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qui \ rqgne et qui fait obstacle j la construction de l’unité
nationale, la vision de Cabon d’une Île Maurice souveraine
reMoint le modqle multiculturel et égalitaire proposé par le
Parti Travailliste,1 qui s’oppose au modqle défendu cette fois
par d’autres partis politiques, tels que le Parti Mauricien et le
CAM2 qui garantissent, pour leur part, la représentation des
minorités ethniques /es conditions sociopolitiques aidant,
le mauricianisme de Cabon se substitue au modqle de société
créole qui s’est mis en place dans la Caraïbe, faisant ainsi le
choix de la reconnaissance de la diversité culturelle dans l’île
plut{t que la célébration du métissage
172
chanteur .a\a en février 1999, et impliquant des affrontements
entre Afro-Mauriciens et Indo-Mauriciens, sont là pour
nous le rappeler (lles dénoncent « la faillite de la gestion
du multiculturalisme par l’État, et l’incapacité de celui-ci à
respecter les rqgles de l’équilibre social, ethnique, culturel et
religieux sur lesquelles se fonde le projet de politique national
>«@ » %oudet 2000 17 Comme le présageait déjà Cabon,
avec beaucoup d'amertume et une certaine désillusion, dans
le journal Advance du 19 avril 1968, soit au lendemain de
l’indépendance : « Le mauricianisme est encore loin L’île
Maurice est un bien beau pa\s mais c’est une grande misqre
que d’rtre né dans un pa\s o les hommes ne se ressemblent
pas » CalliNan-Proag 1982 7 Comme l’explique Peghini
dans sa thqse de doctorat interrogeant les impasses du
multiculturalisme à Maurice, l’indépendance acquise sur
l’idée d’un mauricianisme qui dans un premier temps devait
permettre de reconnaître et d’accepter les différences des
groupes ethniques, n’aura toutefois fait que cultiver encore
plus ces mrmes différences au lieu de pousser plus loin la
réÀexion sur l’identité mauricienne à construire :
173
se traduire à la fois dans son écriture et dans son parcours
personnel
Notre article s’articule ainsi en deux grands axes
qui nous serviront à démontrer jusqu’où Cabon aura vécu
le mauricianisme au quotidien, à travers son métier de
journaliste, son engagement politique et en¿n son écriture
créative Nous commenterons ensuite comment se dessinent
les grandes lignes du mauricianisme dans deux de ses romans,
Namasté (1965) et Brasse-au-vent (1969)
L’homme et le mauricianisme
174
nous reprenons, à notre compte, le titre du célqbre tableau de
Paul *auguin, D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où
allons-nous ? (1897-1898), comme ¿l conducteur de notre
articulation « '’où venons-nous " » correspondrait donc à
la premiqre période de la catégorisation de CalliNan-Proag ;
« 4ue sommes-nous " », à la deuxiqme période où Cabon
semble arriver à la réponse « Ni Français, ni Malgache :
Mauricien » ; et en¿n « 2ù allons-nous " », qui tend vers
l’idée mrme de la construction d’un État-nation
« D’où venons-nous ? »
Bien avant d’aboutir au mauricianisme tel qu’il le
défend, il était important pour Cabon de se connaître soi-
mrme La qurte et l’acceptation de soi constituent souvent,
en effet, une condition sine qua non pour comprendre et
aimer l’Autre C’est également ce qu’illustrent ses deux
romans que nous étudierons plus loin Mais s’accepter
nécessite aussi une connaissance de ses origines
Cabon est un métis né à Curepipe en 1912 6’il cite
souvent son sang métis (franco-malgache) dans ses articles
de presse et revendique sans complexe son ascendance
malgache, cette af¿rmation reste en soi un acte courageux
à cette époque Il s’agit, en effet, d’un « acte de réelle et
s\mbolique émancipation que d’accepter ses racines et les
exposer à la société » (Callikan-Proag 2012), car si le métis
de l’époque admettait plus facilement ses origines blanches,
il avait tendance à passer sous silence la partie noire
(malgache, africaine, indienne) de son métissage
Cette acceptation de soi est due essentiellement à la
« saison malgache »3 de Cabon La période fantaisiste où il
fantasme sur l’2ccident, et plus particuliqrement la France,
s’estompera en fait à son retour de Madagascar C’est en 1947
que le jeune Cabon, sur l’invitation de l’Alliance française,
175
s’installe à Madagascar comme journaliste Il \ voit au début
l’occasion de s’établir en terre française, aspirant mrme à la
naturalisation Toutefois, la presse malgache anti-française
voit d’un mauvais œil la naturalisation de cet homme de
couleur, aux idéaux manifestement trop francophiles Il sera
expulsé de la *rande Île au bout de quelques mois
Cette expulsion constitue certainement un déclic
qui poussera Cabon à s’engager dans une qurte plus large
touchant dorénavant l’ensemble de ses concito\ens à
Maurice 6’il se range d’abord du c{té des Français, il sera
d’autant plus désillusionné par l’absence de soutien à son
égard de la part des autorités françaises à ce moment-là
C’est ainsi que Cabon ¿nit par prendre conscience que le
vrai combat se situe auprqs de ces autres « damnés » (pour
reprendre le titre du célqbre ouvrage de Frant] Fanon, Les
damnés de la terre) qui, comme lui, aspirent à l’indépendance
plut{t qu’à l’assimilation impérialiste Le fait d’avoir vécu
l’insurrection malgache4 au plus prqs lui a sans doute aussi
ouvert les \eux à une réalité coloniale malgache beaucoup
plus proche de celle présente à Maurice
L’épisode de Madagascar verra la parution de
son premier roman, La Séraphine, mais surtout un retour
aux sources qui fera germer che] lui « sa certitude d’rtre
essentiellement Mauricien, et de là son combat pour un
mauricianisme authentique » (ibid.) Cette expérience se
reÀqtera notamment dans l’obsédant Kélibé-Kéliba en 1951
Ce long poqme aux sonorités africaines marque che] lui un
éloignement du francotropisme encore bien présent dans la
littérature mauricienne de l’époque
176
jaillissent désormais de la plume de l’écrivain-journaliste qui
trouve de l’emploi au journal Le Mauricien, dont il assurera
briqvement la rédaction en chef Mauricien, n’est-ce pas là
un signe précurseur de ce sur quoi reposera dorénavant son
combat Il va jusqu’à se positionner à contre-courant de la
tendance littéraire de l’époque (1950-1960) en situant son
œuvre dans l’île et non dans la France rrvée Il justi¿e de
plus son choix en disant : « Faut-il répéter que la chance
d’un poqte de dire le monde est moins de se détacher de la
terre qui lui a donné racines que de s’\ ancrer de toutes ses
forces » (ibid.)
Mais Cabon ne s’arrrte pas au cadre Ainsi, avec
Namasté, pour la premiqre fois, il fait de l’Indo-Mauricien
le principal protagoniste d’un roman mauricien Cela
permet non seulement à plusieurs lecteurs de se reconnaître
dans ce roman, mais contribue surtout à une réhabilitation
d’une tranche de la population qui, pour la majorité, sont
des descendants d’engagés indiens communément appelés
coolies ; surnom sous lequel la population d’origine indienne
est toujours connue dans les années 50 Nous vo\ons là un
pas vers l’Autre, une compréhension et une acceptation de
cette communauté comme étant des Mauriciens 'epuis son
enfance, Cabon c{toie des Indo-Mauriciens dans son village
à Petite-5iviqre et, au-delà de l’acception de l’Autre, il se
reconnaît dans l’Autre
Toutefois, cet intérrt qu’il manifeste pour la
communauté indo-mauricienne ne se passe pas sans heurts
Comme Malcom de Cha]al, Cabon est rejeté par sa propre
communauté, puisque considéré comme un traître à la cause
des Créoles (ibid.), en particulier depuis qu’il est nommé
rédacteur en chef d’Advance, l’organe de presse du Parti
Travailliste pro-indépendantiste et majoritairement hindou
En occupant ce poste, il n’est plus un simple observateur
177
mais se positionne de maniqre forte sur la scqne politique
La découverte de soi a\ant permis une « déracisation » de
l’individu, il se consacre désormais entiqrement à cette qurte
du mauricianisme, c{to\ant 6eeZoosagur 5amgoolam, chef
du Parti Travailliste dont Cabon partage le rrve d’une nation
indépendante Il rédige la biographie de celui-ci en 1963
6uivront deux autres biographies : celle de 5ém\ 2llier
(1964), qui est une source d’inspiration pour lui, et de deux
autres personnalités Laurent-5ivet (1966)5
178
les champs de cannes non loin de Trois-Boutiques, un
petit village du sud-est de l’île Il est encore trop t{t pour
l’indépendance ; il reste d’abord à fédérer la masse sous
une mrme banniqre indépendantiste pour \ arriver Cabon,
conscient des nouveaux enjeux d’une nation se voulant
souveraine, déclare dans Le Mauricien du 28 novembre 1958 :
« Mais pourquoi voulons-nous que l’île Maurice ait pour
tous le mrme visage " L’île Maurice ne peut-elle rtre à la fois
l’église et le temple, la mosquée et la pagode ? » (Callikan-
Proag 2001 339)
C’est à cette période précise que la notion de
mauricianisme, qui est à la base de la fondation du Parti
Travailliste en 1936, prend tout son sens Cabon a le désir
d’étendre cet idéal à tous les Mauriciens à travers ses romans
et ses articles de presse Les Anglais s’empressant de céder
une Île Maurice de moins en moins rentable, le constat est
tel qu’il est nécessaire de tout mettre en œuvre pour prévenir
que le pa\s ne s’embrase une nouvelle fois Parallqlement, de
plus en plus de personnes issues de la « population générale »
et de la communauté franco-mauricienne émigrent vers
l’Europe et l’Australie
Toutefois, d’autres événements viennent perturber
encore ce désir d’unité En janvier 1968, trois mois avant
l’accession à l’indépendance, et quelques mois seulement
aprqs les élections de 1967, où 44 des habitants (dont
97% de Rodriguais) ont voté contre l’indépendance, une
nouvelle bagarre raciale éclate à Port-Louis entre Créoles
et Musulmans À partir de cette période, marquée par des
événements intercommunautaires violents, c’est une certaine
amertume que l’on note che] Cabon Sans doute déçu par ce
rrve avorté, l’on perçoit che] lui une profonde désillusion
La situation n’a\ant guqre évolué depuis l’indépendance, les
Mauriciens n’a\ant pas acquis ce sentiment d’appartenance
179
à une mrme nation, il continuera toutefois à revendiquer ses
idéaux, dans le cadre de sa profession en tant que journaliste,
mrme s’il se tiendra désormais à l’écart de la vie politique
Le choix de l’espace
Le fait d’inscrire la plupart de ses écrits littéraires dans
son île natale – démarche pour laquelle d’autres écrivains
locaux ont reproché à Cabon, dans Le Mauricien du 4 février
1972, de vouloir s’enfermer dans le régionalisme – révqle
au contraire le désir che] l’écrivain de s’engager dans une
production littéraire authentique aux couleurs et senteurs de
180
l’île : « Ah si nos écrivains voulaient ne pas tant mépriser
les choses de che] nous, quelles jolies choses ils écriraient »
(Callikan-Proag 1982 40) Déjà en 1839, Eugqne Bernard
exhortait les Mauriciens à ne pas se laisser écraser par le
complexe d’infériorité du colonisé face au pa\s colonisateur
Selon Bernard, les Mauriciens seraient en tous points égaux
en élan créateur et en potentiel intellectuel et aptes à produire
une littérature de leur île, riche de sa végétation luxuriante
et du contact des cultures issues des quatre coins du monde
(328) Cabon rappelle ainsi que la beauté de l’île n’a pas
besoin d’rtre validée par le discours colonial pour accéder
à une reconnaissance quelconque et que cette beauté devrait
rtre visible à tout ¿ls du sol S\lvestre a une révélation du
mrme ordre au moment de son retour dans l’île natale, aprqs
avoir vo\agé dans de nombreux pa\s Ces mrmes vo\ages
l’auront ¿nalement laissé sur sa faim et provoqué che] lui
une nostalgie du pa\s qui le poussera à rentrer :
181
toute sa splendeur Cabon invite le lecteur à découvrir les
petits villages tels que 9allée des Prrtres et Bras d’Eau dans
Namasté ainsi que Bel Ombre, Villebague, Tamarin, Caselas,
Petite Riviqre et Riviqre Noire dans Brasse-au-Vent Il nous
les dépeint avec l’émerveillement de l’artiste qui éveille
également tous nos sens L’on notera, par exemple, l’odeur
des étables et le goût de la mangue dans Namasté, ou encore
la vue splendide de la terre qui s’offre à S\lvestre et au
lecteur : « En quel lieu du monde le ciel était d’une soie aussi
bleue ? 4uel pa\s avait des montagnes aussi nobles ? Surtout
quelles terres offraient des pa\sages aussi harmonieusement
aérés ? » (BV 45) C’est également un sentiment religieux qui
s’empare de S\lvestre lorsqu’il caresse le tronc des badamiers
et trempe sa main dans l’eau de la riviqre ou encore hume les
odeurs des meules de charbon dans la montagne (BV 45)
Cabon décrit de maniqre détaillée dans ses deux
romans le quotidien des pa\sans – à la fois les premiers
colons et leurs esclaves et les descendants des engagés
indiens – avec un grand respect pour le dur travail qu’ils
accomplissent Comme Savinien Mérédac,9 il utilise telles
quelles des expressions créoles et/ou en créole,10 et des images
bien du terroir : « ]affaire moutou n’a pas ]affaire cabri » (N
9) ; « le soleil avait sauté la montagne » (N 11) ; « la langue
gratte » (N 16) ; « une feuille de vacoas aprqs une feuille de
vacoas » (N 39) ; ou encore « qne ti dilhouile » (BV 33) ;
« bef travaille, bourrique man]é » (BV 59) ; « Fréquente li
chiens attrape pice » (BV 60)
Les deux romans contiennent de nombreux référents
du terroir qui dérouteraient un lecteur étranger mais qui
sont autant de clins d’œil au lecteur local Nous notons
également des exemples de légumes consommés localement
(pipengailles, lalos, bringelles dans Namasté et brqdes-
songes dans Brasse-au-Vent) ou encore de plats tels que le
182
« carri-massala » (N 16) Il est intéressant de souligner que
pour un « puriste, à cheval sur le st\le et la grammaire >qui@
fut un des journalistes mauriciens, aprqs Raoul Rivet, à avoir
maîtrisé le génie de la langue française » (Prosper 162),
Cabon défend son choix d’insérer des expressions du créole
mauricien dans ses œuvres et refuse de les enlever ou de les
traduire au point mrme d’accepter que, pour ces raisons,
Namasté ne soit pas publié en France (Callikan-Proag 1982
80) Cabon écrit en effet pour ses concito\ens d’abord et la
découverte de l’île s’adresse en premier lieu à ces derniers ;
ce qui participe au cheminement vers l’acceptation de soi Le
créole est la langue de tous les Mauriciens, la lingua franca
née de la rencontre des populations et communautés diverses
débarquées et rassemblées à Maurice et n’a\ant en commun
aucun autre mo\en de communication Les référents ne sont
pas seulement linguistiques et culturels mais aussi littéraires :
il est ainsi fait mention dans Brasse-au-Vent de sirandannes
(24) ou encore de la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre en
tant que m\the propre au pa\s (43)
L’amour de l’île (la terre et la mer) est visible che]
les personnages des deux romans de Cabon : Angélique
et S\lvestre dans Brasse-au-Vent (7 et 45) et Ram dans
Namasté. Ce dernier entretient des liens fusionnels avec la
nature au point que Cabon le compare tant{t à une plante
tant{t à un animal dans la description qu’il fait de lui :
183
L’amour que portent les personnages à la terre qui
le leur rend bien est le mrme amour que Cabon invite ses
concito\ens à ressentir pour leur île au lieu de toujours avoir
le regard tourné vers l’ailleurs : « La terre n’aime et ne donne
que pour autant qu’on l’aime et s’échine » (N 15) C’est ce
mrme amour du romancier pour le pa\s natal et sa ¿erté
d’rtre un ¿ls du sol que l’on découvre dans ses deux romans
Si Jean-*eorges Prosper présente Cabon comme le « chantre
des pa\sages mauriciens », il dira également de ses écrits
littéraires qu’ils « sentent bon les champs, la campagne, le
terroir créole » (163)
184
dira ainsi de Brasse-au-Vent que ce « n’est pas seulement
un µroman de l’esclavage’ mais la reconnaissance de notre
héritage multiple » (2001 338) Et Peghini de souligner
que « >l@e village dont il parle dans son roman Namasté se
présente plut{t comme le cadre idéal pour l’émergence du
mauricianisme » (135)
En effet, conscient des vives tensions qui opposent
les différentes communautés de l’île et des représentations
plut{t négatives (sous formes de préjugés) que les uns se
font des autres, Cabon invite le lecteur de l’époque à aller
à la rencontre de l’Autre et à apprendre à le connaître non
pas de l’extérieur mais de l’intérieur Ce faisant, il l’amqne
également (au-delà de sa communauté) à se reconnaître
dans les souffrances, les sacri¿ces, les idées et les qualités
– telle que la valeur du travail –, partagés par les différentes
communautés, et ce contrairement à certaines idées reçues
D’une part, il souligne dans Namasté que « toute la semaine,
les Indiens avaient pioché, bûcheronné, conduit la charrette,
charrié du fumier, cordé la ¿bre d’aloqs » (32) ; d’autre
part, les premiers colons travaillent c{te à c{te avec leurs
esclaves dans Brasse-au-Vent : « Debout, Angélique était
tout de suite partout : à l’étable, au poulailler, à la porcherie
Souvent mrme, on la vo\ait, au gros de la journée, brchant
ou binant auprqs de ses Noirs *on]ague courait le gibier ou
était au port et elle avait pris la relqve » (4) Cabon souhaite
ainsi que l’on reconnaisse l’apport des différents groupes
qui, en exploitant la terre, ont travaillé à bâtir et faire avancer
l’économie de l’île au-delà du mal qu’un groupe aurait causé
à l’autre et pour lequel il encourage le pardon Dans Namasté,
185
De mrme, dans Namasté, Cabon cherche à démontrer
les similitudes entre les Indiens et les Créoles dans les
conditions de vie et de travail dans les champs : servitude
forcée che] les esclaves mais servitude également che] les
engagés indiens, mrme si ces derniers ont signé le contrat de
leur plein gré Cabon met cela en exergue lorsqu’il raconte
l’arrivée des Indiens dans l’île (N 35-36), les dif¿cultés
auxquelles ils ont été confrontés, leur quotidien et leurs
aspirations Il cherche ainsi à dépasser les sentiments de
rancœur, toujours sous-jacents à l’époque dans les discours
tenus à l’encontre des deux groupes C’est une façon pour
Cabon de désamorcer la peur de l’inconnu que représente
le changement proposé par le parti politique militant,
notamment au moment de l’indépendance de l’île Cette
hostilité Indiens-Créoles se retrouve ainsi dans d’autres
romans mauriciens contemporains d’expression française :
Les rochers de Poudre d’Or de Nathacha Appanah, qui situe
son action à la période de l’arrivée des premiers engagés
indiens à Maurice ; ou encore Les jours Kaya de Carl de
Sou]a, qui a pour décor les émeutes causées par la mort du
chanteur Ka\a en 1999
Les tensions évoquées plus haut entre Créoles et
Hindous dans les années 1950-1960 ne semblent pas avoir
été dissipées C’est cette confrontation avec l’Autre que
l’auteur met ainsi en scqne avec l’arrivée de Ram au village
dans Namasté : si le personnage est d’abord perçu et traité
avec mé¿ance parce qu’il est un étranger (« quelqu’un qui ne
leur ressemblait pas » (9)), le village va ¿nalement s’ouvrir
aux changements qu’il propose pour le bien non pas d’un
individu mais du village entier Les changements qui vont
s’\ opérer à la fois dans le développement ph\sique du
village et au niveau des mentalités des villageois illustrent
la maniqre dont Cabon conçoit la construction d’un État-
186
nation mauricien qui se ferait avec l’aide de tout un chacun
Namasté met ainsi en avant qu’il s’agit d’oser le premier
pour que les autres suivent ; ou encore, le roman illustre que
ce qui peut grner dans le changement ¿nit par faire partie des
habitudes (12)
Cette peinture de l’Autre n’est pas faite de maniqre
id\llique mrme si le ton ne se veut pas virulent pour autant :
ce que Cabon retranscrit ce sont, tels quels, les préjugés des
villageois à l’égard de Ram, le changement graduel qui va
s’opérer dans leur perception de lui, mais aussi la rancœur
que Pitia (qui ne pense qu’à son avancement personnel)
nourrit à son l’égard C’est à ce mrme parcours qu’il invite
son lecteur En socialiste modéré, Cabon est conscient que
l’on ne peut changer le monde du jour au lendemain mais
que tout changement peut s’opérer graduellement De mrme,
il est question dans Brasse-au-Vent des passe-droits du
maître sur la femme de son esclave, de la capture sauvage
des esclaves et de leur marquage au fer (27-28), de leur vente
tels des animaux (38-40), des mauvais traitements qui leur
sont inÀigés (36) et de la fuite des marrons (34-35) Cabon
rappelle aussi que l’esclavage n’était pas seulement une
affaire de Blancs mais que les Noirs ont aussi vendu leurs
semblables (BV 35), ce qui permet de penser la question de
l’altérité autrement qu’en polarisant simplement, suivant un
paradigme ethnique, les responsabilités Par ailleurs, Brasse-
au-Vent met aussi en avant la relation ¿liale que S\lvestre
entretient avec Mo¿ne, et son amour pour une marronne,
Ma\otte Cabon ne fait pas dans le manichéisme mais
cherche à décrire les événements par devoir de mémoire –
un passage obligé pour faire le deuil du passé et accepter de
construire la nouvelle nation mauricienne
Mais le mauricianisme tel qu’il est illustré dans
les deux romans de Cabon tient-il compte de toutes les
187
communautés de l’île ? Tout d’abord, le personnage du
Chinois nous semble doublement minoré, parce qu’issu
d’un groupe minoritaire de l’île mais aussi parce que sous-
représenté dans la littérature mauricienne Il ne semble pas
avoir d’identité propre et se voit désigner dans Namasté par
sa communauté d’origine, « le Chinois » (10, 13, 17, 26),
ou encore par un surnom, « Longaille » (12) Ce surnom
pourrait faire penser à ceux dont on affublait les esclaves
en tenant compte d’un de leurs attributs On ne voit pas la
personne dans ce cas mais seulement l’attribut auquel il est
réduit Dans ce cas, le surnom « Longaille » pourrait faire
référence à la taille du personnage du Chinois Pourtant, la
boutique du Chinois est un autre s\mbole de la construction
de la nation car c’est elle qui a permis à beaucoup de familles
de se nourrir à crédit Il faudra en fait attendre la parution de
Made in Mauritius d’Amal Sewtohul en 2012 pour que le
Chinois ne soit plus simplement réduit à un stéréot\pe dans
le roman mauricien Si le roman de Sewtohul se déroule en
partie dans les années 60 à Maurice et aborde la question de
la mauricianité, il est intéressant de souligner que l’auteur
choisit de faire du Chinois un personnage principal11
Les Créoles de Namasté sont aussi affublés de
surnoms, signe des préjugés ou des pratiques tout simplement
de l’époque : « Toune le bûcheron, P’tit Milate, le chasseur
de tendracs, Mounoune, qui était venu avec sa ravane » (51)
Un autre personnage absent des deux romans de Cabon
est le métis, longtemps représenté d’ailleurs, comme le
souligne Danielle Tranquille (200), comme un « mis¿t »,
un personnage aliéné, dans la littérature mauricienne Le
métissage semble en effet voué à l’échec dans Namasté et
Brasse-au-Vent : la mort touche à la fois l’enfant de Ram et
d’Oumaouti – censé représenter le Mauricien authentique à
qui l’on enseignerait « que les âmes peuvent s’aimer hors des
188
races, hors des castes » (N 60) – et Ma\otte, tuée par le frqre
de S\lvestre
189
fois de l’idéal progressiste Les rapports de S\lvestre et de
Mo¿ne dépassent toutes barriqres de maître-esclave ou de
couleur de peau au point que S\lvestre est prrt à dé¿er son
frqre Mathieu lorsqu’il décide d’enterrer Mo¿ne auprqs de
*on]ague (BV 62) Tout comme Ram, S\lvestre n’hésite
pas à aller vers les autres (ses esclaves dans ce cas) et à
développer avec eux des rapports humains de partage
Comme discuté précédemment, Cabon met en scqne
les appréhensions et préjugés d’un groupe à l’égard d’un
autre, une façon pour lui de lutter contre le communalisme
(expression locale désignant le communautarisme) à l’heure
du combat pour l’indépendance de l’île En effet, « Cabon
n’indique pas la voie à suivre mais plut{t la voie à ne pas
suivre >«@ les multiples divisions et préjugés qui menacent
l’épanouissement d’un esprit communautaire, d’un élan
profondément mauricien » (Maur\ 363) Mais il décrit
aussi son idéal de la nation mauricienne, notamment ce
qu’il entend par le Mauricien authentique, celui qui vivrait
en-dehors des considérations de races et de castes Il nous
semble en effet qu’il est pleinement conscient des limites
du multiculturalisme pr{né, un passage obligé à ce moment
de l’histoire de Maurice où il est important de décloisonner
les communautés pour qu’ait lieu la rencontre avec l’Autre
Cabon reste conscient en effet que cette cohabitation
harmonieuse ne suf¿t pas à construire une nation solide ; le
mauricianisme tel qu’il le conçoit est appelé à évoluer vers le
métissage Si cette mrme possibilité est abordée dans ses deux
romans, elle est tout de mrme vouée à l’échec Ainsi, Ram
devient un paria, avant de mourir loin de tous, et son enfant
ne verra pas le jour La relation entre S\lvestre et Ma\otte
ne connaît, pour sa part, pas de ¿n heureuse non plus, au
point de précipiter le départ du personnage pour toujours de
Maurice L’échec de la rencontre et du métissage s’explique
190
sans doute par le fait que les Mauriciens de l’époque ne sont
pas prrts encore à accepter une telle évolution des choses :
Conclusion
191
n’est pas souveraine C’est sur ces fondations, et sur elles
seules, que l’on peut vraiment construire » (65)
Rappelons que Cabon a essa\é de faire passer l’idée
du mauricianisme à différents niveaux, en politique, en
journalisme comme en littérature ; et que, comme discuté
dans notre propos, il en a présenté les différents aspects bien
que la société de l’époque n’était pas prrte à transcender les
frontiqres ethniques L’intérrt du mauricianisme de Cabon
réside alors également dans le fait que la ¿ctionnalisation
des idées permet de mieux illustrer sa dé¿nition de l’identité
mauricienne et les dangers qui guettent la construction
de la nation C’est sa démarche elle-mrme qui se veut
mauricianiste quand il écrit, entre autres, Namasté et Brasse-
au-Vent, car comme le souligne Malcolm de Cha]al, Cabon
serait bien le premier à produire un « roman de la terre
mauricienne » (51) Si d’autres ont travaillé à donner une
mémoire collective ou plus encore un m\the fondateur sur
lequel se construirait, inébranlable, la nation mauricienne (à
l’instar du m\the lémurien de Malcolm de Cha]al), Cabon a
voulu, pour sa part, s’adresser au plus pressé à une période où
la tension entre les groupes était palpable Ainsi, son objectif
était d’amener les différentes communautés à s’accepter et
à accepter l’idée qu’il leur incombe de construire ensemble
l’État mauricien, au-delà des blessures de l’histoire de
l’esclavage et de l’engagisme
Le modqle multiculturel s’offrait alors comme
un passage obligé pour unir ces différents groupes : il
représentait un mo\en d’accéder à l’indépendance Il s’agit
pourtant aujourd’hui de repenser encore ce que l’on entend
par mauricianisme, ou d’en inventer un autre modqle L’on
peut observer, dans l’histoire récente de l’île, des tentatives
multiples et variées évoluant dans cette direction Si elles
travaillent à la construction d’une identité nationale, elles ont
192
aussi, comme le soulignent Boudet et Peghini, leurs enjeux
et limites propres :
Notes
1
Le Parti Travailliste a été créé en 1936 Dirigé par Seewoosagur
Ramgoolam, le parti est pro-indépendantiste et perçu comme étant
principalement hindou
2
Le Parti Mauricien (dirigé par JA Koenig puis * Duval), le Comité
d’Action Musulman (dirigé par R Mohamed) ainsi que d’autres partis
193
nouvellement formés qui défendaient la reconnaissance des droits des
minorités ethniques, faisaient pression sur le gouvernement britannique
pour que l’indépendance et la souveraineté de Maurice se négocient sur
cette base plut{t que sur le modqle multiculturel du Parti Travailliste
3
Cette expression est utilisée par Callikan-Proag dans son ouvrage Rêve
et réalité pour se référer à la période durant laquelle Marcel Cabon a
vécu dans la *rande Île
4
L’insurrection malgache a lieu en 1947 et 1948, alors que Madagascar
était encore une colonie française Cette révolte est considérée comme
l’un des signes avant-coureurs de la décolonisation en Afrique
francophone Ce soulqvement, durant lequel de nombreux colons français
et Malgaches non-indépendantistes ont été massacrés, a été suivi d’une
terrible répression, conduite par l’armée française, qui a fait des milliers
de morts
5
Poqte et journaliste, Rém\ Ollier (1816-1845) a combattu sur plusieurs
fronts, notamment pour le droit des hommes de couleur à la promotion
sociale, intellectuelle et politique au mrme titre que les Franco-
Mauriciens, et pour la liberté de la presse Il fonde d’ailleurs La sentinelle
en 1943 qui sera le journal de combat des hommes de couleur 4uant à
Edgar Laurent et Raoul Rivet, ils étaient d’éminents hommes politiques
de couleur qui ont joué un r{le important au Conseil Municipal de Port-
Louis de 1927 à 1946 sous la banniqre du parti Union Mauricienne C’est
Rivet qui a initié Seewoosagur Ramgoolam à la politique active (Selvon
2012 49)
6
Le terme « population générale » renvoie à la partie de la population
mauricienne qui ne s’identi¿e pas aux catégories suivantes : Hindou,
Sino-Mauricien, Musulman
7
Dans son article, Boudet, fait mention du « péril hindou » comme une
« réactivation de la notion d’un ennemi commun qui apparaissait déjà de
façon récurrente dans les discours politiques de l’île Maurice coloniale »
(2012 188) Elle évoque en effet des similitudes entre ceux qui craignent
le « péril noir » et ceux qui étaient, à la ¿n du ;VIIIe siqcle, contre
l’abolition de l’esclavage à Maurice
8
Namasté et Brasse-au-Vent seront dorénavant signalés par N et BV
respectivement pour les citations
9
Écrivain contemporain de Cabon, Savinien Mérédac (1880-1939)
raconte la vie des petites gens Il saura rendre compte, dans ses romans
et nouvelles, de « leurs occupations et préoccupations et mrme >«@ >de@
leur patois créole » (Prosper 153)
194
10
Namasté ne propose pas de glossaire ni de traduction juxtaposée Dans
Brasse-au-Vent, les expressions en créole sont quelquefois mises à c{té
du texte en français comme pour renchérir ce qui a été dit ou ajouter
une authenticité aux échanges entre certains personnages qui parleraient
plut{t de cette façon
11
Voir à ce propos Jean-François, Emmanuel Bruno « De l’ethnicité
populaire à l’ethnicité nomade : Amal Sewtohul ou la µfabrique’ d’une
nouvelle mauricianité » Loxias-Colloques (2013) http://revelunicefr/
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195
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