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CHAPITRE PREMIER
LE CAMEROUN DANS LE MONDE DIGITAL : TRAJECTOIRE
SOCIOPOLITIQUE DE L’INTEGRATION ET DES PRATIQUES DE L’INTERNET
AU CAMEROUN.
Les travaux développés dans le cadre de la sociologie des médias sociaux, Internet et la
révolution médiatique nous apprennent qu’ « au XVème siècle, l’invention du procédé de
perfectionnement de l’imprimerie par Gutenberg a profondément métamorphosé l’Europe.
L’accélération de la diffusion d’idées insufflée par ce progrès technique a favorisé
l’émergence du courant de pensées menant au mouvement de la Renaissance »1.
1
Merra L. (2013) Pour une sociologie des médias sociaux, Internet et la révolution médiatique : nouveaux médias
et interactions, thèse de doctorat, Paris Sorbonne cité-Paris Descartes, p. 14.
2
Ibid. p. 14
3
Vial S. (2012). La structure de la révolution numérique. Thèse de doctorat, philosophie. Paris : Université Paris
Descartes
4
Serres M. (2013). L’innovation et le numérique. Conférence inaugurale du Programme Paris Nouveaux
Mondes. Pres héSam, Pôle de recherche et d’enseignement supérieur, hautes études, Sorbonne, arts et métiers.
Paris : 29 janvier 2013
Dans ce travail, nous entendons par « média » un moyen, un outil, une technique, un
intermédiaire qui permet aux individus de s’exprimer et de communiquer à autrui cette
expression, quel qu’en soit l’objet ou la forme. Cette notion aussi admise que récente,
demeure en réalité toujours aussi théorisée et (re)théorisée7, toujours autant querellée.
Nous retiendrons pour décliner de manière générique l’objet de notre travail, « média » au
singulier ou au pluriel « médias » pour désigner les moyens de diffusion, de transmission et de
communication d’une information. Les « médias de masse », truisme, concerneront la
télévision, la radio, le cinéma, la presse et l’Internet, en général, pour leur capacité de
mobilisation d’audiences massives. Qu’ils soient analogiques ou numériques, l’expression de
« médias traditionnels » sera consacrée aux instruments médiatiques relevant de l’industrie
médiatique traditionnelle, à travers une production de contenus confiée et réalisée par des
professionnels de l’information selon les propositions sociologiques de Merra8.
Enfin, les « médias sociaux », dont il sera question dans le cadre de ce travail seront ces
nouveaux médias numériques, dont biens de consommation de cet environnement, sa vie et
5
Merra op. cit. p. 14
6
Merra ibid. p. 14
7
Voir Francis Balle (2017) les médias, PUF.
8
Merra Idem. p. 15
Dans une perspective socio anthropologique, le jeune camerounais, individu média participe à
travers l’espace/temps digital qui rend possible de nouvelles pratiques à la vie démocratique
de son pays sera au cœur de notre réflexion. La manière dont ces socionautes prennent la
parole sur les plateformes numériques et les registres discursif qu’ils mobilisent sont étudiés
pour en saisir le sens et la signification. De la participation à l’engagement citoyen de ces
jeunes, nous explorons les nouvelles formes d’expression politique et de l’activisme social
qu’ils développent. Autant de pistes principales qu’emprunte ce travail.
Une remarque nous semble pertinente à relever au regard de ce récit. C’est que, nous
remarquons avec le chercheur Gado Alzouma que l’Afrique occupe une place périphérique
dans les recherches qui traitent de la révolution des TIC aux yeux des chercheurs occidentaux.
Ce travail, nous semble-t-il, est une opportunité voire une urgence de questionner à notre
manière le continent de Cheik Anta Diop, de Wolé Soyinka, de Mongo Beti quant aux
évolutions et mutations sus-indiquées.
A partir de ce qu’on vient de voir, l’histoire (de)montre que l’apparition des nouvelles
technologies dans les sociétés humaines est toujours génératrice d’un certain type d’attirail
terminologique. Des expressions telles que la société de l’information, la société en réseaux,
la société de la communication, ou encore la société numérique9 en sont une preuve et font
notamment partir de cet outillage théorique né de l’essor des technologies de l’information et
de la communication lesquelles nous aurait logé fatalement dans l’enseigne de la société
numérique. Bénéficiant d’une certaine légitimité conceptuelle acquise des sciences sociales et
humaines, elles sont l’expression de la naissance d’une nouvelle ère annoncée par ces
sciences elles-mêmes.
9
Voir notamment Manuel Castel, (1998) La société en réseaux. L’ère de l’information (2001), Fayard ; Isabelle
Compiegne (2011) La société numérique en question(s), Ed des sciences sociales.
2 Gado Alzouma (2009) « Téléphone mobile, Internet et développement : l’Afrique dans la société de
l’information ? », tic&société (en ligne), vol 2, n°/2008, consulté le 23 septembre 2019.
3 Toffler A. (1980) The Third Wave, New York, William Morrow and Company ; Negroponte N. (1996) Being
Digital, New York, Vintage ; Barlow J.P. (1996) « Declaration of Independence of the
Cyberspace » ;
La notion de société de l’information est alors née de cette idée que des changements
comparables à ceux qui ont marqué notre existence avec l’avènement de l’écriture ou
l’invention de la machine à imprimer sont en cours actuellement et qu’ils sont tout ce qu’il y a
de plus révolutionnaire, dans la mesure où ils touchent toutes les sphères de la société :
l’économie, le social, l’éducation, le politique, etc. Nos « façons de penser ou d’agir ».12
seraient même tributaires de ces changements, pour reprendre Emile Durkheim dans les
règles de les méthode sociologique un ouvrage devenu culte en sciences humaines et sociales.
Il n’est pas subjectif de dire que Manuel Castells le père de la notion de société en réseaux
(Network society) se situe au premier rang de ceux qui sont allés le plus loin dans la
formulation de ces théories. D’après lui, le secteur économique de la société est de plus en
plus dépendant de l’information et de la technologie ; de nouvelles cultures et de nouveaux
espaces sociaux organisés autour des médias sont apparus ; le temps et l’espace se sont
contractés ; le flux d’informations et de communication manifeste l’existence de nouvelles
formes d’interactivité. C’est justement pourquoi cette notion de réseau lui parut plus adéquate
que celle plus ancienne de « communauté » pour rendre compte des processus actuellement en
cours dans notre monde globalisé13.
10
11
12
Durkheim E. (1990) Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, (1 ère
édition 1895).
13
Castells op. cit.
Selon elle, la succession enchainée des innovations avec pour point culminant l’invention
d’Internet, la vitesse et la manière avec laquelle la voix, les sons, les images ont été conquis et
sont passés du monde analogique au monde digital, l’envahissement des objets les plus
personnels par des puces électroniques miniaturisées17, sont des faits majeurs sur lesquels
peuvent se justifier se fonder un argumentaire pour les tenants de la thèse d’une société
digitale incontestable.
Cette idée est très présente dans les travaux d’Isabelle Compiègne et chez d’autres chercheurs
d’autres18 qui essayent de montrer qu’à partir du timbre numérique si profond dans la vie
quotidienne aujourd’hui et des bouleversements sociaux observables qui s’y rattachent,
comment nous serions, sans enthousiasme béat, à l’ère de la société numérique.
Dans La société numérique en question(s) de Compiegne, elle raconte que « la numérisation
a commencé à être appliquée avec beaucoup d’ampleur dans les années 1970 dans le
domaine de la téléphonie, puis elle s’est étendue aux sons et musiques à partir de 1980 ainsi
qu’aux images. Elle a permis la convergence numérique entre les trois secteurs de
l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel, un concept apparu dans les
années 1990 qui guide depuis le développement des technologies les plus récentes et dont
dépend la capacité des appareils numériques à remplir plusieurs fonctions »19.
L’essor des technologiques numériques et leur ancrage social auraient induit à en croire ces
derniers, un contexte technique lesté d’une fonction de catalyseur et de soutien aux tendances
socioculturelles qui l’englobe, emportés par le courant de l’inédit des manières d’y être
14
Compiegne, I. (2011) La société numérique en question (s), Editions des sciences humaines, p.5
15
Ibid. p. 5
16
Ibid. p. 5
17
Idem. p. 6
18
Voir à ce sujet des auteurs comme J.P. Corniou, (2008) La société numérique : regard et réflexions, Hermès-
Lavoisier ; F. Beau (2007) Culture d’univers. Jeux en réseau, mondes virtuels, le nouvel âge de la société
numérique, FYP ; Biagini C. & Carnino G. (2007) collectif, La tyrannie technologique : critique de la société
numérique, Edition l’Echappé ; Lardelier P & Ricaud P. (dir) (2007) Le réseau pensant. Pour comprendre la
société numérique, Editions universitaire de Dijon.
19
Compiégne op cit. p.8
L’idée de l’émergence d’une société numérique qu’elle met en évidence tiendrait aussi de la
substitution progressive et étirée du numérique à l’analogique dans les différents modes de
traitement de données, et son extension dans divers secteurs d’activités dans la vie
quotidienne. Toujours parlant de cette société numérique, l’auteur postule qu’elle « s’appuie
sur le déploiement d’un dispositif sociotechnique bien connu sous l’appellation de réseau21».
Nous devons l’étude du réseau à Pierre Muso. Il le théorise pour montrer l’importance qu’il
aurait acquis, à la fois en tant que paradigme et en tant que couverture toujours plus large de
la réalité comme mode d’organisation spatiale et sociétale. Globalement, il faut reconnaitre
que la mise en réseaux a été une courbe ascensionnelle et universalisé, on est tenté de dire
démocratisé, de la société liée à l’apparition d’un nouveau mode de développement
informationnel d’après le développement de Manuel Castel, sans doute un des chantre, faut-il
encore le rappeler, de cette question. Ce réseautage est rendu possible par l’invention
d’Internet, quoique celle-ci n’ait pas originairement été animée par cette ambition. L’ambition
que cette thèse n’a non plus, s’étendre sur l’historique d’Internet22.
Depuis les premiers balbutiements de la numérisation jusqu’au virage de la société vers le tout
numérique, une manière de résister aux sirènes du déterminisme technologique23 pour nous,
est de dire que l’avènement d’une société numérique n’est crédible que si les avancées
technologiques rencontrent un projet politique impliquant des changements de modèles
culturels et sociaux. L’étude des pratiques numériques en contexte camerounais confirme ce
postulat. Nous (ré)affirmons donc dans ce travail, la thèse selon laquelle les technologies par
la seule force ne peuvent être le facteur déterminant des transformations sociales.
Les transformations sociales et les pratiques sociales inédites sont des ordres de réalité induit
par la condition numérique qui nous oblige non seulement à la (re)considérations de nouvelles
rationalités, mais aussi à un passage par la (re)considération d’un certain nombre de
catégories de telles que les usages, les imaginaires et les représentations des acteurs en
interactions. Les discours que nous reprenons a notre compte ici participent de ce que Lucien
SFEZ a nommé la « culture unique »24. C’est-à-dire cette idéologie technologique qui
structure la vie quotidienne aujourd’hui comme une « nouvelle théologie » pour parler
comme lui, tient une place centrale dans la vie du jeune camerounais de chaque jour.
20
Idem. p. 6
21
Voir Pierre Muso pour approfondir sur cette question, Critique des réseaux (2003), PUF.
22
Pour l’histoire d’Internet voir
23
Le déterminisme technologie postule que
24
Sfez L. (1988) Critique de la communication, Edition du Seuil, p. 16-17
Dans la Critique de la communication, Lucien Sfez rapporte que Jacques Ellul et l’école de
Francfort découvrirent la corrosion du social par la technique 26. Agent de fragmentation, voire
de dilution des liens symboliques, elle s’impose au moment où ceux-ci sont déjà affaiblis. Elle
prétend alors soigner l’organisme qu’elle a conduit à l’agonie. Le soigner par un surcroit de
techniques que l’on nomme technologies de la communication27.
Parlant de technique et société, la question est de repérer quelles sont les structures qui
permettent aux individus et aux groupes d’une société donnée de vivre en bonne intelligence
avec les produits de leur industries28. Évidemment, le discours théorique qui soutient la
technique ne prend son essor que là où l’interaction entre éléments sociaux ne se fait plus, ou
l’éclatement des parties se fait sentir29.
Le Cameroun, une société éclatée, dans laquelle nous sommes est en (re)conquête d’une
identité nationale et politique qui réside « dans un consensus autour d’objets indubitables,
autour de résultats objectifs, qui forment un noyau de certitudes, partagé par tous ». Ce sont
ces objectifs que poursuivait le Grand Dialogue National convoqué par le président de la
république Paul Biya30. Le chef de l’Etat camerounais poursuivait les objectifs de
communication au sens de Lucien Sfez. En effet, communiquer d’après lui « est le mode
symbolique privilégié des sociétés à politique éclatée »31. Ce mode peut s’appliquer au
Cameroun en ce sens ou le « melting pot » est roi et ou l’unité nationale, une unification
symbolique est de plus en plus fragilisée par les régimes des échanges langagiers d’hommes
politiques sans effets pragmatiques.
25
Ibid. p. 17
26
De La Technique ou l’enjeu du siècle, A. Collin, 1954 à « Le système technicien », Calmann-Lévy, 1977 ;
Habermas, La Technique et la société comme idéologie, Gallimard, 1973. Rapporté par Sfez. P. 17
27
Ibid. p. 17
28
Sfez op. cit. p. 18
29
Idem. p. 19
30
Idem. p. 20
31
Idem. p. 23
Au Cameroun, la technologie est une activité qui envahit jusqu’aux plus menus aménagement
de la vie quotidienne, elle est liée à la vision globale, symbolique, des relations
hommes/monde. Les communications officielles des acteurs professionnels et institutionnels
viennent accorder de l’importance à l’idée que la communication est le recours d’une
collectivité pauvre en symboles historiques33. Ces discours sont des visions du monde
globalisé associés aux technologies numériques qui transformeraient les relations sociales.
Ces visions du monde sont théorisés par Lucien Sfez.
Les liens que la jeunesse camerounaise entretien avec les univers numériques sont des
pratiques sociales associées à des imaginaires. Ces pratiques sociales des technologies
numériques sont informées par des métaphores qui sont elle-même des « ilots
d’imaginaire »34. Ce chapitre tente de restituer ces métaphores…..
Pour aborder les métaphores associées aux pratiques des dispositifs sociotechniques, nous
nous appuyons sur la Critique de la communication de Lucien Sfez qui a identifié « trois
métaphores constitutives » associées « à trois visions du monde. »
La première, classique et rationnelle, veut que l’homme emploie la technique comme un outil
pour agir sur le monde : « Il en use, mais ne s’y asservit pas. La préposition avec l’emporte.
C’est «avec» la technique que l’homme accomplit les tâches qu’il détermine et qu’il reste le
maître des activités dont il a pensé le moyen »35. L’objet technique est considéré comme un
instrument avec lequel le sujet agit. C’est la vision utilitariste dominante. Par exemple, le
téléphone, l’ordinateur ou l’internet sont des technologies avec lesquelles on communique de
façon plus efficace, plus rapide, etc. Cette vision permet souvent de définir une catégorie
d’utilisateurs qualifiés d’« utilitaristes » ou de « productivistes »36. Elle met l’accent sur
l’économie collaborative qui s’opère aujourd’hui avec plus d’efficacité et de rapidité aux
moyens des technologies telles que le téléphone et l’ordinateur portable.
La deuxième métaphore indique que « les objets techniques sont notre environnement «
naturel » (…). La préposition dans l’emporte. Dans un monde fait d’objets techniques,
l’homme … est «jeté dans le monde », technique qui devient sa nature. L’idée de maîtrise
32
Idem. p. 20
33
Sfez op. cit. p. 21
34
Ibid. p. 21
35
Idem
36
Musso p. (2009) « Usages et imaginaires des TIC. L’évolution des cultures numériques », FYP éditions,
pp.201-210, 2009.hal-00479606, p. 1
Le cyberspace illustre cette vision dont les représentations des usages sont définies en termes
d’adaptation, d’adoption, d’appropriation des individus socionautes en leur temps.
Enfin la troisième métaphore est celle que Sfez nomme le « tautisme », néologisme
contractant tautologie et autisme : elle se caractérise par une dépendance du sujet à l’égard de
la technique, une répétition des mêmes messages et un enfermement du sujet. « Le sujet
n’existe que par l’objet technique qui lui assigne ses limites et détermine ses qualités. La
technologie est le discours de l’essence. Elle dit le tout sur l’homme et sur son devenir. Ici la
préposition par l’emporte. Par la technique, l’homme peut exister, mais non en dehors du
miroir qu’elle lui tend. »40 Le sujet n’existe plus que par la technique qui devient une
maîtresse et non plus une servante (inversion de la première vision). L’identité du sujet
dépend de l’objet technique : ainsi l’adresse internet et le numéro de téléphone mobile
définissent-ils la carte d’identité de l’homme moderne. La typologie des utilisateurs mettra en
évidence ce que Josiane Jouët nomme par exemple, des « hobbistes professionnels » qui
vivent l’informatique comme un plaisir, voire une drogue occupant tout leur temps libre 41. Ce
qui met qui en évidence dans cette métaphore c’est la surdétermination de la technique sur
l’acteur social. Celui-ci n’a d’existence que par la technique qui le transcende. L’objet
technique construit son identité.
La Critique de la communication de Lucien Sfez, remarquable ouvrage, donne à voir ces trois
visions comme autant de représentations ou autant de discours sur les usages des technologies
qui meublent la quotidienneté aujourd’hui. Son triptyque de prépositions « avec », « dans »
et « par » est une grille pertinente permettant de rendre intelligible les représentations qui
ordonnent les pratiques des acteurs sociaux. Si les pratiques sont informées par ces
représentations, les objets techniques eux-mêmes sont aussi pétris d’imaginaire42
37
Sfez Idem.
38
Voir Josiane Jouet dans la vision utilitariste définit une catégorie d’utilisateurs qualifiés d’ « utilitaristes » ou
de « productivistes » qu’elle considère comme des professions libérales, utilisent l’ordinateur comme un outil de
travail permettant à travers la rationalisation de leur activité professionnelle, d’améliorer leurs performances.
39
Musso p.2
40
Sfez op. cit.
41
Muso op. cit. p. 2
42
Idem.
Nous pensons comme Lucien Sfez qu’ « avec » le téléphone portable aujourd’hui – une des
mythologies sociales que nous allons développer dans ce chapitre – nous sommes introduit
« dans » ce que France Juréguiberry nomme une société d’ubiquité44. Il précise que « les trois
visions du monde s’opposent et s’interpénètrent » : le même individu peut se représenter son
utilisation à l’aide de plusieurs de ces métaphores.
Dans cette recherche, postuler que la société dite numérique surfe sur fond d’imaginaires et
divers récits, c’est dire que notre intention n’était point de remonter les débats contradictions
relatifs aux nouvelles technologies. Ce qui est saisissant par contre sont les instruments
sociotechniques qui structurent aujourd’hui la société numérique des jeunes camerounais. Ce
sont ces outils sociotechniques qu’Isabelle Compiègne qualifie de mythologies. Cette notion
est mobilisée ici comme cadre efficace permettant la compréhension des dispositifs socio
techniques au cœur des pratiques quotidiennes de la jeunesse camerounaise.
L’aspect virtuel est massivement présent dans les sphères sociale, économique, culturelle et
politique dans la société dite numérique. Les situations d’immersion dans le monde virtuel
sont une offre multiforme à la hauteur de la diversité et de la sophistication des réseaux
numériques et aux agrégateurs grâce auxquels les internautes s’y installent.
A en croire Berthier, le virtuel « apparait là comme un mode d’être actif, avec des effets
concrets, dans un encadre défini et avec lequel il est souvent possible d’agir »45 . Le virtuel
s’impose donc comme une forme d’expérience du réel tout à fait étonnante. Il ne peut être
assigné à aucune coordonnée spatio-temporelle, il n’est fixé à aucun lieu ou moment précis, et
en ce sens, son mode d’existence est nomade. Il brouille les frontières et les délimitations
strictes du réel, l’intérieur et l’extérieur s’interpénètrent46.
43
Balandier G. (1986) « un regard sur la société de communication », Actes du colloque du CNCA, centre
Georges Pompidou, (Dir. E. Duckaerts, J-M. Vernier, P. Musso) Paris, p.186
44
Jauréguiberry F. (2012) « De l’usage des téléphones portatifs comme expériences du déroulement et de
l’accélération du temps », Technologies de l’information et société, 1996, 8 (2) pp. 169-187.
45
Berthier D. (2004) Méditations sur le réel et le virtuel, L’Harmattan
46
Compiegne op.cit p.15
Dans cette recherche, nous affirmons que les réseaux socionumériques autour d’Internet ne
peuvent être célébrer pour les seules vertus de leur possibilités ou potentialités intrinsèques.
Ce sont des applications disséminés dans les objets techniques en constance sophistication a
partir desquels elles acquièrent un fonctionnement optimal. De nombreux récit en parlent
comme des mythologies du 21e siècle. Parmi ceux-ci, l’ordinateur portable, les tablettes
numériques, le téléphone portable.
Les travaux de Francis Jauréguiberry, Corinne Martin, ou de Gado Alzouma ont apporté
beaucoup à l’étude du téléphone portable. Ils ont traité de cet outil technologie en tant
qu’expérience sociale. Depuis, Georges Balandier a montré comment il est devenu « un agent
mécanique d’une parlerie permanente de l’extension, par multiplication quasi illimitée du
nombre des utilisateurs »48.
47
Idem p.15
48
Balandier op. cit. p.41
49
Martin C. (2007) Le téléphone portable et nous. En famille, entre amis, au travail,
Paris, L’Harmattan
Avant d’être un objet banal pour reprendre l’expression de Jauréguiberry, c’est-à-dire avant sa
démocratisation progressive, le téléphone portable conféré dans ses jours de grâce un statut
social aux camerounais qui en possédaient. Sa rareté n’ayant d’égale que son cout très élevé,
son acquéreur accomplit, de ce point de vue, un acte nécessairement porteur d’enjeu social. Le
travail de ce auteur traite de l’usage des téléphones portatifs comme expérience du
dédoublement et de l’accélération du temps.
Dans cet article, Jauréguiberry explique que « comme la plupart des outils technologiques de
ce siècle, le téléphone portatif participe d'une lecture utilitariste du progrès qui consiste,
dans la perspective qui nous intéresse ici, à faire plus de choses ou mieux dans le même laps
de temps »51. Cet aspect est prépondérant dans les réponses des jeunes camerounais que nous
avons pu interroger. Le téléphone portatif est avant tout un outil de réaménagement du temps
vers sa plus grande rentabilisation. Mais l'originalité de ce réaménagement réside dans le fait
qu'il est obtenu non seulement de façon « classique », par la densification du temps grâce à
une meilleure organisation des tâches dans leur déroulement et leur succession, mais aussi de
façon inédite, par le dédoublement du temps grâce à la superposition simultanée d'un temps
médiatique à un temps physique, toujours selon l’auteur52.
Jauréguiberry, réfléchit en fait, sur l’idéal technique que portent tous les opérateurs des
réseaux de télécommunications. Celui d’un réseau universel dans lequel chaque individu
serait immédiatement accessible, ou qu’il se trouve et à n’importe quel moment. Un des
acquis de notre travail est d’essayer de montrer dans la perspective techniciste, que cet idéal
rencontre bien, à certains égards, un désir individuel et collectif chez les jeunes camerounais
en mal d’opportunités professionnelles et politiques, d’avoir une parole efficace aux moyens
des objets techniques quand ils parlent d’eux-mêmes, des autres et de leurs pays.
50
Jaureguiberry F. (1996) De l'usage des téléphones portatifs comme expérience du dédoublement et de
l'accélération du temps. Technologies de l'information et société, 8 (2), pp. 169-187, p.1
51
Jauréguiberry op cit. p.2
52
Ibid. p. 2
53
Gado Alzouma op. cit. p.39
54
Ibid. p. 39
Au Cameroun, à la demande des autorités du pays pour des raisons de sécurité interne, une
campagne d’indentification menée par les opérateurs téléphoniques a amené ces opérateurs à
désactiver des abonnés qui ne se seraient pas conformés aux dispositions règlementaires en
vigueur, ce qui aurait par voie de conséquence fait baisser au cours des derniers mois le
nombres d’abonnés au téléphone mobile. Sinon, sur la base des chiffres actualisés, la
Financial Afrik parle de plus de 19 millions de camerounais sur une population estimée à près
de 25 millions d’habitants sont actuellement abonnés au téléphone portable.
En mars 2019, un autre rapport est publié par Le Jumia mobile report indiquant que le taux de
pénétration du téléphone mobile est de 76% en 2018 moins qu’en 2017 en raison des motifs
sus évoqués. Ce rapport souligne que 6millions sont utilisateurs d’Internet dont le taux de
pénétration est de 25% tandis que 3,6 millions sont utilisateurs des réseaux sociaux, ce qui
représente un taux de pénétration de 14%. Sont concernés par ces statistiques, la filiale de la
multinationale sud-africaine MTN, la filiale du groupe français Orange, l’entité de la firme
Viettel à travers sa marque locale Nexttel, et l’entreprise publique des télécommunications
CAMTEL, les quatre opérateurs de la téléphonie mobile au Cameroun.
Au plan social, George Balandier observe comment en « tout lieu- la rue, les transports
collectifs, la voiture individuelle, les espaces du commerce et de la consommation, et non pas
seulement l’étroit domaine privé- se convertit en lieu d’un échange verbal avec des
interlocuteurs présents par défaut de présence réelle. Ce n’est plus ajoute-t-il, la conversation
conforme aux pratiques passées, mais un échange de paroles sans face-à-face, auquel le
transfert de l’image des interlocuteurs ne change pas grand-chose57.
En retraçant ces données statistiques, la visée de ce chapitre est de voir comment l’étude du
téléphone portable en tant que mythologie au sens que lui donne Serge Tisseron place
55
Voir Atenga a ce sujet « Le Président me parle par texto : semiosis des usages du SMS en régime autoritaire à
partir du cas camerounais » Acte du colloque de Douala, 2014
56
Le rapport de l’ART, l’agence de régulation des télécommunications au Cameroun.
57
Balandier op. cit. p. 41
Par les prodigieuses ressources qu’il offre, le téléphone portable est placé au rang de petites
mythologies de nos pratiques quotidiennes. En quelques années d’après Tisseron, notre
environnement a été bouleversé par l’apparition de nouveaux objets : téléphones portable,
ordinateurs, appareils photographiques numériques intégrés dans nos vie en inventant de
nouveaux gestes et ceux –ci sont la source d’émotions et de fantasmes à travers lesquels nous
nous familiarisons peu à peu, le plus souvent à notre insu, avec de nouvelles images de nous-
même et des autres. Ces images et les discours qui les accompagnent, constituent autant de
petites mythologies auxquelles les objets doivent de pouvoir entrer de plus en plus
profondément dans notre univers intime59.
Nous appréhendons le téléphone portable comme un média optimisé par l’espace/temps social
numérique renvoyant à tous les liens rituels, aux normes, routines et images de soi et de
l’autre qui sont en interactions dans cet univers 60. Nous posons dans ce travail que les
pratiques routinières des jeunes camerounais de ce objet sociotehnique véhiculent des
croyances et sont potentiellement génératrice des cultures expressives et civiques. Leur
relation aux machines à communiquer étant à la fois un lien « sujet-objet et sujet-sujet », ces
technologies de l’information et de la communication permettent de (re)intérroger les
pratiques communicationnelles dans un contexte sociétal de réflexivité identitaire, dans
lequel le téléphone portable devient une technologie du soi permettant de styliser des vies
expressives et de se mobiliser61, des jeunes contre le chômage massif, contre l’insécurité
galopante au sein des instances de socialisation notamment et contre toutes les crises
sociopolitiques que connait ce régime autoritaire au pouvoir depuis près de quatre décennies.
Truisme sans doute, cette de Mizuko Ito Living and Learning with New Media qui rappelle
que les sites de réseau social, les jeux en ligne, les sites de partage vidéo, les gadgets comme
les iPod et les téléphones mobiles, sont désormais les accessoires de la culture des jeunes 62.
Ces Petites Mythologies du temps actuel contribuent à envisager la manière dont l’acteur
social s’exprime dans l’environnement technologique contemporain.
Aujourd’hui, comme c’était d’ailleurs le cas hier pour leurs prédécesseurs, les jeunes arrivent
à l’âge de la conquête de leur autonomie et d’une quête identitaire, mais ils le font au moyen
de nouveaux modes de communication, de nouvelles formes d’amitié, de jeu et d’auto-
expression63. Cet espace/temps postmoderne d’Internet est le cadre de vie, Always connected,
58
Allard L. (2010) « Mythologie du portable », Ed Cavalier Bleu, p.3
59
Tisseron op. cit.
60
Atenga op. cit. p. 56
61
Allard op. cit. p.4
62
Ito M. (2008) « Living and learning with new media : Summary of findings from the digital youth project »
University of California, Berkeley, p.4
63
Allard Ibid. p. 4.
Lors de nos d’entretiens avec des jeunes camerounais praticiens des technologies digitales
d’expression de soi et de communication, il nous est apparu combien dans la chaîne des
dispositifs et technologies entre les mains leurs mains, le téléphone portable fait fonction
d’une topique de leur propre subjectivité, où se trouve exposée leur psyche 64. S’exprimer avec
et par ces technologies digitales avec des contenus dont ils sont producteurs, coproducteurs ou
que l’on s’approprie en copiant-collant, en embarquant (embed) pour reprendre Allard, le
discours d’un homme politique par exemple, conduisent selon Josiane Jouet à la production
de liens sociaux qui résultent à la fois de « l’expression de la subjectivité » et de «
l’incorporation dans la collectivité »65.
Selon le sociologue Allard, les technologies digitales, d’Internet au mobile en passant par les
jeux en tout genre, représentent, un bon observatoire et un bon catalyseur de ce que certains
sociologues désignent par l’individualisation réflexive66. En s’exprimant sur Internet via le
téléphone portable, le jeune camerounais est l’usager à la fois d’internet et usager d’un
dispositif technique chargé des significations individuelles et collectives qui relève de la «
technicisation » des formes de validation intersubjective de soi et de reconnaissance par
autrui du caractère authentique de ce bricolage « esthético-identitaire » que représente un
profil sur Facebook67.
Le téléphone portable est une technologie digitale qui accompagne la vie quotidienne de la
jeunesse camerounaise. Il a une histoire, il est une histoire aussi. Comme disait Claude
Javeau, cette histoire devient la vie quotidienne, la vie au quotidien, le produit de l’incessant
bricolage de tout un chacun, le temps de parcourir la trajectoire qui va de la naissance à la
mort, entre les répétitions et les fantasmes, les frileuses précautions et les folles entreprises69.
64
Allard op. cit. p. 5
65
Jouët J. (1993), « Pratiques de communication et figures de la médiation ». Réseaux, 60, p. 110.
66
Ibid. p. 5
67
Idem. p.6
68
Licoppe C., Smoreda Zbigniew. (2018) « Liens sociaux et régulations domestiques dans l'usage du téléphone.
De l'analyse quantitative de la durée des conversations à l'examen des interactions ». In: Réseaux, volume 18,
n°103, 2000. Le sexe au téléphone. pp. 253-276
69
Javeau C. (2003) Sociologie de la vie quotidienne, PUF, p. 6
C’est à Koutou N’guessan71 que nous devons la réflexion selon laquelle l’intention de saisir
tout processus d’innovation dans des domaines spécifiques est « tout d’abord réfléchir sur les
instigateurs du projet, sur la politique d’intégration. En effet, une intégration est réussie
quand il existe une certaine consistance dans les politiques d’informatisation tant sur le plan
local que global ».
L’état des lieux des TIC au Cameroun a déjà fait l’objet de quelques travaux 73.Ils s’insèrent
dans le champ des politiques publiques en manière d’informatisation des administrations, des
stratégies nationales de développement des technologies pour échouer aux problématiques
d’intégration et dans le champ plus vaste des usages et appropriations que ces outils induisent
comme transformations sociétales. Il n’est donc pas dans le cadre de ce travail de proposer
une littérature technique dans le détail.
Selon les résultats d’une étude nationale menée par le Ministère des Postes et
Télécommunications (MINPOSTEL), 30% seulement du territoire camerounais est couvert
par les services de téléphonie, pour une télé densité du téléphone fixe de 0,7% et du téléphone
mobile de 15% en 2005. La même étude révèle que moins de 7% des institutions et
entreprises sont équipées d’un ordinateur, moins de 27% des administrations sont connectées
à Internet et enfin moins de 2% de la population camerounaise utilisent Internet. Il faut
70
Alzouma op. cit. p. 53
71
Voir Mc Luhan ce sujet.
72
Pouts-Lajus, S. (2007). « Les TIC : Marge ou germe ? » Cahiers Pédagogiques, n° 449, p. 17-25 ; (2009). «
Éducation et technologies de l’information : Des influences réciproques ». Observatoire des Technologies pour
l’Éducation en Europe (OTE) consulté le 10 janvier 2020
73
Le pays s’est doté d’un cadre règlementaire pour promouvoir et suivre l’action
gouvernementale dans le domaine des TIC tenu au rang des priorités de quasiment tous les
gouvernements des pays du Sud. Il est ainsi créé en 2002 par décret présidentiel l’ANTIC 75
dont les missions sont celles de l’orientation, de régulation et de veille technologique dans
toutes les sphères de la société camerounaise. Le MINPOSTEL en tant que tutelle a vocation
à jouer un rôle fondamental en la matière, il est chargé de l’élaboration, de la mise en place et
de l’évaluation de la politique gouvernementale dans le secteur des postes et
télécommunications.
En tant qu’il est l’ordonnateur, il lui est aussi dévolue la charge de développer des
infrastructures des TIC et de faciliter l’accès au réseau. L’Agence de Régulation des
Télécommunications (ART) a pour mission pour sa part, d’assurer la régulation, le contrôle et
le suivi des activités des exploitants et des opérateurs du secteur de télécommunications. Elle
veille également au respect du principe d’égalité de traitement des usagers par toutes les
entreprises de télécommunications. Officiellement, L’ART a également la délicate mission
qu’est le règlement de conflits entre les opérateurs du secteur, notamment les questions
relatives à l’interconnexion ou l’accès au réseau de télécommunications, la numérotation,
l’interférence des fréquences et le partage des infrastructures.
74
Ngnoulaye J. (2010) étudians universitaires du Cameroun et technologie de l’information et de la
communication : usages, apprentissages et motivations, Thèse de doctorat, Université de Montréal, p. 39
75
76
Organisation des Nations-Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture
C’est sans doute au chercheur camerounais Atenga qu’on doit le coup d’envoi des
théorisations prenant la politique publique d’informatisation du Cameroun pour objet. Cet
auteur a le mérite de remonter aux logiques endogènes et contraintes exogènes qui on
caractérisées ce processus depuis les années 1966. En effet, ses travaux montrent qu’au
Cameroun, le pilotage de la politique d’informatisation est d’abord idéologique. Il se fonde
sur le principe que l’élévation rapide du standard de vie des populations d’un pays dépend en
grande partie de la maîtrise que son gouvernement de la gestion de son système
d’information. Il s’agit aussi d’accroître la productivité des administrations, d’éviter les
gaspillages, de fournir efficacement des services par le biais de l’ordinateur80.
L’auteur explique qu’à cette fin, six ans après l’indépendance du Cameroun, le premier
Président signe le décret n° 66-DF-107 du 11-03-66 portant rattachement du Service de la
mécanographie du ministère des Affaires économiques et du Plan au Secrétariat général de la
Présidence de la République. Le même décret crée une Commission d'étude et de coordination
des équipements mécanographiques et mécano-comptables. Plusieurs autres décrets suivront
pour organiser ce secteur stratégique81.
77
Atenga T. (2012) « De la DCTI au CENADI : Logiques endogènes et contraintes exogènes de la politique
publique de l’informatisation du Cameroun depuis 1966 », tic&société [En ligne], Vol. 5, n°2-3 | 2e sem.,
consulté le 30 septembre 2016, p. 108
78
Atenga op. cit. p. 108
79
EWANGUÉ J.-L., (2009). « La politique de développement des technologies de l’information et de la
communication au Cameroun : une dynamique d’accès inégalitaire à la société de l’information », Symposium
Netsuds.
80
Atenga Idem. p. 109
81
L’auteur inique qu’il s’agit des décrets n° 67-DF-262 du 12-06-67 portant organisation et fonctionnement du
Service central de la mécanographie ; décret n° 69-DF-365 du 13-09-69 portant modification du décret n° 66-
DF- 107 du 11-03-66 créant une Commission d'études et de coordination des équipements mécanographiques et
mécano-comptables ; de l’arrêté n° 64-CAB-PR du 13-05-70 portant création de la Sous-commission d'études
chargée de suivre les travaux de mécanisation des organismes publics et para-publics.
A cette époque, nous l’avions déjà dit, les politiques publiques sont élaborées sous l’angle
purement économiste. Atenga raconte que Les structures sociales, culturelles,
anthropologiques ne sont pas prises en compte, tout comme la nature des régimes politiques et
des formes de pouvoirs censés les promouvoir. Le développement n’est plus un simple choix
idéologique, mais un mythe fondateur, fédérateur qui mobilise tous les moyens de la
puissance publique au service d’un État-nation hypertrophié. La politique d’informatisation
du Cameroun n’a pas échappé à cette logique83.
S’il fallait établir une origine depuis les politiques publiques de l’informatisation du
Cameroun jusqu’à celles dites du développement pour échouer au gouvernement de l’internet
d’où procéderait l’ensemble des discours sur la technique et les technologies, on pourrait sans
doute la chercher dans un certains nombreux de travaux aussi remarquables que divers les uns
des autres. Nombres de ces recherches s’intéressent aux aspects techniques et quantitatifs des
données85. D’autres investiguent les aspects politiques, sociaux et économiques des
technologies numériques86en contexte camerounais.
Nous pensons que ces recherches apportent une meilleure compréhension des liens politico-
historiques entre le Cameroun et l’informatique, l’Internet et les technologies de l’information
et de la communication dans le contexte actuel. Notre travail y prend ancrage. Il s’appuie sur
ces réflexions pour faire écho aux conditions d’émergence de nouvelles rationalités dans la
logique de Jean Max Noyer des nouvelles écologies de l’intelligence et de la connaissance, y
compris les dimensions cognitives, sémiotiques et politiques87.
Thomas Atenga montre que la décennie 1966-1976 est marquée d’une politique volontariste
et bureaucratique. Il explique qu’au Cameroun, le pilotage de cette politique d’informatisation
est d’abord idéologique. C’est-à-dire qu’il se fonde sur le principe que l’évaluation rapide du
standard de vie des populations d’un pays dépend en grande partie de la maitrise que son
gouvernement a de la gestion de son système d’information 89. Il s’agit aussi, dit-il, d’accroitre
la productivité des administrations, d’éviter les gaspillages, se fournir efficacement des
services par le biais de l’ordinateur. Le premier président Ahmadou Ahidjo signe à cette fin
plusieurs décrets organisant ce secteur qui considère comme stratégique90.
Mais très vite, le CENADI voit le corpus de ces missions redéfinit du fait de l’intrusion des
multiples acteurs externes et hétérogène, de natures techniques, institutionnels, individuels et
collectifs qui, selon Atenga, pose la question du rapprochement des rationalités, des cultures
techniques et professionnelles93.
De par sa linéature, l’informatisation du Cameroun depuis 1966 est une politique publique
dont la vie et l’histoire furent un programme, une série de programme aux contraintes
endogènes et exogènes, de construits séquentiels à la volonté de plusieurs acteurs. Elle
constitue pour l’auteur, « un lieu ou une société construit son rapport au monde, c’est-à-dire
à elle-même »94 . Ce rappelle servirait d’introduction à l’avènement d’Internet à proprement
parler et à celui des réseaux sociaux comme corollaire, sur lesquels je ne manquerai pas
d’insister. Effectivement, ce rappel que je préférais appeler socio-anthropologie de la
communication n’a pas élu les médias sociaux autour d’Internet comme objet mais bien
comme ce que Javeau nomme une « traverse heuristique ». Il s’agit d’une exploration dans
l’histoire de l’informatique du Cameroun de nos manières de faire jusqu’aujourd’hui. C’est
dans le même esprit que nous avons rapporté dans les pages qui suivent l’essentiel des travaux
Owono Nguini et Ewangue quand ils parlent de la révolution informationnelle au Cameroun.
Owona Nguini et Jean Lucien Ewangue retracent d’une façon particulièrement remarquable
l’histoire spatiale de l’intégration inégale des réseaux techniques de communication au
Cameroun. Ils remarquent avec insistance que l’inscription spatiale et territoriale des
capacités innovantes et développantes des technologies de réseaux est caractérisée par des
dynamiques d’enclavement technologique limitant l’extension des circuits téléphoniques (fixe
et mobile), des connexions à l’internet (par voie satellitaire ou téléphonique) ou des accès aux
réseaux informatiques. Car comme ils laissent entendre, l’état des réseaux physiques et
énergétiques de communication canalise les possibilités stratégiques et logiques de
développement des réseaux techniques et médiatiques de communication96.
94
Atenga op. cit. p. 121
95
Owona Nguini & J.L. Ewangue (2001) « Stratégies géopolitiques et géoéconomiques d’accès à la révolution
informationnelle au Cameroun, Enjeux n°7.
96
Idem. p. 30
Owona Nguini et Ewangue pensent que la mise en place de l’internet comme réseau des
réseaux amorcée en avril 1997 suite la réussite du programme de numérisation comme
démarche d’exploitation des nouvelles possibilités organisatrices et mobilisatrices de la
combinatoire technologique dans les sphères de l’information et de la communication fait du
Cameroun le précurseur de l’adaptation aux innovations de l’ère numérique en Afrique
Centrale, à partir du dispositif technologique et médiologique d’accès à Internet et le dipôle
géostratégique Yaoundé-Douala100. Dipôle sur lequel va s’appuyer l’opérateur historique du
secteur des télécommunications camerounais CAMTEL (Cameroon Telecommunications)
pour mettre à disposition l’accès aux circuits de l’Internet.
Or, la société CAMTEL qui a lancé le réseau national internet offre à travers son backbones
national une connectivité insuffisante aux backbones internationaux, estiment ces derniers, car
elle n’a pas mis en œuvre des solutions de liaisons offrant des connexions directes dans des
villes autres que Douala et Yaoundé, comme Bafoussam, Garoua ou N’Gaoundéré. L’analyse
de la dynamique des NTIC, d’Internet et des « inforoutes » au Cameroun se fonde sur une
démarche combinant approches rétrospectives ou prospectives pour étudier l’évolution des «
politiques technologiques et médiologiques » mobilisant les « innovations numériques » liées
aux « nouveaux médias » et au « multimédia ». Dans cette perspective, il s’agit de dégager les
repères et les critères du cadrage politique et stratégique national à même de permettre une
insertion appropriée des « nouvelles technologies de l’information et de la communication au
Cameroun101. Cadrage et stratégie nationale que ce travail n’a pas perdu de vue.
97
Ibid. p. 30
98
Owono Nguini & Ewangue op. cit. p.30
99
Les villes de Douala et de Yaoundé sont les deux métropoles stratégiques du Cameroun qui disposent une
attractivité forte en ce qui concerne la pénétration sociale des technologies interactives. Elles demeurent les lieux
dominants du développement industriel et commercial ou du gouvernement institutionnel et conventionnel de ces
nouveaux territoires cyber-technologiques et cybermédiologiques au Cameroun qui marque l’ouverture à
l’économie du savoir et de l’information comme économie politique de l’intelligence virtuelle
100
Idem p. 32
101
Idem p. 35
Nous l’avons souligné plus haut, on peut situer dans le temps l’avènement du téléphone
portable au Cameroun au début des années 2000. Avant de se démocratiser quelques années
plus tard, comme tout objet technique de son acabit, ses premiers jours l’installe dans
l’enseigne des choses sociales ou bien matériel qui confèrent un certain statut social pour les
camerounais qui en possèdent perçu comme des privilégiés d’alors, parce que son estime et sa
convoitise sont à la mesure de sa rareté et de son cout sur le marché. Les camerounais
propriétaires du téléphone portable se comptent aujourd’hui en million. Ces deniers en
l’adoptant se sont adaptés. Ils se comportent comme des utilisateurs braconniers -au sens de
Michel de Certeau- parmi les possibilités offertes par l’objet technique, car il existe une
créativité des gens ordinaires. Une créativité cachée dans un enchevêtrement de ruses
silencieuses et subtiles, efficaces, par lesquelles chacun s’invente une manière propre de
cheminer à travers la forêt des produits imposés103.
A Douala et à Yaoundé, à l’observation, les pratiques et les usages du mobile donnent a voir
que le téléphone portable suggère de myriades de possibilités sur le model d’un « couteau
suisse électronique », constituant d’après Musso une « bulle privée » (le réseau de
correspondants personnels ou professionnels) déplacée avec soi dans l’espace public. Aussi, il
peut constituer une sorte de « cordon ombilical » qui relie en permanence aux proches 104. A la
manière d’un portefeuille, cet outil sociotechnique exerce ses droits de façon dominante aux
mains des camerounais et des jeunes en particulier, témoignant ainsi de l’ampleur prises en
général par les technologies digitales dans la gestion du temps social, des libertés
individuelles et collectives dans la société camerounaise.
102
Ewangue J. L. (2003) « La politique de développement des technologies de l’information et de la
communication au Cameroun : une dynamique d’accès inégalitaire à la société de l’information » NetSuds, n°1,
pp. 67-76
103
Lire à ce Sujet Luce Giard dans sa Présentation de la nouvelle édition des « Arts de faire » de Michel de
Certeau, Gallimard, 1990
104
Musso op. cit. p. 4
L’adhésion massive des jeunes camerounais au réseau, leur maitrise relative et assumée de
l’espace/temps social numérique, participe de cette conception « libertaire du rapport social
détaché des pesanteurs et du système coercitif du pouvoir, fondé sur des dynamiques
libérées »107. Ce nouvel ordre de réalité est intéressant dans la manière dont il engendre
continument de nouvelles formes sociales, d’autres configurations culturelles et politiques.
Nous voulons saisir par-là comment la digitalisation de la société camerounaise est favorable
d’une refondation des modalités de la prise de parole politique relevant de leur logique propre,
traçant des perspectives quelques fois, pensons-nous, qui épousent les contours « d’un monde
aux sources de l’agapè, jalonnant des regains d’une utopie stabilisatrice de la vie
communautaire »108.
Mais seulement, doit-on encore insister à énoncer que ce qui est vrai pour toutes technologies
antérieur l’est aussi pour les technologies numériques qui accompagnent la vie quotidienne
d’aujourd’hui. Malgré leurs moyens en sophistication continue se développent dans la seule
étroite relation avec les usages sociaux. Les voix savantes indiquent alors que chacune de ses
potentialités se décline aux émotions et aux intentions des acteurs et du milieu où ils
s’accomplissent. C’est pourquoi il nous a semblé pertinent dans le cadre de cette recherche de
voir comment, au Cameroun s’organise à l’aune de ces dispositifs sociotechniques, l’exercice
de la vie démocratique et les effets sur le comportement citoyen s’accompagnant d’une part
de l’idée d’un désintérêt à l’égard de la politique, d’une certaine élite au pouvoir et d’autre
part, de l’incapacité de ce pouvoir ou sa défaisance a restaurer un vivre-ensemble reduit au
discours officiels sans effets pragmatiques des tenants d’un ordre aristocratique en
décrépitude morale.
Dans ce travail, il n’est pas fait plaidoirie du pessimisme technologique. De même, qu’il ne
paraisse non plus tel un écho aux prêtres du techno-prophétisme. Notre discours sur les prises
de parole politique de la jeunesse camerounaise prend en compte ce que constatait déjà
Balandier que « les cadres de la vie quotidienne à défaut de l’effacement et de l’imprécision
postulé, ils sont manifestement de nouveaux territoires de l’intelligence sociale qui
concourent aux constructions de la réalité et qui brouille aujourd’hui l’identification des
ordres de réalités »109.
Ce que nous essayons de suggérer ici s’inscrit davantage sur les sentiers déjà balisés par
Georges Balandier. Nous tentons de montrer à notre manière que « toute modernité, par son
mouvement même, chamboule les définitions en même temps que les capacités d’action sur le
monde »110. L’actuelle modernité, dite postmodernité d’Internet, celle des médias sociaux
laisse peu de choses en l’état. En confirmant que les rapports que la jeunesse camerounaise
entretiennent avec les réseaux sociaux sont des marqueurs de leur l’identité aujourd’hui, nous
sommes d’intelligence avec Lucien Sfez qui pense que cette activité est liée à la vision
globale, symbolique, des relations homme/monde111.
L’actuelle époque, dit village plantaire, est donc un mouvement globalisé ou globalisant. Au
Cameroun, elle est caractérisée par ce qu’on appelle une culture populaire du numérique en
partage aux moyens des instruments facilitants que nous avons abondamment évoqués, eux
même toujours en constance raffinement. Outils créatives, instruments et catalyseurs à la foi,
ils portent l’ambition de numériser l’économie, de repenser les systèmes politiques tout en «
multipliant les voisinages culturellement différents ». Avec une certaine réserve qui nous
caractérise tout au long de ce travail, nous affirmons que les médias sociaux autour d’Internet
font du Cameroun contemporain un Etat sans frontières. Théorisé par les philosophes 112 et
organisé par des professionnels, l’espace politique camerounais a pris un virage vers le tout
numérique depuis quelques années. C’est un vaste chantier aux mains de multiples maitres
d’ouvrages.
109
Balandier op. cit.
110
Idem. p. 20
111
Sfez op. cit. p. 19
112
113
Twitter est réseau social de microblogging, le deuxième le plus utilisé dans le monde après Facebook. Il est
créé le 21 mars 2006 a sans Francisco, Californie, USA.
L’information est au cœur de ce « nouveau nouveau monde ». Dans son acception moderne,
elle y circule, y travail et transforme en travaillant : l’immatériel produit des « immatériaux »
qui s’inscrivent toujours davantage dans la construction du monde réel et l’organisation des
rapports sociaux114. Il s’opère dans l’organisation des rapports sociaux une certaine liaison
opérante à l’accomplissement des pratiques sociales instrumentalisées.
Parlant des transformations sociétales, Internet vient aussi chanceler ce rôle presque
proéminent des médias traditionnels comme source première de diffusion et de réception de
l’information, tenant dans le même temps une place vaniteuse dans la participation
démocratique des citoyens. Il s’ajoute prestigieusement aux agents de la formation de
l’opinion politique des jeunes camerounais, dans la diffusion des représentations et des
perceptions117 d’un vivre ensemble camerounais en ballotage.
Ainsi que nous venons de le voir, bien d’autres aspects auraient pu être évoqués dans ce qui
vient d’être dit. Mais nous nous sommes inspirés des remarques de Thomas Atenga pour
justifier le recours à cette logique dans la compréhension des nouvelles variations et de
114
Balandier p. 42
115
Ibid. p. 42
116
Compiègne I. (2011) La société Numérique en Question(s), Editions Sciences Humaines, p.6
117
Sur les questions de medias et sociétés voir A titre indicatif, Bougnoux D., (2006) La crise de la
représentation Paris, La Découverte ; Bougnoux D. « Médias et démocratie. La fonction des médias dans la vie
démocratique », cahiers français n° 338 ; Gauchet M. (1995) La révolutions des pouvoirs, Paris, Gallimard ;
Muhlman G. (2004) Du journalisme en démocratie, Paris, Payot ; Rosanvallon P. (2006) La contre-démocratie,
la politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil ; Roy M. et al (2002) Médias et vie démocratique, Actes du
colloque, Québec, Centre des études de médias ; Gingras A.M. et Carrier J.P. (1996) « public opinion :
construction and persuasion », Canadian journal of communication, vol 21 n°4 ; Gingras A.M. (1995) « Les
médias comme espace public : enquête auprès des journalistes québécois », communication, vol 16 ;
Une remarque encore : que le lecteur ne se méprenne sur l’objectif de ce travail. Nous ne
cherchions pas à revenir sur les caractéristiques des médias sociaux autour d’Internet, bien
avant nous, une littérature abondante et remarquable existe. Nous n’avons pas davantage tenté
comme l’aurait dit Michel Crozier de fournir des préceptes normatifs à l’objet qui nous
intéresse. Il a été précisément question de regarder ces dispositifs numériques qu’on présente
aujourd’hui comme « l’avenir de l’univers »120 devenu pour parler comme Lucien Sfez une
nouvelle théologie des temps nouveaux fruit de l’intelligence humaine porteuse de valeurs de
liberté, comme des signes du temps.
Les technologies numériques sont un signe des temps nouveaux sur lesquelles se brodent les
myriades de destinées individuelles, tout comme les devenirs collectifs. En communication, le
signe ne se contente pas de dire quelque chose, il veut dire quelque chose 121. Les langages
dans ce travail sont envisagés comme des signes dans ce système complexe qu’est des
machines à communiquer, à fabriquer, à penser. Le langage, convention collective toujours
renouvelé du groupe social122. Les langages renvoient ici à la sémiotique intrinsèque des
échanges de la jeunesse camerounaise sur Facebook.
La réflexion sur les langages des jeunes camerounais a été stimulée de façon intelligente pris
comme un mode symbolique privilégie d’une catégorie sociale permettant de situer celle-ci
dans la société camerounaise, dans le monde. « Symbolique », en l’occurrence, caractérise
tout ce qui, dans les activités, relève du « symbole », c’est-à-dire de tout moyen utilisé par les
individus pour exprimer un contenu de conscience123.
Dans le cadre de cette recherche, le langage des jeunes s’opère dans un environnement
numérique qui désigne des lieux, des activités info-communicationnelles et des intentions qui
accompagnent leur vie quotidienne. Il n’est pas seulement une source virale tous azimuts dans
les pratiques informationnelles qui signifieraient un niveau de modernité techniciste. Il peut
être signifiant d’une manière d’être, d’une culture de la vie quotidienne. Dans
l’environnement numérique, les pratiques informationnelles et communicationnelles s’opèrent
dans une logique d’imbrication propre à un groupe d’acteurs dans leur commune relation à la
société qui est la leur et qui ne cesse d’affirmer lourdement ce qui la constitue. C’est bien
118
Atenga op. cit. p. 4
119
Stiegler B. (1996) Le temps et la technique 2. La désorientation, Gallilé.
120
Voir Lucien Sfez, Critique de la communication, op. cit. p.13
121
Escarpit R., (1993) L’écrit et la communication, Que sais-je ? 5e édition, p.5
122
Idem p. 6
123
Javeau op. cit. p. 63
Dire que le langage des jeunes camerounais est une manière d’être c’est vouloir signifier qu’il
a autant de place aujourd’hui que le langage commun, celui de la communication ordinaire
pratiquée. Il est de ce point de vue, de plus en plus le langage des métiers, des conditions
sociales, celui du niveau de la culture et des exotismes qui en sont le corollaire.
S’intéresser aux langages de la jeunesse camerounaise, a leurs dires numériques, c’est entrer
de plein pied dans ce que l’anthropologue qualifie de « Nouveau nouveau Monde » de la
communication par le tissu de ses réseaux, par la diversification continue de ses moyens et
formes d’expression, qui produit des représentations de ce temps massivement diffusable 125 .
Le plus puissant pouvoir social s’y est établi d’après l’auteur, celui que les pouvoirs
jusqu’alors dominants ne peuvent plus négliger. Nous prenons le parti de l’auteur pour
affirmer que ce monde-là est un mélange quasiment inséparable du verbe, de l’iconique et de
l’écrit, des domaines à la fois complémentaires et concurrents126.
Selon Internet World Stats (IWS) Usage and Population Statistics, l’Afrique compte
aujourd’hui plus 453 millions de personnes qui utilisent la connexion internet pour une
population de plus d’un milliard d’habitants, Soit 32,2% de la pénétration dans le vieux
continent. Les chiffres que révèle ce site font la part belle à Facebook avec 117 millions
d’inscrits au mois de décembre 2018. Le MOBILE au kamer, un autre portail d’actualisation
de l’information relative au mobile et l’Internet au Cameroun indique que l’Afrique centrale
avec seulement 12% reste la région avec le taux de pénétration le plus faible et le Cameroun
comme pôle de prospérité.
124
Balandier op. cit. p. 18
125
Ibid. p. 18
126
Ibid. p. 18
127
Idem. p. 69
128
Ibid p. 69
A plusieurs reprises déjà, cela a été dit. C’est que, l’idée qu’Internet participe d’une
révolution technologique considérable qui transforme le monde et change les sociétés
politiques est comprises comme un enjeu politique et économique par l’Etat camerounais
surtout dans un contexte politique ou la restauration du pouvoir politique est une entreprise
technologie.
Sur les 19 millions d’abonnés mobile que compte le pays, MTN et Orange seules cumulent
14,3 millions. Respectivement 7,1 et 7,2 sur l’ensemble du territoire national. A côté de ces
mastodontes, il existe Nexttel. Filiale de la compagnie vietnamienne Viettel, venu jouer les
troubles faits depuis 2014, surtout qu’à l’entame, il pouvait s’arguer de l’exclusivité d’une
offre Internet à la 3G ardemment sollicitée par les camerounais presqu’en disgrâce avec
MTN-Orange en situation jusque-là de duopole. Cet opérateur à ce jour comptabilise ses
abonnés à 4,5millions.
Depuis le 25 aout 2017, le marché d’Internet doit composer avec un autre nouvel arrivant :
Yoomee Mobile. Nouvel opérateur de la téléphonie mobile. Jusque-là fournisseur d’accès
internet depuis 2011. L’extension de ses services a été rendue possible à la suite d’un accord
de mutations de ces activités obtenu auprès du Ministère des postes et télécommunications, sa
tutelle en la matière. Yoomee Mobile embrasse les meandres de ce champ socioéconomique
et sociopolitique aux enjeux colossaux en offrant des services combinés d’une technologie
polyvalente de communication par voix (GSM) et par internet (CDMA). A son propos, il
convient de signaler que, pour son déploiement l’opérateur s’est associé le 22 février 2017 à
l’opérateur mère des télécommunications Camtel. Un partenariat qui lui permet d’être un
MVNO. C’est -à-dire Mobile Virtual Network Operator ou Opérateur Mobile exploitant un
réseau virtuel s’appuyant sur la 4G.
129
Lire le rapport de l’agence de régulation des télécommunications (ART), étude sur le niveau d’accès, les
usages et les perceptions des services de communications numériques, 2014, p. 20
130
Legavre J.B. (2011) « Entre conflit et coopération. Les journalistes et les communicants comme’’ associés-
rivaux’’ ».Communication & Langages, pp105-123
Nonobstant cette réalité, tout ce passe comment si Internet et les réseaux sociaux sont une
belle femme aux mœurs légères. Un objet attractif aux effets pervers. C’est-à-dire
l’attachement à un environnement « sonore » qui désigne des lieux et des activités, qui
accompagne le cours des jours, qui devient une nécessité lorsque le trop de difficulté de la vie
angoisse, il peut être le signifiant d’une manière d’être ensemble, d’une culture de la vie
quotidienne132 des jeunes camerounais.
En ce sens, les médias sociaux sont un langage au sens ou l’entend George Balandier. C’est-à-
dire que les jeunes les assimilent au langage qui leur est propre, en machinant la grammaire et
en déconstruisant les structures classiques de la prise de parole inhérente à l’espace public
traditionnel, générant de nouveaux registres discursifs. Pour les jeunes camerounais, ils font
alors source de créativité dans critique sociale, la dénonciation, la mobilisation, dans
l’organisation des pétitions, du marketing politique, de la propagande, de la participation
citoyenne, d’activisme social, d’activités de commerce en ligne etc. qui « signifient la
modernité techniciste et sururbaine »133.
L’un, celui qui s’étend par interconnexion des « nouveaux Nouveaux Mondes » qui le
constituent et par la montée en puissance des technosystèmes qui l’engendrent, ne cesse
d’accroitre son emprise sur l’autre, et donc sur la construction du social. Il la perturbe par
comparaison avec la construction d’avant, en permettant notamment de jouer par médiation
technique du décalage entre réel virtualisable et virtuel réalisable, entre présence ordinaire et
présente potentielle135.
Il est une autre chose relevant des habitudes numériques est de voir comment l’espace/temps
social Facebook donne la possibilité d’affecter par l’effet de l’identité virtuelle les
comportements individuels, les relations entre personnes, les moyens expressifs de l’échange
langagier des jeunes, entre eux et leur rapport au monde.
131
Ewangue op. cit
132
Balandier op. cit. p. 39
133
Ibid. p. 39
134
Idem p. 46
135
Ibid. p. 46
Tout se passe comme si les élections présidentielle d’octobre 2018 au Cameroun, mais avant
et aussi après leur tenues, donnaient l’occasion aux citoyens en général et aux différents
sympathisants et militants par l’accès aux « illustrations persuasives qui poussent à la
transgression des interdits, des commandements de la morale collective et de la décence
politique » d’exalter le tribalisme, le communautarisme, et tout autres formes d’extrémismes à
faire renaître.
S’agissant des rapports interpersonnels des jeunes camerounais qui nous intéressent dans ce
travail, par l’ordinateur, « générateur d’un monde sans matérialité », et du téléphone portable
par miniaturisation propice à l’extension de sa fonction originelle, concourent avec une
certaine efficience à la formation des liens « à l’abri de la dissimulation ». C’est ce que
développe Balandier, à savoir que : derrière le personnage identifié par un pseudo, ou à la
suite d’une conversation électronique régulièrement entretenue, qui donne à la relation
interactive un pouvoir d’influence exerçable à distance. Là encore, comme dans l’échange de
la parole, c’est le médiateur technique et la facilité d’y recourir qui transforment la nature de
la mise en relation136. De même, ces petites mythologies sociales concourent également à
l’avènement de ce que Balandier nomme un média total.
Un media total, c’est dans ce sens que doit être compris Facebook dans cette recherche. C’est-
à-dire un espace sur lequel a côté de la parole, l’écrit, le son et l’image dans une temporalité
de l’immédiat sont des choses porteuses de sens et de significations que ce travail se propose
d’explorer. Facebook est considéré comme un média total ici au sens ou cet espace/temps
social numérique « apporte une force neuve à ce qui donne forme à la vision et à la pratique
du monde actuel, à la construction du social et des pouvoirs qui le gouvernent, à l’avènement
dont il construit l’image et oriente l’interprétation »137.
Pour sortir, nous amenons le lecteur en effet, à retenir que ce dernier aspect s’inscrit dans la
perspective des travaux de Marcy Ovoundaga qui nous apprennent que dans les sociétés
africaines, des pays ou le contrôle politique sur les médias traditionnels est encore d’actualité,
les médias sociaux se présentent comme de véritables canaux de diffusion et de partage de
l’information138, des espaces d’expression démocratique, soutien Alain Kiyindou, qui viennent
136
Balandier op. cit. p. 47
137
Idem. p. 68
138
Ovoundaga M. D. (2018) « les réseaux sociaux du web et les nouvelles formes d’engagement politique au
Gabon : le cas de Facebook », (en ligne), consulté en février 2019.
Une telle empreinte numérique dans la vie sociale camerounaise charrie des bouleversements
culturels relevant de la complexité des sociétés politique aujourd’hui, dont dresser le bilan des
transformations est une entreprise loin d’être des plus évidente. Une ambition que n’avait pas
ce travail, nous prenons plutôt le parti d’une démarche prospective sous le principe du
questionnement comme moyen de s’inscrire dans une tradition et de cheminer à l’intérieur
d’un mouvement, « d’une réalité mouvante » dans l’objectif de découvrir à travers
l’espace/temps social numérique les perspectives sociales qui se dessinent et de saisir les
représentations qui en découlent.
Les réseaux sociaux sont une nouvelle théologie dont le Cameroun est l’un des nombreux
convertis. Les plateformes d’échanges info-communicationnels massivement investi par les
jeunes, objet de cette étude, sont notamment perçu en ce qui nous concerne comme des
« dispositifs prônant la libre parole des populations se positionnement comme des
contrepoids de la parole du pouvoir politique »140.
Avec l’avènement de l’internet et l’une de ses utilisations phares : le Web, qui a permis le
développement de nouveaux pôles de communication numériques, ayant favorisé l’irruption
sous nos chaumières des réseaux sociaux, nous pouvons dire qu’une révolution démocratique
est en marche grâce aux technologies de l’Information et de la communication141.
De la galaxie Twitter au mastodonte Facebook, il ne fait guère de doute que les réseaux
sociaux numériques (RSN) ont permis de fédérer des petits groupes à travers le monde pour
constituer des mouvements. Les petits collectifs disséminés sont une force que n’avaient pas
les médias traditionnels. En effet, de plus en plus, les RSN sont en train de s’imposer comme
le lieu par excellence des débats citoyen, la grande place du rejet de la coupure entre
gouvernants et gouvernés, du refus de la césure entre représentants et citoyens 142 selon Baba
Wamé l’un des pionniers des questions d’Internet au Cameroun.
Pour le théoricien camerounais, les RSN nous permettent d’émettre l’idée de la promotion
d’une forme de délibération élargie, d’auto régulation et de mise en place des collectifs
transnationaux, et même d’essor de compétence critiques. Au regard de l’émergence de cette
forme de débat public, qui s’autorégule pour constituer un puissant mouvement de masse143.
Une hypothèse que l’on a pu vérifier dans le cadre de notre travail sur notre terrain. Nous en
rendrons l’essentiel plus loin. Dans d’autres chapitres également nous allons montrer
139
Kiyindou A. (2016) « Technologies de l’information et de la communication, développement et démocratie en
Afrique », REFSICOM (en ligne), DOSSIER : Communication et changement, mise en ligne le 25 octobre 2016,
consulté en Février 2019
140
Idem. p.
141
Baba Wamé, (2015) « Les réseaux sociaux pendant la crise post-Afro-basket dame 2015 au Cameroun : un
nouvel espace public de revendications corporatistes, p. 247
142
Ibid. p. 247
143
Ibid. p. 247
L’espace/temps Facebook suggère trois types de présence : le profil, la page et le forum qu’on
appelle communément groupe. Selon les conditions générales de Facebook, le profil
correspond à une personne physique. La page, quant à elle, permet aux organisations,
entreprises, célébrités et aux marque déposées de communiquer avec les personnes par
lesquelles elles sont appréciées. La page correspond plus aux entreprises cherchant à
promouvoir les marques ou les organisations défendant des causes. Des personnes qui ont
atteint la limite de 5000 amis peuvent se voir proposer de transformer leur profil en page. Vos
amis deviennent dans ce cas des abonnés. Le troisième type de présence sur ce réseau social
numérique est le forum de discussion, c’est ce dispositif qui nous intéresse dans le cadre de ce
travail. Il est un espace d’échange info-communicationnel crée autour d’un centre d’intérêt.
Les forums peuvent être ouvert (au public), fermé ou secret. Ceux qui nous intéressent ici sont
des groupes ouverts au public.
A plan citoyen et politique, on en dénombre autant que les opinions, les associations et les
partis politiques existent et s’imbriquent dans le paysage sociopolitique camerounais. Les
groupes à caractère politique qui nous intéresse ici sont des plateformes dédiées aux jeunesses
des partis politiques dont le choix a été largement justifié et expliqué au chapitre traitant des
questions de méthodologie et des considérations théoriques. Il s’agit des forums Cabral Libih
Officiel, de la jeunesse socialiste : pensons le Cameroun, du MRC Jeune/ CMR Youth et du
OJDPC section Facebook. L’étude des messages échangés par ces jeunes sur leurs
plateformes permet entre autre de mesurer par nous-même la pertinence en contexte
144
Baba Wamé op. cit. p. 248
145
Mao B., Saintourens T. (2016) Cyber Fragiles-Enquete sur les dangers de nos vie connectés, Paris :
Tallandier, 304 p.
146
Baba Wamé Idem. p .251
Ces milliers de groupes disséminés sur le réseau social Facebook mettent en sens les besoins
de visibilité et de légitimé qu’émettent aujourd’hui les acteurs sociaux dans un monde digital
et témoignent à la fois d’un certain entreprenariat fécond et fulgurant par-delà l’engouement
des utilisateurs, dans un espace transfert ou s’effectuent des délocalisations de nature inédite,
apparemment inouïes jusqu’au moment où les générations apparues à l’âge du numérique
viennent à les pratiquer et à les multiplier. Le langage qui en est né- une variété de
technolangue dont le lexique s’élargit sans cesse- comporte des vocables qui suggèrent une
analogie entre l’espace immatériel et celui que l’homme habite effectivement. Il s’y trouve
des fournisseurs de toutes choses de toutes choses, de tous services et de l’information
capitalisée disponible dans les banques de données148.
Le Facebook camerounais abrite des activités aussi diverses que sont les hommes qui peuple
la terre de nos ancêtres. Il est un espace du possible pour les jeunes. Un monde à peu ou sans
limites, quelque chose d’inédit qui porte en elle, potentiellement accessibles et
mécaniquement restituables, d’innombrables bruits, musiques, langages et images du monde
réel, passé ou présent. Il en tire ce qui lui apporte une façon de vie propre, il a par eux une
existence maintenant imbriquée à l’existence même de l’homme moderne149.
5. La Modernité au cœur des imaginaires et usages des technologies numériques chez les
jeunes camerounais
147
Cardon D. (2010) La démocratie internet. Promesses et limites, Paris, Ed. Le Seuil.
148
Balandier op. cit. p. 43
149
Idem. p. 46
150
Baba Wamé op. cit. p. 251
Chaque pays possède un contexte sociopolitique spécifique influant tant sur les
comportements et les valeurs des jeunes que sur les modalités du débat public et sur les
représentations sociales. C’est précisément à ce stade que l’on entrevoit la question de
l’imaginaire, qui ne doit pas être étroitement perçu au sens littéral d’imagination, d’après
Armand Leka Essomba152.
Sujet ouvert, il est difficile de dresser le bilan de l’usage et de la notion de l’imaginaire dans
ses perspectives les plus étendues et pluridisciplinaires, en sociologie de la technique et
singulièrement des TIC. Comme le souligne Sfez, il y aurait ainsi une collection d’imaginaires
particuliers propres à des métiers, professions ou vocation : un imaginaire bâtisseur, un
imaginaire des techniques de pointe, un imaginaire de la technique (sans pointe), un
imaginaire social (encore plus vaste), un imaginaire de la Renaissance, etc. Dire que la
technique a un imaginaire c’est la doter d’un réservoir quasi inépuisable de figures154.
Nous appréhendons l’imaginaire ici au sens que lui donne Pierre Musso, « comme un
ensemble de représentations sociales articulées : à la fois du réel transformé en
représentation et la réalisation de représentations sociales ou individuelles »155, des
interactions de la jeunesse camerounaise sur l’espace/temps digital qu’est Facebook. Thomas
Atenga dit à propos que « l’espace/temps social numérique renvoie à tous les liens rituels,
aux normes, routines et images de soi et de l’autre qui sont en interactions dans cet
univers »156. Pour le sociologue Gilbert Durand l’imaginaire apparait comme « ce connecteur
obligé par lequel se constitue toute représentation humaine »157.
151
Sfez. Op. cit. p.
152
Leka Essomba (2017) « L’engagement des jeunes au Cameroun, Etat des lieux et perspectives », France
Volontaires, Echanges et solidarité internationale
153
Ibid. p. 6
154
Sfez (2002) Technique et idéologie, Le Seuil, Paris, p. 33-34
155
Musso P. (2010) « Usages et imaginaires des TIC. L’évolution des cultures numériques, FYP éditions,
156
Atenga T. op. cit. p. 56
157
Durant G. L’imagianire. Essai sur les sciences et la philosophie de l’image, Hatier, p. 27
En ce qui concerne les macroreprésentations sociales, sur le versant utopique, une société
fondée sur le lien, l’ouverture, la liberté et l’accessibilité à l’information et au savoir pour
tous, est annoncée. Le monde à avenir sera plus égalitaire et plus coopératif. L’espace illimité
qu’il offre, l’affranchissement des contraintes spatio-temporelles et de l’emprise de tutelles
comme les institutions, la libre circulation et l’interconnexion, la mise à disposition d’une
quantité de ressources colossale sont quelques-uns des atouts pour la réalisation de ce projet.
Compiègne raconte que sur le versant opposé, la virulence des contre-utopiques est à la
mesure de la force de ces engouements. La société numérique est suspectée de créer des
addictions à la connexion permanente, aux univers virtuels…, de rendre les communications
et les échanges sommaires du fait de la médiation technique. De nombreuses
microreprésentations accompagnent aussi les objets et les dispositifs technologiques qui
l’incarnent. C’est le cas par exemple du téléphone portable sujet de nombreux récits comme
mythologie du 21e siècle.
Les imaginaires des technologies numériques sont multiples. Patrick Flichy 159 en a isolé trois
principaux :
- celui des concepteurs de l’innovation qui proposent des usages virtuels ou potentiels à
partir des possibles ouverts par l’innovation ; ils sont relayés et amplifiés par des
publicitaires, des organismes d’études et des services de marketing des entreprises qui
assurent la promotion spécifiée de l’innovation ; tous produisent des signes, des
images, des slogans, des histoires (storytelling) qui inscrit un objet technique dans un
contexte imaginaire.
158
Compiègne op. cit. p. 12-13
159
Flichy P. (1995) L’innovation technique, La Découverte, Paris, p. 89
160
Compiègne, op cit p
Ce dernier aspect amène Pierre Musso à dire formuler que cet ensemble de discours et
d’images participe à la construction progressive de l’imaginaire social d’un objet technique.
Selon lui, tous ces médiateurs de l’imaginaire social partagent souvent un cadre commun de
référence : par exemple, « la société d’information » obligeant chacun à être « branché » et
constamment joignable, ou celle de surveillance pour garantir la sécurité. On peut parler de «
foisonnement » d’imaginaires, mais dans un cadre de référence partagé par tous à un moment
donné, ce que nous avons appelé une « macro-représentation » sociale163.
La question pour nous est de comprendre quels sont les imaginaires des technologies
numériques des jeunes qui nous intéressent dans ce travail au regard des temporalités
technologiques qui sont les leurs. Sachant que l’imaginaire est associé aux pratiques sociales
et les objets technologiques qu’ils utilisent. C’est donc du côté de ces pratiques sociales
ordinaires et routinières dont ils ont une connaissance que nous allons regarder. Ainsi, les
représentations sociales des jeunes camerounais peuvent alors être envisagées comme le
résultat quotidiennement (re)construit, pour emprunter à Aghi Bahi165 de leurs actions. Dans
ce sens, approximer les imaginaires de ces jeunes suppose la compréhension de leurs dires, de
leur conscience discursive166 reflet de leur sens pratique167 dans leur vie en réseau. Une vie
moderne.
La notion de jeune, issue du langage commun, est une catégorie structurante socialement
construite, intermédiaire entre la période de l’enfance et l’adulte d’âge mur voire de la
161
Une forumule de Patrick Flichy
162
Flichy
163
Musso op. cit. p. 5
164
Ibid. p. 5
165
Aghi Bahi (2010) « Jeunes et imaginaires de la modernité à Abidjan », Cadernos de Estudos Africanos (en
ligne), 18/19/ 2010, consulté le 19 avril 2019. URL : http://
166
Giddens A. (1987) La constitution de la société. Eléments de la théorie de la structuration, Paris, PUF, coll.
167
Bourdieu P. (1980) Le sens pratique. Paris, Minuit
Les jeunes qui constituent notre corpus sont des jeunes urbanisés qui vivent pour la grande
majorité dans les villes de Douala et de Yaoundé. Respectivement les capitales économiques
et politiques du pays. Au Cameroun comme partout en Afrique « le phénomène urbain est
fruit de la colonisation »171. En effet, la ville dans son organisation originelle est le résultat de
l’œuvre coloniale. C’est vrai pour Douala, c’est pour vrai Dakar, c’est vrai pour Abidjan etc.
Parlant de la ville, Bernard Lamizet et George Balandier quand il parle de cette Afrique
ambigüe nous apprennent qu’elle un site concret d’importation et d’expression des techniques
de fabrication de sociétés modernes172, et ce lieu où l’articulation entre pouvoir et savoir y
détermine largement les logiques de la sociabilité conflictuelle 173. La ville de Douala, terrain
de notre étude correspond singulièrement au sens de la ville selon Lamizet. C’est-à-dire un
environnement qui laisse apprécier ses installations électriques et de télécommunications qui
côtoient de longs boulevards parsemer de verres. Du fait de son ouverture à la mer et des
réseaux logistiques et banquiers, cette ville moderne174 est un lieu hautement courtisé par les
jeunes comme lieu de possibilité d’emploi, constitue la normalité de leur vie quotidienne.
La modernité est donc d’abord un lieu physique affréteur de biens symboliques accouru par
jeunes camerounais âgés de 21 à 45ans que nous avons interrogées pour les besoins
spécifiques de cette recherche. Une centaine d’entretiens compréhensifs entourés en amont et
en aval de questionnaires ont permis de s’assurer que les données ainsi produites ne sont pas
un artefact issu d’une manière unique de procéder ou d’une relation unique et que le
chercheur n’est pas limité par sa compréhension du moment175.
Paroles suscitées, le type d’entretien adopté requiert la mise entre parenthèses de ce que l’on
sait pour privilégier les discussions avec des jeunes afin de coproduire un discours dans lequel
les personnes interviewées expriment ce qu’elles pensent ou pensent savoir de la modernité 176.
Cette sorte de « point de vue de l’indigène » suppose une capacité à analyser leurs modes
expressions voire leurs systèmes symboliques177.
C’est donc dans les expressions du langage quotidien et les technolangages des jeunes que
nous avons entretenus tout au long de cette thèse que nous avons rencontrés que s’inscrit leur
168
Aghi Bahi op. cit. p. 50
169
Bourdieu, P. (1984) Questions de sociologie. Paris, Minuit, p. 143-144
170
Jewsiewicki O. et Létourneau J. (orgs) (1998) Les jeunes à l’ère de la mondialisation. Quête identitaire et
conscience historique. Québec, Septentrion
171
Zadi, Z. (1990) Introduction à la connaissance de la poésie orale de Côte d’Ivoire, cité par Aghi Bahi, p. 50
172
Balandier G. (1962). Afrique ambiguë. Paris, Plon
173
Lamizet B. (2005) Le sens de la ville. Paris, L’Harmatan
174
175
Becker, Howard S. (2006) Le travail sociologique. Méthode et substance. Fribourg, “cademic Press Fribourg
176
Aghi Bahi op. cit. p. 51
177
Geertz C. (2002). Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir. Paris, PUF, 3ème édition.
D’après Olivier, est moderne “quelqu’un qui s’adapte aux nouvelles technologies”, celles-ci
“permettent aux hommes de franchir le temps et l’espace. Par exemple, “avec le net, c’est
comme si on est partout au même moment, on a l’information a temps réel de ce qui se passe
ailleurs dans d’autres continents’’. La téléprésence, caractéristique de ce que la technologie
impulse à la modernité, est déjà une façon d’être au quotidien de la jeunesse camerounaise.
Les dires recueillis si besoin est encore, traduisent le sens et les significations que revêtent
aujourd’hui les technologies numériques dans la vie des individus de façon globale.
Le vécu quotidien de la jeunesse politique camerounaise supposément moderne est donc lesté
d’une certaine vision d’elle-même, du Cameroun et du monde. Une certaine conception de ce
qu’être moderne sous fond de grands récits et d’imaginaires. La construction de l’identité
moderne par le jeune camerounais est donc productrice de l’imaginaire de la modernité.
Aghi Bahi chercheur ivoirien nous rappelle que, pendant de longues années, reliquat de la
colonisation, l’ouverture sur l’extérieur, l’Occident, et la technologie sous toutes ses formes
ont été les moteurs idéologiques de la modernité179. Au Cameroun, dans cet imaginaire, les
enjeux du développement, de la digitalisation et les technologies numériques sont pensés et
articulés pour atteindre les objectifs contenus dans la boussole Cameroun vision 2035180
C’est que, lors de nos entrevues, il est apparu que les angoisses existentielles des jeunes
nourrissent l’idée que les technologies numériques égaliseraient les chances de chacun, ‘’dans
un pays ou la corruption, le favoritisme ont fait leur lit au profit d’une classe sociale’’
(Nadège, jeune socialiste). Le pouvoir est aussi un imaginaire de l’innovation technique
ressorti dans nos échanges. En ce sens que, l’espace/temps social numérique apporte la
liberté de la parole notamment, la libération des contraintes domestiques et produisent de
l’autonomie individuelle et collective, mais surtout consacre un pan de pouvoir par la parole
aux jeunes contre le régime autoritaire du président Biya. La liberté de la parole est à en croire
Roland (membre du forum MRC Jeune) ‘’ l’une potentialité les plus importantes qu’offre
l’outil Internet’’.
De ce qui précède, Musso souligne que la production des imaginaires des TIC s’inscrit dans la
durée et dans une dynamique. Si les mythes technologiques se forment et se cristallisent sur
une longue période, les imaginaires qui pullulent avec chaque innovation sont éphémères et
collent au nouvel objet technique comme des papillons à la lumière183.
Victor Scardigli184 sociologue à qui l’on doit le travail sur la typologie en sept couples de
« miracles ou frayeurs » pertinente pour décrypter de l’imaginaire des techniques, a ainsi noté
qu’il existe « trois temps de l’insertion sociale des techniques ». Une note pertinente pour ce
travail car permettant de situer les discours et pratiques dans le temps.
Il indique que, le premier temps est encombré d’images, de discours et de promesses : c’est le
temps des discours prophétiques qui précèdent et accompagnent l’insertion et
l’expérimentation de l’innovation technologique dans le corps social. Le deuxième temps,
celui de la diffusion de l’innovation, voit se développer les premiers usages, l’entrée en scène
des médiateurs et des prescripteurs. À l’enthousiasme éventuel pour une nouvelle technologie,
fait souvent suite une phase de désillusion. Enfin, le troisième temps, celui de l’appropriation
socio-culturelle de l’innovation, est celui où les usages de la technique se stabilisent : alors se
produit un mouvement d’acculturation, voire de naturalisation de la technique.
183
Musso op. cit. p. 6
184
Scardigli V. (1989) « Nouvelles technologies : l’imaginaire du progrès », in L’imaginaire des techniques de
pointe, Au doigt à l’œil, sous la responsabilité d’Alain Gras et Sophie Poirot-Delpech, L’Harmattan, Paris, p. 97-
114
185
Voir Jacques Bonjawo.
Prolongeant la réflexion de Pierre Musso, l’enseignement qu’on tire de ces différents temps
de l’insertion sociale des techniques est que « les imaginaires d’une innovation technique ne
sont pas stables : ils évoluent, passent par des phases de consensus euphorique ou de grand
scepticisme, d’affrontements et de débats, même passionnels, puis ils se stabilisent avec la
diffusion de la technique et le développement de ses appropriations »186. In fine, l’usage de
l’objet technique pourra aussi bien être conforme à ce qu’imaginait le concepteur que très
différent du fait des détournements ou des ajustements, voire du refus partiel de certaines
potentialités offertes par la technique. Un équilibre est progressivement trouvé par itérations
successives entre l’objet technique, ses imaginaires et ses usages. Ce qui conduit Jacques
Perriault a signifié que « la relation d’usage est un composé complexe d’instrumentalité et
de symbolique »187.
Les usages et les appropriations des TIC entrent dans des processus de coproduction ou de
coédition de l’imaginaire technologique de la modernité ou plutôt de l’imaginaire de cette
société moderne technologisée promue par les optimistes de l’Internet et des autoroutes de
l’information188. Pour Musso, toute réflexion non techniciste sur les TIC est confrontée
aujourd’hui au défi majeur de décrypter l’entremêlement des imaginaires et des temporalités
techniciens189. Ce travail à sa manière a tenté de montrer que les imaginaires qui se stabilisent
en contexte camerounais à partir des usages des jeunes sont « l’inconscient de toute société ».
Les usages, particulièrement ceux des technologies numériques, sont des interfaces entre les
sujets, les objets et l’environnement socio-historique qui les entourent. Ils sont autant les
révélateurs que les mécanismes des processus de civilisation décrits par le sociologue
allemand Norbert Élias190.
186
Musso op. cit. p .7
187
Perriault J. (1989) La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Flammarion, Paris, p. 213.
188
Aghi Bahi op. cit. 59
189
Musso Idem. p. 7
190
Élias N. (1977) La civilisation des mœurs, Paris, Le Livre de poche,
191
Plantard P. (2014) « Usages des technologiques numériques : innovations et imaginaires, P. Musso (dir),
Industrie, imaginaire et innovation, Manucius, pp.57-68, p.1
Avant eux, c’est Michel de Certeau qui théorise en 1980 la notion de l’usage dans son
ouvrage L’invention du quotidien, devenu un classique des sciences sociales. Il y étudie les
pratiques de lecture révélatrices des nouveaux modes de consommation et montre qu’il s’agit
d’un acte social très actif. La consommation « ferait figure d’activité moutonnière,
progressivement immobilisée et “traitée” grâce à la mobilité croissante des conquérants de
l’espace que sont les médias. [...] Aux foules, il resterait seulement la liberté de brouter la
ration de simulacres que le système distribue à chacun. Voilà précisément l’idée contre
laquelle je m’élève : pareille représentation des consommateurs n’est pas recevable [...]
L’ordre régnant sert de support à des productions innombrables, alors qu’il rend ses
propriétaires aveugles sur cette créativité ». Les usagers s’approprient en les transformant, les
cultures dominantes, et le détournement créatif et collectif est le processus central de
l’usage195.
Dans la filiation de De Certeau, Simondon entérine que l’objet technique c’est de l’humain
« cristallisé ». Pour lui, la technique est l’essence de la réalité humaine et chaque objet
technique correspond à un ensemble de « faits et de gestes humains » qui sont cristallisés en
structures fonctionnelles prenant des formes matérielles196. A partir de De Certeau et de
Simondon, l’approche anthropologique des usages a fait office d’un paradigme dominant.
En prolongeant leur logique, Pascal Plantard explique que les usages fondent de nouvelles
normes autour desquelles se créent les sociabilités. Le terme « ensemble » suggère des
questions de seuil, de groupes sociaux, de frontières. Les usages fondent de nouvelles normes
autour desquelles se créent les sociabilités. Les millions de connexions à Wikipédia ou à
Facebook témoignent d’usages sociaux installés. L’adjectif « socialisées » renvoie à des
phénomènes collectifs et à l’étude des processus d’adoption des normes culturelles, ce qui
nous conduit à replacer les usages des TIC dans les contextes socio-historiques et à privilégier
la notion de dispositif sociotechnique 197. Notre étude a pris en compte cet élément. Aussi bein
192
Idem. p. 2
193
Audran J. (2005) Ethnologie et conception des sites Web scolaires, Paris, Lavoisier- Hermès.
194
Perriault J. (1989) La logique de l’usage : essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion.
195
Certeau M. de(1980) L’invention du quotidien, Paris, Folio Essais, Gallimard.
196
Simondon G. (1989) Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier.
197
Plantard op. cit. p. 3
Toujours selon l’auteur, le matériel symbolique fourni par les « techno-imaginaires 199 » se
cristallise en représentations. Celles-ci, à la base des cultures numériques, déclenchent des
intentionnalités et des pratiques effectives des instruments technologiques. Ces pratiques se
socialisent en usages qui fondent alors les nouvelles normes contemporaines. Les processus
d'appropriation du numérique traversent les imaginaires, les représentations et les pratiques
pour se stabiliser, pour un temps, en normes d’usages que vont incorporer les usagers200.
Nous reprenons tel quel, à notre compte l’exemple parlant suggéré par Plantard, de Facebook
lancé le 4 février 2004 à Harvard. L’idée de réseau social numérique qu’a eue Marc
Zukerberg (Mezrich, 2010) provient d’une déconvenue amoureuse. Entre autres techno-
imaginaires, Zukerberg a à sa disposition, le mythe émancipateur d’Atlas repris sous la forme
utopique moderne du village planétaire (en anglais Global Village), d’après l’expression de
Marshall McLuhan qui structure internet (McLuhan, 1967). Atlas est le titan qui porte la terre
sur son dos. Gaston Bachelard y voit notre désir profond de se « soulever » contre ces aléas de
la vie qui nous accablent (Bachelard, 1948). Cette capacité à résister est au cœur des valeurs
du Web. À partir de cette situation singulière et de cet imaginaire, Zukerberg et son équipe
vont développer des innovations technologiques qui conduisent à une massification rapide de
Facebook qui devient vite le réseau social dominant. Le noyau des représentations concernant
Facebook s’articule autour de la communication émotionnelle en réseau. C’est ce qui
déclenche l’ouverture d’un compte puis la pratique de Facebook. En octobre 2012, (d’après
les données fournies par Facebook qui doivent donc être prise avec précaution), le site
regroupe plus d'un milliard de membres. Les émotions de Zukerberg métabolisées dans des
pratiques technologiques et industrielles innovantes, ont répondu à un besoin de « relations
numériques » déjà perceptible dès les années 2000 dans les pratiques des internautes sur les
blogs et à l’arrivée de MySpace et Friendster201.
Dans une telle configuration, on est loin, bien loin des réseaux sociaux en tant que vecteurs de
mobilisation et de participation aidant entre autre, aux révolutions arabes et
fondamentalement qui connectaient les individus entre eux relevant du lien social. La liberté,
imaginaire des technologies numériques ne peut faire l’économie d’un débat sur les limites :
l’appel au meurtre, à la violence contre des groupes identifiés, et le respect de la dignité de la
personne humaine. Ces pratiques numériques socialisées attestent que la construction d’usage
est un processus complexe qui mêle à la fois la prise en main technique, le capital social et le
développement identitaire202. Tous les internautes n’ont pas les mêmes schèmes d’utilisation
des réseaux sociaux, les usages des camerounais brièvement exposés dans ce travail se
rapprochent quelque peu de l’approche instrumentale développée par Rabardel203.
Les environnements socio-techniques que les acteurs s'approprient sont appelés instruments.
Ils se composent de l'artefact, la forme matérielle de l’'objet technologique en lui-même, et de
schèmes d'utilisation qui sont les diverses façons dont on peut l'utiliser. À un artefact peuvent
donc correspondre plusieurs schèmes d'utilisation en fonction des contextes. Pour un
ordinateur, l'objet est constitué d'un ensemble technologique fini (unité centrale, écran,
clavier, souris, box internet, câbles…), alors que les schèmes d'utilisation sont multiples :
travail, information, communication, jeu, programmation... La genèse instrumentale est le
passage de l'artefact, objet que l'on ne s'est pas encore approprié, à l'instrument, objet que l'on
a rendu propre à notre usage. Celle-ci est étroitement liée à des représentations sociales
partagées, non inscrites dans l'instrument lui-même mais dans la communauté. Cette approche
anthropocentrée nous permet d'inclure notre rapport à l'instrument dans un contexte social et
culturel précis. Il faut alors toujours se souvenir que les technologies elles-mêmes ont une
histoire. Elles sont socialisées. C’est ce que les travaux qu’on a déjà évoqué ici du socio
anthropologue Victor Scardigli se sont attelés à démontrer.
La préhension des pratiques numériques des jeunes au Cameroun ne font pas, à l’observation,
l’impasse sur les questions politique. Elles dévoilent des tribus204, des groupes virtuels sociaux
constitués, très différenciées avec des capitaux sociaux et culturels très hétérogènes.
En ouvrant les portes du chapitre suivant, la lectrice retiendra que la technique n’est pas
neutre. « La technique, c’est la manière qu’ont les humains de se cacher dans ce qu’ils font et
de s’y révéler aussi de temps à autre […] La technique relève d’un stade du miroir généralisé
dans lequel on éprouve son rapport à l’être » 205. Les pratiques numériques provoquent
toujours des interactions corporelles, cognitives et affectives. Ces pratiques déclenchent des
émotions qui échappent à toute rationalisation et peuvent révéler des questions existentielles
très lourdes206.
202
Ibid. p. 4
203
Rabardel P. (1995) Les hommes et la technique, Paris, Armand Colin, 1995
204
Breton P. (1990) La tribu informatique, Paris, Métaillé.
205
Sibony D. (1989) Entre dire et faire : penser la technique, Paris, Grasset.
206
Plantard op. cit. p. 10
D’après Plantard, Les technologies numériques ne sont donc pas vouées à l’accélération
permanente, à la consommation boulimique, à la désublimation et aux temporalités volatiles.
Elles prennent place, et en sont souvent la partie visible, dans un modèle de société ayant pour
paradigme l’individualisme négatif. Mais d’autres forces, basées sur d’autres techno-
imaginaires, traversent les cultures numériques. Facebook, pour prendre l’exemple de ce qui
nous concerne dans ce travail en est un marqueur illustratif. Lorsque nous nous sommes mis
en situation d’immersion technographique pendant plus d’un sur les plateformes d’échanges
dédiées aux jeunesses des partis, nous découvrions alors que le comportement politique de la
jeunesse camerounaise ne correspond pas à l’apathie civique et politique qu’on lui attribue.
Cette jeunesse réaffirme la posture de Michel de Certeau sur les usages. Comme pour dire que
c’est par une approche non-technocentrée du numérique que les pratiques véritables des gens
ordinaires seront enfin dévoilées et pourront véritablement refonder les créativités et le design
des technologies. C’est tout l’enjeu de l’anthropologie des usages211.
En définitive, Analyser les modalités contemporaines d’internet, nouvel espace public, convie
à repenser le concept d’espace, mais également celui de soi et de l’autre en relation ou au
prise dans cet espace212. Dans ce sens, reconstruire la modernité en questionnant son lien fatal
avec la rationalisation requiert certainement d’en considérer la localisation géo-historique par
l’examen de lieux différenciées de son énonciation213.
Le processus de modernisation, initiation d’un changement social provoqué, fournit alors une
indication sur les lieux de la modernité 214. L’Afrique des villes, des citadins, reste un des
laboratoires de la contemporanéité en perpétuel changement 215. En tant que contenant,
médium par lequel passe la discussion, internet s’apparente à ce que Bruno Latour appelle
207
Bourdieu cité par Plantard p. 12
208
Leroi-Gourhan A. (1964) Le geste et la parole, Paris, Albin Michel.
209
Guillaume M. (1980) La politique du patrimoine. Paris, Éditions Galilée.
210
Plantard. Idem p. 12
211
Plantard op. cit. Idem. p. 12
212
Benoit-Barné, C. (2002). « The Internet as a Space for Civic Discourse: The Case of the Unity Debate in
Canada ». In S.D. Ferguson, & L.R. Shade, (Eds.), Civic Discourse in Canada: A Cacophony of Voices,
Westport, CT: Greenwood, pp. 155-168
213
Touraine A. (1992) Critique de la modernité. Paris, Fayard - Livre de poche
214
Aghi Bahi op. cit. p. 59
CHAPITRE 2
Ce chapitre tente de jeter un regard banal sur quelques aspects de la réalité des jeunes
camerounais dans leur environnement social soixante ans après les indépendances. Ce faisant,
nous n’ambitionnons pas de cerner tous les contours d’une question à la vérité vaste et
complexe. Comme Achille Mbembe, nous avons choisi d’observer au ras du sol cette
catégorie sociale du peuple camerounais « dont un constat massif permet de dire qu’elle
affecte considérablement l’équilibre morphologique des sociétés africaines actuelles »218,
nous nous propositions d’analyser les pratiques de communication numériques sur Facebook
de la jeunesse. D’où le tire : Jeunesse camerounaise et prise de parole politiques à l’âge du
digital.
215
Leimdorfer F. et Marie A. (2003) L’Afrique des citadins. Sociétés civiles en chantier, (orgs) (Abidjan,
Dakar). Paris, Karthala
216
Latour B. (2002). « Si l’on parlait un peu politique ? », Politix 15 (58), pp. 143-165 ; Latour, B. et Gagliardi
P. dir.) (2006). Les atmosphères de la politique : Dialogue pour un monde commun. Paris, Les Empêcheurs de
penser en rond.
217
Proulx,S. & Latzko-Toth G. (2000). « La virtualité comme catégorie pour penser le social : l’usage de la
notion de communauté virtuelle ». Sociologie et sociétés 32(2), 99- 122 ; Proulx, S., L.Poissant, et M. Sénécal
(dir.) (2006). Communautés virtuelles : penser et agir en réseau. Sainte-Foy, PUQ, 361 p
218
Mbembe A. (1985) Les jeunes et l’ordre politique en Afrique Noire, Logiques sociales, L’Harmattan, p. 5
Ce questionnement est fondamental parce que selon lui, « à l’intérieur de chaque catégorie, il
faudrait alors tenir compte des ramifications internes, diversifier les approches, nuancer les
affirmations, affiner les considérations. Car les attitudes, les désirs, les modes de vie, les
besoins et les aspirations, les chances de se développer convergent, se croisent, divergent,
s’épousent et divorcent ici, selon les moments, les conditions socio-économiques, et de
nombreux autres facteurs plus ou moins contingents »220.
Les jeunes que nous avions étudié ici ne se reconnaissent pas dans les grands courants de
pensée de l’histoire africaine comme l’idéologie de la Négritude ni dans celle de
l’authenticité. Le panafricanisme est encore à leurs yeux quelque chose d’abstrait. Une réalité
qui nous fait regretter l’approche historique que nous n’avons pas appelée dans ce travail.
En effet, à s’en tenir à l’avis d’un historien comme Mbembe, l’approche historique prenant en
compte la traite des esclaves et le phénomène colonial aurait sans doute enrichi davantage une
problématique comme celle-ci, participant à l’enraciner dans ce qui fait la complexité d’une
approche qui se donne pour objet une jeunesse africaine. Au travers des pratiques de
l’indigénat, du travail forcé et des guerres coloniales qui surgirent du fait colonial. Il pense
que l’entreprise missionnaire, la scolarisation et l’urbanisation nous auraient suggéré
d’examiner les mirages d’émancipation qui se présentèrent aux jeunes à l’époque
considérée221. Une approche qui aurait s’en doute balisé la voie vers une compréhension plus
située, des tribulations des jeunes aujourd’hui, conclut-il.
La génération que nous traitons dans ce travail fait l’expérience de l’ouverture au monde qui
s’est élargie d’abord par les médias traditionnels et l’avènement de l’outil Internet. Toute
chose qui travaille les systèmes politiques dans lesquelles elle évolue. Une expérience qui met
en sens l’Etat camerounais, mais plus largement les Etats africains dont le discours se déploie,
très souvent, par la négation ou en marge de la réalité de la vie quotidienne de la jeunesse.
219
Ibid. p. 5
220
Idem. p. 6
221
Mbembe op. cit. p. 6
222
Voir à ce sujet l’excellent livre de Thomas Atenga, Cameroun Gabon, la presse en sursis (2007)
Pour la plupart des Etats africains, les jeunes constituent « le fer de lance de la nation »,
« garantie la plus sure pour l’avenir », « l’avenir au présent ». Pour l’Etat africain, il n’existe
qu’une seule jeunesse. Le discours procède par conséquent par homogénéisation. Vis-à-vis
des jeunes, l’on fait état des « lourds sacrifices consentis par le gouvernement ». Ceci autorise
d’exiger d’eux « reconnaissance et gratitude » à l’égard de la nation223. C’est un discours qui
met aussi les jeunes en garde contre toutes tentations de bouleversements aveugles. Les
tergiversations et l’indifférence vis-à-vis des structures autoritaires de participation politique
(jeunesses du parti notamment) sont qualifiées d’« attitudes négatives et inutilement
contestataires ». Au nom de l’ « âme africaine », les jeunes sont invités à s’initier à la sagesse
auprès des anciens224.
Achille Mbembe explique le discours de l’Etat prends les contours et des accents moraux et
religieux pour critiquer les jeunes ou exprimer sa peur face à une catégorie de la population
aux attitudes souvent imprévisibles et difficilement contrôlables. Le recours au langage
moralisateur et religieux tient lieu ici de conjuration225.
Les discours étatiques sur les jeunes en Afrique oscillent constamment entre l’exhortation et
l’imprécation. Ambivalents, ils visent tantôt à blâmer, menacer ou conjurer, tantôt à flatter. La
flatterie utilise généralement les registres de l’avenir et fait des jeunes les espoirs de demain.
Ce faisant, l’on minimise ou passe sous silence le rôle qu’ils pourraient jouer dès aujourd’hui.
Lorsque l’on en fait état, c’est généralement sous forme de formules et de slogans sans
contenu ni programme précis. Le présent est ici un moment au cours duquel les jeunes doivent
s’astreindre à la formation et à l’initiation. Ils ne peuvent, en tout cas, être responsables que
pour demain, le présent devant être consacré à l’apprentissage de cette responsabilité226.
Le devoir naturel de tout Etat, à savoir assurer les conditions d’instruction de ses citoyens est
présenté ici comme une œuvre de charité et d’assistance, qui doit apparaitre comme une
223
Mbembe Idem. p. 17
224
Ibid. p. 17
225
Idem. p. 18
226
Mbembe op. cit. 18
227
Ibid. p. 18
La conséquence logique – et qui est devenue, au fil des années, la principale demande des
Etats africains vis-à-vis des jeunes – est, dès lors, la reconnaissance. Celle-ci se traduit
concrètement par le silence. La fonction de reconnaissance et de gratitude est assignée aux
jeunes comme l’unique parole légitime qui puisse leur être concédée par un Etat paternaliste
qui serait en train de faire plus qu’il ne faut, plus qu’il ne devrait faire, pour eux. Mbembe
affirme que dans ce contexte, les « politiques de jeunesse » semblent avoir avant tout pour
fonction de mettre en relief l’Etat, en lui permettant de s’étaler davantage, de rehausser les
attributs qu’il veut se voir reconnaitre229.
A partir de là, l’auteur souligne que toute parole admissible de la part des jeunes n’est, dès
lors, que celle d’action de grâce, qui reconnait les fonctions ainsi définies par l’Etat et les
attributs qui en découlent. Faute de quoi le discours prend des contours répressifs et
autoritaires. Les jeunes représenteraient, dans ce contexte, un danger pour la société. Ils
constitueraient un danger potentiel qu’il importe de circonscrire et de maitriser 230. La
délinquance juvénile, la perméabilité aux idéologies dites étrangères, et surtout Internet qui a
fait éclater l’univers des besoins et des aspirations fragilise quelques pans rigides du pouvoir,
permet de nourrir ce versant du discours.
Au Cameroun, toute énonciation de la jeunesse est mal venue. Elle se confond à une
« contestation stérile », une « critique systématique » mais surtout à une parole manipulée. La
jeunesse elle-même est, asserte Mbembe, « une propriété du chef de l’Etat »231, auprès de qui
l’expression sociale des jeunes trouve une légitimé ou nom. C’est dans ce contexte
décloisonné que nous interrogeons aujourd’hui les prestations discursives de cette jeunesse
« androïde ».
228
Ibid. p. 18
229
Idem. p. 19
230
Ibid. p. 19
231
Mbembe op. cit. p. 19
Ali El Kenz rapporte dans Les jeunes et la violence que « plutôt au Sud qu’au Nord, plutôt
sur les marges des systèmes sociaux qu’en leur centre, et de plus en plus dans les villes, et de
plus en plus incontrôlables, agressifs, violents. Voilà les grands traits de cette jeunesse du
monde que les poètes chantaient, il y a encore si peu de temps, mais qui aujourd’hui hante,
tel un cauchemar, les esprits des décideurs locaux, nationaux et internationaux, déstabilise
les systèmes sociaux, effraie les classes moyennes et renforce, quand elle ne les justifie pas,
les dictatures »234.
A l’antipode de ce point vue, Mamadou Diouf et René Collignon estiment que « La jeunesse
se présente comme le double vivant, la réplique des nations en construction. Elle est à la fois
le présent et la promesse d’un futur de maturité et de réussite. Elle porte le possible et le
souhaitable. Elle se trouve au point de départ de la rupture avec le passé et à un point
d’arrivée, avec l’inauguration d’un futur porteur d’un avenir de réalisation individuelle et
collective et d’inscription dans une nouvelle historicité mondiale »235.
Ces deux points de vu révèlent en s’opposant deux paradigmes dominants des représentations
de la jeunesse dans le monde. Nous devons leur théorisation à Alain Vulbeau 236 chez qui la
jeunesse est strictement une menace. Il développe une conception de la jeunesse comme
dangereuse, source de problèmes, d’inquiétudes quant à son assertion, sa place et son rôle
dans la société. Un groupe social dont les actions invitent à un encadrement mais aussi, au
besoin, à la répression. Pour rendre sa terminologie, il a appelé ça le paradigme de la jeunesse
menace. Le second paradigme c’est la jeunesse ressource qui indique que pour toute société,
la jeunesse constitue une ressource qui nécessite la protection et la promotion de l’Etat eu
égard à la place importante qui est la sienne.
Ce travail fait mentir l’idée véhiculée par Guerin-Plantin237 que la jeunesse serait une « théorie
unifiée », en posant que les représentations développées par Vulbeau sont des situations qui
s’imbriquent permanemment dans une certaine coexistence renvoyant plutôt à ce que Koebel
232
Vulbeau A. & Boucher M. (2003) (dir) Emergence culturelles et jeunesse populaire, turbulences ou
médiations, Paris, L’Harmattan
233
Dupont N. (2014) Jeunesse (s) « Presses Universitaires de Caen » « Le Télématique », n°46 consulté le mars
2019
234
El-Kenz Ali (1995) Les jeunes et la violence. In Ellis Stephen (dir), L’Afrique maintenant, Paris, Karthala,
P.95
235
Diouf M. et Collignon R. (2001) « Les jeunes du Sud et le temps du monde : identités, conflits et
adaptations ». In Autrepart, n° 18, p. 7
236
Vulbeau A. (2001) La jeunesse comme ressource. Expérimentations et expérience dans l’espace public, Saint
Denis : Obviès-Université Paris 8 ; Ramoville : Erès, 232 p.
237
Guerin-Plantin M. (1999) Genèse de l’insertion, Paris, Dunod
De Bonneval Emile dans La construction d’une catégorie d’action publique, observe que « le
paradigme de la jeunesse-menace parait prendre le dessus depuis quelques décennies sur
celui de la jeunesse ressource malgré les apparences de développement de dispositifs
techniques et juridiques de promotion et de protection de la jeunesse »239. Celui-ci repose sur
l’idée selon laquelle la jeunesse constitue un âge naturellement troublé (notamment durant
l’adolescence), caractéristique amplifiée dans un contexte de crise. Ainsi, ce paradigme
semble florissant car il constitue l’une des déclinaisons d’une autre représentation dominante
plus générale du monde contemporain, le paradigme de la crise, largement présent dans les
discours mobilisés dans l’espace public par des acteurs variés et qui, concernant la jeunesse,
se décline en différents thèmes: conflits entre les générations, crise de la participation
politique (engagement partisan et participation électorale) et désintérêt général pour celle-ci,
chômage, baisse du militantisme et de l’engagement syndical, dépravation des mœurs,
délinquance, violence, etc.240. La rhétorique peu élogieuse de ce paradigme ne prend pas en
compte la jeunesse comme acteur potentiel de son inscription dans l’espace public. C’est
précisément ce que ce travail tenter d’apporter. C’est-à-dire une approche de la jeunesse qui
articule des vécus, qui élabore des pratiques sociales neuves, et énonce des langages sur
l’espace/temps socionumérique dont nous explorons le sens et la signification. Une approche
de la jeunesse comme acteurs contestataires qui inventent des bricolages, inventent des
tactiques qui marquent leur adhésion ou non avec les processus de structuration de l’ordre
politique camerounais ici et maintenant.
La jeunesse, en tant que catégorie sociale à part entière, a fait l’objet d’une lente émergence
historique dont nous allons rappeler les principales étapes. Ce détour par l’histoire des façons
de penser la jeunesse, c'est-à-dire par l’étude de l’évolution du concept et de son contenu
social jusqu’à aujourd’hui et dans différents contextes, va nous permettre de mieux
comprendre les représentations actuelles de la jeunesse ; étant donné que celles-ci découlent
précisément de ces différentes conceptions qui, loin de s’effacer, s’inspirent les unes les
autres. Les représentations actuelles de la jeunesse sont donc le fruit du croisement entre de
multiples conceptions ayant toutes laissé des traces de leur existence et qu’il est bon, même
concisément d’évoquer ici.
A la fois comme groupe générationnel, groupe social, groupe ethnique ou genré241, la jeunesse
peut-elle désigner un universel de l’humanité et/ou des jeunesses dans leur plus grande
diversité culturelle, sociale et institutionnelle dans le temps (histoire) et dans l’espace (pays,
238
Koebel M. (2001) « La préoccupation de la jeunesse comme ressource politique ». In Vulbeau (dir), p. 41-63
239
De Bonneval E. (2006) La construction d’une catégorie d’action publique : « l’enfance en difficulté » au
Burkina Faso. Bordeaux : Institut d’Études Politiques, 241 p.
240
De Bonneval E. (2011) Contribution à une sociologie politique de la jeunesse Jeunes, ordre politique et
contestation au Burkina Faso. Thèse de doctorat, Science politique. Université Montesquieu - Bordeaux IV. P.
15
241
Dupont N. (2014) « Jeunesse (s) », Presses universitaires de Caen, « Le télématique », n° 46, p. 1
Réfléchir sur les jeunesses c’est donc pour elle « poser des questions sociales, culturelles et
psychologiques de construction, de dissolution et de transformation des identités juvéniles,
mais aussi des questions d’histoires de vie entre dépendance, autonomie ou
indépendance »243. Tout au long de cette thèse nous formulons l’hypothèse que la jeunesse
camerounaise est une catégorie sociale dont « les caractéristiques se sont transformées par
de rapides mutations que connaissent les sociétés actuelles »244. Notre postulat est
complémentaire à une approche selon Olivier Gallant qui veut que la jeunesse soit « une
production historique liée principalement aux transformations qui ont affecté la socialisation
et l’éducation, passées des seules mains de la famille à celles de l’école »245. Au Cameroun,
nous pensons aussi que la jeunesse qui nous concerne ici n’est pas seulement une construction
historique mais également une production culturelle et institutionnelle. Au demeurant, elle est
fondamentalement « un âge de vie conçue comme un passage symbolisé par
l’affranchissement de seuils sociaux marquant des étapes de vie (la fin des études, le début de
l’activité professionnelle, le départ de chez les parents, la mise en couple, la naissance du
premier enfant) et articulé au processus de socialisation, c’est-à-dire l’apprentissage des
rôles sociaux correspondant à l’entrée dans ces nouveaux statuts »246.
Au plan sociologique, notre enquête a permis de s’accorder avec Galland sur le fait que la
jeunesse est une phase de transition entre l’enfance (caractérisée par la soumission affective,
242
Idem. p. 23
243
Dupont op. cit. p. 21
244
Idem. p. 23
245
Gallant O. (2009) Les jeunes, Editions la Découverte, Paris, Collection sociologique Repères, 7e Ed. p. 49
246
Idem p. 50
Les travaux de Philip De Boeck et d’Alcinda Honwana ont quelque chose de commun avec
ceux que l’on vient d’évoquer mais on tout de même le mérite de sortir des sentiers battus. En
parlant de l’Angola, du Mozambique, de la République Démocratique du Congo, de
l’Ethiopie, du Sénégal etc. ils pensent « qu’on peut certes percevoir l’enfance et la jeunesse
comme des constructions sociales et culturelles. Mais au-delà de ce regard somme toute
classique, il faut considérer les jeunes non seulement comme des proto-adultes ou des êtres
en devenir, mais surtout comme des êtres au présent et agents sociaux à la présence
propre »247.
Leurs études des contextes africains contribuent, dans le cadre d’un travail comme celui-ci,
d’enrichir la compréhension ethnographique, théorique et historique du chercheur des
phénomènes touchant à l’enfance et à la jeunesse, à la localité, à l’identité et aujourd’hui
certainement à la globalisation.
Leur travail trouve grâce à nos yeux pour ses velléités émancipatrices et novateurs en termes
d’approches. D’abord, dans leur numéro de Politique Africaine, ils indiquent que la plupart
des écrits antérieurs sur l’enfance et la jeunesse se sont concentrés sur les questions de
socialisation, d’éducation ou de développement, et ont eu tendance à dresser des portraits de
jeunes comme produits de l’activité des adultes, certains chercheurs décrivant comment les
jeunesses africaines étaient marginalisées et exclus des rôles politiques et sociaux en
Afriques248.
Dans leur exploration méthodique, ils observent que malgré le fait que les enfants et les
jeunes forment en Afrique un démographique très important, ils ne sont pas encore considérés
sérieusement comme des catégories sociopolitiques significatives et indépendantes, avec leur
propre façon de vivre. Un constat qui les conduit à relever que enfants et jeunes sont
généralement sont perçus en marge des processus sociaux, économiques et politiques et
jouant souvent un rôle social peu prometteur.
De fait, ils présentent de multiples facettes : on peut aussi bien les percevoir comme une
« influence émergente » que les considérer comme « submergés par le pouvoir ». Ils
combinent et occupent plusieurs de ces positions à la fois. Point de rencontre de multiples
statuts, leur vie est complexe et ils parviennent à naviguer dans de nombreuses arènes sociales
grâce à la variété de leurs comportements et de leurs statuts 249. Ils se manifestent clairement
247
De Boeck P. Honwana A. (2000) « Faire et défaire la société : enfants, jeunes et politique en Afrique »,
Edition Karthala/ « politique africaine », n°80, p. 5-11, consulté le févier 2019
248
De Boeck et Honwana op. cit.
249
Idem p. 6
Notre travail s’inscrit donc dans la perspective de Philip De Boeck Honwana. Ce qu’on a
tenté de dire ici c’est qu’on a considéré les jeunes camerounais comme des « forces sociales
émergentes », un discours qui a cherché à « appréhender la situation ambiguë qu’ils
occupent en construisant et détruisant tout à la fois la société. Comment, dans les contextes
africains variés, pouvons-nous comprendre des enfants et des jeunes qui sont en train de
construire et détruire la société, tout en étant aussi construits et détruits par celle-ci »251.
Notre choix de situer les dires de la jeunesse camerounaise dans une telle perspective signifie
aller à l’évidence, à la rencontre d’un univers complexe. En mettant le pied à l’étrier, il a fallu
alors tenir compte des embranchements internes, mobiliser des approches, avoir de la mesure
quant aux affirmations afin de comprendre ces registres discursifs et d’en saisir la
signification, dans l’environnement social et politique dont ils émergent. A partir de la
manière dont la jeunesse se réfigurent la société camerounaise, il était intéressant d’explorer
l’intelligibilité des actes langagiers dans un environnement discursif en relation avec la
localité, l’identité et à la globalisation. Selon leurs conditions socioéconomiques et bien
d’autres facteurs qui gouvernent leur vécu aujourd’hui.
En fait, la jeunesse en tant que groupe social a émergé de l’opposition aux puissances
hégémoniques et, suite à la baisse d’intensité de cette opposition, les fondements de la
250
Ibid. p. 6
251
Ibid. p. 6
252
De Bonneval. p. 22
253
Diouf et Collignon op. cit p. 6-7
Selon De Bonneval, la difficile émergence de la jeunesse en tant que catégorie sociale bien
différenciée « au nord » comme « au sud » va de pair avec une difficile reconnaissance de
celle-ci comme objet de recherche légitime 255. L’examen des études concernant la jeunesse
fait apparaitre des déséquilibres disciplines à cette catégorie de la population. L’histoire a
longtemps négligé cet objet d’étude, n’abordant la jeunesse que dans la cadre de travaux
consacrés à l’éducation, à la démographie ou à la santé. De même, l’anthropologie et la
sociologie n’ont abordé la jeunesse pendant longtemps que dans le cadre d’études sur
l’éducation, la famille, l’intégration des enfants au sein des classes d’âge, l’emploi et la
délinquance juvénile256. Les propos D’Almeida-Topor aident à comprendre les raisons d’un
tel désintérêt en anthropologie : « Les jeunes n’étaient pas en eux-mêmes un champ d’études
intéressant. Les anthropologues ont eu tendance à se plier à cette tradition et, recevant leurs
informations des vieux, se sont eux-mêmes bien peu préoccupés de prendre les jeunes comme
objet d’observation. […] La plupart des travaux ont négligé les jeunes en tant que tels,
comme sujet en somme négligeable, peu important sur le plan politique comme sur celui de la
vie quotidienne. D’où le retard pris en ce domaine »257.
Les raisons identifiées sont d’ordre sociologique : ces sociétés étant fondées sur un principe
de séniorité et la jeunesse constituant une sorte de situation transitoire, celle-ci ne constituait
pas un objet d’étude intéressant en soi. Ainsi, l’ensemble des sciences sociales se caractérise
par un manque d’intérêt initial pour la jeunesse en tant qu’objet d’étude à part entière. C’est la
démographie qui a révélé la première l’urgence de découvrir ce champ de recherche jusque-là
largement laissé en friche258.
Progressivement, une « sociologie de la jeunesse » va émerger aux États- Unis, postulant que
cette étape du cycle de vie constitue un moment différencié de socialisation selon les groupes
sociaux, d’ajustement progressif et contradictoire aux normes et aux rôles sociaux.
L’anthropologue américaine Margaret Mead peut être considérée comme l’une des pionnières
des recherches sur la jeunesse, étant donné qu’elle s’intéressait déjà à ce qui devint l’un des
thèmes centraux de l’école culturaliste: l’analyse de la personnalité sociale de l’adolescent
dans des sous-groupes culturels donnés avec une différenciation selon le sexe.
254
De Bonneval Idem. p. 22
255
De Bonneval op. cit. p. 22
256
Idem. p. 23
257
d’Almeida-Topor H. Coquery-Vidrovitch C. et Goerg O. Les jeunes en Afrique, tome 1, Op. cit., p. 35-36.
258
De Bonneval Idem. p. 23
Talcott Parsons261 avance quant à lui que la youth culture combine des éléments appartenant à
l’adolescence et d’autres appartenant à l’âge adulte et que ce serait dans l’incertitude
découlant de la confrontation avec les adultes et la société que les jeunes adopteraient une
culture relativement différenciée comprenant un système distinct de relations sociales et de
comportements.
En France, bien que tardivement, Emile Durkheim est le premier à poser l’éducation comme
processus de socialisation de la jeunesse. En 1922 dans un ouvrage classique Education et
sociologie263. Pourtant, De Bonneval remarque qu’il « sa réflexion comporte une véritable
limite puisqu’il ignore la réalité juvénile. En effet, concentré sur l’analyse de la
détermination du social sur l’individu, il ne peut se pencher sur la complexité et les
contradictions inhérentes au processus de socialisation et délègue à la psychologie la tâche
de comprendre la nature enfantine ou juvénile »264. Pour le sociologue politique, L’approche
de Durkheim a longtemps pesé dans ce champ scientifique si bien qu’une véritable sociologie
de la jeunesse se développa difficilement en France. L’analyse française de la jeunesse fut
longtemps très loin du niveau d’élaboration de la sociologie américaine, car les auteurs
français étaient essentiellement formés à l’école psychologique et donc peu enclins à
259
Whyte W. Foote, (2002) Street Corner Society. La structure sociale d'un quartier italo-américain, Paris, La
Découverte, 403 p.
260
Parsons T. (1955) Éléments pour une sociologie de l’action, Paris, Plon, 353 p
261
Cloward R. A. et Ohlin L. E. (1961) Delinquency and opportunity. A theory of delinquant gangs, Londres
Routledge and Kegan Paul, 220 p
262
Eisenstadt S.N, Archetypal patterns of youth. In Erikson Eric H., The Challenge of Youth. New-York, Basic
Books, 1963, p. 29-50
263
Durkheim E. (1968) Education et sociologie. Paris, PUF, 1968, 121 p.
264
De Bonneval op. cit. p. 26
Dans les années 60 en France, avec les évènements de mai 68 notamment, il se formalise des
comportements chez les jeunes que presque tout le monde a admis à qualifier de « culture
juvénile ». Cette situation est alors favorable à spéculer sur la montée des jeunes. Dans la
société française et sa jeunesse, Jean-Claude Chamboredon266 rame à contre-courant en
critiquant une l’illusion de la nouveauté qui veut faire croire à l’avènement d’une nouvelle
génération et de nouveaux comportements et l’illusion culturaliste qui veut faire croire au
caractère extensif et homogène de la culture juvénile. Olivier rapporte que pour l’auteur,
« cette culture jeune n’est qu’un conformisme adopté pour vivre une indétermination
statutaire alors que pour les culturalistes il s’agit de l’expression symbolique d’un système de
valeurs et d’une échelle de prestige en rupture avec les normes et les rôles adultes »267.
Dès 1962, C’est un autre grand nom de la pensée, Edgar Morin qui estime que la culture
juvénile pouvait orienter la culture de masse et surtout l’infiltrer en « juvénilisant » les
modèles dominants. La promotion de la culture juvénile constituerait donc une réorientation
du système de valeurs vers les thèmes du changement culturel et de la modernité 268. Morin est,
à en croire a De Bonneval, « le précurseur d’un ensemble d’analyses sur le thème de la
culture ou de la sous-culture juvénile qui furent réactivées et réorientées dans un sens plus
radical et contestataire après mai 1968. Elles se firent sur le mode de la contre-culture et des
formes socialement différenciées de la marginalité ou sur celui de la contestation politique
avec un attachement des sociologues à détecter le potentiel révolutionnaire que pouvait
contenir le mouvement de contestation juvénile269.
Même la pertinence avérée de ces recherches sur les sous-cultures juvéniles ne réussissent à
en conférer une prospérité certaine, quelques années après mai 1968. C’est ce qu’observe
aussi De bonneval quand il conclut que « la question de l’insertion économique supplanta
celle des manières d’être jeune. Les approches de Chamboredon et de Morin ont cependant
soulevé la question de la pertinence sociologique de la catégorie jeune en se demandant s’il
s’agissait réellement d’un groupe social doté d’une certaine unité de représentations et
d’attitudes directement liées à l’âge »270.
Dans ce contexte la que nait la fracassante formule de Pierre Bourdieu « La jeunesse n’est
qu’un mot »271 ne déniant pas toute validité à une analyse sociologique des questions d’âge
mais limitant celle-ci à une étude des luttes de classement.
265
De Bonneval op. cit. p. 26
266
Chamboredon J.-C., La société française et sa jeunesse. In Darras, Le partage des bénéfices. Paris : Minuit
267
Camboredon Cité par Gallan Olivier, Sociologie de la jeunesse. Op. cit. p. 51.
268
Morin E. (1962) L'Esprit du temps, Paris : Éditions Grasset Fasquelle, op. cit. p. 52
269
De Bonneval Idem. p. 28
270
Ibid.p. 28
271
Bourdieu P. (1984) Questions de sociologie, Paris, les Editions de Minuit, 277.
Le GSSJ, composé d’un groupe d’une vingtaine de personnes a fonctionné de 1963 à 1969. A
la création de ce groupe, la question de la jeunesse était au cœur des réalités sociales
nationales et internationales mais non des débats sociologiques. Les raisons de cette absence
étaient multiples mais nous pouvons citer comme cause majeure le poids de la sociologie de
l’éducation qui, bien implantée, ne laissait pas beaucoup de place et de chance au
développement d’une sociologie de.
En 1982, le réseau Jeunesses et Sociétés est créé et organise régulièrement des séminaires et
des colloques, publiant, à partir de février 1984, les Cahiers Jeunesses et Sociétés et, suite à
un colloque organisé les 9 et 10 décembre 1985, l’ouvrage Les Jeunes et les Autres2. Des
problématiques furent développées autour des concepts de classe d’âge, de génération, de rite
de passage, etc.
Nous apprenons également que dans le champ de sociologie française, il semble que c’est
Olivier Galland273 qui, à partir du milieu des années quatre-vingt, a produit les travaux les plus
novateurs en vue de comprendre la jeunesse en tant que catégorie sociologique à part entière.
Partant du modèle traditionnel d’entrée dans la vie adulte, cet auteur s’attache à démontrer la
rupture de celui-ci du fait d’une désynchronisation des étapes classiques du cycle de vie,
l’adolescence ne débouchant plus automatiquement ni rapidement sur l’accès au statut
d’adulte. L’auteur met en évidence dans les champs professionnels et privés le développement
de situations intermédiaires ambigües et de plus en plus longues.
Ces dans les décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix qu’on a vu une littérature importante
portant sur la jeunesse en Afrique. Et il est difficile voire impossible d’explorer ce champ sans
toute suite penser à l’historien camerounais Achille Mbembe. En 1985 il publie l’un de ces
premiers ouvrages intitulé Les jeunes et l’ordre politique en Afrique noire. Dans un style tout
à fait particulier, il poursuit l’ambition d’analyser les rapports entre cette jeunesse et la
construction de l’ordre politique sur le continent africain et il s’attache donc à rendre compte
272
Tetard F. (1963-1969) Le groupe des sciences sociales de la jeunesse : une aventure théorique, In Vulbeau
Alain (dir), La jeunesse comme ressource… op. cit. p. 17-38
273
La sociologie politique de Bonneval montre qu’avant l’ouvrage de Mbembe des études sur les
jeunes en Afrique avaient été menées, elles portaient alors essentiellement sur leur rôle dans la
résistance à la colonisation, au colonisateur et à ses politiques (notamment l’apartheid) et leur
participation dans les conflits armés. On retient quelques travaux récents qui meublent ce
vaste champ aujourd’hui qu’on va citer ca et la pour aider à atteindre nos objectifs dans ce
travail.
L’autre tendance est celle portée par les vertus de l’acteur social que suggère Michel Crozier
et qu’on privilégie dans cette étude. C’est celle d’un acteur social dynamique, bricolant des
stratégies gagnantes ou de contournement face aux difficultés quotidiennes et notamment, un
dispositif politique de type liberticide (nous allons y revenir plus). Un autre Michel, Molitor
un chantre de l’optimisme explique que « l’actuelle génération jeune serait celle qui, mettant
en œuvre une culture ‘’jeune’’ ou des normes culturelles inédites, serait porteuse d’une
274
Manga Lebongo J.M. (2009) Jeunesse urbaine camerounaise, créativité sociale et contestation politique.
Analyse de quelques modes d’expression et action d’une catégorie sociale, Université de Ydé.
275
Meli V. (2018) « Engagement social des jeunes au Cameroun : une mobilisation sociale contre toute attente »,
SociologieS (en ligne), Dossiers, crises et reconfigurations sociales en Afrique, p. 2
276
Crozier M. et Friedberg (1977) L’acteur et le système : les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil.
Pour Michel Molitor, les jeunes aujourd’hui sont des individus dotés de compétences. C’est-à-
dire qu’ils sont des acteurs sociaux possédant des savoirs qui peuvent se décliner en savoir-
faire et en savoir-être mis à profit dans divers domaines de la vie sociale et surtout dans
l’action collective dans les différentes situations coercitives dans lesquelles ils évoluent. Ceux
qu’on étudie ici s’inscrivent dans la nouvelle heuristique des catégories sociales du bas
théorisées par De Boeck et Honwana en ce sens que « la plupart des écrits antérieurs sur
l’enfance et la jeunesse se sont concentrés sur les questions de socialisation, d’éducation ou
de développement, et ont eu tendance à dresser des portraits de jeunes comme produits de
l’activité des adultes, les travaux plus récents s’intéressent davantage au rôle des jeunes dans
le remodelage, les processus sociaux, politiques et économiques. De plus en plus, l’attention
se tourne vers la production d’une culture des jeunes, l’accent est mis sur la capacité de
rébellion, d’opposition, de résistance ou de contre hégémonique »278.
Cette approche est ambitieuse et innovante. Elle tente de dépasser l’apparent immobilisme
social et l’apathie civique lestée à la jeunesse africaine et camerounaise en particulier. Elle
suggère une compréhension de la jeunesse comme acteurs sociaux porteurs de dynamiques
historiques potentiellement positives. Aussi, c’est une approche qui nous apparut pertinente
tant elle a permis de considérer sur l’espace/temps Internet les actes d’écriture des jeunes
comme des discours indiquant un engagement citoyen voire un positionnement politique dans
la perspective d’un changement social qui, au Cameroun, bat la mesure.
Les contributions
277
Molitor M. (2002) « La socialisation des jeunes dans un monde en mutation » dans Bajoit G. et al., jeunesse
et société : la socialisation des jeunes dans un monde en mutation, Bruxelles, Edition de Boek Université p. 15
278
De Boeck op. cit. p. 7
279
Voir les travaux de Vivien Meli op. cit. p. 7
280
Gallant op. cit. p. 45