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Les Penseurs de la Grèce, tome I, livre II,

chapitre IV

Theodor Gomperz

Publication:
Source : Livres & Ebooks
I. Anaxagore de Klazomènes. Doctrine de la matière d’Anaxagore. Innombrables
matières primordiales. Tous les phénomènes naturels ramenés à des mouvements.
- II. Cosmogonie d’Anaxagore. Intervention du Nous. Problème de la causalité. Le
soleil, pierre incandescente. - III. Supériorité intellectuelle de l’homme. L’astro-
nomie d’Anaxagore. Explication de la voie lactée. - IV. Les présuppositions de la
doctrine de la matière d’Anaxagore. Le mouvement spéculatif échoue sur un banc
de sable. Anaxagore et ses contemporains.

I
Deux contemporains se présentent à nous. Leur pensée scrute les mêmes pro-
blèmes ; leur étude repose sur les mêmes principes ; les résultats auxquels ils ar-
rivent offrent des traits de la plus surprenante analogie. Et cependant quel contraste !
L’un est poète, l’autre géomètre ; l’un est doué d’une imagination ardente, l’autre
fait preuve d’un jugement froid et sobre ; l’un brille par sa jactance et son orgueil
démesuré, l’autre disparaît absolument derrière son oeuvre ; l’un s’abandonne a
une débauche d’images éclatantes, l’autre écrit en une prose simple et sans orne-
ments ; l’un est d’une souplesse telle que l’expression « ondoyant et divers »semble
avoir été créée pour lui ; l’autre est, dans ses raisonnements, d’une raideur pous-
sée jusqu’à l’absurdité. Chacun des deux se distingue surtout par les qualités qui
font défaut à l’autre : Empédocle par une foule d’aperçus brillants, ingénieux et
souvent allant droit au but ; son aîné, Anaxagore, par la solide charpente d’un sys-
tème où tout se tient et s’enchaîne puissamment.

Avec Anaxagore , la philosophie et les sciences de la nature ont passé d’Ionie


en Attique. Ce penseur est né en ou vers l’an 500 avant J.-C. à Clazomènes, dans
le voisinage immédiat de Smyrne ; il appartenait à une famille aristocratique. Il
négligea, dit-on, son patrimoine et se voua de bonne heure et exclusive-ment à la
recherche philosophique. Nous ignorons quelles écoles il fréquenta, où il acquit
sa science. Car s’il se rattache en bien des points aux doctrines d’Anaximandre et
d’Anaximène, la tradition qui fait de lui l’élève de ce dernier contredit les données
chronologiques. A l’âge d’environ quarante ans, il vint se fixer à Athènes ; et il y fut
jugé digne de l’amitié du grand homme d’État qui cherchait à faire de cette ville le
centre littéraire aussi bien que le centre politique de la Grèce. Pendant toute une
génération, il fut l’ornement du cercle choisi que Périclès avait rassemblé autour

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de lui. Mais il devait, lui aussi, être entraîné dans le tourbillon des luttes de partis.
Lorsque, vers le commencement de la guerre du Péloponnèse, l’astre du maître
des destinées d’Athènes commença à pâlir, une accusation d’impiété fut portée
contre la gracieuse et intelligente compagne de sa vie, et aussi contre celui que la
philosophie lui avait rendu cher. L’exil ramena Anaxagore dans sa patrie, en Asie
Mineure, et il termina à Lampsaque, à l’âge de soixante-douze ans, et au milieu de
ses fidèles disciples, une vie sans tache. Nous possédons des fragments notables
de son oeuvre, qu’il avait divisée en plusieurs livres, et qu’il avait écrite en une
prose dénuée d’art, mais non de grâce. Il l’avait publiée après 467, date de la chute
d’une météorite, car il y mentionne ce fait ; son livre est, soit dit en passant, le
premier livre pourvu de figures que la littérature grecque ait possédé.

Le problème de la matière l’a préoccupé, comme il avait préoccupé avant lui ses
compatriotes ioniens. Mais la solution qu’il y a donnée est tout à fait originale ; elle
le sépare entière-ment de ses prédécesseurs et fournit en même temps la preuve
que le mouvement critique inauguré par les Éléates n’avait exercé sur lui aucune
espèce d’influence. S’il a connu le poème didactique de Parménide, le contenu en
a glissé sur son esprit sans y laisser la moindre trace. Car pas une syllabe des frag-
ments que nous possédons de lui, pas un mot des témoignages antiques qui les
complètent ne fournit le plus léger indice qu’il ait - pour ne pas parler du reste -
pris garde aux doutes exprimés avec tant de force par Parménide sur la valeur du
témoignage des sens et sur la multiplicité des choses, le plus léger indice qu’il ait
fait une tentative quelconque pour les combattre. Tout au contraire. Sa confiance
absolue dans les indications fournies par les sens forme la base de son système ; et
ce n’est pas la simple multiplicité des choses, mais une foule inépuisable d’entités
radicalement différentes dès le principe qui en constitue le caractère distinctif. On
est d’autant plus surpris, au moins au premier moment, de le voir prendre exacte-
ment la même position que Parménide relativement au double postulat que nous
venons d’exposer si longuement. Pas de naissance ni de destruction, pas de chan-
gements de propriétés. « Les Grecs ont tort de parler de naissance et de destruc-
tion. Car aucune chose né naît et aucune ne périt, mais chacune se forme par
mélange des objets existants, et se résout en eux par séparation. Ils auraient donc
plus de raison de donner à la naissance le nom de mélange, et à la destruction
celui de séparation ». Nous avons déjà appris comment le second et le plus récent
de ces postulats (que nous avons déjà vu poindre chez Anaximène) a pu, sortir du
premier , « de l’ancienne et commune doctrine des physiciens, qui n’a été com-
battue d’aucun côté », pour citer encore une fois les mots significatifs d’Aristote ;
quant à la question de savoir comment, en fait, la pensée d’Anaxagore l’en a fait
sortir, nous n’en sommes plus réduits à des suppositions depuis qu’un court frag-
ment le son oeuvre, longtemps négligé malgré l’importance de son contenu, a jeté

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une pleine lumière sur ce point. La nature des choses est telle que les sens nous
la montrent ; les choses sont indevenues et indestructibles ; il en est de même de
leurs qualités - telles sont les trois propositions d’où est sortie la théorie de la ma-
tière qui porte le nom d’Anaxagore ; cette théorie est aussi caractéristique de la
rigueur implacable de sa pensée que des lacunes de son esprit ; elle dénote en lui
l’absence de cette peur instinctive - peut-être plus précieuse encore pour le natu-
raliste - des méthodes trop inflexibles ; faute de cela, il s’est éloigné d’autant plus
de la vérité qu’il les suivait avec plus de conséquence. Cette doctrine est, en effet,
à peu près exactement le contraire de ce que la science nous a appris sur la ma-
tière et sur sa composition. Les combinaisons en réalité les plus compliquées - les
combinaisons organiques, notamment - sont pour le Klazoménien les matières
fondamentales ou éléments ; des matières infiniment moins compliquées - bien
que non simples – comme l’eau ou le mélange qui constitue l’air atmosphérique,
représentent pour lui les combinaisons les plus disparates. Si jamais un puissant
esprit s’est engagé dans une voie trompeuse et l’a suivie avec une inlassable per-
sévérance, on peut dire que c’est Anaxagore dans sa théorie de la matière, puisque
cette théorie est aux résultats de la chimie exactement ce qu’est le mauvais côté
d’un tapis à son beau côté.

Voici comment il a raisonné. Considérons le pain. Il est fait de matières végé-


tales, et contribue à nourrir notre corps. Mais le corps de l’homme ou de l’animal
est formé d’éléments multiples : peau, chair, sang, veines, tendons, cartilages, os,
poils, etc. Chacun de ces éléments se distingue des autres par sa couleur claire ou
sombre, sa mollesse ou sa dureté, son élasticité ou son man-que de souplesse, etc.
Comment se peut-il qu’une aussi abondante multiplicité d’objets sorte d’un pain
constitué de parties uniformes ? Il n’est pas croyable qu’il se produise un change-
ment de propriétés. Il ne reste donc qu’une alternative : admettre que les nom-
breuses formes de matière contenues dans le corps humain sont déjà renfermées
comme telles et sans exception dans le pain que nous mangeons. Leur petitesse
se dérobe à notre perception. Car nos sens ont un défaut, une « faiblesse », qui est
de ne percevoir que dans d’étroites limites. Le processus de la nourriture associe
les particules imperceptibles à cause de leur petitesse, et les rend visibles à notre
oeil, sensibles à notre toucher, etc. Ce qui est vrai du pain est vrai aussi du blé avec
lequel il a été préparé. Mais comment cette étonnante variété de particules de ma-
tière pourrait-elle se rencontrer dans le pain si elle n’existait pas déjà dans la terre,
dans l’eau, dans l’air, dans le feu (du soleil), desquels le blé a tiré sa nourriture ?
Et puisque tant d’êtres et des êtres si différents tirent leur substance des mêmes
sources, on doit admettre en celles-ci la présence d’innombrables particules de
natures différentes. La terre, l’eau, le feu, l’air, apparemment les plus simples de
tous les corps, sont en réalité les plus composés. Ils sont pleins de « semences »ou

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de matières premières de toutes les espèces imaginables ; ce ne sont guère que des
collections ou des entrepôts où s’approvisionnent animaux et végétaux. Toutes
les qualités des diverses parties du corps humain appartiennent de toute éter-
nité aux particules primitives, et se manifestent quand les circonstances sont fa-
vorables ; ainsi s’élabore le parfum de la rose, ainsi l’aiguillon de l’abeille acquiert
son acuité, ainsi se réunissent les couleurs chatoyantes qui brillent comme des
yeux sur la queue du paon. Autant d’impressions les sens nous transmettent, en
tenant compte des plus légères, des plus insaisissables nuances ; autant de com-
binaisons se révèlent dans l’unité d’un objet matériel ; - autant il doit exister de
particules primordiales ; l’énumération en serait donc impossible.

Qui ne voit que le contenu de cette doctrine contredit de la façon la plus évi-
dente les faits constatés par la science moderne ? Mais, et qu’on le remarque bien,
il règne, malgré tout, entre la méthode et les aspirations d’Anaxagore et celles de
nos savants la plus surprenante concordance. Lui aussi se propose de faire com-
prendre jusque dans leur essence intime les phénomènes de l’Univers. Les pro-
cessus chimiques sont ramenés par lui aux mouvements ; même les faits physio-
logiques sont dépouillés par lui de toute apparence de mysticisme et étudiés au
point de vue mécanique. Car c’est aux combinaisons et aux séparations, c’est-à-
dire aux changements de situation qu’il recourt pour expliquer les altérations, les
transformations les plus mystérieuses. La théorie du philosophe de Klazomènes
est une tentative, grossière sans doute et prématurée, pour montrer que tous les
phénomènes matériels sont les conséquences de mouvements. Quant au détail
de cette théorie, nous l’ignorons presque complètement. Comment, par exemple,
Anaxagore rendait-il compte du changement d’aspect et de qualité des choses qui
se produit lorsque change leur état d’agrégation ? Nous ne pouvons donner au-
cune réponse à cette question. Sur ce point, nous n’avons qu’une indication tout
à fait énigmatique : la neige, prétendait Anaxagore, doit être sombre comme l’eau
dont elle est formée, et, à quiconque le sait, elle n’apparaît plus du tout blanche.
Nous saisissons la difficulté à laquelle s’est ici heurtée sa théorie de la matière :
comment le rapprochement des particules de l’eau causé par le froid pourrait-
il expliquer le changement de couleur qui se produit en même temps ? Il n’aurait
servi de rien d’invoquer, en ce cas, la faiblesse de notre vue. Fermement convaincu
que, en tout état de cause, les molécules de l’eau doivent garder une couleur fon-
cée, le grand penseur s’est laissé prendre - nous serions tenté de le supposer - à
une grossière erreur des sens. Pour l’examiner avec toute la netteté possible, il a
sans doute contemplé le tapis blanc de l’hiver éclairé par le soleil jusqu’à ce que
son oeil ébloui ait commencé à le voir noir, et, dans cette illusion d’optique, il a cru
trouver la confirmation d’une opinion préconçue . Souvenons-nous de l’interpré-
tation à peine plus extravagante des faits naturels que nous avons rencontrée chez

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Anaximène (p. 64), et la grandeur de cette méprise ne nous paraîtra plus guère
impossible. Quant à l’objection que ne pouvaient s’empêcher d’élever contre lui
les représentants de l’ancienne théorie de la matière : comment des objets essen-
tiellement différents pourraient-ils agir les uns sur les autres, souffrir les uns par
les autres ? cette objection avait perdu une partie de sa valeur depuis qu’Héra-
clite avait émis l’hypothèse de particules et de mouvements invisibles. « En tout,
répondait-il, il y a des parties de tout » ; dans ce monde, « les objets ne sont pas (ab-
solument) séparés et comme coupés les uns des autres avec une hache ». (C’est là,
soit dit en passant, la seule expression figurée que l’on trouve dans la longue série
de ses fragments.) Mais chaque objet est dénommé d’après l’espèce de matière
qui se rencontre en lui en plus grande quantité, et qui, par conséquent, prédo-
mine. Enfin, il cherchait à supprimer tout doute sur la réalité de l’Invisible en gé-
néral, en faisant remarquer quelle résistance l’air invisible emprisonné dans une
outre gonflée oppose à nos tentatives de compression.

II
La cosmogonie d’Anaxagore se meut jusqu’a un certain point dans les voies
frayées par Anaximandre, et que ses successeurs n’ont guère abandonnées . Au
commencement, pour lui aussi, règne une sorte de chaos. Mais, au lieu d’une
matière primordiale unique, nous sommes en présence d’un nombre indéfini de
matières primitives, également étendues au delà de toute limite : « Toutes choses
étaient réunies » ; les particules primitives, infiniment petites, entassées pêle-mêle,
formaient la confusion initiale. Il eût été impossible de les distinguer les unes des
autres, en quoi elles rappelaient l’indétermination primitive de l’Être universel
d’Anaximandre. Douées dès le principe de qualités matérielles particulières, les
« semences »ou éléments - n’avaient pas besoin d’être différenciées dynamique-
ment, mais seulement d’être séparées mécaniquement. Anaxagore ne se croyait
pas tenu d’imaginer le phénomène physique nécessaire à cet effet ou de le construire
d’après des analogies connues ; il croyait le voir dans un mouvement qui se passe
encore aujourd’hui, et que notre oeil peut observer tous les jours, toutes les heures :
dans la révolution apparente du ciel. Non seulement cette révolution a opéré à
l’origine la première séparation des particules matérielles ; elle continue à l’opé-
rer encore dans d’autres parties de l’espace universel. Cette tentative de rattacher
le passé le plus reculé au présent immédiat, et celui-ci à l’avenir le plus lointain,
dénote la ferme conviction que les forces agissantes de l’Univers sont toujours les
mêmes, que les phénomènes auxquels elles donnent naissance sont réguliers et

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constants ; et cette conviction, bien faite pour exciter en nous l’étonnement le plus
vif, contraste de la manière la plus saisissante avec les conceptions mythiques des
époques précédentes. Et si maintenant nous demandons comment cette révolu-
tion peut produire l’effet qu’on lui attribue, voici à peu près la réponse que nous
recevons. Sur un point de l’Univers a commencé un mouvement rotatoire qui s’est
propagé et ne cessera de se propager à des cercles toujours plus étendus. On peut,
avec quelque probabilité, considérer le pôle septentrional du ciel comme point
de départ de ce mouvement ; quant à sa transmission, elle ne peut guère s’opérer
qu’en lignes circulaires, et elle est due au choc ou à la pression que chaque parti-
cule de matière exerce sur son entourage. Ainsi seulement, le premier choc, dont
l’origine va bientôt nous occuper, pouvait produire naturellement les extraordi-
naires effets qu’Anaxagore lui attribue. L’inconcevable puissance, l’inconcevable
rapidité de ce mouvement rotatoire avaient, selon la pensée évidente du Klazo-
ménien, produit un tel ébranlement dans la masse sphérique de la matière, que
la ferme cohésion en avait été relâchée, que la friction des particules avait été sur-
montée, et qu’ainsi il leur avait été possible de suivre la sollicitation de leur pe-
santeur spécifique. Alors seulement, pouvaient et devaient se former les masses
de matière homogène auxquelles étaient réservées les diverses régions de l’Uni-
vers. « L’ Épais, le fluide, le froid et le sombre se sont réunis à l’endroit où se trouve
actuellement la terre (à savoir au centre de l’Univers) ; le subtil, le chaud et le sec
se sont élancés bien haut dans l’éther ». On voit que la chaîne d’effets rattachée
à ce phénomène initial, qui se produit dans un lieu limité de l’espace, s’étend à
perte de vue. Mais ce phénomène lui-même nécessitait une explication. Il devait
avoir, lui aussi, une cause. Ici les analogies physiques laissent notre philosophe
dans l’embarras ; il recourt à ce que l’on peut appeler avec une demi-raison une
intervention surnaturelle. Avec une demi-raison, disons-nous. Car si l’agent qu’il
appelle à son secours n’est pas absolument matériel, il n’est pas non plus abso-
lument immatériel ; si ce n’est pas la matière ordinaire, ce n’est pas non plus la
divinité ; et surtout s’il est proclamé souverain et sans limites, il fait de sa puis-
sance un si mince et même si exceptionnel usage qu’on peut bien lui attribuer en
principe la domination sur la nature, mais non pas, assurément, la lui accorder en
fait. Quoi qu’il en soit, la première chiquenaude est censée avoir été donnée par le
Nous, mot que nous préférons ne pas traduire, parce que toute traduction, que ce
soit par esprit ou par matière pensante introduit dans sa signification un élément
étranger . C’est, d’après la propre déclaration d’Anaxagore, « la plus subtile et la
plus pure des choses » ; « seule, elle n’est mélangée d’aucune autre chose, car si
elle était mélangée à une autre chose quelconque, elle aurait (d’après ce que nous
avons dit plus haut de la séparation incomplète des matières) part à toutes les
autres, et ce mélange l’empêcherait d’exercer sur n’importe quoi la même puis-
sance »qu’elle exerce maintenant dans son état de pureté. Selon des déclarations

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ultérieures, le Nous possède toute science sur toute chose, sur le passé, le présent
et l’avenir, et le suprême pouvoir lui appartient. Mais si, d’après tout cela, on est
tenté de l’identifier à la divinité suprême, on se trouve arrêté par d’autres et non
moins importantes déterminations. Anaxagore parle d’un « plus et d’un moins »du
Nous ; il le représente comme « divisible », et comme « inhérent à bien des choses »,
par lesquelles il entend tous les êtres vivants.

Deux mobiles très différents ont contribué à l’élaboration de cette doctrine, et


se sont en même temps tenus réciproquement en échec. Tout ce qui, dans l’Uni-
vers, trahit l’ordre et la beauté, tout ce qui, par une habile adaptation à d’autres
facteurs, fait l’impression d’un moyen approprié à un but, donne, l’idée d’une ac-
tion consciente, d’un déploiement de forces intentionnel. En fait, l’argument té-
léologique ou de la finalité est encore a l’heure qu’il est l’arme la plus redoutable
de l’arsenal du théisme philosophique. Mais si d’autres penseurs, après Anaxa-
gore, ont jugé que cette mission ne pouvait être dignement remplie que par une
essence dépouillée de tout élément matériel, il croyait, lui, qu’il suffisait pour
cela d’une sorte de fluide ou d’éther ; c’est ainsi qu’Anaximène avait considéré
l’air et Héraclite le feu comme les supports d’une intelligence universelle qui, il
est vrai, ne se proposait aucun but ; c’est ainsi que les neuf dixièmes des philo-
sophes de l’antiquité ont vu dans l’« âme »individuelle non pas une substance im-
matérielle, mais une substance matérielle extrêmement subtile et mobile. Mais la
théorie avec laquelle a fait son apparition le problème de la finalité, qui ne devait
plus disparaître des préoccupations, renfermait un sérieux danger pour le progrès
des sciences de la nature. Heureusement, le penseur ultra-conséquent d’habitude
s’est montré, cette fois, inconséquent. Aristote, aussi bien que Platon, le blâme à
ce propos ; tous deux se déclarent tout à fait ravis de l’introduction de ce nouvel
agent, mais peu édifiés du rôle de bouche-trou ou d’expédient qui lui est attri-
bué. Anaxagore, disent-ils, emploie le Nous comme le poète dramatique emploie
le Deus ex machina qu’il fait descendre du ciel pour trancher violemment le nœud
de l’intrigue lorsqu’il ne trouve aucun moyen plus doux de terminer la pièce. Mais,
dans l’explication du détail, il préfère recourir « aux airs, aux courants éthérés et à
d’autres choses singulières » ; bref, à n’importe quoi plutôt qu’à son fluide intelli-
gent. Ainsi parlent Aristote et Platon . Pourtant, s’il avait agi autrement, si, comme
l’aurait voulu ce dernier, il avait poursuivi ses recherches en se plaçant complè-
tement au point de vue du « meilleur », si, à propos de chaque phénomène parti-
culier, au lieu de se demander comment et dans quelles conditions il se produit,
il s’était demandé pourquoi et dans quel but, alors sa contribution au trésor de
la science humaine eût été incomparablement plus modeste qu’elle ne l’a été en
réalité. Mais il sut éviter ce sentier d’illusion ; il semble avoir compris que l’étroi-
tesse de notre horizon intellectuel nous empêche de deviner jamais les intentions

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de l’Être qui gouverne le monde. Il n’a été qu’un demi-théologien, mais un natura-
liste complet, quoique ses facultés, à cet égard, fussent très inégalement dévelop-
pées. Son siècle l’a même considéré comme le modèle du naturaliste, pour cette
raison surtout, sans doute, que la théologie nouvelle, si l’on peut donner ce nom à
la doctrine du Nous, l’a complètement dégagé des liens de l’ancienne mythologie.

Pour lui, les grands objets de la nature n’étaient plus des êtres divins, mais seule-
ment des masses matérielles obéissant aux mêmes lois que les autres accumula-
tions, grandes ou petites, de matière. Ses contemporains se plaignent sans cesse
qu’il ait vu dans le soleil non plus le dieu Hélios, mais ni plus ni moins qu’une
« masse ignée ». Sur un point seulement de sa théorie, toute mécanique et phy-
sique quant au reste, de la formation du ciel et de l’univers, il s’est vu forcé d’ad-
mettre une intervention ; encore cette intervention n’a-t-elle lieu qu’une fois. Mais
cette première impulsion, par laquelle l’Univers, jusqu’alors au repos, entre en
mouvement, rappelle de la manière la plus surprenante la première chiquenaude
que, selon maint astronome moderne, la divinité a donnée aux astres. Que dis-
je ? L’une des hypothèses ne rappelle pas simplement l’autre ; il est plus vrai de
dire qu’elles sont à peu près identiques. Toutes deux sont destinées à combler
la même lacune dans notre connaissance. Elles répondent exactement au même
besoin, à savoir d’introduire dans la mécanique du ciel, à côté de la gravité, une
seconde force d’origine inconnue. Que l’on ne se méprenne pas sur notre pensée.
Nous n’entendons pas attribuer au penseur de Clazomènes une anticipation sur la
doctrine newtonienne de la gravitation, ou la connaissance du parallélogramme
des forces ; il ignorait à coup sûr que les courbes décrites par les astres résultent
de la combinaison de deux forces, dont l’une est la gravitation, et l’autre la force
tangentielle résultant de cette impulsion première. Mais une courte réflexion fera
comprendre combien ses idées se rapprochent des principes de l’astronomie mo-
derne. Dans la suite de sa cosmogonie, il enseignait que le soleil, la lune et les
étoiles avaient été arrachés du point central de l’Univers - la terre - par la force
de la révolution cosmique. Il admettait donc des projections tout à fait analogues
à celle que suppose la théorie de Kant et de Laplace sur la formation du système
solaire. Il en trouvait la cause dans ce que nous appelons force centrifuge, force
qui, toutefois, ne pouvait déployer cet effet avant que cette révolution eût com-
mencé et qu’elle eût acquis une force et une vitesse considérables. D’autre part,
à propos de la chute, que nous avons déjà mentionnée, d’une météorite gigan-
tesque, comparable à une meule de moulin, Anaxagore avait déclaré, comme si
cette pierre était tombée du soleil, que toutes les masses sidérales s’abîmeraient
sur la terre aussitôt que la force de révolution diminuerait et, ne les maintiendrait
plus dans leurs orbites. Ainsi les considérations les plus diverses le ramenaient
toujours au même point de départ, à ce que nous pouvons appeler le secret pri-

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mordial de la mécanique. La gravitation (dont il se faisait d’ailleurs une idée in-
complète, puisqu’elle impliquait l’absolue légèreté de certaines matières) ne lui
paraissait suffisante pour expliquer ni la séparation des masses de matière, ni la
naissance, la permanence, et les mouvements des astres et du ciel. Il en dédui-
sait l’action d’une force opposée qui, directement ou indirectement, dégage une
série d’effets indispensable à l’intelligence des phénomènes universels. Et parmi
ses effets indirects, il rangeait en premier lieu l’occasion qu’elle fournit à la force
centrifuge de se manifester. Quant à l’origine de cette force, elle lui paraît enve-
loppée d’une impénétrable obscurité. Il la réduit à un choc destiné à compléter
l’effet de la gravitation, tout comme l’est le choc dans lequel les prédécesseurs de
Laplace ont cru trouver le point de départ de la force tangentielle.

III
Anaxagore - et cela montre son esprit vraiment scientifique, - ne recule pas, il
est vrai, devant les hypothèses les plus hardies quand les faits ne lui laissent pas
d’autre choix ; mais grâce à la vigueur de sa pensée, il sait leur donner la forme
qui satisfait au. plus grand nombre d’exigences. Ainsi se distinguent aussi les pro-
duits les plus parfaits de la législation. Un minimum d’hypothèses doit expliquer
un maximum de faits. A quel degré il y a réussi en recourant à cette unique et
presque surnaturelle intervention, c’est ce qu’a suffisamment montré le chapitre
précédent. A la même tendance d’esprit se rattache la mémorable tentative qu’il
a faite, et que nous devons à cause de cela mentionner ici, pour expliquer la su-
périorité intellectuelle de l’homme. Anaxagore la réduit à la possession d’un seul
organe, la main ; et il comparait sans doute celle-ci au membre correspondant des
animaux les plus rapprochés de nous par leur structure. Ceci nous rappelle le mot
de Benjamin Franklin sur « l’être qui crée des outils ». Il est possible que cette dé-
duction, dont nous ne connaissons pas les détails, substituât la partie au tout ;
mais elle nous fait voir en lui, profondément enracinée, la crainte d’entasser les
différences spécifiques et les faits primordiaux inexplicables, et cette crainte, plus
que tout autre trait, distingue de sa contrefaçon la physionomie du vrai penseur.

Le reste de l’astronomie d’Anaxagore n’est guère que la reproduction des théo-


ries de ses devanciers milésiens. On serait presque tenté d’attribuer au grand homme
un peu de la suffisance qu’Hérodote a si amèrement reprochée aux Ioniens des
douze Cités, tellement il se montre peu accessible aux influences intellectuelles
qui ne proviennent pas de sa patrie. La sphéricité de la terre, proclamée par Par-

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ménide, lui était inconnue ou lui paraissait inadmissible. D’accord avec Anaxi-
mène, il regarde la terre comme un disque plat immobile dans l’espace. Mais ici
nous nous trouvons en présence d’une difficulté insoluble pour le moment, et
qui a même à peine été aperçue . A ce qu’Aristote nous assure, il se représentait
la terre sous forme d’un couvercle qui forme le centre du Kosmos et qui repose
sur l’espèce de coussin formé par l’air emprisonné sous lui ; d’autre part, si l’on
en croit des témoignages également dignes de foi, il enseignait que les astres se
meuvent au-dessous de la terre. Comment concilier ces deux théories ? Dans les
temps primitifs, sans doute, selon lui, les astres se mouvaient latéralement à la
terre, et par conséquent ne descendaient jamais au-dessous d’elle. L’inclinaison
de l’axe terrestre, qui semble avoir contredit le besoin de régularité si vivement
ressenti par notre philosophe, et dont il n’indique pas la cause, ne date, à son avis,
que d’un, temps relativement récent, postérieur en tout cas au commencement
de la vie organique. Anaxagore estimait évidemment que l’extraordinaire phéno-
mène de l’apparition des animaux et des végétaux supposait des conditions tout
autres que les conditions actuelles, et se conciliait peut-être mieux avec le règne
d’un perpétuel printemps qu’avec les changements de saisons. L’idée qu’il se fait
de la grandeur des corps célestes est très enfantine. Le contour du soleil, disait-il,
était plus grand que celui du Péloponnèse. Son explication du solstice n’est pas
plus heureuse : si l’astre lumineux revient en arrière, c’est que la densité de l’air
l’oblige à rétrograder. A cause de sa chaleur moindre, la lune doit être moins ca-
pable de résister à l’air épaissi, et par conséquent obligée de se retourner plus
fréquemment. Malgré cela, Anaxagore, si les témoignages des anciens ne nous
trompent pas, a une importante découverte astronomique à son actif. C’est lui
qui, le premier, formula la théorie exacte des phases de la lune et des éclipses ;
toutefois, il gâta son explication de ces dernières en supposant qu’elles pouvaient
être causées non seulement par l’ombre de la terre et de son satellite, mais encore,
comme le pensait Anaximène, par l’interposition d’astres dépourvus de lumière.
Ce qui caractérise au plus haut degré les faiblesses aussi bien que les mérites de
son esprit scientifique, c’est la tentative qu’il fit pour rendre compte de l’accumu-
lation d’étoiles qui forme la voie lactée . Il n’y voyait qu’une apparence, et cette
apparence était due, à l’en croire, au fait que, dans cette région du ciel, la lumière
des étoiles ressort plus vivement à cause de l’ombre projetée par la terre. Il est évi-
demment arrivé à cette théorie par le raisonnement suivant : La lumière du jour
nous empêche d’apercevoir les astres qui se trouvent dans le ciel ; seule, l’obscu-
rité de la nuit les rend visibles ; un accroissement d’obscurité est donc parallèle
à un accroissement de visibilité, et là où notre oeil voit la plus grande quantité
d’étoiles, il n’est pas nécessaire, en vérité, qu’il y en ait un plus grand nombre ; il
suffit que, dans cette partie du ciel, il règne une obscurité plus grande. Et, pour
expliquer ce maximum d’obscurité, il ne s’offrait à lui aucune hypothèse à part

10
celle que nous avons indiquée. Sans doute, cette théorie contredit les faits les plus
faciles à observer, et nous montre encore une fois combien Anaxagore était ex-
clusivement déductif, combien peu il se préoccupait de vérifier ses hypothèses.
La voie lactée n’est-elle pas inclinée sur l’écliptique, alors que, si cette explication
était vraie, elle devrait coïncider avec elle ? Et pourquoi la lune ne s’éclipse-t-elle
pas toutes les fois quelle traverse la voie lactée ? Mais cela ne doit pas nous em-
pêcher de reconnaître que cette déduction était des plus ingénieuses, et que la
question à laquelle il voulait répondre était plus que l’amusement d’un esprit oi-
sif.

Vraisemblablement, Anaxagore, comme le fait supposer sa doctrine du Nous, et


comme nous avons eu déjà l’occasion de le remarquer, était très exigeant en fait
de symétrie cosmique. Mais l’astronomie actuelle ne se contente pas simplement
non plus, pour expliquer ce fait surprenant, d’admettre une irrégularité dans la
distribution originelle de la matière. Elle cherche plutôt - comme autrefois le Kla-
zoménien - sous cette extraordinaire irrégularité une simple illusion d’optique ; si
ces astres nous paraissent si rapprochés, nous dit-elle, c’est que le système de la
Voie lactée, auquel nous appartenons, présente une forme lenticulaire.

Dans le domaine de la météorologie, nous devons mentionne son explication


des vents par des différences de température et de densité de l’air ; dans celui de
la géographie, il rendit compte des crues du Nil en les rapportant à la fonte des
neiges dans les montagnes de l’Afrique centrale. Cette supposition, au moins par-
tiellement exacte, provoqua les moqueries de toute l’antiquité. En ce qui touche
les commencements de la vie organique, Anaxagore suit les traces d’Anaximandre ;
sa seule originalité consiste à faire précipiter sur la terre avec la pluie les premiers
germes des plantes qui se trouvaient dans l’air avec les « semences »de toute na-
ture. Cette doctrine, selon toute apparence, est en rapport avec la haute significa-
tion que notre sage attribuait a l’air pour toute la vie organique. N’a-t-il pas, par
exemple, attribué aux plantes - sans se fonder sans doute sur des observations
précises, - une sorte de respiration ? C’est lui aussi qui a découvert que les pois-
sons respirent par des branchies. Pour lui, d’ailleurs, il n’y a pas d’abîme béant et
infranchissable entre le règne végétal et le règne animal. Les plantes doivent, pour
le moins, dit-il, éprouver des sensations agréables et des sensations désagréables,
les premières durant leur croissance, les secondes au moment où elles perdent
leurs feuilles. De même, pour lui, les divers degrés du monde animal n’étaient pas
« séparés comme à coups de hache », et cependant sa théorie de la matière de-
vait lui interdire tout pressentiment de l’évolution des espèces. Sa préoccupation
- que nous avons déjà louée, mais qu’on ne saurait assez louer, - de ne pas entas-
ser sans nécessité les différences spécifiques, l’a préservé de plusieurs des erreurs

11
dans lesquelles sont tombés ses successeurs. Il ne reconnaissait dans les dons in-
tellectuels que des différences de degré, puisqu’il faisait participer au Nous, en
une mesure plus ou moins grande, tous les animaux sans exception, les plus gros
comme les plus petits, les plus élevés comme les plus infimes dans l’échelle des
êtres.

IV
Nous ne croyons pas devoir nous arrêter longtemps à la théorie des sens d’Anaxa-
gore. Ce qui la caractérise surtout, c’est qu’elle ne reconnaît le principe de la relati-
vité que là où les faits ne permettent aucun doute, par exemple en ce qui concerne
le sentiment de la température. Le philosophe sait bien que la même eau paraît
plus ou moins chaude suivant que l’on a plus ou moins froid à la main. A part
cela, il considère les sens comme des témoins dont les informations sont limi-
tées, mais dont la véracité ne laisse rien à désirer. Leur témoignage nous permet,
il en est persuadé, de nous faire une image absolument fidèle du monde extérieur.
Nous avons fait suffisamment connaître à nos lecteurs la théorie de la matière qu’il
en a déduite. Cependant il ne sera pas mauvais de se la remettre ici en mémoire
avec les considérations sur lesquelles elle est fondée. De ces deux prémisses : « il
ne se produit pas de changements de propriétés », -« les objets possèdent réelle-
ment les propriétés que les sens nous révèlent », découlait inévitablement cette
conclusion : « toute différence des propriétés sensibles est fondamentale, primor-
diale et immuable ; il n’y a donc pas une ou plusieurs matières primitives, mais
il y en a une foule innombrable ». Ou, pour parler plus exactement, il ne subsiste
de distinction qu’entre les agglomérations de particules homogènes (auxquelles
Anaxagore donne le nom d’homoioméries ) et les agglomérations de particules
hétérogènes : la distinction entre les formes matérielles primitives et les formes
matérielles dérivées tombe. Ainsi, Anaxagore était retourné à la naïve concep-
tion que se fait de la nature l’homme primitif ; il avait reculé bien au delà de la
théorie de la matière de ses prédécesseurs, et même au delà des premiers essais
de simplification du monde matériel que l’on rencontre déjà dans Homère, dans
l’Avesta ou même dans le livre de la Genèse. Mais les arguments sur lesquels re-
pose cette théorie, et qui imposent à la pensée humaine avec une force irrésis-
tible la croyance à l’intime affinité des innombrables éléments de la matière, n’en
avaient point été ébranlés. Des postulats d’une importance égale, mais opposés et
inconciliables, se trouvaient, semblait-il, en présence les uns des autres ; on aurait
pu croire que le problème de la matière aboutissait à une impasse. Seule, la consi-

12
dération suivante pouvait le tirer de cette fâcheuse situation. Les prémisses de
la théorie de la matière avaient été définitivement réfutées par les conséquences
qu’on en avait tirées, conséquences radicalement fausses, comme nous le savons
aujourd’hui, et difficiles à croire, comme pouvaient déjà s’en rendre compte les
contemporains d’Anaxagore. Mais il n’en résultait pas que ces prémisses fussent
nécessairement inexactes ; il se pouvait qu’elles fussent seulement incomplètes.
Il n’était pas indispensable de les rejeter ; il suffisait de les compléter. La pierre
d’achoppement était écartée ; ce que nous avons appelé le second postulat de la
matière, à savoir la croyance à la constance qualitative de celle-ci, pouvait être
maintenu, si l’on considérait comme vraiment objectives non pas l’ensemble des
qualités perceptibles par les sens, mais seulement une partie d’entre elles. La nou-
velle théorie de la connaissance vint au secours de l’ancienne théorie de la ma-
tière. La distinction entre les propriétés objectives ou primaires et les propriétés
subjectives ou secondaires des choses, tel fut le grand exploit intellectuel qui de-
vait opérer et qui opéra en effet la réconciliation entre des prétentions jusqu’alors
inconciliables. Par là, une nouvelle cime, incomparablement plus haute, quoique
sûrement pas la cime suprême, était escaladée. Cet exploit, c’est Leucippe qui l’a
accompli. Ainsi il a rendu des ailes à la spéculation philosophique, qui semblait
condamnée à l’immobilité, ainsi il s’est acquis un titre impérissable. Le mérite, à
peine moins grand, d’Anaxagore, son plus grand mérite, à’ notre avis, est d’avoir,
par la rigueur implacable de déductions qui ne reculaient pas devant les consé-
quences les plus absurdes, rendu visible même aux yeux les moins exercés, la né-
cessité de compléter la théorie de la matière.

Anaxagore a joui dans l’antiquité d’une haute estime, et cette estime, il l’a due,
comme cela arrive si souvent, à peu près autant aux lacunes qu’à la grandeur de
son génie. Le caractère démodé de son dogmatisme, la raideur et l’intransigeance
de sa méthode et sans doute aussi de sa personnalité, l’assurance d’oracle avec
laquelle il proclamait des théories dont plusieurs contredisaient étrangement le
sens commun, tout cela exerçait, a n’en pas douter, et sur des cercles étendus, une
véritable fascination. Ces caractères formaient le contraste le plus violent qu’il soit
possible d’imaginer avec la flottante incertitude, avec la souplesse intellectuelle
exagérée d’une époque où la pensée était aussi imprégnée de germes de scepti-
cisme que le sont l’air ou l’eau de « semences », d’après les enseignements de notre
philosophe. Mais il était impossible qu’on ne ressentît pas aussi une autre impres-
sion. Quand le vénérable philosophe énonçait sur tous les secrets de l’Univers des
jugements aussi précis que s’il avait assisté lui-même comme témoin oculaire à
la naissance du Kosmos ; quand il exposait du ton de l’infaillibilité les opinions
les plus paradoxales, telles que, par exemple, ses vues sur la matière ; et surtout
quand, avec la confiance d’un homme qui a reçu une révélation, il parlait d’autres

13
mondes où tout se passe exactement comme sur la terre, où il y a des hommes
comme nous, qui se construisent des demeures, cultivent leurs champs et portent
leurs produits au marché ; quand il faisait tout cela en ayant soin de terminer tou-
jours par ce refrain : « tout à fait comme chez nous ; »- alors plus d’une bouche de-
vait esquisser un sourire, et nous croyons sans peine que Xénophon n’exprimait
pas seulement son opinion personnelle, mais. une opinion très répandue autour
de lui, quand il disait que « le grand philosophe n’avait pas tout à fait sa tête a lui ».
Une seule chose le rattachait au scepticisme de l’époque d’effervescence intellec-
tuelle à laquelle il appartenait : son attitude parfaitement dédaigneuse à l’endroit
des croyances populaires. A part cela, doué d’une foi dans la perception sensible
qui rappelle, par sa robustesse, l’ingénuité des moins philosophes de nos natu-
ralistes ; n’ayant pas le moindre atome d’intelligence dialectique, et par consé-
quent passant sans les remarquer, ou en les méprisant, à côté des doutes et des
arguments subtils de Zénon ; – poursuivant le solitaire sentier de ses pensées avec
l’inconsciente témérité d’un somnambule, sans prévoir les objections, sans être
égaré par les doutes ou arrêté par les difficultés ; - proclamant sèchement, sans
poésie et sans humour, des théories aussi absolues qu’aventureuses, il ne devait
pas toujours faire la meilleure figure au milieu des esprits si souples, si ouverts,
si peu exclusifs de son temps. Beaucoup s’en laissaient imposer par son calme
aristocratique, par sa confiante dignité ; d’autres le haïssaient parce qu’il s’immis-
çait trop, à leur gré, dans les secrets des dieux ; à d’autres enfin, qui n’étaient sans
doute pas les moins nombreux, il devait paraître à tout le moins un tantinet naïf,
pour ne pas dire toqué. Nous-mêmes, nous voyons en lui un esprit d’une grande
puissance déductive, étonnamment inventif, doué d’un sens très développé de la
causalité ; mais ces avantages nous paraissent plus que balancés par son manque
surprenant de saine intuition et par son indifférence regrettable à vérifier par les
faits ses ingénieuses hypothèses.

Notes
Cf. surtout : Anaxagore Clazomenii fragmenta, coll. Ed. Schaubach, Leipzig 1827,
ou bien W. Schorn, Anaxagorae Claz. et Diogenis Appolloniatae fragmenta, Bonn
1829. La source presque exclusive des fragments est le commentaire de Simpli-
cius à la Physique d’Aristote. Une petite phrase oubliée par les collectionneurs
de fragments se trouve dans Simplic. in Arist. de Caelo, 608, 26, Heiberg ; un mot
plein de sens, également omis dans les collections, se trouve dans Plut. Moral., 98
sq. (de Fortuna, c. 3). Sur les détails de sa biographie, voir Diog. Laërce, II ch. 3.

14
Apollodore place sa naissance dans la 70e Olympiade (500-497), et sa mort dans
la Ire année de la 88e . Diog. Laërce donne comme un on-dit (legetai) le fait qu’il
naquit en 500 et qu’il atteignit par conséquent l’âge de 72 ans. Sur les relations
d’Anaxagore avec Périclès, cf. , , 270 a, et la biographie de Périclès par , en parti-
culier le ch. 32. La résignation avec laquelle il supporta la perte de son fils unique
a été admirée de toute l’antiquité. Sur l’époque de la publication de son livre, cf.
Diels, Seneca und Lucan (Berl. Akademie-Abhandlungen, 1885, p. 8, note). Dans
Diog. Laërce, II 11, il faut certainement lire ¤pÜ rxontow Lus [istr ?tou] = 467. Que
ce fût le premier livre illustré de figures (indépendamment, je pense, des traités
de géométrie destinés à un public spécial et peu nombreux ?) c’est ce que Kothe
a conclu récemment et avec raison de Clément d’Alex. Strom., I 364, Pott. et de
Diog. Laërce, loc. cit. (Fleckeisens Jahrb., 1886, p. 769 sq.).

Cette explication - si hasardée à première vue - de la déclaration d’Anaxagore


est fondée sur la contradiction choquante qu’il y aurait sans cela entre la base de
toute sa théorie de la matière - foi inébranlable dans la vérité qualitative des per-
ceptions sensibles - et l’affirmation que nous sommes en ce cas particulier trom-
pés par la vue. D’ailleurs mon explication s’accorde de la manière la plus exacte
avec les termes dont se sert Cicéron (Acad. quaest. IV 31), et dont les interprètes
antérieurs n’ont pas trouvé le sens vrai : « sed sibi quia sciret aquam nigram esse,
unde illa concreta esset, albam ipsam esse ne videri quidem ».

Sur la cosmogonie d’Anaxagore, cf. l’instructive discussion de W. Dilthey (Ein-


leitung in die Geisteswissenschaft I 200 sp.). Je ne puis cependant, pas plus que
Zeller (Ph. d. G. I 5e éd. 1002 n.), me ranger à l’opinion que l’Univers, selon Anaxa-
gore, ait la forme d’un cône. On peut sans doute attribuer avec probabilité an Kla-
zoménien l’idée que la sphère céleste, produite par rotation (perixÅrhsiw), gagne
en circonférence dans la mesure où des masses de matières toujours plus grandes
entrent en mouvement. Il n’est peut-être pas sans utilité de rappeler qu’Anaxa-
gore ne semble en tout cas rien savoir d’une sphère céleste matérielle ou d’un ciel
matériel des étoiles fixes. Même là où l’on serait le plus en droit d’en attendre la
mention (ainsi frg. 8 Schaub), il n’y a pas la moindre allusion à une représentation
de cette nature.

Les tentatives sans cesse renouvelées pour prouver la nature purement spi-
rituelle du Nous d’Anaxagore se condamnent elles-mêmes, soit par les contra-
dictions dans lesquelles elles se trouvent avec les déclarations non équivoques
du Klazoménien lui-même, soit par les artifices subtils auxquels leurs auteurs se
voient forcés de recourir. Ainsi les mots d’Anaxagore, leptñtaton p ?vrvn xrhm ?tvn
sont interprétés « la plus perspicace de toutes choses »au lieu de « la plus fine » ;

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ainsi encore dans le Œploèn (simple) d’Aristote on voit autre chose que la repro-
duction du prédicat ?mig¡w (sans mélange). La méthode employée ici consiste es-
sentiellement à combattre par des indications aristotéliciennes, plus ou moins ar-
bitrairement expliquées, le texte clair et précis des déclarations d ’Anaxagore. On
trouvera de bons arguments contre l’absolue immatérialité du Nous dans Natorp,
Philos. Monatshefte XXVII 477. L’expression « matière pensante »(Denkstoff) est
de Windelband (Iw. Müllers Handbuch d. klass. Altertums V 1, 165).

Ces plaintes se trouvent dans le Phédon de Platon, 97 c sq. et chez Arist. Métaph.
I 3 985 b. 17.

Sur les doctrines astronomiques et météorologiques d’Anaxagore, cf. Doxogr.


Gr. 137 sq.

Cette difficulté (, de Caelo II 13) a, je le vois maintenant, été étudiée, mais sans
avoir été, selon moi, résolue par Brieger, Die Urbewegung der Atome, u. s. w. (Gymnasial-
Progr., Halle 1884, p. 21). II résulte des témoignages réunis par Schaubach, pp. 174
sq., qu’Anaxagore attribuait à la terre la forme d’un disque plat. Simplicius seul in-
dique par le mot tumpanoeid®w (ap. Arist. de Caelo II 13 p. 520, 28 sq. Heiberg)
qu’il lui attribuait la forme d’un cylindre ou d’un tambourin. Mais Simpl. affai-
blit son témoignage en disant la même chose d’Anaximène, qui, nous le savons
avec une pleine certitude, était d’accord, relativement à la forme de la terre, non
pas avec Anaximandre, mais avec Thalès. Il est donc erroné de dire, comme Zeller,
Ueberweg et d’autres, qu’Anaxagore faisait de la terre un « cylindre plat ».

Au sujet de l’explication que donnait Anaxagore de l’entassement d’étoiles dans


la voie lactée, cf. Tannery, Pour l’histoire, etc., 279. Au sujet du problème lui-même,
cf. entre autres Wundt, Essays 79 sq.

Depuis Schleiermacher, on a contesté à Anaxagore l’expression de homoiomé-


ries pour en faire une invention d’Aristote. On trouvera réunis dans Schaubach,
p. 89, les témoignages inéquivoques de l’antiquité contre cette opinion. Ce qui
montre, clair comme le jour, que cette supposition est insoutenable, c’est qu’Epi-
cure, et après lui Lucrèce, qui n’avait pas le moindre motif d’employer les expres-
sions techniques d’Aristote, ont fait usage de ce terme. (Cf. à ce sujet le commen-
taire de Munro sur Lucrèce 1834 et notre étude dans la Zeitschrift f. d. öst. Gymn.
XVIII 212.)

Le jugement dédaigneux de se trouve dans les Mémor. IV 7.

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