I – La définition sociologique du phénomène : la recherche de l’objectivité
Avant d’analyser le phénomène du suicide, Durkheim s’assure de délimiter le cadre de son
étude en en donnant une définition objective. Cela implique de s’éloigner du sens commun, de toutes les considérations antérieures (A), et d’appréhender le phénomène social comme une chose (B). A – La nécessité d’écarter les prénotions
B – L’analyse d’un fait social assimilé à une chose
Si Durkheim rejette les considérations antérieures, particulièrement celles issues de la psychologie, c’est parce qu’elles suivent une trajectoire différente de sa vision du phénomène social. En effet il s’agit d’explications fondamentalement individualistes, or l’étude de Durkheim porte non pas sur le suicide en tant qu’acte privé, mais sur le niveau global de suicide dans la société. En fait pour lui la société est une réalité distincte des réalités individuelles. Dès lors il exclut toute la dimension personnelle du phénomène du suicide et l’envisage sous un angle exclusivement sociologique, comme un fait uniquement social. Selon Durkheim, « les faits sociaux doivent être considérés comme des choses ». Cela ne signifie pas que les faits sociaux soient du même ordre que les faits de la nature, mais que le sociologue doit avoir à leur égard la même attitude intellectuelle que le savant qui s’intéresse à des phénomènes naturels. Ainsi l’explication des faits sociaux ne peut généralement pas être donnée directement, mais elle suppose une démarche empirique semblable à celle qu’utilisent les sciences de la nature. Durkheim définit le fait social comme « toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ou bien encore qui est générale dans l’étendue d’une société, tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles ». En outre, il considère que les faits sociaux revêtent deux caractéristiques principales : ils sont extérieurs aux consciences individuelles, ce pourquoi il se désintéresse de la dimension personnelle du phénomène du suicide, et ils exercent une contrainte sur elles. Autrement dit on va reconnaître un fait social à ce qu’il s’impose à l’individu. Ainsi la cause déterminante d’un fait social doit toujours être recherchée dans un autre fait social préexistant. Pour lui un effet donné provient toujours d’une même cause. Dès lors s’il existe plusieurs causes à un phénomène, c’est qu’il en existe différents types. Finalement c’est avec dans une optique emprunte de déterminisme que Durkheim appréhende le phénomène social du suicide. En s’appuyant sur des travaux statistiques, il va comparer le taux de suicide global dans différents milieux pour identifier des corrélations entre certains facteurs sociaux et une variation de ce taux.
II – L’étude statistique du phénomène : la méthode des variations concomitantes
Les outils majeurs que Durkheim utilise sont les statistiques. En effet en comparant les documents statistiques, il va identifier des corrélations entre certains facteurs sociaux et une variation du taux de suicide. Il distingue ainsi plusieurs types de suicide (A), et plus généralement il identifie des courants suicidogènes émanant de la collectivité (B). A – L’élaboration d’une typologie au regard de facteurs déterminants B – La mise en évidence ou non d’une pathologie sociale De manière plus générale Durkheim met en exergue ce qu’il appelle des courants suicidogènes, qui ont pour origine non pas l’individu mais la collectivité. Il constate en effet que le nombre de suicides reste sensiblement le même tant que la société elle-même ne change pas, alors que les individus qui la composent sont différents. Ce qui va influer sur le taux global de suicide dans une société donnée, c’est la modification du degré d’intégration ou de régulations sociales. La théorie de Durkheim peut donc se résumer ainsi : les suicides sont des phénomènes individuels, dont les causes sont essentiellement sociales. Ces courants suicidogènes, corrélés à des circonstances sociales, vont frapper certains individus. La plupart du temps ces individus présentent des prédispositions au suicide de par leur constitution psychologique. Mais cette sensibilité psychologique est elle-même créée par les mêmes circonstances sociales qui sont à l’origine des courants suicidogènes. Le suicide apparaît donc comme un acte social par excellence. Il faut rappeler que Durkheim voyait dans la sociologie une manière d’améliorer la société : il espérait fonder des conseils d’action sur une étude objective et scientifique des phénomènes sociaux. Ainsi il opérait une distinction entre le normal et le pathologique, pour justement fonder des principes généraux. On assistait à l’époque à une explosion du taux de suicide dans les sociétés modernes. La question était alors de savoir si ce phénomène était normal, ou au contraire s’il devait être éradiqué. Ce concept de normalité, Durkheim l’envisage de la manière suivante : un phénomène est normal dès lors qu’il se rencontre de manière générale dans une société donnée, à une période donnée. Ainsi le signe premier de la normalité d’un fait social c’est sa fréquence. A ce titre Durkheim considère qu’un certain taux de criminalité est normal. En ce qui concerne le suicide, son étude a révélé qu’en toute époque et en tout lieu il y a eu des suicides. Pour le citer, il considère qu’ « un taux modéré de suicide n’a rien de morbide » et que « chaque société semble être prédisposée à fournir à un contingent déterminé de morts volontaires ». Pour autant l’augmentation du taux global de suicide au cours du XIXe siècle est tellement considérable (presque x5 en France) que ce taux doit être considéré comme pathologique. Pour Durkheim cela s’explique la déréglementation et l’individualisme propres à la société moderne.