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Marcel Beaufils
DOI : 10.4000/books.iheal.2255
Éditeur : Éditions de l’IHEAL
Année d'édition : 1988
Date de mise en ligne : 7 mars 2014
Collection : Travaux et mémoires
ISBN électronique : 9782371540316
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782868180162
Nombre de pages : 200
Référence électronique
BEAUFILS, Marcel. Villa-Lobos : Musicien et poète du Brésil. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de
l’IHEAL, 1988 (généré le 03 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
iheal/2255>. ISBN : 9782371540316. DOI : 10.4000/books.iheal.2255.
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Depuis le dix-huitième siècle, les philosophes français ont généralement cessé de disputer de
musique, et Marcel Beaufils, tout près de nous, devait occuper une position unique, partagée avec
Vladimir Jankélévitch. Philosophe, il le fut, mais plus encore poète, esthéticien, musicologue, en
toutes choses amoureux émerveillé de son sujet. Il entretenait des rapports très cordiaux avec
Villa-Lobos qu'il avait rencontré dans les années vingt.
Arrivant à Rio en 1953, Marcel Beaufils fit preuve de sa perspicacité coutumière pour se mettre à
observer, à l'écoute de la terre qui avait si fiévreusement inspiré le compositeur. En
ethnomusicologue, il présentait quelque parenté avec Claude Lévi-Strauss, mais avec un
emballement romantique qui donne tant d'attrait au ruissellement d'impressions qu'il décrit,
européen soudainement confronté aux dimensions, à l'effervescence d'un pays neuf à ses yeux.
Sa démarche reste précieuse à plus d'un titre.
Pour la première fois en France, un ouvrage contient de précieuses notations sur le folklore
brésilien, lié à l'histoire, aux traditions des peuples en présence, tandis que les analyses d'œuvres
ne sont plus circonscrites aux seules limites techniques, mais aussi sensibles, traversées de
notations poétiques, de visions fulgurantes suggérées par les détours capricieux d'un discours
musical au contraste permanent. Inimitables, la phrase, le style de Marcel Beaufils participent à
un immense brassage d'impressions, déjà sonorités en elles-mêmes, donnant irrésistiblement
envie de connaître les œuvres évoquées. Heitor Villa-Lobos était un enchanteur, un montreur de
merveilles que Marcel Beaufils tente de nous faire admirer d'un peu plus près.
2
SOMMAIRE
Préface
Pierre Vidal
Avant-propos
Mennoti Del Picchia
Bibliographie
Discographie critique
Préface
Pierre Vidal
1 Entre 1945 et 1959, une haute lignée de musiciens s’éteignit : celle qui eut l’intuition,
comme jadis Haydn, Mozart et Beethoven, un peu plus près de nous les Cinq Russes,
d’ouvrir largement leurs fenêtres aux chants d’oiseaux, aux bruits de la nature, à l’écho
de danses campagnardes, comme à tous les sons d’un environnement dont leurs créations
devaient largement s’imprégner. Les chantres d’ethnies entières disparurent donc en une
quinzaine d’années, avec Bartok, Falla, Sibelius, Vaughan-Williams, et, en 1959, la même
année que Martinu, Villa-Lobos. S’il est hors de propos d’analyser les événements qui se
sont déroulés depuis cette extinction, force nous est de souligner combien le phénomène
longtemps profitable à la musique savante, à savoir l’influence du folklore, avait doté
4
celle-ci d’un ferment régénérateur, au cours des siècles. Ainsi les musiciens que nous
avons cités étaient-ils peu tentés par les voies de la musique dodécaphonique et sérielle,
parce qu’ils avaient généralement rejeté les influences venues du monde germanique,
renouaient avec l’harmonie modale et vibraient, véritables résonateurs, au diapason de
chants et de rythmes apparemment inépuisables, signes expressifs primordiaux de l’être
humain. Ils bénéficiaient ainsi de retombées d’époques significatives comme des acquis
modernes de l’écriture, sans jamais renier leur langue maternelle. La notion
d’universalité partait encore d’une identification des racines de tout créateur ; une
prodigieuse diversité devait en résulter, dont nous ne sommes pas certains de retrouver
l’équivalent en cette fin de siècle marquée par tous les ravages de la société de
consommation et du vedettariat, où l’interpénétration des cultures et la rapidité des
communications ont engendré des créations passe-partout ne reflétant guère
l’appartenance de leurs auteurs à une civilisation quelconque. Des « musiciens de la
terre », d’une carrure impressionnante, avaient donc vécu dans des pays en plein réveil
culturel : l’Angleterre, la Pologne, la Finlande, le Danemark, la Tchécoslovaquie, la
Hongrie, le Brésil.
2 Lors des premiers séjours parisiens d’Heitor Villa-Lobos entre 1923 et 1930, le Brésil était
en pleine phase d’affirmation nationaliste, dans tous les domaines de création. Le
musicien venait en nos murs non pour apprendre, mais pour faire jouer sa musique, ses
pièces les plus audacieuses comme les Chôros, le Rudepoema, la Famille du Bébé, les Trois
Poèmes Indiens et le Noneto. Il y eut le soutien d’admirateurs enthousiastes comme Paul
le Flem, René Dumesnil, Florent Schmitt, dont les articles de presse ont fait date. Sa
musique était toutefois encore loin de rencontrer l’écho qu’elle connut entre 1948 et
1959, années au cours desquelles sa renommée s’étendit, plus encore en France et aux
États-Unis qu’au Brésil, en proie à des querelles esthétiques qui lui valurent de
nombreuses attaques. Malgré ses problèmes de santé, il voyageait intensément, dirigeait
les meilleurs formations mondiales et composait sans relâche. Assez symboliquement,
c’est chaque printemps que le public parisien le retrouvait à la tête de l’Orchestre
National de la R.T.F. Généreuse, savoureuse, éclatante de puissance, sa musique emplissait
tout l’espace, mue par un influx combien bénéfique au moment de secouer les derniers
frimas hivernaux ! Villa-Lobos disait s’être inspiré de tous les éléments de sa terre,
jusqu’aux couleurs et parfums qui en émanaient, et il n’est pas exagéré de dire qu’on
pouvait les percevoir. Pour bien des mélomanes venus à la musique après la Seconde
Guerre mondiale, son nom même leur fut révélé à la faveur d’un concert de février 1952,
au Théâtre des Champs-Élysées, où le maître dirigea, pour la première fois dans leur
intégralité, les quatre suites symphoniques de la « Découverte du Brésil ». L’authenticité
d’un art libre de toute entrave éclatait dans sa fantaisie, alliant de solides assises
traditionnelles à une forme de modernisme parfaitement accordée à la sensibilité de ce
milieu de siècle. L’auteur était le type même du musicien contemporain idéal, capable de
séduire tous les publics. Multidimensionnelle, l’œuvre était balayée par le souffle même
de l’esprit, éclatait de trouvailles instrumentales, de contrepoint savoureux, de mélodies
splendides et de rythmes conquérants. Un aspect épique caractérisait cette fresque
« historico-musicale » dont les moments d’élévation contrastaient avec la peinture de
scènes pittoresques, dont la traduction sonore psychologique n’avait rien à envier aux
descriptions des meilleurs chroniqueurs. La musique produisait-elle encore telles
épopées ? Sans doute n’y en avait-il plus guère que parmi les descendants des bardes,
messagers de peuples en pleine phase d’affirmation. « Villa-Lobos s’est trouvé missioné
sur son continent, pour en créer le mythe et l’épopée, rappelle Marcel Beaufils ».
5
***
5 Après la mort du compositeur, d’aucuns ont prétendu que sous l’effet de problèmes de
santé et de déplacements incessants, son niveau d’inspiration aurait fléchi au cour de ses
dernières années parmi nous. Nous reconnaissons ici un genre de spéculation
intellectuelle dont nous n’avons que trop souffert. Ne pouvant survivre que dans un
climat d’étonnement perpétuel, les snobs exigent qu’un créateur se renouvelle
entièrement d’œuvre en œuvre, chacune voulue toujours plus « à l’avant-garde » que la
précédente. Cette attitude fait ressortir une méconnaissance profonde de la biologie
comme d’un processus naturel d’approfondissement, voire de dépouillement,
accompagnant l’âge philosophique chez nombre de créateurs de premier plan, ceux-là
même qui n’ont jamais affecté de « faire de la recherche », pour avoir trouvé en eux-
mêmes, dès leur jeunesse, des formes de langage qu’ils n’ont cessé d’exploiter leur vie
durant. Villa-Lobos fut souvent plus moderne que bien des musiciens qui faisaient des
efforts pour y parvenir, mais intuitivement, presque sans le savoir. Il n’eut jamais à
revêtir les masques éphémères des modes successives, non sans tirer une énergie réelle
de sa malice, de son humour, de son ironie, ce qui l’autorisait à se moquer gentiment de
qui voulait recueillir solennellement son avis sur les innombrables « ...ismes » des temps
modernes, qu’il affectait d’ignorer. En réalité, sa musique était passée par toutes sortes de
stades, son extrême liberté harmonique confinait à l’atonalité, on pouvait presque
appliquer l’étiquette du « bruitisme » pour désigner ses sons de nature primitive vomis
par les vents ou les spasmes les plus sauvages de ses Chôros et il aura fallu attendre
Witold Lutoslawski, dans ses créations les plus dramatiques de ton, pour retrouver autant
de puissance concentrée en des partitions d’exaltation de la période 1920-1930 et les
accumulations d’audaces dont chaque œuvre maîtresse mettait à bas un traité
d’harmonie. Au même titre que nombre de musiciens européens, le Strauss de Salomé et
d’Elektra, le Stravinsky du Sacre du Printemps, le Prokofiev de la Suite Scythe et de l’Ange
de Feu, le Bartok du « Mandarin Marveilleux », aux embrasements dévastateurs, il avait
atteint un point de non-retour débouchant sur un apaisement. Sans jamais pratiquer
d’articifiels « retours à... », et se laissant guider par son adoration pour Bach, il n’évolua
6
pas moins harmonieusement que Strauss quittant l’antiquité ensanglantée pour sacrifier
à l’idéal mozartien de beauté. L’aube de cette accalmie remonte à 1930, au début de la
série d’hommages à Bach qu’il imagina sous le titre de « Bachianas Brasilairas ». Son art
allait s’épanouir en arcanes toujours plus généreux et plus lumineux et la dernière partie
de sa vie créatrice a été située, non sans raison, sous le signe de l’universalité. Un rien de
cérébralité pouvait marquer tel ou tel quatuor, plus rarement l’austérité, mais il restait
très positif, poète du son comme à la première heure, obéissant à d’impérieuses
impulsions créatrices. Il nous a quittés les malles pleines de projets. A une époque où tant
de nations atteignaient un palier ou amorçaient une courbe descendante, le Brésil se
trouvait toujours dans sa phase ascensionnelle, dans sa jeunesse pourrait-on dire. C’est un
facteur dont on devra toujours tenir compte en étudiant la démarche ultime du musicien,
dont le mûrissement n’a pas donné les mêmes résultats que chez ses collègues européens.
Lorsqu’il évoquait pour nous son ami Manuel de Falla, il ne se prononçait jamais quant à
l’ascèse, au renoncement final de ce créateur, il en retenait ce qu’il pratiquait lui-même
dans son pays, la sublimation de l’atmosphère sonore, des aspects populaires. « Mon
œuvre est la conséquence d’une prédestination, elle est d’une grande quantité parce que
le fruit d’une terre immense, ardente et généreuse ». De son vivant, on affabulait sur son
catalogue, dont on paraissait ne pas plus connaître les limites exactes que celles de sa
terre inspiratrice. Deux mille, trois mille titres, selon les journalistes nord-américains,
champions de ce genre de spéculation ! Nul ne le savait, jusqu’au jour où, grâce aux
travaux Arminda Villa-Lobos, le premier inventaire qui fut dressé ramenait le tout à des
proportions déjà surprenantes. Un peu plus de mille titres. Darius Milhaud et Bohuslav
Martinu le suivaient en fertilité, mais de plus loin, seulement au-delà des quatre cents
numéros.
6 Nous évoquions les détracteurs des dernières années. Qu’ils soient simplement conviés à
réaliser qu’elles ne furent pas moins fertiles en œuvres marquantes que celles des
premiers élans créateurs, illustrant les formes les plus diverses avec une maîtrise
consommée. Comment réprimer d’irrésistibles « saudades » pour le Second Concerto pour
violoncelle, les poèmes symphoniques Érosion et Genesis, Bendita Sabedoria — qui hérite
des plus hautes traditions de chant choral tout en annonçant Ligeti et Berio — le
Magnificat-Alleluia, l’opéra « Yerma » d’après Garcia-Lorca, les derniers quatuors et la
fresque des « Forêts de l’Amazone » pour soprano, chœurs et orchestre, dont le lyrisme
généreux s’accompagne d’une palette instrumentale encore renouvelée et d’éclats de
puissance portant, une dernière fois, la signature indélébile d’un des principaux artisans
de la musique mondiale au vingtième siècle ?
7 Lorsque la nature, si indifférente à l’homme, choisit de tarir l’une des cataractes les plus
vivifiantes de la musique de son temps, Villa-Lobos avait commencé un dix-huitième
quatuor, pensait à une treizième symphonie et à un nouvel opéra d’inspiration
amérindienne. Quelques mois avant sa mort, il avait mené à bien, aux États-Unis, son
dernier enregistrement, celui de ces mêmes « Forêts de l’Amazone » dont la soliste était
Bidu. Sayaõ. Son chant du cygne bénéficiait des techniques nouvelles de la stéréophonie.
***
8 En France, Villa-Lobos n’avait pas souffert de ces retards de diffusion inhérents à notre
vie musicale ; on était en droit d’espérer que l’essentiel de sa production ne disparût
point avec lui. Nous ne nous doutions pas qu’une génération plus tard, en l’évoquant dans
7
Bartholomée a été le premier chef européen à relever le défi, en dehors du Brésil, après la
mort du compositeur, en abordant l’une de ses pièces les plus riches, le Chôros numéro 12
qu’il créa au Festival de Tongres en 1979 et qu’un producteur de son pays a heureusement
enregistré. A la tête de l’Orchestre Philarmonique de Liège, il restitua l’œuvre dans la
solidité de son architecture, sa puissance expressive. De grandes archives — presque tous
les enregistrements réalisés en France — se trouvaient encore écartées au moment où
l’essor du disque compact allait donner le signal d’un véritable renouveau.
***
de l’Amazone », et le Premier Concerto pour piano dont le soliste était Nelson Freire. Le 5
mars 1987, soirée anniversaire, artistes français et brésiliens présentèrent des pages pour
formations variées, démontrant combien Villa-Lobos savait rester lui-même dans tout ce
qu’il a créé. Le Festival Estival de Paris ouvrit généreusement ses portes au musicien, au
cours de cinq concerts. Deux d’entre eux, consacrés à l’orchestre, étaient dirigés
respectivement par les chefs brésiliens Claudio Santoro et Flavio Chamis. Le premier, avec
l’Orchestre National de l’Ile-de-France, permit de réentendre « Genesis » et « Érosion » ; à
l’affiche du second, avec le Nouvel Orchestre Philarmonique, figuraient le vigoureux
Chôros numéro 6, poésie de sons, véritable exaltation de la terre et de la vie, qui n’avait
pas résonné dans nos salles depuis trente ans, et « Uirapuru », poème symphonique
lyrique transfigurant la légende indienne de l’Oiseau magique, Roi de l’Amour, en une
forme de beauté primitive. Nos recherches ne nous ont pas permis de retrouver trace
d’exécution de cette pièce en France. Elle avait été présentée au printemps au cours d’un
concert donné à Luxembourg. En 1917, comme dans son pendant « Amazonas », Villa-
Lobos y avait créé un modèle de composition ramassée, kaléidoscopique, qu’il exploita
jusqu’à l’époque ultime où, toujours hanté par l’âme primitive, il composa Erosion et
Genesis, derniers exemples de poèmes mythiques, marqués par la nature, comme la
musique en a connus chez Smetana, Balakirev et Sibelius. La plupart des concerts
parisiens ont été retransmis par les soins de Radio-France.
18 Voici ce qu’écrit Gérard Condé, dans un article du quotidien « Le Monde », paru le 11 août
1987, intitulé « Célébration d’un prodige » :
« ... Erosion et Genesis comptent certainement parmi les ouvrages symphoniques
les plus marquants de Villa-Lobos. Composés en 1950 et 1954, ils échappent
magistralement au style d’époque, toutes tendances confondues, académisme ou
avant-garde. Sans doute la richesse des timbres, le goût pour les superpositions des
rythmes et des mélodies, pour les harmonies complexes, désignent-ils une musique
de la première moitié du vingtième siècle. Mais avec un souffle et une maîtrise
inventive dans l’orchestration qui n’ont d’égal que la liberté de l’inspiration. »
19 Venons-en à Marseille, où de multiples manifestations ont été saluées par les articles du
« Provençal ». « Très bon début pour l’année Villa-Lobos », « Concert inoubliable »,
pouvait-on lire après la présentation de la Messe de Saint-Sébastien par la Maîtrise
Gabriel Fauré et le concert de l’Orchestre Philarmonique de Marseille dirigé par Antoni
Ros Marba, où furent présentés la fantaisie pour piano et orchestre « Momoprecoce » et
« O papagaio do moleque » (« Le cerf-volant du gamin »).
20 Au Festival d’Art Chrétien de Digne, qui avait choisi comme thème « Villa-Lobos et le
Brésil », participèrent des ensembles et des solistes comme Turibios Santos et Anna-Stella
Schic. Un colloque international, placé sous la présidence et animé par le grand
musicologue Luis Heitor Correa de Azevedo, réunissait pour la première fois des
personnalités françaises et brésiliennes, sur le thème « Villa-Lobos, la civilisation
chrétienne et la culture autochtone du Brésil ».
21 Nous avons connu quelques initiatives rarissimes comme l’exécution de la Onzième
Symphonie à Avignon, celle de la cantate « Mandu Çarara », pour chœur mixte, chœur
d’enfants et orchestre, à l’École de Musique de Mâcon, et la semaine entièrement
consacrée au compositeur par le Festival de Ville d’Avray. La région Poitou-Charentes a
organisé treize manifestations réparties sur onze villes et quatre départements, dont les
temps forts ont été un concert du Quatuor Bernède et une tournée de l’Orchestre de
Chambre d’Auvergne. Dans le répertoire des chœurs a cappella, des réalisations d’une
haute qualité s’inscrivent à l’actif de la Maîtrise Gabriel Fauré, du Groupe Vocal de France
10
AUTEUR
PIERRE VIDAL
Sèvres, Octobre 1987
12
Avant-propos
Mennoti Del Picchia
1 Nous, brésiliens, nous sommes reconnaissants à Marcel Beaufils, écrivain, poète et musicologue,
non seulement pour nous avoir donné une plus subtile et complète interprétation de la vie et du
créateur « Lune patria fatrium », mais également de l’intérêt, la compréhension et même l’amour
qu’il manifeste à notre pays dans son essai magistral sur Villa-Lobos musicien et poète du
Brésil. En effet, la terre qui vit éclore le génie d’un Villa-Lobos, ne pouvait manquer de fasciner le
philosophe, le sociologue et l’artiste. Son raffiné « esprit de finesse » s’intègre complètement à
l’impact de cet imprévisible langage musical du génie, réfléchissant l’image acoustique d’une terre
et d’un peuple, aujourd’hui brusquement et spectaculairement incorporé, grâce aux
intercommunications fulminantes de nouvelles techniques aux autres nations cultivées du monde.
A ce monde lucide, mais exaspéré, le Brésil peut offrir des solutions institutrices de paix sociale, et
montrer le fabuleux potentiel de ses multiples richesses et de son art. Marcel Beaufils pénètre cette
« forêt vierge », âpre et forte, étourdi par les surprises que lui offre cet univers original et inédit. De
là, il va le comprendre et l’aimer.
2 Dans son gigantisme géographique, qui dispose d’un formidable potentiel économique,
partiellement encore en fébrile et active évolution, avec d’immenses réserves minérales presque
inexplorées, mais qui seront au service d’un futur triomphal, le Brésil demeure le plus grand et le
plus impressionnant creuset ethnique par suite d’une constante attraction et absorption de
l’élément humain originaire de toutes les parties du monde, réalisant ainsi, grâce à une
communauté polygénethique vivant dans une paix fraternelle, sa prédestination de gérer la « Race
Cosmique », dont parle Vasconcellos.
3 Nous croyons que seul le Brésil, du fait de sa formation nettement occidentale et chrétienne, œuvre
de la découverte et implantation portugaise — le héros des découvertes descendant de ses
caravelles en plein élan de ses conquêtes, dans son périple quasi mystique, pour offrir au monde un
support ethnique phogocitairement stable, intégrant et absorbant dans son plasma humain, toutes
les races et toutes les cultures. La fusion initiale, l’aborigène, puis le nègre, espèce de charbon
nécessaire au mélange du cuivre autochtone au blanc métal lusitain, a créé cette « race de géants »
dont parle Saint-Hilaire, base humaine où se superposent les métissages éludant ainsi tous préjugés
de couleur, de croyance et d’origine.
13
4 Alors que le panorama silvestre se conserve dans son paysage — comme dans un musée destiné à
l’histoire — le laboratoire édénien fait surgir de la boue de ses marécages, l’Adan sauvage encore en
état de grâce et nu comme le premier homme, le laisse vagabonder dans les forêts et pêcher aux
bords des fleuves-océans demeurant fidèle à ses mythes, à ses rites, à ses cantiques et à ses danses,
l’infiltration des colonisateurs par l’hinterland, formant ainsi une grande stratification sociale qui
restera à peu près imperméable à la civilisation dynamique du littoral. Là se fixe un nouveau type
temporaire de culture, où les valeurs perdent de leur éclat, s’abatardisent. La religion sevrée de son
orthodoxie catholique par la tâche d’officiants improvisés, finit par confondre ses saints avec les
fétiches de la « macumba » ou partiellement avec les mythes telluriques. Ses chants amenés avec
les navires transatlantiques, voient leur substance lyrique transformée au contact des rythmes
sauvages ou les déformations mnémoniques d’ingénus chanteurs ou violistes. « Sur le pont
d’Avignon » devient « Surupango da Vingança ». Ici l’hérédité africaine donne à l’ancien chant
gaulois une forme verbale cabalistique, oppressive et prophétique. C’est dans une langue étrange
surgie d’un multiple mélange et enduite d’un nouveau vernis, qu’apparaissent les essences du folk-
lore universel.
5 Dans leur lutte exténuante contre l’hinterland sauvage, ces alertes pionniers souffrent un arrêt
dans leur procès culturel. Ils créent un folk-lore hybride où la mythologie indienne et le fétichisme
nègre interfèrent dans le vieux fablier occidental. D’où une œuvre ingénue, neuve, riche, pleine de
surprises, de vie, palpitante de l’enchantement magique d’une terreur cosmique, toujours latente
au fond de l’âme du dompteur devant intérieur de terres menaçant et effroyable.
6 Mais, côtoyant cette épopée, un Brésil ultra-moderne brandit son progrès à l’égal des centres les
plus culturels de l’ère atomique, offrant avec le miracle de Brasilia, réalisée, justement, dans cet
« intérieur (le sertão plaine) si revêche, le modèle spectaculaire de la métropole du futur. Inspiré
par la jeune audace révolutionnaire d’architectes, d’urbanistes et d’artistes authentiquement
brésiliens et construite par les « candangos » avec des matériaux sableux industriels du littoral et
transportés par avion, Brasilia, symbole de cette étrange civilisation résultant de facteurs tant
complexes, c’est l’annonce d’une étoffe renouvelée du progrès humain, marquant l’avènement du
Brésil futur, influencé par ce qu’il a de jeune et rénovateur, le signe de la race cosmique.
7 C’est l’épopée d’un peuple découvrant une nouvelle jeunesse à un univers aux prises avec une crise
de mélancolique vieillesse et cherchant son aide. Marcel Beaufils montre cet Homère prédestiné
qu’est Villa-Lobos.
***
8 Avec sa pénétrante intuition et sa profonde érudition, dans cette étude, Marcel Beaufils capte le
phénomène de la formation nationale du Brésil. Les livres fondamentaux de la sociologie et de la
littérature brésilienne lui sont familiers, notamment l’œuvre d’Euclydes da Cunha, qui trace au
mieux le méridien spirituel qui partage encore les deux cultures en fusion, mais ne suffirait pas à
l’inventaire si impressionnant de cette âme nationale ; poète qu’il est, Marcel Beaufils en devine le
chemin, pressent la réfraction des œuvres de Heitor Villa-Lobos. Ce musicien poète, c’est Homère, le
« caboclo » choisi pour conter, dans la transcendance du langage sonore, des odyssées et illiades
symphoniques, le paysage, les prodiges d’un peuple qui, avec la « Gesta Bandeirante » n’eut point
besoin de créer une mythologie pour expliquer les exploits de ses « géants » dont parle Saint-
Hilaire. Nos Ulysses, Jasons et Orphées ne furent point des poètes fantômes, mais des héros
matériels faits de chair et de sang. L’illusion du mythe des mines d’or de Sabarà et le rêve des
émeraudes gardées et enfermées par le dragon vert des forêts vierges, équivalent à celle du Veau
d’or.
14
9 Les exploits de Paes Leme et de Anhanguera enfantant le diabolisme d’incendier les fleuves afin de
mâter les sauvages, rééditent les prouesses des argonautes et l’audace de l’astucieux rois de
l’Ittaque.
10 Une fois découverte l’âme du Brésil, le phénomène Villa-Lobos est déchiffré. Sans la compréhension
de cet étrange monde géographique et culturel, on ne pourrait concevoir l’inspiration de l’auteur
des « Bacchianas » où la traduction de la musique la plus pure du génie occidental se confond aux
rafales barbares et inédites des chants sauvages, hululement des vents dans les forêts inviolées,
chants et sifflements stridents des oiseaux, coassements de crapauds monstrueux offrant à notre
Orphée des sons et des timbres inédits, enfin toute une gamme tropicale de couleurs résonnantes de
l’immense palette orchestrale, d’une terre et d’un peuple montrant au monde une nouvelle
conception du monde.
11 Entre l’héritage de la musique occidentale — exception faite de Carlos Gomes, peut-être le génie
musical le plus expressif de toute l’Amérique méridionale en son temps, — patrimoine délavé de
l’empreinte de la terre, fait de répétitions fastidieuses de patrons musicaux arrachés à cet univers
vierge, cherchant la résurrection des voix latentes ancestrales et maintenant amalgamés à
l’immense matériel acoustique du paysage et de l’homme immergé encore dans son scénario
édénique, l’interprète de ce monde sonore ne pouvait hésiter. A ce monceau fantastique on devrait
ajouter et intégrer à la musique, la cacophonie de la vie moderne, donner une fonction orchestrale
aux frottements des engrenages, au bourdonnement des poulies, à la symphonie du travail de l’ère
de l’électricité, et capter même la surprise des sons sidéraux que nous envoient du cosmos les
appareils astronautiques.
12 Cette tâche homérique exigeait des nouvelles techniques ; le poète musicien eut l’instinct aveugle
des explorateurs, et c’est Marcel Beaufils qui explique dans Villa-Lobos la fatalité de son option :
« Le problème imposé ne lui laisse pas de choix : d’une part l’énormité d’un univers sonore ; d’autre,
l’immensité vide d’œuvres. C’est l’hésitation entre l’immensité vierge et sa non exploration qui
furent le signal de cette prédestination que nous pourrions dénommer d’hésodiaques, c’est-à-dire
le matériel sur-humain de cette terre. »
13 Villa-Lobos fut mon ami et compagnon depuis la fameuse Semaine historique de l’Art Moderne de
1922 et avec Graça Aranha, Mario et Oswaldo de Andrade et autres, nous détenions les rêves. Dans
le cadre de la pensée brésilienne, ce mouvement artistique insurrectionnel représentait le « diviso
acquarium » de la conception nationale. Son but fut d’intégrer le Brésil, alors extraverti par des
influences exogènes et déformé par le narcissisme d’un nationalisme romantique, aux nouvelles
conceptions d’un monde révolutionné par la technique, dans ses validités physiques, historiques et
culturelles. Marcel Beaufils si bien informé sur ce mouvement culturel brésilien, se réfère à la
participation du compositeur, alors fort jeune, à cette Semaine révolutionnaire. L’art de Villa-Lobos
n’exigeait point de boire à cette fontaine rénovatrice : au contraire, il déversa vers elle des créations
déjà révolutionnaires de son génie, son « Deuxième Trio » de 1913, « Les Danses », 1914, sa « Sonate
pour violon et piano », 1916. La grande « foi » qu’il fut, surgit chargée de cette enfance d’un
nouveau Brésil, faite d’instinctive répulsion de la vieille mentalité coloniale et de la décadence des
formes occidentales. Il avançait vers ses triomphes avec une innocence joviale, parce que croyant à
ses créations et l’authenticité de celles-ci dans un nouveau langage musical du Brésil.
14 Nous doutons que la personnalité et l’œuvre de Villa-Lobos puisse être mieux étudiée et comprise
que ne fit Marcel Beaufils dépeignant la figure géniale de l’artiste dans son étude, qui se trouva être
celle du cœur et de l’admiration de tous les Brésiliens.
15 Lorsque, vers 1930, je cherchais un compositeur pour un « chemin de croix », qu’on me
disait : « Villa-Lobos », quelqu’un que je connais bien répondait : « Lui ? Une chasse au
15
tigre ; pas un chemin de croix. » Je ne devais longtemps voir ni entendre Villa-Lobos sans
penser aux tigres. Mais bientôt il m’avait suffi de voir le chasseur de fauves musical pour
connaître chez lui un autre. Paris faisait bonne figure à « Amazonas » et sifflait les
« Amériques » de Varèse. La Salle Gaveau en rêve encore.
16 Et puis, du temps, du temps. Des « Chôros », les « Serestas », « Erosão ». Le chasseur de
tigres se mettait en place. Il n’y a plus de tigres là-dedans, et d’ailleurs ils étaient une
erreur zoologique de petite fille. Et Villa-Lobos a écrit des pièces liturgiques, a été honoré
d’une commande du Vatican. Et j’ai appris à aimer ce baroudeur « sauvage », qui a surtout
dompté des arbres et des colibris.
17 Ami, tu nous as maintenant quittés. Cet essai n’a d’autre objet que d’essayer de te
comprendre. « De poète à poète », me disais-tu un jour, l’image véritable s’institue.
18 Mais ici commence le paradoxe. Comprendre celui qui crée, c’est l’aborder par delà lui-
même, lui échapper pour mieux le saisir. Nul ne se connaît moins que celui qui crée à sa
loi. Juger ? C’est le temps seul qui dénude l’homme et l’œuvre, l’homme dans l’œuvre, et
le présent passe plus vite que le passé. Que pèsent les jugements de valeur ? Je voudrais
me demander, en conscience, d’abord, ce que tu as voulu, ou comment tu as été voulu,
avec ton œuvre, par toi-même.
19 Mais ceci se complique d’une autre dimension, et déjà il faut que je me transforme moi-
même. Car voici qu’à la dimension « temps » s’ajoute une dimension « planétaire » qui,
pour les Européens que nous sommes, n’est pas moins essentielle que pour les auditeurs
du Nouveau Monde. Les larges horizons se voient mal sans distance. Pour nos usages,
pour les qualifications de notre sensibilité, Villa-Lobos est, ensemble, trop Brésilien et
trop Européen. Pour le Brésil il a été toute sa vie trop proche, et trop humain. L’optique
intérieure de son œuvre nous manque. Faut-il encore situer en espace ce qu’il serait déjà
si délicat de situer dans le temps ?
20 Et au fait : que signie ici le mot « Brésil » ? Une terre immense, sur trente cinq degrés de
longitude, et autant de latitude, débordant à la fois sur l’Équateur et sur les terres
« tempérées ». La plus « moderne », et la plus « primitive » selon la race et le lieu, et qui
vit, dit l’un de ses gouvernants actuels « entre le paléolithique et l’électronique ». On y
invente par décret une capitale « fonctionnelle ». Claude Lévi-Strauss y regarde mourir au
Parana, près du rio Tibagy, dans le Mato Grosso sur le rio Paraguay, ou dans la région
Ouest-Amazonienne, des primitivités où se garde, dans son art, dans son « raffinement
religieux et sociologique », la sagesse d’avant la Découverte. Pour l’homme d’affaires, là-
bas, l’intellectuel dont les yeux sont fixés sur l’Occident, le Brésil est un être neuf,
prodigieusement jeune, qui se dégage avec impatience et douleur de toute cette
millénarité, et s’agace sur d’immenses surfaces, malgré l’offre d’allumettes et de pistolets,
de retrouver comme une tare l’incrustation dentaire, le tatouage, le bâton à feu, le pilon
de pierre polie et, naturellement, la flèche empoisonnée au curare, mais blasonnée, avec
laquelle les primitivités congolaises mettent en fuite les mitrailleuses. La terre elle-même,
selon, est une immense richesse, un immense désastre, un immense poème. La littérature
n’a jamais été en mesure d’en embrasser autre chose que des aspects, d’y saisir (ou
forger), une unité peut-être impossible encore par l’esprit. Lequel, du poète ou du
prospecteur, de l’ingénu qui part chercher les Amazones guerrières, ou les trésors des
lacs, lequel, de l’architecte de la poutre métallique et du béton, du musicien sériel, revenu
de Paris ou de Russie, du folkloriste encore débordé par l’ubiquité de la ruche sonore
brésilienne : oui, lequel peut se vanter d’avoir de son Brésil une conception qui le
16
ramasse, ou même le suggère ? Et pour nous, qui regardons ce pays, de loin, avec les yeux
de la légende, et, de près nous surprenons à la préférer, dans le sortilège de la lumière ?
21 Or Villa-Lobos, il y a cinquante ans, avait choisi la légende.
22 L’homme repose aujourd’hui dans sa terre. Il n’a pas fini pour autant d’ameuter la
contradiction. Toute personnalité est exaspérante. Les affaires d’épiderme ne font place
que plus tard, à quelque décantation mystérieuse. Et l’œuvre aborde en dépit des uns et
des autres, son heure de vérité.
23 Bien des problèmes se cachent, et bien des mystères derrière cette figure : attachante,
dépaysante, admirée, contestée, vénérée des uns, guettée par l’exaspération des autres
aux détours de sa propre multiplicité ; simple et retorse, humble et orgueilleuse, sauvage
et douce (mais dans la douceur couvent de dangereuses violences) affable et timide (et là-
dessous l’orgueil est grand, prêt à souffrir).
24 Le bon-vivant, pince-sans-rire, friand d’attrapes, fumeur de gros cigares bahianais, ami
enfantin des enfants, le voici, au bâton d’orchestre, un homme d’un protéisme paradoxal,
aimable partenaire qui, d’un geste, invite les violoncelles à entrer dans la maison, chef
contradictoire et vétilleux, qui demain pose à nouveau les problèmes qu’on croyait
résolus, sorcier indien dont les traits semblent gouverner des incantations terrifiantes, ou
bon roi Chou menant brouter avec bonhomie des sons qui se font et se défont comme des
images dépassées de sa vie. Un intense, surtout, ramassé dans une puissance vitale qui
émane de lui d’orageuse façon, et volontiers avec insolence. Au chirurgien qui, un jour, lui
donne trois mois à vivre, il réplique goguenard : « Donne-moi un papier ». Pendant dix
ans, la rémission stupéfait encore. Et — naturellement — il est mort d’autre chose.
25 Ce doux — revoyons-le — est un lutteur, diseur de ces cruelles vérités qui lui seront
cruellement rendues. Ce simple est l’homme des explications inextricables ; ce rusé a des
mots sûrs comme des flèches. Ce fier porte au fond d’un cœur tendre une grande bonne
foi candide, et l’inquiétude d’être aimé. Cet impulsif est volontiers paradoxal non par
« épaté » ou par calcul : par excubérance animale, échappant à ce qui limite et qui guinde.
26 Tel il est avec ses mines persifleuses, son masque débonnaire, et une rouerie toujours en
éveil, avec le sérieux ou la violence qui le transfigurent lorsqu’il fixe un point de
technique, ou définit une impression : tel nous le retrouvons dans cette manière d’orage
tropical qu’est sa musique.
27 (« Un des cinq derniers Grands de sa génération », écrivait de lui Honegger, saluant, avant
d’entrer lui-même dans le silence, la mort récente de Prokofieff).
28 Tel enfin il nous reste dans le souvenir, sorcier du Sertão, chanteur de rues rôdant dans
une rue nocturne de Rio, pétrisseur de grosses sérénades et sculpteur attendri de
miniatures, — sous ses doigts sortent du piano des animaux fictifs en mie de pain, des
poupées en filasse de maïs, — bâcleur de « Tantum ergo », que réveillent tôt le matin des
curés en mal de maîtrise. Il se regarde rouler, comme si lui-même les avait faits, des
fleuves, des cataractes de fin des temps, au milieu de forêts vieilles comme la terre. Il
cisèle un Quator, tourne une Messe que visitent, dit-il, des motifs de magie africaine. Tout
créateur est un introverti. Celui-là est plutôt un centrifuge. Il est comme ce fleuve qu’il a
pris pour symbole, qui s’étale et déborde sans jamais reconnaître où fut la place de son lit.
29 Vu d’Europe, il dépayse, envoûte, ou scandalise. Populaire, et portant sur ses mains le
peuple dont il est issu. Il semblera parfois vulgaire. Baroudeur de désert et de forêt vierge,
avec le poids sur lui de tout ce qui l’entoure, de tout ce qu’il aspire : sous tous les
masques, l’oreille est aux aguets, et le regard sans défaillance. Cet homme est un animal
17
n’appelle plus cette synthèse, que l’épopée l’a faite en son temps, et que le folklore est
devenu presque partout objet de musée, comme les jupons, les binious et les mantilles. Il
pourra donc paraître bizarre à des continentaux qu’on appelle pour un Brésilien, la
référence exceptionnelle de paysages et de musiques dites « populaires ».
37 Or à l’époque où Villa-Lobos a fait ses options, qu’il aurait pu renier, auxquelles il s’est au
contraire attaché sans retour possible, rien que la figure de cette terre était soit mythique
soit simplement inconnue. C’est peu avant 1900 que l’officier brésilien Euclydes da Cunha,
au cours d’une expédition punitive vers « l’intérieur », découvre, avec une espèce
d’enivrement, qu’il ne connaît de son pays qu’une capitale européenne. C’est à peine plus
tard que Mario de Andrade évalue l’immensité des langages sonores de ce pays. Une
génération de folkloristes et d’ethnomusicologues exemplaires n’aura pas épuisé ces
trésors. Si Villa-Lobos s’attache à la « réunion » de ces langages, c’est peut-être par des
déterminations de sensibilité dont lui-même n’a pas été maître, mais c’est aussi en
communauté d’enthousiasme avec tout un groupe d’intellectuels. Ici la terre a appelé sa
synthèse. Villa-Lobos aurait donc pris le problème, si j’ose dire, à l’âge de pierre et à l’âge
africain, au moment où l’Europe, avec le « Sacre », passait outre, et ouvrait une brèche
formidable vers l’avenir.
38 Or il se posait, pour les Brésiliens eux-mêmes, un problème d’ordre à peine différent en
soi, mais des résonnances infiniment autres. « Terre violente », a dit, dans un titre
célèbre, l’un des écrivains les plus puissants de cette génération ; terre surtout que la vie
planétaire et la « socialisation » theilhardienne obligent à trouver sans délais son unité ;
et rien n’y peuvent les étendues immenses, parfois inconnues, infiniment différenciées
par le climat, les chances de survie, par les ethnicités, les peaux et les sangs, les
traditions, et les habitus sociaux ou métaphysiques. La capitale neuve, qu’à peine Villa-
Lobos a vue construire, est encore à moitié d’une anticipation féerique, vers laquelle un
effort immense draine vie et sang, tandis que celle qui jusqu’ici en a tenu lieu dans la
continuité heureuse de l’histoire, était un corps magnifiquement luxueux, cachant mal
ses misères, en position liminaire à bord d’océan, et vivant sa vie comme un univers.
39 Tous les problèmes aboutissent ici comme des destinées, à partir d’éléments que l’esprit a
longtemps hésité à saisir, comme s’il en pressentait le poids surhumain. De la plupart de
ces problèmes nous n’avons ici rien à dire, pour cent raisons. Mais il serait malhonnête de
ne pas voir comment, pour des sensibilités aussi violemment telluriques que celle de
Villa-Lobos, un vide troublant a dû se former entre une réalité millénaire si longtemps
inchangée, et une actualité, un vent européen, une hâte d’être là, frémissante, inquiété de
ne pas « être à la traîne ». Dans ce vide, et face à l’identité indéfinie que constitue son
« peuple », Villa-Lobos ne pouvait éviter d’être en scandale à tout ce qui pouvait
prolonger l’esprit impérial. Pris dans ce jeu, exposé aux options politiques du moment,
aux tentations du succès, dans une terre surchauffée, entre des affectivités d’une
périlleuse intensité, il pouvait beaucoup moins qu’un Occidental se réserver sa part de
transcendance.
40 Qu’on pense donc cette position singulière d’un être ayant la fascination du grand, tout
entier chair de sens et d’imagination, aussi bruyant, jaillissant et prolixe que son langage
quotidien ; qu’on l’imagine selon la règle d’or dans laquelle Pierre-Jean Jouve a si
précieusement su tenir la profonde destinée du poète : « le créateur ne fait pas ce qu’il
croit faire, mais autre chose, qu’il ne sait pas. »1
41 Avec l’éducation occidentale, et une nature mythique sans mystique, Villa-Lobos est seul :
seul devant sa forêt vierge et l’océan, l’ibérisme christo-mauresque transplanté, l’Afrique
19
NOTES
1. P.-J. Jouve. « Le Don Juan de Mozart ». Plon.
2. Andrade Muricy. « Villa-Lobos, uma interpretaçao ». Rio, 1961.
20
AUTEUR
MENNOTI DEL PICCHIA
De l’Académie Brésilienne
21
qui rend l’unité « nationale » quasiment impossible à saisir. Et que dire des
caractéristiques de race !
7 Une pente d’esprit complique encore tout cela. Le Brésilien, verrons-nous, a encore
conscience — ne serait-ce que dans ses refus — de vivre non seulement à l’ombre de la
forêt effrayante, mais dans le frôlement des mystiques, des fétiches et des totems. Sa
terre, brûlante et d’une miraculeuse splendeur, lui apparaît divinement prédestinée. Ses
ports se sont appelés « Saint-Esprit », « Saint-Sébastien », « Saint-Sauveur ». Mais des
puissances aussi l’assiègent, dont il connaît la maléficité et l’orgie.
8 Keyserling, dans ses Méditations sud-américaines, place sa sensibilité d’observateur sous le
signe de la « puna », le mal qui, à cette latitude, trahit l’instabilité de l’homme dans les
émanations de son sol. « Je me sentis, dit-il, incorporé au Devenir cosmique aussi
intimement qu’un embryon doué de conscience se connaîtrait comme élément d’une
évolution organique qui le dépasse ». Au Brésil, comme dans l’Argentine dont parle le
philosophe-voyageur, on sent combien l’homme est fonction de ces puissances telluriques
qu’ignore en Occident notre destin profond. Ici, l’espace est surnature : et déjà la figure
du sol. Il y a souvent quelque chose d’effrayant dans cette terre, rouge ou couleur de lion,
plus ravagée, stérilisée, plus bossuée parfois et plus éteinte que celle de l’Auvergne, ou ce
désert qui borde de sa mer désolée les pentes du Vésuve vers l’Est. « Tandis, dit
Keyserling, que je séjournais dans ce monde fantastique, mon âme ne pouvait se tenir
d’enfanter des Mythes ».
9 Telle la terre du Brésil. Elle se sent pétrie d’une substance qui n’est pas à la mesure de
l’homme. Rien déjà que Rio ! Non qu’ayant traversé l’océan on apporte avec soi, devant
ces plages, un complexe d’immensité (l’océan n’est jamais immense, mais le temps, qui
s’use sur l’uniformité inexorable des houles). La démesure, ici, est vraiment dans le sol.
10 Plus de cent kilomètres avant la baie, l’horizon accompagne le voyageur et le conduit,
dans l’unité de ses monts harmonieux et lourds, mêlant le continent avec ses îles, ses
profondeurs avec ses littorals. C’est là, d’Ouest en Est, un chapelet unique, et qui, par
dessus la capitale invisible, se recompose et se prolonge dans la figure légendaire du
« géant couché ».
11 Rio paraît alors entre ces pitons verticaux, arrondis et polis, — certains ont cru : par la
main de l’homme, — leur cône si inexorablement poncé, qu’il n’y colle pas même une
fougère. La ville s’involve en longueur au pied et dans les interstices d’un rêve luxueux de
formes, une insurrection de pics, de criques, d’îles, de collines et de sables. Vu du ciel, du
Pain de Sucre ou du Corcovado, on ne sait plus si cette bienvenue du Continent est
splendide ou effrayante. Tout ce qui n’est pas océan suit un rythme de tempête, et la
nudité des monts a quelque chose d’hostile qui s’adoucit à peine dans la symphonie des
rondeurs.
12 De la terre, le tohu-bohu des roches et de cuves s’élargit, se dissout en espaces ; les
sommets, brutalement taillés, la festonnent en féeries de baies, visions des Mille et une
Nuits, ou habitats, mêlés de misère et d’opulences. La houle, entre les plages, escalade
d’écumes biaisent les cuirasses des promontoires. Sous la montagne, à hauteur d’érosion,
un bariolage noir et blanc s’étage, dégringole à pic entre ravins et bananiers, de cabanes
accrochées on ne sait comment, parfois confiées à des étais qui font frémir. C’est le
« morro », coussins de collines, éparses sous les pics. Ici, doublant et parodiant les
demeures humaines, grouille sans haine et sans respect, crève, mendie, travaille, ne se
soucie pas, chante sans espoir, s’enfante et s’éternise le peuple noir : femmes de peine,
23
terrassiers, cireurs, débardeurs, enfants tôt marqués, les yeux tristes, fainéants,
trimardeurs et sorciers. Chacun de ces clapiers en plein ciel, nus ou chaulés, en équilibre
sur la roche glissante et l’ordure, mêle, par-dessus l’à-pic où le tiennent ces longues
perches, encochées on ne sait où, plus bas, dans le rocher, ce peuple des « favelas », que
chante aujourd’hui encore, à São Paulo, Carolina Maria de Jésus dans ses carnets. 1
13 Sur tout cela, le Christ du Corcovado, couleur du temps, et, la nuit, transfiguré en
lumières suspendues, étend les bras comme depuis le zénith, et ramasse en plein ciel
l’immensité du large et la violence de la terre.
14 Mais que dit au musicien ce qui serait chez nous problème de législation et de voierie ?
Depuis l’esprit de sortilège jusqu’aux mélismes africains chantés par les nourrices et les
hommes de peine, une immanence d’intensité noire s’infuse déjà dans les habitus
chantants de la grande Ville.
15 De quelles séculaires présences, de quelles simultanéités dans les espaces et dans le
temps, de quel tragique explosif de la richesse et du malheur, de la Croix et de la
Sorcellerie, de la conquête et de l’immobilité témoigne, dès le port, cette cité, comme une
unité planétaire, dans l’autre unité de ces arcs sableux embrumés de blanc, relancés l’un
par l’autre au long d’un Océan qui n’en finit pas ? Ici il faut bâtir, pour la fièvre de
l’argent, ou pour le laboratoire des fièvres, et penser une politique dans le vertige
d’espaces à conquérir, organiser et assainir. Mais de ces espaces l’effluve parvient à ce
rivage comme un autre Océan à l’envers. Ou bien il faut avoir, musicien ou poète, les yeux
d’Hésiode, d’Homère, et ceux de Job.
16 Rio baigne, avec tout son arrière-pays, dans l’atmosphère provocante d’un mythe
intensément sensuel ; et l’antique fringale d’amour qui faisait gambader les Indiennes à la
recherche des bourlingueurs au débarcadère, était bien l’haleine de la roche mauve et
chaude, et de l’aphrodisiaque soleil. Toute la terre en est restée baignée. Bien avant que la
lande sèche échappe aux monts, que la Forêt concentre sa pérenité et sa sauvagerie, le
premier signe de la côte est un signe double, dionysiaque et mystique. S’étonnera-t-on
que Villa-Lobos, sans peut-être interroger assez l’instinct qui le pousse, — illusion
inconcevable dans nos paysages — apprenne à ses élèves comment on décalque une
silhouette mélodique sur le pourtour de la montagne et du ciel, et que sa VIe Symphonie
soit un Hymne aux « Monts du Brésil » ? Tant pis pour lui si, par une extrapolation plus
douteuse encore, il « musicalise » aussi les gratte-ciels de Manhattan.
17 Mais les Morts : ils portent sur eux une violence de légende. Celui qui, aux jours de la
grande chaleur, monte vers Thérésopolis, lorsque, de la baie et de ses lagunes dernières, il
voit se profiler cette barre noire verticale, comme défendant un intérieur interdit, celui-
là sent qu’il se trouve devant un mur plus inquiétant et solennel que les horizons
habituels de la terre.
18 A-t-il franchi ces premières hauteurs, dans la forêt inviolée alentour, dont la route en
lacets ne trouble ni l’immobilité ni le silence, où plane l’Urubu, mangeur de charogne, par
dessus des fougères géantes, des palmes, des pins du Parana et des eucalyptus, où la
moindre cassure du sol laisse saigner une terre ocre, pourpre et améthyste : la montagne,
passée Pétropolis, le reprend. Cette fois elle est nue, pelée, à peine agitée de graminées
hautes, couleur de sang, dont l’odeur est puissante, sucrée, et de près écœurante. Les
mitres, inclinées par on ne sait quel vent éternel, qu’on ne sent pas, poncées par on ne
sait quel sable, qu’on ne voit pas, s’équilibrent très haut, sur des croupes sommaires, avec
quelque chose à la fois d’alpestre, de lunaire et de cévenol.
24
19 Passe-t-il le col, il découvre sous lui cette cuve forcenée, l’infernale champignonnière de
mamelons pressés, fossilisés dans une émeute millénaire ; alentour le cercle, sur le ciel,
des pitons et des barres, comme les confins de leur propre inhumanité : n’était, sur un à-
pic, cet Ipé solitaire et doré dans le soleil, qui chante un cri de vie. D’ici on croirait
dominer un astre éteint : et pourtant cette immobilité est véhémente comme celle des
vieux cratères et des vieux Puys. Se représente-t-on là-dedans le charivari des saisons ?
20 Le soleil se couche-t-il ? Le tête à tête de la roche grise et des verdures s’altère d’un faux-
jour onctueux et orageux. Alors surgit cet « esprit de violet » qui coule épais sur les
feuillages, sur le ruban de route d’un noir améthyste, puis sur le ciel où, à travers les
gestes bizarres des arbres tropicaux, les premières étoiles prennent corps dans une pâte
mauve, ardente et presque poudreuse. — Très loin apparaît, avec ses cimes tordues, ses
aiguilles usées comme les doigts d’un Dieu trop vieux, la nouvelle barre, de trois mille
mètres presque cette fois : la Serra dos Orgãos. Quel monde, dans le brouillard bleu, a
besoin d’une pareille défense ? Rien qu’à découvrir ces obstacles, le « bandeirante » devait
respirer un mirage de villes secrètes, de femmes-fées et de palais d’or : si violemment que
même les longs déserts de l’intérieur ne dépaysaient pas son courage. Combien en
déraisonnent encore ? Levi-Strauss glane là-bas des sagesses sans âge, sous les déchéances
des Primitifs2. Même l’explorateur à tête froide sait que se concentre, dans la forêt, une
réserve de mystère.
21 Voici le « Sertão », (les Sertoes plutôt, les grands bleds, ceux du Nord surtout, témoins de
la féroce bataille que livrent à la terre les Éléments). Vers 1896 un officier, au cours d’une
guerre civile, le découvre comme une stupéfiante patrie, son printemps, comme une
« apothéose » substituée à un Désert, et son été d’Apocalypse. Terre crevée, cuite, éclatée,
où tout meurt, « métallique et scintillante sous le regard ». La Nature y invente ces arbres
qui poussent à l’envers, vers le frais, leurs racines comme des branches. Elle a tramé ces
fleurs qui s’enveloppent, contre la gelée de la nuit d’une carapace de parfums. Saint-
Hilaire trouve ici « toute la mélancolie des hivers avec les ardeurs de l’été » : une
« lumière étouffante de banquise ». Les averses reculent devant l’incandescence du roc,
s’évaporent sans toucher le sol, et retombent, jusqu’au moment où la terre rafraîchie
accepte de se laisser sculpter et ravager. Euclydes décrit cette impression d’« étincelles
invisibles » qui vous entourent, cette « vibration des entrées de fours », ces couchants où,
sur les cierges des cactus, semble luire une flamme immobile3. Sécheresse, déluges, tout
fait de cette terre une terre de peur. Même les troupeaux y connaissent la grande
panique, l’« estouro da boiada », qui fait trembler le sol, ravage la maigre pâture et fait
fuir les villages, tandis que dans son sillage les bouviers se jettent au galop. « Martyr de
l’homme, né du martyr séculaire de la terre ».
22 Dans ces paysages, et leur diversité infinie, que de races maintenant ! Métissages
inextricables, d’Indien, de blanc et d’esclave noir, tantôt emprisonnés par la géographie
des montagnes, tantôt maintenus sur le littoral, favorisés jadis par les missionnaires, ou
bien chassés ou s’évadant, créant des types, des couches, des castes, et des gammes
entières d’états d’âme. Gilberto Freyre4, un demi-siècle après Euclydes, nous conte, dans
un livre récent qui fit scandale, l’aventure de ces Portugais envoyant des mâles
aventureux féconder les femmes indigènes, cherchant l’or et essaimant sur un vaste
Empire colonial. Un immense vagabondage commençait là, sur le sable des grèves, pour se
poursuivre et s’accumuler en profondeur avec le Noir par tous les canaux de la
promiscuité ou de l’union familiale, imprimant à la race cette vibration de sensualité et de
violence qu’attisait le soleil tropical.
25
23 Les Indiens, d’abord, tels que les a mis là la Création encore vierge, grands connaisseurs
de plantes et de secrets végétaux bons auxiliaires pour ces nouveaux-venus, si ne les
décimaient la tyrannie de l’habillement, un encasernement jésuite stérilisateur, et leurs
corps trop frêles pour l’esclavage.
24 Plus tard, l’Indien éliminé par la consomption, la fuite, la nostalgie et les châtiments, voici
le Noir, endurant et inusable, par pleines caravelles, serf à son tour du moulin, de la
plantation, ou ramasseur d’or, inaugurant une nouvelle mixture. Sangs blanc,
amérindien, afro-indien se propagent vers les déserts, les forêts, par le chemin des
fleuves : bandeirantes à la quête d’Eldorados, Indiens fuyards, nègres fugitifs armés,
razziant les femmes, et fondant des républiques autonomes. Dans la lointaine plantation,
malgré les cadres du patriarcat, les jalousies sanglantes des matrones et l’empreinte des
missionnaires, un concubinage sans frein multiplie les dosages. Ainsi naissent ces
« types », dont l’Européen s’étonne presque que l’ethnologie les classe encore, que
perpétuent des coutumes, des traits pittoresques, des traditions éponymes, dans les vases
clos des cités longtemps perdues : Recife, Bahia, Belem, Porto Alegre.
25 Villes, races : les noms sonnent comme ceux des peuplades d’Homère : « cabocles »,
indiens métissés de blancs, cuivrés, méfiants, bornés, parfois simples paysans pauvres,
d’une paresse durcie aux catastrophes de la terre, perdus dans le paysage et n’y faisant
rien ; « caborés », « cafusos », fils d’indiennes et de nègres révoltés, « jagunços », bandits
Bahianais, gardes du corps à l’occasion et bons guetteurs, « mameloucs » d’indienne et de
blanc, sangs-mêlés des grands espaces du Sertão,qu’on nomme « Sertanejes », bandits
« cangaçeiros », qu’a fait connaître un médiocre film, et tous déserteurs réchappés des
moulins de la faim ou de la poursuite. Tout cela séparé, ou intégré, peuple les réserves
diverses, les silves, le labyrinthe amazonique, les Rios longs à eux seuls comme des
fleuves de Russie, jusqu’aux confins du Venezuela ou de la Guyane, et aux sables plats du
littoral. « Nous n’avons pas d’unité de race », écrit Euclydes. « Nous n’en aurons peut-être
jamais ».
26 On peut dire qu’ici, de l’Européen pur, récemment importé, jusqu’au Bororo, Caduveo,
Jibaro ou Caripuna le plus sauvage, l’arc-en-ciel se trouve réalisé du mélange entre
Lusitanie, Afrique et Amérique natives, entre gratte-ciel et âge de pierre. Et tout garde,
mélange ses idiomes, ses sagesses, ses coutumes et ses chants, ses magies, son art souvent
raffiné, avec ses tabous et ses peurs, qu’entretiennent la proximité de la forêt sauvage, et
la violence du soleil.
27 L’Africain ne draîne pas avec lui seulement l’univers animiste du Bantou, ces chapelets
qu’on nomme « tocebas », le « chéchéré », cette cloche de cuivre des liturgies magiques :
il n’apporte pas seulement, avec les herbes sacrées, aphrodisiaques, ses légendes, ses
totems effrayants et ses loups garous, ses incantations et ses sorcelleries, — Changôs,
Candomblém po Macumbas. Il amène aussi tout une vieille vague d’Islamisme, avec les
Peuls mahométans, ou les nouveaux-venus des Royaumes Gan-do ou Sokoto, déjà
fortement évolués et conscients, que n’éteignait point l’eau bénite des Pères, et dont
l’esclavage n’éteignait pas la formidable résistance. L’Afrique envoyait, avec les plantes
rituelles du Primitif, les rosaires coraniques aux quatre vingt dix neuf grains de bois,
terminés par une boule ; et des esclaves, à l’ombre de leurs « Senzalas », ont de tous
temps enseigné, près de la Casa Grande, le Koran en Arabe. Même le catholicisme par la
force de l’habitude et du sang, de l’ambiance et des inévitables osmoses, finit par prendre
une teinte fétichiste autant qu’islamiste ; et les sorciers ôtent leurs souliers pour
26
s’accroupir sur une natte, avant d’égorger la « gallina preta », la poule noire infernale, ou
utilisent l’« encre bleue » des Mages musulmans.
28 Ici les métissages de cultes et de croyances défient le sens. Le nègre de Pernambouc qui,
dans une liturgie, célèbre la mise en croix d’un crocodile, jette entre l’animisme
élémentaire de la brousse et la mystique chrétienne un de ces ponts comme on n’en
trouve que sur les rapides des grands fleuves, dans l’inhumatié des hautes fougères
phosphorescentes. Il nous faut insister sur ce mélange, infiniment plus accusé que le
mélange du Nord-américain, derrière ses défenses forcenées.
29 Mélange de sangs, mélanges de l’esprit. Entre les grands espaces ethniques, et
l’aristocratie urbaine de la spéculation et de l’argent s’est maintenue longtemps une
osmose, née des vieilles promiscuités serviles. Seul y échappe le pur sang occidentalisé.
Mais le climat le rattrape, et son indolence.
30 Il serait vain d’envisager une œuvre artistique quelconque, musicale surtout comme
précédant les langages, ou les coiffant, sans préciser là-bas cette hétérogénéité
fantastique de l’instinct, ce frémissement qui veille sans pouvoir s’oublier, et longtemps
ne pourra pas dormir, dans un être pareillement malaxé et composite. Comment, sans
évoquer ces paysages où il a vécu, baroudé, sans invoquer ce climat d’âme, approcher ou
situer un Villa-Lobos ?
31 « Mille traces de la vie élémentaire primitive, écrit en 1933 Gilberto Freyre, subsistent
dans la civilisation du Brésil. Avec la peur des bêtes et des monstres, d’autres terreurs,
également élémentaires, communes à tous les Brésiliens, témoignent combien nous
sommes proches de la forêt tropicale. Le plus civilisé des hommes garde toujours, sans
doute, au fond de lui, cette prédisposition à se laisser envahir par les grandes alertes
primitives. Mais elles agissent avec plus de force sur nous, parce que nous vivons à
l’ombre de la forêt vierge. A l’ombre aussi d’une civilisation de la forêt tropicale, — celle
de l’Amérique et celle de l’Afrique, — que le Portugais a assimilée et incorporée à sa
propre civilisation plus que n’importe quel colonisateur moderne. Et c’est ce qui explique
nos chutes brutales dans la mentalité, la peur, et les instincts des primitifs. Le Brésilien
est, par excellence, le peuple des croyances au surnaturel »5.
32 Déjà l’enfant vit dans cette peur, et les frôlements de l’Invisible passent de la lointaine
Forêt jusqu’à la chambre où la Négresse des villes a bercé les fils de ce Siècle réaliste. La
jeune Ester de Jorge Amado chante moins pour endormir son enfant que pour le protéger
par sortilège. Villa-Lobos collectionnera ces berceuses. Dès avant de marcher, plus d’un
enfant blanc apprend à craindre le « carrapatu ». Il a pour les bêtes terrifiantes une
imagination déjà séculaire. Villa-Lobos, dans « Mandu Çarara », se souviendra de ces
terreurs.
33 C’est en vain que la « civilisation », devenue mécanique de hasard, glisse sur ces vagues
venues du plus profond des continents et des millénaires, avec leurs permanences têtues
et leurs couleurs. A Rio, le Noir pullule, mais s’habille à l’européenne. Parfois une
marchande de sucreries dépayse un coin de ruelle par son accoutrement africain.
Ailleurs, il vit encore sa vie de nature. A Bahia, comme à Dakar, les négresses s’étalent,
royales, racées, et d’une féline ou orgueilleuse beauté, dans la dentelle, l’organdi, la
crinoline de soie éclatante, les verroteries, les amulettes phalliques, et les breloques
contre le mauvais œil.
34 Nul doute qu’au milieu de ces transfusions plusieurs fois centenaires, il se soit constitué
un type urbain supérieur, qui se reconnaît à un certain masque, à une certaine attitude
27
spirituelle. Une sensibilité, à fleur de peau sous le style, violente, presque rétive, une
carrure tantôt rupestre, tantôt féminine du visage, une sorte d’ubiquité d’âme, où se
mêlent une tristesse légendaire, l’exubérance de la jovialité, une ironie tapie sous
l’apparence volubile, un besoin d’être aimé, une affabilité bruyante qui ne cache pas
toujours un dédain supérieur, hérité des complexes du Maître : tel se présente, en sa face
patricienne, dans une réprobation secrète de la sauvagerie alentour, l’ancien envahisseur
mal conquis. Parfois il s’y détache des figures de mécènes aventureux, comme emportés,
sur les hautes routes de l’Art, par la caravelle originelle. Un raffinement de vieille race,
une précision subite dans les dispositions qu’une langueur de l’esprit, un sentiment
mystérieux du temps et de ses pouvoirs, retardent et laissent le plus longtemps
pendantes, une double nature de nonchalance, mais de décision au moment aigu, forment
ici une polyvalence d’une richesse extrême. Cette figure se détache sans peine, dès qu’on
sait voir, sur le tumulte d’un prolétariat usé par le souci, ou l’optimisme d’affairistes
fraîchement datés, pour qui nul problème ne transcende son heure, et qui tapagent sur le
corso des baies ou dans leurs gratte-ciels. Elle maintient, avec une âpreté moins visible
que réelle, l’Occident face à la terre, se défend par l’esprit contre la férocité de sa terre.
Sans elle, semble-t-il, la Forêt éteindrait la chrétienté, — comme des pousses, si on les
laissait, craqueraient aussitôt le bitume des avenues. Euclydes, en 1901, prophétise :
« nous sommes prédestinés à la formation d’une race historique : nous sommes
condamnés à la civilisation ».
35 Laissons vivre un instant tout cela, que découvre le baroudeur Villa-Lobos. Si le temps est
passé des féroces défricheurs dont Jorge Amado décrit la sauvage histoire6, sa jeunesse a
connu les bizarres Messies des territoires de l’« Intérieur » : ses bandits et ses prophètes,
sinon des « prophètes-bandits » tout court.
36 Ici Jean le Baptiste a pu se « réincarner » avec une prédilection inquiétante. Rio se
souvient encore, après un demi-siècle, d’Antoine le Conseiller, de Canudos : un ascète
véritable, qui prêcha la fin du monde, et conquit la vénération des foules par son verbe et
sa charité. En vain, l’Archevêque de Bahia l’interdit. Trois expéditions militaires ne furent
pas plus efficaces. La troisième, en 1897, mobilisait treize cents hommes, des mitrailleuses
et deux canons. Le Gouvernement fut battu. La chose devenait grave. Car le prophète ne
prêchait plus seulement la fin des temps. Il annonçait la fin de la République. L’armée
battue, il y eut de l’émeute dans Rio. Il fallut, pour venir à bout de la Parousie, et des
pauvres gens, trois mois de campagne, six brigades et un général.
37 Cinquante ans plus tôt, un Saint Jean au désert avait fait bien d’autres merveilles. Les
Noirs, promettait-il, redeviendraient blancs. Le bonheur reviendrait sur la terre. Il fallait
pour cela que ressurgisse de l’abîme un Royaume enchanté, englouti, dont une roche, à
Pernambouc, témoignait encore. Sur la roche, il fallait du sang. Et l’on vit la communauté
s’égorger, les maris sacrifier leurs femmes, les femmes sacrifier leurs enfants, sur la
« pedra bonita » où d’ailleurs on finit par égorger, logiquement le Saint lui-même.
38 Plus habile, le Père Cicéron, après avoir été François d’Assise, finit député fédéral et Vice-
président de sa province. Il faisait des miracles, parlait aux oiseaux. Il avait même un
bœuf sacré, dont l’urine était loin prisée. Là encore les fusils, et les interdits de l’Église, ne
furent d’aucun secours. Il mourut à quatre-vingt-dix ans. En 1944 on fêtait son
centenaire. Entre temps il avait protégé un vrai Cangaçeiro, Lampeão, qui fut pris en 1938
avec sa compagne. Un romancier allemand a pris son nom, « Lampioon », pour un des
vagabonds philosophiques7. Au Sertão une complainte a longtemps raconté comment,
28
arrivant aux Enfers, Lampeão commença par faire de la casse. On chiffrait à un conto près
les dégâts.
39 Puissance, — par dessus les fermentations ethniques et sociales, — de l’émerveillement,
fontaine des Mythes. Amado la retrouve dans son « chemin de la faim ».
40 Si la musique est le terrain le plus frémissant où s’affrontent, dans les sociétés, le fluide
universel et l’esprit de forme, quelle sorte d’équilibre musical attendrons-nous d’une
terre dont la puissance bat vivante aux rives de cités périphériques, comme l’océan aux
rivages du sol ? La musique d’un peuple est, plus peut-être que tout art, fonction de sa
métaphysique. En ce Brésil du jeune Villa-Lobos, l’esprit de civilisation devient
occidental, ou bien se tient à la limite d’un vertige : les deux eaux ne se mêlent pas.
41 Et n’évoquons pas seulement le débordement toujours latent, du culte chrétien par les
magies et les fétichismes. A Rio, m’a-t-on dit, à Recife, Macumbas et Changôs sont
« interdits ». Il faut aller les chercher à Caxias. Ils sont « surveillés » à Bahia. Des sectes
« spiritualistes » leur fournissent une couverture. N’ai-je pas vu à Rio en 1953 un journal
proclamer « à la Une », que le « parlement anglais reconnaissait le spiritisme comme
religion » ?
42 Qu’ils se cachent dans les favellas, un peu trop perméables au tourisme clandestin, — ou
que l’appel de leurs tambus enfièvre les horizons de Bahia ; qu’ils aient pour lieu, — pour
« terreiro » — la maison inapparente ou sordide d’un « Saint », ou un jardin perdu, — en
marge, l’autel d’Exú, qu’il faut respecter, conjurer et tenir à distance — : ces cultes mixés
d’indien et d’africain, exaspérés par toutes les imageries, se ramènent à un même schéma.
43 Au « Père du Saint », à la « mère du terreiro », vous achetez quotidiennement vos
bananes, ou votre mamão. Rien d’inspiré ne les distingue du commun, ne leur confère
hauteur prophétique. Ils représentent un élément catalyseur. Ils fixent et sanctifient le
phénomène. Dans ces cultes, où le rythme est tout, on pense à l’Exarchon des Dionysies
athéniennes.
44 Efflorescences et paradoxes du verbe incantatif ! Jorge Amado nous en transmet l’image.
On chantera tout aussi bien : « faites-nous place, car nous allons danser », qu’« attention
les amis, nous allons entrer dans la foire », aussi bien « la mère met des perles au cou de
ses petits », que « le chien quand il marche montre sa queue »8. Il semble qu’une
infantilité burlesque du texte donne à cette assistance un premier appui sur sa joie ;
comme si à la violence, et à quelque tristesse du sentiment, ne pouvait répondre une
concentration égale de la pensée9.
45 Au centre du « terreiro », les hommes de la Confrérie : les « Organs ». Autour d’eux vont
danser les prêtresses : les « feitas ». Celles-là ont été longuement initiées dans ce lieu
même, et non ailleurs, et peuvent recevoir le Dieu. Autour des murs, debout, les fidèles.
Dans un coin, l’« Orchestre » de percussions. Quelque part, attenante, une sacristie : et,
comme toutes les autres elle est aussi magasin de costumes. Aux murs pendent les petits
étendards simplistes, loques barbouillées, avec crâne, étoiles, croissants ou tête de chat.
Contre un mur, sur le sol, dans des niches de tentures, les offrandes et les gris-gris, que
couvre un napperon brodé.
29
46 Ici, l’Afrique est déchaînée. Tambous, chocalhos, calebasses et tous maracas, bâtons de
rythme, recorecos et sonnailles battent comme un pouls d’univers. Un grand signe de
croix. Les feitas dansent, lentes ou par soubresauts : et déjà de partout elles sont guettées.
Par les Dieux qui vont s’emparer de leurs corps, et rôdent pour l’instant autour du sang
de poule ou de l’aérolithe sacral : par ces fidèles chargés d’attentes, qui comme elles
subissent le martèlement destructeur et s’en ébouillantent l’esprit ; par leur frénésie, où
se croisent magnétismes du paysage, et forces du soleil tropical, esprits du sexe, des
monts, des sables, de la mer, et de la vieille Afrique inoubliée.
47 En ces choses tout procède par accélérations monstrueuses. La violence qui monte dans
les corps, qui « désarticule les nuques » comme chante déjà un Dithyrambe Thébain, n’a
plus besoin pour éclater que du premier cri, quand une des « Saintes », saisie par
l’« Esprit », s’écroule, la bave aux lèvres, le sexe nu et les jambes épileptiques. Alors
aucune digue ne tient plus. Les mains, au bout de l’angle droit sacral des coudes, se
déchaînent avec les corps. La percussion devient un assommoir rituel10. Des fidèles
s’écroulent, salués par les chaleurs jaculatoires. La vieille négresse, la vierge à peine
nubile, que visite le Dieu, sont traînées dans la sacristie, habillées du blanc nuptial, ou des
attributs du tonnerre, selon la présence de l’esprit qu’elles confessent avoir aspirée. On
trépigne, on agite le monde à la face du Dieu, un tourbillon de chiffons bigarrés, de
plumets et de perles de couleur. Alors Changô Dieu des éclairs, Olorun, Obatala, Ljabajin,
Saint-Roch, Saint-Georges et Notre Seigneur de la bonne mort se saluent dans l’invisible
comme la figure de l’Unité. Car ni l’Inquisition jadis ni aujourd’hui les plus faibles moyens
30
NOTES
1. Carolina Maria de Jésus. « Le Dépotoir ». Stock, 1960.
2. Claude Lévi-Strauss. « Tristes Tropiques ». Plon, 1955.
3. Euclydes da Cunha. « Os Sertoes ». (Traduction française « Terre de Canudos », Ediçoes
Caravela. Rio de Janeiro).
4. Gilberto Freyre. « Maîtres et esclaves ». Gallimard, 1952.
5. Op.cit.
6. Jorge Amado. « Terre violente ». Nagel.
7. Manfred Haussmann. « Lampioon ». Schünemann, 1928.
8. Jorge Amado. « Bahia de tous les Saints ». Gallimard.
9. Il faudrait nuancer, en ce sens, ce que nous disions de l’incantation dans « Musique du son,
musique du Verbe ». Presses Universitaires, 1954.
10. Cf. Jorge Amado. « Bahia de tous les Saints ». Op.cit. pp.78-82.
11. Jean Richard Bloch. « Carnaval est mort ». Gallimard.
12. Chap. IV. « Cantos religiosos e fetichistas ».
32
1 Beaucoup de grands musiciens ont dû leur vocation moins à la tyrannie qu’à l’ambition
ricochée d’un père déjà presque marqué par le sort : comme si le père avait appris pour
eux, à l’avance, qu’en ce domaine il n’existe pas de hasard. Le père Schumann se payait
dans son fils de n’avoir pas été élu. Léopold Mozart, à travers sa légende, cache mal sa
figure de père abusif. Johann Beethoven versait dans le berceau des fées de plus
complexes hérédités. De ces approches du destin, la liste serait longue ; elle ne finirait pas
avec Hector Villa-Lobos.
2 Est-il raisonnable de croire que celui-ci, sans le violon d’Ingres de son père, serait
aujourd’hui mathématicien, — à supposer que sa mère n’en ait pas fait de son côté un
médecin, comme de Schumann la sienne un juriste ? S’il n’a guère dépendu du
bibliothécaire historien et cosmographe que son fils devînt musicien, encore moins lui
appartenait-il de décider quelle musique écrirait son sauvage. Raoul Villa-Lobos fut
l’adjuvant miraculeux des Astres, donc pas selon son gré. Aux réunions de la Rua Ipiranga,
on cultivait les musiques sérieuses. L’enfant, grâce à la Tante Zizinha croissait à l’ombre
du « Clavecin bien tempéré ». Il apprenait, comme aujourd’hui un débutant Montessorien,
à distinguer les hauteurs des bruits de la rue ; il recevait les rudiments du solfège, de la
théorie, du violoncelle, et, à onze ans, de la clarinette. Mais il manisfestait une préférence
déplorable pour les accents bruyants des Chorões dans les faubourgs. Si nous voyons
Villa-Lobos adulte inscrire Jean Sébastien au Canon des grands Seigneurs du
« Folklorisme », reconnaîtrons-nous là cette ligature enfantine décisive, premier et
double amour en qui se confondirent trop tôt, à fenêtres ouvertes, les « Préludes et
fugues » du Clavecin tempéré, et les sérénades au piston de la Ménestrandie ?
3 L’existence musicale du jeune « Tuhu » — le sobriquet veut dire « flamme » —, devait
alors être tout, sauf conformiste, bien avant l’âge où les enfants s’avisent d’avoir l’esprit
de contradiction sur l’essentiel.
4 Villa-Lobos évoque volontiers les « veillées mémorables » dans le salon d’Alberto
Brandão, où conféraient ces pêcheurs miraculeux que sont les folkloristes au Brésil. Mais
il avoue avoir pris plus de plaisir à humer le folklore de ses fenêtres, qu’à discourir avec
ses expliqueurs. Lorsque le père mourra, le fils n’attendra pas un jour pour chercher le
contact des gens de nuit, — cornet, ophicléïde et guitare : l’important étant de mouiller
leur vent. Mais que faire à douze ans pour étancher pareilles éponges ? La bibliothèque
33
paternelle, tome par tome, reçoit cette affectattion. La connaissance faite, et la certitude
établie qu’on s’entend pour toujours, Tuhu apprend le « cavaquinho », petite guitare à
plectre, de quatre cordes, s’initie à la « capoeira », un judo Banianais sans bras, dansé.
(Plus tard, — c’est son tempérament — Tuhu restera fidèle dans sa gloire, et ses obscurs
initiateurs finiront, respectés, dans des prébandes : dont Zé de Cavaquinho, qui
deviendra, sans ironie, appariteur au « Conservatoire orphéonique » d’Urca).
5 C’est une vie bariolée à laquelle Tuhu va se mêler, tant pour s’ouvrir les oreilles et les
yeux, que pour se saoûler de liberté et de nature. On part, de nuit. C’est l’époque du vieux
Rio : maisons viennoises, balcons de fer forgé, haut au-dessus des baies, villas
mauresques, point d’autos, un ciel miraculeux. On improvise pour la lune et la nuit, pour
un ami, ou pour soi-même. On est quatre en général. Un auxiliaire inattendu : le
« dindon », le « perú », l’homme qui paie les consommations. Il a l’honneur. Il règle aussi
les amendes, si les guardas notturnos se sentent obligés d’intervenir. Il ne finance pas
tout ; il est connaisseur ; et qui ne musique pas dans le style « a perdu » : celui-là paie son
verre.
6 La lune se lève qui, dit Baudelaire, rend nerveux les fôlatreurs. On invente, chacun pour
soi, en libre contrepoint, chicané de manière truande. La police intervient-elle ? On
chante pour le service public. Le chapeau de paille du bombardiste, le képi de l’agent
feront sourdine. La force armée escorte les rôdeurs jusqu’aux frontières de son ressort, et
les recommande aux collègues.
7 Ensemble on a tiré du lit un mécène ; il ne fait pas seulement descendre un bon sandwich
ou un flacon de cachaça. On l’embarque. Au petit jour, comme dans le « Cid », on est une
douzaine. Telle est, en 1902, dit la chronique, la vie chérie des Chorões. Tel sera, dans
cette œuvre, le « Choros X ».
8 Bien à plaindre serait le poète qui n’aurait pas en lui son François Villon. Celui de Villa-
Lobos est le Villon du sonore. L’autre faisait les fillettes, les troncs et les ciboires,
cambriolait le verbe en passant. Celui-ci cambriole les sons de l’univers : et ce n’est pas
non plus une opération bourgeoise. Par delà les ruelles de faubourgs, elle mènera Villa-
Lobos jusqu’aux confins de la Forêt. L’enfant, d’un être tôt mais clairement engagé,
s’identifie à sa terre.
9 Et il semble en effet que toute velléité de retourner à quelque étude soit balayée par un
rappel impitoyable de l’essentiel. Villa-Lobos, bien plus que Wagner, est un autodidacte.
Toujours, chez lui, le monde sonore précédera la quête des moyens. Le « Style » aussi peut
être ce qui tue l’esprit. Et toute « forme » doit être d’abord celle d’un monde.
10 Un autre, avec son goût de la musique « populaire », en eût annexé les tournures à
l’écriture des gens corrects. Ainsi ont fait les Européens, et certains Brésiliens. « Villa-
Lobos, note Maria de Andrade, continue le folklore, mais sur son terrain ». Son existence,
à l’âge crucial, sera de 1905 à 1912 une histoire de vagabondages, séparés — 1907 — par un
court passage dans la classe d’écriture de Frederico Nascimento.
11 L’enfant de seize ans vit, au jour le jour, des orchestres de brasserie. Un court séjour à la
Faculté de médecine : Tuhu se réfugie chez la tante, compose des marches, des
schottisches et des polkas. Il lui en restera toujours quelque chose. 1905 : Hector a dix-
huit ans. Il part pour les États du Nord, moitié comme musicien de troupe ambulant,
moitié comme travailleur occasionnel. Fermes de la brousse perdue, quartiers de Bahia,
de Recife, d’Aracaju ou de Maceio, et jusqu’à l’Amazonie : ce n’est pas une idylle ; ce n’est
pas la vie seulement entre joyeux garçons, libérés par l’aventure et qui, cisaille en mains,
34
vingt mille kilomètres d’eau libre, un fleuve sans rives, au lit nomade, tantôt en pleine
lumière comme une mer, tantôt dans ses chaos noirs ou jade de feuilles géantes : parfois
dix kilomètres de rive à rive, en temps de crue quarante. A l’embouchure, sur trois cents
kilomètres d’estuaire il fourgonne l’Océan jusqu’à plusieurs milles de profondeur, tandis
que la « pororoca » fait remonter en masacaret le flot marin jusqu’à six cent milles du
bord. Katz appelle l’Amazone « la Méditerranée du Brésil ».
18 L’Amazone, disent des mythes indiens, est née des larmes de la lune. Ici grouille une
formidable vérité : de puissances, de tragédies, de mystères et de mensonges ; toutes les
cruautés des bêtes, des hommes et de l’Élément. Qui en est revenu, entre fable et délire,
secrète le Mythe cosmique à l’état pur. En 1530 c’étaient les vierges du Père Carvajal, ou
de
19 ce Francisco Orellana qui suivit là-bas Pizzaro ; elles se coupaient un sein pour tirer de
l’arc, se faisaient féconder par les guerriers vaincus, tuant ou rendant les garçons, et
gardant les filles. De nos jours ce sont les baroudeurs. Ils parlent d’oiseaux inconnus, de
fièvres, de paniques, de flèches invisibles et de rapides où les pirogues deviennent folles,
de singes hurleurs, de perroquets s’envolant par milliers comme un jet de flamme
caquetante, de nuits phosphorescentes où les insectes « brûlent à l’air, comme poursuivis
par leur propre flamme ». Dans le Mythe, la déchéance, l’envers sordide, toutes les
arrière-boutiques de l’évasion. Mais Manaus, capital déchue du caoutchouc, a quatre
vingt dix mille habitants, des hôtels de luxe et un opéra. Bélem héberge deux cent vingt
six milles âmes. Les quais flottants s’élevant avec les crues, (comme dans la silve ces
miradors où, l’eau montant, on fait grimper le bétail ; pour les nourrir, on harponne les
radeaux de verdure). Il y a là des grues, des cathédrales, des tramways et des Instituts, des
boulevards et des laboratoires. Mais tout près crèvent les avortons indiens, derniers
échantillons des anciens maîtres, qui conjurent les météores, se barbouillent du rouge qui
chasse les esprits et rend fort en amour ; dans le fourré inextricable veillent leurs flèches
trempées de poison. De cette forêt, Villa-Lobos retiendra le mouvement de bielles
profondes, les larmes cosmiques et les scherzos de perroquets.
20 Que pouvait pour la musicologie ce paysage d’Apocalypse et d’Eden ? C’est bien plus haut
qu’il faut chercher les chocs et les fécondations. Les thèmes « indiens » notés
s’inscrivaient dans le passif des catastrophes. Pourquoi nos deux voyageurs ne les
confièrent-ils pas à ces coches d’eau, grosse tête de tarasque, et qui descendent sans
risques le rio São Francisco. Dans l’arrière Bahia, le canoë se renversa, engloutissant les
documents écrits, comme les rafiots d’Euphrate avalèrent les trésors des fouilles ; mais
quelles eaux noieraient les souvenirs ? Avec peine, Tuhu et Donizetti sauvèrent leur tête,
et même les instruments. Car à chaque lieu habité, il fallait gagner son pain sur la violão,
dans les querelles et coups fourrés d’autres ménestrandies. Villa-Lobos dit-on fut chargé
un jour, « agent secret » répandu dans la foule, de noter la « marche » de l’un des
concurrents. On partait, naufrageait, notait, clarinettait, ayant cette fois attaché à son
corps la musicologie, ou ce qui en restait, et le paquetage d’instruments. Est-il vrai qu’un
jour le dossier Indien, trésor secret du Conservatoire, fût volé ? Ou envolé, de quelque
tiroir, sur une incantation lointaine, par la vengeance tardive d’un sorcier ?... Tuhu ne dut
pas s’étonner beaucoup, lorsqu’il revint, d’apprendre qu’entre temps on avait dit à Rio
des messes pour sa pauvre âme.
21 Mais voici qu’apparaissent les oiseaux.
22 Je me trouvais, sur le bateau qui nous menait à Rio, avec un ingénieur, grand arpenteur et
triangulateur, amoureux des étoiles et des nuits du Sertão : un Brésilien tout en carrure et
36
en bois dur. Ensemble nous regardions, des ponts supérieurs, chavirer l’étoile polaire, et
émerger la Croix du Sud, cette constellation du pauvre. Mon homme avait parcouru le
territoire, du Nord au Sud, à pied, en avion, sur les mules du pays, couché des mois entiers
dans la forêt sur son hamac, mangé « des viandes tuées », et bu le suc de l’arbre à eau.
Mais il mettait une fierté de civilisé, — que pourtant on ne lui contestait guère, — à
n’avoir rencontré dans la Jungle ni bête féroce ni danger. C’était devoir de prestige, aussi
fondamental que de nommer, avec São Paulo, le troisième aéroport du monde. Ni
caïmans, ni fourmis anthropophages, ni piranhas bien entendu, ni jaguars ni jaguatiricas
— ces petits chats panthères. Tout au plus concédait-il çà et là quelque serpent. Mais
« avec des bottes » ...
23 Un jour il fut question d’oiseaux. Du coup, l’homme était devenu poète, ou conteur
oriental. Car voici que, dans le sillage des merveilles, — tandis qu’au dessous de nous
fuyaient, rasant l’océan, les poissons volants comme des meutes d’hirondelles, — des
Macucos et des Uris sortaient de la forêt, des Guassus et des Touvacas, des Araras et des
Nhambus : un peuple flamboyant de plume et d’onomatopée.
24 Et les jungles se repeuplaient sournoisement. Vinrent les crues de l’Amazonas, où sur
quarante kilomètres de front, les eaux s’épandent au hasard, perdent raison
géographique, laissant, la furie passée, d’autres labyrinthes de lits, de marécages, aussitôt
infestés d’apocalypses animales et végétales. Avec les crues revenaient ces caïmans, qui
n’existaient pas, et les serpents inexistants redevenaient terribles. Le Sucuri n’était plus
un mythe, qui, petit, mesure ses quatre ou cinq mètres, ni le Giboia qui avale un bœuf.
J’appris que ce Jaguar, invention des journalistes européens, le jaguar noir avec ses yeux
d’eau, sait imiter le chant des oiseaux, mieux que les hommes, et qu’il attire, sans « pio »,
avec son propre cri, l’oiseau Macuco, cette poule volante, pour le plumer.
25 Et les voilà, oiseaux du Sertão, oiseaux de la lisière amazonienne, un univers de plumes en
folie ; grands vautours gris à têtes de vieillards, ou cet Urubu-roi dont la tête à elle seule
est une Charogne. Pelades, tonsures, où pendent ces lambeaux de chairs rougeâtres sur
un œil effaré, presque doux, — colombes amazoniennes, plus graciles que les nôtres,
nacrées et mauves, ou couleur de feu sombre : comme on comprend que la musique de
Villa-Lobos soit parfois une volière d’oiseaux ! Taquiri, comme de grosses mouettes
maladroitement pétries, le cou, la tête et l’œil trop gros pour le corps ; posés, on dirait des
manchots ou des pingouins. Ils sont là, des milliers de races des milliers d’inventions
hallucinantes, de paradoxes ébouriffés : Cardinal avec sa huppe haute et frémissante,
couleur de feu, les ailes gris-perle et le ventre blanc, Tié San-gui, noir et pourpre ; mais
dirai-je pourpre ? Noir ? Les couleurs, sur ces plumages, n’ont des nôtres que le nom. La
matière en est anoblie et lumineuse, quelque chose comme un souvenir de paradis
promis.
26 Tout l’Équateur est ceinturé de légendes et de prophéties d’oiseaux !
27 Il y a l’Ira Taua tout pointu, noir orange et citron, l’Azulão, tout bleu de nuit. Il y a tous les
jabots, tous les capuchons, ces yeux comme des capitales au fond de sierras étranges et
plissées, ces becs luxueusement bordés, ces ventres garances sur lesquels sont jetées une
mante de soie noire, un chale de bleu électrique. Il a toutes ces tentatives — toutes ces
tentations de Dieu : Réussites, maquettes avortées, bleus rares, soyeux, avec des gris de
légende ; il y a les perroquets, les araras.
28 Ici la nature s’amuse à se dépasser elle-même, ou à se parodier. Gros araras debout, ou
glissant de leurs ongles longs des troncs, comme des singes : bleus crus sur des verts
37
insolents, rouges plaqués entre violet et émeraude, traversés d’or ; plumage rosé parfois,
comme de vieilles marquises devenues folles. L’œil stupide s’effare ou s’encolère sur des
peintures faciales de guerriers Indiens. Il y a ses Jandaias, petits enfants de chœur à tête
rouge, perroquets eux aussi, de robe verte, qui font un tapage diabolique, comme si terre,
verdure et ciel étaient emplis de grenouilles géantes, de cigales, de crapauds de fer, ou de
machines agricoles délirantes. Un Scherzo, disions-nous, pour « Erosão » ! D’autres
Jandaias s’ébouriffent sous leur tête jaune d’œuf, insolents et braillards ; et pourtant dans
cette peuplade apocalyptique, voici cet autre perroquet, qui montre sur un profil
délicieux un œil de jeune fille, d’une douceur triste.
29 Là-dessus toutes les longueurs de plumes, ces becs comme un concours d’obscénités :
rouge cerise, abricot, violets ou gris, teintes de fruits, de baies, de feuilles ou de pétales,
d’où sort ce grincement mal huilé. Parfois toute la bête est d’un blanc crémeux,
ébouriffée, neigeux comme est la neige ocrée des crépuscules.
30 D’autres arborent, paradoxalement, des teints de vieiles tapisseries : roses passés,
pompadours familiaux, bleus déteints, mystérieux et douteux, verts lavées, mangés par le
soleil et les poussières : et tout cela caquète avec ensemble en des tons métalliques, dans
un claquement d’ailes flambantes. Ces oiseaux, qui parlent comme des hommes !
« Bemtevi », crie l’un, et cela signifie : « je t’ai bien vu, toi ! » — Ces oiseaux, qui
élargissent les limites de la nature, frémissants, violents et d’une autorité de ton
fracassante — comment s’étonner, mystérieux ou paillards, cruels ou nostalgiques, qu’ils
aient été considérés comme la réserve magique de la nature, témoins innombrables et
révélés des secrets du monde ? Parmi eux, le voce — Villa-Lobos dit son chant
« diabolique ».
31 Je ne m’échauffe pas, je ne tourne pas une romance, je ne muse pas. Derrière moi est un
jeune musicien brésilien de dix-sept ans, gorgé d’arbres, d’oiseaux et de terres, et qui
secrète sa musique presque sans le savoir, comme un miel. Est-il un « Chôros » de Villa-
Lobos, où ne nous poursuivent ces cris d’oiseaux ? Quel journaliste américain fut dit, un
jour, s’être mis en chasse, pour identifier le volatile dont procède une « tenue » de flûte
dans la 4e « Bachiana » ?
32 L’arbre, l’oiseau : dans la mythologie du Catimbo, l’univers est partagé en royaumes. Le
plus élevé des cercles est celui d’un arbre. Voyageur, Villa-Lobos ramène ainsi, pêle-mêle,
théogonies et cris d’oiseaux. Il ne s’en imprègne pas tant cependant, que de cet esprit
sacral qui est une manière plus profonde d’être. Il s’élabore sa nature vraie, sa propre
présence au sonore, son propre mythe du bruit vital. Et peut-être il apprend surtout ce
que nous ne savons plus : le respect primitif du sonore, qui est respect du monde.
Demanderons-nous, avec nos réflexes d’Occident, nos marottes de folkloristes tardifs,
quels trésors thématiques ramena l’aventurier musical ? Désormais Villa-Lobos aimera à
dire : « mon premier Traité d’harmonie fut la carte du Brésil ».
33 On se doute qu’un pays pas même encore en fusion, trop riche de sangs trop capiteux,
tourmenté jusqu’au fond du cœur de leurs discohésions fondamentales, s’il se trouve être
un creuset de races chantantes, aura à faire pour se trouver non pas une individualité
sonore — (un mélange y suffit) — mais une personnalité, donc une unité. On se doute
aussi que, devant une pareille luxuriance, le problème d’une musique « absolue », au sens
où nous la concevons, n’est pas chose qui aille d’elle-même.
34 Existe-t-il du moins, pour cette musique qui veut naître, un élément de tradition, la
chaîne évolutive où puisse s’enraciner une œuvre, même inouïe, puisqu’enfin il n’est pas
38
de créateur qui ne s’insère pour finir dans une donnée commune et une durée ? Ce Brésil,
en cette fin du XIXe siècle, est loin d’être en retard. Il ne lui manque ni opéras, ni sociétés
de concerts, ni conservatoires. L’Empire a pourvu luxueusement aux cadres. La vie
musicale, depuis l’origine, est fondée, comme elle le fut dans le Continent occidental, sur
l’acharnement des Jésuites missionnaires ; grégorien et chant paroissial. La cour de
Portugal a cimenté cette forte assise. Les noms abondent, depuis le XVIIIe surtout : Santa
Clara Pinto, José Mauricio, Francisco Manuel, Henrique Alves de Mesquita, et surtout
Carlos Gomes.
35 A la charnière du XIXe et du XXe siècle, Renato Almeida peut citer, avec Leopold Miguéz,
Henrique Oswald, Alberto Nepomuceno ou Francisco Braga, plus de cinquante
compositeurs de valeur, non compris les contemporains.
36 L’Empereur Pedro I composait, et son fils Dom Pedro, comme jadis les princes allemands.
Il se faisait, du mécénat, un devoir et une gloire. Ce n’est pas par hasard que, d’une ville
allemande, un consul brésilien aurait demandé à Wagner son « Tristan » pour Rio. Ici, la
musique savante, à goût égal pour l’Opéra d’abord, a ses assises classiques bien établies.
Mais comme dans le Paris du même temps, la prédilection porte vers les Italiens et leur
dramaturgie flatteuse. Dans un pareil milieu il pouvait naître un Villa-Lobos sans qu’on
doive le considérer comme une inadvertance de la Nature.
37 Pour la musique d’intimité, l’Europe apporte Schumann et Chopin.
38 Mais entre les tapages de Schottishes et des Polkas, la langue officielle est celle de l’Opéra.
Il est caractéristique qu’en plein XIXe siècle on trouve l’initiateur du nationalisme musical,
Carlos Gomes1 plus familier des sortilèges de la Scala que de ceux du Sertão. Tchèques et
Russes, sur leurs terres, ont pourtant déjà créé leur univers.
39 Mais nous notons qu’Itibere da Cunha, dans la rhapsodie « Sertaneje » interroge, en 1860
déjà, le chant de la brousse inexplorée. A vrai dire on se demande, devant certains de ses
motifs, si nous n’assistons pas au plus paradoxal du paradoxe brésilien : certaines
musiques issues des ruelles européennes, débarquées à l’escale avec les matelots,
répandues dans le territoire, et revenues au concert sous un empoussièrement
floklorique. Renato cite un « Scherzo » où il serait permis de surprendre, dépaysée, la
fameuse « Tonkinoise » que l’on retrouve ça et là dans de plus sommaires réincarnations.
40 Alexandre Lévy, dans sa courte existence, devait écrire, à côté d’inévitables
« Schumanianas et de romances pour piano » — « Cœur blessé, Amour passé », — un
« Tango Brasileiro » et surtout une « Suite Brésilienne » bâtie sur des « motifs populaires
nationaux ». Le temps qu’il passe à Paris, Nepomuneco le passe aussi à Rome et à Berlin.
Quand il meurt à Rio en 1920 il laisse, dans une œuvre riche, à côté d’une « Galatée »
rebaptisée « Artémis », une « Seria Brasileira, — nouveau Monde », a-t-on écrit, « de
mélodies et de rythmes du terroir, qui conclut sur une Batu-que violemment syncopée ».
41 Le salon se défend, mais la Terre appelle.
42 Sur le chemin que va prendre Villa-Lobos, les noms ne manqueront donc pas : entre 1880
et 1940, Nepomuneco et Levy, déjà cités, Francisco Valle ou Barroso Neto, déjà Francisco
Braga traite, avec son « Maraba », la tragédie du métis mamelouc, en « épisode
symphonique », sur le poème d’une non-aimée. (Sa tragédie « indienne, « Jupira » — note
Luiz Heitor, a « quelque air de famille avec « Cavalleria Rusticana » : ce qui, pour un élève
de Massenet, que « Parsifal », entendu à Bayreuth, renvoie « pardonné d’une grande
faute », n’est pas si mal). Ou bien Calado, « l’apprivoiseur de flûte » qui parmi les premiers
eut l’idée du « Chôros », tout en approvisionnant les Salons de polkas carioques : ou
39
45 « Les danseurs sont tous assis ou debouts. Un couple se lève et commence la fête. C’est à
peine s’ils remuent en commençant : ils font claquer leurs doigts avec un bruit de
castagnettes, lèvent ou arrondissent les bras, se balancent mollement. Peu à peu le
cavalier s’anime ; il évolue autour de sa dame, comme s’il allait l’entourer de ses bras.
Celle-ci froide, dédaigne ses avances. Il redouble d’ardeur, elle conserve son indifférence
souveraine. Maintenant les voilà face à face, les yeux dans les yeux, presque hypnotisés
deviennent plus saccadés, et elle se trémousse dans un verrige passionné, tandis que la
viola soupire et que les assistants enthousiasmés battent des mains. Puis elle s’arrête,
haletante, épuisée. Son cavalier poursuit son évolution pendant un instant. Ensuite il va
provoquer une autre danseuse, qui sort du rang, et le Lundù recommence, fiévreux et
sensuel ». Que veut dire Villa-Lobos, quand il titre : « Lundù » ?
46 Ce « chant de la race », quel est-il, pour finir ? Sa diversité et son hétérogénéité défient
l’imagination. Est-ce la romance — ou même la « scie » — européenne, apportée par les
marins, les marchands ou les diplomates, transplantée, enfivrée, devenue « folklore
urbain » ? Est-ce, la mélopée battue du Noir, avec ce que Pindare appelait, d’un mot que
les hellénistes, aujourd’hui, traduisent l’« Alleluia » jaculatoire des fins de périodes ? 3 Le
trouvera-t-on dans les chants de bouviers, — Villa-Lobos en laissera un, célèbre — dans les
rondes enfantines dont il fera des bouquets ? Nulle part on n’y saisira une substance
commune, sinon celle que les mélanges ont constituée, toutes ses veines minérales ou
végétales ensemble pétries ? Les Symphonistes, depuis Haydn, et déjà les vieux
Polyphonistes pouvaient forger la matière de motifs errants, constitués en mélodies
41
fermées. Ici des impulsions, des matières sonores percussives, une matière de complaintes
en ressacs marins : un art du bouleversement charnel.
47 Une civilisation musicale, en d’autres terres, a un passé, une éthique de la communauté,
un style. Au Brésil tout aura été vécu à part, hier Fazenda et Senzala, Sertão et salon
urbain ; aujourd’hui races, brousses, musicologie, devant cette proie énorme, s’efforce
d’identifier. Ou bien, musicologie, devant cette proie énorme, s’efforce, d’identifier. Ou
bien, fallait-il forcer une synthèse, établir, inventer l’image d’un sol, d’un espace,
Hésiodiser au siècle de l’automobile naissante, évaluer et silhouetter une épopée ethnique
à travers une épopée sonore ? Et cela au moment où les musiques impressionnistes, en
Europe, bousculent les schémas de la rhétorique tonale et formelle, et sont en passe de
jouer au jeu pur, ne fût-ce qu’en feignant de se durcir dans des pseudosauvageries
ingénues ? Il fallait qu’une « matière » naquît, organiquement, d’un immense prisme de
sons, et cela en marge de toutes les évolutions qu’il faudrait côtoyer, gouverner, ou
simplement subir.
48 Faut-il, dans un siècle et une société qui s’amuse, « dépasser » cette matière comme la
dépassera un Bartok ? Faut-il, comme l’a entrepris la Russie de Jdanov, inventer un
« langage du Peuple » où se synthétisent toutes les essences ? Mais là-bas les musiques
« régionales » sont constituées. « Le Brésil, écrit Guilherme de Melo, en 1908, terre de
musique par excellence, et où on ne sait ce qu’elle a de plus exubérant, sa flore, sa faune
ou son univers sonore, n’aurait pas d’artistes qui, comme Glinka et Grieg, feraient surgir
des chants populaires un Opéra national ? » Voici que se profile, dans le vieux sortilège
d’Opéra, l’ombre du Mythe — ou celle de Boris Godounov.
49 « Formes » ? Ou immense variation comme végétale, suspension de choses oscillantes,
profusion, luxuriance de psychés sonores ? Le mot « Samba » (au masculin) couvre selon
les régions des réalités différentes. Le lascif « Lundù » fut d’abord danse, « sur des
chansons de femmes de chambre esclaves », puis s’est vidé de sa chorégraphie, sans
quitter sa coquinerie insolente. Ce vent de vie vivante emporte ainsi mainte autre forme,
crée des zones indécises entre des mutations mal définies. Et pour finir, tout le monde
n’est pas toujours d’accord.
50 Le moyen de saisir à coup sûr les types et les figures sonores que Villa-Lobos rencontra
tout jeune sur ses chemins entre Mato Grosso et Nordeste, prêt à en faire l’argile de sa
statuaire ? Du fluide il fera du fluide ; des ambiances il fera des climats. Où, dans une
Suite, l’Européen écrira « Aria », Villa-Lobos note « Modinha » ; où « Allegretto », il dira
« Lundù ». Il n’y a pas ici affectation, originalité facile : tout un habitus physique et
psychique se présente avec sa complexité. Sans ces références, l’auditeur européen, pour
finir, s’en remet à d’incertaines analogies d’« ambiance », sinon même soupçonne une
traîtrise.
51 Au centre du paysage, mettrons-nous d’abord la « Modinha » ? Il existe, d’Olavo Bilac, un
sonnet fameux. « Sous le baiser de trois nostalgies » serait éclos le chant brésilien, « fleur
amoureuse de trois races tristes », nostalgie — « Saudade » — de l’Indien, du Noir et du
Portugais. Villa-Lobos conteste cette image un peu « donnée ». Il n’en reste pas moins
qu’un paradoxe réside en cette note de dépression qui trouve sa signature graphologique
dans le dessin désunies des mélodies, et cela au milieu d’une fantastique féerie de soleil. A
cela se mesurent les puissances mystérieuses de la terre.
52 La Mondinha est venue du Portugal et d’Italie. La Canzone, la chanson de Trouvère
ibérique s’y rejoindraient à l’origine. La forme s’en serait cristallisée. Ici, elle aurait subi
42
tour à tour la contagion de la mélopée noire, celle surtout du salon carioque. Romance de
Salon, que chacun s’accompagne au piano, et surtout à la guitare, elle a subi les
contagions de l’Opéra italien. — Mais cette facilité n’est-elle pas une arme, aussi, contre
les sauvageries de la terre ? Elle chante les étoiles, les saudades, les peines d’amour.
Mélancolique, elle oscille volontiers du mineur au majeur, dans le même ton, en une
fluctuation modulant capricieuse. Bithématique avec refrain plus vif, elle se plie à tant
d’irisations de forme qu’elle finit par être atypique, quoique d’une relative unité de
tempérament. Créature coloniale et bourgeoise, elle se répand sur le pays pour exprimer,
comme dit Renato en sa langue précieuse, « ce vague indéfini qui caresse notre molle
émotion tropicale ». Elle représente en tous cas pour lui « la voix la plus sincère du cœur
populaire national ». Dolente, volontiers gémissante, elle a pris sur cette terre une
couleur qu’elle n’aurait pu avoir ni au Portugal ni en Italie.
53 « Modinha », Sérénade — « Seresta » : la frontière n’est pas bien tracée. La seconde est
plus mélancolique encore, dirait-on ; musique d’air libre aussi, et de nuits chaudes. Dans
l’une et l’autre, l’air d’Opéra, ayant fait sa première métamorphose, continue sa
métempsychose au hasard. Mais ceci n’a rien expliqué, sinon certaine constante de
mélodie. L’air italien est un art solaire, une exaspération du sentiment, qui tout ensemble
crève à la fleur de la peau, et broche sur les insolidités passionnelles de la fantaisie. Or,
soleil pour soleil, dans quel univers de dépaysement et de nostalgie tombe au Brésil le
thème, pour s’y naufrager ? Règne-t-il, dans cette rare déracinée, une saudade de tout ?
Est-ce le mélange des sangs, et de sangs dont certains ont le droit d’être nostalgiques ?
Est-ce le pays ? L’espace ?
54 Jorge Amado, dans Terre violente, nous montre la petite Ester, tirée des rêves de jeune fille,
— l’Europe, Paris, les frou-frous. Elle est violée le premier soir par son mari, planteur
riche, brute mystique de la puissance, maître de la Forêt qu’il fait abattre et défricher. La
plaine rase s’étend alentour, l’horizon vide, la terre hostile qui sur le désespoir. Tout est
prison : la fazenda, sa solitude hallucinante, les orages et tous les démons présents de la
Forêt ; la nuit ces cris de grenouilles que brise le serpent d’un coup de gueule ; dans le
salon, un piano désaccordé, dont ce mari botté, qui sent le cheval, regrettera toujours le
prix qu’il a coûté aux temps menteurs des fiançailles.
55 Et là, l’implacable ennui. Le Désarroi commence, la panique, les ombres le soir, et la nuit
la peur des serpents dont elle rêve qu’ils se glissent près des berceaux, le souvenir des
légendes effrayantes de la négresse. C’est bien dans ce décor que pouvait se former une
chanson nostalgique, aux nerfs brisés, une chanson sans force, sans hauteurs, sans
réconfort d’une prière.
56 Et le travailleur lui aussi, embarqué plein de rêves et « d’à demain » évasifs, caboté tout le
long du « reconcavo »4 par un petit cargo, jeté dans la brousse à défricher, mordu de
fièvre, abattant, brûlant, extirpant, rôdant, plantant, à ses semelles cette terre rouge de
fer, où va pousser le cacao, cette boue aussi des broyeurs, où la poudre du fruit se
mélange à la glèbe sauvage, — ce travailleur rompu, sans illusion et sans espérance, rivé
là par les dettes, les avances, ces comptes-ouverts, la fatigue du cœur, la fascination d’un
horizon qui jamais ne se renouvelle, où il n’y a rien que café, canne à sucre, cacao, et
encore des planteurs : comment n’aurait-il pas lui aussi sa romance, sa romance sans
force et sans espoir ?
57 Ma vie est un fardeau et je suis épuisé, chante sur la guitare une voix anonyme dans la
nuit, quand Sinhô Badaro, le planteur, chevauche, la mort autour de son cheval.
43
Tannhäuser. Elle a eu sa grande vogue en Espagne. Elle fournit à la vie de Cour un luxe de
tournois poétiques, qui passent la mer sur les caravelles et sans doute plaisent, puisqu’on
les retrouve très tôt, (s’ils n’avaient pas eu l’idée eux-mêmes), chez les Indiens. Mais la vie
des groupes sociaux n’a que des registres limités : seules les présences sont innombrables.
A mesure, le « Desafio » est devenu satirique, et burlesque surtout. Devenu instrumental,
il faudra lui laisser son sarcasme, se souvenir qu’il est sarcasme.
64 L’un des caractères formels du genre est en principe la reprise, par le répondant, du
dernier vers de l’adversaire. Elle s’est étendue à tout le folklore occidental, jusque dans
les formes non-alternées de la complainte et de la chanson. Une ritournelle donne au
chanteur le temps d’une courte réflexion, à l’auditeur le chatouillement de l’attente. Tout
y est aguet, orchestré par la foule. Bien entendu les adversaires se nomment : —
« eukomai einai » disaient ceux d’Homère, qui peut-être situèrent sur le champ de bataille
les premiers « Desafios » connus... Sans doute nos « Baileros » auvergnats procèdent-ils,
mais de montagne en montagne cette fois, de cette vaste lignée. On en observe, me
signale Chailley, en Corse. Ici, sur une terre passionnée, le « Desafio » prend un galbe très
ferme. Il ne va pas sans invective ni sans colère, et l’on sort volontiers le couteau pour
faire taire les rieurs. Mais les Chanteurs de la Wartburg déjà tiraient l’épée...
65 Comment ne frôlerions-nous pas, sans cesse, les lois millénaires du « récitatif sec », les
milles épousailles entre le piquant verbal et le chant ?
66 Plus que jamais il faut compter avec ce fait qu’au village comme au faubourg, la chaleur
du public fait le climat réel, avec ses renversements, ses colères, ses surprises, ses coups
de théâtre, et cet envoûtement inverse que la communauté exerce sur l’improvisateur : il
faut compter avec la sonorité chaude, métallique, changeante, presque féerique, des
guitares, et la couleur nasale de l’émission, souvenir peut-être de vieilles magies. Quant
au mélisme, il est l’enfant de la prosodie improvisée.
67 Du « Desafio » semblant procéder l’« Embolada » et le « Martelo » ; non comptées les
variétés secondes, dans lesquelles jouent les caractéristiques de tempérament et de
paysage, ou les insaisissables métissages. Rondo réduit à un couplet et un refrain très
court, métissée elle aussi, l’« Embolada » est fluide et trémoussée, pareille au flux verbal
de ces bonimenteurs de grand bagout, qui ont pour eux la vitesse, l’enchaînement
inattendu, la cocasserie du ton, l’accélération alentour du rire populaire.
68 Mais qui définira le « Martelo » ? Renato Almeida, sans paraître y toucher, s’amuse à
confronter les définisseurs : le résultat est assez plaisant. Dira-t-on qu’il est une forme
plus violente du débat, que la liberté rythmique y est si grande qu’elle échappe à la
notation « barrée » ? C’est par un « Martelo » que Villa-Lobos, dans l’épisode 5 des
« Bachianas », équilibre sa longue cantilène.
69 Passons sur la « Tirana », où se mêlent le trépignement ibérique, dit « sapateado » et le
chant de travail à une ou plusieurs voix : chant plus volontiers gracieux et sensuel, dansé
lui aussi ; passons sur le « Fado », plus geignard, de « sentimentalité canaille », et
remontons au « Lundú ». Là encore nous saisirons l’une des sources de la matière
lobosienne, et qui, comme le « Desafio », répond assez au tempérament truculent et
gouailleur de l’homme.
70 Le « Lundú » vient de l’Angola, lui aussi. Lascif, nous l’avons vu, et polisson, un brin
scandaleux, il tient une position indéfinissable entre le rythme noir d’une part, — avec
son hiatus binaire-ternaire et ses formules cellulaires, — et une romance débridée,
sollicitée par le récitatif-bouffe. Comme dans l’Opéra buffa du XVIIIe européen la
45
esclaves fugitifs ; mais l’épopée même des Chrétiens et des Maures en terre ibérique, et
celle des Croisés traversant les Océans : — est-il encore, sinon les écoliers, beaucoup de
Blancs pour s’en souvenir ? Le nègre est la mémoire du Monde. Peu lui importe ce lien
personnel que l’Europe présuppose à ses manifestations folkloriques. Ce qui lui importe,
c’est le thème de la féerie. Tout grandiose le trouve prêt à s’en draper, et il se l’approprie
où il le trouve. L’acte tragique lui est ce qu’est à la négresse le port méprisant et royal, et
la luxueuse chiffonne-rie. Chez le Basque, la « Pastorale » épique, la « Tragérie », est le
souvenir encore aujourd’hui presque intact, de Charlemagne et de Marsile, du Maure et
du Chrétien, affrontés il y a un millénaire dans les coupe-gorge pyrénéens7. Au Brésil, le
motif transplanté par delà les mers, le Noir est, par substitution, à la fois ce Maure et ce
Chrétien. Du simple « batuque » percussif à ces grands « Mystères » de plein air que sont
« Congadas », « Cheganças », « Guerreiros », « Cavalhadas », « Folias de Reis », ou le
mystérieux « Bumba men boi », du terreiro de macumba jusqu’aux vastes fantasias
montées et aux pitreries dramatiques, mi-épiques, mi-mystiques, c’est un monde qu’il
faudrait faire défiler devant les yeux ; et de mal gré on se fait violence pour ne pas
évoquer toutes les façons dont ici l’insomnie spirituelle du Noir compense son apparente
paresse et son fatidisme social rassurant.
84 Est-ce la « Chegança de Marujos », la grande débandade dans la rue ou le raidillon
bahianais, par-dessus le grouillement des voiles ? Tout cela roule, chantant et dansant,
autour d’une caravelle postiche, avec le « lieutenant général » en beau bicorne à crête de
duvet, ses épaulettes, et les lunettes de corne du dernier opticien ; avec le pilote et le
médecin, le chapelain et le « capitaine de l’artillerie », le sergent de mer et le calfat, le
gabier et les cadets.
85 On pose le bateau sur une scène basse. L’ennemi Maure et l’Océan mêlent leurs grandeurs.
On mime, on chante, on rame, on nage et on dégaine. Le bateau tangue. Chants tristes,
rythmes d’océan ; péril de mer, gouvernail perdu ou abordage, sont réservoirs d’exploit et
de cocasseries. En plein péril, on découvre Satan déguisé. Pour finir, le navire aborde au
port du salut, sous la bénédiction du chapelain. Le Capitaine avec son sifflet est le patron
du bord et le maître de ballet. A lui d’inventer les thèmes. Là-dedans passent les
psalmodies violentes ou de magnifiques Chorales tristes d’une amplitude de mer, dans
l’unisson, les ports de voix aigus des hommes, des enfants et des femmes.
86 Si le ballet s’appelle « Nau Catarineta », c’est pour commémorer un célèbre naufrage
d’Albuquerque. Le folklore ibérique n’a pas oublié ces motifs. Grau, en Espagne, en a
transcrit récemment. Chez nous le souvenir s’en est perdu dans des « petits navires », et
des « frégates », dont se sont emparés les chants d’étudiants.
87 Est-ce la « Chegança dos Mouros », — l’« arrivée des Maures » ? (Cegança pour d’autres,
serait le nom d’une vieille danse scandaleuse au Portugal). Elle aussi est venue d’Ibérie, de
France médiévale, d’Allemagne même, ou, on l’a dit, du pays basque. Avec ses cortèges,
ses processions, ses Rois prisonniers, les assauts contre les quartiers maures, la capture
des bannières infidèles autour d’un arbre de Mai, les galops de cavaliers dans la poussière,
Charlemagne, Pilate, les Douze Pairs et Abd-er-rhaman : elle semble une chanson de geste
ou une chronique devenues folles.
88 Évoquerons-nous le luxe des « Nativités », « Bailes pastoris », aujourd’hui plus ou moins
en désuétude, où débouchait, s’actualisant à sa façon, la littérature médiévale et noëllique
européenne, entre les pasteurs, le mendiant, les Anges et l’allégorique Charité, Hérode et
le Centurion ?
49
89 Est-ce la « Congada » ? Ici l’Afrique se sent mieux chez elle. De Mozambique elle a passé la
mer. Tout de suite, elle se situe par sa polyrythmie. J’ai noté, dans les enregistrements —
nous voilà plus proches encore de Villa-Lobos, — le conglomérat oscillant et nacré de
deux croches surmontées d’un triolet, et coiffées du rubato brève-longue-brève, dans le
scintillement de ces voix éperdues qui, comme chez les Pygmés africains, glissent
invinciblement vers des « tenues » en tyrolienne, cependant que grésillent les bracelets et
les genouillères. Ces genouillères ne sont pas africaines seulement : le Tcherrero, l’une
des cinq figures obligées de la « mascarade » basque, les porte lui aussi.
90 Acclamations cantiques, marches carnavalesques, sur le rythme 1-2-3-4 / 1-2-3 /, qui peu
à peu s’énerve de la cellule dactylique « croche-deux doubles croches » : c’est le cortège
du Roi des Congos, avec ses dignitaires, ses ministres, ses guerriers et ses chanteurs. Ce
Roi Cariongo mythise un plus petit personnage, que jadis couronnaient les nègres des
plantations brésiliennes, avec l’appui de la Cour, dans un « Self-Governement »
parodique. L’armée rendait les honneurs, le chef de police enregistrait la nomination,
l’Église en corps bénissait. Le Roi, en casaque verte, rehaussait le prestige noir, non sans
une note consciemment farfelue. Garant de la fidélité de ses sujets, il servait
d’intermédiaire entre maîtres et senzalas.
91 Mais qui dit Roi dit grand, et le Noir a un sens prodigieux de la grandeur. Voici donc un
cortège, encore. Au Roi vont se présenter les Ambassadeurs de la Reine Ginga. En celle-ci
revient peut-être les souveraines africaines, depuis la Reine de Saba, à travers une
certaine Ginga Vandi historique, devenue héros éponyme et allégorie. Mauvaise audience,
injures, que porte d’un camp à l’autre un petit garçon ; l’« Ambassade répétée », elle va
depuis les Épopées jusqu’au 1er Acte de Tristan, l’Illiade noire se déroule : duels, batailles
rangées, un « desafio » monstre où flamboient les références supérieures : « Filleul de la
Vierge Marie », « Plénipotentiaire de l’Empire Turc », « Allié féal de la France ». Pour
finir, le vaincu refuse de baiser à genoux les drapeaux et passe, évanoui, dans les mains de
son bourreau, au milieu des acclamations et des triomphes.
92 Ce sont là rythmes brûlants et chœurs toujours, ports de voix et longs glissandi en tierces,
« et parfois une sorte de grégorien pipé peut-être aux récitations de Semaine Sainte »,
marches solennelles, motifs jaculatoires, contorsions extatiques.
93 Mais que dire du mythe fondamental, ramené des hautes mythologies du proche Orient,
comme du totémisme le plus simpliste : le « Bumba meu boi » ? « C’est », a-t-on dit, « le
bœuf qui a découvert le Brésil » ; n’est-il pas source vivante de la « Civilisation du cuir » ?
Boucaniers, en même temps pirates, comme le choc en retour de l’Amérique sur
l’Occident : voici donc le bœuf à la fois totem, héros éponyme et rédempteur, dont on
célèbre la vie, la mort et la résurrection dans un fatras de sotie, de mystère, d’opéra
bouffe et d’oratorio, entre vachers, — nègre et cabocle —, dames de travesti et galants,
chapelain et capitaine de prairie, pitres, personnages muets, foules, géants et Indiens, et
tous personnages hasardeux jaillis de l’imagination mythique, satirique ou politique. Dans
cette Dyonisie se distinguent taloches, trépignements et gambades, autour de l’animal
grotesque, utile et sacré, dans cette figure postiche à pattes humaines qu’illustrent tous
les cirques de l’univers.
94 Il meurt sous le couteau : mais le cantique mortuaire est d’une beauté sauvage, avec ce cri
de l’homme menacé : « qu’adviendra-t-il de moi ? » Le bœuf ressuscite. Seulement il faut
faire au cadavre des promesses : et le défunt n’accepte pas sans se faire prier. La vie ne lui
reviendra que sous l’effet d’un vigoureux clystère, que le pitre octroie : et de quelle
50
seringue ? La seringue est le corps symbolique d’un enfant vivant. Entre Dionysie et bœuf
gras, sacrifice sublimisé, mythe égyptien ou babylonien, totémismes divers, les espaces
sont grands où galope ici l’invention collective. La « Congada » résumait en son Illiade
quelque chose comme la philosophie des Jeux du Monde. Le « Bumba meu boi » est peut-
être la tragédie noire de Déméter.
95 Ajoutons-y, à la volée, le « Maracatu », ce Carnaval des Saints, sous ses palanquins et ses
ombrelles, pitrerie sacrée encore, où les danses monacales de Saint-Guy ramassent les
rondes sacrales de Guinée. Elles se bouturent toutes ensemble sur le Christianisme afro-
indien, sous le signe des maracas, de Notre-Dame du Rosaire, de l’éléphant et de Saint-
Bénédict, du tapage africain et de la trompe obsédante. Je n’essaie pas d’épuiser un
thème, ou des souvenirs, j’essaie de mesurer la somme d’espaces par lesquels s’est formé,
chez un passionnel, l’espace intérieur d’une création encore en suspense, l’espace sonore
dont le réel, vécu, lui dévoile l’ancienneté et la complexité vertigineuses.
96 Tout cela comme un résumé de la Terre : voyez, par exemple, ces prodigieuses inventions
de costumes, ces coiffures qui sertissent les visages de filles belles comme des déesses. —
Ces costumes, nous les avons vus au pays de Soule, sur la place de Barcus ou de Mauléon ;
le samal-zain, ce cheval postiche noué autour des reins d’un danseur, qui caracole avec sa
minuscule tête de style et son long jupon de couleur, mais les hauts bonnets, couronnés
de bouquets de plumes d’autruches, et qui font invinciblement penser aux gerbes et aux
fusées du bambou royal. Nous avons vu les tiares gigantesques. Au Brésil la tiare est
tissée, d’ordinaire, avec ces chapelets de petits coquillages qui grésillent autour des
calebasses de maracas. Elle est parfois aussi un bicorne de Maréchal d’Empire, d’arrière
en avant, fastueux, cliquetant de grigris. Ou bien c’est, de face, une espèce de cathédrale
espagnole, presque carrée, d’une demi-hauteur d’homme, dorée, surétagée, avec des
niches pour d’étranges poupées saintes, des haubans de coquillages, des piécettes et des
flammes d’arbres de Noël.
97 Cette tiare, elle existe aussi sur le Lac des Quatre Cantons... A la Saint-Jean, elle domine à
Küssnacht la procession des « Klausjäger », luxueuse, de fin papier dentelé, éclairée en
dedans par une lanterne. Elle suit, en plein pays de culture, le raffut de casseroles qui doit
mettre en fuite les Esprits ennemis du soleil. « Küssnachter Iffeler » est le nom de ces
cathédrales fragiles et lumineuses...
98 Tout cela est porté sur ces usines de bruit, ces innombrables diableries de raffut et de
polyrythmie que sont les calebasses, les tambours, les bâtons de rythme et les ferrailles
sonores.
99 On n’en finirait plus. « Ingomes », « Ilus » comme des barils ou des jarres à olives, que
recouvre une peau consue à des trous du bois, « tabaques » de toutes grandeurs, où les
peaux semblent montées sur toutes les gammes d’amphores ; « Meiao », « Abada »,
cylindriques et longs, comme aussi ce « tambor de criôlo » sur lequel le tambourineur
s’assied à cheval, frappant des doigts collés et de la paume. Là-dessus grincent et
cliquètent les « Xérés de Chango », les « Chacalhos », les « Adjas » ou les « Xé-quérés »,
calebasses durcies, qu’entoure parfois comme une résille un filet de coquillages nains. Il y
a ces cloches de ferronnerie grossière, collées comme deux liserons, où brinqueballe une
languette. Le bâton de rythme, le « reco-reco », est une cellule de gros bambou, entaillée
comme, dans nos campagnes, les baguettes à pain des boulangers. Sur cette surface de
stries parallèles on promène un morceau de fer.
51
100 Les tambours de basques s’appellent Pandeiros ; parfois ils n’ont plus de peau, mais
gardent le cercle où frétillent les rondelles de cuivre. « bébé de Oxum » ; l’ustensile
évoque à la fois l’ostensoir, et, en petit, ces bassinoires de cuivre ouvragé qu’on voit dans
nos campagnes. Les « caxixis » sont des grelots de rotin tressé, où s’agitent les petits
cailloux. L’Indien a donné, avec le maraca, ce sifflet en tronc de cône : le « rabo de tatu ».
Inextricable bruitage : mais nous en retrouverons chez Villa-Lobos l’essence, plus subtile
qu’on ne penserait : car il n’est pas tellement tapage, que différenciation de couleur dans
l’épaisseur d’un rythme polymorphe. On peut voir, dans le « Nonetto » comment, des
trente instruments de percussion imposés, aucun ne se fait véritablement entendre.
101 Un mot enfin du patrimoine indien. A-t-il laissé beaucoup de traces dans le folklore ? Sur
ce point je constate au Brésil le plus tranquille désaccord. Renato, Luciano Gallet et Mario
de Andrade même avec bien d’autres, en nient l’efficience. Villa-Lobos s’enorgueillit de
l’avoir découvert. Luiz Heitor le juge essentiel8. Des anciens textes, il ne reste que des
Chroniques. Les îlots indiens, Claude Lévi-Strauss en témoigne, semblent avoir surtout
gardé leur génie décoratif : le « Caduveo », par exemple, avec leurs motifs en doubles-
inversés, pareille à nos Rois de trèfle et à nos Reines de cœur. Mais il discerne chez les
Tupi-Kawahib, dans une sorte de théâtre bouffe, mi-chauffé, mi-parlé, de véritables « leit-
motifs ». Ces motifs lui paraissent, dans leur développement, « étonnamment proches du
plain-chant ». « Déjà les chants se modulaient au dehors dans une langue basse, sonore et
gutturale, aux articulations bien frappées. Seuls les hommes chantent, et leur unisson, les
mélodies simples et cent fois répétées, l’opposition entre des solos et des ensembles, le
style mâle et tragique, évoquent les chœurs guerriers de quelque Männerbund
germanique... A part quelques instruments à vent qui firent leur apparition à des
moments prescrits du rituel, le seul accompagnement des voix se réduisait aux hochets de
calebasse remplis de graviers, agités par les coryphées. C’était un émerveillement de les
entendre : tantôt déchaînant ou arrêtant les voix d’un coup sec ; tantôt meublant les
silences du crépitement de leur instrument modulé en crescendos et decrescendos
prolongés ; tantôt enfin dirigeant les danseurs par des alternances de silences et de bruits
dont la durée, l’intensité et la qualité étaient si variées qu’un chef d’orchestre de nos
grands concerts n’aurait pas mieux su indiquer sa volonté. Rien d’étonnant à ce
qu’autrefois les indigènes et les missionnaires eux-mêmes aient cru, dans d’autres tribus,
entendre les démons parler par l’intermédiaire des hochets. »9
102 Manizer, lorsqu’il dit la mélopée indienne « indissolublement liée au ton émotionnel de la
parole », touche une autre analogie. L’indigène ne « chante » pas absolument : il oscille
comme insensiblement du registre sonore au registre verbal. Villa-Lobos spéculera
souvent sur ce registre liminaire entre les deux pouvoirs du son, et sur l’alliance entre
musique vocale, onomatopées ou phonèmes.
103 De l’Indien natif, les premiers missionnaires ont célébré avec emphase le génie musical. A
cette époque, il s’agit d’une masse ethnique importante à gagner et à convertir. Il semble
que, dans la stratégie, il ait été fait usage, non seulement des orgues et des chœurs, mais
de tous instruments trouvés sur les lieux. Le souvenir semble ainsi resté de fêtes
nombreuses : liturgies magiques, funérailles, mascarades « cosmiques », avec masques de
foudre ou de pluie, mascarades animales représentant aussi bien le vautour Urubu, le
jaguar, ou l’énorme serpent Sucuri, singé par les vastes involutions de deux chœurs. Un
art bardique a laissé aussi des témoignages : l’Indien y louant aussi bien les oiseaux du ciel
que les héros. Ce qui nous importe est l’existence d’instruments, — et celle de « motifs »
52
musicaux : les uns et les autres comptant parmi les mille « matières » à partir desquelles
Villa-Lobos pensera son univers sonore « national ».
104 Ici encore j’invoquerai le témoignage de Claude Lévi-Strauss. Il s’agit cette fois des flûtes à
bambou, confectionnées elles aussi par les hommes, et à l’écart de toute présence
féminine. « Trois ou quatre jours plus tard, je fus éveillé en pleine nuit ; les voyageurs
avaient attendu que les femmes fussent endormies. Ils m’entraînèrent à une centaine de
mètres où, dissimulés par les buissons, ils se mirent à fabriquer les flageolets, puis à en
jouer. Quatre exécutants soufflaient à l’unisson ; mais comme les instruments ne sonnent
pas exactement pareils, on avait l’impression d’une trouble harmonie. La mélodie était
différente des chants nambikwara auxquels j’étais habitué et qui, par leur carrure et leurs
intervalles, évoquaient nos rondes campagnardes ; différente aussi des appels stridents
qu’on sonne sur des ocarinas nasaux à trois trous, faits de deux morceaux de calebasse
unis avec de la cire. Tandis que les airs joués sur les flageolets, limités à quelques notes, se
signalaient par leur chromatisme et des variations de rythme qui me semblaient offrir
une parenté saisissante avec certains passages du « Sacre », — surtout les modulations des
bois dans la partie intitulée « Action rituelle des Ancêtres »10.
105 L’Indien chante donc encore — sa solitude au désert ou dans la savane, et son strict
habitus social le protègent — un chant collectif, métissé ou non, peut-être jadis
« arrondi » par le Grégorien liturgique, sur mélopées parfois « de trois notes indéfiniment
répétées11, dans une architecture d’entités instrumentales et percussives. D’une flûte à
bec, faite d’un tibia humain, qui donne trois notes rauques, ou de cette feuille épaisse,
séchée et durcie qui, formant trompe, ou plus exactement pavillon de mégaphone, se
prête aux sons beuglés, l’Indien tire la matière de son évocation. Les percussions, comme
chez le Noir, sont ensemble instrument d’orientation, télégraphe acoustique, excitateur
psychique dans l’accession à l’état second : qu’ils soient tirées du Xucalho, cette calebasse
évidée où grelottent des cailloux sacrés ramassés selon les rites astraux, ou de ce morceau
d’arbre foudroyé, creusé au feu, et qui, sans peau à ses extrémités, donne une vibration
communicative : le « Trocanu ». Aux instruments il faut ajouter deux réalités sonores, le
chant d’oiseaux, — Messiaen y reviendra — et son équivalent humain : les appeaux. Villa-
Lobos introduira ces sifflets trompeurs dans son orchestre. Jean de Léry enfin, relatant
vers 1598 son précieux périple, nous transmet des motifs musicaux. Roquette Pinto, de
nos jours, a poursuivi la quête, avec maints chercheurs européens, sur des instruments
enregistreurs ; et nous nommions, il y a un instant, Luiz Heitor. Renato Almeida juge la
mélodie de l’Indien « pauvre et monotone », indiscernablement répétée et sans vigueur.
Hornbostel insiste au contraire sur sa grandeur et sa « tension » surprenantes, et même y
surprend quelque disposition à l’emphase. Ce que Lévi-Strauss appelait tout à l’heure
« leit-motif » pourrait être l’élément sousjacent à une variation perpétuelle, calquée sur
une identité mélismatique et affective du Son musical et des langages. Laissons faire ici
les chercheurs. Cette sorte de style n’aura pas semblé anormale à Villa-Lobos, que sa
nature prédisposait, au moins à de pareils développements de type immédiat et
« végétal ».
106 Se poserait enfin le problème des échelles, susceptibles d’apporter à la Symphonie des
touches de couleur, analogues à celles que livrent, du côté noir, Penta et Hexaphonies.
Luiz Heitor distingue, dans le mélime indien le quart de ton. Villa-Lobos note un effet
tempéré, « désaccordé ». Pour lui, ce personnage complexe qu’est devenu l’Indien, serait
« redevenu inapte à l’unisson », et à l’octave naturelle entre voix d’homme et voix de
femme, donc s’inscrirait parmi les nombreux usagers des micro-intervalles : mais sans
53
art. Aussi envisage-t-il, (mieux armé que nos Évangélisateurs gaulois ne l’étaient devant
le micro-intervalle oriental) les « ambiances » de l’harmonie complexe, les essences de
timbres et, on le verra, l’image impressionniste des paysages eux-mêmes, pour habiller de
leur « sauvagerie » naturelle ces motifs.
107 Sur un point tout le monde paraît d’accord : la musique de l’Indien semble d’une tristesse
infinie.
108 L’ethnologue musical Gilbert Rouget12, rien que pour la musique noire africaine, envisage
les « musiques avec rythme », les « musiques libres », les musiques « de forêt », les
musiques « de savane » et les musiques « contaminées par l’Islam ». Comment allier, au
pays de Villa-Lobos, les batteries du Noir dans le Reconcavo bahianais, et les Concerts de
flûte nasale et de trompe chez l’Indien ? « Musiques non écrites », rappelle Gilbert
Rouget, natures d’émissions vocales, pentanonismes, « tuilages », « artifices
d’instrumentation et combinaisons très subtiles de timbres », (tous ingrédients sonores
dans lequels doive se reconnaître l’Etre universel de la Forêt ou de l’étendue), tout cela
détermine ce qu’il désigne comme une « liquidité de la matière sonore », intransmissible
au compositeur « savant » sans une série de mutations et de substitutions. Il me semble
qu’il définit ainsi une vocation possible : non une « musique d’ambiance » mais une
musique « incarnée », de pulsations architecturées, difficilement transmissibles en leurs
éléments acoustiques ou morphologiques purs. Villa-Lobos appellera cela, plus tard,
« articuler l’élément populaire à son idiome personnel ».
109 Un tel art doit tout dépasser dans l’image. La lande marine qu’évoque le « Carreiro » de
Villa-Lobos, et la formidable Silve exigent d’être présents : sans cette présence, rien n’est
fait. Rien n’est fait sans galbes d’architecture, sans les innombrables bruits du « silence »,
sans le hululement des cataractes, dont l’Indien dit qu’il enlève la terre sous les pas et fait
perdre l’esprit de direction et d’espace ; rien n’est fait sans ces rythmes secrets que
scandent le glissement de la lune sur les eaux, ou la chute abrupte de la nuit sur le
hurlement des bêtes. Le folkloriste ne suffit plus. Il y faut l’intervention du poète.
110 Dirons-nous donc, chez Villa-Lobos, (même devant son propre témoignage) : « thème
indien », « thème anglais » ? L’élément est pour lui, quelques modes défectifs mis en
compte, une restitution composite, une « transfiguration » de silve et de chants d’oiseaux,
de silences, de formes végétales, de transparences, de volumes dynamiques surtout à
l’état brut. Là-dessus se broche un univers de Mythes, dont nous verrons à son lieu
l’importance. Il faut pour cela tirer le trait nécessaire entre la musicologie et la
psychologie de l’acte créateur.
111 Je ne suis pas sûr que maint ethnologue musical — ils forment au Brésil une armée de
choc exemplaire — n’ait éprouvé quelque exaspération devant cet importun, sûr de lui,
qui tient le chant du soleil pour sa chose, et l’identifie à des arbres, des fleurs et des
senteurs...
112 Un mot de Villa-Lobos, — mot de gavroche, mot de guerre — a fait scandale ici depuis
longtemps : « le folklore Brésilien, c’est moi ».
113 Fermons le débat.
114 C’est dans cet univers, peuples, horizons, formes et sons, ramassis de toutes les émotivités
vivantes, à maintenir dans leur chaleur, que Villa-Lobos, vagabond lui-même, a libéré
nous semble-t-il, ses virtualités. Oneyda Alvarenga, résumant l’apport « Noir », nous
rappelle non pas ce que Tuhu a pu trouver exemple d’écriture, mais peut-être ce qui fut
pour lui un mirage de liberté. Elle souligne qu’au Brésil comme ailleurs, la chaîne de la
54
d’acacias plus fragiles : Jéquitibas, géants de la silve : les mains préhistoriques çà et là,
comme moisies, de l’Ipé argenté, ou ces grandes palmes des premiers âges dont rêvent les
plus belles toiles du Douanier Rousseau.
121 Tout est serré, d’un vert minéral et cruel : la forêt d’Occident détend Beethoven et
Rousseau. Celle-ci concentre et propage sa muette vitalité. Les singes hurleurs, les
jaguars, les araras de soie bleue et écarlate, comme de vieux polichinelles sournois au cri
haineux : tout cela est loin ; c’est l’Amazone, c’est l’Équateur. Mais une forêt mène
fatalement à l’autre. Dans celle-ci naissent, en attendant, des harmonies minérales, des
glaises sonores, des ostinati immobiles, et les bielles secrètes des lourdeurs, — une Magie
surtout, une musique possible d’incantation, qui d’abord doit avoir été une écoute
inquiète ou saoulée. Ici Bach même devient pour Tuhu forêt vierge, folklore des Essences.
Ici on saisit mieux la mystique animiste qui ceinture tout l’Équateur quand on écoute et
regarde ne pas respirer cette forêt. Ici on se sent près d’un Dieu intégral, ayant donné à
son silence (par qui l’ermite de Foucauld devait l’entendre) un corps.
122 Mystère, chez le créateur, de sa conception même de la Forme, s’il ne la prend dans les
Traités, et y trouve, ou simplement apprend à connaître, l’architecture profonde de lui-
même. Est-ce à Tijuca qu’on a tout à coup la clef ? Tout est structure. Villa-Lobos sent en
lui la même loi : la plus grande luxuriance et ce qu’elle comporte apparemment de hasard,
la démesure des sonorités et des figures au sein desquelles s’inscrira le silence de Dieu :
tout cela autour d’une espèce de grande logique secrète et vivante. Et pourtant jamais il
ne sera autant à l’aise, ni aussi parfait, que dans les formations réduites d’instruments et
dans les réduites d’œuvres courtes. A l’Occidental se pose, quoi qu’il fasse, le problème
ascétique du construit. Il est, lui, condamné à la « forme de la Forme ». Ici la construction
se notifie à une échelle qui n’est ni celle de la vue, ni celle de l’esprit : intérieure à la
puissance, et extérieure à l’apparence. Le plus sage serait-il de s’abandonner ? Mais alors
il ne faudra pas quitter les hautes vocations de l’Essence. Un seul, — et nous voici
renvoyés à Bach, — un seul a résolu ce problème : donner au fini la résonnance de l’infini
à travers la volubilité, la luxuriance et la puissance.
123 S’il est vrai que tout créateur porte en lui, devant lui, pousse devant lui ses résonnances
impossibles, parce qu’il ne peut que rester à l’échelle de l’univers, l’univers seul explique,
dans ses sommets et dans ses défaillances, l’art tellurique de Villa-Lobos.
NOTES
1. 1836-1896.
2. « 150 Anos de Musica no Brasil ». Rio de Janeiro. José Olympio. Chap. IX, pp.137 ssq.
3. Cf. H. Jeanmaire. « Dyonisos ». Payot, 1959. p.239 et passim.
4. Le vaste golfe où s’abrite Bahia.
5. Ce qualificatif désigne tout ce qui, homme ou état d’esprit est domicilié à Rio.
6. Dans la longue et savante étude de Herbert Pepper : « Anthologie de la vie africaine », jointe
aux aux disques 320-126-7-8 Ducrétet Thomson.
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7. Phil. Veyrin. « Les Basques » Ed. « Au Musée basque », Bayonne s.d. 1942, date de l’avant-
propos.
8. Musica e musicos do Brasil. ECB. Rio de Janeiro, 1950. pp.16 ssq.
9. « Tristes Tropiques ». J’aurais scrupule à ne pas mentionner ici, dans l’arsenal des instruments
auxquels s’attachent quantités de sensations, soit vibrantes, soit percutantes, qui donnent à
l’univers sonore de l’Indien sa chair (et que Villa-Lobos distingue très soigneusement des
percussions correspondantes européennes « dévitalisées ») un instrument, ou plutôt un objet
sonore auquel il ne se réfère jamais, et qui a pourtant frappé Lévi-Strauss : le Rhombe, dont la
sonorité s’apparente aux effluves de l’au-delà, dans la vie et dans la mort. « Certaines cérémonies
(préparatoires) se déroulent hors de la présence des femmes : ainsi la fabrication et la giration
des rhombes. Ce sont des instruments de musique en bois, richement peints, dont la forme
évoque celle d’un poisson aplati, leur taille variant entre trente centimètres environ et un mètre
et demi. En les faisant tournoyer au bout d’une cordelette, on produit un grondement sourd
attribué aux esprits visitant le village, dont les femmes sont sensées avoir peur. Malheur à celle
qui verrait un rhombe. Aujourd’hui encore, il y a de fortes chances pour qu’elle soit assommée. »
On a même tenté de faire prendre aux étrangers cet objet pour un instrument culinaire.
« Tristres Tropiques », (chap. « Les vivants et les morts »).
10. Ibid. pp.255-256.
11. « Tristes Tropiques », p.152.
12. Histoire de la Musique. La Pléiade. T. I, pp.214 ssq.
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1 De la « Semaine d’art moderne » qui, le 13, 15 et le 17 février 1922, enfièvre São Paulo et la
société musicale carioque, il reste peu de témoins vivants. Mario de Andrade est mort en
1945. Lui-même d’ailleurs semble avoir, entre temps, plus ou moins désavoué cet éclat de
jeunesse. Di Cavalcanti est devenu l’un des peintres les plus violents du continent sous-
équatorial, et volontiers comme Villa-Lobos il a laissé vagabonder sur de vastes fresques
sa puissance. Il est, m’a-t-il semblé, à la violence ce que son rival Portinari serait à la
virtuosité européenne et à la souplesse. Le poète Manuel Bandeira et Villa-Lobos seuls
peut-être, avec Oswald de Andrade, sont restés fidèles à l’attitude, sinon à l’idéal mal
défini, dont les journées de São Paulo ont proclamé les exigences : (encore le vieil Oswald,
ce lion, m’expliquait-il sans fard que le mouvement était « plutôt critique qu’épique », là
où justement il s’agissait de promouvoir une épopée). Renato Almeida enfin est devenu
l’historien raffiné, l’indispensable diplomate du folklore humaniste, entre les mains de
qui se filtrent, non sans quelque agacement, certains zèles et d’inévitables outrances.
2 Ces « batailles d’Hernani » se ressemblent comme des sœurs. Un groupe de frénétiques
imberbes ; en face, le Carnaval des bourgeois et des mastroquets hilares, sincèrement
convaincus d’avoir affaire à des fous. Nous les avons vus chez nous s’esclaffer devant
« Pacific 231 », ou la « Marche des Philistins » du Roi David, et prodiguer à Satie ou
Milhaud ces cris d’animaux qu’ils pratiquent comme de naissance. Alentour, tous ceux
pour qui remettre en cause le « tout fait », serait déjà une opération surhumaine.
3 Des grossièretés, et même des coups. Le baryton Nascimento Filho est rossé devant le
théâtre. Villa-Lobos affligé mal à propos d’une avarie d’orteil, claudique vers l’entrée des
artistes, — frac, un soulier vernis et une pantoufle — suivi par une horde de pitres comme
un chat peint en vert. Du moins peut-on se régaler à distance des magnifiques inventions
verbales où s’ébaudit dans les factums une langue d’onomatopées, dont le sens du
grotesque égale — et ce n’est pas peu dire — celui de l’humour.
4 Nous pouvons donc nous représenter, en São Paulo, cette fois, devant les toiles d’Anita
Malfatti ou de Di Cavalcanti, ou devant les sculptures de Vitor Brecheret, les ronds de cuir
et les crémières bedonnantes qui vinrent chez nous à Picasso comme à Guignol, et
rentrèrent calmer leur hoquet d’un digestif puissant et célèbre. Nous pouvons nous
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représenter Mario de Andrade conférençant au milieu des lazzi dans le grand escalier du
théâtre, ou le poulailler reprenant en langage-coq les fins de vers de Manuel Bandeira.
Sans doute, nos Modernistes étaient bons diplomates du scandale. Laisser Satie
caricaturer Chopin, et en public, passe à Paris : mais au Brésil !
5 Dans ces sortes de manifestations, les novateurs savent surtout ce qu’ils ne veulent pas ;
et l’âge leur manque pour savoir ce qu’ils feront avec innocence dix ans plus tard. Mario
de Andrade, évaluant le compte, reprochait à cette fièvre un caractère trop
« aristocratique ». Voulait-il dire par là que le mouvement, apparemment passionnel,
était en réalité cérébral ? L’émeute qui, dans le Paris de même époque, culminait sur une
même revendication de « modernisme » devait, en dépit de son goût sauvagerie, porter
en elle le petit grain de cérébralité qui, se développant, allait devenir un grand arbre. La
faiblesse était, au Brésil, qu’on ne transporte pas d’une terre sur l’autre une opération
derrière laquelle il aurait fallu cinq siècles de combat. Cette révolte était une
« première ».
6 Luiz Heitor, avec le recul des choses, note clairement deux revendications : « adoption des
techniques d’avant-garde importées d’Europe », et « valorisation du thème brésilien ».
Mario de Andrade était moins précis : « droit permanent à la recherche esthétique »,
« actualisation de l’intelligence brésilienne », « établissement d’une conscience créatrice
nationale, par l’unanime volonté de chanter la Nature, l’âme et les traditions brésiliennes,
donc de bannir pour toujours les postiches d’art européen ».
7 C’était là se condamner à la plus incertaine des aventures, celle qu’il fallait reprendre à
l’origine avec tant de retard : celle qu’allait entreprendre Villa-Lobos au nom de sa terre,
celle aussi où allaient s’engager, victorieusement, en science pure, les folkloristes.
8 Le problème allait-il plus ooin ? Il s’agissait de ce que j’appellerai la « double vitesse » de
l’existence brésilienne : celle qui durcit aujourd’hui encore, peut-être, la mue douloureuse
de ce Pays. Ici s’inscriront peut-être aussi, dans l’Histoire, la vie et le passion musicales de
Villa-Lobos.
9 Qu’on nous entende. Le Brésil a toujours maintenu le lien spirituel qui l’unit à sa mère
portugaise. On s’imagine le réflexe familial prenant, dans l’aventure coloniale, une
attitude défensive, et s’appuyant sur la culture du Vieux Monde. L’Empire a créé ici un
milieu d’une somptueuse intensité, traversé de nuances très subtiles. Il s’est établi là un
rythme du progrès dans lequel toute conquête européenne est aussitôt accueillie,
discutée, comprise, en avance souvent, sur le Continent, avec le minimum de réticence et
de réserve. Wagnérisme, Debussysme, Schœnberg, Stravinsky, Musique sérielle sont nés,
en Europe, au prix de parturitions dramatiques. Le destin édénique du Brésil, et sa
lucidité spirituelle, lui offraient ces fleurs comme par dessus la mer. Qu’on ne soupçonne
là aucune critique. C’est la Grâce périlleuse d’un état. Mais qui s’étonnera qu’il se soit
trouvé des esprits pour considérer déjà qu’à une direction spirituelle ainsi conçue, les
pays risquaient d’échapper par toutes les puissances magiques de son âme et de son
corps.
10 Le problème a-t-il aujourd’hui, en changeant de figure, changé de corps ? Où se trouve la
vitesse propre de cette culture ? A Rio, à Brasilia, dans le Sertão ? Le grand corps de ce
continent poursuit, presque introublé, son pélerinage cosmique à travers les millénaires.
A quelques pas de l’autostrade, que l’avion rend presque désuète déjà, le char à bœufs
mérovingien aux roues pleines cahote sur les pistes de terre rouge, et s’y embourbe au
premier orage. Le tambour des vieux « batuques » enfièvre l’horizon autour des belles
59
églises blanches et anguleuses de baroque pur. Mais il n’est à Rio pas un nom, pas une
école, pas une révolte, ou une solitude européenne, qui ne soit cueillie à travers l’Océan,
ressentie à neuf et d’un esprit libre, exposée sur la cimaise au Musée d’Art moderne, ou
savourée sur le livre entr’ouvert.
11 Deux vitesses, et qui patinent l’une sur l’autre : où est la vraie ? Les deux sont vraies ; où
se rencontreront-elles ? Qui les joindra ? « Etre modernes... »
12 Lorsque le vieil Oswald, enfant terrible, proclame son « Ecole anthro-pophagique (il
laissera d’ailleurs l’adverbe dans son héritage), il rejoint son répondant Cendrars, peut-
être, mais sur un terrain autrement vrai. Chez nous, l’anthropophagie des années vingt
est un alibi de luxe. Ici, il s’agit de la proximité du sol et de l’authenticité d’une âme.
13 Versons au débat, — c’est le moment, — un diagnostic caractériel décisif :
14 « Bilieux sanguin », dit de Villa-Lobos le Docteur Jean Rivière, — « tempérament de
Balzac, Bach, Cervantes et Diderot ». Et pour le caractère, Colérique ΕΑΡ1 : l’excès, la
chaleur, le volume se projette et se jette à la tête des gens. S’emballe et commet des
bévues. Une force de la nature. Il gaspille ses munitions. Émotif, Actif, en Primarité. Actif
sans cesse déréglé par un facteur qui met du sentiment là où il n’en faudrait pas toujours.
Les forces centrifuges se déchaînent en réponses primaires. Et ce qui est perdu pour le
goût se transforme en puissance ». Tel le terrain, caractériel et tempéramental, sur lequel
devra vivre, sans rémissions, Villa-Lobos. Et le clinicien conclut, pour tous ses pareils,
« pas question, n’est-ce pas, de soigner le message. La vie répandant ses trésors. Les
œuvres débordant des cadres ».
15 Villa-Lobos apporte, à la « Semana », la seconde « Sonate pour violoncelle et piano » : elle
est de 1916, elle a six ans. Le « Second Trio » est de 1913, le « Troisième », de 1916. Villa-
Lobos ne manie pas les machines infernales. Les « Danses » dites des « Indiens métis »
sont de 1914, et l’anthropophagie y est affaire de confiance. Les « Historietas », les plus
récentes, sont de 1920. Villa-Lobos estime-t-il que son modernisme est une promesse à
peser ? Ici nous retrouvons, sous le violent, la prudence : ce n’est pas la dernière fois.
16 Pour l’heure, il suffit de noter quel bagage représente déjà son œuvre.
17 A son retour des aventures, — il y a de cela maintenant dix ans — l’œuvre de première
jeunesse ramassait, en dispersé, une soixantaine de titres, occupant tout l’espace des
voyages. La grâce du Sertão et de la Forêt n’a pas agi sans attendre. Douze Opus pour la
guitare, (dans la mesure où Villa-Lobos a jamais pris garde à leur numération ; — il mettra
même une certaine coquetterie à s’y perdre). Dans ce registre une « Suite popular
Brasileira » inquiète par ses sous-titres : « Mazurka-Chôri », « Schottis-Chôro », « Gavotta-
Chôro », et d’autres sangs mêlés d’Europe et d’Afrique. La guitare se taira entre 1910 et
1917 jusqu’au « sextettomistico ».
18 Pour le piano, une vingtaine de pièces : instrument seul, ou avec flûte ou violoncelle, un
peu moins pour la voix, accompagnée au piano, à l’orgue, ou traitée en chœur de petite
formation. On voit d’abord surtout, sur la page de titre, « Mazurlesca », « Valsa », lente ou
« romantica », « Baisers », « Confidences », « Fleurs fanées », « Les séducteurs »,
« Cançonet-ta-Valse ». Mais aussi un « Tantum ergo », deux « Padre nosse », les premiers
d’une décharge d’« Ave Maria », des transcriptions de Chopin pour violoncelle et piano,
ou pour guitare, ou bien, piano et violoncelle encore, une Fugue de J.-S. Bach. N’y voyons
pas de hasard. La réplique viendra, massive, en 1941 : l’éventail, pour ensemble de
violoncelles, des « Préludes » 8-14-22 et des « Fugues » 1-5-8 et 21 du « Clavecin bien
tempéré » : — ils se placent entre les op. 3 et 4 des « Bachianas Brasileiras ». Là-dedans,
60
24 Dans le va et vient des évocations, constatons : tout le plan, et le rythme futur de l’œuvre
est déjà dessiné : — viasge de la Forêt ; visage des silhouettes de gens et de leur chanson
innombrable ; nostalgies du serf de la faim, et nostalgies des happy fews autour de
Guanabara, de Lémé ou de Copacabana, rades ou plages du rêve ; Fables, jaillissant du
corps des paysages et des hommes, Blancs ou Noirs ; visages partout d’enfants, comme
une nostalgie inassouvible qui a marqué l’homme pour toujours. Tout cela cherché dans
le lien sans fin cherché des « formes ».
25 Tel l’apport de Villa-Lobos, mais comme en sourdine, et sans tapage, à trente cinq ans, sur
la scène de la « Semanha ». Alentour, São Paulo, le tumulte des sans-cervelle et des
attardés de la critique. Tout aristocratisme mis en compte, être moderne veut dire être
primitif. Oswald de Andrade crayonne Carlos Gomez « le cheveu sensationnel » et l’« œil
de bête féroce américaine », un Rossini qui serait pour finir un « tigre en peau de lapin ».
On jette l’anathème sur les « pastiches » périmés de l’art occidental. Mais on met dans le
jeu Milhaud, Satie, Poulenc, et même la « génialité modernissime de Malipiero de
Casella ». Cela aussi pouvait venir du pastiche.
26 Villa-Lobos écoute, participe, observe. Sa silhouette claudicante, frac, savate, et soulier
verni à un seul pied, pourrait être la silhouette de son esprit ; une pensée, boîtant entre
Paris où se perpètre un Monde, et cette Terre qui est son Univers.
27 Qu’apportera-t-il, pour sa confrontation décisive avec l’Europe, dans la chaudière
musicale de Paris ? Le « troisième Trio » ? Il est daté de 1918. Il représente assez la lutte
encore vivante entre des choses dont il émerge, et des choses qui émergent de lui ; des
influences, dans une recherche minutieuse et quasi frénétique de son langage personnel.
28 Cyclique d’abord : c’est encore le dernier pari de l’unité. Le « Quator » de Debussy, — il
date déjà, mais pas à Rio sans doute —, était cyclique, lui aussi. A vrai dire, l’unité
cellulaire, si elle se manifeste dans l’Allegro con moto initial, si même elle verrouille
énergiquement l’œuvre entière en une longue et ultime variation, percutée sur le thème,
à la péroraison, et à bout de montée, dans un trépignement d’accords parallèles, sait se
faire, entre temps, beaucoup plus discrète. Habitus de variation, plus ou mojns secrète, ou
développement intérieur de hantises : le motif de départ provient, sur le terroir de
Pelléas, parfois fugitif et vaporeux comme un elfe. Ou voyons-le, au troisième
mouvement, passer comme à l’arrière-plan, et dans l’ombre d’une colonnade de noires,
« trillées » en six-huit, sous l’ondulation des harmoniques de violon et de violoncelle.
29 Déjà le premier mouvement fait sentir l’amour des horizons changeants, l’inquiétude du
jailli, le jeu entre les rebonds rythmiques et les plages sonores en qui rien n’arrête
pourtant le flot : minutes heureuses, ou d’aguet. Partout se manifeste l’effort, qui peut-
être sera son ressort essentiel, — pour ciseler le complexe sans rien avoir soustrait au
sensuel.
30 Une espèce d’instinct voluptueux fouille à travers les sonorités debus-systes — tons
entiers ou escrimes d’arpèges divisés tels qu’ils heurtent le second cahier des
« Préludes ». Ce sauvage, pour finir, sait que la brutalité ne paie pas, sinon pour un
catapultage de départ, ou pour ces accents-balises qu’il aimera toujours. Il n’entend pas
faire une nourriture des percussions, des abrupts et des épaisseurs.
31 Les sections s’ordonnent comme des paysages, plus ou moins coordonnés, avec des
mouvements obstinés de formules, des accords de « fond » longuement tenus ou
contradictoirement arpégés des musardises de dessins flottants à notes conjointes. Y a-t-
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il là, voulue ou non, quelque rencontre profonde entre l’esprit des mélopées, noires ou
indiennes, et l’esprit d’arabesque plane qui hante Debussy ? Ces choses sont insaisissables.
32 Tout cela n’est pas exactement « encombré » : le régime est instable et voulu, avec tous
les signes d’un travail de minutie, accord par accord : un besoin non seulement de dire,
mais de dire le plus possible à la fois. C’est sans parti-pris que telles basses, au piano, ont
des percussions de troncs creux, — le registre sonore fétichiste de l’œuvre future.
Harmoniques de cordes : un effet qui reviendra souvent, de lumières filtrantes ; chocs
« avec l’ivoire du bout de l’archet » pour une matière de percussion sur un lent trille
divisé ; ou encore sur un staccato « molto secco » de croches, le violon et le violoncelle
« batendo como um tambor sono-ro ». Et enfin le roulis, l’un sur l’autre, des triolets
contradictoires, parfois décapités, ou fondus par liaison : fluidités oscillantes qui vont
devenir l’une de ses prédilections. Et bien sûr, çà et là, la cellule brève-longue-brève. Tout
cela porte en soi déjà un très gros risque : celui de devenir un « tout fait ». Un homme
jeune apprend, sans maître, à construire ses espaces, et à y condenser des effluves, par
plans.
33 Ou bien, — 1921 —, le « Quatuor pour harpe, celesta, flûte et saxophone avec voix
féminines » ? Oeuvre fraîche, de moyen galbe, — vingt minutes d’exécution, en trois
mouvements. Villa-Lobos y savoure le tête à tête de ses timbres. Voix de femmes, sur
phonèmes purs, ou à bouche fermée, le doigt percutant au besoin les lèvres. Pour la flûte,
toutes ses expressions : faunesque ou floue, le ceslesta en cristallinités ou en petits orages
de lumière, la harpe comme un sol souple.
34 La construction, bien entendu, est cyclique. Le motif principal, pastoral, sur quatre notes
de flûte se couche sur le triolet ensoleillé du celesta. Là-dessous s’égoutte la harpe. Nous
le reverrons, sous ses différentes figures possibles. Mais il apparaîtra vite que le schème
thématique exlcut toute rigueur. Ce qui vient va constituer déjà un certain habitus du
non-développement qui dans cette vie, va rester une position obstinée, dont le cadre idéal
est formé par les espaces d’amplitude moyenne, lorsque le son s’équilibre sur le son. Ce
qui dans le Trio nous avait frappé, — ce retour régulier de plages sonores sur lesquelles
repose un long instant le développement musical, devient une espèce de volupté, humant
des effluves. Chaque timbre s’institue, horizontalement, dans sa couleur, sur la
polyrythmie où vient s’abattre quelque vol de flûte, un glissando ou un furieux arpège
vertical. Nulle nécessité autre que ces intuitions, toujours par touches sobres. Villa-Lobos,
masses sur masses, dans ses plus grands plans, agira le plus souvent de même. Rarement
instruments soli songent moins à être éléments d’écriture, pour se faire miroirs sonores
et réverbérations. Le lien est dans une unité de suggestion, dans le jeu d’une jouissance
intelligente, surveillant comme à la dérobée la marge permise de hasard. Les violences
arrivent par décharges-surprises, — des surprises auxquelles on s’attend pour finir, — à
toute rage de timbre. Une perpétuelle évasion contrôlée, une indolence minutieusement
ciselée. Pour finir, peut-être, sur la vague d’un souvenir debussyste, et dans la minceur
voulue d’un sujet, un test de fluidité aérienne.
35 Donc au printemps 1923, Villa-Lobos embarque pour la France. Rubinstein et Vera
Janacopulos, Arnaldo Guinle et Olivia Penteado n’ont pas de peine à lui ouvrir les avenues
d’un territoire aussi exigu à Paris qu’ailleurs. Bientôt, le studio de la place Saint-Michel —
assez bariolé, un petit « troisième » serré, contigu à la fontaine — voit venir les amis. Ils
s’appelleront Picasso et Joaquim Roca, — a décoré le salon « à la moderne », en losanges et
en angles aigus, — ils s’appelleront René Sumespil, Aline van Barentzen et Magda
Tagliaferro, Stokovsky et Marius François Gaillard, Raskin, Jacques Serre ou Toni Close,
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Madeleine Grey dans l’intervalle entre quelques orages, ou Elsie Houston, qui le chanta
admirablement. De compositeurs plutôt peu, sinon les fidèles de toujours Paul le Flem et
Suzanne Demarquez, Varèse et Louis Aubert, Florent Schmitt et Cools, çà et là Honegger,
et, d’Autriche, Marcel Rubin, qui m’introduisit à l’un de mes passages.
36 Au demeurant, il ne s’agissait là ni d’une exposition, ni d’une Bacchanale, ni d’un Sénat.
On se rencontrait le dimanche : une table frustre, puis on lavait la vaisselle. De musique,
beaucoup, sans effets de crinière. On finissait en général au cinéma, pour qui Villa-Lobos
avait une passion irrésistible ; et souvent chez Cools. Ici, tous les témoignages concordent.
La simplicité, l’absolue absence d’effet ou de hâblerie, même chez un Huron à la mode,
authentifient encore aujourd’hui avec les récits d’autres voyageurs, la sincérité intime du
pélerin des Amazones.
37 Et pourtant quel tapage il aurait pu faire, second Huron. Ce n’est pas qu’on ne l’y ait
copieusement invité. Une femme de lettres célèbre compile à deux pas de Notre-Dame,
des récits d’aventuriers, qu’elle met tranquillement à son compte. On murmure
d’hommes torturés, qu’il aurait vus lui-même avant d’être dévorés par les sauvages,
apprenant par cœur les belles complaintes de ses bourreaux. Est-il vrai qu’une snobet-te
— et elles sont en effet inouïes — lui demande, « entre nous » s’il n’a pas consommé du
chrétien ? Du tac au tac il avoue avoir mangé de l’enfant. Casadesus rapporte une
rencontre entre Villa-Lobos et les « Indiens » : le vagabond leur aurait fait entendre des
disques de musique « consonnante » : et voici les Indiens déchaînés, hurlant la mort, prêts
à bondir sur la divinité mécanique. En avaient-ils à la machine, ou aux sons ? Un
enregistrement, de musique indienne cette fois, devient divinité, devant qui les simples se
prosternent. Parabole, et un énorme grain de sel ? Croquis, dans le mode des corbeaux de
l’Orénoque, ou des perroquets archivistes de folklore ?
38 Le problème est ailleurs.
39 Paris vu de près : et c’est tout dire. Bien plus fantastique que la forêt, et bien plus menteur
que les sauvages : et pourtant c’est la cuve où bouillonnent toutes les musiques de
l’avenir. Au Brésil, elles hésitent entre les langues, les instruments primitifs, et le
farniente d’une haute culture. Ici le vent de formes et de couleurs, les désarticulations et
les magies qu’a enchaînées Diaghilev ; — ou bien la Schola. Entre les deux une boîte
immortelle, tant on y croit, autant qu’un temple grec : « le bœuf sur le toit ». Les
nouvelles bohèmes : autour de Cendrars et de Picasso, de Stravinsky et de Cocteau, les
Cinq, Honegger ayant là surtout l’air « d’en être ». Le mage du « Coq et l’Arlequin » et du
« Rappel à l’ordre » tire ses fusées au nom de « Thomas l’imposteur », et claironne
l’Évangile des « musiques habitables ». On accueille, pêle-mêle, l’icone russe et le totem
congolais, le jazz frais-mareyé, et « Socrate » sur le fond de musiques « en forme de
poire ». Ce n’est pas l’Équateur, mais l’univers bouillon et à sa façon, et la « musique à
coups de poings » fait surgir, dans l’écriture, des grappes lourdes, où la note s’écrase avec
son appogiature. L’esprit, bien sûr, dépayse et secoue, de la guerre mondiale terminée,
l’ennui mortel et la fondamentale angoisse. Mais ce qui est arraché c’est la peau morte
d’un siècle tué par ses communs, et qui avait à peine pu contenir déjà ses peintres. Dans
cette nébuleuse torride se prépare l’une des maîtresses courses de l’Art occidental.
40 Là-dedans refluent, comme au rendez-vous humain fondamental, l’Espagne de Falla, la
Hongrie de Bartok, l’Italie de Malipiero, Rieti et Casella, et toutes les Russies. Sans boire
encore le vin sec de l’Autrichien Schœnberg et de son groupe, — Stravinsky lui-même est
à peine à l’aube de sa pénitence — on mêle les tons, on force le cocktail avec les épices
variés importés de Nouvelle-Orléans comme de l’Afrique noire, ou, par Milhaud, d’un
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Brésil assez coloré pour jouer les condiments équatoriaux. Paris, en un sens, faisait
exactement l’opération inverse de celle sur qui Villa-Lobos venait le consulter. Tous les
climats de la terre, des sens et de l’esprit y accouraient, tous les lointains, mais puissants
déjà de leurs civilisations raffinées, et venant demander à une ascèse leur élévation à un
style ; — les autres, les « sauvages », catalysant l’opération et lui fournissant la chaleur.
41 Or Villa-Lobos tient en mains les deux cartes, la Terre brésilienne inexprimée et l’écriture
« absolue ». Va-t-il opter ? Va-t-il faire la synthèse ? Va-t-il opter, en cherchant sans
repos la synthèse ? Il apporte avec lui, de la Semanha moderniste, la figure de blason que
lui a dessinée Coelho Neto, lorsque, le comparant à une « cataracte assénée à hauteur de
montagne », il souhaite que cette catastrophe devienne le « puissant fleuve où se
mireraient les beautés de la terre natale ».
42 Pour l’instant il excite, éblouit et scandalise Paris, et se fonde alentour la constellation où,
toute sa vie il promènera son destin voyageur : Londres, Bruxelles, Madrid, Vienne et
Barcelone. Mais il maintient la navette nourricière avec Rio et Buenos-Aires. Grâce à
Cools, et grâce au succès, il est lecteur et auteur chez Eschig. On l’applaudit et on le siffle.
« En somme, déclare Florent Schmitt, vous êtes un néo-sauvage. Trop facile : mais qui, à
l’époque, n’est pas « néo-quelque chose » ? Villa-Lobos est un « vrai sauvage ». Il le dit,
avec un peu d’affectation, beaucoup de feu sincère, et plus de mesure qu’on n’attendrait.
« Je le tiens, dit bravement Jules Casadesus, pour un type à la Jean-Jacques Rousseau ;
mais il le compare à Socrate, parce que Villa-Lobos avoue, non sans rouerie, « ne rien
savoir » ; et il savoure son « accent tropical inimitable ». Sur ce visage allongé, buriné, à la
bouche ferme, aux yeux grands et sombres, à la chevelure d’un noir toucan, il voit planer
des « lueurs inquiétantes ».
43 « Je rêve », disait ce grand garçon simple, qui amusait, qu’on aimait, qui faisait un peu
peur, « de retrouver l’ingénuité totale de mes chers sauvages ». A point, on le voit, il se
souvenait de l’autre Huron, et ne s’en venait pas chez nous sans un bon passeport. A peine
avait-il même besoin de feindre. Et voici pourtant qu’il laissait percer, sans tapage, des
propos esthétiques bien définis. « Certes, je me suis bien gardé d’user avec ce folklore
comme la plupart des vulgarisateurs d’« art populaire », quand ils affublent les chants
qu’ils ont noté de toutes les conventions de l’harmonie traditionnelle. Il n’y a pas qu’au
Châtelet qu’on voit des Rois nègres coiffés d’un tube, et habillés d’une paire de gants
blancs... Il me semble qu’il faut simplement se pénétrer du folklore, l’articuler lentement
à son propre idiome, et ne le restituer sous sa forme stylisée, qu’au moment où il se
présente naturellement sous la plume avec la spontanéité d’une banale idée... » Mais ici
passent les nuances, qui toujours témoignent d’un essentiel. « Traiter un fait naturel par
des règles, c’est le déformer jusqu’à l’arbitraire ». Les mêmes choses, vues de São Paulo,
s’expriment en une autre langue qu’en face de Notre-Dame. Ce sauvage est plus fin qu’il
n’en n’a l’air : il met sa sauvagerie entre l’Europe et lui. A l’abri de cette huronnerie, il
peut s’esquiver dès qu’il le veut, et où il veut.
44 « Plus j’y pense, plus il me semble que je suis un sauvage moi aussi. Je ne suis pas éloigné
de croire que la décadence de l’inspiration mélodique est la conséquence d’une
domination outrancière de tous les systèmes harmoniques, orthodoxes ou non. Je répudie
la mélodie née de l’accord parfait, parce qu’elle n’a aucun caractère personnel. De plus le
« ribato » qu’elle met en œuvre est la forme de maniérisme la plus chère à la médiocrité
musicale. La mélodie factice, fabriquée, est bien la pire des plaies de notre belle époque.
Mais je la crois encore moins pernicieuse que ces espèces de cokctails qu’on compose avec
des rythmes de « blues », des tangos et des mélodies populaires mélangés au petit
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bonheur ». Cette fois le sauvage donne des leçons de vraie sauvagerie et démasque les
contrefacteurs. Il veut bien qu’alentour on galège sur ses aventures. Mais si la sauvagerie
est un préjugé favorable, il n’entend pas en user aux dépens de l’essentiel.
45 En fait, il a déjà son plan. Il écoute, il regarde et pèse. Il étonne : il ne peut prévoir
l’éventail invisible qui, pour l’occidental, s’ouvre au travail en profondeur. Il est, comme
tout créateur, livré à cette bête plus rétive qu’on n’imagine : son propre démon, et cette
œuvre, qu’il ne créera pas, mais qui, se formant en lui, l’avertira an par an sur lui-même,
et imposera leurs caps à ses efforts.
46 Ce folklore « articulé à l’idiome personnel », ce sera presque toute l’aventure russe depuis
Jdanov, ce sera l’aventure sublimisante de Bartok : ce sera l’Orient continental et insulaire
non plus seulement sur les couleurs de ses pagodes, mais sur ses rythmes, ses échelles et
ses timbres, et la fluidité polymorphe de sa durée sonore. Cet art, qui tend, lui aussi, plus
que jamais, vers le vivant, existe à une hauteur où les données mêmes, des sens vont
devenir spéculatives, et donner d’autres dimensions aux sens. Aux bords de tout cela,
Villa-Lobos va opter pour sa terre. Il reviendra, témoigne Arnaldo Estrela, « plus brésilien,
s’il est possible, qu’avant son départ ».
47 Tout, alentour, est malentendu. Les mots cachent des choses antipodiques : et en France,
ils sont dangereusement liés à des résidus littéraires. « Le retour à la « Nature », écrit
Casadesus, « est un vieux bateau. Il tiendra la mer longtemps ». « Nature », Rousseau,
Chateaubriand, moisissures pour commentateurs d’Émile et des Natchez. La Nature, dans
trente ans, sera planétaire, et l’on ira chercher le Temps où il est. Pour le public, qui de
tout fait d’abord les frais, il ne sait s’il doit considérer la sauvagerie comme une
circonstance aggravante ou atténuante. « La salle », dit la Chronique, « fut littéralement
transportée. Ce ne fut pas un succès, mais un triomphe ». Il s’agissait du « Crôros X ».
(1960 a confirmé sur les jeunesses musicales ces prémisses). Dezarnaux, cependant donne
l’autre son. « Quelques virtuoses du sifflet à roulette ont manifesté leur dégoût pour le
VIIe Chôros de Monsieur Villa-Lobos ». Le Flem note en effet « quelque bagarre, où les
vaincus, malgré le froid de février, menacèrent d’improviser dans la rue, pour
l’amusement des badauds, un round exempt de taxes et de droits ».
48 Et il poursuit : « un dynamisme violent anime ici la musique, à laquelle un rythme tendu
et continu ne laisse ni repos ni répit. Les procédés d’orchestre, ingénieux, hardis, défient
nos pratiques. Les « glissés » des basses laissent entendre dans le grave de singuliers
crissements, auxquels, dans l’aigu, répondent les violons, entraînés à leur tour dans cette
étrange ronde de sonorités. Les bois, les vents participent à cette bacchanale, où des
instruments de percussion inconnus de nos orchestres apportent leurs singuliers appels.
Les voix y mêlent de douces mélopées, qui s’opposeront à de cruelles et sauvages
onomatopées. L’ensemble donne une impression de force et de puissance primitive, de
violence, comme si le musicien voulait évoquer et traduire la vie grouillante des
fantastiques régions qu’il parcourut longtemps ».
49 « C’est, écrit Pioch, plein de foule, plein de soleil. Je serais tenté d’écrire que c’est une
musique torride ; mais elle emporte et retient bien ceux qu’elle a séduits à sa force
rythmique, à sa sève sonore, à sa jeunesse riche d’harmonies comme de muscle ».
50 Dézarmaux, lui, « fronce le nez devant les forêts vierges, et regrette les allées du Bois de
Boulogne ». On place les nostalgies et sa nature où l’on peut.
51 Mais il serait dommage de laisser dans l’oubli la pièce fondamentale — et célèbre — du
dossier.
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vivant qu’il a tout devant lui, et tout à faire. La masse en lui agissante, à la fois et
résonnante, que constitue le corps et la terre du Brésil, est l’avenir et l’implication
suprême. Pour l’heure, le résonnateur est Paris. Ici va s’inaugurer l’univers massif des
« Chôros ». Mais ici seront écrits le « Nonetto » et le « Quintette en forme de Chôro ».
59 Paris 1923 : l’« Octuor » ; l’année suivante le « Concerto pour piano et orchestre
d’harmonie », la « Sonate », puis, en 1925, la « Sérénade » vont faire de Stravinsky le Roi
Mage du Style « néo-classique ». Bientôt on dira, — la chose nous a intéressés déjà, —
« néo-Bach ». Le Paris musical s’inquiète de se désépaissir, et cherche sa fluidité à partir
des « Concertos Brandebourgeois », dans les combinaisons polyphoniques de cellules
brèves, traitées en dessin continu. Déjà les « Noces » ont amorcé le tournant. Que va faire
le Néo-Sauvage Villa-Lobos à côté du Slave lucide, tout entier possédé par les impératifs
de la construction rigoureuse, fûtce même dans l’orgie, saisi par une nostalgie de
transparences neuves, et prêt à tout dépouillement dans l’avenir ?
60 On parle de rythme : Villa-Lobos en est gorgé. On parle d’ordre : et il est tout oreille. Mais
encore une fois : il n’est pas européen ; il est brésilien. Il est venu, si l’on peut dire, par
« mouvement contraire », découvrir à Paris son Brésil.
61 Paris 1923 (mais toutes les œuvres de cette époque seront datées de Rio), « Nonetto »,
pour flûte, hautbois, clarinette, saxophone, basson, celesta, harpe, piano et batterie. Le
neuvième terme couve de son étiquette vingt instruments de percussion. Aux timbales,
xylophones, caisse claire et grosse caisse, tambourins et tambour de basque, aux tamtam,
cymbales ou triangle se joignent des percussions indiennes : recorecos, sucalhos ou cocos
de différente hauteur. Ils sont là pour réinstaller les percussions européennes, au timbre
trop défini, dans l’habitus de leur analogue artisanal et ancestral. L’arsenal n’annonce
guère la transparence réelle de l’œuvre. A l’audition, il se résorbe pourtant dans la chair
des timbres.
62 « Nonetto », « Impression rapide de tout le Brésil ». Par quels titres plus affriolants notre
Sauvage aurait-il pu grimer tout cela en liturgie magique, dans un temps où Paris vidait sa
bourse pour une imitation de masque congolais, un succédané de sagaie qu’il fallait bien
rêver empoisonnée, une copie de natte en mauvais raphia, ou une étoffe barbouillée de
cercles noirs ? Nonetto, musique pour neuf instruments. Où le public eût cherché, savouré
et rémunéré l’exotisme, l’exotique offre ce qu’il est venu chercher : son test de vistuosité
et de finesse, dans la loyauté d’une musique de chambre.
63 Tout est comme secrètement conduit par le chœur. Il va procéder par interventions bien
isolées, peu à peu élargies. C’est un appel insolite d’abord (sg. 7), puis (sg. 9) deux
glissandi chromatiquement notés — nous les retrouverons comme chute de cri dans le
chant du « Carreiro », terminaison africaine et cabocle semble-t-il —. Cette fois les
glissandi s’inscrivent sur une sorte de youyou grave par quartes dérapant d’un demi-ton
en petites notes. Plus loin (sg. 13) une mélopée large sur trois notes (ré b - do b - ré b - mi
b) et rupture glissée : 9 mesures. Mais ce sont des notifications de présence et d’attente,
car l’esprit de Macumba va mûrir et éclater (sg. 18). C’est le « Lalala » en triolets de
noires, que pilonnent le piano et les percussions réunies juqu’à un hurlement fff auquel
les bois réunis prêtent une décharge de syncope : 7 mesures, rien de plus.
64 Une nouvelle intervention — les développements purement instrumentaux ne paraissent
pas s’en préoccuper, tout va isolément mais peu à peu sert de trame, comme sur le
terreiro — : un parfum d’alleluia par deux bouffées ; un « Ouahy » bref, comme répondant
parallèlement au cri initial (sg. 33) ; un second mouvement alleluiatique (sg. 40) sur
68
« Lalala » : mais l’enveloppement de doubles croches piquées, qui déjà une fois l’a porté,
mène le motif à un second grand cri, terminé fff sur une longue tenue : — 10 mesures.
Alors le pilonnement horizontal conduit les voix au paroxysme sur trente-cinq mesures
d’accélération ; il ne restera plus qu’à conclure sur bruit pur : accords écrasés sur piano et
célesta, glissandi sur la harpe ; pour le flûtiste, il est prié de « mettre l’embouchure
entièrement dans la bouche, et de souffler très fort ».
Nonetto
65 Mais ne nous attendons pas à quelque charivari africain, ni à une transposition, pour
concert, de liturgie fétichiste, vraie ou interprétée. « Impression rapide de tout le Brésil ».
Ou plus exactement : apport, un peu orgueilleux peut-être, à l’esthétique neuve, de tout le
trésor sonore dont le baroudeur de Sertão se sent dépositaire, le métier, qu’il veut subtil,
aérien et comme luxueux, donnera la forme longtemps cherchée.
66 Ici, tout affecte obstinément la figure d’abord d’un discontinu, mais qui se reconstruit à
mesure sur la lancée, comme par échos, — puis par développement, où les timbres dans
leur personnalité sonore, semblent intervenir comme des danseurs masqués. D’instant en
instant ils profiteraient d’un accroc bien organisé dans le jeu pour échanger
clandestinement leur costume, cependant que des populations d’ombres culbutantes, sans
les regarder, s’ingénieraient à leur faire perdre la mesure. Villa-Lobos le sait, — il est venu
pour cela : l’époque entre dans un jeu de désarticulation des symétries qui sans doute va
permettre des équilibres nouveaux. Un univers se presse à travers la profusion et la
versatilité de cellules à la fois nettes et fuyantes, profilées et insaisissables, de courts
mélismes soudain pétris dans la chair d’un timbre, et retournant à la pulsation-mère. A
mesure, les parentés se découvrent — ou se confirment, comme des objets d’une
obsession ou d’un souvenir, dans une danse générale des lumières.
67 Villa-Lobos n’aborde cet univers, on le sent, qu’avec une précaution de sauvage. Peut-être
devine-t-il que, passées les grandes heures du Sacre, le monde qui naît devant lui va
69
68 Si quelque part (sg. 33) le clarinettiste « enlève le bec de son instrument et souffle comme
dans un cor » pour obtenir le même effet de mirliton que la flûte à tibia indienne, nous
passons. Les timbres « réguliers » des bois suffisent à la chaleur, le celesta suffit avec la
harpe à la féérie. Chaque timbre semble aborder le lieu de ses secrets complémentaires.
Le Ballet de figures laisse émerger des bouffées brûlantes de Chôros, et les pépiements
non-figuratifs se ressouviennent qu’ailleurs ils ont des noms d’oiseaux. Et pour les
percussions, sauf dans la grande montée finale de Macumba alleluiatique, elles se
rangent, on l’a dit, obscurément dans la vie profonde des timbres. En 1925 parisien le
« Nonetto » se dégage en cela, peut-être, de l’« Octuor » stravinskien, qu’il porte à
l’extrême le contraste et la brillance des timbres, alors que dans l’Octuor, pour reprendre
le jugement de Stuckenschmidt, le travail contrapuntique « l’emporte de loin sur la
70
recherche du coloris ». Pour Stravinsky, Bach et Rossini sont « parrains » des avenirs.
Jamais Villa-Lobos n’ira réellement vers le dessin pur ; ou alors il sera confisqué par la
chaude haleine du Mélos : et en ce cas Puccini plus que Rossini : mais il s’agira d’autres
instances.
69 « Quintette en forme de Chôros » : flûte, hautbois, cor anglais, clarinette et basson.
Rarement se manifeste avec autant de fraîcheur cette sorte de fausse improvisation, dont
on ne sait jusqu’à quel point elle est calculée, jusqu’à quel point fruit d’une obession
surveillée, qui se retrouve sans cesse comme la chair d’un même motif dans une
incarnation chaque fois différente de timbre, de rythme, et d’habitus. Il est clair que, dans
un puzzle aussi serré, le hasard est conduit à travers son propre labyrinthe. Le parti-pris,
— ou bien le tempo même et la dramaturgie du rêve, — disposent l’élément thématique
fondamental entre les évasions, aussi fluides et instantanées que lui-même. L’une
pourrait être faite de ces fuites, tout à coup, dans des espèces de vocalises fracassantes, de
timbre en timbre : une couleur instrumentale qui sied à la flûte comme à la clarinette.
Nous sommes loin, bien sûr, des chants d’oiseaux : mais leur leçon a été retenue, ou bien
ils sont devenus des blasons (parfois chez Villa-Lobos on pense à Chagall).
70 Une évasion de signe inverse serait l’échouement de tout sur des plages où se compte la
houle d’un demi-ton. C’est parfois une queue de motif qui s’oublie et rêve. Le mouvement
de vague s’insinue tantôt ci tantôt là, sans craindre d’ouvrir un peu plus son ambitus. Ou
bien le staccato surgit et s’empare de toute la tapisserie. Ici, cinq glissandi à la fois, vers le
ciel, sur deux et trois octaves : la longueur d’une croche pointée, ils écartèlent, fortissimo,
un 5/4.
71 La césure peut aussi bien s’inventer le visage d’un récitatif, mais bref, — ici tout est bref
—. Une construction d’instantanés, sur un retour d’une complainte sûre assez d’elle-
même pour ne faire à elle-même qu’une allusion. Les mouvements s’esquissent,
s’évaporent, le temps s’arrête autant de fois qu’il veut. Le basson jouera bien sûr les
truands : la dramaturgie, essentielle, des timbres dissonnant l’un sur l’autre, a, comme la
Comédie italienne, ses types. La flûte a des drapés de chèvrefeuille, ou elle est maléfice
d’un sorcier. Tout se défait et se regroupe, chaque vois se ménageant ses soli d’espace
personnel. Au centre appartiendra la méditation savoureuse, fugitive elle aussi, comme
les rares essences. C’est dans ce Paris 1928, vraiment l’époque heureuse de la maîtrise et
de la liberté.
72 Mais bien déterminée à ne pas s’adorer elle-même dans les sources.
73 Villa-Lobos n’est pas un aveugle. Il sent bien, à travers la cacophonie des styles du jour,
qu’une partie de cette génération, si l’on peut dire, naviguera sur les bords de Stravinsky.
Il sent aussi, fort bien, en dépit de bruitages divers, de coqs à l’âne, d’arpèges avec le dos
de la main en travers du piano, qu’une opération s’engage, sur laquelle il n’existe pas de
retour. Le langage va rompre un mur du son.
74 Sans doute y a-t-il en lui, à la fois, une répugnance, et une inappétence. Répugnance en ce
que, pour lui, créer est se laisser créer ; inappétence en ce que l’opération stravinskienne
est l’absolu dont la dureté de l’esprit, l’impitoyable lucidité dans des constructions dont
chacune sera unique. Sur ce chemin de l’intransigeant et de l’inattaquable, il y aura une
bonne part d’inhumanité. Là derrière s’amoncelle l’univers qui sera Schœnberg, Alban
Berg et Webern. Où pour Stravinsky construire devient puissance de volonté, héroïsme
des froids refus, logique de l’incarnation sonore elle-même, l’adéquat, plus rayonnant que
chaud, l’imprévu toujours et la rareté, Villa-Lobos choisit. Il maintient cette attitude, que
71
harmoniques seont, eux aussi, presque une stylisation complète de l’original. Le mot
Sérénade peut donner une idée approximative de la signification du Chôros ».
81 Il ajouera, mais beaucoup plus tard : « Les Chôros sont construits selon une forme
technique spéciale, basée sur les manifestations sonores des habitudes et des coutumes
natives, ainsi que sur les impressions psychologiques que livrent certains types
populaires extrêmement originaux et marquants. Le Chôros est écrit à dessein comme s’il
avait été une production instinctive de l’imagination ingénue, telle que nous la trouvons
dans les types musicaux populaires, qui servirait de point de départ et qui, s’élargissant à
mesure, finirait par embrasser par sa forme, sa technique, sa structure et son universalité
psychologique tous les genres musicaux à la fois ».
82 Une troisième fois, Villa-Lobos, à mesure que le temps le distance de l’œuvre, ajoutera :
« Dans la construction des Chôros, l’auteur se sert des formes universelles du Poème
Symphonique, de la Symphonie, de la Rhapsodie, de la Sérénade classique, du Concerto et
de la Fantaisie, pour mieux définir ces œuvres vis-à-vis de ceux qui s’intéressent à la
logique scolaire. Ils ne se basent sur aucun modèle absolu et rigide des formes. On trouve
dans quelques Chôros l’introduction, l’exposition, le premier et le deuxième thème, le
développement, le stretto, la coda, la réexposition etc. mais traités de façon différente du
système scolaire, et presque d’après la construction normale de la Fantaisie ». Trois
définitions donc, qui marquent un crescendo régulier, de l’affirmation à la défense, et
caractérisent cette prise de conscience après coup, qui toujours marque le rapport entre
le créateur et son œuvre.
83 Dans le crescendo en effet se précise à mesure une attitude. La mélodie « typique »
apparaît « accidentellement », intégrée à l’idiome personnel. La sonorité originelle est
retransmise dans sa résonnance « sychologique ». A dessein, et non par quelque confiance
fait au « hasard », l’ensemble doit revêtir l’« ingénuité » de ses sources. Mais
l’universalisalité des sources rend le Chôro susceptible d’effacer toutes frontières entre
les genres connus : Symphonie comme univers des polarités assemblées et accordées.
Poème symphonique comme expression d’un dessein poétique particulier et
reconnaissable, Fantaisie enfin comme la marge de liberté improvisatrice que déjà l’art
classique s’est réservée, (et il ne manque pas de « Sonates », chez Beethoven surtout, qui
ne maintiennent jusque dans leur discipline, la mollesse de bride d’une Fantaisie sous-
jacente). Avec le défi lancé par l’apprenti de la Schola aux « scolaires », nous avons le
système définitif d’une ubiquité transcendante, quasi cosmique de la « forme ». Ajoutons
une dimension : inapparente, elle est parlante : écrits entre Rio et Paris, les Chôros sont
tous datés de Rio, comme le « Nonetto ».
84 Le Chôros lobosien n’est donc pas né d’une nuit. Il ne représente pas une toquade, ni une
habileté, mais une maturation très posée. Il ne se définit, même musicalement, que peu à
peu. L’Introduction aux « Chôros » par exemple, sera l’un des derniers épisodes composés.
Seul le premier, pour guitare solo, — 1920 — précède l’embarquement pour Paris. Les Op.
2, 7 sont de 1924 ; les 3, 8 et 10 sont de 1925. Ils naissent du premier séjour parisien. Les
4e, 5e, 6e sont datés de 1926 : c’est le second séjour. Suivent en 1928 et 1929, donc dans la
seconde période parisienne, les Op. 11, 14, le « Chôros bis », puis les épisodes 9, 12, 13 et
« l’Introduction ». Après coup, la numération, comme il est fréquent, rétablit une
architecture d’ensemble qui coiffe l’architecture des détails. On suit parfaitement
l’évolution. Le cortège des Chôros s’inaugure avec une guitare, — « violão », — solo : le
second épisode continue avec une flûte, hautbois, clarinette, basson, saxophone, violon et
trombone, mais ajoute un chœur d’hommes. La vocation purement instrumentale du
73
Chôros a vécu. Le Chôros 10 sera une vraie Symphonie, descriptive des Chorões. La même
année, l’Op. 8 étend les limites du Chôros au grand Concerto de solistes : orchestre et
deux pianos. Avec les Op. 4 et 5, une pause s’est intitulée, trois cors et un trombone nous
ramènent au « vrai » Chôros. Le Cinquième, « Alma Brasileira », est une courte sérénade
pour piano solo. Le Chôros 6 déjà, d’une même haleine, rebondit de toute la carrure de
l’orchestre lobosien.
85 Orchestre et piano : voici les cathédrales : le onzième, puis, — orchestre, banda (fanfare)
et chœurs : le 14e. Deux grands orchestres, banda et chœurs, l’an d’après — mesurés sans
doute au gigantisme des exécutions en plein air sur le stade, — le 13e. Le Chôros bis insère
là-dedans pour finir un petit duo pour violon et violoncelle.
86 La classification définitive donnera :
87 Sur tout cela, nous aurons à revenir. En art, les manifestes ne sont, au mieux, que de gros
malentendus d’intention. C’est après coup que les positions, formes comprises,
s’explicitent dans les figures — non pas obéissantes —, mais obtenues. La manière dont
Villa-Lobos, de temps à autre, fera le point ne signifiera rien d’autre que l’inquiétude
intellectuelle toujours en œuvre chez l’homme qui tente de participer au gouvernement
mystérieux de ce qui en lui SE crée.
88 Quittant Paris, il savait très exactement qu’il allait traverser une époque où certaines
formules, certaines nostalgies, seraient frappées de mort, où tout ce qui allait venir
vivrait de furieuses rivalités, où les conflits seraient le signe de mutations inexorables
auxquelles d’avance il se refusait avec raideur, sa foi profonde étant qu’il existait, dans le
réservoir des foules vers lesquelles allait se tourner sa vie, une sorte d’éternel cœur
véhément.
89 1930 : Villa-Lobos, donc, a fait sa mue. Il a trouvé sa route et défini son univers. Le voilà,
pélerin des avenirs, revenu sur sa terre : cette fois en évangélisateur. Ila quarante-trois
ans. Il sait qu’il est, en un sens, un premier. La responsabilité pèse, sur ses épaules, de tout
un Continent. Tout ce qui désormais adviendra dans son humeur, sera le signe de cette
position, accablante pour lui, parfois non moins pour d’autres. « Évangélisateur », s’écrie-
74
t-il, « et je ne suis qu’un petit maestro de faubourg nègre ». Ce mot, loyal, devant les
dimensions de la tâche, combien de fois me l’a-t-on rapporté là-bas ?
90 Au débarqué, il ramène quelques virtuoses, dont le pianiste espagnol Tomas Teran et le
violoniste Maurice Raskin. Le premier grand acte est, à São Paulo, une « exhortation
civique ». Dix mille choristes y figurent la première levée en masse. Le gouverneur Lins de
Barros organise déjà la tournée au Minas Gerais et au Parana.
91 Avant de quitter Paris on avait, avec Diaghilev, longuement parlé Ballet. Les textes prévus
n’avaient rien d’amazonique : ils étaient musique pure, de piano, sans argument autre que
des titres, plaqués sur des Études. Tout cela écrit dans l’aura d’un amour pour l’enfance
qui ne s’est jamais démenti : les « Cirandas », et « Proie do bebe ». 1934 voit pourtant
Diaghilev faire, sur la route des mirages, danser pour le Brésil « Uirapuru » — mythe de la
Silve, et le « Chôros X » — épopée des Chorões.
92 En moins de dix ans, Villa-Lobos a silhouetté une reconquête musicale du Brésil, parcouru
les États, affronté les « conduites de Grenoble » des sociétés de football qu’il vilipende,
assumé des charges officielles, des missions et même des monopoles, reçu des Prix, des
injures et des honneurs, cependant que les deux Amériques, à leur tour, sanctionnent,
celle du Nord surtout, — ou vilipendent —, sa position, son action et ses œuvres. Ce
touche-à-tout se mêle de repétrir même le Carnaval. Autant modeler l’océan avec les
pouces. Pour diriger, du haut d’une tourelle de navire, dans un des plus grands stades du
monde, ses vingt mille choristes enfants, il invente un alphabet musical optique. Il
organise et dirige la « Superintendencia de Educação Musical et Artistica », se voit offrir
un Conservatoire personnel, le « Conservatorio Nacional de Canto orfeonico », à Urca,
entre deux baies de rêve, devant les voiles blanches du Yacht-Club. Il fonde l’« Académie
brésilienne de Musique », comme un Quartier Général des opérations : mais aussi un
« Cours de pédagogie musicale et orphéonique ».
93 Paradoxe et tragique de l’action : l’artiste qui descend dans l’arène, qui se compromet
avec l’univers des Puissances, compose avec les décrets, les budgets et les rapports, qui,
de poète, devient administrateur et agitateur, tente ce Dieu absurde qu’est le réel, et tente
l’homme. Qui n’est pas contre lui, lui est farouchement fidèle. Mais celui qui allume les
grandes haines a le privilège, les grandes fidélités.
94 Pour former musicalement sa jeunesse, chaque pays a sa tactique et sa psychologie. Au
Brésil, Villa-Lobos choisit le chant choral. Les chœurs fondés, il forme les cadres. Les
premiers cadres improvisés, il obtient l’enseignement musical obligatoire sur l’étendue
du District fédéral. Il lui faut en outre, comme jadis le vieux Bach, élaborer au jour le jour
la matière carburante où s’alimentera la machine. Des œuvres, bien sûr, mais aussi ces six
volumes du « Guide pratique », humblement nommé, qui est une monumentale
anthologie de folklore. Ainsi le chant du pays s’infusera dans les générations oublieuses.
L’effectif de ses chœurs se monte bientôt, pour un seul concert, à trente, puis quarante
mille voix. Des régimes politiques s’y prêtent, à travers leur discorde, tour à tour. Chants
et ballets rassemblent, entre les mains des enfants, toute la matière brésilienne.
95 Même le disque est enrégimenté. Autour du réalisateur se groupe le bataillon
indestructible. Le travail s’opère, dans les chaleurs de l’amitié, les batailles de boutiques,
les sketches administratifs — (il y en eut même de parlementaires) — qui ne sont pas
toujours les plus drôles, du moins sur le moment. Il existe une histoire d’hymne national
dont eût rêvé Courteline, et qui eût empêché Ubu Roi de dormir.
75
96 Le « maestro de faubourg nègre » a soulevé la montagne. Sans doute, plus d’un l’a trouvé
encombrant, pas toujours à tort. Il y aura laissé, comme d’autres, beaucoup de force,
maintes illusions sur les amis, et quelque popularité. Lui seul, en absolu, peut savoir si le
jeu en valait le prix. Mais de voir le pays musical constitué, par ses soins, dans l’esprit de
l’antique « Semaine » Pauliste, vaut peut-être d’avoir pesé l’un à l’autre, à son tour,
l’enthousiasme et l’inertie, la hargne et la fidélité.
97 Le reste de sa vie, jusqu’au 17 Novembre 1959, se partage entre ses voyages, des deux
Amériques au Continent, les congrès, les titres de Docteur, un Siège en France à l’Institut :
le succès — et l’organisation administrative du territoire musical brésilien. Au milieu des
débats, dans les violences, les passions et les ruptures de la Cité, admiré et honni, adulé,
vitupéré et calomnié par les feuilles à scandale, déjà pour d’autres dépassé par la vitesse
d’évolution du Continent européen et de l’avant-garde américaine, il va, débonnaire, mais
sachant les réponses foudroyantes ; jamais fieleux, souvent blessé, et à nouveau soulevé
par des foules, habitant occasionnel de sa ville, en réalité domicilié dans l’avion, les
escales et les salles de concerts, ses partitions manuscrites l’attendant sur toute la terre. Il
va, près de lui la compagne qui enveloppe son destin de son sourire jamais las et de son
courage : partout débarquant, déballant, s’asseyant, allumant son cigare et, en veilleuse,
son transistor, et recevant les amis ; parfois malade et trompant insolemment la mort,
toujours couvrant de sa même écriture tranquille les feuilles vierges. Écrire, respirer :
fonction vivante, qui va de soi.
98 Tous ceux qui, au dernier départ de Paris, ont regardé en face ce visage, chacun des deux
côtés sentant que c’était maintenant pour toujours, savent de quels yeux ce vivant
pouvait regarder sa mort.
NOTES
1. Émotif Actif, en Primarité. « Le monde de l’écriture ». Gonon, 1958, pp.198-226.
2. Carnaval des enfants brésiliens.
3. Légende du cabocle.
4. Dans les titres : « Chôros X » ou « Bachianas VIII », il faut plus ou moins entendre un faux-
pluriel : Op. X ou VIII de la série des Chôros ou Bachianas.
76
connaissance obscure que nous-mêmes, à laquelle, vingt ans plus tard, il ne restera qu’à
faire action de grâce. L’œuvre est toujours plus intelligente que l’homme.
5 Si un créateur répond à ce type, c’est bien Villa-Lobos. Et c’est pourquoi tout essai de
saisir son rythme de réalisateur sera vain tant que nous ne possèderons pas un dossier
critique complet et inattaquable de ses esquisses, de ses retouches, et des ultimes
intégrations. Ce sera d’autant plus délicat, au demeurant, que la mémoire de l’homme
était immense et quasi infaillible, et que l’homme n’a jamais réellement cru à sa mort. On
rapporte qu’en 1928, par exemple, Villa-Lobos jette quelques esquisses pour piano et
orchestre, du Chôros XI C’est douze ans plus tard que, Rubinstein lui demandant une
œuvre, Villa-Lobos se fait accorder un délai pour « réécrire des parties perdues pendant
le voyage de retour » après le séjour de Paris. En réalité, il prend simplement le temps de
mettre en partition l’œuvre entière, de mémoire. Trait significatif (les petites choses nous
jugent) : les œuvres ainsi faites portent toujours, scrupuleusement, la date de leur
éclosion première, non celle du travail définitif. Et Villa-Lobos sait qu’il peut compter,
absolument, sur sa mémoire.
6 Il faut donc, semble-t-il, admettre dans son existence une double « somme » de textes
écrits et de textes non-écrits attendant les uns le choc dans lequel ils prendront vie, et les
autres l’inspiration, — ou le hasard —, qui leur prêtera leur vraie figure. On pense ici à
tout ce qui, composé d’abord pour piano, noté sur piano, se verra ressurgir dans la
divination, un jour, d’un jeu de timbres : un phénomène spécifiquement lobosien, — et
prendra place, auprès de transpositions du même type, dans un ensemble plus vaste qui
l’accueillera. Ainsi par exemple, des huit panneaux de la « Découverte du Brésil »,
l’« Adagio sentimental » (en 1913 « A virgem »), l’« Alegria » (en 1917, l’« Alegrianahorta »
de la « Suite florale ») et le serpent « Cascavel » (la même année, sous le même titre) ont
attendu trente ans pour émerger de l’état premier, et s’ordonner, orchestrés, dans un
ensemble désormais lié d’unité. Voir ici quelque chose d’insolite serait regarder l’acte
créateur du dehors, et avec quelques illusions.
7 Il n’est donc pas question de romancer ici un « rassembleur », uniquement appliqué à
établir méthodiquement, province par province, sa carte du Brésil total. Si à ce prix on
examine de plus près le catalogue des titres, que fera-t-on, par exemple, du « Chariot
aviateur » de la « Suite suggestive », ou, dans le même album, de cette Capoeira
parisienne qui s’intitule « Croche-pied au flic » ? Il faut supposer aussi, et surtout pendant
le séjour parisien, un humour insolent que pouvait allumer, s’il était besoin de lui, un
Satie, ou bien, plus simplement, un jeu d’interprétation, au gré de la faconde, un coq à
l’âne facile aux temps du « Coq et l’Arlequin » — « un cocktail, des cocteaux ». Déjà nous
avons souligné ce problème, cette musique, des « titres ». Villa-Lobos était un grand
tribun, un grand causeur, pince-sans-rire de grande allure, en même temps que le plus
vulnérable des tendres, et surtout, dès qu’il s’agit de son œuvre, le plus inquiet
secrètement, et toujours cuirassé de quelque chose. Jaloux aussi d’avoir manifesté sur
tous les plans possibles son pouvoir, depuis la joaillerie d’une musique de chambre
jusqu’au gigantisme d’un Chôro pour deux Orchestres à plein effectif, plus fanfare, depuis
l’étude pour guitare jusqu’à un Opéra comme « Izaht » ou « Yerma ». Établir l’ubiquité de
sa puissance pouvait être, aussi, affaire de dénominations, comme d’autant de facettes
agitées devant l’auditeur et son désir, — devant surtout lui-même. L’histoire entière de la
musique passe aussi par « Rugby » ou « Pacific 231 ». La musique jaillit, puis se nomme
dans quelque ressemblance de hasard. Du « Pacific » récemment enregistré, on peut voir
combien le dessert son titre, aussi vieux qu’une locomotive non-électrique à la casse.
78
15 Ici peut-être la danse a-t-elle mûri une notion avant tout plastique et indivise de
« rythmes-personnages », dont Beethoven le premier s’était tellement approché. Pareille
chorégraphie de rythmes figuratifs eût été pour Villa-Lobos la dernière possible, (comme
d’ailleurs son habitus de mouvements « vitalistes », empruntés plus à la nature des choses
qu’à des déterminations constructives, serait impensable pour un occidental et un non-
tropical). Dans ses longues discussions parisiennes, il n’a pas cessé de méditer sur la
fragilité d’un rythme seul conducteur. Il faudra bien un jour faire mieux sentir dans
quelle mesure le rythme est toujours, par essence, qui en soi se revitalise. Villa-Lobos est
trop près de sa Forêt pour ne pas envisager la vie sonore dans sa chair et dans sa
présence.
16 Villa-Lobos donc n’est pas un coloriste. Son orchestre, si violemment timbré, n’est pas
plus bariolé que le Sertão, ou la forêt amazonienne, cette énorme Symphonie de vert-noir
minéral, médaillée de bêtes et de fleurs, mais essentiellement dure et sombre. Au
demeurant Villa-Lobos souvent, au lieu de « forêt » dit : « impression poétique de la
forêt ».
17 Sans cesse je retrouve avec amusement, sous la plume des critiques continentaux, le petit
désappointement de l’Européen en quête de pâtures visuelles relevées. Un Viennois
écrivait récemment : « nous pensions à des colibris, à des fleurs géantes, à des fruits
exotiques hauts en parfums, dans des printemps éternels (sic) : pour ne pas oublier les
Indiens ». Sans doute le brave homme aurait-il été comblé s’il avait entendu siffler des
glissandi de flèches empoisonnées, comme glissent les luges dans telle symphonie
alpestre de Richard Strauss. L’Européen se représente mal une musique qui ne serait ni
entièrement lyrique, ni totalement « abstraite » (et encore faudrait-il s’entendre sur ce
mot), ni absolument descriptive, — ni quelque chose à la fois des trois.
18 Villa-Lobos, encore une fois, n’est pas étranger à cette attente. Une chose est sûre
pourtant. S’il a laissé profuser l’appât dans la littérature des programmes, de concerts ou
dans les interviews, il s’est gardé de le mettre dans sa musique. Nous n’aurons pas plus de
mirage tropical que de procession du Rocio — (mais à Bahia !) — pour la purification de
l’église de Bonfim, ou de messe à la sirène Yemanja. Nous avons pu peser, avec le
« Nonetto », la loyauté de l’attitude.
19 En vérité, plus j’essaie de me représenter ce qui, chez Villa-Lobos, est affinité profonde,
face surtout à l’auditeur européen, c’est ceci : un homme possédé par l’espace. En ce sens,
c’est l’« espace intérieur » qui a donné la loi. Cet univers, de toute évidence, interfère avec
celui d’un habitus fondamentalement lyrique, où souvent aimera se mettre à l’aise une
morphologie plus ou moins romantique de la surcharge.
20 Je pense donc qu’il serait mal venu de méconnaître, chez Villa-Lobos, une rencontre, —
qui lui est tellement particulière — entre la hantise d’espace et une exubérance affective
qui, pour l’homme tropical, constitue le climat intérieur et qu’on n’enchaîne pas sans se
couper de ses racines. C’est là, chez Villa-Lobos, tantôt l’« esprit de Modinha », si
trompeur pour l’occidental, tantôt ce galbe qui, dans les Symphonies, est réclamé par les
termes douteux de « generoso » ou de « grandioso ».
21 Une morphologie du Temps vivant. Nul doute qu’il n’y ait eu là un choix cruel, car on voit
se maintenir durant toute cette vie un instinct, — dirai-je une inquiétude ? — des vertus
musicales d’un « temps pur ». En ce cas, il s’agit d’ensembles réduits, de musiques de
chambre dans lesquelles le mouvement se dégage comme à l’état absolu, dans une
80
incarnation où le timbre garde l’importance dominante. Ce sont les heures moins d’une
concession au « formel », que d’une recollection dans l’esprit de forme.
22 Présence de la Forêt. Dans la mythologie du Catimbo, l’Univers est partagé en royaumes.
Le plus sublime est celui d’un arbre : le Jurema, l’« Acacia mimosa nigra », des botanistes.
Puis vient celui de l’Ajuca, — la boisson que l’Indien tire de l’écorce du Jurema. Comment
cet univers de l’arbre ne serait-il pas univers d’oiseaux prophètes ? Revenons encore aux
témoignages indiscutables. « Vue du dehors, dit Claude Lévi-Strauss2, la forêt
amazonienne semble un amas de bulles figées, un entassement vertical de boursouflures
vertes ; on dirait qu’un trouble pathologique a uniformément affligé le paysage fluvial.
Mais quand on crève la pellicule et qu’on passe au dedans, tout change : vue de l’intérieur,
cette masse confuse devient un univers monumental. La forêt cesse d’être un désordre
terrestre ; on la prendrait pour un nouveau monde planétaire, aussi riche que le nôtre, et
qui l’aurait remplacé.
23 Dès que l’œil s’est habitué à reconnaître ces plans rapprochés, et que l’esprit a pu
surmonter la première impression d’écrasement, un système compliqué se dégage. On
distingue des étages superposés qui, malgré les ruptures de niveau et les brouillages
intermittents, reproduisent la même construction : d’abord la cime des plantes et des
herbes qui s’arrêtent à hauteur d’homme : au-dessus, les troncs pâles des arbres et des
lianes jouissant brièvement d’un espace libre de toute végétation ; un peu plus haut, ces
troncs disparaissent, masqués par le feuillage des arbustes ou la floraison écarlate des
bananiers sauvages, les pacova ; les troncs rejaillissent un instant de cette écume pour se
perdre à nouveau dans la frondaison des palmiers ; ils en sortent à un point plus élevé
encore où se détachent leurs premières branches horizontales (dépourvues de feuilles
mais surchargées de plantes épiphytes — orchidées et broméliacées — comme les navires
de leur gréement ; et c’est presque hors d’atteonte pour la vue que cet univers se clot par
de vastes coupoles tantôt vertes et tantôt effeuillées, mais alors recouvertes de fleurs
blanches, jaunes, orangées, pourpres ou mauves ; le spectateur européen s’émerveille d’y
reconnaître la fraîcheur de ses printemps, mais à une échelle si disproportionnée que le
majestueux épanouissement des flambées automnales s’impose à lui comme seul terme de
comparaison. »
24 Mais le sol est plus traître encore, une embûche sans fins de mousses, de touffes et de
surgeons. Une « ambiance d’aquarium » baigne tout cela ; et surtout le silence qui, à
l’aube, s’emplit pour quelques minutes du cri des singes et des perroquets. « Alvorada » —
Villa-Lobos insiste souvent sur ce privilège musical de l’aube.
25 « Mais un des traits les plus frappants de la Forêt est qu’elle semble immergée dans un
milieu plus dense que l’air : la lumière ne perce que verdie et affaiblie, et la voix ne porte
pas. L’extraordinaire silence qui règne, résultat, peut-être, de cette condition, gagnerait
par contagion le voyageur, si l’intense attention qu’il doit consacrer à sa route ne
l’incitait déjà à se taire. Sa situation morale conspire avec l’état physique pour créer un
sentiment d’oppression difficilement tolérable ». Là-dedans, les clairières et les
champignons carrés des huttes d’Indiens.
26 Nous avons là, crayonnée à mille lieues de notre objet présent, la description des Poèmes
sonores où Villa-Lobos pétrit sa vision de la même Forêt : espace construit, lumière moins
que densité de l’effluve, puissance à la base, et oppression. Par décharges, les hurlements
des perroquets. A l’aube, sur les confins, les vols de palombes. Trois grandes fresques, que
seules les esquisses permettront de mûrir exactement de leur date « intérieure »,
formeront les documents d’une présence de la Forêt : en 1917 « Amazonas », un Ballet,
81
une première approche ; la même année, « Uirapuru », autre Ballet. La Forêt interfère
avec la scène. En 1950, le texte-clef : « Erosão ».
27 Pour les Ballets, fixons vite quelques jalons. Nous comprendrons ce qu’il peut y avoir
encore de métissages entre la chose à dire, ou plutôt à découvrir de l’intérieur, et le lieu,
le « lit social » occasionnel de l’œuvre. Rappelons-nous :
28 L’« Oiseau de feu » est de 1909, « Petrouchka » de 1910. « Daphnis et Chloé » s’espace
entre 1909 et 1912. La guerre a prononcé sur la caverne magique de Diaghilev le Sésame
de malheur. Prokofiev, ébloui par le « Sacre », n’en écrit pas moins, non sans mal, en 1915,
la « Suite Scythe ». La vague ira, par « l’Amour sorcier », — 1915, première version —
jusqu’aujourd’hui Jolivet. D’inspiration plus molle, elle dure encore. En 1917, elle a passé
l’Océan. Elle conte maintenant aux Amériques les fééries slavo-occidentales. Bientôt elle
est à Rio, — sans Diaghilev. Cette année-là le Ministre Claudel débarque, amenant
Milhaud. Nijinsky danse pour la dernière fois. De la rencontre entre Milhaud, Claudel et
Rio jaillira un Ballet — 1918 — « L’homme et son désir ». Merveilleuse rencontre, où la
chorégraphie de l’Occident vient à la fois se mirer dans l’inspiration tropicale, porter son
message au musicien équatorial sous les espèces tentatrices d’une sauvagerie de luxe et
d’un dionysisme de nostalgie.
29 Depuis bientôt dix ans Diaghilev, moins « sacral » d’ailleurs qu’esthète
30 — mais en ouvrant les abîmes de la violence à leur insu — exploitait la sainte Russie,
méthodiquement, comme une mine d’images d’Épinal à couleurs d’icônes, où l’esprit de
Gogol rejoignait celui des Mille et une Nuits, des cavaliers d’Apocalypse folkloriques et
des Babas-Yagas. Stylisant la couleur, la déformation linéaire, combinant d’admirables
ruptures en des harmonies neuves, il allait créer, en même temps qu’un univers
chorégraphique et qu’un monde neuf du décor, un style musical, déhanché lui aussi, mais
sur des trames apparemment sauvages qui en constituaient intelligemment l’alibi.
31 De là un certain mode ne-varietur de marches, d’ostinati rythmiques, un rien trop gros,
savamment mêlés de pulsations plus hybrides, auxquels répondait naturellement un
bariolage de timbres crus, en accord discors avec ceux de la couleur. Même pour un génie
du précis comme Stravinsky, la tentation était irrésistible d’abuser de ces surcharges.
32 Le Ballet russe à Rio, c’est, par-dessus l’océan, une complexe décharge de civilisation,
paradoxale ici dans son habit pseudo-sauvage, plus efficace au demeurant par ses surfaces
construites et ses apparences. C’est une forme aussi, dirai-je une « formule » ? — un style
musical ordonnancé par un style de danse. La rencontre, cette fois, il eût fallu la vivre à
Rio soi-même pour en apprécier la bizarrerie contre nature, et sans doute l’extraordinaire
force de choc. Mais à quels malentendus, à quelles concessions conduit-elle ? De ce
monde, le jeune Villa-Lobos devait-il retirer autre chose qu’une impression globale de
langage et d’esprit ? Voir libérés en lui des complexes d’écriture qui recevaient une leçon
magistrale d’exactitude ? Devait-il constater qu’il s’approchait comme tout à coup d’un
idéal de synthèse, en lui déjà impatient de se définir ?
33 Une chose est sûre : ce Ballet européen suggérait une finalité neuve de construction, une
disposition sciemment dirigée vers l’exécution chorégraphique et ses lois propres, qu’il
s’agit désormais de mettre en harmonie avec l’authenticité du sujet. C’est en partant de
cette situation qu’il faut envisager, 1917, « Amazonas » et surtout « Uirapuru ».
34 Donc, une jeune Indienne, vouée aux Dieux de la Forêt, vestale de l’Eden brûlant, vit près
du Fleuve son existence réservée, saluant l’Aurore et invoquant le Soleil. Comme elle se
penche sur les eaux, elle a un jour la notion de son corps, et s’abîme dans l’orgueil de sa
82
beauté. Le Dieu des Vents, cependant, la poursuit de ses insistances. Méprisé, il porte le
parfum de la vierge jusqu’aux pays habités par les monstres. Une bête hume ce parfum ;
l’envie d’amour s’en empare. Elle s’approche, sans bruit, contemple l’objet de sa
convoitise. Mais son ombre, poussée par le soleil, enveloppe dans l’eau celle de la fille.
L’Indienne se croit devenue monstre et, désespérée, se précipite « dans l’abîme de son
propre désir ». Tel l’argument au départ.
35 « Mythe » de narcisse indien ? Ne fait pas des Mythes qui veut, ni quand il veut, ni surtout
pour des danseurs non-primitifs. La chose se passe, quand elle se passe, à d’autres
profondeurs. C’est plutôt, à l’image de Wagner, un démarquage du grec ; et le scénario,
que Villa-Lobos tient de son père, est un scénario grec. (Mais, de la « voile noire » de
Tristan, et de la voile noire de Thésée, laquelle est un écho ? La forêt amazonienne, elle
non plus n’est pas vierge de stèles préniciennes...). Disons que, sur ce fond, Villa-Lobos va
tenter de profiler l’univers cosmique de la Forêt.
36 Deux mesures d’Introduction posent d’une façon lapidaire les deux pôles de l’action : un
thème solo « rituel » aux 4 (ou 8) cors, fff, sur deux notes : mi-ré-mi-mi-mi. Cela pourrait
être, simplifié à l’extrême, l’écho du fameux motif, consigné au XVIe siècle par de Léry,
ancêtre de l’histoire et de la musicologie brésiliennes : « Canide Iune ». Mais on y retrouve
l’esprit des mélopées enregistrées par Roquette Pinto chez les Indiens Parécis3. Le motif
s’éclabousse, au 6e temps, d’un accord aux bois, bref et clamé. Sans conlusion répond
l’écho, ppp cette fois, du motif sur la viole d’amour. Rien alentour. Violence et fragilité,
dans l’enveloppe d’un acte sacrat. L’orchestre alors enchaîne sur la « Contemplation de
l’Amazone ».
37 Villa-Lobos procède par facettes. Tout est ciselé. Le premier épisode va saisir, en cinq
mesures, le « climat » vital de la Forêt, — non une image : une reptation parallèle de tons
entiers, en « organum » à peine énervé d’irrégularité, — pianissimo, clarinettes et
bassons : là-dessus broche, par deux fois, un mouvement de rouet, aux contrebasses,
comme « diminution », ou une strette, du mouvement fondamental. La suspension de
tout, sur laquelle le quator en harmoniques va s’embuer de lumière douce, va rester une
donnée presque permanente dans tout le poème ; une pédale d’immobilité et de mystères.
Nous écoutons se construire un silence.
38 Andante, sur les 7 premiers segments. Sur cet andante, sa lumière tendre et son poids de
silence, éclatent fff, comme épars, des aboiements brefs : contre-basson, envol effaré des
2 piccolos et des 2 flûtes, puis tuba, trombone, puis quatre cors, et un double bond de
clarinette, cependant que les deux flûtes, fortissimo, sur tons graves, amorcent un
ronflement serré de triolets. Éclats sur un silence, mais non rupture de l’Élément silence,
qui déjà affecte ce mouvement de bielle dont Villa-Lobos fera toujours la pulsation de sa
forêt. Dans cet espace entre Silence et cris d’alerte, le hautbois jette une sorte de
projection du motif sacral, ff, en mode pauvre 12/4
39 que nous retrouverons et qui s’empare du chant, toujours entre le silence obsédant et les
facettes subites de l’alerte. Le magma en reptation, dialoguant entre les bois, et le piano
cinglé de harpes, en basse tessiture, maintient la chaleur du sol musical.
83
55 Les jeunes gens qui cherchaient Uirapuru se joignirent à l’homme et à l’Indienne. Comme
ils allaient quitter la forêt, on entendit, s’approchant, le chant de la flûte. Ils pensèrent
que c’était le vieil Indien, qui revenait pour se venger, et se cachèrent. Le jeune homme
Uirapuru se mit en travers. Le vieil Indien visa, et l’abattit de sa flèche.
56 Les filles le portèrent en pleurant jusqu’auprès d’une source. Comme elles
l’ensevelissaient, voici qu’il se métamorphose à nouveau, et redevient le bel oiseau qui,
sur un canevas pan-équatorial, s’envole désormais seul, vers le cœur de la Forêt, d’où sans
fin les hommes entendront sa prophétie lancinante.
57 Ici nous allons nous trouver devant l’esthétique du Ballet — divisés entre des matières et
des indications gestuelles qui ne se relient pas absolument.
58 Une tombée en glissando, fortissimo, — bois, celesta, piano, xylophone et violons : juste
équilibrée par le glissando ascendant du basson, des cordes basses et de deux trombones.
C’est violent, ramassé en une notation de Destinée, le futur glissando de harpe où plus
tard s’abîmera l’Oiseau sous la flèche transfigurante de l’Indien.
59 Mais il s’agit, toute musique « descriptive » exclue, de poser un volume, et une
sustentation. Ou plutôt de réserver cette part de creux autour de qui se construit l’espace
monumental dont tout à l’heure nous parlait Lévi-Strauss. Vers cette vacuité montent les
essences ou pendent comme des lianes, le chant de flûte du sorcier et l’appel de l’oiseau.
Elle se perd dans les syncopes, par qui se lance le mouvement de marche, portant
l’espace, et lourd d’effluve. L’Introduction, dès cette seconde mesure, s’engage sans
détours.
60 Elle est construite en quatre panneaux : deux éléments repris une fois chacun, en
alternance. Le premier distille la mélopée où se construit, comme dans les cintres, cellule
par cellule, et à la fois se varie, le thème à venir d’Uirapuru : aigu, insistant, lancinant,
essence lointaine, partout présente, de l’oiseau encore musicalement innommé.
61 Là-dessous s’établit un thème de nostalgie, lyrique et tout de continuité, tandis que les
altos, divisés, se substituant aux cors, syncopent en couleur sombre la marche funèbre
quasi tétralogique et situent la démarche épique. Sur cette matière, le thème futur de
l’oiseau se détache en clair, très haut dans la futaie harmonique6. Nous retrouvons les
caractéristiques déjà fermes de cette musique : une extrême précision de touche, le
manque de tout « mastic » : la fermeté et la transparence d’une musique de chambre. Dix-
sept mesures : voici la « flûte à nez » de l’Indien7. C’est une cadence libre sur tenue de
cordes : a-t-elle appris certain contour précieux, capricieux qui, de la flûte de Pan de la
petite Bilitis, est venu jusqu’ici sur le vent du sorcier ravélien ?
62 La réponse du second élément est un rythme en trois temps, rapide, haché, contrarié et
multiplié de syncopes, mais qui porte le signe « Diaghilev », et déjà nous situe
bizarrement ailleurs. Sur cette assise se drape une variation rythmique, en 3/4, du thème
nostalgique originel. Il se concentre en véhémence, se démultiplie et s’enfièvre : trente-
deux mesures, qui conduisent à une réexposition intégrale des deux éléments da capo : le
thème de flûte passant cette fois au saxophone.
63 Alors s’élève le chant de l’oiseau. C’est, à l’inverse du procédé de développement
ordinaire, le thème premier ramené au cristal. Ici nous saluent toutes les hantises
lobosiennes à venir : les picorements de xylophone, comme d’un bizarre pivert, sur le
silence, le nasillement ricaneur d’un hautbois, comme une crécelle triste — oiseaux
toujours — : tout cela suspendu dans un « temps » sans mesure et sans repères, où
grondent des basses indistinctes, tandis que pépient les « petites notes » du piano, très
86
haut, et que la flûte de l’oiseau flotte, elle aussi sans repère de mesure, comme ésotérique,
qu’à peine on entrevoit rudimentaire, fugitive et obsédée8.
64 Le second développement est préfacé. Par deux fois, comme en deux injonctions
passionnées, une variation s’empare du thème, dans une épaisseur onctueuse, ravélienne,
qui en accentue la volupté. De nouveau, l’appel de l’oiseau jaillit d’un crochet du silence.
Le second acte du drame peut s’engager.
65 De bout en bout, cette « mort et transfiguration » de l’oiseau va se perpétrer sur une sorte
de longue pédale — celesta et harpe —. C’est un carillon chaud de sorcellerie où se
savoure par instants, quoiqu’à sa manière, quelque récente découverte de Pelléas.
Alentour, la Forêt flotte, comme ouatée, dans un frottis syncopé d’accords. Des caquets
insolites fusent toujours à travers la chaleur. Un glissando de harpe note, dans quelque
attente universelle, la chute de l’oiseau blessé à mort.
66 Le retour aux cordes basses, longuement, pesamment, du motif nostalgique initial, dans
l’obsession du carillon, profile peu à peu la présence du jeune Indien Uirapuru,
métamorphosé, suscité par le défi de la chasseresse. Et en effet, sur un bizarre et double
gazouillement, très aigu, des violons « sul ponticello », voici que le thème de l’oiseau
reparaît au hautbois, transfiguré d’une variation plus lumineuse, tandis que la Forêt, sans
fin, ronfle, se tapit et caquète. Un piu mosso énerve cette couvée de féérie : le troisième
acte commence.
67 Nous voici cette fois en pleine esthétique de ballet. Allegretto, poco animato, 3/4 : voici le
« pas de l’Indien » Uirapuru, thème nouveau, bien isolé dans l’œuvre, staccato, thème
« gratuit » de mouvement pur, travaillé vers une couleur par instants presque
khorasakovienne. C’est une longue page de bravoure chorégraphique, une dédicace —
celle-là de trame — au jeune et éblouissant Serge Lifar. Un long glissando, ad libitum, en
tous sens, de la harpe, conclut par une notation de vertige l’Acte du Ballet sacral.
68 Il nous faut maintenant le retour de l’Indien laid, la seconde flèche, le bannissement
éternel de l’amour vers le cœur de la silve où le tient captif le destin des choses. Sans faire
taire les caquets raconteurs dans les futaies, le carillon de harpe et celesta, comme ces
fleurs pourpres et dorées dans des lianes, va lier cette seconde mort d’Uirapuru à la
déploration des filles, par-dessus un court thème « grandioso » où se profile la figure du
sorcier pathétique, sa flûte aux naseaux, en deux cadences côte à côte : la sienne, et celle
du chant de l’oiseau perdu, en harmoniques de violinophone, sur timbre irréel, une
nouvelle gemme sonore. En cinq mesures, les filles indiennes pleurent le Dieu. Un unisson
de sol aux deux vois de contrebasses, piqué d’un pizzicato de timbale et de harpe, tire le
rideau du silence sur le passé désormais éternel de l’amour.
69 Quel diplomate brésilien, de souche amazonienne, me disait qu’« Uirapuru » était son
« hymne national » ?
70 « Cristallin », écrit Muricy, « essentiel et lumineux comme un Ravel équatorial »9.
71 « Alvorada na floresta tropical », 1953 — : cela pourrait être un feuillet d’album, ou bien
une pochade, impromptu, comme un souvenir d’« Erosão » ; à ceci près que, le premier
segment ayant posé l’ambiance, (cuivres errants, toujours, par-dessus les effluves
composites et les ronflements du sol mystérieux, longues surfaces planes de lumière,
comme suspendues à quelque flânerie d’un temps qui s’oublierait, pâtes flottantes de
timbres) une étude de mouvement, dont l’acharnement fait parfois penser à Roussel,
substitue à toute vision analogique une sorte de rythme jubilant. « Le poète parle »,
dirait-on. Dans ce cadre de sublimisation qui la sertit, la tapisserie, bien isolée, fait rêver
87
— nous y penserons çà et là — à des frères sauvages des animaux dont se blasonnent les
fonds rouges brodés derrière la Dame à la Licorne.
72 Un poncif en effet aurait pu naître de la vocation « panoramique » devant laquelle une
violence intérieure avait placé le visiteur d’espaces et de déserts, alors qu’il aurait pu si
commodément, de sa capitale, faire de la musique européenne. Le poncif pouvait être une
imagerie, pour laquelle étaient donné trop d’éléments de facilité et de singularisation
personnelle. La « Semanha » avait voulu autre chose, et Paris même n’avait que renforcé
les déterminations.
73 Villa-Lobos n’aura fait qu’un « Uirapuru », et bientôt il aura dépassé sa peinture. Ce sera
dans la force de l’âge mûr. A mi-chemin de la carrière nous allons trouver « Erosão ».
« Érosion » ; d’où viennent nos titres ? De quelles déterminations plus profondes qui au
dernier moment veulent se projeter sur l’œuvre comme une marque d’unité, de
perspective ou d’essence ? Ici en effet l’image musicale n’est pas tellement un paysage
qu’un phénomène géologique de puissance. Et référence est fait au Mythe : mais un Mythe
n’est jamais un Conte.
74 « Longtemps la Lune avait été fiancée au Soleil. Mais s’ils s’étaient unis, la Terre aurait été
détruite par l’amour furieux du Soleil, et la Lune, de ses larmes, aurait submergé la Terre.
La Lune aurait voulu éteindre les flammes, et les flammes auraient dispersé les Eaux en
vapeurs. Alors les deux amants se séparèrent. La Lune se lamenta des jours, des nuits, à
grands cris. Et il advint que ses larmes coulèrent sur la Terre jusqu’à atteindre l’Océan. La
mer se souleva d’une grande tempête : et c’est pourquoi la Lune ne put mêler les larmes à
la Mer. Pendant six mois, le flot des larmes montait. Pendant six mois il descendait. Les
larmes de la Lune donnèrent naissance à l’Amazone ». Ainsi, dit-on, content les Indiens.
75 Villa-Lobos, cette fois, sur une donnée qui le laisse absolument libre, peut tenter de
construire son mythe de puissances. Ou, si l’on préfère, il obtient, par-delà un ballet plus
ou moins « suggestif », une chorégraphie sonore « ouverte », imaginaire, disposant plutôt
quelque chose comme des nappes de forces ou d’irradiement, des densités d’attentes ou
de mouvements, saisies dans un prisme de timbres : sensations brutes, sur lesquelles
jouent les éclairages. Ici apparaît peut-être l’émoi secret de sa nostalgie impulsive : un
tellurisme qui n’affecterait pas l’espèce d’abstraction formidable où conduira, non
abstrait lui-même, le « Sacre » : ce pour quoi il a dit « non » à Paris.
76 Les quatre épisodes s’établissent sur une ossature essentielle de quatre cors, autour
desquels viennent s’amalgamer, selon, les quatre pistons, les quatre trombones, et le
tuba : une matière tantôt rupestre, tantôt prophétique, sur laquelle joue le flamboiement
sonore, comme distribuant toutes les autres fonctions. Point de « symbolismes » : un
métier du détail bien au point. Ici s’amorce l’opération commencée moins avec les
« Chôros » que plus tard avec les « Bachianas », et qui consiste, en partant des premières
peintures, à tenter de joindre quelque chose comme une « musique absolue », ou, comme
Villa-Lobos aimait à dire, « universelle ».
77 La vision émerge, Adagio, à partir d’un long trille, aux cordes basses, pianissimo, que
doublent le tam-tam et bientôt les trois bassons : matière sourde, inquiétée par le
roulement de timbale en crescendo et decrescendo, et par ces quatre accords cinglés d’un
pupitre à l’autre entre violoncelles et violons divisés, puis harpes : pizzicati, mf, très sec.
Des touches courtes avec le talon du pinceau comme perdues dans la partition, bruits
isolés dans ce feutre de sensations lourdes. Fraîcheurs soudaines, — hautbois et cordes
divisées, entre un motif de hauteur et un régime d’harmoniques horizontaux suspendus
88
dans les balancements. Seule figuration non pas tellement des oiseaux dans une
tapisserie, curte décharge plutôt, qui a pris déjà la valeur dynamique d’une rupture, car
immédiatement se « monnaie », (sur quator, flûtes, hautbois et clarinettes), l’accélerando
d’un accord par quartes, — triolets décapités de leur attaque, puis, subito, doubles croches
par quatre puis quintolets et sextolets : un trépignement sur lequel éclate, dans une sorte
de ruissellement général, un choral : ou peut-être le vent de quelque Totem pentatonique
qui surgit : tuba, trombones, pistons, cors et tous les bois : trois « alignements »
monstrueux, ou trois significations abruptes d’une Présence ; entre deux, « silence » de
flûtes fluides, sur le motif d’Introduction, où un cor met, mf, son aura lumineuse,
cependant que se rétablit aux cordes basses le mouvement de bielle des forces. C’est sur
l’exaspération de tout que la troisième décharge du Choral termine le premier segment.
Aucun mastic : tout est fait de choses exactes, bien placées.
78 Second segment : la notation « Adagio » est une seconde fois notifiée, sans doute pour
signifier l’animando qui va se former. C’est toute la machinerie des puissances qui, sur un
jeu d’appels en demi-tons désinents, va (paragraphe 9) s’articuler avec une férocité
mécanique : un brassage rythmique, multiplié dans son épaisseur par attaques sur trilles,
pardessus triolets et notes hachées : là se rétablit l’ossature des cors (paragraphes 10 et
12) de tous les cuivres. Tout cela tempête longuement sous le fouet du quatuor. L’épisode
de véhémence équatoriale se referme (Meno. paragraphe 14). Les cors empruntent un
certain ton d’injonction prophétique ou d’appel, sur des « glissés » de hautbois,
clarinettes et flûtes, cependant que le mouvement de bielle se rallume, ppp, aux
contrebasses : lévitation et attente : rien, toujours, que des épisodes du silence et de la
violence, des bonaces et des éruptions. Une sorte de bondissement accompagne les cors
par jeux de croche pointée-double croche. Cette fois s’engage une danse élémentaire des
cordes et des bois, où circule une broderie, cyclopéenne et simiesque à la fois, de
trombones et tubas. Et de là émerge le motif initial du premier acte, juste pour sombrer,
une fois de plus : mais dans un charivari d’oiseaux.
79 Nous approchons du sommet. Oiseaux ? Ou bien leur achèvement musical en un Scherzo
impudique, anguleux, d’une crudité et d’une désinvolture édéniques, trois-pour-deux de
clarinettes et bassons, écrasant le mouvement de bielle et le ratatinant au piano,
cependant que les appels de cor se serrent et se tendent. Nous sommes au cœur d’une
espèce de grand ballet trépigné, d’une Dionysie sans hommes, quatuor et celesta venant,
par châteaux de quartes chromatiques et descendantes, mettre une dernière touche de
lumière sur cette liturgie.
80 Nouveau point d’orgue, vibration de timbale et tam-tam ; sur le quator, naissance de la
fraîcheur, esprit des sources. Les échafaudages de cors deviennent trilles de cordes, très
haut, pianissimo, que piano et contrebasses ourlent régulièrement de petits arpèges en
septolets. Sur le silence initial des cuivres, clarinettes et flûtes introduisent (paragraphe
28, Largo) dans ce ramage quelque chose, — non sans emphase — comme l’ample galbe
d’un fleuve : pistons et cors. Harpes, celesta, clarinettes gaspillent les arpèges, à la volée.
Sur des frottis de secondes, balancés en triolets, con sordini, dans un égouttement de
celesta, le cor anglais trace une mélopée édénique, coulée dans la fraîcheur, pour rendre
encore brièvement l’image du Fleuve à l’euphorie des cordes. L’unisson, chauffé d’un
timbre de piston, se brode un moment des triolets brûlants des cors. L’incantation se perd
dans une estompe de murmures, comme dans une buée chaude, pour se poser,
pianissimo, sur un seul ut.
89
81 Sans doute faudra-t-il, toutes esquisses et toutes terminaisons durant datées, nous en
avons déjà parlé — tenter de voir dans quelle mesure s’impose chez Villa-Lobos, le destin
d’exprimer l’espace par l’espace — rythme, chez lui plus berliozien que wagnérien — avec
cette tendance au gigantisme qui guette les riches comme une commodité à leur mesure.
Et cela serait d’autant plus parlant que, de toute évidence, Villa-Lobos tient surtout sa
maîtrise lorsqu’il met son espace intérieur dans une forme bien limitée, sinon brève.
Tellement est et reste tentante, par-dessus son extraordinaire habileté, l’efflorescence
d’une prolifération généralisée, — un domaine où l’ascèse est plus exigeante et difficile
encore : car en Art, espace signifie volume et surface, — mais volume et surface
intérieurs.
82 Et ainsi Villa-Lobos sera-t-il, dans un texte comme Erosão, l’impressionniste (non selon
Debussy, mais selon par exemple Berlioz), des puissances telluriques et des espaces
surchauffés, à partir desquels travaillera la perpétuelle variation sous-jacente.
83 Quoi qu’il advienne ailleurs, chez lui, de l’écriture et des formes transmises, le conflit
existera sous la surface, ou sera franchement ouvert. Tous les malentendus viendront de
là entre lui et les « formels ».
84 Un texte comme « Erosão » pourtant nous invite à méditer, avec Claude Lévi-Strauss, un
témoin d’ordre différent : je veux dire Olivier Messiaen. Dans un dialogue enregistré avec
Claude Samuel, qui accompagne les disques de la « Turangalila Symphonie », Messiaen,
prié de s’expliquer sur l’héritage sonore dont sa musique est chargée, nomme un
personnage « inattendu », d’abord. Et c’est, pour ses « trouvailles orchestrales géniales »,
— Villa-Lobos. Après lui seulement Dukas et Debussy, le peintre Robert Delaunay : avec lui
celui que nous avons nommé il y a un instant : personne d’autre que Hector Berlioz.
85 Mais voici la silve étalant ses tentacules et ses ombres de légendes sur les terres où
habitent, où ont peur les enfants des hommes. « Tous nous vivons, dit Gilberto Freyre,
dans cette peur ».
86 « Mandu-Çarara », ballade dramatique, est daté de 1940. Le titre même étale, comme une
tache de peinture, le complexe des sangs mêlés. Il s’agit d’une légende recueillie par
Barbosa Rodrigues chez les aborigènes du Rio Solimoes : une légende amazonienne, — une
légende d’enfants.
87 D’enfants : mais là justement les abîmes du monde brésilien nous montrent leur
complexité et leur richesse. Nous avons dit le rôle que jouent là-bas, dans l’imagination
enfantine, les babouchkas négresses aidant, les monstres de tous continents, embrassés
avec ceux, effrayants, des singes. Ce n’est pas de Carrapatu, cette fois, mais guère moins,
puisqu’il s’agit, dans l’Enfer inextricable des Démons blancs, nègres et indiens, de
Currupira : nain, chauve, velu sur le corps horrible à voir, avec un seul œil, des dents
immenses, une puissance prodigieuse. Et il est ogre, naturellement.
88 Voici que, perdus dans la Forêt, lorsque sur la lisière, ils cherchaient Mandu-Çarara,
Esprit des jeux et des danses, nos enfants trouvent devant eux Currupira. Bénissons tout
de suite le ciel : trompant la horde abominable, ils vont pouvoir se retrouver, sans savoir
comment, devant le refuge paternel, où Mandu-Çarara les attend.
89 On ne tient pas en vain cette œuvre pour l’une des mieux venues de Villa-Lobos. Deux
pianos, sans tergiversation, ouvrent un ballet infernal, où il n’est pas question de Forêt,
de chants d’oiseaux, d’éternité en suspension ni de silences. Bien plutôt nous trouvons-
nous dans l’orbe de vertige d’une espèce de Macumba. Bientôt en effet les percussions,
d’abord discrètes, nous rappellent que notre silve est visitée par l’esprit de Congo. Le
90
thème, relayé par le rythme flottant de binaire — ternaire — renaît comme en écho
partout d’une broderie rythmique adjacente, surtout répand cette chaleur lourde, ce
malaise de mouvement sidéral dont naissent chez Villa-Lobos les présences
amazoniennes. La frénésie se casse en effet. D’une broderie suspendue, — 9/16 — 5/8 —
3/8 — naît une marche, ou plutôt un ostinato cyclopéen, que n’ébranlent ni
n’apprivoisent les ornements orchestraux, çà et là piqués de xylophone, développés à leur
tour en accélérations rythmiques sur le pas du Currupira sans doute, ou de la Peur.
90 Nous allons assister, crescendo sempre, au déploiement méthodique d’une messe noire.
Messe :je dis bien. Dans le jeu des deux chœurs — chœur d’adultes et chœur d’enfants —
de leurs menaces, de leurs effrois, nous trouvons, en damier avec les carrures du 4/4, de
l’orchestre et des voix ou sous leur mécanique pesante, que recouvrent les glissandi
vocaux, un véritable habitus liturgique de triolets psalmodiés. La litanie est coulée dans le
jet des obsessions. Là-dessous vont par bourrades les percussions, avec la lourdeur et
l’angoissante intensité africaines. Des répits, des marches, des silences, des éclats, les
parties chorales se débandent en leurs éléments raboutés, voix par voix sur l’obsession de
violence — ternaire sur binaire toujours — puis se regroupent. Des onomatopées, le nom
terrible « Currupira », la syncope désarticule tout, en damier avec les carrures par
décharges. La psalmodie reconstituée se fait délivrance et monte vers l’unisson par
grosses vagues, confisquée pour la péroraison triomphante par le battement de marche
qui forme le roc de tout l’édifice.
91 J’ai conté déjà de ce journal brésilien inventant « à la Une » une interview, chez un
marchand d’oiseaux, entre le musicologue américain Nicolas Slonimsky et la bestiole —
l’Araponga — à qui Villa-Lobos disait avoir emprunté une pédale de si bémol pour un
mouvement de ses Bachianas. Avec le 3e Chôros, un oiseau encore entre dans le champ : le
pivert tropical, non comme un coucou de Daquin, un oiseau-prophète de Schumann ou de
Siegfried. Au picorement frénétique et comme mécanique de la bête s’articule cette fois
une danse universelle.
92 Pica-Pao, pour chœur d’hommes et septuor de vents. Villa-Lobos invoque le nom de
l’oiseau picoreur, celui de l’arbre, — « pau-brasil » — et l’« ambiance sonore des
aborigènes du Mato Grosso ». Des motifs modaux que Roquette Pinto a ramenés du pays
des Indiens Parecis, l’un à partir duquel se construira l’« imitation » vocale en quatre
parties. Mode primitif, cellules rythmiques courtes et irrégulières. Texte compilé, comme
Villa-Lobos aime le faire, de phonèmes originaux et d’onomatopées « personnelles », (—
nous en verrons dans le « Chôros X », et nous les avons déjà trouvés dans le « Nonetto » —
) dont l’efficacité est dans la virulence de la répétition obstinée. Cri de l’homme et cri de
la terre, rompant le cercle maudit de la signifiance, plaie des unions triviales entre verbe
et son. L’animisme tâtonne de toutes parts. L’indianité transmise par Roquette Pinto fait
tache d’huile : folklore parallèle toujours, sur lequel l’oiseau Picapau picore l’éternité
comme dans sa propre gloire de créateur.
93 C’est encore au milieu des oiseaux que se déroule le « Chôros VI » — première tentative
apparemment, résolument rhapsodique, d’une vaste synthèse urbaine et tropicale. Ici
Villa-Lobos, entre les deux voyages parisiens semble ne reprendre la température
poétique de sa terre que dans un malentendu entre cet Occident dont il revient, mais dont
il porte en lui l’histoire, et sa chimie des silences et des chaleurs. Le flonflon urbain, qu’il
manie avec une visible complaisance, amorce — (une fois pour toutes nous l’aurons dit) —
le malentendu ailleurs moins évident, entre l’esprit de Modinha et celui du vérisme ou de
la musique « pittoresque ». Cette fresque invite, on le sent, un public encore à créer et à
91
pétrir. Où est l’escrime, trois ans plus tôt, en stravinskysme avec l’auteur du « Sacre » et
de l’« Octuor » ? Villa-Lobos lui tourne ici le dos avec une volupté visible et presque un
sentiment de libération. Mais le Brésilien, même raffiné, tâte ici, né chez lui, l’« océan de
lyrisme » et la « générosité torrentielle ». Il retrouve surtout, quadrillant cette kermesse,
ses essences avec ses oiseaux. La « Capoeira » hante la foire de son escrime dansée, et du
fond des lointaines futaies les chants de volatiles précieux sont bercés du petit fouillis de
mâts et de voiles picoreuses qui festonne loin de là la falaise ou la crique de Bahia.
94 La valse lente du septuor qu’est le « Chôros VII » : encore une « synthèse des synthèses,
1924 : nous sommes à Paris. Flûte, hautbois, clarinette, basson, saxophone, un violon et un
violoncelle — puis ce tam-tam qui, comme d’habitude chez Villa-Lobos, disparaîtra,
timbrant secrètement l’ensemble.
95 Féérie à nouveau ; l’oiseau surgit du chant secret, et bientôt le danse. Ou plutôt tout,
même le déhanchement d’un basson, se fait cri, ou le cri se fait danse. La musique de
chambre a retrouvé ses royautés. Voici de nouveau les ortinati rythmiques dérythmés,
par-dessus un départ de Concerto pour violoncelle, les timbres inconnus poussent leurs
appels insolites, les silences qui leur répondent. Cellules, reflets, la valse lente se love,
bizarre, quasi parodique, et lancinante pourtant, puis passe la main, mais tisse sa petite
trame secrète dans la chaîne. De nouveau les timbres jouent leur brillance ; des Chorôes
improvisent en tous sens, et la Modinha est bizarrement dansée, comme à pas inhabiles,
sur un dessin mélancolique désinent et obstiné. De l’ensemble, timbre et polyphonie,
monte la lourdeur de saudade à mesure, entre les trépignements grattés sur les cordes.
Sérénade en plein jour ? Villa-Lobos est le plus heureux chaque fois qu’il s’enferme dans
ces formations réduites et ces mosaïques à instruments solistes, avec leur polyphonie à la
fois chantante et discordante comme un bouquet de libertés sonores, que traversent les
verticales agressives des accords.
96 Dans cette œuvre si volumineuse que l’auteur, presque depuis l’origine, y a perdu le fil
des numéros d’Opus, comment tout voir, comment tout dire ? Sertirons-nous, pour finir
entre les grands « Chôros », les « Trois poèmes Indiens » dédiés à Roquette Pinto en 1926,
— en pleine époque parisienne ?
97 Déjà Paris a violemment vibré en entendant les « Canções tipicas Brasileiras », — elles
dataient de 1919 — où Villa-Lobos préfigurait en un certain sens toute son œuvre. S’y
trouvaient déjà deux « Modinhas », une « Embolada », des « Cabocles » nordestes, un
« Desafio ». Mais là-dessus planaient, grondaient et menaçaient un « Xangô », fenêtre
ouverte sur l’univers des Macumbas, et des mélodies fétichistes. « Mokocêcê-Makà »,
« Nozani-Na », « Papai Curumiassu » : « Quelle puissance évocative, écrivait alors Suzanne
Demarquez, possèdent ces chants aux syllabes sauvages, faits d’appels poignants ou de
phrases tendrement expressives, de cris de joie ou de brusques silences, — tout cela
traversé de curieuses gammes glissées, d’effets inattendus, presque effrayants de voix
blanche et lointaine, que le piano ponctue dans le grave, de lourds accords obstinés
prenant la place d’un tambourin exotique ou d’un barbare instrument de percussion, — et
entraînant le chanteur dans un rythme invincible ». Nous retrouverons bientôt ces
gammes glissées, ces silences et ces percussions déroutantes.
98 Des « Trois poèmes indigènes », deux s’articulent sur des motifs célèbres dans
l’ethnomusicologie brésilienne.
99 « Canide Ioune » : le thème fut transcrit en 1553 par Jean de Léry, le fameux chroniqueur.
C’est un appel de trois notes10, répété, comme les paroles elles-mêmes, « oiseau bleu,
92
oiseau bleu », sur des silences où s’écrase une ponctuation sèche et brutale. Entre ces
appels se clame, envahissant les ondes d’invisible, une seconde formule litanique, par
cellules de deux mesures : incantation de violence sur l’incantation de mystère, mises
« en ambiance ».
100 « Teiru ». Roquette Pinto a recueilli le thème en 1912 chez les Indiens Parecis. C’est le
thème funèbre d’un Cacique. Marche lente d’abord, évoquant elle aussi les percussions
mystérieuses sur deux tons balancés : et c’est la litanie vocale de l’appel, plane, sur trois
notes d’abord « uiaê autia harêzênê », préparées par quelque commentaire de Canide
Ioune. Une fois, le chant de mort s’étale comme en air libre ; le rythme de marche répète
comme un écho le « ré-mi-mi-si » de la réponse. Une seconde fois le support rythmique
syncope le temps par liaisons des noires de triolets formant six blanches sur les quatre
temps : et c’est ce régime, transposé vers les hauteurs, qui accueille la disparition
progressive de la voix chantée : sept « sextolets » de doubles croches en onde
chromatique entre si et ré, quasi glissando, que termine, toutes choses suspendues, un
glissando vertical indéterminé quant à sa note finale. Comme dans la litanie primitive,
nous nous trouvons à la frontière du parlé et du chanté, d’un « Sprechgesang » natif, la
voix passant naïvement — ou pour des raisons mystérieuses — du schème noté au schème
glissé, comme cueillant au passage l’inexprimable.
101 Monde indien, monde « noir » ?
102 Il faudrait ici se demander d’abord dans quelle mesure les motifs indiens ont, dans
l’ensemble de cette œuvre, des premiers « ballets », par les « chants typiques » jusqu’aux
vastes tapisseries, — grands Chôros ou « Découverte du Brésil », été les agents d’une
chimie sonore profonde, ou simples emprunts. Luiz Heitor11, dans une substantielle étude,
insiste sur cet « indianisme musical », en dépit d’une certaine distance, sinon défiance,
observée par d’autres chercheurs vis-à-vis du phénomène musical indien « en soi ». De
ces débats, on ne peut juger de loin, et sans documents. Avec « Amazonas », « Uirapuru »,
et ce ne sont pas les seules œuvres en cause, il s’agit « aussi », en gros plan, d’un
indianisme littéraire. « Refaire des Mythes », gémissait Mallarmé qu’affligeaient les
« anecdotes frustres » et les « passés révolus ». Mais le problème ne cesse pas de se poser
dans l’histoire aventureuse du musicien et du poète, sur la crête sonore commune entre
verbe et musique. Un joli « Conte », fût-il blasonné des plus belles figures de la forêt, n’est
pas encore un Mythe, ou plus exactement n’a pas de titre particulier à le devenir.
103 Cet indianisme là, par contre, avait toutes chances d’être conforme au programme de la
« Semanha » : encore qu’en matière d’« anthropo-phagisme » Villa-Lobos ait été vite
renseigné, par son instinct, et surtout par ses voyages, sur les moyens avec lesquels le
primitivisme intelligent, un peu partout à cette époque, se distançait de la primitivité
authentique par des solutions sommaires et de hasard. Brutalités grossièrement
distribuées, dans l’ignorance comme ingénue de toutes les références psychosomatiques,
ou mystiques, à partir desquelles les rites disposent de la matière sonore et de la matière
humaine : une seule macumba éclairerait là-dessus son homme.
104 Est-ce à dire que Villa-Lobos, pris entre la violence de son instinct et celle de son éruption
créatrice d’une part, mais aussi l’extrême attention qu’il apporte au détail lorsqu’un
certain Mélos euphorique n’est pas en cause, aurait vu dans l’indianité un élément
d’« exotisme », ou même simplement une des couleurs de sa palette musicale paysagiste ?
J’avoue que le renvoi fréquent à un « nationalisme » sonore, aussi bien qu’à un
expressionnisme plus ou moins cérébral, me paraît, pour peu qu’on prenne distance de
l’apparence, une de ces clefs qui n’ouvrent pas tout. Villa-Lobos, en matière de mélisme,
93
est moins l’homme, finalement, des grandes orbites lyriques que des mouvements
mélodiques serrés, sur ambitus restreint, — l’homme des notes conjointes, des
balancements sur notes conjointes, des courts fragments de complaintes sur notes
conjointes, l’homme aussi des Modes pauvres. Par contre certains « blasons », — chants
d’oiseaux en dénivellation fracassantes ou glissandi d’instruments sur vaste échelle,
semblent chez lui rétablir quelque chose comme les composantes verticales de l’espace.
Exactement comme certains déraillements sonores des Chorões ont fini par devenir une
des fonctions du langage.
105 Il semble qu’ici, venues de tous côtés, les impressions de fin d’adolescence, l’autorité des
paysages, assimilés comme des nourritures fortes dans le hasard des fugues et des
solitudes au désert, — ces matières, plutôt, d’univers auxquelles s’identifient les
mouvements intérieurs de l’affectivité et du son, poétique ou musical, — sont devenues
l’argile commune dont la main sculptera tout désormais. Profils sonores, si l’on veut. Pour
certains ce sont des effets ou des toquades, pour d’autres, c’est la chair même des gestes
créateurs. Cet instinctif orageux, et au fond simple, était de ceux sur qui ces
imprégnations premières marquent de façon indélébile, exactement comme aura marqué
Puccini, Chopin ou Jean-Sébastien Bach. Dans ce jeu quasi inné de plans et de lignes de
forces, l’homme n’obtient de lui-même, fût-ce malgré lui-même, que de très relatives
libertés.
106 Il apparaît que là-dessus s’imprime la marque rythmique du Noir. Ou plus exactement
tout un univers d’habitus, entre percussions et timbres de matières, qui chez Villa-Lobos
reste l’objet d’une très spéciale discrétion, autant qu’est affirmé au contraire le
parrainage indien. La générosité avec laquelle le Noir s’est emparé de toutes percussions
locales et les a introduites dans le bagage apporté du Continent africain facilite l’osmose
quasi rituelle entre les deux mondes. Et c’est une des raisons pour lesquelles Villa-Lobos
reste, entre autres raisons profondes, un « rassembleur ». A cela s’ajouteraient, par
exemple, les utilisations, dans les assemblées noires, de la voix humaine, comme d’un
instrument inépuisable : attaques ou chutes glissées, glapissements à timbres crus, ou
terminaisons de mélismes où la voix semble se dérober dans le souffle même du chanteur,
et s’affaisser comme se viderait une baudruche. Tout cela, nous l’avons trouvé dans le
« Nonetto », le « Quatuor » pour flûte, harpe, celesta, saxophone et voix de femmes,
comme nous le verrons dans le chant du « Carreiro ». Ou bien ce seront, entre
instrumental et vocal, ces séquences d’aboiements rituels où s’exprime la férocité des
choses.
NOTES
1. Francisco Curt Lange, dans le « Bulletin musical d’Amérique Latine » (Avril 1946) déplore la
carance de l’édition musicale, qui condamne à la polycopie de manuscrit toute « œuvre de grande
envergure et de longue haleine ». Un verbe portugais signifie « emporter sa marchandise sous
son bras ».
2. Ibid. pp. 306 ssq.
94
3. Du type 2/2 ré-ré-fa dièze - fa dièze, ré-ré-mi-mi-mi cité par Renato Almeida p.27 de Historia
da Musica Brasileira.
4. Un violon avec pavillon de gramophone.
5. Petite clarinette en mi-bémol.
6.
7.
8.
9. Villa-Lobos, uma interpretaçao. Op. cit. p.39.
10. Cf. Placard 1.
11. « 150 Anos de Musica no Brasil ». Rio, 1956, pp.249-273.
95
par deux guerres, domine et prospecte, sinon fabrique, furieusement, un autre univers
que celui du Chat Noir. A cette configuration anatomique, d’où procèdent nos options et
nos ukases, non compris les complexes de supériorité divers, nous ne pouvons
valablement mesurer l’effort d’humanisme musical que tente, depuis Nazareth surtout, le
Brésil, et que là-bas poursuivent les compositeurs vivants.
4 Et enfin : l’Occident a acquis, dans le domaine des formes traditionnelles, une perfection
qui hantera un Villa-Lobos dans son errance, avec la force d’une nostalgie parallèle. Ou
bien, rompant avec ces formes et leurs contenus, il a inauguré, il poursuit et accélère une
opération sonore neuve et complexe qui participe de la mutation biologique et de
l’ivresse astronomique : grisante, riche de tous les avenirs qu’elle promet, et dont le
vertige pouvait paraître à un Saint-François — Villon équatorial, le comble de la
désincarnation inacceptable. Ici vont les roues du Destin et ici se divisent les familles...
5 Bien sûr, l’Européen sera toujours tenté de chercher, chez Villa-Lobos, plutôt la couleur
équatoriale ou des formes occidentales devenues suspectes, que le Brasilianisme blanc, tel
que celui-ci se complait en lui, et contradictoirement se désire. Si l’on pouvait vouloir son
œuvre au lieu de le subir. Villa-Lobos, ici eût été sage de ne point vouloir être trop sage.
Et c’est pourquoi il a détecté mieux que d’autres le double et réel visage, la réelle
présence de sa cité.
6 Résidence occidentale, elle est, pour son instinct de créateur, portée par le vent de
puissance qui, de la terre, souffle vers l’océan. Cette terre, comme l’Africaine, rejette
l’homme vers les littoraux. Mais ce Rio de Janeiro qui, devant des espaces infinis, se bâtit
sur des remblais et gagne son « second espace » sur les vagues, offre à Villa-Lobos le
farniente de sa beauté, la valse carioque, la seresta, la modinha l’haleine lointaine de
Puccini et de Chopin : — des formes encore, et une âme. Enfant, il a senti que l’Ibérisme,
pour le Brésil, n’est pas une vérité absolument décisive, mais qu’il est là.
7 Le simple fait nous donne à réfléchir que le folklore, dans un pays fondé depuis plus de
quatre cents ans, n’ait pas tenté l’effort spirituel qui l’eût fait sortir de lui-même, et que,
par-delà Villa-Lobos, il tende à devenir objet de musée. N’est-ce pas, dans un Devenir,
sauter un jalon ? Non qu’une musique doive nécessairement passer par le stade de
l’enracinement à l’ethnicité nourricière : et pourtant nous mêmes y sommes passés dès
que s’est volatilisé le chant d’église, et jusqu’au cœur du siècle dix-neuvième. En ce sens
Beethoven a peut-être déjà deviné Bartok : après quoi folklorisme a signifié, plus ou
moins, facilité. Mais toujours une musique a concentré en soi, et finalement transcendé,
la tragédie d’un peuple dans l’esprit. Le « cru » d’un Debussy ou d’un Ravel se mûrit plus
lentement encore que celui d’un alcool. Quoiqu’on veuille, en musique, il faudra toujours
en revenir là d’où elle vient : la métaphysique, et l’habitus qui l’a incarnée, entre
émerveillement et douleur.
8 Que le folklore blanc n’ait pas pris ici poids tragique : voilà le fait. Il reste une écume.
Entre « maîtres et esclaves » — pour reprendre le terme de Gilberto Freyre, — « les
problèmes ont été trop longtemps du côté de l’esclave ».
9 Ouvrons donc maintenant à son tour le « dossier blanc ». Si la Modinha, par essence, est
chantée, avouons notre étonnement de voir ce qu’en Europe il a bien fallu appeler le
« Lied », si volontiers serti, chez Villa-Lobos, dans la Symphonie. Peut-être aussi a-t-il été
tellement musique qu’il ne s’est pas ouvert à celle du Verbe et n’a pas tenté une
expérience qui finalement a réussi aussi peu. Nous avons signalé plus haut, parmi les
œuvres de jeunesse, un bouquet de fleurettes, à l’européenne. 1916 voit éclore, déjà
97
briller, sur les pistes sauvages, les « candélabres des chemins », et se gonfler dans le
crépuscule les veines dures de la terre. La terre, toujours, et l’espèce d’angoisse, le soir,
qui l’enveloppe, le chariot mérovingien aux roues pleines qui cahote dans le « na-na-na »
du bouvier ; sous les doigts de Villa-Lobos il sort, encollé de la glèbe rouge des pistes,
fantômatique et puissant : le seul pendant que je connaisse peut-être au « Bvlo » de
Moussorosk : — une page définitive. Déjà saisit ce bruit obsédant, de roue bancale et
frottante, cette syncope de bielle infernale ; une voix lourde, qui éclate à bout de récitatif
sur un cri : appel au bœuf caché, ou cri d’effroi de la nuit elle-même ? Et voici, sur une
tenue de cuivre et de percussion, la vaste mélopée. La dernière note de chaque série,
inexacte, presque hors de ton, s’enfonce, retombe à la terre, dans le glissando désinant
des Macumbas et des Complaintes, comme dérapant devant le mur de nuit et le
hululement de mer.
16 Avec le cahier des « Mondinhas e canções », nous glanons encore des instantanés
musicaux épars et inégaux : 1933 l’« Evocação », 1935 « Nhapopé », 1936 la « Canção do
Marinheiro », 1937 « A gatinha parda », 1938 la « Cantilena » ; 1940 et 1941, enfin de
« Lundú da marqueza de Santos » et le « Remeiro de S. Francisco ». Incertitude bizarre de
ce qui sera ici, l’écho du Lied. Dans ce coffret nous trouverons quelques gemmes. Et
d’abord « Lundu », canaille comme il se doit. Cette sérénade d’adieu, dont le vent de la
marquise volage et partie, sent de loin son petit congé goguenard : ni l’amoureux ni la
marquise n’en ressentent quelque lourdeur. Autant en emporte le vent d’un frétillement
de hanche, d’une pichenette sur les manchettes de luxe d’un marquis. Entendons se
déhancher donc la petite syncope régulière suspensive qui escamote, comme la fidélité, le
troisième de ces quatre temps, et retarde sur le second avec la réticence savant de
l’amoureuse. Un bon « bis » de concert avec des tournures comme des chants populaires
slaves. Pattes furtives, pizzicato, la « petite chatte brune » est un personnage d’enfance :
et nous savons la place que tient l’enfance dans toute la vie de ce baroudeur. Petite chatte
perdue, sans Mère Michel, dans Rio comme l’iguille dans le foin. « Nhapopé » : « Modinha
ancienne sur un thème populaire », balayée par ces grands arpèges improvisateurs par-
dessus les doubles croches tziganes. « Nhapopé », l’aile blessée qui va chercher un reste
de vie dans la chaleur d’un cœur, tandis qu’une « lune enfarinée » vacille sur quelque
terrasse. « Evocação », « je vis à me ressouvenir de mon cœur », romance encore.
17 Mais voici trois chansons plus viriles : chansons de mariniers plus ou moins corsaires,
mariniers de légende, ou le rêve qu’en font les filles : rois crasseux, empereurs de la
saumure, de la tempête, des étreintes et du joyeux oubli.
18 « Chant de marin » : chez nous on chante en spirale, « un pompier passa sous un arbre ».
En Russie, c’est l’histoire du Pope et de son chien. Celui-là chante ainsi ses amours, sur
quelque bord de barcasse chaloupante, les orteils dans l’eau, le cœur ailleurs. « Une fille
amoureuse chantait, demandant au Seigneur : « ah si j’entendais mon ami chanter :
« trois filles amoureuses chantaient »... Chant de plein air, petites broderies espagnoles
aux fins de phrases, mouvement perpétuel des marins qui ne restent pas, des filles en
amour pour qui il faut bien que les marins passent. « Lento e vago », désinences sur tenue
obsédante sur le six-huit ; le fond de l’eau, à la berceuse, fait une résonnance de gong.
19 « Si le roi m’avait donné » : même berceuse sur une horizontale : mais cette fois le rubato-
syncope africain. Motif bahianais, binaire, avec chicane ternaire comme une hésitation
dans la pensée, tout cela harmonisé sur trois accords. Le Roi appelle le petit homme. S’il
quitte son champ de haricots, il aura la fille et, en dot, « l’Europe, la France et Bahia ».
Mais France, Europe, Bahia et la fille du Roi même, valent-ils un champ de haricots ? On
99
contait cela chez les nègres des Senzalas bahianaises. Quant à ce rameur métis du Rio São
Francisco, rien ne lui servira de pousser en rêvant, sur le grand fleuve, ces grosses
barques à tête de serpent de mer : « O Lêlêdia : qui possèdera ton visage vermeil ? Mon
Maître m’a vendu, avec la cargaison ».
20 Plus juste sera, sur ce plan de la « sérénade », le ton d’un instrument national, que Villa-
Lobos a joué en virtuose, pour lequel, paradoxalement, il n’a pas beaucoup écrit, mais
dans lequel il recueille la résonnance de ces milliers de « Violões » sur lesquels blancs et
noirs distillent du Nord au Sud leurs nostalgies, et pour lesquelles une vaste littérature
secrète sans pitié la Saudade à tout faire.
21 Faut-il mettre les œuvres pour la guitare sous le patronage, ici, des « Donneurs de
sérénades » ? Faudrait-il les réserver pour ce que plus tard nous appellerons, devant cette
Terre, les « figures de l’amour » ? Je me demande souvent si Villa-Lobos n’a pas touché ici,
par la grâce d’un instrument qu’il possédait comme personne, la grâce de son pays, et
celle ensemble de sa profondeur humaine.
22 Dans quelle mesure a-t-il reçu message du Monde dont il se veut et se sait le Conteur ? Ici,
la question ne se pose même plus, et il me semble que c’est peut-être là le signe d’une
intégration supérieure et harmonieuse. On pourrait presque se demander dans quelle
mesure bien d’autres de ses compositions ne doivent pas être écoutées à partir de celles-
ci, où se mêlent, avec une liberté qui décorde souvent dans la féérie, la souplesse à la fois
inventive et incisive de l’improvisation perpétuelle, et cet « esprit de construction » qui
joue sur quelques matières obsessives, ou sur un équilibre approximatif des plans
tellement plus efficace que la définition stricte des armatures.
23 Nous pourrons toujours saluer au passage des choses qui nous arrivent depuis les fonds
d’horizons, presque légendaires, de la Toada au sens le plus large, et de la Modinha au
sens le plus noble. L’étonnant est cette attitude constructive dans laquelle (nous touchons
en effet peut-être un fond secret) l’art de dépayser est un secret de paysage.
24 Pour la guitare classique, Villa-Lobos a écrit en 1920, avant Paris, — le « Chôros 1 ». Les
« Six Préludes » sont datés (ou ramassés sous le signe) de 1940. Le « Concerto pour
guitare » est de 1951. Les « Études » peuvent être mentionnées à part en ce sens que leur
datation — 1929 — est en soi un programme. Nous sommes à Paris, et, sous l’empire d’une
pression intérieure (le « Clavecin bien tempéré » de la Tante Zizinha) peut-être revigorée
par l’illusion parisienne, fugitive et pourtant prophétique, du style « néo-Bach », les
« Bachianas Brasileiras » dessinent lentement chez Villa-Lobos leurs structures préalables
dans le sein des déterminations.
25 Ayres de Andrade appelle ces « Études », en ce sens, et sous l’autorité des dates, des « pré-
Bachianas ». La première et la seconde Études y autorisent évidemment par leur essence
arpégée sur développement d’accords. Mais nous avons vite fait de nous apercevoir que
l’objet, plus ou moins secret ou à découvrir, ou bien une détermination obligative, nous
mènent à un paysage intérieur vaste, divers, et cette fois presque exclusivement
confidentiel.
26 Segovia sait ce qu’il dit lorsqu’il nous renvoie, à travers d’autres parentés possibles, à
Scarlatti et à Chopin. Tout est ordonné à des nécessités de technique : mais l’objet
profond est moins d’enseigner que, forçant la main du soliste, approfondir, élargir et
glorifier la vélocité. Tout est « déposé sur l’autel de la virtuosité, conçu, forgé en fonction
d’elle et à sa gloire, mais aussi pour sa rédemption »1, et la technique pure accède à ce
100
royaume de la délivrance et de la féérie où l’on n’abordera plus désormais sans elle : une
poésie supérieure défendue par le Gradus ad Parnassum.
27 Ici, comme chez Chopin, nous trouvons un régime de liberté, d’expressivité tantôt
fugitive, tantôt obsédante, toujours déviée prestement comme à bout de quelque fleuret
sonore, aux confins d’un athématisme relatif, et jamais dans la romance. Toni Close disait
à Paris, en cette époque, que Villa-Lobos, par ses exigences, obligeait l’interprète à mieux
fouiller son instrument. La harpe, par exemple, dans une réexploration de ses registres,
se voyait traiter comme une vaste guitare, et dans « son ancienne virilité »2, à recours des
effets vaporeux qui, depuis Debussy et Ravel, faisaient d’elle un voilier dans une brise de
Monet ou de Dufy. A cette époque parisienne, les harpistes disent avoir apprécié un
retour au doigté du XVIIIe siècle, — à cinq doigts — avec emploi inusuel des accords à cinq
notes, ainsi qu’un maniement neuf des pédales chromatiques.
28 C’est dans ce même esprit d’affouillement technique, ou plutôt dans cette tension neuve
entre les instruments et les intuitions expressives, qu’ils réalisent par leur propre
métamorphose, que Villa-Lobos traite sa guitare. Et il n’est que de l’écouter pour
retrouver quelque chose, d’ailleurs, de très ibérique : une tendresse confidentielle et une
complicité d’évasion dans le dialogue entre une âme d’instrument et une âme d’homme.
29 Chopin déjà nous fait signe à travers la saudade de l’Étude §. 3, où le mouvement se
rythme sous un mélisme d’amplitude ; dans la suivante surtout, où la mélodie suinte de
ces accords en répétition obstinée, sur un paysage d’obsession. En ce domaine les
impressions sont subjectives et fragiles. Un habitus familier de l’homme les suggère. §. 5,
un récit d’enfant, — il y aura, dans le recueil, d’autres « Enfantines », — qu’allège
l’ondulation de tierces nues, à partir d’un ostinato de trois notes qui peu à peu se
constitue. Il en émerge, sous le numéro suivant, une sorte de marche, comme dans
quelque « Märchenbild » où passent ces octaves quasi pianistiques, le régime fluctuant
tantôt se resserrant, tantôt se donnant furtivement de l’aise.
30 Avec le §. 7, nous avons le vrai type de composition, par cinq décharges d’une intonation
capricieuse, quadrillant reprise (ou figuration plus lointaine) d’une Modinha, à travers
pizzicati et pincements divers, improvisando, toujours sur obessions profondes. Plus
mystérieux apparaît le §. 8, montant peu à peu vers sa Modinha, ou Toada, en accords
troubles, dont l’existence se partage entre évasions improvisées et Lied. A ce cœur de la
série, l’impression se confirme d’une intimité entre l’homme, l’instrument et l’auditeur,
loin des choses, et une complicité dans l’exploration fugitive des pénombres intérieures
possibles, comme d’horizons qu’en lui-même se découvre l’instrument.
31 §. 11 : une sorte de Ballade triste, en mouvement de marche. Elle aussi pourrait figurer
parmi des « Enfantines ». Une fois de plus, l’élément de Batalha enveloppe les bouffées du
divers, dans une vastitude de steppe pour Conte, au fil de ces galops sommaires
qu’engloutit le mouvement exploratoire du tableau. Entre deux régimes, l’un haletant,
décapité de ses initiales, l’autre trépidant, se ferme, — §. 12 —, ce petit univers, avec ses
suspensions furtives de lianes bleues dans un ciel couvert.
32 Mais la chair absolue de la tendresse, et de la confidence solitaire, sur laquelle on peut
juger un être, nous la trouvons dans les « Préludes », nimbée et comme soulevée par une
tristesse méditative sur laquelle si souvent apparaissait chez l’homme le sourire.
33 C’est peut-être le Prélude §. 1 qui glorifie le mieux l’ample mélodie de saudade, pure et
sans melos, d’un seul arc sur le battement qui la conduit et lui diffuse sa lumière. Elle
encadre un épisode majeur, dansé, irisé, plus enjoué et divers, puis conclut, après dacapo
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l’accession à la série de vastitudes qu’il s’agit d’unir, mais qui représentent par ailleurs, si
l’on peut dire, le « galbe affectif » de sa générosité sonore.
45 « Déchire ton cœur », « Rasga à coração », Chôros X : Villa-Lobos nous dit :
46 « Cet ouvrage représente la réaction de l’homme civilisé devant la Nature intégrale. Il est
né de la contemplation des vallons amazoniques, du Mato-Grosso et du Para. Le ciel, les
eaux, les oiseaux et les arbres y laissent leur essence fascinante ».
47 Et pourtant l’élément conducteur — il tient près des deux tiers de la partition, — semble
bien être l’élément suburbain, ou la sorte de Ménastrandie qu’on ne se représente pas
bien dans les espaces vides. Villa-Lobos paraît jouer l’un contre l’autre des paysages
brésiliens réunis, les peser au poids l’un de l’autre, peut-être glorifier l’un dans l’autre. Ce
Chorôs, en somme, serait la figure même de l’unité. C’est la « Ronde de nuit » de
Rembrandt, mais bondissante, glapissante, insolente et lâchée dans toutes les dimensions
et vibrations de l’espace à la fois, évadée à toutes les instances de la nuit, ou de ses
porches : aube et soir, — les heures, dit Lévi-Strauss, où le paysage a encore des voix. Mais
Forêt sans les xylophones du silence ni les perroquets caquetants, sans mugissements de
fleuves : un monument aussi, surtout, à la Sérénade, une Sérénade à l’espace.
48 Villa-Lobos nous dit encore :
49 « Une diversité d’oiseaux, nombreux et de races multiples, qui existent dans tout le Brésil,
ceux surtout qui chantent au point du jour ou au crépuscule dans les Sertões infinis du
Nordeste, ont donné quelques-uns des motifs du Chôros X ».
50 Deux panneaux d’un diptyque forment les perspectives du tableau, que réunit un lien
thématique précis.
51 Relire, oui, peut-être, avant d’écouter tout cela, St John Perse, par exemple : « Végétales
ferveurs, ô clartés, ô faveurs... Le sorcier noir sentenciait à l’office : « le monde est comme
une pirogue qui, tournant et tournant, ne sait plus si le vent voulait rire ou pleurer... »
« Et aussitôt mes yeux tâchaient à peindre un monde balancé entre des eaux brillantes,
connaissaient le mât lisse des fûts, la hune sous les feuilles, et les guis et les vergues, les
haubans de liane, où trop longues, les fleurs s’achevaient en des cris de perruches... » 3
52 Un accord violent : l’orchestre entier, — sans les quinze percussions, réservées pour le
second « volant », — écrase sa chaude dissonnance, dont émerge une longue tenue des
cors, (elle maintient la lumière, et s’épanouit après quatorze mesures, ff, sur appui de
deux pistons et de deux trombones).
53 A l’accord initial ont répondu sur les deux flûtes deux longs cris : Villa-Lobos notifie qu’il
s’agit là d’un personnage rarissime de la forêt : l’« azulão da Mata », — l’« azuré des bois ».
Sous le long point d’orgue des cors, le piano, les harpes et le quatuor ponctuent une
espèce d’alerte sans hâte, qu’on reverra souvent. La clarinette reprend le chant d’oiseau
sur l’épanouissement, qu’on a dit des cuivres, cependant qu’appuyés sur deux
mouvements contraires, hautbois, clarinettes et quatuor « cadrent » vers les profondeurs
et les hauteurs un espace de pépiement.
54 Sur une vibration aérienne violente des clarinettes, flûtes et premiers violons, une espèce
de socle massif s’établit alors, fff, sur le motif « la-si-ré-mi, par deux fois. Villa-Lobos
établit là, sur un substrat « Inca », dit-il, la donnée rupestre du motif de structure : fff,
tout le quatuor (sans les premiers violons qui s’occupent de quelque fond azur), les trois
cors, les deux pistons et les deux trombones. Mais la vibration lumineuse envahit tous les
pupitres de vents ; et le quatuor (sans contrebasses) libère le motif-socle.
104
55 Quolibets d’oiseaux, encore, au piano solo, comme annonçant Erosão ? Ce seraient alors
des oiseaux culbuteurs : nous entrons dans le corps des « réalités poétiques »
approfondissantes, où chercher un « réel » est barbarisme pur. Un espace, une carrure et
une température ont été définis. Le personnage conducteur peut entrer en scène (b) — ou
plutôt sa préfiguration. Il a figure de truand, et se profile comme sur le fond de son
esquisse préalable (a). Tout naît ici moins d’une dialectique compositionnelle, d’ailleurs
non absente, que d’un jeu d’obsessions et d’échos intérieurs.
56 Des choses s’amorcent : nous les retrouverons plus tard (gl) : elles formeront tout un
langage de dérapages chromaticorythmiques dont la truanderie semblera avoir bien
besoin. Et (segment F) le motif d’ossature est enfin constitué. Il procède, nous dit Villa-
Lobos, « d’une mélopée primitive et d’un motif Indien pentatonique ». Il sera non comme
une insomnie déformante, sans cesse en mutation et dans ces mutations s’accompagnant
lui-même. Quinze ans plus tard il hantera encore « Erosão ». Cors et trombones le
soulèvent (c) sur la pulsation d’alerte généralisée : et le travail sur le motif s’engage par
resserrement et accumulation accélérante, sur un cliquetis de cordes basses, de piano,
harpe, timbales et trombones, dans une horizontale soutenue des cors, violons et altos.
Placard 7
Chôros X
57 4/4, Segment I, Lento. Un motif « nocturne » tout à coup. L’alto l’amorce en deux
mesures, très doux. Sans rompre l’unité du dessin, le hautbois invisiblement se substitue,
— 4 mesures, — puis le cor bouché, solo, dans la vibration deux octaves plus haut du
violon solo et d’une flûte. Alors le hautbois, d’une tendresse insinuante, le reprend, le
relance dans la nuit, — deux mesures, — et le laisse doucement s’éteindre au basson. Mais
aussitôt, (Segment L, « animez ») la flûte, plus véhémente, semble vouloir lui donner un
corps, lui pétrir une figure nouvelle, pour quelque éternité d’un dialogue, qu’elle laisse
suspendue. Berceuse de Forêt. C’est le passage des Silences du Désir.
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58 Mais point seul. Car là-dessous on vit. Le dérapage (g1) prend figure plus agressive (g2) :
morif « chromatique » : mélopée « que les Indiens Parecis chantent en quarts de ton ».
Avec un mouvement général de berceuse, sur longue plage, une attente se forme ; une
page plutôt se tourne, semble-t-il, puisque les segments vont être désormais désignés
d’un chiffre. Sur la mélopée (sg. 1) des trombones, g2 prend un nouveau visage, et
commence à pulluler. — Tout cela s’est fait, depuis le commencement, par puzzles de rien
que choses brèves et irradiantes. Le Motif du Désir source une seconde fois, par le
saxophone, puis le piston solo, puis les 2e violons et altos réunis, un timbre versant dans
l’autre timbre. De nouveau la grande flûte solo confisque le jeu, lance son coup de sonde
dans le silence. Mais tout cela s’est vu enveloppé soudain par un univers aérien : glissandi,
friselis divers des 1er violons, glissandi d’harmoniques sur violoncelles et une partie des
contrebasses, pépiement d’oiseaux sur petite flûte et hautbois solo, auxquels répondent
quelques quolibets des premiers violons : trois matières jouent l’une sur l’autre.
59 « Animé », sur l’alternance 3/4, 2/2 mesure par mesure, la dramaturgie se serre en
violence. Sur un silence, s’engage l’épisode des Chorões.
60 Les Chorões ; ou plutôt leur essence gambadante. Le départ est pris au plus bas, solo de
basson d’abord (i) : c’est une bouture, « en diminution », du motif fondamental, (c), non
seulement resserré, mais bloqué chromatiquement et rythmiquement à partir du motif
« dérapé » (g) du premier épisode. Au basson qui, après deux mesures, poursuit en
« piqué » avec doublure de piano, se substituent les violoncelles, cors, puis, épaississant
toujours la pâte, trombone et clarinettes sur lesquelles broche le saxophone alto, tandis
qu’à son tour le piano picore. Sur cette forge envahissante se déroule, dès la quatrième
mesure, le motif non « diminué » (c) mais non développé aussi : un appel euphorique suivi
d’une longue tenue, dans les hauteurs, amorçant la gaillardise polyphonique des truands,
et équilibrant la position grave du système. Où veut-on dessiner, sur le tapage, les
rondeurs du ciel ? Un moment tout cela vacille, trépigne sur place, fait le vide pour le
nouveau départ, cette fois vocal, du motif h.
61 Ce staccato diabolique du basson, de timbre en timbre, puis dans l’ubiquité des voix
chantées, va emplir à lui seul cent trente mesures de contrepoint, et mener à bout une
polyphonie monolithe, toujours équilibrée à celle des instruments. Dans les paroles, ne
cherchons d’autre intention qu’un vacarme de phonèmes qui n’ont ni la prétention de
ranimer le langage Inca, ni celle de rappeler certaine course à l’abîme infernal. C’est un
bruit de maracas humains, sur des « k », des « r », et toutes consonnes percutantes, des
voyelles s’y accrochant par séries plus ou moins uniformes — « jakata kamaraja tékéré
kiméréjé ». D’autres ont sacrifié depuis à cette phonétique verbo-musicale. Elle contribue
à chauffer la paillardise seigneuriale de la roture et le jeu, haletant, jubilant et discors,
ruisselant de figures décalées, des reprises et des rebonds.
62 De percussion, moins qu’on n’aurait attendu des quinze outils prévus. Villa-Lobos, le
« Nonetto » nous l’a montré en petite formation instrumentale, aime n’en user que pour
une sorte de détimbrage général, non pour le raffût facile.
63 Il importait de calculer le coefficient de gradation sonore possible, et les plages de répit,
comme les raréfactions orchestrales. Seul le chœur s’accorde à peine de courts répits : et
encore ce sera, par exemple, pour le « lancer », comme on dirait d’une montgolfière, du
motif de « Modinha » qui, au sommet de la courbe va fournir la matière décisive du
tableau. En général, les instruments dégagent toujours le terrain : seul le piano écrase
note contre note ses accords sur les motifs rythmiques simples de la percussion.
106
64 Forêt, oiseaux, nocturnes, rêve, désir et facétie villonienne : si cette fresque veut tout dire
pour ramasser un Brésil sonore, il y manque l’expression de ce « cœur » qu’il s’agit de
déchirer. Il y manque la « Modinha ». Et c’est une gageure délicate, surtout face à l’Europe
occidentale, qui, à force de « ne pas mêler les genres », a fait un trait impitoyable entre la
mélodie instrumentale et la chanson, la « romance » vocale bénéficiant de certaines
tolérances bizzares. Coulons donc la Modinha dans l’ombre parfumé de cette romance. Le
poème est l’œuvre de Catulo Caerense, et il ne renouvelle pas la sève internationale du
poème d’amour. « Si tu veux savoir l’immensité du ciel et de la terre, déchire mon cœur et
penche-toi sur l’immensité de ma douleur ». Mais, encore une fois, il s’agit de romance. Le
motif a été prêté à Villa-Lobos par un ami, Anacleto de Medeiros. Là-dessus se sont
greffées de sombres histoires. Entre voix humaines et hautbois d’appui, ou même sur
instrument seul, ce fil de trame passe dans le contrepoint truand ; et bénéficie par instant
d’un demi-silence où se profile sa courbe. Il est clair que les mauvais garçons auront le
dernier mot. Pareille orgie de staccato rend les conclusions difficiles : celle-ci se fera par
grands pilastres bien dégagés, 3/2 cette fois, en tutti, accords de blanches sur le « la-si-ré-
mi » — la-si-ré-mi » plus ou moins sacral de l’Introduction, et un ultime trépignement de
croche pointée — double croche.
65 Impulsif quand nous le considérons dans sa fonction de créateur — tous ceux qui l’ont vu
vivre la disent quasi-mediumnique, Villa-Lobos n’en a pas moins, quant au déroulement
de sa pensée, un instinct très précis. Après le dernier « Chôros », il se sent non plus
dégagé de la matière folklorique, mais engagé dans un « processus de spiritualisation ».
C’est par là qu’il se voit, à mesure, rejoindre l’« universalité » et faire, sur terrain
brésilien, l’opération essentielle de l’Occident européen. En art, les manifestes qui
précèdent les œuvres ne sont que de gros malentendus d’intention. Tout s’explique après
coup. Villa-Lobos, faisant le point, ne trahit rien d’autre que l’inquiétude de celui qui
tente de participer au gouvernement mystérieux de son œuvre.
66 Les Chôros balisent les années parisiennes entre 1920 et 1929. Ils expérimentent, avec des
œuvres de musique de chambre sur lesquelles nous aurons à revenir, la première formule
d’un instrument de précision par qui la « matière » brésilienne accèdera à une forme dans
laquelle puisse s’inscrire sa présence, — aussi exactement que s’est traduite, par exemple,
la réalité russe, elle-même beaucoup plus constituée et saisissable dans ses rythmes et ses
modes. Au voyageur tropical, il importe, semble-t-il, que l’essence n’en soit pas sacrifiée à
l’art même du transpositeur. Ici a joué un réflexe très essentiel.
67 Villa-Lobos propose, pour cette époque de son travail, une formule : « influence
transfigurée et interférence transparente du folklore ». Tel le « coq et l’arlequin »
brésiliens : ne sommes-nous pas, des deux côtés de l’Océan, au temps des Manifestes ? Si
limitées pourtant que risquent d’être chez un créateur, surtout jeune, et surtout en un
pareil temps, si problématiques les bilans de perspectives encore en mouvement, la
formule semble avoir répondu aux actes.
68 En 1930, nouvelle situation, nouveaux problèmes. Villa-Lobos est revenu au Brésil : il a
rapporté des acquisitions et des certitudes. Il n’a pas en vain côtoyé à Paris toute la
musique occidentale, en pleine marée créatrice, en plein dévergondage d’imagination et
de formules, dans la pleine effervescence des créateurs de premier plan. Tout cela aux
prises avec des problèmes qui peut-être n’auraient pour solution que des mutations plus
tardives, beaucoup plus essentielles, dans l’art de traquer par des sens la matière indicible
de l’univers. Il a appris ici l’art du joaillier dans l’interférence même des styles, et sa
107
propre félicité de blasonner par des figures exactes, errantes et frappantes, les
sauvageries que lui transmettait le frémissement tellurique des chaos.
69 Dans quelle mesure Villa-Lobos a-t-il été exactement informé de mouvements profonds
qui, à cette même époque, agitaient le monde musical des Soviets, de tendances qui
devaient éclater à la lumière aux premiers mois de l’année 1948, et que devait codifier
sous la discipline de Jdanov le Décret de Février ? « Réalisme socialiste » et « tradition
populaire » se défendaient devant les deux fronts ennemis du « naturalisme musical » et
de l’« atonalisme ». De quoi s’agissait-il, sinon d’initier sans brutalité ni scandale à la
musique symphonique et à la musique dramatique des populations nourries de folklore ?
Villa-Lobos pouvait-il ignorer comment cette population, affamée d’art, était conduite
par la main dans tout un paysage de manifestations musicales dirigées : — un gigantesque
musée sonore ? L’Art, est-il dit, « appartient au peuple. Il doit plonger ses racines dans les
masses ouvrières les plus larges. Il doit les unir et les élever ». Ainsi Glinka disait avoir
voulu « unir notre chant populaire avec la bonne vieille fugue d’Occident ». Écoles de
musique multipliées sur toute l’échelle du territoire, conservatoires, sociétés d’amateurs,
chorales populaires, troupes d’Opéra : tout cela naît et prolifère pour que « celui que
porte en lui un Raphaël puisse se développer librement ».4
70 Dans ce cadre, le problème précis est posé d’un « ensourcement » aux richesses
folkloriques, mais par transfiguration doit présider d’abord « la compréhension » de
l’âme du Peuple » que dira-t-il, sinon ce que sur la terre brésilienne, un bourgeois non-
engagé, ou plutôt engagé dans la seule musique, a déjà ressenti ? Existe-t-il une
« matière » de réflexes sonores en dehors de laquelle une musique n’est plus que science
pure, ou vain plaisir ?
71 Or Villa-Lobos se trouve aux prises avec l’organisation pratique qu’on a dite. L’immense
stade de Rio, photographié pendant un de ses concerts orphéoniques donne simplement
le vertige. Du haut d’une dunette de navire, devant un peuple entier, l’homme dirige,
ensemble, quarante mille écoliers, pour lesquels il invente un « solfège manuel ». Non
seulement la capitale : le territoire entier va être « quadrillé » : la « formation d’une
conscience musicale brésilienne » est entreprise. Un gigantesque programme envisage la
formation rapide et encyclopédique à la fois, de cadres : j’ai sous les yeux : il donne lui
aussi le vertige. Mais l’École de cadres prend naissance, devient un fait, et même un nœud
de discorde ; elle existe toujours. Il s’agit, fondamentalement, de chant choral : la seule
réalité musicale capable de ramasser sur elles-mêmes les collectivités. Et nous sommes au
Brésil : le Brésil des quadrilles cariocas, et des danses carnavalesques, le Brésil des grands
ballets aux nègreries : Congadas, Chevancas ; de tout cela nous avons ramassé l’image.
Donc nos écoliers vont danser avec flèches et carquois.
72 Vu dans l’exaltation affective et verbale, le programme est d’une ubiquité effarante. Il n’y
manquera pas un bouton de guètre. Fichiers, discothèques, et tous enregistrements vont
devenir l’instrument de travail, non plus seulement de l’admirable équipe ethno-
musicologique brésilienne, mais du « Conservatoire Orphéonique » qui sort de terre ses
belles pierres réalistes en 1942.
73 Dans les déclarations de principe — et elles sont prolixes, deux obsessions. La première
est, après ce retour de Paris, un mépris hautain et agressif, jamais assez répété, pour les
« musiques de papier ». On entend bien : il s’agit de ce que Luiz Heitor, plus haut,
appelait : « des problèmes posés et résolus » : la définition même de l’esthétique
parisienne naissante. Or toute musique est chair des sons, et rien d’autre : « se a musica
não vive do som não tern nenhum valor ». Nous voilà donc braqués contre tout position
108
d’« avant-garde », évadés de son univers. « Force vive », comme le langage la musique
doit grandir en nous avec le langage, dans la même fonction charnelle des choses. Mais
qu’on ne confonde pas « musique populaire » et « musique folklorique ». Celle-ci est
l’« expansion » naturelle, le libre développement, l’« expression biologique » de
l’autochtone. La musique « populaire est plus précisément un type popularisé,
indépendamment de sa valeur, son origine ou son type ». Une seule illusion — ou une
imposture : la « musique de l’avenir », dont personne ne peut savoir de quoi elle sera
faite. Créer, c’est « vivre dans le présent ». Villa-Lobos aimera toujours se comparer au
baroudeur qui franchit quelque cataracte ou rapide sur un pont suspendu de lianes, en
plein tonnerre. Chaque moment compte. Chaque moment est tout. Et la musique qui
s’accomplit comme pas à pas au-dessus du vide est un paquet de « forces magnétiques
mystérieuses ». L’art des sons est donc, en définitive, celui « qui se fait comprendre à
l’intérieur d’une expression universelle ».
74 A cet art, il faut un ancêtre national. « En vérité, la musique brésilienne a surgi avec
l’aborigène. Les premiers vestiges d’une musique autochtone ont été rencontrés dans tous
les aspects de la vie tribale chez les Amérindiens : manifestations « précaires », — de
« courts dessins rythmico-mélodiques entonnés ,à l’unisson pour souligner les
mouvements de danse ou accompagner les cérémonies rituelles. Le chant collectif a res-
surgi « comme une catéchèse » lorsque les missionnaires ont enseigné leur propre
musique aux Indiens fascinés. Depuis les notations de Jean de Léry — jusqu’aux
enregistrements modernes de Roquette Pinto, une quantité appréciable de mélodies ont
pu être rassemblées. Déjà les « mystères » religieux des Pères Anchieta et Nobrega étaient
représentés en commun par les Indiens et les missionnaires : et ainsi peut-on affirmer en
mode virgilien que les Pères ont été, au Brésil, les Anchise du chant orphéonique. La
référence s’arrête au seuil de l’arrivée des esclaves Noirs.
75 Le jeune triomphateur, nimbé de sa renommée dans le vieux monde, entreprend donc,
avec l’instrument qu’il s’est créé, une catéchèse et une implantation musicales dont il est
à peine exagéré de dire qu’elle est, mutatis mutandis, à l’échelle de celle
qu’accomplissaient deux bons siècles auparavant les Pères Anchieta ou Nobrega, avec les
Écritures et le plain chant, sur les Indiens du Nouveau monde. Établi d’abord à São Paulo,
il organise vers l’intérieur des « caravanes musicales » près desquelles les « Jeunesses
Musicales de l’Europe » entière sont des pique-niques. Depuis les orphéons locaux quand
il y en a, jusqu’aux émissions de la radio nationale, en passant par les « concentrations
orphéoniques », où les écoliers sont réunis par milliers, toute la technique de mobilisation
des masses est mise en œuvre jusqu’à épuisement des moyens de communications. C’est
là poser vis-à-vis de sa Terre un problème d’acquiescement : le fameux problème qui offre
aux esthéticiens théoriques ses redoutables dilemnes et qui est, depuis déjà deux
générations celui des musiciens, des peintres et des poètes dans la République des Soviets.
En 1952 encore, bien après les fameuses Journées de Jdanov, Khatchaturian déclarera aux
musiciens bulgares, pendant une tournée d’inspection, que l’« odeur de folklore » seule
donne à toute musique sa couleur nationale, et qu’on ne peut prétendre à cet idéal qu’en
« étudiant à fond le chant populaire ».
76 Lourié, à Paris, nous l’avons dit, a déjà conté à Villa-Lobos ce qu’on sait alors de l’aventure
russe. Villa-Lobos, à son tour, conviera le « prolétariat » brésilien à des représentations
« ouvertes ». Chacun y opinera, ou y votera. Et Villa-Lobos remarque, à cette date,
objectivement, que les suffrages vont non pas à Chopin, idole bourgeoise, mais à Jean-
Sébastien Bach : pour le cœur du peuple, — quel Européen y eût pensé ? — « Bach est plus
109
proche de l’esprit de Modinha que la Modinha elle-même. Déjà nous voyons se dessiner
les « Arias ». On conçoit que Villa-Lobos considère cette perspective prise par son œuvre
comme un événement spirituel fondamental, sinon une mutation.
77 Bach, seconde « obsession ». Elle manifeste assez l’espèce de révolution qu’avait introduit,
dans la galaxie sonore du Huron, le nouveau mot d’ordre de l’esthétique parisienne : le
style « néo-Bach ». C’est de cette cristallisation que vont naître les neuf « Bachianas
Brasileiras ».
78 Du rivage oriental de l’Atlantique, en terre européenne, on se frotte les yeux devant cette
exaltation, non à tort du reste. Mais il faudrait se ressouvenir des silences de Tijuca,
évoquer cette plénitude végétale à la fois miraculeuse et effrayante : non comme un objet
de tourisme tropical, mais comme une réalité fluidique à laquelle il suffit d’ouvrir
naïvement ses sens. Médité là-dedans par un enfant, le Bach de la tante Zinha a pu
apparaître comme un phénomène équatorial. Un mot de Furtwangler, ici, serait à sa
place : « Opposer Bach à Beethoven, dit-il, autant opposer un chêne à un lion, ou, si vous
voulez, opposer des vertus végétales à des vertus animales ». Et Paul Dukas, au bord de sa
Seine, l’avait déjà dit avant lui : « Comment ne pas être émerveillé en pénétrant dans
l’œuvre de Jean-Sébastien Bach ? Il semble qu’on enfonce dans quelque forêt sonore dont
les végétations luxuriantes s’enchevêtrent harmonieusement ». Le moyen, pour un jeune
Brésilien, au Brésil, dans l’orage ensoleillé des troncs, des feuilles et des lianes, de ne pas y
perdre aussi la mesure ? Et Bach n’est-il pas nourri de tous ces « Gesangbücher », depuis
celui de Johann Walter par tous les « Teussch Kirchenapt », depuis le recueil de
Wolkenstein jusqu’aux « musikalische Andachten » et à tous les « geystliche
Gesanksbüchlein », plus de cinq mille Chorals en recueil quand arrivent les années 1700,
et qui sont, à Leipzig, dans la bibliothèque du Cantor. Tout cela n’est-il pas né, depuis
1524, d’une fantastique « digestion » d’Hymnes de Chants d’amour devenus eux aussi
« popularesques », et repétris sur paroles pieuses, sans compter les innombrables
« chansons du ruisseau », « Gassenhauer » cueillis où on les a trouvés, et que baptisent les
compilateurs-créateurs. Tout cela n’a-t-il pas été chanté, jour après jour, près de deux
cents, en temps de guerre, en temps de paix, par les théologiens et des âmes simples, dans
toutes les églises luthériennes : un folklore de simplesse et d’abandon religieux s’il en
fut ? Alentour toutes les flammes des grandes orgues : Préludes de Chorals et Variations
innombrables ; Chorals, minutes de pointe des grandes Passions. Villa-Lobos a-t-il pensé
un peu vite ? Avons-nous lu, nous-mêmes, un peu vite ?
79 Et tout ce qu’il y a, dans cette position de Jean-Jacques, de Chactas, avec ce que cela
comporte de paradoxe et d’impétuosité passionnelle. « Bach », — ainsi Villa-Lobos
enferme sur lui-même le cercle, « est une fontaine de folklore universel : riche et
profonde comme sont toutes les matières sonores de tous pays ». Ces données premières
« procèdent directement du peuple : en quoi Bach constitue un intermédiaire entre les
races. Sa musique vient de l’infini astral. Elle s’infiltre dans la terre sous forme de
musique folklorique : un phénomène cosmique qui se reproduit, en se subdivisant, selon
les différentes régions du globe, avec une tendance naturelle à s’universaliser ».
80 Villa-Lobos nous apparaît bien là dans Ce double état de sa nature : découverte que lui-
même commence à faire du Brésil, et, simultanément, recherche de l’opération
« humaniste » universelle, donc formelle. Ainsi les « Bachianas » apparaissant non pas,
comme ce qu’on veut y voir parfois, une toquade métaphorique, mais comme une
entreprise très gravement, solennellement et fût-ce abusivement pensée et sentie, à
laquelle l’homme attache une extrême importance. « Déjà, écrit-il, dans l’exposé des
110
motifs de sa vaste agitation orphéonique, nous avons soumis à un test improvisé, au cours
d’une réunion de plus de deux mille ouvriers, deux Préludes et deux Fugues de Bach,
chantés par un ensemble chroal de 200 professeurs... Ces œuvres possèdent une affinité
incontestable, dans leurs cellules mélodiques et rythmiques, avec un certain type de
musique « popularesque » du Sertão ». Aucun nom n’a été prononcé. Le public a été averti
seulement que, durant le concert, des œuvres de toutes époques seraient interprétées.
Bach fut acclamé.
81 Il n’est pas étonnant qu’à l’univers centrigufe, en diastole, des « Chôros », réponde
comme naturellement l’univers en systole des « Bachianas » et des « Quatuors ». Les
créateurs n’échappent pas aux balancements de cette « déclinaison » planétaire. Nous
arrivons, de vrai, à la zone la plus osée de cette œuvre, du moins pour les Européens : la
plus contestée des uns, la plus familière aux autres. Un Brésil, roulé dans le « style
musical » de Jean-Sébastien Bach.
82 Est-ce à dire que Villa-Lobos sacrifie à un décret sentimental arbitraire ? Essaie-t-il de
faire, du vieux Cantor, un pré-Villa-Lobos allemand et un garant pour toujours ? Suggère-
t-il une manière inédite d’envisager le prodigieux semeur de Chorals et de Fugues ?
83 « Si l’on admet pas le Brésil comme terrain à cette musique », écrivait en France et ce
temps Mario Pedrosa, « c’est qu’on attend d’un cactus une églantine, au lieu de sa
farouche fleur rouge ».
84 Voici qu’un malentendu s’offre à nous comme de lui-même. « L’universalité » — est-elle
de « forme », et qui en décidera pour toujours ? Estelle d’« esprit » : elle est miracle et
don, à quelque hauteur imprévisible de la sensation, libérée par un savoir qui ne se
connaît plus lui-même : mais l’universalité ne se vérifie que quelques cents ans plus tard.
Ce n’est pas une affaire de manifeste, pas même d’effort. C’est une hauteur de l’être, non
un ordre de généralité en qui se rejoindraient toutes formes possibles. Villa-Lobos, en
somme, après l’épreuve parisienne, s’ouvre un crédit.
85 Au demeurant il ne facilitait pas les choses lorsqu’il définissait Bach comme « uma
atmosfera musical ». Une ambiance. En Europe on fait aussi du « néo-Bach » : c’est de
l’écriture. A ce prix on en est au moins aussi loin à Paris que sur les flancs de Tijuca.
86 C’est le Bach de ceux-là qui, à l’époque, supportent le « Clavecin bien tempéré » comme
un exercice d’école « glacial ». Le Villa-Lobos des « Bachianas » tente de saisir Bach à des
sources autrement profondes. Il y gagne de se maintenir ouverte la source folklorique à
laquelle, de toutes manières, il s’abreuvera toujours. Un détail : il associera au terme de
« Fugue », — cet étendard de tout bachisme —, le mot portugais « conversa », qu’il place
chaque fois entre parenthèses, comme un rappel à demi-voix de ce qui « va dire », mais à
quoi il tient. Sait-il que ce qu’il dit là de la Fugue, Jean-Sébastien, l’homme des quolibets,
l’a dit lui-même du contrepoint : « imaginez des personnes qui conversent ensemble » 5
Fugue : conversation entre amis, échange spontané, rendu facile par cette simplicité qui
coule des mains très exercées. Voici que nous rejoignons le « contrepoint naturel » des
Chorões.
87 De la Fugue du « Huitième » des Bachianas, Villa-Lobos déclare expressément que « le
thème choisi a parfaitement l’aspect mélodique de certaines phrases typiques et
sentimentales, utilisées par les anciens Seresteiros instrumentaux de la capitale du
Brésil ». Hiatus toujours, jusque dans les tentatives de synthèse, entre l’esprit de la terre
et l’esprit de forme, avec l’ambition obstinée de surmonter à la fois l’un et l’autre, l’un par
l’autre.
111
88 On se doute à quel point cette manière de voir a pu susciter des disputes furieuses. Le
critique italien qui récemment vitupérait les « Bachianas », les déclarait coupables de
« compromettre avec des chansonnettes » les hautes splendeurs « de la spiritualité
constructive ». Il voyait bien à quelles sources s’abreuvait la désinvolture, et s’inquiétait
de l’esprit de facilité qui pouvait se glisser dans une équivoque éventuelle. Il signifiait le
refus parfaitement concevable de l’Occident à un Bach de « Dionysie » popularesque.
D’ailleurs on se surprend parfois à se demander si la référence au Cantor n’est pas de
celles qu’il eût mieux valu taire. « Cache ton Dieu » a dit un Sage.
89 Présence de la Fugue — « conversa » —, présence de la Danse. Les indications de
mouvements, dans les « Bachianas Brasileiras », sont un programme. De toutes ces
cantigas ou danses il a été parlé plus haut :
« Poème d’Itabira » — une autre aventure sismique (1942) et surtout (pour passer
quantités d’œuvres moins usuelles) la grande Suite en quatre parties pour orchestre,
éclose d’une musique de film : la « Découverte du Brésil » (1937).
92 Pour finir, les « Bachianas » vont être quelque chose comme des Suites, à deux, trois ou
quatre mouvements. Les indications traditionnelles se doubleront comme on l’a dit, de
leur analogue Carioca ou Sertaneje. Les « Arias » deviendront « Modinha », « Canto » ou
« Cantiga » : et du coup l’universalité acquiert une température que le Brésilien
reconnaîtra aussitôt comme la sienne. Ce qui, dans la Suite classique, eût été « Gigue » ou
« Toccata », « Courante » ou « Sarabande », fait place non plus à des analogies, mais à un
univers de danses aujourd’hui réellement existantes, dont chacune possède son aura
d’immédiateté, — ce qui, en leur temps a été vraiment l’odeur, l’émotion physique
particulière, le contexte humain désormais perdus dans les matières mouvantes sur
lesquelles se penchent encore les historiens : « Ponteios », « Catiras », l’« Embolada », le
« Desafio », évadé celui-là dans la nature, (car s’il se dit une fois « Toccata », nous allons le
retrouver comme danse du Pivert picoreur : « Pica-pao »). Que prétendra y retrouver
l’Européen, surtout savant, quand toute une innéité d’instinct et de souvenir ne les danse
pas en lui comme les danse la chair brésilienne, avec ces températures d’ironie, de
langueur, de sarcasme public enfantin, le pétillement nègre ou la lascivité brûlante sous
l’épiderme : tout ce que le voyageur, justement a voulu réunir et maintenir. Non cette fois
des images, mais des ethnicités à l’état musical pur : ce qu’à la limite, Bartok a fait pour
certaines transcriptions.
93 Là-dedans vont fleurir de grandes « Modinhas » ; et parfois nous ferons bouche amère,
point le Brésilien. Tout cela n’est ni notre univers ni le vent de notre recherche. Nous
sommes ailleurs, déchirés pour longtemps entre Mallarmé et la « poésie pour vivre »,
avec le sentiment que la tragédie imposée au musicien comme au poète depuis
« Hérodiade » et le « Coup de désert juste, nécessaire, douloureux et solitaire ». Mais
Villa-Lobos a brûlé ses vaisseaux. Lorsque, çà et là il cèdera à l’attrait d’une notule de
paysage, une « Toccata » laisse surgir, au sein d’une musique qui s’« universalise », le
halètement (ô Dubout !...) d’un certain « petit train » de la brousse — trenzinho do Caipira
—, là s’entassent ces « Cabocles » que Lévi-Strauss, sans indulgence, traduit « les
péquenauds » du bled. Feuilles de température, toujours. On faisait des Fugues jadis sur le
nom de Bach. Villa-Lobos écrit ce nom sur le ciel avec la fumée des locomotives
surannées, du Sertão. Mais quatre Fugues — « conversant » —, conclueront les §. 1 (pour
huit violoncelles), les §. 7 et §. 8 (pour grand orchestre) et couronneront l’œuvre entier
dans le §. 9 : « orchestre de voix » pour chœur mixte en onomatopées et timbres.
94 Dès le §. 1 nous sommes avertis. Une « Embolada » surgit sur le ferraillement rythmique,
et l’accord à vide, « inconsciemment dissonnant » des cinq doubles cordes de la viola
sertaneje. « Embolada », — ou bien « Côco de embolada », lorsqu’elle est dansée, nous en
avons parlé déjà. Elle aussi a tôt franchi, sur la côte Nord, l’espace social entre clans
amérindiens et salons d’Alagoas ou de Paraiba. Le « processus créateur rythmico-
mélodique », comme dit Mario de Andrade, y agite le vers chanté d’un trémoussement
furieux, 2/4, et la suspension d’anacrouse, avec le second temps décapité de son accent,
donne au débit son halètement caractéristique. Telle, comme en un dessin à demi
abstrait, la rage, sur un seul accord flottant des quatre sur huit violoncelles. Là-dessus va
se découper aux quatre autres le Motif.
95 Tentons d’évaluer l’ensemble en une image. Ce motif d’introduction qui sera aussi, à la fin
du mouvement, motif de fermeture ; nous en retrouverons la cellule de tête affectant çà
113
et là une figure de fanfare — §. 7, §. 8 par exemple. Pour l’instant, il lance en un bond, sur
un écart de neuvième, son incipit généreux de Concerto, par deux fois : mais chacune des
deux lianes fleurit d’une terminaison différemment chantante, agréablement lovée. Là-
dessus, toujours, la rage rythmique qui, elle, va fleurir dans le thème d’« Embolada » (§.
4). Pour à peine quarante mesures du premier segment, voici un double développement —
cinquante, puis soixante-dix mesures dans lesquelles par deux fois la cellule finale
« brève-longue-brève », comme ces insectes rendus par la chaleur, tourbillonne sur elle-
même, triolets, puis quintolets, puis doubles croches, — quatre « entrées », au cours
desquelles à mesure l’étoffe polyphonique s’épaissit, soit par hiatus d’accents, soit par
« diminutions » de cellules. Construction, et une sorte de liberté insolente comme une
feinte têtue d’improvisation. Puis (§. 11) une coupure, (un long trait dégringolant au
troisième violoncelle). Alors s’engage une seconde danse : ou plutôt une « chanson dansée
du type familier aux régions du Nord ». Le rythme prolonge celui de l’« Embolada », en
deux figures, relancées d’un instrument à l’autre, ou écrasées sur deux d’entre eux, la
seconde plus canaille et presque impudique, la première s’étirant tout à coup comme une
feinte amoureuse. L’ensemble va donner deux volets, bien aérés par des triolets jetés sur
le staccato de deux des instruments, qui prolonge la frénésie. Les mêmes triolets
formeront une sorte de freinage, où la queue du tout premier motif préparera la rentrée
du motif complet pour dix-huit mesures de terminaison brillante. Tout cela d’une écriture
serrée et aérée à la fois, parfaitement logique dans — le mot vient à la plume de lui-même
— cette « atmosphère » d’une même rythmicité à travers toutes ses figures. Comme Bach
conclut Majeur, Villa-Lobos termine ce ballet abstrait de défi amoureux par un unisson.
96 Ce n’est pas au hasard que Villa-Lobos, pour cette seconde grande construction de sa vie,
s’est choisi un portique de rien que violoncelles : une formation qu’il emploiera volontiers
pour sa merveilleuse lumière, et dont nous verrons, vers la fin de sa vie, un emploi
émouvant.
97 Second mouvement : c’est la « Modinha ». Villa-Lobos surveille celle-là avec un soin très
perceptible. Peut-être se doute-t-il qu’à l’« Universalisation » qu’il envisage, la
« Modinha » justement, pourra mettre un obstacle puissant. Tout un aspect du génie de
Mozart est d’avoir su chanter parfaitement en se retenant de tout effet ; et il y a dans
l’évolution de la musique romantique, ce mystère, que tout émergement de l’affectivité
par la générosité d’arabesques mélodiques est dans l’œuvre le point de pourrissement. La
couleur du sentiment passe comme celle des costumes. Seule une dynamique exacte du
vivant peut prétendre à rester, hors du temps, la présence intérieure de l’homme. « Aria »
de la Suite en ré, « Modinha » — nous verrons cela avec la Ve Bachiana. Mais « Modinha »
et « bel canto » : une tentation redoutable pour l’homme qui a été nourri aussi de Puccini,
et qui, dans son ultime Quatuor à cordes, articulera l’incipit — une mesure — d’un Air
fameux de la « Tosca » : tendre et fugitive confession au moment où la mort est connue
comme proche. « Modinha » : dans ses aspects liminaires, les Brésiliens l’excuseront
toujours quand elle aura passé la mesure supportable aux scrupules de l’Européen.
98 Villa-Lobos, dans la première des « Bachianas » a gardé parfaite mesure. Tout y est bref,
simple comme la vérité. Deux motifs, dans la position A-B-B-A-B, le premier de type
ascendant, presque angoissé, le second désinent et d’une douceur extrême, la soudure
entre les deux groupes, brève comme une monition d’attente, sur une levée de la voix
basse. B, dans ses deux positions médianes, est traité une fois serré, une fois desserré, en
« augmentation ». Les deux figures alors, sont séparées par un « pont » assez long, treize
mesures d’agitato, où la seconde voix s’anime et s’inquiète. La fin — violoncelle solo —
114
donne à l’attaque dernière du motif une variante douloureuse. Tout se termine encore sur
unisson.
99 La Fugue enfin : vrai motif de sérénade pour Chôrões, — ici Villa-Lobos invoque le
patronage du vieux bohême Satiro Bilhar, le diurne fut fonctionnaire public, et le
nocturne fut membre de la Confrérie villonienne. Fugue, mais aussi dispute entre
Chôroes, auxquels il faut bien attribuer une Fugue de péroraison libre, en général suivant
les schémas de la fugue d’école, sur trois figures rythmiques à travers les variations du
sujet ou l’apparition de motif étranger : le motif d’abord, ce bond de quinte, preste,
ricochant sa note supérieure comme une bille en cinq rebonds que saisit la cellule rubato-
syncope brève-longue-brève. Toute la fugue lui devra cette allure dansante, un brin
truande, dans l’esprit non seulement des Sérénades urbaines, mais aussi des « Quod-
libets » de la famille Bach. Le contre-sujet apportera un motif gambadeur plus pesant.
Enfin les deux voix supérieures mèneront durement la dernière reprise libre du sujet,
dans les vingt-deux dernières mesures, avec une broderie de doubles-croches piquées,
par-dessus l’« augmentation » réservée aux deux voix basses. L’épisode apparaît revêtu
cette fois de gravité et enveloppé, sous les doubles croches des violoncelles 1 et 2, d’un
motif que les Chorões, dans leurs jeux sonores, appellent le « grand contre chant ». Cette
union de l’écriture jardinée et la truanderie forme une transition idéale entre les Chôros
et les « Bachianas ».
100 Ainsi s’engage une Série nouvelle, et comme paradoxale à l’avance, si l’on met en compte
chez lui l’inappétence comme biologique à la rigidité des développements logiques, et le
besoin, congénital à tous les riches, de laisser fuser les Variantes et bouillonner à l’état
naissant le Divers.
101 1938, cinquième des « Bachianas » : Villa-Lobos, qui entre temps a élargi son espace à
celui du grand orchestre, ou de l’orchestre avec piano, revient à la formule de l’ensemble
pour violoncelles, plus une voix de femme. Deux mouvements : « Aria » (Cantilena) —
nous sommes dans l’esprit de la vaste mélodie lyrique, — et « Martelo » : une danse.
102 J’ai entendu dans un Jury des confrères, dont je partage en général les jusgements,
déclarer la Cantilène du Cinquième Bachiana « indéfendable ». J’ai vu de jeunes élèves
difficiles la préférer à « Erosão » par exemple, pour son fluide. J’ai vu les Brésiliens les
plus exigeants écouter les larmes aux yeux. Juger ? Peut-on mieux souligner une
divergence de dimension continentale entre sensibilités et exigences ?
103 Il semble difficile, au demeurant, de ne pas sentir, derrière cette page une pente qu’on
retrouve par exemple chez Schumann, lorsque, très évidemment, il tente, sur un domaine
précis du Lied, la gageure d’une solution personnelle face à la solution proposée par
Schubert. Dans la Cantilène dont nous parlons, il y a aussi, secret comme une sorte de
présence intérieure, l’« Aria » de la « Suite en Ré » : point un calque, une certaine volonté
d’ouvrir et de fermer la mélodie en un certain arc parfait : un objet de compétition
subconsciente, comme le tâtonnement vers un problème de beauté absolue. En particulier
l’intuition éclate, chez Bach, qu’à une courbe doit se lier la réponse, l’équilibre d’une
autre courbe : l’une emplit les silences de l’autre en une conversation rythmique serrée
où précisément s’abolit la basculade latente, dans le vide, d’une simple mélodie
harmonisée. Dieu sait avec quelles prudences le chef d’orchestre, pourtant, veille à ce que
n’intervienne pas, contre Bach, certain appui de la sensibilité particulière, à partir duquel
s’altère la virginité lumineuse du système.
115
104 Villa-Lobos, au cœur de son esthétique nouvelle, semble se mettre devant un état de
tension analogue, gageure pour gageure. Il dispose son mélisme sur une mutation
fréquente du temps de courbe quadrillé par lui pour parer à toute symétrie. Peut-être
parce que, pour cet « Aria », Bach a évité dans la construction générale la reprise du
premier motif, — chacun étant exposé goûté deux fois, et le désir restant sur sa tension,
Villa-Lobos, disposant le système Motif-Psalmodie et reprise, estime avoir rendu à la
symétrie ses devoirs. C’est dans le corps du chant que doivent s’agencer les feintes avec le
tempo : régime de fond 5/4, déroutages calculés sur 3/2, 4/4 ou 6/4. Pour le motif, la voix
de soprano, en vocalise, s’intègre à une formation purement instrumentale.
105 Le récitatif conte, sur le ton d’une psalmodie véhémente, un soir où le nuage transparent,
« sur l’espace chargé de tendresse » laisse surgir la lune « ainsi qu’une fille qui apprête sa
beauté », tandis que se taisent les oiseaux tristes que la mer reflète la lueur opaline, et
que s’éveille « la cruelle nostalgie qui ensemble rit et pleure ».
106 Dans cette œuvre, Villa-Lobos n’a prévu que deux épisodes, dont le contraste le plus
violent possible accomplira la somme. Voici dépistée la notion « Suite », pour un équilibre
plus brutal. L’élément équilibreur — un « Martelo » est, nous l’avons dit plus haut, une
variante de cette joute à deux improvisée que constitue sur toutes les places publiques de
l’histoire épique, le « Desafio ». Il est, dit Renato, « l’arme majeure des chanteurs
publics ». Ici, point de défi des chanteurs : ou bien ce serait entre le petit oiseau Irerê du
Sertão, (et tous avec lui : Cambraxirram, Juriti, Sofrê, Bemtevi, ou Sabiá, toutes ces figures
ailées des matins qui s’éveillent) — et le chanteur, triste chanteur qui n’a plus ni sa viola
ni son amour, amoureux de la « flûte silvestre qui vient en brise, du fond du Sertão » et
s’appelle Irerê, Bemtevi, Sabiá de la jungle. Et alors, le débit de doubles croches fouettées
finit par se faire une espèce de chant d’oiseau, coupé ça et là de ports de voix, de ralentis,
d’acclamations, de longues tenues : toutes les figures de la plainte et de l’amour : prosodie
d’homme en langage oiseau. Un « Desafio » où l’oiseau garderait le silence. Gardons-nous
au moins de l’écouter sans y réincarner ce ballet de corps trémoussés et volubiles,
derrière lesquels il y a tout un univers. Bachiana §. VI : voici, chantant liane contre liane,
une flûte et un basson. Le second mouvement est une « Fantaisie » : il veut marier
écriture et improvisation. Dans le premier, — un Chôro —, c’est encore un « style Bach
inconscient » des donneurs de sérénades qui va servir de référence.
107 Avec les grandes fresques orchestrales se généralise désormais l’alliance de la linéarité
cohérente, des longues figures, et des battements de rythmes horizontaux, sur tapisserie
de mouvements polyphoniques de pouls différents, les superpositions étant liées et
développées sans « expressionnisme » ni symbolique particulière obligatoire. — Le
Prélude de Bach §. VIII — pourtant retrouve l’ossature comme géologique des cors, le 3e
mouvement s’offre sous la double dénomination de « Toccata » — (terme de truchement
qui évoque une mécanique de percussion plutôt que la « Catira batida ») — comme un
« Cateretê » : dont on ne sait si elle est de nom amérindien comme est indienne la
formation serrées des intervalles, ou si elle est d’essence africaine, ou si encore elle coiffe
d’une prononciation vicieuse de « tout va bien » une danse indienne confisquée par les
Noirs, et que rythment à la fois les talons et les cordes de viola percutées. L’orchestre
éclate en doubles croches piquées, fouets de « petites notes », trépignements — 6/8 avec
chicanes habituelles — d’un seul jet, sur plus de deux cent cinquante mesures, sans tarir
dans les quelques répits d’un « Meno vivace ». Intarissablement, Villa-Lobos est ainsi fait
qu’un thème, entre ses mains, prolifère comme une fougère de jungle. Qui l’a entendu
improviser en a fait l’expérience. Bach — puisque Bach il y a — représente, devant ce
116
NOTES
1. S’il nous est permis de citer notre « Chopin » : discographie de l’Unesco, 1949, section
« Études ».
2. Le mot est de Villa-Lobos.
3. « Éloges ». Pourférer une enfance. Gallimard, tome I, p.20.
4. Cf. « Histoire de la musique ». La Pléiade, tome II, 1325 ssq.
5. Cf. J.-S. Bach. « Collection Génie et Réalités ». Hachette, 1963, p.59.
118
1 L’œuvre de Villa-Lobos, en dépit de ses lignes d’unité, est si vaste, inégale et touffue qu’il
serait vain de vouloir en suivre le détail. Nous y avons cherché jusqu’ici ce qu’il serait
peut-être décevant de chercher dans beaucoup d’autres : les types répondant aux lignes
de forme d’une existence. Mais une autre structure se dessine là-dessous, comme la raison
secrète d’une vocation qui fit de cet homme un intuitif. Justement parce qu’il n’a rien
concerté, qui ne fût d’abord aux ordres de quelque grande obéissance à une disposition
d’abord contemplative, qui décidait pour lui. Villa-Lobos s’est trouvé missionné, sur son
Continent, pour en créer le mythe et l’épopée.
2 Non pas que, même aux heures de choix, — la « Semanha » ou le retour de Paris, ou la
« Révolution » d’Octobre 1930 et le mécénat de Getulio Vargas —, Villa-Lobos ait dû
contracter une sorte d’engagement avec son imagination et ses puissances intérieures. Le
pari qui nous a valu avec Balzac la Comédie humaine ne peut pas se tenir sur le plan
musical. Simplement, il y a obsession, perpétuel retour à des mêmes choses. Cette
imagination est enfermée dans l’horizon de sa terre, et même la leçon de style qui, depuis
l’Allemagne de Bach, et par les nouvelles spéculations parisiennes, parvient jusqu’aux
confusions brûlantes du Nouveau monde, moule les polyphonies aux galbes et aux
obessions sonores du terroir. Encore une fois, moins qu’un autre, le créateur n’échappe à
sa destinée : et moins encore cet impulsif, quelle que soit l’intelligence et la minutie avec
lesquelles il sait, dans les détails les plus précis, raisonner de son impulsion elle-même.
3 Une fois encore, on sera surpris de l’ambitus spirituel, et nous sommes à une époque de
musiques « visuelles ». Entre les croquis d’enfants, — berceuses, rondes et jeux — où se
complait inlassablement ce tendre, et l’esquisse d’une mythologie, sinon d’une
Apocalypse possible de cette terre dans ce temps, l’éventail est ouvert d’une foule
d’objets, types ou silhouettes qui, dans l’optique finale, apparaissent déjà comme le
processionnal irrecommençable d’un Continent. La vocation a dépassé l’homme ; les
Oswald de la « Semanha », et Paris même, l’avaient en somme bien senti. Que cette
vocation de Villa-Lobos ne réponde pas à une option libre, mais se manifeste comme une
ombre portée, ne change rien à la chose : cela pourrait être le signe qu’il a suivi sa route
avec l’instinct aveugle des découvreurs.
119
4 Pas plus que nous ne le trouvons spéculant devant les hauts-spectacles de l’Amazonie,
Villa-Lobos ne se sent trop grand pour ce que, dans la vie, on peut appeler les « petites
heures ». Il y a quelque chose de sain dans la tranquillité avec laquelle, traversant chaque
jour le tapage de la rue, et montant les dix étages de l’Α.Β.Ι.1, il savait « dételer » et se
vider l’âme devant le tapis vert d’un billard. Derrière cet intense, il y a d’abord un grand
enfant. Rappelons-nous comment il se dit l’« homme du moment », l’explorateur,
suspendu sur le rapide, en plein vertige, en pleine écume, en plein tumulte, sur la corde
qui sert de pont. La minute a tout son poids de réel. Ainsi cet enfant adulte reste, chaque
moment, l’homme de l’atttendrissement sur des choses, des bêtes, des rondes enfantines.
Il se décante alors, entre les sommets de l’œuvre, quantité de hasards perdus : minutes
saisies, bribes sauvées comme elles allaient passer, émotions fugitives notées et, selon
l’humeur, épaissies ou amincies, cerfs volants, gallons, montagnes, ou négrilhos baîllant
aux pétards de la Saint-Jean : c’est ce que nous aimerions appeler maintenant « types et
figures de l’amour d’une terre ».
5 Peu de « thèmes ». Ils s’ordonnent autour de berceuses connues, de rondes, autour de
quelques fêtes : Noël, le Carnaval — de quelques jeux, de quelques silhouettes : un petit
train poussif, un cabocle penché sur sa terre, la verdure tout à coup d’une fazenda. Le
monde des enfants débouche sur le monde des hommes, et celui des hommes sur celui des
Esprits.
6 Les enfants d’abord. Ils sont sa passion et sa faiblesse. Avec eux il partage l’amour des
« attrapes » et des farces, des cerfs-volants géants et des bagarres, l’amour des Pères
fouettards, avec ces méandres de la peur au bout desquels luit toujours une petite étoile.
Un jour, il convoque des amis pour donner en primeur une nouvelle œuvre. Soudain il se
lève du piano ; aujourd’hui la tradition enfantine veut qu’on lâche des « balões » ?
7 « Balões » : dans tout Rio vu les larges banderolles, à travers les boulevards, rappelant que
ces montgolfières de papier fin, avec leur nacelle d’étoupe, qui montent lentement,
rouges, presque solennelles dans la nuit, s’équilibrent et planent dans l’air, sont interdites
par l’Article tant du contrat municipal. Elles entrent, dans ce pays des fenêtres toujours
ouvertes, par les balcons, se faufilent dans les courants d’air, allument — nous sommes
témoins — de jolis feux dans des rideaux ou des courtines, quand elles n’incendient pas,
dans le pays intérieur, des hectares de montagne couleur de lion.
8 Défendus. Mais la vente en est libre dans les boutiques foraines du Largo da Carioca, en
plein centre de la Cité. Donc plus de première audition, plus de piano, de cigare bahianais
entre amis. Il faut acheter, lâcher le « balão » rituel. Les esprits forts souriront. C’est
pourtant ainsi.
9 Plaçons donc ici ces pièces pour piano, charmantes, moins anodines qu’il n’y paraît,
« Cirandas », et en diminutif « Cirandinhas ». Des rondes : et pourtant quelque chose de
plus dense tend toujours à déborder le cadre. Lyrisme qui s’avoue ingénu, qui ouvre le
tiroir secret des tendresses, — mais la tendresse, comme ces insectes légers, tend et
s’évade vers on ne sait quelle flamme de violence. On dirait qu’une chose est vue à la fois
avec les yeux du conteur et ceux, plus inquiets, de l’homme.
10 Glanons. — Est-ce « Térézinha de Jesus » ? Cette petite Thérèse est dansée comme elle le
serait dans des « Green Pastures ». Deux thèmes, dont l’un très fugitif : c’est une ronde de
Paraiba (— jusqu’où n’a pas été la petite Sainte ? —). De la syncope, aérienne, presque
flottante, une ombre mineure, et, bien entendu, le rubato maxixe, ployant un corps
d’enfant indienne.
120
piste, glissandi. Suit Caipirinha, paysanne, moins dégourdie, et sentant un peu son fumier.
Voici le Roi et la Reine, avec leur « bloc » de Carnaval, montés sur une « Marcha » qui sort
de la plus belle École de Sambas. Le trombone solo dresse le cor vers la populace de
rythmes qui les escorte. Le démon à une seule jambe, qui siffle et ne parle pas, Sacy
Péréré, choisit ce moment pour paraître. Mais ce diablotin est l’ami des enfants peureux.
Reflux, folie en diminutif, où timbres et motif se retrouvent comme des familles perdues
que se coudoient dans la cohue sans se reconnaître. Tout cela court, preste, peinturluré,
comme chez nous les Capitaines d’armée que remplacent le courage par le vermillon, et
les états de service par des moustaches.
27 « Momo prococe » : Voic le « petit Roi de Carnaval ». L’ensemble est une espèce de
Concerto-Fantaisie, pour orchestre et piano. L’idée première fut un « Carnaval des
enfants », dans la folie des hommes, le ramassis autonome aux gestes vieux, au regard
précoce, de la grande République des garnements. Mais nous dépassons l’argument.
« Concerto » libre en un mouvement ? « Suite » ? Trois grands panneaux, entre allegro
molto et prestissimo, avec flottements, renversements. Un Allegretto gracioso introduit
brièvement la fresque, et y pratique en cours de folie deux césures. Par deux fois, on
dirait que le film s’arrête ; quelques mesures de Lento suspendent le temps et aèrent le
tumulte. La « Marcha » de Carnaval n’y manque point, rythme simple sur instrumentation
simple : presque rien, — le rien s’envole sur un tambourin de campagne, pour retomber
sur le clavier solo du pianiste et se perdre dans ses réincarnations successives : on s’en
doutait. Point de violences, ni surtout d’épaisseurs ; la foule, les gesticulations et les
bruits se résolvent en figures rudimentaires ; l’instinct stipule un fond d’uniformité et
d’obsession, où se détachent les épisodes. Et sans doute fallait-il un meneur de jeu : ce
piano énervé, énervant, attendri et muselé, entre percussion, fusée, pirouette,
crépitement ou trille, dont la participation s’affirme à mesure, comme si lui-même était
entraîné peu à peu dans la folie, et ne pouvait plus s’en dégager, passée la première motié
de cette kaléidoscopique aventure.
28 Voilà donc le cycle bien agrandi. Refermons-le avec la « Famille de bébé » pour piano solo.
29 L’Europe a eu les « Scènes d’enfants » de Schumann, les « Enfantines » de Moussorgsky ;
elle ne pouvait pas ne pas avoir, avec toutes boîtes à joujoux, ses « Enfants » et leurs
« sortilèges », le « Children’s corner », les « Ninerias » de Turina ou les « Skazki » de
Prokofiev. Comment, du folklore brésilien, Villa-Lobos n’aurait-il pas, avec la « Caixinha
das boas festas » perpétré les deux grandes suites de la « Famille de bébé » : une suite des
poupées (1918), une suite des animaux (1921), à quoi répondra (1926) une suite des jeux,
dont il semble d’ailleurs se désintéresser, et qui n’est pas publié. La « blanche » :
sentimentale est en porcelaine, la « moreninha » est en pâte de papier ; la « Caboclinha »
est fille du « Cabocle » au teint de cuivre, donc elle est en argile.
30 Gloses. On sent, dans ces croquis l’espèce de fringale sonore qui fait dépasser les schèmes
d’une écriture d’époque. Quelque chose de généreux gobe les suggestions européennes
encore fraîches. Ce monde est traversé d’étranges profondeurs, rondes et complaintes
percent sous le jeu sonore et donnent cette lumière à la créature d’argile, à la pauvresse,
et même à la bizarre sorcière qui se raconte entre deux grimaces. Retrouve-ton dans la
Caboclinha, cette clarté brillante et cirée, suspendue et comme inhumaine, sur la
plantation du cabocle, dans le « cycle brésilien » ? Prétextes ? C’est un décrochage de
rythmes d’ailleurs plus arbitraires et cérébraux que vitaux, et bizarrement étrangers à la
rythmique équatoriale des poèmes symphoniques ; c’est la matière piquante des flashes
123
35 Second croquis : dans une mème indécision rythmique, un petit caril-loin de matin frais,
comme en aima Liszt. Là-dedans chante une « Modinha », sur quelques lèvres inconnues ?
Les violences passagères n’y feront rien : ce sont là jolis croquembouches, et le peu de
frais que fait l’auteur situe tout cela parmi les heures détendues.
36 Perplexités pourtant : voici qu’un moment — 1917 — avec la « Simples Coletanea », le
piano fait mine d’envier Debussy, ses Préludes et ses images : « Rhodante », d’après le
poème de Samain, ou, dans une langue un peu plus personelle, mais aussi de moindre
saveur, le monde enchanté de Ravel : « dans un berceau féerique ». Minutes vites passées.
37 Dans le temps vont s’espacer d’autres feuilles : glanons, « Valsa da dor » — 1932 —,
« Poeme Singelo » — 1943 —. Nous errons autour de la Valse carioque, dans les sentiers
sentimentaux du premier âge. La Valse carioque est bien tendre ; elle n’est pas beaucoup
plus que cela.
38 « Alma Brasileira » : c’est, dans la série des « Chôros », le cinquième, pour piano solo :
nous l’avons réservé. Il est de belle matière. Il spécule sur le vague de syncopes ténues,
qui accompagnent un chant très sobre, non sans noblesse. Chopin n’est pas très loin. A la
seconde idée, cette « marche » est portée par un esprit de danse : vaillante, un peu
tzigane ; pour finir, ce grand arpège « pianistique », comme un accord brisé
« d’ambiance ». Ce Chôros mériterait sa place dans le « Cielo Brasileiro » — 1936 — près
des « Impressões Seresteiras » par exemple. Il est un témoignage et témoigne
valablement. Muricy y voit « une cristallisation tragique de la sensibilité et de l’âme »
brésiliennes, « une superbe synthèse » de la race.
39 « Impressões Seresteiras » : pourquoi le motif simple de cette Seresta pianistique ne se
passe-t-il pas de petites cadences d’arpèges ou de broderies confidentielles alors, à la
mode, qui situent cette pièce dans l’intimité des « bis » de salon. Avec les trois autres
croquis du cycle, nous sommes dans la campagne. « Plantation du cabocle », « Fête au
Sertão », « Dance » de cet « Indien blanc » qui est Villa-Lobos lui-même. Tout cela est
devenu classique.
40 « Cabocle », ce descendant lointain métissé de l’Indien couleur de cuivre, à l’origine, et
dont le nom est devenu synonyme maintenant du paysan obtus, indolent, oisif et méfiant
essaimé par tout le Sertão, et qui a toujours raison, négativement, contre les hommes. Il
sait que sa récolte, après mille efforts, sera fauchée en une nuit par les fourmis à ciseaux,
grillée par le sec, emportée par la crue, et considère sans envie près de lui l’émigré
japonais, acharné, penché sur ses hectares têtus de tomates et de salades.
41 « Plantation du cabocle » : la meilleure du cycle. Elle a une lumière lisztienne, elle aussi :
chant de basse sur le carillon, le frétillement plutôt de reflets d’une longue pédale
supérieure en accord brisé, à peine troublée en son milieu par une variation chromatique
passagère. Sous l’étude de mouvement, peut-être, un espace matinal, brillant des
feuillages cirés : une lourdeur qui se contemple dans sa terre, et se raconte à l’immensité
inchangeable.
42 « Fête au Sertão » : accords alternés, travaillés de syncopages, bourrasques joyeuses du
sang. Sur cet arbre ont poussé Debussy et Albeniz. Fête du pauvre : tout le monde s’y met,
et on ne rit pas tous les jours. Il y a des fusées, évidemment, comme pendant cette
quinzaine à Rio qui précède à la Saint-Jean, où tout est crépitement et fusillade. C’est
encore une pièce de brio pianistique, où passe un autre chant de basses, comme le leit-
motiv de la tristesse commune, sur des broderies contrariées en doubles-croches,
quintolets et sextolets, — sans doute à cause de la foule.
125
43 « Danse de l’Indien blanc » : sur les staccati de notes répétées, une mélopée en « trois
pour deux ». Elle a, dans sa tristesse, quelque chose d’obsédé et de solennel : mais la
rapidité ague et grise. Les glissandi, sur le clavier, mènent au presto du vertige. Brio
toujours, bon piano pour cinq doigts, preste, chaud, coloré et qui n’est pas en vain devenu
populaire.
44 Au demeurant ce ne sont là qu’explications, saisies au passage par la gouache, en
instantanés. Au fond, il n’est jusqu’à la musique symphonique ou de chambre dont le
thématisme ne reflète, explicite ou non, une certaine gesticulation des formes : quelque
chose comme la caricature négligente, un peu factice, de Caribé croquant les foules
bahianaises. On a vu déjà le « Carreiro » dans les crépuscules surhumains de la mer. Villa-
Lobos évoque souvent, dans la 2e « Bachiana » par exemple, les danseurs de Capoeira, et
non seulement autour d’eux — il y tient beaucoup — les odeurs végétales, ou celles de ces
sucreries que marchandent les grosses négresses alentour, mais même ce personnage
national dont nous avons parlé, « Capadocio », et qui est le badaud, fier à bras, un brin
gascon, immensément paresseux, et capable de colères. Il suffirait de demander à
l’imagination visuelle un petit effort pour qu’ainsi, dans toute musique lobosienne,
paysages et types sortent de terre et se mettent à danser.
45 Et en effet, des personnages nous glissons vite aux paysages. Comment se les représenter,
les uns et les autres, sinon mêlés, identifiés en une même essence de langueur et de
violence ? Rappelons nous la Finale en « Toccata » de la même seconde « Bachiana »,
comme prophétisant un poème célèbre de Prévert, ce « petit train » euphorique
« Treuzinho do Caipira ». Nous dépassons le paysan têtu qui, dans le réel, descend pousser
la locomotive sur les côtes : et c’est dans un contrepoint de fumée, de halètements, de
cahots et de violence ? Rappelons-nous la Finale en « Toccata » de fond des horizons cette
espèce d’hymne, ou de Choral, apparentée à tels Hymnes soviétiques composés bien plus
tard... Du Honegger silvestre, sifflements, harmoniques des rails sous les roues, chaudes
poussivités et glissandi pour le matériel ; — on se demande parfois si le paysage ne se met
pas, avec celui du Psalmiste, à bondir comme un troupeau de jeunes agneaux.
46 Évoquerons-nous les « Macumbas » et les « Candomblés » ? Elles habitent partout, comme
ces termites qui, à cent kilomètres de Rio, rendent toutes les crêtes rougeoleuses. Elles
habitent le « Nonetto » et toutes les plyrythmies, — elles habitent même la courte « Messe
de Saint-Sébastien » — ainsi les missionnaires, sur tous les Continents, baptisent les
chênes sacrés et les pierres tombées du ciel.
47 Le petit train nous mène-t-il à la Montagne ? Voici que le paysage prend son échelle tout à
coup : c’est la VIe Symphonie.
48 Quel diable un jour souffla à Villa-Lobos l’idée de marier la musique à la carte d’État-
major ? Laissons-le parler. Sur l’échelle du millimètre il fait reproduire le dessin
« mélodique » d’une montagne. Les coordonnées sont les millimètres, à l’horizontale, et, à
la verticale, les « 85 mots » en succession chromatique, du système tempéré, entre le « La
Un » et le « La Six ». Au niveau de la mer correspond la tonique, qu’on choisit majeure ou
mineure, selon la couleur du moment.
49 Il y a des montagnes pesantes, et il y en a de dansantes. Il y en a de déchirées. Il existe des
Chorals de montagnes, des dialectiques de sommets où rôde, j’en témoigne, ce Nombre
d’Or. Quiconque a contemplé sous lui là-haut la mélodie innombrable des profils avec le
contrepoint massif des cols ou des chaînes, du roc rousseâtre et du névé, aura pour la
musique millimétrée, ce rêve de rampants, peu d’indulgence. « Une mélodie », écrit
126
Manque-t-il cette grande colère ou panique, de l’esprit, qui jadis a poussé la Grèce à
serrer, pour nous tous, l’univers épars de ses puissances dans les images strictes, —
éclatantes et terrifiantes — de l’Unité ?
58 Entendons-nous : le problème que nous frôlons dépasse infiniment ces données
littéraires. Bien avant Freyre, et ses vues érotiques un peu préconçues, Euclydes da Cunha
a fait ressortir le tragique du triple métissage en ses innommbrables sous-
différenciations. « Nous n’avons pas d’unité de race ; nous n’en aurons peut-être jamais ».
Ces mots ont déjà plus d’un demi-siècle. Nous n’aurons garde pour notre part de lancer,
en étranger, comme dans le vide, ce terme d’unité, sans noter au passage qu’ici réside
précisément la tragédie des terres complexes. Et pourtant, c’est cette untié que le Grec a
cherchée à établir : dans l’esprit, seul lieu de toute identification supérieure.
59 Katz prétend que les Candomblés noires nourrissent la nostalgie acharnée d’un « retour »,
que toute une part de cette terre regarde vers l’Afrique en esprit, qu’à la mort du sorcier
on roule dans un linge son escabeau, ses armes et sa bouteille d’eau bénite, ses amulettes
et ses fétiches et qu’on les jette à la mer, de nuit, « pour qu’elle ramène tout en Afrique ».
Dit-il vrai ? Fabule-t-il ? Qu’importe le corps si l’âme est ailleurs ?
60 J’ai vu à la porte d’une église une pancarte signifier que le « port d’amulettes est indigne
d’un Chrétien ». En Occident l’avis resterait souvent valable. Mais âmes, terres, là-bas ; la
terre et l’eau, et le grand Christ, face à l’Océan, qui invite à l’Unité. Appelle-t-il aussi le
poète qui fera, l’aidera à faire la somme, comme jadis le chantre de Roland ? La musique
possède-t-elle l’ambitus total de rythme et de langage, à qui rien n’échappe des fonds de
la terre et du ciel, ni des abîmes de la mer ? Ou faudra-t-il la personnalité, que nous
disions « transfigurante », du poète et qui, de cette fermentation immense, saura tirer le
linéament d’un corps ? Nulle part, semble-t-il, n’existe encore en ce continent l’esquisse
d’un Mythe possible, que dans ce qu’en suggère cette œuvre de Villa-Lobos.
61 Nous sommes, pour parler avec Nietzsche, devant un grand pays à qui manque encore le
terrain de sa tragédie, et de son épopée d’abord. L’épopée est, pour une civilisation, la
nébuleuse de sa tragédie, le premier contact entre l’homme et les entités de son univers.
L’épopée est folklorique éminemment : mais en second degré déjà, et il y faut toujours
l’acte sublimateur d’un Homère. Lorsqu’un Erico Verissimo écrit son Ο tempo e ο vento,
c’est tout à coup le grand Sud qui recèle son âme ignorée à la patrie. Faudra-t-il que
d’abord chacune de ces terres, perdue dans une entité, trouve le poète qui conçoive son
essence ? Ce Brésil rêve de n’être plus centrifuge. L’avion n’y suffit pas. La province
excentrique subit toujours le magnétisme de la terre voisine. Les folkloristes tissent leur
toile d’unité, la magnifique tapisserie musicale brésilienne. Le folklore n’est pas un
élément de ligature. Il est un musée. Rio est-elle encore une île ? Un Lima Barreto y
sacrifie à la satire, un Manuel Bandeira à une poésie d’abord diaphane, puis nourrie de la
chair d’un troubadour. Un Machado de Assis s’y tourne vers le monde continental. De
quel précurseur a-t-on dit, cruellement, qu’il était la « patate épique » du pays ? En avait-
on si peur ?
62 Et pourtant on a vu se lever çà et là des figures. L’immense Mario de Andrade l’a senti, l’a
tenté, l’irremplaçable, prophète lui aussi, mais arrêté aux bords de son épopée par la
mort. D’autres : — peu en somme. Ce chroniqueur génial, Euclydes da Cunha, qui avons-
nous dit, suivit un jour les compagnies gouvernementales dans la guerre contre les
Jagunços d’Antonio Conseilhero ? Jeté comme vif dans la montagne et le Sertão Bahianais,
il a été le Saint-Paul de Damas, ébloui, écrasé par la montagne, la lumière, et les formes
129
vivantes du sol, terrifié aussi par les problèmes réels de la distance. Un historien
sociologue : Gilberto Freyre ? Lui aussi fait surgir les documents, sans leur communiquer
la force poétique du verbe. Il fait au Noir la part du lion, offre le reste en holocauste à la
pan-sexualité : l’image reste en tout géante.
63 Alentour, des intuitions, des convergences, l’esquisse de régionalismes explorants, les
témoignages, parfois véhéments, de problèmes qui ne s’esquivent pas : dans le passé,
Castro Alves, le Hugo de la libération des Noirs, José de Alencar, le romancier de
l’Indianisme, par qui la langue brésilienne s’est distancée du Portugais natif, Alfonso
Arinos nouvelliste raffiné du terroir. Graça Aranha a senti également cet appel. Pour les
contemporains, Verissimo, ou l’habile et prolixe Lins do Rego, chantre du pays Nord :
Gracialiano Ramos, et surtout, Nordiste lui aussi, Jorge Amado.
64 Immodeste de ma part ? Ici je ne peux que laisser mes amis brésiliens à leur pensée. Mais,
— (est-ce encore une certitude que de là-bas j’ai rapportée au dossier complexe du Verbe
et du Son ?) : le compositeur musical n’a jamais créé que sur les sols que lui ont tassés les
poètes, bien avant que musique et poème aient cessé d’être un unique et indiscernable
acte sacral.
65 La Forêt ? Les Mythes ne se cueillent plus dans les forêts comme des orchidées. Ou c’était
à l’époque où les forêts faisaient Tristan. Villa-Lobos, faute de mieux, domicilie son mythe
chez l’Indien. A tout prendre, il a pour lui l’histoire. Sans doute, il aime faire valoir, dans
les figures solaires, — comme s’il en sentait les limites obscurément — le symbolisme
« humain », la portée métaphysique facile, ces braves entités qu’il invoque dans la préface
de « Ruda, dieu d’Amour ». Uirapuru », « Erosão », l’oiseau de l’amour impossible, les
larmes de la lune : de cette mythologie à des positions sur lesquelles peut et doit se faire,
selon Mallarmé, le Mythe « neuf », « Sacre d’un des actes de la Civilisation, un, dégagé de
personnalité car il compose notre aspect multiple », il y a plus de distance qu’entre les
deux maisons, diurne et nocturne, des Saints du noir « terreiro ». Il apparaît qu’ici, où
l’homme ne peut sentir grand et agir que dans le vent d’une intuition qui déborde sur sa
vie, Villa-Lobos tâtonne entre trois grandes entités. Entité poétique, la Silve, les horizons,
les chaleurs, — les êtres ; entité cosmologique, qui émerge dans le titre même d’« Erosão »
et éclate dans le « Poème d’Itabira » ou dans l’apocalyptique VIIe Symphonie ; entité
mystique enfin avec « Sume Pater Patrium » par exemple, et le « Descobrimento ». C’est
de sa part, semble-t-il, assez bien cerner les choses.
66 Nous aurions pu envisager la 1ère Symphonie tout à l’heure, comme un acte d’amour de
plus à la terre brésilienne, et même nous laisser prendre à y chercher (en vain) l’amusette
de la « millimétrisation ». Elle nous apparaissait plutôt comme la vision déjà quasi
mythique des montagnes qui structurent cette terre de grandiose façon. Il n’est donc pas
indifférent que la VIIe ait été conçue dans le même temps, et que ce temps — 1944-1945 —
soit celui d’un ensanglantement planétaire. De la guerre précédente étaient nées déjà
trois Symphonies. L’« Apocalypse » a montré — 1942 — son visage dans la complainte
dramatique d’« Ita-bira » : Ici se conte, sur le ton du rhapsode, une inondation récente du
Minas Gerais : une vallée entière emportée, un être qui, dans les décombres, ramasse
l’épave fangeuse et stupide de « souvenirs ».
67 La voici, maintenant, dans les dimensions d’une Symphonie. « Un raz de marée » suppose
Villa-Lobos, « isole une partie de la terre. » Voici que surgissent au-dessus des eaux des
chaînes de montagnes, offrant aux hommes une perspective irrégulière et sinueuse,
semblable aux cheminements de la vie humaine à travers les temps. Aussi longtemps
qu’existeront sur terre ces montagnes, l’homme cheminera à la recherche de la paix.
130
Chaînes et monts, solidement plantés dans le sol, soutiendront l’homme qui va, cherchant
en vain à les imiter et à les détruire.
68 Cette fois, le symbolisme de la Montagne veut accoucher de ses entités. Il ne s’agit plus de
l’intensité dramatique des Serras, ces échines vertébrales interminables. Mais du drame
entre terre et océan, la réponse possible de l’Océan à l’arrogance des hommes. Quelle
grande cité ne songe obscurément à Sodome ? Comment l’homme s’arroge-t-il le droit
d’attaquer les montagnes au bull-dozer, d’en jeter les déblais dans l’Océan pour y
prolonger et y occuper, à son plaisir, un Continent déjà démesuré, désert et insaisissable ?
69 Ici, les signes cryptiques affluent, et leur maladresse même témoigne pour eux. Est-ce
spéculer trop avant que de retenir le titre de la Symphonie : « Odyssée de la paix » ? Est-
ce abus que d’isoler le premier terme : « Odyssée » ? Par quelle hyperbole, par quel court-
circuit le second mouvement, charpenté sur un simple contraste de paix et d’insécurité,
s’est-il voulu un motif hiéroglyphique : « America ».
70 Dira-t-on que le Prologue dans cette VIIe Symphonie, vise à nous faire sentir le raz de
marée qui isole on ne sait quel Continent témoin ? Raz de marée : voici l’émotivité
sensibilisée au violent, à l’anarchique, à une espèce d’instabilité de tout, qui désormais va
constituer son régime, parce qu’une imagination entièrement soumise à une certaine
manière d’être ne concevra jamais du formé dans un acte destructeur. Une matière de
hantises se constitue que nous retrouvons, à la même époque, dans « Erosão ». Nous voilà
devant une mantière sonore frémissante, de stridences rythmiques et de triolets plus
détendus, qui affectera parfois figure thématique, les motifs apparaissant un peu comme
les « rari nantes » de Virgile, — n’étaient les objurgations, par accès, aux cors, aux
trombones et aux pistons, qui constituent toujours plus ou moins l’ossature de la
construction lobosienne. La « tragédie » — ici le Scherzo — puis l’« épilogue » du Finale,
ne procéderont pas autrement. Il semble que cette Symphonie soit non point mise sous le
signe, mais écrite et sentie dans l’obsession des inquiétudes. Symphonie sans paix. Par
quelle angoisse mystérieuse, en cette année 1945 de la Paix, le musicien voit-il à son tour
le Nouveau monde promu au même destin de catastrophe, couvant dans les grands calmes
de l’Océan équatorial ? « Odyssée de la Paix » ? Le Continent nouveau ne pèse-t-il pas plus
désormais, entre les deux océans qui le protègent, que la barcasse jadis d’Ulysse dans les
passes méditerranéennes d’il y a trois mille ans.
71 Je suppose qu’il traîne de ci de là, au Brésil, nombre de ces « Ave Maria » ou « Tantum
ergo » mendiés au lever du lit par tel curé de paroisse. Villa-Lobos regarde en face une
nature divine, et il n’a jamais été avare de rien, exactement comme il ne se force à rien.
Peu d’œuvres, chez lui, se plient aux obligations d’une liturgie : dédiée au Patron de Rio,
la courte « Messe » vocale de « Saint-Sébastien », entre tradition ibérique et infiltrations
fétichistes, ou vingt ans plus tard — l’année qui précède sa mort — le « Magnificat -
Alleluia » écrit sur commande du Vatican.
72 Rio : Sébastien, le Saint aux flèches.
73 Nous avons là l’une de ses œuvres les plus sereines, par l’unité et le fondu. Il y a là un
paradoxe permanent. Est-il dans la brièveté des séquences, ce besoin sans cesse de
« retenir ». Est-il dans l’ambitus réduit de trois voix de femmes ? En général elles se
rassemblent au medium dans une prédilection des tessitures graves : souvent deux des
parties suivent l’organum en tierce habituel au folklore ; parfois elles se doublent dans un
unisson à double octave, entre qui se dispose une lumière vaste et chaude pour la voix
médiane.
131
74 Plus encore que le vieux procédé, repris de façon spectaculaire par Honegger dans la
« Danse de Mort », — le retour par instants à l’unité sur un unisson vertical de la
polyphonie, — et dont Villa-Lobos use ici largement, c’est dans l’épousement des voix,
dans ce contact serré de leurs chaleurs, qui ne permet entre elles nul espace, c’est dans
l’homogénéité de leur hauteur préparant celle de leur timbre, que réside cette
voluptueuse épaisseur d’une matière moussue. D’où viennent en réalité les modes ici
épars ? Même le plain-chant du « El sepultus » apporte au centre du « Credo » un style
revu par les « Macumbas ». Et les balancements marins du « Sanctus », dans la
contradiction rythmique qui les fait luire, sentent un peu les agrès arachnéens de Bahia.
Villa-Lobos, pour un enregistrement américain de cette « Messe », mettait en avant
quatre principes. « Cette musique, disait-il, est écrite avec foi, une imagination disciplinée
et une émotion religieuse ». Elle opère « plus près du style sacré que du mien propre ».
Dans le « Credo », le caractère grégorien du motif féctichiste « est plus villa-lobosien que
le reste de cette musique ». Enfin, la mélodie principale du « Sanctus » est écrite « dans le
style lytique des vieux chants religieux brésiliens ».
75 Je suis d’accord avec Alfred Frankenstein : ces belles indications doivent être repensées.
Sans doute, l’unité de l’œuvre est telle qu’elle évoque parfois la dureté tourmentée de
Victoria. On n’y sent pas moins affleurer, sous la discipline de l’œuvre, le Villa-Lobos des
Chôroes et des Serestas. Sous le couvert de l’unité, ce chœur cherche obstinément le
rassemblement maximum de ce que le P. de Caussade, au milieu du VIIIe siècle, appelait si
joliment et justement « le divers ».
76 Et pourtant, de quelque manière il ne semble pas qu’en ce domaine, Villa-Lobos se sente
entièrement « engagé ». Un critique américain a lancé la formule : « le Rabelais de la
musique ». Nous avons vu, bien plutôt, une espèce plus complexe, entre un Rimbaud
possible et un François Villon. On peut penser à quelque énergumène, voyageant en
Ombrie dans les petites troupes chantantes des Fratelli, d’où l’aurait séparé quelque
énorme tentation de vie. Ce qui, au secret de son cœur, vagabondait quelque exaltation
franciscaine fortement métissée, à travers le paysage des « Chôros » et des « Bachianas »,
ne pouvait prendre forme véritablement que dans le cadre de l’épopée : exactement
comme il était advenu des Symphonies.
77 Il existe à Santos, au pied de São Paulo, à la limite des vagues, un monument : une colonne
très simple, surmontée d’un globe et d’une petite croix. La roche de cap est sauvage,
renversée de biais et gercée. Un petit arbuste fourchu en estompe à peine la raideur. C’est
le monument aux découvreurs Portugais du Brésil. La « Découverte du Brésil », c’est dans
la pensée de Villa-Lobos, mais à l’envers, ce qu’est « Christophe Colomb » dans l’imagerie
mythique claudélienne : une « Chegança de Marujos », mais vue par un Blanc.
78 Le cas n’est pas rare, on l’a dit, de créateurs saisissant trop tôt leur vision et la reprenant
à l’âge de leur force. Ainsi de la Suite pour piano et orchestre qui s’intitule en 1913
« Espagne et Brésil » et renaît en 1937 dans la « Découverte du Brésil ». Comme
« Uirapuru » devait servir, — très librement —, de fond musical à un film, le
« Descobrimento » fut le développement d’une musique de film, et il fut évident pour
tous, à l’origine, qu’il devait s’en distancer avec intrépidité. L’Oratorio, si l’on peut le
nommer ainsi, commente le récit, attribué à Pero Vaz de Caminha, et par lequel fut
annoncé au Roi Manuel de Portugal le voyage de Pedro Alvares Cabral : la découverte, 22
Avril 1500, par les treize bâtiments, mystérieusement déroutés, d’une Terre.
132
79 Heure de Vêpre, Mercredi dans l’Octave de Pâques, à l’embouchure du fleuve Cai. La Terre
nouvelle est baptisée du nom de la Vraie Croix. Le chroniqueur rapporte l’étonnement
des Portugais devant ces hommes et ces femmes « à qui cacher certaines parties de leur
corps est aussi indifférent que montrer leurs faces », mais aussi la mimique des Indiens
qui, voyant les prêtres célébrer la première Messe, « se mirent debout et pendant
quelques instants sautèrent et dansèrent, soufflant dans leurs cors et leurs trompettes. »
Surtout le chroniqueur s’extasie sur la disponibilité merveilleuse de ces simples au Sacré
lorsque, les navigateurs baisant la Croix pour en signaler la sainteté aux Indigènes, « dix
ou douze natifs s’approchèrent et adorèrent à leur tour ». Au premier jour au mois de
Mai, la première Grand’Messe solennelle était célébrée sur la plage, « à deux tirs
d’arbalète de l’eau ».
80 Villa-Lobos suit les données de l’Histoire. Ne s’est-il pas produit ici quelque chose comme
le « rassemblement de tout » ? Ainsi se rassembleront, dans son épopée, mélismes indiens
— non plus cette fois « Canide Youne », mais « Ualalôce »2, lui aussi recueilli par Roquette
Pinto, — et, au-delà, rythmes espagnols, complaintes des quartiers mauresques avec leurs
ornements criards, mélodies nostalgiques du peuple portugais. A tout cela se moule une
musique moins soucieuse que jamais de citer ou de commenter, et dont toute la vie est
recréer.
81 Les trois premières Suites, elles-mêmes divisées, équilibrent la quatrième, en même
temps qu’elles lui forment Introduction. La première s’engage sur un court Largo
d’extrême violence, quelque chose comme une détermination passionnée de
conquérants : pour nous placer, très vite, au centre d’un paysage d’Océan : cette confusion
marine de l’espace uniforme, que seul mesure le temps de l’attente. A cette mesure
servira le quadrillage des danses, par trois épisodes, d’ailleurs brefs et composites : entre
eux se dessine l’horizontale du voyage. Elle aussi est « dépaysée » par des mélodies de
nostalgie, ou par le thème du Largo introductif, cette fois rêvée par le cor anglais, tandis
que des bribes de fanfares, étouffées, lentes ou chamarrant comme dorées sur les pistons,
dans une distance imaginaire, semblent le dialogue de navires qui se répondraient dans la
nuit. Paysages, pour finir, surtout « intérieur », que relancent et réaniment, sur ces plages
d’âme échouée, les fouets des mouvements dansés.
82 Si la seconde Suite apporte par grandes décharges les roulis de flûtes mauresques, les
saudades portugaises, le bruitage et le durcissement andalou, il semble que c’est moins
une « rallonge » d’espace que, dans un style d’époque, l’essai de camper le visage total
d’un peuple à la Découverte, qui emporte avec lui ses horizons. Et c’est en effet, après une
riche tapisserie de mélismes, comme autant de péripéties sonores, sur le motif initial que
va culminer, porté par un fugato de longue haleine, la péroraison de l’épisode ibérique.
Mais il est alors entièrement porté, et comme criblé de mystère par la percussion des
Indiens ; un pouls fiévreux, une ubiquité sourde, presque angoissante, de l’alerte. — Le
battement deviendra plus tard une véritable hantise —, que porte sur lui quelque vent
arrivé des fonds de la Forêt. Ainsi s’annonce le Nouveau monde dans la chair d’une peur.
Il va trouver à son tour son visage dans deux motifs principalement, introduit par
percussions et harmoniques « Ualalôce », vite épaissi, ses triolets dérythmés par les
mouvements qui l’enveloppent. Tout ceci préfigurant et cadrant musicalement le tête à
tête qui se prépare des deux univers.
83 Deux panneaux, maintenant, s’équilibrent exactement, en espace et en poids. C’est
d’abord la « Procession de la Croix » : longue scène composite, entre fanfares brutales,
euphorie dansée, percussions et chants d’oiseaux : entre 3/4, 4/4 et 6/8 le monde à la fois
133
d’une âme, l’œuvre que déterre un moment plus lucide et souvent beaucoup plus tardif ;
et le cœur, de son côté, ne dispose de ses propres confidences qu’aux heures qui lui
conviennent, et qui leur conviennent. C’est dans la perspective du tout que chaque détail
prend sa place et son sens.
91 Du profond de la terre mythique où s’agite, avec les vieux titans de la silve, ce monde
qu’on a dit, entre Hésiode et Job, où, à travers une œuvre arborescente on ne sait quel
point de lumière unit les Dieux de la roche primitive et ceux du ciel, nous avons vu
s’ébaucher, prendre vie et certitude, peu à peu, cette image à la fois désirée et quasi
involontaire d’un Continent qui depuis un demi-millier d’ans cherche son visage. Ame
d’âpre et vieille terreur, où grondent ensemble les inquiétudes de deux vastes terres, âme
tôt éblouie par la royauté du Soleil, âme catholique, triomphante en apparence, mais
traquée et tentée de toutes parts, et doutant si elle doit se défendre par la Croisade, ou
ignorer le danger. Le volcan bout encore derrière elle des colères des races et du sol ; et
l’Océan seul, devant elle, la rattache aux Mères de la Latinité. Au-dessus de la mer et des
abrupts de la roche, la protège, seul, le grand Christ énigmatique sur son pic, ses bras en
croix au milieu du ciel, ramassant la cohue du monde.
92 Si l’œuvre qui reflète cela est un Mythe, — peut-être le premier véritable Mythe brésilien
—, avons-nous dessiné, nous, le Mythe de cette vie ? Celui en qui s’est faite, comme par-
dessus lui, la légende d’un monde, a-t-il rendu possible la construction de sa propre
légende ?
93 Ami, j’en ai terminé. Il y aurait encore bien des perspectives à mettre en ordre, et ce livre
n’y suffirait pas. Chercher ton unité possible à l’intérieur d’une diversité sans limites, te
regarder obligé à porter ton pays : voilà ce qui m’a semblé, ensemble, premier et
inéluctable.
94 Le créateur entre dans une arène où son adversaire, son seul ami, est son œuvre. La lutte,
il s’en aperçoit vite, (— ou jamais —) est entre lui et lui-même. C’est déjà suffisant pour
constituer ce que Bruno Walter, sur ses vieux jours, appelait son « angoisse », demandant
à Dieu qu’elle ne s’apaise jamais.
95 Et il y a « les autres ». L’homme qui vit son rêve intérieur, quels rêves des autres
rencontre-t-il, quelles exigences, innombrables, hostiles ou amies, quelle généralité
humaine de l’exigence qui, un jour lointain, se révélera ou non, pour chacun, ce qu’à
partir de la Forêt brésilienne, tu n’as cessé d’évoquer, d’invoquer : le chant « universel » ?
Tous n’auront que balbutié : et la seule chance, ici, est encore d’avoir été soi-même.
L’homme, dans son œuvre, crée un autre vivant à qui il n’ajoutera jamais rien. Ou bien
c’est encore la parabole du semeur. Il jette, inépuisablement : ce qui doit germer,
germera.
96 J’ai voulu, aussi lucidement que je pouvais, tenter cette chose, déjà presque impossible :
profiler, dans ce que tu as créé, les figures de ton passage parmi nous. Nous sommes,
nous, dans la pleine vitesse encore du vivant.
97 Rio 1953
98 Septembre 1964
136
NOTES
1. La « Maison de la Presse » brésilienne.
2. Cf. Placard 1.
3. La Chorale de Pampelune a enregistré (Ducretet LLA 100) une « Prière sans paroles ».
137
1 1887 5 mars : Naissance d’Heitor Villa-Lobos à Rio de Janeiro. Son père, Raul, historien,
était d’origine espagnole ; sa mère, Noêmia, d’ascendance indienne.
2 1891-1899 Apprend le violoncelle et la clarinette avec son père ; est attiré par Bach et la
musique carioca (de Rio). Écoute les chants des seresteiros (musiciens populaires
donneurs de sérénades).
3 1901 Se mêle, comme guitariste, aux musiciens des « choroes », improvisant dans les rues.
4 1905 Première exploration musicale du pays : Bahia, le Nordeste, le Sud. « Mon premier
traité d’harmonie fut la carte du Brésil ».
5 1907-1910 Cours à l’Institut National de Musique. Nouveaux voyages à travers le Brésil, au
cours desquels il recueille des thèmes folkloriques. Donne des concerts de piano,
violoncelle, guitare, avec son compagnon de voyage Donizetti. Entend la musique de
Debussy à Bahia. Compose des pièces pour guitare dont la Suite Populaire Brésilienne. De
retour à Rio, écrit les opéras Aglaia et Élisa.
6 1912 Compose l’opéra en quatre actes « Izaht », fusion des deux précédents. Étudie à fond
les auteurs classiques. Subit l’influence de Wagner, Puccini, d’Indy.
7 1913 Épouse la pianiste Lucilia Guimaraes, qui fera partie de ses premiers interprètes. Trio
numéro 1 avec piano ; Petite Suite pour violoncelle et piano ; Grand Concerto (numéro 1) pour
violoncelle et orchestre.
8 1915 Premiers concerts à Friburgo et Rio. Divise la critique. Quatuors à Cordes numéros 1 et 2
.
9 1916 Danses Africaines - Myremis ; le Naufrage de Kleonicos (poèmes symphoniques) ;
Symphonie numéro 1 « L’Imprévue » ; Quatuor à Cordes numéro 3 ; Trio numéro 2 avec piano.
138
10 1917 Rencontre Darius Milhaud, lui fait connaître la musique typique de Rio. Amazonas,
Uirapuru, (ballets) ; Symphonie numéro 2, « l’Ascension » ; Quatuor à cordes numéro 4 ; Sextuor
mystique.
11 1918 Rencontre avec Arthur Rubinstein qui l’aidera financièrement. Lui dédie sa première
suite de « La Famille du Bébé » ; Symphonie numéro 4 « La Victoire ».
12 1920 Chôros numéro 1 pour guitare ; Symphonie numéro 5.
13 1921 Épigrammes ironiques et sentimentaux ; La Famille du Bébé numéro 2. Commence
« Rudepoema », portrait de Rubinstein.
14 1922 13 au 7 février, Semaine d’Art de Sao Paulo. En butte aux quolibets, les modernistes
proclament leur droit d’exister, contre le conservatisme et les influences venues
d’Europe. Villa-Lobos est raillé, Debussy et Satie sont également inscrits aux programmes.
Villa-Lobos reçoit une subvention gouvernementale pour effectuer un séjour en Europe.
15 Le 8 juillet, au Théâtre Municipal de Rio, création de la Famille du Bébé numéro 1 par
Rubinstein. Fantaisie sur des Mouvements Mixtes, pour violon et orchestre.
16 1923 Le compositeur arrive à Paris, où ses amis lui viennent en aide. Rejoint les artistes
d’avant-garde, est soutenu par Florent Schmitt et Paul le Flem. Rubinstein le présente à
l’éditeur Max Eschig. Concert à la Salle des Agriculteurs. Commence à vivre de son art.
Noneto ; Suite pour chant et violon ; Poème de l’enfant et de sa mère.
17 1923-1943 « Serestas » pour chant et piano.
18 1924 30 mai, création du Noneto à la Salle des Agriculteurs. Chôros numéros 2 et 7.
19 1925 Concerts au Brésil et en Argentine. Chôros numéros 3, 5 et 8 ; Le Martyre des Insectes,
pour violon et piano.
20 1926 Chôros numéros 4, 6 et 10 ; Cirandas ; Trois poèmes indigènes ; la Famille du Bébé numéro 3
(égaré).
21 1927 24 octobre et 5 décembre. Concerts historiques à la Salle Gaveau avec une pléiade
d’artistes dont Arthur Rubinstein, Vera Janacopoulos et Elsie Houston. Les aspects les plus
variés de l’œuvre sont présentés : Chôros numéros 2, 3, 4, 7, 8 et 10 ; Rudepoema, Serestas,
Trois Poèmes Indigènes, Noneto. Aline van Barentzen crée la seconde fuite de la Famille
du Bébé, qui lui est dédiée. « Il ne faudra pas s’étonner si Villa-Lobos, dans ses œuvres
caractéristiques, aboutit au bruitisme, témoin cet effarant Noneto ou le Chôros numéro 10
où la batterie devient le fonds essentiel de l’orchestre et s’enrichit d’un nombre
d’instruments indigènes de l’effet le plus inattendu ». (L. Chevalier, Le Monde Musical,
31.12.1927).
22 Concerts au Brésil où Villa-Lobos présente des musiciens français : Honegger, Roussel,
Poulenc, Schmitt. Est nommé directeur du Conservatoire International de Paris par Roger
Ducasse. Rencontre avec d’Indy ; une admiration réciproque naît entre les deux
musiciens. Projets avec Diaghilev, bientôt interrompus par la mort de ce dernier.
23 1928 Chôros numéro 11 ; Chôros numéro 14 (égaré) ; Chôros bis ; Quintette en forme de Chôros.
24 1929 Création d’Amazonas, le 30 mai, aux concerts Poulet, au même programme
qu’Amériques de Varèse. Selon Mario de Andrade, l’rochestre d’Amazonas « avance en se
traînant péniblement, cassant des branches et mettant à bas des arbres, des tonalités et
des traités d’harmonie ». Création à Amsterdam de Momoprecoce (le carnaval des enfants
brésiliens), par sa dédicataire Magda Tagliaferro. Chôros numéros 9 et 12 ; numéro 13 (égaré).
Introduction aux Chôros ; Francette et Pia ; Suite suggestive ; Douze études pour piano.
139
25 1930 Retour à Rio. Une révolution l’empêchera de revenir à Paris. Le nouveau régime lui
offre la possibilité d’organiser la vie musicale du pays. Effectue une tournée artistique
dans les états de Sao Paulo, Minas Gerais et Parana. Donne des conférences et stigmatise
le goût du peuple pour le football : « le football a fait dévier l’intelligence de la tête aux
pieds ». Bachianas Brasileiras numéros 1 et 2, numéro 4 dans sa version pianistique.
26 1931 Quatuor à cordes numéro 5.
27 1932 Prend la direction de la S.E.M.A., « Superintendance de l’Éducation Musicale et
Artistique ». Amorce un mouvement en faveur du chant choral. Rencontre avec Arminda
Neves d’Almeida, qui deviendra la seconde compagne de son existence. Le Guide Pratique,
pour piano, recueils numéros 1 à 10 (existe également pour chœurs). Transcription
d’Amazonas pour piano, de Rudepoema pour orchestre : Le Cerf-volant du gamin.
28 1933 Création de l’Orchestre Villa-Lobos, à buts éducatifs. Organise la première audition
brésilienne de la Missa Solemnis de Beethoven.
29 1933-1936 Composition de nombreuses pages chorales.
30 1933-1943 Modinhas e cançoes (chant et piano ou orchestre).
31 1934 Dirige le ballet « Jurupary », sur la musique du Chôros numéro 10, avec Serge Lifar.
Spectacle repris l’année suivante à la Salle Pleyel.
32 1935 Crée la Messe en si, pour le 250e anniversaire de Bach. Dirige trois concerts au
Théâtre Colon au cours de la visite du Président Vargas à Buenos-Aires. Création du ballet
Uirapuru.
33 1936 Se rend au congrès d’Education Musicale de Prague - Cycle Brésilien (piano).
34 1937 Écrit la Découverte du Brésil, pour le film d’Humberto Mauro, dont il tire quatre suites
symphoniques. Messe de Saint-Sébastien, dédiée au saint patron de Rio.
35 1938 Dirige, jusqu’en 1941, des ensembles d’élèves des écoles primaires (jusqu’à 40 000
participants à la fois), Bachianas Brasileiras numéros 3 et 5 (aria) ; numéro 6 ; Quatuor à cordes
numéro 6.
36 1940 Visite de Leopold Stokowski à Rio. Mandu Çarara (cantate) ; Cinq Préludes pour guitare.
37 1941 Bachianas Brasileiras numéro 4 dans la version orchestrale.
38 1942 Création du Conservatoire de Chant Orphéonique. Quatuor à cordes numéro 7 ; Poema
de Itabira ; Bachianas Brasileiras numéro 7. Dirige en première audition au Brésil les
Bachianas Brasileiras numéro 4, les Chôros numéros 6, 9 et 11, une partie de la « Découverte du
Brésil ».
39 1943 Invocation pour la Défense de la Patrie (entrée en guerre du Brésil). Nommé Docteur
Honoris Causa de l’Université de New-York.
40 1944 Voyage aux États-Unis. Dirige à Los Angeles. Bachianas Brasileiras numéro 8 ; Symphonie
numéro 6 « Montagnes du Brésil » ; Quatuor à cordes numéro 8.
41 1945 Dirige pour la première fois à New-York (Chôros numéros 8 et 9), Chicago et Boston,
où il donne la première mondiale du Chôros numéro 12. La dimension internationale du
compositeur est consacrée. Fonde l’Académie Brésilienne de Musique, dont il devient le
premier président. Bachianas Brasileiras numéro 5 (second mouvement) ; Bachianas
Brasileiras numéro 9 pour orchestre à cordes ou orchestre de voix ; Concerto numéro 1 pour piano ;
Symphonie numéro 7 ; Madona (poème symphonique) ; Quatuor à cordes numéro 9 ; Trio pour
violon, alto et violoncelle.
140
Bibliographie
Discographie critique
1 Heitor Villa-Lobos, l’auteur le plus fécond du XXe siècle, reste paradoxalement peu
enregistré, si l’on considère l’importance de son apport au patrimoine culturel de
l’humanité. A l’orchestre, domaine où il s’est le plus accompli, de graves lacunes
demeurent au moment de réaliser cette édition. On ne peut avoir accès aux grandes pages
épiques et amazoniennes, les enregistrements américains si prestigieux de Uirapuru et d’
Érosion, des Forêts de l’Amazone, ne sont plus disponibles : une partie de ceux produits en
France par le compositeur, comme la Découverte du Brésil, les Dixième et Onzième Chôros,
font aussi cruellement défaut, tandis que le disque réunissant Genesis et Mandu Carara n’a
eu qu’un tirage limité, dans le cadre des réalisations du Musée Villa-Lobos, inaccessibles
sur le marché mondial.
2 Les célébrations du centenaire ont néanmoins stimulé l’imagination de quelques
producteurs et nous nous trouvons peut-être à l’aube d’une ère nouvelle. Dans cette
situation d’attente, nous avons tenté de présenter un reflet de ce que fut le cheminement
discographique d’un certain nombre d’œuvres depuis l’essor du microsillon jusqu’aux
débuts du compact. Auprès des disques disponibles, nous avons retenu les disques épuisés
(SUP.) présentant un caractère historique, sans prétendre à une exploration exhaustive
dans les limites de cet ouvrage. Dans le cas de pages célèbres comme les Bachianas
Brasileiras et celles pour guitare, notre sélection a été nécessairement réduite.
143
LES ANTHOLOGIES
20 **** Villa-Lobos par lui-même : Bachianas Brasileiras numéros 1 à 9 - Chôros numéros 2, 5,
10, 11 - Deux Chôros Bis - Cinquième Concerto pour piano - Invocation pour la défense de
la patrie - La découverte du Brésil - Momoprecoce - La famille du bébé (Suites numéros 1
et 2) -Quatrième syphonie, « La Victoire ».
21 Magda Tagliaferro - Aline van Barentzen - Maria Kareska - Victoria de Los Angeles -
Felicia Blumenthal - Manoel Braune - Henri Bronschwak -Jacques Neilz, etc. Chœurs de la
Radiodiffusion Française - Chorale J.M.F. - Orchestre National de la Radiodiffusion
Française - Direction : Heitor Villa-Lobos.
22 (F) 10 disques V.S.M. - C 153-14090/99, et un 45 tours : la voix de Villa-Lobos enregistrée à
Paris en 1958. (SUP).
23 Recueil d’œuvres dirigées par Villa-Lobos ou enregistrées en sa présence à Paris, de juin
1954 à mai 1958 ; fruit de ses années de travail avec l’Orchestre National de la
Radiodiffusion Française et quelques-uns de ses grands interprètes. Série de référence
pour les bons tempos, les qualités des instrumentistes.
24 **** Bachianas Brasileiras numéros 1 à 9 - Concerto pour guitare.
25 Barbara Hendricks (sop.) - Alfonso Moreno (guitare) - Lisa Hansen (flûte) - Susan Bell
(basson) - Royal Philarmonic Orchestra - Orchestre Philarmonique Municipal de Mexico -
dir. Enrique Batiz.
26 (G.B.) EMI 3 CD-CDC 747901 à 903.
27 Lorsque les Bachianas Brasileiras se parent de couleurs nouvelles, dans la réalisation
vigoureuse et inspirée du chef mexicain Enrique Batiz.
28 **** L’œuvre de piano. Anna-Stella Schic.
29 Guia Pratico - Tristorosa - Petizada - Brinquedo de roda - 1e et 2e suites enfantines -
Valse-scherzo - Ο gato e ο rato - Ondulado - Ibericarabe -Danses caractéristiques
africaines - Suite florale - Simples coletanea -Amazonas - La famille du bébé (suites
numéros 1 et 2) - Histoire de fées - Le carnaval des enfants — Lenda do caboclo - Ballet
infernal - A fiandeira - Rudepoema - Chôros numéros 1, 2 ,5 - Sul America — Saudades das
selvas brasileiras - Cirandas - Cirandinhas - Francette et Pia - La petite boîte à musique
cassée - Valsa da dor - Cycle brésilien - Poema singelo - Bachianas Brasileiras numéro 4 -
New-York skyline melody -Hommage à Chopin - As tres marias - Cinq préludes.
30 (F) 10 disques V.S.M. 2 C165-16250/9 (SUP.)
31 (F) 2 CD Adès 14095-2/14096-2, reprend une partie de l’intégrale EMI.
32 Le jeu clair et précis d’une artiste qui bénéficia des conseils du compositeur ; un
panorama de pièces d’intérêt didactique, de scènes typiques et de grandes partitions
expérimentales comme « Amazonas » et « Rudepoema ».
33 *** L’Œuvre pour Voix et Instruments. Anna-Maria Bondi (soprano), Françoise Petit (piano) ;
les Solistes de Paris, direction Henri-Claude Fantapié.
34 Bachianas Brasileiras pour soprano et huit violoncelles - Poème de l’enfant et de sa mère -
Suite pour chant et violon - Duas paisagens - Jardim fanado - Canção de cristal - Vôo
(Seresta numéro 14) - Serestas - Canções tipicas brasileiras - Mondinhas et canções -
35 (F) 3 disques SFP 31024/5/6 - (SUP.)
145
83 L’explosif Chôros numéro 8 sonne encore aujourd’hui comme une nouveauté ; le numéro
9 forme contraste par sa nature lyrique.
84 **** Chôros numéro 12 - Orchestre Philarmonique de Liège, dir. Pierre Bartholomée.
85 (BEL) RIC 007 / CD 007010
86 La profusion sonore de l’un des plus beaux chôros, dans une réalisation qui reste un
exemple pour les nouvelles générations de chefs d’orchestre.
87 * Danses africaines - Orchestre de Louisville, dir. Mester (U.S.) LOUS-695
88 ** La Découverte du Brésil (4e suite) - Noneto - Chôros numéro 10
89 Orchestre symphonique et chœurs du Théâtre Municipal de Rio de Janeiro, dir. Michel
Rochat ; R.R. Duarte ; V. Verbitsky.
90 (B) Tapecar gravaçñes MEC/MVL 014
91 ** Emperor Jones - Suite numéro 2 pour orchestre de chambre
92 Orchestre Symphonique du Théâtre Municipal de Rio de Janeiro dir. Laszlo Halasz
93 (B) Tapecar Gravações MEC/MVL 011
94 **** Érosion (Erosão) ou l’Origine de l’Amazone (Avec : Dello Joio) Orchestre de Louisville, dir.
Robert Whitney
95 (U.S.) CSP AML 4615 (SUP.)
96 Le chantre des légendes amérindiennes au sommet de son inspiration, dans une version
de très haut niveau.
97 ** Fantaisie Concertante pour orchestre de Violoncelles - Préludes et Fugues du « Clavecin bien
tempéré » de J.-S. Bach, transcrits pour orchestre de violoncelles.
98 Violoncello Society, New-York, dir. H. Villa-Lobos
99 (U.S.) Everest LPBR 6024 (SUP.)
100 **** Forêts de l’Amazone - Bidu Sayão (soprano) - Orchestre « Symphony of the Air » et
chœurs, dir. H. Villa-Lobos.
101 (U.S.) UAS 8007 (SUP.)
102 Le créateur à la fin de sa vie, toujours à la recherche de sonorités nouvelles. Une fresque
épique restituée dans toute sa magie, grâce à l’heureuse réunion d’un orchestre hors-
ligne, de l’incomparable Bidu Sayão et du compositeur sur le podium. Un disque
aujourd’hui disparu dont la réédition s’impose.
103 *** Madnu Çarara - Genesis
104 Chœurs, Orchestre Symphonique Brésilien, Orchestre du Théâtre Municipal de Rio de
Janeiro, dir. Henrique Morelenbaum et Mario Tavares.
105 (B) Caravelle - MEC/MVL 003
106 Deux aspects frémissants du Villa-Lobos amazonien : l’apothéose de la danse dans la
légende enfantine « Mandu Çarara » ; un nouveau chapitre de trouvailles orchestrales
dans le luxuriant « Genesis ».
107 **** Noneto - Quatuor pour flûte, saxophone, celesta, harpe et voix de femmes.
108 Concert Arts Ensemble et Roger Wagner Chorale ; dir. Roger Wagner. (U.S.) Capitol
Classics Ρ 8191 - (SUP.)
148
MUSIQUE DE CHAMBRE
134 *** Assobio a jato pour flûte et violoncelle - Fantaisie concertante pour clarinette, basson et piano -
Chôros numéro 2 pour flûte et clarinette -(Avec : Guerra Peixe - Duo pour clarinette et
basson).
149
MÉLODIES
164 **** Viola quebrada - Adeus Ema - Canção do poeta do seculo XVIII -Samba classico - Desejo - Xango
(Avec : mélodies de Braga et de Guastavino).
165 Teresa Berganza (mezzo-soprano)- J.A. Alvarez Parejo (piano) (CH.) Claves D 8401 - CD
50-8401
166 ** Suite pour chant et violon - (Voir : Ensembles instrumentaux) L’une des créations les plus
audacieuses du compositeur.
167 ** Serestas (14) - Maria-Lucia Godoy (soprano)
168 (B) PHI 4122111
169 **** Canções tipicas brasileiras - Jardim fanado - Canção de cristal -Canção do poeta do seculo XVIII
- Cantilena - Vira Portugues.
170 Cristina Maristany (soprano) - Alceu Bocchino (piano).
171 (B) Angel 3 CBX-395
172 Voir également : anthologies - « L’œuvre pour voix et instruments » - Bachianas
Brasileiras numéro 5 : diverses interprétations.
PIANO
173 **** Pièces diverses, Arnaldo Estrella
174 (B) LP CAR 43007
175 **** Rudepoema, Famille du Bébé et pièces diverses - Nelson Freire
176 La puissance et la sûreté d’instinct de Nelson Freire, traducteur idéal de la pensée de
l’auteur.
177 (D) Teldec CD 843686
178 ** Cycle Brésilien, Bachianas Brasileiras numéro 4 et pièces diverses.
179 Cristina Ortiz
180 (G.B.) Decca CD 417650 - 2
181 *** Pièces diverses, Miguel Proença
182 (B) Arsis ARLP 012
183 **** La Famille du Bébé - 1ère suite, Arthur Rubinstein
184 (D & G.B.) RCA/RL 42024
185 **** Guia Pratico - Amazonas, Robert Szidon
186 (B) 2 disques Angel 3 CBX401-402
187 *** Pièces diverses, Magda Tagliaferro
188 (F) enr. origine (B) EMI-VSM 2 CO65-813346 (SUP.)
189 N.B. Voir également : anthologies « L’œuvre de piano »
151
CHŒURS
190 ** Messe de Saint-Sébastien - Bachianas Brasileiras numéro 9 pour orchestre de voix.
191 Association de Chant Choral de Rio de Janeiro - dir. Cleofe Person de Mattos
192 (B) Tapecar gravações MEC/MVL 022
193 *** Ave Maria - Fuga - Bendita Sabedoria - Duas Lendas Amerindias -Jaquibau - Bazzum - Estrela
do ceu e lua nova. (Avec : auteurs divers).
194 Chœur de chambre de l’Université du Texas, dir. Morris J. Beachy. (B) Tapecar gravaçñes
MEC/MVL 024
GUITARE
195 L’œuvre pour guitare - Turibio Santos
196 (F) CDM 2 LP 78869-70 - Κ 478869 - 2 CD 278869-70
197 *** Chôros numéro 1 - Études numéros 5 et 10 - Préludes numéros 1, 3 et 4 - Suite populaire
brésilienne (Avec : Nobre)
198 Oscar Caceres
199 (F) PAV ADW 7097
200 N.B. Pour Chôros numéro 1, voir également : anthologies « Les Chôros de chambre » et
« Villa-Lobos ο interprete ».
201 ** Suite populaire brésilienne - Chôros numéro 1 Roland Dyens (voir : Concerto pour guitare)
202 *** Cinq Préludes - Douze Études (Avec : Ginastera ; Sonate).
203 Eduardo Fernandez
204 (G.B.) Decca CD-414616-2
205 *** Douze Études, Julian Bream (voir : concerto pour guitare) (G.B.)
206 ** Douze Études, Narciso Yepes (avec : Cinq Préludes) (D) DG 253 0140
207 *** Cinq Préludes, Julian Bream (voir : Concerto pour guitare).
208 **** Musique pour la guitare espagnole, Laurindo Almeida
209 Études numéros 1, 7, 8 - Préludes numéros 1, 3, 5 - Schottisch-Chôro.
210 (G.B.) Capitol Ρ 8497.
211 1er Septembre 1987