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conférences - Visages de la pensée - Liens et contacts
l’animal (cf. ci-dessus), au contraire le devenir tel qu’il est envisagé dans la
conception « nouvelle » rattache l’homme à l’animal, établissant entre l’un et
l’autre une essentielle continuité. Que cela nous suffise pour l’instant à éviter
l’amalgame : nous aurons à revenir ultérieurement sur ce point.
Le caractère problématique de cette nouvelle conception du devenir, quant à
lui, demande à être manifesté avec précision. C’est ce que nous allons nous
attacher à montrer, en examinant brièvement et tour à tour les deux formes
majeures sous lesquelles cette idée circule aujourd’hui. Nous pourrons ensuite
faire saillir, par contraste, toute la spécificité du devenir-humain véritable,
entendu non comme passage du non-humain à l’humain, mais comme
acheminement de l’homme vers lui-même.
b) L’autre forme majeure sous laquelle circule aujourd’hui l’idée d’un passage du
non-humain à l’humain est, pour sa part, relative au devenir humain de l’individu.
Elle stipule que le fruit de l’accouplement d’un homme et d’une femme n’est pas
un être humain, tant qu’il ne manifeste pas certaines caractéristiques déterminées.
Ces caractéristiques — pour le dire de manière simplifiée et en allant droit à
l’essentiel — consistent dans l’usage du langage et l’exercice de la pensée. On
remarque et l’on affirme alors que c’est seulement dans et par son rapport avec
les hommes, dans et par son immersion dans un langage ambiant et omniprésent,
que l’être devient humain. Insistant sur la nécessité que ce rapport s’établisse sur
le mode de la reconnaissance, l’on dira même que c’est le regard et l’attention
que nous portons sur lui, et l’amour que nous lui vouons, qui rendent humain un
petit être qui, d’abord, ne l’est pas.
On affirme dans ce cas qu’il y a passage du non-humain à l’humain, et que ce
passage consiste, pour l’être considéré, dans la réception d’un apport extérieur.
L’humanité, déjà là par ailleurs, est transmise ou donnée à un être qui, avant ce
don et sans lui, n’est pas humain. Et l’on nie cette fois que cet être, de lui-même
et selon une évolution spontanée, puisse devenir humain ; on invoque
classiquement l’exemple des « enfants sauvages » qui, placés par les
Mais outre leur incompatibilité entre eux, ces deux points de vue sont, chacun
pour sa part, lourds de graves difficultés qu’il nous faut examiner maintenant.
ne s’agit que de zoologie, semble beaucoup plus sujette à caution quand c’est
l’homme, être non seulement vivant mais pensant, qu’elle concerne.
Peut-être n’y a-t-il, dans cette réticence, qu’attachement aveugle à une illusion
dès longtemps admise et entretenue. Peut-être faut-il y voir l’effet d’un orgueil
puéril et démesuré, ou, à l’invitation de Freud, la marque d’un « égoïsme naïf » :
l’homme croirait, de toute bonne foi mais indûment, être d’une tout autre essence
que l’animal, et ceci, parce qu’il attribuerait inconsidérément à la pensée un statut
radicalement non-physiologique. Il répugnerait donc, pour de mauvaises raisons, à
se considérer comme le simple maillon d’une chaîne évolutive purement
physiologique.
Peut-être, mais pour en décider, il faut justement statuer sur l’objet du litige : la
pensée, entendue au sens large précisé ci-dessus. Et insistons-y : il faut statuer sur
elle en particulier, lui réserver un examen spécial, et non pas se contenter de
l’englober dans une explication générale. En d’autres termes, totalement
insuffisant serait le raisonnement suivant, séduisant en apparence mais tout
sophistique en fait : 1) L’homme résulte d’une évolution physiologique, 2)
L’homme pense, 3) La pensée est donc le résultat d’une évolution physiologique.
En effet, nous n’avons aucun droit de poser la première affirmation, qui porte sur
l’homme en général, tant que nous n’avons pas vérifié sa justesse pour chacun
des éléments particuliers qui composent l’homme ; pour pouvoir dire que tout ce
qui est en l’homme trouve une explication satisfaisante dans le principe d’une
évolution physiologique, il faut que ce principe ait d’abord démontré sa capacité à
rendre compte de chaque élément présent en l’homme, — en particulier : de la
pensée.
Ces obscurités disparaissent, dès que l’on admet que ce ne sont pas les neurones
qui produisent la pensée, mais au contraire la pensée qui examine les neurones
comme quelque chose d’autre qu’elle-même, et qui, par conséquent, s’étonne,
questionne et se prononce à leur propos. C’est la pensée qui s’interroge sur les
rapports entre la pensée et les neurones, manifestant de ce simple fait l’écart
infini qui les sépare. Autant la pensée est à la fois ce qui étudie, compare, et ce
qui est est étudié, comparé, autant les neurones ne sont qu’objets d’étude —
objets physiques qui demandent à être découverts, examinés et analysés par autre
chose que par eux-mêmes : ce qui implique l’intervention de quelque chose qui
soit radicalement différent des neurones.
Convenons donc que, lorsque je pense à moi-même, ce ne sont pas mes
neurones qui pensent à eux-mêmes ; et que, quand je pense à mes neurones, c’est
à autre chose que moi-même que je pense.
Deuxièmement, l’on ne peut cependant pas affirmer que la pensée qui est la
nôtre puisse exister et s’exercer sans entretenir le moindre rapport avec les
neurones (ou le physiologique en général). Il est patent, en effet, que nous ne
pouvons penser sans eux ; que leur dysfonctionnement, lorsqu’il a lieu, affecte
directement notre pensée ; bref : qu’il existe un lien étroit entre ces éléments
physiques et cette faculté. Comment alors concilier l’existence de ce lien avec
l’existence, qui vient d’être affirmée ci-dessus, d’une différence radicale qui les
séparerait ? Pour ne pas sombrer dans la contradiction, il nous faut admettre
apparemment que la pensée est, à la fois, en rapport avec les neurones et
radicalement autonome par rapport à eux ; que les neurones, en d’autres termes,
offrent bien un support à la pensée, sans être toutefois la source de celle-ci.
Voilà qui semble malaisé à admettre et, de prime abord, peut-être, peu cohérent.
Pourtant, là encore, une expérience fort simple peut nous être d’un grand secours,
en nous montrant par le fait qu’il peut exister, pour la pensée, une manière d’être
en liaison avec la dimension physique, qui n’entame, cependant, en rien sa
complète autonomie par rapport à cette même dimension.
Cette expérience est celle du langage. En celui-ci, en effet, que trouvons-nous ?
D’une part, une dimension physique, matérielle : lorsque nous parlons ou
écrivons, nous émettons des sons ou traçons des signes, qui doivent être
appréhendés au moyen des sens (ouïe, vue). D’autre part, une dimension d’un
autre ordre : ce que nous disons ou écrivons a une signification ; cette
signification ne peut être saisie au moyen des sens, mais seulement au moyen de
l’intelligence, de la pensée : nous ne pouvons ni entendre ni voir physiquement —
avec nos oreilles ou nos yeux — une idée, nous ne pouvons que la comprendre.
En ce moment même, à l’instant, le lecteur de ces lignes en fait l’expérience : ses
yeux voient des signes physiques, qu’il ne confond certes pas avec les idées que
son intelligence saisit.
Quelle relation y a-t-il donc, dans le langage, entre ces deux dimensions
présentes en lui ?
D’un côté, il apparaît une relation de dépendance, en ce sens que la
signification ne peut s’exprimer, se manifester comme telle, qu’à travers des
signes physiques ; impossible, en effet, de penser réellement sans que cette
pensée ne s’incarne en un discours, parlé ou écrit, où la dimension physique est
nécessairement présente : lors même que nous pensons « intérieurement », en
nous-mêmes et pour nous-mêmes, sans manifestation à l’extérieur, nous pensons
au moyens de mots, dont le caractère physique est bien réel, quoique fort discret
(de la même façon, nous pouvons entendre intérieurement une musique, ou voir
intérieurement un visage : en ces cas la dimension physique est réduite au
Parvenus à ce point, une ultime possibilité nous reste à envisager. Si, en effet,
nous admettons que la pensée ne saurait apparaître ni à la faveur d’une évolution
physiologique spontanée, ni au moyen d’une éducation faite de pure réceptivité,
ne peut-on envisager qu’elle puisse résulter d’une combinaison de ces deux
processus ? Si chacun des deux, considéré isolément, s’avère impuissant à rendre
compte de l’existence de la pensée, ne se pourrait-il que leur conjonction y
parvienne ? C’est là un point de vue qui, aujourd’hui, semble recueillir un nombre
croissant de suffrages ; l’homme serait le fruit de la conjugaison de deux devenirs,
l’un appelé « hominisation » et désignant l’évolution physiologique, l’autre
nommé « humanisation » et désignant l’évolution culturelle. Ce dispositif paraît,
de prime abord, commode et astucieux. Mais résiste-t-il vraiment à l’examen ?
Evolution physiologique, l’« hominisation » peut expliquer l’apparition du
support de la pensée, non la pensée elle-même. Evolution culturelle,
l’« humanisation » peut expliquer le développement d’une pensée déjà là, non le
surgissement de la pensée elle-même. Entre les deux demeure donc un abîme, et
les deux processus ne peuvent s’articuler tels quels l’un à l’autre : leur
conjonction ne peut s’opérer sans l’intervention d’un moyen-terme, qui n’est en
aucun d’eux et qu’aucun d’eux ne peut fournir : la pensée elle-même. En effet,
l’« humanisation » ne saurait s’exercer directement sur le produit livré par
l’« hominisation », puisque celui-ci, par hypothèse, est tout entier défini par une
certaine complexion physiologique, sans plus. On ne voit donc pas comment
l’« humanisation » pourrait développer une pensée encore inexistante ! On voit
fort bien, en revanche, comment il faut rectifier le dispositif pour que celui-ci
devienne cohérent : il faut admettre, comme nous l’avons fait, que l’
« hominisation » fournit un support (mais non une source) à la pensée, et que
c’est ensuite la pensée qui constitue la matière (mais non le résultat) de
l’« humanisation ».
C’est donc bien par l’intermédiaire de la pensée, et selon une médiation en
laquelle la présence de celle-ci est tout aussi indispensable qu’elle demeure
inexpliquée, que l’« hominisation » et l’« humanisation » peuvent s’articuler l’une
à l’autre. Et l’on doit confesser qu’il y a bien peu d’apparence que la pensée
puisse naître de l’union de deux processus, dont l’un est incapable de la produire,
et dont l’autre ne peut que la présupposer.
pensée que ce même support, mais non son existence : le corps ne peut détruire
par son dysfonctionnement que ce qu’il peut aussi produire par son bon
fonctionnement. Aussi doit-on considérer que, chez le vieillard, la dimension de la
pensée — qui inclut, rappelons-le, la réflexion rationnelle, mais aussi la volonté et
le sentiment — peut bien « retomber en puissance », redevenir être en puissance
sans support adéquat pour son exercice, mais non pas non-être pur et simple.
C’est pourquoi s’impose finalement la conclusion suivante : entre l’être qui est
incapable de pensée et de langage (l’animal), et celui qui en est capable
(l’homme), la différence n’est pas simplement de degré mais d’essence, ce qui
interdit tout « passage » de l’un à l’autre. Par contre, entre l’être qui ne pense ni
ne parle encore, ou qui ne pense ni ne parle plus, mais qui en a en lui la capacité,
et l’être qui pense et parle effectivement, la différence n’est pas d’essence mais
seulement de degré ; de l’un à l’autre, le passage n’est pas de l’absence de pensée
à la présence de pensée, mais de la pensée comme capacité à la pensée exercée :
non pas du non-humain à l’humain, mais de l’humain à l’humain. Et, comme le
montrent les rapides analyses relatives à l’être en puissance, exposées ci-dessus,
les différents degrés qui existent dans le devenir de la pensée n’indiquent en
aucun cas que certains seraient plus humains que d’autres : c’est en effet dans le
seul être-en-puissance, qui est plein et entier en chacun, que nous avons reconnu
le caractère à la fois distinctif et constitutif de l’humanité de l’homme ; il peut
bien y avoir des degrés dans la réalisation de cette puissance, il ne saurait y en
avoir dans sa possession.
Au terme de cette rapide invitation à la réflexion, ce sont donc quatre idées
fréquemment admises qui demandent à être revues et critiquées : 1) L’application
à l’homme, telle quelle, de la théorie de l’évolution des espèces, 2) La conception
de l’éducation ou de l’apprentissage comme réceptivité pure, 3) La croyance en
l’existence d’un homme « adulte » en qui l’humanité serait absolument réalisée,
et 4) La croyance, symétrique de la précédente, selon laquelle l’humanité, chez le
petit d’homme (embryon, foetus ou nouveau-né) ou chez le vieil homme, serait
absolument absente.
Gildas RICHARD
(écrire à cet auteur)
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