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18 mai 1981

étienne balibar

marx, le joker
ou le tiers inclus*

Argument
Ce tiers, qu'on ne peut plus exclure (même à titre de spectre... seule­
ment l'exorciser !), c’est bien entendu la « politique prolétarienne »,
dont il j- 'agit ici une fois de plus de demander si Marx en a form ulé le
concept, et comment. Prenant place, hypothétiquement, dans l'entre­
deux de la « Société » et de « l'État » (ou si l ’on veut, de « l'autogestion »
et de / ’« autonomie du politique »), on ne saurait dire qu 'il les dépasse.
Bien plutôt il en dérange le classique face à face, montrant que leur
opposition n 'est que la figure en miroir d'une même illusion de totalisa­
tion et de normalisation des rapports sociaux. Ce qu 'il fait alors surgir,
plutôt à titre de problème qu 'à titre de théorie, c 'est l'instance d'un réel

* Les notes qui suivent reproduisent la deuxième et la troisième partie


de l’exposé que j’ai présenté le 18 mai 1981. Je remercie Lacoue-
Labarthe et Nancy d ’avoir voulu inclure cet exposé dans le recueil qu’ils
publient, malgré son excessive longueur. Pour le ramener à des dimen­
sions raisonnables, je préière, non pas résumer tout l’ensemble, comme
s’il s’agissait d ’un tout délivrant des conclusions séparables, mais suppri­
mer purement et simplement la première partie. Celle-ci reprenait, cava­
lièrement, l’histoire du concept de la « dictature du prolétariat » de Marx

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qu 'aucune philosophie politique n 'a jamais pu inclure — qu ’on
l ’appelle position de classe, antagonisme inconciliable ou dictature du
prolétariat — et qui, probablement, résisté à toute constitution. après
Marx, d ’une philosophie politique, de quelque bord qu ’elle se réclame
(pour ne rien dire d'une « science politique »).
La question de ce qu ’i l y a de spécifique dans le rapport théorique de
à Staline, Gramsci et Mao1. Il s'agissait, à travers ces figures successives,
de montrer la reproduction élargie d ’un même cercle : cercle dans lequel
se sont trouvés englobés des mouvements historiques de masse, des for­
mes de pratique politique de plus en plus nombreux et hétérogènes ; cer­
cle théorique dans lequel finalement se font face, en une étonnante
symétrie formelle, la théorisation de Staline et celle de Gramsci. Dans les
deux cas le parti apparaît comme un centre organisateur, au sens d ’un
organisme en développement. Mais dans un cas, c’est par rapport à
l’Etat, dans l’autre par rapport à la société civile. C’est pourquoi dans un
cas le processus d ’organisation s’appelle « socialisation » de l’État (chez
Staline : dépassement de l’État de dictature du prolétariat), et dans
l’autre il s’appelle « devenir État » de la société (chez Gramsci : dépasse­
ment du corporatisme). Dans cette reconstitution antithétique du couple
État/ Société, la possibilité d ’un troisième terme, ou d ’un troisième lieu
de définition pour la « politique prolétarienne », qui avait été aperçue en
cours de route, qui s’était même cristallisée sous la forme du « gouverne­
ment des producteurs » (Marx) ou de la « société de transition » (Lénine),
a été de nouveau perdue. Comme si elle n ’avait pu, non seulement se sta­
biliser, mais surtout accrocher véritablement sa théorie à sa pratique.
Ainsi, d ’extension en extension, le problème de la dictature du proléta­
riat, d ’abord relatif à un concept localisé, sinon marginal, dans la théorie
(celui d ’une « stratégie » révolutionnaire particulière), finit par entrer en
communication avec tous les problèmes importants du marxisme, où il
représente par excellence l’alternative à toute problématique contrac­
tuelle2. Si bien que, lorsque la « crise » de ce concept s'ouvre dans les
faits, comme c’est le cas aujourd’hui, elle coïncide inévitablement avec
une « crise du marxisme » comme tel, sans commune mesure avec ce qui
a été désigné ainsi dans le passé, ou le récapitulant et le concentrant sur le
point le plus sensible.
Le même problème, pris sous un autre angle, fait l’objet des deux
développements que je reproduis ici, en leur conservant le caractère
d ’inachèvement propre à un travail de séminaire.
1. On trouvera, si on le souhaite, l’essentiel de cette présentation dans
l’article Dictature du prolétariat que j’ai rédigé pour le vocabulaire criti­
que du marxisme, à paraître en 1982 aux PUF sous la direction de Geor­
ges Labrica.
2. Il n ’existe, à ma connaissance, aucune histoire critique satisfaisante
des chassés-croisés auxquels on assiste, dans la pensée démocratique, puis
socialiste, entre ces deux « objets » théoriques conjugués : le « contrat
social » et la « dictature révolutionnaire », et leurs métamorphoses.

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Marx à la politique étant ainsi posée, il ne peut s ’agir, on le devine, d'y
apporter une réponse faussement complété. Mais seulement de proposer
à la disçussion un trajet, parmi d'autres, de (re)lectures et d'analyses his­
toriques recoupant, autant que possible, les problèmes auxquels il me
semble que se trouve inévitablement confronté quiconque, aujourd'hui,
tente de penser et d'agir politiquement dans le marxisme. C’est-à-dire à
ses * limites ».
Par marxisme j'entends une formation idéologique pratico-théorique
dont l'histoire et l ’a ctualité sont telles que, pour l'instant du moins, le
discours quelle suscite n'a toujours pas acquis l ’innocuité relative de
celui que nous pouvons tenir sur Kant ou sur Hegel : il n 'est pas seule­
ment matière à interprétation, mais à prise de parti et donc à transforma­
tion. On peut espérer cependant que cela n 'oblige pas pour autant à
choisir entre la digestion académique et le terrorisme intellectuel de
l'argument par les conséquences !
j ’entends également que cette histoire et cette actualité — même si on
ne peut faire mieux ici que de les évoquer allusivement — peuvent nous
aider à élucider la nature des contraintes objectives à la connaissance que
représentent les principaux concepts de la « théorie politique » chez Marx
et quelques-uns de ses successeurs : le primat de la lutte des classes, l ’idée
que la véritable « politique » de la bourgeoisie comme classe dominante
est son « économie », le « perfectionnement de l ’appareil d ’Etat », la
nécessité historique de la transition révolutionnaire, etc. Dès lors que ces
concepts analytiques ou pragmatiques n 'ont jamais pu, ni acquérir une
définition univoque, ni a fortiori se constituer en système, ce qui ne
signifie pas tant s ’en faut qu ’ils manquent de toute rigueur, on proposera
de considérer que cette contrainte n ’est pas de l ’ordre de l ’anticipation
mais de l ’ordre de la contradiction : le marxisme subsiste comme tel aussi
longtemps qu 'il est facteur de crise dans les rapports de la théorie et de la
pratique. Mais ceci implique inévitablement l ’e ffet en retour de sa propre
crise interne. Elle se concentre, par excellence, dans le rapport de trois
concepts « topiques » (selon l ’expression reprise par Althusser) : masses,
parti, idéologie. Penser, ou plutôt analyser Vhistoire des partis de masses
et les effets politiques de leur idéologie (mieux : de leur position dans les
rapports idéologiques), c’est débloquer la « crise du marxisme ». C'est
aussi, selon toute probabilité, sortir du marxisme.
A moins que Marx, ce joker, ne trouve encore à se glisser dans notre
main 3 ?
3. J ’appelle Marx un joker parce que, s’il n ’est à peu près aucun de ses
concepts « politiques » qui n ’ait été tiré du jeu des philosophes qui le
précèdent, il faut bien admettre qu’après en avoir battu et redistribué les
cartes, il en a fait surgir une donne qui a rendu la philosophie insaisissa­
ble pour elle-même, et qui lui a donné au contraire quelque prise sur

137
u n î c ^ mP
b ib u o teca central
État ou politique : le « Machiavel du prolétariat » ?
Je ne veux pas me livrer ici, une fois de plus, à l’examen
général du rapport entre Hegel et Marx, dont le détail
importe beaucoup plus que la figure d ’ensemble, qu’elle
soit ou non intelligible comme « renversement » ou comme
« coupure », etc., puisque Marx, en fait, ne cesse jamais de
penser dans les mots de Hegel, et pourtant à côté de sa pro­
blématique. D ’un autre côté cette confrontation classique
est inévitable, puisqu’il s’agit d ’examiner l’articulation
entre trois termes qui empiètent l’un sur l’autre, politique,
Etat et histoire (ou philosophie de l’histoire), après que
Hegel en eut réglé les rapports d ’une façon dont tout le tra­
vail de Marx a été tributaire. Ce qui veut dire que le travail
de Marx apparaît pour une part comme une tendance qui
s’éloigne de Hegel et qui le contredit, non pas en posant
d ’emblée une alternative extérieure, mais sur le mode de la
subversion et du détournement de ses énoncés. Je laisse ici
complètement de côté la question de savoir si, ce faisant,
Marx n ’est pas amené à recouper une tendance qui, chez
Hegel lui-même, serait subversive de son propre système.
Ou, pour le dire en d ’autres termes et faire allusion à des tra­
vaux récents qui me paraissent fondamentaux (G. Lebrun,
J. Derrida, L. Althusser), si « Hegel » n ’est pas en réalité à la
fois l’auteur d ’une philosophie de l’histoire qui peut passer
pour la construction dogmatique la plus achevée, et l’orga­
nisateur de la subversion critique de toute philosophie de
l’histoire, pour autant qu’elle repose sur des représentations
« finalistes » du progrès (et plus profondément sur des repré­
sentations mécanistes-finalistes du temps). En ce sens, le
Hegel auquel je me réfère ici est toujours le Hegel « dogma­
tique », pour ne pas dire « métaphysique ».
Il semble bien que ce soit Croce qui, le premier (dans
Matérialisme historique et économie marxiste, trad. fr.
p. 179), ait eu l’idée de présenter Marx comme « le Machia-
elle. Je ne crois pas contredire ainsi la distinction critique proposée par F.
Gadet et M. Pêcheux entre le Joke et le Witz (La langue introuvable,
Maspero 1981, p. 211 et suiv.). Au reste, Marx, ce polémiste inexorable,
cet anxieux jusqu’à l’obsession, a toujours parfaitement manqué du sens
du Witz (malgré ses « origines »...)

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vel du prolétariat » (peut-être pour faire pièce à ceux qui,
alors, sollicitant certaines formules d ’Engels, le présentaient
plutôt comme « le Darwin du prolétariat », ou « du socia­
lisme »). De là, cette idée est passée à Sorel, et d ’autre part à
Gramsci. Et, plus récemment, elle a été abondamment
reprise par Althusser, tantôt explicitement, tantôt au travers
de tout un réseau d ’allusions et de transpositions des thèses
de Marx ou de Lénine dans les mots mêmes de Machiavel. Or
il me semble que certes cette insistance n ’est pas de hasard,
mais aussi qu’elle recouvre un véritable renversement de
positions. Au départ, ce rapprochement sert à confirmer la
proximité de Marx et de Hegel dans leur façon d ’articuler
politique et histoire. A l’arrivée, surtout chez Althusser, il
sert à les éloigner au maximum. On verra que, dans le cas de
Gramsci, il produit à cet égard une oscillation très
caractéristique4.
On peut discuter de la fidélité des lectures hégéliennes de
Croce. Ce qui me paraît assez clair, c’est que l’expression de
« Machiavel du prolétariat » se réfère implicitement à la
figure que représente « Machiavel » dans l’exposition hégé­
lienne de la formation de l’État moderne. Croce veut mettre
en relief trois points : 1. que Marx, comme Machiavel, est
un théoricien avant tout politique, dont la réflexion s’exerce
sur des rapports de force en vue de s’y insérer par l’action, et
non pas un économiste ou un sociologue cherchant à consti­
tuer pour elle-même, de façon positiviste, une science « abs­
traite » des rapports sociaux, d ’où on pourrait déduire, après
coup, une application concrète ; 2. que, en conséquence, la
théorie chez Marx est d ’entrée de jeu soumise au primat de
la politique, à entendre ici comme détermination d ’une
« volonté » concrète, recherche des moyens de réaliser une
certaine fin (révolutionnaire) dans les contradictions du
réel ; 3- que la place occupée chez Machiavel par le pro­
blème de la formation d ’un État national italien est occupée
chez Marx par le problème du socialisme : dans les deux cas
on aurait affaire à un mouvement réel ou à une nécessité his­
4. Je ne peux mesurer ici en quelques mots ce que les suggestions qui
suivent doivent aux cours sur Machiavel donnés par Althusser à l’ENS,
notamment en 1972.

139
torique avec laquelle il s’agit de coïncider pratiquement. A
ceci près que Machiavel est, en définitive, lui-même ce
« prophète désarmé » sur qui il ironise, tandis que Marx
aurait trouvé dans le mouvement ouvrier organisé de son
temps l’arme révolutionnaire dont il avait besoin. C’est
pourquoi Croce, et après lui Sorel5, expliquent que le réa­
lisme de Marx est, pour une part au moins, conforme à son
concept, tandis que celui de Machiavel est, paradoxalement,
inopérant.
Gramsci a fait un pas de plus dans cette interprétation en
définissant, symétriquement, le Prince de Machiavel comme
un « manifeste utopique révolutionnaire », et le parti prolé­
tarien marxiste, ou plutôt léniniste, comme un « prince
moderne », c’est-à-dire en somme comme un nouveau
« prince nouveau » qui, à la différence du premier, aurait
trouvé dans les conditions du capitalisme moderne la
« matière » nécessaire à la réalisation de sa « forme »... Mais
ce qui est frappant ici, c’est de voir Gramsci, engagé dans
une entreprise de critique de l'économisme des IIe et IIIe
Internationales, destinée à rétablir ce qui est pour lui
l’essence du marxisme (la philosophie de la praxis, la « poli­
tique comme science autonome »), déplacer et démarquer
en fait le couple forgé par Engels du « socialisme utopique »
et du « socialisme scientifique », en en faisant le couple de la
politique utopique et de la politique scientifique (ou réa­
liste). Or le critère principal avancé par Engels pour expli­
quer cette transformation de l’utopie en science consistait
justement à montrer que les objectifs traditionnels du socia­
lisme (par exemple : passer du « gouvernement des hommes
à l’administration des choses », ou abolir l’État politique)
qui, chez les utopistes sont un vœu pieux privé des moyens
de sa réalisation, deviennent avec Marx les conséquences
nécessaires de « lois d ’évolution » économiques scientifique­
ment démontrées. Et d ’autre part, il est très clair à la lecture
du texte d ’Engels que la notion même d 'utopisme dont il se
sert est complètement déterminée par la conception hégé­
lienne du rôle révolutionnaire des « grands hommes » qul
5. Cf. Société française de philosophie , séance du 20 mars 1902 'Ie
dois cette référence à Thierry Paquot).

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anticipent inconsciemment, en actes, sur la nécessité
historique.
En somme, d ’un côté l’identification de Marx à Machia­
vel, ou du parti léniniste à Machiavel ayant « enfin trouvé »
la matière de son concept, est en contradiction pure et sim­
ple avec la définition engelsienne du matérialisme histori­
que. Mais de l’autre, elles renvoient l’une et l’autre à un
« modèle » hégélien que je caractériserai schématiquement
en disant que le rapport de la théorie à la pratique (ou de la
volonté à ses conditions) y est représenté par la figure du
décalage temporel : la distinction des deux, c’est à la fois
l’anticipation, l’action des grands hommes précédant son
concept, et le retard de la conscience (auquel Marx dans cer­
tains textes célèbres opposera 1’« accélération » de l’histoire,
sous l’action du parti révolutionnaire de masse. Mais,
comme l’a montré naguère Althusser, ce renversement obéit
à la même logique). Quant à leur unité ou à leur fusion,
c’est la simultanéité dans un même « esprit du temps », et
c’est aussi le retour de l’individu au sein d ’un peuple dont il
s’était momentanément distingué (le Zeitgeist est
Volksgeisth).
Où les choses deviennent intéressantes, c’est lorsque nous
remarquons que l’argumentation d ’Engels ne représente pas
seulement une façon de penser la rencontre nécessaire entre
la théorie marxiste et le mouvement ouvrier de son temps,
mais aussi une façon de substituer le socialisme ou plutôt le
communisme à l État de droit, dans la fonction et la place de
fin, de réalisation de la tendance historique ou, comme il le
dit avec Marx par ailleurs, de passage « de la préhistoire à
l’histoire », et « du règne de la nécessité au règne de la
liberté ». Opération essentiellement équivoque, puisqu’elle
peut signifier selon les contextes et les usages, soit la critique
de la définition de l’État comme la « fin de l’histoire » (réali­
sation de la liberté) et même, ce qui est encore plus intéres­
sant, la critique du motif même d ’une fin de l’histoire,
comme noyau d ’une idéologie essentiellement « étatique » ;
soit au contraire la transformation de l’État en une « admi­
6. Cf. L. Althusser, Lire Le Capital, I, « Esquisse du concept du temps
historique ».

141
nistration des choses », c’est-à-dire une instance rationnelle
de planification et de normalisation collective des rapports
sociaux : elle en dépouille les caractères « politiques » conçus
comme des formes de domination archaïques, mais pour en
libérer ce qu’il est arrivé à Marx d ’appeler (dans la Guerre
civile en France) les « fonctions légitimes » qui sont en même
temps des « fonctions sociales générales7 ». « Négation de
l’État » qui est son accomplissement, ou comme dit Derrida,
sa relève. Relever, par définition, n ’est pas abattre.
N ’oublions pas que la formule sur la substitution « de
l’administration des choses au gouvernement des hommes »
est d ’origine saint-simonienne, et qu’elle emporte avec elle
une définition du « politique » comme structure archaïque,
militaro-théologique, c’est-à-dire en dernière analyse féo­
dale. Elle implique par là même l’idée d ’un socialisme qui
serait tout simplement l’achèvement du processus par où la
société (la citoyenneté) bourgeoise se délivre de ses propres
survivances féodales. N ’oublions pas non plus que si Engels,
dans YAnti-Dühring, définit en termes explicitement hégé­
liens le communisme comme le non-État, Marx, au même
moment, dans la Critique du Programme de Gotha, pose le
problème sous la forme : « Quelle transformation subira
l’Etat dans une société communiste ? Autrement dit : quel­
les fonctions sociales s’y maintiendront analogues aux fonc­
tions actuelles de l’État ? Seule la science peut répondre à
cette question... »
Dans ces conditions, le déplacement critique opéré par
Gramsci au moyen de l’équation « Marx = Machiavel » (du
prolétariat) semble devoir rester prisonnière d ’équivoques
analogues. En substituant la politique à l’économique
comme instance de réalité, qui mesure les rapports de la
théorie à la pratique, s’agit-il d ’expliquer que la seule saisie
pertinente du marxisme est celle qui s’opère dans l'actualité
de la lutte des classes, sous ses différentes formes, dont
l’enveloppe générale peut être appelée la « politique » de
7. L’élément idéologique commun étant ce q u ’on peut appeler, a
l’anglo-saxonne, le « rationai central rule » (cf. Herman van Gunsteren,
The Quest for control, a critique of the rational-central-rule approach in
public affairs, J. Wiley, London 1976).
chaque temps, de même que Marx écrivait dans le Mani­
feste : « Toute lutte de classes est politique » ? Ou bien cela
signifie-t-il que, dès lors qu’on a coupé les ponts avec toute
interprétation anarchiste du communisme comme abolition
de l’État, il faut rejeter également le technocratisme et le
corporatisme honteux de 1’« administration des choses » et
conférer à l’État de l’avenir (État communiste ? État proléta­
rien ?) la pleine dimension politique d ’un État « éthique »,
c’est-à-dire d ’un État de droit, même si l’on précise qu’il
s’agit d ’un droit nouveau dégagé de sa dépendance par rap­
port aux formes économiques marchandes et salariales, bref
capitalistes ?

C’est ici qu’un bref regard sur la fonction remplie par le


moment machiavélien dans l’argumentation de Hegel peut
être éclairant.
« Machiavel », pour Hegel, c’est le moment de la transi­
tion. Il y a deux grands textes appartenant à deux périodes
tout à fait différentes de l’écriture hégélienne : l’un dans la
Constitution de ïAllemagne (1801), inédit, l’autre dans les
Leçons sur la philosophie de l'Histoire (1830 ?), posthume.
Le premier « neutralise » en quelque sorte la différence entre
monarchie absolue et république, dans un même concept
d 'Etat moderne constitué-constitutionnel, parce que son
objet principal est l’unité nationale (« L’Allemagne n ’est
plus un État, etc. »). Machiavel et Richelieu, dont la dualité
même reproduit par delà les Alpes l’écart théorie-pratique,
sont les représentants d’un comportement politique qui
combat l ’anarchie politique en retournant contre elle ses
propres armes, et transforme ainsi le peuple en État. Dans
les Leçons, le concept de transition change^ de sens : il ne
s’agit plus de la transition du non-État à l’Etat national en
général, mais du passage d ’un État à un autre État, du
régime féodal à la monarchie absolue, avant-dernière étape
d’une périodisation minutieuse destinée à faire de l’État de
droit l’aboutissement de l’histoire universelle (et, subsidiai-
tement, à réinscrire la Révolution française, avec son égalita­
risme de masse, dans les limites d ’une éthique réformée et
réformatrice, selon le grand mot d ’ordre de Hegel : pour la
143
Révolution, mais dans la Réforme). L’unité nationale n ’est
plus alors la fin essentielle, mais seulement un moment et
un moyen de ce processus. Dans les deux cas, cependant,
Hegel reprend une même idée qu’on peut schématiser de la
façon suivante : d ’abord il réfute les arguments du mora­
lisme antimachiavélien, qui repose à la fois sur la méconnais­
sance du politique et sur celle de la conjoncture historique :
« On ne guérit pas des membres gangrenés avec de l’eau de
lavande. » Ensuite il inscrit le machiavélisme dans le système
des moyens de réalisation d ’une norme éthique supérieure,
le devoir d ’État, qui permet seule, en retour, de dépasser
l’oscillation caractéristique de la moralité abstraite entre les
deux « natures » de l’homme, la bonne volonté et la
méchanceté naturelle8.
Pourquoi cette thématique intéresse-t-elle notre ques­
tion ? Parce qu’elle nous perm et de fixer une certaine con­
ception du rapport entre Etat et politique, dont le marxisme
a dû rouvrir tendanciellement la contradiction. Ce qui
frappe dans l’argumentation de Hegel, c’est que, dans la
mesure où il confère à son « Machiavel » une dignité éthique
du point de vue de l’État moderne, il doit le lire d ’une façon
très sélective et tendancieuse. Il s’agit pour Hegel de mon­
trer que la force (ou la contrainte) et même la violence sont
rétroactivement justifiées par la constitution de l’ordre juri­
dique auquel elles aboutissent : « Pour un Etat l’introduc­
tion de l’anarchie est le plus grand ou plutôt le seul crime ;
car tous les crimes dont l’État doit connaître conduisent à
cette extrémité, etc. » ( C.A., p. 137.) Donc la politique,
dans sa spécificité qui la distingue de la moralité, s’identifie
à la violence parce qu ’elle conduit à un résultat dans lequel
l’État aura le monopole de la violence légitime et le droit
absolu de réprimer le crime dans l’intérêt général. Or c’est
là, à bien y réfléchir, un argument très étonnant : à la fois il
juridise complètement la question de la politique, et surtout
il le fait de façon rétroactive, ce qui est, juridiquement,
disons scabreux. Ou si l’on veut il reproduit chez Hegel la
nécessité de faire en sorte que le droit se précédé lui-même,
sous la forme du fait, lorsqu’on veut assigner à l’État un fon­
8. Cf. aussi philosophie du droit, §§ 15 à 18.

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dement purement juridique et, par là même, inscrire toute
politique dans l’horizon du droit.
Mais, dans cette justification-juridisation rétroactive, il y a
un aspect essentiel de la politique machiavélienne qui est,
lui, totalement éliminé. Chez Machiavel la politique n ’est
pas du tout uniquement de l’ordre de la violence, de la con­
trainte. Comme on sait, le « prince » doit être à la fois lion et
renard. A côté de la violence il y a la ruse et la dissimulation.
Ce deuxième aspect est essentiel : en fait il l’est plus que le
premier, et il doit toujours le surdéterminer, puisqu’il per­
met seul d ’aboutir à l'oubli des origines de l’État sans lequel
il n ’y a pas de pouvoir stable. La ruse est le moyen par excel­
lence de constituer ce système des apparences du pouvoir, du
semblant, qui permet de se faire aimer du peuple (ou du
moins de ne pas s’en faire haïr), et d ’arracher l’État au cycle
indéfini de la vendetta privée. En comparant Machiavel à sa
lecture hégélienne on peut donc dire, soit que la dualité vio­
lence + ruse est ce qui permet à Machiavel d ’ignorer massi­
vement toute considération juridique dans son analyse de la
politique comme conquête et conservation du pouvoir ; soit
que la réconciliation éthique de la violence et du droit
entraîne inévitablement chez Hegel l’élimination pure et
simple des figures de la dissimulation, donc de l’imaginaire
pour ne pas dire de l’idéologie.
Ceci est d ’autant plus frappant que Hegel est par ailleurs
un théoricien obstiné de la réalité des apparences (c’est
même, selon Lénine, l’une des deux définitions principales
de la dialectique). Mais on voit bien pourquoi, ici, elles ne
peuvent pas être reçues. C’est que, s’il est possible et même
indispensable de retrouver dans l’État de droit un exercice
codifié de la violence, et par là même d ’en justifier rétroacti­
vement l’usage dans la formation de l’État, on ne peut abso­
lument pas procéder de la même façon avec la ruse. Dans
l’État de droit, qui est le résultat de l’action politique avant
de devenir son fondement et son cadre absolu, la ruse, la dis­
simulation et la mauvaise foi n ’ont aucune place. Bien plus,
si on les admettait, on ruinerait d ’un seul coup l’ordre juri­
dique pour >autant que celui-ci reste essentiellement un
système de reconnaissance mutuelle des personnes privées
garanti par le pouvoir public. Si donc la politique est tou­
145
jours d ’avance ordonnée à une fin qui est la constitution
d ’un État de droit, elle peut être de l’ordre de la violence,
mais jamais de l’ordre de la dissimulation.
Nous pouvons faire alors un pas de plus. D ’abord nous
pouvons former l’hypothèse qu’il y a incompatibilité entre
l’idée machiavélienne d ’un monde du semblant dans lequel
se déploie la politique (un monde du semblant qui ne ren­
voie à aucune vérité essentielle sous-jacente, en tout cas à
aucune vérité en train de se manifester dans l’histoire —
puisqu’il est lui-même directement « la vérité effective de la
chose »), et l’idée hégélienne de l'inconscience qui caracté­
rise l’action politique des grands hommes comme anticipa­
tion de l’État, alors même que Hegel s’appuie sur la figure
de « Machiavel » pour penser ce processus d ’anticipation (ou
de transition). Ensuite nous nous souvenons que, chez
Hegel, l ’expulsion de la ruse hors de la sphere des moyens
d ’action politique a pour contrepartie la définition du pro­
cessus de formation de l'État comme une « ruse de la rai­
sonl) ». La ruse de la raison s’oppose à la ruse des individus
(qui n ’est, au plus, qu’un accident psychologique). La ruse
de la raison, c’est le fait que, suivant leurs passions particu­
lières et leurs intérêts privés, les individus se font incons­
ciemment les moyens d ’une fin universelle. Paradoxale­
ment, Hegel inclut dans ce processus à la fois la volonté par­
ticulière des innombrables propriétaires privés dont
l’égoïsme se déploie dans la société civile, dans la sphère des
besoins et du commerce, et la volonté particulière du
« grand homme » qui veut le pouvoir dans son propre inté­
rêt, et se trouve ainsi amené à légiférer pour tous (selon la
dialectique immanente à 1’« objet » général qu’il croit
s’approprier, et qui, en réalité, fait de lui son instrument et
9. Sur ce point notamment, je me sépare des analyses passionnantes
de Cl. Lefort, dans Le travail de l'œuvre : Machiavel (Gallimard, 1972)
(cf. notamment p. 109 et suiv., p. 237 et suiv., p. 383). Pour avoir, selon
moi, trop négligé la distorsion du rapport Machiavel-Hegel, Lefort
s’expose au jeu de mots sur 1’« économie du désir », et réintègre finale­
ment Machiavel dans la série des organisateurs du rapport État/Société
civile (« mieux que Marx », à son gré) (cf. « Machiavel : la dimension éco­
nomique du politique », in Les formes de l'histoire , Gallimard, 1978,
pp. 127-140).

146
sa propriété). Si l’État se constitue finalement, c’est parce
qu’il y a convergence et rencontre entre ces deux processus
(ce qui n ’est finalement qu’une façon savante de nous dire
que, pour faire des États, il faut l’unité d ’une « libre » circu­
lation marchande et d ’un pouvoir qui se « veut » pour lui-
même). Chez Machiavel, la « méchanceté » naturelle des
hommes, qui explique pourquoi la politique ne peut être
qu’une combinaison de violence et de ruse, n ’a rien à voir
avec un égoïsme économique, avec la recherche d ’une utilité
conçue comme satisfaction d ’intérêts de propriétaires privés.
Tout se passe donc comme si Hegel, avait, en fin de compte,
systématiquement confondu deux conceptions historique­
ment distinctes de cette « méchanceté ».
Venant après des théoriciens de « l’individualisme posses­
sif » comme Hobbes ou Mandeville, il voit le « mal » d ’où
surgit, à travers passions et intérêts antagonistes, le bien du
peuple c’est-à-dire l’État, comme « ruse de la raison » sous
ce double aspect : d ’un côté en tant que « main invisible » à
l’œuvre dans la société civile ; de l’autre en tant qu’action
politique des « grands hommes » qui anticipent le droit par
la violence10. C’est ce qui lui permet, dans son exploitation
rétroactive du machiavélisme, de compenser l’élimination
de la ruse et du « semblant » par l’introduction de l’intérêt
égoïste (ainsi la ruse passe de l’individu à l’esprit objectif), et
de compenser l’élimination du hasard, de l’aléatoire dans la
conjoncture (ce que Machiavel appelle « fortune », et qui
exclut toute représentation de l’histoire comme devenir de la
vérité) par l ’équilibre mécanique des intérêts comme pre­
mier moment de la réalisation de l’État".
10. Dans Anarchy, State, and Utopia (Basic Books, 1974), p. 18-19,
Robert Nozick oppose entre elles les « invisible hand explanations » et les
« hidden hand explanations », autrement dit la production de l’ordre par
fluctuations et l’ordre comme résultat d ’une intention « conspirative ». Il
est clair que la critique hégélienne de la Providence et de la théodicée
leibnizienne est une critique des « hidden hand explanations ». Mais la
question est de savoir si, en constituant une dialectique par l’addition de
la main invisible et du grand homme, Hegel ne retrouve pas quand
même la providence au bout du compte.
11. On le sait, l’Etat hégélien, pour « total » qu’il se définisse, n ’est
en aucun cas un Etat « interventionniste » en économie. A cet égard,
Hegel appartient complètement au courant libe'ral.

147
Je me résume. L’enjeu de toute cette discussion, c’est de
savoir comment se sont trouvés associés, voire identifiés dans
l’horizon théorique où s’inscrit le marxisme, les concepts de
politique et d’Etat. Nous avons vu que, si « Machiavel »
devient aux yeux de Hegel la figure même de la politique, le
moment où surgit en personne la politique moderne, c’est à
la condition de s’inscrire par anticipation dans la constitu­
tion de l’État. Nous avons vu également que ceci suppose de
plaquer sur Machiavel deux catégories qui en sont absentes :
celle du droit, et celle de l’économie considérée comme
équilibrage automatique du monde des besoins et de la pro­
priété privée, donc de réinscrire la « méchanceté » ou la
« perversité » des hommes dans leur égoïsme. Nous avons vu
que toute cette opération comporte en même temps, inévi­
tablement, un déplacement et une réduction de ce qui, pour
Machiavel, est la politique. Lorsque Hegel totalise, en parti­
culier lorsqu’ü totalise la société civile et l’État, et la société
civile dans l’État, il y a quelque chose de la politique qui
reste en dehors, qui tombe de côté, qui est en somme
« oublié » ou plutôt dénié.
Il est alors tentant de renverser la perspective, et de se
demander si cet « oubli » ou cette mise à l’écart ne révèle
pas, au moins indirectement, la limitation, l’étroitesse du
point de vue de Hegel sur la politique. Il y aurait dans la
politique réelle un aspect — que peut-être Machiavel avait
saisi en ses propres mots : mais en avons-nous de meilleurs ?
— qui ne se réduit pas à la constitution de l’État et qui, en
ce sens, ne peut pas être pensé comme son anticipation
objective ou subjective. La limitation de Hegel, c’est de
mesurer entièrement le champ de la politique en fonction
d ’une fin, ou d ’un ordre, étatique, sous prétexte que l’État
ne peut exister sans contrôler, organiser ou normaliser ce
champ. Cela veut dire, selon la façon dont on choisira de
pratiquer ce terme de « politique », ou bien qu’il y a eu de
la politique, mais qu 'il n'y en a plus à partir du moment où
existe l’État de droit (la politique comme telle n ’appartient
qu’à la transition, à la préparation de l’État) ; ou bien que
seulement dans l'État la politique trouve safigure adéquate,
rationnelle, conforme à son concept éthico-juridique. Aupa­
ravant, elle reste inconsciente, elle se présente sous la forme
148
de son contraire, celle de l’individualité singulière et non
celle de l’individualité du peuple. L’État de droit, comme
communauté réelle, n ’a plus besoin ni de grands hommes ni
de héros. Brecht retrouvera cela : « Malheur au peuple qui a
besoin de héros (Vie de Galilée). »
Mais il est encore plus tentant de poser la question sui­
vante : si Marx peut à bon droit être appelé « le Machiavel
du prolétariat », si Gramsci peut essayer de se représenter le
parti léniniste comme le « Prince moderne », est-ce dans la
continuité de l’interprétation hégélienne ? N ’est-ce pas plu­
tôt dans la mesure où, chez Marx, s’opérerait une sorte de
retour à Machiavel, ou plutôt de rencontre avec ce que, dans
Machiavel, Hegel a complètement méconnu ?
Je précise, en essayant d ’éviter les identifications arbitrai­
res. S’il y a chez Marx un concept original de la « politique
prolétarienne », le point de départ de sa formulation est la
double thèse du Manifeste : « L’histoire de toute société
jusqu’à nos jours n ’a été que l’histoire de luttes de classes
(...) Mais toute lutte de classes est une lutte politique. »Je
n’oublie pas que, partant de là, le discours marxiste, chez
Marx lui-même et ses successeurs, va se trouver engagé dans
le mouvement d ’oscillation caractéristique dont j’ai déjà
parlé tout à l’heure. D ’un côté, l’idée que la lutte de classes
conduit, par delà l’État et la politique, vers une société sans
État ni politique. De l’autre, l’idée que, selon l’expression
de Lénine, « la politique est l’expression concentrée de l’éco­
nomie (...) La politique ne peut manquer d ’avoir la pri­
mauté sur l’économie. Raisonner autrement, c’est oublier
l’a.b.c. du marxisme »(A nouveau les syndicats, 1921, Œu­
vres, t. XXXII, p. 82). Ce qui m ’intéresse ici n ’est pas de
trancher entre ces deux lignes, mais de formuler une hypo­
thèse qui les traverse l’une et l’autre, en les prenant de biais.
Est-ce qu’il n ’y a pas chez Marx (et chez Lénine) un concept
de la lutte des classes dont la fonction serait justement
celle-ci : déplacer à nouveau le « lieu » de la politique, mon­
trer que si celle-ci, dans des conditions historiques données,
ne peut jamais faire abstraction de l'État, si elle s’organise en
fonction de son existence, pour ou contre lui, tendant à sa
conquête, à sa préservation ou à sa destruction , elle ne peut
cependant s'y réduire ? Bref, l’effort de Marx tendrait avant
149
tout à redéfinir un concept de la politique coextensif à tout
le champ de la lutte des classes, au système polarisé, mais
non unifié, et encore moins ordonné ou normalisé, de ses
pratiques, et donc à faire craquer l’équation de la politique
et de l’État, qui n ’est jamais que l’autre nom d ’une domina­
tion et d ’une exploitation. La critique d ’une conception juri­
dique de l’État, l’idée que le pouvoir d ’État ne s’explique
pas en dernière analyse par sa forme juridique ou constitu­
tionnelle, serait un aspect nécessaire de ce déplacement.
Mais l’essentiel, ce serait l’idée que la lutte des classes est
« plus large » ou « plus complète » que l’État lui-même12. Je
parle de déplacement et non pas de renversement, parce
que, manifestement, on ne peut pas dire que l’existence de
l’État est un moment dans la constitution de la lutte des
classes de la même façon qu’on peut être tenté (Marx,
Engels, etc., le sont eux-mêmes constamment) de dire que la
lutte des classes est un moment dans la constitution de
l’État. En réalité la lutte des classes n ’est pas un terme fixe,
ce n ’est pas une totalité organique : on ne peut donc définir
aucun processus comme conduisant à la lutte des classes et
s’achevant en elle, puisque la lutte des classes est elle-même
son propre processus indéfini. On peut seulement dire que,
dans le champ de la lutte de classes, se trouve toujours déjà
une organisation d ’État dont le contrôle ou la transforma­
tion constitue l’un de ses enjeux.
C’est en ce sens que je propose de reconnaître un aspect à
la fois « machiavélien » et non hégélien du concept de la
politique chez Marx. Cela suppose que, provisoirement au
moins, on accepte de s’installer dans l'actualité de la politi­
que telle qu’il la décrit, ou mieux, telle qu’il s’efforce d ’y
prendre pied par une certaine unité organisée de théorie et
de pratique (qu’il appelle parti révolutionnaire), mais sans
anticiper sur sa fin, ou plutôt sans s’imaginer que l’actualité
puisse se définir comme l’anticipation de sa fin. A ce qui,
12. Sur cette possibilité ouverte chez Marx de penser un champ histo
rique excédent le « tout », cf. Althusser, Eléments d ’autocritique,
Hachette Littérature, 1974, p. 65 et suiv. ; et aussi E. Balibar, « A nou­
veau sur la contradiction », in CERM Sur la dialectique, Editions sociales,
1977. Sur son interférence avec la dialectique de Spinoza, cf. P. Mache-
rey, Hegel ou Spinoza, Maspero, 1979, notamment pp. 180-190.

150
chez Machiavel, nous apparaissait comme un aspect de la
pratique politique non réductible à une conception organi­
que de l’État, comme le tout auquel viennent s’ordonner les
différences sociales, correspondrait ici, chez Marx, l’idée
selon laquelle l ’Etat n 'apparaît comme un « tout » que dans
la mesure où il n ’est en fait qu’un élément contradictoire
plongé dans le processus non totalisable de la lutte des clas­
ses. En ce sens, à nouveau, bien qu’en de tous autres termes,
la politique est ce qui déborde l’État, ce qui le constitue
comme un équilibre transitoire, ou un rapport de forces rela­
tif. Procès de différenciation, et non d ’intégration. Ou si
l’on veut, pour revenir à des formulations classiques, tentati­
ve de penser la contradiction, et l’enchaînement des contra­
dictions, comme une tendance qui ne conduit à aucune réso­
lution ou réconciliation promise à l’avance.

Il est clair qu’on peut soulever ici plusieurs objections.


D ’abord, on peut dire que cette analogie est purement
formelle. Si la politique machiavélienne ne coïncide pas avec
le développement d ’un État de type hégélien, n ’est-ce pas
parce qu’elle en reste à une abstraction, à l’analyse de cer­
tains moyens et de certains effets du pouvoir en général, sans
prendre en considération la « matière » historique, qu’elle
soit économique ou juridique13 ? A la différence de ce
« pouvoir » abstrait, l’État tel que le pense Hegel serait à la
fois ancré dans le réseau des échanges, dans la sphère du tra­
vail, et constitué lui-même en « appareil » administratif
(puisque Hegel est l’un des premiers à analyser, sous le nom
de Stand universel des fonctionnaires, la bureaucratie
d’État). Donc deux fois plus concret. Inversement, si la
« lutte de classes » déborde l’État chez Marx, n ’est-ce pas
parce qu’elle est présentée comme l ’anatomie de la société
civile, et parce que Marx cherche à inverser les rapports de la
13. C’est l’objet privilégié de la discussion de Gramsci dans les Qua-
derni del Carcere (Edizione critica dell’Istituto Gramsci, A cura di V.
Gerratana, Einaudi 1975) : contre les réductions de Machiavel à une pen­
sée purement « technique », et cependant critique de l’abstraction que
les conditions historiques lui imposent.

151
société civile et de l’État ? En ce sens, le primat marxiste de
la politique, entendu comme primat de la lutte des classes,
n ’aurait rien à voir avec une reconstitution de la dialectique
machiavélienne des rapports de force et du pouvoir ; il ne
serait que la traduction (ou comme dit Lénine le « concen­
tré ») du renversement qui inclut l’État dans le mouvement
historique de la société civile, au lieu d ’inclure le mouve­
ment économique^ et juridique de la société civile dans la
constitution de l’État. Il serait, dans les différents sens du
terme, un socialisme (incluant par là même un sociologisme)
c’est-à-dire un primat de la « politique de la société », ou de
la politique sociale, qui se veut une non-politique, sur la
« politique de l’État », seule « politique politique », mais
désignée comme « politique politicienne ». Qualifier de
« prolétarienne » cette politique, ce serait simplement une
autre façon d ’identifier tendanciellement le prolétariat à la
totalité sociale, en universalisant sa fonction, à partir des
deux équations : « prolétariat = classe productive », et
« société = production ». Tandis que l’État serait au con­
traire doublement relativisé et particularisé, pour ne pas dire
marginalisé, comme organisation de la classe dominante, ou
des exploiteurs improductifs, et comme produit particulier
et transitoire de la division sociale du travail. Marx ne serait
pas, contre la totalisation hégélienne, le retour à une « auto­
nomie de la politique » désignée du nom de la lutte des clas­
ses, mais une tentative interne à l’histoire des idéologies
socialistes du XIXe siècle de penser le développement de la
société contre l’État, dans la perspective de la société « sans
État » (ou si l’on veut, de l’autogestion sociale, qu’il appelle
« libre association des producteurs »).
On ne s’étonnerait pas alors que la tentative de relire Marx
dans Machiavel, sous prétexte de prendre ses distances avec
l’économisme, aboutisse comme chez Gramsci à des apories
au moins verbales. Lorsque Gramsci veut conduire à son
terme l’analogie du « prince nouveau », il lui faut préciser
que le « nouveau Prince ne pourrait avoir pour protagoniste
un héros personnel », mais un parti politique qui renvoie à
la fois à une base de classe déterminée et à une organisation
des masses sous une « conception du monde » ou une hégé­
monie idéologique également déterminée. Autrement dit,
152
ce « Prince » se distingue de son modèle en ceci qu’il n ’est
plus individualisé comme le sujet d ’une volonté ou d ’une
décision. Mettre en cause le formalisme abstrait du « pou­
voir » machiavélien, c’est mettre en cause aussi, corrélative­
ment, le sujet de ce pouvoir, qui en concentre idéalement
dans sa tête et entre ses mains les moyens et les objectifs.
Mais, du même coup, c’est faire potentiellement de la
classe, ou des masses prolétariennes organisées en parti poli­
tique un autre sujet, sujet collectif ou historique, et d ’autant
plus métaphysique peut-être. Ou encore, comme dit
Gramsci, c’est « écrire l’histoire générale d ’un pays » en tant
qu’elle se reflète « dans l’histoire d ’un parti déterminé », du
point de vue de ce parti. Il est très clair chez Gramsci que
ceci n ’est possible que si, à nouveau, le parti est le nom
donné aux masses dans la mesure où elles ne peuvent que
tendre à s’organiser elles-mêmes de façon centralisée, selon
différentes modalités, autour de leurs dirigeants et de leurs
intellectuels « organiques ». Mais surtout, cette organisation
est, à son tour, l'anticipation d ’un Etat. Ce que Gramsci,
bandant ses forces jusqu’au point de rupture pour compren­
dre la défaite du prolétariat devant le fascisme, appelle une
« volonté collective nationale - populaire ». Ce qu’il désigne
en posant que le parti politique prolétarien est le germe
d ’un « devenir-Etat », qu’il se constitue autour d ’un « esprit
d ’Etat » à réaliser dans l’histoire à partir des antagonismes
sociaux. Donc à nouveau sur le mode d ’une anticipation.
C’est pourquoi, lorsque Gramsci reprend à son compte,
pour la « traduire » dans sa problématique, la dualité de la
politique machiavélienne — dont nous avons vu qu’elle
échappait à Hegel : la violence et la ruse, ou la force et la
dissimulation, en montrant que toute domination politique
est une combinaison de « force et de consentement », ou de
« dictature et d ’hégémonie », il ne tarde pas à réinscrire à
son tour cette dualité dans une perspective éthique. Ces
deux aspects de la « méchanceté » ou de la « bête » machia­
vélienne, il les rabat sur la distinction de la bête et de
l'homme. Ainsi il les hiérarchise et les ordonne dans le
temps : à la limite le premier aspect correspond seul à la
lutte des classes et le second à son dépassement sous la forme
d’un Etat éthique. Du côté de la dictature et de la force figu­
rent, à la fois, la lutte de classes et sa condition transitoire,
qui est l’opposition économique des intérêts « corporatifs ».
Tandis que, de l’autre côté, le consentement préfigure
l’idéal d ’un État sans luttes de classes. Même superposition,
alors, que chez Hegel du présent et de la finalité. Tantôt
Gramsci nous montre que seul l’État du prolétariat (État des
travailleurs, ou communisme) peut être pleinement éthi­
que, c’est-à-dire populaire. Tantôt il reconnaît que, en ce
sens, tout État historique a toujours été « éthique » d ’une
façon ou d ’une autre, et que, de ce point de vue, l’État du
prolétariat ne comporte rien de nouveau. Mais alors, la poli­
tique prolétarienne et son parti politique, « germe de
volonté collective », ne comportent eux non plus rien de
nouveau, sinon qu’ils prennent historiquement la relève des
classes dirigeantes antérieures. D ’où peut-être l’incapacité
de Gramsci à sortir, et à se sortir, d ’une perpétuelle oscilla­
tion entre les termes de « société civile » et d ’« État », qu’il
lui faut à la fois distinguer et identifier. D ’où peut-être cette
contradiction brutale, que j’évoque par ailleurs : deux fois
otage, du fascisme et du stalinisme, sans qu’il se soit jamais
résigné à cette symétrie, Gramsci est incomparablement plus
libérateur d’analyses critiques et de pratiques collectivement
révolutionnaires qu’aucun autre marxiste de son temps, et
cependant il n ’a fourni aucun moyen décisif de se débarras­
ser du stalinisme, avec qui il cohabite dans un même cercle.
Il est vrai que les formulations oscillantes de Gramsci font
aussi partie d ’un travail, tendant à briser ce cercle, qu’il nous
est loisible de reprendre. Pas plus que Hegel ou Marx,
Gramsci n ’est un, tel qu’en lui-même enfin l’éternité, etc.
Les « équations » de Gramsci“ sont hantées, dans leur per­

14. (...) il y a aussi quelque chose de pathétique à relire sous ce jour les
petites équations du Gramsci de la prison (Etat = coercition + hégémo­
nie ; = dictature + hégémonie ; = force + consensus, etc.), qui expri­
ment moins une théorie de l’Etat que, sous des catégories empruntées à
la « science politique » autant qu’à Lénine, la recherche d ’une ligne poli­
tique pour conquête du pouvoir d ’Etat par la classe ouvrière (L.
Althusser, « Enfin la crise du marxisme ! », in 11 Manifesto, Pouvoir et
opposition dans les sociétés post-révolutionnaires, Seuil, 1978). Mais, en
montrant de son côté l’instabilité des « petites équations » — dont il tire
argument contre Gramsci — Perry Anderson (The Antinomies o f Anto-

154
pétuel déplacement, par l’insistance d ’une même question :
comment trouver pour la théorie et la pratique révolution­
naires un troisième « lieu » d ’articulation qui ne soit ni la
société civile ni l ’Etat, c’est-à-dire qui ne soit pas le prison­
nier de cette distinction et des effets d ’anticipation téléologi-
que qu’elle implique ? Pour n’avoir cessé d ’en explorer les
configurations, Gramsci devait, mieux (ou moins mal)
qu’aucun autre, apercevoir dans ce couple idéologique le
véritable tombeau de la « politique prolétarienne » et de la
position de classe autonome qu’elle prétend représenter.

Economie et politique
Pour finir, je voudrais développer très schématiquement
l’hypothèse suivante : la contribution la plus claire de Marx
à la solution de son propre problème, celui de la « politique
prolétarienne » spécifique, c’est paradoxalement sa critique
de l ’économie politique. Je voudrais ainsi prendre le contre-
pied de la plupart des commentaires courants, soit chez les
marxistes soit chez les non-marxistes. On nous explique que
ce qui « manque » chez Marx, c’est une théorie critique de
l’État ou de la politique. On cherche donc à la constituer en
suivant les plans de Marx, élaborés à différentes périodes de
son travail, mais qui tous ont en commun d ’inscrire l’écono­
mie au point de départ d ’un trajet déductif, ou « dialecti­
que », qui devrait conduire finalement à l’État, à la révolu­
tion, à la politique internationale, etc., bref au politique.
On utilise alors la critique de l’économie politique, non pas
comme un discours qui produit ses propres effets politiques
nio Gramsci, New Left Review, 1976 ; trad. fr. Sur Gramsci, Maspero,
1978) a peut-être fourni en fait le moyen de lever un obstacle qui s’oppo­
sait à notre lecture de Gramsci, non comme une « œuvre », d ’autant plus
« pathétique » qu’inachevée (avec Gramsci, le marxisme a trouvé son Pas­
cal !), mais comme un travail en cours — l’un des rares qui soit, dans ce
contexte, effectivement autocritique. Peut-être l’un des premiers pas à
franchir au-delà de cette constatation consisterait-il à se demander ce qui,
malgré ses vues sur le « libéralisme » et 1’« américanisme », rend si diffi­
cile à Gramsci de passer de la critique de l’économisme (dans le mouve­
ment ouvrier) à celle de l'économie (comme idéologie d ’Etat
bourgeoise).

155
(y compris dans la pratique), mais pour en sortir, en direc­
tion de ce qui serait la « vraie » politique, dépassant l’écono­
misme. Et si on ne parvient pas à extraire de la critique de
l’économie politique (c’est-à-dire avant tout des raisonne­
ments exposés dans Le Capital) les moyens de ce dépasse­
ment, on essaye d ’y suppléer en cherchant chez d ’autres
marxistes, plus « politiques » que Marx, et en ce sens plus
machiavéliens ou plus hégeliens que lui, ou même pourquoi
pas chez des « politologues » ou des sociologues de la politi­
que, des éléments d ’analyse du pouvoir, de l ’Etat, de la
forme-parti, de la bureaucratie, etc., de façon à compléter
ou à rectifier la critique de l’économie politique. A la suite
de quoi, pour rétablir l’unité systématique, on se proposera
de repenser tout cela dans l’élément du retour à Marx, et
même du retour en deçà de Marx, vers ce qui seraient les
« fondements anthropologiques » communs à la critique de
l’économie politique et à la critique de la politique. Par
exemple une anthropologie du travail, une philosophie de
l’histoire comme destin de la division du travail, etc.
Il me semble qu’en procédant de cette façon, à la fois on
cherche dans la nuit en plein jour quelque chose qui est en
fait déjà donné, déjà présent, sans doute sous une forme
partielle et conjoncturelle, mais qui n ’appelle en fait aucun
dépassement de ce type. Et d ’autre part on est victime du
même processus de reconnaissance/méconnaissance dans
lequel Marx s’est trouvé engagé à propos de son propre tra­
vail : processus tout à fait classique (si j’osais, je dirais que
nous en faisons tous l’expérience...) qui consiste à imaginer
qu’on va aboutir là où on avait initialement projeté de se
rendre, alors qu’en fait la pratique effective, même quand
c’est une « pratique théorique », conduit ailleurs. Je
m ’explique :
On cherche quelque chose qui est déjà donné, parce que
la forme par excellence de la pensée politique de Marx, c’est
justement sa critique de l’économie politique, son analyse
des luttes de classes dans la production et c’est la façon
même dont il fait surgir l’antagonisme là où, apparemment,
le discours des économistes avait réussi à le conjurer. Il se
peut que cette pensée politique soit partielle, c’est-à-dire
qu’il n ’y ait pas, en fait, un principe unique d ’intelligibilité
156
des luttes de classes (ce que Marx a peut-être cru). Mais il est
impossible de maintenir l’idée que cette critique soit incom­
plètement politique, ou pré-politique, qu’elle soit une sorte
de critique préalable à la politique, ou si l’on veut une
analyse des conditions préalables à la politique, qui surgirait
elle-même ensuite, sur la « base » de ces conditions. Ou
pour le dire autrement : il s’avère que Marx, notamment
dans Le Capital, en critiquant l’économie politique, ne va
pas dans le sens d ’une exténuation de l’adjectif, mais au
contraire de son renforcement. C’est déjà un indice caracté­
ristique de ce qui l’oppose aux économistes eux-mêmes.
Toute la tendance historique des économistes, depuis les
« classiques » jusqu’aux « néo-classiques », dans la mesure
où, de critique en critique, elle cherche à confirmer le statut
de science de la discipline (et, comme le remarque J.-P.
Osier, cette confirmation ne cesse d ’exiger de nouvelles criti­
ques, lorsqu’il apparaît que l’économie antérieure n 'apas en
fait l’universalité, l’objectivité et l’impartialité requises),
toute cette tendance va à se débarrasser de l’adjectif « politi­
que » et à constituer une science économique, une économi­
que pure (« Economies », disent les anglo-américains.
Lorsqu’on édite Le Capital dans la très officieuse collection
de la Pléïade, on l’appelle « Economie »). Les seuls écono­
mistes qui vont à contre-courant sont ceux qui, à la fois,
réintroduisent dans le jeu économique des effets de contra­
diction sociale, et montrent que la science économique a
connu le singulier destin de fournir un langage et une cons­
cience de soi à des pratiques d ’Etat qui ne cessaient d ’en
contredire les dogmes : par exemple Keynes dans le chapitre
23 de la Théorie générale sur le « mercantilisme ». Mais si
Marx tend, lui, à renforcer le sens de l’adjectif, et à la limite
à montrer que l ’économie est bien une politique , en dépit et
au moyen de cette dénégation, c’est évidemment au prix
d’un déplacement, donc dans un sens tout à fait différent de
celui qui est encore commun aux mercantilistes et à Adam
Smith. L’économie n ’est pas politique parce qu’elle analyse
les conditions de la richesse des nations, telles qu’un État
peut idéalement les réaliser, ou les garantir15. Elle est politi­
15. Ce qui reste, pour l’essentiel, l’argument de Lionel Robbins dans

157
que parce qu’elle découvre dans les équilibres concurrentiels
des phénomènes de domination, dans l’accumulation du
capital la logique de l’exploitation et même de la surexploi­
tation, dans la valeur le surtravail nécessaire, etc. Donc elle
est politique en changeant le sens du mot.
Mais j’ai dit tout-à-l’heure que ce qui s’oppose à la recon­
naissance de la politique de Marx dans ses analyses les plus
immédiatement données, c’est aussi la méconnaissance de
Marx lui-même. Si l’on veut, c’est la difficulté qu’il y a pour
lui comme pour nous à changer le sens du mot. On pourrait
se contenter ici de poser que c’est là un effet discursif de
« l’idéologie dominante »; mais il faut essayer d ’être plus
précis, parce qu’en réalité c’est la nature même de cette
idéologie dominante qui est ici en cause.
Ce qui fait la difficulté pour Marx, c’est la prégnance de
ce couple conceptuel Société-État (ou « Société civile » -
« Etat politique ») que nous avons constamment évoqué. Je
crois, après d ’autres, que Marx n ’a jamais vraiment réussi à
se débarrasser de ce couple, ou de cette « topique », alors
que ses analyses effectives étaient pourtant de plus en plus
incompatibles avec elle. Et je dirai qu’il n ’avait pas que de
mauvaises raisons pour cela16.
Sa principale « bonne raison », c’est que le couple Société-
The Theory o f Economie Policy in English Classical Political Economy, 2e
éd., Macmillan, 1978. Robbins, qui ne craint pas les raccourcis, montre
bien cependant qu’il est erroné d ’attribuer aux classiques et notamment
à Smith, mais aussi à Bentham, une conception négative de l’Etat comme
« veilleur de nuit », en contrepartie de leur promotion de l’économique à
l’indépendance. Le rapport entre instances publiques et privées relève
plutôt, une fois de plus, de la « division du travail ». Cf. aussi Gôran
Therborn, Science, Class and Society, New left Books, 1976, p. 77 et
suiv.
16. Althusser est tout à fait fondé, selon moi, à chercher dans l’analyse
marxiste des « conditions de la reproduction » du rapport d ’exploitation,
les éléments d ’une « seconde topique » de Marx : cf. notamment « Idéo­
logie et appareils idéologiques d ’Etat », in Positions, Editions sociales,
1976. Quant aux difficultés qui surgissent de la coexistence des deux cou­
ples « Société civile-Etat » et « base superstructure », on trouvera d ’inté­
ressantes réflexions dans l’essai de Luporini : « Le politique et l’étatique :
une ou deux critiques ? », in E. Balibar, C. Luporini, A. Tosel, M.ancet sa
critique de la politique (Maspero, 1979).
État, tel que Marx l’a hérité à travers Hegel, recoupe l’oppo­
sition du privé et du public. Or toute l’analyse de l’exploita­
tion capitaliste montre que la forme juridique de l ’appro­
priation privée et, corrélativement, celle du contrat salarial,
sont le moyen terme indispensable pour l’extraction de sur­
travail, pour sa conversion en « survaleur » et pour la capita­
lisation de celle-ci. Mais surtout, le développement histori­
que des rapports capitalistes (jusqu’aux formes « multinatio­
nales » de l’impérialisme actuel) montraient de plus en plus
que la domination bourgeoise est elle-même, à sa façon, un
« aigle à deux têtes ». C’est-à-dire qu’elle n ’a pas un centre
unique, que ce soit le capital ou l’appareil d ’État, mais bien
deux, et qu’entre ces deux centres, ou ces deux têtes, il peut
y avoir jeu concerté, comme nous l’observons tous les jours,
ce qui permet à la main gauche d ’ignorer ce que fait la main
droite, et de balloter les travailleurs d ’un adversaire (ou d ’un
interlocuteur « contractuel ») à un autre ; mais il peut y avoir
aussi divergence, contradiction et crise, surtout lorsqu’il
s’agit d ’affronter une poussée de masse de « ceux d ’en bas ».
Marx a été profondément troublé par cette dualité, qui
devenait de plus en plus manifeste après la révolution de
1848, et il a cherché toute sortes de moyens de la réduire,
soit en montrant qu’il s’agit d ’un phénomène transitoire,
« équilibre » instable dans une phase contre-révolutionnaire,
ou « dépassement du capitalisme dans les conditions mêmes
du capitalisme » (ce qui ne fait que transposer la définition
hégélienne de la monarchie17...) ; soit en montrant qu’on
peut dériver l’un des deux termes à partir de l’autre, en faire
son « expression » ou son « instrument ». Mais en même
temps il a été obligé, d ’une certaine façon, de le reconnaître.
C’est très manifeste dans ses analyses du bonapartisme, du
bismarckisme. Ce sera le cas encore plus nettement dans les
17. On trouvera dans Stanley Moore, Three tactics, Monthly Review
Press, New York, 1963, p. 78 et suiv., une remarquable présentation du
« modèle stratégique » fondé sur cette conception du « dépassement
interne » du capitalisme à partir de la concentration du capital, dont il
fait la source, chez Marx lui-même, du « réformisme ». A noter que, dans
Le Capital, livre III, chap. 24 et 27, Marx présente ce dépassement
comme un processus ambivalent, dont les contradictions propres seraient
susceptibles, soit d ’une « bonne », soit d ’une « mauvaise » solution.

159
analyses de l’impérialisme chez Lénine. Je crois que nous
tenons ici la « bonne raison » que Marx avait de s’en tenir au
couple Société civile-État. En ce sens ce couple est tout à fait
pertinent du point de vue de la bourgeoisie, ou de la domi­
nation de classe bourgeoise, même si elle ne s’y réduit pas.
Ce n ’est pas seulement un langage, c’est une forme d ’orga­
nisation (et même une « forme de vie »), une forme politi­
que structurelle, à condition d ’admettre que la société c’est
le capital, ou les conditions de la reproduction du capital, et
rien d ’autre. Mais en un sens les travailleurs eux-mêmes,
leurs familles, etc., font partie des conditions de la reproduc­
tion du capital.
Mais ceci n ’empêche pas que, à l’inverse, le couple
Société-État est complètement inadéquat pour comprendre
le sens politique de la critique de l’économie politique. Je
reviendrai dans un instant sur l’exploitation. Ce que les
analyses précédentes sur la « dictature du prolétariat » et sur
le « machiavélisme » de Marx nous ont indiqué, c’est aussi
ceci que le couple Société civile-État est le tombeau, ou
l’étouffoir, de la « politique prolétarienne ». On part de
l’idée que cette politique est déjà présente, d ’une certaine
façon, dans le procès de travail, ou plutôt dans la contradic­
tion explosive des conditions de vie et des conditions de tra­
vail du salariat industriel, et on se propose par conséquent de
voir comment cette contradiction se développe, comment
elle contraint d ’une certaine façon et dans certaines conjonc­
tures toutes les autres contradictions ou même les plus sim­
ples différences présentes dans la formation sociale à s’ali­
gner sur elle. On montre qu’il y a ainsi une double con­
trainte qui s’exerce sur le champ politique : d ’un côté la
contrainte du processus d ’accumulation du capital auquel
même les ouvriers sont obligés de se soumettre ; et de l’autre
la contrainte des luttes ouvrières, dont même les capitalistes
sont obligés de tenir compte. Mais dès qu’on définit et loca­
lise la contadiction de base comme contradiction dans « la
société civile >\ ou de la société civile, on est pris dans le cer­
cle. « Développer » la contradiction, c’est alors la faire passer
dans l’élément supérieur de l’État, ou inversement c’est atti­
rer l’État dans l’élément de la société civile et l’y résorber.
Mais l’État et la société civile ne sont que le miroir l’un de
160
l’autre. Et par conséquent on tourne en rond, et en particu­
lier au lieu d ’arriver à penser la politique prolétarienne
comme une autre pratique de la politique, à partir de
laquelle le mot « politique » change de sens, on ne peut plus
en faire que ïanticipation de l ’u nité enfin reconstituée entre
la Société et l’Etat, au profit de l’un ou au profit de l’autre.
On est pris complètement dans le piège qui guette l’idéolo­
gie socialiste : en voulant mettre « la société », ses forces pro­
ductives, son autonomie, etc., à la place de l’État comme
instance dirigeante, régulatrice ou totalisatrice, aboutir en
fait à substituer un étatisme à un autre, un étatisme de la
production et de la planification à un étatisme du libre-
échange, du contrat et du « gouvernement des hommes »...
Je veux donc dire ceci : s’il y a chez Marx un élément de
« politique prolétarienne » qui soit un troisième terme véri­
table, il faut le chercher d ’abord (comme plus tard chez
Lénine ou chez Gramsci) du côté de tout ce qui résiste à la
dichotomie Société civile-État, et la désarticule. Et si on peut
le trouver avant tout dans la critique de l’économie politi­
que, c’est parce que cette dichotomie, telle que Marx la
reçoit (et nous après lui), est avant tout un effet de l'idéolo­
gie économique. Hegel n ’aurait pas pu construire sa repré­
sentation du tout comme le rapport hiérarchique et concen­
trique de la société civile et de l’État, s’il n ’avait pas reçu la
distinction des économistes, à commencer par le sens même
du mot « société civile » qui, avant Smith et Ferguson, veut
dire société politique. En remontant de Hegel aux économis­
tes, Marx remonte à la source de cette représentation
idéologique.
J ’ai parlé de reconnaissance et de méconnaissance à la fois.
C’est une formule dangereuse, car on pourra me dire qu’il
s’agit d ’une appréciation purement subjective. En fait je ne
cherche pas à la prouver, mais à la rendre acceptable, comme
hypothèse de travail. Je dirai que Marx, comme les socialistes
de son temps, et en ce sens il n ’est que l’un d ’eux, est com­
plètement dans l’idéologie économique. Par exemple Marx
perpétue dans une partie de ses analyses l’idéologie écono­
mique de l’automatisme, ou de la régulation spontanée des
phénomènes économiques en termes quantitatifs. S’il porte
aux nues le tableau économique de Quesnay et essaye de le
161
démarquer dans le livre II du Capital, c’est parce que le
tableau permet à la fois de critiquer l’idée d ’une régulation
du marché (de la concurrence) et de la remplacer par l’idée
d ’une régulation de la production et de la reproduction
sociales. Plus significatif encore, Marx critique, comme cha­
cun sait, le naturalisme des économistes, la façon dont ils se
représentent la production marchande comme un État de
nature ; mais cette critique le conduit à « historiser » le capi­
talisme sous une forme très particulière : en inscrivant les
tendances de la production marchande dans une loi générale
d'évolution, que Engels comparera même à celle de Darwin.
Et il n ’allait pas falloir longtemps pour que, dans l’idéologie
dominante, les lois d'évolution viennent occuper exacte­
ment la même place que les états de nature, celle de garantie
métaphysique du progrès dans la stabilité18...
D ’un autre côté, contradictoirement, Marx, à la différence
de tous les socialistes de son temps, et en ce sens il ne peut
être considéré comme l’un d ’entre eux (ce qui est d ’ailleurs
l’une des raisons de son insistance sur le mot de commu­
nisme), est en dehors de l’idéologie économique : il procède
à la démolition systématique de son mode d ’analyse. Pour le
montrer de façon convaincante, il faudrait relire tout le
livre I du Capital.)’ai parlé des lois d ’évolution historique...
Mais à côté de ce concept qui apparaît surtout comme une
généralisation philosophique a posteriori, il y en a un autre
tout à fait différent, et beaucoup plus directement engagé
dans l’analyse, c’est le concept de loi tendancielle. Une loi
tendancielle est la combinaison d ’une tendance et d ’une
contre-tendance. Cela ne veut pas dire que la tendance est
retardée, ou que l’histoire du capitalisme suive une voie
moyenne entre tendance et contre-tendances... cela veut
dire que la tendance n ’aboutit jamais là ou elle tendait ini­
tialement. C’est pourquoi il y a une histoire du capitalisme
et pas seulement une logique de l’accumulation. Cela veut
dire surtout que le capitalisme ne peut « gérer » ses propres
tendances sans combiner entre elles des stratégies d ’exploita­
is. Bien entendu, Darwin lui-même ne définit jamais son « hypo­
thèse », devenue ensuite « théorie », comme une loi de d é v e l o p p e m e n t ,
au sens des évolutionnistes contemporains.
tion de la force de travail tout à fait hétérogènes, qui sont
autant de façons de répondre à la lutte de classes ou d ’antici­
per sur elle, au sens cette fois où l’on dit qu’un bon sportif
est celui qui sait anticiper sur l’adversaire... Avec cette diffé­
rence qu’ici il n ’y a pas de règles du jeu, et que tous les
coups sont permis.
C’est pourquoi Le Capital, au grand étonnement de la
plupart de ses lecteurs, ne se présente pas comme une argu­
mentation purement économique. S’il part de la valeur,
c’est pour remonter au travail, et de là au surtravail. Et à par­
tir de ce moment on n’est plus dans l’économie, mais dans
quelques chapitres d ’histoire des luttes de classes où l’on voit
interférer avec les problèmes de la productivité et du profit
les coalitions ouvrières, les rapports des inspecteurs de fabri­
que, la législation du travail et même l’expropriation sangui­
naire des populations paysannes, liée à une « accumulation
primitive » qui n ’a de primitif que le nom. Bref on est dans
l’histoire des stratégies d ’exploitation, et plus du tout dans
la distinction de la société civile et de l’Etat. Donc on est en
plein dans les conditions de la politique prolétarienne, au
moins sous quelques-uns de ses aspects les plus immédiats.
C’est peut-être ce qui permet de comprendre pourquoi
beaucoup de lecteurs de Marx expliquent que tout ce qui,
dans Le Capital, n ’est pas traductible en termes de valeur
d ’échange et de rapports quantitatifs entre des valeurs
d ’échange ou des prix, relève de la « métaphysique »...
Je conviens tout à fait que ces considérations ne règlent en
rien les problèmes pratiques de la politique prolétarienne
que j’ai évoqué au début (à propos des figures successives de
la « dictature du prolétariat »). Mais d ’une certaine façon
cela vaut beaucoup mieux ainsi, si l’on ne veut pas retomber
dans une forme ou une autre de primat de la théorie sur la
pratique... Cela ne règle pas la question de la forme-parti
(mais cela peut éclairer celle du syndicat, qui en est insépara­
ble). Cela ne règle pas la question d ’une analyse elle-même
matérialiste, donc critique, du marxisme comme idéologie
de masse, c’est-à-dire à la fois idéologie révolutionnaire et
idéologie d ’État. Cela ne règle pas la question de savoir si,
comme le dit le Manifeste, « toute l’histoire des sociétés
jusqu’à nos jours est l’histoire des luttes de classes », c’est-à-
163
dire si on peut traiter les analyses du Capital et la critique de
l’économie politique comme une séquence analytique, au
lieu d ’en faire le germe d ’une totalisation, et ainsi, une sorte
d ’ontologie sociale fondamentale...
Mais cela peut permettre de formuler une dernière hypo­
thèse, quant aux raisons elles-mêmes ambiguës de la péren­
nité, ou de la capacité d ’adaptation du marxisme. Cette
hypothèse, c’est que l ’économie — comme telle — est
l'idéologie d ’E tatpar exellence, ou l ’idéologie d ’E tatprinci­
pale de la bourgeoisie comme classe dominante, depuis la
fin du XVIII' siècle jusqu’à nos jours, en y incluant bien
entendu l’idéologie d ’État des États socialistes, qui sont des
États bourgeois plus ou moins déstabilisés ou restabilisés. Ce
qui est curieux, c’est que Marx, en un sens, ne dit pas autre
chose et ne cesse de le répéter, en désignant les économistes
comme les « idéologues de la bourgeoisie », ses « représen­
tants idéologiques », en opposant « l’économie politique du
travail » à celle « du capital ». Mais d ’un autre côté,
lorsqu’ils formulent explicitement la question d ’une forme
dominante de l ’idéologie dominante dans les sociétés capita­
listes, Marx et surtout Engels disent que cette forme est
l’idéologie juridique , c’est-à-dire l’idéologie des droits de
l’homme, du contrat social et du régime parlementaire...
Il est vrai que, dans cette formulation, il y a un renvoi
indirect à l’économie, puisque l’idéologie juridique — sou­
vent mal distinguée du droit lui-même — est analysée
comme le reflet de l’extension universelle de la propriété pri­
vée et de l’échange marchand. Mais de cette façon, au lieu
de désigner l’économie comme une couche plus profonde,
ou plus étendue, de l’idéologie dominante, on tendrait plu­
tôt à en faire le réel qui explique la production de l’idéologie
comme telle, et du coup on tend plutôt à la sanctionner qu’à
la critiquer. En fait, ce qui fait difficulté pour Marx, ce serait
de pouvoir dire à la fois qu’il y a une économie politique
scientifique, ou qu’il y a « du scientifique » dans l’économie
politique, et que l’économie politique est l’idéologie d ’Ètat
numéro 1 de la bourgeoisie. Et ce qui l’en empêche, ce n ’est
pas son analyse même du discours économique (du moins
celui des « classiques »). Au contraire. A preuve la conclu­
sion tirée de la lecture d ’Adam Smith : « la bourgeoisie a
164
d ’excellentes raisons d ’attribuer au travail humain cette sur­
naturelle puissance de création de la valeur », ou encore la
reconnaissance du fait que Ricardo exprime « sans phrases »,
« sans illusions » la logique de l’accumulation du capital au
dépens des propriétaires fonciers. Ce qui l’en empêche, c’est
surtout de n ’avoir jamais disposé que d ’une définition théo­
rique de l’idéologie comme spéculation, donc d ’une opposi­
tion terme à terme entre science et idéologie, que précisé­
ment sa critique de l’économie remettait en cause, qui rend
littéralement impensable l’idéologie (ou la « conscience de
classe ») prolétarienne, et dont il ne serait pas difficile de
montrer à nouveau la parenté avec le couple Société civile-
État. Ou encore, c’est d ’avoir cru, en fonction de cette défi­
nition, que l’idéologique est à son comble d ’efficacité
« mystificatrice » lorsque, dans la « topique » sociale, on est
au plus loin des rapports sociaux déterminants et de la recon­
naissance des luttes de classes. Alors qu’en fait la critique de
l’économie suggérerait plutôt — songeons aux chapitres
extraordinaires sur la forme salaire — que l’efficacité maxi­
male de l’idéologique se situe au plus près de la contradic­
tion sociale, lorsque le discours idéologique est directement
entrelacé aux rapports conflictuels qu’il s’agit de contrôler.
La seule tentative approfondie de Marx pour aller dans ce
sens, c’est le texte fascinant sur le « fétichisme de la mar­
chandise ». Mais comme Marx était obligé de composer avec
son identification de l’idéologie à la spéculation, tout y reste
pris dans une étonnante construction post-kantienne de la
dialectique des apparences sociales, et surtout le concept de
l’idéologie dominante y est complètement coupé de toute
référence à l’Etat19.
Cela revient à dire qu’une autre racine des difficultés de
Marx à énoncer en toutes lettres ce qu’il ne cesse de démon­
trer pratiquement, c’est sa difficulté à distinguer ce que
j’appelle ici grossièrement l'idéologie d'Etat n ° 1 de la classe
bourgeoise (indispensable non seulement à la domination,
mais à la constitution et même à la reconstitution d ’une
19. Cf. Jacques Rancière, Lire Le Capital, III (Maspero, 1973, 2' éd.),
p. 51 et suiv., p. 95 et suiv. ; et E. Balibar, Cinq Etudes du matérialisme
historique, Maspero, 1974, p. 206 et suiv.

165
classe bourgeoise), de l ’idéologie particulière qui
« cimente » de l’intérieur l'appareil d ’Etat bourgeois, le
comportement de ses fonctionnaires, l’activité de ses intel­
lectuels, les droits et les devoirs des citoyens par rapport à
l’appareil d ’Etat, etc., et qui est en effet l’idéologie juridi­
que, ou si l’on veut la « conception juridique du monde »
(par opposition à une conception religieuse). C’est cette dis­
tinction qui est masquée quand Engels écrit que « l’État est
la première puissance idéologique20 », en faisant de l’idéolo­
gie dominante le produit de l’appareil d ’État, alors que la
première question est de savoir quelle forme idéologique
doit devenir dominante pour que la bourgeoisie puisse con­
trôler, transformer et utiliser l’appareil d ’État.
Il y a sans doute toutes sortes de raisons historiques qui
peuvent nous aider à comprendre pourquoi cette distinction
est si difficile pour Marx. Par exemple l’influence du modèle
de la Révolution française qui avait conduit Marx à penser
que « la France est le pays classique de la politique bour­
geoise », tandis que l’Angleterre du libéralisme et de la révo­
lution industrielle serait seulement le pays classique de son
économie. Dès lors il y avait une sorte de décalage entre les
deux moitiés de la société bourgeoise « typique », qui faisait
que, en plein XIX' siècle, Marx continuait de se représenter
l’Angleterre comme un pays sans État bourgeois développé
(lui qui vivait depuis des années en plein cœur de Lon­
dres !). D ’un autre côté plus la domination de classe de la
bourgeoisie se consolidait en France, sous les formes du
bonapartisme et plus tard de la Ille République, avec ce for­
midable développement de l’appareil d ’État bureaucratique
et centralisé (qu’il est de bon ton aujourd’hui d ’appeler
« jacobin », sans crainte du ridicule historique), plus Marx et
Engels étaient troublés par ces formes politiques inédites. Et
cela les amenait à expliquer que la règle pour la classe bour­
geoise est de ne pas « exercer en personne » la domination
politique, mais de la déléguer à d ’autres qu’à ses propres
groupes dominants...
Nous pouvons aujourd’hui, même sans entrer dans tous
20. Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande,
chap. 4.

166
les détails, prendre un peu de recul par rapport à ces condi­
tions historiques et apercevoir ce qu’il y a de très pertinent,
au contraire, dans le fait d ’avoir travaillé sans relâche à armer
la « politique prolétarienne » non pas au moyen d ’une criti­
que de l’idéologie juridique — quelles qu’aient été les con­
séquences de cette « lacune » — mais avant tout au moyen
d ’une critique de l’idéologie économique.
Le livre récent de Louis Dumont, Homo œqualis (Galli­
mard, 1977), a sans doute contribué à relancer chez nous la
discussion sur les effets politiques de l’idéologie économique
(bien après d ’autres pays). Mais comme les séquences discur­
sives qu’il analyse sont noyées dans une vaste confrontation
« anthropologique » entre les sociétés dites « holistes » et les
sociétés dites « individualistes » (avatar parmi d ’autres du
vieux « paradigme », du « status » et du « contract », de la
« Gemeinschaft » et de la « Gesellschaft », du « naturel » et
du « monétaire », des sociétés « froides » et « chaudes »,
etc.), je persiste à trouver que les analyses plus limitées de
J.-P. Osier à propos de Smith et de Hodgskin sont plus ins­
tructives (dans son petit Thomas Hodgskin, une critique
prolétarienne de l'économie politique, Maspero, 1976). Ce
qui est fondamental, c’est que, à partir d ’Adam Smith, le
discours « économique », en se présentant comme science et
en se coupant radicalement du « politique » présenté
comme une survivance précapitaliste, donc en instituant la
distinction de la société civile et de l’État, fournit aux diffé­
rentes fractions de la bourgeoisie les moyens de penser, et
donc d ’organiser, l’unité de leurs intérêts comme autant de
conditions de l’accumulation du capital. On appellera
« politique » tout ce qui oppose ces intérêts entre eux, et
« économie » tout ce qui les reconduit à la logique de l’accu­
mulation, c’est-à-dire au « commandement » du capital (ou
de l’argent) sur le travail. Du coup, on a le moyen, au moins
théorique, d ’empêcher les intérêts du travail, ou plutôt des
travailleurs, de s’insérer dans les conflits d ’intérêts entre dif­
férentes fractions bourgeoises pour en perturber les « arbitra­
ges » (comme on dit aujourd’hui), et pour saper les bases de
masse de l’État. Ou encore, on tient la solution « enfin trou­
vée » (comme dirait Marx) au problème que la philosophie
politique classique n ’avait jamais pu résoudre de façon satis­
167
faisante avec son « État de nature » et son « contrat social ».
Il s’agissait en effet de formuler une théorie qui pose
d ’abord le conflit des intérêts, la « guerre civile » inévitable,
pour montrer ensuite dans les termes mêmes de ce conflit la
nécessité de sa solution, c’est-à-dire de la constitution d ’un
tout, d ’un ordre harmonieux, d ’une volonté générale. Au
lieu de rechercher cette solution sur le terrain du droit, de la
moralité, de la « loi naturelle », l’idéologie économique le
déplace radicalement. Elle dit que cet ordre n ’est pas « poli­
tique », qu’il n ’est pas imposé par l’Etat, qu’il est tout sim­
plement la logique économique elle-même le jeu des inté­
rêts opposés tendant à un même équilibre général, la « main
invisible » du marché. Et du même coup, on obtient une
« solution » incomparablement supérieure aux précédentes.
On n ’a plus besoin des artifices complexes du contrat social
et de ses limitations ou garanties. On n ’a plus besoin de sup­
poser fictivement une reconstitution de l’Etat à partir de
zéro, d’un « État de nature » imaginaire qui comporte tou­
jours aussi le danger de ce que Spinoza appelait à propos de
la monarchie le « retour à la masse », de ce que Hegel dési­
gnera plus tard avec effroi comme le « fanatisme » des gens
qui ont trop lu Rousseau... Il suffit de continuer l ’État, et de
le réformer en lui assignant pour tâche la reproduction des
conditions du « libre jeu » du marché, y compris le marché
du travail, et y compris bien entendu le marché
« planifié21 ».
21. Ces hypothèses, on le voit, même si elles recoupent la thèse soute­
nue par P. Rosanvallon dans son livre Le Capitalisme utopique (Seuil,
1979) (qui doit beaucoup, notamment, à L. Dumont), vont finalement à
l’opposé. Certes il me paraît juste d ’affirmer, après Halévy, MacPherson
et quelques autres, que l’économie politique classique « vise à résoudre
un problème politique », et q u ’elle doit « être comprise comme une
réponse aux problèmes non résolus par les théoriciens politiques du con­
trat social » (op.cit., p. 6). Mais je ne crois, ni q u ’elle « ne vise pas princi­
palement à constituer un savoir théorique », ni q u ’elle constitue, selon la
notion reprise de Sorel, une « utopie libérale ». Une fois de plus, dans ces
alternatives, c’est la conception qu’on se fait de l'idéologie en général qui
est en cause. A fortiori je ne crois pas du tout que, en posant l ’a utonomie
de l ’économique, les économistes classiques aient « refoulé la question
du politique ». Bien au contraire, ils la traitent explicitement, non certes
en termes d ’individu (c’est-à-dire sur le terrain métaphorique d ’une

168
je pense, avec tous les signes d ’hypothèse que vous vou­
drez, que nous sommes toujours dans l’espace idéologique
ouvert par cette solution remarquable. Et c’est la raison pour
laquelle je disais dans mon argument introductif que le
marxisme reste d ’une certaine façon indépassable — au
milieu de sa propre « crise » — aussi longtemps qu’il est fac­
teur de crise dans les rapports de la théorie et de la pratique
politiques : parce qu’elles s’organisent dans le champ de
cette idéologie. Donc, non pas tellement à cause des théori-
sations marxistes du parti et de la transition socialiste, mais à
cause de la forme sous laquelle la problématique de la lutte
des classes est rouverte en permanence par la critique de
l’économie. 1! me semble en même temps que ceci jette
quelque lueur sur la façon dont, plus le marxisme lui-même
tend à se transformer en une idéologie d ’Êtat (à travers une
idéologie de parti), plus il devient lui-même économiste...

anthropologie), mais directement en termes de classes sociales, et c’est ce


qui fait leur force : qu’il s’agisse de la critique du mercantilisme, de la
distinction entre « travail productif » et « travail improductif », du pro­
blème de population, des « poor laws » et des coalitions, ou de la façon
dont Ricardo pense pouvoir définir une fois pour toutes les limites dans
lesquelles cantonner l’antagonisme du salaire et du profit (à condition de
minimiser la rente des propriétaires fonciers). Je ne crois pas abusif, à cet
égard, de suggérer que Marx en bien des passages (notamment dans toute
sa critique du mythe de « l’accumulation primitive », destiné à assurer
l'oubli des origines historiques du « travail commandé ») a très claire­
ment désigné cet aspect « machiavélien » des économistes libéraux.

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