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Philippe Blanchet
Université de Rennes 2
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All content following this page was uploaded by Philippe Blanchet on 22 May 2017.
Mon travail a ainsi été de noter tout au long de ce colloque les informations,
les idées, les formulations, les positionnements, qui m’ont paru les plus
significatifs des enjeux de la constitution et du développement de cette
approche sociodidactique à laquelle j’adhère depuis ses débuts. Mon propos
est ici, en effet, de contribuer à dessiner des pistes pour poursuivre son
affirmation scientifique et sociale en identifiant des zones de convergences
mais aussi des zones de tensions, de divergences, toutes zones à
questionnerii. Du coup, j’ai suivi les séances dans leur intégralité, chose que
l’on fait peu d’ordinaire car un colloque est aussi un lieu de sociabilité où
les discussions « off » sont importantes et se substituent parfois aux séances
« in ». Le fait d’avoir réuni un nombre modéré d’intervenant-e-s a
heureusement permis de travailler uniquement en plénières. J’inclurai
néanmoins les résultats des discussions que j’ai pu avoir pendant les pauses
avec plusieurs participants et notamment, je dois l’en remercier, une longue
et riche discussion avec Joaquim Dolz.
En regroupant les notes que j’ai prises au fil du colloque, j’arrive à trois
thématiques transversales assez habituelles : questions théoriques et
épistémologiques, questions méthodologiques et questions d’intervention.
Faute de temps, et parce que mes questionnement épistémologiques et
théoriques vont les impliquer, je ne traiterai pas ici directement des
questions de méthode de recherche, qui sont d’ailleurs fréquemment
discutées lors de nos diverses réunions scientifiques.
C’est en ce sens que le préfixe socio- doit être affirmé, y compris parce
qu’il s’agit en didactique des langues comme en linguistique d’insister sur
une contextualisation sociale que d’autres travaux non socio- dans ces
domaines ne prennent pas suffisamment ou pas du tout en compte tant
comme problématisation que comme méthode de recherche. De ce point de
vue, je me reconnais largement dans le cadrage et les objectifs de ce
colloque, qui sont proches de deux ouvrages que j’ai publiés récemment
(Blanchet, Moore et Rahal, 2009 ; Blanchet et Chardenet, 2011), puisque
tous deux affichent en titre la notion de didactique contextualisée.
Pour moi, une théorie s’inscrit toujours dans une épistémologie. Une théorie
est une connaissance scientifique, qui rend compte de façon organisée et
compréhensible, de phénomènes complexes, vastes et divers (et, pour nous,
humains et sociaux). Pour élaborer et diffuser une connaissance, il faut
avoir une théorie de la connaissance (sauf à se laisser mener par une
épistémologie hégémonique, de façon inconsciente et par défaut). Ma
théorie de la connaissance est celle de la pensée complexe d’Edgar Morin
(1977-2004), qui permet d’élaborer « une théorie complexe de la
complexité sociolinguistique ». J’utilise cette formule volontairement car
elle n’est pas redondante : il s’agit de penser de façon complexe la
complexité des phénomènes pour en rendre compte de la façon la moins
simplifiante possible, et pas seulement d’admettre la complexité de
phénomènes qu’on étudierait de façon simpliste (c’est dans ce cas l’inverse
de complexe)iii pour en réduire la complexité apparente (c’est-à-dire les
paradoxes et les imprédictibilités chaotiques). Bien sûr la connaissance que
nous produisons est toujours simplifiante : nos capacités humaines sont
insuffisantes pour étudier, comprendre, expliciter toute la complexité du
monde et surtout du monde social. Mais le but de cette épistémologie est
d’être le moins simplifiant possible, suffisamment pour comprendre mais
pas trop pour ne pas laisser croire que les choses sont simples. Ainsi,
l’épistémologie complexe permet d’intégrer les contradictions et non de les
dépasser, ce qui les élimineraient de la connaissance produite. Cela revient à
dire qu’il y a nécessairement des contradictions, des désaccords, des
conflits, dans le monde humain et social et que notre travail est aussi d’en
rendre compte car ces tensions sont l’énergie même des processus sociaux,
des changements. On n’est donc pas dans une perspective angélique qui
prétendrait supprimer définitivement toute tension pour atteindre
l’unanimité harmonieuse. Je ne crois pas que ce soit possible chez les
humains. En revanche, je crois que nous pouvons comprendre leurs [nos !]
tensions, y compris pour agir là où elles deviennent intolérables en fonction
de convictions éthiques (et agir selon des modalités adaptées elles-mêmes
inscrites dans ces convictions éthiques).
Il y a une question qu’on se pose trop peu dans les réunions scientifiques
comme les colloques : quelle est notre épistémologie ? C’est-à-dire quels
sont nos principes de catégorisation pour donner du sens au monde ? On fait
comme si il y avait un modèle universel standard de scientificité (en gros le
modèle des sciences expérimentales naturelles et formelles). Or il n’y en a
pas, il y a des critères qui varient selon les courants épistémologiques. Il
faut, en SHSiv, se départir des modèles des Sciences dites « naturelles » et
de l’expérimentalisme qui est inhumain et asocial. De plus, on se concentre
sur une toute petite partie du monde (comme les outils pour le
développement du plurilinguisme à l’école) et on oublie de s’expliciter les
mondes que nous nous sommes construits, chacun de façon partiellement
différente, et qui nous servent de références pour interpréter les éléments de
la question que nous traitons. On fait comme si on avait une épistémologie
partagée. Mais on a tort, car ce n’est pas le cas. Et c’est une source
importante de malentendus, de tensions ; et quand les tensions fonctionnent
bien elles font apparaitre ces malentendus et rendent nécessaire un travail
d’explicitation, et donc de remise en question.
Nous sommes dans cette dynamique, nous aussi, dans le travail que nous
faisons ici. Il est clair que sont apparues des divergences, des contradictions,
des tensions entre les travaux proposés et lors de nos débats scientifiques,
sur des concepts, des postures épistémologiques ou sociopolitiques — parce
que nous sommes au cœur d’enjeux d’interventions sociopolitiques en
didactique des langues et des cultures. Et j’en suis ravi car il n’y a pas de
connaissance scientifique indiscutable : la discutabilité est même un critère
de scientificité (par distinction d’avec les croyances, qui ne se discutent
pas). Et puis ces tensions sont de l’énergie pour avancer en identifiant les
enjeux de nos recherches et de la construction d’une sociodidactique.
Ainsi, une chose m’a frappée dans nos échanges. J’ai, pour ma part, une
épistémologie de type socioconstructiviste : je pense que la seule réalité à
laquelle nous avons accès est celle que nous construisons par nos moyens
cognitifs et sociaux et que nous n’avons pas directement accès à une réalité
primaire, cette réalité qui préexisterait au filtrage à travers nos moyens
perceptifs, cognitifs et socioculturels (y compris linguistiques). Les humains
se construisent mentalement et socialement des catégorisations du monde
pour lui donner du sens et se comporter dans ce monde les uns avec les
autres. Dès lors, les langues ne sont pas des objets qui s’imposent à nous
mais des phénomènes que nous construisons, que nous catégorisons et
auxquels nous attribuons des significations sociales en les catégorisant.
Elles ne sont que ce que nous nous représentons qu’elles sont. Evidemment,
nous ne les catégorisons pas tous de la même façon, et donc nous
n’interprétons pas leurs fonctions, leurs usages, leurs enjeux de la même
façon. C’est une des choses qui me semblent être apparues ici assez
nettement : par exemple, à travers la question de déterminer si l’on prend en
compte et à quel degré les représentations. Dans une épistémologie
socioconstructiviste, elle est fondamentale puisque ce qui oriente nos
comportements et nos interprétations, ce sont nos représentations, qui ne
sont pas partagées par tous. En découlent des questions : les langues sont-
elles des objets qui préexistent aux pratiques ou pas ? Peut-on les décrire de
façon objective ou pas ? Je pense que non, bien sûr. Mais d’autres pensent
que oui, et ça mérite discussion ou, au moins, clarification entre nous d’un
point de vue sociodidactique. Cela a de nombreuses conséquences
didactiques : problème de dénomination des langues (c’est apparu
régulièrement ici, par exemple autour de catalan, valencien, majorquin) ou
autour de la notion de langue standard (que certains voient comme un code
précisément défini et d’autres comme un ensemble variable et flou de
pratiques légitimées), d’où des malentendus dans nos échanges sur quelle
langue ou quelle norme enseigner. Se pose le problème de définir une
situation bilingue (ou plurilingue) : est-ce que l’apparition ponctuelle
régulière de marqueurs perçus comme relevant d’une autre langue suffit ou
non ? Pour moi, il n’y a pas de définition « objective » à priori d’une
situation bilingue, il n’y a que des définitions processuelles contextualisées.
Quelqu’un peut donc très bien considérer que ces marqueurs ponctuels
suffisent à identifier une forme de bilinguisme. Pour le savoir et le
comprendre, il faut réaliser, de l’intérieur de la situation, une enquête par
entretiens sur le vécu des acteurs qui permettra de comprendre la
catégorisation de la situation comme bilingue (ou non) par ces acteurs (et
l’on voit par là que la question méthodologique est liée).
Une autre notion qui est revenue régulièrement dans nos échanges est celle
de norme(s). Mais de quoi parle-t-on quand on parle de norme(s) ? En ce
qui me concerne, j’utilise, après d’autres, une distinction entre deux grands
types de normes, les normes constitutives (que l’on retrouve partiellement
sous la notion de normes d’usage) et normes prescriptives. Sauf erreur, lors
de nos échanges de ces deux journées, je n’ai pas entendu préciser la notion
de norme de cette façon-là : s’agit-il des normes pratiquées par les usagers
ordinaires (les acteurs glottopolitiques) ou des normes élaborées et
imposées par des institutions (les instances glottopolitiques) ? Or la
distinction est importante, à mes yeux, parce que la confusion entre les deux
est non seulement source de malentendus mais aussi et surtout source
d’intervention politique éventuellement inconsciente : les idéologies
linguistiques du contrôle social (comme celle qui est hégémonique en
France) considèrent qu’il n’y a pas de normes constitutives (« les patois ça a
pas de grammaire », « ça c’est pas du français » ; « c’est une faute de
grammaire », « ça se dit pas ») et que seules les normes prescriptives
doivent être en usage. Ce qui, sur le plan didactique, à des conséquences
graves, puisque cela insécurise les apprenants, leur désapprend leurs savoir-
faire sociolinguistiques et leur inculque des ressources linguistiques
homogènes et figées inadaptables et donc socialement handicapantes dans
un monde hétérogène et changeant. Loïc Kervajan nous a bien fait
comprendre, par exemple, que les élèves sourds « refusent » de produire en
classe en LSFvi des énoncés « neutres » que l’enseignant cherche à leur faire
produire pour calquer des énoncés « scolaires » de français oral ou écrit à
finalité d’étude grammaticale. Ainsi l’intégration scolaire des sourds via une
didactique mononormative produit… de l’isolement !
Nous mettons une fois de plus le doigt sur le fait que le lexique que nous
utilisons est piégé. Les termes que nous employons font également l’objet
d’usages ordinaires dont la charge idéologique, les représentations
variables, sont souvent inconscientes et dans tous les cas donnent l’illusion
d’un consensus trompeur. Or nous les employons, en tout cas nous devrions
les employer, avec des contenus conceptuels précis et explicite, toujours en
questionnement, souvent décalés voire contradictoires (et même
contestataires) vis-à-vis des usages ordinaires circulants. Si l’on n’explicite
pas cela, on ne sait plus de quoi l’on parle entre nous et, pire encore, quand
nous intervenons hors de nos rencontres de spécialistes, en formation, en
conférences publiques, dans les médias… Je dis souvent, un peu par
provocation et beaucoup par conviction épistémologique, qu’un-e
spécialiste de quelque chose est quelqu’un-e qui ne sait pas ce qu’est ce
quelque chose. C’est pour ça qu’on en est spécialiste : parce qu’on n’arrête
pas de s’interroger à son sujet, de le mettre en question et de le remettre en
doute. Quand j’emprunte des éléments à une autre discipline que je connais
peuvii , dont j’ai besoin pour mes recherches, par exemple à la psychologie
(mettons la mémoire à long terme) ou aux sciences économiques (mettons
la théorie de l’avantage comparatif) et qu’ensuite j’en discute avec des
spécialistes, ils me font comprendre que j’en ai une vision un peu
simpliste… C’est normal : je n’en suis pas spécialiste. Et quand eux parlent
de langue(s), je leur dis que c’est beaucoup plus complexe que ce qu’ils
pensent et que, d’ailleurs, on n’est même pas surs que ça existe… Je mets
l’objet langue(s) en question parce que je suis spécialiste de « langue(s) ».
Et c’est là, je crois, l’essentiel de notre travail : mettre en question ce sur
quoi nous travaillons, ne rien prendre pour acquis, toujours douter. Cela
nécessite par conséquent des discussions et explicitations puisqu’il n’y a ni
stabilité ni unanimité sur les questions qui sont au cœur de notre spécialité.
Je voudrais insister au passage sur le fait que j’ai la conviction qu’à chaque
situation ou dynamique sociolinguistique particulière, une didactique
adaptée est nécessaire : on n’enseigne pas en France les langues
« régionales » ou « minorées » comme on enseigne les langues
« étrangères », on n’enseigne pas les langues dites « de l’immigration » en
Suisse, en Belgique ou au Luxembourg comme on y enseigne l’allemand ou
le français. On parle de « microthéories », je crois qu’il faut parler aussi de
microtranspositions. C’est cela même, la contextualisation didactique et
l’on a besoin de didactiques fortement contextualisées (au sens
sociolinguistique du contexte qui dépasse largement la situation d’une
classe ou d’un établissement scolaire et intègre, autant que faire se peut, des
paramètres politiques, économiques, culturels…).
Pour finir, je voudrais revenir sur le débat entre universel et particulier, que
nous avons eu également. Je crois qu’il n’y a d’universel que le particulier
(formule typique de la pensée complexe !). On peut donc bien sûr avoir des
principes transversaux à mettre en œuvre de façons différentes, dans une
transposition sociodidactique. Le principe de contextualisation me parait
être de type transversal et peut répondre à la question du particulier, le
socio- de sociodidactique impliquant forcément une contextualisation
(comme processus, et non un contexte comme donnée stable).
i
L’ouvrage en question est paru quelques mois après le colloque : Blanchet et Chardenet, 2011.
ii
Je n’ai pas la place ici d’en retracer l’émergence, dont M. Rispail et moi-même avons proposé
une version dans Rispail et Blanchet, 2011.
iii
Dans cette terminologie, simple est le contraire de compliqué et non de complexe.
iv
Sciences Humaines et Sociales.
v
Au sens « linguistique interne, structure, typologie ».
vi
Langue des signes française.
vii
Ce n’est pas le cas pour celles qu’on fréquente assidument, pour nous la sociologie ou
l’anthropologie par exemple, ou celles avec lesquelles on a engagé un profond apprentissage
du dialogue interdisciplinaire.
viii
J’ai d’ailleurs le même avis sur toute langue, y compris bien sûr le français.