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Salicis
G. SALICIS
PARIS
LIBRAIRIE SANDOZ ET FISCHBACHER
G. FISCHBACHER, ÉDITEUR
33, RUE DE SEINE, 33
1880
CONTES DE BÊTES
PARIS. — IMPRIMERIE ÉMILE MARTINET, RUE MIGNON, 2
CONTES
DE BÊTES
PAR
SALICIS
PARIS
LIBRAIRIE SANDOZ ET FISCHBACHER
G. FISCHBACHER, ÉDITEUR
33, RUE DE SEINE, 33
1880
AVANT-PROPOS
ou je me fâche. »
Ils se jetaient tous deux un regard amical,
et Colombine, ne voulant pas fâcher Colombin,
lui cédait la place, allait s'étirer un peu et, quand
ellerevenait, les rôles changeaient; mais la même
petite cérémonie tendre recommençait.
Cette fois c'était à Colombin d'obéir.
Après vingt-trois jours les colombineaux
venaient au monde : régulièrement un colom-
bineau et une colombinette, le frère et la soeur.
Quelle joie dans le ménage le père et la
!
beau !
Ils souhaitent bien, afin de mieux contem-
pler cette chose, que les branches s'écartent,
et leurs premiers voeux d'enfants sont exaucés ;
une bouffée passe, les grands rameaux se ba-
lancent, laissent entre eux une grande ouver-
ture verdoyante, vite! ils regardent : hélas ! au
lieu du plaisir espéré, une vive douleur,
presque une blessure, ils se croyent redevenus
aveugles: c'était le soleil !
En même temps leur poussent partout de
petits tuyaux de plumes, les canons : gaines des
plumes futures, qui, pour tout le monde, les fe-
raient ressembler à des porcs-épics plutôt qu'à
des oiseaux ; et toutes ces petites choses, grands
événements du nid, font le bonheur du père et
de la mère, qui, à vrai dire, n'ont jamais rien vu
d'aussi gentil, d'aussi intelligent,d'aussi surpre-
nant, d'aussi extraordinaire que leurs enfants.
Beaucoup de papas et de mamans sont co-
lombes en ce point.
Un certain jour... Prêtez l'oreille, car notre
pauvre amie va courir de bien grands dangers,
et nous ne savons pas si son cher époux, si
ses jeunes enfants la reverront jamais.
Un certain jour, Colombine avait fait, en
allées et venues, cinquante lieues au moins
dans la matinée, car l'appétit de la nichée allait
croissant.
Cinquante lieues à tire-d'aile ! la bête géné-
reuse n'en pouvait plus.
Vers l'heure de midi, Colombin, voyant pal-
piter le coeur de sa compagne de ces gros bat-
tements qu'ont les coeurs des pigeons fatigués
ou effrayés :
— Écoute, lui dit-il, tu n'es pas raisonnable de
te harasser ainsi ; tu prends sans cesse pour
toi la grosse part de la peine, tu me tais rester
ici tranquille à garder les petits. Nous serons
bien avancés, tous, quand tu te seras rendue
malade; il y aura un bon pourvoyeur de moins
à
et sa place le chagrin de te voir souffrir. Vo-
il fait très chaud en ce moment, les en-
yons,
fants sommeillent, va prendre un bon bain
sous le bosquet du ruisseau et ensuite repose-
toi une bonne heure sur les branches de ce bel
aulne dont tu aimes tant le feuillage luisant
et les bourgeons couverts d'une gomme odo-
rante.
—Mais, dit Colombine.
—Pas de mais, je le veux! reprit Colombin
en faisant son grand oeil.
Colombine, obéissant plus à la bonté de
Colombin qu'à son grand oeil, jeta un regard
maternel sur les petits dormeurs, déploya ses
ailes blanches, et décrivant dans les airs une
belle courbe tournante, elle descendit légère —
jusqu'au bord du ruisseau.
C'était certes une bonne idée que celle de
Colombin, car le dessous du bosquet était en ce
moment une sorte de petit paradis.
Le chèvrefeuille, les ronces, les églantiers,
les aspérules, les clochettes blanches et bleues
s'entrelaçaient en voûte, mêlaient leurs par-
fums et leurs couleurs, allaient des uns aux
autres en guirlandes mêlées ou pendaient çà
et là jusqu'à tremper dans l'eau.
Par un heureux hasard, une pierre s'était
trouvée en travers du ruisseau du côté du bas,
ou à l'aval de la voûte; elle avait arrêté un bâ-
ton flottant qui, forcé de pivoter, touchait par
ses bouts aux deux rives et complétait le bar-
rage. Les écorces détachées des saules, des
peupliers ou des aulnes, les feuilles tombées,
les pailles errantes, arrivaient là, tournoyaient
un instant dans les petits remous, et terminant
enfin leur course vagabonde, s'unissaient aux
brins déjà fixés pour consolider la digue.
Le ruisseau s'était donc élargi en amont : il
avait élevé lentement son niveau ; maintenant il
passait par-dessus la digue, retombait de l'autre
côté dans un petit abîme et taisait, en s'échap-
pant à travers les cailloux polis, un murmure
qui invitait à la rêverie cl abord et bientôt au
sommeil.
Sous la voûte odorante et fraîches était ainsi
formé un lac dont les eaux claires, unies, lais-
sant voir le sable et réfléchissant paisiblement
les accidents capricieux de la voûte, dormaient
doucement clans une demi-obscurité.
De temps en temps seulement un souffle
passager agitait les feuillages; alors les ra-
meaux pendants plissaient en rond cette
surface tranquille, et le soleil, se glissant à
travers les écartements, semait soudain le
fond de l'eau d'ovales lumineux, ou bien fai-
sait étinceler toutes les rides de l'onde.
Aussitôt posée, la colombe pénétra dans
cette grotte fleurie avec la démarche preste des
pigeons, à petits pas précipités. Elle avança
jusqu'au bord de l'eau et, se croyant bien à
l'abri, voulut profiter complètement de la fraî-
cheur.
D'abord elle se désaltéra au fil de l'eau lim¬
pide : non pas en se redressant à chaque goutte,
ainsi qu'un ressort tendu, comme font les
poulets ou la plupart des oiseaux, mais en bu-
vant tranquillement, le corps incliné en avant,
comme boivent les pigeons.
Ensuite vint la toilette de madame.
C'eût été un plaisir de la voir plonger alors
jusqu'à la poitrine pour aussitôt relever vive-
ment la tête afin d'entraîner le plus d'eau
qu'elle pouvait : s'en inonder ainsi le dos et
les ailes, puis rebrousser toutes ses plumes et
de son bec humide, tordant au besoin son cou
avec une souplesse charmante, y fouiller ac-
tivement, les nettoyer une à une, les mettre
chacune à sa place, les lisser, détacher celles
qui étaient rompues et les livrer au courant,
où elles flottaient au moindre souffle comme
de petites galères.
De temps en temps elle se secouait par un
frissonnement général, faisant ainsi, autour de
soi, un véritable globe de pluie qui retombait
en gerbes perlées; enfin elle étalait sa queue
blanche, de biais à droite, de biais à gauche,
et, se dressant de toute sa hauteur, elle battait
des ailes pour le plaisir de faire du vent ou
pour le plaisir de battre des ailes.
Or, tout en se délassant et se délectant de la
sorte, il lui sembla qu'en un point de la surface
de l'eau se faisait une petite agitation. Les oi-
seaux ont la vue perçante à un degré qu'il
nous est impossible de comprendre, car en
comparaison de leurs yeux les nôtres sont
presque aveugles ; aussi, bien que cette agitation
se produisit dans un coin très obscur, la co-
lombe n'eut qu'à jeter un regard pour aper-
cevoir distinctement une malheureuse fourmi
qui se débattait dans un tourbillon sans en
pouvoir sortir.
Les six pattes avaient beau travailler avec
l'activité de la terreur : minces comme elles
étaient, l'eau les laissait passer sans leur ré-
sister. Pauvre bestiole ! C'était pitié de la voir
s'épuiser en efforts inutiles. Malgré son éner-
gie désespérée, elle obéissait aux rapides cou-
rants du tourbillon, tournait avec eux à en
avoir le vertige, et buvait, buvait à ne plus res¬
pirer ; qu'un instant fût perdu encore, et elle ne
pouvait qu'être entraînée vers le fond de l'en-
tonnoir; là, c'en était fait : emportée dans les
profondeurs du ruisseau, submergée, elle
devait mourir misérablement noyée.
Ce qui peut-être augmentait encore son
angoisse, c'est que, toutes les fois que le tour-
billonnement la ramenait du côté de la co-
lombe, elle apercevait là, presque à toucher,
une créature vivante, secourable, la Colombe,
qui pouvait la sauver et qui, d'abord, ne la
voyait pas.
Que ne criait-elle ? me direz-vous sans
—
doute. Hélas! les insectes sont muets, semble-
t-il, ainsi que les poissons, et les bruits que
quelques espèces font entendre, bien que très
aigus parfois, sont produits par des plissements
ou des froissements de certaines parties de
leur corps, comme nous pourrions faire en
froissant ou agitant une feuille de parchemin
très sec. La fourmi précisément n'est point
pourvue comme les mouches, les grillons ou les
cigales : c'est un insecte tout à fait muet, du
moins pour nos oreilles; d'ailleurs, qu'aurait-
elle fait d'un appareil à bruit? Pour résonner
il faut que cet appareil ne soit pas ramolli par
l'humidité ; or, dans sa situation, la fourmi eût
été trempée, détrempée jusqu'aux os... si elle
avait eu des os.
Découragée, tout à fait désespérée, préférant
enfin une mort prompte à une plus longue
agonie, la malheureuse allait croiser ses pattes
et s'abandonner elle-même, lorsque Colombine
l'aperçut.
Le coeur compatissant de l'oiseau tressaillit
à l'aspect du danger qui menaçait, je ne di-
rai pas son semblable, mais un être vivant,
ayant peut-être aussi une petite famille, sen-
tant d'ailleurs comme la colombe et souffrant
beaucoup à cette heure. Vite, elle saisit du bec
une longue paille, la tend à la fourmi comme
l'on fait d'une perche à une personne qui se
noie; d'instinct la moribonde s'y cramponne,
y trouve un pont de salut, et Colombine, cette
fois tressaillant d'aise, dépose doucement le
pont et la sauvée sur le sable ferme du bord.
Ah ! quel dommage que la fourmi n'ait pas
su parler! Comme elle eût relevé l'honneur
de sa race, si gravement compromis par la du-
reté de la fourmi d'une autre république en-
vers une pauvre cigale! Car on devinait dans
ses yeux reconnaissants une partie de ce
qu'elle eût voulu exprimer de la voix : mais le
soulagement de traduire sa gratitude par la
parole lui était refusé; ce fut donc en son
coeur seulement qu'elle pouvait dire:
«Ah serai-je assez heureuse pour rendre un
!
1. C'est pour cela qu'en Espagne les descendants des plus an-
ciennes familles sont appelés Hidalgos ; la première syllabe, hi,
n'étant que le commencement du mot hijo, qui veut dire fils, Ils se-
raient donc fils des Goths.
cences de l'Alhambra, palais et forteresse des
anciens rois Maures.
Voilà pour les traces qu'ils ont laissées dans
les arts ; mais c'est bien autre chose quand on
se demande s'ils savaient joindre des talents
utiles au goût qu'ils possédaient pour les for-
mes extérieures des choses. On se trouve alors
obligé d'avouer qu'ils ont été les bienfaiteurs
du pays.
Dans cette contrée brûlée par le soleil, où
des vallées desséchées se croisent entre d'arides
montagnes, l'eau est la condition principale
de la richesse ; elle est môme une condition de
vie. Aussi l'observateur éprouve-t-il une sorte
de jouissance charitable à reconnaître l'intelli-
gence et le soin qui ont présidé partout à la
recherche, à la captation des eaux, à leur
conduite, à leur distribution, à l'utilisation
économique de leur moindre filet.
Grâce à tout cela, la fertilité règne dans les
vallons où s'étendrait, sans tout cela, une sté-
rilité désolante, et tout cela c'est l'oeuvre des
Arabes; leurs successeurs, les Espagnols d'au¬
jourd'hui, n'ont eu qu'à entretenir soigneuse-
ment les travaux exécutés par ces Arabes-là,
ou à les imiter.
Remarquez que nous disons « leurs succes-
seurs », car après sept ou huit cents ans de sé-
jour, au milieu du XV° siècle, Ferdinand le
Catholique, roi d'Aragon, et sa femme Isabelle,
reine de Castille, les chassèrent définitivement
d'Espagne, et l'invasion africaine retourna en
Afrique moins glorieusement qu'elle n'en était
venue.
Mais à cette époque, le nord de ce continent
était extrêmement peuplé; les nouveaux dé-
barqués trouvèrent donc les places prises, et un
peuple ne s'introduit pas dans un autre comme
de l'eau dans une éponge. Il fallut donc aller
s'établir plus au sud, au delà des parties fer-
tiles, sur les confins du désert, dans le désert
lui-même, c'est-à-dire dans les grandes et petites
oasis qui se présentent comme des îles habita-
bles au milieu d'une mer aride.
Il est ainsi très probable qu'une partie de
l'émigration alla peupler ou habiter le Kordo¬
fan, le Bornou, le Darfour, y important une
partie des trésors qu'elle rapportait d'Europe,
par conséquent de la célébré Cordoue ; et, il y
a quelques années, le docteur Barth, dans son
célèbre voyage à Tombouctou, a été reçu pré-
cisément au centre du Sahara par un vénéra-
ble savant de cette nation qui, là, dans une
petite oasis, au milieu des sables brûlants, pos-
sédait une admirable bibliothèque, l'un des
restes, peut-être, de la bibliothèque d'Alexan-
drie !...
Eh bien c'était sans doute chez un Arabe
!
Et il se mit à réfléchir.
Le souvenir lui vint alors du succès que ses
discours avaient eu auprès des gypaëtes ainsi
que des condors, et de l'effet qu'ils produisaient
sur les femmes de son oasis natale. Pourquoi,
plutôt que de mourir de faim ou d'un coup de
griffes, n'essayerait-il pas sur cette reine les
phrases qui plaisaient tant, paraît-il, à d'autres
souveraines, et qui n'avaient pas déplu à de
simples mortelles?
Qu'avait-il à craindre, du reste, perché
comme il était? Il essuya donc bien les côtés
de son bec à l'écorce du palmier, humecta son
palais avec sa grosse langue charnue et, pre-
nant une voix de circonstance, c'est-à-dire un
ton à la fois gracieux et réservé, il commença
ainsi :
O Reine ! astre brillant du Ciel, de la
—
Terre et des Mers !
le Roi.
Strangulifex regarda la porte.
—Donc il faut apaiser le ciel ou l'enfer.
C'est juste! c'est juste! dit-on de toutes
—
parts.
—Or il doit y avoir parmi nous quelque
grand coupable.
Oui ! nous portons tous la peine de son
crime, et nous la porterons juqu'à ce que le
criminel soit connu, jusqu'à ce qu'il ait con-
fessé son sacrilège, car un sacrilège a été
commis, jusqu'à ce que, par sa mort, il ait
expié son forfait et les tourments qu'il nous a
causés.
—Bon ! dit le Roi, mais alors, que faire?
—Sire il faut envoyer à toutes les bêtes qui
!
verain !
—Attendez!
—Ensuite une écharpe de même couleur et
semée de paillettes partira de derrière la toque,
fera trois fois le tour du ventre et, passant
entre les jambes de derrière, elle tournera en
spirale autour de la queue pour se terminer au
bout de celle-ci par une cascade de franges qui
porteront des grelots, lesquels grelots seront
tenus de grelotter l'accord parfait.
—Oh Sire !
— Attendez !
—Enfin, de même que j'exige que sur mon
passage chacun s'écrie avec amour : vive le
Lion! et tombe, par entraînement de coeur, les
genoux et le nez dans la poudre : de même
veux-je que chacun s'arrête avec respect pour
vous voir passer, ne vous regarde en face
que les yeux baissés, et s'écrie du fond de
l'âme : vive le Léontibasileufourbirusachopis-
tache !
—Votre Majesté !... mon souverain ! l'émo-
tion me suffoque à peine si je retrouve assez
!
d'ici là-bas !
La même chose se passait, il y a moins de
quinze ans, quand on voulait aller du Havre
à Calcutta, en Chine ou au Japon. C'était le
tour de l'Afrique qu'il fallait faire par le cap
de Bonne-Espérance ; examinez un peu cela.
A présent, grâce à M. de Lesseps et aux ingé-
nieurs français, on passe, par le nouveau ca-
nal, directement de la Méditerranée dans la
mer Rouge : en moins d'un jour l'Afrique est
tournée !
fallait-il prendre ?
L'Institut se renseigna.
Il y avait à cette époque d'innombrables
baleines, elles habitaient toutes les mers.
Ainsi nos pêcheurs baleiniers de Nantes ou
du Havre leur donnaient jadis la chasse dans
le golfe de Gascogne. Bientôt, soit qu'elles
eussent été détruites, soit qu'elles fussent
effarouchées, il fallut les aller chercher
aux environs des îles Açores, ensuite plus
loin encore, sur les bancs du Brésil, plus
tard on ne les trouva plus qu'au delà du cap
Horn, entre l'Amérique du Sud et la Nouvelle-
Zélande, enfin on se vit forcé d'aller les re-
lancer dans les parages du Kamtchatka,
dans le nord-ouest de l'Amérique, ou le
noroi, comme disent les marins. Là, on
trouva pendant quelques temps des baleines
énormes, des baleines qui n'ayant jamais été
troublées, avaient sans doute atteint un
grand âge. Aujourd'hui les baleines du noroi
ont elles-mêmes à peu près disparu, et cela se
conçoit. Cet animal étant un cétacé n'est pas
poisson. Gomme chez le hareng ou la merlue,
la femelle ne pond pas trente mille oeufs et
plus qui feront trente mille petits d'une même
mère, lesquels à leur tour auront ensemble,
si la moitié sont des femelles, quinze mille fois
trente mille ou quatre cent cinquante millions
d'enfants ! Bien loin de là, c'est un être à ma-
melles, un mammifère, qui ne porte jamais
qu'un seul petit à la fois et le porte pendant
douze mois.
Lorsque arrive le moment de mettre bas, la
mère se réfugie dans une baie enfoncée à
plages silencieuses, peu inclinées, où elle
puisse se remiser presque à sec à marée basse,
flotter à mer haute et déposer sûrement son
baleinot qui a besoin, comme elle, de respi¬
rer à l'air. Elle compte lui donner là le pre-
mier allaitement, le faire jouer autour d'elle
dans une mer peu profonde, lui procurer sans
danger les premières expériences de la vie qui
l'attend. Mais qu'arrive-t-il ? l'homme (quand
j'y pense je suis tenté de sourire à tout ce que
l'on dit de la férocité du tigre) l'homme, qui
est plus intelligent que le tigre et cependant
moins doux que l'agneau, l'homme a facile-
ment découvert ces moeurs de la mère baleine :
aussi, non content de la capturer au large, il
va l'attendre à ce qu'il appelle la saison des
baies, et, du même coup, détruit la mère et
l'enfant. D'aujourd'hui à un petit nombre
d'années, la baleine aura donc disparu comme
ont déjà disparu et comme disparaîtront tous
les grands animaux qui ne font qu'un petit à
la fois, qui le portent longtemps, et auxquels
tous les hommes donnent la chasse.
Si nous n'étions pas pressés, je vous racon-
terais la pèche à ce monstrueux mais inof-
fensif cétacé qui n'a ni dents ni griffes, ainsi
que la pêche au cachalot qui, lui, possède une
mâchoire énorme armée de dents proportion-
nées. La chose en vaudrait la peine. Je vous
dirais la manière de les dévider à la mer
comme si leur lard était le fil qui recouvrirait
un colossal fuseau ; comment on détache la
tête de la baleine pour avoir ses fanons, c'est-
à-dire la matière que tout le monde appelle
baleine; et comment on descend dans celle du
cachalot ainsi que dans une citerne, pour y
puiser à pleins seaux la liqueur transparente
appelée spermaceti, qui entrait dans la compo-
sition des bougies. Est-ce assez singulier qu'on
allât chercher dans l'océan Pacifique la cer-
velle coulante d'un monstre marin pour nous
donner ici de la lumière ! Oui, la chose en
vaudrait la peine, mais nous n'avons pas une
minute à nous ; nos bêtes ont encore trois
mille six cents lieues à faire jusqu'au lac
Nyanza, et cependant, voilà longtemps
qu'elles sont parties.
Afin de bien s'orienter et pour ne pas ex-
poser la troupe à des lieues inutiles, notre
Institut d'ours et de bisons ne crut pou¬
voir mieux faire que de consulter les plus
vieilles baleines du noroi. Dans leurs nom-
breuses et rapides pérégrinations elles avaient
plusieurs fois exploré le littoral depuis le dé-
troit de Behring jusqu'à la mer de Kara par
le nord, et jusqu'à l'isthme de Suez par le sud;
aussi, après cette consultation, aurait-on pu
dessiner le contour des côtes, y marquer les
embouchures des fleuves, placer les îles voi-
sines, signaler tous les dangers, indiquer les
courants, en un mot faire l'hydrographie de
cet immense périmètre maritime, si largement
découpé dans sa partie méridionale.
Mais non contents de ces importantes no-
tions, prévoyant d'ailleurs qu'ils auraient plus
à faire en terre ferme qu'au bord des plages
et des falaises, l'Institut recourut encore
et surtout aux connaissances géographiques
des oiseaux à grand vol. Ce que les complai-
sants cétacés lui avaient appris sur les pa-
rages qui confinent aux différentes mers se
trouva ainsi complété par les descriptions
sur l'Asie intérieure que firent les faucons,
les aigles, les gigantesques vautours, et l'as-
semblée savante tira de tout cela des conclu-
sions générales que nous pouvons résumer
ainsi :
Tandis que le relief de l'Europe peut être
considéré à un premier coup d'oeil comme
un toit à deux pentes principales, dont l'arête
serait dirigée à peu près du nord-est au sud-
ouest, de telle sorte que les eaux se partagent
dans une certaine égalité entre le versant du
nord-ouest et celui du sud-est ; tandis que
l'Amérique présente aussi dans toute sa lon-
gueur une arête encore plus évidente d'où
partent deux versants très inégaux, l'un étroit
du côté du Pacifique, l'autre très développé
vers l'Atlantique ; enfin, tandis que la Nou-
velle-Hollande, comme l'indique son nom 1,
est un pays plus creux au centre que sur les
bords, l'Asie, au contraire, plus semblable
à l'Afrique, apparut aux animaux savants
comme une vaste terre plus haute à son
l'aridité
!
toutes parts.
—Les homards ? eh bien, l'animal appelé
homme les met vivants dans l'eau froide
d'une marmite, et posant le tout sur le feu,
sans se soucier des angoisses de l'être qui se
débat, il fait chauffer l'eau peu à peu, jusqu'à
ébullition, suffoque ainsi peu à peu celui qui
ne lui a jamais causé le moindre mal et le
mange quand il est devenu écarlate.
—Non, non! — hurla un ours blanc, —
nous ne faisons jamais rien de pareil.
—Et l'anguille ? et le pigeon ? et le canard ?
s'écrièrent tumultueusement des voix au mi-
lieu de la masse agitée.
L'anguille ?... la bête féroce appelée
—
humaine, l'homme ! l'écorche d'abord vi-
vante ; comprenez-vous ? écorchée vivante !
Le pigeon ?... cette douce créature qui se fie
à lui, il l'étouffe froidement entre le pouce et
les deux doigts voisins, sans souci de le voir
renverser sa tête mourante et pendant qu'elle
le regarde les yeux suppliants Quant au ca-
!
arrivé de manger...
A ces mots, sur un regard du prince, la
fut prise d'un accès de toux vraiment
cour
extraordinaire, et ce fut au milieu des quintes
les plus discordantes que Sa Majesté put
ajouter :
—Le berger!
Personne, devait-on espérer, ne l'avait
entendu : le rhume général s'apaisa soudain
par enchantement, ce qui permit au roi de
poursuivre avec une componction tout à fait
attendrissante :
—Je me dévouerai donc, s'il le faut; mais
je pense qu'il est bon que chacun s'accuse
ainsi que moi ; car on doit souhaiter, selon
toute justice, que le plus coupable périsse.
Aussitôt Confucius réclama la parole. Le
prince Renard criait encore au Roi, aussi
bas que possible : Refusez ! refusez ! que déjà
l'éléphant était au centre de l'espace vide, et,
sans paraître s'inquiéter de la permission,
commençait ainsi :
—Je suis vraiment surpris que vous mêliez
les dieux à cette affaire. Le grand homme
dont je m'honore de porter le nom a dit ce-
pendant : Le sage ne parle pas volontiers des
esprits célestes, parce qu'il n'a pas été donné à
son intelligence d'atteindre jusqu'il eux. Pour-
quoi donc en parlez-vous ? D'ailleurs, comment
pouvez-vous supposer que la suprême puis-
sance, qui doit être justice et bonté, fasse payer
à tous les quadrupèdes de l'univers le crime
qu'un seul aurait commis? Enfin, puisqu'elle
sait tout, qu'a-t-elle besoin que vous lui ap-
preniez le nom du coupable? En vérité, ani-
maux et bêtes que nous sommes, donnerons-
nous ainsi aux hommes le droit d'appliquer
notre nom à tous ceux d'entre eux dont la
cervelle est stupide. Non non cherchons
! !
Pages.
AVANT-PROPOS 1
FIN DE LA TABLE.
LE DOCTEUR AU VILLAGE
ENTRETIENS FAMILIERS
SUR LA
GÉOGRAPHIE INDUSTRIELLE DE LA FRANCE