Les Mausolées princiers
de Numidie
endant toute la durée de l'Antiquité, les popula-
P tions de l'Afrique du Nord ont montré une prédi-
lection certaine pour les constructions et l'archi-
tecture funéraires. Déjà plusieurs siècles avant notre
ère, des chefs indigènes avaient acquis une puissance
suffisante pour édifier des monuments funéraires de
taille exceptionnelle comme le tertre de Mzora dans le
nord du Maroc. L'âge de ce monument singulier
demeure inconnu. Sa structure le rattache davantage
aux monuments mégalithiques européens qu'aux
tumulus nord-africains.
D'autres tertres de dimensions comparables existent
dans le nord du Maroc et en Algérie orientale; certains
cachaient des constructions en briques crues, vérita-
bles habitations funéraires comme celle de Sidi Slimane
du Gharb, daté du IVe s. avant l’ère chrétienne.
Cette politique de construction funéraire grandiose
va s'accentuer lors de la constitution de chefferies
numides et maures Ces royaumes historiques sont sur
le plan culturel largement imprégnés par la civilisation
phénicienne. Dans le royaume numide tel qu'il achève
de s'organiser sous les longs règnes de Massinissa
(203-148) et de son fils Micipsa (148-118), l'influence de
la culture punique est prédominante mais on ne sau-
rait négliger l'importance de la tradition architecturale
autochtone que nous appellerons paléoberbère.
Mausolées et bazinas
Les plus nombreux en Algérie et en Tunisie sont les
mausolées turriformes d'origine lointaine égyptienne
ou syrienne; quelle que soit l'origine orientale exacte
de cette architecture, ces monuments ont été répan-
dus en Occident par les Phéniciens. Ce sont des mau-
solées, de plan carré, à un ou plusieurs étages dispo-
sés sur un podium à krépis et terminés par un
Reconstitution de quatre mausolées cippes
pyramidion: on leur donne le nom de mausolées cip-
pes. Les plus célèbres sont le mausolée d'Ateban,
celui de Dougga qui paraît être un cénotaphe élevé à
la mémoire de Massinissa et celui du Kroub, près de
Constantine, qui a de fortes chances d'être le tombeau
du roi Micipsa.
Ils avaient une valeur eschathologique particulière, au
point de figurer dans la décoration de sépultures de
tombes à puits et d'hypogées; un mausolée cippe
figure même sur le fronton d'une stèle libyque de Kef
beni Fredj. Le nombre de ces monuments montrent
combien ce type de mausolée est profondément inté-
gré à la culture punique.
Une autre catégorie de mausolées turriformes dont
on ne connaît que quatre monuments, ont en commun
un plan original, hexagonal, dont les côtés sont alter-
nativement rectilignes et concaves. Cette morpholo-
gie singulière semble inspirée des trépieds en bronze
alexandrins. Le mausolée A de Sabratha d'inspiration
alexandrine mais singulièrement alourdie par le souci
punique de multiplier les éléments de décor. On date
ce monument des IIe-Ier siècles avant notre ère. L'autre
mausolée de ce type à Sabratha serait un peu plus
ancien.
C'est plutôt de la fin du IIe siècle avant l’ère chré-
tienne que daterait le mausolée hexagonal d'Henchir
Bourgou (île de Jerba). La chambre funéraire, précédée
d'un dromos, présente un décor architectural inspiré
de la tradition punique
Le dernier mausolée de plan hexagonal recti-curvili-
gne est le grand tombeau de Béni Rhenan, en face du
site de Siga sur la rive droite de la Tafna. C'est nette-
ment le plus grand des mausolées turriformes pré-
romains: sa hauteur devait atteindre 30 m et sa largeur
maximale est de 15 m. La plupart des auteurs s'accor-
dent à l'attribuer à Vermina, fils de Syphax qui aurait
régné quelque temps sur ce qui subsistait du royaume
massyle après les conquêtes de Massinissa. Siga étant
la capitale du royaume, il était normal que la dynastie
ait construit son tombeau collectif au voisinage. Il est
sûr que le mausolée fut volontairement détruit, soit au
moment de la conquête massyle soit au moment où
Bocchus reçut de Jugurtha cette partie de la Numidie.
Une autre catégorie de mausolées nord-africains est
directement inspirée de monuments funéraires paléo-
berbères connus sous le nom de bazinas cylindro-tron-
coniques. Ces mausolées ont tous une base circulaire
plus ou moins élevée et un couronnement en gradins.
Une variété de ces mausolées basiniformes se distin-
gue par sa base quadrangulaire et le couronnement
pyramidal. Le schéma basiniforme d'inspiration autoch-
tone est celui qui a eu la plus longue durée d'utilisation
puisque appartiennent à ce type des monuments tels
que le Médracen, qui date du IVe siècle avant l’ère chré-
tienne, et le Gour qui est la sépulture d'un prince ber-
bère du VIIe siècle de notre ère.
Plan du mausolée
de Beni Rhenan
Le médracen
Le plus ancien, peut-être et sûrement le plus archaï-
que des mausolées numides, est le Médracen, monu-
ment situé dans la plaine d'El Mader, à 40 km au nord-
est de Batna. Aucun texte ancien ne mentionne ce
mausolée d'un peu moins de 20 m de hauteur, sauf
peut-être une allusion dans la "Vie de Probus" de
l'Histoire Auguste.
e
En fait, il nous faut attendre le XI siècle pour trouver
chez le géographe arabe El Bekri la première descrip-
tion de ce monument qu'il appelle le tombeau de
Madghous, nom arabisé de Madghès, ancêtre légen-
daire de l'un des deux grands groupes berbères, les
Botr (Médracen étant la forme plurielle de Madghès).
Le Médracen, d'une hauteur de 18,50 m, a une
forme surbaissée identique à celle de nombreuses
bazinas de l'Aurès et des régions voisines; le sou-
bassement qui supporte les fûts de colonnes enga-
gées a un diamètre de 59 m et la corniche en gorge
égyptienne qui fait saillie au-dessus de l'architrave
mesure 56,50 m de diamètre. Le couronnement
monumental, constitué de 23 degrés, se termine par
une plate-forme dallée qui devait supporter des sta-
tues et un pyramidion. Au pied du monument, sur
sa face est, une plate-forme allongée adhérait au
soubassement.
Ce genre d'aménagement cultuel se retrouve sur la
face est de nombreux tumulus protohistoriques et de
grands monuments comme le Tombeau de la
Chrétienne, les Djédars et le Gour. Ce dispositif s'ajoute
à la localisation de l'entrée dans les degrés de la base
du couronnement pour rattacher étroitement ce
somptueux mausolée aux types de monuments funé-
raires les plus fréquents chez les ancêtres des
Berbères. Mais au lieu d'être, comme une bazina, cir-
conscrit par un simple mur de pierres sèches, le
Médracen possède un parement extérieur architectu-
ral d'une sobre élégance.
Le Médracen possédait trois fausses portes, dont
les reliefs étaient à l'origine stucqués. Ces fausses por-
tes, matérialisation de l'entrée du tombeau, sont aussi
le souvenir des niches cultuelles qui entament aussi

bien les parois de nombreuses bazinas nord-africaines
que celle des mastabas égyptiens.
Dans le couronnement, à l'est, à la hauteur du troi-
sième degré et à mi-distance des deux fausses portes
subsistantes, se trouve l'entrée de la galerie. Elle était
fermée par une herse en pierre qui coulissait dans deux
rainures. Au-delà on pénètre dans un petit vestibule qui
précède un escalier suivi d'une galerie qui conduit au
caveau central. Le plafond de cette galerie était consti-
tué de troncs de cèdres, étayés en certains endroits
par des troncs de chêne vert. Deux échantillons sou-
mis au C 14 accusèrent un âge de 2170 ± 155 ans et
2270 ± 110 ans.
L'entrée du caveau était fermé par une porte en bois
qui paraît avoir eu le même aspect que les fausses por-
tes de l'extérieur. On est surpris par l'exiguïté du caveau:
3,50 m de long pour 1,45 m à 1, 59 m de large. On ne
peut décider si le rite funéraire pratiqué au Médracen
était l'incinération ou l'inhumation. En raison des pillages,
les fouilles ne rapportèrent qu'un mobilier misérable.
Une étude du Médracen serait incomplète si on négli-
geait la nécropole autrefois délimitée par une enceinte
qui s'étend au voisinage. Le monument le plus intéres-
sant est le plus grand des tumulus. La présence de ces
tombeaux autour du mausolée princier explique la mar-
que du pluriel donné au toponyme Médracen.
L'architecture du Médracen tire à la fois ses origines
des traditions proto-historiques berbères, des modè-
les grecs et des souvenirs orientaux; les constructeurs
du Médracen avait déjà réalisé la synthèse punique de
ces différents éléments telle qu'elle apparaît sur les
stèles des vie et ve siècles du tophet de Salambô à
Carthage et, de ce point de vue, on peut considérer le
Médracen comme le plus grand monument punique
encore subsistant en Afrique du Nord, malgré son éloi-
gnement de Carthage.
Il y a de fortes probabilités pour que ce mausolée ait
été construit avant le début du IVe siècle. Il semble
être, non pas le tombeau de Syphax, qui mourut en
Le Medracen
captivité en Italie, mais plutôt celui d'un ou plusieurs
rois Massyles prédécesseurs de Massinissa.
Le tombeau de la Chrétienne
Mieux connu puisque que situé sur le littoral, à 60
km à l'ouest d'Alger, le monument, désigné sous le
nom du Tombeau de la Chrétienne présente de nom-
breuses analogies avec le Médracen. Il est cependant
plus haut, plus large et plus récent. Ses proportions
(hauteur de 35 m) sont différentes de celles du
Médracen mais il est aussi une réalisation hellénistique
du vieux schéma paléoberbère de la bazina cylindro-
tronconique auquel s'ajoute une plate-forme cultuelle
à l'est du mausolée.
Le tambour cylindrique repose sur un soubassement
carré et porte 60 colonnes engagées d'ordre ionique
non cannelées. Aux quatre points cardinaux de dres-
sent de fausses portes flanquées de colonnes dont les
chapiteaux à volutes simples sont luxueusement
décorés. Les moulures de ces fausses portes dessi-
nent une grande croix latine, qui est à l'origine du nom
absurde donné au monument.
L'entrée, souterraine, se situe dans le soubasse-
ment, sous la fausse porte de l'est, et donne dans un
vestibule à partir duquel, sur le côté droit, vers le nord,
se développe une vaste galerie dont l'entrée est signa-
lée par un bas-relief représentant un lion et une lionne.
Le tracé de la galerie a été modifié au cours de la
construction du mausolée : le plan primitif, qui fut aban-
donné, prévoyait un véritable déambulatoire. Plusieurs
monuments d'époque différente présentent un dispo-
sitif semblable qui permet soit d'atteindre directement
la chambre funéraire soit de parcourir, à l'intérieur du
monument, une circumambulation qui fait arriver dans
cette même chambre après l'avoir contournée.
La galerie possède de nombreuses niches destinées
à recevoir des lampes tandis que le caveau en pos-
 Le Tombeau de la Chrétienne
sède de plus grandes qui ont pu renfermer des urnes
cinéraires.
Plus récent que le Médracen, le Tombeau de la
Chrétienne est antérieur à l'époque romaine.
Pomponius Mêla, un géographe latin du Ier siècle, le
signale. Il fut longtemps considéré comme le tombeau
de Juba II et de sa femme, Cléopâtre Séléné, mais sa
modénature et en particulier le décor des chapiteaux
paraissent particulièrement archaïques pour un souve-
rain féru d'hellénisme, comme Juba II.
Les Djedars
Six siècles plus tard, à la fin de la domination romaine
et même byzantine, d'autres mausolées restaient
encore fidèles à l'architecture funéraire paléoberbère.
Les Djedars, au nombre de treize, se répartissent en
deux nécropoles distinctes d'âge et d'importance dif-
férents. Le groupe le plus ancien, au nord, compte trois
monuments implantés sur le Djebel Lakhdar. Les dix
autres forment la nécropole de Ternaten sur le Djebel
Araoui. Tous ces monuments sont sur plan carré. Ce
plan quadrangulaire reproduit celui de certaines bazinas
des régions méridionales de l'Algérie et du Maroc;
quant à la disposition générale elle est celle des autres
monuments inspirés des bazinas à couronnement en
degrés.
Les fouilles sur le Djedar A, mirent à jour une
enceinte limitant une vaste cour et un ensemble cul-
tuel du plus grand intérêt comprenant à l'est un petit
monument rectangulaire fermé par une roue en pierre
et une série d'auges en pierre alignées. Le Djedar
mesure un peu plus de 34 m de côté et devait avoir
une hauteur totale de 17 m.
Il faut noter le caractère extrêmement dépouillé de
ces façades dépourvues de tout ornement architectu-
ral sauf une fausse corniche. Cependant apparaissent
en relief sur les murs du monument et sur l'enceinte
des figures de petites dimensions représentant un
gisant, un personnage chassant l'autruche, un autre
personnage vu de face entre deux animaux.
Comme au Médracen, la galerie d'accès prend nais-
sance dans le couronnement, au niveau du quatrième
gradin; elle aboutit, après une double herse à disques
de pierre, à une autre galerie soigneusement construite
qui se développe sur trois côtés autour d'un noyau
carré occupant le centre du monument. À chacun des
quatre angles sont aménagées deux chambres qui
s'ouvrent séparément sur la galerie. Parmi les motifs
conçus pour la décoration figurent des symboles chré-
tiens : croix pattée, calices, colombes et chrismes.
Le noyau carré est bâti comme le Djedar dont il
occupe le centre. Ces dispositions conduisent à pen-
ser, que ces chambres ne sont pas des caveaux funé-
raires et que la sépulture se trouve dans ou sous le
noyau central. La fouille du Djedar B, réduit au seul
noyau central recouvrant une fosse funéraire conforte
cette manière de voir. Le Djedar C, quant à lui, pré-
sente un système intérieur comparable à celui du
Djedar A. Dans les trois mausolées du Djebel Lakhdar,
il est manifeste que toute l'ordonnance des monu-
ments repose sur l'édification d'un noyau central, qui
dans un cas au moins recouvrait sûrement la sépulture
(Djedar B), autour de ce massif soigneusement appa-
reillé étaient élevées galeries et chambres dans les
Djedars A et C.
Ces monuments présentent le développement
ultime des "chapelles" qui affectent de nombreux
tumulus et bazinas et qui se rencontrent dans les
régions méridionales, depuis l'actuelle Maurétanie
jusqu'au sud des Némencha.
Bien qu'il en soit très proche, ce système complexe
se distingue encore du déambulatoire dont l'exemple
achevé est donné par le Djedar F de Ternaten. Le Djedar
F est le plus grand des mausolées de la région: il mesure
entre 45,70 m et 46 m de côté et quelque 18,50 m de
haut. Il est aussi plus récent que les djedars du Djebel
Lakhdar et sa construction est moins soignée: il y entre
un grand nombre de pierres de remploi.
Plan du Djedar F
Ce monument de plan carré, comme tous les
Djedars, présente les aménagements internes les plus
complexes et les plus achevés. Deux galeries qui réu-
nissent respectivement un chapelet de douze et six
chambres permettent de circuler autour de deux
chambres centrales dont la fonction sépulcrale ne fait
pas de doute, tandis qu'une galerie axiale traverse ce
système complexe de double déambulatoire pour
atteindre directement les chambres funéraires au cen-
tre du mausolée.
Il ne fait pas de doute que les Djedars aient été éle-
vés pour de hauts personnages de religion chrétienne,
même si leur tradition funéraire charriait des pratiques
anciennes étrangères à la nouvelle croyance. Des frag-
ments de cercueil du Djedar B accusent un âge C 14
de 1540 ans, soit après "calibration" une date de 490.
Si on peut donc dater vraisemblablement les djedars
du Djebel Lakhdar de la fin du Ve siècle, c'est d'une
période plus récente encore que date la construction
du Djedar F sur lequel on reconnaît plusieurs épitaphes
chrétiennes du Ve siècle.
Le Gour
Avec ce mausolée, nous retrouvons les monuments
basiniformes de plan circulaire. Relativement plat, il
s'élève sur la rive gauche de l'oued Djedidah au sud-
est de Méknes (Maroc). Le Gour comprend deux
constructions contemporaines: le mausolée circulaire
et à 35 m au nord-est, une plate-forme carrée. Le mau-
solée proprement dit est un monument circulaire de
40 m de diamètre. C'est un cylindre bas surmonté d'un
tronc de cône de trois degrés. La hauteur totale
actuelle ne dépasse pas 5 m. Les fouilles permirent de
reconnaître que le couronnement en gradins est en fait
la partie visible d'une construction circulaire en gradins
inscrite dans l'enceinte qui est constituée d'assises ver-
ticales, en nombre variable. La construction centrale
est donc une vaste bazina à huit degrés.
Le sommet du mausolée est actuellement une
plate-forme de 30 m de diamètre. À l'intérieur du
noyau central limité par l'enceinte interne en gradins,
une fosse avait été creusée à l'origine et atteinte, à une
époque ancienne, par des pillards qui avaient ouvert au
centre du tumulus un immense cratère. La fosse ne
livra que d'infimes restes du mobilier funéraire.
Ces faibles indices chronologiques laissent entendre
que le monument fut construit après l'époque
romaine, à une époque cependant où la poterie faite
au tour était abondante. Les fragments de charbon
soumis au comptage du C 14 accusèrent un âge de
1310 ± 90 ans soit 640. Le Cour serait donc contem-
porain des épitaphes chrétiennes de Volubilis, la ville
romaine la plus proche, qui s'échelonnent de 595 à 655.
On peut donc considérer que la grande bazina du
Gour fut élevée pour un de ces princes maures incon-
nus du VIIe siècle, prédécesseur de Koceïla.
in Archeologia 298