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Ivre

décor

Maria Kakogianni























Quisieron enterrarnos,
pero no sabían que éramos semilla

Ils ont essayé de nous enterrer,
ils ne savaient pas que nous étions des graines

(proverbe mexicain)














2
Table des matières



Préface de Camille Louis………………………….


Compost………………………………………………………………………………… 4

Le café et le platane…………………………………………………………………10

Pauvre été………………………………………………………………………………15

Marée basse……………………………………………………………………………17

Couleurs…………………………………………………………………………………22

Occupassions………………………………………………………………………….29


Au loin…………………………………………………………………………………….
Post-face de Bernard Aspe















3

Compost


Les mois d’hiver, lorsqu’elle ouvre les volets de sa fenêtre le matin, elle ne
cherche qu’une chose devant la lumière changeante au fil des singularités qui se lèvent,
ressentir l’odeur du feu du bois de la cheminée d’en face. Une nouvelle journée
commence. Sur un mur, elle a réussi à accrocher un rêve qui ressemble à un tableau. Sa
grand-mère était paysanne, sa mère entrepreneuse dans l’agriculture intensive hors-
sol1 , elle, enfant diplômée des études supérieures. Trois générations de culture, à
chacune son barbarisme.
Elle grimpait sur les arbres avant d’apprendre à faire du vélo pour aller
rapidement au parc d’attractions, c’est à dire la petite épicerie du coin, seul commerce
dans le petit hameau derrière les champs, à une quinzaine de minutes de marche. Mais il
lui a fallu quarante ans pour comprendre qu’on ne lui avait presque rien transmis de ce
savoir, reconnaître les herbes aromatiques, les herbes sauvages comestibles, savoir
utiliser des tuteurs aux pieds des tomates. Ah oui les tomates… A la différence des
philosophes qui cultivent leurs philosophies à l’Université, pour ce qui est des légumes
en pratiquant toujours la même culture au même endroit, on favorise le développement
des maladies propres à ce type de légumes. D’une année à l’autre, on préférera donc une
rotation des légumes et éviter de faire suivre des cultures de la même famille végétative.
Sauf pour les tomates. On ne sait pas pourquoi mais les déchets de pieds de tomates
renforcent la rigueur de ceux de l’année suivante. On appelle ça une « rétroaction
positive ». A noter sur le carnet. Il faudrait creuser la relation métaphysique qu’il peut y
avoir entre les philosophes et les tomates.
Très vite la famille avait déménagé. Dans la ville, elle avait grandi avec le béton et
les 40 nuances du gris, mais pendant les vacances scolaires elle n’a jamais manqué un
certain contact avec une promenade dans la forêt, un coucher de soleil au bord de l’eau
ou une exploration des parages, avec les autres enfants, pendant que les parents
goutaient aux plats gourmands du restaurant campagnard un jour férié. Mais comment


1 Le principe de la culture hors-sol consiste à se défaire du lien au sol et faire pousser les fruits et légumes comme si
c’était n’importe où. Par exemple, on fait pousser les tomates sur de la laine de roche et les nutriments de synthèse
leur sont apportés en dilution par un circuit d’eau fermé.

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se fait-il qu’elle n’ait jamais appris le nom de tous ces arbres ? Que c’était de l’origan ou
du câprier ces petits trucs qui poussaient au bord de la petite crique et sur lesquels on
tombait toujours pendant l’ascension, après la baignade ? Que s’est-il passé avec cette
transmission ?
« Nous allons changer le monde », c’était aussi une transmission qui avait failli,
non pas dans la réalisation mais dans les rêves, les matériaux de possibles. Pendant ce
temps, le Capital que certains appellent Système ou forme absolue, bref ce milieu
toxique dans lequel il paraît qu’on vit, ne s’embarrasse pas de faire fonctionner une
immense mécanique de récupération pour assurer sa continuité. Avec une immense
plasticité, il arrive à intégrer des nouvelles formes sans qu’il soit lui-même déformé.
Pendant le repas au restaurant, lorsque les enfants étaient appelés à table, elle prenait
toujours la conversation en route. Il y avait beaucoup des ex (des ex-maoïstes, des ex-
syndicalistes, des ex-amants…), certains avaient fait 68, d’autres avaient fait du yoga,
pratiquement tous avaient fumé des pétards, maintenant c’était les années 80, la gauche
était arrivée au pouvoir et chacun goûtait sa déception différemment.
Athènes, 17 avril 1967. Durant le premier concert des Rolling Stones, Mick Jagger
a commencé à jeter au public des œillets rouges, ces fleurs étaient un symbole
communiste dans ce pays, sur ce sol qui saignait encore de sa guerre civile, les flics ont
commencé à charger, le concert a été interrompu. Quatre jours après le concert, le coup
d’Etat des colonels amena la dictature au pays. 16 septembre 1998, les papis du rock
revenaient pour un deuxième concert à Athènes. Le mur de Berlin était déjà tombé,
l’histoire annoncée finie, TINA2 avait pris les commandes, I can’t get no satisfaction était
devenu une chansonnette du capitalisme mondialisé. Durant le festin du jour férié au
restaurant, on commandait toujours plus que ce qu’on allait manger. Cela semblait faire
partie de la cérémonie. Quelques-uns ramassaient parfois quelques restes pour leur
chien, d’autres avaient des chats et des chiens trop sensibles, ils ne pouvaient manger
que des croquettes.
Tous pourris. Jeune adolescente, elle avait d’abord à se battre avec l’antipolitique.
Le cynisme lui collait à la peau. Elle a porté des pantalons déchirés, bu de la mauvaise
bière pendant des concerts, marché pieds nus sur du verre cassé, gouté un peu aux
drogues, mais très vite la culture de la contestation lui a semblé plus encombrante
qu’autre chose. La machine marchande semblait tout récupérer à son compte. Bancaire.

2 « There Is No Alternative » (TINA).

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Tout devenait souple, fluide, hybride et nomade, tout devenait « devenir ». L’anti-ceci ou
l’anti-cela avait commencé à bien se vendre, et l’anticapitalisme autant. Le marché
semblait dire à la contestation : « - Sois mon corps ».
En ouvrant les volets, ses yeux se jettent sur le ciel avec avidité comme assoiffés
par la clôture. Est-ce qu’un paysage est un lieu géographique ou un lieu de l’âme ?
Croissance, progrès, productivité, abstraction, extraction, champs de monoculture
abandonnés, et ruines. Des individus, monocultures idéalement hors sol, ou du moins
aussi indépendantes que possibles des caprices de l’environnement, forcées à vivre et à
se reproduire telles quelles, séparées de manière maniaque de leur capacité de faire
histoire avec des mauvaises herbes ou tout autre intrus. Le bois est coupé, le sol ne peut
plus nourrir les récoltes, la recherche des ressources se poursuit ailleurs, les suicides au
travail augmentent, la grande majorité des gens sont au bord du burn-out, l’épuisement
des ressources humaines se poursuit ailleurs. Paysages dévastés, humains et non-
humains.
L’autre jour, à la gare, en attendant le train, son regard avait été interpellé par
l’exposition de deux affiches côte à côte. « Hé, vous, là bas ! ». A gauche un pélican avec
une bouteille plastique avalée et dont la forme ressortait clairement de sa gorge avec un
effet certain répulsif, sur un encadré en bas à droite : « D’ici 2050, 9 oiseaux marins sur
10 auront avalé du plastique, il est urgent d’agir ». A droite, « One for One ! », pour chaque
paire de chaussures achetée Machin Bidule en offre une à un enfant défavorisé, « faisons
un pas vers des lendemains meilleurs ! »… Achetons des chaussures.
There Is No Alternative, chez TINA, c’est moins une question d’existence des
alternatives que de verrouillage du possible. Des alternatives existent, surgissent et
poussent un peu partout, mais il y a eu une énorme accélération dans la capacité du
Système à rendre impossible que ce qui existe le déforme. Il fait pousser les nouveautés
pour mieux les intégrer avec des produits dérivés, et laisse pourrir les déchets. Humains
et non-humains. Chez TINA, il est devenu plus facile, mais surtout plus rentable,
d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Destruction du patrimoine
génétique des semences, accélération de l’extinction en masse des animaux, fabrique du
biocarburant en aggravant la déforestation, la liste est longue et suffocante. La
quarantaine passée, elle a laissé la vie métropolitaine derrière, dès qu’elle a retrouvé un
petit coin de potager, elle avait hate de commencer à faire pousser ses fruits et legumes,
elle rêvait déjà ce que ça pourrait donner à table, autour d’un répas. C’est une vielle

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sorcière, sa nouvelle voisine, qui l’a mis en garde : « il faut d’abord préparer la terre ma
cocotte, laisser quelques lavres construire leurs tunnels, la laisser transpirer ». Les
anciens locataires avait foutu du gazon partout et un zacuzi sur une plaque de beton en
plein milieu du jardin. Certes, ce n’est pas trop tôt, la nouvelle journée s’est levée, mais il
n’est peut-être pas trop tard.
Compost reloaded. « Nous ne sommes rien, soyons tout », disaient les paroles de
l’Interantionnale. Communisme ? Plutôt qu’une nouvelle fiction régulatrice pour
l’émancipation qui tenterait de faire pousser les alternatives en bonne et due forme et
laisser pourrir les déchets, il s’agirait peut-être de laisser pousser et faire pourrir les
déchets. Pour effectuer le ramassage des feuilles mortes à intégrer au compost, c’est
bien de choisir une journée bien humide, après une pluie. Si le soleil fait son apparition
c’est appréciable. On peut passer le râteau dans les feuilles pour les décompacter, avant
de les ramasser. Il en va de même lorsqu’on ratisse des citations par-ci par-là avant de
les intégrer dans un texte. Il y a des feuilles épaisses ou coriaces, comme celle du platane,
du hêtre, ou du chêne, qui sont longues à décomposer. Il en va de même pour les feuilles
de l’idéalisme allemand par exemple.
Prenons La phénoménologie de l’Esprit de Hegel et son intraduisible Aufhebung :
une suppression qui implique en même temps une conservation. Il est notoire que le
texte hégélien est illisible en allemand, que les germanophones ont besoin eux-mêmes
d’utiliser une traduction. Un nouvel atterrissage pour que les graines prennent et les
déchets en reste fertilisent. Le texte ne vit que par ses traductions, ces suppressions-
conservations, et semble posséder cette qualité criminelle : tant que l’esprit du lecteur
cherche à lire sans se mettre à réécrire, il ne comprend rien. Abstraction, extraction. Ce
n’est pas la faute des mots, il faut regarder en dessus de la table, les miettes qui tombent.
Le bouton est « relevé » par la fleur, la fleur par le fruit, notre moment est peut-être celui
des déchets, une nouvelle sensibilité conceptuelle des déchets. Ni un nouveau concept ni
une nouvelle sensibilité, juste mettre la main là où ça pue. Et philosopher au ras du sol.
Pour optimiser la fermentation du compost il est indispensable de mélanger des
déchets secs comme des feuilles mortes du jardin ou du carton, avec des déchets verts
de la cuisine comme les épluchures, le marc de café, les restes de repas. Utiliser par
exemple quelques restes des philosophes français post-soixante-huitards. Après tout, au
moment de passer à table, à présent ce sont principalement leurs plats qui sont servis,
leurs œuvres sont désormais ce qu’elles sont pour nous, des beaux fruits détachés de

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l’arbre qui les porta. Derrida, Foucault, Deleuze… ils appartiennent tous jusqu’à un
certain point à la configuration anti-dialecticienne qui a rassemblé un ensemble des
penseurs dans le sillage de Mai ’68 et de ce qu’il comportait de scandaleux pour la
« science révolutionnaire ». C’était dans l’air du temps, les prêtres du matérialisme
dialectique et de la révolution en bonne et due forme avaient commencé à susciter des
allergies collectives généralisées. La culture communiste semblait alors confisquée par
les pesticides bureaucrates. Dans ces conditions là, le sol de positivité du pensable
devrait être retravaillée autrement : on a commencé à semer de la rupture radicale, à
cueillir de l’événement, à arroser les multitudes et la différence plutôt que l’opposition
binaire et les contradictions.
Elle et ses camarades de jeux sont venus après. Mais alors comment recevoir de
l’autre côté de la rupture ? C’était donc ça, le bout de conversation qu’elle manquait
toujours au restaurant ? Faute d’une transmission de la rupture, c’est une rupture de la
transmission qui se cultive, c’était donc de l’origan qui poussait là, en bas de la fenêtre !
Pourtant, il aurait suffit de se pencher pour sentir, l’odorat aurait fait l’association avec
le gout de la salade des tomates parsemées d’origan que tous les enfants connaissent et
affectionnent tant. Si la racine trans peut signifier « de l’autre côté », on s’étonnera
toujours de ce qui pousse d’une racine. Surtout de ces racines avides qui semblent
perdues pour l’univers et poussent dans le désert. Une transmission d’émancipation
remet en question le choix forcé entre rupture ou continuité, elle perturbe les genres,
déclôture les blocs des possibles pour laisser un peu d’air se faufiler, en ouvrant la
fenêtre, l’odeur du feu du bois de la cheminée d’en face. Ça brule encore.
Hommes/femmes, hétéros/homos, blancs/ de « couleur », ouvriers installés/auto-
entrepreneurs précaires, manuels/intellectuels, le temps et l’espace de l’émancipation
est celui du tiers exclu. Non pas comme un terme isolable où le conflit des opposés
viendrait se pacifier et se résoudre, une fois pour toutes, mais comme un terme mobile
et confus qu’on récupérerait à la déchetterie. Tiers-Etat, tiers-monde, tiers-paysage3, il y
aurait toujours un tiers à chercher à l’intérieur de chaque tiers symbolisé et identifiable.
Il y aurait toujours un tiers à récupérer dans le tri des poubelles classées, recyclables et
non-recyclables. Plastic planet. Notre milieu est celui de la prolifération des hybrides.

3 Tiers paysage désigne les délaissés urbains ou ruraux, les territoires en réserve, les espaces de transition, les friches,

marais, landes, tourbières, mais aussi les bords de route, rives, talus de voies ferrées, etc. Ces « marges » rassemblent
une biodiversité beaucoup plus grande par rapport au nombre d’espèces recensées dans un champ, une culture ou
une forêt gérée. Gilles Clément, Manifeste du Tiers paysage
http://www.gillesclement.com/fichiers/_tierspaypublications_92045_manifeste_du_tiers_paysage.pdf

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Bourgeois bio, embryons congelés, trou d'ozone, ces objets étranges qui envahissent
notre monde ne relèvent ni de la nature ni de la culture.
Elle devrait avoir 7 ans. Le jour où sa grande mère est morte, il y avait beaucoup
de monde à la maison. C’était l’été. Tout était ouvert. On circulait entre les chambres et
dans le jardin, on mangeait, on buvait, on parlait. Elle fut longtemps malade, vers la fin
c’était dur. La fumée de l’encens se mélangeait avec les récits, les larmes avec le courage
et une certaine fierté dispersée. Ce jour là, elle a appris que sa grande mère était
communiste et qu’il s’agissait d’une histoire avec de vraies armes, des fusillades, des
maisons en flammes, comme dans les vrais films. Sa grand-mère était communiste, sa
grammaire aussi.
Débout, les déchets de la terre, les épuisés, les délaissés, les parasites, les
périmés, les mal foutus, vaincus mais pas con-vaincus, débout, ce n’est pas la lutte
finale… Trans des tous les pays, unissez-vous !




















9
Le petit café et le platane


« L’orgasme ? Je ne sais pas ce que c’est. Peut-être je préfère ne pas, ça laisse la
scène ouverte par le non-savoir. Et puis, il y a tellement des choses, le ski par exemple »
Elle était là, assise avec son livre, dans le café situé au coin entre l’avenue du
Partage des Eaux et l’impasse des Peupliers. Elle attendait pour son rdv psy et profitait
de ce moment bien à elle. Trempant ses lèvres dans le café, avec le gout du chocolat noir
encore présent dans son palais, princesse, elle songeait déjà à l’épicerie à laquelle elle
devrait rendre visite juste après le rdv pour racheter un peu de ce thé au jasmin. La
semaine dernière, sa tatie lui avait ramené quelques orangettes, elle savait que leur
mariage avec le thé serait parfait. Pour l’instant, la voix du narrateur ne l’encombrait
pas, elle aurait son mot à dire dans une quinzaine de minutes à peine, durant la
« séance ». Son psy était un homme respectable. Ou une femme. Peu importe. Ce qu’elle
n’arrivait pas à lui avouer, c’est le plaisir qu’elle éprouvait avec ce petit café qu’elle avait
l’habitude de prendre en attendant ses rdv et dont la variation ne souffrait d’aucun
projet, planification ou espérance.
Avec son partenaire, ils avaient trouvé. Elle pourrait arriver facilement à ces
contractions automatiques involontaires, étalés sur plusieurs secondes. Passée la
cinquantaine, et après les grossesses, l’appareil semblait de plus en plus mur. Capable.
Parfois, ça leur arrivait de le faire de manière bureaucratique, on connaissait le chemin
pour passer d’un bureau à l’autre, et la pause déjeuner sonnait à peu près à la même
heure. Mais les signes n’étaient là que pour tromper. Des fois, ses contractions à grande
échelle ne redistribuaient rien de nouveau, et d’autres fois, des petits plaisirs
infinitésimaux dispersaient son corps comme un pissenlit après floraison avec sa tête
ébouriffée de petites aigrettes blanchâtres. On souffle dessus et tout s’envole.
Un baiser. Te goûter. Te laisser. Te caresser. Te comprendre. T’abandonner. Te
penser. T’analyser. Te feuilleter comme une marguerite. Un peu, beaucoup, à la folie, pas
du tout, rien ne suffit, tout déborde. Passionnément. La jouissance, c’est cet endroit où le
corps n’appartient plus au corps, et les mots n’appartiennent plus aux mots. Des mots
nous touchent, à fleur de peau, à sens interdit, un doigt qui parcourt le dos trace ce qu’il
y a d’intouchable et d’utopique dans le corps lui-même. La chaire devient vibration,
rythme. Respiration ou souffle. Plus les années passaient, plus elle se laissait aller dans

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ce matérialisme dyslexique confondant sexualité et sensualité. Enchevêtrées l’une avec
l’autre, l’une dans l’autre, et toujours quelque chose qui coule et qui fuit, qui échappe
d’un côté comme de l’autre.
Elle avait toujours son livre dans le sac, elle le déposât sur la table, au moment de
passer sa commande, « Un café s’il vous plait ! ». Parfois elle lisait, parfois non, c’est
surtout qu’elle ne se sentait pas obligée. Souvent dans le bus ou dans d’autres
circonstances, elle se sentait quand même obligée d’avancer un peu, avec sa lecture,
mais là non. Les feuilles étaient moins épaisses, elle n’allait pas les parcourir en les
effleurant d’un subtil mouvement des doigts pour voir combien il lui restait à faire, ni
dans ces calculs minutieusement précis, combien des pages pour terminer le chapitre
entamé, le paragraphe sur lequel la lecture de la page pourrait s’arrêter. En marge de
son rdv, elle pouvait coïter avec son livre. Ou pas. De toute façon, ses attentes n’étaient
pas placées en lui, elle attendait pour son rdv.
« Le livre comme image du monde, de toute façon quelle idée fade »4. Elle a patienté
sur la phrase et pris une nouvelle gorgée de son café. Il y aurait donc deux types de livre.
Le livre-racine où l’arbre est déjà l’image du monde. C’est le livre classique comme belle
intériorité organique qui reflète le monde. Et puis, il y aurait le livre moderne,
l’avortement de la racine principale donnant lieu à la multiplicité des racines. Dieu est
mort. Le monde a perdu son pivot, celui-ci serait non pas une positivité mais un manque
radical. Tous castrés mais signifiants.
Suzanne Simard a montré que les sapins et les bouleaux étaient capables de
transférer le carbone aux petits arbres qui ne reçoivent pas un ensoleillement suffisant,
permettant aux jeunes plantes de pousser à l’ombre des autres arbres. A part du
carbone, ils communiquaient aussi pour échanger du phosphore, de la nitrogène, de
l’eau… A la circulation binaire entre la racine et l’arbre est venue s’intercaler une autre
image de la forêt. Wood Wide Web, un réseau internet que les arbres utilisent pour
l’échange d’informations sur les insectes, la sécheresse du sol ou tout autre danger.
Comme des hackers, certaines espionnent les messages, d’autres détournent le système.
Le petit champignon comme le cèpe ou la girolle qui sort du sol n’est que la partie visible
de ce WWW forestier. Ni animal ni végétal, les champignons seraient inclassables, et la
forêt, un immense réseau de champignon-racine dans lequel l’arbre ou l’individu ou la


4 Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.

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subjectivité ne serait qu’une fiction locale, un livre dans la bibliothèque de Borges qui
parle de LA bibliothèque.

« Chacun des murs de chaque hexagone porte cinq étagères ; chaque étagère
contient trente-deux livres, tous de même format ; chaque livre a quatre cent dix pages ;
chaque page, quarante lignes, et chaque ligne, environ quatre-vingt caractères noirs. Il y a
aussi des lettres sur le dos de chaque livre, ces lettres n’indiquent ni ne préfigurent ce que
diront les pages »5

Elle avait pas mal avancé avec sa lecture de Mille Plateaux. C’est un barbu du
groupe qui lui avait fait passer le bouquin, « après tu le fais passer à quelqu’un d’autre,
c’est comme ça qu’on fait ici ». Il était annoté de partout, tantôt avec un crayon mal taillé,
tantôt avec un stylo. Elle trouvait cela un manque de tact, l’usage du stylo, voir grossier.
En revanche, quelques petites annotations dispersées ici et là avec un crayon de couleur
violet laissaient penser à l’enfant qui devrait jouer dans les parages de cette lecture dont
les traces avaient la délicatesse de se faire presque imperceptibles. Ou alors c’était par
manque d’organisation. Mais pas elle, avant de commencer à lire, elle prenait toujours
soin d’avoir un crayon fin avec une gomme à portée de main. Parfois un cahier des notes
était le bienvenu. Tout cela faisait partie des préliminaires. Mais il y aurait donc des
lecteurs qui pourraient pénétrer dans le labyrinthe textuel sans avoir anticipé que, tôt
ou tard, pour ne pas se perdre, il serait nécessaire de rajouter le fil d’Ariane d’une
annotation.
En bas de la page 14, dans les marges, une grosse flèche pointait la phrase : « les
multiplicités sont rhizomatiques, et dénoncent les pseudo-multiplicités arborescentes ». Du
matin au soir, ils ne faisaient que ça, dénoncer les pseudo-multiplicités arborescentes du
Parti, du Syndicat, et de toutes ces organisations. Fini avec la direction prolétarienne des
luttes, ça c’était la politique de dinosaures, lorsqu’ils se trouvaient autour d’une bière le
soir, le temps s’éternisait pour parler des concepts deleuzo-guattariens des meutes, des
lignes de fuite, et des machines de guerre. A côté, quelques-uns préparaient les
panneaux et les cocktails molotov pour la manif du lendemain. « Mais justement, un
rhizome ou multiplicité ne se laisse pas surcoder », c’était la page 15, juste en face. Mais
justement, Mille Plateaux, le livre, s’était laissé surcodé. Comme le Manifeste du Parti

5 Borges, « La bibliothèque de Babel », in : Fictions, Paris, Gallimard-folio (édition augmentée 1983).

12
Communiste avant lui. Dans un cas comme dans l’autre, ce n’était pas la faute du livre.
Mais dans la manière d’en jouir.
« Nous ne serons jamais des winners, connards ! » 6 . Jouissance et angoisse.
Angoisse et scène du désir. Apparemment, il n’y aurait pas de grand soir. La lutte ne
serait jamais tout à fait achevée, aboutie, c’est à dire suffisamment victorieuse pour
pouvoir crier « Victoire ! ». Cette fiction orgasmique de la révolution comme un grand
soir avec un point culminant semblait céder sa place à une espèce de victoire sans
décharge, une sorte de stabilisation intensive. Page non numérotée : « une espèce de
« plateau » continu d’intensité est substitué à l’orgasme ». Pendant une longue séquence,
un certain marxisme s’était fait le propagateur de l’idée qu’il y aurait une forteresse
centrale du pouvoir et qu’il fallait occuper ce centre imprenable. Les occasions
nombreuses, mais la situation ne semblait jamais assez mure. - A demain le bon sexe. Peu
à peu tout cela est parti en vrille. Mais les bons élèves trouvent toujours le moyen de
trouver une nouvelle bonne réponse pour savoir comment bien faire. Le Mouvement
sous l’égide transcendante d’un parti devrait céder la place à la multitude des
plateaux comme région continue d’intensités vibrant sur elle-même, en évitant toute
orientation sur un point culminant ou vers une fin extérieure. Plus besoin de se fixer des
objectifs ou chercher à modifier les rapports des forces avec la bancocratie sans
frontières, nos lignes de fuites pouvaient tomber amoureuses d’elles-mêmes. Le « siècle »
était devenu deleuzien7.
Couper les arbres, tailler les imaginaires arborescentes, pendant que la
déforestation s’accélérait, la culture intensive des réseaux a commencé à se développer
en utilisant souvent comme engrais la rhétorique autonomiste. L’utopie capitaliste se
voyait mieux comme un réseau a-centré où les fluctuations des marchés financiers
pourraient idéalement trouver une stabilisation intensive : une espèce de plateau
continu de profit. - Jouis ! Etudier la sexualité et libérer le sexe, voilà ce qui était devenue
une machine à fric. Le capital s’en réjouissait, c’est à dire jouissait à répétition. Pendant
qu’elle méditait en se dispersant, elle avait inconsciemment commencé à gribouiller un
dessin a-signifiant dans les marges de son bouquin, à l’endroit où elle aurait dû peut-être
marquer un nouveau signe.

6 Pancarte lors d’une manifestation parisienne contre la loi-travaille (printemps 2016).
7 On a souvent répété cette phrase de Foucault à propos de Deleuze, mais sans souligner peut-être son caractère
moqueur. Une piqure de moustique contre les « bons élèves » ? Alors que Foucault lui-même était devenu tout aussi
bien que son pote un auteur bancable, une référence, quelques années plus tard, il précise qu’il avait employé le mot
« siècle » au sens chrétien du terme à un moment où seuls quelques initiés connaissaient Deleuze.

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Il paraît que les animaux disposent d’organes sexuels stables et fixes, alors que
les plantes construisent des fleurs innombrables pour s’en débarrasser. Organes sexuels
éphémères, corps-pissenlit dispersé par ton souffle chaud, près de mon oreille. Ta voix
qui tremble dans son silence, mais je l’entends. Des sensations inexplicables,
inexploitables, inépuisables. Arracher mon regard de tes pupilles pour me perdre, me
retrouver ailleurs, et essayer encore. Se planter encore. Chez les plantes, les rapports
sexués doivent passer à travers le rapport avec d’autres individuations d’autres
royaumes : une abeille, le vent qui souffle, une pluie imprévue. Le pissenlit ? Rien de plus
commun et banal. Pourtant cette petite tête jeune n’est pas une fleur, mais un bouquet
des fleures. Ce qui paraît comme « une » fleure est un capitule : un réceptacle floral, une
sorte de petit plateau bombé, sur lequel sont insérées, très serrées, un grand nombre de
fleurs. Une inflorescence. Oui, décidément, nous sommes des animaux qui se plantent.
Substituer à l’orgasme comme point culminant, les plateaux d’intensité continue,
c’est une économie des plaisirs qui souffre encore de dichotomie. L’un cherche à finir en
apothéose, l’autre cherche à infinir l’intensité. Goûter au plaisir positif d’un petit café,
pour cela, il faut des hystériques sublimes. Nul besoin de se presser. Nul besoin de
briller. En face d’elle, il y avait un vieux platane immense qui l’embrassait avec son
ombre, ramenant un peu de fraicheur dans le chant des cigales qui maintenait un bruit
de fond constant derrière le grognement des voitures. Il y avait peu de circulation. Son
regard n’a pas pu s’empêcher d’être attiré par des écorces sèches qui se détachaient à
peine. A se demander si cette plante ne souffrait pas d’une dépigmentation de sa peau.
Mais alors qu’est-ce qui lui prend de se déshabiller comme ça ! Sans manquer de tact,
elle ne semblait pas embarrassée de devoir masquer ses humeurs humides.

- « Tu veux que je te fasse un dessin ? J’aurais juste aimé te voir réussir mieux
que nous. Faut-il appeler cela progrès ?
- Je préfère échouer comme vous que « réussir ». Mais cela ne signifie pas que
je choisisse l’échec. On ne choisit pas d’échouer n’est-ce pas ? »




14
Pauvre été


Les visites sont rares. Quand le postier frappe à la porte, elle l’accueille comme
elle peut, en prenant toujours soin d’accrocher son corps sur le porte-manteau de
l’entrée. Ici, à côté des écharpes, des bonnets, et son vieux blouson en cuir. Elle ne peut
s’empêcher d’imaginer que les nouvelles qu’il apporte seraient des mauvaises nouvelles,
elle préfère détester les bonnes vieilles brochures publicitaires qui se renouvellent en
masse et qu’elle jette par la fenêtre dans un des gros conteneurs poubelle qui font bande
commune juste en bas.
Un lundi matin d’été caniculaire. Il faisait chaud déjà, le début de journée
transpirait la certitude des heures qui allaient suivre où le moindre petit
rafraichissement serait payé cher ensuite en sueur. Les déodorants bas de gamme
avaient infecté toute la ville. Elle a allumé la radio et la mini gazinière pour le café, et
avant de s’asseoir, elle a pris le temps de rouler sa première cigarette du jour. Elle ne
savait pas si c’était l’haleine de ses rêves qui sentait la mauvaise bière ou si c’était
encore le résultat d’une soirée où elle avait trop bu. C’est à dire pas assez. Elle ne
pourrait rien avaler, comme chaque matin, juste une petite tasse de café noir et une
cigarette, puis une autre pour la route, jusqu’à la station de métro pour aller au boulot, la
cérémonie était plus au moins suivie religieusement. Sa piaule était une ancienne
chambre de bonne, petite entrée, petit WC, coin cuisine aménagé dans un placard.
Kostas, du petit kebab grec d’en face, lui avait glissé l’autre jour que le mot pour dire
« tristesse » en grec, « stenochôria », ça veut dire « espace étroit ». Café serré. Mais pas
d’amertume, ni de tristesse, ce matin une forme de mélancolère semblait plutôt lui
chatouiller les orteils. Tête vers le bas, les paupières encore lourdes, son regard
sillonnait les surfaces comme pour éviter de s’adresser à la fenêtre ou de se fixer
quelque part, elle a aspiré sur sa cigarette. Europe is lost, Kate Tempest crachait à la
radio dans ce qui devrait être une forme de chant :

« And here’s me outside the palace of Me ! »

10h10 du matin, il faut encore se lever pour aller bosser, il faut en corps accepter
que l’ordinaire est infini. On pense souvent l’événement sous la figure d’un infini, un

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infini sublime, extraordinaire, parachuté dans le sensible pour réveiller la banalité d’un
quotidien ou d’une histoire. Alléluia ! Alléluia ! Jésus Christ rock star. La laïcisation de
l’infini c’est la banalité ordinaire qui n’a pas besoin de nul événement pour se tenir
comme interminable. Comme tous ces réveils matinaux pour aller au boulot.
Sa colère n’était pas orageuse, caniculaire, sa mélancolie était sans larmes. Ses
paroles lorsqu’il lui avait annoncé sa décision d’avorter leur rencontre étaient encore
dans la chambre éparpillées un peu partout comme une mauvaise syntaxe. Elle n’arrivait
pas à les digérer, ni à les comprendre, ni même à les mâcher. Souvent, la plupart du
temps, elle pouvait continuer, mais ce matin-là cette foutue mélancolère lui chatouillait
les orteils. Ses tongs été usées. Sans doute trop. Ce n’était pas une sensation de plus, elle
flirtait plutôt avec une pauvreté, une intensité faible au bord de sa surrection, et aussi,
en même temps, et pour la même raison, au bord de sa perte.
En cette matinée quelconque d’un juin caniculaire, elle était juste encore une
anonyme de l’amour. Héroïne de la Révolution, Théroigne de Mericourt n’était pas son
« vrai » nom, un certain novembre 1789, un journaliste royaliste la surnommât ainsi en
déformant le nom de son village natal. Cette femme mélancolique sous la Révolution8
échappe à la guillotine au prix d’un long enfermement à l’asile, elle confond ses passions
avec la passion de l’histoire pour un événement qui aurait pu tout changer, elle semble
sombrer dans la folie en même temps que la Révolution donne lieu à la Terreur pour
résister à la Restauration, le retour de l’ordinaire infini. Mélancolie politique, deuil
inaccompli. Et colère. Vivre dans ce monde sans réconciliation possible. Depuis la fin de
l’Histoire, notre mélancolère politique devrait apprendre à grandir auprès d’un cadavre,
le décès d’un certain modèle communiste. Avortements et fausses couches. Comment
une idée radicale peut prendre corps, certes, mais comment un corps peut prendre une
idée ? La prendre par la main, la caresser, la faire déborder, débordée de sensible, trop
pleine, se laissant engrosser, engrosser pour qu’elle accouche, qu’elle accouche
vraiment ?
Le mythe platonicien raconte qu’un soir festif, la misère, la pauvreté, Pénia, alors
qu’elle n’était pas invitée à la fête, a réussi à s’incruster et à se faire engrosser par le
riche et abondant Poros. C’est ainsi qu’Eros, l’Amour, a été conçu. La Pauvreté avait
intentionnellement oublié de prendre la pilule ? Le préservatif était accidentellement
troué ? Poros était trop ivre pour se retirer à temps ? Peu importe. Platon aurait décidé,

8 Elisabeth Roudinesco, Théroigne de Méricourt. Une femme mélancolique sous la Révolution, Paris, Seuil, 1989.

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le fin mot du Banquet, de ne pas le dire. Les commentateurs ont continué à émettre des
notes en bas de page que les copistes apprenaient à recopier et les lecteurs à ne jamais
les lire. Mais ce matin-là, cette foutue mélancolère écorchait les mots, écorchait ses mots.
Sa peau était mal taillée pour son corps, son corps était mal taillé pour sa journée. La
Révolution est une mais n’est pas une. Souverainement, il avait décidé d’avorter la
rencontre, mais elle se battait encore avec une fausse couche. Comme une fausse
promesse, elle n’est pas fausse parce qu’elle n’est pas une promesse, elle est fausse
lorsqu’elle n’est pas tenue. Sur la distance. Terreur.
Malgré l’assistance par voie médicamenteuse, et d’innombrables soirées de
bières, des restes du fœtus mort restaient accrochés sur les parois de l’utérus. Les
saignements continuaient pendant des semaines. Des semaines. Des mois. Les médecins
ont prescrit un curetage utérin pour faire du nettoyage. Elle risquait la septicémie.
Quelque chose en elle refusait d’expulser, même si c’était déjà mort. Comme une
insomnie qui reste attachée à son rêve, c’est peut-être ça le nom du communisme
aujourd’hui. Cette rencontre, ses orteils ne la voulaient pas stérile, quelque chose dans la
fiction de ce corps demandait à être remis au vent, réinventé. Il faisait chaud déjà, les
trottoirs et les heures débout au boulot sont inadaptés pour les sandales, elle a
commencé à mettre ses pompes avec un ennui mécanique, il était temps de commencer
cette foutue journée quelconque.

Blue in green à la radio.


Le cri suspendu de la trompette de Miles Davis formait des cailloux de sanglots


sur ses veines. Le piano de Bill Evans soufflait la légèreté d’un petit vent estival, lorsque
ce diable de saxophone débarquât… quelle puissance se nourrissant au sein de la
faiblesse ! Du bleu dans le vert, du sourire dans le silence, du moins que rien dans le
presque vide, merci messieurs, cordiablement votre. Sur sa petite table, à côté du
cendrier débordant de mégots, son exemplaire de poche de l’Idiot de Dostoïevski avec
une facture d’électricité servant de marque page ne faisait pas plus pale mine qu’un
paquet de biscuits qui trainait ouvert, depuis trop longtemps sûrement. Il fallait faire le
ménage. L’extrémité tordue des pages laissait facilement penser que le livre devrait
bouger souvent de droite à gauche dans un sac à main trop petit pour ses contenus.
Quelques traces de café donnaient à plusieurs de ses pages cette épaisseur particulière
de papier ayant trempé dans du liquide, faute d’un accident qui avait la consistance d’un

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fait. Les faits sont marquants, les événements pas tant que ça. Une césure finie dans un
ordinaire infini, les traces d’un événement sont toujours précaires, toujours au bord de
leur disparition. Peut-être parce qu’un événement est toujours déjà fini. Tout son être
est dans le disparaître, il s’épuise aussi vite que l’infinité ordinaire de la situation
reprend son souffle fatigué, mal réveillé, comme d’hab.
« Tu comprends ? Nous avons vécu des moments magiques, des moments
importants, oui ça restera toujours important pour moi, c’était très intense, j’ai
découvert quelque chose, mais je ne peux pas, tu vois ?, tu es prise, le scénario ne colle
pas, non ce n’est plus possible, je ne peux pas, tu comprends ? » C’est bien ça un
avortement. Lorsqu’un Moi décide une interruption volontaire contre l’idée de son
corps. Qu’est-ce qui t’a pris de penser ça ! Rien de plus normal que le choix des femmes
quant à l’avortement a toujours scandalisé et continue à scandaliser, a toujours été un
tabou et continue à l’être, car il n’y a rien de plus « étrange » qu’une femme qui puisse
avoir une autre idée que celle de son corps.
Longtemps, on a pensé que la maternité était fait de matière, alors que la
paternité était induite par un au-delà du sensible, par le symbole, la construction
culturelle, une écriture, un code. La mère se réduit alors à la position de génitrice, une
instance première, la terre fertile, une fiction fixe, épuisée, censée faire le ménage,
assurer le repas. Et la réponse naturelle à porter à la crise écologique n’est autre qu’un
« retour à la Terre », dans les bras de cette la maman en chassant la putain, en brulant la
sorcière, et tant pis pour l’amante ! Il nous peut-être faut une autre idée de la mère et de
la terre que la fiction de leur équivalence, pas une idée juste, juste une idée. Ce qui est
plus difficile à désirer autrement que comme une monstruosité, ou une sorcellerie, c’est
une mère « symbolique », non pas la mère mais le plus qu’une mère.
Pff, idées fumeuses. Elles brulent sans clarté. Tout en expirant sa fumée, elle a
pris une nouvelle gorgée de son café, désormais tiède, en repensant à ce petit passage de
L’idiot qui l’avait tant interpellée. Le narrateur ayant un moment arrêté son récit et les
aventures de ses personnages revient en premier plan et exprime sa perplexité devant
« l’homme ordinaire », celui ou celle qui ne devient jamais un personnage, indescriptible
parce qu’ordinaire. On reconnait le courage de l’homme héroïque, mais depuis un
certain temps les héros sont en solde, projetés dans des écrans plats sans profondeur.
Elle travaillait dans un cinéma. Ils payaient pour leur spectacle, elle était payée
pour les accueillir et encaisser, leur argent, leur agressivité, parfois la gratuité d’un

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sourire. Sa caisse ne faisait pas plus que 2m2, plantée au bord d’un trottoir dans une
petite rue qui donnait sur une grande place avec un monument historique. Touristes,
riverains, policiers, SDF, jeunes garçons de la banlieue, bandes de collégiens à la sortie
de l’école, messieurs et mesdames sortant du boulot, costume, cravate, portable à
l’oreille, et puis… les vieux. Ils aiment prévenir en avance, et la moindre irrégularité est
source d’angoisse. Dans le cinéma il n’y avait pas de salle d’attente, pas de prévente des
billets non plus. Les clients étaient priés de se pointer à l’heure de la séance pour
l’entrée immédiate en salle. Dans ces conditions, les vieux se révoltaient en permanence.
« Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas acheter nos places maintenant? ». Les pauvres, ils
prenaient le cinéma pour la vie, et essayaient de trouver une place. En avance.
« Tu comprends ? Nous avons vécu des moments magiques, des moments
importants, oui ça restera toujours important pour moi, c’était très intense, j’ai
découvert quelque chose, mais… tu comprends ? ». Tout événement est déjà fini. En cela,
il ne constitue l’enjeu d’aucune expérience. Encore moins d’une expérience intense, d’un
instant ekstatique.
Alléluia !
Alléluia !
Pour la fête du sublime on repassera après, après la gueule de bois. Une
expérience est toujours rétroactive et retropassive, seules les suites et les durées
fugitives l’instituent. C’est pourquoi tout événement s’expose sans cesse à son
avortement et à ses fausses couches. Non pas une seule fois, mais à chaque fois, à chaque
fois que l’ordinaire infini frappe à nouveau à la porte, à chaque fois que l’addiction de
l’habitude fait des nous des drogués en état de manque qui cherchent juste leur dose.
Héroïne. Mais alors, y aurait-il une autre manière d’infinir ce qui est déjà fini ? Les
enfants de Don Quichotte ont eu l’imprudence d’appeler cela vérité. Elle ne serait pas
une destination, un projet, seulement le tracé pour maintenir inscrit, encore et en corps,
ce qui est censé disparaître. Une Révolution. Une rencontre. Rien de plus qu’une lutte
des classes entre les classifications et l’inclassable. Une lutte non pas entre une sensation
et une autre, ça c’est un problème des riches, mais entre un presque insensible au bord
de son disparaître et le multiple des sensibles dans leur ordre d’apparaître. Bien rangés,
séparés dans des tiroirs qui ne débordent jamais, on se demande juste lequel on va
choisir pour se parer. Sport intense ? Film d’auteur ou comédie romantique ? Chemise
bleu, manifestation sauvage, quelle intensité pour aujourd’hui ? Sa cigarette était éteinte

19
depuis longtemps entre l’index et le majeur. De quoi ça parle tout ça ? Il était temps de
démarrer la journée en claquant la porte derrière.
« Bonjour ! C’est pour quel film ? 9€50 s’il vous plaît. Merci beaucoup ! Bonne
séance ! » Son phrasé était industrialisé. La chaîne des signifiants dans son cas n’avait
rien de métaphorique. C’était du travail à la chaîne. Au lieu d’assembler des parts de
métal comme l’ouvrier chez Renault, elle assemblait des Bonjour et des Merci. Les jours
fériés et les week-ends, en rentrant du boulot, les muscles du visage étaient inaptes à
l’expression. Trop de bonjour, trop de merci. Dans le métro, elle se laissait aller, plus la
peine de faire semblant de faire un effort. Ni spectateur ni acteur, le trajet en métro c’est
le monde de l’absence présente. Tous les gens présents sont priés de s’absenter.
Les journées de grève étaient une bénédiction pour ce monde souterrain. Les
gens s’excitaient, s’engueulaient, argumentaient, des regards de conspiration
s’échangeaient, d’autres se dirigeaient avec mépris, tout d’un coup ce monde amorphe et
atonal se transformait par une émancipation des dissonances. Le soir, dans le journal
télévisé, tout se remettait en ordre, le présentateur prenait une voix compatissante et les
passagers devenaient des « otages ». Aller au boulot était présenté comme un parcours
du combattant, plusieurs images des différentes gares déroulaient sur l’écran, assorties
avec des témoignages de gens « ordinaires ». Après les lumières s’étendent, la grève
s’arrête, et les braves gens continuent à aller au boulot. Cinq minutes d’héroïsme
ordinaire. Il paraît que chaque époque construit ses héros, mais chaque journal télévisé
aussi. Héroïne. On aime tous être traité en héros, ainsi on est pris en otage, avec une
drogue banale : « - Vous êtes unique ! - Je suis unique ! Et tellement singulière ! » Et
l’héroïsme du quelconque ? Serait-il l’enfant bâtard d’une pauvreté ? Une douce lassitude
d’un matin mal réveillé, fatigué, qui cherche à se reposer sur le visage caniculaire d’un
courage à réinventer ? Elle a rallumé sa cigarette en faisant ses calculs, il restait
sûrement encore deux trois bouffées à tirer.
L’Amour, la Manifestation, l’Occupation des exilées, un peu du tai-chi et trois
cuillères de chi-cong, on asperge avec des cours de chant, la participation à un spectacle
de théâtre et un peu de levure de bière, salade composée d’inconsistance. Des récits
banals sur des lieux exceptionnels. « Tu comprends ? Nous avons vécu des moments
magiques, des moments importants, oui ça restera toujours important pour moi, c’était
très intense »

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En descendant vite les escaliers qui amenaient du palier jusqu’au trottoir, elle a
pris le temps d’écraser sa cigarette avec sa basket. Lentement. Un gout de caoutchouc est
monté jusqu’à ces narines, juste devant, une voiture était en train de manœuvrer pour se
garer en faisant marche arrière, son pneumatique frottait avec insistance sur un
obstacle. « Pardieu ! Il ne voit pas qu’il n’y a pas assez de place ? » Ce n’était pas
l’impression agréable d’un parfum, mais quelque chose dans cette odeur semblait
réveiller un souvenir abandonné. Le bercement d’une émotion l’a pris doucement dans
ses bras. Concevoir la Révolution comme une idée à laquelle il faut donner corps, c’est
toujours un corps qui nous décevra. Si être déçu est la formule contemporaine light du
désespoir. Aussitôt, le son brutal d’un klaxon l’a tiré de sa somnolence. Fausses couches
ou pas, encore un pas. Vérité d’un chemin sur une pauvre journée d’été. Il faut y aller. Il
n’y a peut-être que des lendemains matins en corps révolutionnaires.
Sur le trottoir elle a aperçu une poule décapitée dont le cri ressemblait
vaguement à celui de Janis :

« Summertiiiiime, and the livin’ is easy »


















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Marée basse


L’espérance est marée basse aujourd’hui. Je suis une plaie qui cicatrise sur toi. Et
toi, violée comme un pays. A répétition. De cet âge sans poètes où on ne sait pas ce que
cela pourrait être, ou nommer. Juste une sensation vague, agitée, quelque chose qui vient
du dehors, déferlant brutalement, non pas pour affecter le régime du possible, mais pour
ravager. Erosion du réel. Pas la violence d’un événement, non, l’avènement d’un viol.
Pénétration des capitaux étrangers. L’ouvert laisse entrer, Heidegger l’a bien signalé, en
pensant parler d’autre chose ou en parlant pensée d’autre chose. Pillage d’un pays
ouvert, les recettes du FMI facilitent l’entrée des conquistadores étrangers. La
thérapeutique des « plans de sauvetage » aggrave l’état du malade pour mieux lui
imposer la drogue des emprunts. Pillage – emprunt – pilage. Coup d’Etat, coup de poing,
pénétration des capitaux étrangers et hémorragie des bénéfices.
Cette année-là aucune femme de ménage n’a eu de congés payés. Ou d’arrêt
maladie. Dans les hôpitaux, les universités, les théâtres nationaux, les ministères, on
appelait cela « externaliser le travail » et celles-là « techniciennes de surface ».
Echangeables comme des serpillières. Cela continua les années suivantes, au point
qu’une génération s’écoula sans que vienne au monde un quelconque acquis social qui
pourrait avoir les allures d’une positivité et non pas d’une mise en retraite, serrer la
ceinture tout en baissant son froc. Le sale doigt dans la petite culotte. Mise à part
quelques réactions dispersées à ce fléau dévastateur, appelé plus tard le Moyen Âge du
Néolibéralisme, « tous les autres, accoutumés à se contenir, bridaient leur désespoir et ne
se livraient qu’en privé aux déchainement de leur panique, tels que déchirer les oreilles la
nuit avec leurs dents, écrire des lettres éperdues, incohérentes à Dieu ou au mal lui-même,
le suppliant de se retirer »9, le suppliant d’arrêter, le suppliant de ne pas recommencer,
répétant une prière qui ne s’adresse nulle part, croire à rien plutôt que de ne rien croire,
comment quelque chose comme ça peut arriver, et arriver à nouveau, et recommencer,
le suppliant de se retirer, ronger furieusement les ongles jusqu’à l’os, pour au moins
faire apparaître une plaie, ou la déplacer quelque part, là où elle pourrait être visible,
sans avoir à dire, juste laisser la plaie parler, la laisser ouverte pour parler, derrière les


9 Dimitris Dimitriadis, Je meurs comme un pays, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2005.

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portes verrouillées par l’impensable, toujours la même musique de cannibales
accompagnant l’acte qui n’a pas de nom, la première chanson est celle de l’autopunition,
de la culpabilité, si bien qu’avec le temps se forme l’idée qu’on l’a cherché, qu’on l’a
mérité, qu’on n’a pas fait assez pour l’éviter. Le suppliant d’arrêter. Sur le territoire
dévasté, aucune image d’un corps ne pourra se former, seulement un corps mutilé.
Creusé.
Il n’y a plus beaucoup de territoires sauvages, mais il y a encore des heures
sauvages. La plage est déserte. Quelque chose dans la lumière orangée qui se reflète sur
les rochers épluche la peau de tes idées. Bientôt le soleil va se coucher, pour l’instant il
est caché derrière un nuage qui se déplace lentement de l’horizon vers la côte, un halo
lumineux dessine avec précision le contour de la partie haute du nuage, alors que vers le
bas, se dirigeant vers l’eau, une sorte de pluie des lueurs se forme. Comme si le feu
intestin de l’émotion prenait une douche de lumière. Tu marches pieds nus sur le sable
mouillé. Fluide non-newtonien, sa vitesse de déformation n’est pas directement
proportionnelle à la force qu’elle subit, parfois quand on le frappe fort mais avec une
surface pointue, il se comporte comme un solide rendant sa surface difficile à pénétrer,
alors que lorsqu’on appuie doucement dessus avec une surface étendue, soigneusement
l’empreinte est accueillie. Et la mémoire ? Et l’oubli ? Seraient-ils aussi des fluides non-
newtoniens ? Les utopies nous apparaissaient toujours comme des châteaux de sable.
Peut-être si on réapprenait à les toucher autrement.
Un petit vent souffle, forme des frissons qui se propagent comme des ondes sur la
peau de la mer. Personne ne sait que c’est l’élément liquide qui a la peau la plus sensible.
Seul quelques pêcheurs sont là, ils préparent soigneusement leur chalut. Bientôt, il sera
temps pour sortir au large, la nouvelle lune approche. Timidement, tes pieds se
rapprochent de l’eau, son petit va-et-vient te donne un sentiment de froid, même si la
mer est chaude, il y a toujours cette petite sensation de froideur lorsque nos extrémités
y goûtent à son toucher, tu sais qu’il faut plonger un peu plus haut que tes chevilles pour
qu’elle commence à livrer sa douceur hospitalière. La voilà chaude et agréable. Mais la
résistance de l’eau à chacun de tes pas t’invite aussitôt à retrouver la stabilité sans
profondeur du sable mouillé, à quelques centimètres de la mousse qui se faufile entre
tes orteils. Tu marches en altérant tes hôtes, avec des longs zigzags comme des lignes
emportées par une géométrie insolite, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Mais
étrangement ce n’est pas toi l’Etranger. A la rencontre de tes pieds, le constant

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mouvement de va-et-vient de la petite vaguelette sur le rivage semble opérer cette
réversibilité de l’hôte entre celui qui reçoit et celui qui est reçu. La mer n’arrive que pour
se retirer et se retire pour qu’elle puisse revenir. Eternelle étrangère. D’où cette
mémoire sans souvenir lorsque, plongé en elle, sous l’eau, chacun retrouve la vie utérine
et la sensation d’avoir d’abord grandi avant de naître non pas dans une forme de « chez
soi » mais au sein de cette étrangère.
Il y a une affinité viscérale entre hostilité et hospitalité. Car il ne peut y avoir
d’hospitalité envers ce qui est pas déjà connu, jugé possible, anticipé, et donc déjà
maîtrisé. Il y a hospitalité, accueil, dans la rencontre avec ce qui d’abord terrifie le terrain
solide d’un sujet. Tant que celui-ci demeure, demeure souverain, l’hostilité ne coulera
pas vers l’hospitalité. Tu m’inviteras chez toi que pour mieux m’enfermer dehors tout en
me donnant une place, précise, là et pas ailleurs, comme cette femme élégante, bien
maquillée c’est à dire soigneusement pas trop, qui a passé sa journée à préparer le diner
du soir, à penser au dessert, au raisin qui se marie bien avec le chèvre, à dresser la table
en faisant attention à la distance entre le couteau et la fourchette, le verre d’eau et le
verre a vin, les serviettes de table imprimés aux finitions luxueuses, et qui, d’avoir tout
calculé, tout prévu, lève son verre pour célébrer la fête, faire un toast, met enfin son plus
beau sourire alors qu’un morceau de salade est coincé sur la dent. Raté. « L’événement
n’arrive que sous l’espèce de l’impossible. Quand un événement est jugé possible, c’est qu’on
a déjà maîtrisé, anticipé, pré-compris, on a réduit l’événementialité de l’événement »10.
Celle-ci implique toujours un élément de violence, et une forme d’abandon quant à la
« pulsion de maîtrise ».
La laisse de mer cartographie ton regard avec toutes sortes de détritus qu’elle a
laissé derrière elle en se retirant, des bouts d’algues, des carapaces vides, des mots
naufragés. « Les premières années, après le viol, surprise pénible : les livres ne pourront
rien pour moi »11. Tous les traumas ont leur littérature, mais pas celui-ci. Ici il y a juste
une plaie qui parle comme pour se souvenir sans se rappeler. Je dois rester ouverte,
pour continuer à parler, tu dois continuer à gratter, ma couche, cellophanisée, remettre
des pansements pour permettre la macération des berges, lambeaux de peau sceptiques,
isothermiques, obsessions antiseptiques et la moindre petite nouvelle égratignure
élevée comme un temple, pour laisser des larmes couler. Comment quelque chose


10 Jacques Derrida, Politique et amitié, Paris, Galilée, 2011.
11 Virginie Despentes, King Kong théorie, Paris, Grasset, 2006.

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comme ça peut arriver, et arriver à nouveau, et recommencer, le suppliant d’arrêter, le
suppliant de se retirer, suppliant de ne pas recommencer, nulle Raison ne peut se
l’approprier, recourir à un verbiage littéraire ou poétique paraît inapproprié, stupide,
coupable, il faudrait des mots simples et catégoriques, et qu’on se salisse à y entrer.
Tu lisais beaucoup, plusieurs livres en même temps, et pratiquement jamais
aucun jusqu’au bout. Tu faisais la manche, tu volais des phrases par-ci par-là, dans les
bras de tes lectures, les livres produisaient des déchets. N’importe quoi pourrait servir
puisque rien ne pourrait en parler. Mr Jean Paul Sartre, L’être et le néant : « l’obscénité du
sexe féminin est celle de la chose béante : c’est un appel d’être, comme d’ailleurs tous les
trous »12. Appelez l’être les filles ! Qui sait ? Il va peut-être décrocher le téléphone.
Changement de décor, L’être et l’événement13. Ce n’est plus le trou, la chose béante qui
fait un appel d’être, c’est l’être lui-même qui devient troué, incomplet, Ouvert, et là,
localement, l’événement à accueillir, avec un peu de forçage. Seule condition pour qu’un
sujet arrive, puisqu’il n’y a pas de sujet antérieur à la frappe événementielle. Et rien qui
prépare la venue de l’incalculable. Mais quand l’autre vient, « si l’autre, c’est justement ce
qui ne s’invente pas, l’initiative ou l’inventivité déconstructrice ne peuvent consister qu’à
ouvrir, déclôturer, déstabiliser des structures de forclusion pour laisser le passage de
l’autre. »14 Voilà pour la fonction des lubrifiants. Aucun sujet ne préexiste. C’est peut-être
pour ça que tu n’étais pas là, aucun cri n’est sorti de ta gorge, personne pour accueillir ce
qui t’arrivait, quel âge tu as ? Cinq, six ans ?
Un pays qui parle de son viol commencera toujours par l’appeler autrement : se
laisser faire, programme d’ajustement structurel, plan de sauvetage,
impérialisme, colonisation, se faire serrer, une galère, whatever… Tant qu’elle ne porte
pas son nom, l’agression peut se confondre avec d’autres agressions ou la violence que
suppose toute « réceptivité » d’un événement. Une série de mauvais gouvernements, un
peuple qui se laisse aller dans ses instincts démocratiques les plus bas, une géopolitique
de la cruauté. Whatever. Un viol est sans nom, pour pouvoir se confondre. Et se liquider.
Dans la violence quelconque. Un soir, elle s’est retrouvée sur les toilettes d’une maison
inconnu, cocktail de bières avec des pétards, avant de s’évanouir elle se rappelle juste
qu’il la serre trop et qu’elle n’arrive pas à s’en défaire, puis le black out, le réveil nue sur
un lit et cette brulure aux fesses, mais elle ne s’est jamais dit violée. Un soir, elle s’est

12 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943.
13 Alain Badou, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 1988.
14 Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Éd. Galilée, 1987.

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retrouvée avec le petit copain sur son lit d’enfance, première fois que les parents ne sont
pas là, aller on va boire un coup, elle dit non, elle dit non trois fois, elle a mal, ça fait très
mal, elle dit non, elle a l’impression qu’il a mis son bras jusqu’au coude mais elle n’a
jamais appelé cela un viol. Un soir, l’autre est arrivé avant de sentir si le sable été
mouillé, sècheresse qui n’a jamais appelé cela mauvais sexe. Ou un amant maladroit.

Qu’est-ce qu’une victime ?

Est-ce que cela se définit par une condition objective ? A combien de centimètres
(cm) ? Combien de newton (N) par rapport à la force appliquée ? Combien de décibel
(dB) de non-consentement ? Combien de silences taillés par une image lisse à laquelle il
faut correspondre ? Ou est-ce que, puisque le sujet vient après, c’est uniquement
subjectif et renvoie à la manière dont tout cela a été accueilli et non pas à sa « nature » ?
Victime de viol, victime de harcèlement, victime de mauvais sexe, victime de l’autre,
victime de soi-même. Après la tragédie, une nouvelle tragédie. Le pays y semblait
passionnément attaché. Un coup le gouvernement capitule devant le FMI, un coup la
vague migratoire fait sa crise, un coup des incendies criminels ou un tremblement de
terre permettent de reprendre la litanie qu’il n’y a pas d’Etat dans ce pays, que l’Etat est
un bordel, que les ingénieurs s’en mettent plein les poches, que les fonctionnaires de
justice sont tous corrompus, que le voisin qui a monté une maison de trois étages ne
paye pas ses impôts, que des mécanismes tous-terrains de conspiration… whatever. Mais
le mystère persistait, les catégories « objectif » et « subjectif » étaient trop lâches ou trop
serrées.
Se faire l’objet d’une compassion. Pauvre « moi », pauvres « nous ». Le pire est
arrivé, on doit ne pas pouvoir s’en sortir. Ce n’est pas simplement une dette, c’est une
dette impayable. Du moment qu’on appel son viol un viol, la place de victime absolue
semble la seule admise, obligée, et tout un appareil se met en branle avec une série de
marques visibles qu’il faut respecter. Les pêcheurs savent qu’une moule ouverte n’est
plus bonne à ramasser. J’avais commencé à former une sorte de croute, lorsqu’un jour
me rapprochant de ton genou, tu m’as dit de ne pas y toucher. Tu ne pouvais pas que
quelqu’un caresse ton genou. Mais moi je suis juste une plaie. D’un côté, la révolution
haïtienne (1791) des esclaves noirs qui ont eu le tort de prendre la liberté et l’égalité de
la Révolution française à la lettre, et de l’autre, les multiples viols d’Haïti au fil des

26
générations qui passent. Mais dans l’enchaînement des causes à effets, une victime reste
objet de compassion et ne devient jamais sujet de son histoire.
Un jour, en feuilletant la quatrième de couverture d’un polar sur une série
d’assassinats de femmes dans la ville mexicaine de Santa Maria, tu as pu dénicher une
piste. Le libraire était sur le point de fermer sa boutique et priait ses visiteurs de bien
vouloir s’orienter vers la sortie. Tout s’est fait dans la précipitation. Mais tu as pu noter
le principal. Quatre philosophes, tous titulaires d’une chaire universitaire, un longiligne
spécialiste de l’idéalisme allemand, un post-structuraliste à la française qui s’engouffrait
des moules chaque fois que l’occasion d’un vin blanc sec se présentait, un vieux marxiste
anglais qui s’était passionné à la lecture de Levinas sans jamais réussir à résoudre cette
contradiction, et une américaine à l’accent rauque ‘n roll des gender studies, étaient
partis à la suite d’un colloque international sur les traces d’un auteur, à la vie secrète,
dans cette même ville de Santa Maria. L’auteur du roman s’était inspiré de Cuidad
Juarez15, mais en réalité c’est seulement dans la ville de Santa Maria que tous ces
événements se sont produits. Des croix noires sur fond rose peintes sur les poteaux, des
avis de recherche placardés un peu partout dans la ville, des visages des femmes
disparues ornant d’immenses peintures murales, un manuscrit portant le titre
énigmatique Pathétique Transcendantale retrouvé par la police dans un sac plastique
dans le coffre d’une voiture abandonnée, ensemble avec des armes à feu et quelques
matériaux imprécis qui devraient servir pour faire du sabotage. Personne n’a jamais
trouvé de cadavre. La thèse principale de l’auteur, c’était qu’à côté de l’esthétique
transcendantale d’Emmanuel Kant avec ses formes a priori d’espace et de temps qui
seules permettent de rendre présentable un objet à un sujet, et l’analytique
transcendantale de l’entendement pur de ce même Emmanuel Kant dont la vie sexuelle
avait suscitait tant l’agonie des professionnels de la « Chose en soi », devenue
intouchable, il y aurait une pathétique transcendantale : l’avènement viol se distinguait
de la violence événementielle éparpillant de manière désordonnée sur une peau
squameuse ce qui pouvait universellement affecter non pas un sujet préexistant, ni un
sujet seulement advenu, mais le réalisme magique, et un peu dyslexique, d’une plaie en
voix de cicatrisation. Bien évidemment les cercles des études kantiennes n’ont pas tardé

15 Située à la frontière avec les Etats-Unis, la ville est devenue célèbre pour le nombre sidérant des femmes
assassinées, souvent après des violences sexuelles d’une extrême cruauté. Sur cette zone sensible se juxtaposent un
pont pour les narcotrafiquants, un mur pour l’immigration clandestine, et une déchetterie de zones de traitement pour
l’exportation (maquilladoras). Sergio González Rodríguez, The feminicide machine, Los Angeles, Semiotext(e), 2012 ;
Roberto Bolano, 2666, Christian Bourgeois éditeur, 2008.

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à être alertés, plusieurs thèses de doctorat et Mémoires de maîtrise ont commencé à être
préparées sans tarder. D’autant plus qu’une erreur s’est produite dans le registre de la
police et ce qui devrait être noté « pathétique » a reçu le nom de « pathéthique ». Alors
les gens ont cru que c’était la politique qui était morte, que le temps de la post-politique
était arrivé et qu’il suffisait juste d’apprendre à mieux pleurer sur notre sort.
Le vol d’une mouette déchire le ciel comme la toile d’un tableau sur lequel est
écrit « ceci n’est pas une déchirure ». Il semble seul à pouvoir accélérer un temps qui
s’est arrêté pendant que ta pensée se perdait dans les méandres de ses fluctuations. Un
milieu humide favorise la cicatrisation. Mais contrairement aux idées reçues l’eau de
mer n’est pas antiseptique, elle peut même approfondir la plaie et retarder la
cicatrisation. Genou à terre. La petite vaguelette sur le rivage continue à opérer cette
réversibilité de l’hôte entre celui qui reçoit et celui qui est reçu. Le murmure iodé du
vent continue à souffler dans ton oreille des questions incantatoires. Que serait une
pensée qui ne penserait pas à conquérir son objet ni à tracer avec force les limites de son
exercice, mais à se laisser déborder, submerger vaguement, par ce qu'elle pense ? Une
forme n’agit pas sur une matière, une forme n’agit que sur d’autres formes, avec d’autres
formes, et sur elle-même. Le couché de soleil s’est avancé, jusqu’à tes gencives.
Qu’importe une victoire emportée sur le territoire d’un autre, si tu n’arrives pas à
emporter une victoire contre toi-même ? Bientôt la nuit pourra t’embrasser. Offre-lui tes
lèvres. L’espérance est à marée basse, mais la lutte continue. Allez lève-toi…












28
Couleurs


Ça faisait des jours sans nouvelles d’elle. Pas beaucoup, peut-être un ou deux mais
une éternité, celle où tu comptes les heures au bout des doigts, mais elles ne passent pas.
Peut-être ce soir, va préparer le repas, non peut-être demain matin, au réveil, ou alors si,
après le petit-déjeuner, elle aime bien manger des œufs au petit-déjeuner, allons faire
des courses et on verra, penser à ne pas oublier de racheter des citrons, verts, elle dit
toujours que c’est l’élément indispensable, comme si en citronnant la salade, il serait
possible de retrouver le goût des ces journées. Ça faisait beaucoup de nouvelles sans
jour d’elle.
Le train quotidien traversait le paysage à vitesse plus ou moins stable, mais
suffisamment rapide pour ne pas permettre de distinguer des formes et des silhouettes
précises, des marronniers alignés avec leurs feuilles flottant au rythme du vent, le soleil
sourd jouant avec les masses et les volumes des nuages, rien de tout cela, seulement des
raies, de couleur différentes, sans contour précis, des lignes et des courbes changeantes
qui passent sous les yeux ébahis et troublés du voyageur en chemin de fer. Quotidien
TGV. Parfois il pleut, parfois il bleu. Ce jour-là, un merveilleux 19h à peine passé
t’attendait. Cela devrait être un vendredi, elle venait sûrement de terminer son boulot,
elle est montée sur le toit du bâtiment administratif plus moche tu meurs, plus gris tu
dérailles, et t’a envoyé une photo avec son portable. Son visage était éclairé par cette
lumière bleue qui violette se préparant allègrement pour la cérémonie du soleil allongé
sur son lit, couché, aspirant sur sa cigarette de l’avant ou de l’après. Deux petits doigts
semblaient faire un signe, trois mille nuances du bleu sur le petit éclat de ses yeux
fatigués, sur ses joues qui semblaient détendues, sur ces petits doigts, et derrière, le ciel
abandonnant sa couleur. Ce 19h à peine passé avait ouvert une brèche dans le sentir.
Bleu est arrivé, le monde sensible avait jeté un coup de dés, il suffirait de s’engouffrer
pour devenir quelqu’un.
« Rien qu’un instant ; mais cela suffisait. C’était une brusque révélation, une légère
coloration comme le rose qui vous monte aux joues et qu’on tente de réprimer, puis,
lorsqu’il se répand, voilà qu’on cède à ce débordement, qu’on l’accompagne jusqu’à sa
pointe extrême et là, on tremble, on sent le monde qui se rapproche, tout gonflé de quelque
signification extraordinaire, c’est une sorte de ravissement qui fait pression de l’intérieur,

29
qui fait craquer sa mince écorce et qui jaillit et se déverse comme un baume sur les
gerçures et les blessures. Dans l’espace de cet instant, elle avait vu une allumette brûler
dans un crocus ; une signification intérieure était presque parvenue à se faire jour. Mais ce
qui était proche s’éloignait, ce qui était dur s’adoucissait. C’était fini – cet instant. »16 En
rangeant son manteau Mrs Dalloway effleure avec son bras désormais nu sa façon de
tomber amoureuse des femmes.
Une légère coloration monte aux joues, et malgré la tentative de le réprimer, voilà
qu’il se repend, voilà que ce « il » rose, déborde, se déverse. Aucun dépassement possible
de ce « il » impersonnel vers un « je » ou un « tu », cela désigne un événement. Ni
anonyme ni général, mais absolument singulier et extraordinairement individué. Est-ce
que les événements nous arrivent ? Arrivent à la personne que nous sommes, et on va
pouvoir plus ou moins les accueillir ou les avorter ? Ou peut-être, hypothèse inverse, une
météorofolie à la place de la météorologie : « les personnes sont individuées à la manière
d’événements. Simplement ça ne se voit pas ! On a tellement de mauvaises habitudes, on se
prend pour des personnes. Mais on n’est pas des personnes. On est à notre manière des
petits événements. »17
Un événement qui fait du bien, une expérience enrichissante, avec laquelle on
souscrit une nouvelle assurance, tout cela est à mettre sur le compte de la personne.
C’est l’événement qui regarde souvent le solde de son compte en banque. Toi, tu es
l’événement de cette couleur bleu. De cette nuit passée à discuter sur un banc jusqu’à 5h
du matin. Un corps s’est réveillé alors que tu ne dormais pas. Peut-être parce que ce qui
s’effectue dans les corps comme événement déborde toujours son effectuation
corporelle, théâtre toujours ouvert, comme une brèche, elle pourrait faire penser à une
blessure ou une naissance. Des nouveaux possibles. Elle bleu.
Tu devais avoir 5-6 ans lorsqu’un jour la télé est arrivée à la maison. C’était un
jour comme les autres, tu n’aurais pas pu savoir. Dans le monde des adultes il y avait
souvent de nouveaux objets de commodité qui venaient et disparaissaient après. La télé,
tu n’aurais pas pu savoir. Dans les autres pays, lesdits développés, apparemment ils
avaient déjà la télévision en couleur. Ici, après une dictature préparée à l’américaine, le
pays était « en voie de développement ». On sortait à peine du spectacle des chars

16 Virginia Woolf, Mrs Dalloway, Paris, Gallimard-folio.
17 Gilles Deleuze, séminaire à Vincennes Anti-OEdipe et autres réflexions, cours du 03/06/80, http://www2.univ-
paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=215

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fonçant sur les travailleurs et les étudiants. Pour l’instant toutes les émissions étaient en
noir et blanc, mais le nouveau téléviseur était adapté pour l’arrivée de la couleur. Le
marchand de sable, c’est à dire le technicien qui était venu installer la télé, avait montré
aux enfants un bouton, là en haut à droite de l’écran. « Quand la couleur va arriver
bientôt, appuyez ici, et vous aurez de la couleur ». On a attendu. Combien de temps,
difficile à dire, puis finalement le seul résultat était une image où il n’y a avait que des
nuances du vert. Alors on a arrêté d’essayer d’appuyer sur le bouton, on est resté avec le
noir et blanc. Pas d’argent pour acheter une autre. Mais le quartier était en voie de
développement et on allait souvent chez les voisins pour mater une émission.
A l’école, les couleurs n’existaient que pour deux choses. La couleur du drapeau
du parti pour lequel on vote, et la couleur de l’équipe de foot que l’on supporte. Pour les
partis, il y avait le bleu ciel, le vert et le rouge. Pour le foot, il y avait le rouge, le vert et le
jaune. Les autres couleurs n’existaient que par procuration. En matière de foot, à la
maison on était rouge, l’équipe était dans une mauvaise passe pendant de longues
années au championnat, mais c’était plutôt réconfortant d’avoir une couleur. En
politique l’affaire n’était pas si claire.
Pendant les périodes électorales, les heures d’école étaient de longues journées
de perplexité. Les uns et les autres se mettaient en bandes, rongeaient les parages en
meutes, criaient des slogans, jouaient au chat et à la souris avec la victoire et la conquête.
– « Et nous, on est avec qui ? » Tu savais que la droite c’était quelque chose de méchant,
voire d’atroce, tu l’avais facilement compris, car le soir des élections, en regardant
l’annonce des résultats à la télé, tu sentais la tension des adultes monter comme une
fièvre froide, il ne fallait surtout pas que la droite gagne. Si ce n’était pas le cas, il y avait
un soulagement, mais nuancé par le sentiment que si « eux » n’avaient pas gagné,
« nous », on n’avait pas gagné non plus. C’est ce qui était difficile à comprendre. Dans un
match de foot c’est plus clair. Même si on perd. Match nul.
– « Et nous ? On est avec qui ? » Le pire c’était la réponse du père. Une subtile
ironie, une aigreur plus ou moins douce selon les jours, mélangée avec quelques grains
de déception et de grande rigolade. Il répondait toujours en se moquant : « PI, PI ». Ses
lèvres devenaient charnelles, une boîte des métamorphoses, un animal qui vrombit,
ulule, piaule, grogne, ronronne. Cela devenait encore pire lorsqu’on lui demandait ce que
cela voulait dire. Alors, il prenait du plaisir à répéter inlassablement : « Puissance
bestiale, Ignorance massive ! PIii ! PI ! Puissance bestiale, ignorance massive ! ». Tu se

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souviens lui avoir posé la même question un nombre incalculable de fois et buter
toujours sur la même réponse qui n’avait rien d’une réponse. Toi, tu voulais juste
appartenir à une couleur, tu t’en fichais de comprendre la politique, une simple réponse
aurait suffit : vert, bleu ciel, rouge. A la limite un noir se disant autonome. Cela aurait pu
être si apaisant. Il aurait suffit d’une couleur. Mais non, le père était sadique. Son
spectacle préféré c’était de jouer, encore et encore, cette fameuse pièce. « Et nous ? On
est avec qui ? »
Est-ce qu’il prenait le temps d’expliquer plus que ça ? Peut-être que si. Il faut
toujours garder une certaine réserve. Mais tes oreilles étaient bouchées par tes yeux, ils
cherchaient une couleur. Ce dont tu te souviens bien c’est que pendant de longues
années tu as passé ton temps à essayer d’associer « PI » à quelque chose qui pourrait
avoir un sens, éveiller une signification pour que le tremblement s’arrête. C’était comme
un monstre que tu voulais dompter. Oui, c’est bien ça une expression monstrueuse, elle
ne nous fait pas peur par les associations mentales qu’elle provoque, elle est
monstrueuse car elle débranche la machine. Vous vous branchez sur elle, et il n’y a rien
qui ressort. Ou presque. Pendant des longues années tu n’as eu qu’un seul indice, mais
très pauvre, il entretenait l’aporie perplexe. « FI » évoquait en toi l’image des grands
bobybuilders, vous voyez, les mecs avec d’énormes muscles invraisemblables, couverts
d’huile. Des corps capables, puissants, jusqu’à l’absurde, le ridicule qui ne tue pas. Ce
n’était pas une image réfléchie, c’était plutôt par défaut, la preuve, tu ne voyais pas ce
que cela pourrait avoir à faire avec la politique et les partis. « Puissance bestiale,
Ignorance massive ». Cette père-version des couleurs transmettait un inconfort. Devant
l’interpellation des camarades de classe, pas de couleur derrière laquelle se ranger.
Dimanche soir on regardait le journal télévisé avant d’aller se coucher. Demain il
y avait école. Ça s’enchaînait à la régulière. Les querelles du gouvernement, la critique de
l’opposition, le bilan des accidents routiers meurtriers du week-end, les émeutes de faim
dans un pays avec un drôle de nom, encore une armée qui s’engage pour exporter la
démocratie, fait divers sur une série de viols, les dernières trouvailles médicales sur une
maladie génétique, et enfin, juste avant la météo, les sports, les résultats de foot pour la
dernière journée du championnat avec à la clé le choix des meilleurs buts. Tu
commences en voulant changer le monde et tu finis en changeant de chaîne.
Plus tard, à l’adolescence, au fond de ta gorge et en bas de ton dos, tu as
découvert que ces irrégularités bénignes étaient une marque de naissance, une sorte de

32
malformation, résultat de vaisseaux sanguins anormalement dilatés. Comme une couleur
rouge profonde, sanguinolente, qui avait déteint. Quelque chose était arrivé. La version
du père sur cette histoire des couleurs, c’était par lasseté ou lâchitude ? Qui sait, on
aurait beau les tourner dans tous les sens, les mots n’arrivaient plus à la dessiner.
L’affaire avait mal tournée. Allons-y pour un monde meilleur ! Pf ! On a vu des corps
mutilés, des rêves soldés, des symboles imprimés sur des tee-shirts. Che Guevara rock
star. On a accusé le coup. On a déchiré nos vêtements, déchirés les cartes électorales, les
programmes des partis, les livres d’histoire. Des êtres insomniaques qui ne rêvent que
de dormir. Casser la télé, casser la voix, casser les voitures de luxe, casser les liens de
famille, casser les locaux de l’école, jusqu’à casser son corps pour ne pas le plier à la
nécessité de l’eudémonisme néon et son bonheur tiède. Ils nous ont gravés sur le
cerveau des photos des enfants africains affamés. Horreur et cartes postales d’aide
humanitaire : acheter une carte, sauver une vie. Avant d’échanger nos premiers baisers,
ils nous ont donné un bout de plastique et fait la leçon des « rapports protégés ». Aimer
l’autre mais rester protégé. Mais que faire quand il bleu ?
Un message était accroché sur la photo par texto. « Impossible de donner plus de
corps à quelque chose qui en a déjà trop » Elle n’a jamais décroché le téléphone. Quand
tu appelais, il n’y avait plus personne. Peut-être elle avait entendu les prévisions
météorologiques et pensé qu’elle devrait ouvrir son parapluie. De toute façon, l’histoire
était déclarée finie, depuis longtemps, depuis le début. Tu aurais voulu mettre un point,
mais tu étais perdue, perdue sur une ligne, une ligne brisée, tordue, qui n’arrivait plus à
contenir les couleurs.

[en voix off]
- « Prends moi. Rentre et ne repars jamais. Je me suis tellement donnée que je ne
peux plus m’offrir, tu n’as qu’à me prendre »

Le passé cesse d’exister comme une dimension séparée de l’espace. Sa trajectoire
se courbe. Tout ton corps se glisse dans la trame de mes bras, comme un fil de laine
rouge dans la grande tapisserie des mes gestes. Douce Heure. Plaisir et douleur tissant
un nœud dans une extrême coïncidence de ce qu’il y a de plus abstrait et de concret. Les
distances et proximités euclidiennes avec un extérieur et un intérieur se dissolvent,
recomposant un territoire ailleurs, un troisième corps formé par mon bras et ton épaule,

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les deux se retrouvent dos à dos, avancent comme des crabes vers un toucher qui
écoute.
Le ventre s’ouvre parce que les yeux se ferment, et les mots expirent, au lieu
d’inspirer. Respire. Soudain comme un surgissement d’angoisse, la peau de peur, la
chaire de poule, ou de jouissance, les fluides corporels qui ne savent pas où ils vont, la
marque laissée sur la hanche par l’élastique du slip, la morve de tes sanglots, tout
devient menace. Trop de corps. Tu m’as demandé de me taire.
Il faisait doux, ce soir là. Le matin aussi. La lumière qui rentrait dans un bout de la
chambre rendait les couleurs pastel. Aucun dépassement possible de cet « il » vers un
« je » ou un « tu ». On a eu le tort de penser qu’on était des personnes, et que nous avons
vécu quelque chose. La vie, c’est croire qu’on a vécu, alors qu’il s’agit des choses qu’on a
vu. Ou qu’on a fermé les yeux pour les vivre.
Toucher. Les poils sont un organe de sensibilité, alors qu’on nous apprend à faire
de l’épilation pour être « belles », pour vivre de beaux moments, avec nos yeux. Le « il »
du narrateur continuait à essayer de retrouver un fil interrompu, décousu. Ne pas
s’encombrer des récits, les rencontrer à condition de les bidouiller. C’est le contraire de
copier, d’imiter ou de faire comme. C’est pirater, hacker, explorer les brèches et les
failles, laisser un petit doigt parcourir ces endroits où un « je » failli et nouer c’est faire
des « nous », et non pas de nœuds.18 Tenir les mots hors sujet, car dans ce sujet là, There
Is No Alternative. Comment modifier le rapport des forces dans ce système
superpuissant, superhéroïque, superérotique, supertonique qui écrase tout derrière la
performance et la compétitivité ? Hardware, carte-mère, disque dur, processeur, carte
réseau, grande force de l’hypercontraction, de l’hypertrophie musculaire, du blindage,
opposée au shoftware des systèmes d’exploitation, au grand relâché, à l’injonction de
« lâcher prise », « ouvre-toi », « relaxe ! », voilà une alternative qui n’en est pas une.
La vulnérabilité est un vieux mot qu’on nous avons trop appris à prononcer
comme une impuissance. Peut-être si on essayait de la prononcer avec douceur. Et
doucement. Oui doucement. En criant nos entrailles. Et nous on est avec qui ? Avec ceux
et celles qui sont las et ne lâchent pas, qui font front à ce foutu cistème19, sans face à face


18 Marielle Macé, « Des Noues au Nous » (festival 4days4ideas, La Bellone), et aussi : Cabanes, Paris, éditions Verdier,
2019. Jean-Christophe Bailly, « « Nous » ne nous entoure pas », Vacarme, 2014/4 (No 69)
19 Le mot latin cis signifie « du même côté » et est le contraire de trans. Le mot cistème est parvenu à désigner ce qui
se trouve du même côté de la domination de classe, de race, de genre : l’homme riche, blanc, hétéronormatif, et
biodégradant.

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décisif, ni sortie vainqueur, faire front avec les dos20, et les hésitations, et les faiblesses
qu’ils portent, parce qu’on en a plein le dos, et le courage de nos doutes. Il faudrait
beaucoup de mots inexacts pour dire quelque chose d’exact. Douce heure. Contagion
gravitaire. Ni l’œuvre de quelqu’un ni la propriété de quelque chose, d’un doigt ou d’un
toucher, une douceur ne répond jamais à la question qu’est-ce qu’un auteur ?
Il bleu. Comme si le ciel du réel, dupé par ses propres certitudes, baissait pour un
instant à nouveau sa garde. Comment reprendre le fil d’une métérofolie ? Sans début ni
fin, les débuts et les fins sont des points. Ou alors des courbes qui s’ignorent. La colère
s’est incrustée dans ma moelle, cette père-version des couleurs m’a bousillé le crâne,
maintenant je le laisse me ronger le cerveau comme une mite. Ce n’était pas un
événement mythique, dans un futur antérieur impossible, seulement peut-être, un
événement mitique. L'individuation romanesque se dissout là où se taire arrive à se
terre. L'individuation picturale se dissout en vibration des couleurs.
Rouge. La passion nous a envahie, surélevé, réinventé, puis elle nous a consumé,
calciné. Une vérité brulante, un monde commun. Vouloir tout, recommencer par presque
rien. Un jour peut-être une folle araignée dans un grenier va effleurer mon cou timide
comme un petit baiser, et tu me diras « cherche ! » en inclinant la tête, et nous prendrons
le temps pour trouver cette bête. Qui voyage beaucoup.21
Rouge. Rien de tel qu’un stalinien pour donner des leçons de non-stalinisme. Rien
de tel qu’un comédien pour donner des leçons pour « épurer son jeu » et tuer le metteur
en scène. Rien de tel qu’un bavard asthmatique pour donner des leçons de silence. Le
mythe n’y est plus, mais la mite communiste continue. Aucune ligne de Parti ne sera
jamais droite, ni de celui-ci, ni du précédent futur. La mite se loge dans nos vêtements.
Surtout ceux qui nous tiennent chaud, confortablement, pendant les années d’hiver. Elle
aime les maillages de nos pulls en laine. Elle y perce ses trous. En défait les maillages.
Sape l’émail. Fait de nos peaux lisses une surface aérée, trouée, dégradée. Poreuse.
Porteuse. Puis, jamais rassasiée, elle s'en va se balader. D'un bocal à un autre, d’une
métamorphose à l’autre, du grain de riz au petit pois. Elle se reproduit là. En nous
regardant ingérer des produits mités. Nous ruminons, mastiquons, des vieux mots qui
servent encore, pour ne pas digérer cette société.


20 Marie Bardet, « Faire front avec nos dos », in : Ecosomatiques : penser l’écologie depuis le geste (collectif), Editions
Deuxième époque, 2019.
21 Arthur Rimbaud, Rêvé pour l’hiver

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À bien les observer, on remarque plusieurs familles de mites qui grèvent le tissu
social. Trouent le maillage rouillé des instincts et des institutions. Les voici aujourd'hui
qu’elles prolifèrent, contaminent doucement les rues quadrillées par une armée de gros
scarabées suréquipés. Elles dansent doucement sous le ciel changeant. Elles prendront
peut-être bientôt les couleurs du printemps, et les rires des enfants. Ces mites grises qui
ont décidé de ne plus rouiller avec le temps mais construire des présents qui portent
déjà sur le dos, oui des avenirs. Ces mites grises qui chantent sous la pluie en
manifestation. Nous sommes là, prends-moi la main. Il pleut.
























36

Occupassions


« A côté de la petite mare où barbote la bonne société, il y avait un peuplier
bruyant. Ils avaient construit un petit bonheur. Ce n’était pas grande chose, mais quand
même, un petit bout de bocage respirable. Elle avait entendu parler de biopolitique mais
vaguement. C’était à l’occasion de ces soirées avec les amis. Quelqu’un commencerait
avec l’annonce d’une catastrophe écologique éminente qui aurait déjà eu lieu. Un autre
pimentait avec des chiffres lourds. Il y aurait toujours au moins un végétarien à table qui
ne manquerait pas de rappeler la nécessité de dépasser l’humain. Puis, quelqu’un
continuerait en ruminant sa rage contre « la gauche ». Enfin, le banquet se poursuivrait
par un éloge de la résistance. Il fallait continuer à résister localement, chacun comme il
pouvait, depuis son endroit. Résister et tenir. Les convives ne ménageaient pas leur
effort dans ce concours rhétorique. Pratiquement tous faisaient semblant d’y croire en
espérant que les autres y croyaient à leur place.
C’est un jour où le professeur était venu manger avec eux qu’elle a subitement
compris que la biopolitique n’était pas une abréviation pour la politique qui se fait en
mangeant du bio. Un soupçon l’a envahi qu’elle s’était quand même montrée un peu
légère sur ce coup là. Mais elle a bien fait attention de ne rien laisser paraître sur son
visage. Le système ne nous dominerait pas en exploitant seulement notre travail, il
aurait investi la vie entière, les relations et les affects ; les rapports de pouvoir, disait-il
en dépliant ses citations, peuvent passer matériellement dans l’épaisseur même des
corps sans avoir à être relayés par la représentation des sujets. Et voilà que la vieille
critique de l’idéologie était devenue une sorte de corporologie.
Pendant qu’elle continuait à écouter avec une demi-oreille, le souvenir vague
d’une émission qu’elle avait vue la veille a effleuré son esprit. Ou peut-être ses doigts.
C’était sur le cancer de la thyroïde. Le perfectionnement des outils d’imagerie appelés
IRM permettait maintenant de tracer des mini-cancers d’une taille infiniment plus petite
que par le passé. On pouvait diagnostiquer plus vite, avec une précision plus grande, et
puis allez hop ! On enlève la thyroïde. Après les patients ont besoin de médicaments à
vie, avec des effets secondaires qui nécessitaient d’autres médicaments, des examens

37
supplémentaires, et ainsi de suite. Le médecin avait l’air de dire qu’« on sait » que tous
ces mini-cancers ne vont pas forcement se développer pour devenir un cancer, que nous
avons tous un peu partout dans nos corps des cellules cancérogènes sans qu’on soit
malades ni qu’on le sera forcément un jour. Le médecin avait l’air de suggérer que c’est
le perfectionnement diagnostic qui produisait des malades en sorte que ce qui n’était
que virtuel pouvait passer à l’actuel. On amène les gens sur la table d’opération
chirurgicale pour pas grand chose, ou plutôt si, pour qu’ils puissent ensuite être malades
à vie avec certitude. C’est peut-être ça le biopouvoir ! Elle n’a pas osé interrompre le
professeur avec son idée fade, et puis tout le monde semblait suivre attentivement
malgré quelques masques d’ennui sur certains visages, mais qui n’étaient là que pour
montrer qu’on s’y connaissait déjà, on n’était pas dupes. Alors elle a continué à jouer
avec le petit pli de la nappe en alternant le passage subtil de chaque doigt dans la petite
falaise pendant qu’elle se laissait aller avec ses cheminements grossiers. Avec la
corporologie on faisait un peu comme avec l’IRM et les cancers, le regard critique
produisait cliniquement, par excès de force, une sorte de catastrophe existentielle. »
Ça ne va pas. Elle a arrêté de lire, enlevé la tête de son écran. Puis, elle est restée
là, un long moment, assise, sans pouvoir reprendre une autre occupation. Il va falloir
aller faire des courses, quelle heure est-il ? Cela faisait plusieurs jours ou semaines
qu’elle n’arrivait pas à avancer avec l’écriture de ce foutu texte. Elle n’était pas énervée
contre son personnage, c’est ce style qui tournait au sarcasme ou à l’ironie et qui la
mettait mal à l’aise. Après tout une forme-de-vie n’est autre chose qu’une question de
style. Cela aurait pu être confortable de se reposer dans son mode de vie alternative, une
œuvre vivante, alternarrative, qu’elle écrivait avec constance tout en gardant sa
vie militante dans l’intermittence. Cela aurait pu être confortable de faire comme le
contemporain qui rêve de quitter le livre pour retrouver le monde, s’insurgeant contre le
récit parce qu’il est temps d’agir. Mais dans les deux cas, c’était le type de confort avec
lequel elle avait autant du mal à se concilier. Elle restait là immobile comme pour
essayer de laisser une place à sa plus grande occupassion : Que faire ?
Que faire pour ne pas toujours transformer l’enthousiasme du résistant en
désespoir du révolutionnaire ?
Destruction des écosystèmes, saccage de la biodiversité, empoisonnement
engendré par les industries pétrochimiques, normes de santé et des soins imposées par
les lobbys pharmaceutiques, des taux de cancer record aux Antilles par l’usage massif du

38
chlordécone, de la gélatine de bœuf dans des yaourts allégés 0% pour assurer une bonne
texture, le renversement du système apparaît comme ce que tout justifie et que tout
appelle mais qui en même temps est incorporé comme impossible. Mouvement après
mouvement, l’enthousiasme se réchauffe aux micro-ondes. Occupation après occupation,
l’urgence d’agir se transforme en un impératif de surmenage. Puisqu’il n’y a rien à faire
pour que ça change, il faut en faire trop.
« Agis de façon telle que tu puisses être surmenée ». Elle a écrit cette phrase avec
un crayon sur un papier qui se trouvait au-dessus d’un tas, juste à côté de son ordi, et
rayé avec un mouvement vif mais saccadé la phrase qui était juste à côté, « ce n’est pas le
fardeau des travailleurs, c’est le devoir des acteurs ». Elle a jeté un œil sur la pendule.
Les courses. Il est peut-être temps d’aller s’habiller. Elle prenait plaisir à se transformer
indéfiniment, un jour « garçon manqué » performant la négligence asymétrique et le
lendemain « femme à l’aise » vêtue d’une chemise qui mettait en valeur sa poitrine
ronde. Un jour sillonnant les manifestations et les bains de lacrymo, les meetings, les
marges agitées des AG, et le lendemain restant là pour s’occuper des plants, caresser la
menthe pour avoir l’odeur dans ces doigts, enregistrer la différence de ce goût un peu
piquant de la roquette sauvage.
Serait-elle devant la page noire ? Comme cette génération née du sentiment que
tout a été écrit avant soi, et surtout la catastrophe. Un de ses premiers souvenir
d’enfance, c’était un jour où, sortie au jardin, elle a fait un geste pour caresser les feuilles
d’un arbuste et les adultes se sont précipités sur elle en criant de manière alarmiste « il
ne faut pas jouer à ÇA ! ». L’accident de Tchernobyl dans la centrale Lénine venait d’avoir
lieu. Putain, il fallait que la centrale s’appelle Lénine ! C’est l’histoire qui était ironique.
Les recommandations hygiéniques préconisaient d’éviter de marcher sur l’herbe, de
préférer manger des conserves plutôt que des fruits et des légumes frais, et de se laver
souvent les mains. Sans jamais enlever la honte. Oui la honte d’un jeu au jardin devenu
toxique. Assise à sa table, elle fréquentait la page saturée jusqu’à n’en plus pouvoir de
toute cette matière grise faite d’intelligence, d’analyses détaillées, d’informations
relevées. L'existence d'une cellule intestinale est bien éphémère, elle ne vit que 3 jours,
au niveau moléculaire, nous avons un nouveau foie toutes les 6 semaines, une nouvelle
peau tous les mois. Mais alors comment ce monde peut-il changer de peau ?
Pas mal de linge sale était accumulé. Il va falloir mettre une machine à laver. Elle
a jeté un œil sur le lit à côté. Un bout de pied était découvert. Le petit vent qui rentrait

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par la fenêtre laissait pressentir que les journées d’été étaient résolument derrière. Les
effluves de l’automne se répandaient dans la chambre, comme une poussière, cela avait
la consistance d’une poussière, ça peut vite s’envoler, mais il est là, comme un instant qui
s’ignore. Son regard a échoué dans une petite ride, un petit coin juxtaposant son oreille
gauche, formée par la peau ramollie de sa joue. Son corps avait l’air paisible à dormir, là
à côté d’elle. Les meilleurs matins arrivent parfois l’après-midi.
C’était un corps qu’elle reconnaissait tant, qu’elle avait vu vieillir goutte par
goutte. Pendant des décennies. Oui des décennies ensemble. Ensemble séparément. Oui
ça lui était arrivé de visiter d’autres bras, d’autres communes, d’autres passions, d’autres
occupations, mais ils vieillissaient ensemble. Dans une occupassion accueillant intensité,
temps morts. Et reprises. Chaque reprise étalait la pate du temps vécu au rouleau puis le
plier à nouveau en rabattant un des bouts sur le milieu de la pâte, et l’autre bout par-
dessus le premier. C’est ce qu’on appelle « donner un tour » à une pate. Laisser reposer,
puis recommencer. Elle était encore là à contempler ce corps qui dormait, peut-être
parce que dès le début, elle l’avait entendu dire « je sais qu’un jour tu vas partir ». Et tout
cela sans passer de contrat, ni de contrat de libertinage, ni de contrat de mariage. Et
maintenant sa beauté la faisait sourire. Les vieux corps ne peuvent être beaux que de
manière comique. En caressant la tragédie de l’incarnation, de l’idéal, avec un sourire.
On ne s’étonnera jamais assez de ce que peut un corps. Peut-être parce qu’il n’y a
pas de corps simples, seulement des corps composés d’autres corps, c’est à dire des plis.
L’unité minimale, c’est la dyade. Chaque pli comprend d’autres plis. Tant des sourires
étaient passé par là, avaient laissé leurs traces sur cette ride. Elle a déposé son attention
sur sa respiration, et sans chercher à faire quelque chose, elle a commencé à feuilleter
avec ses doigts le lexique de leurs amours. Depuis tant d’années, c’était un gros pavé. Les
amants inventent toujours un langage pour faire bégayer, murmurer la langue en elle-
même. Au début, c’était le royaume animal et la forêt. Puis il y a eu une période très
artistique, « ma guitare… », ses doigts sculptaient ses courbes avec l’extrême attention
d’un luthier qui ignore la disparition de son métier. Et depuis quelque temps, venant
vers elle avec le sourire aux poils, c’était plutôt « je veux soutenir la cause » et « tirer les
conséquences ».
Si l’écosystème est malade, nous sommes malades. Et toi ? Comment fais-tu,
comment t’y prends-tu pour vivre là, vivre cela, cette violence de l’inacceptable, et la
honte, la honte discrète de la bourgeoisie ? Ce n’est pas du tout une « position de

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classe », ça ne dépend pas des tes revenus, si tu vis au RSA ou du chômage, mais de cette
conscience que tu peux choisir de te battre, choisir entre le choix et ne non-choix. There
Is No Alternative. Le schème prolétarien orthodoxe était de compter sur ceux et celles
qui n’ont rien et qui donc n’ont rien à perdre en perdant ce monde. Quelque part, il y
avait cette supposition de départ qu’ils n’ont pas le choix, ils doivent agir, alors ils le
peuvent. Mais on fait des choix au même titre qu’on est fait de nos choix. C’est un peu
comme le style. Ni purement choisi ni purement subit, ni purement actif ni purement
passif.
Ce n’est pas dans le type d’objet vers lequel elles sont orientées ni le mode de
pratique qu’elles exigent, ce qui transforme nos passions en autant des passions
antipolitiques. C’est une question de plis. Un engagement plat, une occupation lisse et
homogène, pour soigner le monde ou un petit sourire qui se construit à bas bruit,
discrètement, même avec les meilleurs intentions, tôt ou tard fait croitre le désert. Une
pâte feuilletée est obtenue par abaissage et pliages successifs de couches alternant une
pâte basique (le moi privé, les possessions, les frontières, la singularité non
homogénéisée) et une matière grasse (l’autre, le commun, ce corps continuellement
possédé et perpétuellement impossedable)
Mener une vie heureuse dans de merdier là, cela demande une insensibilité et
une anesthésie incroyable. Mais surmener une vie dans des occupations excessives qui
ne laissent pas le temps, végéter dans les passions tristes de l’épuisement perpétuel, de
la dépression militante dans des zones sensibles, peut paraître toute aussi suspect, tout
aussi économique, tout aussi privé. Peut-être que la joie comme augmentation de la
puissance dont parlait Spinoza, n’est qu’une tarte des légumes à la pâte feuilletée, ni
l’augmentation de la puissance d’un « nous » au dépens d’un « je » ni son exact contraire.
Des légumes du jardin, quelques plantes aromatiques sauvages, du beurre, des œufs, un
peu de sel… Une joie qui s’arrache à la fois à l’abstraction du global, de la Grande Santé
qui écrase les singularités pour soutenir la cause, et à l’attraction du local, de la petite
santé exceptionnelle qui bouffe du bio acheté dans un sac plastique parce qu’elle a sa
zone à défendre. Sortir, c’est déjà fait, ou cela n’arrivera jamais. Est-ce qu’il est encore le
temps pour faire des courses ?
Une passion c’est intense. Une nouvelle occupation aussi, c’est riche, c’est
agréable, sa peau est tendue, elle a la beauté d’une jeune femme qu’on pourrait
rencontrer dans les pages du magazine Vogue. Une occupassion prend du temps, sa peau

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est fripée, son corps vieillissant devrait aspirer de la répulsion, mais elle est sorcière.
Elle nous enchante. Sa douceur a plein des traces et des plis, belle rebelle, sa force aussi.
« Waouh ! T’as vu comment elle n’a pas changé ! » Aujourd’hui les « vraies »
femmes passées la quarantaine, doivent être remasterisées par la médecine esthétique,
les crèmes anti-age, des stages de yoga et de jeûne pour rester jeune, du sport pour
rester en forme, ou alors juste un peu de teinture si on n’a pas les moyens, mais surtout
pas de rides, pas de mou, pas de cheveux blancs. Une « vraie » femme est une femme sur
laquelle le temps ne passe pas et dont la plus grande ambition est d’être bien conservée.
Jusqu’à maintenant nos révolutions ont eu du mal à s’épargner le sort de la compagne
délaissée et humiliée. Peut-être parce qu’on les a souvent désirées comme des « vraies »
femmes.
A quel moment les peaux lisses deviennent une police ?
Passions explosives et pyromanes, émeutières elles se consomment sans durée.
Kamikaze, mon amour, mettons du feu à ce qui nous brule. Le frigo est vide. Les courses.
La puissance de la douceur déjoue la force, elle s’en va dès qu’on la force. On pouvait s’en
tenir à la situer dans cette espace « entre ». Entre deux singularités, entre deux surfaces,
entre deux gestes, entre deux temporalités. Elle pouvait être une sorte de climat. Entre le
réchauffement climatique de l’urgence d’agir et la glaciation des possibles, on ne peut
rien faire, There Is No Alternative ! Elle a croisé ses bras, pris ses seins entre ses deux
paumes en les surélevant par le bas, ils étaient ramollis, pas beaux, pendaient de
manière grotesque malgré le soutien, ses deux doigts ont entamé une petite caresse par
le côté parcourant très lentement ce qui ressemblait aux stries d’une coquille. Usés,
ramollis, fripés, mais leur moindre détail sillonné avait appris à être sensible aux
touchers d’autres peaux. Fuck la peau lisse ! Le bégaiement est fait de pauses et de
prolongations. La reprise est hésitante, ralentie, saccadée. L’histoire ne se répète pas,
mais il lui arrive de bégayer amoureusement avec insistance. Fais-moi une place sur ce
lit, nous sommes de ceux qui font l’amour l’après-midi. 22






22 Banderole, manifestation parisienne contre la loi travaille et son monde (printemps 2016).

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Au loin
Postface de Bernard Aspe



Comment les idées arrivent-elles ? Comment s’insèrent-elles dans la vie des vivants
qui les portent ? C’est à ces questions que Maria Kakogianni a voulu, non pas répondre,
mais donner un espace d’écriture, d’une façon qui lui est tout à fait propre.
Elle nous parle en particulier de ces idées qui appellent la transformation du monde.
Ceux qui en sont accompagnés ont bien souvent la perception claire de ce que le monde
ne va pas changer conformément à ce qu’ils attendent ; mais ils savent aussi que ce n’est
pas une raison pour y renoncer. Car c’est en portant de telles idées que le monde pourra
malgré tout être transformé ; pas de la manière dont on le voudrait, donc, pas de la
manière dont on pourrait l’espérer en se fiant à elles ; mais d’une manière qui pourra en
tout cas ne pas suivre ce que nos adversaires, si nombreux et si considérablement
puissants, ont décidé pour nous, ce qu’ils ont prescrit comme devenir à ce monde.

Douleur
Mais voilà, l’exercice reste difficile. Les écarts, multiples, et multiplement vérifiés,
entre nos idées et l’avoir-lieu du devenir du monde, nous laissent parfois amers. Cette
amertume, certains ont pu la transformer en renoncement, voire en reniement. Leurs
gesticulations suffisent à nous guérir de la tentation de les rejoindre. Reste cependant
l’amertume, et la déception. « Concevoir la révolution comme une idée à laquelle il faut
donner corps, c’est toujours un corps qui nous décevra ».
Or ce corps déceptif, c’est d’abord celui du porteur de l’idée lorsqu’il est à nouveau
réduit à lui-même. Car porter une idée, c’était exactement cela : sentir que le corps est
davantage que ce qu’il est, qu’il est plus que lui-même, plus grand que ses limites
individuées. Des limites dès lors momentanément défaites, ouvrant un espace
accueillant pour ce que l’on avait appris à considérer comme autre, et qui était devenu
une partie de « soi » – ou l’inverse. Mais ces limites ne restent pas éternellement
ouvertes, et lorsqu’elles se referment, il faut réapprendre à habiter l’espace étroit
qu’elles avaient pour fonction de circonscrire.

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Dans les années 1950, Michelangelo Antonioni disait qu’il fallait s’intéresser, en tant
que cinéaste, à ce qui arrive aux personnages après qu’ils ont été exposés à diverses
péripéties, à des événements qui peuvent faire la trame d’une narration une fois qu’il ne
se passe plus rien ; il fallait que la caméra les suivent, les accompagnent, là où le cinéma
avait l’habitude de ne pas aller voir. Il y a bien quelque chose de ce geste, ici. Il s’agit
d’aller voir ce qui se passe quand le doute, la lassitude ou la fatigue assaillent celui, ou
plutôt celle, que l’on avait pris l’habitude de voir (et surtout elle-même) comme porteuse
d’une idée, une idée adressée à tous, inclusive, une idée qui permettait d’expérimenter la
mise en question des limites du soi. Ce que l’on trouve alors, c’est un corps que la
puissance de l’idée a momentanément délaissé.
Il arrive alors que la vie soit coincée dans sa propre inertie, qui nous est renvoyée par
les choses que l’on a mises trop longtemps de côté, le ménage qu’il faudrait faire, ou bien
les livres ou les paquets de biscuits entamés quand leur contenu a été oublié, et qu’il est
trop tard, semble-t-il, pour les finir. Il s’agit d’écrire cela, pour ne pas l’escamoter,
comme semble parfois nous y inviter le discours philosophique, aussi bien que
l’injonction politique à agir : le contraste entre l’existante qui porte une idée et celle qui
a à vivre sans que son idée, aussi juste et vraie soit-elle, ne lui soit d’aucun secours.
Il y a encore autre chose : des corps, il s’agit aussi de dire qu’ils sont abîmés. C’est
vrai en particulier du corps féminin, exposé à tant de traumatismes, et à la mémoire de
ces traumatismes. Une mémoire qui ressemble à un corps étranger qui se serait incrusté,
qui ne pourrait plus être délogé, avec lequel donc il faudra trouver le moyen de
composer.

Colère
Pourtant la vie, même abîmée, n’est pas faite que de douleur. Elle faite aussi, par
exemple, de colère. L’affect qui s’impose tout d’abord dans certains des récits de Maria
(en particulier « Pauvre été » et « Marée basse »), c’est la colère.
Communiquer cette colère, c’est une manière de secouer le lecteur, de l’inviter sans
ménagement à ne pas faire ce qu’il fait trop souvent : passer son chemin, après avoir lu
un texte de plus. Il faudrait pouvoir le retenir, cette fois-ci. Quelque chose est à dire,
qu’on n’a pas pu trouver ailleurs – c’est pourquoi il a fallu l’écrire. Quelque chose qui
importe, qui demande à être entendu ; mais dans une époque où l’on a du mal à

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entendre, parce que trop de choses se disent, et s’effacent les unes les autres au fur et à
mesure qu’elles sont dites.
La colère peut avoir bien des objets. Elle peut venir de ce que d’autres nous ont fait
subir (trahisons, abandons). Elle peut venir ce que l’on apprend chaque jour de l’état du
monde, et de ceux qui le causent. Elle peut aussi s’originer de la perception aiguë de
l’imposture. Celle des professionnels de la pensée qui trouvent dans leur pensée, même
lorsqu’elle se fait aussi radicalement critique qu’on peut l’imaginer, l’occasion de se
protéger du monde dont ils parlent – ou, plus prosaïquement, de faire carrière. Mais
aussi celle des activistes pressés, dont les corps ont pris des idées pour en faire des
dogmes, depuis lesquels ils distribuent aux autres la mauvaise conscience de ne pas les
avoir encore assez compris.
Mais il en va de la mobilisation de la colère comme de l’expression de l’amertume ;
elle comporte un risque : celui de s’échouer sur les récifs acérés du ressentiment. Il faut
alors savoir s’interrompre à temps. C’est ce que fait Maria dans son dernier récit,
« Occupassions », qui s’ouvre comme un portrait de groupe sarcastiques d’intellectuels
critiques et de leur public. Le récit qui commence par ce portrait s’annonce drôle, mais la
narratrice le coupe par un abrupt « ça ne va pas ». Il demeurera alors en suspens, et
laissera place à autre chose – un autre style. Celui qui trouve les passages entre les
choses à faire de la vie quotidienne et les grandes questions politiques, entre le risque
du désespoir et la vigilance du désir.

Douceur
« Comment une idée radicale peut prendre corps, certes, mais comment un corps
peut prendre une idée ? » Pour le savoir, il faut donc déplier l’écriture qui parvient à
opérer la réversibilité de l’intime et du collectif, ou celle du sensuel et de l’abstrait, de
multiples manières. Dans la nouvelle que je viens d’évoquer, une intimité retrouvée avec
le désir et la tendresse s’entrecroise avec des mots d’ordre portés dans la rue. Le corps
qui prend une idée est un ruban de Möbius : il ne parcourt pas ses zones les plus intimes
sans se retrouver projeté au-dehors, et ce dehors le ramène au plus profond de lui-
même.
Le titre nous l’indique de façon à peine cryptée : c’est bien le corps qui est au centre
de tout ce livre, qui est donc bien un livre des corps. Mais le corps qui prend une idée
n’est pas seulement le corps glorieux qui porte la lutte, ou le corps abîmé qui regarde ses

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cicatrices. Il est aussi, parfois, le corps apaisé qui goûte un moment de calme, de lumière,
ou de chaleur. Maria aime jouer sur les mots, et elle n’a pas pu ne pas remarquer que de
douleur à douceur, il n’y avait après tout qu’une consonne de différence. Et puis il y a cet
autre mot qui joue avec les deux premiers, et qui donne le titre (au pluriel) de l’une des
nouvelles de Maria : couleur. C’est dans ce récit, « Couleurs », que douceur devient douce
heure. Il faut aussi l’écrire, cette douceur. La mémoire n’est pas seulement celle des
traumas ; c’est aussi celle de la douceur possible des moments ordinaires : prendre un
café, entrer dans la mer, se laisser recouvrir de pluie.

Horizon
Quand un corps prend une idée, donc, il devient plus grand qu’il n’était. Il accueille en
lui des inscriptions nouvelles, des souvenirs qui ne viennent pas forcément de sa propre
histoire, et qui pourtant lui appartiennent, ou des postures qu’il ne se savait pas en
capacité de trouver. C’est ce qui lui donne cette curieuse tournure que l’on croit,
curieusement, être d’esprit : l’habitude de regarder au loin – et de s’y trouver.
Ce n’est pas maintenant qu’il faut abandonner le communisme, comme ce qui se
dessine au loin, bien loin sans doute, un horizon à peine entr’aperçu, bien compliqué, et
qui réclame, pour le maintenir comme un possible adressé à tous, des corps qui ont
forcément un rapport tout aussi compliqué à l’idée qu’ils portent.
Le communisme, nous dit Maria, c’est « une insomnie qui reste attachée à son rêve ».
C’est l’insomniaque qui rêve le mieux. N’ayant pas oublié la mémoire des autres, il peut
rester fidèle à son rêve. Cela a bien un coût, qu’il ressent souvent dans son corps fatigué.
Mais c’est ainsi qu’il tient : porté par la beauté des moments sensibles ordinaires autant
que par les paradoxes, par les torsions auxquelles l’expose le geste de prendre une idée ;
tout ce qui fait de lui un ruban de Möbius plus compliqué que celui qu’envisagent les
mathématiciens.





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