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CAILLOIS, TECHNIQUE DU VERTIGE

Marielle Macé

Armand Colin | « Littérature »

2013/2 n°170 | pages 8 à 20


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200928551
Article disponible en ligne à l'adresse :
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“Litterature_170” (Col. : RevueLitterature) — 2013/5/14 — 10:35 — page 8 — #8
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MARIELLE MACÉ, CRAL/CNRS-EHESS

Caillois, technique du vertige

« ... le vertige donne le ton. »


(Les Jeux et les Hommes)

Deux figures courent au long de l’œuvre de Caillois, l’animent et la


scandent, deux figures dont il reconnaissait presque partout la présence et
la force : le mimétisme, et le vertige. L’ouvrage de 1958 (Les Jeux et les
Hommes. Le masque et le vertige) les associe d’ailleurs d’emblée. On est
souvent revenu sur la place du mimétisme dans l’esthétique généralisée de
Caillois, qui rassemble tous les règnes et se passionne pour les masques,
les répétitions plastiques, les simulations et les dissimulations qui font
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la beauté et la sûreté du vivant. Mais la figure du vertige (les formes de
l’extase, les transes, les acrobaties, les ivresses et les déséquilibres) a été
réservée à l’anthropologie de la fête ou des sociétés primitives, et reste assez
discrète dans les approches d’ensemble de l’œuvre. Quelques mouvements,
quelques mots et quelques thèmes reviennent pourtant souvent chez Caillois :
« chavirer », « trébucher », « élévation », « vol », « trouble », « désarroi »,
« ébriété »... comme reviennent, dans le souvenir insistant de Pascal, les
scènes physiques, intellectuelles ou morales de mise en péril de soi, de perte,
de tournoiement mais aussi de restabilisation et de froide victoire. Caillois
accordait à ces scènes une véritable exemplarité existentielle, désignant par
vertige non seulement « le trouble volontairement recherché de l’équilibre
physique, mais aussi tout risque ou défi impliquant, en connaissance de
cause, comme sanction probable, la perte de l’assiette intellectuelle ou
morale ou émotionnelle, sinon celle de l’existence pure et simple1 ».
Le vertige n’est pas exactement ici l’objet d’un savoir, mais d’un
attrait ambigu. Parfois associé au courage et au réveil de l’être, parfois
soupçonné de complaisance, c’est le fil sur lequel un Caillois funambule
jouait ses contradictions. Le goût du vertige était en effet chez lui une
véritable disposition, une manière d’être, un style de conduite et de vie
dont il affirmait la valeur mais qu’il considérait aussi avec sévérité, exigeant
une régulation des périls et des jouissances de l’ivresse par les frimas de la
rigueur. Connu tôt dans l’enfance, recherché et affronté dans la vie du corps
8 comme dans les prouesses de l’esprit (et même replacé dans une pensée

LITTÉRATURE 1. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée [1978], dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto »,
N°170 – J UIN 2013 2008, p. 101.

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CAILLOIS, TECHNIQUE DU VERTIGE

audacieuse de la genèse des civilisations, que Caillois concevait comme


progressivement arrachées aux séductions de la transe), le vertige est l’une
des limites fécondes auxquelles cet esprit aventureux s’est affronté :
J’ai cédé à un souci personnel constant, presque exclusif, invincible [...]. Je
veux parler d’un attrait ininterrompu pour les forces d’instinct et de vertige,
du goût d’en définir la nature, d’en démonter autant que possible la sorcellerie,
d’en apprécier exactement les pouvoirs ; de la décision, enfin, de maintenir sur
eux, contre eux, la primauté de l’intelligence, de la volonté, parce que, de ces
facultés seules surgit pour l’homme une chance de liberté et de création2 .
L’épreuve est double, voire louche : le sujet se met en situation d’éga-
rement, mais il y puise des appuis.
Caillois rejoint ainsi le cortège d’acrobates, de gymnastes et d’artistes
de l’impossible qui traversent la littérature et la pensée modernes – du
funambule de Nietzsche à celui de Genet. Mais il le fait à sa manière,
selon ce que Montaigne aurait appelé sa « forme maîtresse », car il est plus
attentif aux déséquilibres, à l’imagination de la chute et du vide qu’aux
performances de l’ascension. Ces scènes de vertige qui fascinaient Caillois
ne laissent aucun lecteur indifférent : elles vont le chercher lui aussi dans
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le sentiment qu’il se fait de la stabilité de son être et des fragilités de son
assise intérieure, dans ses propres attirances et dans ses propres troubles.
Car elles mettent en branle une sorte de scansion première, une respiration
vitale, un double mouvement de perte d’équilibre et de retrouvailles avec
le sol : le sol du corps habile, le sol du savoir et d’un monde ordonné, cette
« assiette intellectuelle ou morale ou émotionnelle » qui est sans cesse mise
à l’épreuve par l’existence, et dont la perte ou le maintien incombent à
chacun.

JEUX DE VERTIGE, ENGINS À PANIQUE

Les Jeux et les Hommes font une place essentielle au vertige ; c’est
l’une des catégories anthropologiques du jeu, dans la nomenclature qu’en
propose Caillois : jeux de compétition, de hasard, de simulacre, et de vertige.
Caillois regarde chacune des catégories comme des « attitudes » – je dirais
volontiers : des styles de conduite – et fait très bonne place à cette disposition
par laquelle on s’efforce de « provoquer en soi, par un mouvement rapide
de rotation ou de chute, un état organique de confusion et de désarroi »3 .
Dans les spasmes, les transes, les déséquilibres, les étourdissements, il s’agit
de « détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à
la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse », où le corps lui-
même ne retrouve qu’avec peine « son assiette » et le sentiment de sa propre 9
2. Roger Caillois, L’Incertitude qui vient des rêves [1956], ibid., p. 672.
3. Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes : le masque et le vertige [1958], Édition revue et LITTÉRATURE
augmentée [1967], Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1991, p. 47. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

« netteté » ; mais il s’agit aussi, tournant vers le monde ce goût de la perte,


d’« anéantir la réalité avec une souveraine brusquerie »4 .
Le vertige est en fait une catégorie qui est propre à Caillois, qu’il
ajoute à la plupart des théories du jeu, et qui prend sous sa plume une valeur
exemplaire : « Éprouver plaisir à la panique, s’y exposer de plein gré, [...]
avoir devant les yeux l’image de la perte, [...] c’est, comme le dit Platon
pour un autre pari, un beau danger et qui vaut la peine d’être couru5 ».
Caillois s’oppose notamment à la définition unifiée du jeu de Huizinga,
qui dérivait d’un seul principe, en l’occurrence de « l’esprit de la règle »,
la plupart des institutions ; déjà enivré de pluralité, Caillois se montre à
l’inverse sensible à la variété et à la dispersion des pratiques, attiré par les
turbulences. La danse des derviches tourneurs, les prouesses des voladores
mexicains, les ressources raffinées de l’acrobatie moderne, la toupie ou le
manège des enfants, la valse ou la vitesse des adultes, les vols en piqué des
oiseaux, la panique et l’hypnose... autant d’exemples d’un besoin continu
d’étourdissement.
Le vertige correspond aussi pour Caillois, une fois associé au mimé-
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tisme, à un moment de l’histoire culturelle et de l’évolution des civilisations ;
Caillois pose en effet que, parmi les quatre catégories de jeu, certaines s’asso-
cient mieux que d’autres, et dominent certaines périodes ; l’agon se joint par
privilège à l’alea, et le simulacre au vertige. Masques et extases se trouvent
liés par une même résistance à l’esprit de règle, comme en témoignent les
lieux de leur triomphe : la fête, « interrègne de vertige, d’effervescence et de
fluidité6 », et le théâtre. Et aux yeux de Caillois, ces deux couplages se sont
succédé dans l’évolution même des processus de civilisation : on serait passé
progressivement de sociétés à simulacres et à vertiges (« sociétés à tohu-
bohu », dont la cohésion est assurée par les formes socialisées du sacré), à
des sociétés de compétition et de hasard, qui mettent en équilibre l’hérédité
et la capacité. Les puissances de vertige et de simulacre se trouveraient alors
dépossédées de leur ancienne prépondérance, repoussées à la périphérie de
la vie publique, limitées à des jeux « sans démence ni délire7 » – cirque,
machines, alcool...
Mais le vertige demeure une valeur, et une force ambiguë : si cette
évolution des civilisations a tendu à maîtriser et à vider le vertige de ses
sortilèges, il ne se laisse pas facilement évacuer ; ici la démonstration de
Caillois est trouble, faite d’aveux et d’attraits, prise entre un goût de la
rigueur (dans la célébration de ce qu’il qualifie de « progrès ») et le regret
des situations à transe ou à extase. Caillois a en effet peu de goût pour ces
« chutes amorties », ces « collisions inoffensives » des « engins à panique »
10
4. Ibid., p. 68-69.
5. Ibid., p. 23.
LITTÉRATURE 6. Ibid., p. 172-173.
N°170 – J UIN 2013 7. Ibid., p. 194.

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CAILLOIS, TECHNIQUE DU VERTIGE

animant les foires, ou encore ces extases à bon compte des paradis de
pharmacie (comme les considéraient déjà, un siècle plus tôt, Thomas de
Quincey et Baudelaire) qui dominent une époque où le vertige ne semble
plus être « qu’un jeu », comme il apparaît dans les descriptions ironiques
qu’il propose de la fête foraine et de ses transes un peu douteuses. Ces
vertiges mineurs heurtent en lui un goût du courage, de la persévérance, et
en tout cela des ivresses froides.
Si l’analyse est si mouvante, attirée elle-même vers les excès, les
témérités et les tournoiements, c’est que le vertige n’est à vrai dire pas
facilement évacué. Il est reconnu dans Les Jeux et les Hommes comme une
partie intégrante de la nature, et il s’impose comme le lieu du sacré gauche
dont Caillois parlait dans L’Homme et le Sacré8 , et qui intéressera aussi
Bataille9 . Dans le couple culturel formé par le mimétisme et le vertige (qui
est en quelque sorte la formule du sacré), le premier est l’élément « actif
et fécond », et le second l’élément « passif et ruineux »10 . Le vertige est
en quelque sorte le sacré du sacré. Il en pousse à l’extrême la souverai-
neté, la force de cohésion collective, la tendance destructrice. C’est une
catégorie-limite, beaucoup plus proche des transports et des extases que du
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divertissement, qui traduit « une sollicitation démesurée, inhumaine, sans
remède, une sorte d’attirance affreuse et funeste, dont il importe – insiste un
Caillois volontariste – de neutraliser la séduction11 ».
Caillois s’était déjà montré sensible aux périls du vertige et de ses sub-
stituts modernes. Le vertige est l’un des mauvais mots de l’ordre politique.
Le Rocher de Sisyphe, qui reprend en 1946 les textes chinois publiés par
Marcel Granet en 1925 dans son ouvrage Danses et légendes de la Chine
ancienne, décrit ainsi les principes de « L’ordre nouveau » :
Les philosophes soulignent qu’ils n’ont jamais entendu dire que l’Empire eût
été réformé par quelqu’un qui ne s’était pas d’abord réformé soi-même [...].
Tout concorde ainsi à démontrer que l’instaurateur d’un ordre nouveau ne doit
être ni avide ni emporté. [...] Les monstres qui sévissent durant le règne des
tyrans sont bannis. La Vertu se reconstitue après l’apogée de la violence et
de la fraude. [...] On distingue avec éclat où résidaient l’ordre et la durée et
où, le désordre et l’infamie. Les prestiges s’évanouissent, la fantasmagorie se
dissipe. La maîtrise de soi triomphe du vertige. Les calamités sont conjurées12 .
En 1951, transformant en texte autonome une note de L’Homme et le
Sacré sur les rapports que les formes paroxystiques de la guerre moderne
entretiennent avec la transgression et la présence du sacré dans la fête

8. Voir Roger Caillois, L’Homme et le Sacré [1939], Édition augmentée, Paris, Gallimard, 1950,
coll. « Folio/Essais », 1988, p. 54-57.
9. Voir Georges Bataille, « Le sacré » [1939], Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, 11
1970, p. 559-563.
10. Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, op. cit., p. 155.
11. Ibid., p. 158. LITTÉRATURE
12. Roger Caillois, Le Rocher de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1946, p. 82 et p. 86-87. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

primitive, Caillois publie « Le Vertige de la guerre » ; la guerre moderne


et véhémente, explique-t-il, a sa mystique et ses prophètes – de Maistre,
Jünger, Clausewitz. Il faut savoir résister à ces puissances de chavirement,
résurgences d’un tohu-bohu antique. Car la « vertu d’entraînement » de
l’extase et de la pantomime, rappelle Les Jeux et les Hommes, « demeure
assez puissante pour précipiter à tout moment une foule dans quelque
monstrueuse fantaisie »13 .
Dans Le Fleuve Alphée, Caillois décrit d’ailleurs ses premiers souve-
nirs de la guerre comme ceux d’un « remue-ménage bruyant et joyeux ».
« Je ne tirai certainement pas de là l’idée de la guerre, réplique noire de
la fête » ; on est pourtant bien proche de la description des « sociétés à
tohu-bohu », et l’on ne voit pas souvent Caillois reculer si vigoureusement
devant les portes de l’analogie. « Toutefois ces images violentes, le vacarme,
l’usage prodigue de la poudre et des grenades, le monde à l’envers » ne le
portaient pas à exclure, comme il le dit de façon contournée, l’hypothèse de
la « turbulence enivrante » et de « la fascination de la guerre ». « Mes sou-
venirs d’enfance n’y sont pour rien, insiste Caillois. [...] J’y vois plutôt une
vérification superflue et anticipée qui, du fond de ma mémoire, a peut-être
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orienté ou accompagné ma recherche »14 .

HONORER LE VERTIGE

Se placer en situation de trébucher, de « chavirer » comme il le dit


souvent, en mettant à l’épreuve la stabilité de son être et les coordonnées des
milieux physiques ou intellectuels dans lesquels il s’insère ; mais imposer
à cette expérience trouble les issues de la volonté et de la froideur : voilà
la disposition double de Caillois, quelque chose comme son rythme d’être.
Il s’agit, en quelque sorte, d’honorer le vertige, et de l’honorer presque à
contretemps, dans un monde qui le refuse et « ne prospère qu’autant qu’il
réussit à contenir ou à duper » sa « violence disponible »15 .
Le Fleuve Alphée est baigné de vertiges. Caillois s’y montre fasciné,
enfant, par le « vol immobile » du macroglosse, qui lui paraissait « suspendu
en l’air par sa trompe effilée plus que par ses ailes vibrantes », ou par le « vol
debout » du lucane cerf-volant, « les six pattes ouvertes sur l’espace vide » ;
il rapporte son attirance pour les « odeurs fortes, scabreuses (oui : capables
de faire trébucher) » qu’on lui reprochait de humer avec complaisance ; il
rappelle sa passion pour les outils et les instruments qui ménagent en eux du
« vide », ou son intérêt déjà borgésien pour les architectures vertigineuses,
« auréolées de vide » comme celles des minarets, des coupoles, des « édifices
12
13. Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, op. cit., p. 248.
LITTÉRATURE 14. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., p. 96, pour cette citation et les précédentes.
N ° 170 – J UIN 2013 15. Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, op. cit., p. 254.

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CAILLOIS, TECHNIQUE DU VERTIGE

orgueilleux et extérieurs » que bâtissent les « artistes du creux »16 , et surtout


pour les pyramides qui ne sauraient tomber parce qu’elles sont construites
déjà écroulées – maîtresses rusées du vertige. Il revient sur son goût pour
les déserts froids et les « voyages dans des régions à peine peuplées (c’était
mon oxygène) » : « J’ai besoin d’espace. D’espace vide, s’entend »17 .
Caillois rapporte surtout un souvenir d’enfance, souvenir indirect de
la guerre, qu’il présente comme la première manifestation de son attirance
irrésistible pour les situations de vertige ; il y expose l’origine d’un style
d’être, d’une façon de faire, d’une attitude fondamentale à l’égard des choses
et à l’égard de soi. Volupté ambiguë, mot-valeur, mot à bascule voire à sens
contraires, le vertige y apparaît comme le nom d’un trouble premier :
Il déposa en moi le germe panique qui anticipe en chaque enfant les éblouis-
sements délicieux ou terribles où il semble que, dans la durée difficilement
appréciable d’un instant d’extase ou d’horreur, chavire ce qu’il faut bien appe-
ler l’âme viscérale. Elle chavire et semble entraîner dans sa déroute tout recours
à la moindre stabilité.
Ces sursauts, qui n’émeuvent que les organes du corps, n’en font pas moins
basculer la conscience.
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À la lisière d’une ville rasée, raconte donc Caillois, subsistait un terrain
d’aviation militaire où continuait à se dresser « un pylône rouillé » – premier
de tous les mâts de voltige et des verticalités froides qui le retiendront si
souvent. L’enfant eut l’idée d’y grimper, et éprouva « pour la première fois
le vertige, l’affreuse montée du vide », impression « épouvantable » mais
grisante. « Je m’obligeais à poursuivre l’ascension, autant par peur que
par entêtement. Après m’être calmé, je redescendis les yeux fixés au ciel,
quêtant chaque fois du pied l’appui du prochain échelon », exagérant en
quelque sorte les conditions du risque et l’intensité d’une plongée inverse
dans la hauteur, compliquant l’effort et ses périls dans le but d’intensifier
l’ivresse elle-même.
Caillois garde de cette expérience le souvenir d’« un mélange d’an-
goisse et de triomphe », et la met en série avec plusieurs sortes de ver-
tiges ensuite rencontrés, où il reconnaît les manifestations dispersées d’un
« besoin si général et si impérieux » qu’il s’étonne de le voir négligé. Le
vertige, précise-t-il, n’est bien sûr « pas toujours physique, il peut être aussi
moral ou intellectuel ». Partout on peut observer les formes de cette volupté
double :
Les rites, les passions, le leurre de l’intérêt ou de la spéculation, les extases
de l’érotisme ou des drogues convergent ici en un des points les plus obscurs
du comportement des vivants. [...] Il s’agit ici d’une exigence fondamentale,

13
16. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., respectivement p. 90, p. 92 (c’est moi qui
souligne) et p. 99-100. LITTÉRATURE
17. Ibid., respectivement p. 103 et p. 115. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

métaphysique au sens étroit du terme. Il manque quelque chose à l’homme qui


ne s’est jamais senti éperdu18 .
L’homme éperdu n’est pas l’homme perdu : grisé, il se tient dans le
mouvement et la dynamique tournoyante de la perte, s’attirant lui-même au
bord du chavirement.
Dans cette scène d’enfance, une valeur insiste d’ailleurs avec plus de
précision : la persévérance dans l’attrait du vide. La valeur des expériences
d’enfance, la grandeur du génie enfant, est en effet sans doute d’offrir un
démenti à l’évacuation sociale du vertige ; elles rejoignent la beauté des
prouesses « aberrantes19 » des voltigeurs ou des trapézistes, obstinations
qui témoignent elles aussi de l’opiniâtreté, de l’ambition et de la hardiesse
humaines – et sans doute n’est-on pas ici très éloigné de ce que Baudelaire
appelait, avec la même ambivalence, « le goût de l’infini ». Mais dans l’aven-
ture propre de Caillois, cette persévérance a une signification singulière, elle
est évidemment le moteur et la force de la tâche intellectuelle exorbitante
qu’il s’était fixée, un effort téméraire, exposé au délire et à ce que Mauss
avait appelé un « déraillement général20 ».
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Le vertige devient une force cognitive, l’ivresse d’un embrassement
démesuré du réel, la volupté de l’intuition et de la compréhension imminente,
lorsque le sujet « éperdu » est aux bords à la fois du déraillement et de son
issue, comme l’enfant au sommet de son pylône. « Jusque quelle absurdité
peuvent conduire les conséquences d’une décision téméraire ? Jusque quel
enjeu, affronter la malchance ? Jusque quel péril, défier la prudence [...]
aux environs précis du point où l’accélération interdit le retour21 ? » Ces
interrogations font bien sûr allusion aux périls de la démarche de pensée si
téméraire, aventureuse et analogique de Caillois. Ailleurs, la contemplation
des pierres et de leur capacité à faire-image sera ainsi commentée :
Plus la scène est complexe et la ressemblance précise, et plus le simulacre
procure de griserie. [...] Je ne crois pas qu’on doive négliger une sollicitation
à laquelle il est répondu de façon si constante et avec tant d’empressement,
surtout quand elle se montre en outre capable de provoquer une sorte d’ébriété
ou de vertige. [...] L’esprit extasié se croit alors sur le point de découvrir les
secrets de l’univers22 .
Caillois se décrira souvent « intoxiqué » de pensée et de lectures,
« enivré » de mots.

18. Ibid., p. 101-102, pour cette citation et les précédentes.


14 19. Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, op. cit., p. 268.
20. Marcel Mauss, lettre à Roger Caillois, 22 juin 1938, dans Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 84, 1990, p. 87.
LITTÉRATURE 21. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., p. 101.
N°170 – J UIN 2013 22. Roger Caillois, Images, images... [1966], dans Œuvres, op. cit., p. 738-739 et p. 743.

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CAILLOIS, TECHNIQUE DU VERTIGE

TECHNIQUES DU VERTIGE

Sujet à toutes sortes de revenances, le vertige est en fait conçu comme


un principe auquel « on ne commande qu’en obéissant23 » ; ce n’est pas
seulement là pour Caillois une décision de pensée, c’est aussi l’engagement
d’une conduite, qui puisse faire fonds sur la violence latente et toujours
disponible du vertige. Il faut d’abord s’y abandonner, s’y assujettir, en faire
le principe d’une épreuve, et ménager ainsi en soi une place au sacré. Caillois
l’a fait en bien des circonstances.
Restons attentifs dans l’œuvre aux nuances qui marquent l’attrait pour
le vertige, c’est-à-dire pour la quasi-chute. Car tout l’intérêt du vertige,
pour Caillois, semble être là : on n’est pas tombé, mais on a manqué de
tomber ; la situation de vertige est un moment d’imminence de la chute, par
conséquent c’est aussi l’espace de son expérimentation et de sa maîtrise.
C’est pourquoi le vertige et ses troubles deviennent sous la plume de Caillois
l’objet d’une sorte de technique24 ; une technique, c’est-à-dire la mise en
œuvre d’une efficience, d’une éducation de soi et même d’un savoir-faire,
dans une expérience qui consiste justement à vouloir éprouver intensément
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les conditions de la perte d’équilibre, l’exposition au vide, la perturbation
des repères et des points d’assurance, puis à viser la réinsertion dans une
forme d’ordre, de stabilité et même de « gloire ».
Comme dans certains sports ascensionnels, qui ont la déshabituation
non seulement pour moyen mais aussi pour finalité et pour valeur, l’objectif
n’est pas d’aller plus haut et d’atteindre un sommet. Non, ce qui est visé
est la situation même de la perte de repères (corporels, mais aussi intellec-
tuels et moraux) : à la fois son épreuve et sa maîtrise. Sa maîtrise en effet,
car Caillois, se sachant attiré par les troubles, craint les complaisances de
l’égarement et l’attirance du vide ; Les Jeux et les Hommes s’attarde sur ces
« corruptions » du vertige où le sujet se montre incapable de résister à sa
propre fascination du vide (situations d’hébétude, d’aliénation, d’intoxica-
tion). C’est ce qui conduit Caillois à cette approche insistante du vertige
comme technique plutôt que comme énigme – une technique où ce n’est pas
seulement la maîtrise opposée au désarroi qui est cultivée, éduquée, mais
le désarroi lui-même, les façons d’en augmenter la durée et l’ampleur. « Le
trouble que provoque le vertige est recherché pour lui-même25 », précise
Caillois. Dans les choses physiques comme dans l’effort de pensée, un tel
désarroi, « à la fois accepté et subi, s’accompagne de l’attente aléatoire,
bientôt de la gloire d’avoir recouvré au dernier moment, magnifiés, les biens

15
23. Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, op. cit., p. 268.
24. Dans Les Jeux et les Hommes, après avoir parlé des « techniques d’extase » (p. 185), Caillois
nomme « techniques du vertige » (p. 199) la culture et la socialisation des transes. LITTÉRATURE
25. Ibid., p. 68. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

non évaluables en un moment abandonnés au sort, par pur défi26 » (un ethno-
logue décrivait récemment les sports de vertige où une série d’artifices visent
à « évacuer au maximum les contraintes de l’ascension » pour favoriser la
pure « insertion du corps dans le vide »27 ).
Ainsi le fantastique en art est-il un état de vertige avec lequel ce grand
lecteur veut pouvoir ruser. En 1965, Caillois ouvre une réflexion à propos
de ses préférences pour des œuvres d’inquiétude et de rupture sur cet aveu
assez trouble :
Je suis attiré par le mystère. Ce n’est pas que je m’abandonne avec complai-
sance aux charmes des féeries ou à la poésie du merveilleux. La vérité est tout
autre : je n’aime pas ne pas comprendre, ce qui est très différent d’aimer ce
qu’on ne comprend pas, mais s’y apparente cependant sur un point très précis
qui est de se trouver comme aimanté par l’indéchiffré28 .
Il témoigne ainsi d’un rapport paradoxal à son propre désarroi, qui lui
fait (comme Borges sans doute) chercher le vertige au cœur des emporte-
ments de sa propre rigueur : « cette sévérité, qu’on estimerait presque prise
de vertige29 »... Le bain sensible de la rigueur, chez Caillois, est le froid,
le froid glacial des pentes montagneuses, des déserts et des randonnées,
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mais aussi des aridités poétiques ou morales ; la tonalité de la froideur, si
présente du « Vent d’hiver » jusqu’à la passion pour les pierres, est en fait
indissociable de l’attirance pour le vertige – et l’antipathie de Caillois pour
la végétation et ses fécondités va dans le même sens.
Le troublant récit intitulé L’Aile froide (un texte écrit en 1939, destiné
à La Nouvelle Revue française, non publié alors mais édité récemment par
la maison Fata Morgana à « Fontfroide-le-haut », comme s’il attendait ce
lieu propre) établit une solidarité perverse entre le vertige et le courage, le
vertige et la régénération, le vertige et la froideur :
En été, la chaleur produit dans ce couloir une vapeur lourde qui assoupit le
courage de l’homme et lui donne une manière de mauvais bonheur, mêlée d’un
mince malaise. Alors parfois, comme l’ombre d’une aile froide, un souffle
aigu, descendant du glacier, transit soudain le passant, l’arrache à la tiédeur
qui l’endort, raidit ses muscles, coupe ses nerfs. L’homme aspire malgré lui
l’air glacial et raréfié des cimes et s’en trouve lavé, puissant et comme neuf,
inquiet de ce frisson qu’il sent implacable et séduit par cette pureté, cette
noblesse, ce vertige – le froid30 .
Le narrateur découvre la paradoxale ivresse d’une « rigueur sereine
et délibérée31 ». Suit alors le récit – la fable – d’un homme glaçant,

26. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., p. 101-102.


27. Éric Boutroy, « Une technique du vertige ? », Techniques & Culture, n° 39, 2002 : http://tc.
16 revues.org/167.
28. Roger Caillois, Au cœur du fantastique [1965], dans Œuvres, op. cit., p. 837.
29. Ibid., p. 838.
LITTÉRATURE 30. Roger Caillois, L’Aile froide, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1989, p. 12.
N°170 – J UIN 2013 31. Ibid., p. 13.

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CAILLOIS, TECHNIQUE DU VERTIGE

cruel, qui s’attache par sa froideur la soumission des femmes amou-


reuses : « n’est-il pas plus complet, plus enivrant qu’une victoire achevée,
ce triomphe suprême de vous contraindre à désirer vainement et toujours
votre défaite32 ? » La nouvelle, à la relecture, avait effrayé Caillois par les
« passages tant soit peu lyriques33 » de la description enivrée d’un glacier, et
il en avait arrêté juste à temps la publication dans la NRF.
Extravagant rigorisme, et peut-être, en certains cas, volontarisme dou-
teux que ce désir sur-affirmé d’une victoire de l’esprit sur ses propres atti-
rances. L’ambition de prendre son propre trouble de vitesse, de le prendre
en ruse et même en faute (de le « duper », comme Caillois le dit des grandes
variations civilisationnelles), est sans doute à son comble dans ces déclara-
tions d’ascèse de L’Incertitude qui vient des rêves : « L’homme n’entreprend
rien avec succès, s’il ne se résout pas à discipliner son effort. Or toute dis-
cipline signifie labeur, privations, sacrifices », contre « la tentation de s’en
remettre aux forces d’ivresse, d’extase et de délire, de possession et de ver-
tige, en un mot à chaque automatisme qui prend étrangement alors figure de
liberté suprême, quand il n’est qu’esclavage absolu »34 . « Progrès » gagné
sur les « forces d’abîme », efforts d’une « conscience vigilante », « ruse »
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avec soi-même : « J’ai examiné les grâces somnambules avec avidité et sym-
pathie, peut-être avec un secret sentiment de connivence, mais sans consentir
à capituler devant elles »35 . Un mot revient sous la plume de Caillois pour
dire la valeur trouble de cette scansion d’affolements et de refus : le goût du
vertige reste une disposition « louche ».

LE VERTIGE ET LES RYTHMES

Dans une suite irrésistible d’enivrements et d’apaisements, comme


les battements de tambour qui non seulement affolent mais aussi guident,
informent, et même calment les transes36 , ces vertiges ont beaucoup à voir
avec la grande question du « rythme », qui a aussi passionné Caillois.
Il avait envisagé d’en généraliser le principe, sans se donner les
moyens d’un Mauss37 ou d’un Leroi-Gourhan38 . Leroi-Gourhan pensait
l’homme comme un être rythmique, qui crée des reliefs dans les choses et

32. Ibid., p. 29.


33. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., p. 111.
34. Roger Caillois, L’Incertitude qui vient des rêves, op. cit., p. 672.
35. Ibid., p. 674.
36. Voir Gilbert Rouget, La Musique et la transe. Esquisse d’une théorie générale des relations
de la musique et de la possession, avec une préface de Michel Leiris, Paris, Gallimard, 1980.
Caillois s’intéresse souvent aux mêmes scènes – chamanisme, possessions et régulations à la
fois mimétiques et rythmiques du tarentisme, etc. 17
37. Voir Pascal Michon, Marcel Mauss retrouvé. Origines de l’anthropologie du rythme, Paris,
Rhuthmos, coll. en ligne, 2010.
38. Voir Alexandra Bidet, « Le corps, le rythme et l’esthétique sociale chez André Leroi- LITTÉRATURE
Gourhan », Techniques & Culture, n° 48-49, 2007, p. 15-38. N°170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

dans le temps, un aventurier qui essaie des sorties, ponctue ainsi son espace,
et s’appuie sur ses déséquilibres pour créer les conditions nouvelles d’une
insertion dans le monde qui est toujours à réinventer ; ainsi, pour Leroi-
Gourhan, « l’acrobatie, les exercices d’équilibre, la danse matérialisent dans
une large mesure l’effort de soustraction aux chaînes opératoires normales,
la recherche d’une création qui brise le cycle quotidien des positions dans
l’espace39 ».
C’est sans doute l’épreuve de cette rythmicité que Caillois a faite dans
son attirance ambiguë pour les situations à déséquilibre et à tournoiement.
Le vertige, on l’a vu, n’est chez lui pas dissociable de l’équilibre, qui est à
la fois son contraire, son pendant, sa réserve et son issue. La disposition au
vertige, véritable style d’être, pourrait bien apparaître chez Caillois comme
l’occasion d’une compréhension intime de la rythmicité du vivre, l’occa-
sion d’approcher la suite de désarrois et de rééquilibrages, de désordres
et d’ordres qui seule permet une insertion créatrice des sujets dans leurs
milieux de vie. Le goût du vertige fonde en effet l’exercice d’une liberté
rythmée, chez cet homme qui cherchait à s’appuyer sur ses propres capacités
à se perdre, qui tentait de faire fond sur ses emportements pour trouver une
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manière d’assise dans les ordres et les désordres du réel.
C’est peut-être dans les textes sur les pierres que se manifeste cette
quête, restée obscure, d’un rythme de l’être. « Je parle des pierres : algèbre,
vertige et ordre40 », écrit Caillois en ouverture de l’essai de 1966. Dans leur
univers de volutes et de ramages, les pierres lui apparaissent effectivement
comme des objets rythmés, où s’est imprimé un mouvement (« un partage
inégal de l’espace, qui obéit à un rythme aisément perceptible41 »), où
s’est déposée plastiquement et se ponctue encore la lutte de l’ordre et du
désordre. Les dernières pages du Fleuve Alphée décrivent avec insistance
les pierres comme des figures « vertigineuses », mais en font aussi de
véritables invitations à un rééquilibrage spirituel, jusqu’à l’apparition de ces
oxymores étonnants : « austères ivresses », « fièvres tranquilles », « vertige
accoutumé » (Pierres parlait d’une « vacuité consentie »), qui sont encore
des « émotions d’abîme »42 , et qui croisent les voluptés glaciales des récits.
Cette passion finale pour les pierres, qui rejoignent dans leur état de
« gel profond43 » les rigueurs de l’aile froide et du vent d’hiver, témoigne
d’un attrait jamais démenti pour les vertiges traversés, les vertiges dépassés
mais toujours remémorés et recherchés, afin que soit rouvert le jeu de la vie
et du sens : « Les agates paradoxales, comme je les ai nommées, résument
et comblent, pour moi, la capacité d’ouverture et de stimulation que j’ai

39. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, 2 : La Mémoire et les Rythmes, Paris, Albin
18 Michel, 1965, p. 103.
40. Roger Caillois, Pierres [1966], dans Œuvres, op. cit., p. 1037.
41. Ibid., p. 1088.
LITTÉRATURE 42. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., respectivement p. 177, p. 176, p. 136 et p. 177.
N°170 – J UIN 2013 43. Roger Caillois, Pierres, op. cit., p. 1037.

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CAILLOIS, TECHNIQUE DU VERTIGE

constamment recherchée dans les objets-pièges44 ». Vertiges traversés, par


exemple, que ces pierres qui portent sur elles « la torsion de l’espace comme
le stigmate de leur terrible chute45 ». Comme si elles étaient « issues d’un
tumulte, et pour ainsi dire, d’une fête que bannit désormais leur mode d’exis-
tence ». Entre « la fixité de la pierre et l’effervescence mentale » s’établit
pour Caillois « une sorte de courant », qu’on pourrait dire rythmique. « Rien
n’interdit que la méditation soit alors poussée jusqu’au vertige46 ».
Dans l’espèce de vertige serein, de dérive consentie puis accoutumée et
placée sous contrôle (états « paisibles, de faible intensité47 ») qui marquent
la contemplation des pierres, on retrouve d’ailleurs volontiers les préoccupa-
tions de Caillois pour les principes formels de la poésie, la rime et le rythme –
auxquels il réfléchissait plus tôt, lorsqu’il « morigénai(t) en vain une certaine
poésie un peu facilement vertigineuse48 ». Mêmes jeux instables de bascule
et de symétrie, qui ne visent pas à éteindre le désordre par la vertu de l’ordre,
mais à créer une forme qui en règle la lutte, et qui en fasse éprouver l’éternel
et vivant duel. Caillois dit ainsi son goût pour les poèmes qui « conservent la
versification stricte sans laquelle ils seraient privés de la stabilité inhérente
aux objets49 » ; il décrit l’image – encore un souvenir de Pascal –, comme
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une « mince passerelle jetée entre deux rives » qui assure des « passages
hardis entre les émotions », et parle de l’expérience sensible de la lecture,
qui éprouve « le poids, la matière, la température, les courbes et les arêtes »
du vers, comme de l’un de ces vertiges accoutumés ou de ces prouesses
équilibrées : « la presque imperceptible jouissance musculaire amenée par
le souci d’une prononciation soigneuse »50 .
On comprend peut-être mieux, dès lors, comment vertige et mimétisme
ont pu s’associer avec insistance dans la pensée et l’imagination de Caillois
bien au-delà de la théorie du jeu, car ce sont les lieux de l’intensification,
de la lutte et du réglage de ces deux principes qui se disputent le réel :
l’ordre et le désordre. Le mimétisme est un principe de rime ; les techniques
du vertige sont des figures du rythme. Valéry avait posé dans la première
lettre de « La crise de l’esprit » que l’ordre et le désordre étaient les deux
dangers qui « menacent le monde », mais il disait aussi qu’il régnait, entre
eux deux, « un moment délicieux » ; Caillois ne l’eût pas démenti. Il y
avait là une intuition anthropologique, que Caillois n’a pas transformée en
savoir : celle de la rythmicité de l’être, qui est aventureux, et qui trouve
dans ses instabilités les appuis de nouvelles modalités de vie, de réinsertions
créatrices dans les choses.

44. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., p. 153.


45. Roger Caillois, Pierres, op. cit., p. 1037.
46. Ibid., p. 1078, pour cette citation et les précédentes. 19
47. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., p. 173.
48. Ibid., p. 171.
49. Ibid., p. 134. LITTÉRATURE
50. Ibid., p. 129-130, pour cette citation et les précédentes. N° 170 – J UIN 2013

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ROGER CAILLOIS

Voyageur, Caillois a fini par chercher la paix dans l’immobilité des


pierres, mais il les voyait animées de rythmes plastiques enivrants ; comme
la plupart d’entre nous il ne quêtait le vertige qu’en sachant retomber sur ses
pieds, mais il ne voulait retomber sur ses pieds qu’en s’étant suffisamment
troublé, égaré, mis au défi. Cette disposition est un véritable parti pris, c’est
la façon aventureuse dont une vie a su trouver ses formes et sa propre
tenue dans les choses, témoignant de l’instabilité fondamentale de l’humain
(pour cela voué à l’invention permanente de mouvements, d’instruments
et de points d’appuis), maintenant à l’intérieur d’elle-même le duel de
l’ordre et du désordre, réfléchissant poétiquement ses attachements et ses
arrachements.
Caillois avait la tentation du vertige pour style. Il modulait en cela
un grand thème acrobatique qui est apparu au cours du XIXe siècle et qui
s’est imposé, tout au long du XXe , comme figure du rapport que l’homme
entretient avec ce « plus » qu’il y a en lui-même – et il le modulait dans
son ethos, dans sa façon d’être. La pensée qu’il y engageait, l’idée de
l’homme que ce style risquait, était particulière ; l’homme aux vertiges
de Caillois n’est pas l’acrobate souverain, souriant et vainqueur des hauteurs
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que célébrait Nietzsche, et dont, tout près de nous, Peter Sloterdijk fait
l’éloge dans sa morale des verticalités athlétiques51 et des hommes en
exercice ; ce n’est pas non plus le trapéziste souffrant ou le champion de
jeûne de Kafka, aux performances terribles, absurdes, dispersées. Non, le
voltigeur de Caillois est encore autre : c’est un être double, qui honore le
vertige. Être capable d’exploits, merveilleux ou absurdes, et s’y connaître
en verticalités inverses, tête en bas, ce n’est pas tout à fait la même chose, et
ce n’est pas tout à fait la même vie.

20
LITTÉRATURE 51. Peter Sloterdijk, « La planète des exerçants », Tu dois changer ta vie. De l’anthropotech-
N°170 – J UIN 2013 nique, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Libella-Maren Sell, 2011, p. 35-157.

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