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« PLUTÔT VERBEUX » LES AUTISTES

Jean-Claude Maleval

L'École de la Cause freudienne | « La Cause freudienne »

2007/2 N° 66 | pages 127 à 140


ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040572

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« Plutôt verbeux » les autistes


Jean-Claude Maleval*

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Lacan surprend en 1975 quand il indique que ce n’est pas le mutisme qui lui paraît le
plus frappant chez les autistes, mais le verbiage. Il ne s’agit pas seulement d’une
remarque clinique, dont on ne saurait douter de la pertinence, mais d’une orientation
essentielle pour aborder la spécificité d’un type clinique original. Qu’est-ce que le ver-
biage, sinon un usage de la langue d’où l’énonciation s’est absentée. Or l’énonciation
porte la jouissance vocale dans le champ du langage. La voix en tant qu’objet pulsion-
nel n’est pas la sonorité de la parole, mais la manifestation dans le dire de l’être du sujet.
C’est une constante majeure du fonctionnement autistique que de se protéger de toute
émergence angoissante de l’objet voix, de la sienne par le verbiage ou le mutisme, de
celle de l’Autre par l’évitement de l’interlocution. L’autiste est un sujet qui se caractéri-
se de n’avoir pas incorporé l’objet vocal qui supporte l’identification primordiale, il en
résulte une carence du S1, dans sa fonction représentative du sujet. Quand la jouissan-
ce du vivant ne se chiffre pas dans le signifiant, la manifestation clinique la plus mani-
feste, soulignée par tous les autistes de haut niveau, réside dans une douloureuse scis-
sion entre les affects et l’intellect. Les autres caractéristiques du tableau clinique en sont
des conséquences.
La représentation la plus répandue de l’enfant autiste en fait un être muet, de sorte que
Lacan surprend, en 1975, à l’occasion de l’une de ses rares indications concernant ces
sujets en les qualifiant de « verbeux » : « Que vous ayez de la peine à entendre, à donner
sa portée à ce qu’ils disent, n’empêche pas que ce sont des personnages plutôt verbeux » 1.
Il est vrai que plus de la moitié des enfants autistes parlent, et que leurs verbalisations
suggèrent d’emblée à Kanner les notions de « langage de perroquet » ou d’ « écholalie

* Jean-Claude Maleval est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.


1. Lacan J., « Conférence de Genève sur “Le symptôme” », 4 Octobre 1975, Bloc-notes de la psychanalyse n° 5.

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à retardement ». Parfois, les parents notent qu’ils acquièrent avec aisance des mots
nouveaux, sans apprendre pour autant à parler, au sens où la parole témoigne d’une
expressivité du sujet. Ils décrivent le phénomène en notant que l’enfant prononce des
mots, mais ne les utilise pas. Nous savons de surcroît que l’emploi correct du « Je » est
toujours tardif, et parfois n’advient jamais. À l’autre extrémité du spectre clinique, chez
les autistes de haut niveau, se rencontre régulièrement une voix artificielle, particulière,
sans expressivité. En outre, les mots restent « émis plutôt que parlés », ils proviennent
d’un « répertoire mental mémorisé » ; rien n’est plus difficile à ces sujets qu’une
« expression personnelle » 2. De manière générale, les spécialistes du syndrome d’Asperger
notent que la difficulté à parler de soi et à exprimer des sentiments intimes en est une

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des caractéristiques ; tandis que ces sujets exaspèrent souvent l’entourage par des
conversations unilatérales et par questions incessantes 3. « Dans leur sujet de prédilection,
écrit Tony Attwood, l’enthousiasme leur inspire un discours verbeux, voire un verbiage
incessant. » 4 Une autiste de haut niveau, telle que Temple Grandin, a certes présenté
un important retard quant à l’acquisition de la parole, mais lorsqu’elle l’eut acquise on
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la surnomma « moulin à paroles » : elle posait répétitivement la même question et


attendait avec plaisir la même réponse, elle tenait des discours sans fin sur des sujets qui
retenaient sa curiosité, elle aimait jouer à des jeux d’associations de mots, plus tard
au lycée ses camarades la nommèrent « obsession » 5. D’autres la traitèrent de
« magnétophone », etc. Donna Williams décrit une autre forme de verbiage en
soulignant son inexpressivité foncière : « Les assertions qui n’avaient pas de rapport avec
moi et qui ne touchaient pas à mes préoccupations me dégringolaient de la bouche
comme les plaisanteries d’un comique de music-hall. » 6 Elle fait la connaissance d’un
autre autiste qui lui semble fonctionner comme elle car il « avait maîtrisé l’art de “parler
pour sortir des mots” tout en étant lui-même sourd au sens » 7. Joffrey Bouissac confie
qu’il lui est arrivé de parler « tout seul pendant des journées entières comme un disque
rayé […] Je parle tout seul, précise-t-il, surtout quand je fais une fixation sur quelque
chose comme quand on avait un chien Cannelle où j’arrêtais pas de parler tout seul en
disant par exemple : “la chienne va manger”. À l’époque, je jouais les perroquets car
pendant des journées entières je répétais “le chat”, d’autre époque “la Suisse”, une autre
“la mer”. Il y a eu aussi une autre période où je parlais tout seul, c’était quand il y a eu
l’incendie à Sermersheim, car j’ai vu un immense feu et cela m’a paniqué. Après, j’ai
fait une fixation sur la maison brûlée, je n’arrêtais pas de chanter la même phrase “le
mur de la baraque s’embrase” et je parlais tout seul sans arrêt » 8.
Que la représentation la plus commune de l’enfant autiste en fasse un être muet repose
sur une certaine prescience de la carence énonciative qui détermine cette pathologie :
elle ne saurait être plus évidente qu’en ce silence obstiné. Quand le sujet autiste cherche
à communiquer, il le fait autant que possible d’une manière qui ne met en jeu ni sa

2. Williams Donna, Quelqu’un, quelque part, Paris, J’ai Lu, 1996, p 73.
3. Attwood Tony, Le syndrome d’Asperger et l’autisme de haut niveau [1999], Paris, Dunod, 2003, p. 41 et 46.
4. Ibid., p. 64.
5. Grandin T., Ma vie d’autiste [1983], Paris, Odile Jacob, 1994, p. 52 et 96.
6. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 89.
7. Williams D., Quelqu’un, quelque part, op .cit., p. 252.
8. Bouissac J., Journal d’un adolescent autiste. Qui j’aurai été…, Colmar, Les Éditions d’Alsace, 2002, p. 44-45.

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jouissance vocale, ni sa présence, ni ses affects. S’il est une constante discernable à tous
les niveaux du spectre de l’autisme, elle réside dans la difficulté du sujet à prendre une
position d’énonciateur. Il parle volontiers, mais à la condition de ne pas dire.
Le verbiage de l’autiste n’est pas, comme on pourrait le supposer, jouissance solitaire de
la voix ; tout au contraire il travaille à la mise à l’écart de celle-ci, qui fait horreur au
sujet. Dans l’enfance, de même qu’il parle sans voix, l’autiste se bouche volontiers les
oreilles. La voix en tant qu’objet pulsionnel n’est pas la sonorité de la parole, mais ce
qui porte la présence du sujet dans son dire. C’est une constante majeure du
fonctionnement autistique que de se protéger de toute émergence angoissante de l’objet
voix. De la sienne propre, par le verbiage ou le mutisme, de celle de l’Autre, par

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l’évitement de l’interlocution. La plupart d’entre eux, Asperger l’avait déjà observé,
obéissent mieux si l’on ne s’adresse pas à eux personnellement, mais si l’on parle à la
cantonade. La parole peut les intéresser à la condition qu’elle ne soit pas porteuse de la
voix. D’où leur attrait pour le bavardage vide et la musique de la parole. Le verbiage
autistique est un exercice rassurant de parole sans voix.
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En revanche, la voix de l’autiste, non soumise à la castration, non phallicisée, lui fait
horreur, c’est pourquoi il consacre tant d’efforts à l’enfouir. Un phénomène, noté par
de nombreux cliniciens, et qui leur paraît toujours très énigmatique, le manifeste
clairement. Il a souvent été constaté que des autistes mutiques sortent parfois un instant
de leur silence, en prononçant une phrase parfaitement construite, avant de retourner
en leur retrait muet. Or il est caractéristique que cela se produise dans des situations
critiques qui débordent les stratégies protectrices du sujet lui faisant abandonner un
instant son refus d’appel à l’Autre et son refus d’engager la voix dans la parole. Que
disent-ils en effet dans ces moments-là ? La première phrase prononcée par Birger Sellin
est « rends-moi ma boule » adressée à son père qui venait de lui prendre l’un de ses
objets autistiques 9. Un garçon de cinq ans, rapporte Gérard Berquez, « que personne
n’avait jamais entendu prononcer un seul mot de sa vie, s’est trouvé gêné quand la peau
d’une prune s’est collée à son palais ; il s’exclama alors distinctement : “Enlevez-moi ça”,
puis il retomba dans son mutisme antérieur. Un autre enfant mutique de quatre ans se
faisant examiner par un pédiatre cria : “Je veux rentrer” et, un an plus tard, à l’occasion
d’une hospitalisation pour une bronchite, il s’écria : “Je veux retourner” » 10. Toutes ces
phrases possèdent un point commun : la présence du sujet de l’énonciation s’y trouve
nettement marquée, l’appel à l’Autre s’y affirme, leur caractère impératif témoigne de
la jouissance vocale qui les supporte. Or rien n’est plus déchirant pour l’enfant autiste.
Ce n’est qu’au comble de l’angoisse qu’il peut laisser échapper un tel énoncé, lui-même
suprêmement angoissant, vécu comme une mutilation, car mettant en jeu, non
seulement l’altérité, mais une cession de l’objet de la jouissance vocale à la jouissance
de l’Autre. Bien loin de réitérer cette expérience angoissante, le sujet cherche à se
protéger de son renouvellement, en se murant dans un silence encore plus profond.
Quand un enfant autiste commence à parler, il arrive que des proches particulièrement
attentifs constatent un phénomène apparenté. « Il parlait, écrit Tamara Morar, lorsqu’il
était pris au piège en quelque sorte : contre sa volonté. Surpris par une question ou une
9. Sellin B., Une âme prisonnière [1993], Paris, Robert Laffont, 1994, p. 24.
10. Berquez G., L’autisme infantile, Paris, PUF, 1983, p. 107.

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affirmation fausse, la réponse venant malgré lui. Il se reprenait aussitôt comme s’il se
disait : “Zut ! J’ai parlé !” On sentait qu’il avait envie de ravaler sa réponse. Comme s’il
y avait un danger à parler. » 11. Or il ne s’agit pas d’un refus de communiquer, car elle
avait observé auparavant, quand son fils Paul restait muet malgré ses efforts, que
lorsqu’elle lui posait des questions, il trouvait un moyen de répondre, autre que par
la parole. « Nous nous demandions, écrit-elle, s’il ne faisait pas exprès de ne pas
parler. » 12 Ses intuitions concernant les causes de ce refus ne manquent pas de
pertinence. « Accepter de parler, c’était aussi accepter les contraintes du langage : être
obligé de répondre, d’obéir, c’était beaucoup plus ennuyeux que de faire semblant de
ne pas entendre ou de ne pas comprendre, et ainsi conserver une totale liberté. » 13 Nul

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plus que l’autiste n’est un sujet libre, douloureusement libre, d’une liberté potentielle
qu’un engagement altérerait. Il rejette toute dépendance à l’égard de l’Autre : il refuse
de céder l’objet de sa jouissance vocale, de sorte qu’il résiste radicalement à l’aliénation
de son être dans le langage, dès lors, plus encore que pour les autres psychotiques, il est
pertinent de souligner qu’il se veut libre 14. Ses stratégies de sorties de son isolement
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qui fonctionnent par scissiparité, en prenant appui sur un double, ne le démentent pas.
Elles peuvent aller jusqu’à donner à Joey l’illusion de « s’être pondu lui-même » 15. La
maîtrise importe plus que tout, affirme D. Williams, elle discerne que « la sensibilité
propre à la sensation de vivre [doit] être repoussée » 16, d’où le travail pour que la
jouissance reste déconnectée de la parole.
La position du sujet autiste semble se caractériser de ne pas vouloir céder sur la
jouissance vocale. Il en résulte que l’incorporation de la voix de l’Autre, qui ne peut être
reçue que sur fond de manque, pour lui ne s’opère pas. Il faut préciser que la voix, au
sens d’objet pulsionnel, n’est pas l’intonation, elle n’est pas du registre sonore, elle est
hors-sens. De même que le regard supporte ce qui manque dans le champ de la vision,
la voix incarne le manque dans le champ verbal.
« La voix, précise Jacques-Alain Miller, c’est cette partie de la chaîne signifiante
inassumable par le sujet comme “je” et qui est subjectivement assignée à l’Autre. » 17
La castration symbolique efface la présence de la voix dans le réel, elle rend le sujet
sourd à celle-ci, tandis qu’il devient apte à la connecter au dire. En revanche, pour le
sujet psychotique, la voix peut parfois se faire entendre, en particulier dans les
hallucinations, elle exprime alors essentiellement des insultes. L’autiste n’est guère
halluciné, mais rien ne l’angoisse plus que l’objet vocal, d’où son horreur quand il
l’entend se manifester dans un impératif qui lui échappe, ou quand l’autre lui parle en
affirmant sa présence énonciative.
Son verbiage semble avoir pour fonction d’étouffer et de contenir une voix dont il
11. Morar T., Ma victoire sur l’autisme, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 103.
12. Une autre mère d’enfant autiste souligne que les difficultés de sa fille paraissent s’ancrer dans « une faiblesse vou-
lue ». Elle donne plusieurs exemples de situations qui suggèrent fortement que « ses inaptitudes semblent non seu-
lement voulues, mais encore jalousement protégées » [Park C.C., Histoire d’Elly, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 65].
13. Morar T., op. cit., p. 101.
14. « Le psychotique, c’est l’homme libre », Lacan J., Petit discours aux psychiatres [1967], inédit.
15. Bettelheim B., La forteresse vide. L’autisme infantile et la naissance du Soi [1967], Paris, Gallimard, 1969.
16. Williams D., op. cit., p. 180.
17. Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », La voix. Colloque d’Ivry, Présentation de François Sauvagnat, Paris,
Lysimaque, 1989, p. 183.

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craint la manifestation. L’oreille de l’autiste n’est pas fermée à la voix : on connaît sa


sensibilité aux bruits qu’aucune atteinte des appareils sensoriels n’explique. Il ne dispose
pas de cet objet équilibrant, analogue aux grains de sable que certaines daphnies
s’introduisent dans l’utricule, afin de réguler leur appareil stato-acoustique, par lequel
Lacan métaphorise l’incorporation de la voix de l’Autre, quand le Nom-du-Père a
opéré. « Une voix, commente Lacan, ne s’assimile pas, mais elle s’incorpore. » 18 Quand
elle choit de l’organe de la parole, elle permet de modeler le vide de l’Autre ; or pour
l’autiste l’abord de celui-ci n’est pas pacifié, le désir de l’Autre ne cessant de l’angoisser.
La voix est un objet pulsionnel qui présente la spécificité de commander l’identification
primordiale, de sorte que le refus radical de céder sur la jouissance vocale porte atteinte

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à l’inscription du sujet au champ de l’Autre. « Ce qui m’attache à l’autre, souligne
Jacques-Alain Miller, c’est la voix au champ de l’Autre. » 19 Quand ce nouage ne se
produit pas, le S1 ne chiffre pas la jouissance et ne représente pas le sujet auprès des
autres signifiants.
Pourtant le sujet autiste souffre de sa solitude, de sorte que beaucoup cherchent à entrer
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en communication, mais comment faire sans mettre en jeu la jouissance vocale ?


Certains trouvent la solution d’un langage de gestes, ou de signes, voire en passent par
l’écriture ou à la communication facilitée. Cependant la plupart des autistes de haut
niveau parlent correctement, mais sans dire. Ils s’avèrent assez régulièrement verbeux.
La remarquable description des mécanismes autistiques produite par la subtile D. Williams
mérite d’être citée assez longuement quand elle introduit à l’intelligence de ce
phénomène : « Au mieux, écrit-elle en 1992 dans Nobody nowhere, la personne qui
souffre d’autisme ne peut parler couramment qu’à la condition de duper et de leurrer
son esprit en lui faisant croire que :
1°) ce qu’elle a à dire n’a aucune importance émotionnelle – c’est-à-dire qu’elle est en
train de bavarder comme si de rien n’était ;
2°) que celui qui l’écoute ne pourra l’atteindre ni détecter ses intentions au travers des
mots qu’elle emploie – c’est-à-dire qu’il lui faudra s’exprimer au travers d’un jargon, ou
du “langage de poète” ;
3°) que son discours n’est pas destiné directement à l’interlocuteur – ce qui veut dire
qu’elle parlera par l’intermédiaire des objets, soit aux objets eux-mêmes (l’écriture
comprise, qui est une façon de parler par l’intermédiaire du papier) ;
4°) qu’il ne s’agit pas vraiment d’un discours – elle pourra donc tout aussi bien chanter
un air approprié ;
5°) que, enfin, la conversation n’a aucun contenu affectif – ce qui veut dire se contenter
de faire état de simples faits ou dire des banalités ou des futilités. » 20
Les cinq possibilités envisagées ici par D. Williams pour permettre à l’autiste de prendre
la parole sans trop éveiller l’angoisse peuvent finalement être rapportées à la rapide mais
essentielle indication de Lacan : l’autiste peut parler à la condition de rester verbeux.
D. Williams précise diverses manières de tenir des propos verbeux effectivement utilisés
par les sujets autistes : premièrement, parler pour ne rien dire, deuxièmement, parler

18. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 320.
19. Miller J-A., op. cit., p. 184.
20. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 298.

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pour ne pas être compris, troisièmement parler sans s’adresser à l’interlocuteur,


quatrièmement, chanter n’est pas parler (chanter ne convient pas à la communication
sérieuse, la présence énonciative s’en trouve allégée), cinquièmement, ne dire que des
choses sans importance. Elle mentionne encore une autre possibilité, utilisée par Willie,
l’un de ses doubles : « Il avait appris, nous dit-elle, à argumenter tous les points de vue,
mais n’en adoptait personnellement jamais aucun. Pour moi ce n’était qu’une façon de
jouer avec les mots, mais c’était diablement amusant. » Manque dans cette énumération
l’une des formes les plus courantes : la réitération de propos appris par cœur. Le point
commun de tous ces modes de non-expression réside dans le refus d’y engager quoi que
ce soit d’intime : que rien n’y transparaisse qui touche à la jouissance du sujet.

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Si l’on en croit D. Williams, être verbeux est au principe de la plupart des prises de
parole de l’autiste, suggérant dès lors que l’indication de Lacan porte bien au-delà d’une
simple notation descriptive, elle vise l’essentiel : l’autiste s’y trouve situé comme le sujet
qui refuse la mise en fonction de l’objet de la jouissance vocale. « Comme nous le dire
par la suite plusieurs enfants antérieurement mutiques, rapporte Bettelheim, ils ne
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parlaient pas parce que cela aurait vidé leur cerveau. » 21 L’acte de parole aurait engagé
dans l’échange l’objet majeur de leur jouissance et aurait été ressenti comme une
mutilation, voire comme un cataclysme. Quand l’autiste sort de son mutisme, il
persiste à s’efforcer de ne pas engager sa voix dans un appel à l’Autre. À l’école primaire,
rapporte D. Williams, « je parlais sans cesse à haute voix, indisposant tout le monde.
On disait que j’aimais simplement le son de ma propre voix. C’était probablement
juste ». On la trouvait intelligente, peut-être, commente-t-elle, mais guère sensée. « Je
parlais moins aux gens que je ne soliloquais par-dessus leur tête, comme si toute
conversation devait se résumer à cela. » 22 Le soliloque tente de résoudre la difficulté à
laquelle se confronte l’autiste pour qui la solitude devient douloureuse : il permet d’aller
vers l’autre en mimant l’ébauche d’une conversation sans engager la voix.
La clinique la plus manifeste de l’autisme a souligné de longue date l’importance de
difficultés inhérentes à l’énonciation. On peut invariablement relever des anomalies de
langage, affirme Asperger, or celles qu’il met en exergue concernent pour l’essentiel les
caractéristiques de l’énonciation. Elles diffèrent évidemment d’un cas à l’autre,
constate-t-il, « parfois la voix est faible et lointaine, parfois elle est étudiée et nasillarde,
mais parfois elle est trop aiguë à en être perçante. Dans d’autres cas encore, la voix est
un murmure chantant et monotone dont le ton ne redescend pas même à la fin des
phrases. Parfois la diction est modulée à l’excès au point de sembler réciter des vers en
les déclamant avec emphase. Pour diverses que soient les possibilités, elles possèdent
toutes un point commun : ce langage paraît artificiel, voire caricatural, jusqu’à susciter
en l’auditeur naïf un sentiment de ridicule. Une autre des caractéristiques du langage
autistique réside en ce qu’il n’est pas adressé mais que l’individu semble parler dans le
vide » 23. Bref, même les autistes de haut niveau conservent des difficultés dans le
maniement des caractéristiques prosodiques du langage, tels que l’intonation, la
hauteur de la voix, le débit, la fluidité et l’emphase mise le mot. « Chez eux, décrit Uta

21. Bettelheim B., op. cit., p. 89.


22. Williams D., op. cit., p. 44 et 50.
23. Ibid., p. 70.

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Frith, un murmure peut soudain se transformer en un cri, ou une voix grave céder
subitement la place à une voix aiguë. Tout se passe comme s’ils n’arrivaient pas à évaluer
le volume sonore nécessaire pour atteindre leur interlocuteur, et pêchaient donc soit par
excès, soit par défaut. Le débit pose des problèmes semblables. Ainsi, la mère d’un enfant
autiste me disait récemment : “Si seulement j’arrivais à le faire parler plus lentement, peut-
être les gens le comprendraient-ils”. Par ailleurs, certains individus autistiques manquent
totalement d’intonation ; leur discours est donc perçu comme une psalmodie pédante. À
l’inverse, il arrive aussi que, d’une voix apparemment bien modulée, l’individu autistique
fasse un commentaire absurde ou répète toujours la même chose. » 24
Dès les premières observations, Kanner sait aller à l’essentiel en notant que le langage

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ne leur sert pas à la communication. « Pas un des huit enfants parlants n’a un langage
qui, au cours des ans, a servi à converser avec les autres […]. Leurs excellentes mémoires
routinières, couplées avec l’incapacité d’utiliser le langage dans n’importe quel autre
sens, conduisent souvent les parents à les bourrer de plus en plus de vers, de noms
botaniques ou zoologiques, de titres et de compositions de disques ou de choses
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semblables. Ainsi, depuis le début, le langage – que les enfants n’utilisent pas dans un
sens de communication – était dévié dans une considérable mesure vers une
autosuffisance sans valeur sémantique ou de conversation, ou alors vers des exercices de
mémoire grossièrement déformés. Pour un enfant âgé de deux ou trois ans, tous ces
mots, nombres et poèmes (“les questions et les réponses du catéchisme presbytérien”,
“le concerto pour violon de Mendelssohn”, “les vingt-trois psaumes”, une berceuse
française, un index encyclopédique) pouvaient difficilement avoir plus de sens qu’une
série de syllabes sans sens pour un adulte. » 25 Quand malgré tout l’autiste accepte de
faire servir son langage à la communication, on ne cesse d’observer que subsiste une
foncière carence de l’énonciation : « Je ne peux faire ceci oralement, rapporte l’un des
sujets d’Asperger, juste de tête. » 26
À tous les niveaux d’évolution de l’autisme persiste à des degrés divers un même
trouble : l’extrême difficulté, non pas à acquérir le langage, mais à prendre une position
d’énonciation. Le langage n’étant pas investi par la jouissance vocale, il est initialement
vécu par ces sujets comme un objet sonore dont ils ne perçoivent pas qu’il sert à la
communication. « Je n’ai pas employé le langage afin de communiquer avant l’âge de
douze ans, confie l’un d’eux, ce n’était pas parce que je n’en étais pas capable, mais
simplement je ne savais pas à quoi il servait. Pour apprendre à parler, il faut au préalable
savoir pourquoi on parle. » 27 Un autre explique : « Avant que je ne sois conscient que
les gens me parlent et que je me rende compte que je suis un être humain – même si je
suis un peu différent des autres – cela a pris énormément de temps. Je n’ai jamais pensé
que j’appartenais à la catégorie des êtres humains, parce que je ne voyais pas qu’ils
étaient différents des objets. » 28 Faute de concevoir que les mots servent à

24. Frith U., L’énigme de l’autisme [1989], Paris, Odile Jacob, 1996, p. 218.
25. Kanner L., Troubles autistiques du contact affectif [1943], Berquez G., L’autisme infantile, op. cit., p. 254-255.
26. Ibid., p. 71.
27. Sinclair J., « Bridging the gaps : an inside-out view of autism », Schopler E. et Mesibov G., High functioning indi-
viduals with autism, New York, Plenum Press, 1992, cité par Peeters T., L’autisme, Paris, Dunod, 1996, p. 85.
28. Joliffe T., Landsdown R. et Robinson C., « Autism, a personal account », Communication, vol 26, 3 , cité par
Peeters T., L’autisme. op. cit., p. 107.

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Jean-Claude Maleval

communiquer et à exprimer ses sentiments, les autistes se forment une appréhension


objectale des autres comme d’eux-mêmes. Concevoir l’Autre comme un objet sonore,
et non comme un sujet expressif, constitue une des manières autistiques de se protéger
des manifestations de son désir.
La dissociation entre la voix et le langage est au principe de l’autisme. Il s’agit d’un
trouble qui entraîne généralement des déficiences cognitives, mais il ne trouve pas en
celles-ci ses déterminants. Refus d’appel à l’Autre et refus d’aliénation de l’être de
jouissance dans le signifiant constituent des stratégies inconscientes du sujet pour se
protéger de l’angoissante présence d’un Autre trop réel. La scission entre voix et langage
est ressentie comme énigmatique et douloureuse, mais elle s’impose à la volonté :

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Un enfant autiste de douze ans, Georges, qui ne prononce que quelques mots
inintelligibles, témoigne par l’entremise de la communication facilitée qu’il ne manque
pas d’envie de parler : « Je me lapiderai pour me tuer, écrit-il, parce que je veux parler
avec ma voix. Le fait de parler c’est indescriptible. » 29
« Moi aussi, écrit B. Sellin à un autre autiste, je désire simplement comme toi investir
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Mes instruments buccaux dans le langage


Mais j’erre encore très loin du langage. » 30
Pourtant, B. Sellin, autiste muet, a pu témoigner de son vécu en rédigeant deux
ouvrages remarquables grâce à la communication assistée par ordinateur. D. Williams
l’avait déjà souligné, à certaines conditions l’autiste peut s’exprimer couramment, le
point commun de celles-ci réside dans la non mise en fonction de la voix, de sorte qu’il
peut « parler par l’intermédiaire des objets ». Bien que les autistes aient une grande
difficulté à parler d’eux-mêmes, certains peuvent s’exprimer avec éloquence, et même
décrire précisément leur vécu, mais il leur faut alors parvenir à ne pas engager la
jouissance vocale en leur témoignage, d’où leur prédilection pour le passage par la chose
écrite. On discerne alors qu’ils ont « des sentiments et des sensations, mais qui se sont
développés dans l’isolement », de sorte qu’ils « ne peuvent pas les verbaliser de façon
normale »31, et se trouvent inondés de leurs « propres émotions anonymes » 32.

Déficience du babil et de la lalangue

S’il est exact que les phonèmes ne sont pas perçus par l’autiste comme des objets
pouvant se substituer à la perte de la jouissance vocale, un déficit de leur investissement
doit pouvoir être discernable très tôt. Toutes les études montrent en effet que le
babillage des enfants autistes ne possède pas la richesse de celui des autres enfants. Rien
n’est plus important pour comprendre l’autisme que de souligner que c’est un sujet qui
ne s’est pas introduit au langage en passant par le babil. Celui-ci est absent, pauvre ou
étrange. Quand il est présent, il apparaît le plus souvent monotone (comparable à celui
d’un bébé tombant de sommeil), sans entrain, sans inflexion intentionnelle 33. Or quelle
29. Vexiau A.-M., Je choisis ta main pour parler, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 99.
30. Sellin B., La solitude du déserteur [1995], Paris, Robert Laffont, 1998, p. 130.
31. Williams D., Quelqu’un, quelque part, op. cit., p. 301.
32. Ibid., p. 179.
33. Ricks D. M. et Wing L., « Language, communication and the use of symbols », Wing L., Early childhood autism :
clinical, educational and social aspects, Oxford, Pergamon Press, 1976, p. 133.

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« Plutôt verbeux » les autistes

est la fonction du babil ? À la différence des cris ou de pleurs, il ne se prête pas à la


communication. Il semble en prise avec les émotions du bébé, exprimant un bien-être
ou un manque de bien-être. Quelque chose en subsiste plus tard dans l’expression et la
mélodie de la parole par lesquels les sentiments du sujet se font entendre : le murmure
n’est pas cri, le chantonnement n’est pas injonctif. Quand s’opère dans le babil
l’aliénation première par laquelle la jouissance du sujet se prend au langage, il s’identifie
à ce que Lacan nomme la lalangue, vocable forgé en dérivation du terme de lallation,
afin de désigner une matérialité signifiante détachée de toute signification et de toute
intention de communication. « Elle nous affecte d’abord, affirme-t-il, par tout ce
qu’elle comporte comme effets qui sont affects. » 34 L’entrée dans le signifiant se fait à

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l’occasion du chiffrage de la jouissance dans la lalangue. Celle-ci est constituée de
signifiants qui ne font appel à rien, de S1 sans S2. Les études linguistiques attestent que
le babillage témoigne déjà d’une prise du sujet dans un rapport à l’Autre du langage.
« Dès le huitième mois le type de phonation, constatent les linguistes, l’organisation
rythmique et les contours d’intonation des babillages reflètent des caractéristiques de la
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langue de l’environnement. De surcroît, le babillage marque déjà une grande variabilité


entre les enfants. Ce n’est pas encore le langage, mais il est un langage qui fournit un
cadre pour le développement de la parole. » 35 L’aliénation première dans l’Autre du
langage produit une séparation traumatique, une cession de l’objet de la jouissance
primordiale, permettant de localiser celle-ci hors corps. Pour que l’énonciation s’ancre
dans la lalangue il faut que le sujet ait accepté de céder sur la jouissance vocale ; c’est la
condition de « l’incorporation » de la voix de l’Autre 36, par laquelle s’opère
l’identification primordiale. Pour que la voix réponde, précise Lacan, « nous devons
incorporer la voix comme l’altérité de ce qui se dit. C’est bien pour cela, et non pour
autre chose, que détachée de nous, notre voix nous apparaît avec un son étranger » 37.
L’autiste, lui, n’est pas étranger à sa voix, ce qui lui fait obstacle à prendre la parole.
Dès lors, non seulement il est porté au mutisme, au soliloque et au verbiage mais il se
trouve parfois encombré par une jouissance vocale dérégulée vécue comme une énergie
en excès. Chez un autiste muet elle se manifeste souvent à son insu par des cris
intempestifs. L’un d’eux décrit cela ainsi : « Une énergie est là mais je ne peux pas la
réaliser les cris dingues sont des accès sur lesquels je n’ai pas de prise rien ne m’est plus
odieux que ces répugnants hurlements de rage qui enflent et mugissent. » 38
Quand la voix de l’Autre s’impose à un autiste de haut niveau, en raison « d’un message
trop direct, ou lesté d’une charge émotionnelle », il s’avère incapable de connecter cette
jouissance au langage, la signification phallique n’advient pas, les éléments énoncés se
déconnectent. Non seulement il ne comprend plus le message, mais sa propre parole,
dont les bases sont fragiles, se trouve atteinte, parfois jusqu’à une libération de la
jouissance vocale, qui déborde les cadrages imaginaires péniblement élaborés. En ces

34. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 126.
35. Boysson-Bardies B., Comment la parole vient aux enfants, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 60.
36. « L’identification de la voix nous donne au moins le premier modèle qui fait que, dans certains cas, nous ne par-
lons pas de la même identification que dans les autres, nous parlons d’Einverleibung, d’incorporation ». Lacan J., Le
séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 319.
37. Lacan J., ibid. p. 318.
38. Sellin B., op. cit., p. 20.

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circonstances, affirme D. Williams, quand l’articulation entre les mots ne se fait plus,
« le traumatisme est tel qu’il peut amener […] à un cri “assourdissant” qui sort ou qui
ne sort pas de la bouche » 39.
Le trop de présence de la voix, la déficience de son chiffrage par le langage, rendent
compte de la difficulté et de la bizarrerie, souvent notées, quant à leur appréhension de
certains bruits, bien que les appareils sensoriels ne soient pas atteints. Il est des sujets,
rapporte T. Grandin, qui « ont l’ouïe si fine que les bruits quotidiens leur sont
insupportables. Un autiste a ainsi raconté que le bruit de la pluie ressemblait à une série
de coups de feu ; d’autres affirment qu’ils entendent le sang battre dans leurs veines ou
le plus petit bruit dans une école. Leur monde se compose d’une masse de bruits
confuse » 40. Faute d’être interprétés, ces bruits s’identifient à l’objet vocal dérégulé

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dont ils sont douloureusement encombrés 41. « Quand j’étais petite, note T. Grandin,
le bruit était une source permanente de problèmes. C’était comme si la roulette du
dentiste avait touché un de mes nerfs. Cela provoquait une réelle souffrance. J’avais une
peur bleue des ballons qui éclatent ; le bruit semblait “exploser” dans mon oreille. Les
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petits bruits qui sont d’ordinaire facilement évacués me rendaient folle. » À l’inverse,
on sait que certains autistes, pour se protéger de l’objet vocal, mettent en place une
surdité élective.
L’autisme est aujourd’hui une entité aux limites assez floues, échappant sans cesse aux
filets d’une clinique comportementale sans principe organisateur 42, qui ne place à cet
égard ses espoirs que dans l’hypothétique découverte d’un phénotype, de sorte que les
études épidémiologiques témoignent de variations importantes quant à son extension.
En fait, il paraît difficile de saisir la caractéristique majeure de l’autisme en l’absence de
toute référence à la théorie lacanienne du sujet. Il est aisé de constater la permanence
d’une atteinte foncière de l’énonciation, mais il est difficile d’en tirer les conséquences
quand on ne conçoit pas que l’énonciation trouve son assise dans la mortification de la
jouissance vocale. La cession de celle-ci à l’Autre conditionne son chiffrage par le
signifiant unaire. L’identification primordiale en résulte. Elle cheville la jouissance au
langage. Elle donne au sujet l’aptitude à se compter comme Un. Dès les années
cinquante, à propos de Dick, Lacan notait que cet enfant autiste, traité par Mélanie
Klein, n’était « pas arrivé à la première forme d’identification, qui serait déjà une
ébauche de symbolisme » 43. Cette identification permet de se déprendre de captures
imaginaires qui laissent le sujet dans une dépendance transitiviste à des doubles plus ou
moins envahissants. On conçoit que ces derniers soient au premier plan dans la clinique
de l’autisme.

La pauvreté ou l’absence de babil des sujets autistes attestent d’une certaine carence
dans la mortification de la jouissance du vivant opérée par le langage ; ce qu’ils
éprouvent comme une foncière difficulté à nouer les affects et la parole. D’emblée,
39. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 298.
40. Grandin T., Penser en images, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 79.
41. On sait aujourd’hui que le bébé distingue très tôt la voix maternelle des autres bruits. Melher J. et Dupoux E.,
Naître humain, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 214-217.
42. Maleval J.-C., « Limites et dangers des DSM », L’Évolution psychiatrique, 2003, n° 68, p. 39-61.
43. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975, p. 82.

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« Plutôt verbeux » les autistes

Asperger constate qu’il s’agit là de l’essentiel : ils manquent « avant tout, souligne-t-il,
d’harmonie entre l’affect et l’intellect » 44. D. Williams souligne qu’elle ne pouvait pas
exprimer simultanément des émotions et des mots 45, et rapporte avoir entendu une
voix intérieure lui dire « les émotions sont illégales » 46. Pour B. Sellin, l’autisme est « la
coupure de l’homme des premières expériences simples comme des expériences
essentielles et importantes par exemple pleurer » 47. D. Williams croit pouvoir préciser
que « dans le cas de l’autisme, c’est le mécanisme qui contrôle l’affectivité qui ne
fonctionne pas correctement. Le corps n’en est pas affecté, et les capacités intellectuelles
restent normales, bien que celles-ci ne puissent pas s’exprimer avec la profondeur
voulue » 48. T. Grandin confirme que lui fait défaut cette « profondeur » conférée par

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la prise de la jouissance au signifiant. « Mes décisions, affirme-t-elle, ne sont pas
commandées par mes émotions, elles naissent du calcul. » 49 Lacan attirait l’attention
sur le même phénomène chez Dick en notant : « il a déjà une certaine appréhension
des vocables, mais de ces vocables il n’a pas fait la Bejahung – il ne les assume pas » 50.
La difficulté à exprimer son ressenti incite T. Grandin à comparer sa manière de penser
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à celle d’un ordinateur. « J’ai récemment assisté, rapporte-t-elle en 1995, à une


conférence où une sociologue a affirmé que les êtres humains ne parlaient pas comme
des ordinateurs. Le soir même, au moment du dîner, j’ai raconté à cette sociologue et
à ses amis que mon mode de pensée ressemblait au fonctionnement d’un ordinateur et
que je pouvais en expliquer le processus, étape par étape. J’ai été un peu troublée quand
elle m’a répondu qu’elle était personnellement incapable de dire comment ses pensées
et ses émotions se raccordaient. Quand elle pensait à quelque chose, les données
objectives et les émotions formaient un tout. […] Dans mon esprit, ils sont toujours
séparés. » 51 Le rapprochement effectué par T. Grandin entre sa pensée et le
fonctionnement d’un ordinateur n’est pas sans quelque pertinence, si l’on conçoit que
ce qui caractérise la « pensée » d’un ordinateur réside dans son absence d’affects.
« Qu’un ordinateur pense, note Lacan, moi je le veux bien. Mais qu’il sache, qui est-ce
qui va le dire ? Car la fondation d’un savoir est que la jouissance de son exercice est la
même que celle de son acquisition. » 52 Or c’est précisément une telle acquisition de
savoir, produite à l’occasion du chiffrage de la jouissance par la lalangue, qui fait défaut
aux autistes. La « pensée » de l’ordinateur se déroule dans un désert absolu de
jouissance, elle constitue un idéal autistique.
Dès lors, il n’est pas donné d’emblée à l’enfant autiste de savoir que les sons prononcés
par les personnes qui l’entourent sont en connexion avec un ressenti émotionnel. Il ne
le sait pas, parce qu’il n’en a pas fait l’épreuve. La plupart des troubles de la
compréhension du langage d’autrui propres au sujet autiste, la littéralité, l’absence
d’humour, la difficulté de lecture de l’intonation et des mimiques, etc., se rapportent,
44. Asperger H., Les psychopathes autistiques pendant l’enfance [1944], Paris, Synthélabo, 1998, p. 58.
45. Williams D., Quelqu’un, quelque part, op. cit., p. 121.
46. Ibid., p. 46.
47. Ibid., p. 102.
48. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 292.
49. Grandin T., Penser en images, op. cit., p. 120.
50. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 83.
51. Grandin T., op. cit., p. 162.
52. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 89.

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Jean-Claude Maleval

en miroir, à une méconnaissance, chez l’interlocuteur, de l’énonciateur présent au-delà


de ses énoncés. Il est frappant que beaucoup d’autistes affirment avoir découvert
tardivement que la parole servait à s’exprimer. Persister à ne pas le savoir est une
manière de se protéger du désir énigmatique de l’Autre. En revanche, certains autistes
ont assez tôt l’intuition de la corrélation des paroles à la volonté de l’Autre, volonté
incompréhensible, angoissante, ceux-là se bouchent volontiers les oreilles. Les pratiques
éducatives qui ne prennent pas en compte cette stratégie protectrice risquent de n’avoir
aucune prise : « L’orthophonie, rapporte Jim Sinclair, n’était qu’une suite d’exercices où
l’on répétait des sons sans significations, le tout pour des raisons totalement
mystérieuses. J’ignorais totalement que c’était un moyen d’échanger des idées avec
d’autres. » 53 En revanche, quand le clinicien sait effacer sa présence et son énonciation,

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par une indifférence étudiée, par des propos indirects, chantonnés, murmurés, adressés
à la cantonade, enregistrés sur magnétophone, etc., il lui est plus aisé d’entrer en
relation. D’autre part, beaucoup d’autistes savent lire avant de parler. Du fait de la
carence du babil et de la lalangue, leur entrée dans le langage se fait par l’assimilation
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de signes 54. Ceux-ci constituent d’abord des objets parmi d’autres dont certains
autistes se saisissent pour tenter de mettre de l’ordre dans leur monde. « Ce fut dans le
monde des objets que j’émergeai, note D. Williams, quand je commençai à reprendre
goût à la vie. Je me pris alors d’une passion pour les mots et les livres et m’acharnai à
compenser mon chaos intérieur par une mise en ordre maniaque du monde
environnant. » 55 En quelques lignes, elle indique fort bien l’articulation entre le travail
d’immuabilité de l’autiste de Kanner et les élaborations plus complexes de ceux qui
présentent le syndrome d’Asperger, de sorte qu’on ne saurait douter de l’existence d’un
continuum entre l’un et l’autre.
Œuvrer pour le maintien de sa solitude, en se coupant de l’Autre, souvent par
l’entremise d’objets surinvestis, et travailler à l’immuabilité de son environnement en
s’attachant au maintien de références fixes, telles sont d’après Kanner les deux
préoccupations principales de l’enfant autiste. La solitude témoigne de manière
manifeste d’un refus d’appel à l’Autre en rapport avec une fondamentale difficulté de
l’autiste à se situer en position d’énonciateur. Quant à l’immuabilité, elle révèle un sujet
au travail pour mettre de l’ordre dans un monde chaotique. À l’âge adulte, certains
parviennent à hausser ces stratégies défensives jusqu’à la création d’objets autistiques
complexes, qui tentent parfois de restaurer une position d’énonciation, par l’entremise
d’un double, et jusqu’à la construction d’Autres de suppléances, plus ou moins élaborés,
forgés par un remarquable travail de mémorisation de signes. Ces deux aboutissements
du travail du sujet autiste pour se stabiliser donnent des indications majeures sur ce
dont il souffre et sur ce à quoi il tente de remédier. Il semble donc possible de hisser
l’autisme à un type clinique original, situé dans le champ des psychoses, en le
déterminant à la fois par un refus de céder sur la jouissance vocale, qui porte atteinte à
l’énonciation, tant dans sa mise en acte que dans sa compréhension chez l’autre, et par

53. Sinclair J., op. cit., p. 81.


54. Maleval J.-C., « De l’objet autistique à la machine. Les suppléances du signe », Pensée psychotique et création de sys-
tèmes, sous la direction de F. Hulak, Ramonville, Érès, 2003, p. 197-217.
55. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 73.

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« Plutôt verbeux » les autistes

deux défenses spécifiques, par deux manières de traiter un Autre dérégulé, l’une fondée
sur des objets plus ou moins complexes, toujours appréhendés comme des doubles,
l’autre prenant appui sur une assimilation de signes non lestés des affects qui les rendent
expressifs. Ces défenses tentent de donner accès à une parole permettant l’échange et
s’efforcent de remédier à la désorganisation du monde consécutive au refus initial
d’appel à l’Autre.
Est-il légitime d’employer le terme de refus ? L’hypothèse d’une étiologie neurologique
suggérerait plutôt celui d’« incapacité », certains on le sait considèrent l’autisme comme
un handicap. L’approche psychanalytique oriente en revanche à postuler qu’il s’agit du
travail d’un sujet, travail volontaire ou involontaire. La clinique semble fortement

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confirmer la seconde hypothèse. En effet, même les trois enfants autistes restés muets
parmi les onze de Kanner semblent comprendre parfaitement le langage. Leur mutisme
ne s’ancre pas dans une incapacité physiologique mais dans un choix du sujet –
probablement inconscient. Le phénomène rapporté plus haut, concernant des autistes
muets qui sortent un instant de leur silence, pour prononcer une phrase impérative,
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dans un moment d’angoisse intense, confirme que leur silence n’est pas dans la
dépendance d’une déficience organique.
Le refus de parler est sans doute quelquefois conscient chez l’enfant autiste, mais il
émane d’un choix du sujet plus radical, commandé par une jouissance impérieuse, de
sorte que la plupart des autistes muets semblent éprouver douloureusement leur
inaptitude. T. Grandin confirme que le refus est vécu comme imposé. Il lui est arrivé
dans son enfance de surprendre son entourage en prononçant distinctement le mot
« glace » à l’occasion d’un accident de voiture. « Étant une enfant autiste, rapporte-t-
elle, parler était un de mes plus gros problèmes. Même si je pouvais comprendre tout
ce que les gens disaient, mes réponses étaient limitées. J’essayais, mais, la plupart du
temps, les mots n’arrivaient pas. Ça ressemblait à un bégaiement. Simplement les mots
ne sortaient pas. Pourtant, quelquefois, je prononçais des mots, comme je l’avais fait
pour « glace », très clairement. Cela se produisait lors de moments de grande tension
comme l’accident de voiture, quand le « stress » arrivait à vaincre la barrière qui,
d’habitude, m’empêchait de parler. C’est un des aspects inexplicables, frustrants, confus
de l’autisme infantile qui pousse les adultes à bout. » 56
En 1994, en écrivant à l’aide d’un ordinateur et d’un facilitateur, B. Sellin souligne de
même combien cette barrière, ancrée dans une jouissance de lui-même ignorée,
s’éprouve comme douloureusement imposée : « Tout mon désir tend vers la maîtrise de
la parole je cherche constamment ces conditions mais je ne sais pas ce qui me manque
je ressens chaque jour que ce n’est pas la volonté qui fait défaut et des possibilités
d’expression comme le langage existe de façon toute puissante chez un birger muet mais
intérieurement je parle avec abondance comme tous les petits terriens. » 57
Les dernières lignes confirment que, même muet, l’autiste est un sujet verbeux. Ne pas
céder sur la jouissance vocale, pour ne pas se confronter au désir de l’Autre, est au
principe de l’être autistique ; c’est pourquoi enfreindre cette stratégie protectrice est
vécu, selon D. Williams, quand elle admet en elle « un besoin de communication »,
56. Grandin T., Ma vie d’autiste, op. cit., p. 35.
57. Sellin B., op. cit., p. 180.

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Jean-Claude Maleval

comme « une trahison » à son propre égard 58. Les autistes de haut niveau sont des
explorateurs du mystérieux nouage de la jouissance du vivant au langage, dont ils ne
cessent de se tenir aux limites, de sorte que B. Sellin sait que « parler vraiment ferait à
coup sûr oublier bien des soucis de l’autisme » 59, mais il ne cesse de percevoir « la
langue comme une chose terrible » 60, car appelant à une mortification de la jouissance
vocale.
Il n’en reste pas moins qu’il y a « sûrement quelque chose à leur dire », comme
l’indiquait Lacan en 1973, savoir effacer sa propre énonciation en s’adressant à eux en
constitue un préalable.

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58. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 293.


59. Sellin B., op. cit., p. 130.
60. Ibid., p. 177.

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