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politique étrangère l 3:2010

REPÈRES
Irak : turbulences politiques et retrait militaire
par Myriam Benraad
Myriam Benraad est chercheuse et spécialiste de l’Irak à Sciences Po Paris, associée au
Centre d’études et de recherches internationales (CERI). Elle est l’auteur de L’Irak (Paris,
Le Cavalier Bleu, 2010).

Les élections législatives de mars 2010 n’ont rien réglé en Irak. Elles
témoignent du maintien de profondes divisions. Les clivages politiques,
sociaux, confessionnels, perdurent. La reconstruction économique reste
extrêmement lente, bridée par une vaste corruption, et la « culture de la
violence » omniprésente. Le risque demeure d’une véritable décomposi-
tion de la société irakienne.

politique étrangère

À l’heure où s’amorce le retrait militaire définitif des États-Unis, et sur


fond d’une reprise des violences ces derniers mois, les élections législatives
du 7 mars 2010 ont plongé l’Irak dans une nouvelle zone de turbulences.
La crise irakienne, à la fois politique, sociale, sécuritaire mais aussi écono-
mique, ne saurait toutefois être lue comme le simple soubresaut d’une
transition tardant à porter ses fruits. Le tournant du 7 mars s’inscrit, au
contraire, dans la continuité des revirements qui n’ont cessé de rythmer la
nouvelle donne irakienne issue de l’intervention américaine du printemps
2003, à l’origine d’une décomposition d’ensemble de la société et d’une dif-
ficile réappropriation du registre politique par ses acteurs. Les logiques
conflictuelles à l’œuvre n’ont ainsi cessé de s’épaissir et de se complexifier,
rendant nombre des événements présents relativement illisibles, tant pour
l’observateur profane que pour l’expert plus averti.

L’analyse qui suit se propose de mettre en lumière les évolutions récen-


tes du conflit irakien. Elle revient dans un premier temps sur les causes et
les ressorts de la crise née du dernier scrutin, en explicitant dans quelle
mesure celle-ci reflète la pluralité et la complexité des clivages qui traver-
sent la société irakienne. On relèvera en particulier l’opposition entre
l’« appel national » d’une majorité de citoyens irakiens et les logiques sépa-
ratistes qui continuent de miner le pays, en empêchant précisément la
refondation de tout véritable pacte social. Cette opposition a été au cœur

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du conflit dans son ensemble, mettant face à face la persistance de réflexes


identitaires, ainsi que d’autres particularismes, et la survie d’un fort sentiment
d’appartenance commune. L’horizon d’une pacification sociale est aussi bridé
par un ensemble de facteurs plus structurels : une reconstruction économi-
que lacunaire, synonyme de corruption rampante et d’importants conflits
territoriaux, l’absence d’un État fonctionnel et, par voie de conséquence,
l’incapacité des autorités à maîtriser les cycles chroniques de violence.

Le miroir d’une greffe démocratique inachevée

Les élections législatives irakiennes du 7 mars 2010, particulièrement


emblématiques car ce sont les dernières de la période d’occupation étrangère,
ont indiscutablement constitué une étape clé dans le processus de transition
du pays. Mais à l’enthousiasme initial qu’elles avaient pu susciter s’est bru-
talement substituée une crise à laquelle peu s’attendaient, et qui a pris de court
tout un chacun tant par son ampleur que par sa durée. Pour Washington,
ces élections devaient pourtant marquer le parachèvement de la démocratie
irakienne, en consacrant le triomphe du pluralisme politique après plu-
sieurs décennies d’autoritarisme et de répression. Avec 50 000 bureaux de
votes répartis dans les 18 provinces du pays, près de 19 millions d’électeurs,
86 listes électorales et plus de 6 500 candidats en lice, il était surtout attendu
de ce scrutin qu’il ouvre la voie à un retrait en douceur des troupes améri-
caines et à un passage de témoin réussi au nouveau gouvernement irakien.

Le 7 mars a été un succès en termes de taux de participation, nettement


plus élevés qu’au cours des deux précédentes législatives de 2005, pour les-
quelles de nombreux Irakiens ne s’étaient pas rendus aux urnes par rejet
de la présence étrangère et de son entreprise politique1, ou par crainte des
représailles de la guérilla armée2. L’une des particularités de ces élections
a été de consacrer un système électoral « ouvert », c’est-à-dire autorisant
chaque électeur à voter pour le candidat de son choix, indépendamment de
la liste de rattachement de ce dernier3. Autre avancée, la Haute Commis-
sion électorale indépendante irakienne (HCEI) a amendé la loi électorale
de 2005, et fait passer le nombre de sièges au Parlement de 275 à 325, en les
répartissant de manière plus équitable entre les différentes provinces, en

1. On se souvient du boycott massif des populations arabes sunnites à l’occasion des premières élec-
tions de janvier 2005, en réaction au siège militaire américain de la ville de Fallouja en novembre 2004.
2. La branche irakienne d’Al-Qaida, sous la tutelle d’Abou Moussab al-Zarqaoui, avait alors menacé de
mort tout électeur qui oserait enfreindre ses injonctions et se rendre aux urnes. Voir M. Benraad, « De
la tentation hégémonique au déclin de l’Organisation d’Al-Qaida en Irak, miroir des métamorphoses
d’une insurrection (2004-2008) », Maghreb-Machrek, n° 197, automne 2008.
3. Lors des deux scrutins de 2005, le système de vote « à listes fermées » n’autorisait les électeurs qu’à
voter pour un seul parti ou une seule coalition politique.

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fonction des équilibres démographiques. Cette modification n’en a pas
moins provoqué certaines oppositions violentes, en particulier celle,
répétée, du vice-président Tareq al-Hachemi4, qui a publiquement accusé
le Premier ministre sortant, Nouri al-Maliki, de vouloir renforcer par cette
mesure la sous-représentation politique des Arabes sunnites5.

Plus symptomatiquement, les élections irakiennes ont été marquées par


le caractère pluriethnique et pluriconfessionnel des grandes coalitions qui
concourraient. Parmi celles-ci se trouvaient l’État de droit d’Al-Maliki
– fruit d’une scission de l’Alliance irakienne unifiée, victorieuse des élec-
tions de 2005 et formée autour du Parti de l’Appel islamique (Da‘wa), de
certains chefs de tribus sunnites et d’indépendants – et l’Alliance nationale
irakienne (ANI). L’ANI est un bloc chiite hétéroclite formé en 2009 par le
Conseil suprême islamique irakien6 et composé de partis religieux conser-
vateurs – à l’exemple du mouvement sadriste de l’imam Moqtada al-Sadr
et du Parti de la vertu (Al-Fadhila) de l’ayatollah Mohammed Yacoubi
implanté à Bassora –, mais également de divers acteurs sunnites, comme le
Front du salut d’Al-Anbar qui émane de la mouvance tribale dite du
« Réveil » alliée en 2007 aux États-Unis contre Al-Qaida7, et enfin du très
controversé Ahmed Chalabi.

La coalition rivale, d’ancrage laïque, était celle du Mouvement national


irakien, également nommée Iraqiyya et conduite par Iyad Allaoui, ancien
opposant à Saddam Hussein et Premier ministre irakien entre 2004 et 2005.
Iraqiyya rassemblait l’Accord national irakien, parti historique d’Allaoui,
ainsi qu’une majorité de formations sunnites tel le Front irakien pour le
dialogue national de Saleh al-Moutlaq8. De par sa forte tonalité nationaliste
et son ancrage intercommunautaire, Iraqiyya a su séduire un grand
nombre d’électeurs, au premier rang desquels les populations arabes sun-
nites et les minorités déçues par le bilan du gouvernement et hostiles à Al-
Maliki pour ses liens avec l’Iran.

4. Né à Bagdad en 1942 d’une famille arabe sunnite, Tareq al-Hachemi a été secrétaire général du Parti
islamique irakien, puis a succédé en 2005 au chef tribal Ghazi al-Yaouar à la vice-présidence du pays.
5. Avant l’adoption de cet amendement, accordant obligatoirement 8 des 325 sièges du Parlement aux
minorités (3 aux yézidis, sabéens et chabaks, et 5 aux chrétiens), la Cour suprême irakienne avait estimé
que la loi était « inconstitutionnelle ». Sur la question de la marginalisation des Arabes sunnites après-
2003, voir également M. Benraad, « Du phénomène arabe sunnite irakien : recompositions sociales,
paradoxes identitaires et bouleversements géopolitiques sous occupation (2003-2008) », Hérodote,
n° 130, 2008.
6. Auparavant « Conseil suprême pour la révolution islamique en Irak » (CSRII).
7. Voir M. Benraad, « Une lecture critique de la Sahwa ou les mille et un visages du tribalisme irakien »,
in « La tribu à l’heure de la globalisation », Etudes rurales, n° 184, printemps 2010.
8. Saleh al-Moutlaq est une personnalité politique sunnite nationaliste. Ancien membre du Baas, qu’il a
quitté en 1977, il compte au nombre des candidats d’Iraqiyya qui ont été éliminés de la course électorale.

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Le paysage kurde, traditionnellement bicéphale autour des deux partis


dominants que sont, depuis les années 1990, l’Union patriotique du
Kurdistan (UPK) du président irakien Jalal Talabani et le Parti démocra-
tique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani – a connu pour sa part
certaines évolutions notables. Ainsi, pour la première fois depuis 2005,
a-t-on assisté à l’apparition de nouveaux acteurs, tel le courant d’opposi-
tion Mouvement pour le changement (Gorran en kurde), constitué en
2006 par des membres dissidents de l’UPK et du PDK, et dirigé par
Naouchirouan Moustapha, ancien secrétaire général du premier parti. Ce
mouvement avait réalisé des scores intéressants à l’occasion des élections
régionales kurdes du mois de juillet 20099 ; il pourrait, à terme, devenir un
concurrent sérieux au monopole exercé par les formations politiques
historiques.

C’est au terme de trois semaines d’attente et de fortes incertitudes que


les résultats électoraux sont finalement rendus publics par la commission
électorale, donnant vainqueur Allaoui et sa coalition Iraqiyya avec
91 sièges, contre 89 pour l’État de droit d’Al-Maliki. L’ANI recueille pour
sa part 70 sièges, et l’Alliance kurde, regroupant l’UPK et le PDK, environ
50. L’annonce de la victoire d’Allaoui plonge toutefois le pays dans une
crise brutale. N’acceptant pas sa défaite, d’autant plus amère qu’il est au
pouvoir depuis plusieurs années, Al-Maliki crie
Les résultats n’ont été en effet à la fraude, et réclame un décompte
rendus publics manuel des voix. Il engage par ailleurs une série
de recours judiciaires qui visent à disqualifier des
qu’après trois représentants de la liste Iraqiyya, et accuse
semaines d’attente notamment certains élus sunnites de liens avec
l’ancien Parti Baas. 52 d’entre eux se trouvent dis-
qualifiés au mois d’avril10 et évoquent un « assassinat du processus
démocratique11 », tandis qu’Allaoui agite le spectre d’un retour à la guerre
civile au cas où il serait dépossédé de sa victoire. Quelques semaines avant
le scrutin, Al-Maliki avait déjà réactivé la commission sur la
« débaasification », renommée Commission justice et responsabilité, afin
d’exclure plus de 400 candidats de la course électorale en raison de leurs
attaches présumées au régime déchu de Saddam Hussein12.

9. Les Kurdes n’ont pas participé aux élections provinciales de janvier 2009, mais organisé, à l’été de
la même année, des élections régionales distinctes.
10. Voir « Iraq Election Chaos as 52 Candidates are Disqualified », The Guardian, 26 avril 2010.
11. Déclaration d’un des porte-parole de la coalition Iraqiyya, avril 2010.
12. Voir M. Ottaway et D. Kaysi, « De-Baathification As A Political Tool: Commission Ruling Bans Poli-
tical Parties and Leaders », Carnegie Endowment for International Peace, 26 janvier 2010, disponible sur
CarnegieEndowment.org.

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Tableau 1. Résultats des élections législatives de 2010,
par liste, au niveau national
Nombre
Nombre Nombre
Coalitions électorales de voix
de voix de sièges
(en %)

Iraqiyya 2 849 612 24,72 91

État de droit 2 792 083 24,22 89

ANI 2 092 066 18,15 70

Alliance kurde 1 681 714 14,59 43

Mouvement pour le changement 476 478 4,13 8

Unité de l’Irak (UDI) * 306 647 2,66 4

Front irakien de la concorde** 298 226 2,59 6

Union islamique du Kurdistan (UIK) *** 243 720 2,12 4

Groupe islamique du Kurdistan (GIK)**** 152 530 1,32 2

Autres minorités 61 153 - 8

Total 11 526 412 100 325

Notes : * L’UDI rassemble Jaouad al-Bolani, chiite et actuel ministre de l’Intérieur, Ahmed Abou Richa, chef
de tribu sunnite de la province d’Al-Anbar, et un représentant des biens de mainmorte sunnites, Ahmed Abd
al-Ghafour al-Samarraï. Comme la coalition Iraqiyya, cette liste a été touchée par la disqualification des
candidats jugés inéligibles du fait de leurs liens supposés avec le Baas.
** Le Front irakien de la concorde – tawafuq en arabe – a été la première liste sunnite à concourir aux
secondes élections de décembre 2005. Il regroupe à ce jour le Parti islamique irakien (PII) et plusieurs
personnalités tribales sunnites.
*** L’UIK, conduite par Salahaddin Mohammed Bahaddin, a été fondée en 1994 et représente un autre
concurrent sérieux du PDK et de l’UPK. D’idéologie islamiste et proche des Frères musulmans, elle se veut
« réformiste ». Son électorat est avant tout estudiantin.
**** Le GIK est un mouvement islamiste qui a émergé en 2001 sous la férule de son « émir » Ali Bapir. On
a soupçonné celui-ci de liens avec le groupuscule djihadiste Ansar al-Islam, lui-même rattaché à Al-Qaida.

Il aura fallu trois mois pour que la Cour suprême irakienne ratifie les
élections, sans permettre pour autant une sortie de crise. Au contraire,
d’âpres tractations ont été immédiatement engagées par les deux coalitions
rivales avec les « faiseurs de rois » en vue de constituer le futur gouverne-
ment13. L’ANI, arrivée en troisième position, malgré les encouragements
de Téhéran pour fédérer les partis chiites, s’oppose à la reconduction
d’Al-Maliki dans ses fonctions. Le Conseil suprême islamique irakien a de
fait toujours été un concurrent Da‘wa, et était l’un de ses principaux adver-

13. La Constitution irakienne prévoit que le président, élu par le Parlement, désigne ensuite un Premier
ministre issu du groupe parlementaire majoritaire.

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Carte 1. Répartition géographique des grandes coalitions, par province

saires lors des élections. Quant aux sadristes, ils nourrissent un puissant
ressentiment à l’encontre d’Al-Maliki depuis la confrontation à Bassora, en
2008, de leur milice – l’Armée du Mahdi – avec les forces armées irakien-
nes. Les Kurdes, enfin, constituent une majorité avec l’ANI au Parlement
et jouissent de prérogatives considérables : ils avaient scellé en 2005 un
accord avec Al-Maliki pour placer leur chef, J. Talabani, à la présidence du
pays et entendent, cette fois encore, monnayer leur ralliement au candidat
qui saura au mieux servir leurs intérêts, notamment sur la question de la
ville pétrolifère de Kirkouk, qu’ils entendent rattacher au Kurdistan.

Pluralité et complexité des clivages irakiens

Au-delà des résultats bruts, c’est une extrême complexité des clivages poli-
tiques et sociaux qui s’est esquissée au travers de ce scrutin. Alors que les

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REPÈRES
élections provinciales de 2009 semblaient avoir consacré un retour du
nationalisme dans le pays, à travers des listes politiques intercommunau-
taires et des programmes conciliant principe fédéral et valorisation de
l’identité irakienne, l’après-7 mars a rappelé combien les réflexes identi-
taires demeurent prégnants, voire désormais structurels. En sus de la rivalité
entre État de droit et Iraqiyya, existe l’antagonisme entre une « majorité »
chiite, portée au pouvoir après 2003, et une « minorité » arabe sunnite col-
lectivement mise au ban du processus de transition, qui s’est exprimé dans
la période postélectorale14. Derrière un discours national, les deux candidats
n’ont d’ailleurs cessé de jouer la carte confessionnelle, tout en prétendant
la dépasser. Al-Maliki nourrissait l’obsession d’un retour des Baasistes sur
la scène politique, autrement dit des sunnites, qui était à l’origine de ses
efforts pour disqualifier des centaines de candidats appartenant à la liste
de son adversaire. Au contraire, Allaoui misait sur la réintégration des
Arabes sunnites au sein de l’appareil institutionnel, stratégie qui explique
sa forte popularité parmi ces derniers.

À la veille des élections, Al-Maliki avait pourtant lui aussi déclaré que
sa coalition se voulait non communautaire, et qu’il y associerait ainsi des
figures sunnites, voire chrétiennes ou kurdes, au même titre que ses alliés
chiites traditionnels. Mais ses efforts ont échoué du
fait de ses attaches controversées avec l’Iran, et plus La réintégration des
encore de l’échec de la politique de « réconciliation
Arabes sunnites, enjeu
nationale » qu’il avait lancée en 2006. Les Arabes
sunnites lui reprochaient de surcroît l’élimination de la réconciliation
de plusieurs de leurs candidats et certaines manœu- nationale
vres qui, depuis son investiture, visaient à entraver
leur réintégration dans l’appareil d’État15. Dans les mois précédant le scru-
tin, leur rancœur n’avait cessé de croître, éclairant leur mobilisation en
faveur d’Allaoui et l’importance de leur participation électorale16.

Outre la persistance de ces tensions entre grandes entités ethno-


confessionnelles, les élections du 7 mars 2010 ont aussi permis de mettre au
jour les clivages internes à chacune d’entre elles. Ainsi les partis kurdes,
quoiqu’unis autour de la défense de leurs provinces et de leurs acquis

14. Voir N. Parker, « Iraq’s Election Adds to Sectarian Divide », Los Angeles Times, 18 mars 2010 ; et
« Iraq’s Divisions: Sectarian Animosity Still Prevails », The Economist, 17 juin 2010.
15. Voir les propos du vice-président Tareq al-Hachemi dans S. Dagher « The Sunni in Iraq’s Shiite
leadership », Christian Science Monitor, 14 novembre 2007.
16. Alors que le taux de participation dans la province d’Al-Anbar était quasi nul en 2005, il a été de
61 % lors des dernières élections, soit un point de moins seulement que la moyenne nationale. Dans les
autres provinces à majorité sunnite, la participation a aussi été nettement plus élevée : 66 % à Ninive,
62 % à Diyala et 73 % à Salahaddin. Voir les statistiques de la Commission électorale irakienne, et
A. Shadid, « Sunnis Go to Polls, This Time, to Retain a Voice », New York Times, 7 mars 2010.

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politiques, se sont-ils relativement dissociés les uns des autres à la veille des
élections et ont-ils emporté moins de sièges qu’en 2005. La grande « famille »
chiite s’est quant à elle scindée autour des rivalités opposant les partisans
d’Al-Maliki aux autres courants chiites. Enfin, malgré leur soutien à Allaoui
et la victoire de ce dernier, les Arabes sunnites pourraient voir leur ambition
d’un retour sur la scène politique compromis, non seulement par les négo-
ciations autour de la composition du nouveau gouvernement, mais plus
encore du fait de leurs divisions idéologiques parfois extrêmes. Les deux
plateformes du Front irakien de la concorde, formé par le Parti islamique
irakien17, et du Front pour le dialogue national, constitué en 2005, ont connu
des réorganisations qui les ont, en définitive, beaucoup affaiblies.

Une reconstruction économique lente et minée

Les blocages politiques actuels aggravent l’état de la reconstruction écono-


mique irakienne. En 2010, le pays reste en effet relégué à la 162e place mon-
diale en termes de revenu par tête, loin derrière les monarchies du Golfe et
à peine devant les territoires palestiniens. Avec une population totale
estimée à plus de 31 millions d’habitants, une démographie galopante, et
entre 50 % et 60 % des Irakiens touchés par le chômage, ou une pauvreté
extrême, les défis auxquels devra faire face le nouveau gouvernement sont
immenses.

Paradoxalement, l’un des facteurs du ralentissement de la reconstruc-


tion est l’extrême dépendance de l’Irak vis-à-vis de sa rente pétrolière.
Entre 2006 et 2009, l’exploitation du pétrole a rapporté au pays plus de
170 milliards de dollars18. Toutefois, la réorganisation fédérale du pays a
suscité d’importants conflits territoriaux quant au contrôle des richesses
énergétiques – entre Arabes et Kurdes à Kirkouk ou, dans la riche province
de Bassora, entre milices chiites19 –, ainsi qu’une relative confusion quant à
la répartition des pouvoirs entre entités administratives : autorités centra-
les, conseils provinciaux, villes20. Ces dissensions entravent l’exécution des
projets économiques, et la passation d’une loi sur le pétrole, dont I. Allaoui
rappelait encore récemment qu’elle devrait être une « priorité » sur

17. Le Parti islamique irakien, d’obédience sunnite, a été fondé en 1961 par la mouvance des Frères
musulmans. Clandestin du temps de S. Hussein, il a opéré son retour à la suite du renversement du
régime baasiste.
18. Selon les déclarations de Hussein Chahristani, ministre du Pétrole. Le Fonds monétaire international
(FMI) estime que les revenus des exportations pétrolières représentent en 2010 plus de 75 % du PIB et
85 % des ressources gouvernementales.
19. Des affrontements interchiites ont régulièrement opposé l’Armée du Mahdi aux brigades Badr, liées
au Conseil suprême islamique irakien.
20. L’article 112 de la Constitution irakienne dispose que le gouvernement fédéral, avec les provinces
et régions, administre le pétrole et distribue ses revenus de manière équitable et proportionnelle aux
équilibres démographiques du pays. Il prévoit par ailleurs l’adoption d’une loi sur le pétrole.

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REPÈRES
l’agenda du prochain gouvernement. Quant à la réhabilitation des infra-
structures lourdement endommagées par des années de guerre, elle a souf-
fert du déclin des prix du pétrole en 2009, limitant une reprise rapide de la
production.

De plus, en l’absence d’un secteur privé propre, et d’une diversification


de l’activité économique, le budget du gouvernement central, premier
créateur d’emplois, reste entièrement dépendant des revenus générés par
les exportations pétrolières. Bien que constituant 95 % des ressources
publiques, ceux-ci demeurent largement insuffisants pour rémunérer les
employés d’une administration devenue encore plus pléthorique qu’elle
ne l’était sous S. Hussein. Selon certaines estimations, même une augmen-
tation significative des revenus pétroliers ne permettrait pas au pays de
faire face, dans les prochaines années, à tous ses besoins financiers. Plus
grave, la reconstruction est obérée par un phénomène de corruption géné-
ralisée, qui ronge tous les échelons de l’État, des ministères nationaux aux
administrations secondaires21. Ce fléau a conduit à une réduction sévère de
l’aide financière internationale, privant l’Irak d’importants revenus pour
son développement, ainsi que pour le rétablissement de ses infrastructures
et de sa sécurité.

Absence d’État et perpétuation de la violence

L’Irak demeure, enfin, privé d’un appareil étatique pleinement fonction-


nel. À partir de 2003, la politique menée par la coalition étrangère s’est en
effet traduite par une destruction totale des institutions du pays, du
démantèlement de l’armée et des forces de sécurité à la « débaasification »,
qui a abouti à une décapitation des élites et personnels les plus compé-
tents22. En confondant la destruction du régime de S. Hussein avec celle de
l’État, les forces américaines ont créé les conditions d’une insécurité struc-
turelle, dont on peut aujourd’hui constater tous les effets. Comme lors des
deux élections de 2005 qui avaient accouché de gouvernements dans la
douleur, la crise issue du 7 mars a permis d’illustrer combien les divisions
au sein de la nouvelle classe politique irakienne sont l’un des principaux
freins au rétablissement d’un État pérenne, c’est-à-dire susceptible de
résister aux alternances politiques23.

21. Lire le chapitre du rapport rédigé pour l’OCDE : M. Benraad, « Fighting Corruption in Iraq: Sources
and Challenges », in OCDE, Supporting Investment Policy and Governance Reforms in Iraq, Paris,
OCDE, juillet 2010.
22. Sur la « débaasification », voir H. Saghieh, « The Life and Death of De-Baathification », Revue des
mondes musulmans et de la Méditerranée (REMMM), n° 117-118, juillet 2007.
23. Sur le processus de déconstruction de l’État irakien, voir le propos introductif d’Hamit Bozarslan au
numéro « Irak en perspective » de la REMMM précitée (n° 117-118, juillet 2007).

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Une amélioration en matière de sécurité a certes pu être observée à


compter de 2007, avec l’« escalade » militaire américaine (surge). La mise
sur pied et l’entraînement de nouvelles forces de sécurité irakiennes,
conjugués à une mobilisation tribale et citoyenne contre la mouvance radi-
cale d’Al-Qaida, ont permis d’importantes avancées. Mais ces forces,
censées prendre le relais de la présence étrangère dès 2011, et toujours sou-
tenues par l’armée américaine, rencontrent actuellement de nombreuses
difficultés. Elles souffrent ainsi de moyens financiers et matériels res-
treints, ce qui affecte leur capacité à contenir le regain de violence, pour ne
pas parler du climat politique défavorable, qui limite considérablement
leur marge de manœuvre opérationnelle. En outre, lorsqu’ils ne font pas
défection du fait de leurs maigres salaires ou des intimidations dont ils
sont victimes, les nouveaux soldats et policiers irakiens sont soupçonnés
de liens troubles avec la guérilla locale. Le ministère de l’Intérieur irakien
a par exemple recensé de nombreux cas de membres des forces de sécurité,
ou de chefs tribaux naguère alliés aux États-Unis, retournés à la lutte
armée24. Or, la sécurité demeure l’une des préoccupations majeures des
Irakiens25.

Cette « culture de la violence » omniprésente, qui est le double fruit de


l’occupation étrangère et d’un passé pétri de violentes déchirures, s’est
exprimée récemment avec la revitalisation de l’insurrection armée. Al-
Qaida, que les États-Unis pensaient avoir liquidée, a revendiqué depuis
2009 des attentats suicide spectaculaires26, tirant profit du vide sécuritaire
créé par le retrait des forces américaines des grands
Une revitalisation de centres urbains. Décidés à venir à bout du legs poli-
l’insurrection armée tique « impie » laissé par les États-Unis en Irak, ses
partisans ont multiplié leurs opérations contre les
symboles du gouvernement irakien, mais aussi contre les populations chii-
tes, avec pour volonté évidente de rallumer la flamme de la guerre confes-
sionnelle. Des rapports officiels irakiens indiquent que d’anciens détenus
irakiens libérés après le transfert des prisons aux autorités irakiennes
auraient noué des liens avec la mouvance radicale au cours de leur incar-
cération, et rejoint ses rangs27. Ceux-ci auraient aussi profité des dysfonc-

24. Voir M. Benraad, « Une lecture critique de la Sahwa ou les mille et un visages du tribalisme
irakien », Études rurales, n° 184, 2010.
25. On peut aussi attribuer la défaite électorale relative d’Al-Maliki à l’incapacité de son gouvernement
à contenir la violence, et ce après avoir essentiellement fait campagne sur le thème de la sécurité.
26. Le regain d’activité insurgée s’est manifesté autour d’autres factions armées tels le Front du djihad
et de la réforme, lié au Comité des oulémas musulmans et à son dirigeant Hareth al-Dhari, ou l’Armée
Abou Bakr al-Siddiq, de tendance salafiste, conduite par Abou Mohammed al-Iraqi et dont on pense
qu’elle entretiendrait des relations avec l’État islamique d’Irak proclamé en 2006 par Al-Qaida.
27. Voir M. Benraad, « Prisons in Iraq: A New Generation of Jihadists? », CTC Sentinel, vol. 2, n° 12,
décembre 2009.

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Irak : turbulences politiques et retrait militaire

REPÈRES
tionnements du nouvel appareil judiciaire28. Autre symbole de la résilience
d’Al-Qaida : l’élimination de ses leaders, Abou Omar al-Bagdadi et Abou
Ayyoub al-Masri, au mois d’avril 2010, n’a pas dissuadé la mouvance dji-
hadiste d’adouber de nouveaux dirigeants, qui ont d’emblée promis des
« jours sombres et sanglants29 ».

Par-delà les frontières irakiennes, les influences extérieures subsistent


elles aussi. Les insurgés sunnites continueraient ainsi à bénéficier du
soutien logistique de la Syrie, tandis que l’Iran appuierait financièrement
et matériellement les milices chiites encore actives dans le pays. La Tur-
quie, pour sa part, bien qu’ayant considérablement amélioré ses relations
avec le gouvernement kurde autonome, n’en demeure pas moins préoccu-
pée par la présence, à ses portes, du PKK et par son impact potentiel sur les
revendications de ses propres populations kurdes. L’Arabie Saoudite,
quant à elle, n’a cessé de fustiger l’ingérence iranienne en Irak, et d’évo-
quer la menace d’une déstabilisation d’ensemble de la région une fois que
les troupes américaines se seront retirées.

***

À l’heure où les États-Unis auront achevé leur retrait militaire à la fin de


l’année 2011, l’Irak continue de connaître certaines transformations bruta-
les, et fait face à d’importants enjeux. L’impasse née des dernières élections
du 7 mars 2010 et les difficultés à former un nouveau gouvernement témoi-
gnent de processus sociopolitiques encore très fragiles. Le fossé ne cesse
ainsi de se creuser entre une population irakienne de plus en plus lasse et
une classe politique toujours incapable de prendre en charge certains
besoins élémentaires, comme l’alimentation en eau ou en électricité30. En
matière de sécurité, le regain de violence des derniers mois témoigne éga-
lement d’une situation incertaine, et ce, malgré les progrès qui avaient pu
être réalisés. Ce regain pourrait être lourd de nouvelles menaces, surtout
une fois les troupes américaines parties du pays.

Il est d’ores et déjà certain que ce retrait affectera les équilibres ébauchés
depuis le printemps 2003, exacerbant potentiellement certaines des dissen-
sions existantes. Quant aux nouvelles forces armées irakiennes, quoique

28. Voir M. Wahid Hanna, « Iraq’s Troubled Criminal Justice System », NewYork/Washington Council on
Foreign Relations, 29 décembre 2008, disponible sur Cfr.org.
29. Voir M. Benraad, « Assessing AQI’s Resilience After April’s Leadership Decapitations », CTC Sen-
tinel, vol. 3, n° 6, juin 2010.
30. Au début de l’été 2010, face à la pénurie d’électricité, plusieurs milliers d’Irakiens sont descendus
dans les rues pour protester contre le gouvernement, provoquant la démission du ministre de l’Énergie
K. Wahid. Les problèmes d’alimentation électrique remontent aux années d’embargo, et n’ont pu être
réglés du fait des dommages causés aux infrastructures irakiennes depuis le début du conflit.

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politique étrangère l 3:2010

désormais mieux entraînées, nul ne sait si elles seront en mesure de


prendre le relais des troupes étrangères pour rétablir la sécurité. L’affai-
blissement de l’insurrection ne signifie pas, en effet, que l’Irak soit stable,
ainsi qu’en ont récemment témoigné les attentats spectaculaires d’Al-
Qaida. Au-delà de l’impératif d’un accord entre les différentes forces poli-
tiques, l’un des défis majeurs du nouveau gouvernement sera de rebâtir un
État à la fois viable, reflet de la volonté populaire, et seul détenteur du
monopole légitime de la violence : trois conditions sine qua non pour la
réconciliation nationale et la reconstruction d’ensemble du pays.

MOTS CLÉS
Irak
Élections législatives
Réconciliation nationale
Kurdes
Arabes sunnites

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