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http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-296-99071-5
EAN : 9782296990715
À mes petites-filles et petits-fils,
afin que votre chemin ait pour nom : « soif des cimes » !
PRÉFACE
Voici un ouvrage qui vient à point nommé contribuer au rayonnement
de la sémiotique en tant que discipline, non pas impérialiste, mais tout
simplement impériale. Cet essai est la preuve de ce que celui qui ne
prend pas le risque d’échouer perd la chance de réussir. En effet, mener
une réflexion profonde sur les fondements épistémologiques d’une
discipline, aussi ancienne soit-elle, n’est pas du tout chose aisée. Cette
tâche s’avère d’autant plus difficile qu’il s’agit de la sémiotique, une
science complexe, pour autant que l’on veuille la comparer à d’autres
champs établis comme la sémantique et la lexicologie. En procédant à
une analyse diachronique et synchronique de la trajectoire scientifique
d’Algirdas Julien Greimas, Barnabé Mbala Ze s’est volontairement
risqué à une aventure périlleuse. Le mérite de ce travail est d’abord à la
mesure du risque encouru, et par conséquent, la démarche courageuse de
l’auteur devrait être saluée à sa juste mesure.
En tant que science s’intéressant à tout phénomène soumis à l’épreuve
de production du sens, la sémiotique est une discipline en pleine
émergence, caractérisée par l’interdisciplinarité et la pluridisciplinarité,
en ce sens qu’elle rend compte d’une pluralité d’approches scientifiques.
Cet état de choses explique la diversité de ses champs d’application1.
1
Contrairement à ce que d’aucuns pourraient penser, les termes semiotics et sémiologie
étaient déjà employés depuis le XVIè siècle. Le terme sémiologie a longtemps existé
comme nom de la branche de la médecine aussi appelée symptomatologie. Selon
Thomas Sebeok, le terme sémiologie a une autre forme dans les langues romanes,
séméiologie, les deux formes ayant deux définitions : a) partie de la médecine qui étudie
les signes des maladies, d’après le Dictionnaire de Trévoux (1752) ; b) science étudiant
les systèmes de signes, d’après Ferdinand de Saussure (1916). Sebeok parle également
de deux autres formes du côté francophone, datant de 1555, sémiotique et séméiotique,
ayant les mêmes définitions sus-mentionnées. En dehors de son acception médicale, le
terme français sémiotique était aussi employé vers le milieu du XIXè siècle dans un
contexte militaire. À ce sujet, voir Thomas A. Sebeok, Contributions to the Doctrine of
Signs, Lanham, University Press of America, 1985; et du même critique, Semiotics in
the United States, Bloomington, Indiana University Press, 1991.
Quant au concept anglosaxon semiotics, qui apparaît également sous la forme de
semeiotics, The Century Dictionnary (1895) en donne deux définitions : a) science des
signes ; langage des signes ; b) spécifiquement, branche de la pathologie qui traite de la
signification de tous les symptômes du corps humain en bonne santé ou malade ;
symptomatologie, sémiologie. Pour plus d’amples informations, je renvoie à la
minutieuse étude de John Deely, «The word ‘semiotics’ : Formation and origins», in
Ainsi par exemple, à l’issue du 8è congrès international de l’Association
internationale de Sémiotique (AIS) qui s’est tenu du 7 au 12 juillet 2004
à l’Université Lumière Lyon 2, et au vu des récents développements de la
sémiotique, divers champs ont été recensés : la littérature, l’art, la culture,
la communication, le droit, l’économie, la politique, l’anthropologie, la
sociologie, la religion, la médecine, la biologie, la cybernétique, l’audio-
visuel, le sport, la musique, les mathématiques, la philosophie, l’histoire,
etc.
Mais, il va sans dire que l’aperception originelle de la sémiotique se
trouve dans la vision programmatique et théorisante de ses deux pères
fondateurs que sont le Genevois Ferdinand de Saussure et l’Américain
Charles Sanders Peirce. Alors que le premier entendait par le vocable
sémiologie une vaste « science qui étudie la vie des signes au sein de la
vie sociale », le second avait l'ambition, à travers la Semiotics, mélange
de logique et de philosophie, d’étudier tout phénomène soumis à
l’épreuve de production du sens, dans la perspective de la phénoménalité,
c'est-à-dire, de l'ensemble des réalités sensibles dont le monde n'est que
le representamen. Ainsi, autour de ces deux concepts il y a eu toute une
série de disquisitions épistémologiques ayant fort heureusement abouti à
une uniformisation terminologique motivée, le terme retenu étant celui
plus englobant de Semiotics (la sémiotique). À ce sujet, John Deely parle
du « triumph of semiotics as a term over semiology as a competing term
for the ‘proper naming’ of the doctrine of signs today »2, en insistant sur
le fait que les relations entre semiotics et sémiologie sont celles d’un tout
et d’une partie, que l’approche de Saussure ne tient pas compte de tous
les liens de la pensée avec la nature dans l’expérience humaine, par
exemple, le domaine culturel qui n’est qu’une minuscule partie de la
nature3. Ainsi donc, la sémiotique se veut l’étude scientifique des signes,
que ceux-ci relèvent de la consubstantialité du signifiant et du signifié,
ou qu'ils soient le reflet d'une entité triadique comprenant le
representamen, l’objet, et l’interprétant, ou d’une trichotomie
Semiotica, 2003, 146-1/4, pp. 1-49. Je signale que John Deely est Professeur des
universités, trésorier adjoint de l’Association internationale de Sémiotique, et
enseignant à l’Université St Thomas de Houston (USA).
2
John Deely, art. cit., p. 38.
3
Il est reproché à Ferdinand de Saussure de tomber dans « the whole classical modern
infirmity of being unable to account for the ties of thougth with nature in human
experiences as giving rise to culture, itself (as Sebeok put it) a minuscule part of
nature » (John Deely, art. cit., pp. 38-39).
8
sémantique constituée de l'icône, de l'indice et du symbole. À travers
cette plurivocité syntaxique du signe en tant que clé de voûte de l'édifice
sémiotique, l'on est parvenu à se rapprocher d’un concept moins diviseur
que fédérateur : le sens. Ce concept est pris dans l'acception d'une
ressource extralinguistique structurant et orientant le langage à des fins
de communication. Sans verser dans la sociologie du langage, ni faire la
part trop belle à la sémantique, la sémiotique s'appesantit dans une
certaine mesure sur les deux plans que le linguiste danois Louis
Hjelmslev nomme « plan de l'expression » et « plan du contenu », les
deux plans se déclinant en « forme et substance de l'expression » et
« forme et substance du contenu ».
Bien que l’Association internationale de Sémiotique (AIS-IASS) ait
été fondée à la fin de la décennie, son histoire date du milieu des années
60. En 1966, la toute première conférence internationale de sémiotique a
été organisée en Pologne. La même année, une association de sémiotique
a été fondée, avec Stefan Zolkiewski comme président et Algirdas Julien
Greimas comme secrétaire général. Mais en raison de la situation
politique incertaine de l’Europe de l’Est, la conférence de Varsovie de
1966 n’a pas été un forum représentatif, au point de susciter l’adhésion
de la majorité. Finalement, après tous ces balbutiements, une réunion a
été convoquée à Paris, les 21 et 22 janvier 1969, et l’Association
internationale de Sémiotique a ainsi vu le jour officiellement, avec
comme membres fondateurs, entre autres, Algirdas Julien Greimas,
Roman Jakobson, Julia Kristeva, Émile Benveniste, Thomas A. Sebeok,
et Jurij M. Lotman4.
4
À toutes fins utiles, je me permets de mentionner les noms de ceux qui ont consacré
leur énergie et leur temps à l’Association internationale de Sémiotique pendant les 25
premières années : Émile Benveniste était le tout premier président, suivi de Cesare
Segre et Jerzy Pelc. Julia Kristeva, Umberto Eco, Gianfranco Bettetini, Antonino
Buttitta, et Gérard Deledalle ont assumé les fonctions de secrétaire général. Parmi les
premiers vice-présidents entre 1969 et 1994, on trouve des noms tels que : Haroldo de
Campos, Vyacheslav Vs. Ivanov, Roman Jakobson, Jurij M. Lotman, Aleksandr
Ljudskanov, Jean Petitot, Décio Pignatari, R.N. Srivastava, et Masao Yamaguchi.
Comme trésoriers il y a eu Jacques Geninasca, Gloria Withalm. Au tout début, l’éditeur-
en-chef de la revue Semiotica était Thomas A. Sebeok. À des fins d’actualisation des
données, on pourrait aussi signaler, depuis le 8 juillet 2004 à ce jour, les noms suivants :
Eero Tarasti au poste de président ; Richard L. Lanigan, Adrian Gimate, Jean-Claude
Mbarga, Youzheng Li, Anne Hénault, Paul Cobley, José Enrique Finol, comme vice-
présidents ; Jeff Bernard (in memoriam), José María Paz Gago au poste de secrétaire
général, et Priscila Borges, comme secrétaire général adjointe chargée du site web ;
Susan Petrilli comme trésorière et John Deely en tant que trésorier-adjoint ; Marcel
9
De cette présentation diégétique de l’AIS, il y a lieu d’en inférer que
le Lituanien Algirdas-Julien Greimas en est de manière incontestable
l’une des figures de proue. À n’en point douter, son œuvre monumentale
a permis à bon nombre de théories, qu’elles soient du signe ou sur le
signe, d'évoluer et d'avoir un ancrage pratique et épistémologique
capable de légitimer et de structurer la constitution du nouveau
paradigme de la science des signes.
L’ouvrage de Barnabé Mbala Ze est donc à juste titre la célébration
d’une icône, de celui-là même dont la densité des travaux a su rendre la
sémiotique attrayante et productrice des savoirs constitués et des savoirs
en fusion. Greimas est un homme qui a donné le meilleur de lui-même
pour une science, la sémiotique, non seulement en tant que l’un des pères
fondateurs ayant inlassablement œuvré à la mise sur pied de l’AIS, mais
également comme l’auteur de plusieurs courants de pensée
épistémologiques ayant considérablement contribué à l’avancée de cette
science. Cette imposante figure de la sémiotique a fortement marqué les
esprits et son époque par sa vaste culture et sa polyvalence. Les théories
de Greimas ont pour point d’ancrage principal la linguistique structurale
de Saussure, mais avec diverses incursions épistémologiques qui rendent
compte de son éclectisme.
De par son parcours, son itinéraire, ainsi que son dynamisme dans ses
divers développements des études sémiotiques et linguistiques, Greimas
s’affirme comme une figure légendaire qui mérite qu'on lui consacre une
étude dense, soigneusement articulée et argumentée. De mon point de
vue, l'auteur du présent ouvrage s'est acquitté de cette mission avec
bonheur et prudence, démontrant ainsi son aisance dans les réflexions
théoriques. Il n’est pas du tout superfétatoire de signaler que cet ouvrage
fait suite à un premier travail de même nature. En effet, il y a quelques
années, sur la base d’un certain nombre de disquisitions
épistémologiques, Barnabé Mbala Ze revisitait l’ensemble des points
d’assonance et de discordance de la narratologie, à travers son essai La
Narratologie revisitée. Entre Antée et Protée5, une contribution tout à fait
empreinte d’audace et de sagacité intellectuelle dont les relents
sémiotiques traduisent son extrême fidélité à l’« École de Paris ».
10
L’objectif du présent ouvrage est de mettre en exergue le
cheminement qui a conduit Greimas des deux thèses de lexicologie
synchronique (La Mode en 1830. Essai de description du vocabulaire
vestimentaire d’après les journaux de mode de l’époque, et une thèse
complémentaire, Quelques reflets de la vie sociale en 1830), à la
sémiotique générale et littéraire. Greimas, essentiellement lexicologue à
l’époque de ses deux thèses, commençait à percevoir, de manière plus ou
moins claire, la relation entre le signifiant vestimentaire et le signifié
socioculturel, se rapprochant ainsi des avancées des courants sémio-
pragmatiques d'inspiration américaine. Il se démarque progressivement
du signe pour se déporter vers la signification, selon une idée
communément partagée par les sémioticiens et qui rattache l'objet de la
sémiotique aux structures signifiantes qui articulent le discours social et
le discours individuel. Des deux thèses de la fin des années 40 jusqu' à la
sémiotique des passions en passant par la sémiotique de l'action, Greimas
impressionne par son inusable aptitude à migrer d'un champ de recherche
vers un autre, tout en cristallisant des concepts et des théories. Entre
autres artefacts théorico-pratiques sur lesquels s'appuie la ‘doctrine’
greimassienne, et dont l’opérativité est avérée, on peut mentionner :
l'analyse sémique, les configurations isotopiques, figuratives et
thématiques, le modèle actantiel, les modalités volitives, potestives,
boulestiques, déontiques et véridictoires, la compétence et la
performance, la tensivité et la modalisation des passions.
Le concept d’épistémè, entendu comme l'ensemble des traits inhérents
au discours scientifique, constitue le fil conducteur des réflexions de
Barnabé Mbala Ze. Chaque domaine de la connaissance peut se targuer
de développer son propre discours, son métalangage et de communiquer
avec son lectorat. C'est ainsi que les méthodes de validation et de
diffusion sont élaborées pour un public avisé et intéressé. La
préoccupation d'avoir un idiolecte propre à chaque science est toujours
apparue comme participant même de l'identité de chaque champ
cognitif ; elle ne devrait en aucun cas être considérée comme une vogue
tapageuse ou une mode passagère. Dans les sciences dites exactes, les
choses semblent moins complexes, car les procédures sont déjà bien
légitimées. Les sciences à statut non controversé (la physique, la
médecine, la biologie, etc.), ont recours à un métalangage dont le niveau
de figement renvoie aux vérités générales. La sémiotique leur a emboîté
le pas, ainsi que le démontre la présente étude.
11
D’aucuns reprocheraient à cet ouvrage d’être essentiellement
théorique, sans aboutissement à une praxis, à travers des cas
paradigmatiques d’analyse. Tout en faveur de l’auteur, je dirais que cet
ouvrage vient, pour ainsi dire, rompre avec la monotonie des études
applicationnistes, en tant qu’il nous introduit au cœur du débat de fond
sur la constitution de la sémiotique comme paradigme disciplinaire.
Ainsi, on peut suivre la trajectoire épistémologique de Greimas : son
intuition première ; son effort de lecture de la mode comme langage, et
comme système signifiant complexe ; sa nouvelle problématisation des
thèses de Vladimir Propp sur les dramatis personae, lointains ancêtres
des actants ; sa mise en évidence de la consubstantialité des passions et
des actions, en vue d'une théorie sémiotique unifiée autour de la quête
d'une signification totale. À mon avis, l'auteur de cet ouvrage s'est une
fois de plus acquitté de cette tâche avec bonheur et prudence.
D’autres s’accorderaient la liberté de reprocher à l’auteur, de par la
quintessence, la substantifique moelle de cet ouvrage, d’être
essentiellement fidèle à Greimas et de n’avoir presque pas du tout d’yeux
pour d’éventuelles ‘casseroles’ que l’on pourrait déceler dans diverses
approches ou prises de position épistémologiques. Sans aucun doute,
cette extrême adhésion de l’auteur met en évidence, non seulement son
rôle de gardien du temple de la doctrine greimassienne, mais aussi et
surtout sa grande maîtrise de la trajectoire scientifique de celui dont il n’a
pourtant jamais été l’un des disciples en tant qu’étudiant à proprement
parler, à l’instar de Jacques Fontanille et Anne Hénault (France), Eero
Tarasti (Finlande), et José Enrique Finol (Venezuela), tous membres
statutaires de l’AIS, dont les thèses de doctorat ont été dirigées par
Greimas. C’est donc à juste titre que Barnabé Mbala Ze aspire
aujourd’hui à faire partie des prestigieux héritiers du grand sémioticien et
promoteur de l'« École de Paris », au même titre, en plus de ceux déjà
cités, que Michel Arrivé, Jean-Claude Coquet, Éric Landowski, et bien
d’autres encore. Je souhaite que l’auteur, désormais posé et avéré en
disquisitions épistémologiques, ne se contente pas que d’en faire un des
domaines privilégiés de son activité prolifique de chercheur, se chargeant
ainsi de poursuivre le sillon déjà par lui tracé en élargissant sa lecture
critique à bien d’autres hommes de science. À n’en point douter, son
ambition largement méritée devrait l’amener à franchir, pour ainsi dire, la
dernière étape de son devenir épistémologique, celle de l’autodéfinition
et de l’affranchissement, en se démarquant davantage, en gardant vis-à-
vis de son maître une intimité de la distance, en posant des jalons d’un
12
courant de pensée sémiotique par lui élaboré et pouvant susciter des
vocations, si tant est que les disciples d’hier sont appelés à devenir les
maîtres de demain.
Jean-Claude MBARGA
Professeur des universités
Vice-président de l’Association internationale de Sémiotique, AIS-IASS
Coordonnateur continental de l’International Communicology Institute du
Southern Illinois University Carbondale (USA)
13
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Il est des noms qui résonnent à travers les âges comme une symphonie
éternelle. Il est des constellations qui brillent au firmament de la science,
comme si le monde ne pouvait nullement exister en dehors d’elles. Aussi,
en est-il de l’importante figure d’Algirdas Julien Greimas6, le
sémanticien de renom, mythique fondateur de la sémiotique moderne.
Les outils d’analyse conçus par lui ont été vulgarisés, à telle enseigne
qu’il est devenu difficile à beaucoup de théoriciens et de jeunes praticiens
de séparer le modèle actantiel, le carré sémiotique, le programme narratif,
6
Algirdas Julien Greimas est né le 9 mars 1917 à Toula en Russie de parents lituaniens.
Après le baccalauréat en 1934, il arrive en France où il prépare une licence de lettres de
1936 à 1939. Il s’inscrit en thèse à la Sorbonne sous la direction de Charles Bruneau. La
topique choisie ne manque pas de pertinence et d’originalité. La thèse sera soutenue en
1948 : La Mode en 1830. Essai de description du vocabulaire vestimentaire d’après les
journaux de mode de l’époque (431 pages).
Une thèse complémentaire sera également présentée :
Quelques reflets de la vie sociale en 1830 (147 pages).
Tous ces travaux dégagent une forte inspiration lexicologique. Maître de Conférences à
Alexandrie, titulaire de la chaire de langue et grammaire françaises à Ankara. Il crée en
1960, avec Jean-Claude Chevalier, Henri Mitterrand et Jean Dubois la Société d’Étude
de Langue française (SELF). Il fonde avec Roland Barthes, Bernard Quémada et
Bernard Pottier la revue Langages. Il fonde également, avec l’appui de Claude Lévi-
Strauss, le Groupe de recherche sémio-linguistique (GRSL) au sein du Laboratoire
d’anthropologie sociale de l’École pratique des hautes Études (EPHE) et du Collège de
France. Ce cercle s’avérera être un véritable incubateur sémiotique d’où sont sortis de
noms tout aussi célèbres : Jean-Claude Coquet, Oswald Ducrot, Gérard Genette, Julia
Kristeva, Christian Metz, François Rastier, sans oublier Tzvetan Todorov. Cette intense
activité intellectuelle et heuristique est couronnée par la publication des ouvrages
théoriques devenus le catéchisme de la sémiotique en Occident :
- Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966.
- Dictionnaire de l’ancien français jusqu’au milieu du XIVe siècle, Paris,
Larousse, 1968.
- Du Sens. Essais sémiotiques, Paris, Éd. du seuil, 1970.
- Maupassant : la sémiotique du texte, exercices pratiques, Paris, Éd. du seuil,
1976.
- Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage (avec Joseph
Courtès), Paris, Hachette, tome 1 (1979), tome 2 (1983).
- Du Sens II, Paris, Éd. du Seuil, 1983.
- Des Dieux et des hommes : études de mythologie lituanienne, Paris, PUF, 1985.
- De l’imperfection, Paris, P. Fanlac, 1987.
- Sémiotique des passions : des états des choses aux états d’âme, Paris, Éd. du
Seuil, 1991.
- Dictionnaire du moyen français (avec Teresa Mary Keane), Paris, Larousse,
1992.
Greimas meurt à Paris, le 17 avril 1992. Source : www.google.fr/A.J. Greimas.
17
l’analyse figurative, thématique ou axiologique de leur concepteur. Ces
formalisations se sont incrustées dans les pratiques de légitimation du
discours scientifique aujourd’hui, peu importe la discipline de base.
Critiques littéraires, philosophes, anthropologues, psychanalystes, tous
ont recours aux préconstruits sémiotiques pour rehausser le degré de
scientificité de leurs démonstrations et propositions. Par cette
appropriation des outils élaborés à travers un long cheminement, et à
partir de plusieurs disciplines : philosophie, lexicologie, sémantique,
phénoménologie, psychanalyse et psychologie, les différentes
communautés de sémioticiens se sont forgé une identité. À l’instance ad
quem, tout semble si évident et si naturel, alors même qu’à l’origine, à
l’instance ab quo, il s’est agi d’une longue parturition traversée par des
moments de doute, de tergiversation et de spéculation.
En effet, Greimas a construit patiemment un langage scientifique et
mené parallèlement une intense et féconde réflexion sur les sciences de
langage et des textes. La mise sur pied d’une épistémè dynamique s’est
faite de manière tout à fait progressive et critique, conformément à la
vocation de tout discours scientifique régi par l’objectivité et le caractère
dialectique. L’épistémologie développe une réflexion articulée sur la
connaissance, allant ainsi au-devant des aperceptions empiriques et
routinisées des phénomènes, quelle que soit leur nature.
En optant pour un objet d’étude comme le vocabulaire de la mode,
Greimas a entrepris de refonder la lexicologie, par le dépassement des
simples nomenclatures ou taxonomies et la mise en réseaux des signes
vestimentaires, des valeurs et des pratiques culturelles, eu égard à un
référent historique et situationnel dans un environnement économique
connu, celui de la Restauration (1815-1830). Le fashionable voit ainsi le
jour dans un contexte marqué par l’émergence des valeurs nouvelles et
l’ouverture au monde, notamment à l’Angleterre du XIXe siècle, pays de
l’innovation et des progrès en tout genre.
À tout bien prendre, on est autorisé à affirmer que derrière une étude
qui n’était probablement qu’une commande, se cache finalement tout un
vaste projet scientifique. Comment Greimas a-t-il articulé ledit projet ?
Celui-ci a-t-il vraiment la caractéristique d’une science entendue comme
un ensemble de connaissances théoriques et pratiques dans un domaine
circonscrit du savoir humain ?
L’hypothèse centrale de ce travail est que Greimas est passé par les
principales étapes qui légitiment la constitution d’une épistémè articulée,
18
cohérente et cohésive, une épistémè renvoyant, grosso modo, à
l’ensemble des connaissances scientifiques inhérentes à un champ
cognitif, sans oublier leurs implications heuristiques et sociales. C’est
d’abord l’étape dite préparadigmatique7 ou celle du discours scientifique
entrain de se chercher une identité à travers les savoirs établis et les
savoirs en émergence ou en devenir. Ensuite, vient l’étape
paradigmatique, celle où une discipline se constitue sur la base des
présupposés, des normes, des outils de mesure ou d’analyse, des concepts
opératoires et des instances de légitimation, voire de socialisation. En
élaborant une théorie de la signification fondée sur la mise en évidence
des niveaux profond et superficiel d’analyse, en proposant un ensemble
de concepts opératoires bien définis, en recourant aux applications dans
le domaine de la sémantique, de la sémiotique de l’action et de la
sémiotique des passions, Greimas a cherché à faire œuvre de scientifique.
En outre, le théoricien ne s’est jamais départi de son sens critique. Au
détour d’une démonstration, il n’hésite pas à procéder à son auto-critique,
à mettre un bémol sur les apories saillantes d’une discipline qui s’efforce
de construire le pont tout en le traversant. Une telle démarche a sans
doute et nécessairement entraîné un certain nombre de ruptures
épistémologiques, avec Vladimir Propp, Ferdinand de Saussure ou Viggo
Brøndal. Ni la dimension structurale du langage, ni la pertinence des
mots dans les langues naturelles ne sont de nature à articuler une
signification. D’où la préoccupation de Greimas de se pencher sur des
productions et des manifestations culturelles capables d’attester de la
praxis humaine. La littérature, par exemple, dans ces conditions, n’est
pas un pur jeu de mots. Elle est mémoire du monde, poéticité,
dramatisation, catharsis et argumentativité. C’est par la prise en compte
des modalités cardinales (vouloir, savoir, devoir et pouvoir) que l’on se
rend compte que le sujet désirant ou agissant n’est pas une entité
autonome, mais un faisceau de manifestations ligaro-actives rendues
visibles et actives par le jeu de l’axiologie sociale et des univers de
croyance.
On voit par conséquent que la démarche greimassienne s’est inscrite
dès le départ dans une perspective socio-sémiotique. C’est dans cet esprit
7
Cette terminologie est empruntée à Gérard Fourez : « La période pendant laquelle une
discipline est entrain de naître, le moment où elle est relativement floue, s’appelle,
d’après le groupe de Stanberg (un groupe de philosophes allemands) la phase
préparadigmatique », La Construction des sciences, Bruxelles, De Boeck Université,
2002, p.121.
19
que se développe la phase post-paradigmatique de la discipline. La
sémiotique a affûté ses armes, elle est devenue une discipline dont
l’impérialisme domine la grande majorité des discours scientifiques. Le
point de chute de la sémiotique greimassienne que constitue la
sémiotique des passions a définitivement scellé l’alliance avec les
sciences humaines. L’ « ère du soupçon » qui a longtemps plané sur
l’approche psychologique ou psychanalytique des passions a dû
s’estomper. En effet, Greimas a démontré tout le bien-fondé de la relation
entre le sujet et son milieu. Il n’a trouvé aucun inconvénient à emprunter
à la psychologie les notions de thymie, de manifestations proprioceptives,
pour bâtir une théorie du sentir ou de l’éprouver. Tout sujet, évoluant
dans un environnement donné, peut éprouver de l’attraction ou de la
répulsion. Il s’établit un va-et-vient productif entre les états de choses et
les états d’âme. Il est clair qu’un sujet performant ne l’est que s’il se sent
à l’aise dans l’espace-temps de la compétition ou de la quête. Le cas
échéant, il va se développer un vouloir-être, un savoir-faire, un devoir-
faire et un pouvoir-faire. Expliquer une relation conjonctive ou
disjonctive tout en faisant fi de ce qui, profondément, structure l’être du
faire, c’est évoluer à la surface des phénomènes cognitifs extrêmement
complexes. Actions et passions vont de pair, tant qu’on reste dans le
modèle mimétique et anthropomorphisé des récits impliquant des
(con)quêtes de la vie quotidienne. Telle est l’épistémè greimassienne, un
savant dosage de clarification de concepts opératoires et de
démonstrations soudées autour du signe linguistique socialisé. C’est la
mise en évidence du fonctionnement des structures patente et latente des
phénomènes étudiés ; c’est aussi le cadrage pathémique des sujets et des
objets qui interagissent, s’investissent dans les relations conjoncturelles,
ontologiques ou existentielles. Les développements qui vont suivre n’ont
qu’une seule préoccupation : suivre Greimas dans ses pérégrinations
sémiotiques et apprécier la cohérence d’un épistémologue qui a su
construire avec finesse et méthode une théorie du signe et de la
signification.
20
PREMIÈRE PARTIE
23
le designatum (classe d’objets) et le denotatum (éléments d’une classe
d’objets) ; ou de F. de Saussure sur les dichotomies langue/parole,
diachronie/synchronie, signifiant/signifié. Il demeure cependant constant
que l’objectif poursuivi par Greimas est de construire un pont entre la
linguistique et la sociologie, voire la vie sociale tout court. M. Arrivé
conforte cette aperception lorsqu’il écrit dans sa préface de La Mode en
1830 :
Je n’hésite pas à le dire : les deux thèses de Greimas, en dépit
(ou à cause) de leur prise de partie rigoureusement
synchronique, ont en réalité une visée historique. Comment
s’étonner quand on sait que le projet fondamental de l’auteur
est de mettre en relation les phénomènes lexicaux et leurs
données sociologiques.10
Aussi, peut-on entrevoir de manière suffisamment claire qu’il ya une
influence saussurienne dans les deux thèses. En l’affirmant ainsi, il s’agit
également d’une problématisation de cette influence et de son rôle dans
la conception et l’émergence de la sémiotique greimassienne.
10
La Mode en 1830, op.cit., p.XIV.
24
Chapitre 1
Le signifiant vestimentaire
11
Thomas F. Broden, « Avant-dire/ A.J. Greimas et la linguistique française » in La
Mode en 1830, P. XXXV.