Академический Документы
Профессиональный Документы
Культура Документы
VULGARITÉ
ET MODERNITÉ
À Pierre Manent
INTRODUCTION
Défauts de maîtrise
de soi et de manières
Est qualifié de vulgaire, en premier lieu, ce qui, chez
une personne ou dans ses réalisations, manifeste un
défaut ou un refus de maîtrise de soi et des convenances.
Madame de Staël forgea explicitement son néologisme
pour stigmatiser la brutalité, la grossièreté et
l’immoralité dont elle souffrit sous la Révolution. « La
grossièreté dont nous avons été si souvent les victimes,
écrit-elle, se composait presque toujours de sentiments
vicieux ; c’était l’audace, la cruauté, l’insolence, qui se
montraient sous les formes les plus odieuses 1. » Ces
diverses acceptions furent reprises par la suite. Vulgaire
désigne souvent un comportement ou une parole rude,
grégaire ou brutal. Les « êtres vulgaires » sont « des
êtres que mène un seul instinct, une seule force rude et
fatale 2 », affirme un critique. On lit chez un autre : « La
devise de presque tous les fils est le mot vulgaire [...]
“Ôte-toi de là que je m’y mette !” 3. » Les Américains du
e
XIX siècle sont accusés de vulgarité en raison de la
raideur et de la sécheresse de leurs manières. Des
Européens qui les côtoient s’émeuvent de leur
« incivilité nationale » et de leur « intention
d’impolitesse 4 ». Aux États-Unis, dit l’un d’eux, « le
poli qui cache ce que notre nature a de grossier et de
rude est tout à fait inconnu, on n’y a jamais songé ». Un
Américain acquiesce et se justifie ainsi : « Nous ne
sommes pas polis, nous ne cherchons à être ni affables ni
prévenants, mais nous dédaignons comme des frivolités
5
les habitudes élégantes de la société européenne . » Est
donc vulgaire, ici, non pas seulement l’absence de
politesse, mais son absence voulue, revendiquée.
Cette rudesse s’accompagne souvent de grossièreté,
jugée vulgaire elle aussi. Madame de Staël s’en prend
aux « paroles grossières ou cruelles », « rudes » ou
« féroces » de certains gouvernants pendant la
Révolution, ainsi qu’à « l’arrogance de leur ton 6 ». La
7
grossièreté est le « cachet de la vulgarité », soutient une
femme de lettres espagnole. Un critique, jugeant Victor
Hugo « peuple » de par « une certaine grossièreté de
tempérament, par l’épaisse jovialité et par la colère
brutale », lui trouve une nature « vulgaire et forte, où
l’égoïsme intempérant domine 8 ». Pour autant, la
grossièreté n’est pas toujours vulgaire. Elle présente
parfois un caractère spontané, expressif et affectif qui
n’est pas sans charme. Stendhal prisait la grossièreté
italienne, rappelle Michel Crouzet, « parce qu’elle
manifeste toujours une affectivité débordante ; étant
expressive, elle n’est pas purement physique, elle n’est
9
jamais sans âme et sans sens ».
Au contraire, l’immoralité et la bassesse sont toujours
vilipendées et fréquemment qualifiées de « vulgarité ».
« Les conseils, dit la vulgarité morale, sont faits pour
10
n’être pas suivis, et les promesses pour être violées »...
Selon Tocqueville, « il y a des expressions et des tours
qui sont vulgaires parce que les sentiments qu’ils doivent
11
exprimer sont réellement bas ». Toutefois, d’après
12
Byron, « un homme peut être bas sans être vulgaire ».
Là encore, ce qui constitue la vulgarité est moins un
défaut en soi que le fait de l’assumer, plus ou moins
consciemment. « La vulgarité est une bassesse qui se
proclame elle-même 13 », confirme Aldous Huxley.
Rudesse, brutalité et grossièreté caractérisent une
forme de vulgarité très actuelle. Une romancière
s’attaque à elle en faisant le portrait d’un homme
d’affaires grossier, cynique et imbu de lui-même. « L’on
appelle vulgarité, écrit-elle, le ton péremptoire, l’autorité
tranchante, l’impudeur arrogante, la froideur calculée et
la satisfaction de soi, aujourd’hui convertis en règles de
conduite 14. » D’autres auteurs soulignent de même que
« la vulgarité est agressive » de nos jours et que,
« maîtrisée, elle devient une arme, un blason, celui d’une
époque qui glorifie l’assaut constant, le comportement
irascible, l’indignation héroïque, la posture ou la
provocation 15 ».
À ces travers jugés vulgaires s’ajoute parfois la
laideur, quand elle est affichée ou volontaire. Un
professeur estime qu’avec Danton « c’est la vulgarité qui
entre en scène » au motif, notamment, qu’« il a des traits
16
d’une affreuse laideur ». Théophile Gautier en fait
grief à Gustave Courbet après qu’il a vu son tableau Un
enterrement à Ornans : « Notre jeune peintre [...] paraît
s’être dit : Rien n’est plus beau que le laid, le laid seul
est aimable. » Il lui reproche de faire une « traduction
mot-à-mot de la nature la plus commune, qu’il vulgarise
encore » car il « outre à dessein la grossièreté et la
trivialité » et peint « les laideurs les plus rebutantes avec
une grossièreté volontaire 17 ».
Ces défauts sont souvent le fruit d’instincts
immaîtrisés. Tout ce qui manifeste ou attise de tels
instincts tend à être jugé vulgaire. Ainsi de la blague, par
exemple, lorsqu’« elle s’adresse à nos plus médiocres
penchants, et même à nos plus bas instincts et les ameute
18
contre la partie supérieure de notre nature ». Ainsi de
l’énergie vitale, surtout. Stendhal évoque une princesse
ayant « une répugnance marquée pour l’énergie, qui lui
19
semblait vulgaire ». Les Américains font les frais de
cette critique. Mais leur énergie proverbiale se traduit
par une affirmation de soi qui est appréciée, quant à elle :
« Ce qu’ils sont, ils le sont en tout plus naïvement, plus
franchement, plus hardiment que nous, juge un critique
français. On est ici ce que l’on est, et comme on l’est par
décision ou par choix, on ne s’en cache point 20. » Aussi,
concède-t-il, « la vulgarité peut quelquefois avoir du
21
caractère ».
Déficiences de la sensibilité
et du jugement
Les manques de maîtrise de soi et de manières
peuvent résulter de défauts dans la vie sensible et
intellectuelle, souvent jugés vulgaires eux aussi. La
faculté dont les carences indisposent le plus est la
e
sensibilité. Née au XVIII siècle, théorisée et magnifiée
par Jean-Jacques Rousseau, « cette âme de l’âme qui en
40
anime toutes les facultés » participe de la redéfinition
de l’être humain. L’individu moderne se rapporte avant
tout à lui-même, à sa subjectivité ; il aspire à vivre
pleinement et authentiquement tout ce qu’il ressent,
sensations et sentiments. Voué à la jouissance de soi, il
s’identifie à sa sensibilité, et celle-ci, aux yeux des
autres, spécifie son identité et mesure sa valeur.
Ainsi exaltée, la sensibilité focalise l’attention et
convoque le jugement. Est-elle défectueuse, elle risque
fort d’être qualifiée de vulgaire, et celui qui en fait
montre aussi, compte tenu de la place qu’elle a prise
dans la caractérisation de la personnalité. Pour John
Ruskin, « l’essence de la vulgarité réside dans l’absence
41
de sensations ». Une sensibilité fruste ne capte pas les
nuances de sentiment. Quand l’amour passe par « sept
périodes diverses qui séparent l’indifférence de la
passion », écrit Stendhal, « le vulgaire n’aperçoit qu’un
seul changement, duquel encore il ne peut expliquer la
42 43
nature ». Il ne connaît « que le vulgaire sentir ». Au
contraire, la « culture de la sensibilité » préserve
« d’aimer rien de vulgaire et de bas 44 ».
Est déprécié, outre l’individu qui pâtit d’une gamme
limitée de sensations, celui dont la sensibilité n’a pas été
éduquée. Pierre Lasserre distingue « une sensibilité
cultivée de la sensibilité vulgaire » en ce qu’elle « nous
fait éprouver très vivement l’inobservation des lois les
45
plus délicates de l’honnêteté et du goût » – honnêteté
s’entendant ici au sens de politesse et de savoir-vivre.
Inversement, sont « vulgaires », d’après Ruskin, les
hommes étrangers à tout ce qui « peut s’appeler le “tact”
ou le “sens du toucher” du corps et de l’âme » ; ce tact,
conjoignant sensibilité et raison, est « l’affinement et la
plénitude de la sensation qui va plus loin que la raison,
46
guide et sanctificateur de la raison elle-même ».
L’accusation de vulgarité sanctionne ici d’abord la
médiocrité de perception et les confusions ou les
approximations auxquelles elle conduit. Pour Balzac,
« les particularités du maintien et de la démarche, le
mouvement de la taille, le port de la tête » sont « les
47
choses les moins saisissables aux yeux vulgaires ».
Proust évoque, de son côté, « cette douceur que le
48
vulgaire prend pour de la faiblesse ». Analysant la
langue de Georges Ohnet, l’auteur le plus lu en France à
e
la fin du XIX siècle, un critique trouve qu’il « s’en
exhale une impression de vulgarité » parce qu’il fait un
« abus considérable » des clichés et qu’il « est attiré par
une inconcevable prédilection vers le mot banal et
inexpressif 49 », faute de bien identifier ce qu’il décrit.
« Tout ce qu’il touche devient aussitôt tristement
vulgaire et ridiculement prétentieux », déplore Anatole
France, qui ajoute drôlement : « Et il aime vivre ! C’est
50
incompréhensible . » À ces défauts s’ajoute, enfin, le
manque de pénétration, incriminé au même titre. Un
esprit vulgaire ne discerne pas les qualités d’une œuvre
littéraire. Selon Marie d’Agoult, « l’art si difficile des
transitions, le secret des nuances, la préparation des
effets, les délicatesses du style, le choix des
circonstances et jusqu’à l’habileté des omissions, tout
cela échappe à ses perceptions grossières, qu’aucun
exercice intellectuel n’a raffinées 51 ».
Insignifiance de la personne
et de ses réalisations
Tout autant que les défauts de manières et de
sensibilité, auxquels il n’est d’ailleurs pas étranger, le
manque de personnalité, le fait d’être banal, indistinct,
identique à un grand nombre de personnes est sujet à
l’accusation de vulgarité.
Dénommer vulgaire ce qui est commun ou courant
renvoie au sens premier du terme. Son acception neutre a
encore cours au XIXe siècle, mais c’est le sens péjoratif
qui prévaut dorénavant, et ce qu’il critique a évolué. Le
banal est jugé vulgaire parce qu’il ne se distingue en rien
ou qu’il est médiocre, ces deux motifs ne faisant souvent
qu’un. Lorsque Heinrich Heine parle de la « tiède
vulgarité » du mari de George Sand, il évoque sa figure
56
« parfaitement insignifiante » et sa « nullité banale ».
« Faire comme tout le monde ? s’interroge un historien.
57
Les gens de lettres se gardent bien de cette vulgarité . »
L’« uniformité des êtres » est « vulgarité », écrit un
auteur, et la médiocrité qui s’y attache tient à l’oubli ou
au refus d’être soi-même « par le plein exercice de [ses]
58
facultés, par le faire-valoir intelligent des dons » qu’on
a reçus. Cette charge récurrente contre le banal,
l’indifférencié ne nous étonne guère. Elle mérite pourtant
explication. Qu’est-ce qui la motive ? Un facteur, à
première vue éloigné, joue un rôle décisif, à savoir la
révolution opérée à l’ère moderne dans la conception de
notre humanité. Nous étudierons celle-ci plus tard, mais
il est nécessaire d’en dire un mot d’emblée pour
comprendre à quoi s’applique ici le grief de vulgarité.
Longtemps les hommes furent guidés, dans la
conduite de leur vie, par des modèles moraux – le héros,
le sage, le saint –, qui représentaient autant
d’accomplissements de leur humanité. Chacun devait
s’efforcer de les imiter, de surmonter son individualité
imparfaite en acquérant et en exerçant les vertus qu’ils
illustraient. On se distinguait alors à proportion qu’on y
excellait. Personne n’ambitionnait directement d’être
différent, ni n’était blâmé faute d’y parvenir. La
différence n’était pas considérée en tant que telle, mais
en tant qu’elle actualisait des vertus dont la pratique
s’imposait à tous et se modelait sur des exemples
communément admirés. Peu à peu, cependant, ces
modèles furent remis en cause, tout comme le principe
même d’un modèle d’humanité, au point que l’idée de
norme changea de sens, désignant non plus ce qui est
excellent, et donc rare, mais ce qui est le plus fréquent,
quel qu’en soit le contenu. On argua que la manifestation
des vertus vantées par ces modèles ne tenait pas à
l’action méritoire de la personne mais à ses qualités
innées ou aux circonstances – c’est la critique de
Thomas Hobbes – ou encore à des motifs intéressés –
c’est le leitmotiv des maximes de La Rochefoucauld. À
quoi bon alors prôner l’héroïsme, la sagesse ou la
sainteté ? L’enseignement des vertus qui les caractérisent
perd son sens. Jusque-là, on concevait l’être humain
comme étant, par nature, un animal politique, sociable,
doué de parole et de raison, et voué à s’accomplir dans la
recherche du Bien, du Vrai ou du Beau. Maintenant, on
pense qu’il est seulement, en ce qui le détermine, un
animal soucieux de persévérer dans l’être et de se
conserver au mieux. Ce qui nous est commun désormais,
c’est donc une condition à améliorer et non plus une
nature à accomplir. Et ce commun nouveau – ce qui est
animal en nous, ce qui est de l’ordre des besoins – fait
immédiatement l’objet de critiques, en tant à la fois qu’il
représente le plus bas niveau de l’humain et qu’il ne
confère aucune singularité distinctive.
Par ailleurs, dans l’univers moral régi par l’idée de
nature humaine, la singularité s’articule au commun :
ceux qui suivent un modèle le font à leur manière, selon
leur personnalité propre. La fin excellente est partagée,
les voies pour l’atteindre particulières. Avec la
philosophie moderne, tout change : l’homme n’a plus de
fins assignées au-delà de la conservation ; il se définit
comme un être libre et titulaire de droits. Doté d’une
liberté sans finalité, il est estimé à proportion qu’il
l’exerce bien plus que selon sa façon d’en user –
comment juger de celle-ci en l’absence de fins établies
auxquelles la confronter ? L’individu tire son unicité de
la singularité de ses manières d’être et d’agir plus que de
leur exemplarité puisqu’il s’est affranchi des modèles
permettant de les évaluer. L’unicité est dissociée de toute
excellence substantielle et sa valeur réside
principalement dans l’intensité de la différenciation
exprimée. À l’illustration distinctive d’un modèle
commun succède la singularité à nulle autre pareille.
L’individu ne se réalise pas en actualisant un modèle,
mais dans le rapport direct à soi, dans la relation intime
qu’il entretient avec lui-même, dans l’harmonie la plus
poussée entre ce qu’il est, la conscience qu’il en a et ce
qu’il fait. Bref, il se réalise en cultivant sa particularité,
et c’est dorénavant elle qu’on mesure en priorité, selon
une échelle allant de la vulgarité à la distinction.
La singularité ainsi magnifiée, une action ou une
réalisation peut être louée à ce titre alors qu’elle est
blâmée pour son contenu. Un tableau de Gustave
Courbet, jugé vulgaire, on l’a vu, à raison de la
grossièreté et de la laideur qu’il fait ressortir, ne l’est
plus lorsqu’il est considéré sous l’angle de sa facture. La
forte personnalité du peintre « se traduit dans son
interprétation de la nature par une sorte de
grandissement, de grossissement, d’exagération qui le
conduisent au style. Cela le sauve de l’imitation littérale,
de la copie conforme, du procès-verbal ». Et le critique
de conclure : « Ce qui aurait pu être facilement vulgarité
59
chez tout autre devient chez lui trivialité puissante . »
De ces considérations nous déduisons que, envisagé à
l’aune moderne de la différence distinctive, le vulgaire,
celui qui appartenait au plus grand nombre, n’aurait pu
être accusé de vulgarité puisqu’il était d’emblée bien
identifié. La contrée où il vivait, et où il demeurait
souvent toute sa vie, lui donnait une langue, des
coutumes, une condition sociale, un métier et même un
vêtement spécifiques. Ces traits distinctifs s’effacèrent
progressivement, en France et ailleurs, sous l’action
convergente d’une pluralité de facteurs : l’unification
politique, poursuivie par les pouvoirs successifs ;
l’uniformisation culturelle, liée à l’affirmation d’une
identité nationale ; le capitalisme et l’économie de
marché, qui libèrent les individus des liens corporatifs et
développent la mobilité géographique et sociale ; le
progrès des techniques aussi, notamment agricoles, qui
provoque un exode massif vers la ville ; enfin, plus
profondément, l’avènement de l’individu, dont la liberté
principielle appelle son émancipation de tout ce qui le
détermine. On tient là une autre explication de l’emploi
croissant du terme vulgarité à l’encontre de ce qui est
commun, banal, répandu, à savoir : l’uniformisation et la
standardisation à l’œuvre à l’époque moderne, qui
imposent leur triste monotonie dans tant de domaines.
L’individualisme
et la critique de la morale
bourgeoise
Commençons par l’individualisme, en considérant les
défauts qui le caractérisent ou qu’on l’accuse
d’alimenter. Le premier est l’égocentrisme, entendu
comme le fait, pour un individu, d’être rivé à sa
subjectivité, ses sensations, de ne pouvoir se mettre à
distance, sortir de soi. Sont vulgaires, pour Arthur
Schopenhauer, les personnes dont la « perception des
choses et du monde est par-dessus tout subjective et
immanente ». Leur conscience « voit les choses dans le
monde, mais non pas le monde ; elle voit ses propres
70
actions et ses souffrances, sans se voir elle-même ».
Un autre philosophe évoque « les âmes vulgaires,
incapables de s’élever au-dessus d’elles-mêmes, de
dépasser la sphère étroite du sensible 71 ». Cette
fermeture affecte souvent les manières : la personne
soucieuse d’elle-même bien plus que des autres tend à
ignorer les règles de convenance. Si elle s’y plie, c’est de
mauvaise grâce, donc elle les malmène, tandis que la
personne polie, les ayant intégrées, les applique avec
aisance et leur confère ainsi de l’agrément. Le procès a
toujours cours : un moraliste contemporain juge que « le
personnage vulgaire est complètement égocentrique. Il
ne connaît pas les convenances parce qu’il n’a pas de
distance vis-à-vis de lui-même ». Au contraire,
Le matérialisme
La préoccupation immodérée que l’on a de soi-même
se traduit par une attention de tous les instants à ses
sensations, ses désirs, son bien-être. Ce penchant
matérialiste est jugé vulgaire lui aussi, tout comme, plus
généralement, l’accent mis exclusivement sur ce qui est
physique, visible, apparent. Barbey d’Aurevilly en fait
reproche à ses contemporains : « Matérialiste de
principes, matérialiste de mœurs, ne se préoccupant que
du physique en toutes choses, comme de l’important de
la vie, votre société [...] ne vit que par les nerfs, les
130
sensations et l’argent . » Il accuse en particulier Victor
Hugo d’« épouse[r], de sang-froid, la vulgarité » par son
« matérialisme insupportable » qui lui fait
« métamorphoser tout ce qu’il touche [...] en matière, –
même jusqu’à la langue, qu’il encombre d’images
physiques, [...] et même encore jusqu’aux sentiments les
plus purs et les plus élevés de l’âme ». Il s’en prend à
Flaubert également : « Montrez-moi une idée qui ne soit
pas une chose physique dans ses œuvres ! » Selon lui,
l’auteur de Madame Bovary « n’a de sympathie que pour
les choses visibles qu’on peut retracer » ; ce n’est pas
« une tête » mais « une main » ; « toute abstraction, toute
131
métaphysique lui sont interdites ». Dans la même
veine, Brunetière reproche à Émile Zola « la vulgarité
délibérée des sujets » de ses romans, son « étude
exclusive et continue des fonctions du ventre » et le
simplisme de ses personnages, qui n’obéissent « jamais
qu’à l’impulsion d’un unique appétit, toujours
132
élémentaire ». À ses débuts, la photographie est
décriée pour avoir rendu le portrait « vulgaire et
133
banal » : simple calque du visible, et même d’un
instant du visible seulement, elle ne donne à voir que les
traits apparents et fugaces quand le portrait peint
s’efforçait d’exprimer la personnalité de son modèle et
de mettre en avant ses mérites ou d’incarner à travers lui
des vertus édifiantes.
Selon Henry James, Balzac illustre à un degré inégalé
l’ensemble des défauts liés au matérialisme. Sa critique
permet de saisir exhaustivement ce que recouvre ici le
grief de vulgarité. Pour Balzac, tout est chose, selon
James. Le monde moral lui est étranger et, s’il en traite,
c’est avant tout sous un angle physique, instinctif. « Une
action magnifique, avec lui, n’est pas une action
remarquable pour ses motifs élevés, mais une action
empreinte d’une grande force de volonté ou animée par
un grand désir. » L’auteur de La Comédie humaine « ne
croyait guère à la vertu et avait encore moins
d’admiration pour elle » ; l’intéressaient avant tout les
« passions égoïstes » et les « profondeurs les plus
scabreuses » de l’âme humaine. Il est non seulement
indifférent à la moralité, mais encore, plus largement,
étranger à toute idée métaphysique, à toute pensée qu’il
pourrait y avoir quelque chose d’autre que ce qui est là,
sous nos yeux. Quand il se met néanmoins à philosopher,
« tout sonne faux », son propos n’est plus que verbiage
d’une « ennuyeuse prétention ». Le monde des sens, de
l’argent, « ce monde tangible de maisons et de
vêtements » est pour lui la seule réalité, une « réalité
envoûtante, absorbante, absolue ». Balzac avait une
« puissante passion pour les choses » et « être, dans sa
plus grande intensité, signifiait simplement être
parfaitement chez soi au milieu d’elles ».
L’autorité démesurée que le réel exerce sur son
imagination tient aussi à son manque de confiance dans
la raison. Il doute qu’elle puisse rendre compte de la
réalité ; le sens qu’elle y trouve est toujours labile,
incertain. Au contraire, la matière est présente, tangible,
indubitable ; là est le vrai. « Ce que nos yeux nous
montrent est tout ce dont nous sommes sûr », pense-t-il.
D’où son attention insistante, exclusive à l’apparence et
à la matérialité des choses et des êtres. « En toute
occasion, il mentionne un énorme nombre d’objets »,
remarque James, et il en rend compte de façon précise,
sensible, exhaustive. Il se livre d’autant plus à cet
exercice que, sans la raison, qui hiérarchise et choisit,
tout devient égal et donc tout doit être dit. Son univers
est saturé. Décrivant tout, il n’élude pas les faits triviaux
ou bas que la littérature des siècles passés le plus
souvent cachait ou, à tout le moins, évoquait
allusivement. Pire, il s’appesantit sur eux.
Enfin, ce souci obsessionnel de tout rendre, de dire
tout sur tout est animé par une « confiance en soi sans
limite », un « égoïsme magnifique » et une « prétention
134
colossale ». Balzac manifestait « l’amour-propre
littéraire le plus avide et le plus grossier que j’aie
135
connu », écrit Sainte-Beuve. Cette prétention
exubérante, ces descriptions envahissantes, le regard
essentiellement matériel porté sur toute chose, y compris
morale ou spirituelle, tout cela rend maintes parties de
ses œuvres lourdes et sans charme ; en un mot, elles ont
un tour vulgaire.
Le rabaissement
ou la valorisation indus
Le matérialisme est niveleur par essence et s’attire
souvent le grief de vulgarité à ce titre. De façon
générale, encourt ce reproche tout jugement qui met sens
dessus dessous les hiérarchies morales et esthétiques
éprouvées, soit qu’il abaisse ce qui est estimé, soit, à
l’inverse, qu’il valorise ce qui est décrié.
Rabaisser systématiquement ce qui est communément
apprécié est, au dire d’un écrivain, « le génie des âmes
156
vulgaires ». Un individu ou une chose ont-ils des
qualités ? Elles les déprécient, les dénient ou les
occultent pour ne considérer que leurs défauts. Parler de
« machine humaine » est « une comparaison
157
vulgaire » parce que, en réduisant l’être humain à une
mécanique, elle le dégrade. Nietzsche fulmine contre le
christianisme au motif qu’il a fait d’« Éros et Aphrodite,
puissances divines chez les Anciens, [...] des démons
louches et lubriques », écrit Charles Andler, qui
commente ainsi cette diabolisation : « La vulgarité
consiste à s’être représenté [les passions de l’amour]
158
sous une figure de bassesse . » On fustige une fois
encore la blague, qui trop souvent dénigre pour faire
rire : « Elle rabaisse ce qui est élevé, elle avilit ce qui est
pur, elle bafoue ce qui est désintéressé. Elle est la
159
revanche de la vulgarité . » Une telle attitude est
encore condamnée aujourd’hui. Lydie Salvayre plaide
que les temps sont « vulgaires » au motif, notamment,
que « le tact [est] désormais tenu pour une faiblesse »,
que « l’érudition [passe] pour une prétention,
l’effacement de soi pour une infirmité et le savoir-vivre
160
pour une entrave à jouir ».
Le rabaissement peut tenir à l’incapacité ou au refus
de voir le grand. « Les vulgaires aiment à prendre les
choses par leur plus petit côté, le seul qui leur soit
161
accessible . » Ils y inclinent aussi par intérêt, pour
disculper leur laisser-aller, leur égoïsme ou leur
immoralité. De même, la recherche sans frein du succès
auprès du plus grand nombre incite à ne considérer que
la part médiocre des individus, la plus commune, et à
tout ramener à ce niveau. Selon Barbey d’Aurevilly,
« l’explication de tous les succès de M. Dumas [...] c’est
la vulgarité. Les gens vulgaires se reconnaissent en lui et
jouissent [...] de s’y voir. Il a des manières à lui de tout
descendre, de tout vulgariser, de tout mettre au niveau de
162
ce qui est commun, qui charme les esprits communs ».
Une personne distinguée répugne à ces basses flatteries
et s’indigne lorsqu’on les emploie à son encontre. C’est
la mépriser que de ne regarder qu’à ses instincts
élémentaires et de les stimuler pour la manipuler. « Les
œuvres “vulgaires”, écrit Pierre Bourdieu, suscitent le
malaise et le dégoût par les méthodes de séduction,
ordinairement dénoncées comme “basses”,
“dégradantes”, “avilissantes” qu’elles mettent en œuvre,
donnant au spectateur le sentiment d’être traité comme le
premier venu, qu’on peut séduire avec des charmes de
pacotille, l’invitant à régresser vers les formes les plus
163
primitives et les plus élémentaires du plaisir . »
Cependant, le sociologue ravale ce sentiment de dégoût,
qui paraît naturel et sain, à une convention bourgeoise ;
en le relativisant, en l’artificialisant, il le déprécie. C’est
un procédé qu’on peut, à bon droit, juger... vulgaire.
L’idéal moral
et la complexion
de l’individu moderne
Tant que l’on considéra que les principes éthiques
s’inscrivent dans l’être même de l’homme, qu’ils ne sont
pas seulement le fruit de sa raison mais correspondent à
des dispositions naturelles, ils eurent force de loi. Dès
lors que leur inscription naturelle n’est plus reconnue,
mais qu’on les célèbre encore, ils se résorbent dans
l’imagination, deviennent un idéal. Leur nouveau statut
change radicalement l’appréciation que l’on porte sur
eux. Leur sévérité en rebutait plus d’un, on rechignait à
les appliquer ; voilà qu’ils ne sont plus obligatoires :
comme on les regarde d’un œil neuf ! Effacé le
sentiment pénible que leur rigueur suscitait. On ne voit
plus que leur grandeur et leur beauté, et on les exalte. On
se loue d’ailleurs aussi soi-même d’être sensible à elles,
on se loue de les louer.
En se subjectivisant, ces principes passent aux mains
de la sensibilité et, comme elle n’est pas réglée par la
raison pratique, on les invoque en général de façon
irréfléchie – d’autant plus que, n’étant guère appliqués,
on ne mesure pas bien ce qu’ils impliquent. D’où le
caractère souvent irréaliste et éthéré des discours moraux
e
du XIX siècle. Néanmoins, le souhait subsiste que ces
principes soient respectés. On n’y force plus, mais on
veut en persuader. La pédagogie morale explique, à la
suite de Kant, que la moralité est fondée en raison et que
l’homme, être de raison, ne saurait l’ignorer sans se
méconnaître lui-même. Justifier l’idéal en raison suffit-il
cependant à garantir son application ? Évidemment non.
Le premier obstacle tient à la nature de l’idéal. De lui-
même, en effet, il n’enjoint pas qu’on l’applique.
Contrairement à la moralité classique, il ne repose pas
sur une idée de la nature humaine qui intimerait de le
concrétiser. L’idéal consiste en la résorption dans
l’imaginaire individuel de principes moraux désactivés.
Il est facilement parfait, par conséquent, et cette
perfection ajoute à sa passivité car elle tétanise l’action,
tant on est sûr qu’on restera en deçà. De surcroît, l’idéal
ne s’accompagne d’aucune méthode pour l’accomplir, au
contraire des vertus, dont l’essence même indique
comment les mettre en œuvre. Pour reprendre une
formule célèbre, il a les mains pures, mais il n’a pas de
mains. Bref, l’idéal et l’action sont étrangers l’un à
l’autre. La parole idéaliste s’exalte non pour agir mais
parce qu’elle est détachée de l’action, tandis que la
parole morale véritable est étroitement liée à elle et aux
contraintes du réel.
La passivité de l’idéal a partie liée avec la conception
nouvelle de l’être humain. L’individu moderne
s’appréhende comme sensibilité et volonté. La première
est d’un autre ordre que l’action ; quant à la seconde, elle
est certes déterminée à agir et à donner le maximum
d’elle-même, mais son activité débridée est avant tout au
service de l’amélioration des conditions de la vie
humaine. Cet individu qui s’éprouve dans le rapport à
soi et s’active en suivant son intérêt pour se conserver au
mieux n’a guère d’appétence pour une action morale qui
appelle, à l’inverse, sortie de soi et désintéressement. On
est passé d’une « morale du bonheur » à une morale du
devoir : quand les vertus étaient considérées comme des
dispositions de la nature humaine, leur exercice
contribuait à l’accomplir, donc à rendre heureux ;
maintenant qu’elles ne le sont plus, qu’elles contredisent
même les penchants que la conception moderne de
l’individu encourage, on n’est guère enclin à les exercer.
L’idéal moral nous sied davantage ; l’évoquer nous
suffit, bien souvent, compte tenu aussi de la place que
l’imagination a prise dans la vie humaine et de
l’autonomie qu’elle a conquise sur l’action.
L’éducation esthétique
et la volonté au secours
de l’idéal
Dans ce cadre moral et anthropologique inédit,
comment faire pour que l’individu s’applique à réaliser
tant soit peu l’idéal ? La solution qu’on préconisa
consiste à agir sur les constituants de l’individu
moderne, sensibilité et volonté. On va en premier lieu
disposer la sensibilité au Bien en montrant tous les
bienfaits d’une action bonne. Un idéal qu’on trouve
justifié et qu’on aime inspire et motive l’action, croit-on
alors. « L’idée est semence d’action, écrit un éducateur,
le sentiment est déjà mouvement suggéré sinon
16
imposé . » Afin de rendre la sensibilité réceptive, on
s’appuie sur son tropisme esthétique. Jusqu’ici, la beauté
de l’action s’appréhendait comme un reflet de son
excellence ; elle était la manifestation sensible d’une
qualité morale ou d’une vérité. Avec l’esthétique, née au
e
XVIII siècle, le Beau s’autonomise : fondé sur les seules
sensations, il devient indépendant du Vrai et du Bien.
Pour remédier au déclin de la loi morale et tenir compte
de la nouvelle conception sensible de l’être humain, des
philosophes suggèrent, dès la fin de ce siècle, de mettre
au premier plan la beauté ainsi conçue et d’inverser le
rapport de causalité ; ils prônent une éducation
esthétique, au motif que l’attrait pour le Beau est naturel
et donc qu’en rapportant le Bien au Beau on encouragera
à le faire. Platon le suggérait en son temps, mais ce
procédé venait chez lui en appui d’une anthropologie et
d’une loi qui obligeaient déjà à l’action morale, il n’était
pas destiné à pallier leur absence. La beauté suscite le
désir, la passion même. Il faut donc lier beauté et
moralité de telle sorte que l’enthousiasme soulevé par la
première se transfère à la seconde ; il faut montrer et
vanter la beauté de la moralité pour la faire aimer, aimer
intensément, et stimuler le désir de s’y conformer. « Pour
que l’idéal moral acquière toute sa puissance, il faut [...]
qu’il se pare de toutes les séductions de l’idéal
esthétique, et s’absorbe en lui », suggère François
Roussel-Despierres ; alors, pense-t-il, « la vie morale
17
n’est plus qu’une habitude dans la vie esthétique . » La
croyance aux pouvoirs de la beauté est telle à l’époque
que certains ne se soucient même plus d’enseigner la
moralité ; ils se contentent de prôner une éducation
esthétique générale, censée incliner d’elle-même à
l’action bonne. Ainsi d’Oscar Wilde et de Proudhon,
deux écrivains d’horizons fort éloignés. Pour le premier,
l’amour de la Beauté « est le véritable but de
l’éducation » ; grâce à lui, « peu à peu il naîtra [dans
l’individu] un tempérament, naturel, simple, qui
l’incitera à choisir le bien et non le mal, à rejeter ce qui
18
est vulgaire et discordant ». Pour le second, l’art, de
lui-même, « nous sauve de la grossièreté, de la banalité,
de la vulgarité, de la trivialité, de l’indignité » ; il « nous
19
civilise, nous urbanise, nous polit, nous ennoblit ».
Prendrait-on ces propos au sérieux qu’une réserve
viendrait néanmoins à l’esprit car il est possible de
donner au vice un bel aspect, donc de faire du beau
l’auxiliaire de l’immoralité. On accusa d’ailleurs le
romantisme d’y contribuer : « N’envisageant plus les
choses dans leur sens moral, mais par la sensation, on a
montré que l’horrible pouvait avoir ses beautés »,
constate Louis Maigron. « Sous les peintures qui l’ont
embelli, le vice a perdu sa laideur, et, avec la parure
qu’on lui a donnée, il a pu s’asseoir près de la vertu
20
presque sans la faire rougir . »
L’ÉCHEC DE L’IDÉALISME
Fort d’un bel idéal moral et d’une volonté ferme,
l’individu semble immunisé contre la vulgarité. Il n’en
est rien. L’idéal présente en effet plusieurs caractères qui
exposent l’individu au travers qu’il fuit : sa grandeur est
telle qu’on est inévitablement prétentieux quand on se
prévaut de le réaliser – on est toujours loin du compte ;
sa passivité prive des moyens de le mettre en œuvre ; sa
soumission à la sensibilité est défavorable à la politesse
comme à la moralité.
Prétention et ignorance
pratique
L’individu se félicite volontiers, voire s’estime
supérieur du seul fait d’invoquer les superbes principes
de son idéal. L’excellence que confère leur application, il
se l’attribue par cela même qu’il les loue. Une telle
prétention est possible parce que l’idéal d’un individu est
son idéal ; il l’a choisi – l’esprit du temps fût-il
déterminant ; il lui est donc loisible de se targuer de son
choix. En outre, contrairement à la loi morale, l’idéal
n’ordonne pas d’appliquer les principes qu’il vante et
l’on n’attend pas expressément de l’individu qu’il s’y
conforme. Par conséquent, le contentement de soi qui
accompagne leur invocation est rarement tempéré par la
modestie, celle-ci ne pouvant advenir que si l’individu se
sait obligé de les appliquer et constate son impuissance à
y parvenir pleinement. Quant à l’éducation esthétique
motivée par l’idéal, elle a beau inculquer des manières,
nul n’est sûr pour autant d’échapper à la vulgarité. En y
recourant à raison de leur beauté plus que de leur
moralité, même apparente, l’individu est incité à
l’hypocrisie. Dans le même temps, il est susceptible de
tirer orgueil de ces manières, en s’attribuant la
supériorité qu’elles donnent involontairement à celui qui
les pratique pour elles-mêmes.
Impolitesse et immoralité
À ces travers que l’idéal occasionne à raison de sa
grandeur et de sa passivité s’en ajoutent d’autres encore,
car son tropisme sensible et esthétique marqué, en
s’exagérant, nuit aux manières et fait bon marché de la
moralité.
L’idéal magnifie la sensibilité ; il s’en nourrit,
s’exprime à travers elle. Hérauts de l’idéal, les
romantiques prônent une sensibilité sans mesure,
conformément à sa nature – car elle s’altère, voire
disparaît dès qu’on la bride –, par refus aussi de
l’utilitarisme étroit et du calcul intéressé, auxquels la
« bonne mesure » est désormais assimilée. Ces
romantiques, dont nous tenons encore, recherchent les
impressions vives, les sensations intenses. Ils veulent
que l’âme soit toujours tendue, enthousiaste, exaltée. Ils
se targuent de leur sensibilité à fleur de peau – « la
moindre chose m’émeut, me fait venir les larmes aux
yeux 27 », s’avise Stendhal.
Mais cette sensibilité exacerbée promue par l’idéal
expose l’individu à l’impolitesse. Elle l’incite à se
refermer en lui-même, à considérer toute chose
uniquement à travers sa subjectivité, faussant ainsi son
jugement. La réaction de la sensibilité importe davantage
que ce qui la suscite pour un individu dont le principe est
de se rapporter à lui-même. Aussi risque-t-il de
confondre son appréhension subjective du monde avec le
monde lui-même, et d’ignorer les autres dans leur être et
leur sensibilité propres.
On nous objectera que c’est oublier la pitié, sur
laquelle nous Modernes, à la suite de Rousseau,
comptons beaucoup pour relier les individus entre eux.
Certes, ce sentiment d’affliction qu’on éprouve
instinctivement pour les maux et les souffrances d’autrui,
par identification réflexe de semblable à semblable, nous
fait immédiatement communiquer avec lui et nous porte
à l’aider. Mais la pitié est justement une émotion, pas
une connaissance ; partant, on reste largement en soi.
Elle ne peut être qu’éphémère, de surcroît, tant elle
supprime toute distance entre le spectateur et la victime.
Bref, elle est incapable de régler les relations humaines
quotidiennes. La politesse qui doit les régir n’est-elle pas
« la juste mesure des relations des hommes entre
28
eux », comme l’écrit Madame de Staël ? Cette juste
mesure, ce tact suppose une certaine distance et requiert
de sortir de soi, ce à quoi la sensibilité, subjective par
essence, ne porte guère. Ajoutons qu’elle présente
souvent un caractère « sur-réactif », qui nuit à la mesure
du jugement, le rendant excessif, artificiel, donc grossier
en un sens, ce qui n’est pas sans impact sur l’action.
« On perd le sens de la mesure et de la finesse, lit-on à
propos des romantiques ; on s’emporte où il faudrait
sourire : on montre le poing au ciel quand il suffirait
d’un imperceptible haussement d’épaules ; on prend des
29
pavés pour écraser des mouches . »
Impasses de l’idéal
En deçà des divers travers qu’il peut susciter, l’idéal
engendre un dérèglement qui le rend définitivement
inapte à prévenir la vulgarité. D’une part, il divise
l’individu, en disjoignant sa vie sensible et sa vie
agissante. D’autre part, il dissocie la parole de l’action, à
rebours de l’action morale véritable. Ce faisant, il les
éloigne l’une comme l’autre de la vérité de l’homme et
des choses. L’action s’appauvrit parce que l’idéal
neutralise des motifs naturels – le noble, par exemple –
pourtant propices à l’épanouissement de notre humanité ;
elle tend à se fourvoyer aussi, faute de raison pratique.
La parole, quant à elle, tourne à vide parce qu’elle
s’abstrait de la réalité qui la nourrit et la règle ; elle
s’altère et se corrompt, de surcroît. Comment en effet
concilier deux mondes opposés dans leurs principes et
leurs visées ? Quelle parole une dans un monde double –
idéal et vécu ? Même esthétisés, les principes moraux de
l’idéal suggèrent encore une action qui les accomplisse.
Quel discours tenir alors si ce que l’on fait diverge de ce
qu’il faudrait faire ? Trois possibilités se présentent : soit
la parole appelle instamment à concrétiser l’idéal, soit
elle cache le caractère intéressé de l’action derrière des
fins idéalistes, soit, inversement, elle mise sur lui pour
les réaliser.
Dans le premier cas, elle a souvent un caractère
artificiel, déclamatoire et outré, le point de vue de l’idéal
ignorant la réalité des hommes et des choses. En
témoigne cette affirmation péremptoire de Michelet :
« J’exige que, du jeune bourgeois, de l’étudiant vulgaire,
vous me fassiez la créature noble, royale, héroïque [...].
Que mon collégien emporte l’idée de sa petite Béatrix. Il
34
est sauvé de bien des choses, de la vulgarité surtout . »
Dans le deuxième cas, la parole est hypocrite. Elle est
l’apanage du bourgeois, à tout le moins associée à lui
dans l’imaginaire collectif. Selon Albert Cassagne, « le
bourgeois est un utilitaire incurable, et envahissant.
Encore s’il l’était franchement. Mais il ne l’est pas. À
chaque instant, dans la vie bourgeoise, le naturel se
masque d’une certaine hypocrisie, consciente ou non. Le
35
conventionnel, le faux recouvre l’âme ». Stendhal
dénonce le cant de la bourgeoisie anglaise, cette
« hypocrisie de bonté et de moralité », qui « masque
36
l’intérêt de prétextes universels et inattaquables »,
imposture devenue une seconde nature chez les Anglais,
selon lui. Bien évidemment, une telle divergence entre
les paroles et les actes n’est pas nouvelle – elle naît avec
la parole même –, mais, tandis qu’elle était jusqu’ici un
vice occasionnel ou propre à tel ou tel individu
corrompu, elle devient inéluctable et systématique,
structurelle en quelque sorte, puisqu’une égale légitimité
s’attache aux principes de l’idéal et à ceux de l’activité
pratique. L’hypocrisie ancienne marquait une
désobéissance aux règles établies ; celle qui lui succède
masque un comportement désormais permis, fondé sur
des droits reconnus, mais qui, tout autorisé et même
encouragé qu’il est, n’en contredit pas moins l’idéal.
Il arrive, cependant, et c’est le troisième cas, que la
contradiction dont nous parlons ne soit plus consciente,
que l’individu se complaise dans une conduite intéressée
et utilitaire en jugeant que c’est la meilleure façon de
réaliser l’idéal. Il l’affiche alors avec candeur et sans
retenue. En découle une parole étrange, hybride, aliénée,
que Thomas Mann dénonce dans son roman Les
Buddenbrook, paru en 1901. Il fait dire à un membre de
cette famille dans sa prière : « J’ai adressé ma dernière-
née pour une somme de 150 thalers. Conduis-la, ô
Seigneur, dans tes voies. » Il évoque également « ces
touchantes lettres d’affaires qu’un fils écrivait à son père
et associé, et où l’on lisait, à côté de nouvelles
rassurantes sur un marché de blé, la prière instante
d’embrasser immédiatement sa femme et ses enfants ».
Thomas Buddenbrook parle en ces termes de sa future
épouse, Gerda : « Je l’aime, mais mon bonheur et ma
fierté sont d’autant plus grands qu’en la faisant mienne,
j’apporte à notre maison de commerce un important
appoint de capitaux. » Quoi d’étonnant que son frère
Christian, en rupture de ban, s’écrie : « Comme j’en ai
assez, de ce tact et de cette délicatesse, et de cet
équilibre, et de cette tenue et de cette dignité [...]. J’en
37
suis las à mourir . »
LA NATURE MUETTE
Le primat de la conservation
confortable
Selon les classiques, on l’a dit, la nature présente en
l’homme des dispositions spécifiques qui le destinent à
certaines fins – la parole et la raison, par exemple, qui
permettent d’accéder à la vérité, d’avoir une vie
politique, de se préoccuper de justice, etc. Pour les
accomplir, l’homme doit transformer ses passions en
bonnes dispositions ou en user de façon vertueuse. Au
contraire, selon les Modernes, la nature offre à l’homme
un ensemble de capacités – physiques, psychiques,
intellectuelles – qui ne lui assignent aucune fin. Il peut
les perfectionner, les épanouir ou les exploiter, mais il
n’est pas voué à les convertir, ni à acquérir une seconde
nature ; la nature en lui demeure fondamentalement ce
qu’elle est au départ. Dit autrement, la nature n’est plus
envisagée comme un ensemble de parties hiérarchisées.
La philosophie grecque, reprise sur ce point par la
théologie chrétienne, distinguait trois parties de l’âme :
au sommet, le noûs, l’esprit, la pensée ; en dessous, les
parties irrationnelles, liées au corps et aux besoins : le
thumos, le cœur, les passions, et l’epithumia, les appétits
instinctifs. L’inférieur devait être soumis au supérieur de
telle sorte que l’homme, en commandant à ses parties
désirantes, soit maître de lui-même et puisse accomplir
sa vocation propre. Dans la perspective moderne, cette
hiérarchie ne paraît pas justifiée en nature ; il n’y a plus
d’ordre de l’âme. En pratique, toutefois, une autre
hiérarchie s’établit, en sens inverse. Car la liberté qui
nous définit s’arrache moins à la nature qu’au discours
tenu sur elle, qu’il soit philosophique ou religieux. Par
conséquent, la nature, elle aussi, est libérée de tout
discours. Devenue pure nécessité, elle est alors d’autant
plus impérieuse et elle impose d’autant mieux sa fin, la
conservation, qu’il n’est plus d’autres fins naturelles
pour la cantonner et la transcender. Toute autre fin
relève, en principe, du libre choix. La définition de
l’homme comme liberté se traduit concrètement en
liberté de définition par chacun du sens et du contenu
qu’il entend donner à sa vie. Quelle fin choisir,
cependant, si toutes se valent aux yeux de la liberté
subjective ? Et avec quelle détermination suivrons-nous
la fin retenue si elle s’appuie sur la seule préférence
personnelle ? La conservation dictée par l’instinct ne
tendra-t-elle pas à primer les fins qu’aucune
transcendance n’étaye, donc qu’aucune loi n’impose, et
qui s’avèrent, de surcroît, plus ardues et plus incertaines
à atteindre ? Comment de telles fins inciteraient-elles
durablement l’individu à dépasser son égoïsme naturel et
le simple souci du confort ? Le discours moderne
n’affirme-t-il pas d’ailleurs que l’individu qui suit son
intérêt et se préoccupe de sa conservation agréable
contribue au bien public – « Private Vices, Public
Benefits », comme l’écrit Mandeville en sous-titre de sa
Fable des abeilles ? Bref, la liberté humaine a beau être
souveraine, tout l’inciterait à se faire l’instrument docile
de la nature instinctive et à se concentrer sur la
satisfaction toujours plus sophistiquée des besoins.
La nature telle quelle
Si la nature en l’homme ne recèle aucune perfection
en puissance, si les passions qui l’animent ne sont pas
vouées à être converties en bonnes dispositions ni
gouvernées en vue d’une fin excellente, alors elle peut
légitimement s’exprimer telle quelle. L’éducation a
perdu son fondement ontologique : non seulement elle
n’a plus vocation à donner forme à cette nature, mais
encore elle est contrariée par l’exigence de laisser intacte
la liberté constitutive de l’individu. Une éducation
subsiste, bien sûr, parce que chacun convient de son
utilité manifeste et que l’effectivité de ses préceptes
dépend des habitudes acquises tôt dans l’enfance.
Cependant, comme elle ne vise pas une perfection
humaine, mais essentiellement le respect d’autrui et une
vie commune sans heurt, elle se contente d’inculquer
quelques manières rudimentaires et de mettre des limites
aux paroles et aux comportements. Ce conditionnement
minimal s’apparente à l’instruction des droits, lesquels
imposent, en fait de règles, une simple borne : les droits
de chacun s’arrêtent là où commencent ceux des autres.
La logique abstraite des droits remplace le système
incarné des vertus : en donnant une forme à ses passions,
les vertus contribuaient à rendre l’individu maître de lui-
même et lui assuraient la plus grande liberté d’agir
2
possible , mais au service de fins obligées ; les droits,
quant à eux, entérinent et garantissent la liberté
principielle de l’individu, dégagée de toute fin imposée
autre que la conservation, mais sans lui fournir les
moyens de l’exercer pleinement, faute de lui apprendre à
se gouverner. Ils laissent la nature à elle-même et se
contentent d’en circonscrire les manifestations. Dans les
limites qu’ils fixent, chacun est libre de suivre ses désirs
– des désirs considérés comme irréformables et
abandonnés à leur anarchie. Les mauvaises passions
prospèrent alors plus aisément, l’individu n’ayant ni
raison substantielle de les écarter, faute de « nature
humaine », ni les meilleurs moyens d’y parvenir, faute
de vertus. Henry James fait dire à l’un de ses
personnages : « Pourquoi ne serais-je pas frivole si j’en
ai envie ? On a le droit d’être frivole si c’est dans votre
3
nature . »
« Ce n’est ni par nature, ni contrairement à la nature
que naissent en nous les vertus, écrit Aristote, mais la
nature nous a donné la capacité de les recevoir et
4
cette capacité est amenée à maturité par l’habitude . »
Les vertus s’acquièrent par l’éducation et s’actualisent
par la raison pratique. Une vertu est « une disposition à
agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété
relative à nous », c’est-à-dire en une juste mesure « entre
5
deux vices, l’un par excès et l’autre par défaut » – le
courage, par exemple, entre témérité et lâcheté. Une
vertu s’exerce en luttant contre l’attrait du plaisir facile
que procure la satisfaction des passions immédiates. Elle
apporte un plaisir raffiné, que l’individu éduqué a appris
à connaître et à apprécier. Dans l’action, les vertus
empêchent de se détourner de la fin poursuivie, qu’il
s’agisse de l’agréable, de l’utile ou du noble, les trois
grands motifs de l’action humaine. L’individu agissant
est en effet toujours tenté de se détacher de la fin qu’il
vise pour s’attacher uniquement au plaisir que sa
poursuite procure, en faire une fin en soi et le dégrader
alors en un plaisir bas de gamme qui pervertit la fin
projetée et conduit à des excès. Par exemple, s’il vise
l’agréable en buvant du vin mais se détourne de la
tempérance requise pour succomber au plaisir immédiat,
il renouvelle ce plaisir tant et plus, devient moins
regardant sur sa qualité et risque de sombrer dans
l’alcoolisme. De même, s’il cherche le plaisir lié à
l’utilité plus que l’utilité elle-même, il accumule tout ce
qui a une utilité potentielle – l’argent, au premier chef –,
devenant ainsi cupide ou avare. Enfin, s’il désire agir
noblement, en se dévouant à une cause louable, mais
qu’il oublie la fin élevée pour ne voir que le plaisir qu’il
en retire, alors son désir de servir se corrompt en désir de
domination, voire en fanatisme.
La conception moderne de l’homme accroît les
risques de tels décrochements et dérives puisqu’elle fait
fi des vertus. Y contribue aussi le type de liberté qui la
caractérise : dès lors que le plaisir immédiat ou anticipé
que l’individu tire de la poursuite de l’agréable, de l’utile
ou du noble ne compense pas la contrainte et l’effort
qu’ils imposent, ces motifs tendent à lui apparaître
comme des fins infligées, des déterminations dont sa
liberté aspire à s’émanciper – ce qui revient à dire que la
norme implicite de cette liberté est un plaisir non raffiné.
Certes, sa volonté peut vouloir mettre des bornes à ce
désir de maximiser le plaisir, après avoir fait
l’expérience du mal qu’il apporte. Mais sa tâche est
malaisée parce qu’elle fait face à des passions
inéduquées et qu’elle ignore les modalités pratiques de
l’agir vertueux. Notons, au passage, que cette ignorance
tend à rendre l’effet de son action esthétiquement
médiocre, faute de pouvoir donner à celle-ci l’à-propos
et le naturel que confèrent des vertus acquises. En outre,
pour régler convenablement le plaisir, il est nécessaire
d’identifier les passions auxquelles il se rapporte, la fin
exacte que l’on poursuit – l’agréable ou l’oubli de soi ?
l’utilité ou le pouvoir ? le service ou la domination ? Ce
qui suppose, au préalable, d’avoir nommé, défini,
qualifié les diverses passions qui animent l’être humain.
L’homme classique procède ainsi, fort de sa nature
humaine qui mêle passions et raison. L’homme moderne,
quant à lui, se voit plutôt comme sensations et volonté,
deux éléments ici séparés. La volonté n’est pas dans la
nature mais au-dessus d’elle, et plus précisément au-
dessus d’une nature muette et qu’elle maîtrise en
quelque sorte du dehors. Elle délaisse le discours sur les
passions, jugé par trop mêlé à la nature, pour se
cantonner à la gestion quantitative de sensations
innommées, qu’elle stimule ou réfrène selon un choix
subjectif qui ne s’embarrasse guère de la typologie des
passions. La définition de l’homme comme être libre
sape l’autorité des jugements normatifs les concernant,
quand elle ne les délégitime pas purement et simplement,
et elle désarme par contrecoup les injonctions qu’ils
induisent. De même, l’esprit des droits qui régit notre
univers moral relègue en arrière-plan l’axiologie des
passions et jusqu’à leur vocabulaire : à quoi bon juger
actions, attitudes ou paroles si toutes sont autorisées par
les droits, à l’intérieur des limites qu’ils fixent ? À quoi
bon si elles ne participent pas d’un projet d’excellence
humaine, qui seul requiert de les nommer et de les
qualifier pour se situer, se reprendre, s’améliorer, et
s’efforcer ainsi de le réaliser ?
La culture détachée
de la nature,
au service illusoire
de l’éducation
Commençons par éclaircir la notion de culture et,
pour cela, revenons aux conceptions successives de
l’être humain dont elle est tributaire. On sait que ce
dernier fut longtemps défini par les capacités spécifiques
– à la raison, à la vie politique, aux vertus – qu’on
décelait dans sa nature. Ces capacités prescrivaient les
modes de vie dans lesquels s’accomplit notre humanité
et la sorte d’excellence à viser dans chacun d’eux – le
Vrai, le Bien, le Beau, pour faire court. L’éducation,
l’instruction, la culture de l’esprit actualisaient ces
capacités au service de la réalisation la plus aboutie de
ces fins. Sous la modernité, il en va tout autrement :
l’être humain se définit par la liberté et la nature en lui se
présente comme un ensemble de capacités – physiques,
sensibles, psychologiques, intellectuelles – qui ne
renvoient pas à un propre de l’homme bien défini et qu’il
développe par conséquent comme il l’entend. Les
moyens dont il dispose pour déployer ces capacités et ce
qu’il produit grâce à elles constituent ce qu’on appelle
communément aujourd’hui « la culture ».
D’une conception à l’autre, le mot change de sens. À
l’origine, c’est une métaphore, inventée par Cicéron.
Comme le rappelle Hannah Arendt dans La Crise de la
19
culture , le terme désignait à son époque principalement
le travail de la terre, en tant qu’il la fertilise ; un travail
envisagé sur le mode de l’attention, du souci, de
l’entretien, non de l’exploitation. Cicéron transpose la
notion dans le champ de l’esprit pour nommer ce qui le
rend fécond, ce qui permet d’en tirer du fruit. Aussi
parle-t-il de « cultura animi », de culture de l’esprit, au
sens actif de l’action de cultiver. Et il l’identifie à la
philosophie 20, en ce qu’elle apprend à penser, à juger et à
diriger sa vie.
Chez les Modernes, l’expression disparaît, il n’est
plus question que de culture tout court. L’éviction du
complément n’est pas simple facilité de langage : elle
traduit la mutation du sens du mot. L’idée de nature
humaine s’effaçant, « culture » devient un terme
statique, à vocation simplement dénominative : elle
rassemble les œuvres, connaissances, techniques et
usages qui s’ajoutent à la nature et témoignent de la
liberté créatrice de l’être humain. Les capacités
naturelles mobilisées à cet effet sont conçues comme de
simples moyens ; elles sont dépourvues de finalités
humaines intrinsèques qui appelleraient à les convertir, à
les féconder. Exit donc la référence à un terreau fertile
que l’on cultiverait pour qu’il donne du fruit. La culture
est dissociée de toute substance originaire et de toute
finalité subséquente. Elle n’est plus culture de quelque
chose mais, idéalement, production entièrement libre,
sans référent, ex nihilo. Le mot que Cicéron avait choisi
pour rapporter à la nature ce qu’il voulait nommer finit
par désigner tout ce qui se démarque d’elle. La culture
est mise sur un piédestal en tant qu’elle se distingue de
la nature. Piédestal paradoxal, toutefois, puisque, si la
culture est magnifiée comme fruit de la liberté, c’est
qu’elle lui est subordonnée. En se détachant de son
substrat ontologique, elle devient la proie de la volonté.
Et cette volonté va l’utiliser en vue de préserver les
effets d’une éducation qu’elle a sacrifiée pour établir sa
puissance.
L’abandon de la culture
La volonté produit au moyen de la culture des effets
esthétiques et éthiques qui laissent à désirer. À tout le
moins rend-elle hommage à l’éducation dont elle veut
dupliquer les fruits. Or ces effets sont voués à disparaître
en raison des évolutions qui affectent la culture tant dans
la façon dont on se rapporte à elle que dans son contenu
même. Ses effets se rapprochent le plus de ceux de
l’éducation lorsqu’elle dispose d’une autorité manifeste,
c’est-à-dire qu’elle est jugée dire le vrai, notamment sur
notre humanité. Tel n’est plus le cas aujourd’hui. Ce que
la culture dit de l’homme tend à être considéré comme
une simple interprétation propre à telle époque et à telle
société ; si intéressante soit-elle, elle ne peut pas guider
ce que nous devons faire ici et maintenant. Le
relativisme neutralise toutes les réflexions contenues
dans les chefs-d’œuvre de la culture : leur caractère de
vérité universelle est remis en question au motif qu’elles
ne disent pas la même chose d’une culture à l’autre et
que leur statut épistémologique n’a pas la solidité de
celui des énoncés scientifiques.
Pourquoi valorisait-on la culture dite « générale »,
« les humanités », comme on l’appelait naguère ? Parce
qu’on estimait qu’elle contient des connaissances
décisives sur la nature humaine – c’est pourquoi elle fait
une large place aux auteurs de l’Antiquité, qui l’ont,
jugeait-on, merveilleusement comprise, analysée et
déployée. Ainsi envisagée, elle répond à l’aspiration de
l’être humain à la vérité et à la beauté ; et elle épanouit,
ce faisant, ses facultés intellectuelles et sensibles. « Les
Grecs avaient un mot merveilleux pour “vulgarité”, note
le philosophe Leo Strauss ; ils la nommaient apeirokalia,
le manque d’expérience des belles choses ». L’éducation
« libérale », celle qui donne une culture générale, « est
libération de la vulgarité » car elle « apporte l’expérience
29
des belles choses ».
Mais qu’advient-il de cette culture si, pense-t-on, elle
ne fait plus accéder à la vérité ? Et si l’individu exerce sa
liberté en vue principalement de se conserver
confortablement, rabattant les autres motifs d’agir sur
cette seule préoccupation ? S’il n’est plus au premier
chef cet être qui cherche le Vrai dans toute son étendue,
et pas seulement le vrai scientifique, cet être qui admire
le Beau, et pas seulement ce qu’il croit subjectivement
être tel, cet être qui agit pour le bien de la Cité, et pas
seulement pour son bien propre ? La culture générale
perd inévitablement sa nécessité. Elle est aussi critiquée
parce qu’elle oriente a priori l’exercice de la liberté,
donc le limite. L’individu moderne considère les œuvres
de l’esprit du point de vue de sa liberté et de sa
conservation agréable, c’est-à-dire en fonction de leur
utilité plus que de leur vérité, devenue douteuse à ses
yeux. La nouveauté acquiert une valeur en soi dès lors
qu’elle témoigne de la liberté en acte et qu’elle est
affranchie du passé, concrétisant ainsi l’essence de cet
individu qui se veut absolument libre. L’esprit des droits
passe avant les droits de l’esprit. Le statut de la culture et
l’usage qu’on fait d’elle s’en trouvent profondément
modifiés.
La culture était magnifiée en raison des vérités qu’elle
met en lumière, des leçons de vie qu’elle dispense, des
sages conseils qu’elle donne ; elle n’est plus qu’un
ensemble de belles œuvres historiques mises à la libre
disposition de chacun. Elle était la voie de la
connaissance et de l’émerveillement ; on l’envisage
comme un moyen de détente, un divertissement qui
repose du travail, ou bien, de façon philistine, en vue de
briller et de se distinguer. Elle procurait un plaisir
raffiné, récompense de l’effort fourni pour se hausser
jusqu’à elle ; on veut en tirer un plaisir immédiat, dont
on n’est guère exigeant sur la qualité. Le bourgeois, écrit
Jacques Ellul, « fait entrer l’art et la pensée dans les
catégories de bien-être et du superflu » ; le rôle de la
culture se borne à « ajouter le confort intellectuel,
30
esthétique au confort matériel ». Son contenu usuel et
ses créations évoluent en conséquence : ce qui distrait,
amuse ou valorise prime ce qui enseigne et élève. Pour le
dire d’un mot, avec Milan Kundera : « La culture a cédé
31
sa place . »
L’instruction tend à se restreindre aux connaissances
techniques et spécialisées utiles à la vie pratique et à la
vie professionnelle. Victor Jacquemont fait l’observation
suivante, en 1827, alors qu’il séjourne aux États-Unis,
pays qui augure des évolutions à venir dans le reste du
monde : « À seize ou dix-sept ans, les jeunes gens
sortent du collège avec une très petite provision de grec
et de latin, sans rien de plus. Le plus grand nombre
commencent l’apprentissage du commerce, et disent aux
lettres et généralement à toute habitude studieuse de
l’esprit un adieu sans retour. » Sans retour, faute de
temps et d’énergie : « Leur vie à tous est trop surchargée
de travail, pour que l’oisiveté de l’esprit ne leur semble
pas le plus doux emploi du peu de loisir qui leur reste. »
Sans retour en raison aussi de la philosophie qui les
anime, celle de l’utile et du rendement : « Si le savoir
n’y rapportait rien, on n’y saurait pas même lire ni
écrire, constate encore Jacquemont. Chacun, dans sa
direction particulière, apprend juste ce qui lui est
nécessaire pour exercer sa profession taliter qualiter, et
32
gagner de l’argent ; mais il n’apprend rien au-delà . »
La spécialisation, à laquelle poussent tant la perte du
sens de la culture que les progrès inouïs des sciences et
des techniques, vulgarise l’individu. Se spécialiser
excessivement, c’est « se manquer et à soi-même et aux
33
autres », écrivait déjà, en 1646, l’auteur de L’Homme
universel, Baltasar Gracián. Près de trois siècles plus
tard, son compatriote Ortega y Gasset parle de « la
barbarie du “spécialisme” » et juge que « l’homme de
science actuel est le prototype de l’homme-masse. La
science fait de lui un primitif, un barbare moderne ». En
voici la raison, selon lui :
LE NIVELLEMENT
Si la matière est tout, si elle n’est plus toisée par
l’esprit, alors tout ce qui tient d’elle s’en trouve de facto
valorisé. Les phénomènes moraux et spirituels, quant à
eux, n’étant plus qu’émanation de la matière, perdent
leur autonomie et leur existence propre. Ramenant tout
sur un même plan, le matérialisme se traduit par un
nivellement généralisé qui aplatit les hiérarchies
anciennes, abaissant ce qui était hautement considéré
jusqu’alors, élevant implicitement ou délibérément ce
qui était jugé banal, médiocre ou bas. Flaubert procède
ainsi, selon un critique, quand il « raconte sur le même
ton un bal du monde interlope, un souper de libertins, un
duel ridicule, et les scènes où le cœur est en jeu 1 ». Les
écrivains de l’école réaliste y sacrifient tous, selon un
autre : « Une grenouille, un concombre, un gigot de
mouton, un Wilhelm Meister, un Christ, une vierge, une
prostituée, tout cela pour eux a la même valeur 2 ». Cette
indifférence scientifique serait, selon Saint-René
Taillandier, « un parti pris de désenchanter le monde et
de dégrader la nature humaine », « de blesser en nous
l’humanité 3 ».
La science moderne, qui s’impose peu à peu comme
la meilleure sinon la seule voie d’accès à une
connaissance sûre, contribue à ce nivellement par le
nouveau regard sur le monde qu’elle instaure, un regard
neutre qui considère tout sous un angle physique et
matériel, mettant au même niveau êtres et choses, âme et
corps, vertus et vices, au lieu de qualifier, mettre en
rapport, hiérarchiser et juger, comme le fait la raison
naturelle. C’est pourquoi Barbey d’Aurevilly parle
d’« indécence scientifique » et critique à ce titre le
réalisme en littérature, qui fait sien ce nouveau regard et
« qui, s’il se trouve avoir à peindre, par exemple, Moïse
ou une pierre brute, ne voit dans Moïse ou dans la pierre
4
que deux corps d’une égale solidité dans l’espace ».
La compréhension spirituelle et morale du monde
distingue et sélectionne. Un regard neutre, non. Il se doit
de tout voir et s’applique à tout peindre ; si toute chose
n’est que matière ou n’est saisissable qu’à travers elle,
alors c’est en les décrivant minutieusement qu’on les
appréhende de façon complète. Il en ressort une
impression générale de relativisme : en détaillant
longuement la casquette de Charles Bovary, Flaubert ne
5
considère-t-il pas que « les choses valent les hommes »,
comme l’affirme un critique ? Au surplus, les
descriptions à n’en plus finir de tout et de rien
empreignent les romans d’une lourdeur fastidieuse
autant que d’opacité puisque la signification des êtres et
des choses leur échappe. Ce matérialisme pesant est
abêtissant car la langue « n’a de valeur que par l’âme
qu’on infuse dans les mots », note encore Barbey, et
« les mots sont bêtes lorsqu’ils n’expriment pas des
sentiments ou des idées 6 ».
Le nivellement matérialiste fait perdre la vue globale,
le sens de la synthèse, la considération de l’ordre et des
rapports de proportion. Il nuit particulièrement au goût,
dont l’exercice consiste justement à distinguer, mettre en
rapport, évaluer. La confusion qu’il engendre détourne
de rechercher comme d’apprécier le Beau et le Bien. Il
suscite inévitablement de l’ennui : à quoi bon se vouer à
telle ou telle fin si toutes sont équivalentes et, par là
même, démonétisées ? Or l’ennui a un effet funeste.
Irrésolu, désengagé, l’individu le fuit en se procurant des
satisfactions faciles et médiocres, qui le ravalent :
« L’ennui n’est pas difficile, écrit Barbey d’Aurevilly. Il
manque profondément de fierté. Ce qu’il lui faut, c’est à
tout prix de se débarrasser de lui-même, et pour cela il
n’y a pour lui ni bassesses d’âme, ni bassesses de goût.
7
Tout est bon . »
L’ACCÈS À LA SOUVERAINETÉ
LE NIVELLEMENT, ENCORE
Le triomphe du Même
et ses effets
L’idée moderne de l’homme uniformise les individus
non seulement en occultant leurs qualités naturelles,
mais encore en instituant leur similitude initiale. La
liberté qui les définit suppose une sorte de néant
primordial ; les hommes nouveaux se postulent « vides »
ab initio pour pouvoir se donner l’identité et le projet de
vie qu’ils veulent. Ce vide et cette volonté libre de toute
détermination les rendent essentiellement semblables les
uns aux autres. On m’objectera avec raison que ces
caractères permettent justement de se différencier, et cela
mieux et davantage qu’auparavant puisque librement et
de façon tout à fait singulière, pour autant qu’on le
veuille. Cependant, la similitude se cantonne rarement à
la page blanche initiale : les individus tendent aussi à
être semblables dans ce qu’ils pensent et font, dans les
opinions et les actes dont ils « remplissent » ce vide ainsi
ménagé. En effet, que faire ? Que faire si la nature ni
Dieu ne nous parlent plus ? L’individu moderne n’a pas
de substance, il est pouvoir : il est l’être libre et
responsable qui a des droits. Mais à quoi utiliser ces
droits ? À quoi consacrer cette liberté ? À un métier,
certes, et l’individu a là des moyens pour s’orienter – ses
aptitudes et inclinations. Mais un métier n’est pas le tout
de la vie, même s’il occupe une grande partie du temps
quotidien. Des questions essentielles demeurent : quel
sens donner à son existence ? à quelle morale souscrire ?
quels modèles suivre ? quelles manières adopter ? S’il
n’est plus ni Bon, ni Beau, ni Vrai auxquels se rapporter
et se consacrer, ni en conséquence aucun critère objectif
d’excellence pour juger de ses pensées et de ses actes,
comment s’orienter et que choisir ? Embarrassé, voire
angoissé par ces questions auxquelles il peine à apporter
des réponses, l’individu, seul face à lui-même, est
inéluctablement tenté de s’en remettre au guide
immédiat qui se présente, à savoir : le grand nombre de
ses semblables. Il va penser et faire la même chose
qu’eux – s’il s’en distingue, c’est à la marge –, quel que
soit le contenu ou la valeur de ces pensées et de ces
actes.
Cette identification formelle au Même n’est pas
seulement une possibilité : elle devient une injonction et
une injonction souvent agressive – tout comme pouvait
l’être auparavant l’injonction de se conformer à un
modèle moral, mais celui-ci était substantiel et donnait
des critères pour juger, donc pour s’autonomiser. Cette
injonction s’impose à l’individu, et il l’impose autour de
lui. « Quiconque n’est pas comme tout le monde, ne
pense pas comme tout le monde, court le risque d’être
20
éliminé », prévient Ortega y Gasset. Longtemps la
norme fut ce qui était jugé excellent par les meilleurs ; la
voilà maintenant définie comme ce qui est le plus
répandu. Le mot « normalité », qui identifie la norme à
la fréquence, apparaît dans le dictionnaire en 1834.
Avant 1800
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris,
Vrin, 1997.
BURKE, Edmund, Réflexions sur la révolution de France
[1790], trad. P. Andler, Paris, Hachette, « Pluriel »,
1989.
CASTIGLIONE, Baldassar, Le Livre du Courtisan [1528],
trad. G. Chappuis (1580) et A. Pons, Paris, GF-
Flammarion, 1991.
COURTIN, Antoine de, Nouveau traité de la civilité
[1671], Paris, chez Durand, 1750.
DELLA CASA, Giovanni, Galatée ou Des manières
[1558], trad. J. de Tournes (1598) et A. Pons, Paris,
Quai Voltaire, 1988.
GRACIÁN, Baltasar, Traités politiques, esthétiques,
éthiques, trad. B. Pelegrin, Paris, Seuil, 2005.
LA BRUYÈRE, Jean de, Les Caractères [1688], Tours,
Mame, 1876.
LA ROCHEFOUCAULD, François de, Pensées, maximes et
réflexions morales [1665], Paris, Firmin Didot, 1854.
LE SAGE, Alain-René, Turcaret [1709], Paris,
Bibliothèque nationale, 1869.
MOLIÈRE, Œuvres, Paris, Charpentier, 1858.
MONTAIGNE, Michel Eyquem de, Les Essais [1588],
Paris, Hector Bossange, 1828.
MONTESQUIEU, Charles-Louis de Secondat, dit, Œuvres
complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1951.
PÉTRONE, Le Satyricon, trad. O. Sers, Paris, Les Belles
Lettres, 2001.
PLATON, La République, trad. R. Baccou, Paris, GF-
Flammarion, 1966.
ROUSSEAU, Jean-Jacques, Du contrat social, Amsterdam,
chez Marc Michel Rey, 1762.
SÉNAC DE MEILHAN, Gabriel, Considérations sur l’esprit
et les mœurs, Paris, chez Prault, 1789.
1800-1945
AGOULT, Marie d’, alias Daniel Stern, Esquisses
morales, Paris, Calmann-Lévy, 1880.
ANDLER, Charles, Nietzsche, sa vie et sa pensée, t. I, V et
VI, Paris, Bossard, 1920, 1922, 1931.
BALZAC, Honoré de, Œuvres complètes, Paris,
Houssiaux, 1855-1874.
BARBEY D’AUREVILLY, Jules
—, Les Ridicules du temps, Paris, Rouveyre et Blond,
1883.
—, L’Esprit de J. Barbey d’Aurevilly. Dictionnaire de
pensées, traits, portraits et jugements tirés de son
œuvre critique, Paris, Mercure de France, 1908.
BAUDELAIRE, Charles, Œuvres posthumes, Paris, Maison
Quantin, 1887.
CHATEAUBRIAND, François-René de, Mémoires d’outre-
tombe [1848], Paris, Le Livre de poche, 1998.
CHERBULIEZ, Victor, L’Idéal romanesque en France, de
1610 à 1816, Paris, Hachette, 1911.
FLAUBERT, Gustave
—, Madame Bovary [1857], Paris, Charpentier, 1880.
—, L’Éducation sentimentale [1869], Paris, Michel
Lévy, 1870.
GAY, Delphine (Mme Émile de Girardin), Œuvres
complètes, Paris, Plon, 1861-1890.
GENDRE, Barbe (Mme Nikitine), Études sociales,
philosophiques et morales, Paris, Nouvelle Revue,
1886.
GOBLOT, Edmond, La Barrière et le niveau. Étude
sociologique sur la bourgeoisie française moderne,
Paris, Félix Alcan, 1925.
GROETHUYSEN, Bernard, Origines de l’esprit bourgeois
en France, t. I, L’Église et la bourgeoisie, Paris,
Gallimard, 1927.
JAMES, Henry
—, French Poets and Novelists, Londres, Macmillan and
Co., 1878.
—, Nouvelles complètes, t. I, 1864-1876, t. II, 1877-
1888, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
2003.
JOUFFROY, Théodore, « Mœurs des Américains », Revue
des Deux Mondes, avril, juillet, octobre 1832.
LASSERRE, Pierre, Le Romantisme français. Essai sur la
révolution dans les sentiments et dans les idées au
e
XIX siècle, Paris, Mercure de France, 1907.
MANN, Thomas, Les Confessions du chevalier
d’industrie Felix Krull [1956], trad. L. Servicen, Paris,
Albin Michel, 1984.
MELEGARI, Dora, Âmes dormantes, Paris, Fischbacher,
1904.
NIETZSCHE, Friedrich, Le Gai Savoir, trad. H. Albert et
J. Lacoste, in Œuvres, t. II, Paris, Robert Laffont,
« Bouquins », 1993.
ORTEGA Y GASSET, José, La Révolte des masses, trad.
L. Parrot, Paris, Stock, 1937.
PETIT DE JULLEVILLE, Louis, Histoire de la langue et de
la littérature française, t. VII et VIII, Paris, Armand
Colin, 1899.
PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu, Paris,
Gallimard, 1919-1923, 5 vol.
RENAN, Ernest
—, Essais de morale et de critique, Paris, Michel Lévy,
1859.
—, La Réforme intellectuelle et morale, Paris, Lévy
frères, 1872.
RUSKIN, John, Sésame et les lys : des trésors des rois,
des jardins des reines, traduction, notes et préface par
M. Proust, Paris, Mercure de France, 1906.
SAINT-RENÉ TAILLANDIER, René Gaspard Ernest
Taillandier, dit, « Le roman misanthropique.
L’Éducation sentimentale de Flaubert », Revue des
Deux Mondes, 1869.
STAËL, Madame de, Œuvres complètes, Paris, Firmin
Didot, 1871, 2 vol.
STENDHAL, Armance ou Quelques scènes d’un salon de
Paris en 1827, Paris, Le Divan, 1927.
TAINE, Hippolyte Adolphe, Les Origines de la France
contemporaine, t. I, Paris, Robert Laffont, 1986.
TOCQUEVILLE, Alexis de, De la démocratie en Amérique
[1835-1840], Paris, Pagnerre, 1850.
TROLLOPE, Frances, Mœurs domestiques des Américains,
Paris, Charles Gosselin, 1841.
Après 1945
« Sur la vulgarité », Revue des Deux Mondes, juin 2002.
ARENDT, Hannah, La Crise de la culture [1954], trad.
P. Lévy, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1989.
BOURDIEU, Pierre, La Distinction. Critique sociale du
jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
CROUZET, Michel, Stendhal et le désenchantement du
monde, Paris, Classiques Garnier, 2011.
GAUCHET, Marcel
—, Le Désenchantement du monde. Une histoire
politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.
—, La Révolution des droits de l’homme, Paris,
Gallimard, 1989.
—, L’Avènement de la démocratie, t. IV, Le Nouveau
monde, Paris, Gallimard, 2017.
GOYET, Mara, L’Adieu au charme. Henry James critique
de la littérature française, mémoire de DEA sous la
direction de Pierre MANENT, Centre de recherches
politiques Raymond Aron/Ehess, juin 2003.
GRELL, Chantal et RAMIÈRE DE FORTANIER, Arnaud (dir.),
Le Second Ordre : l’idéal nobiliaire, Paris, Presses de
l’université de Paris-Sorbonne, 1999.
HABIB, Claude et RAYNAUD, Philippe (dir.), Malaise dans
la civilité, Paris, Tempus, 2012.
HEINICH, Nathalie, L’Élite artiste. Excellence et
singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard,
2005.
HUXLEY, Aldous, En marge. Essais et notes, trad.
J. Castier, Paris, Les Éditions universelles, 1945.
KUTZNER, Pierre (dir.), La Vulgarité, Éditions de
l’université de Bruxelles, 1991.
LAVAL, Christian, L’Homme économique. Essai sur les
racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
LEFORT, Claude, L’Invention démocratique, Paris,
Fayard, 1981.
MACINTYRE, Alasdair, Après la vertu. Étude de théorie
morale, trad. L. Bury, Paris, PUF, 1997.
MANENT, Pierre
—, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris,
Calmann-Lévy, 1987.
—, Tocqueville et la nature de la démocratie, Paris,
Fayard, 1993.
—, La Cité de l’homme, Paris, Fayard, 1994.
—, Cours familier de philosophie politique, Paris,
Fayard, 2001.
—, Montaigne : la vie sans loi, Paris, Flammarion, 2014.
—, La Loi naturelle et les droits de l’homme, Paris, PUF,
2018.
MICHÉA, Jean-Claude, L’Empire du moindre mal, Paris
[Climats, 2007], Flammarion, 2010.
MONTANDON, Alain (dir.), Dictionnaire raisonné de la
politesse et du savoir-vivre, Paris, Seuil, 1995.
OZOUF, Mona, La Muse démocratique. Henry James ou
les pouvoirs du roman, Paris, Calmann-Lévy, 1998.
PERNOT, Camille, La Politesse et sa philosophie, Paris,
PUF, 1996.
RAYNAUD, Philippe, La Politesse des Lumières, Paris,
Gallimard, 2013.
SALVAYRE, Lydie, Portrait de l’écrivain en animal
domestique, Paris, Seuil, 2007.
SCHELER, Max, L’Homme du ressentiment, Paris,
Gallimard, 1971.
SOFSKY, Wolfgang, Le Livre des vices, trad.
P. Charbonneau, Paris, Circé, 2012.
STRAUSS, Leo
—, La Philosophie politique de Hobbes [1936], trad.
A. Enegrén et M. B. Launay, Paris, Belin, 1991.
—, Droit naturel et histoire [1953], trad. M. Nathan et
E. de Dampierre, Paris, Flammarion, « Champs »,
1986.
—, Le Libéralisme antique et moderne [1968], trad.
O. Berrichon Sedeyn, Paris, PUF, 1991.
TRÉTIACK, Philippe et SIRVEN, Hélène, Limite vulgaire,
Paris, Stock, 2007.
REMERCIEMENTS
VULGARITÉ
ET MODERNITÉ
La vulgarité est omniprésente aujourd’hui. Elle
s’exprime dans les manières, le langage, l’accoutrement,
les arts ; on la rencontre dans la foule comme dans les
élites, et jusqu’au sommet de l’État ; elle prolifère dans
la publicité, les médias, sur Internet et les réseaux
sociaux. Qui plus est, elle s’affiche sans vergogne, elle
est assumée, souvent agressive même.
Cependant, malgré son essor et son aggravation,
malgré les désagréments qu’elle engendre, la vulgarité
n’a jamais fait l’objet d’un examen systématique. Ce
livre entreprend de réparer cet oubli. Pour saisir au
mieux son sens, l’ouvrage enquête sur les critiques très
vives que la vulgarité suscite depuis deux siècles et les
remèdes qui furent mis en œuvre, en vain, pour la
prévenir. Il part à la recherche d’un nouvel antidote en
remontant aux sources qui la rendent possible et
autorisent, voire encouragent son déploiement.
La vulgarité est le fruit d’une modernité intempérante
et sa propagation reflète les errements de la
postmodernité. L’examen des principes fondateurs de
l’Occident contemporain met au jour les ressorts
profonds du phénomène et suggère la voie à suivre pour
nous prémunir contre lui.
Au-delà de la vulgarité, il s’agit de relever la tête face
à la radicalisation de la modernité, qui dévoie le projet
d’émancipation qu’elle porte et contrarie
l’épanouissement de notre humanité.