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même de préfascisme exprime la projection sur les années trente de Roger CHARTIER
la connaissance que nous avons d'événements rcssortissant au futur
des hommes de cette époque. On ne savait pas en 1932 que Hitler
serait l'homme de la Solution finale. C'est une faute de méthode
d'employer en histoire Ie futur antérieur. Il faut rouvrir f incertitude
du présent passé. La valeur thérapeutique de cette relecture du passé
est considérable. En réveillant et en réanimant les promesses non
tenues du passé, nous réarmons notre propre futur avec Ie futur LA VÉRITE ENTRE,
entbui de ceux qui nous ont précédés. FICTION ET TTISTOTRE -
Au terme de cette analyse des échanges entre mémoire et
histoire, que peut-on dire sur l'opposition entre vérité et fidélité ?
Faut-il opposer le r,æu de vérité de l'histoire au væu de fidélité de 1a
mémoire ? Ma suggestion serait de ne pas opposer ces deux vertus,
qu'elles ne soient pas opposées l'une à l'autre, mais de les refor-
muler en fonction de 1a dialectique qui vient d'être élaborée. Seule
une histoire réduite à sa fonction rétrospective sâtisferait au seul
Le titre proposé pour cette conférence était « Le statut de vérité
impératif de vérité. Et seule une mémoire privée de la dimension
lans ie récit d'histoire ». On pourrait 1e reformuier de deux façons,
critique de l'histoire satisferait, de son côté, au seul impératif de
soit comme << 1e statut de la vérité dans le récit d'histoire », soit
fidélité, comme y incline un usage non critique des traditions et des
.-omme << le statut de vérité du récit d'histoire ». Ce petit écart
commémorations. Bref, uns mémoire soumise à l'épreuve critique
de l'histoire ne peut plus viser à la fidélité sans être passée au crible
n est pas sans signification. La première formrjle, « le stâtut de la
'. érité dans 1e récit d'histoire », renvoie, en effet, à ce que je traiterai
de 1a vérité. Et une histoire replacée par la mémoire dans le mou-
vement de la dialectique de ia rétrospection et du projet ne peut plus i Ia fin de l'exposé, à savoir. la refondation ou 1es tentatives de
séparer la véiité de la fidélité, qui s'attache en dernière instance aux
:efondation du régime de connaissance spécifique de l'histoire. La
promesses non tenues du passé ; car c'est à l'égard de celles-ci que leuxième, « le statut de vérité du récit d'histoire >>, concerne, eile,
nous sofirmes primordialement endettés. .r contrat passé entre l'écriture de 1'histoire et le iecteur d'histoire
auant à 1'accréditation du récit comme vrai, ce qui renvoie aux
:arentés et aux différences existant enffe toutes les formes de
- écriture narative, qu'elie soit d'histoire ou de fiction. Je suppose
.tre cette double problématique est proche de celle qui vous est
:amilière et qui s'interroge sur le statut de 1a vérité dans le cortl'at
:assé entre le spectateur et le film et sur ies effets de réaiité produits
:ar les différentes techniques de la repioduction des images.
.\ujourd'hui, pour les historiens, la pertinence d'une interroga-
:rcn sur les rapports entre histoire et ÿérité est directement liée à
:-rn envers, c'est-à-dire à leur relation avec la fiction. I1 y a là p1u-
.reurs éléments. Le premier tient au fait que les æuvies de fiction
:rnt devenues objet d'histoire. À titre d'exemple, j'évoquerai mon
::opre domaine de travaii, qui pofte fondamentalement sur l'époque
' Ce texte est celui d'une conférence prononcée à l'lnstitut d'histoire dü t€mps
:::::nr Ie 21 mars 1996. Je Iui ai volontairement laissé sa fome ora1e.
30 ROGER CHARTIER
La vérité entre liction et histoire 3t
modeme (entre XVI. et XVIIIe siècie), et sur les rapports à la culture
écrite etlou imprimée. Mais je pense que mes remarques peuvent ;:rêmes pièces. Pour beaucoup des comédies de Molière. existent âu
être appliquées à d'autres périodes et à d'autres supports, Dans tous ::toins trois situations de représentation : la représentation dans la
les cas, à une lecture classique qui était une lecture fon- :.rte de cour à Versailles, 1a représentation sur la scène du théâtre du
damentalement documentaire, c'est-à-dire où l'æuvre de fiction était Paiais-Royal. dans le monde du théâtre urbain qui a ses lieux, son
abordée comme une réserve d'informations factuelles ou comme une :alendrier. son public mêlé, et la représentation dans f imprimé 1ui-
provision d'exemples ou de citations illustrant un savoir construit nême, c'est-à-dire 1a communication du texte à travers différentes
avec d'autres séries et d'autres techniques, a succédé une perspective .ones d'imprimés. 11 y a donc trois situations différentes de rappott
qui, selon le terme préféré du New Historicisn, s'attache à la --Lu même << texte >>. Le problème est justement de savoir si cette
« négociation » nouée entre la création esthétique et Ie monde ;iversité des conditions de ia circulation, de 1a dissémination, de la
social. La question essentielle est, donc. de comprendre comment ;ommunication du texte autorise à parler du « même >> texte,
chaque æuvre es! construite dans une relation avec des discours ou nême si rien ne change dans sa lettre. De ce point de vue, entre
des pratiques ordinaires, qui ne relèvent pas du registre esthélique Shakespeare et Molière la trajectoire est inverse. Dans le cas Ce
pour les contemporains et qui se déploient dans l'ordre du politique, \lolière, pour nombre de pièces. à partir du moment où sa troupe
dujudiciaire, du religieux, du rituel, etc. :'st reconnue comme tloupe du roi. ce sont les représentalions des
La « négociation >> a une double signification. D'un côté, :rèces à la cour qui sont premières, données avânt leur présentation
l'æuvre de fiction travaille sur des matériaux et des matrices qui lui .ur ia scène du théâtle parisien. Dans le cas de Shakespeare, au
viennent du monde social et qu'elle déplace, reformule, transfère .orltraire, 1es représentations à Londres, au Globe, viennent avant
dans un autre régime de discours et de pratiques. De l'autre côté, 1a .:s représentations à ia cour de Jacques I". Mais dans les deux cas le
négociation est ce qui rend intelligible 1'ceuvre pour ses lecteurs, ses même >> texte est donné pour des publics différents dans des
auditeurs ou ses spectateurs. C'est à partir de 1'expérience des lormes différentes. *
discours et des pratiques ordinaires, « sans qualités », pourrait-on Pourquoi cette reconstruction ? De façon à comprendre les
dire, que peut être déchiffré le déplacement esthétique qui soustrait :elations nouées entr-e les intrigues mises sur 1e théâtre, leurs per-
l'æuvre à 1'urgence de l'immédiat. C'est cette démarche que les ::ptions possibles par leuls différents publics et Ie statut du
critiques littéraires rassemblés sous la bannière dt New Historicism iiscours tenu sur le monde social. De 1à, la question de la vérité de
ont suivi dans leurs études du théâtre élisabéthain et, au premier .a fiction. Quel est le lieu où s'inscrit la « vérité » du rappofi enlre
chef, de Shakespeare, en identifiant comment les intrigues ou les ,3 texte de fiction - par exemple dans les grandes comédies
scènes des pièces sont construites dans une relation forte, mais :noliéresques
- et la construction du monde social ? C'est un
:roblème dont on peut, je pense, trouver des équivalents pour
décalée avec les discours et les pratiques du quotidien et, d'autre part,
en posant 1a question des différentes significations des mêmes pièces i'autres formes théâtrales, ou pour d'autres textes, pour d'autres
pour 1es publics du théâtre du Globe et de la Cour, qui, à la fois, :eriodes, et y compris pour le cinéma. Où situer 1a vérité de
partagent des expériences communes et réagissent en fonction de . rntrigue pâr rappoft au monde social ? Il faut opérer à chaque fois
leur culture propre. ::r écart, c'est-à-dire ne pas comprendre cette « vérité » comme on
J'ai. pour ma pârt, entrepris un travail para1lèle, sinon 'a souvent fait, comme la duplication du social, comme si ce qui
semblable, sur Molière. Un article est paru dans les Annales,lly a :it donné à voir était une simpie ffaduction esthétique de la réalité.
deux ans. mais ce nest qu'un élément d'un travail plus large qui Pour en rester à George Dandin, une mise en scène comme la
consiste à lier deux éléments 1. D'une part, il s'agit de reconstruire riemière réa1isée par Roger Planchon était tout à fait prise dans
1es différentes « performances >r, pour reprendre un terme qui est .efie pespective. Les paysans de fiction du théâtre reproduisaient 1es
difficile à traduire, disons les différents modes de représentation des :estes des « vrais >> paysans de la campagne et, du coup, I'intrigue
:.ait pensée dans un rapport de vérité immédiate par rapport aux
::-lations de classes du monde social.
1.
" George Dândin ou le social en représentation »,, Annales HSS, mars-avril
il me paraît nécessaire de déplacer 1e lieu de repérage de 1a
1994. p. 21 -309.
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32 ROGER CH,{RTTER La yérité entre fiction et histoire 33
semblance sociale de I'histoire (telle celle racontée par George ,a quotidien ». 11 est nécessaire de poser cette hétérogénéité fonda-
Dandin) que sont donnés à voir les mécanismes mêmes qui ::rentale pour résister à f idée, fréquemment maniée aux États-Unis,
construisent les relations de domination. Une telle perspective .:ion laquelle il n'y a pas d'extériorité des pratiques parrappofi aux
conduit à rompre âvec toute approche étroitement documentaire ou ::.;ours, comme s il n'y avait pas de « hors-texte >>, comme si les
immédiatement sociologique et à dé\,e1opper une lecture qui pose .:,cnifications étaient produites automatiquement et impersonnel-
comme essentiels la dynamique. l'échange, la « négociation » entre -::rent par le seul fonctionnement linguistique des discours. C'est là
le monde social, qui n'est pas mis en scène dans sa vérité objective, ., oosition radicaie revendiquée par ies tenants du Linguistic turn
et f intrigue de théâtre (mais on pourrâir dire l,intngue romanesque :i'on reüou\.era tout à 1'heure, dans un auüe contexte, avec l'æuvre
ou toute autre forme de la fiction). Ainsi, dans la pièce de Molière, :: Hayden Vy'hite.
invraisemblable parce que les paysans même riches n,épousent pas Pour résister à cette position i1 faut marquer l'écart fondamental
les filles de nobles même désargentés, 1a « vérité » sociale de la re_ -..-ii sépare représentations et pratiques. et on peut
le faire en s'ap-
présentation (et au moins de sa première réception) dépend de la :ur ant sur des auteurs qui parfois sont enrôlés dans cet absolutisme
question posée : celle des mécanismes de la nomination et de 1,iden- rnsuistique, par exemple Foucault, dont tous 1es travaux, pourtant,
tité sociales. Qui en est le maître ? L'individu lui-même ? Ou une ,nt été fondés sur f idée de l'écart entre pratiques discursives er
autorité plus haute qui seule a droit de désigner, comme celle du :ratiques non discursives, ou Michel de Certeau, qui souligne
gentilhomme dans la pièce et celle du roi dans la société, tout parti- ':rétérogénéité entre <<l'invention
du quotidien>>, qui est une
culièrement en ces années de réformes de la noblesse ? :roduction de sens spontanée, silencieuse, sans traces, et les
Plusieurs débats peuvent alors êtr-e engagés. Récemment, une :,ratégies objectivées et construites à travers 1es textes, 1es images,
objection m'a été faite par un historien italien, Angelo Torre, qui .:s objets. Ce point de départ est absolument fopdamental, mais se
est proclre de la microstoria. dans la revue :Ensforme en une très grande difficulté méthohologique lorsqu'i1
euaderni Storici 2. II y
pose la question du rapport entre les pratiques et 1es représentations, . aeit de saisir 1es pratiques anciennes puisque, par définition, elles
disant que 1e type d'approche qui est le mien risque toujours de r.. sont âccessibles qu'à travers des représentations qui toujours en
dissoudre les pratiques ou les actions dans les représentations qui en -:s désignant 1es manquent. El1es peuvent les prescrire, 1es
sont données. Ceci est évidemment une des grandes questions de ::oscrire, les décrire, les organiser, etc..
l'histoire culturelle. Pour l'historien des XVI"-XIX" siècles, les :ossibles entre représentations et pratiques
- tous ces rapports sont
pratiques quelles qu'elles soient, ne sont saisissables qu,à travers les
- mais en âucune
ranière el1es ne peuvent les réduire à leurs discours. D'où la seule
représentations qui en ont été données. Soit les pratiques culturelles '..rie que l'on peut suivre et qui consiste à repérer une analyse
des
- vous savez que je me suis beaucoup intéressé ces derniers temps :iaiiques de 1a représentation et, ainsi, de construire les raisons, 1es
aux pratiques de lecture :.rdes, les conventions, les intentions investis dans chaque pratique
- : est-il possible de reconstr.uire les ma_
nières anciennes de lire en dehors des représentations qui, pour des :: la représentation. C'est seulement par ie déchiffrement de la
raisons spécifiques, 1es ont mises en image ou en littérature ? ..rgique gouvernant les pratiques de 1a représentation, qui ne sont
De 1à, un grand problème. Il nous faut, en effet accepter, avec ,rmais neutres, qui sont toujours prises dans des enjeux, des
Foucault, Bourdieu ou de Certeau 1,hétérogénéité radicale entre les .::atégies et des conflits spécifiques, qu'on peut accéder d'une
logiques qui commandent les pratiques et ce11es qui gouvernent la -:riaine manière aux pratiques représentées et en conduire une
production des discours et, plus généralement, des représentations ,ralvse, difficile et instable.
textuelles, ou imagées. Il y a une inéductibiiité entre les principes Il y a un très beau texte de Michel de Certeau, qui a été republié
et les règles qui régissent la production des représentations et ce que :ets Histoire et psychanalyse entre récit et fiction 3, dans lequel il
Bourdieu appelle « 1e sens pratique >> et de Certeau « I,invention :écrit le travaii de Foucault dans Surveiller et punir a. Pour de
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-14 ROGERCHARTER La vérité entre fiction et histoire 35
Certeau, i'objet fondamental du livre est de saisir, à travers une ::jraires par iesquelles un discours se soustrait à la littérature, se
large gamme de discours, 1e fonctionnement automatique de - :.ne un statut de science et le signifie ».
pratiques et de dispositifs iréductibles à la logique discursive. De II faut marquer l'importance de ces trois ceuvres dont Ie point
Certeau indiquait qu'une tel1e tentative était tou.iours située .< au , ::-rrun est de situer l'écriture de 1'histoire dans la classe des récits,
bord de la falaise », c'est-à-dire toujours risquée et menacée. Cette ,-. sens tout à fait classique, aristotélicien, de mise en intrigue
expression m'a plu et je l'ai reprise pour un iivre où j'ai rassemblé - ,r.tions représentées. Le constat n'allait pas de soi, et ne va
un certain nombre d'essais sous 1e titre de On the Edge of the Cliff. ' :iours pas de soi pour tous les historiens qui, en rejetant
History, Language, Pracîices 5. Ce problème de f instabilité :lstoire des événements au profit d'une histoire des structures,
irrémédiable, inéluctable, de tout travail qui considère le rapport ,::saient avoir détaché pour jamais l'histoire de la narration, du
entre pratiques et représentations, est pafiiculièrement aigu lorsque -.:it. de la fabie. Cette rupture supposée, désirée, liant trois
les textes maniés sont inscrits dans I'ordre de ia fiction, mais il se -' .rnents: opposer aux personnâges qui étaient ceux des anciens
pose aussi, d'une autre manière, pour des ræuvres dont 1e régime de ::rts. les entités abstraites maniées par l'histoire; opposer au
représentation est âutre : autobiographique, documentaire, normatif, .:rps de la conscience individuelle, le temps hiérarchisé, on
etc. -'- irrait dire braudélien, des durées articulées et structurées (longue
À ce premier ensemble de questions (que1 est le lieu de la :-:ée. conjoncture, événement) l opposer à 1a dimension auto-
« vérité » de la fiction par rapport au monde social ?) s'en afiicule ..,.:iicative du récit, un sâvoir qui peut être 1'objet de contrôles et de
un second, ainsi formulé : que11e est la modalité de la vérité du ::iilcations. C'est 1à la manière dont 1'histoire scientifique pensait
discours historiqr-re ? Ce qui m'amène à considérer la présence des r'. rlir marqué sa rupture avec une histoire étroitement
formes et des formules de ia fiction dans la rhétorique de 1'écriture : . jnementielle et avec les séductions dangereuses du récit .
d'histoire. Ricceur a montré qu'i1 n'en était rien, et çe la rupture avec
Le point de départ d'une telle interrogation réside dans la prise de ':stoire événementielle ne signifiait pas, du même coup, la
conscience par les historiens que les formes iégitimes de la produc-
-rture avec les figures de 1a mise en récit. L'histoire, quelle qu'eile
tion historienne, entendue comme connaissance. sont liées à l'écrit . rl. môme la plus quantifiée, même 1a plus structurale, même la
et donc à la production d'une textualité et d'un discours. À partir de :.,s conceptueile, reste toujours dépendante des formules qui gou-
1à,1'appartenance de l'écriture historique, quelle qu'e1le soit, à la .:rnent la production des récits, qu'i1s soient d'histoire ou de
classe des récits, a été fortement soulignée par trois auteurs, à s'en ::tion. La démonstration, éblouissante, dansTemps et Récil,
tenir simplement au contexte français : Michel de Certeau dans ::-:rend les trois points que j'ai mentionnés. D'une part, les entités
1'article pionnier sur « l'opération historiographique », qui a été .:,.traites des historiens sont, en fait, constluites comme des quasi-
publié deux fois, une première fois dans une version tronquée dans :!:sLrnnages, dotés implicitement de propriétés qui sont celles des
Faire de I'histoire en l9'14, puis dans sa version complète dans :Jividus qui composent les collectivités que ces catégories
L'Écrtture rle I'histoire 6, Paul Ricæur dans son grand ouvrage, -:.ignent. Il est d'ailleurs une traduction de cette dépendance dans la
Temps et Récit 1, puis Jacques Rancière dans un petit livre très :,:rsonnification de ces entités que les historiens font souvent agir
suggestif, Les Mots de I'histoire 8, dans lequel il définit ce qu,il ap- - ,mme des acteurs sociaux. D'autre part, dans des pages qui sont
pelle la « poétique du savoir >> comme « 1'ensemble des procédures : nsacrées àla Méditerrande de Braudel. Ricæur montre comment la
,-nsue durée n'est qu'une modalité dérivée de 1'événement,
- rnlment le temps court du roi est homologue au temps long de la
5. Roger Chartier- On the Edge of tlrc Cliff. History, Langua7e, practices, -:i. Enfin, dans le quotidien, dans 1es récits de fiction et dans ies
Baltimore/Londres, The Johns Hopkins University Press. i997 (traduction ::rits d'histoire, le modèle d'intelligibilité le pius fondamental est
française : Au bord de lafaLaise. L'histoire entre certitudes et inquiétude, paris. --rui de l'imputation causale singulière, c'est-à-dire celui qui com-
Albir Michel, 1998).
:::nd les faits comme cause ou conséquence d'autres.
6. Paris, Gallimard, 1975.
7. Paris, Seuil. 1983-1985. Le constat qui inscrit I'histoire dans la ciasse des récits, quelle
8. Les Mots de L'histoire. Essai de poétique dil savoir, Paris, Seuil, 1992. : -: soit cette histoire, et qui marque les parentés fondamentales qui
l,tt vérité entre;fiction et llisîoire )-
36 ROGERCFTARTIER
termes allemands Geschichte eT. Historie se trouvant confondus ..ii()rical record) ou dans I'archive elle-même, pour prétérer une
puisque 1'histoire comme déroulement des faits s'inscrit dans 1e . ,re de construire sa signification à une autre. >> Il est donc tout à
mouvement même du récit historien. Dans le modè1e antique de .'.:t illusoire de vouloir hiérarchiser, classer. distinguer les
l'histoire, ii n'y a pas non plus de prise en compte du récit parce :fioriens en fonction de la pertinence cie leurs discours à rendre
que 1'histoire est là un recueil d'exemples et appartient au genr.e du - ;rpte du passé. Les seuls critères de distinction sont purement
discours de persuasion, construit à partir de la copia yerborum ac :.iernes au discours. Ils tiennent à la cohérence (ou à la moindre
rerum . Ce n'est que iorsque la coïncidence entre l'histoire comme -,hérence) du récit, à sa complétude ou à son incomplétude, à
récit et I'histoire comme passé esr effacée que peut naître 1a r:ibilité de I'auteur à jouer avec les différents tropes matriciels,
conscience de la dimension narative de l,histoire. Il y faut 1a claire ---.els aucunement à la plus où moindle grande adéquation du
perception de l'écart entre le passé ou, pour dire comme Ricræur, ,::.ours par rappofi au passé qu'il a désigné comme son objet. Une
.( ce qui un jour fut et qui n'est plus ». et les discours qui essaient '..1e position n'est pas dire que 1'histoire ne produit aucun savoir,
de le représenter ou d'en tenir iieu. C'est à partir de la conscience :..:s considérer que ce savoir n'est pas spécifique et qu'il est du
aiguë de i'écart irréductible entre réaliré et discours, eît_re Geschichte -.:c ordre que celui lourni par les autres recits. A rous ceux qui
el Historie, que la narrativité cle l'histoire devient pensable et :.':r'tent que rapprocher ainsi 1'histoire de la fiction. et la considérer
problématique. Or cette conscience n'existe ni dans I'historiographie ::-l.ment comme une ;form of fiction making est 1ui ôter toute
antique, li dans l'historicisme romanrique, ni dans l,histoire ..:ur de connaissance, White réplique : « Qui pourrait penser
scientifique. ::-r-ùsemert que le mythe ou que la fiction littéraire ne se réfèrent
Le deuxiène problème, une fois admis la condition nârative de :.:) ;iu monde réel (.do not refer to the real worl$, disent des vérités
i'histoire, concerne le régime de connaissance propre de I'histoire. , . n sujet et procurent un savoir utile sur 1ui. >>
Pour certains, 1e constat d'appartenance de 1'histoire à la classe des Pour White, c'est 1e même régime ou registrç de connaissances
récits conduit à un pas supplémentaire qui dénie toute vérité propre --- :nit 1a fiction et I'histoire. On doit, certes, lui accorder que
au discours historien. C'est 1à la position qui donne à 1a fois la --: iiction produit de la connaissance, dit des vérités sur le monde
force et, à mon avis, le danger de i'æuvre de Hayden White. Après ,.:i. C'est ce que j'ai essayé de montrer pollr commencer, en
avoir identifié 1es tropes qui sont les figures de toutes les formes - : ..dérant que dans George Dandin une vérité est énoncée sur la
possibles de mises en récit, il considère que 1'écriture de 1'histoire -::té. Le rnythe, lui aussi, transmet une vérité sur 1'existence col-
n'est dépendante que de ces matrices rhétoriques. Elle ne 1,est, en r-rr-.3 rt propose des savoirs utiles à l'individu. Toute réponse à
revanche, ni des opérations techniques propres à la discipline, ni de :. ien White doit donc intégrer cette dimeusion de connaissance de
}a réa1ité du passé qui est visé par ie discours historique. Finalement rtion et reformuler ainsi 1a question : est-i1 possible de fondei
I'historien, comme le romancier, peut faire libre choix d'une .' ;qime de connaissances propre de 1'histoire ?
modalité de mise en intrigue, d'une stratégie d'explication. d,une : donne un exemple pour montrer combien elle est difficile.
matrice rhétorique. Dans Metahistorl, en croisant à panir de ces Jes historiens qui, avec Ginzburg, a le plus lutté contre 1a
quatre tigures matricielles toutes les possibilités de la construction : --:.icn de l'histoire à une forme de fiction est Piere Vidal-Naquet
narrative, de ia stratégie explicative et de f interprétation :i ,--,ri Êfl sait 1es raisons. Dans un des textes des Assassins de la
jdéologique, Hayden White érablir une combinaroire formelle de . rg tl. réfléchissant implicitement sur 1a position de White, i1
toutes les associations possibles ou impossibles.
Deux citations peuvent iilustrer cette position qui refuse tout i historien écrit et cette écliture n'est ni neutre ni transpa-
régime de connaissance spécifique à I'histoire. En 1974, White '.,::. Elle se modèle sur les formes littéraires. voire sur ies
écrit : « Eir général il y a une résistance (reluüance) à considérer - :rres rhétoriques.
QLre 1'historien ait perdu son innccence.
hs narrations historiques pour ce qu'eiles sont vraiment, c'est-à-dire
Ces fictions verbales (.verbal fictions) doat le contenu est autant
irventé que trouvé. » En 1982, il déclare : « Il n'y a pas de - t, .-1rsd.s.rlrii de i.a néntoire. Ltfi Eiclÿnqnil de pcipier ei aLttrcs études 5ilr
fondement qui puisse être trour,é dans le donné historique {.the ',:::,are, Paris- La I)écouverte. 1987.
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40 ROGERC}I\R'|IER La vérité entre fiction et histoire 4t
qu'il
se laisse prendre comnre objet, qu'i1 se prenne lui-même lrdif, mais cs qui est intéressant est que Nledick iui-même l'avait
comme objet. qui le regrettera ? ». ..iilisée comme un document authentique dans ses études
::onomiques et démographiques. L'historien victime lui-même
Cette prcmièrc paltie du ri:isonnement intègre la totâli1é de ce
clue j'ai él'oqué : 1'histoire comme écriture" la parenté entre les
: une falsification fait ainsi retour sur le faur qui 1'a trompé.
Les travaux sur les faux montrent que le déplacement de
l'ormules de la fiction littéraire et celles mobilisables pzu l'historion, 'rabileté des faussaires est contrebalancé par 1es rigueurs accrues de
Ie retour de l'historien sur lui-même. Le paraglaphe continue airsi :
: néthode critique. Du coup, se trouve lenforcé le statut de vérité
« Reste que si le discours historique ne se rattachait pas par -e la connaissance historique, puisqu'e11e est capable de démasquer
autant d'intermédiajres qu'on le voudra à ce que 1'on appellera :5 faux et les faussaires. Comme dans 1es recherches sur 1es grandes
faute de mreux le rée1. nous serions toujours dans ie discours .risifications dans les sciences de la nature (la mâchoire de Moulin-
mais ce discours cessemit d'être historique.
" luLgnon, ie crâne de Piltdown), il y a 1à une manière détournée, par
Est ainsi fortement réaffirmée la capacité de 1'histoire à
. rnise à nu des mécanismes qui président à la production et au
discriminer entre un discours trai sur un réel passé et le faux. la -:i oilement des faux, de réaffirmer la capacité de 1'histoire à établir
falsification" la liction. I{ais ce qui frappe dans cette citation. c'est .'r ordre de connaissance contrôlable et vérifiable.
aussi la difficulté pour désigner cette capaciLé à dire le réel teJ qu'i1 Une autre voie, plus épistémologique, pour le faire. est celle qui
fut : « par autant d'intermédjaires qu'on le voudra >>, « par ce qlle :llte de refonder le statut de connaissance vraie de I'histoire, une
l'on appellera faute de mielrx le réel ». Il v a 1à toute une série de ' ,rs admis le refus de toute épistémologie de la coincidence entre le
pmdences. de précautions, que r1e peut ér,'iter une position qui e pour .-::sé et le discours tenu sur lui et. d'autre pârt, l'appartenance de
visée essentielle cle rnaintenir la capacité de 1'histoire à tenil un :tistoire à 1a ciasse des récits. Les textes récents qui s'attachent à ce
discours vrai sur le passé. Ces formules montrent combien la ::.rbième difficile partagent une même insatisfiction de\rant toute
caractérisatiorr du statut dc connaissance propre de l'histoire est :r!Lrnse fondée uniquement sur 1a confiance dans 1a méthode
malaisée. .lorique, tenrle pour capable. si 1'on applique correctement les
Dan-s les dernières années, un trait Lln peu frappant, ironique ::res du métier. de discriminer le vrai du faux. C'est la position
peul-être, a été l'attcntion donnée aux faux en histoire. Plr.rsicr"rrs - -: incarnée toute sa vie Arnaldo Nlomigliano l7 et qui donne la
rBlrvres, qui ont été publiées à peu près an même moment. se sont , . rque philologique comme modèIe référentiel et garant de la vérité
attachées à 1a relation dialectique qui lie 1a production cies faux et le ,. .1 connâissance historique. Si 1'on pense qu'une telle critique est
développement de 1a méLhodo critique. Ii 1'a d'aborcl le livre traduit :-.:saire mais peut-être pas suffisante pour établir ie régime de
--:: de 1'histoire, 1es chemins deviennent plus escarpés.
en lrançais d'Anthony Graftol, f'ttutsuires er critiqne s 1-', qui avait -
été publié en 1990. Il 1-a. dans un contexte autre, I'ouvrage d'un ,e Livre au titre ambitieux de trois coliègues américaines, Joyce
grancl historien et ethnologue espagnol. décédé r'écenrment. Jllio :: eb1 . L,vnn Hunt et Margaret Jacab, Telling tlte Truih abottr
Caro Baroja, qui a pour titre Las .falsificacione.r de la hisrorta. .,,i-.r'18^ lie une réflexicn sur l'épuisement des grands récits
publié er 1992 16. qui anall'se 1es graldcs falsifications tle la 'rirteurs historiques américains du fait des revendications du
tladition histt-rrique espagnole depuis les far-rsses chroniques et les .riuituralisme. une analyse des rapports de la discipline avec les
làusses chartes médiévales. il -v a. enfin, le tlavail de Flans ]v{edick- - :''r.cs sociales et les pensées philosophiques, et une volonté de
qui a été publié en alletrand. sur une fausse: chronique des débuts du ,' iJer la connaissance historique à partir d'une reru tlteort of
XIX' siècle. Il a pu être étab1i que cette chronique était un faux très . :r'in'. Celle-ci est délinie comme 1a relation dialectique entre
i..,,et connaissant et un objet extérieur. et elle s'efforce de tenir
'15. For.qers utd Crùics. Cre.ûtilifi and -.:n'lLe deux propositions : d'une part, la reconnaissance de
Dupiit'itt in lVestert Scolarship.
Princcton. Princeton Lltiversiiy Press, l99t). fràduir cn fiancais sors le tiue :
i?crLrssaires et (:ritiques. Créatitité 111 duplicite chez les érudits oct:ilentaut. Paris. - \rnaldo l\,lomigliano. Problèmes d'ltistoriogro.pltie ancienne et tttaricrtLe'
1.es lfelles Lettrcs, 1993. ;:llirrard. i983.
16. Las l,attificai:ione,s d.e la historiq len relscian cr:n la cie Espaia). : -,rrce -AppJeby. Lvnn Hunt. I\'largaret Jacob. Tellîng tlte Trutit qbotu
Harcelore. Seir lJarral. 1992. \eç York/Londres. W. W. -\-orton & Company. 199:1.
La vérité enffe rtüion et histoire 43
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