Ma démarche était animée par une certaine sensibilité à la condition
de ceux que notre société avait non seulement vaincus, mais encore exclus de sa mémoire. Je crois pouvoir dire cependant que ce sont des considérations de logique scientifique qui, fondamentalement , inspiraient mon intérêt pour les Indiens d’Amérique, dans la mesure où ceux-ci offraient un champ privilégié pour une recherche tendant à renverser la perspective euro-centriste par la pratique d’une double approche, à la fois historique et anthropologique... (i) ...Divers processus d’acculturation, variables géographiquement et résultant de conquêtes successives, se sont en quelque sorte superposés dès les temps préhispaniques, et les transformations provoquées par la colonisation espagnoles sont souvent venues s’inscrire dans le prolongement de l’évolution antérieure. Toute en conservant l’une des idées directrices du livre, celle d’une continuité partielle de structures détachées de leur contexte, désormais transposées dans la situation coloniale, je serais amené maintenant à insister davantage sur les différenciations régionales des sociétés andines et sur leur hétérogénéité ethnique. Il n’en reste moins que, globalement, par son caractère de radicale nouveauté, l’invasion européenne a bien suscité une rupture décisive dans l’histoire américaine. (ii) D’autre part, cet ouvrage se limitant essentiellement à la première phase de l’époque coloniale au Pérou, ce sont les phénomènes de déstructuration indigènes qui dominent l’ensemble des analyses. Je ne fais qu’esquisser les réactions d’adaptation et les novations qui se développent, dans la période considérée, à une échelle effectivement réduite... (ii-iii) ...Et si la catastrophe démographique qui frappa les sociétés indigènes atteignit une ampleur sans doute inégalée dans l’histoire de l’humanité, il n’y eut pas non plus, chez les Espagnols, volonté délibérée d’exterminer des populations entières, ne serait-ce que parce que celles-ci fournissaient une main-d’œuvre indispensable, trop précieuse pour être ainsi dilapidée. Que l’invasion du continent américain par les Européens ait, dans ses multiples dimensions, une portée incommensurable, nul doute. Unification du globe terrestre, découverte de l’autre (même s’il n’est pas reconnu comme tel, souvent jusqu’à nos jours), laboratoire d’innombrables métissages : c’est bien là le creuset de notre modernité. Les commémorations, au total, ne sont pas dénuées de sens, au moins au titre de réflexion : nous savons désormais que le devenir historique échappe à l’action consciente des hommes, bien qu’il obéisse à des logiques que l’historien s’efforce d’analyser, tout en s’attachant également à restituer, autant que possible, la singularité des événements avec ce qu’ils ont pu comporter, pour ceux qui vécurent la fin d’un monde, d’irrémédiablement tragique. (iv) ... Lorsque les espagnoles découvrirent en Amérique une humanité autre, leur stupéfaction fut plus grande que ne le serait la nôtre, sans doute, si nous rencontrions des êtres pensants en de lointaines planètes. Or ce heurt, au XVI siècles, de deux mondes radicalement étrangers coïncide avec les débuts de l’expansion européenne sur le globe (...) Nos sommes en présence d’un phénomène, peut-être unique, qui constitue une véritable expérimentation dans le domaine des sciences humaines : des sociétés jusqu’alors fermées sur elles-mêmes subissent, avec l’irruption des hommes blancs, le choc d’un événement d’origine rigoureusement externe. Comment réagissent-elles ? Quelle est ensuite leur évolution ?. L’historiographie occidentale étudie généralement la « Conquête », comme l’indique ce mot, du seul point de vue des vainqueurs. Mais il existe une autre face de l’événement : pour les Indiens, non moins stupéfaits, l’arrivée des Espagnols signifie la ruine de leurs civilisations. Comment ont-ils vécu la défaite ? Comment l’ont-ils interprétée ? Et comment son souvenir s’est-il perpétué dans leur mémoire collective ? Il s’agit en quelque sorte de passer de l’autre côté de la scène et de scruter l’histoire à l’envers, puisque aussi bien nous sommes accoutumés à considérer le point de vue européen comme l’endroit : dans le miroir indigène se reflète l’autre visage de l’Occident. Certes, jamais nous ne pourrons revivre de l’intérieur les sentiments et les pensées de Moctezuma ou d’Atahualpa. Mais nous pouvons au moins tenter de nous déprendre de nos habitudes mentales, déplacer notre point d’observation et transférer au centre de notre intérêt la vision tragique de vaincus. Non par quelque effusion affective, mais à travers la critique des documents qui permettent de connaître les sociétés indigènes d’Amérique au XVIe siècle Ce qui nous conduit aux confluences de deux disciplines : l’histoire et l’ethnologie. Nous nous interrogeons en effet sur des problèmes de changements sociaux dans le temps, mais à propos d’un monde marginal, réservé généralement aux spécialistes des sociétés dites « primitives ». (22) Sur la confluence L’opposition entre histoire et ethnologie relève d’abord de anthropologie-histoire contingences scolaires. L’on admet que l’historien traite du devenir des sociétés, dont il restitue le passé grâce aux documents, généralement écrits, qu’elles ont légué. Lui échappent les sociétés « primitives », dépourvues d’écriture, donc d’archives, et réservées à l’ethnologue. Ce dernier, par la force de choses, trouve l’objet de son étude sur le terrain : il s’agit des sociétés actuellement vivantes, ou survivantes, dont le passé n’est inscrit que dans leurs traditions orales. Non que l’ethnologue se désinteresse par principe de l’histoire : mais celle-ci lui demeure souvent inaccessible, il décrit les éléments dont l’ensemble constitue le groupe social qu’il observe, et il s’interroge sur les rapports qui les unissent dans la synchronie ; plus généralement, il tente de rendre compte des variations de ces rapports en comparant, sur un plan théorique, divers type de sociétés. En somme : l’histoire, science de la continuité (ou de la solution de continuité) des sociétés dans le temps, l’ethnologie, science de la diversité des sociétés (dites « primitives ») dans l’espace. Cependant les historiens savent désormais que le temps historique suit un rythme différencié, pluridimensionnel, et ils rencontrent le problème des rapports synchroniques, ou des décalages, entre les divers niveaux (économiques, sociaux, politiques, etc) des sociétés dont ils étudient le devenir. Les ethnologues, de leur côté, savent que les sociétés prétendues sans histoire n’existent pas, et ils rencontrent, suivant un itinéraire inverse, le problème de l’évolution des rapports qu’ils analysent dans un cadre statique (ou selon une logique intemporelle). Autrement dit, l’opposition entre les deux disciplines ne se réduit pas, comme on le croit souvent, à celle de la synchronie et de la diachronie, de la structure et de la praxis, du formel et du concret : ces couples définissent des problèmes internes et à l’histoire et à l’ethnologie. (24) ...En ethnologie et en histoire deux attitudes à la fois s’opposent et se complètent : d’une part la restitution du singulier, du vécu, d’autre part l’aspiration à la loi, à l’universel (...) Le problème est d’accorder tous ces langages, dans un va-et-vient entre l’analyse et le concret. Va-et-vient, car on ne peut saisir simultanément l’originalité du vécu et la généralité de l’abstraction. Ce sont les modalités et l’orientation de cet itinéraire qui différent en histoire et en ethnologie : la première se soucie de revenir, en définitive, au singulier ; la seconde réintègre celui-ci au sein du général (...) Mais du fait que l’histoire et l’ethnologie se heurtent aux mêmes problèmes, tout en les traitant selon des perspectives opposées, peut-être leur est-il permis de s’offrir un secours réciproque : une recherche qui associerait les méthodes des deux disciplines pour les féconder mutuellement se situerait en un lieu stratégique dans le champ actuel des sciences humaines. (24) Il semble logique de commencer par lire les documents indigènes, afin de prendre directement contact avec la vision des vaincus et de réaliser ainsi, brutalement, le dépaysement mental dont nous avons signalé plus haut la nécessité. C’est pourquoi nous utilisons tout d’abord les sources de la première catégorie, pour décrire les événements tels que les Indiens les ont vus (d’après les documents du XVIe siècle) et tels qu’ils le voient aujourd’hui (selon le folklore actuel). Événements, c’est-à-dire l’arrivée des Blancs, la défaite et son interprétation... (31) Le Pérou, début des années 1570 : tandis que s’éteint la dernière génération qui, adulte, vécut la Conquête, la société indigène est bouleversée, amoindrie, comme par les ravages d’un gigantesque cataclysme. Les épidémies déclenchées au contact des Européennes ont provoqué une chute démographique brutale : la population de l’ancien Empire inca a diminué de plus de la moitié, peut-être des deux tiers, comte tenu d’énormes variations régionales. D’immenses mouvement migratoires ont modifié, et continuent à modifier, la distribution de l’habitat, jetant sur les routes d’innombrables vagabonds... (302) ...Certes, l’ancien Empire inca n’était pas dénué de contradictions ni de dureté ; mais il constituait une totalité où les diverses activités de ses sujets, tant au niveau religieux que politique ou économique, prenaient sens. Cette totalité détruite, c’est le sens de la vie sociale qui, pour les Indiens, s’évanouissait. (302) Or, malgré ces ruptures brutales et multiples, d’étonnantes continuités témoignent de la résistance des Indiens à la domination espagnole. Si la totalité impériale s’est effondrée, des totalités en quelque sorte partielles et locales se perpétuent et même parfois se renforcent... (302) Ce contraste entre, d’une part, la survie d’une vision du monde, qui constituait une totalité signifiante, et, d’autre part, la continuité partielle d’institutions détachées de leur contexte, désormais transposées dans la situation coloniale, définit la crise de la société indigène au lendemain de la Conquête... (303) Toute recherche comporte, en ses différentes étapes, un enseignement méthodologique, voire épistémologique. Reprenons notre itinéraire dans cette perspective –Au commencement, un choc brutal, la Conquête. Celle-ci provoque un traumatisme collectif dont les effets persistent jusqu’à nous jours. Pourquoi cette continuité ? L’exemple de Pérou, pendant les quarante premières années de la période coloniale, illustre une crise de destructuration : le système inca disparaît, mais de ses débris survivent des structures partielles, si bien que se perpétue la logique de l’ancien système, quoique altérée. La domination espagnole s’appuie sur les institutions indigènes, mais c’est la violence qui fonde le système colonial. Non seulement la violence nue, mais l’ensemble des processus de déculturation ... (305) ...Et lorsque nous parlons d’une logique ou d’une rationalité de l’histoire, ces termes n’impliquent pas que nous prétendions définir des lois mathématiques, nécessaires, valables pour toutes les sociétés, comme si l’histoire obéissait à un déterminisme naturel ; mais la combinaison des facteurs qui composent le non-événementiel de l’événement dessine un paysage original, distinct, que soutient un ensemble des mécanismes et de régularités, c’est-à-dire une cohérence, souvent inconsciente des contemporains, dont la restitution s’avère en retour indispensable à la compréhension de l’événement. Il s’agit de dégager cette logique, ou plutôt (suivant les niveaux d’observation) ces logiques, elles-mêmes relatives, qui commandent une région particulière du temps et de l’espace (en l’occurrence celle des sociétés andines lors de l’arrivée des Européens) et qui à l’insu des intéressés impriment leur marque, leurs limites et leur type de rationalité au vécu contingent et ineffable. (307) Logiques relatives, et relativité à plusieurs degrés, puisque interfère encore la perspective particulière de l’historien. C’est ainsi que la destructuration de la société indigène domine l’ensemble de nos résultats. Faut-il s’en étonner ? Les révoltes indiennes se heurtent à la répression adverse : autrement dit la praxis des Indiens affronte une autre praxis, celle des Espagnols, qui par leur triomphe infléchissent à leur profit le cours de l’histoire américain. Nous nous somme efforcé de renverser la perspective européo-centriste et de nous placer de point de vue des vaincus : ce qui revient à abstraire un ensemble de faits historique pour constituer l’objet de notre étude. Mais le seul point de vue des vaincus serait tout aussi partiel que le seul point de vue des vainqueurs : il importe de restituer (ou du moins suggérer) une vision globale de l’histoire. Dans la situation coloniale, les Indiens en tant que sujets subissent l’oppression des vainqueurs, mais pour les Espagnols ils représentent avant tout une main-d’œuvre, un objet d’exploitation. Les uns et les autres entrent ensemble dans un nouveau système, vécue comme tragédie par le vaincus, mais qui comporte un sens objectif dans l’exacte mesure où la violence définit les Espagnols comme dominants et les Indiens comme dominés. Ce système colonial s’insère à son tour dans un ensemble plus vaste, celui de l’économie mondiale que commence à instituer l’expansion de l’Europe sur le globe (...) il convient simplement de nous rappeler que nous avons étudié l’ « envers » d’un « endroit » et que cet « endroit » n’est autre que la colonisation européenne. Bref, la destructuration de la société indigène représente l’autre face de la praxis espagnole. (307-308) Mais celle-ci [la révolte] ne s’exerce pas arbitrairement, on ne peut imaginer de malin génie en histoire : tout événement se produit dans un champ déjà constitué, fait d’institutions, de coutumes, de pratiques, de significations et de traces multiples, qui à la fois résistent et donnent prise à l’action humaine. Ces structures préétablies imposent leurs règles aux diverses praxis à l’œuvre dans le devenir, qui à leur tour les utilisent comme des instruments au service de leur travail de réinterprétation et de création : dialectique au cours de laquelle agissent et réagissent la force d’inertie du passé et l’effort novateur du présent ; les hommes tout à la fois subissent les héritages reçus et les adaptent dans un projet vers l’avenir...