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JUNG VU PAR WINNICOTT : DESTRUCTION, CRÉATIVITÉ ET

INCONSCIENT NON REFOULÉ

William Meredith-Owen

Les Cahiers jungiens de psychanalyse | « Cahiers jungiens de psychanalyse »


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2012/1 N° 135 | pages 19 à 41
ISSN 0984-8207
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cahiers-jungiens-de-psychanalyse-2012-1-page-19.htm
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cahiers jungiens de psychanalyse – 135

Jung vu par Winnicott : destruction,


créativité et inconscient non refoulé
William Meredith-Owen* – Stratford-upon-Avon
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Alors qu’il était déjà bien avancé en âge et en dépit de ses problèmes
cardiaques, Winnicott travaillait toujours avec son habituelle ardeur. Il fit un
puissant rêve de destruction, rêve dit du « mal de tête à fendre le crâne » (« split-
ting headache »), au cours duquel il fit l’expérience de guérir d’une maladie
chronique. Le rêve comportait trois volets : d’abord, la destruction absolue – il
était détruit –, puis une destruction absolue dont il était l’agent et enfin, la
reconnaissance à l’état « éveillé » en rêve, de son rôle dans chacun de ces trois
tableaux ; ce qui le conduisit à conclure qu’à présent, il n’y avait « pas de disso-
ciation... ceci était extrêmement satisfaisant ». Il attribua ce rêve à son immer-
sion dans l’autobiographie de Jung, Ma vie, Souvenirs, rêves et pensées1, et en
fit part à Michael Fordham, dans une lettre où il fait explicitement référence à
Jung : « tandis que j’étais immergé dans le rêve, avant que je ne sois vraiment
éveillé, (je devins conscient) que je faisais un rêve pour Jung et pour certains de
mes patients, aussi bien que pour moi-même ».
Winnicott était donc fermement persuadé que le dénouement vécu en rêve
visait également le défaut fondamental de Jung, qu’il définit par la suite comme
son « absence de contact avec ses propres pulsions de destruction primaire2 ». Pour
Winnicott, c’était là une critique extrêmement grave en même temps qu’une
auto-critique ; en effet, selon Winnicott, c’est très précisément dans ces « pulsions
de destruction primaire » que se situent les conducteurs énergétiques de la créa-
tivité et du « vrai self ». Qu’une telle attaque vise deux des esprits les plus créatifs

*William Meredith-Owen est psychanalyste, membre de la Society of Analytical Psychology.


1.  D. W. Winnicott, “Memories, Dreams, Reflections by C. G. Jung”, International Journal of
Psychoanalysis, 45, 1964, p. 450-455. Ce texte a été édité sous le titre Compte rendu de Ma vie
Souvenirs, rêves et pensées de C. G. Jung dans le Cahier Jungien de Psychanalyse n° 78, Hiver
1993, p. 83-96. Les notes à venir concernant ce texte renverront à cette référence en français.
2.  Ibid., p. 90.

19
de leur époque respective est un paradoxe typiquement winnicottien ; je tenterai
de réconcilier les termes de cette contradiction en m’appuyant sur le concept
d’inconscient non refoulé de Matte Blanco3. J’essaierai de montrer que c’est à l’éla-
boration d’une version toute personnelle de cette notion que Winnicott s’attacha
dans les dernières années de sa vie, stimulé en cela par sa rencontre avec Jung et
par l’intérêt qu’il lui porta.

Une perspective bi-logique


Les jungiens pourraient considérer que l’inconscient non refoulé de Matte
Blanco est l’équivalent psychanalytique de l’inconscient collectif de la psycho-
logie analytique. Bien qu’il existe, de fait, de nombreux recoupements – notam-
ment l’impossibilité de connaître l’archétype en soi –, il y a néanmoins d’impor-
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tantes différences d’accent clinique, qu’un rapide passage en revue du schéma
de Matte Blanco nous permettra de mettre en lumière.
La bi-logique postule pour l’essentiel l’existence de deux dynamiques simulta-
nément à l’œuvre dans l’ordonnancement de notre expérience. L’une asymétrique,
orientée vers la discrimination et associée au développement de la conscience,
l’autre, symétrique, visant à la dissolution des différences et associée à l’incons-
cience et/ou à l’identité universelle. Matte Blanco développe l’insight premier de
Freud concernant la « logique » du rêve, « les cinq caractéristiques de l’incons-
cient » – condensation, déplacement, non-contradiction, etc. –, puis il élucide et
fait un développement sur sa structure qui tend à établir des symétries.
Ainsi, à l’un des extrêmes, nous aurions une expérience absolument symé-
trique d’être à l’état pur – puisqu’en l’absence de dimension spatio-temporelle,
aucun événement n’est possible –, par exemple, l’union mystique dont on ne
peut rien dire ou encore l’oubli total. On peut, de façon schématique, appeler
cela la strate 5. À la strate 4 commencerait la différenciation primaire – émer-
gence de l’attraction et de la répulsion, de l’amour et de la haine ; c’est cette
zone qui intéressa Winnicott à la fin de sa vie. Avec la strate 3, la différencia-
tion en développement s’est constellée en structures telles que les archétypes
jungiens ou le socle kleinien. À la strate 3, émerge la pensée plutôt concrète (« je
suis un tigre »), tandis qu’à la strate 2, l’identité assez discrète et la métaphore
deviennent possibles (« je me sens tel un tigre »). La strate 1 représente quant à
elle la pensée pure de la science, etc.
Cette structure bi-logique acquiert une résonance plus profonde quand on
constate que le pôle magnétique de l’affect est symétrique, tandis que celui de la
pensée est asymétrique. Ainsi, une forte émotion – peur, amour, haine – aura-t-elle

3.  I. Matte Blanco, The Unconscious as Infinite Sets, London, Duckworth, 1975.

20
tendance à saturer la totalité de l’expérience et à dissoudre la différenciation,
elle menacera de déborder ; à l’inverse, l’affect qui peut être maintenu présent
à l’esprit est susceptible d’être assimilé et affiné. De même, la pensée par trop
dissociée de l’affect deviendra de la ratiocination, mode opérationnel du faux
self. D’où l’importance accordée à la capacité à contenir, qui permet à l’énergie
de l’affect d’alimenter l’esprit et de s’intégrer à un sentiment conscient d’iden-
tité. L’affect non contenu et non assimilé demeure hautement symétrique en ce
qu’il n’a pu naître à l’asymétrie et à la pensée. Il vaut mieux le considérer, d’un
point de vue clinique, comme un composant « dissocié » d’un inconscient non
refoulé plutôt que d’un inconscient refoulé.
Ce survol très condensé a essentiellement pour but d’éclairer le lecteur sur
le sentiment que j’ai de la pertinence des vues de Matte Blanco dans le cadre de
cet article. Pour un exposé plus exhaustif et patenté, il convient de se reporter
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aux contributions antérieures de Richard Carvalho dans cette même revue4.
L’intérêt pour le thème qui nous occupe tient à ce que Winnicott considérait
que Jung, tout comme lui-même, était dissocié. Je me propose de montrer
que l’essentiel des derniers écrits de Winnicott explore une phase antérieure
du développement (le pré-refoulement), dont il sentait instinctivement qu’elle
recelait le noyau du vrai self primaire dont les pulsions nécessairement agres-
sives (pulsions de destruction primaire), inhibées par l’environnement précoce
du très jeune enfant, se devaient d’être assimilées pour rendre possible une vie
relationnelle riche. Winnicott réalisa intuitivement que le problème crucial rési-
dait dans le fait que l’affect n’avait pu accéder à l’esprit au tout début de la vie,
plutôt que dans la répression ou dans le refoulement de celui-ci. Sa tentative de
revenir au postulat d’une « unité primaire » est très proche de l’intérêt de Jung
pour la régression/renaissance et pour l’immersion réparatrice dans le collectif.
L’inconscient non refoulé de Matte Blanco est implicitement présent dans la
démarche des deux hommes : si Winnicott avait pu disposer de ce concept,
son appréciation de Jung et de sa contribution à la psychanalyse en aurait sans
doute été adoucie, moins colorée par sa propre ombre.

Le contexte du rêve de destruction de Winnicott


Le défi de s’attacher à l’examen de ce rêve énigmatique a déjà été relevé
avec brio dans des numéros récents de ce Journal5 ; d’abord par Morey en

4.  R. Carvalho, “Reply to Warren Colman’s ‘Sexual metaphor, and the language of unconscious
phantasy’ ”, Journal of Analytical Psychology, 51, 3, 2006, p. 467-472, et “Woman of Feelings:
Reflections on Alessandra Cavalli’s ‘Casper or the Cabinet of Horrors’’’, Journal of Analytical
Psychology, 52, 5, 2007, p. 625–633.
5.  Il s’agit du Journal of Analytical Psychology.

21
2005, surtout soucieux de défendre le maintien d’une approche archétypique
plutôt que réductrice, puis par Sedgwick en 2008, particulièrement pertinent
dans son analyse de la relation quasi symbiotique entre les deux hommes.
« L’ensemble du processus de recension et d’immersion dans le psychisme de
Jung fut, comme nous l’avons vu, une activité thérapeutique pour Winnicott.
Ainsi, à travers son contact avec Jung – Jung faisant ostensiblement état de
dissociations psychologiques semblables à celles situées au cœur du psychisme
et des fantasmes de Winnicott –, le psychisme de Winnicott se fendit en deux.
Il en résulta la guérison dont il avait besoin, celle-ci coïncidant avec la guéri-
son dont, selon lui, Jung avait besoin.6 » Ce passage constitue le point culmi-
nant de quelques pages absolument passionnantes7, dans lesquelles Sedgwick
met en évidence des parallèles remarquables, ceux-là mêmes qui conduisirent
Rodman8, biographe de Winnicott, à suggérer que Winnicott considérait Jung
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comme son « jumeau » : tous deux avaient eu à souffrir d’une mère dépressive,
ils eurent tous deux des rêves et aspirations prophétiques/visionnaires, tous
deux avaient aspiré au statut d’héritier en titre de Freud.
Quelle que soit la guérison vécue par Winnicott grâce à son rêve inspiré par
Jung, le processus porta ses fruits dans ses dernières contributions à la psycha-
nalyse, notamment dans son article sur « L’utilisation de l’objet9 ». Cependant,
après avoir magistralement planté le décor, Sedgwick se déclare déçu et perplexe
et conclut en adoptant non sans humour le ton hautain de Winnicott rejetant
le jargon jungien : « Ce n’est pas dans ce langage que l’on peut communiquer
avec moi10. » Ceci est regrettable car il nous faut nous imprégner du style du
dernier Winnicott pour pleinement apprécier le rôle de la « destructivité » dans
la dialectique entre les réalités subjective et objective. Qui plus est, la compré-
hension de cet article énigmatique est considérablement facilitée par la lecture
conjointe du matériel annexe réuni au chapitre 34 de l’ouvrage Psychoanalytic
Explorations ; celui-ci comprend le rêve du « splitting headache » ainsi qu’un
commentaire clinique au sujet d’un patient connu sous le nom de Blake-man,
sur lequel nous reviendrons ultérieurement.

6.  D. Sedgwick, Un rêve de Winnicott : réflexions sur Jung et Winnicott, Cahiers Jungiens de
Psychanalyse, n°129, Juin 2009, p. 95. Traduction revue par Laurence Lacour.
7.  Ibid., p. 84-87.
8.  F. R. Rodman, Winnicott, sa vie, son oeuvre, Toulouse, ed. Érès, 2008.
9.  D. W. Winnicott, “The Use of an Object”, International Journal of Psycho-Analysis, 50,
1969, p. 711–716. Les citations de D. W. Winnicott faites par l’auteur et non parues dans des
livres traduits en français ont fait l’objet de références au texte original et ont été traduites par
Laurence Lacour.
10.  D. W. Winnicott, “Memories, Dreams, Reflections by C. G. Jung”, International Journal of
Psychoanalysis, 45, 1964, p. 450-455, cité par D. Sedgwick, op. cit., p. 87.

22
Les pulsions de destruction primaire
Winnicott soutient dans sa lettre à Fordham que « Jung semble n’avoir
aucun contact avec ses pulsions de destruction primaire, ainsi qu’en témoigne
son récit autobiographique. Jung enfant, au cours de ses jeux, construisait
puis détruisait, puis recommençait encore et encore : il ne se décrit pas jouant
de manière constructive après avoir détruit (dans ses fantasmes inconscients).
Dans ma recension, j’avais mis cela en rapport chez Jung avec son éventuelle
difficulté liée à des soins maternels prodigués par une mère dépressive (si
toutefois cela s’avère véridique)11. » En d’autres termes, dans une perspective
winnicottienne, l’environnement maternel, dans lequel ses gestes spontanés,
avec leur part de « pulsions de destruction primaire » auraient pu être risqués
et amortis, n’était pas disponible. Jung développa alors une « résistance
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néfaste à la vie dans ce monde12 » et selon Winnicott, cela le détourna des
relations d’objet et le poussa à la quête incessante et quelque peu maniaque
d’un contenant subjectif. Par conséquent, le besoin d’affirmation, nécessai-
rement agressive, demeura à l’état de mise en acte concrète et ne put être
assimilée. C’est ainsi que Winnicott interpréta le jeu enfantin de Jung faisant
triomphalement s’écrouler ses bâtiments sous le choc de tremblements de
terre simulés, comme un étalage récurrent de toute-puissance.
Cela confèrerait évidemment un sens poignant à la phobie scolaire de
Jung, à ses humeurs belliqueuses, à leur projection sur la figure menaçante
du jésuite et aux images de violence et de mort qui traversent ces premiers
chapitres. Bien plus, le fait de cacher en lieu sûr et secret le mannequin emblé-
matique et sa pierre – faisant écho à sa fascination enfantine pour châteaux et
fortifications –, fut peut-être pour Jung une tentative touchante de préserver
l’intégrité de sa personnalité numéro 1 d’une telle menace. Plus tard, lorsque
survint la rupture avec Freud, précipitant la profonde crise de 1913, ce thème
refit dramatiquement surface chez Jung, à travers des images qui anticipent
le rêve de Winnicott de destruction du monde. Jung rêva de façon répétée
d’un flot destructeur d’affect non contenu submergeant l’Europe dans un
océan de sang, retenu par les Alpes suisses qui s’élevaient « ... toujours davan-
tage, comme pour protéger notre pays. » Un peu plus loin, il écrit : « ... j’avais
souvent l’impression que des blocs gigantesques se précipitaient sur moi. [...]
Plus d’un y a succombé. Nietzsche... » Ainsi, Jung lui aussi se sentit à la fois
destructeur et détruit ; mais il retourna à ses activités de construction de
l’enfance, trouva à s’y réparer quelque peu et survécut.

11.  D. W. Winnicott, Psychoanalytic Explorations, ed. C. Winnicott, Cambridge, MA: Harvard,


1989.
12.  C. G. Jung, Ma vie Souvenirs, rêves et pensées, Paris, Gallimard, 1973, p. 28.

23
Tel est l’arrière-plan de son intérêt plus mature et plus sophistiqué pour les
mandalas, ainsi que de l’œuvre de sa vie qui consista à élaborer un système méta-
psychologique « contenant ». Winnicott exprime en des termes sans équivoque sa
suspicion à l’égard de telles formations défensives auto contenantes. « Le mandala
est pour moi une chose véritablement effrayante, du fait de sa totale incapacité
à résoudre le problème des forces destructives, du chaos, de la désintégration et
des autres folies. C’est une fuite obsessionnelle devant la désintégration13. » En
d’autres termes, selon lui, il s’agit du dernier refuge du faux self, qui exclut à des
fins défensives la folie menaçante et néanmoins nourricière14.
Cependant, j’ai le sentiment que Winnicott (bien qu’il prête un rôle
analogue à l’aspiration à un contenant maternel) fait ici fausse route en ne
reconnaissant pas que le recours de Jung à de tels contenants de substitution
n’était pas simplement une fuite mais qu’il était également éminemment créa-
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tif15. Mais Winnicott était au moins cohérent sur un point ; il allait également
reprocher à sa seconde analyste, Joan Rivière, de s’être par trop engagée dans la
« complétude » de la théorie kleinienne16. Et il s’efforça certainement de mettre
ses principes en pratique dans sa clinique en créant un environnement conte-
nant, parfois au-delà du cadre analytique classique, attendant patiemment que
ses analysants puissent revenir à leur position d’ambivalence originelle et soient
capables de faire de lui la cible de leurs attaques. En soutenant une telle concep-
tion de la cure analytique, il ouvrit de nouvelles voies à la psychanalyse, bien
qu’il reconnût (avec quelque réticence) la contribution kleinienne : « ... nous
sommes nombreux à atteindre, en utilisant des techniques variées les manifes-
tations récurrentes de l’impitoyable pulsion d’amour primaire, dans laquelle le
corps – le sein – de la mère (ou quel que soit le nom qu’on lui donne), subit
une attaque impitoyable, et dont le résultat est l’extraction, la dévoration et la
destruction de quelque chose d’important... ceux qui parmi nous ont trouvé
précieux le travail de madame Klein prétendent être parfois capable d’atteindre
cette chose précise17... »
En fait, Winnicott, de son propre aveu, ne réussit pas, lui-même, à « atteindre
cette chose précise », au cours de ses deux analyses ; cela demeura donc un
questionnement tout au long de sa vie, jusqu’au moment où son rêve inspiré

13.  D. W. Winnicott, Compte rendu de Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées de C. G. Jung,


Cahiers Jungiens de Psychanalyse, 78, Hiver 1993, p. 91.
14.  A. Phillips, Winnicott, London, Penguin, 1988.
15.  B. Feldman, “Jung’s Infancy and Childhood and its Influence on the Development of
Analytical Psychology”, Journal of Analytical Psychology, 37, 1992, p. 255–274.
16.  F. R. Rodman, op. cit.
17.  D. W. Winnicott, Lettre au Dr Lantos, in Lettres vives, Paris, Gallimard, coll. Connaissance
de l’inconscient, 1987, p. 158-159.

24
par Jung lui permit de l’élaborer et d’y apporter une forme de réponse. Le
passage cité nous aide dans notre tentative de comprendre « cette chose précise »
en combinant les pulsions primaires et nécessairement destructrices de faim
(carnivores) et la faim d’objet (amour). Qu’une telle aspiration, bien qu’impi-
toyable, puisse avoir un objet, s’impose :
« À mon avis, la pulsion agressive inhérente (à l’individu) est extrêmement
puissante et fait partie de l’instinct qui pousse à entrer en relation. Elle est
donc une partie essentielle de la pulsion amoureuse primaire18. » Le raccourci
familier utilisé par Winnicott pour désigner cette combinaison était « amour de
bouche » (mouthlove en anglais) : à première vue, cela pourrait s’apparenter à
une version sentimentale de ce que les kleiniens nomment sadisme oral, mais
ceci ne rendrait pas justice à la conception de Winnicott. Il s’efforce toujours
plus de différencier sa position particulière sur la destructivité des présupposés
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freudiens sur l’œuvre de la pulsion de mort ou des notions kleiniennes d’envie
primaire. Pour Winnicott, le premier obstacle de la vie n’est pas tant un clivage
ou un refoulement impliquant le moi qu’une dissociation plus fondamentale
entre la part calme (fusion érotique) et la part excitée (différenciation agres-
sive) de l’expérience du tout-petit. Le nourrisson n’est pas à même de réaliser,
excepté à travers le risque et la tolérance maternelle (sa survie dans une conti-
nuité exempte de représailles), que le bébé cajolé et paisible est le même que
celui qui « crie pour demander satisfaction immédiate, possédé par le besoin de
s’en prendre à quelque chose et de détruire si le lait ne vient pas le satisfaire19. »
Cette évocation de l’élan d’affirmation viscérale d’un besoin dans la réalité
extérieure est la marque distinctive de la conception de Winnicott. « Le présup-
posé est toujours présent dans la théorie orthodoxe, selon lequel l’agressi-
vité est une réaction à la rencontre avec le principe de réalité, tandis qu’ici,
c’est la pulsion destructrice elle-même qui crée la qualité de l’externalité20 ».
L’agressivité instinctuelle aiguise l’appétit (et l’aspiration créatrice), tout en
constellant simultanément une réalité qui en permet l’actualisation. Dans une
perspective bi-logique, il s’agit là de la première ligne de l’impulsion asymé-
trique, la différenciation hors de la matrice maternelle.

La phase d’unité (symétrique) primaire


Le jugement de Winnicott concernant le mandala comme refuge défensif
excluant à la fois la menace et l’apport nourricier de la folie, comporte le risque

18.  Ibid., Lettre à Money-Kyrle, 1952, p. 76.


19.  D. W. Winnicott, Le développement affectif primaire, De la pédiatrie à la psychanalyse,
Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1978, p. 40-41.
20.  D. W. Winnicott, The Use of an Object, op. cit.

25
que le bébé « au repos » se dissocie du nourrisson « instinctuellement et urgem-
ment destructeur ». C’est pourquoi il insiste fortement sur l’unité – antérieure
au clivage entre pulsions conflictuelles où débute le modèle kleinien – de la
phase primaire, où « le point crucial est que la pulsion première est elle-même
une chose, quelque chose que j’ai appelé destruction mais qui aurait pu être
nommé pulsion combinée d’amour/conflit. L’unité est première21. » Si cette
expérience première d’amour/haine indifférenciés – encore symétrique – ne
peut se déployer librement au sein d’un contenant, le processus de maturation
normal s’en trouvera entravé. Ceci comprendrait l’évolution d’un inconscient
personnel refoulé, via le complexe d’œdipe, etc. – ce qui avait le don d’impa-
tienter Jung22 –, qui privilégierait « l’individuation » dans la rencontre avec la
strate collective et archétypique. Cependant, Winnicott considérait que Jung
était dépourvu « d’un soi qui lui permettrait de savoir23 » et, pire encore, était
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menacé de dissociation, de dépersonnalisation et de désintégration psycho-
tique. Dans une perspective psychanalytique classique, le diagnostic accablant
de Winnicott est probablement relativement correct. Pourtant, son attitude à
l’égard de Jung dans sa recension est toujours chaleureuse, le ton en est animé et
engagé : nulle trace de la condescendance hautaine et froide dont il est capable
par ailleurs. Qui plus est, plus on lit Winnicott sur la question de l’agencement
du self – le vrai self selon sa terminologie –, plus on perçoit de similitudes
avec notre compréhension jungienne de l’individuation de la psyché à l’état
naissant ; le nourrisson a besoin de « commencer par l’existence et non par la
réaction », sans quoi le faux self prend le pas, toujours « manquant de quelque
chose et ce quelque chose est l’élément essentiel de l’originalité créatrice24 ». Et
dans sa critique de Fairbairn, il en appelle à « une hypothèse qui ferait une place
à des zones d’expérience infantile et de développement du moi qui ne seraient
pas fondamentalement associées au conflit instinctuel et où se déploierait un
processus psychique intrinsèque tel que celui que nous nommons ici « créativité
(psychique) primaire25 ».
Ces notions ainsi formulées sont aisément intégrables à une perspective
jungienne, en particulier celle de Michael Fordham avec son postulat d’un
soi primaire et de l’alternance de ré-intégration et de dé-intégration, celles-
ci faisant écho au bébé « calme » et « excité » de Winnicott. Nulle part cette
sympathie n’est aussi évidente – si nous avons présent à l’esprit que « psyché »

21.  D. W. Winnicott, Psychoanalytic Explorations, op. cit.


22.  C. G. Jung, Sur les fondements de la psychologie analytique. Les conférences Tavistock, Paris,
Albin Michel, 2011.
23.  D.W. Winnicott, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées de C. G. Jung, op. cit., p. 84.
24.  D. W. Winnicott, Ego Distortion in Terms of True and False Self, op. cit.
25.  D. W. Winnicott, Psychoanalytic Explorations, op. cit.

26
dérive de « souffle » – que dans un commentaire annexe de son article sur
l’objet qui entre en résonance avec le schéma bi-logique précédemment
esquissé : « Il y a une phase préalable à celle qui donne sens au concept de
fusion... pour en arriver rapidement à l’idée que j’ai en tête, on pourra mettre
à profit l’idée du feu sortant de la gueule du dragon. Je cite Pline qui, rendant
hommage au feu, écrit : « Qui peut dire si, par essence, le feu est constructeur
ou destructeur ? » De fait, le fondement physiologique auquel je me réfère
est la première inspiration, puis les suivantes et l’expiration. À cette phase
précoce et vitale, la vitalité « destructrice » (air en flammes ou autre) d’un
individu est tout simplement le signe qu’il est en vie... elle a une fonction
vitale positive (lorsque, grâce à la survie de l’objet, cela fonctionne), à savoir,
l’objectivisation de l’objet (l’analyste dans le transfert). Cette tâche est éludée
(comme nous le verrons, certainement chez Blake mais pas entièrement chez
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Jung) chez les personnalités schizoïdes ou borderline et vraisemblablement
dans la schizophrénie26. »

Tel est l’arrière-plan du remarquable article de Winnicott sur « L’utilisation


de l’objet », dans lequel il affirme de la façon la plus formelle « la valeur positive
de la destructivité ». Le self est tout d’abord pris en compte grâce aux reconnais-
sances (initialement les réponses maternelles aux gestes spontanés), mais il est
nécessairement consolidé par l’agressivité. Le sujet doit se sentir capable d’in-
fluencer la réalité « objective » potentiellement implacable et impénétrable, ce
qui, aux stades les plus primitifs et les plus précoces, se traduit par le fantasme
de s’imposer à elle en la détruisant. Et bien sûr, il est tout aussi important que
la réalité survive à l’attaque, sans quoi le self se retrouve à l’abandon sur des
terres désertiques. Ceci est le fruit de l’insight brillant et original de Winnicott
– issu de la profondeur exceptionnelle de ses observations pédiatriques –, pour
qui cette tension dynamique était également à l’œuvre dans son cabinet entre
le tout-petit et la cuiller. Il nota comment, de façon caractéristique, la préhen-
sion initiale menait à une tentative de mise en bouche, puis à une possession
confiante et finalement au rejet, ce cycle révélant l’exploration infantile qui
cherche à vérifier si la cuiller/sein/monde peut être attaquée sans conséquences
désastreuses, avant de pouvoir commencer à jouer avec.
Ainsi, nous voyons Winnicott affirmer la nécessité d’un arrière-plan de
destruction, dans le fantasme, afin de rendre l’objet réel et donc susceptible
d’être « utilisé » : en d’autres termes, « moi » et « non-moi » deviennent solide-
ment différenciés. L’objet a survécu à la pulsion d’affirmation/destruction sans
exercer de représailles ni de répression et a ainsi établi son intégrité au-delà du

26.  Ibid., p. 239.

27
contrôle omnipotent du sujet. Cet état mature d’utilisation de l’objet représente
une progression de la simple manipulation subjective de ou par ses propres
objets, vers ce qui se nomme à présent « relation d’objet27 ».

Blake et la créativité de la destruction


Mon sentiment d’une saisie un peu plus palpable de ces questions m’est
venu non pas de la lecture de Winnicott mais de celle de Ron Britton28 sur
William Blake. Britton soutient que la croyance visionnaire de Blake peut se
comprendre en termes psychanalytiques comme une organisation défensive
qu’il nomme narcissisme épistémique, un état qui consiste à être compulsive-
ment investi uniquement dans ses propres idées, ce qui constitue une contre-
partie dans le domaine de la connaissance, du narcissisme libidinal dans le
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domaine de l’amour. Ceci équivaudrait approximativement à l’attaque de
Winnicott contre Jung, lorsqu’il dit que ce dernier aurait « sombré et découvert
la vie subjective29 ». Ainsi :

« Blake envisageait son imagination comme la source divine, le créateur et


il considérait la croyance comme l’acte de création. Douter de soi relevait pour
lui de la destruction :

Dussent le soleil et la lune douter


Aussitôt disparaîtraient

Il envisageait la croyance comme une vérité formée par l’imagination et non


reçue par la perception ; ne pas voir revient à croire mais croire c’est voir....
En termes psychanalytiques, il s’agit d’une réalité psychique qui revendique
le statut de vérité parce qu’elle est intérieurement valable et indépendante de
toute correspondance avec la réalité extérieure. Nous pourrions paraphraser la
description de Blake du self éternel comme celle d’un vrai self qui ne serait vrai
qu’à lui-même :
Et dans de mélodieux accents, je
M’assoirais moi et pleurerais, je, je.
De l’extérieur, un tel self semblerait s’opposer à toute version de la réalité
autre que la sienne propre ; de l’intérieur, toute croyance contraire à celle du
vrai self serait annihilée30 ».

27.  D. W. Winnicott, The Use of an Object, op. cit.


28.  R. Britton, Belief and Imagination, London, Routledge, 1998.
29.  D. W. Winnicott, Memories, Dreams, Reflections by C. G. Jung, op. cit., p. 88.
30.  R. Britton, op. cit.

28
Ce n’est certainement pas une coïncidence si Britton adopte spontanément
une terminologie winnicottienne lorsqu’il fait référence à un vrai self et à la
menace d’anéantissement. Ce qui, d’un certain point de vue, semble être une
obstination visionnaire due à une mégalomanie infantile, est certainement
aussi en son noyau originaire, cette même essence intangible que Winnicott
est si soucieux de protéger et de conserver car il y voit la source du geste
spontané et de la créativité mature qui en procède (les jungiens diraient le
moteur de l’individuation). La question évidemment est de pouvoir l’intégrer
dans une relation effective avec les objets et la réalité extérieure ; c’est là que
Winnicott fait constamment appel à la valeur de la « survie à la destruction
fantasmée ».
Tournons-nous donc à nouveau vers Blake dont l’art visionnaire pouvait
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« donner corps » à ces dynamiques inconscientes abstraites. Il vécut sur un mode
apocalyptique la lutte de l’enfant pour s’affirmer qui n’a pas été suffisamment
médiatisée par une mère telle que l’entend Winnicott. Los (personnifiant l’ima-
gination assimilée à la volonté subjective) est si exaspéré par le monde matériel
objectif et impénétrable créé par Urizen (personnifiant la raison, phonétique-
ment « your reason ») qu’il le brise en morceaux, créant ainsi un abîme sans
fond dans lequel il sombre. Le monde extérieur ne survit pas à son attaque. Le
vide terrifiant ainsi formé ne peut alors qu’être contrecarré par une accepta-
tion subjectivement dépourvue de sens ou encore bordé par un investissement
accru de ses propres croyances. La première option serait, selon les termes de
Winnicott, un recours aux défenses du faux self ; mais ce bref aperçu du monde
visionnaire de Blake est une mise en garde salutaire contre les dangers d’idéa-
lisation du vrai self, qui peut conduire à l’isolement (comme ce fut le cas pour
Blake), et même, selon Bion31, à des attaques par l’appareil psychique lui-même
contre ses propres capacités d’appréhension de la réalité.
Rétrospectivement, certains peuvent considérer que la façon dont Winnicott
a traduit dans sa pratique clinique ce profond insight n’a pas toujours été bien
évaluée. Les cadres et les limites n’ont pas été suffisamment valorisés comme
aspect neutre et médiatisant de la réalité ; le fait d’accorder la priorité aux
besoins présumés du vrai self a conduit à une indulgence génératrice de confu-
sion, tandis que l’élément Los inhibé chez Winnicott était en quête de compen-
sation à travers l’identification projective avec son analysant, au moins dans le
cas de Masud Khan32.

31.  W. R. Bion, “Attacks on Linking”, International Journal of Psycho-Analysis, 40, 1959,


p. 308-315.
32.  L. Hopkins, The Divided Self, London, Karnac Books, 2006.

29
Le « Blake-man » de Winnicott
L’apparition de ce patient comme illustration clinique dans l’article
« L’utilisation de l’objet » est contemporaine de son intérêt pour Jung ; je
pense qu’elle a eu pour effet de jeter une passerelle supplémentaire entre les
deux hommes. Voici comment ce patient est présenté : « Je fais référence à un
homme marié de cinquante ans, un homme érudit tenu en haute estime dans
les milieux académiques. Il est très sensible et n’est vraisemblablement pas un
mari très satisfaisant sur le plan sexuel... il manque d’agressivité mais il est néan-
moins obstiné, alternative lui ayant permis de jouir, en fait, d’une haute posi-
tion dans son travail33. » Cette description nous fait bien sûr penser à Winnicott
lui-même : il entreprit une analyse à cause de ses inhibitions, son premier long
mariage n’ayant pas été consommé et son obstination était devenue légendaire.
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Ce nom de « Blake-man » vient de ce qu’un jour ce patient rapporta une
citation de Blake – « Je crains la fureur de mon vent » – qu’il associa, alors que
c’était un homme « particulièrement dépourvu d’agressivité », à sa propre colère
primaire et à celle de Blake. Winnicott le décrit (tout comme Jung) comme
vivant dans « la peur de sa mère puissante et la haine de la faiblesse de son
père » et souffrant « d’une inhibition devant s’étendre à toute spontanéité et à
tout élan, par crainte que des particules de cet élan ne s’avèrent destructrices.
Cette inhibition massive entravait évidemment tout mouvement créatif. ». La
conséquence symptomatique en était à la fois une créativité entravée et une
compulsion blasphématoire imprévisible « comme s’il devait penser à tout ce
qui est sacré ou saint ou pur et cracher dessus ou le souiller34 ».
Cela fait irrésistiblement penser au passage de Ma Vie où Jung décrit l’inten-
sité de son angoisse spirituelle lorsqu’il était enfant : « Je rassemblai tout mon
courage, comme si j’avais eu à sauter dans le feu des enfers, et je laissai émerger
l’idée : devant mes yeux se dresse la belle cathédrale et au dessus d’elle le ciel
bleu ; Dieu est assis sur son trône d’or très haut au-dessus du monde et de
dessous le trône un énorme excrément tombe sur le toit neuf et chatoyant de
l’église ; il le met en pièces et fait éclater les murs. [...] j’avais succombé à son
impitoyable rigueur35. »
Dans un passage précédent de sa recension, Winnicott avait affirmé que
Jung, en raison de son « clivage vertical » (signifiant par là qu’il s’agissait de
dissociation plutôt que d’un refoulement consécutif à un « clivage horizontal »)
avait été incapable de fabriquer un inconscient refoulé « correspondant à celui
de Freud ». Il fait alors le commentaire suivant : « Il ne fallait pas s’attendre à ce

33.  D. W. Winnicott, Psychoanalytic Explorations, op. cit.


34.  Ibid.
35.  C. G. Jung, Ma vie Souvenirs, rêves et pensées, op. cit., p. 59.

30
que Jung voie en Dieu une projection de sa propre toute-puissance infantile,
et, dans le fait de déféquer, la projection de sa propre haine du père dans la
mère36 ». Et certainement Jung semble se dissocier de son propre vécu d’exclu-
sion et d’abandon en attribuant sa propre destructivité vengeresse à la volonté
divine : il fait ainsi clairement l’impasse sur tout conflit œdipien et sur tout
remords réparateur lié à l’objet. De façon plus polémique, Winnicott poursuit :
« ou, à un niveau plus primitif, qu’il détruit le bon objet parce qu’il est réel,
c’est-à-dire qu’il est situé hors du champ où s’exerce sa toute puissance37 ». Je
pense qu’ici Winnicott va trop loin, lorsqu’il situe Jung dans le monde de Los et
Urizen évoqué plus haut. S’il y a effectivement quelque chose qui évoque Blake
dans la terrible beauté de la vision de Jung, il n’est pas pour autant absolument
investi dans l’impératif subjectif iconoclaste. Blake a inventé sa propre mytho-
logie ; Jung a mis beaucoup de temps à chercher et trouver des fondements
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collectifs à la sienne.
Néanmoins nous nous trouvons là dans cet étrange territoire symbiotique où
Winnicott a rêvé « pour Jung, pour mes patients et pour moi-même. » Peut-être
pourrions-nous nous interroger dans son diagnostic, sur la part de projection
de sa propre pathologie, éventuellement additionnée d’une pointe envieuse de
sa masculinité défaillante face à l’affirmation phallique de Jung

L’ombre de Winnicott
Il existe une tension paradoxale caractéristique de Winnicott, entre son appel
constant au respect de l’ « intimité essentielle du self », si vulnérable à l’intrusion
et à l’emprise, et, selon Bollas38, le plaisir qu’il prend à tenir le rôle de « l’autre
impitoyablement critique ». Néanmoins, nous pourrions faire preuve d’audace
et spéculer sur la lointaine résonance qu’il y a entre la compulsion blasphéma-
toire de son « Blake-man » et le rêve de la cathédrale/étron de Jung, et ce qu’a
rapporté son premier analyste (Strachey) quant au fait que Winnicott pensait
avoir uriné sur sa mère juste après sa naissance et que c’est pour cette raison
qu’il aimait pisser dans la mer39. Le plus près que le jeune Winnicott ait pu s’ap-
procher d’une impulsion désinhibée, c’est avec son fameux « Crotte! », proféré
lors de l’anniversaire de ses douze ans, qui précipita son envoi en internat40.

36.  D. W. Winnicott, Compte rendu de Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées de C. G. Jung,


Cahiers Jungiens de Psychanalyse, n° 78, Hiver 1993, p. 89.
37.  Ibid, p. 89.
38.  C. Bollas, The Shadow of the Object, London, Free Association Books, 1987.
39.  F. R. Rodman, op. cit.
40.  Ibid.

31
Rodman, dans sa très belle biographie, présente cette dernière période de la
vie de Winnicott qui débute par la recension et le rêve, comme un moment où
« il s’avance sur le territoire jungien... écrit son poème « L’arbre » (dans lequel il
s’identifie avec le Christ sacrifié), sans doute l’expression la plus profondément
autobiographique de sa vie41 ». Ce passage exprime sa conviction essentielle que
sa dépendance à une mère dépressive avait déterminé la trajectoire de sa vie :

Jadis, étendu sur son giron


comme à présent sur l’arbre mort
J’apprenais à la faire sourire
à tarir ses larmes
à défaire ses regrets
à la guérir de sa mort intérieure
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Illuminer sa vie me faisait vivre

Ainsi devint-elle épouse, mère, foyer


Le charpentier aimait son art
Des enfants venaient, aimaient et étaient aimés...

Winnicott s’identifie ici à la fois au Christ et à sa mère, s’attribuant le rôle du


guérisseur blessé – « Des enfants venaient, aimaient et étaient aimés... ». Mais
comme l’a montré André Green42, le legs d’une mère affectivement morte peut
avoir des effets durables : le fait que Winnicott ait pu incarner une présence
maternelle résiliente a constitué un bienfait inestimable pour ses patients, mais
insuffisant pour lui-même. Le poème a été écrit en 1963, c’est-à-dire l’année
où il reconnaît explicitement l’influence jungienne dans son article intitulé
« Communicating43 », où il s’immerge dans Ma vie et où il fait ce rêve du « mal
de tête à fendre le crâne » dont je vais maintenant présenter une transcription
quasi complète en y interpolant mon commentaire.

Le rêve de destruction du « mal de tête à fendre le crâne »


« C’est l’un des rêves d’une longue série de rêves significatifs qui... semblent
être le fruit du travail accompli... (probablement la recension sur Jung) ; il a

41.  Ibid.
42.  A. Green, La folie privée, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de l’inconscient, 1990.
43.  D. W. Winnicott, “Communicating and not communicating”, in The Maturational
Processes and the Facilitating Environment: Studies in the Theory of Emotional Development,
London, Hogarth, 1965.

32
éclairé le mystère d’un aspect de ma psychologie que l’analyse n’a pu atteindre,
à savoir le sentiment que tout irait bien pour moi si quelqu’un pouvait me
fendre le crâne (de l’avant vers l’arrière) et en retirer quelque chose qui s’y
trouve (tumeur, abcès, sinus, suppuration) et qui se fait sentir au centre derrière
la racine du nez. »
Cette métaphore de la nécessité d’une opération chirurgicale pour corri-
ger quelque chose qu’il « sent » comme étant fondamentalement erroné, a des
racines très profondes chez Winnicott. Dans une lettre à sa sœur Violette il
écrit dès 1909 : « le cerveau est cette masse de matière grise et blanche cachée
dans le crâne... la psychanalyse va droit à la racine de la matière... un instinct
anormalement réprimé est susceptible d’être enfoui profondément dans l’in-
conscient et de se comporter comme un corps étranger ; ce « corps étranger »
peut rester dans le subconscient toute une vie44... »
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Dans le rêve, le désir de Winnicott d’une chirurgie métaphorique est réalisé ;
« [Je] pouvais voir mon crâne fendu sur toute la longueur et un espace noir entre
les deux hémisphères. Les mots « mal de tête à fendre le crâne » me sont venus,
m’ont réveillé et j’ai alors compris la pertinence de la description. » Morey45 a
établi le lien fort judicieux entre cette description et l’image 23 des illustrations
alchimiques de l’Atalanta fugiens de Michael Maier, qui représente un forge-
ron en train de fendre le crâne d’un personnage semblable à Zeus, allongé,
en contemplation. S’agit-il d’imagos surgissant spontanément de l’inconscient
collectif ? Ou encore Winnicott pouvait-il avoir eu accès à un matériel de ce
type grâce à son amitié avec Michael Fordham ?
Quelle que soit la voie frayée par le problème figuré en rêve, problème que
le jeune Winnicott avait intuitivement anticipé comme « un instinct réprimé »,
nous pouvons à présent le caractériser comme le grondement menaçant de
pulsions destructrices primaires non encore intégrées.
Voici les trois parties de ce rêve :
1. Il y avait une destruction absolue et je faisais partie du monde et de tous les
gens, c’est pourquoi j’étais en train d’être détruit. S’agit-il de l’escalade cosmique
d’une attente infantile (omnipotence) complètement anéantie ? (Ce qui est
important au tout début est la façon dont, dans le rêve, la destruction à l’état pur est
dégagée de toute autre modification, qu’il s’agisse de relation à l’objet, de cruauté, de
sensualité, de sadomasochisme, etc.) Cette élaboration entre parenthèses mérite
largement d’être notée ; si l’on reprend la terminologie de Matte Blanco, elle
décrit le rêveur Winnicott en train d’accéder à un niveau d’expérience plus

44.  D. W. Winnicott, The Spontaneous Gesture, Ed. Rodman, London, Karnac Books, 1999.
45.  J. Morey, “Winnicott’s Splitting Headache”, Journal of Analytical Psychology, 50, 2005,
p. 333–350.

33
symétrique, d’entrer ainsi en contact avec le collectif et, au-delà, avec le non-
refoulé qui sous-tend l’inconscient personnel refoulé.
2. Puis ce fut la destruction totale et j’étais l’agent destructeur. Ceci serait la
contrepartie, l’extension ultime de la rage. Il y avait donc là un problème pour
le moi, comment intégrer ces deux aspects de destruction ? Notons la forme parfai-
tement symétrique de la vision de Winnicott dans laquelle il est tantôt objet,
tantôt sujet ; nous avons de même vu Jung dans les deux rôles de destructeur
de la cathédrale et de victime de l’avalanche.
3. Puis ce fut la troisième partie et je me réveillais dans le rêve. Ce faisant, je
savais que j’avais rêvé les deux autres parties. J’avais donc résolu le problème en utili-
sant la différence entre état de veille et sommeil. Ceci constitue pour Winnicott
l’équivalent en rêve de l’accès à la rêverie maternelle ou à l’utilisation de la fonc-
tion alpha pour supporter des éléments bêta autrement impossibles à métaboli-
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ser. Ainsi, j’étais éveillé dans le rêve et je savais avoir rêvé que j’étais en train d’être
détruit et d’être l’agent destructeur. Il n’y avait pas de dissociation... c’était immen-
sément satisfaisant... Fondamentalement, nous pouvons à présent comprendre
cela dans une perspective bi-logique, comme une description d’« affect » (vécu
ici avec une intensité archétypique) capable de se manifester dans un « esprit »
personnel fondé sur le moi. Avec l’introduction de la pensée asymétrique, non
divorcée de l’affect dissocié mais située en dehors de lui, amour et haine, sujet
et objet peuvent commencer à se séparer.
Sans cette tierce partie, il me faudra rester clivé et résoudre le problème tantôt
dans le sadisme tantôt dans le masochisme, en utilisant la relation aux objets, c’est-
à-dire en me reliant à des objets objectivement perçus. Cette dernière phrase,
discrètement glissée – « en me reliant à des objets objectivement perçus » – est
du pur Winnicott. Au premier abord, provocatrice et paradoxale : se relier à
des « objets objectivement perçus » serait sûrement quelque chose de positif,
une perception non saturée de projections ? Mais Winnicott dit implicitement
qu’une telle base ne permet de lien avec la réalité et avec les autres, qu’essentiel-
lement réduit à de la complaisance ou à du contrôle (« tantôt du sadisme tantôt
du masochisme »). C’est la quête, impulsée par l’affectivité, de la satisfaction
d’un besoin subjectif à travers l’autre, qui donne forme à l’objet transitionnel
et conduit vers une « utilisation de l’objet » mature. C’est cette aptitude que
Winnicott sentait si susceptible d’être mise à mal par l’inhibition des « pulsions
destructrices primaires », si vivement illustrée par son propre lien à sa mère
décrit dans L’arbre.

Je commençai alors à m’éveiller.


Il conclut – tout d’abord il y a la créativité liée au fait d’être vivant, et le monde
n’est que subjectif. C’est le monde de Blake. Puis il y a le monde objectivement

34
perçu et sa destruction absolue avec tous les détails. C’est le monde que Blake (Los)
se sentait poussé à détruire ou à nier ; mais Winnicott (à la différence de Blake
qui, lui, resta totalement réfractaire) réalise que, plutôt qu’une relation à l’objet
inhibée et faite de compromis, il existe, par-delà cette destruction, une autre
modalité à découvrir, celle de « l’utilisation de l’objet ». Il conclut ainsi : la terre
dévastée (de la réalité détruite) s’avère dotée de caractéristiques qui lui sont
propres ou de valeur de survie, etc. et de façon surprenante, l’enfant constate
que la destruction totale ne signifie pas destruction totale46.
Il devient maintenant possible d’utiliser l’objet, mais ce n’est apparemment
pas le cas pour Jung : car comme nous l’avons vu, Winnicott interprète l’« acti-
vité » de déconstruction de tours et de simulation de tremblements de terre
(qu’il hésite à appeler un « jeu ») de Jung comme la preuve de son échec à inté-
grer ses pulsions de destruction primaire. Elles n’ont pas, selon lui, été « portées
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à l’esprit », assimilées en images, comme cela est nécessaire afin que soient créés
des objets transitionnels : objets dont l’implacable altérité peut être détruite
tout en demeurant réelle, séparée et présente.

L’ambivalence de Winnicott vis-à-vis de Jung


Une telle lecture est certainement significative d’un moment singulier du
parcours de Winnicott et, comme je l’ai déjà fait remarquer, elle est cohérente
avec les tristes souvenirs d’enfance de Jung. Peut-être rend-elle symboliquement
compte de l’attaque ultérieure de Jung contre l’édifice freudien, qu’il avait bien
sûr largement contribué à construire. Le Yahvé brutal de l’Ancien Testament,
le créateur et destructeur omnipotent auquel il s’adresse dans Réponse à Job,
fascinait certainement Jung.
Mais Winnicott lui-même, à défaut d’être iconoclaste, était assurément doté
d’une forte idiosyncrasie. Rappelons-nous que Sedgwick suggère que « l’incons-
cient de Winnicott créa ce Jung particulier pour obtenir la guérison dont il
avait besoin47 ». Je considère que ce « Jung particulier » constitua un médium
ayant permis à Winnicott d’entrer en contact avec sa propre destructivité,
parce qu’elle était si manifeste chez Jung alors qu’elle demeurait si inhibée chez
lui. Grâce à « son »Jung, il put se décharger par procuration de « la fureur de
son propre vent » et atteindre ainsi cette strate de l’inconscient non refoulé où
pulsions créatrices et destructrices ne sont pas encore différenciées.
C’est une ressource dont Winnicott ne disposait pas dans son vocabulaire
psychanalytique classique. Il avait tenté de s’en approcher, avec une certaine

46.  D. W. Winnicott, Psychoanalytic Explorations, op. cit.


47.  D. Sedgwick, Un rêve de Winnicott : réflexions sur Jung et Winnicott, op. cit., p. 95.
Traduction revue par Laurence Lacour.

35
ambivalence, à travers sa relation avec Fordham et son immersion dans
l’autobiographie de Jung ; avec son rêve du « splitting headache », il entra en
contact avec elle de manière tangible et thérapeutique. C’est dans son article
« Communicating » qu’il est le plus proche d’une prise de conscience et d’une
reconnaissance publique de cet apport ; il y écrit que lorsqu’il s’agit de patients
affectés de perturbations infantiles et diagnostiqués psychotiques ou schizoph-
rènes (c’est ainsi qu’il allait décrire Jung dans sa recension) : « Je constate qu’il
m’est possible de rejoindre un grand nombre des observations du Dr Fordham
qu’il n’a cependant pas correctement reliées à la classification des patients, faute
de temps48. »
On peut penser que cette observation de Winnicott suggère, avec une poli-
tesse assez feinte, que Fordham avait sous-estimé la pathologie de ses patients.
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Ironiquement, c’est Fordham et non pas Winnicott qui le premier diagnosti-
qua la schizophrénie infantile chez le Jung de l’autobiographie ; ce à quoi Jung
n’opposa apparemment pas d’objection49. Cependant, le consensus actuel chez
les analystes d’enfants jungiens expérimentés est que Jung présentait une struc-
ture psychotique et n’était pas schizophrène. Toutefois, Winnicott a impertur-
bablement attiré notre attention sur l’ombre qui hante la tendance jungienne
à l’immersion dans le monde subjectif. Il a ainsi fait valoir à quel point cela
peut constituer une défense contre les angoisses psychotiques d’abandon/perte-
d’objet qui entravent les processus normaux de maturation (le développement
d’un « inconscient-selon-Freud » refoulé conduisant au conflit œdipien et à sa
résolution50)
On pourrait ergoter que Winnicott, quoique son Jung fût en grande
partie un « objet subjectif », délivre néanmoins son diagnostic dans un
style quasi objectif, quasi psychiatrique bien qu’un peu cavalier. Mais ce
diagnostic est corroboré et absolument cohérent avec la description plus
formelle et plus mesurée de la pathologie précoce qu’il présente dans un
article contemporain, « The mentally ill in your caseload51 ». C’est un accom-
pagnement éclairant pour toute relecture de la recension : entre les mains de
Winnicott, Ma Vie devient un cas clinique classique illustrant une perturba-
tion pré-œdipienne.

48.  D. W. Winnicott, Communicating and not Communicating, op. cit.


49.  M. Fordham, “Memoirs and Thoughts about C. G. Jung”, Journal of Analytical Psychology,
20, 2, 1975.
50.  J. Satinover, “At the Mercy of Another: Abandonment and Restitution in Psychotic
Character”, Chiron, 1985, p. 47–86.
51.  D. W. Winnicott, “The Mentally Ill in your Caseload”, In The Maturational Processes and
the Facilitating Environment, op. cit.

36
À mon avis, la question n’est pas tant le diagnostic que l’ombre étendue qu’il
projette, l’insistance de Winnicott sur le fait que la tentative d’auto-guérison
de Jung – sa conception créative du soi – ait surtout eu une visée défensive.
Le concept de « centre du soi » n’était sûrement pas un concept inutile pour
Jung, pas plus que pour les générations de ceux qui, dans diverses traditions
mystiques avant lui, s’étaient exprimés en termes identiques. Il se pourrait bien
que l’abandon de l’investissement du moi, souvent pressenti dans ces traditions
comme un préalable nécessaire à l’enveloppement dans les bras de Dieu, soit
en partie une sublimation de la souffrance de l’enfant abandonné. Winnicott
ne présente l’aspiration à une telle union que comme une fermeture défensive,
l’accès à une telle illumination que comme une façon de fuir la rencontre avec
les « forces fondamentales de la vie individuelle52 ».
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Si l’on définit la destructivité en termes kleiniens comme la disposition à
dénigrer la générosité du « bon sein » et à attaquer « la créativité du couple paren-
tal », alors les premiers chapitres de Ma Vie indiquent que Jung avait des raisons
tangibles d’être, au mieux, profondément en conflit concernant ces aspects. Il
est aisé de discerner dans sa quête pérenne du centre du soi – entouré/symbolisé
par le mandala –, une sublimation partielle de son désir déçu du sein mater-
nel ; et de voir dans sa prédilection pour les traditions occultes un hommage
implicite à son désir d’une sexualité parentale créative. En l’absence d’un objet
primaire satisfaisant, Jung fit un usage merveilleusement riche de ces objets
transitionnels culturels.
Qui plus est, quels qu’ aient été les défauts de Jung liés à une ambivalence
non intégrée envers ses objets – un soupçon d’irritation paranoïde dans sa
réaction envers Freud lors de l’incident de Kreuzlingen, sa façon de se compor-
ter envers Sabina Spielrein, son irascibilité occasionnelle, voire même peut-
être son air d’inconsolable insatisfaction vers la fin53 –, Jung a, tout au long
de sa vie, laissé la porte grande ouverte à l’inconscient non refoulé et il en a
été récompensé par une exceptionnelle et constante créativité. L’attaque de
Winnicott lorsqu’il interprète l’intérêt de Jung pour les mandalas comme une
défense contre la menace de folie semble injustifiée : le Livre Rouge récemment
publié ne peut être l’œuvre d’un homme dépourvu de courage à cet égard.
Je pense que Winnicott – assez curieusement pour un homme si naturelle-
ment enclin au paradoxe –, passe à côté du don inné de Jung, don partagé
avec de nombreux artistes, pour ce que Matte Blanco appelle la logique symé-
trique. En témoignent son exploration des phénomènes paranormaux, de la

52.  D. W. Winnicott, Psychoanalytic Explorations, op. cit.


53.  M. Fordham, The Making of an Analyst: A Memoir, London, Free Association Books, 1993.

37
synchronicité, de l’alchimie. Jung était fasciné par un large spectre de disci-
plines ésotériques s’étendant du domaine physique jusqu’au monde spirituel.
Si Winnicott reconnaît que les insights de Jung dans ces domaines sont bril-
lants – ils culminent dans sa conceptualisation de l’inconscient collectif –, il
insiste néanmoins sur le fait qu’ils ne constituent pas une grande contribution
à la pratique analytique.

Pourquoi donc Winnicott manifeste-t-il tant d’ambivalence à reconnaître


la réalisation de son « jumeau » ? Le motif le plus évident est la tension histo-
rique entre les traditions freudienne et jungienne que Winnicott, il faut en
convenir, éclaire très explicitement dans sa recension. Mais s’il recommande
effectivement une fertilisation croisée, il est néanmoins beaucoup plus éloquent
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lorsqu’il s’agit du passif de Jung que de son actif. Comme le formule Rodman54 :
« sa plaidoirie adressée aux psychanalystes pour qu’ils s’intéressent à Jung n’est
cependant à aucun moment soutenue par une démonstration de la valeur de ses
contributions à la psychanalyse. » Jung, tout en étant une source d’inspiration
(inconsciente) pour Winnicott, incarna également son ombre (ce qui, d’un
point de vue jungien, n’est guère contradictoire) : il n’est donc pas surprenant
qu’il ait été à la fois fasciné par Jung et qu’il l’ait rejeté. Son coup de patte mépri-
sant vis-à-vis des concepts jungiens : « On ne peut me parler dans ce langage »,
au milieu d’un dialogue par ailleurs constructif avec Michael Fordham, dans
son article « Contre-transfert », est typique de cette ambivalence. Il subissait
sûrement également une pression politique : bien qu’il eût été par deux fois
président de la British Psychoanalytic Society, il avait longtemps été margina-
lisé par le groupe kleinien dominant, tout en étant traité avec circonspection
par le groupe d’orientation classique du fait de ses innovations techniques. Un
rapprochement trop ostensible avec Jung lui eût valu d’être encore davantage
isolé.
Il peut aussi y avoir eu quelque envie dans tout cela. S’il écrit : « Néanmoins
les jungiens n’ont aucun problème avec l’idée du self et c’est aux psychanalystes
d’apprendre ce qu’ils peuvent faire dans ce domaine55 », il ne contribue pas pour
autant à leur faciliter la tâche. Il s’agit davantage de la reconnaissance polie d’un
voisin ayant effectivement le droit de se trouver là (dans ce territoire du self),
voire même de prétendre à une certaine antériorité ; cependant, Winnicott
n’est pas particulièrement en quête de rapprochement, comme s’il anticipait
une éventuelle tension à propos de droits territoriaux.

54.  F. R. Rodman, op. cit.


55.  D. W. Winnicott, Communicating, op. cit.

38
Mais l’explication la plus satisfaisante, au moins dans le contexte de cet
article, est qu’une telle ambivalence constitue chez Winnicott l’expression
sophistiquée, adulte, de ses « pulsions destructrices primaires », à l’égard de ce
qu’il sent lui être le plus proche. Ce qui est à distance ne présente pas de risque
de préemption ou d’empiètement ; cela ne mérite donc pas d’être détruit dans
le but d’être (re)trouvé pour soi-même. Dans un tel esprit, il est bien sûr vital
que Jung et les jungiens survivent : sinon inchangés, du moins certainement
non détruits.

Cet article suggère que la bi-logique de Matte Blanco nous offre un cadre
pour comprendre la modalité d’investissement de Jung et de son œuvre propre à
Winnicott : investissement mû par sa reconnaissance intuitive de leur commun
état de dissociation, dû au fait qu’ils n’avaient pu, faute de contenance, s’affir-
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mer dans une ambivalence de base (amour/haine) au cours de leurs relations
d’objet précoces. Les conséquences pour la virilité de Winnicott ne purent être
allégées par l’analyse approfondie de son « inconscient-d’après-Freud », analyse
qui, selon lui, n’eût pas non plus résolu les difficultés de Jung avec ses « pulsions
destructrices primaires ». Tous deux tentèrent d’aller au-delà de cet incons-
cient refoulé, « d’atteindre cette guérison dont il(s) avai(en)t besoin », dans une
émergence primaire de l’inconscient non refoulé (interprété dans le registre de
l’affect par Winnicott et dans celui de la psyché par Jung). Winnicott y parvint
à travers son rêve de destruction, rêve archétypique, symétriquement structuré
et, du fait de son avènement à l’esprit, contenu. Son sentiment était que Jung
en aurait eu, lui aussi, besoin. Cependant, son Jung était le Jung déclencheur
de tremblements de terre et non le patient sculpteur de pierre, vétéran survivant
d’une telle « conjonction d’opposés ».
Certes, comme l’exposa avec force conviction Winnicott et après lui
Satinover56, il y avait chez Jung un évitement de la perte de l’objet (et de ses
conséquences destructrices pour soi et pour l’autre), lorsqu’il affirmait que
« la psyché objective constitue la contre-position au moi subjectif. On peut
donc la désigner comme un Toi57. » Mais l’omnipotence de Jung, contraire-
ment à l’engagement insistant de Blake dans l’impératif subjectif, fut au moins
partiellement contenue par son travail pérenne d’assimilation et d’articulation

56.  J. Satinover, op. cit.


57.  C. G. Jung, “Religion and Psychology: a Reply to Martin Buber”, CW 16, 1952. Lettre
publiée dans Cahier de l’Herne. C. G. Jung, Paris, Éditions de l’Herne, 1984, p. 298. « Je n’ai
fait que représenter un facteur psychique, qui exerce il est vrai une influence importante sur le
conscient. En vertu de son autonomie, il constitue une contre-position au moi subjectif, dans la
mesure où il représente une partie de la “psyché objective”. On peut pour cette raison le désigner
comme un “Toi”. »

39
des manifestations personnelles, cliniques et culturelles de la psyché collective
surgissant à l’esprit – le déploiement au sein de l’inconscient collectif de l’inex-
primable non refoulé.
J’ai cherché à relier cela à la quête persévérante de Winnicott de retour à
l’émergence de l’affect – le feu du souffle du dragon. Nous pouvons à ce propos
laisser le dernier mot à Blake :

Tigre ! Tigre ! Brûlant et brillant


Dans les forêts de la nuit,
Quelle main, quel œil immortel
Pourraient envelopper ton effrayante symétrie ? 58

Traduit de l’anglais par Laurence Lacour et Françoise le Hénand


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Résumé : Cet article analyse la critique de Jung par Winnicott, principalement
contenue dans son compte-rendu de l’ouvrage de Jung, Ma vie, Souvenirs, rêves,
pensées. Winnicott y affirme que l’apport créatif de Jung à l’analyse fut entravé
par son échec à intégrer ses « pulsions de destruction primaire » résultant d’une
inadéquation du contenant précoce. Bien que le diagnostic de Winnicott mette en
lumière l’ombre de Jung, essentiellement ses réticences vis-à-vis de l’inconscient freu-
dien, William Meredith-Owen soutient qu’il ne parvient pas à évaluer la portée
du contenant compensatoire découvert par Jung dans l’inconscient collectif. Ce lien
énigmatique entre destruction et créativité – si essentiel chez le dernier Winnicott
– est éclairé par la bi-logique de Matte Blanco et, au-delà, exploré en lien avec
l’œuvre de William Blake. L’équation personnelle de Winnicott, à travers son rêve
de destruction inspiré par Jung, rêve à l’origine d’un « mal de tête à fendre le crâne »
et précédemment analysé par Morey et Sedgwick, est ici étudiée avec une attention
particulière.

Abstract: This paper considers Winnicott’s critique of Jung, principally expressed


in his review of Memories, Dreams, Reflections, which asserts that Jung’s creative
contribution to analysis was constrained by his failure to integrate his “primitive
destructive impulses”, subsequent to inadequate early containment. It is argued
that although Winnicott’s diagnosis illuminates Jung’s shadow, particularly his
constraints vis-à-vis the repressed freudian unconscious, it fails to appreciate the
efficacy of the compensatory containment Jung found in the collective unconscious.

58.  W. Blake, Chants d’Innocence et d’Expérience, Paris, La Table Ronde, collection Quai
Voltaire, 2007. La présente traduction est de Laurence Lacour.

40
This enigmatic relationship between destruction and creativity – so central to late
Winnicott – is illuminated by Matte Blanco’s bi-logic, and further explored in
relation to William Blake. Winnicott’s personal resolution through his Jung-inspired
“splitting headache” dream of destruction – previously considered in this Journal by
Morey (2005) and Sedgwick (2008) – is given particular attention.

Mots clés : Blake – Inconscient non refoulé – Jung – Matte Blanco –


Pulsions de destruction primaire – Winnicott
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