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« Vous avez tous entendu son blasphème !
Qu'en pensez- vous ? »
Denis Laborde
Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach
'Ethnologie française
« Pilate se rendit compte que V homme se référait du Sanhédrin, il s'autorise à se sentir menacé par les
constamment à quelque au-delà dont le monde réel propos lui de Jésus. Il les qualifie alors de blasphéma-
paraissait dépendre. Le suivre sur ce terrain n 'avait toires et exige réparation du préjudice subi.
aucun sens. Il mit fin à une discussion absurde. On ne Une justice ne pouvant s'exercer - au moins for-
contredit pas un illuminé. » mellement - sans législation, Caïphe n'obtiendra tou-
Roger Caillois, Ponce Pilatetefois réparation qu'après confrontation des paroles
de Jésus avec un appareil législatif, à la norme duquel
Jamais les mots de Jésus « Je suis le Christ, Filsilde est possible de mesurer la nuisance du propos. Pour
Dieu » n'auraient eu quelque chance de devenir blas- blasphémer, parler ne suffit donc pas. Un dispositif
phématoires si le Procurateur de Judée, Ponce Pilate, d'évaluation doit préexister à la prise de parole. Érigé
en principe d'exclusion, ce dispositif permettra de dis-
s'était contenté de les discréditer, propos vides de sens,
produits chimériques d'une illumination soudaine qualifieret, la parole de l'autre, de la rejeter hors la loi
pour tout dire, sans conséquence. L'on comprend sitôt proférée. Travail d'imputation, en somme, devant
cependant, à la lecture de Y Evangile selon saint Mat- témoin, nécessairement, et qui s'apparente au méca-
thieu, que Pilate avait fini par céder à de fortes pres- nisme de la dénonciation.
sions. Celles du Sanhédrin d'abord, dont le président,L'on ne saurait donc réduire un blasphème à son
Caïphe, avait en première instance violemment réagi énoncé, ou au croisement de deux énoncés. L'on ne
aux propos de Jésus de Nazareth : « Vous avez tous saurait davantage le sédimenter en cette condamnation
entendu son blasphème, avait-il lancé à la foule. Qu qui 'en le signale. J'accomplis l'acte de blasphémer au
pensez-vous ? » Celles des habitants de Jérusalem moment où j'énonce ce qui est simultanément reçu
ensuite qui, sommés de prendre parti, prononcèrent comme tel. Un blasphème n'apparaît pas alors comme
alors cette sentence d'évidence : « II mérite la mort ». la conséquence d'un acte de parole, il se réalise dans
Devant Pilate, les hiérosolémytes précisèrent leur ver- la parole même : c'est un acte illocutoire. Mais alors
dict : « Crucifie-le ! » Le Procurateur romain pensa- comment en parler ? La question interroge notre
t-il alors, comme se plaît à l'imaginer Roger Caillois, propre regard : c'est par l'étude de ce mécanisme de
que « pour un administrateur, une injustice entraîne parole qui nous fait nommer à notre tour blasphème un
moins d'inconvénients qu'un désordre » ? Toujours mécanisme de parole premier, convoqué en référence,
est-il qu'il ne s'opposa pas au jugement de la Haute qu'il semble possible d'initier une approche de la
Cour de justice de Palestine. Confondu de blasphème, notion. Non plus une approche définitoire, mais une
Jésus fut crucifié. tentative de comprendre comment cette notion fonc-
Pour blasphémer, il faut donc être deux. Et, ici, par- tionne, c'est-à-dire comment nous la faisons exister.
Ou comment nous nommons. Voilà que les choses se
ler. Un locuteur, Jésus, se sait « Fils de Dieu ». Il le dit.
Un deuxième, Caïphe, sait que c'est impossible. Il le compliquent.
dit à son tour. Chacun pourrait s'en tenir là. Mais il n'y Soit un musicien. Chanteur, violoniste ou chef
aurait alors ni blasphème, ni crucifixion, et l'histoire d'orchestre, il souhaite interpréter la Passion selon
tournerait court. Or, le dire n'est pas le dit, et notre saint Matthieu, oratorio de Jean-Sébastien Bach
perspective change dès lors que l'on interroge la situa- (1685-1750). Compulsant la partition que publie par
tion interlocutoire. exemple la NBA1, il repère d'emblée deux parties.
Les mots de Jésus « Je suis le Christ, Fils de Dieu » Après l'aria d'alto avec chœur «Ach ! nun ist mein
ne sauraient être blasphématoires par nature. Sans Jesus hin ! » (Las ! Voici que mon Jésus s'en est allé !)
doute le deviennent-ils dans le discours de Caïphe, au qui ouvre le deuxième volet de l'oratorio, il peut
moment où celui-ci les reçoit comme une menace pour déchiffrer la façon dont Bach travaille ce passage du
le régime de croyances qui régule l'existence du grou- texte évangélique décrivant la comparution de Jésus
pe dont il s'éprouve responsable. En tant que président devant Caïphe2 :
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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 321
« L'Évangéliste : Et le Prince des Sacrificateurs lui dossier en privilégiant le point de vue du musicien.
dit : Chanteur, violoniste ou chef d'orchestre, il est avant
Caïphe : Je t'adjure par le Dieu vivant, que tu nous tout un praticien. Et pour lui, dire, c'est faire3.
dies si tu es le Christ, Fils de Dieu ?
L'Évangéliste : Jésus lui dit :
Jésus : Tu Vas dit. Mais qui plus est, je vous dis, que I Une passion à communiquer
vous verrez ci-après le Fils de V homme séant à la
dextre de la vertu de Dieu, et venant es nuées du
Ciel
A Leipzig en ce début de XVIIIe siècle, les fidèles
qui se rendent chaque année à l'office des vêpres du
L'Évangéliste : Alors le Prince des Sacrificateurs
vendredi saint ne vont pas écouter un concert. Ils vont
deschira ses vêtements, disant :
entendre lecture de l'Évangile de la passion du Christ
Caïphe : // a blasphémé : qu * avons-nous besoin de
et prendre part à la prière commune. Avant d'être un
tesmoins ? Voilà que vous avez oily maintenant leoratorio, la Passion selon saint Matthieu que Bach
blasphème. Que vous en semble ? compose en 1729 est donc bien une passion, c'est-à-
L'Évangéliste : Eux respondans, disent : dire un récit des souffrances et de la crucifixion du
Le chœur : // est coupable de mort. » Christ. Elle n'est pas alors destinée à être reçue comme
La question qui nous préoccupe est la suivante une
: œuvre d'art telle que nous la considérons
écrit en grec d'après les dires de saint Matthieu, traduit
aujourd'hui. C'est avant tout un instrument cultuel.
en allemand par Martin Luther en 1534 (ici, en fran- Certes, il existe par ailleurs des oratorios. Mais c'est
çais par François Veron en 1646), travaillé par Bachautre chose. Les sept Paroles du Christ, que Heinrich
en 1729, transcrit au moyen d'un code graphique qui Schütz (1585-1672) compose vers 1645 par exemple,
programme sa réalisation musicale, imprimé et édité, ou La Résurrection (1708) de Georg-Friedrich Haen-
ce texte, rapportant la scène par laquelle Jésus devientdel (1685-1759) sont bien des oratorios. Ce ne sont
blasphémateur, fait-il courir à son tour au musicien quipas des passions. Bien que leurs sujets respectifs soient
aujourd'hui 'ejoue le risque d'une condamnation pour en effet empruntés au récit de la passion, le texte évan-
blasphème ? gélique n'y figure pas dans son intégralité et l'on ne
Évidemment non, répondra-t-on. Par définition, un peut les considérer comme des formes musicales (rela-
acte illocutoire ne se rapporte pas. En tant qu'il est un
tivement) bien déterminées, destinées à promouvoir la
acte illocutoire, un blasphème ne peut donc pas se rap- liturgie de la semaine sainte. La Passion-oratorio,
porter. Il n'y aurait alors aucun danger. Bien sûr, on façon Haendel, n'est pas la Passion « oratoire » que
pourrait toujours évoquer tel énoncé ou telle condam- Bach compose. Cette distinction est d'importance. Elle
nation, mais l'énoncé n'est pas renonciation, et nous la semble devoir être précisée, fût-ce de façon som-
condamnation... (voir plus haut). De ce qu'un blas- maire dans les limites de ce paragraphe.
phème ne peut pas se rapporter comme tel il ne Dès le haut Moyen Age, le récit de la passion s'est
s'ensuit pas cependant que tout risque de répression estdémarqué des autres textes ecclésiastiques. Selon les
évacué. Car si l'on entend décrire l'événement, ou préceptes de saint Augustin4, il est recommandé, au Ve
citer tel propos, il nous faut bien, dans l'instant de siècle,
la de le lire solemniter, solennellement. Cette
narration, prendre à notre tour la parole, c'est-à-dire déclamation particulière exige un mode d'expression
risquer d'être entendu, donc jugé. Travaillant à unevocale spécifique. Pour emprunter à une terminologie
mise en voix de la passion du Christ d'après saint Mat- traduite de Boèce5, il ne s'agit pas alors d'une voix
thieu, Bach ne peut éviter de rapporter les propos de continue, qui est celle du parler ordinaire, non plus
Jésus et de Caïphe inscrits dans le texte évangélique. que d'une voix diastématique, cette voix chantée où le
Mais alors, comment s'y prend-il ? Que fait-il de cette débit de la parole est freiné par la mélodie du chant. Il
donnée insolite : un blasphème qui ne se rapporte pas faut rechercher une troisième voix, celle qui permet
comme tel et qu'il lui faut pourtant signaler par pro- une lecture psalmodiée sur corde recitative ou, préfé-
pos rapportés afin d'en dénoncer l'imputation ? rait-on dire alors, cette voix récitant les cantilènes.
La question nous fait engager une réflexion double. Peu après le début du XIIIe siècle, cette codification de
Au niveau du fonctionnement de l'œuvre d'une partrenonciation
: se précise : la récitation doit se faire
est-il possible de repérer, dans la partition de Bach, un
selon trois registres différents, de sorte que le fidèle
dispositif de représentation qui signalerait une « gram-distingue aisément Jésus, l'Évangéliste et la Foule6.
maire musicale du blasphème » ? Au plan de son ren- Cette exigence provoque bientôt un partage des rôles :
dement d'autre part : ce blasphème qui a valu à Jésus « le prêtre, plus élevé en dignité, tient le rôle du
sa condamnation en est-il toujours un dans son énon- Christ ; le sous-diacre, ministre inférieur, s'adjuge
ciation selon Bach ? Nous proposons d'instruire les ce répliques des personnages profanes, familièrement
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322 Denis Laborde
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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 323
entonne le choral Herr Jesus Christ, dich zu uns devient encore plus évidente, puisqu 'il faut aller cher-
wend]5 avant d'écouter le sermon du prédicateur. A lacher dans l 'autre chœur les élèves qui savent jouer de
fin du prêche, le chœur et l'orchestre interprètent latel ou tel instrument, et qui pourraient être bien utiles
seconde partie de la Passionsmusik : l'interrogatoire ailleurs » (ibid., p. 133). Bach rédige ce rapport le 23
devant Caïphe (Mt. 26, 57 à 75), le deuxième interro-août 1 730. Or que prévoit-il un an plus tôt pour ce ven-
gatoire, devant Pilate (Mt. 27, 1 à 30), l'exécution de dredi saint de 1 729 ? Le doublement des effectifs habi-
la sentence (Mt. 27, 31 à 50) et la mise au tombeau tuellement requis, en adoptant pour l'occasion cette
(Mt. 27, 51 à 66). Le motet, en latin, de Jacobus Gal-tradition vénitienne du double chœur que Schütz avait
lus16 Ecce quomodo moritur est ensuite chanté ; il pré- fait connaître en Saxe18: deux chœurs, deux
cède la psalmodie de l'un des versets de la passion.orchestres, deux orgues. D'après les chiffres qu'il
L'office des vêpres s'achève par une oraison aprèsmentionne dans son rapport, on peut estimer, au mini-
laquelle les fidèles se séparent en chantant le choral mum, à cinquante-sept le nombre de musiciens néces-
Nun danket alle Gott11. Si l'on considère que l'inter- saires à l'interprétation de sa Passionsmusik. Or, il ne
prétation de la composition de Bach dure approxima- dispose que de vingt-quatre instrumentistes et cho-
tivement trois heures, il semble raisonnable d'estimerristes. Une provocation ?
que l'ensemble de la cérémonie religieuse se déroule
pendant quatre voire cinq heures, soit l'après-midi
entier.
I L'espace graphique
L'on retiendra ici que la composition de Bach par-
ticipe d'un ensemble cultuel plus vaste qui l'englobe : Alors le Cantor bricole. Ses filles et sa femme, Anna
le culte du vendredi saint. Par conséquent les chanteurs Magdalena, copient le matériel d'orchestre. Pour
du chœur et les musiciens de l'orchestre sont auteurs
l'interprétation, il fera appel à des étudiants de l'uni-
de l'office liturgique au même titre que les fidèles de versité faiblement rétribués19, à des amis aussi, et ses
l'assemblée qui chantent les cantiques et le supérius de fils et neveux seront réquisitionnés pour jouer des ins-
ces chorals qu'ils connaissent bien, et que Bach a har- truments. La famille Bach était une famille nombreu-
monisés. La réalisation de cette Passion selon Bach se20.
requiert par ailleurs la participation de près de soixan-
Jean-Sébastien Bach connaît par avance les contin-
te interprètes. Un effectif aussi important a de quoigences
sur- qui conditionneront la réalisation de sa Passion.
prendre quand on sait que le Cantor travaillait dans des
II a appris à. faire avec. Il sait aussi dans quel cadre
conditions pour le moins précaires. Un an plus tard en
liturgique elle s'émancipera, et il confectionne pour
effet, le 23 août 1730, il adresse au Conseil de Leip-
l'occasion un objet sur mesure. Manuscrit d'abord,
zig un Bref mais indispensable exposé de ce que pétrifié
Von dans la page prête à porter ses notes ; vocali-
doit entendre par musique d'église bien réglée, avec sé ensuite, dans l'espace acoustique d'un agir rituel.
quelques modestes considérations sur sa décadence,
Il puise à trois sources différentes, trois textes, de quoi
mémoire de cinq pages dans lequel il dénonce à la fois
ourdir son propos : le texte évangélique d'abord, selon
le manque de qualification de ses interprètes et les saint Matthieu, dans la traduction allemande de
problèmes que pose le recrutement d'instrumentistes
Luther ; des poèmes mystiques ensuite, ceux de son
pour l'orchestre.
ami Henrici, si pauvres qu'on en pourra faire de la
Selon ses estimations, un orchestre devrait en effetmusique^ : des chorals enfin, ceux du culte dominical,
comprendre vingt instrumentistes. Or il ne dispose que que tout le monde connaît et qu'il suffira d'harmoni-
ser. Scrupuleusement choisis, découpés, assemblés,
de sept musiciens. Et encore, précise-t-il : « J'éviterai
par discrétion de me prononcer sur leurs qualités et
arrangés, entés, inscrits enfin dans l'espace du papier
leurs connaissances musicales » (in Basso, 1985, p.
à musique, ces trois textes bientôt n'en font qu'un.
1 34). Dans le domaine de la musique vocale, la situa- Texte nouveau, prêt pour l'aventure d'énonciations
tion n'est pas meilleure. Quand la formation multiples.d'un
chœur convenable dans chacune des trois principales Bloquée en un objet tridimensionnel qui lui procu-
églises de la ville exigerait la présence de trente-sixre sa factualité, la composition entre en régime d'éco-
chanteurs ayant des connaissances musicales, il ne scripturaire. Le dessin de l'encre dans la page
nomie
trouve jamais, malgré une comptabilité serrée, que n'est pourtant pas une fin en soi : il engage la Passion
dix-sept élèves qui soient aptes au service « summa dans: la voie d'une communication orale programmée.
1 7 utilisables, 20 non encore utilisables pour l 'instant,
La partition signale, elle provoque surtout. Soumise au
et 17 inaptes » (ibid.). Cette pénurie de musiciens per-
principe d'extériorité qui la gouverne désormais, cap-
turbe certes l'organisation du service dominical. Mais turée dans l'espace graphique d'une surface plane, et
les jours de fête, « V absence des éléments nécessairessignée, la Passion accède à cette itérabilité par quoi
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324 Denis Laborde
nous savons l'identifier comme « de Bach » dans la bien fallu trancher. Reçu en héritage par son fils, Karl
dynamique interlocutoire de sa réalisation vive. Philip En Emmanuel, puis conservé à Berlin, c'est le
figeant les caractères d'un système notationnel l'écri- manuscrit de 1736 qui fera référence. Imprimée pour
ture assume une fonction d'arrêt. Elle permet que deux la première fois à Berlin en 1830 par Schlesinger, lá
regards hétérogènes se croisent. Ce premier (il nous partition de la Passion selon saint Matthieu de Jean-
faut bien désigner un premier), à l'inscription. Prison- Sébastien Bach est désormais éditée par la Neue Bach
nier certes de multiples relations interdiscursivesAusgabe, de bloquée une fois pour toutes. L'édition est
répétition mais premier néanmoins, compositeur, un choix.
dont
le geste graphique confère pleine publicité à l'énoncé Nous voici donc, en deuxième instance, exégètes de
qu'il dit sien. Puis ce second (l'un parmi tantnotre de propre questionnement. Forts de ce savoir sol-
seconds), à la description, interprète, qui entend com- fégique qui nous rend si proches du compositeur, nous
prendre pour lui donner vie cet énoncé qu'il ferarepérons sien dans la partition trois formes musicales. Fos-
dans l'instant de la profération. C'est là qu'a lieusiliséesla en récitatif, chœur et aria, elles orientent le trai-
synesthésie, au croisement de deux regards tement qui, musical des trois avant-textes convoqués par
ensemble, délimitent cette sphère conventionnelle Bach au rendez- vous de cette Passion « oratoire ». Le
d'un savoir partagé, un solfège. Notre attention récit se évangélique ? récitatifs et chœurs. Les poèmes de
focalise alors sur cefrayage de la passion, par l'énon- Henrici ? arias et chœurs. Les chorals ? tous en
cé pour accéder à renonciation, par le dit vers le dire. chœurs. Par-delà ce dénominateur commun qu'est le
Rencontre de l'œil et de l'oreille. Par la voix. chœur, Bach opère une césure entre le récitatif (réser-
Mais la trace aujourd'hui n'est plus manuscrite. Il vé au texte évangélique) et l'aria (pour les poèmes de
convenait de mettre un terme à cette variance de prin- Henrici). Nous tenterons ultérieurement de saisir le
cipe de la copie à la main, d'en finir enfin avec lapourquoi d'une césure aussi franche.
rature, bref : d'authentifier l'œuvre en établissant son Schématiquement, l'épisode de la comparution de
singulier. Les quatre réalisations que Bach a dirigées Jésus devant Caïphe est traité de la façon suivante
à Leipzig étaient toutes en effet différentes22. Il a donc (voir tableau ci-dessous).
30 LU Ach, nun ist mein Jesus hin Aria (alto) avec chœur Henrici
33 I.II Und wiewhol viel falsche Récitatif (Évangéliste, Matthieu (26. 61-63 a)
Zeugen herzutraten Caïphe, Témoins 1 & II)
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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 325
II s'agit ici de comprendre pourquoi, dans une Dans un article récent, Catherine Kintzler (1986)
séquence nodale de l'importance de celle qui fait de propose de résoudre cette contradiction apparente en
Jésus un blasphématoire (ici les quatre segments du posant l'hypothèse qu'il existerait, dans le système de
numéro 36 de la NBA), Bach a recours uniquement au Duelos, un chaînon manquant entre voix parlée ou
récitatif et au chœur ? Ou, pour reprendre la question chantée et tons déclamatoires. Ce chaînon serait com-
esquissée précédemment, pourquoi le partage récitatif posé de trois éléments : prosodie, système du vers,
(texte évangélique) / aria (poèmes mystiques) semble système sémantique. Ce troisième élément fait que le
aussi clairement marqué ? Nous sommes alors amenés système des significations serait défini par des lois
à engager une réflexion sur le récitatif, objet, en ce objectivables. C'est ce que C. Kintzler nomme « le
XVIIIe siècle de Lumières, de querelles passionnées. principe de d'Alembert », dont elle repère les fonde-
ments dans ses Éclaircissements sur les éléments de
philosophie ( 1 767) : « Si j 'avais à exprimer musica-
lement le feu qui dans la séparation des éléments
I Du récitatif23 prend sa place au plus haut lieu, pourquoi ne le pour-
rais-je pas jusqu 'à un certain point par une suite de
sons qui iraient en s 'élevant avec rapidité ? Je prie les
Dans Y Encyclopédie, Rousseau définit le récitatif philosophes défaire attention qu 'en ce cas la musique
comme « une manière de chant qui s 'approche beau- serait parfaitement analogue à ces deux phrases, éga-
coup de la parole », et de préciser : « c'est proprement lement admises dans la langue : le feu s 'élève avec
une déclamation en musique ». Le récitatif serait ainsi rapidité ; des sons qui s'élèvent avec rapidité. La
une sorte de dérivé musical de la déclamation. Repor- musique ne fait autre chose que réunir en quelque
tons-nous donc à la rubrique déclamation de Y Ency- sorte ces deux phrases dans un seul effet, en mettant
clopédie, et plus précisément à l'article Déclamation le son à la place du feu » (in Kintzler, 1986, p. 136).
des anciens de Duelos. Là, la déclamation apparaît Il ne s'agit pas ici d'introduire quelque élément
comme « une affection ou modification qui arrive à d'expressivité qui fonctionnerait comme une vague
notre voix lorsque (...) notre âme est émue de quelque synesthésie. La règle de l'analogie qui sert de base au
passion ou de quelque sentiment vif ». Cette modifi- traitement musical d'un texte consiste bien ici en une
cation est cependant « différente de celle du chant et démarche rigoureuse qui contraint le compositeur à
de celle de la parole, puisqu 'elle peut s 'unir à l 'une et trouver concrètement, dans la langue, deux expres-
à l'autre, ou en être retranchée ». Ainsi la déclamation
sions admises, de sorte, poursuit d'Alembert, « qu'en
a-t-elle une existence propre. On peut l'identifier en substituant au son qu'elle nous fait entendre l'objet
repérant les quatre étapes de toute profération orale. qu'elle veut peindre, on puisse former deux phrases
D'abord simple son « tel que le cri des enfants », la qui soient l'une et l'autre admises dans la langue »
voix reçoit lors de son passage dans la bouche des (Fig. 1).
« modifications qui la rendent articulée ». Parlée ou
chantée, cette voix passe alors par les inflexions L'ensemble prosodie - système du vers - séman-
expressives des passions que sont pour Duelos ces tique constitue, pour C. Kintzler, un système linguis-
tons déclamatoires qui conduisent, étape ultime, à une tique commun à la voix parlée et à la voix chantée. Il
réalisation déclamée. La déclamation serait donc l'élé- ne permet guère cependant d'élucider la différence
ment dernier d'un système linéaire, pouvant caracté- entre chant et récitatif. C'est qu'un deuxième système,
riser aussi bien la voix parlée (la parole) que la voix musical celui-là, vient se greffer sur ce premier dans
le cas d'une émission vocale chantée. Catherine Kintz-
chantée (le chant, le récitatif). Duelos tire de ces obser-
vations une conclusion double. D'une part, « nous ne ler peut alors établir une distinction entre récitatif et
connoissons pas encore la nature de cette modification chant sur la base d'un rapport de force entre ces deux
expressive des passions qui constitue la déclama- systèmes. Lorsque le système du vers est asservi et que
tion ». D'autre part, « la parole s'écrit, le chant se le système musical est contraignant, nous entendons
note ; mais la déclamation expressive de l 'âme ne se un air chanté : c'est Varia du compositeur. Lorsque le
prescrit point ». Mais alors, si la déclamation ne peut rapport de force s'inverse, que le système linguistique
se noter, et s'il est vain d'en prétendre établir quelque est contraignant et le système musical asservi, nous
définition théorique, comment concevoir qu'elle puis- avons affaire à une déclamation lyrique : le récitatif.
se être une notion première du récitatif ? Serait-ce la En simplifiant à l'extrême : quand le texte est impor-
ruine de l'approche rousseautiste ? Et faudrait-il, tant, le compositeur écrit un récitatif ; lorsqu'il l'est
contrairement à cette opinion très largement répan- moins, il compose un aria.
due, cesser de considérer le récitatif comme proche de Sans doute convient-il de voir dans ce rapport de
la voix parlée ? force l'origine de la distinction que Bach opère entre
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326 Denis Laborde
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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 327
Sans doute. Car ne nous y trompons pas : tous les façon de dire. Ce déplacement de l'énoncé vers
récitatifs ne sont pas identiques. Secco pour l'Évan- renonciation entérine une préséance de la jouissance
géliste et les personnages de la passion, accompagna- esthétique, champ du possible, sur la participation cul-
to pour Jésus. Recitativo secco, cela signifie que le tuelle, agir rituel itératif. Non que ces deux grandeurs
chant, syllabique et mesuré d'une façon relativement soient à ce point distinctes. Comment en effet pré-
libre, n'est soutenu que par le continuo (orgue, vio- tendre ériger la perception esthétique en domaine
loncelle) et de façon intermittente. Recitativo accom- propre, séparé d'une participation cultuelle qui, néces-
pagnato pour Jésus, cela signifie que son chant n'est sairement, la comprend ? Ou comment jouir d'une
pas rigoureusement syllabique et, surtout, que chacu- expérience esthétique sans partager eo ipso quelque
ne de ses interventions est accompagnée par les ins- forme de participation cultuelle ? En permanence ces
truments à cordes de l'orchestre. Jésus n'intervient deux grandeurs sont mêlées dans le travail d'interpré-
donc jamais seul. Il est toujours entouré de son tation auquel se livre le fidèle de saint Thomas, travail
orchestre, procédé par lequel Bach amplifie l'effetobstinéde d'attribution du sens rhétique. En aucun cas
ce que C. Kintzler nous inciterait à nommer désor- nous ne saurions donc recevoir ce partage comme
mais « le principe de d' Alembert » (fig. 2a). fondé en nature. Les deux grandeurs émargent au
Par contre, quand Caïphe disqualifie comme blas- débat interprétatif qu'engage l'analyse : elles ne sont
distinguables que conceptuellement. Nous les consi-
phématoires les paroles de Jésus, il est seul. L'orchestre
s'est tu. Le continuo aussi, ou presque : un accord par dérerons ici comme deux aspects repérables d'une
mesure, et silence total sur « Jetzt habt ihr seine Got- même réalité : la réalisation vive de cette Passion selon
teslästerung gehöret » (maintenant vous avez entendu Bach, acte de discours dont les poèmes de Henrici et
son blasphème). Malmené par une ligne mélodique les chorals du dimanche ne constituent plus dès lors
aux intonations difficilement maîtrisables, Caïphe des pièces rapportées. Ils sont partie intégrante de ce
s'élance solitaire, et misérable. Le sourd écho de sa dispositif rhétorique qu'est la Passion selon saint Mat-
propre voix accompagne seul sa profération (fig. 2b). thieu de Jean-Sébastien Bach. Un dispositif dont
Sa profanation plutôt. Car soyons clairs, semble nous l'usage doit permettre de convaincre. Convaincre, et
non contraindre.
dire Bach : ce n'est pas Jésus qui a blasphémé. Lui,
disait vrai. C'est Caïphe qui, en réclamant sa condam- En ménageant dans sa composition des postes
nation à mort a commis le véritable blasphème. d'adresse qui, au moment de renonciation, doivent
En fait, Bach prend parti. Il prend parti pour Jésus. déterminer des conditions de réception de l'énoncé,
Et l'on n'en attendait pas moins, puisqu'il est lié par Bach entend manipuler son auditoire. Mais ne prend-
contrat avec le Consistoire pour cela, pour, notam- il pas le risque d'en faire trop ?
ment ici, dénoncer l'imputation de blasphème. Mais il
ne peut agir sur l'énoncé. Il lui faut bien rapporter les
mots de l'évangile, ce texte selon saint Matthieu qui
I Le sacrilège d'un culte
doit être dit le vendredi saint. Il ne peut faire l'écono-
Pièce maîtresse de ce dispositif rhétorique : le grou-
mie des paroles de Caïphe accusant Jésus. Toutefois,
pe choral. Tout au long de sa Passion, Bach entretient
s'il ne peut agir sur l'énoncé, il peut conditionner son l'ubiquité du chœur. Ce sont en effet les mêmes chan-
énonciation, le mettre en abîme pour dénoncer les pro-
teurs qui, dans la réalisation vive, chantent à la fois le
pos de Caïphe. Substituer en somme à un premier
texte évangélique, où ils sont cette foule qui condam-
mécanisme de parole, évoqué, un second qui ait force ne Jésus à mort, et les chorals, ceux de l'assemblée des
de loi, ou qui soit reçu comme tel, cela suffit. Marquer fidèles. Quand un chœur de foule intervient, chœur
le langage pour appuyer sa fonction referentielle.
accusateur, il est aussitôt suivi d'un choral que chan-
Effets de dramatisation ? Certes. De solennisation ?
te le même chœur, devenu rédempteur. Le groupe cho-
Sans doute. Effets de désignation statutaire aussi : le ral n'est donc pas, dans le projet de Bach, simple figu-
Fils-de-Dieu (car effectivement il l'est, et nous devons rant, témoin collectif d'une scène qui le dépasserait. Il
croire) et les autres (nous autres ?). Devenant Christ, prend part au drame. Et si du point de vue de la narra-
Jésus ne pouvait plus user d'un parler ordinaire. Bach tion il est cette foule, la turba, qui met Jésus à mort,
songe alors au « thème de timbre du quatuor à du point de vue de la représentation, il devient un par-
cordes » (Chailley, 1963, p. 8) pour signaler la paro- tenaire privilégié du compositeur. En jouant de cette
le divine.
ambiguïté, Bach rend compte d'une possible rémission
L'on parle à' effets. Serait-ce que le bruit des paroles des péchés puisque ce sont alors les mêmes chanteurs
attire davantage que les paroles elles-mêmes ? Com- qui blasphèment et qui prient. Ce n'est pas tout.
ment en douter ? Car l'enjeu n'est plus dans ce qui est Les interventions de la turba sont toutes très brèves.
dit (ça, l'Assemblée le connaît par cœur), mais dans la Lorsque Jésus comparaît devant Caïphe, elle inter-
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328 Denis Laborde
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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 329
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330 Denis Laborde
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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 331
Continuo y-ffj ^ ^ *
LOrgano ^ ^ *f 7 ^ J)
__ «!_A_Ji
__ r Flauto «!_A_Ji i *
traverso I, II *ty I ' m ^-^ I Si jL. ^ ^ V3p/ II
Fig. 3. «Er ist des Todes schuldig. » II mérite la mort (Éditions Bärenreiter).
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332 Denis Laborde
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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 333
rais, introduit « V élément populaire dans la Passion » vert d'un pèlerinage aux sources de la musique ancien-
(ibid.). ne, ceux que l'on appelle parfois encore (non sans
péjoration) les baroqueux expérimentaient une esthé-
A l'opposé le récit évangélique. Bien qu'il « exige
tique résolument nouvelle. Et les tenants d'une tradi-
un ténor doué d'un organe solide, montant facile-
tion romantique héritée de Mendelssohn crièrent au
ment », le récitatif ne présente cependant « rien de
blasphème.
particulièrement remarquable » (ibid.). C'est qu'ici
l'élément du désir vient troubler le procès d'édification Le 17 septembre 1985, la Chapelle Royale inter-
morale : la jouissance esthétique est bien désormais prétait à Paris, salle Pleyel, la Passion selon saint Mat-
enjeu unique de renonciation. Tout académiste tra- thieu de Bach sous la direction de Philippe Herrewe-
vaille cependant à généraliser des procédures norma- ghe. Après un aria d'alto chanté par le haute-contre
tives. L'espace sonore d'une esthétique romantique René Jacobs, un auditeur se lève brusquement et quit-
devient alors le parangon de cette renaissance de la te la salle en s 'écriant : « Quel massacre ! ».
Passion selon saint Matthieu, et l'on interprète Bach Le fait que l'expérience esthétique ait progressive-
comme on interprète Brahms ou Malher. ment fait écran à la participation cultuelle n'a donc en
rien évacué la question du blasphème. Le processus
A l'aube des années 1970 cependant, des musico-
vicariant n'a fait que déplacer le cadre dans lequel
logues et des musiciens ont proposé une esthétique
l'auditeur exerce sa faculté judiciaire. Si le récit évan-
autre. Les recherches historiques effectuées dans le
gélique selon saint Matthieu ne capte l'attention que
domaine musicologique et l'obstination des facteurs
d'une mince partie de l'auditoire, en revanche la réa-
d'instruments ont incité les interprètes à jouer sur des lisation vive de l'oratorio intéresse chacun. Elle l'inté-
instruments ou des copies d'instruments que Bach
resse car, en matière de jouissance esthétique, chacun
aurait pu connaître : cordes en boyau, archets plus
sait se forger, par convention ou par conviction, un
courbes, perces différentes. Ils ont alors fait sonner ces
dispositif d'évaluation dont il est prêt à user pour dis-
instruments dont Bannelier se plaignait en 1874 qu'ils
qualifier en blasphème la parole de l'autre. Dès lors
étaient « introuvables ou inusités » (id., p. 100) : le
hautbois d'amour, le hautbois de chasse (obœ da cac- que la Passion selon saint Matthieu de J.-S. Bach ne
saurait exister en dehors de sa réalisation vive, nous
eia), la viole de gambe. La voix de haute-contre rem-
n'avons cependant d'autre issue que de prendre le parti
plaçait l'alto féminine, et les interprétations des Niko-
de son énonciation. En courant, ad vitam aeternam, le
laus Harnoncourt, Gustav Leonhart, Tom Koopman ou
risque de la dénonciation.
William Christie proposaient une dynamique, un phra-
sé, une orientation agogique jamais entendue par les
auditeurs auxquels ils s'adressaient. En fait, sous cou- D.L., Paris
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334 Denis Laborde
I Notes tiste et au chanteur qui ne font, eux gique du vendredi saint de 1729. Cf.
qu'imiter des gestes. Au dixième siècle, Basso, 1985, II, p. 497.
Gui d'Arezzo (v. 990- v. 1050) précisera 13. « Alors Jésus fut mis en croix. »
Cet article reprend l'argument d'un expo- cette dichotomie : « Entre les musiciens et
sé présenté le 23 janvier 1991 au sémi- les chanteurs, il y a une grande distance. 14. « O Homme, lamente ton grand
naire de Jeanne Favret-Saada (EPHE, 5e Ce qui constitue la musique, les seconds péché. »
section). l'accomplissent, mais les premiers le 15. « Seigneur Jésus-Christ, toi qui te
Parce qu'il est aisément accessible, nous savent. Or, mettre en pratique quelque tournes vers nous. »
avons emprunté la plupart de nos citations chose dont on ne connaît pas la théorie
à l'ouvrage documenté qu'Alberto Basso est propre à l'animal » (in Corbin, 1960, 16. Après avoir vécu comme moine cis-
tercien dans les couvents autrichiens de
a consacré à Jean-Sébastien Bach et dont p. 49). D'un côté la théorie, de l'autre
les deux tomes ont été traduits en françaisl'office. Dans son Traité des offices, Isi-
Melk et Swett, Jacobus Gallus (1550-
respectivement en 1984 et en 1985. dore de Seville (570-636) entérine la dis- 1591) fit partie de la Chapelle de la cour
Cependant, pour une approche philolo-tinction mais en inversant le rapport de de Vienne (1574) et fut maître de chapel-
gique détaillée, nous nous permettons deforce : pour lui, la pratique prévaut sur le le de l'évêque d'Olmùtz (Tchécoslova-
renvoyer aux Écrits de Jean-Sébastiensavoir. A partir du XVe siècle, l'entrée en quie actuelle) de 1580 à 1585. Devenu
Bach présentés et commentés par Werner liturgie de la polyphonie entraîne une jésuite en 1581, il vint ensuite à Prague,
Neumann et Hans Joachim Schulze, complexification de la syntaxe musicale. comme « regens chori » de l'église Saint-
Jean in Vado. Auteur de nombreuses
ouvrage de référence dont Simone Wallon Le chant de l'office ne peut plus alors
et Edith Weber ont publié, en 1976, unefaire l'économie d'une composition musi- messes et de motets polyphoniques, il est
cale programmée par un spécialiste. Le considéré comme l'initiateur des produc-
traduction critique en français (cf. infra
références bibliographiques). musicus devient indispensable. tions monodiques du début du baroque.
1 . Neue Bach Ausgabe, nouvelle édition8. Le mot partition, issu de l'italien par- 17. « Maintenant, rendez tous grâce à
Dieu. »
Bach. En 1950, année du bicentenaire detizione, ne fera son entrée dans le lexique
la mort de Jean-Sébastien Bach, deux ins-
français que vers 1690. 18. Ayant terminé ses études de droit en
titutions - J.-S. Bach Institut de Göttingen pays de Hesse, Heinrich Schütz (1585-
9. Pour voix seules, sans instruments.
et Bach-Archiv de Leipzig - ont entrepris 1672) obtint une bourse pour étudier la
une révision critique des partitions édi-10. Barthold Heinrich Brockes (1680- musique à Venise auprès de Giovanni
1747) a publié en 1712 à Hambourg un Gabrieli (1557-1612), organiste à Saint-
tées par la Bach-Gesellschaft depuis 1 850
et par la Neue Bach-Gesellschaft depuis poème de la Passion : Der für die Sünde Marc. Là il se familiarisa avec cette tech-
1900. Elles ont alors créé la Neue Bach der Welt Germarterte und Sterbende nique de composition pour deux chœurs
Ausgabe, qui, en collaboration avec l'édi-
Jesus (Jésus martyrisé et mort pourdont les Gabrieli avait fondé le principe en
teur Bärenreiter de Kassel, publia en 1955
péchés du monde). Plusieurs fois réédité, utilisant les possibilités qu'offrait l'archi-
le premier numéro de son catalogue :celapoème fut largement diffusé au longtecture du intérieure de l'église Saint-Marc.
Messe en si. XVIIIe siècle et connut un franc succès Après trois années à Venise, Schütz utili-
auprès des compositeurs, qui furent nom-
2. Nous empruntons ici la traduction fran- sa ce principe vénitien d'une polychorali-
çaise du texte évangélique au Nouveau breux à le mettre en musique. Citons té dans ses œuvres religieuses. En 1629,
testament traduction nouvelle des Doc- notamment Keiser, en 1712, puis Tele- il retourna en Italie et travailla avec Mon-
teurs de l'Université de Louvain, par mann (1716), Haendel ( 1716), Mattheson teverdi. Organiste de la cour de Kassel
François Veron, Prédicateur et Lecteur du(1718), Fash (1723), Stölzel (1725), puis à Dresde, il diffusa cette technique
Roy à Paris, 1646. Bachofen (1759). Lors de la semaine sain- stéréophonique dans les pays germa-
te de 1719, Mattheson a dirigé à Ham- niques avant d'être appelé en 1633 à
3. Nous nous permettons ici une allusion bourg les quatre premières versions musi-Copenhague, comme maître de la chapel-
explicite à notre propre activité de chefcales de ce poème. Sur cette performancele du roi de Danemark. Parmi ses compo-
d'orchestre, qui nous a conduit à dirigernotoire, cf. Frederichs H., Das Verhältnissitions, citons notamment ses Canciones
des Passions, notamment de Telemann.
von Text und Musik in den Brockespas-sacrae (1625), ses Psaumes de David
4. Sermons, 218, I. Cf. sur ce sujet,sionen Keisers, Händeis, Telemanns, und(1619), Y Histoire de la Résurrection
Matthesons, Munich, E. Katzbichler,
notamment Chailley, 1963, pp. 12 et sq. et (1623), son Musikalische Exequiem
1975.
la présentation éclairante que Solange (1636), et son Geistliche Chormusik
Corbin propose du De musica libri sex de (1648), recueil de référence sur les motets
1 1. L'article 6 du contrat signé de 1723
Saint Augustin in Corbin, 1960, pp. 192 et protestants du XVIIe siècle.
qui liait Bach au Conseil de Leipzig pré-
sq. cisait encore : « J'instruirai avec zèle les 19. Voire pas du tout. Dans son exposé
5. Cf. Corbin, 1960, pp. 194-196. garçons non seulement dans la musique sur la musique d'église, Bach est on ne
6. Sur la question d'une codification gra- vocale, mais aussi dans la musique ins- peut plus clair sur ce point : « le fait
phique de la distribution des rôles dans les trumentale, afin de ne pas imposer aux d'avoir aboli les beneficia m 'empêche de
récits évangéliques de la passion, cf. églises des dépenses inutiles » (in Candé, porter la situation de la musique à un
Chailley, 1963, pp. 427-431. 1984, p. 133). meilleur niveau » (in Basso, 1985, p.
135).
7. Reprise au quatrième siècle par saint 12. Le sacristain de l'église Saint-Tho-
Augustin, la figure du musicus - « savant mas, Johann Christoph Rost, a consigné 20. Nous connaissons la situation fami-
connaissant la musique » - avait été scrupuleusement ses remarques sur le liale de Bach à cette époque notamment
façonnée dans la Grèce antique. Dans son déroulement des offices jusqu'en 1738. par une lettre qu'il adresse le 28 octobre
De musica, saint Augustin oppose ce C'est par ce témoignage précieux que 1730 à un ami de Dantzig, Georg Erd-
théoricien de la musique à l'instrumen- nous connaissons le plan du service litur- mann. Lassé par les querelles qui Toppo-
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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 335
sent aux autorités de la ville, Bach 22. Selon Alberto Basso, une première çais ou italien. Appliquées au récitatif
interprétation de la Passion selon saint
cherche à quitter Leipzig. « Si Votre Sei- allemand, les théories de d'Alembert
Matthieu aurait eu lieu pendant l'hiver
gneurie Illustrissime, écrit-il à Erdmann, telles que Catherine Kintzler les explicite
connaissait ou pouvait connaître (...) 1726-1727.
un La partition aurait été retra- nous semblent permettre de désenclaver
poste convenable, je Vous prierais trèsvaillée ensuite par Bach pour le 15 avril l'analyse musicologique du repaire où un
humblement de bien vouloir m 'appuyer 1729. Il aurait dirigé deux autres réalisa- savoir cumulatif semblait l'avoir oubliée.
d'une recommandation. » Et Bach tions de sa Passion : à Saint-Thomas le
Nous n'avons donc pas hésité à nous y
référer.
30 marsle1736, et plus tard, vers 1744.
d'expliquer, à l'appui de sa demande,
parti qu'un employeur éventuel C'est le manuscrit de 1736, déposé à Ber-
pourrait
24. Dès les débuts de la polyphonie
tirer de sa propre famille : « De
lince
enpre-
1841, qui a servi de référence pour
médiévale en effet, cet intervalle de trois
la Neue et
mier mariage sont en vie trois garçons Bach Ausgabe.
tons a préoccupé les théoriciens de la
une fille (...). De mon second mariage,
23. Il pourra paraître surprenant de ren-musique. Intrigués par sa position inter-
sont en vie un fils et deux filles. Mon fils médiaire entre les intervalles naturels de
contrer dans un paragraphe visant à com-
aîné est Studiosus juris, les deux autres
prendre le rôle du récitatif dans la passion
quarte (2 tons et 1/2 ton) et de quinte (3
fréquentent encore V école, l'un en pre-
oratoire allemande, les noms de Rameau,
mière, l'autre en seconde, et mon aînée
tons et 1/2 ton) justes, ils l'ont très tôt
Rousseau, d'Alembert ou Grimarest, soupçonné d'être un diabolus in musica.
n 'est pas encore mariée. Les enfants du
connus pour avoir notamment animé desC'est ainsi que l'hagiographe et musicien
second mariage sont encore petits, et le
polémiques passionnées autour de laHucbald de Saint Amand (840-v. 930) le
plus grand a six ans. D 'une façon géné-
musique théâtrale française au XVIIIe baptise dans son De Harmonica Institu-
rale, ce sont des musiciens nés, et je puis
siècle. Nous avons choisi de briser les tione.
vous assurer que l 'on peut avec ma famil-
frontières. Comment en effet engoncer
le former un concert vocaliter et instru- 25. Et encore, « il ne suffit pas de faire
une analyse des tendances esthétiques
mentaliter, d'autant que ma femme entendre la dissonance, précise par
dans une théorie fixiste qui ferait de la
actuelle a une jolie voix de soprano et que exemple Rousseau dans l'article disso-
géographie politique un paradigme du
ma fille aînée ne chante pas mal non nance de Y Encyclopédie, il faut la
style, voire des préoccupations esthé-
plus » (in Basso, 1985, p. 138). résoudre ; vous ne choquez d'abord
tiques ? A Rome, à Vienne, à Leipzig, ou
21. L'évocation du faible intérêt littéraire l 'oreille, que pour la flater ensuite plus
à Versailles par exemple, des corps de
des poèmes de Henrici est largementpages ou des maîtrises procuraientagréablement une
». Bach ne résoud pas
l'accord de 7e diminuée qui scande « Bar-
répandue dans la production d'étudesformation à de jeunes garçons en échan- rabas ».
consacrées à Bach. Sans doute Charles ge du chant à l'office. Y aurait-il une dif-
Bannelier en fournit-il en 1874 le para-
férence de nature entre ces corps consti-
26. Cf. l'ouvrage de Walter Benjamin tra-
tués selon leur implantation géogra-
digme : « Les paroles des soliloquia, airs, duit en français en 1985.
récitatifs et chœurs, sont l'œuvre phique
d'un ? Notons encore qu'en cette Euro-
27. Article 7 du contrat passé avec le
pe du XVIIIe siècle, la rivalité entre les
rimeur d' imagination assez pauvre, dont
Conseil de Leipzig en mai 1723.
on a pourtant imprimé plusieurs foiscoursles et entre les chapelles dessinait, par
œuvres complètes : Chrétien-Frédéric artistes interposés, des problématiques
28. Jules Etienne Pasdeloup (1819-1887)
Henrici. » Et le critique de la Gazettecommunes, et les échanges étaient nom-avait déjà proposé au Panthéon en 1868
musicale de s'en consoler : « Cette poésie une audition partielle de la Passion selon
breux. Ainsi la question du rapport texte-
était sans doute ce qu'on désirait alors
musique dans le fonctionnementsaint de Matthieu qui comprenait la premiè-
pour un semblable sujet » (Bannelier, l'œuvre vocale n'est propre ni à la re pas-
partie et le chœur final {cf. Bannelier,
1874, p. 100). 1874).
sion-oratoire allemande, ni à l'opéra fran-
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336 Denis Laborde
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