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« Vous avez tous entendu son blasphème ! Qu'en pensez-vous ?

»: Dire la passion selon saint


Matthieu, selon Bach
Author(s): Denis Laborde
Source: Ethnologie française, nouvelle serie, T. 22, No. 3, paroles d'outrage (Juillet-
Septembre 1992), pp. 320-336
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40989326
Accessed: 23-10-2017 15:33 UTC

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« Vous avez tous entendu son blasphème !
Qu'en pensez- vous ? »
Denis Laborde
Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach
'Ethnologie française

« Pilate se rendit compte que V homme se référait du Sanhédrin, il s'autorise à se sentir menacé par les
constamment à quelque au-delà dont le monde réel propos lui de Jésus. Il les qualifie alors de blasphéma-
paraissait dépendre. Le suivre sur ce terrain n 'avait toires et exige réparation du préjudice subi.
aucun sens. Il mit fin à une discussion absurde. On ne Une justice ne pouvant s'exercer - au moins for-
contredit pas un illuminé. » mellement - sans législation, Caïphe n'obtiendra tou-
Roger Caillois, Ponce Pilatetefois réparation qu'après confrontation des paroles
de Jésus avec un appareil législatif, à la norme duquel
Jamais les mots de Jésus « Je suis le Christ, Filsilde est possible de mesurer la nuisance du propos. Pour
Dieu » n'auraient eu quelque chance de devenir blas- blasphémer, parler ne suffit donc pas. Un dispositif
phématoires si le Procurateur de Judée, Ponce Pilate, d'évaluation doit préexister à la prise de parole. Érigé
en principe d'exclusion, ce dispositif permettra de dis-
s'était contenté de les discréditer, propos vides de sens,
produits chimériques d'une illumination soudaine qualifieret, la parole de l'autre, de la rejeter hors la loi
pour tout dire, sans conséquence. L'on comprend sitôt proférée. Travail d'imputation, en somme, devant
cependant, à la lecture de Y Evangile selon saint Mat- témoin, nécessairement, et qui s'apparente au méca-
thieu, que Pilate avait fini par céder à de fortes pres- nisme de la dénonciation.
sions. Celles du Sanhédrin d'abord, dont le président,L'on ne saurait donc réduire un blasphème à son
Caïphe, avait en première instance violemment réagi énoncé, ou au croisement de deux énoncés. L'on ne
aux propos de Jésus de Nazareth : « Vous avez tous saurait davantage le sédimenter en cette condamnation
entendu son blasphème, avait-il lancé à la foule. Qu qui 'en le signale. J'accomplis l'acte de blasphémer au
pensez-vous ? » Celles des habitants de Jérusalem moment où j'énonce ce qui est simultanément reçu
ensuite qui, sommés de prendre parti, prononcèrent comme tel. Un blasphème n'apparaît pas alors comme
alors cette sentence d'évidence : « II mérite la mort ». la conséquence d'un acte de parole, il se réalise dans
Devant Pilate, les hiérosolémytes précisèrent leur ver- la parole même : c'est un acte illocutoire. Mais alors
dict : « Crucifie-le ! » Le Procurateur romain pensa- comment en parler ? La question interroge notre
t-il alors, comme se plaît à l'imaginer Roger Caillois, propre regard : c'est par l'étude de ce mécanisme de
que « pour un administrateur, une injustice entraîne parole qui nous fait nommer à notre tour blasphème un
moins d'inconvénients qu'un désordre » ? Toujours mécanisme de parole premier, convoqué en référence,
est-il qu'il ne s'opposa pas au jugement de la Haute qu'il semble possible d'initier une approche de la
Cour de justice de Palestine. Confondu de blasphème, notion. Non plus une approche définitoire, mais une
Jésus fut crucifié. tentative de comprendre comment cette notion fonc-
Pour blasphémer, il faut donc être deux. Et, ici, par- tionne, c'est-à-dire comment nous la faisons exister.
Ou comment nous nommons. Voilà que les choses se
ler. Un locuteur, Jésus, se sait « Fils de Dieu ». Il le dit.
Un deuxième, Caïphe, sait que c'est impossible. Il le compliquent.
dit à son tour. Chacun pourrait s'en tenir là. Mais il n'y Soit un musicien. Chanteur, violoniste ou chef
aurait alors ni blasphème, ni crucifixion, et l'histoire d'orchestre, il souhaite interpréter la Passion selon
tournerait court. Or, le dire n'est pas le dit, et notre saint Matthieu, oratorio de Jean-Sébastien Bach
perspective change dès lors que l'on interroge la situa- (1685-1750). Compulsant la partition que publie par
tion interlocutoire. exemple la NBA1, il repère d'emblée deux parties.
Les mots de Jésus « Je suis le Christ, Fils de Dieu » Après l'aria d'alto avec chœur «Ach ! nun ist mein
ne sauraient être blasphématoires par nature. Sans Jesus hin ! » (Las ! Voici que mon Jésus s'en est allé !)
doute le deviennent-ils dans le discours de Caïphe, au qui ouvre le deuxième volet de l'oratorio, il peut
moment où celui-ci les reçoit comme une menace pour déchiffrer la façon dont Bach travaille ce passage du
le régime de croyances qui régule l'existence du grou- texte évangélique décrivant la comparution de Jésus
pe dont il s'éprouve responsable. En tant que président devant Caïphe2 :

Ethnologie française, XXII, 1992, 3, Paroles d'outrage

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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 321

« L'Évangéliste : Et le Prince des Sacrificateurs lui dossier en privilégiant le point de vue du musicien.
dit : Chanteur, violoniste ou chef d'orchestre, il est avant
Caïphe : Je t'adjure par le Dieu vivant, que tu nous tout un praticien. Et pour lui, dire, c'est faire3.
dies si tu es le Christ, Fils de Dieu ?
L'Évangéliste : Jésus lui dit :
Jésus : Tu Vas dit. Mais qui plus est, je vous dis, que I Une passion à communiquer
vous verrez ci-après le Fils de V homme séant à la
dextre de la vertu de Dieu, et venant es nuées du
Ciel
A Leipzig en ce début de XVIIIe siècle, les fidèles
qui se rendent chaque année à l'office des vêpres du
L'Évangéliste : Alors le Prince des Sacrificateurs
vendredi saint ne vont pas écouter un concert. Ils vont
deschira ses vêtements, disant :
entendre lecture de l'Évangile de la passion du Christ
Caïphe : // a blasphémé : qu * avons-nous besoin de
et prendre part à la prière commune. Avant d'être un
tesmoins ? Voilà que vous avez oily maintenant leoratorio, la Passion selon saint Matthieu que Bach
blasphème. Que vous en semble ? compose en 1729 est donc bien une passion, c'est-à-
L'Évangéliste : Eux respondans, disent : dire un récit des souffrances et de la crucifixion du
Le chœur : // est coupable de mort. » Christ. Elle n'est pas alors destinée à être reçue comme
La question qui nous préoccupe est la suivante une
: œuvre d'art telle que nous la considérons
écrit en grec d'après les dires de saint Matthieu, traduit
aujourd'hui. C'est avant tout un instrument cultuel.
en allemand par Martin Luther en 1534 (ici, en fran- Certes, il existe par ailleurs des oratorios. Mais c'est
çais par François Veron en 1646), travaillé par Bachautre chose. Les sept Paroles du Christ, que Heinrich
en 1729, transcrit au moyen d'un code graphique qui Schütz (1585-1672) compose vers 1645 par exemple,
programme sa réalisation musicale, imprimé et édité, ou La Résurrection (1708) de Georg-Friedrich Haen-
ce texte, rapportant la scène par laquelle Jésus devientdel (1685-1759) sont bien des oratorios. Ce ne sont
blasphémateur, fait-il courir à son tour au musicien quipas des passions. Bien que leurs sujets respectifs soient
aujourd'hui 'ejoue le risque d'une condamnation pour en effet empruntés au récit de la passion, le texte évan-
blasphème ? gélique n'y figure pas dans son intégralité et l'on ne
Évidemment non, répondra-t-on. Par définition, un peut les considérer comme des formes musicales (rela-
acte illocutoire ne se rapporte pas. En tant qu'il est un
tivement) bien déterminées, destinées à promouvoir la
acte illocutoire, un blasphème ne peut donc pas se rap- liturgie de la semaine sainte. La Passion-oratorio,
porter. Il n'y aurait alors aucun danger. Bien sûr, on façon Haendel, n'est pas la Passion « oratoire » que
pourrait toujours évoquer tel énoncé ou telle condam- Bach compose. Cette distinction est d'importance. Elle
nation, mais l'énoncé n'est pas renonciation, et nous la semble devoir être précisée, fût-ce de façon som-
condamnation... (voir plus haut). De ce qu'un blas- maire dans les limites de ce paragraphe.
phème ne peut pas se rapporter comme tel il ne Dès le haut Moyen Age, le récit de la passion s'est
s'ensuit pas cependant que tout risque de répression estdémarqué des autres textes ecclésiastiques. Selon les
évacué. Car si l'on entend décrire l'événement, ou préceptes de saint Augustin4, il est recommandé, au Ve
citer tel propos, il nous faut bien, dans l'instant de siècle,
la de le lire solemniter, solennellement. Cette
narration, prendre à notre tour la parole, c'est-à-dire déclamation particulière exige un mode d'expression
risquer d'être entendu, donc jugé. Travaillant à unevocale spécifique. Pour emprunter à une terminologie
mise en voix de la passion du Christ d'après saint Mat- traduite de Boèce5, il ne s'agit pas alors d'une voix
thieu, Bach ne peut éviter de rapporter les propos de continue, qui est celle du parler ordinaire, non plus
Jésus et de Caïphe inscrits dans le texte évangélique. que d'une voix diastématique, cette voix chantée où le
Mais alors, comment s'y prend-il ? Que fait-il de cette débit de la parole est freiné par la mélodie du chant. Il
donnée insolite : un blasphème qui ne se rapporte pas faut rechercher une troisième voix, celle qui permet
comme tel et qu'il lui faut pourtant signaler par pro- une lecture psalmodiée sur corde recitative ou, préfé-
pos rapportés afin d'en dénoncer l'imputation ? rait-on dire alors, cette voix récitant les cantilènes.
La question nous fait engager une réflexion double. Peu après le début du XIIIe siècle, cette codification de
Au niveau du fonctionnement de l'œuvre d'une partrenonciation
: se précise : la récitation doit se faire
est-il possible de repérer, dans la partition de Bach, un
selon trois registres différents, de sorte que le fidèle
dispositif de représentation qui signalerait une « gram-distingue aisément Jésus, l'Évangéliste et la Foule6.
maire musicale du blasphème » ? Au plan de son ren- Cette exigence provoque bientôt un partage des rôles :
dement d'autre part : ce blasphème qui a valu à Jésus « le prêtre, plus élevé en dignité, tient le rôle du
sa condamnation en est-il toujours un dans son énon- Christ ; le sous-diacre, ministre inférieur, s'adjuge
ciation selon Bach ? Nous proposons d'instruire les ce répliques des personnages profanes, familièrement

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322 Denis Laborde

désignés sous le nom de « la canaille sollicité


» ; entre
à toutles
moment, agrémenter de musique les
deux, le diacre (...) joue le «récitant »cérémonies
en disant les
municipales. Bach s'engageait à produire
textes de liaison : c'est « VÉvangéliste » musique,
de la (Chailley,
c'est-à-dire à composer, copier les par-
1963, p. 11). titions à la fois pour les instrumentistes de l'orchestre
Dans le courant du XVe siècle, le récitetde pour
la les chanteurs du chœur, organiser les répéti-
passion
est traité simultanément par plusieurs tions
voix.avec
La les élèves de la Tomasschule, l'école Saint-
poly-
phonie fait son entrée en liturgie, et la collaboration était
Thomas dont il du Director musices, procurer à ses
élèves un niveau de formation musicale et de maîtrise
musicus1 est désormais requise : c'est lui qui pro-
technique suffisant afin qu'ils puissent interpréter ses
gramme au moyen d'un code étalé graphiquement
compositions11,
dans le livre8 renonciation du texte évangélique. présenter enfin, le dimanche venu, sa
Dans
cantate inédite.
le dernier tiers du XVIIe siècle, alors que dans le nord Ça, c'était l'ordinaire. L'apothéose,
de l'Europe, à Weissenfeis, Schütz composec'était le
des temps pascal, point fort de l'année liturgique.
pas-
Les règlements qui régissaient les pratiques cul-
sions a capello9, Alessandro Scarlatti (1660-1725)
prend, à Rome, l'initiative d'adjoindre des tuelles de la ville de Leipzig stipulaient que l'évangi-
instruments
à cordes aux voix des chanteurs dans la Passion selon le de la passion devait être lu à l'église Saint-Nicolas
saint Jean qu'il écrit entre 1680 et 1685. Peu aupara-(la plus importante de la ville), pendant l'office du
vant, en 1672, Johann Sebastiani (1622-1683), Maître matin, et sur le mode d'une psalmodie grégorienne. A
de Chapelle à Königsberg, avait pour sa part décidépartir de 1717 cependant, il devint possible de chan-
d'interrompre le récit évangélique de sa Passion selonter une passion sous forme d'une polyphonie, mais à
condition que ce fût dans l'église Saint-Thomas, et
saint Matthieu par des chorals luthériens que l'assem-
pendant l'office des vêpres. Peu après, contournant
blée des fidèles pouvait chanter. En 1683 enfin, David
Funck (1630-1690) introduit dans sa Passion selon l'interdiction faite déjouer de la musique instrumen-
tale pendant ce tempus clausum qu'est le Carême, le
saint Luc des arias da capo, à la façon des opéras ita-
liens. Haendel amplifiera ce procédé dans deux pas-Consistoire autorisa en 1721 qu'une musique de la
sions que Bach connaissait bien : sa Passion selonpassion fût interprétée sous forme d'oratorio, toujours
saint Jean (Hambourg, 1704), et celle d'après à Saint-Thomas, et l'après-midi uniquement. En 1724,
Brockesl0(1716). enfin, il donna son accord pour que l'oratorio fût joué
à Saint-Nicolas, et Jean-Sébastien Bach composa
L'oratorio (entendu ici comme agrégat de formes
alors, pour sa première semaine sainte à Leipzig, une
musicales distinctes bloquées en un genre spécifique
Passion selon saint Jean qu'il donna à entendre le ven-
et aisément repérable comme tel) entre alors de plain-
dredi 7 avril. Décision fut prise ensuite d'interpréter
pied dans l'appareil liturgique de la semaine sainte.
chaque année une musique de la passion dans les deux
Tous ses ingrédients (le chœur, l'aria, le récit, la sin-
églises de la ville en alternance, et en 1729 c'est à la
fonia orchestrale) participent désormais du procès
Tomaskirsche que Bach produit sa passion « oratoi-
dénonciation de la passion, et la mise en voix du texte re », selon saint Matthieu.
évangélique ne peut dorénavant se passer du savoir- Sous le couvert d'une concession faite à la Musique
faire du compositeur. Serviteur zélé de l'autorité reli-
un vendredi saint, le Consistoire ne venait-il pas, en
gieuse, il devient alors ce véritable Janus du monde
fait, de convier la jouissance esthétique à entrer en
ecclésiastique local. A la fois « expert » (c'est sa face
religion par la mince frange d'une dissidence oppor-
musicus) dans l'évaluation d'une juste saisie vocale du tune ?
texte de la passion et « bricoleur » (son côté cantor)
chargé de diriger les répétitions et de garantir une
interprétation convenable de l'énoncé qu'il a désor-
mais fait sien, le Kapellmeister, Maître de Chapelle, I Leipzig, vendredi 15 avril 172912
est à l'entier service du culte. Au service du culte, et
du Consistoire. Dès la sonnerie de cloches de 13 heures, les fidèles
Au terme de l'article 2 du contrat signé en 1723 quise dirigent vers l'église Saint-Thomas. Chanté par le
le liait au Conseil de Leipzig, Jean-Sébastien Bachchœur, le choral Da Jesus an dem Kreuze stund]3
s'engageait en effet à « développer au mieux la ouvre l'office liturgique de l'après-midi. Les vêpres se
musique dans les deux principales églises de cettepoursuivent par le premier volet de la passion selon
ville » (in Candé, 1984, p. 133). Concrètement, cela Bach, comprenant notamment lecture des premiers
signifiait notamment : composer une cantate nouvelleépisodes du récit évangélique : la Cène (Matthieu 26,
pour chaque dimanche et jour de fête du calendrier 1 à 35) et l'arrestation de Jésus (Mt. 26, 36 à 56).
liturgique, assurer les enterrements, les mariages etAprès le choral figuré O Mensch, bewein ' dein ' Sünde
autres fêtes privées pour lesquelles il risquait d'être groß 14 qui conclut cette première partie, l'assemblée

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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 323

entonne le choral Herr Jesus Christ, dich zu uns devient encore plus évidente, puisqu 'il faut aller cher-
wend]5 avant d'écouter le sermon du prédicateur. A lacher dans l 'autre chœur les élèves qui savent jouer de
fin du prêche, le chœur et l'orchestre interprètent latel ou tel instrument, et qui pourraient être bien utiles
seconde partie de la Passionsmusik : l'interrogatoire ailleurs » (ibid., p. 133). Bach rédige ce rapport le 23
devant Caïphe (Mt. 26, 57 à 75), le deuxième interro-août 1 730. Or que prévoit-il un an plus tôt pour ce ven-
gatoire, devant Pilate (Mt. 27, 1 à 30), l'exécution de dredi saint de 1 729 ? Le doublement des effectifs habi-
la sentence (Mt. 27, 31 à 50) et la mise au tombeau tuellement requis, en adoptant pour l'occasion cette
(Mt. 27, 51 à 66). Le motet, en latin, de Jacobus Gal-tradition vénitienne du double chœur que Schütz avait
lus16 Ecce quomodo moritur est ensuite chanté ; il pré- fait connaître en Saxe18: deux chœurs, deux
cède la psalmodie de l'un des versets de la passion.orchestres, deux orgues. D'après les chiffres qu'il
L'office des vêpres s'achève par une oraison aprèsmentionne dans son rapport, on peut estimer, au mini-
laquelle les fidèles se séparent en chantant le choral mum, à cinquante-sept le nombre de musiciens néces-
Nun danket alle Gott11. Si l'on considère que l'inter- saires à l'interprétation de sa Passionsmusik. Or, il ne
prétation de la composition de Bach dure approxima- dispose que de vingt-quatre instrumentistes et cho-
tivement trois heures, il semble raisonnable d'estimerristes. Une provocation ?
que l'ensemble de la cérémonie religieuse se déroule
pendant quatre voire cinq heures, soit l'après-midi
entier.
I L'espace graphique
L'on retiendra ici que la composition de Bach par-
ticipe d'un ensemble cultuel plus vaste qui l'englobe : Alors le Cantor bricole. Ses filles et sa femme, Anna
le culte du vendredi saint. Par conséquent les chanteurs Magdalena, copient le matériel d'orchestre. Pour
du chœur et les musiciens de l'orchestre sont auteurs
l'interprétation, il fera appel à des étudiants de l'uni-
de l'office liturgique au même titre que les fidèles de versité faiblement rétribués19, à des amis aussi, et ses
l'assemblée qui chantent les cantiques et le supérius de fils et neveux seront réquisitionnés pour jouer des ins-
ces chorals qu'ils connaissent bien, et que Bach a har- truments. La famille Bach était une famille nombreu-
monisés. La réalisation de cette Passion selon Bach se20.
requiert par ailleurs la participation de près de soixan-
Jean-Sébastien Bach connaît par avance les contin-
te interprètes. Un effectif aussi important a de quoigences
sur- qui conditionneront la réalisation de sa Passion.
prendre quand on sait que le Cantor travaillait dans des
II a appris à. faire avec. Il sait aussi dans quel cadre
conditions pour le moins précaires. Un an plus tard en
liturgique elle s'émancipera, et il confectionne pour
effet, le 23 août 1730, il adresse au Conseil de Leip-
l'occasion un objet sur mesure. Manuscrit d'abord,
zig un Bref mais indispensable exposé de ce que pétrifié
Von dans la page prête à porter ses notes ; vocali-
doit entendre par musique d'église bien réglée, avec sé ensuite, dans l'espace acoustique d'un agir rituel.
quelques modestes considérations sur sa décadence,
Il puise à trois sources différentes, trois textes, de quoi
mémoire de cinq pages dans lequel il dénonce à la fois
ourdir son propos : le texte évangélique d'abord, selon
le manque de qualification de ses interprètes et les saint Matthieu, dans la traduction allemande de
problèmes que pose le recrutement d'instrumentistes
Luther ; des poèmes mystiques ensuite, ceux de son
pour l'orchestre.
ami Henrici, si pauvres qu'on en pourra faire de la
Selon ses estimations, un orchestre devrait en effetmusique^ : des chorals enfin, ceux du culte dominical,
comprendre vingt instrumentistes. Or il ne dispose que que tout le monde connaît et qu'il suffira d'harmoni-
ser. Scrupuleusement choisis, découpés, assemblés,
de sept musiciens. Et encore, précise-t-il : « J'éviterai
par discrétion de me prononcer sur leurs qualités et
arrangés, entés, inscrits enfin dans l'espace du papier
leurs connaissances musicales » (in Basso, 1985, p.
à musique, ces trois textes bientôt n'en font qu'un.
1 34). Dans le domaine de la musique vocale, la situa- Texte nouveau, prêt pour l'aventure d'énonciations
tion n'est pas meilleure. Quand la formation multiples.d'un
chœur convenable dans chacune des trois principales Bloquée en un objet tridimensionnel qui lui procu-
églises de la ville exigerait la présence de trente-sixre sa factualité, la composition entre en régime d'éco-
chanteurs ayant des connaissances musicales, il ne scripturaire. Le dessin de l'encre dans la page
nomie
trouve jamais, malgré une comptabilité serrée, que n'est pourtant pas une fin en soi : il engage la Passion
dix-sept élèves qui soient aptes au service « summa dans: la voie d'une communication orale programmée.
1 7 utilisables, 20 non encore utilisables pour l 'instant,
La partition signale, elle provoque surtout. Soumise au
et 17 inaptes » (ibid.). Cette pénurie de musiciens per-
principe d'extériorité qui la gouverne désormais, cap-
turbe certes l'organisation du service dominical. Mais turée dans l'espace graphique d'une surface plane, et
les jours de fête, « V absence des éléments nécessairessignée, la Passion accède à cette itérabilité par quoi

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324 Denis Laborde

nous savons l'identifier comme « de Bach » dans la bien fallu trancher. Reçu en héritage par son fils, Karl
dynamique interlocutoire de sa réalisation vive. Philip En Emmanuel, puis conservé à Berlin, c'est le
figeant les caractères d'un système notationnel l'écri- manuscrit de 1736 qui fera référence. Imprimée pour
ture assume une fonction d'arrêt. Elle permet que deux la première fois à Berlin en 1830 par Schlesinger, lá
regards hétérogènes se croisent. Ce premier (il nous partition de la Passion selon saint Matthieu de Jean-
faut bien désigner un premier), à l'inscription. Prison- Sébastien Bach est désormais éditée par la Neue Bach
nier certes de multiples relations interdiscursivesAusgabe, de bloquée une fois pour toutes. L'édition est
répétition mais premier néanmoins, compositeur, un choix.
dont
le geste graphique confère pleine publicité à l'énoncé Nous voici donc, en deuxième instance, exégètes de
qu'il dit sien. Puis ce second (l'un parmi tantnotre de propre questionnement. Forts de ce savoir sol-
seconds), à la description, interprète, qui entend com- fégique qui nous rend si proches du compositeur, nous
prendre pour lui donner vie cet énoncé qu'il ferarepérons sien dans la partition trois formes musicales. Fos-
dans l'instant de la profération. C'est là qu'a lieusiliséesla en récitatif, chœur et aria, elles orientent le trai-
synesthésie, au croisement de deux regards tement qui, musical des trois avant-textes convoqués par
ensemble, délimitent cette sphère conventionnelle Bach au rendez- vous de cette Passion « oratoire ». Le
d'un savoir partagé, un solfège. Notre attention récit se évangélique ? récitatifs et chœurs. Les poèmes de
focalise alors sur cefrayage de la passion, par l'énon- Henrici ? arias et chœurs. Les chorals ? tous en
cé pour accéder à renonciation, par le dit vers le dire. chœurs. Par-delà ce dénominateur commun qu'est le
Rencontre de l'œil et de l'oreille. Par la voix. chœur, Bach opère une césure entre le récitatif (réser-
Mais la trace aujourd'hui n'est plus manuscrite. Il vé au texte évangélique) et l'aria (pour les poèmes de
convenait de mettre un terme à cette variance de prin- Henrici). Nous tenterons ultérieurement de saisir le
cipe de la copie à la main, d'en finir enfin avec lapourquoi d'une césure aussi franche.
rature, bref : d'authentifier l'œuvre en établissant son Schématiquement, l'épisode de la comparution de
singulier. Les quatre réalisations que Bach a dirigées Jésus devant Caïphe est traité de la façon suivante
à Leipzig étaient toutes en effet différentes22. Il a donc (voir tableau ci-dessous).

n° chœur Incipit littéraire Forme musicale Auteur


NBA orchestre Personnages

30 LU Ach, nun ist mein Jesus hin Aria (alto) avec chœur Henrici

31 I Die aber Jesum gegriffen hatte Récitatif (É vangèli ste) Matthieu (2


32 LU Mir hat die Welt trüglich gericht CHORAL 5e strophe de In dich
hab ich gehoffet,
Herr de Adam Reusner (1533)

33 I.II Und wiewhol viel falsche Récitatif (Évangéliste, Matthieu (26. 61-63 a)
Zeugen herzutraten Caïphe, Témoins 1 & II)

34 II Mein Jesus schweigt zu Arioso (ténor) Henrici


falschen Lügen stille

35 II Geduld Aria (ténor) Henrici

36a I Und der Hohepriester antworte


Caïphe, Jésus)

36b LU Er ist des Todes schuldig Chœur Matthieu (26, 66b)

36c I Da speieten sie aus Récitatif (Évangéliste) Matthieu (26, 67-68a)


36d Lu Weissage uns, Christe Chœur Matthieu (26, 68b)
37 LU Wer hat dich so geschlagen CHORAL 3e strophe de O Welt
sieh hier dein leben
de Paul Gerhardt (1647)

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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 325

II s'agit ici de comprendre pourquoi, dans une Dans un article récent, Catherine Kintzler (1986)
séquence nodale de l'importance de celle qui fait de propose de résoudre cette contradiction apparente en
Jésus un blasphématoire (ici les quatre segments du posant l'hypothèse qu'il existerait, dans le système de
numéro 36 de la NBA), Bach a recours uniquement au Duelos, un chaînon manquant entre voix parlée ou
récitatif et au chœur ? Ou, pour reprendre la question chantée et tons déclamatoires. Ce chaînon serait com-
esquissée précédemment, pourquoi le partage récitatif posé de trois éléments : prosodie, système du vers,
(texte évangélique) / aria (poèmes mystiques) semble système sémantique. Ce troisième élément fait que le
aussi clairement marqué ? Nous sommes alors amenés système des significations serait défini par des lois
à engager une réflexion sur le récitatif, objet, en ce objectivables. C'est ce que C. Kintzler nomme « le
XVIIIe siècle de Lumières, de querelles passionnées. principe de d'Alembert », dont elle repère les fonde-
ments dans ses Éclaircissements sur les éléments de
philosophie ( 1 767) : « Si j 'avais à exprimer musica-
lement le feu qui dans la séparation des éléments
I Du récitatif23 prend sa place au plus haut lieu, pourquoi ne le pour-
rais-je pas jusqu 'à un certain point par une suite de
sons qui iraient en s 'élevant avec rapidité ? Je prie les
Dans Y Encyclopédie, Rousseau définit le récitatif philosophes défaire attention qu 'en ce cas la musique
comme « une manière de chant qui s 'approche beau- serait parfaitement analogue à ces deux phrases, éga-
coup de la parole », et de préciser : « c'est proprement lement admises dans la langue : le feu s 'élève avec
une déclamation en musique ». Le récitatif serait ainsi rapidité ; des sons qui s'élèvent avec rapidité. La
une sorte de dérivé musical de la déclamation. Repor- musique ne fait autre chose que réunir en quelque
tons-nous donc à la rubrique déclamation de Y Ency- sorte ces deux phrases dans un seul effet, en mettant
clopédie, et plus précisément à l'article Déclamation le son à la place du feu » (in Kintzler, 1986, p. 136).
des anciens de Duelos. Là, la déclamation apparaît Il ne s'agit pas ici d'introduire quelque élément
comme « une affection ou modification qui arrive à d'expressivité qui fonctionnerait comme une vague
notre voix lorsque (...) notre âme est émue de quelque synesthésie. La règle de l'analogie qui sert de base au
passion ou de quelque sentiment vif ». Cette modifi- traitement musical d'un texte consiste bien ici en une
cation est cependant « différente de celle du chant et démarche rigoureuse qui contraint le compositeur à
de celle de la parole, puisqu 'elle peut s 'unir à l 'une et trouver concrètement, dans la langue, deux expres-
à l'autre, ou en être retranchée ». Ainsi la déclamation
sions admises, de sorte, poursuit d'Alembert, « qu'en
a-t-elle une existence propre. On peut l'identifier en substituant au son qu'elle nous fait entendre l'objet
repérant les quatre étapes de toute profération orale. qu'elle veut peindre, on puisse former deux phrases
D'abord simple son « tel que le cri des enfants », la qui soient l'une et l'autre admises dans la langue »
voix reçoit lors de son passage dans la bouche des (Fig. 1).
« modifications qui la rendent articulée ». Parlée ou
chantée, cette voix passe alors par les inflexions L'ensemble prosodie - système du vers - séman-
expressives des passions que sont pour Duelos ces tique constitue, pour C. Kintzler, un système linguis-
tons déclamatoires qui conduisent, étape ultime, à une tique commun à la voix parlée et à la voix chantée. Il
réalisation déclamée. La déclamation serait donc l'élé- ne permet guère cependant d'élucider la différence
ment dernier d'un système linéaire, pouvant caracté- entre chant et récitatif. C'est qu'un deuxième système,
riser aussi bien la voix parlée (la parole) que la voix musical celui-là, vient se greffer sur ce premier dans
le cas d'une émission vocale chantée. Catherine Kintz-
chantée (le chant, le récitatif). Duelos tire de ces obser-
vations une conclusion double. D'une part, « nous ne ler peut alors établir une distinction entre récitatif et
connoissons pas encore la nature de cette modification chant sur la base d'un rapport de force entre ces deux
expressive des passions qui constitue la déclama- systèmes. Lorsque le système du vers est asservi et que
tion ». D'autre part, « la parole s'écrit, le chant se le système musical est contraignant, nous entendons
note ; mais la déclamation expressive de l 'âme ne se un air chanté : c'est Varia du compositeur. Lorsque le
prescrit point ». Mais alors, si la déclamation ne peut rapport de force s'inverse, que le système linguistique
se noter, et s'il est vain d'en prétendre établir quelque est contraignant et le système musical asservi, nous
définition théorique, comment concevoir qu'elle puis- avons affaire à une déclamation lyrique : le récitatif.
se être une notion première du récitatif ? Serait-ce la En simplifiant à l'extrême : quand le texte est impor-
ruine de l'approche rousseautiste ? Et faudrait-il, tant, le compositeur écrit un récitatif ; lorsqu'il l'est
contrairement à cette opinion très largement répan- moins, il compose un aria.
due, cesser de considérer le récitatif comme proche de Sans doute convient-il de voir dans ce rapport de
la voix parlée ? force l'origine de la distinction que Bach opère entre

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326 Denis Laborde

Fig. 1. Ce principe semble ill


/C ?a Cf mu t nit cU }tmíí m ¿¿tMixA- on <W d'une façon saisissante dans le
. ' Evangelista ^ tatif décrivant le cataclysme
EvaTnegnel[sU ^^^^Y^^^ s'abat sur Jérusalem après la m
V Und sie -he da, der Vot-hang im Te m - pel zer - riß in zwei Stuck de Jésus : « Et voici, le voile du
* 6 flt
temple se déchira en deux, depuis
le haut jusqu'en bas, la terre trem-
bla, les rochers se fendirent, les
3 ¿t'U L Uou± ju^a'tn tot . ^ -^ ¿e*«_ sépulcres, et plusieurs corps des
saints qui étaient morts ressuscitè-
rent. » Nous en proposons la lectu-
re suivante :
- mesures 1, 2, 3. « le voile du
temple se déchira en deux » / la
mélodie se déchire en deux.
Effet amplifié par le continuo qui, à
deux temps de décalage, dessine un
mouvement mélodique parallèle au
^__k-j* » u"d die *~cn 2er ; 11 - sen'
chant.
. - - jl_ _t^-
- mesure 4. « depuis le haut
jusqu 'en bas » /la mélodie descend
Affluiti X ' «uviiu» t depuis le haut jusqu'en bas.
Un ambitus de 13° pour la voix,
V Grä - ber tä - ten s.ch auf, und síun - den auf viel Le, - - ber der deux octaves pour le continuo.
r, e * - mesures 5 à 10. « la terre trem-
bla » / la musique tremble.
Batteries de triples croches au vio-
loncelle.
- mêmes mesures. « plusieurs
* Hei - li - gen, die da schlie 6 - - - - - - fen, und gin - gen corps de saints ressuscitèrent »/la
mélodie ressuscite.
Mouvement chromatique ascendant
du continuo (Éditions Bärenreiter).

clair, la passion est dans le récitatif. Et dans la parti-


récitatif et aria : au récitatif le texte évangélique (Bach
ne peut pas faire moins que de concéder au message tion autographe de 1736, Bach copie le texte évangé-
évangélique la priorité sur son système musical),liqueà des récitatifs à l'encre rouge.
l'aria les poèmes de Henrici (choisis de façon à pou-
voir être asservis à la musique). Voilà qui explique
aussi le fait que la scène qui fait de Jésus un blasphé-
I Une
mateur soit traitée en forme de récitatif. Là, c'est le
rhétorique de la persuasion
mécanisme de parole qui importe.
« Comme les premiers motifs qui firent parler
Si Bach use exclusivement du récitatif dans le trai-l 'homme furent des passions, ses premières expres-
tement du texte de la passion évangélique, c'est qu'ilsions furent des Tropes » (Rousseau, 1990, p. 68).
est le moyen privilégié pour exprimer les accents pas-Exprimée ici par Rousseau dans son Essai sur l'origi-
sionnés. Bach connaissait-il le Traité du récitatif átne des langues, l'idée qu'il existe un rapport entre pas-
Grimarest ? Il est permis d'en douter. Pourtant ce der-sions et tropes est largement diffusée au long du
nier énonce des préceptes que le Cantor de Saint-Tho- XVIIIe siècle. Dumarsais l'entérine en 1730 dans son
mas semble avoir fait siens sans ambiguïté : « II fauttraité Des Tropes : « les figures (sont) pour ainsi dire
établir pour principe que la passion ne saurait être le langage de l'imagination et des passions » (Dumar-
exprimée que par les accens, par la prononciation, et sais, 1988, p. 66). Et il suggère que, dans la déclama-
tion, la voix tremble lorsqu'elle prononce le mot fri-
par les gestes qui lui sont propres. Or il est impossible,
en conservant les règles de la musique, de donner à la mas, qu'elle tombe sur abîme, qu'elle vocalise sur
passion ce que je viens de dire ; il n'y a que la seule vole... Chez Bach, la voix vocalise sur Wolken
déclamation qui puisse le faire. Donc toute passion (nuages) quand Jésus prédit son retour sur terre. Une
assujettie aux intervalles et aux mesures de la musique stratégie rhétorique serait-elle à l'œuvre dans la Pas-
perd de sa force » (Grimarest, 1707, p. 176-177). Ension ?

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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 327

Sans doute. Car ne nous y trompons pas : tous les façon de dire. Ce déplacement de l'énoncé vers
récitatifs ne sont pas identiques. Secco pour l'Évan- renonciation entérine une préséance de la jouissance
géliste et les personnages de la passion, accompagna- esthétique, champ du possible, sur la participation cul-
to pour Jésus. Recitativo secco, cela signifie que le tuelle, agir rituel itératif. Non que ces deux grandeurs
chant, syllabique et mesuré d'une façon relativement soient à ce point distinctes. Comment en effet pré-
libre, n'est soutenu que par le continuo (orgue, vio- tendre ériger la perception esthétique en domaine
loncelle) et de façon intermittente. Recitativo accom- propre, séparé d'une participation cultuelle qui, néces-
pagnato pour Jésus, cela signifie que son chant n'est sairement, la comprend ? Ou comment jouir d'une
pas rigoureusement syllabique et, surtout, que chacu- expérience esthétique sans partager eo ipso quelque
ne de ses interventions est accompagnée par les ins- forme de participation cultuelle ? En permanence ces
truments à cordes de l'orchestre. Jésus n'intervient deux grandeurs sont mêlées dans le travail d'interpré-
donc jamais seul. Il est toujours entouré de son tation auquel se livre le fidèle de saint Thomas, travail
orchestre, procédé par lequel Bach amplifie l'effetobstinéde d'attribution du sens rhétique. En aucun cas
ce que C. Kintzler nous inciterait à nommer désor- nous ne saurions donc recevoir ce partage comme
mais « le principe de d' Alembert » (fig. 2a). fondé en nature. Les deux grandeurs émargent au
Par contre, quand Caïphe disqualifie comme blas- débat interprétatif qu'engage l'analyse : elles ne sont
distinguables que conceptuellement. Nous les consi-
phématoires les paroles de Jésus, il est seul. L'orchestre
s'est tu. Le continuo aussi, ou presque : un accord par dérerons ici comme deux aspects repérables d'une
mesure, et silence total sur « Jetzt habt ihr seine Got- même réalité : la réalisation vive de cette Passion selon
teslästerung gehöret » (maintenant vous avez entendu Bach, acte de discours dont les poèmes de Henrici et
son blasphème). Malmené par une ligne mélodique les chorals du dimanche ne constituent plus dès lors
aux intonations difficilement maîtrisables, Caïphe des pièces rapportées. Ils sont partie intégrante de ce
s'élance solitaire, et misérable. Le sourd écho de sa dispositif rhétorique qu'est la Passion selon saint Mat-
propre voix accompagne seul sa profération (fig. 2b). thieu de Jean-Sébastien Bach. Un dispositif dont
Sa profanation plutôt. Car soyons clairs, semble nous l'usage doit permettre de convaincre. Convaincre, et
non contraindre.
dire Bach : ce n'est pas Jésus qui a blasphémé. Lui,
disait vrai. C'est Caïphe qui, en réclamant sa condam- En ménageant dans sa composition des postes
nation à mort a commis le véritable blasphème. d'adresse qui, au moment de renonciation, doivent
En fait, Bach prend parti. Il prend parti pour Jésus. déterminer des conditions de réception de l'énoncé,
Et l'on n'en attendait pas moins, puisqu'il est lié par Bach entend manipuler son auditoire. Mais ne prend-
contrat avec le Consistoire pour cela, pour, notam- il pas le risque d'en faire trop ?
ment ici, dénoncer l'imputation de blasphème. Mais il
ne peut agir sur l'énoncé. Il lui faut bien rapporter les
mots de l'évangile, ce texte selon saint Matthieu qui
I Le sacrilège d'un culte
doit être dit le vendredi saint. Il ne peut faire l'écono-
Pièce maîtresse de ce dispositif rhétorique : le grou-
mie des paroles de Caïphe accusant Jésus. Toutefois,
pe choral. Tout au long de sa Passion, Bach entretient
s'il ne peut agir sur l'énoncé, il peut conditionner son l'ubiquité du chœur. Ce sont en effet les mêmes chan-
énonciation, le mettre en abîme pour dénoncer les pro-
teurs qui, dans la réalisation vive, chantent à la fois le
pos de Caïphe. Substituer en somme à un premier
texte évangélique, où ils sont cette foule qui condam-
mécanisme de parole, évoqué, un second qui ait force ne Jésus à mort, et les chorals, ceux de l'assemblée des
de loi, ou qui soit reçu comme tel, cela suffit. Marquer fidèles. Quand un chœur de foule intervient, chœur
le langage pour appuyer sa fonction referentielle.
accusateur, il est aussitôt suivi d'un choral que chan-
Effets de dramatisation ? Certes. De solennisation ?
te le même chœur, devenu rédempteur. Le groupe cho-
Sans doute. Effets de désignation statutaire aussi : le ral n'est donc pas, dans le projet de Bach, simple figu-
Fils-de-Dieu (car effectivement il l'est, et nous devons rant, témoin collectif d'une scène qui le dépasserait. Il
croire) et les autres (nous autres ?). Devenant Christ, prend part au drame. Et si du point de vue de la narra-
Jésus ne pouvait plus user d'un parler ordinaire. Bach tion il est cette foule, la turba, qui met Jésus à mort,
songe alors au « thème de timbre du quatuor à du point de vue de la représentation, il devient un par-
cordes » (Chailley, 1963, p. 8) pour signaler la paro- tenaire privilégié du compositeur. En jouant de cette
le divine.
ambiguïté, Bach rend compte d'une possible rémission
L'on parle à' effets. Serait-ce que le bruit des paroles des péchés puisque ce sont alors les mêmes chanteurs
attire davantage que les paroles elles-mêmes ? Com- qui blasphèment et qui prient. Ce n'est pas tout.
ment en douter ? Car l'enjeu n'est plus dans ce qui est Les interventions de la turba sont toutes très brèves.
dit (ça, l'Assemblée le connaît par cœur), mais dans la Lorsque Jésus comparaît devant Caïphe, elle inter-

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328 Denis Laborde

36a.
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Violino 1 & n {•>

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Pontifex fc™ V'* -m..V'*


Pontifex a H Ho-he-prie-ster
-m.. H" -"ant-wor-te
- | -- te- - ,- sprach zu ihm: , P!nt-if" -„ jS? .. i ' n r,n
'^gglPPPr^y^FtH ñ ñ r,
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# Je -sus sprach zu iVim-

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. . ?== ...*w- hNp=
I » 7 FHMJ- ^^
^ I 7=FH
» » H^r 7 H J J> ^^ 7=FH
^ Gott, daß du uns sa-gest, ob du sei-est Chri-stus, der Sohn Got-tes? Du sa-gests. Doch

.n l , 1 i . > , r i.ì 1 I i
i"* .n r ^ , ir *■ i i r . t > , * r r uj f j^_ I ^ i

to ° " i - r r r r p j r' = -

|B'nf Pr Tr - f ^ i

1''m f^^ *fi i i 1 i i ni S p p


^ sa - ge icheuch: Vonnun anwirds ge - sche-hen, daß ihr se-hen we
fa ï l

Fig. 2a. L'intervent


déclare, vous verre
du ciel. » Le chant
sixte majeure pren
(rapport du nombr
La voix reprend ici
cendante par mouv
dique descendant. E
l'Homme venant su

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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 329

l#^-A=-r r r , h i j j j j j j |j t - ^
; Evangelista

11=^ I I * T F J1 M ^^
S

I'M r s p f p p p IrnT^
^ Kraft und kom-men in den ¡Wol - - keñjdes Him-mels.
4 7

t? ~

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* prie-stersei -ne Klei-der und sprach:
Pontifex a £ £

|y - I- p p p P r^ a Tp "^^
^ Er hat Gott gè - lä-stert-, was dür-fen wir wei-ter Zeug-nis? Sie-he, itzt
44

r*^""

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r

lis' 1 " 1 " »1


)öi t Evangelista ft fi
* Sie ant-wor-te- ten und spra-chen:

'
l-'M1
habt ihr sei - ne
r
Got-tes -
í
lá -
rrr
ste-rung ge -
,n
hö-ret

Fig. 2b. Caïphe est seul quand il disqualifie l


témoins ? Voici, vous venez d'entendre son b
sons épars du continuo ponctuent seuls son app
chante le mot Gotteslästerung (blasphème) su
reiter).

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330 Denis Laborde

vient à deux reprises : cinq mesures pour réclamer


peregrinum, lafaudra poursuivre sur ce même ton,
// lui
mort de Jésus (Er ist des Todes schuldig),ethuit
ne pasmesures
passer rapidement à un autre, ni, comme il
pour ironiser après l'avoir frappé (Weissage uns, temps, aller jusqu'à proposer un
l'a fait ces derniers
tonum contrarium
Christe, wer ist's der dich schlug ?). Interventions très » (in Basso, 1984, pp. 261-262).
brèves, dont la première dure tout juste Le 15Consistoire
secondes, attendait de Bach qu'il harmonise
la deuxième à peine plus de 20. Dans ses desEssais
chorals,sur
non la
qu'il en fasse œuvre personnelle. Le
musique, Nicolas Gretry nous incite à comprendre
Cantor devait se contenter d'accompagner la mélodie
cette brièveté comme l'expression de la aucolère,
moyen des qui
règles conventionnelles de l'harmonie.
« doit être courte. (Car) si vous faites durer trop long-
Conventionnelles, c'est-à-dire telles qu'elles étaient
temps un morceau de fureur, les spectateurspensées s'y habi-
par les autorités religieuses. En annexant la
tuent et voient sans émotion votre héros se poignar-
mélodie de choral, modale dans la forme qu'elle
der » (Gretry, 1804, p. 311). Mais encore, ces recouvrait au XVIe siècle, à une syntaxe tonale^ dont
interventions changent de tonalité sans arrêt. Le chœur les règles étaient parfaitement maîtrisées par l'Eglise,
Er ist des Todes schuldig, par exemple, module de sol Bach devait ajuster une croyance éternelle (l'archaïque
Majeur à do Majeur puis la mineur, fa Majeur, sol du choral modal) à une pratique cultuelle (l'actualité
mineur, en cinq mesures (fig. 3). Le signe de la fureur, d'une harmonie tonale). La syntaxe musicale deve-
nous assure Gretry : « le musicien qui, dans les situa- nait alors cet outil qui, en même temps qu'il autorisait
tions ordinaires, auroit V habitude d'être sobre en ce transfert dans le vécu d'une communauté, désignait
modulations, produirait un grand effet en modulant celui qui en était maître, le Consistoire, comme siège
beaucoup dans un moment de fureur » (ibid., p. 227). de l'autorité morale et du pouvoir social. En introdui-
Précisons donc que les interventions de la Turba sant dans cette syntaxe nombre de variations surpre-
(chœur accusateur) sont traitées en double chœur (huit nantes, Bach mettait en cause la pertinence de l'outil
voix), alors que, dans les chorals, les deux chœurs sont et, par suite, l'autorité même du Consistoire. C'est
fondus en un seul, à quatre voix, rédempteur. Nous alors que ce dernier s'autorisa à se sentir troublé au
voici au cœur du dispositif rhétorique que Bach met en nom de la communauté des fidèles. Et il disqualifia les
œuvre.
modulations du Cantor en le rappelant à l'ordre maî-
trisé d'une éthique du langage musical.
Caïphe accuse Jésus d'avoir blasphémé ? Il lance
son accusation sur un intervalle de quinteL'on comprend qu'en
diminuée, ce systématisant de tels procé-
dés danset
triton condamné comme diabolus in musica sa proscrit
Passion de 1729, Bach opère un véritable
sacrilègele
par les traités de musique religieuse depuis duMoyen
culte ce vendredi 15 avril. Et dans son
Age24. Caïphe chante son diabolus in Histoire
musicades cérémonies
sur le religieuses de Saxe (1732),
mot Gotteslästerung, blasphème (fig.Christian
2b). LaGerber
Turba évoque le drame de cette dame en
réclame la mort de Jésus ? Les huit voix du chœur se état de choc qui brusquement quitte l'église Saint-
répondent par paquets de dissonances : sol t| - sol # Thomas en s'écriant : « Dieu nous garde, c'est sûre-
(mesure 22), fa t) - fa # et mi t] - mi ft (mes. 24), si b ment un opéra ! » (in Candé, p. 164).
- si tj (mes. 25). De fausses relations qui font désordre
(fig. 3). Réclame-t-elle la libération de Barrabas ? Elle
scande son nom de force sur un accord de septième
diminuée sans crier garde, alors que les traités préci-
I Au risque de renonciation
sent que, tout accord de septième étant une dissonan-
ce, il doit être préparé25. Lorsqu'elle exige enfin que Un opéra? Serait-ce que l'expérience esthétique
Jésus soit crucifié, elle esquisse une fugue à quatre convoquée par Bach à l'appui d'une profération rituel-
voix dont le sujet fait entendre une suite de tritons. Ici, le se superpose à l'activité cultuelle au point de la
les diabolus in musica prolifèrent, rythmés par des masquer ? Ici, le fidèle ne peut plus adopter cette atti-
syncopes et doublés de mouvements chromatiques tude ascétique habituellement requise. Le dispositif
d'évaluation mis en place dans l'activité rituelle se
prohibés. Bach aurait-il oublié les recommandations
modifie. Le silence de la prière ne préside pas à la
que lui avait pourtant faites, en 1706 déjà, le Consis-
toire d' Arnstadt ? « Nos, lui avait-il stipulé après com- communion avec la pensée ecclésiastique : c'est désor-
parution devant les autorités religieuses, lui reproche mais dans l'espace acoustique d'un oratorio que le
d'avoir ces derniers temps introduit dans l'accompa- fidèle exerce son activité de jugement, c'est dans la
gnement du choral nombre de variationes surpre- réalisation vive de la passion de Bach qu'il doit com-
nantes, d'avoir entrecoupé les mélodies de sons étran- prendre le changement d'attribution de la parole blas-
gers, et d'avoir ainsi troublé la communauté des phématoire. Mais l'expérience esthétique déstabilise
fidèles. Si à l'avenir, il veut introduire un tonum l'activité de jugement.

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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 331

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Er istdes To - des schul - dig,V ist Sii To - d s schul - dig!
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Fig. 3. «Er ist des Todes schuldig. » II mérite la mort (Éditions Bärenreiter).

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332 Denis Laborde

Politique par excellence, l'art oratoire de permet de


Saint-Thomas firent à cette Passion de plus de trois
persuader. Au service du culte, Bach en use heures,
pourcomposée
nour- par un Cantor qui s'était pourtant
rir une stratégie de la persuasion. L'attitude engagé par contrat27 « à maintenir le bon ordre dans
esthétique
l'église en faisant
du fidèle doit permettre d'amplifier la puissance sug- en sorte que ses musiques ne durent
gestive du drame, rendre plus efficace son pasappel
trop longtemps
cona- » (in Candé, 1984, p. 133). Repris
tif à suivre l'exemple. Or, le fidèle ne separ trouve
Bach enpas 1736, puis vers 1744 l'oratorio sera voué
face à V œuvre : il la construit dans l'espace à un desilence
l'inter-d'un siècle, jusqu'à ce que Félix Men-
delssohn
locution. Il est bien sujet, à la fois auteur et témoin. (1809-1847)
La le donne à entendre de nou-
conjonction fonde son ambivalence. veau : le mercredi 1 1 mars 1 829, à Berlin.
Dans la réalisation vive de la Passion, le fidèle
devient ce héros, Jésus, qui souffre, qui meurt, et qui Sans doute Mendelssohn entendait-il montrer que,
sait qu'il ressuscitera le surlendemain. A la manière du un siècle après le vendredi saint de la Tomaskirsche,
drame du martyr dans le Trauespiel baroque26, l'émo- cette Passion selon saint Matthieu n'était plus sacrilè-
tion tragique doit ici provoquer le sentiment d'une ge. Il a alors annexé la partition de Bach à l'horizon
libération intérieure de chaque fidèle. Mais empathie d'attente d'une esthétique romantique : concert d'un
n'est pas identification. Et s'il sait procurer sens àmercredi après-midi, à 1 8 heures, devant un millier de
l'énoncé en se mettant à la place de Jésus (c'est son spectateurs rassemblés dans la salle de la Singakade-
rôle d'auteur), il sait également exercer toutes ses mie de Berlin construite deux ans plus tôt. Si l'on ne
facultés judiciaires à l'égard d'un procès d'énonciation connaît pas avec précision les effectifs de l'orchestre
dont il devient simultanément témoin. D'où son ubi-
que dirigea Mendelssohn, on sait par contre que le
quité. Acteur d'un culte, auteur d'un drame qu'il peut chœur comprenait 47 sopranos, 36 altos, 34 ténors, 41
ériger en œuvre d'art, le fidèle devient en même temps basses, soit un total de 158 chanteurs, auxquels s'ajou-
témoin, « conscience qui s 'autorise à exercer le pou- taient 7 solistes. Nous étions bien loin des 57 musi-
voir de juger » (Starobinski, 1989, p. 63). Et voici ciens (instrumentistes et chanteurs) que Bach était dif-
Bach en posture d'accusé. ficilement parvenu à rassembler un siècle auparavant.
En annexant l'expérience esthétique à son disposi- Le 21 mars 1829, Mendelssohn dirige une deuxiè-
tif rhétorique (fondement même de l'activité du com- me interprétation de la Passion. Le vendredi saint, 17
positeur), Bach entend induire une proximité, cetteavril, c'est son maître, Karl Friedrich Zelter (1758-
connivence d'un partenariat propre à façonner une 1832) qui la donne à entendre. Elle sera ensuite repri-
attitude commune à l'assemblée des fidèles, une idio-se à Francfort puis à Breslau l'année suivante, à Stet-
syncrasie dont on attend qu'elle se manifeste par une tin en 1831, Königsberg et Kassel en 1832, Dresde en
adhésion sans faille au dogme. Mais en tant qu'ins- 1833. En 1849, William Sterndale Benett (1816-1875)
tance critique, la perception esthétique vient troublerfonde à Londres la Bach Society et dirige lui-même, le
l'activité première de jugement moral. L'élément du 6 avril 1854, la première audition de la Passion selon
désir déstabilise le processus d'adhésion au dogme. saint Matthieu en Angleterre. A Paris, ce n'est qu'en
Entre une orthodoxie qui encourage l'utilisation de1874 que Charles Lamoureux (1834-1899) dirige sa
procédés empruntés à l'opéra afin de glorifier Dieu parpremière audition intégrale28. Au concert, la passion
l'œuvre d'art, et un piétisme qui revendique l'Uniondevient oratorio, et l'intérêt se déplace du récitatif vers
mystique de l'âme et de Dieu par une souffrance par- l'aria, du récit évangélique vers le commentaire poé-
tagée dans l'austérité, Bach opère un compromistique, du cultuel vers l'esthétique. A la limite, le texte
inédit, suggérant des normes dont la définition même n'importe guère. Le système musical est seul contrai-
doit être précisée par l'adhésion d' autrui. Or, par legnant.
biais d'occurrences réitérées, un regard rétrospectif Ainsi la présentation de la Passion de Bach qu'il
avait érigé une mémoire de la profération rituelle en publie le 29 mars 1874 dans la Revue et gazette musi-
tradition. Des effets créateurs de normes avaient cale de Paris, permet à Charles Bannelier d'expliquer
œuvré à l'émancipation d'un jugement consensuel. que « si l'on veut bien faire abstraction de certaines
Mais, alors que les fidèles de Saint-Thomas atten- formes d'écriture, où le temps a laissé son empreinte,
daient de Bach qu'il instruise un rapport de dérivationde vocalises qu 'on peut, sans manque de respect au
entre sa passion-oratoire et cette tradition, le voici génie
qui de Bach, trouver intempestives, de quelques
opère une rupture par déviation. ornements vocaux peu justifiés, mais imposés pour
« Sacrilège ! » s'écrie-t-on alors. Et ce qui devaitainsi dire par le goût de l 'époque, on ne trouvera plus
être un instrument du culte du vendredi saint devient qu 'à admirer » (Bannelier, 1 874, p. 100). Et Bannelier
une parodie ludique outrageante : un opéra. L'on de louer la « beauté achevée » des arias et des chœurs,
tout en sachant gré à Bach d'avoir, par le biais des cho-
comprend dès lors l'accueil très réservé que les fidèles

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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 333

rais, introduit « V élément populaire dans la Passion » vert d'un pèlerinage aux sources de la musique ancien-
(ibid.). ne, ceux que l'on appelle parfois encore (non sans
péjoration) les baroqueux expérimentaient une esthé-
A l'opposé le récit évangélique. Bien qu'il « exige
tique résolument nouvelle. Et les tenants d'une tradi-
un ténor doué d'un organe solide, montant facile-
tion romantique héritée de Mendelssohn crièrent au
ment », le récitatif ne présente cependant « rien de
blasphème.
particulièrement remarquable » (ibid.). C'est qu'ici
l'élément du désir vient troubler le procès d'édification Le 17 septembre 1985, la Chapelle Royale inter-
morale : la jouissance esthétique est bien désormais prétait à Paris, salle Pleyel, la Passion selon saint Mat-
enjeu unique de renonciation. Tout académiste tra- thieu de Bach sous la direction de Philippe Herrewe-
vaille cependant à généraliser des procédures norma- ghe. Après un aria d'alto chanté par le haute-contre
tives. L'espace sonore d'une esthétique romantique René Jacobs, un auditeur se lève brusquement et quit-
devient alors le parangon de cette renaissance de la te la salle en s 'écriant : « Quel massacre ! ».
Passion selon saint Matthieu, et l'on interprète Bach Le fait que l'expérience esthétique ait progressive-
comme on interprète Brahms ou Malher. ment fait écran à la participation cultuelle n'a donc en
rien évacué la question du blasphème. Le processus
A l'aube des années 1970 cependant, des musico-
vicariant n'a fait que déplacer le cadre dans lequel
logues et des musiciens ont proposé une esthétique
l'auditeur exerce sa faculté judiciaire. Si le récit évan-
autre. Les recherches historiques effectuées dans le
gélique selon saint Matthieu ne capte l'attention que
domaine musicologique et l'obstination des facteurs
d'une mince partie de l'auditoire, en revanche la réa-
d'instruments ont incité les interprètes à jouer sur des lisation vive de l'oratorio intéresse chacun. Elle l'inté-
instruments ou des copies d'instruments que Bach
resse car, en matière de jouissance esthétique, chacun
aurait pu connaître : cordes en boyau, archets plus
sait se forger, par convention ou par conviction, un
courbes, perces différentes. Ils ont alors fait sonner ces
dispositif d'évaluation dont il est prêt à user pour dis-
instruments dont Bannelier se plaignait en 1874 qu'ils
qualifier en blasphème la parole de l'autre. Dès lors
étaient « introuvables ou inusités » (id., p. 100) : le
hautbois d'amour, le hautbois de chasse (obœ da cac- que la Passion selon saint Matthieu de J.-S. Bach ne
saurait exister en dehors de sa réalisation vive, nous
eia), la viole de gambe. La voix de haute-contre rem-
n'avons cependant d'autre issue que de prendre le parti
plaçait l'alto féminine, et les interprétations des Niko-
de son énonciation. En courant, ad vitam aeternam, le
laus Harnoncourt, Gustav Leonhart, Tom Koopman ou
risque de la dénonciation.
William Christie proposaient une dynamique, un phra-
sé, une orientation agogique jamais entendue par les
auditeurs auxquels ils s'adressaient. En fait, sous cou- D.L., Paris

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334 Denis Laborde

I Notes tiste et au chanteur qui ne font, eux gique du vendredi saint de 1729. Cf.
qu'imiter des gestes. Au dixième siècle, Basso, 1985, II, p. 497.
Gui d'Arezzo (v. 990- v. 1050) précisera 13. « Alors Jésus fut mis en croix. »
Cet article reprend l'argument d'un expo- cette dichotomie : « Entre les musiciens et
sé présenté le 23 janvier 1991 au sémi- les chanteurs, il y a une grande distance. 14. « O Homme, lamente ton grand
naire de Jeanne Favret-Saada (EPHE, 5e Ce qui constitue la musique, les seconds péché. »
section). l'accomplissent, mais les premiers le 15. « Seigneur Jésus-Christ, toi qui te
Parce qu'il est aisément accessible, nous savent. Or, mettre en pratique quelque tournes vers nous. »
avons emprunté la plupart de nos citations chose dont on ne connaît pas la théorie
à l'ouvrage documenté qu'Alberto Basso est propre à l'animal » (in Corbin, 1960, 16. Après avoir vécu comme moine cis-
tercien dans les couvents autrichiens de
a consacré à Jean-Sébastien Bach et dont p. 49). D'un côté la théorie, de l'autre
les deux tomes ont été traduits en françaisl'office. Dans son Traité des offices, Isi-
Melk et Swett, Jacobus Gallus (1550-
respectivement en 1984 et en 1985. dore de Seville (570-636) entérine la dis- 1591) fit partie de la Chapelle de la cour
Cependant, pour une approche philolo-tinction mais en inversant le rapport de de Vienne (1574) et fut maître de chapel-
gique détaillée, nous nous permettons deforce : pour lui, la pratique prévaut sur le le de l'évêque d'Olmùtz (Tchécoslova-
renvoyer aux Écrits de Jean-Sébastiensavoir. A partir du XVe siècle, l'entrée en quie actuelle) de 1580 à 1585. Devenu
Bach présentés et commentés par Werner liturgie de la polyphonie entraîne une jésuite en 1581, il vint ensuite à Prague,
Neumann et Hans Joachim Schulze, complexification de la syntaxe musicale. comme « regens chori » de l'église Saint-
Jean in Vado. Auteur de nombreuses
ouvrage de référence dont Simone Wallon Le chant de l'office ne peut plus alors
et Edith Weber ont publié, en 1976, unefaire l'économie d'une composition musi- messes et de motets polyphoniques, il est
cale programmée par un spécialiste. Le considéré comme l'initiateur des produc-
traduction critique en français (cf. infra
références bibliographiques). musicus devient indispensable. tions monodiques du début du baroque.

1 . Neue Bach Ausgabe, nouvelle édition8. Le mot partition, issu de l'italien par- 17. « Maintenant, rendez tous grâce à
Dieu. »
Bach. En 1950, année du bicentenaire detizione, ne fera son entrée dans le lexique
la mort de Jean-Sébastien Bach, deux ins-
français que vers 1690. 18. Ayant terminé ses études de droit en
titutions - J.-S. Bach Institut de Göttingen pays de Hesse, Heinrich Schütz (1585-
9. Pour voix seules, sans instruments.
et Bach-Archiv de Leipzig - ont entrepris 1672) obtint une bourse pour étudier la
une révision critique des partitions édi-10. Barthold Heinrich Brockes (1680- musique à Venise auprès de Giovanni
1747) a publié en 1712 à Hambourg un Gabrieli (1557-1612), organiste à Saint-
tées par la Bach-Gesellschaft depuis 1 850
et par la Neue Bach-Gesellschaft depuis poème de la Passion : Der für die Sünde Marc. Là il se familiarisa avec cette tech-
1900. Elles ont alors créé la Neue Bach der Welt Germarterte und Sterbende nique de composition pour deux chœurs
Ausgabe, qui, en collaboration avec l'édi-
Jesus (Jésus martyrisé et mort pourdont les Gabrieli avait fondé le principe en
teur Bärenreiter de Kassel, publia en 1955
péchés du monde). Plusieurs fois réédité, utilisant les possibilités qu'offrait l'archi-
le premier numéro de son catalogue :celapoème fut largement diffusé au longtecture du intérieure de l'église Saint-Marc.
Messe en si. XVIIIe siècle et connut un franc succès Après trois années à Venise, Schütz utili-
auprès des compositeurs, qui furent nom-
2. Nous empruntons ici la traduction fran- sa ce principe vénitien d'une polychorali-
çaise du texte évangélique au Nouveau breux à le mettre en musique. Citons té dans ses œuvres religieuses. En 1629,
testament traduction nouvelle des Doc- notamment Keiser, en 1712, puis Tele- il retourna en Italie et travailla avec Mon-
teurs de l'Université de Louvain, par mann (1716), Haendel ( 1716), Mattheson teverdi. Organiste de la cour de Kassel
François Veron, Prédicateur et Lecteur du(1718), Fash (1723), Stölzel (1725), puis à Dresde, il diffusa cette technique
Roy à Paris, 1646. Bachofen (1759). Lors de la semaine sain- stéréophonique dans les pays germa-
te de 1719, Mattheson a dirigé à Ham- niques avant d'être appelé en 1633 à
3. Nous nous permettons ici une allusion bourg les quatre premières versions musi-Copenhague, comme maître de la chapel-
explicite à notre propre activité de chefcales de ce poème. Sur cette performancele du roi de Danemark. Parmi ses compo-
d'orchestre, qui nous a conduit à dirigernotoire, cf. Frederichs H., Das Verhältnissitions, citons notamment ses Canciones
des Passions, notamment de Telemann.
von Text und Musik in den Brockespas-sacrae (1625), ses Psaumes de David
4. Sermons, 218, I. Cf. sur ce sujet,sionen Keisers, Händeis, Telemanns, und(1619), Y Histoire de la Résurrection
Matthesons, Munich, E. Katzbichler,
notamment Chailley, 1963, pp. 12 et sq. et (1623), son Musikalische Exequiem
1975.
la présentation éclairante que Solange (1636), et son Geistliche Chormusik
Corbin propose du De musica libri sex de (1648), recueil de référence sur les motets
1 1. L'article 6 du contrat signé de 1723
Saint Augustin in Corbin, 1960, pp. 192 et protestants du XVIIe siècle.
qui liait Bach au Conseil de Leipzig pré-
sq. cisait encore : « J'instruirai avec zèle les 19. Voire pas du tout. Dans son exposé
5. Cf. Corbin, 1960, pp. 194-196. garçons non seulement dans la musique sur la musique d'église, Bach est on ne
6. Sur la question d'une codification gra- vocale, mais aussi dans la musique ins- peut plus clair sur ce point : « le fait
phique de la distribution des rôles dans les trumentale, afin de ne pas imposer aux d'avoir aboli les beneficia m 'empêche de
récits évangéliques de la passion, cf. églises des dépenses inutiles » (in Candé, porter la situation de la musique à un
Chailley, 1963, pp. 427-431. 1984, p. 133). meilleur niveau » (in Basso, 1985, p.
135).
7. Reprise au quatrième siècle par saint 12. Le sacristain de l'église Saint-Tho-
Augustin, la figure du musicus - « savant mas, Johann Christoph Rost, a consigné 20. Nous connaissons la situation fami-
connaissant la musique » - avait été scrupuleusement ses remarques sur le liale de Bach à cette époque notamment
façonnée dans la Grèce antique. Dans son déroulement des offices jusqu'en 1738. par une lettre qu'il adresse le 28 octobre
De musica, saint Augustin oppose ce C'est par ce témoignage précieux que 1730 à un ami de Dantzig, Georg Erd-
théoricien de la musique à l'instrumen- nous connaissons le plan du service litur- mann. Lassé par les querelles qui Toppo-

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Dire la passion selon saint Matthieu, selon Bach 335

sent aux autorités de la ville, Bach 22. Selon Alberto Basso, une première çais ou italien. Appliquées au récitatif
interprétation de la Passion selon saint
cherche à quitter Leipzig. « Si Votre Sei- allemand, les théories de d'Alembert
Matthieu aurait eu lieu pendant l'hiver
gneurie Illustrissime, écrit-il à Erdmann, telles que Catherine Kintzler les explicite
connaissait ou pouvait connaître (...) 1726-1727.
un La partition aurait été retra- nous semblent permettre de désenclaver
poste convenable, je Vous prierais trèsvaillée ensuite par Bach pour le 15 avril l'analyse musicologique du repaire où un
humblement de bien vouloir m 'appuyer 1729. Il aurait dirigé deux autres réalisa- savoir cumulatif semblait l'avoir oubliée.
d'une recommandation. » Et Bach tions de sa Passion : à Saint-Thomas le
Nous n'avons donc pas hésité à nous y
référer.
30 marsle1736, et plus tard, vers 1744.
d'expliquer, à l'appui de sa demande,
parti qu'un employeur éventuel C'est le manuscrit de 1736, déposé à Ber-
pourrait
24. Dès les débuts de la polyphonie
tirer de sa propre famille : « De
lince
enpre-
1841, qui a servi de référence pour
médiévale en effet, cet intervalle de trois
la Neue et
mier mariage sont en vie trois garçons Bach Ausgabe.
tons a préoccupé les théoriciens de la
une fille (...). De mon second mariage,
23. Il pourra paraître surprenant de ren-musique. Intrigués par sa position inter-
sont en vie un fils et deux filles. Mon fils médiaire entre les intervalles naturels de
contrer dans un paragraphe visant à com-
aîné est Studiosus juris, les deux autres
prendre le rôle du récitatif dans la passion
quarte (2 tons et 1/2 ton) et de quinte (3
fréquentent encore V école, l'un en pre-
oratoire allemande, les noms de Rameau,
mière, l'autre en seconde, et mon aînée
tons et 1/2 ton) justes, ils l'ont très tôt
Rousseau, d'Alembert ou Grimarest, soupçonné d'être un diabolus in musica.
n 'est pas encore mariée. Les enfants du
connus pour avoir notamment animé desC'est ainsi que l'hagiographe et musicien
second mariage sont encore petits, et le
polémiques passionnées autour de laHucbald de Saint Amand (840-v. 930) le
plus grand a six ans. D 'une façon géné-
musique théâtrale française au XVIIIe baptise dans son De Harmonica Institu-
rale, ce sont des musiciens nés, et je puis
siècle. Nous avons choisi de briser les tione.
vous assurer que l 'on peut avec ma famil-
frontières. Comment en effet engoncer
le former un concert vocaliter et instru- 25. Et encore, « il ne suffit pas de faire
une analyse des tendances esthétiques
mentaliter, d'autant que ma femme entendre la dissonance, précise par
dans une théorie fixiste qui ferait de la
actuelle a une jolie voix de soprano et que exemple Rousseau dans l'article disso-
géographie politique un paradigme du
ma fille aînée ne chante pas mal non nance de Y Encyclopédie, il faut la
style, voire des préoccupations esthé-
plus » (in Basso, 1985, p. 138). résoudre ; vous ne choquez d'abord
tiques ? A Rome, à Vienne, à Leipzig, ou
21. L'évocation du faible intérêt littéraire l 'oreille, que pour la flater ensuite plus
à Versailles par exemple, des corps de
des poèmes de Henrici est largementpages ou des maîtrises procuraientagréablement une
». Bach ne résoud pas
l'accord de 7e diminuée qui scande « Bar-
répandue dans la production d'étudesformation à de jeunes garçons en échan- rabas ».
consacrées à Bach. Sans doute Charles ge du chant à l'office. Y aurait-il une dif-
Bannelier en fournit-il en 1874 le para-
férence de nature entre ces corps consti-
26. Cf. l'ouvrage de Walter Benjamin tra-
tués selon leur implantation géogra-
digme : « Les paroles des soliloquia, airs, duit en français en 1985.
récitatifs et chœurs, sont l'œuvre phique
d'un ? Notons encore qu'en cette Euro-
27. Article 7 du contrat passé avec le
pe du XVIIIe siècle, la rivalité entre les
rimeur d' imagination assez pauvre, dont
Conseil de Leipzig en mai 1723.
on a pourtant imprimé plusieurs foiscoursles et entre les chapelles dessinait, par
œuvres complètes : Chrétien-Frédéric artistes interposés, des problématiques
28. Jules Etienne Pasdeloup (1819-1887)
Henrici. » Et le critique de la Gazettecommunes, et les échanges étaient nom-avait déjà proposé au Panthéon en 1868
musicale de s'en consoler : « Cette poésie une audition partielle de la Passion selon
breux. Ainsi la question du rapport texte-
était sans doute ce qu'on désirait alors
musique dans le fonctionnementsaint de Matthieu qui comprenait la premiè-
pour un semblable sujet » (Bannelier, l'œuvre vocale n'est propre ni à la re pas-
partie et le chœur final {cf. Bannelier,
1874, p. 100). 1874).
sion-oratoire allemande, ni à l'opéra fran-

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336 Denis Laborde

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