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1. Terminologie
Du moment que le latin écrit, le latin parlé et le protoroman sont diverses faces
d’une seule et même langue, comme on l’admet généralement, il serait logique de
leur donner un nom commun: «latin». Mais, dans la pratique, on oppose «latin» et
«roman», «latiniste» et «romaniste», ainsi que, parallèlement, des méthodes, des
écoles, des manuels distincts. Entre latinistes et romanistes règne, en plus, une
méfiance réciproque, sur deux plans: (i) certains latinistes estiment pouvoir ren-
dre systématiquement compte de la genèse des parlers romans à partir du latin
écrit et empiètent de ce fait sur le terrain des romanistes; (ii) de leur côté, les ro-
manistes, qui partent de données romanes et en explorent l’origine par la compa-
raison des parlers romans, se méfient du latin écrit en tant que source de données,
et à juste titre, puisqu’il appert de plus en plus que le latin écrit ne coïncide que
partiellement, souvent de façon trompeuse, avec les reconstructions protoro-
manes.
On pourrait songer à appeler l’ensemble de ces domaines le «latino-roman».
Pour ma part, je préfère appeler toutes les données antérieures aux parlers ro-
mans, donc grosso modo antérieures à l’an mil, le «latin global», et les données
postérieures, le «roman». Le latin global se divise selon la «dimension diamédia-
le», en deux «médias», à savoir en latin «écrit» et «parlé», et, selon la «dimension
diastylique», en deux «styles», à savoir en latin «classique» et «non classique»; le
roman se divise en «parlers romans». À ce principe de classement se superpose le
«protoroman», qui est la portion du latin parlé que prolonge le roman; le proto-
roman est un fait de langue, à la différence du reste du latin global, qui, pour l’ob-
servateur moderne, ressortit en première approximation à la parole. Selon cette
terminologie, les romanistes sont des chercheurs qui se réfèrent aux concepts de
latin global et de roman, mais qui se penchent plus particulièrement sur le latin
parlé sous sa forme protoromane, ainsi que sur les parlers romans, qui en sont une
forme évoluée et différenciée.
2. Méthodologie
Au niveau du roman, nous avons plusieurs ensembles, qui sont les parlers romans;
le latin global, en revanche, ne constitue qu’un seul ensemble, à vrai dire complexe.
Exprimés en unités linguistiques de première ou de seconde articulation, les rap-
ports historiques entre le roman et le latin global consistent par conséquent en rap-
ports entre une unité linguistique multiple [a1], [a2], etc. pour chacun des parlers
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romans, et une unité linguistique correspondante unique [A] pour le latin global,
schématiquement:
ou
latin global [lat. écrit manus ~ protor. manum]: roman [it. mano], [fr. main], etc.
La comparaison historique consiste à établir les liens diachroniques entre les uni-
tés de même origine du roman, d’une part, et l’unité correspondante dans le latin
global, d’autre part.
En principe, soit les données du roman, soit celle du latin global sont en pre-
mière instance inconnues. Et c’est à l’aide des critères du comparatisme, notam-
ment du corpus de règles de correspondances phonético-sémantiques déjà éta-
blies, qu’on peut déterminer la valeur des unités à découvrir. Lorsque l’unité
connue est une forme du latin écrit et que les unités inconnues se situent en ro-
man, la démarche est dite «descendante» (d); exemple (cf. 4.2.1):
latin global [lat. écrit obstare ‘faire obstacle’] → d → roman [fr. ôter ‘enlever’]
latin global [protor. dixi/dicisti] ← a ← roman [it. dissi/dicesti], [afr. dis/desis], etc.
mises à des contraintes méthodologiques strictes, consistant dans les deux étapes
suivantes:
– Étape 1: la reconstruction, par une démarche ascendante, du système de la pro-
tolangue (le protoroman), au moyen de la grammaire comparée historique,
techniquement à jour, comportant une analyse spatio-temporelle et, à chaque
niveau temporel, une description synchronique des structures reconstruites,
dont la succession pose les jalons et permet l’explication de l’évolution proto-
linguistique.
– Étape 2: le recours au latin écrit, classique ou non classique, en vue d’une con-
frontation avec le protoroman, pour la confirmation ou l’infirmation des hypo-
thèses et pour l’observation de relations diastyliques et diamédiales. Si cette
étape, fondée sur des faits de parole, confirme ou infirme les résultats de la pre-
mière étape, elle n’en prouve pas pour autant la justesse, d’où sa place secon-
daire dans la hiérarchie.
Le comparatiste doit se conformer à ce cadre, en tenant compte de tous les élé-
ments dont il se compose. Il n’existe actuellement pas d’autre voie menant à une
description adéquate du protoroman, ni, par conséquent, de la genèse des parlers
romans. Toutefois, ce cadre n’est pas accepté par tous ceux qui s’occupent du latin
global et du roman. De là, des résultats partiels, qui peuvent être utiles pour la
poursuite des recherches, mais aussi des résultats différents de ceux obtenus
conformément au cadre en question, dont certains sont des résultats faux, que
condamnerait sans retour le principe lapidaire énoncé par Hercule Poirot (en
exergue).
Dans le présent essai, mon but n’est pas de fournir, selon mon habitude, des ré-
sultats nouveaux relatifs au protoroman et à la genèse des parlers romans, mais de
présenter, sur la base de données déjà publiées, une analyse de deux aspects mé-
thodologiques antinomiques: (i) ma propre façon d’aborder l’étude diachronique
romane, en conformité avec le cadre méthodologique (en 3, «Hypothèses confor-
mes au cadre méthodologique»), et (ii) les approches déviantes, qui, ne retenant
pas tous les critères du cadre ou s’en écartant, comportent le risque d’une impas-
se (en 4, «Hypothèses non conformes au cadre méthodologique»).
Un rapide coup d’œil sur la production scientifique dans le domaine de la gram-
maire historique des langues romanes montre que, depuis quelques décennies, le
L’impasse des études romanes diachroniques 13
chercheur tend à quitter le terrain sûr des hypothèses conçues selon le cadre mé-
thodologique et s’aventure de plus en plus sur le terrain glissant et improductif des
hypothèses déviantes. Cette évolution me paraît tenir surtout à ce que le protoro-
man ne figure plus, comme c’était le cas à l’origine, au centre des préoccupations
des latinistes et romanistes diachroniciens, à ce que les chercheurs n’incluent plus
dans leur programme les approches incontournables que sont la technique de la
comparaison historique et les principes du structuralisme et finalement à ce que,
par ricochet, la grammaire historique romane, dans la mesure où elle est tributai-
re du protoroman, se trouve coincée dans une situation sans issue. Selon la thèse
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que je vais développer ici, la réactivation de l’analyse historique des parlers ro-
mans restera bloquée, pour les besoins des études romanes diachroniques, aussi
longtemps qu’une prise de conscience ne se produit pas.
Pour une introduction méthodologique relativement récente au comparatisme
roman, cf. Dardel (1996: ch.1).
On peut distinguer deux phases dans l’histoire des recherches sur la genèse des
parlers romans: celle régie par le modèle de la «successivité» des parlers romans
par rapport au latin écrit, donc par l’hypothèse d’un ordre chronologique {latin
écrit → parlers romans}, et celle régie par le modèle de la «simultanéité» du pro-
toroman et du latin écrit ou parlé, donc par l’hypothèse d’un ordre chronologique
{{protoroman ~ latin écrit ou parlé} → parlers romans}. Dans la seconde de ces
phases seulement, il est possible de respecter l’ordre des deux étapes de la re-
cherche prévues en 2.2.
modèle de la simultanéité.
L’inconvénient du modèle de la successivité est toutefois aussi ailleurs. Lors-
qu’on prétend faire dériver les parlers romans du latin des textes, en rapprochant
par exemple, à l’époque des premiers textes romans, le fr. chien du lat. écrit canis
ou canem, et le syntagme le comte de la cité du lat. écrit comes civitatis, on consta-
te que, malgré ce qui a parfois été suggéré dans des présentations superficielles, les
termes français ne peuvent pas être issus à cette époque-là des termes du latin
écrit, mais ont dû s’y substituer à une époque bien antérieure. L’embarras où se
sont trouvés des romanistes pour expliquer comment on est passé, si tardivement,
de l’écrit à l’oral et inversement provient d’une méconnaissance de ce fait, laquelle
entraîne l’inversion de l’ordre des deux étapes prévues pour la recherche et dé-
crites en 2.2.
monte si loin dans le temps, qu’elle ne saurait plus être considérée comme posté-
rieure aux textes latins, ainsi que le suggère le modèle de la successivité, mais qu’el-
le remonte, conformément au modèle de la simultanéité, à l’Antiquité.
À une étape ultérieure des recherches (la seconde étape citée en 2.2), les deux
perspectives diachroniques qui se dégagent de ce modèle, celle du latin écrit et cel-
le du latin parlé, se prêtent à des rapprochements diastyliques ou diamédiaux syn-
chroniques, qu’on pourrait appeler «globalistes»; ces rapprochements concernent
les rapports internes soit sous l’angle des oppositions typologiques, soit sous celui
d’emprunts entre le latin écrit, classique ou non, et le latin parlé, protoroman com-
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pris. Dans cette optique, des recherches de l’après-guerre livrent une image relati-
vement cohérente de l’organisation du protoroman dans le temps et l’espace, de
ses caractéristiques internes, en synchronie et en diachronie, et de ses rapports
avec le latin écrit.
vés dans la mémoire des sujets parlants et étaient de ce fait les plus rentables. Cela
explique la survivance, au moins provisoire, en protoroman, de traits fonctionnels
non productifs de cas latins autres que l’accusatif; ainsi, nous retrouvons le nomi-
natif dans deus, esp. dios, et marcus, esp. Marcos, le nominatif et l’accusatif en
opposition originairement fonctionnelle dans le log. déus (influence du lat. ecclé-
siastique)/perdéu ‘per Dio’ (DES 1: 465) et le génitif dans les toponymes esp. Vil-
latoro villam gothorum, à côté de Villagodos villam [de] gothos, représen-
tant le système acasuel (Dardel 1999a: 6s.).
Une cause possible de la réduction casuelle du premier cycle pourrait être, à mon
avis, un phénomène de semi-créolisation, produit par le contact du latin parlé avec
les langues substratiques (3.2.1.2). Cette cause externe agit sans doute, au point de
vue des modalités, par une succession de syncrétismes, qui finissent par réunir les
fonctions casuelles dans la seule forme de l’accusatif.
Deux causes internes, souvent invoquées, doivent être écartées. (i) Un amuïsse-
ment des désinences casuelles latines est exclu, puisque le protoroman conserve, à
l’époque du premier cycle, les phonèmes nécessaires à la distinction des cas classi-
ques. (ii) C’est la disparition des cas morphologiques qui a entraîné l’ordre fixe des
constituants majeurs, et non, inversement, l’ordre fixe qui a entraîné ou rendu pos-
sible la disparition des cas, comme le soutient Bourciez 1956: §30b.
Par la suite, entre le premier siècle de notre ère et l’abandon de la Dacie par
les Romains, se forme en protoroman, par étapes, un nouveau système casuel
morphologique: d’abord, par l’introduction de nominatifs du latin écrit, un systè-
me bicasuel (murus/murum//muri/muros), puis, par le recours combiné au datif
singulier et au génitif pluriel du latin écrit, un génitif-datif [+animé] (filio//filio-
rum), élément constitutif d’un système tricasuel, propre, à l’origine, aux noms
[+animé]. Il s’agit, dans ces deux processus, d’emprunts de traits largement at-
testés dans les textes non classiques, d’inspiration encore classique, mais mêlés
d’éléments non classiques soit pour la forme (bovis pour bos), soit pour la fonc-
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tion (filio ‘du fils, au fils’/filiorum ‘des fils, aux fils’). Ce développement est une
bonne illustration de la dimension diastylique manifestée dans le latin global par
le modèle de la simultanéité, qui comporte donc, en co-présence partielle, les
structures illustrées par bos/bovem et bovis/bovem, puis par bos/bovem et bovis/
bovi/bovem.
L’influence du latin classique qui est à l’origine des systèmes bi- et tricasuel
s’exerce aussi dans la restructuration d’autres structures produites par la réduction
morphologique, comme dans grandior et altior, pas cependant au moment du
premier cycle de réduction, comme résidu, mais en protoroman plus tardif, ce
qu’atteste leur distribution spatiale limitée.
3.3 Conclusions
À en croire l’exposé qui précède (en 3), les études romanes historiques sont, depuis
un siècle, en pleine évolution; on pourrait même parler d’une nouvelle orientation.
On s’en convaincra en confrontant d’une part les débuts, où la genèse des parlers
romans était considérée comme subordonnée à l’évolution du latin écrit (avec l’in-
version des étapes décrites en 2.2) et traitée en termes préstructuralistes, et d’autre
part les développements méthodologiques plus récents, impliquant un usage criti-
que du latin écrit (envisagé comme seconde étape), une extension du latin parlé
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4.1 En rapport avec l’hypothèse des deux cycles de réduction du système casuel
Dans la partie de mon exposé qui a trait au cadre méthodologique (en 3), j’ai mis
en évidence et illustré avec le système casuel et quelques autres structures mor-
phologiques deux aspects, actuellement indispensables, du comparatisme roman:
(i) La reconstruction du protoroman selon le modèle de la simultanéité, qui im-
plique que la genèse des parlers romans remonte au latin parlé de l’Antiquité, en
relation diastylique éventuelle avec le latin écrit, et (ii) la nécessité de dégager la
fonction des traits reconstruits en protoroman. Ces deux voies, imposées par les
progrès méthodologiques de l’après-guerre, ne sont malgré tout que peu suivies
par les chercheurs impliqués dans l’histoire des parlers romans.
homme au bourreau’, Väänänen 1981: 113), n’étaient pas forcément pour autant
considérés comme de possibles attestations prélittéraires des parlers romans, res-
sortissant à leur genèse, ni par conséquent intégrés à la reconstruction du proto-
roman.
fluence from non-Romance languages» (Jones 1990: 314), n’a pas encore, un quart
de siècle plus tard, sur les recherches historiques des romanistes, l’impact qu’on se-
rait en droit d’en attendre. La plupart des chercheurs concernés par cette théorie,
soit ignorent l’existence et la nature du protoroman, soit la connaissent, mais, n’y
croyant pas, laissent les choses en l’état (c’est le cas de Banniard 1992; cf. pour la
critique Dardel 2003) ou bien (c’est le cas de Herman 2001) opposent à mon
hypothèse sarde, fondée sur des critères internes sûrs, encore confirmés depuis
(Dardel 2005b: §3.1.1.2.3.2), une hypothèse fondée exclusivement sur des critères
externes aléatoires, qui revient à retarder de plusieurs siècles l’isolement linguisti-
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que de la Sardaigne et, par là, à réduire indûment la dimension temporelle du pro-
toroman et à saper l’hypothèse des deux cycles.
L’hypothèse nouvelle d’un système nominal acasuel à l’origine du protoroman
(réduction dans le cadre du premier cycle, Dardel/Wüest 1993), confirmée par le
sarde, la réduction morphologique concomitante partielle, constatée par la suite
dans l’ensemble du système morphologique protoroman, et l’explication possible
de la réduction du premier cycle par un principe de l’économie du langage, en com-
binaison avec un phénomène de semi-créolisation, ont déclenché une avalanche
de critiques, dont, selon moi, aucun argument n’emporte la conviction (Dardel
1999b, notes; 2005a); la plupart des critiques se fondent, en creux, sur l’ignorance,
inavouée mais évidente, du comparatisme, en général, et de ma thèse sarde, ainsi
que de la profondeur historique protoromane qui en découle, en particulier. Les
romanistes considèrent avec méfiance, par exemple, le système intermédiaire, bi-
casuel, comme attestant une romanisation relativement précoce des Grisons (Dar-
del 2001), région que n’affecte pas l’étape suivante, celle du système tricasuel, qui
domine en revanche dans le reste de la Romania continentale centrale et orienta-
le. On n’a pas pris garde non plus que l’évolution du roumain comporte des for-
mes (ILR/2: 218) montrant que probablement le système tricasuel s’y est greffé sur
la forme du système acasuel et ne remonte donc pas directement à la déclinaison
latine classique, de structure d’ailleurs fort différente.
4.1.2 Le structuralisme
Dans l’étude du lexique protoroman, au moment d’établir les règles de corres-
pondance phonético-sémantiques, le comparatiste des débuts avait évidemment
conscience de l’existence de structures au niveau des unités de seconde articu-
lation, et cette approche a subsisté et s’est développée, notamment avec la des-
cription diachronique des systèmes vocaliques protoromans par Lausberg. Mais,
au niveau des unités de première articulation, les rapprochements protoromans
synchroniques de lexèmes dans une perspective structuraliste ne se faisaient guè-
re; dans le REW, Meyer-Lübke traite, ce qui va de soi, les étymons protoromans
séparément, sans relever entre eux de liens sémantiques ni en dégager les valeurs
respectives. À ce niveau, la notion de structure fait son entrée dans les paradigmes
morphologiques corrélatifs, entre autres chez Meyer-Lübke (GLR 2: 30s.), à pro-
22 Robert de Dardel
pos du système bicasuel en ancien gallo-roman, où il voit du reste, lui aussi, un pro-
longement de la flexion latine classique.
Or, tout latiniste ou romaniste n’est pas ipso facto structuraliste et ne réalise pas
que, dans le cadre des développements modernes de la linguistique, la description
scientifique d’une langue, fût-elle protolangue, est tributaire des contraintes de la
synchronie et du jeu de ses fonctions. Ici intervient toute la structure syntaxique
nominale protoromane que conditionne le système acasuel (Dardel 1994); s’il
avait eu connaissance de cette structure, Bourciez 1959: §30b n’aurait pas expli-
qué l’absence de cas nominaux morphologiques comme un effet de la fixation de
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l’ordre des termes, mais envisagé la relation causale inverse. Ici intervient aussi la
distinction entre le complément de lieu protoroman du type ad domum ‘à la mai-
son’, fonctionnel, et le substantif sarde sa domo ‘la maison’, issu de l’ablatif-loca-
tif latin, mais rabaissé par figement à un terme non marqué en cas, donc de ce point
de vue non fonctionnel (3.2.1.3); avec des formes figées comme celle-ci, on rejoint
la grammaire classique latine, mais point le protoroman, pour lequel existe une
description entièrement synchronique et fonctionnelle. Récemment encore, on
s’est attaqué à l’hypothèse du système protoroman acasuel, sans doute par ré-
férence à des désinences casuelles figées; c’est le cas de Herman, qui, au colloque
d’Innsbruck, en 1991, dans la discussion, soutenait que le comparatiste peut retrou-
ver en protoroman tous les cas morphologiques classiques.
Les observations auxquelles les systèmes casuels des parlers romans donnent lieu
(en 4.1) valent aussi pour les recherches diachroniques romanes dans d’autres sec-
teurs de la grammaire.
chement, aujourd’hui admis par le DELF s. ôter, entre le lat. tard. o(b)stare ‘faire
obstacle’ et le fr. mod. ôter ‘enlever’, moyennant quelques virages délicats de l’évo-
lution sémantique. Et voici, de la reconstruction descendante justifiée, quelques
exemples plus récents: García-Hernández 2000 propose une analyse structurale
du sens de sub- en latin écrit, dont les reflets se retrouvent au niveau des parlers
romans, Martín Rodríguez 1998 analyse des cas comme celui du lexème locare,
lequel exprime selon le contexte deux aspects opposés d’une action, à savoir le fr.
louer, ‘donner à loyer’ et ‘prendre a loyer’, et Nieto Ballester 1998, à propos de
mihi, livre un exemple clair de la complémentarité des études prélatines fondées
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sur l’écrit et des études romanes et protoromanes; dans la même veine, Haverling
1998 explique par des modifications structurales du latin tardif le prétérit inchoa-
tif roman du type je sus ‘j’appris’. Bien que l’analyse spatio-temporelle prévue par
le cadre méthodologique n’y soit pas décrite systématiquement, ces études sont,
par la garantie qu’offrent les liens historiques, de précieuses contributions préala-
bles à l’étude du protoroman.
Mais voici quelques exemples d’études romanes où l’on n’a pas su tirer parti du
modèle de la simultanéité, ni des possibilités offertes par la reconstruction ascen-
dante. Haiman/Benincà 1992 attribue à tort le verbe second en rhéto-roman à une
influence germanique, alors qu’une analyse protoromane aurait mis en évidence
la présence probable de cette structure en protoroman à date ancienne déjà, no-
tamment en Sardaigne, où l’explication «germanique» est contestable. Chez Re-
becca Posner 1996, l’emploi des modes dans les subordonnées romanes est décrit
au cas par cas au niveau des parlers romans, alors qu’il existe une description pro-
toromane structurale (Dardel 1983: §6.4.3), qui est simple et en rendrait compte.
Jensen 1999 ne prend pas systématiquement en considération les deux témoins du
protoroman le plus ancien que sont le sarde et le rhéto-roman; il ne peut donc pas
mettre en évidence, dans toute son extension, la dimension diachronique du pro-
toroman et livre de ce fait une description mutilée.
nombreuses traces dans l’ordre des constituants majeurs et dans les nominalisa-
tions qui en sont dérivées (Dardel 1989, 2000). À propos de l’histoire de l’adver-
be de manière roman, deux problèmes se posent à Bauer 2003: (i) Pourquoi du
type classique alte est-on passé au type roman alta-mente? et (ii) Pourquoi des
siècles paraissent s’être écoulés entre la disparition du premier type et l’apparition
du second? Bauer n’a de réponse satisfaisante ni à la première question, ni à la
seconde; et pour cause: elle s’appuie sur les textes latins et leur chronologie, mais
néglige le protoroman et sa chronologie propre, qui est différente. Si elle avait pro-
cédé en comparatiste, elle aurait constaté que, dans l’intervalle considérable entre
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une optique panromane, chiffrée et évaluée. Bork 1969 et Cornelissen 1972 lais-
sent malheureusement l’analyse spatio-temporelle inachevée, pour n’avoir pas
voulu la pousser jusqu’à l’état initial du protoroman. Meier 1986 tend, avec un re-
latif bonheur, à combiner la documentation romane avec le latin écrit et les résul-
tats du comparatisme. Harris/Vincent 1990, ouvrage collectif, notable par son
plan uniforme et la possibilité d’une lecture transversale, est utile pour la syn-
chronie du latin et des parlers romans, mais reste pris, en ce qui concerne la dia-
chronie, dans des distorsions chronologiques et une combinaison confuse des mo-
dèles de la simultanéité et de la successivité, ignorant jusqu’aux ressources de
l’analyse spatio-temporelle et, par conséquent, la possibilité de formuler des règles
grammaticales protoromanes. Salvi 2004 fait un effort pour élargir sa méthode et
augmenter les données; c’est une entreprise intéressante, en principe, pour une
confrontation des traitements par la GGT et de celui par le comparatisme histori-
que, que j’ai appliqué au même domaine que lui; seulement, cette confrontation,
esquissée par Salvi, n’est pas pertinente; il maîtrise mal la méthode comparative
que je pratique, ce qui ne l’empêche pourtant pas d’en contester les résultats.
Envisageons le sort des études romanes diachroniques pour ainsi dire à travers le
petit angle de la caméra. Dans le présent essai, j’ai illustré les diverses approches,
favorables ou défavorables au progrès de la linguistique romane diachronique, par
un échantillon de références à des études publiées; j’en ai passé un très grand nom-
bre sous silence, mon but n’étant pas d’établir un catalogue. Le choix que j’ai fait
visait plutôt à mettre en lumière l’évolution à long terme de la méthode, avec ses
moments forts ou faibles et des résultats de qualité variable, mais déclinante.
Je reconnais que la voie préconisée par moi est plus longue et ardue que celle
qu’on suit encore souvent, ne serait-ce que par la nécessité de soumettre à toute
analyse la totalité des parlers romans. Aussi, je ne me pose pas en modèle, ayant
mis moi-même des années à surmonter les obstacles que j’ai rencontrés au début
de ma carrière et à m’affranchir des préjugés que je dénonce aujourd’hui.
28 Robert de Dardel
Reste que la pratique ne suit pas ou suit mal une théorie qui est actuellement
en pleine évolution. La reconstruction d’un protoroman cohérent et fonctionnel,
apte à se substituer à tant d’essais inachevés ou avortés, se fait attendre. Si les ro-
manistes étaient encore entraînés aux techniques du comparatisme et animés par
le besoin de voir clair dans la genèse des parlers romans, il y a longtemps qu’ils au-
raient entrepris de chercher et auraient trouvé et finalement adopté la solution de
problèmes simples, contre lesquels butent à chaque pas – telle la mouche contre la
vitre – les historiens des parlers romans: par exemple le pronom protoroman neu-
tre pluriel illa, dans le type panroman qu’illustre le fr. il se la coule douce, la dis-
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parition du futur simple combinée avec la survivance du latin erit, qui en est un
résidu fonctionnel, le système nominal bicasuel du rhéto-roman des Grisons, le
dernier témoin du système casuel situé entre les systèmes acasuel et tricasuel, et
j’en passe. Sans doute par ignorance des méhodes ou manque de curiosité, d’ou-
verture, de volonté «politique», par force d’inertie, peut-être même sous la pres-
sion administrative qui pousse les chercheurs à publier davantage, les études ro-
manes diachroniques connaissent de nos jours une production déficitaire. Elles se
trouvent en fait dans une impasse, que, sur le plan scientifique, j’attribue surtout à
ce que, chez beaucoup, le structuralisme reste lettre morte et à ce que l’atout pos-
sible du latin écrit, exploité en dépit du bon sens, se retourne maintenant contre la
linguistique romane.
type (il)la derra/(il)las terras, loi qui, à son avis, résoudrait un grand nombre
de problèmes posés par la phonétique historique.
C’est un sentiment semblable que j’éprouve à l’égard de la grammaire compa-
rée des parlers romans. Dans les deux cas, il s’agit d’un outil inachevé ou mal em-
ployé et des symptômes d’un déclin du paradigme néo-grammairien, dans une sui-
te ininterrompue de changements de paradigme qui ponctuent au cours des âges
l’histoire de la linguistique, et sans doute de toute science. Cela est dans la nature
des choses, et le chercheur individuel ne saurait l’empêcher. Mieux vaut peut-être
tourner la page et faire confiance, pour l’avenir, à la formation programmée d’une
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