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Irak : turbulences politiques et retrait militaire
par Myriam Benraad
Myriam Benraad est chercheuse et spécialiste de l’Irak à Sciences Po Paris, associée au
Centre d’études et de recherches internationales (CERI). Elle est l’auteur de L’Irak (Paris,
Le Cavalier Bleu, 2010).
Les élections législatives de mars 2010 n’ont rien réglé en Irak. Elles
témoignent du maintien de profondes divisions. Les clivages politiques,
sociaux, confessionnels, perdurent. La reconstruction économique reste
extrêmement lente, bridée par une vaste corruption, et la « culture de la
violence » omniprésente. Le risque demeure d’une véritable décomposi-
tion de la société irakienne.
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1. On se souvient du boycott massif des populations arabes sunnites à l’occasion des premières élec-
tions de janvier 2005, en réaction au siège militaire américain de la ville de Fallouja en novembre 2004.
2. La branche irakienne d’Al-Qaida, sous la tutelle d’Abou Moussab al-Zarqaoui, avait alors menacé de
mort tout électeur qui oserait enfreindre ses injonctions et se rendre aux urnes. Voir M. Benraad, « De
la tentation hégémonique au déclin de l’Organisation d’Al-Qaida en Irak, miroir des métamorphoses
d’une insurrection (2004-2008) », Maghreb-Machrek, n° 197, automne 2008.
3. Lors des deux scrutins de 2005, le système de vote « à listes fermées » n’autorisait les électeurs qu’à
voter pour un seul parti ou une seule coalition politique.
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fonction des équilibres démographiques. Cette modification n’en a pas
moins provoqué certaines oppositions violentes, en particulier celle,
répétée, du vice-président Tareq al-Hachemi4, qui a publiquement accusé
le Premier ministre sortant, Nouri al-Maliki, de vouloir renforcer par cette
mesure la sous-représentation politique des Arabes sunnites5.
4. Né à Bagdad en 1942 d’une famille arabe sunnite, Tareq al-Hachemi a été secrétaire général du Parti
islamique irakien, puis a succédé en 2005 au chef tribal Ghazi al-Yaouar à la vice-présidence du pays.
5. Avant l’adoption de cet amendement, accordant obligatoirement 8 des 325 sièges du Parlement aux
minorités (3 aux yézidis, sabéens et chabaks, et 5 aux chrétiens), la Cour suprême irakienne avait estimé
que la loi était « inconstitutionnelle ». Sur la question de la marginalisation des Arabes sunnites après-
2003, voir également M. Benraad, « Du phénomène arabe sunnite irakien : recompositions sociales,
paradoxes identitaires et bouleversements géopolitiques sous occupation (2003-2008) », Hérodote,
n° 130, 2008.
6. Auparavant « Conseil suprême pour la révolution islamique en Irak » (CSRII).
7. Voir M. Benraad, « Une lecture critique de la Sahwa ou les mille et un visages du tribalisme irakien »,
in « La tribu à l’heure de la globalisation », Etudes rurales, n° 184, printemps 2010.
8. Saleh al-Moutlaq est une personnalité politique sunnite nationaliste. Ancien membre du Baas, qu’il a
quitté en 1977, il compte au nombre des candidats d’Iraqiyya qui ont été éliminés de la course électorale.
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9. Les Kurdes n’ont pas participé aux élections provinciales de janvier 2009, mais organisé, à l’été de
la même année, des élections régionales distinctes.
10. Voir « Iraq Election Chaos as 52 Candidates are Disqualified », The Guardian, 26 avril 2010.
11. Déclaration d’un des porte-parole de la coalition Iraqiyya, avril 2010.
12. Voir M. Ottaway et D. Kaysi, « De-Baathification As A Political Tool: Commission Ruling Bans Poli-
tical Parties and Leaders », Carnegie Endowment for International Peace, 26 janvier 2010, disponible sur
CarnegieEndowment.org.
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Tableau 1. Résultats des élections législatives de 2010,
par liste, au niveau national
Nombre
Nombre Nombre
Coalitions électorales de voix
de voix de sièges
(en %)
Notes : * L’UDI rassemble Jaouad al-Bolani, chiite et actuel ministre de l’Intérieur, Ahmed Abou Richa, chef
de tribu sunnite de la province d’Al-Anbar, et un représentant des biens de mainmorte sunnites, Ahmed Abd
al-Ghafour al-Samarraï. Comme la coalition Iraqiyya, cette liste a été touchée par la disqualification des
candidats jugés inéligibles du fait de leurs liens supposés avec le Baas.
** Le Front irakien de la concorde – tawafuq en arabe – a été la première liste sunnite à concourir aux
secondes élections de décembre 2005. Il regroupe à ce jour le Parti islamique irakien (PII) et plusieurs
personnalités tribales sunnites.
*** L’UIK, conduite par Salahaddin Mohammed Bahaddin, a été fondée en 1994 et représente un autre
concurrent sérieux du PDK et de l’UPK. D’idéologie islamiste et proche des Frères musulmans, elle se veut
« réformiste ». Son électorat est avant tout estudiantin.
**** Le GIK est un mouvement islamiste qui a émergé en 2001 sous la férule de son « émir » Ali Bapir. On
a soupçonné celui-ci de liens avec le groupuscule djihadiste Ansar al-Islam, lui-même rattaché à Al-Qaida.
Il aura fallu trois mois pour que la Cour suprême irakienne ratifie les
élections, sans permettre pour autant une sortie de crise. Au contraire,
d’âpres tractations ont été immédiatement engagées par les deux coalitions
rivales avec les « faiseurs de rois » en vue de constituer le futur gouverne-
ment13. L’ANI, arrivée en troisième position, malgré les encouragements
de Téhéran pour fédérer les partis chiites, s’oppose à la reconduction
d’Al-Maliki dans ses fonctions. Le Conseil suprême islamique irakien a de
fait toujours été un concurrent Da‘wa, et était l’un de ses principaux adver-
13. La Constitution irakienne prévoit que le président, élu par le Parlement, désigne ensuite un Premier
ministre issu du groupe parlementaire majoritaire.
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saires lors des élections. Quant aux sadristes, ils nourrissent un puissant
ressentiment à l’encontre d’Al-Maliki depuis la confrontation à Bassora, en
2008, de leur milice – l’Armée du Mahdi – avec les forces armées irakien-
nes. Les Kurdes, enfin, constituent une majorité avec l’ANI au Parlement
et jouissent de prérogatives considérables : ils avaient scellé en 2005 un
accord avec Al-Maliki pour placer leur chef, J. Talabani, à la présidence du
pays et entendent, cette fois encore, monnayer leur ralliement au candidat
qui saura au mieux servir leurs intérêts, notamment sur la question de la
ville pétrolifère de Kirkouk, qu’ils entendent rattacher au Kurdistan.
Au-delà des résultats bruts, c’est une extrême complexité des clivages poli-
tiques et sociaux qui s’est esquissée au travers de ce scrutin. Alors que les
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élections provinciales de 2009 semblaient avoir consacré un retour du
nationalisme dans le pays, à travers des listes politiques intercommunau-
taires et des programmes conciliant principe fédéral et valorisation de
l’identité irakienne, l’après-7 mars a rappelé combien les réflexes identi-
taires demeurent prégnants, voire désormais structurels. En sus de la rivalité
entre État de droit et Iraqiyya, existe l’antagonisme entre une « majorité »
chiite, portée au pouvoir après 2003, et une « minorité » arabe sunnite col-
lectivement mise au ban du processus de transition, qui s’est exprimé dans
la période postélectorale14. Derrière un discours national, les deux candidats
n’ont d’ailleurs cessé de jouer la carte confessionnelle, tout en prétendant
la dépasser. Al-Maliki nourrissait l’obsession d’un retour des Baasistes sur
la scène politique, autrement dit des sunnites, qui était à l’origine de ses
efforts pour disqualifier des centaines de candidats appartenant à la liste
de son adversaire. Au contraire, Allaoui misait sur la réintégration des
Arabes sunnites au sein de l’appareil institutionnel, stratégie qui explique
sa forte popularité parmi ces derniers.
À la veille des élections, Al-Maliki avait pourtant lui aussi déclaré que
sa coalition se voulait non communautaire, et qu’il y associerait ainsi des
figures sunnites, voire chrétiennes ou kurdes, au même titre que ses alliés
chiites traditionnels. Mais ses efforts ont échoué du
fait de ses attaches controversées avec l’Iran, et plus La réintégration des
encore de l’échec de la politique de « réconciliation
Arabes sunnites, enjeu
nationale » qu’il avait lancée en 2006. Les Arabes
sunnites lui reprochaient de surcroît l’élimination de la réconciliation
de plusieurs de leurs candidats et certaines manœu- nationale
vres qui, depuis son investiture, visaient à entraver
leur réintégration dans l’appareil d’État15. Dans les mois précédant le scru-
tin, leur rancœur n’avait cessé de croître, éclairant leur mobilisation en
faveur d’Allaoui et l’importance de leur participation électorale16.
14. Voir N. Parker, « Iraq’s Election Adds to Sectarian Divide », Los Angeles Times, 18 mars 2010 ; et
« Iraq’s Divisions: Sectarian Animosity Still Prevails », The Economist, 17 juin 2010.
15. Voir les propos du vice-président Tareq al-Hachemi dans S. Dagher « The Sunni in Iraq’s Shiite
leadership », Christian Science Monitor, 14 novembre 2007.
16. Alors que le taux de participation dans la province d’Al-Anbar était quasi nul en 2005, il a été de
61 % lors des dernières élections, soit un point de moins seulement que la moyenne nationale. Dans les
autres provinces à majorité sunnite, la participation a aussi été nettement plus élevée : 66 % à Ninive,
62 % à Diyala et 73 % à Salahaddin. Voir les statistiques de la Commission électorale irakienne, et
A. Shadid, « Sunnis Go to Polls, This Time, to Retain a Voice », New York Times, 7 mars 2010.
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politiques, se sont-ils relativement dissociés les uns des autres à la veille des
élections et ont-ils emporté moins de sièges qu’en 2005. La grande « famille »
chiite s’est quant à elle scindée autour des rivalités opposant les partisans
d’Al-Maliki aux autres courants chiites. Enfin, malgré leur soutien à Allaoui
et la victoire de ce dernier, les Arabes sunnites pourraient voir leur ambition
d’un retour sur la scène politique compromis, non seulement par les négo-
ciations autour de la composition du nouveau gouvernement, mais plus
encore du fait de leurs divisions idéologiques parfois extrêmes. Les deux
plateformes du Front irakien de la concorde, formé par le Parti islamique
irakien17, et du Front pour le dialogue national, constitué en 2005, ont connu
des réorganisations qui les ont, en définitive, beaucoup affaiblies.
17. Le Parti islamique irakien, d’obédience sunnite, a été fondé en 1961 par la mouvance des Frères
musulmans. Clandestin du temps de S. Hussein, il a opéré son retour à la suite du renversement du
régime baasiste.
18. Selon les déclarations de Hussein Chahristani, ministre du Pétrole. Le Fonds monétaire international
(FMI) estime que les revenus des exportations pétrolières représentent en 2010 plus de 75 % du PIB et
85 % des ressources gouvernementales.
19. Des affrontements interchiites ont régulièrement opposé l’Armée du Mahdi aux brigades Badr, liées
au Conseil suprême islamique irakien.
20. L’article 112 de la Constitution irakienne dispose que le gouvernement fédéral, avec les provinces
et régions, administre le pétrole et distribue ses revenus de manière équitable et proportionnelle aux
équilibres démographiques du pays. Il prévoit par ailleurs l’adoption d’une loi sur le pétrole.
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l’agenda du prochain gouvernement. Quant à la réhabilitation des infra-
structures lourdement endommagées par des années de guerre, elle a souf-
fert du déclin des prix du pétrole en 2009, limitant une reprise rapide de la
production.
21. Lire le chapitre du rapport rédigé pour l’OCDE : M. Benraad, « Fighting Corruption in Iraq: Sources
and Challenges », in OCDE, Supporting Investment Policy and Governance Reforms in Iraq, Paris,
OCDE, juillet 2010.
22. Sur la « débaasification », voir H. Saghieh, « The Life and Death of De-Baathification », Revue des
mondes musulmans et de la Méditerranée (REMMM), n° 117-118, juillet 2007.
23. Sur le processus de déconstruction de l’État irakien, voir le propos introductif d’Hamit Bozarslan au
numéro « Irak en perspective » de la REMMM précitée (n° 117-118, juillet 2007).
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24. Voir M. Benraad, « Une lecture critique de la Sahwa ou les mille et un visages du tribalisme
irakien », Études rurales, n° 184, 2010.
25. On peut aussi attribuer la défaite électorale relative d’Al-Maliki à l’incapacité de son gouvernement
à contenir la violence, et ce après avoir essentiellement fait campagne sur le thème de la sécurité.
26. Le regain d’activité insurgée s’est manifesté autour d’autres factions armées tels le Front du djihad
et de la réforme, lié au Comité des oulémas musulmans et à son dirigeant Hareth al-Dhari, ou l’Armée
Abou Bakr al-Siddiq, de tendance salafiste, conduite par Abou Mohammed al-Iraqi et dont on pense
qu’elle entretiendrait des relations avec l’État islamique d’Irak proclamé en 2006 par Al-Qaida.
27. Voir M. Benraad, « Prisons in Iraq: A New Generation of Jihadists? », CTC Sentinel, vol. 2, n° 12,
décembre 2009.
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tionnements du nouvel appareil judiciaire28. Autre symbole de la résilience
d’Al-Qaida : l’élimination de ses leaders, Abou Omar al-Bagdadi et Abou
Ayyoub al-Masri, au mois d’avril 2010, n’a pas dissuadé la mouvance dji-
hadiste d’adouber de nouveaux dirigeants, qui ont d’emblée promis des
« jours sombres et sanglants29 ».
***
Il est d’ores et déjà certain que ce retrait affectera les équilibres ébauchés
depuis le printemps 2003, exacerbant potentiellement certaines des dissen-
sions existantes. Quant aux nouvelles forces armées irakiennes, quoique
28. Voir M. Wahid Hanna, « Iraq’s Troubled Criminal Justice System », NewYork/Washington Council on
Foreign Relations, 29 décembre 2008, disponible sur Cfr.org.
29. Voir M. Benraad, « Assessing AQI’s Resilience After April’s Leadership Decapitations », CTC Sen-
tinel, vol. 3, n° 6, juin 2010.
30. Au début de l’été 2010, face à la pénurie d’électricité, plusieurs milliers d’Irakiens sont descendus
dans les rues pour protester contre le gouvernement, provoquant la démission du ministre de l’Énergie
K. Wahid. Les problèmes d’alimentation électrique remontent aux années d’embargo, et n’ont pu être
réglés du fait des dommages causés aux infrastructures irakiennes depuis le début du conflit.
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