire et elle produit


l'affirmation qui est fruition de chaque singularité au sein d'une
communauté de singularités unies par le même amour intellectuel
de Dieu. Là est la seconde transition éthique dont la première n'est
que le prélude et la condition. A suivre donc ...

Note. C'est à Henri Laux (1993) que l'on doit la mise en


évidence de l'importance de la thématique de la fluctuation et de la
transition. Paolo Cristofolini (1993) a de même éclairé la fonction
ontologique de la transition éthique. Nous devons beaucoup à ces
deux études que nous souhaitons prolonger de manière
systématique.
Chapitre 8
DE LA RATIO À LA SCIENlIA INTUITIVA,
LA TRANSmON ÉTHIQUE INFINIE (II)

LA RAISON ET LES CHOSES PARTICULIÈRES

La théorie de la raison spinozienne repose, on l'a vu, sur


l'identification des notions communes, et cette théorie a une
dimension éthique immédiate dans la mesure où les relations entre
modes semblables, comme les modes humains, impliquent un
grand nombre de propriétés qui « se trouvent pareillement dans la
partie et le tout ». La saisie du même conatus ou désir d'exister est
la saisie de cette réalité commune que partagent tous les individus
humains et qui ne s'identifie pas au genre aristotélicien. Mais ces
individus sont soumis à des passions nécessaires qui à la fois les
singularisent et les divisent. «Dans la mesure où les hommes sont
soumis aux passions, on ne peut dire qu'ils s'accordent en nature".(E.
IV'; 32). La communauté de nature se donne alors en s'inversant
comme séparation et conflit: « En tant que les hommes sont dominés
par des affections qui sont des passions, ils peuvent être contraires les uns
aux autres ». (E.lV.34). Dès lors vivre selon la raison c'est vivre en
déterminant la dimension selon laquelle chaque conatus à la
recherche de son utile propre peut trouver en l'autre conatus
humain un élément commun. La raison ne sépare pas connaissance
des corps naturels non humains et connaissance des corps
humains. Elle développe simultanément une physique des lois les
plus générales des corps et une physique des lois particulières des
corps de même essence, au degré près de leur complexité. En ce
sens, la science physique est une science de l'être en commun des
196 Spinoza ou [' autre (in)finitude

corps et elle a une dimension éthico-politique, tout comme la


science des corps éthico-politiques est à sa manière une physique.
Si la science des lois les plus générales des corps enveloppe la
science des corps éthico-politiques, celle-ci ré intériorise le savoir
physique au savoir éthique et politique en une sorte de double
enveloppement. Ce savoir rationnel est intrinsèquement éthique
dans la mesure où la découverte des relations de l'être en commun
est elle-même action et production de relations de communauté:
« Dans la mesure seulement où les hommes vive1lt sous la conduite de la
raison, ils s'accordent toujours nécessairement en nature ». (E. IV.
XXXV).
Toutefois, la vie selon la raison laisse un reste hors de ses prises:
la singularité qui comme telle est donnée avec le corps et avec son
idée pour autant que celle-ci est imagination, appréhension
imaginative de ce corps et des autres corps. Comprendre et
constituer effectivement des relations de communauté entre les
hommes, entre les hommes et les choses permet de réduire les
différences singulières qui se combattent et s'opposent. Toutefois,
cela ne permet pas de comprendre de manière positive la
singularité de chaque corps et de chaque esprit. L'ordre positif des
relations et des mécanismes opératoires constituant chaque chose
singulière, chaque esprit, est hors de portée de la raison. La
transition éthique de la vie passionnelle à la raison ouvre sur des
relations de communauté qui ne prennent pas en compte la
singularité de chacun et qui sont du même coup exposées à l'action
en retour de la dynamique affectuelle négative de chacun. «Les
choses qui s'accordent en une négation seule-ment, c'est-à-dire en ce
qu'elles ne sont pas, ne s'accordent en réalité en rien ». (E .IV. XXXII.
Sc.). Si le problème éthique fondamental est bien de réduire la
jluctuatio animi dans le sens d'une transition vers des affects positifs
constants et assurés, la raison trouve une limite à la fonction de
stabilisation des transitions, et cette limite réside dans la force
même de la raison qui est de déterminer des notions communes
non fondées sur la prise en compte des singularités.
Comment, en effet, stabiliser à sa plus haute expression
singulière la capacité de l'homme raisonnable affronté au défi
toujours recommençant des conjonctures singulières où les autres
hommes lui font face comme autant de différences oppositives et
où lui-même doit subir le retour de ce qui en sa singularité la
Transition éthique infinie selon Spinoza 197

constitue en différence? Comment mettre en mouvement un ordre


singulier d'enchaînement des affects remplaçant autant que
possible et contrôlant du moins l'ordre fluctuant et inconstant de la
mauvaise imagination? Comment faire succéder à la connaissance
des lois générales de la nécessité de notre servitude le processus
singulier d'une libération qui ne peut être adéquate que si elle
excède la connaissance des lois tout aussi générales de notre être
en commun ?

CONNAISSANCE ET AMOUR DES CHOSES SINGULIÈRES

La réponse de Spinoza est originale en ce qu'elle fait intervenir


la force de l'amour comme force propulsive de la libération éthique
et donne à un thème jusqu'alors religieux et théologique une
fonction inédite dans la sphère philosophique du rationalisme
classique. L'amour qui intervient dans l'ordre imaginatif-
passionnel est en effet singulier et porte sur soi ou sur l'autrui
auquel le soi s'identifie. La raison développe un amour du
commun, mais celui-ci n'implique pas la mise en jeu de l'essence
singulière du conatus: il n'est pas individualisant. La transition de
la raison à la science intuitive est une affaire d'amour, une histoire
d'amour. Seul l'amour, en effet, conjoint connaissance et
modification de l'individu amoureux accédant à la saisie de l'objet
aimé et s'unissant à lui sans le détruire, ni se détruire lui-même.
L'amour révèle que la connaissance est compréhension
modificatrice ou transformatrice de son objet ou modification
compréhensive, que le logique et l'érotique finissent par s'identifier
en une éroto-Iogique, l'un apportant la lumière du voir et du
savoir, l'autre la force expansive et la puissance unitives du désir.
La connaissance des res singulares modifie le rapport du sujet de
connaissance à son objet en ménageant une relation unitive avec
lui et elle concerne, on ne l'a pas assez vu, son sujet-objet singulier,
l'individu singulier qui se connaît lui-même comme une res
singularis. Quelle est la caractéristique de cet amour coextensif à la
science intuitive ? Il faut analyser de près la réponse bien connue
de Spinoza : la connaissance des res singulares par scientia intuitiva
est simultanément amour intellectuel de Dieu et amour de toutes
les choses singulières, y compris soi-même, dans la relation qui les
unit toutes à la substance divine. La transition de la raison à la
198 Spinoza ou ['autre (in)finitude

science intuitive est une transition amoureuse, et elle est consignée


dans Ethique V. XIV. «L'esprit peut faire eu sorte que toutes les
affections du corps, c'est-à-dire toutes les images des choses se rapportent
à l'idée de Dieu ». Ajoutons V. XV. «Qui se connaît lui-même, et
connaît ses affections clairement et distinctement, aime Dieu et d'autant
plus qu'il se connaît plus et qu'il connaît plus ses affections ».
Cet amour de Dieu, amor erga Deum, implique un usage de
l'imagination qui est cette fois positif, et que l'on peut dire
positivement spéculatif. Reprenons l'ensemble des propositions X-
XV de Ethique V, dont nous avons cité les conclusions plus haut.
Une fois que la raison a produit la connaissance d'un certain
nombre de mécanismes passionnels, il devient possible pour
l'esprit de ne plus se laisser dominer par des affections contraires,
de prendre l'habitude d'exercer « le pouvoir d' ordo1lner et d'enchaîner
les affections du corps suivant un ordre valable pour l'entendement ».
(V.l0). Ce pouvoir permet même « tant que nous n'avons pas une
connaissance parfaite de 110S affections », de « concevoir une règle droite
de vie, autrement dit des principes assurés de conduite, de les imprimer en
notre mémoire et de les appliquer sans cesse aux choses particulières qui
se rencontrent fréquemment dans la vie, de façon que notre imagination
en soit largement affectée et qu'ils nous soient toujours présents ». (V.
1O.Sc). La règle droite de vie (recta vivendi ratio) tire l'enseignement
des connaissances acquises en matière de mécanismes passionnels
sous la forme d'un schème à usage individuel.
Celui-ci unit le précepte de conduite, le souvenir de ce précepte
et l'image qu'il faut insérer dans le cours individuel des
occurrences affectuelles pour les traiter. Ce n'est pas tant l'énoncé
de la règle que son image associée à chaque cas qui permet à
l'ordre des images de seconder l'ordre de l'entendement en lui
donnant l'occasion d'insérer le matériau nouveau par la
présentation de l'image de la règle. La réitération de l'image de la
règle permet à la fois de maintenir la constance de la conduite et de
rendre possible la poursuite de la connaissance des mécanismes
passionnels en les singularisant cette fois. Et l'image de la règle
exige que l'on lie la règle et le cas nouveau à Dieu, cause de
l'essence de l'individualité et principe productif de l'ordre modal,
lui-même déterminé à la fois comme ordre des passions et ordre de
leur connaissance. L'image de la règle devient image de l'ordre et
du rattachement de ce dernier à l'idée de Dieu. Dès lors la
Transition éthique infinie selon Spinoza 199

dynamique propre à l'amour de l'objet de cette idée peut se


manifester et l'esprit peut aimer Dieu comme principe de l'ordre de
son propre devenir actif d'esprit.
De l'imagination de la règle à celle de l'ordre, pour renforcer et
anticiper le mouvement de constitution extensive et intensive de
cet ordre, et de là à l'idée-image de Dieu comme principe de l'ordre
et détermination intellective de cette idée, tel est le parcours, telle
est la transition. La transition expérientielle à la sciel1tia il1tuitiva
s'opère par une thématisation des règles de la raison, par le
devenir image de la règle et de l'ordre et par le rattachement de ces
images à l'idée de Dieu comme cause de l'ordre et des essences
individuelles. « Plus il y a de choses auxquelles se rapporte une image,
plus elle est fréquente, c'est-à-dire plus souvent elle devient vive et plus
elle occupe l'esprit ». (E. V. XI).
Cette image n'est plus celle d'une trace en notre corps de
l'affection exercée sur lui par d'autres corps. Elle est une image liée
à une multiplicité de choses qu'elle unifie, un schème de l'ordre des
affects en tant que ceux-ci dépendent de leur principe ontologique
et sont pris dans un devenir actif. Nous aimons alors ces affects en
raison de leur contenu devenu positif, au sein de leur nécessité
comprise. Nous nous aimons nous-mêmes en tant que mode
devenu constant et consistant de ces affects; et nous prenons
toujours plus confiance en cette actualisation ontologique
affectuelle dont nous comprenons qu'elle nous définit en même
temps que nous en expérimentons la fécondité. Puisque nous
savons que l'on nomme Dieu l'être comme l'acte, comme
l'affirmation infinie de l'existence, nous comprenons alors que cet
ordre est bon pour nous, divin en quelque sorte. Chaque séquence
de l'ordre est associée à l'image de ce principe qui devient affect
constant, image qui si elle est comprise se dépasse commee image
pour se poser comme idée de Dieu. Le primat donné aux images
des choses conçues clairement et distinctement (E. V.XII) se
renforce de la force d'attraction de cette image qui peut être jointe à
un nombre infiniment croissant de choses. Le contenu des choses
singulières, particulièrement les individus en voie d'éthicisation, et
non plus seulement leur ordre d'enchaînement, se détermine en
étant rapporté à l'idée de leur cause. Nous joignons le contenu des
choses particulières, déjà ordonné, à l'image-idée du principe
producteur de toute réalité, et nous l'aimons. L'image et l'amour
200 Spinoza ou [' autre (in)finitude

éprouvé pour son objet ne s'opposent plus à la connaissance avec


laquelle ils finissent par coÜ1cider. « L'esprit peut faire en sorte que
toutes les affections du corps, c'est-à-dire toutes les images des choses se
rapportent à l'idée de Dieu ». (E. V. XIV) qui bénéficie en quelque
sorte du statut de l'image la plus vive, puisque une infinité de
choses peuvent se joindre à elle (E. V.XII).
Cette proposition est immédiatement spécifiée dans son
application au cas de l'individu procédant à la connaissance de ses
affections : la science intuitive a pour cas et exemple privilégié la
connaissance de la singularité propre, le devenir actif du COllatus
individuel et son accès à l'amour de Dieu par et dans l'amour de sa
propre essence individuelle actualisée. « Qui se connaît lui-même, et
comwît ses affections clairement et distinctement, aime Dieu, et d'autant
plus et qu'il connaît plus ses affections ». (E. V. XV.). Cet amour se
manifeste ainsi et comme état constant et comme transition
spécifique, ultime transition qui met un terme de principe aux
jluctuationes animi. Et c'est la transition de l'amor erga Deum, traitée
en Ethique V. propositions XIV-XX, à l'amor intellectualis Dei, celle
qui occupe V. XXX-XXXVIII, et que Remo Bodei (1997) a
commentée de manière particulièrement éclairante.

AMORERGADEUMETFLUCTUA110ANIMI

L'amor erga Deum demeure conditionné par la permanence de la


relation à l'existence du corps; il se reproduit donc à l'occasion de
chaque événement du corps et doit tenir dans l'esprit la plus
grande place (E. V. XVI). Il concerne un Dieu exempt de passions
de joie et de tristesse (E. V. XVII). Non symétrique, il ne peut
s'inverser en haine de son objet (E. V. XVIII), ni se réciproquer en
exigence d'être aimé en retour de Dieu. (E. V. XIX). Il met un terme
à toute prétention humaine à être l'élu de Dieu. Il brise donc le
ressort même de la superstition. Il permet à chaque individu qui
aime Dieu de produire un horizon d'accomplissement dans la
durée, en ce qu'il inclut la double propriété de croître en extension
et en intensité, en s'élargissant à une multiplicité de choses
singulières qui sont aimées dans leur rapport à cette chose
singulière, l'individu aimant. Celui-ci aime alors tout à la fois sa
propre essence individuelle et le système de relations qui pose
Transition éthique infinie selon Spinoza 201

cette essence même. Cet amour est intrinsèquernent amour des


choses singulières en leur système et amour de soi-même en sa
singularité. Aimer Dieu est donc s'aimer en Dieu et aimer les
choses singulières comme produits de Dieu. C'est s'aimer en Dieu
dans le système des convenances qui nous lient aux autrui, nos
semblables, et aux figures de l'altérité naturelle modale par delà les
oppositions et les contrariétés. C'est simultanément se connaître
soi-même et connaître les choses singulières de mieux en mieux et
de plus en plus profondément.
Un tel amour est une force qui est une forme de lien social, un
agent de socialisation. Il exprime le plus haut degré de
l'imagination positive spéculative. « Il est d'autant plus alimenté que
nous imaginons plus d'hommes joints à Dieu par le même lien d'amour
(quo plures llOmines eodem amore vil1culo cum Deo jWlctos
imaginamur) ». (E. V.20). Il excède la seule socialisation positive de
l'intérêt et de sa représentation toujours plus ou moins
imaginative-imaginaire. Il grandit si nous l'imaginons partagé par
d'autres hommes et nous ne pouvons l'éprouver sans imaginer
immédiatement cette extension, sans former l'image d'une
communauté méta politique, voire impolitique. Dans l'ordre
politique, l'amour du bien public ne peut être séparé de l'espérance
en des récompenses accordées pour le respect des prescriptions
publiques, c'est-à-dire d'une passion utile pour produire
l'obéissance. Parvenu à ce niveau d'élaboration, l'amor erga Deum
interrompt de manière décisive la modalité principale de la vie
passionnelle, son inconstance structurelle, la jluctuatio animi. « Nous
pouvons en conclure que cet amour envers Dieu est la plus constante des
affections et qu'en tant qu'il se rapporte au corps il ne peut être détruit
qu'avec ce corps lui-même» (E. V. XX. Sc). Il est en quelque sorte
dans l'immanence même par-delà le cycle des réversibilités
passionnelles. Il peut en chaque occurrence passionnelle se
reproduire en sa singularité. Alors le perspectivisme éthique est
dépassé sur son propre plan d'immanence. S'il demeure vrai pour
la seule raison que le bien du loup peut être le mal de l'agneau, que
tous les points de vue propres aux modes sont relatifs à chaque
mode, désormais l'individu qui connaît et aime selon la science
intuitive et saisit chaque essence en son lien aux attributs-essences
de la substance peut d'une certaine manière aimer tout être pour
lui-même, quelle que soit la relation de convenance ou de
202 Spinoza ou ['autre (in)finitude

disconvenance avec cet être. Certes, pour l'individu qui affirme


ainsi sa puissance de connaître et d'aimer, tout ne se vaut pas. S'il
comprend qu'il n'a pas à demander que son appartenance à la
nature soit modelée selon des relations de filiation ou de parenté
ou des relations d'une similitude qui ferait de lui une image du
principe de l'être, il se sait comme puissance d'affirmation
singulière au sein du système des affirmations. Si un rôle est
réservé à l'imagination, il ne consiste pas à déterminer l'esprit de
l'homme comme imago Dei, mais à prendre l'habitude de former
l'image d'ordre et de lier tout élément de l'ordre ainsi imagé-
imaginé à l'idée devenue adéquate de Dieu. L'image s'est modifiée
en idée de mode. La découverte de l'être mode par le mode
l'individualise et le substantialise comme mode fini partie de la
substance infinie.

AMOUR INTELLECTUEL DE DIEU ET ACTUALISATION


ÉTERNELLE

Mettons entre parenthèses la relation de l'esprit au corps dont il


est l'idée et ne tenons plus compte de la durée de ce corps. En ce
cas, le même amor erga Deum se détermine comme amor
intellectualis Dei. Cet amour se réciproque avec l'expérience de
l'éternité qu'effectue l'esprit et qui est le propre de la connaissance
du troisième genre. Cette éternité ne doit pas être pensée selon
l'opinion commune des hommes qui « confondent l'étentité de l'esprit
avec la durée et l'attribuent à l'imagination ou à la mémoire qu'ils croient
subsister après la mort» (E. V. XXXIV et Sc.). Il ne s'agit donc pas de
la traditionnelle immortalité de l'âme, ni de la sempiternité (durée
infinie). Comment comprendre le passage d'un amour à l'autre?
Le premier, amor erga Deum, ne brise pas la corrélation identitaire
entre le corps et l'esprit, idée de ce corps, et il concerne tel corps
individuel pris en sa singularité. Il donne l'accès à la singularité qui
jusque là n'était donné que par l'imagination en la comprenant
dans son rapport à la productivité divine. Désormais, l'esprit ainsi
singularisé se comprend comme « idée donnée en Dieu qui exprime
['essence de SOI1 corps sous l'espèce de ['éternité ». (E. V.XXII). Il ne
peut être détruit en même temps que le corps, et si «de lui
demeure un aliquid aetenzum« (E V.XXIII), ce quelque chose n'a rien
à voir avec l'immortalité puisqu'il est identifié à «l'idée qui
Transition éthique infinie selon Spinoza 203

exprime l'essence du corps sous 11 espèce de l'éternité ». (E V. XXIII.


sc).
Cette idée est ainsi donnée nécessairement en Dieu en tant que
cause de l'essence et de l'existence du corps, essence qui doit être
conçue par le moyen de l'essence de Dieu (E. V. XXII. dem. ). Mais
cette idée se donne de même dans l'esprit humain en tant que cet
esprit est par essence idée du corps (E. V.XXIII. Dem.). L'esprit est
éternel en tant qu'il connaît en vérité l'essence du corps, c'est-à-dire
en tant qu'il connaît son propre corps et se connaît lui-même en
tant qu'il est en et par Dieu. « Notre esprit, dans la mesure où il se
connaît lui-même et co1lllaît le corps sous 11 espèce de 11 étenzité, a
nécessairement la collnaissance de Dieu et sait qu 1 il est en Dieu et se
conçoit par Dieu» (E. V. XXX). Ce qui est éternel est l'esprit en tant
que connaissance vraie. L'esprit a la connaissance vraie, 11 intuition
du rapport d'implication nécessaire entre Dieu et les modalités de
son propre être. Ou encore, dans le cas où l'esprit, idée du corps,
est connaissance vraie de l'essence du corps, ce par quoi celui-ci est
mode par lequel Dieu sous II attribut de l'étendue s'exprime sous
une forme déterminé, cet esprit est mode par lequel Dieu sous
11 attribut de la pensée Si exprime sous une forme déterminée
éternelle. La vérité est; elle ne dure pas. Si l'esprit humain est idée,
c'est-à-dire connaissance, il est éternel en tant qu'il produit des
connaissances vraies et aime sa propre productivité qu'il comprend
comme mode fini, partie de la productivité divine. L'amour
intellectuel de Dieu est la transformation de l'amour de Dieu en ce
qui avec lui slinverse le mouvement régressif-analytique de la
raison qui aboutissait d'abord à une connaissance systématique de
l'essence commune des corps et à celle de 11 attribut étendue. Le
mouvement slinverse désormais, et ce qui se présentait
phénoménalement comme transition dans la durée se détermine
comme déduction synthétique ou plutôt production de la
singularité des corps multiples et de leurs esprits-idées, y compris
celle du corps propre et de son esprit-idée. La transition se
convertit par changement de plan en déduction, c'est-à-dire plus
exactement en production éternelle des choses singulières et de
leurs rapports, sous leurs attributs, ces essences de la substance
divine.
L'amour intellectuel de Dieu est le versant affectuel de la
connaissance du troisième genre qui reçoit de lui sa force
204 Spinoza ou ['autre (in)finitude

propulsive et son efficace performative. «Du troisième genre de


connaissance naît 1lécessaireme1lt U11 amour intellectuel de Dieu. Car de
ce troisième genre de connaissance naît une joie qu'accompagne comme
cause l'idée de Dieu, c'est-à-dire l'amour de Dieu, 11011 en tant que nous
l'imaginons comme présent, mais en tant que nous concevons que Dieu
est étenzel, et c'est là ce que j'appelle amour intellectuel de Dieu» (E. V.
XXXII. Sc). La distinction des deux amours répète la distinction
entre les deux types d'actualité des modes. L'amor erga Deum est
l'amour de l'esprit qui naît de la connaissance de l'esprit par soi et
de ses affections, de l'idée du corps actuellement existant dans la
durée et l'espace, au sein des relations que le corps entretient avec
les autres corps et que l'esprit noue avec les autres esprits. L'amor
intellectualis Dei s'adresse à Dieu en tant qu'il naît de la
connaissance des choses (et donc de la connaissance du corps
propre) sub specie aetemitatis, c'est-à-dire des choses considérées
dans leur lien d'identité nécessaire avec Dieu. Il est la béatitude, la
joie qui naît de et qui s'identifie à la compréhension des
individualités qui ne cessent de se produire et de leurs lois de
production, compréhension qui inclut la singularité de chaque
esprit-idée d'un corps déterminé.
En ce sens, le thème religieux de la donation de l'existence peut
être reformulé et rectifié en termes de production modo-
substantielle. Le sage comprend l'amour intellectuel de Dieu
comme identique à l'amour par lequel Dieu s'aime lui-même.
« L'amour intellectuel de l'esprit est l'amour duquel Dieu s'aime lui-
même, 110n en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il peut s'expliquer par
l'essence de l'esprit humain, considéré sous l'espèce de l'éternité, c'est-à-
dire l'amour intellectuel de l'esprit envers Dieu est une partie de l'amour
infini duquel Dieu s'aime lui-même» (E. V. XXXVI). De même que
les esprits humains en tant qu'ils connaissent selon le troisième
genre de connaissance constituent tous ensemble l'entendement
éternel et infini de Dieu, de même l'union des amours qui
accompagnent cette forme de connaissance constitue l'amour
intellectuel infini de Dieu. A ce niveau, ce n'est plus le Dieu de la
tradition qui donne aux hommes la grâce d'exister, par une
donation-création. C'est le sage, porteur de l'amour intellectuel de
Dieu, qui fait grâce à la productivité divine de se manifester
comme amour passionnel et superstitieux de Dieu (du Dieu rector,
roi et législateur), qui lui par-donne en quelque sorte de produire
Transition éthique infinie selon Spinoza 205

les ignorants avec leurs représentations imaginaires d'une


imaginaire création-donation. Du même coup, le sage se pardonne
à lui-même d'être toujours menacé d'être cet ignorant suspendu au
don d'une existence non comprise dans sa productivité nécessaire.
Il est donné à lui-même comme capacité de produire la
connaissance vraie et de s'actualiser au sein du processus de la
réalité. Ce dernier est le seul à être autoproducteur en son tout,
mais il produit una simul des espaces de réelle productivité modale
dans la condition modale elle-même. Il produit des espaces où de
l'intérieur de la productivité modale celle-ci en l'un de ses modes
se comprend comme productivité modo-subtantielle.
On peut éclairer cela en recourant à la lettre 32 à Oldenburg de
1665 qui éclaire avec ironie la différence qui sépare le sage ... d'un
ver supposé vivre dans le sang. Ce ver, en effet, ne peut pas
dépasser le point de vue qui se représente le sang comme le tout de
la réalité. Le ver identifie imaginairement le sang à sa propre
réalité. Il est incapable de connaître le sang en ses parties, et a
fortiori il ne peut connaître la place du sang dans l'organisme
animal qui l'inclut, pas plus qu'il ne peut connaître la place des
organismes dans l'individu unique de la nature. Le sage est
simplement un ver intelligent supérieur. Un ver supposé
intelligent serait, en effet, capable de discerner par la vue les
corpuscules du sang, de la lymphe, d'observer comment chaque
partie, par le choc d'une autre partie, ou bien est repoussée, ou
bien communique une partie de son mouvement. Cet animal
vivrait dans le sang comme nous-mêmes vivons dans une partie de
l'univers. Il considérerait chacun des éléments du sang comme un
tout et non pas comme une partie. Il ne pourrait pas savoir
comment toutes les parties sont réglées par la nature globale du
sang et sont contraintes par cette nature à s'adapter les unes aux
autres de manière à s'accorder entre elles selon une certaine raison.
Le sage est un ver doté d'une intelligence supérieure en ce que
même s'il ne dispose pas de la connaissance de toutes les parties de
la nature et de leurs rapports, il sait que tout ce qui se manifeste
comme tout peut être considéré comme partie d'un tout articulé
supérieur, et ce jusqu'à l'idée limite d'un tout infini au- delà duquel
il n' y a rien. Le sage n'a pas une vue totale et immédiate de ce tout
dont il forme l'idée. Cependant sa vue perspective est une vue
intérieure sur la structure formelle du tout auquel il appartient et
206 Spinoza ou ['autre (in)finilude

dont il peut s'approprier les lois de constitution en se constituant


ainsi lui-même. Perspective et objectivité se réconcilient en raison
même de la nature de l'entendement humain comme partie d'un
entendement infini. «Par liaison des parties, j'entends donc
simplement le fait que les lois ou la nature de chaque partie s'accordent de
telle sorte aux lois ou à la nature de chaque autre partie qu'il ne saurait y
avoir de contradiction. En ce qui COllcenze le tout et les parties : je
considère les choses comme parties d'un certain tout, eH tant que chacune
d'entre elles s'adapte à toutes les autres, de telle sorte qu'elles sont toutes
entre elles, et dmls la mesure du possible, harmo1lieuses et concordantes;
mais en tant que ces choses s'opposent, chacune d'elles forme alors en
notre esprit une idée séparée, et doit être considérée non pas comme une
partie, mais comme un tout ». Conclusion: « Tous les corps de la nature
sont environnés par d'autres corps et sont ainsi déterminés par eux à
exister et agir d'ulle manière précise et déterminée, tandis que reste
constante, dans tous les corps, c'est-à-dire dans [' univers entier, la
quantité de mouvement et de repos. Il suit de là que tout corps, en tant
qu'il est soumis à certaines lois, doit être conçu comme une partie de
l'univers entier, doit s'accorder avec S011 tout et lui être conforme, et doit
enfin se rattacher aux autres parties; et puisque [' univers n'est pas,
comme le sang, limité, mais absolument infini, ses parties sont réglées
d'une infinité de "manières par la puissance infinie de cette nature et sont
obligées de subir une infinité de variations ». (Spinoza, 4, Paris, éd.
Appuhn.237).
La connaissance humaine est bien objective pour tous les
hommes, une fois dissipées les illusions perspectivistes-relativistes
qui sont enfermées dans un point de vue incapable de se décentrer.
Il est possible de dépasser le rapport d'abord imaginaire qui lie une
partie à ses touts d'appartenance, non dans le sens d'une
perspective uni-totale, mais sous un point de vue partiel autorisant
toutefois la possibilité de saisir le rapport parties-tout. en le
rectifiant. Cette connaissance est simultanément l'amour que
chaque partie intelligente peut éprouver pour elle-mênle comme
partie et comme tout. La science est donc possible comme telle, et,
comme telle, elle est agent d'action libératrice car elle s'identifie à
l'amour du savant pour la réalité en lui et hors de lui. L'amour est
promotion d'être. Appuyée sur l'intelligence des relations
communes qui rendent possible la saisie des rapports de
convenance, la science-action spinozienne entend briser le vieil
interdit d'Aristote jeté sur la connaissance du singulier. Elle est
Transition éthique infinie selon Spinoza 207

science des res singulares et de nous-mêmes comme res singularis.


Nous découvrons que l'ordre qui nous produit nous produit
simultanément comme partiellement producteurs de la condition
qui nous est d'abord donnée comme produite sans nous. Cette
production est production d'un monde naturel-humain et amour
de ce monde que nous produisons partiellement, amour de ce qui
fait être l'univers et en cet univers fait être notre monde, c'est-à-
dire Dieu. Tous ces amours sont enveloppés dans le même amour
de nous-mêmes et ne nous demandent aucun sacrifice inutile. De
manière générale, l'amour spinozien n'est pas l'amor fati des
stoïciens qui se résout en obéissance résignée aux lois coercitives
de la nature. Spinoza ne dit pas « c'est ainsi, il n'y a rien à faire» ou
« tout arrive comme il est prescrit ». Aimer l'ordre de l'univers est
la tâche philosophique la plus difficile. Aimer est toujours se
modifier, transformer partiellement un rapport de passivité
dominante à l'égard de ce qui nous produit en nous sans nous et
hors de nous, passer à ce qui nous produit en se produisant et nous
produit comme rapport actif à la production de notre propre
réalité et de ses conditions proches. C'est l'amour qui nous ouvre à
la connaissance et se constitue comme connaissance, c'est lui qui
nous révèle que la connaissance est action modificatrice de soi et
du monde sous certaines conditions et dans certaines limites.
C'est l'amour intellectuel de Dieu qui montre que l'Ethique
spinozienne se situe par-delà les relations spéculaires de la
maîtrise et de la servitude. La liberté du sage n'est plus celle du
maître d'esclaves; elle n'est pas davantage l'empire de la loi
politique obéie d'un coeur consentant par une multitude vivant
selon la règle formelle de justice et de charité chère au T. T.P. Le
sage déteste les esclaves et l'esclavage, surtout s'il est volontaire,
mais il ne vise pas à occuper la place du maître. L'ordre de la
maîtrise -dominium- est un élément de la politique, un simple
élément en débat permanent avec l'exigence démocratique. Mais il
ne concerne pas la connaissance et l'action éthique que celle-ci
permet. Le sage est un amant, un ami des lois qu'il reproduit en sa
connaissance; et les lois qu'il suit sont des lois d'autonomie,
anarchiques en un sens; ce sont les lois immanentes de son propre
processus d'affirmation singulière dans la connaissance infiniment
ouverte des choses singulières. La science de Dieu et des choses
singulières est une science aimante, amante, amie des choses
208 Spinoza ou l'autre (in)finitude

particulières, même lorsqu'elle découvre leur éloignement ou leur


hostilité à l'égard des hommes, même lorsqu'elle enseigne que nul
Dieu ne nous veut ni ne nous aime, comme pourrait nous vouloir
ou nous aimer un père ou un législateur. Toutes ces figures sont
nécessaires en leur ordre, mais insuffisantes pour le «salut»
éthique parfait. Alors, la formule évangélique ou .plutôt
paulinienne selon laquelle il n'y aura plus de maîtres ni d'esclaves
deviendra vraie. Même si le salut éthique est réservé à une
minorité ou une élite, celle-ci est ouverte sur une exigence
d'universalité dont la démocratie constitue le schème sur le plan
politique.

EN GUISE DE CONCLUSION: SUR LA FONCTION


MÉDIATRICE DE LA RAISON

Si la transition éthique s'effectue phénoménalement en deux


phases situées sur le même plan d'immanence, de la connaissance
du premier genre et du mode de vie qui lui correspond à celle du
second geme et à son mode de vie, et de celle-ci à la science
intuitive ou connaissance du troisième geme, cette seconde phase
est originale en ce que ces deux termes, raison et science intuitive,
sont tous deux des connaissances vraies et adéquates. La
différence est une différence d'objet, elle est celle qui sépare la
notion commune de l'essence singulière. La raison est décisive
pour assurer la critique de la confusion et de la mutilation de
l'irréductible connaissance imaginative. Mais elle est en déficit de
concrétude et de singularité par rapport à cette dernière. Seule la
science intuitive avec l'amour de Dieu qui la caractérise restitue la
singularité en son lien aux structures communes de la réalité et au
principe substantiel même. La raison est davantage instance de
transition que ne l'est la science intuitive. Celle-ci se révèle
dépourvue de tout rapport à un autre terme vers lequel il lui
faudrait transiter. Elle se constitue comme la reproduction de son
actualisation, une fois qu'elle a compris que son acte est le
fondement, le présupposé effectif de la raison et de ses objets. Ce
n'est qu'en présupposant la science intuitive que nous sommes en
mesure de connaître les choses par la raison. La transition ne
Transition éthique infinie selon Spinoza 209

s'accomplit que pour s'effacer, ou plutôt elle est indéfinie,


interminable, comme est éternelle la fruition de notre essence
singulière.
Chapitre 9

POÏÉTIQUE ET MODÈLE DE L'ACCOMPLISSEMENT


HUMAIN

Le fruit que j'ai retiré de mon pouvoir naturel de connaître,


sans jamais l'avoir trouvé une seule fois en défaut, a fait de moi
un llOmme heureux. J'en jouis, en effet, et tâclze à traverser la vie
non dans la tristesse et les pleurs, mais dans la tranquillité d'âme,
la joie, et la gaieté, et m'élève ainsi d'un degré" (lettre XXI. 28
janvier 1665)

L'entreprise « éthique» de l'Éthique commence par une critique


des illusions de la conscience subjective, de sa prétention à être le
centre du monde, de sa croyance en son pouvoir imaginaire
comme libre volonté constituante. Elle s'achève dans l'affirmation
de la puissance de l'essence singulière de l'individu humain qui
aura réussi à connaître quelque chose de la nature de son corps
singulier, de celle des autres corps et de son esprit singulier, dans
une stratégie de l'individuation qui est simultanément socialisation
et universalisation. Du sujet conscient de son expérience confuse et
mutilée, mais inconscient de sa propre ignorance qui le conduit à
se faire empire dans un empire, jusqu'à l'individu transindividuel
muni du savoir minimal et inachevé de sa constitution psycho-
logique et de celle des corps de la nature, tel est le parcours où la
subjectivation active est corrélative de la construction d'un réseau
relationnel universalisant. Ce parcours passe par une phase
médiane où celui qui n'est plus un sujet maître illusoire de sa
volonté n'est pas encore l'individu singularisé et universalisé qu'est
le sage, se subjective autour de la figure impersonnelle et idéale de
212 Spinoza ou ['autre (in)finitude

l'homme libre et se construit sur le « modèle de nature humaine»


qu'il a lui-même formé.
«Désirant fonner une idée de l'homme qui soit comme Uli modèle de
la nature humaine que nous aurions à visiollner il flOUS sera utile de
conserver ces vocables dans le sens que j'ai dit. l'entendrai dOllC par bou
dans ce qui va suivre ce que nous saV01lS avec certitude qui est Ull moyen
de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humai1le que
nous nous proposons. Par mauvais, au contraire, ce que nous savons avec
certitude qui nous empêche de reproduire ce modèle ». Cette décision de
la préface de Éthique IV fait problème dans la mesure où elle paraît
valider une notion qui relève de la logique de l'imaginaire
métaphysique, celle de modèle. Comment Spinoza la justifie-t-il?
Quelle est sa place dans la constitution d'une individuation éthique
qui exige la critique des illusions de la subjectivité?

L'IMAGINAIRE DU MODÈLE ET SON EFFICACE MÉTAPHYSIQUE

Ce que Spinoza lui-même nomme sa philosophie se construit


dans et par une critique qui est une genèse déconstructive de la
problématique et des concepts de la métaphysique. La notion de
modèle est une notion centrale et un opérateur de l'imaginaire
métaphysique. En effet, du point de vue de la substance et de sa
sui-causalité, il nous est demandé avant tout de nous décentrer de
notre propre perspective immédiate sur la nature des choses,
d'opérer la critique des représentations anthropomorphiques de
notre imagination. La première partie de l'Éthique, le De Deo, nous
montre comment faire l'effort inouï de penser la nature des choses
du point de vue de la nature des choses mêmes, c'est-à-dire de
cette «chose» qu'est le processus de la production des choses
singulières. La première leçon de philosophie est une leçon de
chose, non pas de la chose en soi sujet d'une production qui se
modèlerait sur le modèle d'un sujet artisan se donnant un modèle
de son agir à partir des réalisations déjà faites, mais de « chose »,
du réel saisi en sa neutralité et son indifférence à l'égard de toutes
les choses qui s'effectuent en lui. L'action de la substance est celle
d'un laisser se produire une infinité de choses en une infinité de
modes, et ce laisser se produire est pour ces choses leur affirmation
et leur limitation réciproque. Il s'identifie avec l'ordre éternel, le
système des lois éternelles, qui détermine la production des
Poïétique de l'accomplissement humain 213

essences éternelles des choses singulières. Celles-ci doivent


rencontrer à un moment donné dans leur existence durative la
cause extérieure de leur disparition. La notion de modèle ne
concerne que certains modes finis, non le tout substantiel de l'être.
Elle relève alors d'un point de vue que ces modes peuvent prendre
sur eux-mêmes, mais ce point de vue doit être constamment
rectifié par la prise en compte de l'appartenance de ces modes à la
nature totale des choses. La notion de modèle est relationnelle; elle
est intra-modale, non substantielle. Elle ne peut, en effet, faire
l'objet de quelque attribution que ce soit par projection de
propriété modale à la substance, à la nature naturante, sous peine
de tomber sous le coup de la dénonciation spinozienne de l'illusion
finaliste.
La notion de modèle renvoie originairement à l'expérience
humaine de la production, ou poièsis, qui est une expérience
déterminée et limitée aux seuls hommes. Elle n'a de sens univoque
que pour cette expérience modale régionale, et il ne convient pas
de l'ériger en notion générale valant pour la nature des choses
pensée en son en soi. Les hommes ont le pouvoir de produire des
objets utiles en transformant selon certains procédés les choses de
la nature en fonction de leurs besoins. Ils peuvent juger de la
conformité des moyens dont ils disposent à la fin qu'ils visent en se
représentant une forme préalable à la production visée - par
exemple un édifice - : c'est cette forme qui est le modèle ou
exemplar et elle inclut en elle le plan des opérations nécessaires à la
production déterminée de l'édifice. Cette expérience de la poièsis
contient et légitime tout à la fois un jugement de perfection ou
d'imperfection: le produit est parfait ou imparfait selon qu'il est
conforme ou non à ce modèle dont il lui faut se rapprocher. Ce
jugement d'évaluation pragmatique est objectif en ce qu'il se réfère
à des conditions effectives que chacun peut constater et reproduire.
Mais cette objectivité est limitée en ce qu'il n'est nullement question
de connaître en profondeur les choses intervenant dans cette
fabrication. Il suffit de connaître le plan réalisé dans une première
opération productive et de lui comparer les édifices construits par
la suite. Ceux-ci sont conformes ou non à ce plan devenu image de
comparaison, mais cette conformité pas avec un jugement portant
sur la chose en elle-même. Il s'agit d'une relation, toujours
approchée par ailleurs, de copie à modèle qui ne prétend pas se
214 Spinoza ou ['autre (in)finitude

poser en jugement de la chose même. La chose est parfaite ou non


au sein de cette relation qu'elle ne saurait hypostasier en relation
exclusive. Or, il y a un imaginaire de la poièsis, une poétique
fantastique de l'art poétique-artisanal. Cet imaginaire consiste à
décrocher la notion de modèle de sa sphère humaine de validité et
à imaginer que la nature en sa totalité se règle sur l'art humain et se
donne des modèles généraux à imiter en ses propres produits. Le
modèle projette sur la nature des choses en sa totalité et en son
universalité la structure d'une expérience modale, régionale et
particulière. On compare les choses naturelles qui ne sont pas le
produit de l'art à des modèles généraux issus de cette sphère et on
postule une perfection ou imperfection des choses de la nature en
fonction de leur conformité à ces modèles devenus des valeurs en
soi. L'imaginaire du modèle s'inscrit dans le délire finaliste qui fait
de la nature une technique, un art surnaturel propre à un artisan
divin. Un mode d'imaginer issu d'une expérience pratique modale-
humaine, la technique poîétique, devient un déterminant
constitutif de la nature des choses identifié à la poièse d'un artisan
ou poète superlatif. La nature se voit assimilée à un opifex maximus.
La préface de Éthique IV récuse l'exemplarité comme catégorie
ontologique. «Il ne paraît pas qu'il y eut d'autre raisol1 pourquoi 1'011
nomme parfaites ou imparfaites les choses de la nature, c'est-à-dire 110n
faites par la main de l'homme; les hommes, en effet, ont accoutumé de
former tant des choses naturelles que des produits de leur art propre, des
idées générales qu'ils tiennent pour des modèles; ils croient que la nature
elle-même y a égard (suivant leur opinion elle n'agit jamais que pour une
fin) et se les propose comme modèles ». On ne peut prédiquer de la
nature saisie en son dynamisme autoproducteur nulle valeur de
perfection ou imperfection. La notion de modèle n'a de validité
univoque que dans le cas particulier où l'on connaît la pensée de
l'artisan, son intention de produire telle oeuvre pour satisfaire tel
besoin, où l'on peut comparer l'oeuvre produite avec le but visé, et
déterminer la convenance entre résultat et visée. Hors de cette
comparaison, la notion de modèle se prête à une exploitation
imaginative qui appartient au délire finaliste propre à la
superstition. Toutes les choses de la nature sont supposées être
formées à partir d'idées générales qui sont des modèles réglant
leur production. Le passage à la limite de la pratique poïétique du
modèle technique est à l'origine des normes générales de
Poïétique de l'accomplissement humain 215

perfection et d'imperfection; il interdit la vera cognitio rerum


puisque désormais il suffit de comparer la ressemblance de ces
choses à leur modèle pour les connaître selon cette seule relation,
et de confondre ainsi la connaissance de l'essence des choses avec
l'existence de jugements de valeur dotés d'une efficacité technico-
productive limitée, mais hyperbolisée. Des modes d'évaluation qui
sont effectifs en tant que liés à des schèmes opératoires limités sont
promus au rang de concepts adéquats. Des modes d'imaginer
produisent des êtres fictifs, des fictions que lIon réalise: des modes
dl accomplissements du désir se prennent pour les composants
essentiels de la réalité. Notre poiéticité naturelle devient la mesure
de la réalité alignée sur la croyance en des degrés de perfection et
dl imperfection ontologique. «Les hommes ont accoutumé de former
tant des choses naturelles que des produits de leur propre art des idées
générales qu 1 ils tiennent pour des modèles. Ils croient que la nature y a
égard (suivant leur opinion elle nI agit jamais que pour une fin) et se les
propose comme modèles ». Il faut donc opposer à ce finalisme techno-
poïétique la causalité neutre de « chose », asubjective et
atéléologique, que lIon peut nommer la nature. « La Nature nI agit
pas pour une fin, cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la
Nature, agit avec la même nécessité qu'il existe. Car la même nécessité de
nature par laquelle il existe est celle aussi par laquelle il agit. Do1U_~ la
raison ou la cause pourquoi Dieu ou la Nature agit et pourquoi il existe
est une et toujours la même. N'existant pour aucune fil1, il n'agit donc
aussi pour aucune; et comme SOI1 existence, SOI1 action aussi nI a lli
principe ni fin (ut ergo nullius finis causa existit, llullius etiam finis
causa agit; sed ut existendi, sic et agendi prillcipium, vel finem, habet
l1ullum Il (E.IV. Pref). Jamais Spinoza nIa écrit de texte plus radical
sur II absence ou le rien de principe, sur le néant de la fin en l'agir
de chose. « Chose» n'agit et n'est en vue de rien, «chose» agit, est
sans principe: anarchie de et du principe.

LA PLURALITÉ INCONSTRUCTIBLE DES MODÈLES MORAUX


ET LA DIVISION DU SUJET

Sur le plan moral commun, l'imaginaire métaphysique du


modèle s'explicite comme imaginaire axiologique des normes
absolues du Bien et du Mal. L'anarchie du et de principe se
détermine comme amoralisme : chose-nature ne prescrit rien, ne
216 Spinoza ou ['autre (in)finitude

pose aucune norme absolue sur laquelle les choses devraient se


modeler. La morale est régionale, modale; elle importe pour les
choses singulières qui sont et existent en et par « chose». Elle est
leur mode d'être et d'agir comme choses. L'éthique est l'agir local et
le mode de comportement régional des choses. Chose quant à soi
est an-éthique. « Quant au bOll et au mauvais, ils n'indiquent également
rien de positif dans les choses, considérées du moins en elles-mêmes, et ne
sont rien d'autre que des modes de penser ou des notions (modos
cogitandi seu llotiones) que llOUS fonnolls parce que nous comparons les
choses entre elles ». Mais cette expérience de la production de
normes imaginées comme bonnes ou mauvaises pour nous et
fétichisées comme le Bien et le Mal n'est pas rien; elle doit être
reconstruite génétiquement et expliquée en son immanence. C'est
dans cette fétichisation que les hommes soumis aux passions se
forment et forment leur moi subjectif; ils le forgent comme fiction.
Éthique III opère la genèse des modèles moraux imaginaires en
même temps qu'elle nous fait assister à la genèse de la subjectivité
comme fiction corrélative de ces modèles.
Le désir est l'essence de l'homme, et il se détermine et se
singularise dans une fluctuation permanente entre affects de joie et
affects de tristesse. Nous désirons chacun de nous ce que nous
imaginons nous affecter de joie et nous prenons en aversion ce que
nous imaginons nous affecter de tristesse. Nous tentons de
reproduire les situations positives comme autant de situations
exemplaires dotées d'une valeur en soi, et nous nous imaginons
être constitués d'un pouvoir de décision permettant cette
reproduction. Notre moi s'imagine comme cause de cette
reproduction, comme moi intelligible, cause souveraine et libre, au
moment même où il est pris, transi en des transitions inverses qui
démentent l'objectivité imaginaire de ce qui est désiré comme le
Bien. Le Moi peut se prescrire de suivre ce qui lui paraît être bon et
se poser comme libre faculté de choix réglée par ce Bien. Mais ce
pouvoir de se fixer sur un meilleur (toujours imaginé et plus ou
moins imaginaire) expérimente immédiatement son instabilité. En
laissant de côté l'inévitable oscillation singulière entre biens
imaginés qui peuvent se contredire d'individu à individu et pour le
même individu, chaque individu expérimente le fait que voyant le
meilleur il fait le pire. Le modèle non seulement est affecté
d'indétermination, mais il ne peut régler dans la pratique le
Poïétique de l'accomplissement humain 217

comportement supposé le réaliser. Le moi se pose un idéal du moi


inaccessible et se scinde par rapport à lui : il vit ainsi son
impuissance dans l'ignorance à la fois des processus qui rendent
compte de la genèse du modèle et de ceux qui le portent à
s'imaginer qu'il est pouvoir de réalisation de ce modèle. Le « video
meliora/ de te rio ra sequo»/ plusieurs fois rappelé par Spinoza
(Préfaces de E. III et IV.) désigne la modalité de la subjectivité
morale en tant qu'elle est soumise aux passions et à leur servitude.
Les valeurs sont d'autant plus posées comme des exemplaria
qu'elles sont en fait contradictoires et instables. La subjectivité qui
les forme est l'effet d'un mécanisme qu'elle-même ignore et qui la
conduit à se diviser en un moi intelligible qui veut se régler sur ces
valeurs-modèles et un moi empirique livré à l'automatisme de
choix contraires réfléchissant notre soumission à des affects
contraires. «L' expérien ce enseigne plus que suffisammen t qu'il n'est
rien que les hommes n'aient moins en leur pouvoir que leur langue et rien
qu'ils puissent moins maîtriser que leurs appétits. j. ..j Mais à vrai dire/ si
d'expérience ils ne savaient que nous faisons plus d'une chose dont nous
nous repentons ensuite/ et/ que souvent quand nous sommes en proie à
des affects contraires/ nous voyons le meilleur et nous faisons le pire/ rien
n'empêcherait qu'ils croient que nous faisons tout librement ». (E .III.
Pref). La servitude humaine se manifeste dans la production
nécessaire de modèles aussi impératifs et absolus dans leur
présupposée objectivité (l'absolu du modèle comme forme-modèle)
qu'inconstants et incertains dans leur contenu. Elle s'expérimente
dans la constitution corrélative d'un moi qui se veut principe
intelligible et maître de ses choix, alors qu'il se divise d'avec lui-
même en se révélant incapable de suivre le modèle jugé le
meilleur. L'expérience passionnelle du modèle moral est celle de
l'éclatement effectif des modèles sous l'apparence unitaire de la
forme-modèle, et en même temps elle est celle de la distance
constitutive de la subjectivité morale qui sépare le moi idéal visé et
le moi empirique qui n'est rien d'autre que l'effectivité de ses
pratiques contradictoires quoi qu'il puisse en dire solis verbis.
Connaissance, volonté et action, en effet, sont une seule et même
chose. La modalité sous laquelle chacun connaît, découvre et
évalue le monde s'identifie à la conduite pratique que chacun suit
dans sa volonté qui se réduit à son action. Elle ne se révèle pas
dans ce que chacun dit de ce monde et de son moi, elle n' a pas
218 Spinoza olll'alltre (in)finitllde

pour mesure les seules paroles où s'énoncent le moi idéal et ses


modèles de comportement. « L 'homme ivre, ensuite, croit que c'est par
un libre décret de l'esprit qu'il dit ce que redevenu sobre il voudrait avoir
tu ». (E. III. Pref).

L'OMBRE DU NIHILISME É'mIQUE ET L'AUTODISSOLUTION DU


MODÈLE MORAL PASSIONNEL

Existe-t-il néanmoins du bon et du mauvais pour tous les


hommes, pour la nature humaine? Les hommes en leur singularité
sont-ils condamnés à fluctuer et à fluer entre plusieurs objets de
désir et à développer une pluralité irréductible de modèles, sans
d'ailleurs pouvoir effectivement s'en tenir à l'observance ferme
d'un seul? La subjectivation semble éclater dans le plus total des
relativismes. C'est ce qu'objecte à Spinoza un de ses
correspondants, ce chrétien cartésien qu'est Blyenbergh. Si le
meilleur que désire chacun se modèle sur des comportements aussi
contradictoires que ceux qui produisent pour oeuvres des crimes
ou au contraire des actions vertueuses, si la même nécessité
s'actualise en chaque moment présent de manière à actualiser
l'idée-volition singulière qui est tout ce qu'elle est en ce moment,
comment éviter alors l'éclatement des modes de subjectivation et
des modèles dans une sorte d'amoralisme quiétiste? « Suivant votre
opinion », interroge Blyenbergh, « n'appartient à l'essence d'une chose
que ce qu'au moment considéré (eo tempore) on perçoit qui est en elle.
Ainsi, quand le désir du plaisir me possède, ce désir appartiellt à ce
moment-là à mon essence, et s'il ne me possède pas au temps où je ne
désire plus le plaisir, c'est ce flan-désir qui appartient à mon essence. Il
suit de là infailliblement qu'au regard de Dieu je suis aussi parfait dans
mes oeuvres,> quand le désir du plaisir me tient que quand il ne me tient
pas (mes oeuvres ne diffèrent en ces deux cas qu'en degré); quand je
commets des crimes de tout genre aussi bien que quand je pratique la
vertu et la justice. A mon essence à ce moment en effet n'appartient rien
de plus que ce qui détennine mon acte ». Et la conclusion suit: « Je ne
puis trouver en vos écrits aucune règle suivant laquelle une chose soit dite
plus parfaite ou moins parfaite, sinon que sa perfection se mesure à
l'essence qu'elle possède. Si telle est la mesure de la perfection, les crimes
sont au regard de Dieu et pour lui aussi agréables que les oeuvres des
hommes justes; car Dieu, agissant en tant que Dieu, veut ces choses de la
Poïétique de l'accomplissement humain 219

même manière puisqu 1elles découlent également de son décret, et ainsi


elles sont équivalentes au regard de Dieu ». (Spinoza. Œuvres 4. 1966.
Lettre XXII. 214-215).
Blyenbergh raisonne en maintenant II idée du Dieu sujet et
personne morale de la théologie chrétienne que Spinoza
déconstruit comme fiction finaliste. Il demeure que sur un point il
a saisi la hardiesse impavide de l'analyse spinozienne développée
dans la lettre XXI et confirmée dans la lettre réponse XXITI (ainsi que
dans la lettre LXXVIIII à Oldenburg du 6 février 1676, onze ans
plus tard). Du point de vue de l'être, de « chose », il ne peut y avoir
de modèle absolu de vie. Si les choses tendent à accroître leur
propre être et si ces choses conscientes subjectivement que sont les
hommes le font en généralisant en modèle des schèmes de
comportement obtenus après comparaison, chaque chose est au
moment actuel considéré, eo tempore, tout ce qu'elle est, tout ce
qu'elle a réalisé en fonction des lois de sa nature actualisées à ce
moment. Ce que les choses sont inclut la distance-différence entre
le modèle idéal visé verbis solis et le modèle réel qui est celui
effectivement pratiqué. Le modèle imaginé-imaginaire fait partie
avec sa logique du video meliora deterioraque sequor de cette
actualisation eo tempore qui en ce moment ne peut pas être autre
que ce qu'elle est. Le bien que chacun suit, le modèle qu'il forme et
qui se divise en modèle idéal visé et modèle ou pratique effective,
dépend en dernière instance de ce que chacun en tant qu'il a un
esprit, idée de son corps existant en acte, «s'efforce autant qu'il
peut d'imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d'agir du
corps ». (E. III. XII). La détermination de ce qui aide la puissance
d'agir du corps ne peut être donnée de manière univoquement et
immédiatement objective ou rationnelle. Elle est toujours
surdéterminée par une recognition imaginative-imaginaire.
Chacun fait ce qui lui apparaît bon de faire selon son désir
conscient ou sa conscience désirante, son appétit: il est déterminé à
juger de manière (imaginairement) souveraine de ce que sont le
bien ou le mal pour lui en fonction de sa nature telle qu'elle
Si actualise en ce moment de la durée, non à tel autre moment

passé. Il agit en fonction de l'idée de ce moment-là qui est tout ce


qu'elle est et qui simplement est.
Rien ne manque alors à cette chose sinon par comparaison avec
une autre chose, ou avec la même chose comparée à ce qu'elle était
220 Spinoza ou [' autre (in)finitude

à un autre moment antérieur. «Quand nous considérons la nature


d'un homme qui est dominé par WI appétit bassement sensuel, et que
nous comparons cet appétit présent ell lui à celui qui à un autre moment
se trouve dans les hommes de bien, ou celui qui à un autre moment s'est
trouvé en lui, nous affirmons que cet homme est privé d'un appétit
meilleur parce que nous croyons que mieux vaudrait pour lui l'appétit de
la vertu. Nous ne pouvons juger ainsi quand nous avons égard à la
nature du décret et de l'entendement divin: car, relativement à elle, cet
appétit meilleur 11' appartient pas plus à l'instant considéré, à la nature de
cet homme qu'à celle du diable ou de la pierre ». ( Lettre XXI. Spinoza.
Œuvres 4. 1966. 206). Chaque individu humain se subjective dans
la série des idées-volitions singulières en fonction d'un schème de
comportement qui se produit avec la singularité de ses
investissements objectaux. Ceux-ci ne préexistent pas à leur
actualisation. La loi qui les règle devient de plus en plus
contraignante dans le cours de cette actualisation si ne s'opèrent
pas des rencontres permettant une modification de ces
investissements et donc de cette loi. Le moi est effet et il s'actualise
dans la série de ces investissements auxquels il ne préexiste pas en
tant que substance donnée. Le scepticisme de Hume n'est pas loin.
Spinoza ne recule pas devant les conséquences de sa thèse, et
elles sont scandaleuses pour les tenants des modèles moraux
objectifs absolus. En effet, dans cette perspective
fondamentalement relative, Néron - ou Hitler et Staline - est aussi
parfait qu'il peut l'être du point de vue de Dieu-chose parce qu'il
est tout simplement: il est de fait cette chose particulière qu'il est
pour l'être devenue et dont il faut expliquer causalement la loi de
comportement. Le matricide que Néron a commis n'est pas un mal
pour lui en ce que de son point de vue cet acte est visé comme
exigé par ce que lui Néron estimait être son bien. Ce crime est un
mal pour nous qui avons développé notre désir au point où nous
pouvons saisir ce qui en cet acte posé exprime des caractères
propres à Néron mais qui n'expriment rien d'une essence positive.
Ce crime est aussi un mal pour la société dont il détruit l'ordre.
Nous estimons un malle matricide perpétré par Néron parce que
nous présupposons en Néron l'essence d'une chose dont l'existence
en lui aurait permis de déterminer comme un mal le matricide, à
savoir l'amour filial. Si Néron avait pu développer en son essence
les germes de l'amour filial il n'aurait pas tué Agrippine. Or, il se
trouve eo tempore que tel n'est pas le cas. Néron n'a pas subjectivé,
Poiëtique de l'accomplissement humain 221

singularisé en lui le point de vue qui seul fait de ce matricide un


crime horrible pour nous et pour la société, llexistence effective de
l'amour filial. Si la nature ou essence humaine se décrit par la
propriété de llamour filial, Néron n'a pas cette nature humaine ou
essence positive en son intégralité; il n'a pu s'assigner cette place
de fils aimant. De ce point de vue, son essence telle qu'elle s'est
actualisée n'exprime rien de positif sinon la négation de cette
propriété caractéristique. «Le matricide de Néron en tant qu'il
contient quelque chose de positif n'était pas un crime; Oreste a pu
accomplir un acte qui extérieurement est le même, et avoir en même temps
11 intention de tuer sa mère, sans mériter la même accusation que Néron.
Quel est donc le crime de Néron? Il consiste uniquement en ce que, dans
son acte, Néron s'est montré ingrat, impitoyable, et insoumis. Aucun de
ces caractères n'exprime quoi que ce soit d'une essence et, par suite, Dieu
n'en est pas cause, bien qu'il le soit de l'acte et de l'intention de Néron ».
(lettre XXIII.1966. 219). Le réalisme confine ici au scepticisme et à
l'amoralisme. Et pourtant.. ..

LA LÉGmMITÉ ÉTHIQUE DU MODÈLE DE LA NATURE HUMAINE

Et pourtant Spinoza ne soutient pas le relativisme amoral


sceptique, mais un relationnisme éthique positif. Nous ne passons
par le point de vue de « chose» que pour comprendre sans illusion
ce qu'il en est des choses singulières et de ces choses singulières,
que nous sommes, nous les individus humains, comme le précise le
court texte qui introduit Éthique II : «l'en viens maintenant à
expliquer ce qui a dû suivre nécessairement de l'essence de Dieu';.'; Non,
certes tout ce qui en a dû suivre/.. ./, mais seulement les connaissances des
choses qui peuvent nous conduire, comme par la main, à la connaissance
de l'esprit humain et de sa suprême béatitude ». Transeo jam ad ... Cette
transition implique l'enchaînement de la théorie de la nature de
llhomme à celle de ses modes de connaissance, des mécanismes de
ses passions individuelles et collectives et de la servitude humaine.
Elle ménage à son tour une seconde inflexion, obtenue par une
recentration de llobjectif de la lunette philosophique, lorsque
s'opère le tournant que constitue la fin de Éthique IV présentant le
tableau de la vie des hommes libres (propositions LXV-LXXIII).
C'est ce qu'anticipe la préface de Éthique IV : «Nam quia ideam
lzominis tallquanz naturae humanae exemplar, quod intueamur, formare
222 Spinoza ou ['autre (in)finitude

cupimus ». Le point de vue des choses particulières que nous


sommes implique que nous désirons nécessairement et
légitimement, sans rechuter dans l'imaginaire du modèle
métaphysique-axiologique, former une idée de l'homme à titre de
modèle de la nature humaine, modèle que nous tenons en vue, ou
visionnons. Le point de vue de l'homme passe par la formation de
ce modèle dont il faut garder la vue. L'exemplar est le point de vue
du point de vue précédent, son intégration et sa rectification
proprement éthique.
L'usage de ce modèle est réglé, contrôlé; il s'inscrit dans une
perspective d'autorectification permanente fondée sur la
connaissance de ce qui menace de donner aux notions de bon et de
mauvais pour l'homme un contenu illusoire et confus. Ces notions
sont relationnelles, et en un certain sens relatives. Elles connotent
des opérations de comparaison pour stabiliser les transitions
affectuelles positives dans notre capacité d'affecter et d'être affecté,
de développer notre puissance d'agir et de penser en produisant
des affects joyeux. Il devient alors urgent de former les linéaments
du projet de libération à partir de ses conditions données, en nous
prémunissant par avance de toute absolutisation ou fétichisation
du modèle.
Voilà pourquoi Spinoza ajoute, après avoir réintroduit la notion
d'exemplar naturae humanae, la règle de précaution suivante : «Il
nous sera utile de COl1se17Jer ces tenues /bon-mauvais/ dans le sens que j'ai
dit ». Les notions de bien et de mal, de bon et de mauvais, ne
peuvent être séparées du plan d'immanence où vit et se développe
le mode humain. Elles ne renvoient à aucun idéal transcendant
situé au-delà de notre vie. Le modèle figure le tableau de marche
du conatus humain, du désir, saisi à la pointe extrême des
dispositions qui le caractérisent. Il est une représentation plastique
à fonction opératoire qui recueille les points décisifs définissant la
figure de l'état le meilleur auquel peut conduire la transition qui
exprime notre désir le plus profond, celui de vivre au meilleur de
notre capacité d'agir et de penser, dans les conditions optimales
pour l'accomplissement de notre puissance de chose singulière
humaine, c'est-à-dire abstraction faite de la puissance des causes
extérieures. Il est une sorte de schème pratique où l'imagination du
meilleur est au service de la raison.
Poiëtique de ['accomplissement lzumain 223

La raison peut ainsi mobiliser à son service la force de


l'imaginaire sans sombrer dans l'utopie. Elle peut former l'image
raisonnée d'un moi idéal-réel à la portée du moi empirique, ou
plutôt capable de dépasser cette dualité et de surmonter en
principe la scission entre l'un et l'autre, scission qui définit la
subjectivité en sa première forme. Le modèle rend possible un
mode de subjectivation qui neutralise le mode passionnel de
subjectivation où l'illusion de toute-puissance du moi était le
double spéculaire de son impuissance à réaliser des modèles aussi
confus qu'imaginaires. Que ce modèle atteste la prégnance de
l'imagination et donc de l'intrication modale de la puissance et de
l'impuissance, Spinoza le donne à comprendre . Le modèle sert à
des hommes pris dans l'imaginaire et soumis aux passions; il sert à
rendre présent à leur esprit par une image opérationnelle l'espace
de la transition éthique, d'une fluctuation tendancellement
positive. Si les hommes naissaient libres, ils ne seraient pas soumis,
en effet, à la nécessité de former un tel modèle. «Si les hommes
naissaie1lt libres, ils ne formeraient aucun concept du bien et du mal,
aussi longtemps qu'ils seraient libres ». (E. IV. LXVIII). Comme le dit
Alexandre Matheron (1994), ce modèle est un outil pragmatique
élaboré de manière contrefactuelle qui permet de visualiser ce que
peut actualiser notre conatus en développant toute sa puissance
d'agir, en ne tenant pas compte de la toute-puissance de
l'extériorité qui le conditionne en son existence temporelle.
Ainsi se trouve réhabilitée l'idée d'une possibilité dynamique
accomplissant la force originaire des conatus. A chaque moment
actuel, eo tempore, le conatus de chaque individu singulier n'a pas
seulement à saisir ce qu'il est, ce qu'il est devenu nécessairement,
comme résultat du passé de son essence, en tant que c
celle-ci s'est actualisée dans la durée, mais il a à se saisir comme
acte en acte, puissance actuelle, essentia actuosa, dans un présent
ouvert sur l'avenir de ses virtualités concrètes, sur le devenir d'une
transition infinie dont on peut définir le sens formel (transition
d'une perfection moindre à une plus grande), mais qu'il reste à
chacun selon sa singularité en chaque moment (eo tempore) à
actualiser de manière singulièrement déterminée.
Cette transition se fait à l'intérieur du champ définissant
l'essence de la nature humaine, de sa forme; elle est graduelle et
quantitative; elle s'oriente sur un maximum qu'elle ne peut
224 Spinoza ou [Iautre (in)finitude

dépasser. Elle ne peut impliquer une transformation radicale de


cette essence; elle est morphologique, voire morpho génétique,
mais elle ne constitue pas une métamorphose, passage à une autre
forme plus qu'humaine comme le remarque Pierrre Macherey, en
récusant l'idée d'une éthique du surhomme de saveur
nietzschéenne (Macherey. 1997. 23-25.). Elle ne constitue pas
comme le disait autrement un bon connaisseur de Spinoza, le
marxiste italien Antonio Labriola, un trallsumanare, un passage au
trans-humain. Tout ce passage se passe dans les limites des
variations inscrites dans les propriétés de la seule forme humaine.
« Il faut avant tout remarquer que quand je dis que quelqu'un passe
d'une moindre perfection à une plus grande, et le contraire, je n'entends
pas qu'il c1zange S011 essence ou tonne contre une autre. Car, un cheval,
par ex. n'est pas moins détruit s'il se c1zullge en homme que s'il se clzunge
en insecte: mais c'est sa puissance d'agir, en tant qu'elle se comprend par
l'intermédiaire de sa nature, que nous concevoils comme augmentée ou
bien diminuée ». (Et. IV.Pre!).
La formation de ce modèle révèle un constructivisme éthique
spinozien permet d'établir tout c'abord un rapport critique aux
autres modèles déjà produits, et produits comme autant de formes
de l'imaginaire métaphysique-axiologique. Elle rend possible
ensuite de manière positive la constitution des principes formels
définissant la vie vraie, la vie s'éclairant de sa connaissance et
s'appropriant comme vertu, son désir primordial. Il nous est
possible de penser l'essence-forme de notre vie en sa vérité, et cette
vérité est celle de l'implication modale de l'impuissance et de la
puissance; elle est celle du champ dynamique des variations
immanentes de notre condition qui est à la fois soumise aux
passions et capable de contrôler ces passions.
D'une part, les modèles fondés sur le projet d'une maîtrise
volontaire des passions par un moi tout-puissant ou, inversement,
sur la soumission à une autorité transcendante supposée suppléer
notre impuissance, sont renvoyés dos à dos comme l'envers l'un de
J'autre. La comparaison de ces modèles avec celui de l'Éthique
permet d'identifier dans les autres modèles tout ce qui nous
empêche de nous rapprocher de lui, d'identifier les obstacles à la
vertu, ce déploiement de notre être. Ainsi ce que l'on considère
comme vertu en ces modèles peut être démystifié en tant que
contraire de la vertu: présomption de maîtrise ou humilité
Poiëtique de l'accomplissement humain 225

morbide, surestime ou mésestime de soi, indifférence à autrui ou


commisération doloriste.
D'autre part, ce modèle ne se borne pas à dénoncer les erreurs
ou les illusions éthiques, il donne de manière positive les critères
formels de la vertu et leur fondement qui est l'identité en acte, à
actualiser, à construire, entre désir et vertu, entre vie et action,
entre action et connaissance. Cette identité se construit à partir de
la reconnaissance du caractère indéracinable des passions et de
notre servitude, et à partir de la connaissance des passions, de leur
force productrice, de leurs mécanismes. Elle passe par des actes
partiels où, dans l'infini des modes infinis de l'attribut, et de Dieu,
se constitue en force positive notre finitude. L'exemplar spinozien
est ainsi le contrepoint solidaire systématique de l'Exemplar
Humanae Vitae de Uriel da Costa, ce témoignage autobiographique
tragique d'une vie martyrisée par les tenants des morales de la
superstition. Il en est l'inversion théorique. S'il est vrai que « la force
par laquelle l'homme persévère dans l'existence est limitée, et la puissance
des causes extérieures la surpasse infiniment» (E.IV. III), il est tout
aussi vrai que «la vertu, en ta1lt qu'elle se rapporte à l' homme, est
l'essence même ou nature de l' homme, en tant qu'il a le pouvoir de faire
certaines choses qui peuvent se comprendre par les seules lois de sa
nature ». (E.IV. DefS). Le modèle spinozien configure l'espace de
transition qui s'étend entre ces deux points.

LE STATUT LOGIQUE DE L'EXEMPLAR NA1URAE HUMANAE


ET LA QUESTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME

Spinoza donne un contenu à ce modèle : générosité, force


d'âme, contentement par-delà la peur de la mort, bonne foi. Mais
un problème décisif se pose en ce point: c'est celui du statut
logique de la notion de modèle en son rapport à celle d'essence ou
forme de l'homme ou de la nature humaine. Nous avons avancé la
formule de schème pour distinguer l'idée de modèle de celle de
concept, pour signifier l'adhérence irréductible du modèle à la
sphère de l'imaginaire, mais cette fois d'un bon imaginaire pratique.
Ce schème ne peut être, en effet, confondu avec ce que Spinoza
nomme notion universelle et qu'il critique en l'opposant aux
notions communes. La question est de savoir quel est alors le lien
226 Spinoza ou l'autre (in)finitude

entre le modèle de vie vraie et la notion commune d'homme d'une


part, et d'autre part, entre ce modèle et l'idée d'essence ou forme de
la nature humaine.
Le modèle de la nature humaine ne se confond pas avec la
notion universelle d'homme. Celle-ci, en effet, relève de
l'imagination et elle est produite dans l'esprit par accumulation
d'images d'hommes qui perdent leurs différences et entrent dans
une image indéterminée. Le nombre des cas qui ont contribué à sa
formation se perd dans l'indistinction où sont mêlés des traits
divers qui seront évoqués par tel ou tel esprit de préférence à
d'autres en fonction de ce qui a le plus affecté le corps de chacun
de ces esprits. « Ces tennes (homme par ex.) signifient des idées confuses
au plus Izaut degré ». «Dans le corps humain se fonnent tellement
d'images à la fois, par ex. d'hommes, qu'elles dépassent la force
d'imaginer, pas tout à fait, bien sûr, mais assez cependant pour que
l'Esprit humain ne puisse imaginer les petites différences entre singuliers
(à savoir la couleur, la grandeur, etc. de c1zacun) ni leur nombre
détenniné, et n'imagine distinctement que ce en quoi tous, en tant qu'ils
affectent le corps, conviennent; car c'est cela qu'il prédique de l'infinité
des singuliers, a le plus affecté le Corps; et c'est cela qu'il exprime par le
nom d' homme, et cela qu'il prédique de l'infinité des singuliers.j. ..jMais
il faut remarquer que tous ne fonnent pas ces notions de la même manière,
mais qu'elles varient en c1zacull en fonction de ce qui a le plus affecté le
Corps, et que l'Esprit a plus de facilité à imaginer ou à se rappeler».
(E.II. XL Sc.1). L'exemplar naturae Izumanae n'est pas formé de cette
manière quasi automatique et subie. Il est un produit de l'esprit
fonctionnant en tant que ratio. II contrôle sa force en construisant
un type déterminé et clair réunissant les caractéristiques d'un
comportement qui maximisent la capacité d'agir singulière avec ses
vertus. Ce type est univoque : même s'il est formel, il ne renvoie
pas à la diversité confuse d'expériences associatives. Qui a formé
ce modèle dispose non pas d'un simple prototype sur lequel
conformer sa conduite en fonction des aléas de la vie, mais il
s'oriente sur la vision ou le visionnement d'une propriété figurale
(d'homme) saisie à son degré maximum d'expression et constituée
de traits clairs et distincts. L'exemplar naturae humanae n'a rien à
voir avec les versions différentes dont est susceptible la notion
universelle d'homme: animal de station droite, animal doué de
rire, animal bipède sans plumes, animal rationnel. Il est un
caractère qui a son universalité et qui s'articule en traits distinctifs
Poiëtique de l'accomplissement humain 227

visibles permettant de redresser les modèles imaginaires et de


concentrer le but d'une transition œun état à un autre.
Quel rapport entretient alors le modèle avec l'essence ou la
forme humaine? Que signifie le génitif, modèle de la nature
humaine? C'est en ce lieu que se lève la vraie difficulté, et elle est
logique. Ce modèle, en effet, entend exprimer dans l'immanence à
la fois le plus caractéristique et le meilleur de la nature humaine,
ses propriétés les plus propres. Spinoza est nominaliste : une
notion universelle n'a d'autre statut que d'être un outil linguistique
à usage pragmatique; elle n'a pas de portée cognitive stricte, ni de
corrélat réel. N'existent que des hommes singuliers, et donc des
essences singulières. Le modèle que forme le philosophe, l'individu
Spinoza en l'occurrence, lui-même essence singulière, semble
néanmoins présuppose la thèse d'une essence ou propriété
universelle d'esprit et de corps, celle-là même qu'expose Éthique II.
L'essence de l'esprit humain et celle du corps humain sont et
existent ainsi dans tous les individus singuliers: si ces individus ne
possédaient pas l'essence universelle de l'esprit et du corps, ils ne
seraient pas. Mais, inversement, cette essence universelle est et
n'existe qu'en tant que série d'essences singulières à laquelle
l'essence universelle convient sous un certain mode, en tant que tel
corps humain, tel esprit humain. C'est ce qu'exige l'originale
définition de l'essence donnée par Spinoza en Éthique II, définition
2, et qu'il précise en II. 10. sc. : «Je dis appartenir à l'essence d'une
chose ce dont la présence pose nécessairement la chose dont la suppression
supprinle nécessairement la chose; ou encore ce sans quoi la chose ne peut
ni être ni conçue, et qui vice-versa sans la chose ne peut être ni être
conçu ».
L'esprit humain comme idée du corps existant en acte
s'actualise d'abord comme connaissance du premier genre ou
imagination. Tous les individus humains en sont capables de fait.
Mais tous ne sont pas capables d'actualiser de même manière la
connaissance du second et du troisième genres, qu'il s'agisse des
ignorants en général, du vulgaire, ou en particulier du prophète,
fût-il législateur, du théologien, du politique. L'essence de l'esprit
humain en tant qu'elle se définit comme connaissance développée
n'existe pas au même titre dans tous les esprits singuliers, dans
toutes les essences singulieères que sont ces esprits. De même, le
modèle de nature humaine qui permet de figurer l'actualisation de
228 Spinoza ou l'autre (in)finitude

l'essence humaine en sa pleine actualité éthique ne peut être formé


que par des individus dont l'essence singulière se constitue comme
un degré supérieur à celui atteint par la multitude des autres
individus en leur essence singulière. Il faut donc admettre que
l'esprit humain a des idées qui ne peuvent être développées que de
manière inégale selon les modalités singulières qui existent dans la
série des esprits singuliers. L' exemplar renvoie alors à des
propriétés communes à des esprits développés à un même degré.

LES PARADOXES DE L'EXEMPLARITÉ ET LA LOGIQUE NOUVELLE


DE L'ESSENCE INDIVIDUELLE

Comme tel, figuration d'un etllOs fondé sur ce qu'il y a de


commun aux hommes parvenus à un même degré commun de
puissance, en actualisant des relations de communauté, l'exemplar
ne constitue pas plus que la notion commune « l'essence d'aucune
chose singulière ». (E.II. XXXVII). Il définit une modalité de
rapport pratique et opératoire rendu possible par la connaissance
de certaines notions communes. Il a pour objectif paradoxal de
visualiser le comportement caractéristique disponible pour les
esprits humains singuliers qui ont actualisé une modalité de
connaissance de droit ouverte à tous en fonction de l'essence
universelle de l'esprit. Mais, de fait, il visualise aussi la forme d'un
comportement qui est le fait de ceux-là seuls qui ont accédé à la
raison et à ses notions communes. Il enregistre ainsi la différence et
la distance qui séparent ceux des hommes singuliers qui vivent ex
ductu rationis et tous les autres. Il enregistre cette distance au
moment même où il se constitue en schème d'action pour la
surmonter. Il est alors producteur d'une tension extrême : se
mettant en concurrence et en opposition avec les autres modèles, il
nous confronte en chaque moment de la durée à la coexistence
entre individus de même nature ou forme. Ces individus sont
différents quant au degré d'actualisation de cette forme, et ils
risquent alors de se faire face comme deux espèces différentes
séparées par une distance ou une différence incommensurables.
Cette coexistence est menacée de se transformer en processus de
déspéciation, de rupture de l'unité de la forme. On sait comment
Poïétique de l'accomplissemen t humain 229

est possible une transformation des différences en espèces


ennemies lorque l'imaginaire s'en mêle.
Une lecture à la fois sceptique et tragique de l'individuation
humaine semble ici se profiler. Le philosophe sait avec la certitude
d'une expérience qui est aussi une nécessité que par lui et pour lui
une essence singulière humaine, la sienne, a pu former le modèle
d'une actualisation supérieure ou maximale des propriétés de
l'essence universelle d'homme, de la forme de la nature humaine.
Mais il sait en même temps et pour le moment présent que ce
modèle ne peut pas être formé par la totalité des hommes et que
leur essence singulière ne peut actualiser les caractéristiques de ce
qu'il faut nommer l'essence universelle ou forme de la nature
humaine. Spinoza nous a averti que la forme de l'homme contient
un champ continu de variations qui sont autant d'essences
individuelles de même forme et que, d'un pôle extrême de ce
champ à l'autre, de l'ignorant à l'homme libre, voire au sage, les
transitions sont internes. Elles sont des transitions, des fluctuations
dans l'immanence de la même nature ou forme, non des
transformations, comme celle impossible qui métamorphoserait un
homme en cheval ou en insecte, et inversement. Mais l'espace du
champ de variations définissant l'extension de la même forme s'est
creusé au point de prendre l'apparence d'un processus de
spécification. Or le sage et l'ignorant, l'homme libre qui vit ex ductu
rationis et l'esclave qui vit vel solo affectu vel opinione, Néron-Hitler
et Spinoza, ne sont pas des espèces d'homme différentes, des races
ontologiquement séparées, données en une coexistence
dramatique. La logique de l'exemplar ne peut être celle d'une
spécification qui serait une déspéciation. En ce cas se formerait une
hiérarchie au sein du genre, et il serait difficile de distinguer entre
la hiérarchie conceptuellement fondée et celle qui serait le produit
de l'imaginaire différence spécifique, et la singularité infime.
La question de l'exemplar naturae humal1ae pose donc en
définitive celle de la logique, de la logica nova spinozienne dans son
opposition à la logicu vetus : comment penser, en effet, les rapports
entre essences individuelles singulières? Comment concevoir la
nature commune aux essences individuelles de même forme?
Comment repenser la question de l'exemplar que peuvent former
des essence singulières définissant le champ de variations de la
même nature-forme ? La réponse à ces questions conditionne le
230 Spinoza ou ['autre (ùz)finitude

dépassement du risque sceptique et tragique à la fois de la


spécification qui est en fait déspéciation.
On doit à François Zourabichvili une pénétrante analyse de
cette difficulté concernant l'identité individuelle selon Spinoza
(1994). Nous en reprenons les moments cruciaux.
On dira que la nature humaine ou forme humaine n'est pas un
genre abstrait, une notion universelle, qui subsumerait des
différences spécifiques (les types d'individualité tels II ignorant, le
criminel, le voleur, l'homme libre, le sage, analogues en cela aux
universels de la tradition, comme l'Homme, le Cheval, le Rat, la
Pierre). En ce cas se poserait le problème d'une différence qui
perdrait le lien au genre-espèce et se constituerait en une nouvelle
différence spécifique. La nature ou la forme est plutôt une
structure qui ne se réalise que dans une infinité d'individus
caractérisés chacun par une essence singulière. Cette structure est
une sorte de fonction remplie par les essences individuelles.
Cette structure doit être comprise et posée à partir des essences
individuelles, ou plutôt à partir des relations de convenance et de
disconvenance qui se produisent entre ces essences et concourent à
les définir. Un certain nombre de relations de convenance d'une
certaine modalité ou type définit ce qu'il ne faut plus nommer une
espèce ou genre, mais une nature, ou forme ou, si l'on y tient, une
essence universelle (mais ce terme prête à confusion, car stricto
sensu le nominalisme spinozien ne connaît que des essences
singulières). Clest ainsi que lion peut parler de l'essence ou forme
de l'homme (E.II. X) dont on établit que ne lui appartient pas
l'essence de la substance et qui se définit comme l'idée singulière
actuelle d'une certaine chose singulière existant en acte, tel corps
singulier (E.II. XI).
Pour cette structure ou nature ou forme ou essence, est donné
de facto un ensemble en nombre indéfini d'essences individuelles
qui actualisent le système pertinent de relations de convenance et
de disconvenance entre un minimum et un maximum, selon une
échelle de degrés équivalents. Chacun de ces degrés est d'une
certain point de vue égal aux autres degrés. C'est un degré comme
les autres. Mais sous certains points de vue qui sont des variables,
ces degrés se hiérarchisent dans l'immanence selon qu'à leur
niveau existe plus ou moins développé le système dl aptitudes
définissant la forme. Une structure ou nature est bien une essence
Poïétique de l'accomplissement humain 231

ou un collectif singulier qui n'existe pas au-dessus ou à côté des


essences individuelles pour lesquelles il est pertinent, dont il est le
cas. Cette structure-forme existe en tant que champ de variations
ou différenciations d'essences individuelles, et elle existe dans ce
champ. La nature-forme-essence commune n'est pas une espèce
logique, mais un ensemble de propriétés relevant d'une
physiologie ontologique réalisée dans les essences singulières qui
sont les seuls êtres réels et constituent comme autant de cas
cliniques, pour reprendre l'heureuse expression de François
Zoura bichvili.
Une structure ou nature ou forme ne peut alors être dite essence
en toute rigueur, car le collectif singulier qu'elle constitue ne peut
se confondre avec les essences singulière ou modes. L'ensemble
des relations de convenance qui relient les modes singuliers et qui
constituent la base des notions communes pour une forme que l'on
dira particulière plutôt que singulière est un collectif de propriétés
susceptibles de degrés. Une nature ou forme se définit par un
système de relations de convenance qui est donné avec les rapports
des essences singulières partageant les propriétés considérées. Le
paradoxe est que ce partage, loin d'exclure, implique la différence
de ces essences singulières. Ces essences ont en commun d'être
différentes les unes des autres, voire de disconvenir les unes avec
les autres au sein même des rapports de convenance. Le commun
et le singulier s'impliquent nécessairement. La singularité exige le
commun, la communauté. Liés les uns aux autres, en leur
différence, par des relations de disconvenance et de convenance,
les modes ou essences singulières sont des parties de la même
nature totale. Ils affirment leur singularité par et dans des
communautés de semblables, réunis par une similitude
caractéristique au travers de leurs dissemblances. Une nature ou
forme au sein de la nature totale n'est donc pas, encore une fois,
une espèce, mais une réalité relationnelle que l'on ne peut penser
ou concevoir ou construire qu'a posteriori, comme cela même
qu'exige et manifeste i11 re la reconnaissance et l'expérience
préalable des relations de convenance actualisées par les essences
singulières en leurs différences.
Elle institue un niveau qui est celui du collectif singulier où
s'effectuent des relations de convenance maximale. L'homme à ce
niveau est l'être qui convient le plus à l'homme, même si les
232 Spinoza ou ['autre (in)ftnitude

hommes peuvent partager des rapports de convenance avec


d'autres individus membres d'un autre collectif singulier, comme
le cheval. Cette convenance maximale des hommes les uns avec les
autres, à un même niveau qui est celui du collectif singulier,
n'exclut pas, mais implique que le champ de variations entre
essences individuelles de même niveau décrit par cette relation de
convenance maximale se caractérise à son tour comme une
différentiacion de degrés de puissance. Les essences individuelles
qui partagent en commun la même propriété (propriété de
composition du corps et propriété de l'esprit idée du corps) sont
différenciées par des degrés de puissance et articulées selon des
rapports de convenance ou de disconvenance.
Le collectif singulier, en ce cas, s'étend entre le pôle de la guerre
civile entre individus quasi totalement esclaves de leurs passions et
le pôle d'une communauté restreinte mais ouverte d'hommes libres
vivant selon la conduite de la raison. Ces hommes libres coopèrent
et peuvent former, comme horizon de l'actualisation de leur
conatus, le modèle de la nature humaine adéquat au dévelop-
pement de la propriété corps et de la propriété esprit définissant le
niveau dit forme humaine.
Ainsi la nature ou forme humaine n'est pas une essence, ni une
espèce, elle est une réalité originale d'ordre relationnel, un collectif
singulier a posteriori, qui existe en présupposant le prius des
essences singulières et qui ne peut être conçue qu'à partir de
l'effectuation en acte des relations de convenance au travers des
relations de disconvenance. Sur cette base, il devient possible de
définir plus précisément l'exemplar naturae humallae. Il n'est rien
d'autre que le système des actions des essences singulières
humaines, considéré du point de vue de la capacité de ces
dernières à reproduire les relations des convenances maximales
qui les lient en leur irréductible différence. Cet exemplar se
configure comme image du degré maximum d'expressivité des
essences. Si sa possibilité est annoncée au début de la quatrième
partie de l'Éthique, il ne peut être construit qu'à la fin de cette
partie, une fois accomplie la déduction des modalités sous
lesquelles le corps et l'esprit humains constituent la puissance
d'agir et de penser à partir des rencontres des autres corps et des
autres esprits, une fois déployé le champ des variations effectives
qui font apparaître après coup la réalité relationnelle de la nature
Poietique de ['accomplissement humain 233

ou forme humaine. Une fois en particulier affirmée la puissance


d'agir des corps par l'actualisation des relations de convenance,
une fois développée la puissance de penser des esprits et saisie ou
apprise par eux la structure de ces relations, il devient possible, et
cette possibilité est éthiquement nécessaire, de vivre et penser ex
ductu rationis. Il devient possible, et c'est encore nécessaire, de
former le modèle de nature humaine en l'associant à la figure, au
caractère de l'homme libre qui peut se constituer comme propriété
de la forme humaine. Certaines essences singulières sont les modes
de cette propriété, des exemplaires individuels (numériquement
dénombrables) de l'exernplar llaturae hurna1lae qui n'est pas
numérique, mais constitue un degré supérieur dans l'actualisation
de la propriété corps et de la propriété esprit définissant ce niveau
ou forme.
Cette double et une propriété parcourt une infinité de modes
singuliers, tout comme son absence ou sa négation en parcourt une
autre infinité. La différence entre individus exprime la transition
de degré de puissance à un degré supérieur dans l'actualisation de
la propriété corps (puissance d'agir en étant affecté et en affectant)
et de la propriété esprit (puissance de penser en formant des idées
adéquates par le moyen décisif des notions communes). Le modèle
figure a posteriori le degré maximal de cette puissance dans le
langage de l'action éthique. Il est inséparable de la perpective de
l'intensification des relations de convenance des individus de
même forme. Il demeure toutefois en deçà de la perspective de la
singularisation de la singularité individuelle, dans la mesure où il
s'élabore à partir des notions communes. Il reviendra à Éthique V
de déterminer un au-delà immanent du modèle et de sa figuration
caractéristique, en introduisant le sage, en le pensant non comme
métamorphose de la forme humaine dans une sorte de
transhumanité impossible, mais en le concevant et le réalisant
comme figure transformée du degré de l'homme libre en degré
encore supérieur de la forme humaine.
Le scepticisme et le relativisme sont surmontés. Ces figures ne
sont donc pas des genres incommunicables; elles ne renvoient pas
à un processus de spécification (ou racisation) qui diviserait le
collectif singulier qu'est la nature ou forme humaine en genres
totalement disconvenants, pures différences opposées. Elles
renvoient à un champ de variations qui indique le mouvement
234 Spinoza ou ['autre (in)finitude

interne, aussi difficile que rare, d'une conquête de degré où la


forme humaine, ce collectif singulier, obtient une complétude que
personne, ni Dieu, ni sens n'a produit comme fin en soi. S'opère
une subjectivation-singularisation sans Sujet dont le modèle de vie
vraie a été l'opérateur. Ce champ de variation, aussi instable et
divisé soit-il, demeure celui d'une même forme humaine où
coexistent, s'unissent, se séparent, conviennent et disconviennent
une multiplicité d'individualités irréductiblement soumises à la
condition de fluer.
Cette transition, parce qu'elle est fluence, n'est pas garantie une
fois pour toutes. Le sage et l'homme libre demeurent exposés
durant leur existence dans la durée à l'existence des causes
extérieures. Le modèle est exposé au défi des conjonctures et à
l'ordre commun de la nature. L'axiome unique qui ouvre Éthique IV
l'affirme: «Il n'y a pas de chose singulière dans la nature des choses
qu'il n' y en ait une autre plus puissante, et plus forte. Mais, étant donnée
une chose quelconque, il y en a une autre plus puissante par qui la
première peut être détruite ». Ceci n'empêche que durant cette vie soit
ouverte la perspective d'une existence tendanciellement située en
sa fluence à la hauteur du degré supérieur d'actualisation de notre
puissance d'agir et de penser. Nous avons à naître sans cesse à
cette puissance, à nous exhausser d'un degré, sans illusion, certes,
mais sans désespoir.
En ce sens, le modèle de la nature vraie renvoie à ce processus
de formation qui nous fait transiter de l'enfance, du corps du bébé,
à la maturité et à un corps apte à faire un très grand nombre de
choses. «Il faut remarquer ici que nous vivons dans un continuel
changement lin continua variationej, et que c'est selon que nous
changeons en mieux ou en pire que nous sommes dits heureux ou
malheureux. Qui, en effet, de bébé ou d'enfant se c1Ulllge en cadavre est
dit malheureux, et, au contraire, on met au compte du bonheur d'avoir pu
parcourir tout [' espace de la vie avec un esprit sain dans un corps sain.
Et, en vérité, qui a comme le beôé ou ['enjimt un corps apte à très peu de
choses, et dépendant au plus haut point des causes extérieures, a un esprit
qui considéré en soi seul n'a presqu'aucune conscience ni de soi, ni de
Dieu, ni des choses; et, au contraire, qui a un corps apte à beaucoup de
choses, a un esprit qui considéré en soi seul, a une grande conscience de
soi, de Dieu, et des choses. Dans cette vie, nous nous efforçons dOllc avant
tout de faire que le corps de bébé se cJUlnge, autant que sa nature le souffre
et s'y prête, en un autre qui soit apte à beaucoup de choses, et qui se
Poïétique de l'accomplissement llumain 235

rapporte à un esprit qui ait Ulle grande c01lscience de soi et de Dieu et des
choses ». (E. V. XXXIX.Sc.). Le modèle de vie vraie a pour fonction
pragmatique de nous permettre de concevoir chaque moment
actuel, eo tempore, comme occasion d'une naissance et d'une
maturation continues au sein même des fluctuations et des
discontinuités inévitables produites par l'action des causes
extérieures. Il présente à chaque fois la figure impersonnelle du
degré maximum de puissance d'agir. Cette figure n'est pas celle
d'un état délivré du flux; elle est celle d'un dynamisme
singularisant le flux par vents et marées.
Chapitre 10
(IN)FINTIUDE ET RATIONALITÉ.
QUEL DEVENIR POUR SPINOZA?

La question de l'avenir réservé à la philosophie de Spinoza est-


elle spinozienne ? Elle ne l'est que pour autant que l'on pourrait
montrer que la critique spinozienne de la prophétie, qui annonce
les décrets divins dans le langage d'une imagination pratique, peut
être continuée, sans prétention aucune à l'annonce de vérités
spéculatives. Seuls les prophètes, en effet, se sont donné
la mission historique de prédire l'avenir, qu'ils soient pophètes de
salut ou prophètes de malheur. Nous ne choisirons pas cette voie
pour répondre à une question qui impliquerait la composition d'un
nouveau traité théologico-politique prenant en compte les visions
du monde à contenu eschatologique. Nous pourrions aussi sur le
plan épistémologique nos demander quelles sont les conséquences
que l'on pourrait tirer du progrès de la connaissance par notions
communes et par science intuitive. En ce cas il s'agirait d'esquisser
des prévisions rationnelles concernant notre appartenance à la
nature et notre propre nature saisie en l'état actuel de son
développement historique.
Nous nous bornerons à assumer notre appartenance à la
conjoncture historique et philosophique déterminée où cette
question se pose pour nous plus modestement sur le plan limité de
l'historiographie et de l'herméneutique philosophique française. Il
nous faut, en effet, historiciser la pratique de l'histoire de la
philosophie consacrée en France aux études spinoziennes depuis
les travaux diversement fondateurs de Martial Guéroult, Gilles
Deleuze, Sylvain Zac, Alexandre Matheron, Robert Misrahi. Ces
travaux ont renoué avec une illustrée au début du )(X0 siècle par
238 Spinoza ou [' autre (in)finitude

Victor Delbos, Alain, Léon Brunschvicg. Dans leur diversité parfois


contradictoire, tous ont souligné l'originalité de Spinoza. La
critique de Descartes et du rationalisme post-cartésien, au nom
d'un autre rationalisme intégral, l'affirmation d'une philosophie de
la puissance et de la joie, par-delà les dualités de l'être et de la
pensée, du corps et de l'âme, le refus de l'idéalisme subjectif ou
transcendantal en faveur d'une théorie de l'idée adéquate, une
pensée de l'immanence et de l'univocité dépassant les philosophies
de la transcendance fondées sur l'équivocité et l'analogie de l'être,
une éthique rationnelle reconnaissant la force des passions et le
caractère primaire du conatus, tous ces thèmes étudiés avec rigueur
ont été intégrés dans diverses stratégies interprétatives dès cette
époque.
Les commentateurs les plus rigoureux, adeptes d'une pratique
structurale intemaliste de l'histoire de la philosophie, comme
Guéroult et Matheron, ont infléchi leur lecture du rationalisme
spinozien dans des sens différents, le premier enclin à faire de
Spinoza l'exécuteur testamentaire cohérent du cartésianisme enfin
libéré de ses dualismes et de son lien à la théologie rationnelle
chrétienne, le second penchant pour solliciter discrètement la
rationalité éthique spinozienne dans la perspective des Lumières
matérialistes et de la critique marxienne. Les commentateurs les
plus philosophes, avec Deleuze, n'hésitaient pas à faire de Spinoza
le héraut d'une pensée aussi radicale que celle de Nietzsche. Nous
étions alors dans l'effervescence des années 60. Althusser intervint
enfin pour identifier en des phrases aussi énigmatiques que
topiques Spinoza comme le seul philosophe à même d'accueillir le
découverte théorique de Marx. Il nourrissait sa thèse en évoquant
la théorie de la nécessité indépassable de l'imaginaire idéologique,
la doctrine de la causalité modo-substantielle érigée comme
modèle de la causalité structurale (la cause absente en ses effets,
par-delà l'opposition de la causalité mécaniste et de la causalité
finale-expressive. Il mettait en valeur la critique de tout
humanisme théorique, centrée sur un sujet constituant, et faisait de
Spinoza un moment nécessaire pour dépasser l'hégélianisme
récurrent de Marx. Le recours à un Nietzsche lu sans l'ombre du
nihilisme projetée sur lui par Heidegger et le retour à un Marx
épuré de la téléologie encore hégélienne de l'histoire, tel fut le
milieu nouveau qui soutint les lectures de Spinoza dans un climat
marqué par l'espérance d'avancées théoriques sur le terrain de
Quel devenir pour Spinoza? 239

l'analyse des structures d'un néocapitalisme ébranlé par la révolte


de 1968, terrain qui était aussi celui de la critique des philosophies
phénoménologiques et herméneutiques de la subjectivité donatrice.
On attendait de Spinoza la pierre philosophale philosophique. Une
seconde vague de travaux témoigne de cette orientation, ceux du
premier Macherey, d'Etienne Balibar, de l'auteur de ces lignes. Ce
fut cependant le Spinoza d'Antonio Negri qui exprima avec le plus
de force cet espoir en une manifestation d'un pouvoir constituant
cette fois inscrit dans la multitude et exprimant la force
ontologique d'affirmation de l'être. On n'a pas assez vu que Negri
réhabilitait une subjectivité collective constituante en insistant sur
le pouvoir démiurgique de la multitude, très loin des
problématiques althussérienne et deleuzienne.
Aucune interprétation ne peut donc être séparée de son lien à
des enjeux théoriques inscrits dans la conjoncture, sans pour autant
être réduite à une pure projection d'intérêts idéologiques. De ces
lectures demeure un acquis en analyses, en perspectives qui a
nourri les études qui ont suivi. Celles-ci ont été marquées par un
souci de critique de certaines espérances jugées intempestives et
mal fondées sur la lettre des textes, par une volonté de précision
historique et philologique, par le refus de la surinterprétation. Ce
fut Matheron qui dans de nombreuses études consacrées à
l'anthropologie et à la politique mit en garde contre la tendance à
radicaliser Spinoza en un sens trop démocratique: il souligna la
nature contrefactuelle de la raison; il limita sa thèse initiale d'un
communisme des sages, en insistant sur les automatismes
passionnels qui constituent la démocratie pour en faire un moindre
mal. Il marqua la différence irréductible entre libération éthique et
liberté politique. De son côté, l'ouvrage de Ferdinand Alquié
consacré au rationalisme de Spinoza avait fait apparaître les
difficultés permanentes de la pensée spinozienne et l'interrogeait
sur la consistance des interprétations en termes de libération et
d'émancipation. Cet appel à plus de prudence fut entendu. Un des
acteurs de la période antérieure, Pierre Macherey, actualisa ce
tournant en présentant un monumental et magistral commentaire
de l'Éthique qui se voulait littéral et hostile à toute interprétation
excédant le respect de la lettre. Cest dans un esprit voisin que
Pierre-François Moreau abordait la diffficile question des rapports
entre l'expérience et l'éternité. Il procédait de son côté à la mise en
perpective historique de la pensée spinozienne en interrogeant le
240 Spinoza ou ['autre (in)finitude

rapport à Machiavel On pourrait citer dans la même veine la


recherche de Christian Lazzeri sur la pensée politique qui
radicalise les indications du dernier Matheron dans une
confrontation serrée avec Hobbes, celles de Charles Ramond sur la
dimension quantitative de toute la philosophie spinozienne,
d'Henri Laux sur l'imagination religieuse, de Laurent Bove sur la
stratégie du COl1atus et de Chantal Jaquet sur l'éternité encore. Il ne
faudrait pas croire cependant qu'il se soit agi là d'un mouvement
seulement autocritique du commentaire s'invitant à plus
d'exactitude et de sobriété. Cette prudence a abouti à des mises au
point importantes, mais à sa manière elle est elle aussi liée à une
conjoncture théorico-pratique historique, à savoir l'effondrement
des philosophies de l'émancipation (Lumières et marxismes), liée à
la mondialisation capitaliste qui a liquidé tout à la fois le
communisme soviétique et le socialisme réformiste au profit du
libéralisme économique et politique, devenu enttre temps la
philosophie pratique hégémonique aujourd'hui. Ce déplacement
total de conjoncture est le présupposé historique d'un commentaire
qui ne peut désormais compter que sur sa littéralité. Cette
conjoncture se paie aussi de son prix : au risque de surinter-
prétation pourrait succéder un académisme sans perspective, faute
de réflexivité historique.
Si nul ne peut échapper au conditionnement de l'étude par une
problématique ancrée dans la contemporanéité, si la recherche
peut éliminer des erreurs philologiques ou des lectures
manipulatrices contraires au texte, si elle peut combler des lacunes
et introduire des perspectives fondées, il demeure que
l'interprétation est à terme inévitable. Nous n'avons pas la
prétention de dire l'avenir de cette dernière, mais l'ambition
mesurée de préciser ce qui, à la lumière des mises au point et de la
conjoncture, fait pour nous de Spinoza un philosophe vivant,
porteur d'un devenir. Nous dirons que c'est toujours la question
d'un rationalisme radical de la puissance qui fait de sa pensée une
pensée vivante. Mais il s'agit d'un rationalisme conscient de ses
conditions de possibilité et de ses limites, irréductible au
rationalisme moral et juridique des Lumières ou au rationalisme
dialectique. Il s'agit d'un rationalisme délivré du fantasme de
maîtrise exercé par une raison identifiée à la subjectivité consti-
tuante, d'un rationalisme de la finitude positive. Pour en dessiner
la structure et les problèmes, nous réeffectuerons le geste initial du
Quel devenir pour Spinoza? 241

penser spinozien, la déconstruction de toute métaphysique fondée


sur l'analogie théologico-politique et sa substitution par une
philosophie de la puissance que, tout bien pesé, il faut nommer
mé-ontologique.

1- ANALOGIE THÉOLOGICO-POLrnQUE
ET NON-ONTOLOGIE DE LA PUISSANCE

Il est courant de parler de métaphysique ou d'ontologie à


propos de la théorie spinozienne du de Deo de l'Éthique qui expose
la doctrine de la substance, de ses attributs et de ses modes. Mais la
déconstruction accomplie par Spinoza dans ce texte, si on la pense
en simultanéité avec celle que produit le Tractatus tlzeologico-
politicus, dépasse l'opération de sécularisation supposée aboutir à
un panthéisme rationnel, celle du Deus sive Natura. Spinoza, en
effet, exténue la présupposition métaphysique fondamentale qui
unifie tous les courants contradictoires, celle d'une théologie
rationnelle liée aux religions de la révélation, la juive et la
chrétienne, et plus lointainement, celle de toute philosophie
première définissant l'être comme subjectivité. Spinoza s'en tient
surtout à la théologie rationnelle en tant qu'elle repose sur
l'analogie théologico-politique selon laquelle théologie et droit ont
même structure. Selon cette thèse, implique le principe divin de
l'être est pensé en analogie avec le principe humain de l'ordre de la
loi et de son législateur. Tel Dieu implique telle loi. En 1667,
Leibniz anticipe la terrible épreuve que constituera pour lui le
spinozisme lorsqu'il écrit dans la pars specialis de sa Nova Methodus
discendae docendaeque ]urisprudentia : « Il n'est pas étonnant que dans
la jurisprudence il yale même rapport que dans la théologie parce que la
théologie est une espèce de jurisprudence prise ou considérée de manière
universelle, et ce rapport se caractérise par le fait que dans la république
on agit selon le droit, en obéissant aux lois ou bien en suivant le règne de
Dieu sur les hommes ». (§4).
Ce texte est cité par Carl Schmitt dans sa Théologie politique
(1923) qui énonce le principe d'interprétation décisif. «Tous les
concepts les plus significatifs de la doctrine de ]' État sont des concepts
théologiques sécularisés. Et cela n011 pas seulement à partir de leur
développement historique parce que ces concepts sont passés de la
théologie dans la doctrine de l'État, comme par exemple le concept de
Dieu tout puissant devenu le législateur omnipotent, mais aussi en raison
242 Spinoza ou ['autre (in)finitude

de leur structure systématique, dont la con1laissance est 1lécessaire pour


une considératio1l sociologique de ces concepts';'.'; Le cadre métaphysique
qu'une époque se construit du monde a la même structure que ce qui se
présente à première vue comme la fomle de SOll organisation politique. La
sociologie du concept de souveraineté existe dans la déterminatio1l d'une
ide11tité de ce genre ». (77zéologie politique, chapitre 3. 1988). Le
rapport de l'entendement et de la volonté en Dieu défini comme
subjectivité absolue est analogue au rapport qui dans l'ordre
politique unit le pouvoir de la loi et celui de la volonté du
souverain. Cette indication a été suivie avec des résultats probants
par le juriste et philosophe italien Emmanuele Castrucci dans son
article «Teologia politica. Un frammento di reinterpretazione»
(Filosofia politica, anno X, n02, 1996, 181-200) que nous reprenons et
prolongeons.

1- La contradiction du constitutionalisme et du volontarisme dans le


Dieu sujet
La théologie laisse en héritage à la métaphysique une doctrine
contradictoire de la transcendance de Dieu que la théologie
politique redouble en doctrine tout aussi contradictoire de la
transcendance du pouvoir juridico-politique. En fait, il s'agit plus
d'une antinomie que d'une contradiction en ce qu'elle ne connaît
nulle résolution. Elle concerne la composition en l'essence de
l'esprit du Dieu-Personne de l'intelligence et de la volonté, du logos
et de l'energlzeia. Cette antinomie oppose une théologie de la gloire
divine qui s'exprime comme gloire du logos, ensemble des
intelligibles, à une théologie où la gloire s'exprime surtout comme
pouvoir absolu de faire ou de ne pas faire soit l'opposition entre ce
que l'on peut nommer un constitutionnalisme et un volontarisme
théologiques.

a) Le constitutionalisme théologique se décline, en effet, selon


deux versions elles-mêmes liées par une contradiction secondaire.

- La première version énonce que l'être comme personnalité


divine unique crée toute chose, tout étant, le monde donc, selon le
logos qui est l'intelligibilité en soi de l'ordre, depuis toujours
présent en Dieu, in mente Dei. Le logos est la pensée, ou
l'entendement de Dieu, intellectus Dei: il est incréé, coessentiel à
Dieu. Cette version est élaborée à son plus haut degré par Thomas
Quel devenir pour Spinoza? 243

d'Aquin, et elle sera reformulée par Leibniz, après intégration de la


nouvelle science mathématico-physique de la nature, et cela
explicitement contre Spinoza. Le logos est un système d'essences
non créées qui norment l'action divine en tant que cause efficiente
première.

- La seconde version est une version affaiblie de la première qui


dédouble la légalité de l'action divine en distinguant la loi divine
générale (lex aetenza) qui demeure incréée et les lois générales
naturelles, expressions créées de la première, définissant ainsi la
potentia Dei ordinata. Cette réserve permet un retour de la volonté
dans l'agir divin et lui assure un large pouvoir dl interprétation de
la loi éternelle incréée, en fonction des occasions. On aura reconnu
le principe de la doctrine de Malebranche.

b) Le volontarisme théologique, en effet, fait sentir son


irréductible exigence pour attribuer le primat à la volonté nue de
créer, à la décision injustifiable de l'acte créateur qui ne peut
s'enchaîner qu'à lui-même et qui déborde l'intelligibilité supposée
normer sa potestas. Dieu-Personne crée le monde et simultanément
le système d'idées et d'essences, le logos intelligible, qui aurait pu
être « autre» si Dieu l'avait voulu pour une raison
imperscruptable. Dieu est liberté totale de créer ou de ne pas créer.
La constitution logico-ontologique est affectée par essence d'une
modificabilité radicale. Le logos est une essence créaturale, créée
dans le temps, même si elle conserve une dimension prescriptive
d'ordre statistique, valable en moyenne. Cette doctrine de la
potentia Dei absoluta est élaborée par Guillaume d'Ockham et
reformulée par Descartes en confrontation avec la nouvelle science
mathématico-physique de la nature. Le déisme précédent laisse
place à un théisme, voire à un fidéisme sceptique, dans le cas où se
creuse l'écart entre la loi éternelle divine, inaccessible à l'homme
dans sa dépendance de la décision divine, et les lois naturelles
dotées de validité relative, accessibles à l'esprit humain qui peut
même se voir déléguer le pouvoir de produire des lois de même
type.

Ces deux versions se nourrissent chacune des insuffisances et


des contradictions de l'autre comme le prouve l'existence des
nombreuses variantes et variations qui permettent de passer du
244 Spinoza ou l'autre (in)finitude

pôle constitutionaliste au pôle volontariste. Le développement le


plus complexe est celui qui part du pôle volontariste. Dieu est
avant tout puissance ou plutôt pouvoir, volonté que rien ne
conditionne. Comment interpréter la potentia absoluta Dei ? A la
limite, si Dieu l'avait voulu, il aurait pu faire différentes
nonseulement les lois éthiques et politiques, mais aussi les lois
naturelles, la logique, la mathématique, voire le principe de non -
contradiction. En ce cas de volontarisme théologico-politique pur,
la puissance divine se manifeste comme indifférence absolue à
l'égard de ce qu'elle décide de créer tel ou tel. Rien ne saurait la
lier. Toutefois cette position s'oppose à la finalité que révèle le
monde créé en tant qu'il contient des perfections comme
l'intelligence et la volonté en l'homme attestant la présence en Dieu
d'une visée du meilleur présente en ces perfections. La volonté ne
peut être totalement arbitraire; elle s'ordonne à une prise en
considération de raisons, lois naturelles ou normes humaines. Elle
se détermine alors comme potentia Dei ordillata, et inclut une
certaine dose minimale de logos, un critère de légalité et de
légitimité inscrit dans l'ordre voulu par Dieu pour sa bonté,
prédéterminé par lui. Et l'homme reçoit de cet ordre la capacité elle
aussi prédéterminée d'agir et de connaître d'une manière analogue,
comme sujet titulaire de la puissance à lui déléguée et par lui
participée. Si la subjectivité souveraine, divine ou humaine, laissait
être le totalement arbitraire, elle démentirait ce faisant sa nature de
créatrice d'ordre, d'ordre contenant en soi sa perfection. Même s'il
n' y a pas de loi essentiellement bonne dans l'absolu, le législateur
souverain, divin ou humain, n'est tel que comme essentiellement
« bon ». Sa puissance s'ordonne sur le bien de ses créations
propres. Il devient impossible de dissocier dans la volonté de la
subjectivité souveraine ce qui atteste sa puissance et ce qui la règle
en tant que bien, c'est-à-dire l'intelligence, modèle de rationalité et
de légalité. On sait combien Descartes eut à peiner devant cette
difficulté pour ne pas faire de la volonté de Dieu le vouloir d'un
despote.
Inversement, du côté du constitutionalisme théologico-
politique, le volontarisme, d'abord virtualisé, réapparaît. sous la
forme de l'occasionnalisme. Dieu concède ainsi une autonomie
complète aux lois de la nature qui sont les lois de son intelligence.
L'entendement humain y participe; et ces lois forment un système
fermé et autosuffisant de causes secondes que Dieu ne modifie
Quel devenir pour Spinoza? 245

plus. Néanmoins, Dieu conserve toujours, inscrite dans son


essence, une réserve de puissance lui permettant d'intervenir selon
les occasions qu'il juge opportunes ou non. La subjectivité
souveraine demeure puissance d'intervention directe comme cause
première qui peut décréter l'état d'exception, cet équivalent
métaphysique-politique du miracle. Le problème devient à ce
niveau insoluble pour le constitutionnalisme: sur quels critères
intelligibles l'agir divin se règle-t-il pour rectifier sa propre légalité
? Ces critères se rapportent-ils au bon ou juste en soi, à des
essences immuables? Qu'est-ce qui les distingue du mauvais ou de
l'injuste ? La solution choisie risque d'aboutir à une tautologie
reconduisant au fait nu de la volonté divine : le bon est bon parce
qu'il est bon et que Dieu veut le bon intelligible en soi. La réflexion
se fait circulaire. Du point de vue du constitutionalisme théologico-
politique, le bon ou le juste qui conditionnent antécédemment les
décrets de Dieu ne peuvent avoir de sens que formel. La
détermination des contenus remplissant la forme du juste et du
bon s'enveloppe d'obscurités impénétrables.
C'est ce système d'apories que le Traité t7zéologico-politique.
démonte dans le chapitre VI consacré aux miracles et que la fin de
Éthique 1 formalise en distinguant l'attribut pensée et le mode infini
immédiat de la pensée, l'idea Dei. Le scolie de la proposition XVII
prépare cette distinction décisive en démontrant que,
contrairement aux thèses de la théologie et de la métaphysique de
la subjectivité absolue, l'attribution à Dieu d'un « suprême intellect
et d'une volonté libre» est une erreur philosophique capitale dans
la détermination de la réalité. « Ceux qui font ainsi ne savent, disent-
ils, rien de plus parfait à attribuer à Dieu sinon ce qui en nous est la
suprême perfection ». Mais en ce sens "à la nature de Dieu
n'appartiennent ni intellect ni volonté". La preuve en est que cette
attribution conduit à des absurdités qui impliquent comme
l'autodestruction immanente de la thèse. «Bien qu'ils conçoivent
Dieu comme suprêmement intelligent en acte ceux-là ne croient pas
pourtant qu'il puisse faire que tout ce qu'il comprend en acte existe, car
ils pensent que de cette manière ils détnlÏraient la puissance de Dieu. S'il
avait, disent-ils, créé tout ce qui est dans SOI1 intellect, alors il n'aurait
rien pu créer de plus, ce qu'ils croient incompatible avec l'omnipotence de
Dieu, et c'est pourquoi ils préfèrent admettre un Dieu indifférent à tout,
et ne créant rien d'autre que ce qu'il a, d'une certaine volonté absolue,
décidé de créer». Spinoza objecte ainsi à ce raisonnement nucléaire
246 Spinoza ou ['autre (in)finitude

de l'analogie théologico-politique que Dieu substance absolument


infinie ni a ni entendement ni volonté: la volonté est identifiée à
l'entendement et celui-ci ne peut être considéré que comme l'effet
de la causalité divine en son attribut infini, la pensée. Il ajoute
qu'affirmer que Dieu ne peut pas vouloir tout ce qu'il comprend ne
saurait sauver sa toute-puissance, mais au contraire cela conduit à
la nier de manière permanente. Il convient donc de réaffirmer que
tout s'ensuit de la seule nécessité de la nature divine. Enfin, preuve
supplémentaire ex cOllcessis, si lion admettait qu'appartiennent à
Dieu entendement et volonté, ceux-ci devraient lui être attribués
d lune manière totalement différente de celle selon laquelle ils sont
attribués à l'homme. En effet, l'entendement humain est postérieur
aux choses comprises, alors qu'en Dieu l'entendement ne peut être
qu'antérieur et cause de leur essence et de leur existence. Si l'on
attribuait à Dieu un entendement et une volonté, ceux-ci devraient
être complètement différents de ce que nous comprenons sous ces
termes, et lion ne pourrait affirmer de quelle manière Dieu agit.
Par les propositions XXI-XXIII, Spinoza introduit les modes
infinis immédiats et médiats de II attribut pensée, l'idée infinie ou
entendement infini de Dieu, expression dynamique de l'attribut, et
son objet, l'idée du tout de la nature naturante et de la nature
naturée. Toutefois ces deux modes appartiennent à la nature
naturée. L'objet du mode immédiat est le mode médiat lui-même,
et cet objet ne peut être postérieur et séparé de cet entendement
infini modal. Il est donné nécessairement en simultanéité avec lui.
Cet objet ne se donnerait pas dans l'attribut de la pensée si n'était
pas donné en cet attribut l'entendement infini, mode immédiat qui
II objective. On peut dire que la totalité des idées concernant la
totalité de la nature (naturante et naturée) constitue le mode infini
médiat de l'attribut pensée. Et il faut inscrire au sein du mode
infini médiat tous les modes finis de l'attribut pensée, y compris les
esprits humains. On a là la base technique de la réfutation de
l'analogie théologieo-politique présentée pour la version
constitutionnaliste en E.I. XXX-XXXI et pour la version
volontariste en E.I XXXII. En effet, c'est la création par un acte de
l'intelligence que détruisent les propositions XXX-XXXI.
L'entendement est un mode de la pensée; il peut être infini ou fini,
mais dans tous les cas il doit être inscrit dans la nature naturée,
non dans la nature naturante (XXXI). Il ne saurait être question de
l'ériger en instrument de l'action causale, car il nlest pas créateur et
Quel devenir pour Spinoza? 247

il a éternellement pour objet les attributs de Dieu et leurs


affections. De même, est exclue la création par le moyen de la
volonté. Celle-ci ne se distingue pas de l'entendement, elle est
comme lui naturée, elle coïncide avec telle ou telle volition
déterminée, c'est-à-dire posée à son tour par une autre volition
déterminée, c'est-à-dire par un autre mode de la pensée, et ainsi à
l'infini (XXXII).
Le scolie 2 de Éthique I.XXXIII tire les conclusions de cette
déconstruction en montrant l'impossibilité de prononcer sur la
réalité un jugement d'imperfection ontologique et en revenant sur
la version volontariste. L'analogie théologico-politique butte en
effet sur le faux problème de la perfection et de la perfectibilité de
la création que le De Deo dissout. Ceux qui insistent sur la
puissance de la volonté créatrice doivent, en effet, subordonner
l'agir divin à un libre vouloir d'indifférence, et malgré tout poser
que Dieu agit en vue du bien. Spinoza montre encore ex concessis
que, même au cas où Dieu agirait par sa volonté, les choses ne
pourraient pas exister dans un autre ordre et une autre modalité
que ceux sous lesquels elles existent actuellement. Et cela pour
plusieurs raisons, notamment a) parce que Dieu n'a pas un
entendement en puissance et que tout dépend de son seul décret
en acte et b) parce qu'en Dieu entendement et volonté coïncident
par leur nature. Toutefois il souligne que le volontarisme
théologico-politique est moins absurde que le constitutionnalisme
qui soutient que « Dieu agit tout en tenant compte du bien ». « Car
ceux qui soutiennent cette opinion semblent poser en dehors de Dieu
quelque chose, qui ne dépend pas de Dieu, auquel Dieu, à titre de modèle,
prête attention en opérant, ou bien auquel à titre de but précis, il vise. Ce
qui assurément n'est rien d'autre que de soumettre Dieu au destin, ce
qu'il est on ne peut plus absurde de soutenir de Dieu, dont nous avons
montré qu'il est de toutes choses, tant de leur essence que de leur
existence, la première et unique cause libre ». La puissance et la raison
s'identifient. S'il est vrai que« la puissance de Dieu est son essence
même" (I.XXXIV), il est aussi vrai que "tout ce que nous concevons
être au pouvoir de Dieu est nécessairement". (LXXXV).

2 - Le puissantialisme de Spinoza et sa réversion en mé-ontologie

C'est un autre espace qu'inaugure Spinoza après avoir montré


que l'antinomie de la théologie du Dieu-Personne est une fiction de
248 Spinoza ou ['autre (in)finitude

l'imagination, dépourvue de portée spéculative, mais productrice


d'une forme de vie idéo-pratique à la fois puissamment formatrice
des conatus et radicalement instable, et donc faiblement expressive
de ce que peuvent les C01zatus. L'espace spinozien est celui d'un
puissantialisme que l'on dira ontologique (du moins en première
approximation) et qui se conçoit par-delà l'antinomie de
l'intelligence et de la volonté divines. Spinoza déconstruit
l'analogie théologico-politique en opérant sa genèse causale et en
faisant apparaître les raisons de son efficace comme matrice d'une
forme de vie. Ces deux versions de l'analogie sont sauvagement
reconduites à la même erreur-illusion nécessaire structurant une
modalité en fait impuissante de conduite. II suffira de citer
l'appendice de Éthique J. «Les hommes communément supposent que
toutes les choses naturelles, comme eux-mêmes, agissent pour une fin, et
ils affirment que Dieu lui-même dirige toutes les choses vers une certaine
fin, qu'il a tout fait pour l'homme, et l'homme pour qu'il l'adorât ».
Spinoza fait le vide: tombent ensemble avec l'idée d'un Dieu,
partagé entre ce que son intelligence lui représente et ce que sa
volonté décide, l'idée qui supporte l'entendement et la volonté
divines, l'idée d'une subjectivité absolue capable de donner
l'existence et de faire exister un monde d'essences, par la raison
d'une mathesis universalis productrice absolue qui dispose en maître
de l'étant. La critique de l'anthropomorphisme et de
l'anthropocentrisme est en profondeur critique de l'équivalence
entre être et subjectivité absolue. L'anthropocentrisme n'est que la
face superficielle d'une affirmation de l'identité entre être, être
représenté et être posé comme objet à la disposition, voué à la
maîtrise d'un vouloir décisoire. La critique de la superstition du
vulgaire est simultanément celle de la superstition savante, celle de
la métaphysique du sujet, de ce que l'on pourrait nommer
l'epistémè de toute la métaphysique de Platon et Aristote à
Descartes, voire Leibniz.
La pars destruens implique la pars COllstruens de la doctrine de la
substance, définie comme ells constans illfinitis attributis, causa sui en
tant que cause des modes infinis et finis qui expriment sa causalité.
Dieu n'est rien d'autre que ce champ un, unique, infini de forces
finies, l'action-production de ce champ qui ne peut être dit sujet de
ses modes immanents en lui. On peut parier en première
approximation d'une ontologie de la puissance où causa égale ratio
cur, dans la mesure où la puissance infinie de la natura naturallS est
Quel devenir pour Spinoza? 249

bien production de tout le système de l'être qui ne se sépare pas


réellement d'elle et dans laquelle il demeure, se produit et agit à sa
manière. Il s'agit là seulement d'une première approximation,
parce que le langage mystifie et conduit à subjectiver la fonction
principe de la substance et à la doter d'une autre volonté et d'un
autre entendement, même si ces déterminations sont supposées
désormais s'identifier. Le langage de la puissance immanente doit
se rectifier pour éviter de laisser imaginer que Spinoza ajouterait
une troisième figure à l'analogie théologico-politique, celle la
puissance d'autoproduction immanente à tout, qui ferait nombre
avec les figures précédentes désormais déconstruites.
On doit, certes, laisser s'affirmer la libre nécessité de
l'autoposition divine par et dans la position de l'infinité de ses
modes tous affectés du pouvoir relationnel de s'interproduire, de
produire et d'agir dans la finitude qui les limite chacun et tous
comme autre de chacun et de tous. Mais cette affirmation risque de
réintroduire la subjectivisation et la subjectivité dans la substance.
Il faut prendre au sérieux E.II.III. scolie. « Par puissance de Dieu, le
vulgaire entend la volonté libre de Dieu et le droit de toutes les choses qui
sont et que [' 011 considère comme contingentes. Ils disent en effet que
Dieu a le pouvoir de tout détruire et de tout réduire à néant. Plus encore,
ils comparent très souvent la puissance de Dieu avec celle des Rois. Mais
cela nous l'avons déjà réfuté j..! Nous avons démontré que Dieu agit avec
la même nécessité selon laquelle il se comprend lui-même, c'est-à-dire de
même qu'il suit de la nécessité de la nature divine que Dieu se comprend
lui-même, il suit également par la même nécessité que Dieu fait une
infinité d'actions d'une infinité de manières. Ensuite, nous avons montré
que la puissance de Dieu n'est rien d'autre que ['essence actueuse jou
agissante, actuosaj de Dieu; et par suite il nous est aussi impossible de
concevoir que Dieu n'agit pas que de concevoir qu'il n'est pas';'.! NuIlle
pourra percevoir correctement ce que je veux dire à moins de mettre un
soin extrême à ne pas confondre la puissance de Dieu avec la puissance
humaine des Rois ».
On peut certes énoncer que le rationalisme de Spinoza est
positivement un rationalisme de la productivité infinie, mais il faut
préciser que la Natura naturans n'est pas le principe-fondement
dont proviendrait en une certaine extériorité dans l'immanence
même la Natura naturata. La distinction menace de raturer ce
qu'elle entend signifier, à savoir que le réel ne peut pas être pris en
compte avec les autres choses réelles représentées sur le mode
250 Spinoza ou ['autre (in)finitude

d'une pluralité produite ou causée. La llatura naturans ne peut être


ni une chose particulière au dessus des autres, ni une chose ou
essence singulière parmi les autres. Elle ne saurait être représentée
davantage comme ce qui serait commun à toutes les choses
constituant la réalité, comme une sorte de raison productrice.
D'une certaine manière, il faut rectifier le langage positif de la
production infinie par le langage négatif, ou plutôt neutre,
neutralisé, qui ôte à l'idée d'autoproductivité infinie sa tendance
interne à être reprise dans la conceptualité téléologique d'une
subjectivité infinie dont la subjectivité humaine serait l'analogue.
Deus sive substantia constans infinitis attributis sive Natura peut alors
être dit « la chose» absolue dont l'essence est la puissance d'exister
en acte qu'il est impossible de concevoir comme non existante.
Comme le dit Alain Badiou dans l'Être et l'événement (1988), Dieu
est Chose, acte de la coïncidence entre l'ordre de l'essence et celui
de l'existence, coïncidence qui interdit de penser le rapport à partir
de l'un ou de l'autre des termes, existence et essence, qui barre le
passage de l'essence à l'existence comme celui de l'existence à
l'essence.
Est-ce à dire qu'une certaine forme de théologie ou d'ontologie
négatives serait ici réhabilitée? Oui, s'il s'agit de dire la réalité en
tant qu'elle se situe en retrait de toute perspective de comparaison
et en dehors de toute perspective d'analogie théologico-politique
régie par le fantasme d'une extériorité de transcendance imaginée.
Non, s'il s'agit de faire de cet Un un Tout Autre séparé. C'est
l'action subjectivante du langage qui fait problème: déterminer
« Dieu» en recourant à l'article défini ou indéfini risque de réduire
ce que vise Spinoza : éviter de faire de Dieu une chose singulière
ou la chose des choses, c'est-à-dire en tous les cas un sujet
grammatical de toute proposition, support de la personnalité
même, du Soi. Dieu peut toutefois être nommé res, chose (on sait
que le vocable de res est le plus prégnant de toute l'Éthique):
« chose» n'est pas un genre suprême, mais le nom propre qui n'est
le nom de personne en propre, ni le nom de quelqu'un ou de
quelque chose. Il est-existe, il n'est et n'existe comme rien d'autre
que ce nom neutre, neutralisé et neutralisant, de Chose, nisi aliud.
La philosophie de Spinoza n'est ni métaphysique ni ontologie, elle
est leçon de Chose.
Autrement dit, il faut corriger l' hybris de la thématique de la
production en tant que production-sujet en montrant son étrange
Quel devenir pour Spinoza? 251

réversibilité avec celle de II indifférence. La déconstruction de


l'espace ontologico-métaphysique touche le centre de II antinomie
de l'analogie théologico-politique. Par-delà II opposition de
l'entendement et de la volonté en Dieu-Personne, il importe de
mesurer II indifférence, la neutralité de Chose par rapport aux
relations des choses singulières. Chose ne fonde rien en propre,
Chose nlest pas la fondation. Chose ne renvoie à aucune finalité;
Chose est vide des choses qui pourtant effectuent en elle les
relations les constituant et les limitant en fonction des fluctuations
singularisantes. Chose est indifférence à l'égard de toutes les
différences qui ne peuvent pas ne pas tomber en elle. Il y a « ça »,
«ça est; «c'est ça », sans qu'il y ait à poser la question du
pourquoi , du pourquoi ça est, en vue de quelle fin visée par le
fonds obscur des choses . Chose est le sans fond de la nature des
choses qui ne cessent pourtant de se produire et de produire selon
des raisons déterminées et intelligibles. La production nlest pas
sujet; elle se renverse dans le sans-fond des choses, dans le neutre
qui leur permet de se différencier, de se composer et décomposer.
La production infinie est (le) sans-fond de Chose.
On comprend alors comment Spinoza, malgré les apparences
imposées par l'ordre géométrique de Éthique l, ne donne pas une
nouvelle version de la matlzesis universalis qui, à partir de la
certitude du principe souverain de la causa sui, Soi autoposé,
déduirait le système total des idées adéquates en procédant à la
genèse logique, à la déduction spéculative du fini à partir de
II infini. La critique de la métaphysique à partir de la genèse causale
des deux erreurs-illusions constitutives du constitutionalisme et du
volontarisme onto-théologique concerne aussi bien la
métaphysique ancielme que la moderne. Le démontage de
l'illusion psychologique de la liberté et de l'illusion théologique de
la finalité se concentre dans la destruction théorique de la même
matrice, celle d'une volonté-entendement dotée d'une souveraineté
créatrice qui pourrait être déléguée à II homme ou accaparée par
lui. L'ordre géométrique a surtout une fonction critique: dissoudre
en II expliquant en sa nécessité et en son efficace pratique II ordre
métaphysique qui se rationalise comme fantasme d'une mathesis
universalis suspendue au principe de raison souveraine rapportant
toute chose à un Moi rationnel, sujet de représentation. La
philosophie nlest pas le déploiement de tout ce qui est, de tout ce
qui advient et se rencontre, à partir de cette Origine qui serait le
252 Spinoza ou ['autre (in)finitude

pouvoir d'ordonnancement d'une subjectivité se donnant comme


but et comme Fin son propre accomplissement et qui serait ainsi
cause finale. L'ordre géométrique constitue le minimum de
présuppositions qu'il faut introduire pour comprendre la nécessité
du commencement de tout étant et de toute connaissance dans
l'expérience qui est d'abord confusion de l'inadéquat dominant, de
l'idée comme idée imaginative du corps qui est nécessairement
soumis au pâtir et de l'adéquat minimal (nous avons au moins une
idée vraie). Causa sui : l'être est parce qu'il est. Il est «sans
pourquoi ». Et ce sans-pourquoi est la paradoxale raison sans
raison de toute chose, mais cela n'empêche pas l'entre-
détermination des choses de demeurer pour sa part intelligible et
de se développer en un ordre des raisons. En ce sens la libre
nécessité de la substance implique la totale contingence de
l'apparaître de la substance à ses propres modes intotalisable une
fois pour toutes en ses moments. Il est nécessaire que la nécessité
coïncide avec la contingence au sens d'une affirmation primordiale
que rien ne veut.
Là réside peut-être le potentiel en devenir de l'Éthique :
présenter un rationalisme qui procède à la critique du fantasme de
maîtrise lié à la métaphysique de la subjectivité souveraine portant
le projet moderne de la mathesis universalis, et cela sans sortir de la
rationalité, sans transformer le «sans-pourquoi» de la réalité,
Chose, en thèse d'irrationalisme. Il y a en Dieu, dans la réalité, en
Chose, autre chose que la subjectivité souveraine supposée poser
l'individualité humaine comme effet déficient, comme libre volonté
définie par la ressemblance avec sa cause. C'est l'imaginaire de la
causalité propre à la subjectivité divine qui produit la doctrine
métaphysique spéculaire (et non spéculative) de la subjectivité
humaine comme imago Dei. En ce sens on pourrait parler d'une
ontologie non-ontologique, d'une non -ontologie de Spinoza, d'une
mé-ontologie, en ce que Spinoza casse le mouvement de mathesis
11l1iversalis qui conduit de Descartes à Leibniz. L'identité entre la
puissance et l'acte de Dieu rompt le complexe du possible lié à la
subjectivité divine absolue. Leibniz accomplit effectivement
Descartes en polémique ouverte avec Spinoza. Il sépare Dieu de
son «actuosité» physique, en installant directement en lui
l'homologie de l'entendement et de la volonté. Leibniz redresse le
volontarisme cartésien et élimine l'ombre portée du fidéisme en
faisant de l'entendement divin infini un attribut en qui l'intelliger
Quel devenir pour Spinoza? 253

et le vouloir s'harmonisent selon le principe de compossibilité des


possibles. Il mène à son terme la mathesis ulliversalis, imitée mais en
fait mimée et détournée par Spinoza. C'est par avance que celui-ci
fait du possible une catégorie nécessaire de l'apparaître de la
substance à l'un de ses modes, l'homme. Mais la connaissance
consiste toujours à réenchaîner le possible vécu ou apparaissant au
sein de ce qui est actuel dans l'ordre physique, et à lier
immédiatement cette actualité physique à son principe sans
principe, Causa sui, à Chose, sans hypostasier cette dernière en un
principe de raison finale.
S'il n'est plus question désormais ni de poser la question
»pourquoi quelque chose plutôt que rien », ni de maintenir la
question de la possibilité de l'origine radicale du monde, il s'ensuit
qu'il n'y a plus lieu de poser la question du passage du principe
sans principe à tout ce qui dépend de lui, ni à spécifier ce passage
en termes de déduction du fini modal à partir de l'infini de la
substance. Le problème qui a hanté la lecture faite de Spinoza par
l'idéalisme allemand, comme l'a fort bien montré Jean-Marie
Vaysse dans son Totalité et subjectivité (Paris, Vrin, 1994, l'ouvrage
spéculatif le plus important depuis Deleuze consacré à Spinoza) est
celui du passage de la nécessité à la liberté. Ce problème est
dénoncé comme le faux problème type par Spinoza. Ce passage a
toujours déjà eu lieu. Le fini est toujours déjà donné; il n'a pas à
être déduit. Éthique l expose les conditions de possibilité minimales
pour rendre compte de ce donné qu'est la réalité de l'expérience du
mode humain dans l'ordre commun de la nature. Ce donné fait
l'objet des axiomes indéductibles de Éthique II : position de
l'essence de l'homme comme n'enveloppant pas l'existence
nécessaire, facticité de l'exercice de la pensée humaine, lien de fait
entre affect et idée, caractère primaire de la forme de l'imagination
comme sentir-sentiment de notre corps dans la pluralité de ce qui
l'affecte, enracinement de la connaissance primaire des choses
singulières considérées dans leurs manières de penser et leurs
relations aux affects du corps. L'infini substantiel comme actualité
de la réalité est un autre nom de cet Autre immanent (Chose), du
neutre en lequel et par lequel s'effectuent indéfiniment les
actualisations modales des choses singulières finies qui quant à
elles sont prises dans une autre altérité, l'altérité de leurs relations
réciproques. Le fini n'est pas tant une manifestation descendante
de l'infini supposé l'engendrer, avec le reste d'extériorité que cela
254 Spinoza ou ['autre (in)finitude

implique, qu'une partie prise en cet infini, lieu neutre toujours en


acte du procès in(dé)fini des actualisations finies. Une fois encore,
la thématique de l'autoproduction de la réalité causa sui dans la
réciprocité des interproductions qu'elle contient se renverse dans
celle du neutre qui ne colle pas aux choses et de son indifférence à
l'égard de tout ce qui demeure en lui, neutre qui ne peut recevoir
les qualifications modales de l'intelligence et de la sagesse. Si la
déduction ou passage de l'infini au fini n'a pas (de) lieu, par contre
le fini en son ordre de limitations réciproques est effort causal dans
le neutre infini, non tension vers un infini manquant. Il est renvoi
immanent à ce non- lieu en lequel il demeure sans que celui-ci soit
collé à lui, puisque ce lieu neutre ne fait pas nombre avec tout ce
qui a lieu et immane en lui

II - ANALOGIE THÉOLOGIeO-POLITIQUE ET POLmQUE


DE LA PUISSANCE-LIBERTÉ

Passons au moment proprement politique de l'analogie


théologico-politique. Le même mouvement de déconstruction et de
reconstruction s'observe, achevant la critique de la politique de la
subjectivité souveraine et lui substituant une politique du pouvoir
constituant de la multitude.

1 - La critique de 11 antinomie du pouvoir souverain entre


COllstitutiol1alisme et volontarisme

On peut faire apparaître que la conception du pouvoir politique


est homologue à celle de la puissance divine et que tout se joue sur
la thématique de la subjectivité. S'opposent ainsi le
constitutionalisme et le volontarisme politiques comme deux
versions du pouvoir souverain défini comme subjectivité politique
partagée entre la soumission à une loi naturelle objective et le diktat
de la volonté décisoire. La sémantique onto-théologique est aussi
juridico-politique, tout comme la grammaire politique est onto-
théologique. L'inversion moderne de la théologie politique stricto
sensu ne change pas nécessairement le contenu des concepts, ni
leur économie. La politique moderne, en effet, inscrit le pouvoir,
non plus dans un législateur divin qui le laisse descendre d'en haut
Quel devenir pour Spinoza? 255

sur ses vicaires temporels ou spirituels, mais dans la volonté


collective du législateur humain qui d'en bas le délègue ou autorise
sa représentation par un représentant. Que le pouvoir désormais
vienne d'en bas, du peuple souverain dépassant la multitude de
ses composantes en tant qu'universitas civium, ou communauté
universelle des citoyens libres et égaux, n'empêche pas le
déplacement de l'analogie théologico-politique sur le terrain de la
nouvelle union civile produite par la libre association contractuelle
de chacun et de tous. Tout se joue sur le statut de la loi
fondamentale réglant 11 association des libertés individuelles. La loi
est-elle une forme symbolique absolue objective en tant
qui universellement subjective ou est-elle vouée à n'être que
positive, faite, défaite, refaite par les hommes? On aura reconnu le
problème du statut nouveau de la loi naturelle et du contrat au
sein du jusnaturalisme moderne.

a) Le constitutionalisme théologico-politique

Il affirme que le pouvoir souverain fondé sur le contrat


constitue l'ordre politique en s'autolimitant lui-même, en se
soumettant à la constitution positive supposée assurer le droit de
chacun à la liberté et à la sécurité, droit qui a valeur de loi naturelle
infrangible, qu'elle soit inscrite en Dieu ou dans la nature. Si des
modifications de la constitution positive slimposent, elles doivent
être justifiées comme de meilleures interprétations de la loi
naturelle et soumises à l'accord de tous. La loi conserve le primat
d'une norme fondamentale, qu'elle soit comprise comme marque
de 11 action divine en chaque esprit fini ou comme forme
transcendantale universelle du vouloir humain pur. Ce primat de
la loi sur le souverain qui la protège et l'exécute est la version
moderne et laïque du thème antique et médiéval de la souveraineté
de la loi qui règle II action du divin législateur ou celle du
législateur humain qui prend sa place. Que le pouvoir soit conçu
comme pouvoir ascendant, issu de l'universitas civium, et non plus
comme pouvoir descendant émané comme lex aetenza humana du
Deus legislator, ce nlest pas cela ce qui importe le plus dans cette
économie de la loi. n est toujours vrai que Lex tacit regem ou plutôt
que Lex tacit potestatem civilem. Là est II origine du
constitutionalisme libéral dont Locke est non sans ambiguïté
l'exemple classique. La loi est en soi pour nous, une chose en soi
256 Spinoza ou ['autre (in)finitude

comme le dira dans la même inspiration Kant à propos de l'idée de


l'État républicain. Il existe bien un système de principes
fondamentaux du droit et de la justice, qui sont posés comme
conditions logiques ou transcendantales de possibilité gouvernant
l'entreprise de normativisation juridique d'une constitution
politique. Le jusnaturalisme logique et les éthiques universalistes
continueront cette tradition constitutionaliste qui originairement
est liée à une ontothéologie de l'entendement divin qui ordonne la
volonté.
On pourrait distinguer divers types de constitutionalisme en
fonction des modes d'intervention de la représentation. La loi
renvoie de manière générale à un pouvoir représentant supposé la
conserver et l'actualiser dans une référence permanente -qui est
aussi révérence - à son primat. Mais même si elle est récessive dans
la modernité, une sorte de démocratie directe peut intervenir: la
loi peut renvoyer directement au peuple, surtout dans les moments
constituants où il faut faire appel au ciel et où s'impose une
révolution contre le pouvoir établi au nom de la loi bafouée ou
méprisée. Comme on le voit, ce recours, en impliquant une
suspension de la constitution, marque le retour du volontarisme au
sein du constitutionalisme.

b) Le volontarisme théologico-politique

Ce n'est pas la loi qui a en ce cas le primat, mais le pouvoir


souverain. Même issu de l'ullio subjectorum, autorisé par les
vouloirs multiples, le souverain, roi ou assemblée, dispose d'un
pouvoir tendanciellement illimité. Sans lui, l'union déchoit en pure
multitude désagrégée. L'acte de constitution du souverain par
lequel la multitude se fait représenter comme l'acteur politique
unique doté de la personnalité civile est simultanément l'acte par
lequel le souverain en représentant la multitude la fait exister, la
(re)produit comme peuple. Le souverain seul fait la loi auctoritas
fecit legem. Son pouvoir est absolu, c'est-à-dire legibus solutus,
dispensé de se soumettre à la loi puisqu'il est le législateur et
l'exécuteur de la loi. La volonté du souverain dit la loi; elle la
dicte, en sa dictature rationnelle, puisque c'est l'absolu de la
conservation de soi et de la liberté d'entreprendre qui est le
contenu de toute législation. Le moment du logos fait ainsi retour
dans le volontarisme, puisque il faut bien maintenir un minimum
Quel devenir pour Spinoza? 257

de raison juridique, une sorte de logos-rLOmos, dans l'idée d'une


forme ou formalité de la loi, tout comme dans le constitutionalisme
faisait retour la volonté lorsque se présentaient des situations
d'urgence, des états d'exception. Cette doctrine de l'illimitation du
pouvoir souverain est soutenue de manière exemplaire par
Hobbes, et elle implique l'autonomie de la politique par rapport à
la raison pratique commune. Elle exige la doctrine permanente de
la raison d'État et la dictature du salut public comme loi suprême,
soit l'équivalent politique du miracle.
Il serait possible d'analyser les variantes intermédiaires entre
ces deux pôles, mais il a suffi de montrer l'homologie entre
conception du pouvoir divin dans la création et conception du
pouvoir politique dans la constitution du corps politique et de faire
apparaître le même présupposé d'une subjectivité souveraine en
ses apories. De même que Spinoza déconstruit l'ontothéologie
politique de la subjectivité absolue, il déconstruit la politique liée à
cette ontothéologie. Si création et constitution se réfléchissent dans
la même épistémé spéculaire, la thématique de la réalité comme
autoproduction se lie organiquement à une politique du pouvoir
constituant qui devrait se former par-delà le constitutionalisme et
le volontarisme politiques et se révéler liée à un neutre, à la
puissance définie comme lieu vide inappropriable par quelque
subjectivité transcensdantale que ce soit.

2 - Le puissalltialisme politique de Spinoza et le lieu vide du pouvoir de la


multitude

La déconstruction de l'analogie théologico-politique signifie sa


disqualification théorique, non son élimination totale. Bien au
contraire, cette analogie se voit créditer d'une indéracinable
fonction pragmatique et symbolique dans la constitution du lien
social et politique. Elle est solidaire de procédures argumentatives
et de pratiques sociales et politiques effectives où l'imagination
joue un rôle décisif. Le pouvoir constituant de la multitude ne peut
s'exercer sans passer par la constitution en instance immanente
dans la transcendance d'une loi jugée capable de décider pour les
« autres », supposée représenter la multitude. Le pouvoir
souverain représentatif se divise en lui-même en tant qu'il se
rapporte à la loi, forme de toute coexistence des désirs, sans pour
autant renoncer à s'ériger en acteur unique résolu à imposer sa
258 Spinoza ou l'autre (in)finitude

volonté si la situation l'impose. Dans tous les cas, loi et volonté sont
prises dans une économie de la symmbolisation qui peut être
sacralisation. Elles ne peuvent être réduites au seul statut
d'expressions imaginaires d'intérêts, dans la mesure où elles sont
deux formes matricielles de diction du pouvoir constituant, deux
formes symboliques dans leur rapport à l'imaginaire des désirs.
L'étude de la théocratie des Hébreux dans le T. T.P. se centre sur
cette double diction symbolico-imaginaire du pouvoir constituant
de la multitude, pour faire comprendre ceci: sur la base déclarée
du désir de puissance, rien ne prémunit contre le retour du double
fétichisme de la loi et de la volonté dans la politique moderne
libérale en voie d'instauration. La déconstruction critique de
l'analogie théologico-politique s'ouvre non pas sur l'avenir de sa
suppression mais sur celui de son autocritique à partir d'une
meilleure compréhension de la puissance qui définit l'individu
comme être de désir et pose la communauté comme vouloir
commun. Cette autocritique peut se traduire dans l'aménagement
d'un pouvoir souverain explicitement démocratique. L'ontologie
de la puissance se projette en politique de la puissance collective.
La natura llaturans en ce cas s'explicite en développement de la
puissance irréductiblement multiple des désirs, de la multitudo.
Le constitutionalisme présuppose un juste «en soi» qui doit
être érigé en objet des conatus, et il risque alors d'oublier qu'est bon
ce qui est désiré par le désir parce que celui-ci le désire. Cette
structure relationnelle évite cependant le relativisme dans la
mesure où les désirs peuvent se composer en tant que les hommes
sont unis par des relations de convenance fondées sur ce qu'ils ont
en commun, sur la ccopération. Mais ces relations de convenance
elles-mêmes sont soumises à des variations au gré des différences
liées au fait que tous les hommes sont soumis aux passions. Il est
impossible d'enchaîner la puissance transindividuelle qui se forme
ainsi à une constitution fixe prétendant quant à elle normer comme
un modèle objectif les relations de puissance. La loi
constitutionnelle ne peut s'ériger en principe de limitation. La loi
renvoie à un pouvoir constituant qui ne peut être institutionnalisé
une fois pour toutes. Ce pouvoir recouvre le dynamisme
permanent de relations de puissance qui relient la multitude en sa
diversité et en ses formes propres de regroupement à l'instance
représentative détentrice du pouvoir institutionnel. Ce dynamisme
est le fondement sans fondement de la politique où les masses et
Quel devenir pour Spinoza ? 259

l'organisation représentative titulaire du pouvoir forment un


circuit que rien ne peut interrompre, où la résistance des masses au
pouvoir politique est inévitable et peut prendre la forme de
l'insurrection, où l'exercice du pouvoir politique institué doit
toujours actualiser le consensus agonique des masses. La loi-sujet
souverain révèle alors sa solidarité avec un fantasme de maîtrise
rationaliste (ou ratiocinante) qui présuppose en fait ce que la
politique ne rencontre jamais, la rationalité achevée des acteurs
politiques.
Spinoza est tout aussi critique avec le volontarisme politique,
mais il lui reconnaît une fois encore une plus grande valeur
pragmatique. C'est ainsi que dans la lettre L à felles il reconnaît sa
dette à l'égard de Hobbes qui a su prendre son départ dans la
sociabilité primaire des conatus individuels, des désirs de
conservation conduits à l'autoréflexion. Hobbes a pu affirmer
l'absoluité du pouvoir souverain contre toute limitation inscrite
dans une loi transcendante. Mais la démystification ne se fait pas
attendre. Hobbes suspend le droit naturel à un contrat supposé
constituer une Volonté souveraine, et celle-ci est supposée s'ériger
dans l'immanence comme une transcendance séparée des sujets
qui l'autorisent, Léviathan ce dieu mortel. Le Tractatus politicus
constitue la rectification du volontarisme maintenu dans le T. T.P.,
dans la mesure où il écarte l'idée d'une sociabilité rationnelle
incarnée dans le principe de l'État démocratique et où il récuse
l'illusion d'une Volonté Souveraine Une devenue Sujet absolu. Le
contrat se limite à la fonction formelle du consensus, à un
mécanisme produit par le jeu des automatismes passionnels où la
réflexion est toujours celle de désirs à la recherche de leur intérêt
privé tel que le constitue d'abord leur imagination, et conduits
ensuite à définir un intérêt commun lui-même fluctuant et instable.
Le mécanisme de délégation du transfert de droit n'est jamais total
puisque chaque conatus se définit par la liberté d'apprécier le
résultat de l'activité du souverain et conserve la puissance de
contester celui-ci.
La puissance ne se confond ni avec celle des sujets ni avec celle
du gouvernement; elle est un système de relations qui implique
dans son parcours en elipse le double foyer que constituent
l'activité de la puissance de la masse et celle du pouvoir étatique.
Le souverain perd toute figuration subjective. Il est le circuit des
relations masse-pouvoir en tant que processus qui ne peut se
260 Spinoza ou ['autre (in)finitude

stabiliser autrement que comme processus d'institutionalisation de


la puissance commune. La démocratie est le meilleur des régimes
en ce qu'elle exprime le plus immédiatement ce commun, mais elle
ne saurait se fétichiser en démocratie sujet. Elle a pour fond le
sans-fond des relations passionnelles dl imitation, les dispositifs du
mécanisme unissant des rapports de coopération et leur
renversement en conflits. Elle repose, non pas sur un acte unique
constituant le contrat central, mais sur la continuité du processus
qui toujours déjà transforme la sociabilité de l'état de nature en état
civil, sans garantir une fois pour toutes contre le risque de rupture
de cette continuité. Le retour à l'état de nature est une menace
immanente dont témoignent la permanence de l'indignation des
sujets devant le pouvoir institué et la peur qu'éprouve ce pouvoir
contre le risque permanent d'insurrection. «Les hommes étant
conduits par les affects plus que par la raison, il suit que s'ils veulent
vraiment s'accorder et avoir en quelque sorte un esprit commun, ce n'est
pas en vertu dl une perception de la raison, mais plutôt d'un affect
commun tel que l'espérance, la crainte, ou le désir de tirer vengeance d'un
dommage souffert». (Spinoza. T.P. VI. 1). Le processsus de
démocratisation fait du pouvoir un im-pouvoir dans la mesure où
nul groupe, nul individu ne peut prétendre occuper le lieu vide qui
serait le pouvoir C'est en référence à ce lieu que se constituent les
conflits. C'est en son nom que s'énoncent les dictions opposées du
bien commun.
Cette mens communis n'est pas substance, ni sujet; elle est un
mode fini composé, toujours menacé de fluctuer et de se
singulariser entre rapports de coopération et rapports conflictuels,
de fluctuer entre une situation où chacun est alternativement sui
juris et alterius juris. Ce mode complexe fini est inscrit dans les
modes infinis. Il donne forme institutionnelle à la force collective
diffuse assurant la convergence des désirs et assurant protection et
liberté communes. Cette association constitue un désir commun
qui confirme indirectement par le fait de son existence une
exigence de la raison. Elle se nomme status civilis. Elle repose sur le
mécanisme passionnel de la crainte commune d'une dissolution du
rapport social et elle subordonne ce mécanisme à l'espérance
d'obtenir un secours collectif. Elle édicte les normes communes de
comportement où la puissance de la multitude se constitue et
reconstitue. Rien ne peut représenter cette puissance commune, ni
la multitude qui ne peut se dispenser de son rapport à un système
Quel devenir pour Spinoza? 261

d'institutions, ni ce système qui n'existe pas sans la reproduction


permanente d'un consensus toujours fluctuant.
Et c'est ici que le langage de la puissance et de sa production se
renverse et se corrige en obligeant à recourir au langage d'un
certain neutre. La multitudo ne peut être réduite au rang d'auteur
qui se fait irréversiblement représenter par un seul acteur, le
souverain. La multitude n'est pas sujet. Elle conserve sa
qualification d'acteur en chacun de ses composants puisque le
souverain ne peut s'ériger en Subjectivité maîtresse mais se
distribue dans les institutions que le T. P. met au point pour
chaque régime. On sait que les formes institutionnelles proposées
comme modèles se confondent tendanciellement avec l'exercice
d'une démocratie originaire informelle. La démocratie est
processus infini. Elle ne se subjectivise ni dans la multitude ni dans
les formes du pouvoir; elle transite partout. Elle n'est nulle part et
partout; quiconque prétend l'incarner exclusivement la manque et
l'usurpe. Elle est un lieu vide inoccupable puisqu'elle est le
processus du devenir pouvoir de la multitude et du devenir
multitude du pouvoir. Elle est un quasi-neutre comme l'était la
puissance de Dieu dans l'Éthique. Ce processus n'est pas le lieu du
pouvoir, mais la condition et l'expression de la puissance de
chacun et de tous. Le lieu de la puissance en tant que processus est
un lieu vide, un non- lieu que ne peuvent s'approprier nul
individu, nul groupe, nulle institution. Tous sont situés à une
distance infinitésimale, mais infranchissable de ce non lieu. Il est le
lieu que traversent les multiples énoncés revendiquant la
représentation privilégiée de la puissance. Mais la puissance est
l'irreprésentable même, et elle ne se manifeste que dans le
processus de la confrontation permanente des masses et du
pouvoir étatique. Si l'expression était correcte, on pourrait parler
de mé-politique en consonance avec la mé-ontologie.
Le devenir du rationalisme autocritique de Spinoza sur le plan
politique est donc celui de la puissance collective en tant qu'elle ne
peut être incarnée en rien ni personne qui la représente
absolument, mais en tant que ses institutions s'organisent par
rapport à cet irreprésentable. Nulle idéalisation de la sagesse du
souverain, ni de la masse donc. Nulle croyance dans la vertu
thaumaturgique de la multitude. Le T.P. pense le pouvoir du
système institutionnel comme capacité de se constituer en
automatoll libertatis. II détermine les procédures politiques
262 Spinoza ou ['autre (in)finitude

effectives pour que chaque type d'État se constitue de manière telle


que les gouvernants soient conduits par le jeu combiné de leur
intérêt et de leur imaginaire à prendre le plus automatiquement
possible les décisions assurant le consensus des gouvernés en
reformant et réformant sans cesse le désir commun de vivre
ensemble. La conservation de l'État, sa capacité d'assurer la
sécurité et surtout la liberté ne dépendent pas de la manière selon
laquelle les hommes gouvernent rationnellement leur conduite, ni
de leur volonté morale transcendantale, mais du mode de
gouverner compris en son objectivité, c'est-à-dire de l'organisation
de l'État et de ses institutions. Il s'agit toujours de virtualiser les
raisons d'indignation que peut éprouver la masse. «Le
gouvenœment le meilleur est celui sous lequel les hommes passent leur vie
dans la concorde et la paix, et celui dont les lois sont observées sans
violation. Il est certain en effet que les séditions, les guerres, et le mépris
ou violation des lois sont imputables non tant à la malice des sujets qu'à
un vice institué. j .. .j De même que les vices des sujets, leur licence
excessive et leur insoumission doivent être imputés à la Cité, de même en
revanche leur vertu, et leur constante soumission aux lois doivent être
attribuées à la vertu de la Cité et à l'établissement d'u1l droit civil
absolu ». (T.P. V. 2,3).
La multitudo n'est donc pas Souveraineté-Sujet; sa puissance
instituante n'existe à la fois que si elle est institutionnalisée et si elle
se soumet à une exigence de rectification. La puissance en tant
qu'instituée rencontre sa limite immanente dans la résistance de la
masse face à toute mesure éprouvée comme contraire aux réquisits
du droit naturel tels qu'ils sont imaginés. « Le droit de celui qui a le
pouvoir public, c'est-à-dire du souverain, 11' est autre chose que le droit de
nature, lequel se définit par la puissance nOll de chacun des citoyens pris à
part, mais de la masse conduite en quelque sorte par une même pensée.
Cela revient à dire que le corps et J'âme de l'État tout entier a un droit
qui a pour mesure sa puissance ». (T.P. III. 2). Le pouvoir constituant
compris en son irreprésentabilité doit être pensé selon un rapport
constitutif à un régime de vérité, non à l'autorité qui décide. La
puissance est ratio; elle est la vérité et fait le droit. Ce lien entre
puissance et vérité ne peut subjectiver ni l'une ni l'autre pour
autant que toutes deux sont processus anonymes, lieux en lesquels
s'effectuent les rapports entre idées vraies et les relations de
puissance entre modes finis. Toutes deux excèdent le fantasme de
la domination et de la maîtrise.
Quel devenir pour Spinoza? 263

III - UNE ÉTHIQUE DU CONTRÔLE DE SOI PAR-DELÀ


L'ANTINOMIE DU RATIONALISME ET DU VOLONTARISME

Il faudrait se demander si la dé construction de l'analogie


théologico-politique structure de même la pensée proprement
éthique de l'Éthique et si elle l'éclaire réellement. On ne peut ici
qui esquisser la recherche en suivant les justes indications données
par Remo Bodei (1997). Clest dans le De Mente que Spinoza en ce
qui concerne l'esprit humain montre l'identité entre la volonté et
II intellect (II.XLVIV.Corol.). Il critique la métaphysique des
universaux qui postule la réalité d'une faculté absolue de
comprendre et d'une autre de désirer. Toute idée est volition en
tant qui affirmation ou négation de son idéat. « La faculté absolue de
comprendre et leurs semblables sont soit purement fictives/ soit rien
dl autre que des étants métaplzysiques/ autrement dit des universaux que
nous avons coutume de former à partir des particuliers. En sorte que
11 intellect et la volonté ont avec telle et telle idée et telle volitioll/ le même
rapport que la pierréité avec telle ou telle pierre, ou que [1 homme avec
Pierre et Paul ». (II. XL VIII. Scolie). Les idées ne sont pas des images,
des peintures, mais les concepts de la pensée. Le concept nlest pas
une représentation donnée à une subjectivité qui lui fait face et qui
ensuite en fait selon son bon plaisir l'objet d'un vouloir séparé.
« Dans l'esprit il11 y a aucune volition/ autrement dit aucune affirmation
1

et 1légatioll, à part celle qulenveloppe l'idée en tant qu'elle est idée ».


(ILXLIX). L'esprit nlest pas une subjectivité constituante-
transcendantale. Il est un mode fini inclus dans l'entendement
infini de Dieu, mode infini médiat de II attribut pensée. Il est donc à
la fois effet produit et cause productrice d'effets. L'esprit nlest ni le
maître souverain de ses idées/ ni le miroir d'idées qu'il
représenterait passivement comme des peintures renvoyant à un
modèle extérieur.
Cette doctrine de II idée à son tour renvoie à celle de l'esprit
comme idée du corps, esprit soumis aux passions/ tout comme le
corps est affecté par les corps extérieurs semblables ou non
semblables. La qualification de II individu qui s'ensuit, esprit et
corps, en terme de désir, conatus, exclut tout dualisme entre ces
deux modes du même individu. Elle élimine la souveraineté de
l'esprit sur le corps, tout comme elle élimine la définition de
l'individu, pure extériorité en relation à des objets de désir séparés
et jugés bons en soi. La liberté éthique garde son autonomie par
264 Spinoza ou l'autre (in)finitude

rapport à la politique qui conditionne favorablement son


expansion. Elle ne peut être confondue avec le projet d'une
maîtrise absolue sur les passions, d'une souveraineté spirituelle
exercée sur un corps dévalué. Une fois encore, ce sont
l'anthropologie et l'éthique volontaristes qui intéressent le plus
Spinoza parce que moins éloignées de la vérité et plus sensibles à
la dimension actualiste que toute autre. Toutefois l'illusion qui les
fonde est bien connue. Elle est à la fois celle de la conscience
comme centre et de la liberté comme libre choix. Elle est celle de la
subjectivité absolue ou fondement; maîtresse d'elle-même, de ses
idées et volitions, elle récuse tout centre d'appropriation infinie et
exclusive des choses et des hommes. Et cette illusion, solidaire de
l'ignorance de la nature modale de l'homme, se révèle aboutir à
une doctrine de l'impuissance totale en laquelle se renverse la
conscience-croyance en la toute-puissance humaine: tel Dieu, tel
homme. Spinoza fait apparaître la misère de l'humanisme qui
pense la puissance de la subjectivité humaine comme image ou
lieutenant ou héritier de la puissance du Dieu-Sujet souverain.
« On dirait que ceux-là conçoivent l' homme dans la nature comme un
empire dans un empire. Car ils croient que l'homme perturbe l'ordre de la
nature plutôt qu'il ne le suit, qu'il a sur ses actions une puissance
absolue, et n'est déterminé par ailleurs que par soi-même ». (E.ITl. Praef).
Comme l'ont montré à nouveau des études récentes de R. Bodei
(Géométrie des passions, 1997) et de lM. Vaysse (L'inconsaent des
modenœs,1999), cette théorie de la finitude modale n'est pas liée au
traditionnel contemptus mUlldi et lwminis des éthiques religieuses du
péché qui renversent en mépris de soi et en impuissance redoublée
l'expérience de l'illusion de toute puissance liée à la conscience et à
la liberté. Elle est critique des éthiques de la subjectivité qui soit
déplorent la déficience de la subjectivité humaine par rapport à la
subjectivité divine infinie, soit attribuent à la première la tâche de
se substituer à la seconde. La conscience doit se désintoxiquer de
son fantasme de centralité pour que se produise un effet de
subjectivation adéquate qui passe par la connaissance de la
détermination de la conscience-centre et par celle des mécanismes
de la vie passionnelle. Par cette cure, il devient possible de
connaître la puissance de l'esprit et celle du corps et de la
développer en connaissance de cause par delà la double illusion de
la volonté de puissance et du désir de mortification, par-delà le
Quel devenir pour Spinoza? 265

fantasme de maîtrise et par-delà son inverse, celui de la haine


nihiliste.
Spinoza ne fait donc pas du fini une déficience se définissant
par une tension vers un infini-sujet qui l'attire, ni de l'infini la
propriété d'une subjectivité absolue qui dépose hors de soi le sujet
fini dans lequel elle doit passer et qui doit être fait à son image et
ressemblance. L'infini est substance comme lieu sans lieu, sans
dehors, de toutes les formes et de toutes les relations de l'avoir lieu
modal. La transition éthique est la forme humaine de cet avoir lieu
qui qualifie une spécificité locale sans l'ériger en modèle d'univers,
sans avoir à la rétroprojeter comme le but visé, la fin projetée d'une
subjectivité. L'infini est le substantiel sans fond des relations de
l'avoir lieu, dont certaines sont éthiques à un degré supérieur, au
sein d'une éthologie modale générale mais différenciée. Se savoir
fini clest se savoir inscrit comme acte-singularité agissante dans cet
Autre à qui rien nlest extérieur tout en se sachant opéré par tous les
autres modes finis et opérant au sein de leurs interconnexions.
Clest donc à la fois se savoir mortel et éternel.
-Mortel: nous recevons notre naissance et notre mort de
l'extérieur comme quelque chose qui ne peut nous affecter en
personne. Nous sommes soumis à l'ordre commun de la nature
que nous expérimentons comme contingence, même si la pensée
peut ressaisir cette contingence en son intelligibilité et en
reproduire la nécessité. Nous comprenons après coup que la raison
commande de ne pas penser à la mort. Mais nous ne comprenons
ceci qu'après avoir appréhendé la mort comme la plus passionnelle
des altérités dans l'ordre commun de la nature et après avoir
surmonté la peur qui nous saisit devant II expérience de la limite
mobile qui ne cesse de nous définir comme partie de la nature.
- Éternel: l'acceptation comprise de notre finitude nous renvoie
à la connaissance de notre essence singulière qui se révèle en sa
limitation même comme acte, action inscrite dans l'infinitude.
Alors l'imagination qui est la fonction primaire de l'appartenance
au monde de l'être modal, avec ses fluctuations passionnelles, ses
transitions singularisantes de la joie à la tristesse et inversement, se
laisse déplacer et remplacer. Nous accédons ainsi à l'expérience de
la vie comme affirmation singulière du fini dans l'infini, par-delà
les oppositions spéculaires de la servitude et de la maîtrise. Le
nihilisme de la servitude devenue meditatio morlis est conjuré en
même temps que le délire de toute-puissance. La puissance d'agir
266 Spinoza ou l'autre (in)finitude

et de penser découvrant l'éternité de son essence singulière est le


neutre où s'abolissent les modalités nihilistes du C01zatus. Le seul
impératif éthique est pour chaque essence singulière de devenir ce
qu'elle peut nécessairement devenir : le degré en acte de la
puissance d'exister qu'elle est sans recours au possible. « Conatus
quo unaquaeque res in suo esse perseverare conatur llilzil est praeter
ipsius rei actualis essentia ». (E.In. VII).
Le sage pour autant qu'il vit et pense à la hauteur de la sagesse
jouit d'amour de son essence singulière saisie en ses rapports de
convenance au tout des êtres et au tout des être qui sont ses
semblables, en se décentrant de ce qui dans le désir d'exister est
appropriation exclusive et excluante. Il n'a ni maître extérieur ni
maître intérieur. La puissance d'agir et de penser est le neutre, le
neutralisant du désir d'être le maître de soi, de ses passions, le
maître des autres hommes, a fortiori celui de la nature. Elle n'a rien
de prométhéen, ni d'orphique, même si elle n'exclut pas l'active
composition des rapports de convenance pour nous qui sont
rapports de décomposition pour d'autres modes, même si elle
implique la lutte et la résistance contre tout ce qui nous rend
alterius juris. Sa figure sans visage nous permet d'envisager l'avenir
en sachant que le meilleur, le salut, est toujours là, pour qui peut
travailler à le découvrir pour son temps, aujourd'hui et demain. Le
rationalisme spinozien donne ainsi au rationalisme moderne,
criticiste, dialectique ou autre l'occasion de procéder à son
autocritique et à sa rectification contre sa propre lzybris, sans se
renier, sans céder à la nostalgie romantique d'un retour à l'origine,
sans attendre le salut d'un dieu improbable, sans confier son sort
aux élites du pouvoir et de la fortune. Il contient des éléments
indispensables pour s'orienter dans la pensée qui vient. Sans
prétendre tenir lieu de cette pensée qui est à élaborer, il contient en
sa réserve une pensée de la puissance et de la rationalité capable
de neutraliser le délire de la maîtrise et les nihilismes qui le suivent
comme son ombre portée. Une pratique de la rationalité comme
antidote du nihilisme inscrit dans la volonté moderne de
puissance, tel serait un des devenirs possibles de la provocation
spinozienne.
ENVOI. L'AUTRE (IN)FINITUDE

Pour Spinoza, la philosophie est une expenence vitale; elle


engage le logos et rétllOS. Cette expérience ne peut laisser celui qui
tente de se l'approprier identique à lui-même. Lire l'Ethique c'est se
transformer en comprenant l'expérience constitutive de
subjectivation et d'individuation qu'elle propose; c'est comprendre
et se comprendre en transformant son rapport au monde, à soi et
aux autres. Cette expérience est celle de la possibilité même de
transformer la condition humaine, celle d'un mode fini, en finitude
positive, en ce que l'on peut ecrue (in)finitude. Cette
transformation ne renvoie à aucune métamorphose, à aucune
transubstantiation miraculeuse. Elle est simplement la modification
du rapport de l'individu à la réalité, à son esprit, à son corps, au
monde des corps auquel il appartient.
Cette expérience repose sur un geste critique inaugural qu'il
convient de répéter infiniment, le geste qui refuse de partir du libre
sujet, de la subjectivité constituante, qu'elle soit comprise à la mode
transcendantale ou à celle de la dialectique spéculative. Le sujet ne
peut être principe, ni fondement. Il demeure un effet, le sujet en
effet qu'il s'agit de produire à partir de la réunion de ses conditions
de possibilité. De l'ordre de l'effet le sujet devient un effet d'ordre.
La question est de déterminer l'ordre à partir duquel il peut se
constituer et consister sans nourrir l'illusion d'être au fondement,
au principe.
Cet ordre apparaît d'abord comme l'ordre commun de la
nature, mais il se détermine si on le conçoit en sa nécessité comme
ordre des essences singulières. Il ne s'agit pas de deux ordres
renvoyant à deux mondes différents: il s'agit de deux formes de
rapport en lesquels le même monde se donne à penser et à vivre.
L'ordre commun de la nature est celui de la première expérience en
laquelle chaque individu se vit sans connaissance de cause comme
268 Spinoza ou flautre (in)finitude

partie prise de la nature, n'accède à la puissance de penser de son


esprit que par la perception des idées des affections de son corps et
perçoit par ces dernières les corps extérieurs, sans disposer d'autre
connaissance adéquate que cette imagination non élucidée, où le
sentiment de l'existence de soi et des choses tient lieu de la
connaissance des essences singulières. Ethique II. 29. Corollaire.
Il L'esprit humain, chaque fois qu'il perçoit les choses à partir de l'ordre

commun de la nature, ll' a ni de lui-même, ni de SOIl corps, ni des corps


extérieurs une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance
confuse et mutilée. Car l'esprit ne se c01lnaît pas lui-même si ce ni est
qu'en tant qu'il perçoit les idées des affections du corps. Et son corps il ne
le perçoit qu à travers les idées mêmes des affections, et ce n'est également
1

qu'à travers elles qu 1 il perçoit les corps extérieurs, et par suite, en tant
qu'il a ces idées il ni a ni de lui-même, ni de S011 propre corps, ni des corps
extérieurs une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance
mutilée et co nfu se Il •
L'esprit est déterminé par le dehors et constitué comme effet
d'un ordre d'immédiateté nécessaire qui est celui de la contingence.
Cet ordre est celui de l'événement, d'une histoire subie auquel
l'événement donne un sens. Mais ce sens ne peut se constituer
selon une systématicité génératrice autonormée par l'esprit Il
repose sur une connaissance mutilée et confuse. Ce nlest que
lorsque l'esprit est déterminé du dedans qu'il inverse la
détermination de l'extérieur, qu'illibère sa puissance de connaître
selon un ordre de vérité que lion peut nommer géométrique. Alors
la rencontre fortuite des choses, la contemplation erratique de ceci
ou cela laisse place à la connaissance de l'ordre selon lequel ces
choses se conviennent. Le scolie de Ethique II. 29 le précise :
« Déterminé du dedans, l'esprit contemple plusieurs choses à la fois, il
comprend en quoi ces choses se conviennent, diffèrent et s'opposent;
chaque fois en effet que clest du dedans qu'il se trouve disposé de telle ou
telle manière, alors il contemple les choses de manière claire et distincte ».
L'esprit se subjectivise comme effet de cet ordre interne et il
Si individualise, il accède à la connaissance de lui-même comme
mode fini de II attribut infini de la pensée, il connaît adéquatement
son corps dont il est 11 idée et les autres corps en rectifiant le
contenu des affections et en les composant selon des rapports de
convenance.
Cet ordre est celui de l'autonormation, d'un système de gestes
que régit une règle et qui est soumis à des conditions indépendantes
Envoi. L'autre (in)finitude 269

de ces gestes. Ce système est lui-même libre nécessité; il est acte et


il a la prééminence sur les opérations qu'il règle dans l'immanence.
Il est devenu désormais impossible de penser des objets et d'agir
indépendamment des opérations requises accomplies sur ces
objets. L'esprit mode fini se conçoit comme théorème dans la
chaîne des modes finis qui le déterminent au sein de l'entendement
infini de Dieu. L'esprit se conçoit. Il est concept distinct au sein de
la même activité génératrice en son ordre propre. Il apprend à faire
usage de ses yeux, les démonstrations. La finitude se réciproque
avec l'infinitude puisque mode fini inscrit dans le mode infini
médiat -la chaîne des esprits finis s'interdéterminant en leur
intrinsécité - au sein du mode infini immédiat, l'esprit est activité
qui accepte son infinitude en sa finitude même. Il ne déplore pas sa
finitude comme propriété qui le séparerait d'un infini participé. Il
est partie d'un infini actuel auquel il revient de penser infiniment le
fini qu'il est et de libérer sa puissance éternelle de penser et d'agir.
Là est le fil d'or qui permet à la pensée de Spinoza d'éviter la
présomption de la métaphysique de la subjectivité et de la
production pour la production. Là est le génie d'une philosophie
d'au-delà du nihilisme contemporain.
BIBLIOGRAPHIE

1- ŒUVRES DE SPINOZA

Editions de référence

Benedicti de Spinoza opera quotquot reperta SUllt ed. van Vloten et


J.P.N. Land. La Haye, Nijhoff, 2 vol., 1883, 4 vol., 1914.

Spinoza Opera. lm Auftrag der Heidelberger Akademie der


Wissenschaften herausgegeben von Carl Gebbardt. Carl Winter,
Heidelberg, 1925. 2 Auflage Heidelberg, 1972, 4 vol.

Traduction française

Œuvres de Spinoza, traduites et annotées par Charles Appuhn,


Paris, Garnier, réédition Garnier-Flammarion, 4 volumes.
1. Traité de la Réfonne de l'Entendement. Court Traité. Les principes
de la philosophie de Descartes. Pensées métaphysiques.
2. Ethique.
3. Traité théologico-politique.
4. Traité politique. Lettres.

11- COMMENTAIRES

ALAIN (pseudonyme d'Emile CHARTIER). Spinoza, Paris.


Delaplane, 1901. Gallimard. 1972.
ALQUIÉ Ferdinand. Le rationalisme de Spinoza. Paris. Presses
Universitaires de France.1981.
272 Spinoza ou [' autre (in)finitude

ALTHUSSER Louis. Elémellts d'autocritique. Paris. Editions Sociales.


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DESCARTES René. Œuvres de Descartes, publiées par René Ch.
Adam et P. Tannery. Il tomes (13 volumes). Paris. Vrin. Paris.
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HOBBES Thomas. Leviathan. Trad. F. Tricaud. Paris. Sirey. 1971.
HEGEL Georg -Friedrich. Science de la logique. Traduction de P.J.
Labarrière et G. Jarczyk. Paris, Aubier-Montaigne, 1972.
HEGEL Georg -Friedrich. Principes de la philosophie du droit et de
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LEIBNIZ G. W. Monadologie. Ed. Boutroux. Paris. Delagrave, 1970.
LEIBNIZ G. W. Essais de TIzeodicée. Paris, Garnier-Flammarion.
LOCKE John. Traité du gouventement civil. (Traduction de D. Mazel.
Paris. Garnier-Flammarion. 1984.
MACHIAVEL N. Œuvres complètes. Paris. Gallimard. La Pléiade.
1952.
MALEBRANCHE Nicolas. Œuvres complètes. Paris, Vrin. 1958-
1970.
MARX Karl. Philosophie. Edition de M. Rubel. Paris. Gallimard. La
Pléiade. 1984.
MARX Karl. Le Capital. Livre J. Traduction de J. Roy. Paris, Gamier-
Flammarion. 1962.
THOMAS D'AQUIN, Somme de théologie. Trad. A. Raulin et A.M.
Rognet. Paris, Le Cerf, 1984.
VICO Giambattista, La Science Nouvelle. Trad. A. Pons. Paris,
Fayard. 2001.
VICO Giambattista. Vie de Giambattista Vico écrite par lui-, suivi de
La Méthode des études de notre temps. Traduction et présentation
d'A. Pons. Paris, Grasset, 1981.
PROVENANCE DES TEXTES

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ou l'ambiguïté de l'esprit cartésien. Remarques de méthode ».
La Recta Ratio : criticiste et spinoziste. Hommage en ['ho11neur de
Bernard Rousset (Textes réunis par Laurent Bove). Groupe de
Recherches Spinozistes. Presses de l'Université de Paris. 1999.

2. Publié sous le titre« Le déplacement de la critique de Spinoza à


Vico ». Revue de Métaphysique et de Morale. La critique jusqu'à
Kant. Octobre 1999. n04 . Paris.

3. Publié sous le titre « Que faire avec le Traité théologico-politique


? Réforme de l'imaginaire religieux et/ ou introduction à la
philosophie ». Studia Spillozana. Volume 11 (1995). Spinoza 1s
Philosophy of Religion. (ausg. Manfred Walther). Konigshausen
Neumann. Wurzbbürg. 1998.

4. Publié sous le titre «La philosophie politique au miroir de


Spinoza ». Actuel Marx. Y-a-t-il une pensée politique unique ?
n028. Paris. Presses Universitaires de France. 2000.

5 Publié sous le titre »Pour une étude systématique du rapport


de Marx à Spinoza. Remarques et hypothèses ». André Tose!,
Pierre-François Moreau, Jean Salem (direction) Spinoza au
XIXo siècle. Paris. Publications des Presses de la Sorbonne.
2007.
280 Spinoza ou II autre (in)finitude

6 Publié sous le titre « Qu'est-ce qu'agir pour un mode fini selon


Spinoza? », Plzilosophie. L'action à l'âge classique. Mars 1997.
Paris. Editions de Minuit.

7. Publié sous le titre «Transitions éthiques et fluctuations de


l'esprit dans la pensée de Spinoza. 1.» A rchitectollique de la
raison. Mélanges offerts à Alexandre Matlzeroll. Textes réunis par
Pierre-François Moreau. Ecole Normale Supérieure de
Fontenay-sous-Bois. 1996.

8. Publié sous le titre « De la ratio à la scientia illtuitiva, ou la


transition éthique infinie selon Spinoza. II. » Materia actuosa.
Antiquité. Age classique. Lumières. Mélanges offerts à Olivier
Bloch. Textes recueillis par Miguel Benitez, Antony McKenna,
Gianni Pagani et Jean Salem. Paris. Honoré Champion. 2000.

9. Publié sous le titre «Modèle de la nature humaine et


subjectivation dans l'Ethique », Etudes de philosophie, direction
Pierre Livet. Publications de l'Université d' Aix-en-Provence.
1999.

10 Publié sous le titre « Rationalité et finitude ». Enquête sur les


spinozismes à venir, sous la direction de Lorenzo Vinciguerra.
Paris. Kimè. 2001.

Il. « Envoi. L'autre (in)finitude. Inédit.


TABLE DES MATIÈRES

Dédicace et poème 7
Préface 9

PREMIÈRE PARTIE

L'INFINI DANS L'OMBRE DU FINI 13

Chapitre premier
Spinoza et l'espn"t cartésien: la voie de la critique 15

Chapitre 2
Le déplacement de la critique: de Spinoza à Vico 33

Chapitre 3
La transfiguration de l'imaginaire religieux et la philosophie 77

Chapitre 4
Spinoza, penseur de la politique 105

Chapitre 5
D'une radicalité à ['autre: Spinoza et Marx 129

DEUXIÈME PARTIE

LE FINI DANS LA LUMIÈRE DE L'INFINI 155

Chapitre 6
La finitude positive 157

Chapitre 7
Fluctuations et transitions éthiques (1) 173

Chapitre 8
De la « Ratio» à la « Scientia intuitiva » ou
La transition éthique infinie (II) 195
282 Spinoza ou ['autre (in)finitude

Chapitre 9
Poïétique et modèle de l'accomplissement humain 211

Chapitre 10
(In) finitude et rationalité: Quel devenir pour Spinoza? 237

Envoi
L'autre (in) finitude 267

Bibliographie 271

Provenance des textes 279


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