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L’impasse des études romanes diachroniques

If the facts will not fit the theory – let the


theory go.
Hercule Poirot
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1. Terminologie

Du moment que le latin écrit, le latin parlé et le protoroman sont diverses faces
d’une seule et même langue, comme on l’admet généralement, il serait logique de
leur donner un nom commun: «latin». Mais, dans la pratique, on oppose «latin» et
«roman», «latiniste» et «romaniste», ainsi que, parallèlement, des méthodes, des
écoles, des manuels distincts. Entre latinistes et romanistes règne, en plus, une
méfiance réciproque, sur deux plans: (i) certains latinistes estiment pouvoir ren-
dre systématiquement compte de la genèse des parlers romans à partir du latin
écrit et empiètent de ce fait sur le terrain des romanistes; (ii) de leur côté, les ro-
manistes, qui partent de données romanes et en explorent l’origine par la compa-
raison des parlers romans, se méfient du latin écrit en tant que source de données,
et à juste titre, puisqu’il appert de plus en plus que le latin écrit ne coïncide que
partiellement, souvent de façon trompeuse, avec les reconstructions protoro-
manes.
On pourrait songer à appeler l’ensemble de ces domaines le «latino-roman».
Pour ma part, je préfère appeler toutes les données antérieures aux parlers ro-
mans, donc grosso modo antérieures à l’an mil, le «latin global», et les données
postérieures, le «roman». Le latin global se divise selon la «dimension diamédia-
le», en deux «médias», à savoir en latin «écrit» et «parlé», et, selon la «dimension
diastylique», en deux «styles», à savoir en latin «classique» et «non classique»; le
roman se divise en «parlers romans». À ce principe de classement se superpose le
«protoroman», qui est la portion du latin parlé que prolonge le roman; le proto-
roman est un fait de langue, à la différence du reste du latin global, qui, pour l’ob-
servateur moderne, ressortit en première approximation à la parole. Selon cette
terminologie, les romanistes sont des chercheurs qui se réfèrent aux concepts de
latin global et de roman, mais qui se penchent plus particulièrement sur le latin
parlé sous sa forme protoromane, ainsi que sur les parlers romans, qui en sont une
forme évoluée et différenciée.

Vox Romanica 66 (2007): 10-31


L’impasse des études romanes diachroniques 11

2. Méthodologie

2.1 Systématique du comparatisme historique roman

Au niveau du roman, nous avons plusieurs ensembles, qui sont les parlers romans;
le latin global, en revanche, ne constitue qu’un seul ensemble, à vrai dire complexe.
Exprimés en unités linguistiques de première ou de seconde articulation, les rap-
ports historiques entre le roman et le latin global consistent par conséquent en rap-
ports entre une unité linguistique multiple [a1], [a2], etc. pour chacun des parlers
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romans, et une unité linguistique correspondante unique [A] pour le latin global,
schématiquement:

latin global [A] : roman [a1], [a2], etc.

ou

latin global [lat. écrit manus ~ protor. manum]: roman [it. mano], [fr. main], etc.

La comparaison historique consiste à établir les liens diachroniques entre les uni-
tés de même origine du roman, d’une part, et l’unité correspondante dans le latin
global, d’autre part.
En principe, soit les données du roman, soit celle du latin global sont en pre-
mière instance inconnues. Et c’est à l’aide des critères du comparatisme, notam-
ment du corpus de règles de correspondances phonético-sémantiques déjà éta-
blies, qu’on peut déterminer la valeur des unités à découvrir. Lorsque l’unité
connue est une forme du latin écrit et que les unités inconnues se situent en ro-
man, la démarche est dite «descendante» (d); exemple (cf. 4.2.1):

latin global [lat. écrit obstare ‘faire obstacle’] → d → roman [fr. ôter ‘enlever’]

Lorsqu’au contraire l’unité connue est un ensemble de formes du roman, mais


qu’elle n’a pas de pendant connu en latin écrit, la démarche est dite «ascendante»
(a) et vise à reconstruire le protoroman; exemple: le parfait fort de dicere (selon
Dardel 1958: 50s.),

latin global [protor. dixi/dicisti] ← a ← roman [it. dissi/dicesti], [afr. dis/desis], etc.

La démarche descendante et la démarche ascendante indiquent respectivement,


dans deux directions opposées, à la fois le sens de l’évolution linguistique et celui
de l’évolution chronologique. Par ailleurs, elles ne sont pas symétriques; plus pré-
cisément, elles ne sont pas de même nature: la première est une application méca-
nique des règles de correspondance déjà établies, la seconde, une démarche pas-
sant par le filtre des critères, plutôt complexes, de la comparaison historique et ser-
vant à découvrir ou reconstruire l’unité correspondante du protoroman. Dans la
12 Robert de Dardel

pratique des recherches, l’observateur procède dialectiquement, par tâtonnements


ou par le procédé dit «trial and error», entre le latin global (niveau de [A]) et le ro-
man (niveau de [a]).

2.2 Le cadre méthodologique

Telle que je la conçois, avec quelques autres comparatistes, la description et l’ex-


plication de la genèse des parlers romans procèdent par hypothèses et sont sou-
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mises à des contraintes méthodologiques strictes, consistant dans les deux étapes
suivantes:
– Étape 1: la reconstruction, par une démarche ascendante, du système de la pro-
tolangue (le protoroman), au moyen de la grammaire comparée historique,
techniquement à jour, comportant une analyse spatio-temporelle et, à chaque
niveau temporel, une description synchronique des structures reconstruites,
dont la succession pose les jalons et permet l’explication de l’évolution proto-
linguistique.
– Étape 2: le recours au latin écrit, classique ou non classique, en vue d’une con-
frontation avec le protoroman, pour la confirmation ou l’infirmation des hypo-
thèses et pour l’observation de relations diastyliques et diamédiales. Si cette
étape, fondée sur des faits de parole, confirme ou infirme les résultats de la pre-
mière étape, elle n’en prouve pas pour autant la justesse, d’où sa place secon-
daire dans la hiérarchie.
Le comparatiste doit se conformer à ce cadre, en tenant compte de tous les élé-
ments dont il se compose. Il n’existe actuellement pas d’autre voie menant à une
description adéquate du protoroman, ni, par conséquent, de la genèse des parlers
romans. Toutefois, ce cadre n’est pas accepté par tous ceux qui s’occupent du latin
global et du roman. De là, des résultats partiels, qui peuvent être utiles pour la
poursuite des recherches, mais aussi des résultats différents de ceux obtenus
conformément au cadre en question, dont certains sont des résultats faux, que
condamnerait sans retour le principe lapidaire énoncé par Hercule Poirot (en
exergue).
Dans le présent essai, mon but n’est pas de fournir, selon mon habitude, des ré-
sultats nouveaux relatifs au protoroman et à la genèse des parlers romans, mais de
présenter, sur la base de données déjà publiées, une analyse de deux aspects mé-
thodologiques antinomiques: (i) ma propre façon d’aborder l’étude diachronique
romane, en conformité avec le cadre méthodologique (en 3, «Hypothèses confor-
mes au cadre méthodologique»), et (ii) les approches déviantes, qui, ne retenant
pas tous les critères du cadre ou s’en écartant, comportent le risque d’une impas-
se (en 4, «Hypothèses non conformes au cadre méthodologique»).
Un rapide coup d’œil sur la production scientifique dans le domaine de la gram-
maire historique des langues romanes montre que, depuis quelques décennies, le
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chercheur tend à quitter le terrain sûr des hypothèses conçues selon le cadre mé-
thodologique et s’aventure de plus en plus sur le terrain glissant et improductif des
hypothèses déviantes. Cette évolution me paraît tenir surtout à ce que le protoro-
man ne figure plus, comme c’était le cas à l’origine, au centre des préoccupations
des latinistes et romanistes diachroniciens, à ce que les chercheurs n’incluent plus
dans leur programme les approches incontournables que sont la technique de la
comparaison historique et les principes du structuralisme et finalement à ce que,
par ricochet, la grammaire historique romane, dans la mesure où elle est tributai-
re du protoroman, se trouve coincée dans une situation sans issue. Selon la thèse
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que je vais développer ici, la réactivation de l’analyse historique des parlers ro-
mans restera bloquée, pour les besoins des études romanes diachroniques, aussi
longtemps qu’une prise de conscience ne se produit pas.
Pour une introduction méthodologique relativement récente au comparatisme
roman, cf. Dardel (1996: ch.1).

3. Hypothèses conformes au cadre méthodologique

3.1 Les deux modèles

On peut distinguer deux phases dans l’histoire des recherches sur la genèse des
parlers romans: celle régie par le modèle de la «successivité» des parlers romans
par rapport au latin écrit, donc par l’hypothèse d’un ordre chronologique {latin
écrit → parlers romans}, et celle régie par le modèle de la «simultanéité» du pro-
toroman et du latin écrit ou parlé, donc par l’hypothèse d’un ordre chronologique
{{protoroman ~ latin écrit ou parlé} → parlers romans}. Dans la seconde de ces
phases seulement, il est possible de respecter l’ordre des deux étapes de la re-
cherche prévues en 2.2.

3.1.1 Le modèle de la successivité


Comme les parlers romans ne se sont manifestés concrètement qu’avec l’appari-
tion de leurs textes, c’est-à-dire autour de l’an mil de notre ère, tandis que le latin
écrit remonte à plusieurs siècles avant Christ, on a eu tendance, dès le début des
études relatives à la genèse des parlers romans, à considérer que les parlers romans
non seulement suivent, dans le temps, les textes latins antiques et tardifs selon le
modèle de la successivité, mais aussi, assez logiquement en somme, qu’ils en sont
issus.
Ce modèle était déjà in statu nascendi chez Meyer-Lübke et d’autres chercheurs
de l’époque néo-grammairienne; mais la différence entre les deux modèles était
alors neutralisée par la régularité de l’évolution phonétique et par l’existence re-
connue de nombreux étymons que le latin écrit n’atteste pas. Ces auteurs ont pu
en effet reconstruire selon le modèle de la successivité de larges pans du protoro-
14 Robert de Dardel

man grâce aux règles de correspondance phonético-sémantiques (aboutissant aux


dictionnaires étymologiques des parlers romans) et aux règles de correspondance
morpho-lexicales (aboutissant à la morphologie historique), en s’appuyant alter-
nativement sur les parlers romans, par une démarche ascendante, et sur des don-
nées du latin écrit, même tardif, par une démarche descendante. En l’absence
d’une chronologie solidement établie de l’évolution du latin parlé, ils n’ont ce-
pendant pas pu prendre suffisamment conscience du fait – confirmé depuis lors et
actuellement largement accepté – que l’évolution du latin parlé pertinente à la ge-
nèse des parlers romans remonte à l’Antiquité, défaut que sera censé corriger le
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modèle de la simultanéité.
L’inconvénient du modèle de la successivité est toutefois aussi ailleurs. Lors-
qu’on prétend faire dériver les parlers romans du latin des textes, en rapprochant
par exemple, à l’époque des premiers textes romans, le fr. chien du lat. écrit canis
ou canem, et le syntagme le comte de la cité du lat. écrit comes civitatis, on consta-
te que, malgré ce qui a parfois été suggéré dans des présentations superficielles, les
termes français ne peuvent pas être issus à cette époque-là des termes du latin
écrit, mais ont dû s’y substituer à une époque bien antérieure. L’embarras où se
sont trouvés des romanistes pour expliquer comment on est passé, si tardivement,
de l’écrit à l’oral et inversement provient d’une méconnaissance de ce fait, laquelle
entraîne l’inversion de l’ordre des deux étapes prévues pour la recherche et dé-
crites en 2.2.

3.1.2 Le modèle de la simultanéité


Entre temps, il est devenu évident, soit par les travaux de latinistes aux vues éten-
dues, comme Väänänen, soit par ceux de romanistes comparatistes, comme Hall,
que la genèse des parlers romans, dans un protoroman à l’origine unitaire, mais se
diversifiant de plus en plus, remonte à l’Antiquité et a pu être en interaction dia-
stylique avec le latin des textes pendant au moins un millénaire.
Du côté du latin écrit non classique, nous avons des données datées, soit dans
les textes préclassiques (rapprochements de la langue de Plaute avec les parlers
romans), soit dans l’épigraphie (inscriptions de Pompéi) et dans les textes post-
classiques (l’Itinerarium Egeriae, analysé par Väänänen 1987).
Du côté du latin parlé et de ses prolongements romans, nous avons de la part de
comparatistes diverses tentatives de dater et localiser l’évolution des traits proto-
romans, par exemple selon l’approche de l’école dite «linguistica spaziale»; dans
cette perspective-ci, il apparaît aujourd’hui comme probable que le sarde, le par-
ler roman de la Sardaigne, représente un état particulièrement précoce du proto-
roman, remontant au premier siècle avant Christ; on y trouve par exemple, à la sur-
prise des chercheurs, un système acasuel des noms (3.2.1.1). Par ce que j’appelle
des analyses spatio-temporelles du protoroman, prolongement perfectionné de la
linguistica spaziale, on commence à découvrir que la formation des parlers romans,
en tant que systèmes fonctionnels distincts de celui du latin écrit classique, re-
L’impasse des études romanes diachroniques 15

monte si loin dans le temps, qu’elle ne saurait plus être considérée comme posté-
rieure aux textes latins, ainsi que le suggère le modèle de la successivité, mais qu’el-
le remonte, conformément au modèle de la simultanéité, à l’Antiquité.
À une étape ultérieure des recherches (la seconde étape citée en 2.2), les deux
perspectives diachroniques qui se dégagent de ce modèle, celle du latin écrit et cel-
le du latin parlé, se prêtent à des rapprochements diastyliques ou diamédiaux syn-
chroniques, qu’on pourrait appeler «globalistes»; ces rapprochements concernent
les rapports internes soit sous l’angle des oppositions typologiques, soit sous celui
d’emprunts entre le latin écrit, classique ou non, et le latin parlé, protoroman com-
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pris. Dans cette optique, des recherches de l’après-guerre livrent une image relati-
vement cohérente de l’organisation du protoroman dans le temps et l’espace, de
ses caractéristiques internes, en synchronie et en diachronie, et de ses rapports
avec le latin écrit.

3.2 Le rôle des structures (illustré par le système casuel)

La reconstruction du protoroman se fonde, au point de vue des techniques compa-


ratives, sur divers types d’anomalie dans les parlers romans, et, au point de vue de
la vérification des hypothèses protoromanes elles-mêmes, sur la cohérence et le
fonctionnement du système reconstruit. À ces facteurs s’appliquent, dans l’abstrait,
au niveau des faits de langue, les principes du structuralisme. Le comparatiste doit
donc analyser la fonction des structures reconstruites et en éliminer des traits qui
s’y révéleraient non fonctionnels, c’est-à-dire extérieurs à la protolangue propre-
ment dite. Je vais illustrer cette théorie avec l’exemple du système casuel nominal.

3.2.1 Le premier cycle de réduction morphologique


3.2.1.1 Le trait fonctionnel productif
La langue latine telle que nous la connaissons par les textes antiques distingue cinq
cas, marqués par des désinences; or, selon une hypothèse récente (Dardel/Wüest
1993), au cours d’une réduction morphologique, le latin parlé de l’Antiquité perd
tous ses cas nominaux sauf un, l’accusatif, lequel, à lui seul, constitue le système
nominal acasuel du protoroman le plus ancien, encore productif en ibéro-roman,
sarde et italo-roman méridional (3.1.2) et laissant des traces dans d’autres parlers
romans, où la seule forme permanente est, aujourd’hui encore, presque partout, un
dérivé de l’accusatif latin. La fonction des cas est alors exprimée par des moyens
syntaxiques, à savoir l’ordre des constituants et le recours à des prépositions: venit
paulum ‘Paul vient’, videt paulum ad petrum ‘Paul voit Pierre’, venit paulum noc-
tem ‘Paul vient la nuit’, librum de paulum ‘le livre de Paul’; dans ce système pro-
toroman, résultat de ce que nous avons appelé le «premier cycle de réduction mor-
phologique», l’accusatif nominal latin peut donc assumer ou contribuer à exprimer
n’importe quelle fonction.
16 Robert de Dardel

3.2.1.2 Le trait fonctionnel non productif


La réduction morphologique du premier cycle est liée à l’économie du langage. En
simplifiant pour leurs besoins la grammaire latine, les sujets non latinophones du
monde romain ont substitué au système morphologique complexe, synthétique, du
latin «officiel» un système tendanciellement analytique, plus facile à mémoriser
(3.2.1.5).Toutefois, comme l’économie du langage vise à maintenir un équilibre en-
tre la loi du moindre effort et la nécessité d’un message réussi, la réduction mor-
phologique à l’œuvre dans le système casuel nominal a, en général, épargné les
noms qui, par leur grande fréquence ou pour quelque autre raison, s’étaient gra-
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vés dans la mémoire des sujets parlants et étaient de ce fait les plus rentables. Cela
explique la survivance, au moins provisoire, en protoroman, de traits fonctionnels
non productifs de cas latins autres que l’accusatif; ainsi, nous retrouvons le nomi-
natif dans deus, esp. dios, et marcus, esp. Marcos, le nominatif et l’accusatif en
opposition originairement fonctionnelle dans le log. déus (influence du lat. ecclé-
siastique)/perdéu ‘per Dio’ (DES 1: 465) et le génitif dans les toponymes esp. Vil-
latoro  villam gothorum, à côté de Villagodos  villam [de] gothos, représen-
tant le système acasuel (Dardel 1999a: 6s.).

3.2.1.3 Le trait non fonctionnel


Parmi les cas latins qui ont disparu en tant que forme fonctionnelle, il en est qui
subsistent néanmoins en protoroman sans leur fonction, mais avec la désinence ca-
suelle morphologique figée. En sarde, on attendrait dans le système acasuel décrit
en 3.2.1.1 domu ‘maison’, de l’accusatif lat. domum; mais la forme sarde est domo
‘maison’ (sa domo ‘la maison’, etc.), où les étymologistes voient un dérivé de l’abla-
tif-locatif lat. domo, signifiant ‘à la maison’ (DES 1: 476s.); en sarde, la désinence
casuelle primitive étant non fonctionnelle et figée, ce substantif est traité comme
un terme du système acasuel et n’est pertinent au protoroman qu’à ce titre. On a
donc, dans cet exemple, l’évolution suivante:
(i) au sens de ‘à la maison’: le lat. cl. domo, ablatif-locatif, avec désinence fonc-
tionnelle et productive.
(ii) au sens de ‘(la) maison’: le protor. (IPSA) DOMO et le sarde (sa) domo, tous
deux des termes du système acasuel, avec désinence non fonctionnelle figée.
En protoroman, domo ne peut guère être qu’acasuel, puisque, dans le système alors
en vigueur, un terme en fonction de complément circonstanciel n’est plus marqué
par un cas morphologique, mais l’est par le contexte et éventuellement par une
préposition.

3.2.1.4 La réduction massive du système casuel.


Abstraction faite des traits morphologiques restés fonctionnels mais devenus non
productifs (3.2.1.2), la réduction de la morphologie casuelle nominale est massive.
L’impasse des études romanes diachroniques 17

Elle affecte aussi toute la syntaxe nominale du protoroman précoce, entraînant la


pertinence de l’ordre basique, qui est VSO, celle des prépositions de, pour l’ex-
pression du complément de nom, et ad, pour l’expression de l’objet d’attribution
[+animé] et de l’objet direct [+animé], ainsi que celle de l’emploi non préposi-
tionnel de certains substantifs en fonction de complément circonstanciel. Cette
réduction est relativement brusque, puisqu’en sarde ancien on la trouve déjà
entièrement réalisée.

3.2.1.5 Une cause possible du premier cycle de réduction morphologique


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Une cause possible de la réduction casuelle du premier cycle pourrait être, à mon
avis, un phénomène de semi-créolisation, produit par le contact du latin parlé avec
les langues substratiques (3.2.1.2). Cette cause externe agit sans doute, au point de
vue des modalités, par une succession de syncrétismes, qui finissent par réunir les
fonctions casuelles dans la seule forme de l’accusatif.
Deux causes internes, souvent invoquées, doivent être écartées. (i) Un amuïsse-
ment des désinences casuelles latines est exclu, puisque le protoroman conserve, à
l’époque du premier cycle, les phonèmes nécessaires à la distinction des cas classi-
ques. (ii) C’est la disparition des cas morphologiques qui a entraîné l’ordre fixe des
constituants majeurs, et non, inversement, l’ordre fixe qui a entraîné ou rendu pos-
sible la disparition des cas, comme le soutient Bourciez 1956: §30b.

3.2.1.6 La réduction partielle de tout système morphologique hérité du latin


Toutes les observations faites à propos du premier cycle de réduction du système
casuel s’appliquent à une partie non négligeable des autres structures morpholo-
giques protoromanes; ainsi, toujours en protoroman précoce, l’adverbe de manière
rejoint l’adjectif (fortem pour fortiter), le comparatif est analytique (plus/magis
altum pour altiorem), le verbe préfixé est reformé sur le radical du verbe simple
(reclaudere pour recludere), les noms des jours de la semaine subissent l’ellip-
se du déterminé (martis, etc., pour diem martis, etc.); cette catégorie de construc-
tions protoromanes connaît aussi des résidus fonctionnels non productifs (tels
l’adverbe bene et le comparatif maior).

3.2.2 La (re)structuration morphologique


Encore pendant que s’accomplit le premier cycle de réduction morphologique se
généralise dans la Romania un suffixe -s attaché aux substantifs, adjectifs et ad-
verbes en fonction prédicative et probablement issu, par généralisation du -s final,
de certains adverbes d’intensité latins, tels magis et plus; ce processus vise sans
doute, dans la perspective d’un besoin de clarté, à compenser, dans le système aca-
suel, l’absence de désinences casuelles par un système de marques discursives.
Nous en avons le reflet, en roman, dans le -s dit «adverbial», caractéristique de la
Romania continentale centrale, mais qu’atteste aussi le sarde (Dardel 2004).
18 Robert de Dardel

Par la suite, entre le premier siècle de notre ère et l’abandon de la Dacie par
les Romains, se forme en protoroman, par étapes, un nouveau système casuel
morphologique: d’abord, par l’introduction de nominatifs du latin écrit, un systè-
me bicasuel (murus/murum//muri/muros), puis, par le recours combiné au datif
singulier et au génitif pluriel du latin écrit, un génitif-datif [+animé] (filio//filio-
rum), élément constitutif d’un système tricasuel, propre, à l’origine, aux noms
[+animé]. Il s’agit, dans ces deux processus, d’emprunts de traits largement at-
testés dans les textes non classiques, d’inspiration encore classique, mais mêlés
d’éléments non classiques soit pour la forme (bovis pour bos), soit pour la fonc-
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tion (filio ‘du fils, au fils’/filiorum ‘des fils, aux fils’). Ce développement est une
bonne illustration de la dimension diastylique manifestée dans le latin global par
le modèle de la simultanéité, qui comporte donc, en co-présence partielle, les
structures illustrées par bos/bovem et bovis/bovem, puis par bos/bovem et bovis/
bovi/bovem.
L’influence du latin classique qui est à l’origine des systèmes bi- et tricasuel
s’exerce aussi dans la restructuration d’autres structures produites par la réduction
morphologique, comme dans grandior et altior, pas cependant au moment du
premier cycle de réduction, comme résidu, mais en protoroman plus tardif, ce
qu’atteste leur distribution spatiale limitée.

3.2.3 Le second cycle de réduction morphologique


L’évolution décrite en 3.2.1 concerne le premier cycle de réduction morphologi-
que des cas nominaux, mais se répète mutatis mutandis dans le «second cycle», à
propos des systèmes protoromans bi- et tricasuel, plus tardifs.
En français moderne, où, au cours du second cycle de réduction, tend de nou-
veau à dominer un système acasuel, les noms sont acasuels au point de vue de la
morphologie et expriment les cas par des moyens syntaxiques: Paul bat le chat/Le
chat mord Paul. Nous sommes ici au niveau des traits fonctionnels productifs.
L’amour Dieu, en revanche, à la différence de l’amour de Dieu, est depuis long-
temps un trait fonctionnel non productif, qui remonte au génitif-datif de la décli-
naison protoromane tricasuelle. Enfin, la désinence -s, après avoir été une dé-
sinence cumulant la distinction casuelle et celle des nombres (murs/mur//mur/
murs), n’est en français moderne qu’une désinence de nombre (mur//murs); com-
me désinence casuelle, elle est non fonctionnelle.
Contrairement à ce qu’on observe à l’époque du premier cycle, à savoir une ré-
duction précoce, relativement massive et peut-être brusque, la réduction du second
cycle, dans le système casuel et dans d’autres structures morphologiques, se dé-
roule d’une manière graduelle et sporadique, par un effacement pour ainsi dire
prévisible (usure, affaiblissement phonique, syncrétisme) des morphèmes.
L’impasse des études romanes diachroniques 19

3.3 Conclusions

À en croire l’exposé qui précède (en 3), les études romanes historiques sont, depuis
un siècle, en pleine évolution; on pourrait même parler d’une nouvelle orientation.
On s’en convaincra en confrontant d’une part les débuts, où la genèse des parlers
romans était considérée comme subordonnée à l’évolution du latin écrit (avec l’in-
version des étapes décrites en 2.2) et traitée en termes préstructuralistes, et d’autre
part les développements méthodologiques plus récents, impliquant un usage criti-
que du latin écrit (envisagé comme seconde étape), une extension du latin parlé
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dans le temps, ainsi qu’un recours systématique au structuralisme. Mais, on va voir


que – malgré la persistance d’apports prometteurs au lendemain de la Seconde
guerre mondiale, avec Gamillscheg, Hall, Meier, Lausberg, Maurer, Rohlfs et bien
d’autres – dans la pratique la plus récente, les recherches se conforment de moins
en moins au cadre méthodologique dont je me suis fait l’avocat, de sorte que, si les
vues que j’ai exposées plus haut sont recevables, nombre d’idées reçues relatives à
la grammaire historique des parlers romans sont actuellement à revoir.

4. Hypothèses non conformes au cadre méthodologique

4.1 En rapport avec l’hypothèse des deux cycles de réduction du système casuel

Dans la partie de mon exposé qui a trait au cadre méthodologique (en 3), j’ai mis
en évidence et illustré avec le système casuel et quelques autres structures mor-
phologiques deux aspects, actuellement indispensables, du comparatisme roman:
(i) La reconstruction du protoroman selon le modèle de la simultanéité, qui im-
plique que la genèse des parlers romans remonte au latin parlé de l’Antiquité, en
relation diastylique éventuelle avec le latin écrit, et (ii) la nécessité de dégager la
fonction des traits reconstruits en protoroman. Ces deux voies, imposées par les
progrès méthodologiques de l’après-guerre, ne sont malgré tout que peu suivies
par les chercheurs impliqués dans l’histoire des parlers romans.

4.1.1 Le modèle de la simultanéité


Il y a un siècle, au temps de Meyer-Lübke, la technique comparative telle que je la
propose dans le modèle de la simultanéité était à peu près inexistante dans les étu-
des romanes, parce que, la profondeur historique du protoroman et sa relative in-
dépendance du latin écrit n’étant pas encore établies, on n’en voyait pas la néces-
sité.

4.1.1.1 Les exemples de Plaute


Les témoignages écrits non classiques, comme ceux de Plaute, qui nous semblent
aujourd’hui préfigurer les parlers romans (hunc ad carneficem dabo ‘je livrerai cet
20 Robert de Dardel

homme au bourreau’, Väänänen 1981: 113), n’étaient pas forcément pour autant
considérés comme de possibles attestations prélittéraires des parlers romans, res-
sortissant à leur genèse, ni par conséquent intégrés à la reconstruction du proto-
roman.

4.1.1.2 Les systèmes bi- et tricasuel dérivés du latin antique


À ma connaissance, tous les chercheurs qui se sont penchés sur les systèmes bi- et
tricasuel du protoroman ont commis l’erreur – inévitable en l’absence d’une analy-
se spatio-temporelle reconnue – de les rattacher, dans une démarche ascendante, au
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système latin antique.


Parmi les latinistes qui travaillaient avec les textes latins dits «vulgaires», c’est-
à-dire avec ce que j’appelle le latin écrit non classique, c’est surtout Väänänen 1981
qui s’est intéressé à des rapprochements avec le protoroman; toutefois, même à lui,
la profondeur historique du protoroman, telle que je la conçois actuellement, a en-
core en partie échappé, puisqu’il voyait dans le cas sujet de l’ancien gallo-roman,
du type du fr. murs, un prolongement ininterrompu du lat. cl. murus (Väänänen
1981: 110). Et on considère jusqu’à ce jour (Lausberg 1971: §643, Zamboni 2002:
25) l’opposition sarde servus/servu comme un vestige bicasuel du système latin,
alors que cette interprétation est, depuis peu, il est vrai, infirmée par la chronolo-
gie des systèmes casuels et par le fait que le -s de ce qu’on prend pour un ancien no-
minatif n’est probablement rien d’autre que la marque prédicative (3.2.2). Parmi
les chercheurs qui ont exploité cette fausse piste dans l’optique du système trica-
suel, comportant un génitif-datif, il faut citer Maurer 1959: §39, Dardel 1964,
Lausberg 1971, Hall 1974-83/3, Väänänen 1981. Chez Maurer, Lausberg et Hall,
le système tricasuel est reconstruit sur la base du système roumain, étendu à toute
la Romania; mais, comme le génitif-datif, qui se construit en protoroman avec les
seuls noms [+animé], s’étend en roumain à tous les noms, sans distinction des caté-
gories [+animé] et [-animé], ce schéma a été supposé, par extrapolation, mais sans
justification méthodologique, à l’origine de tous les autres parlers romans.

4.1.1.3 Les systèmes bi- et tricasuel dérivés par emprunt


Il a fallu une analyse spatio-temporelle poussée, dont je ne citerai pas toutes les
péripéties, pour comprendre (i) que les systèmes bi- et tricasuel sont introduits tar-
divement, par emprunt, et (ii) que le génitif-datif est à l’origine réservé aux ani-
més.
Le fait que la séparation typologique du latin écrit d’avec le latin parlé, carac-
térisé par un système protoroman initial acasuel, remonte à l’Antiquité même n’a
pu être confirmé par des critères chronologiques externes et démontré par des cri-
tères internes que grâce à l’examen de l’ancien sarde, qui permet de la faire re-
monter au moins au protoroman du premier siècle avant J.-Chr. (Dardel 1985).
Toutefois, cette analyse, bien que favorablement accueillie par un spécialiste du
sarde (Jones 1990: 315) et confirmée par l’absence en sarde «of any significant in-
L’impasse des études romanes diachroniques 21

fluence from non-Romance languages» (Jones 1990: 314), n’a pas encore, un quart
de siècle plus tard, sur les recherches historiques des romanistes, l’impact qu’on se-
rait en droit d’en attendre. La plupart des chercheurs concernés par cette théorie,
soit ignorent l’existence et la nature du protoroman, soit la connaissent, mais, n’y
croyant pas, laissent les choses en l’état (c’est le cas de Banniard 1992; cf. pour la
critique Dardel 2003) ou bien (c’est le cas de Herman 2001) opposent à mon
hypothèse sarde, fondée sur des critères internes sûrs, encore confirmés depuis
(Dardel 2005b: §3.1.1.2.3.2), une hypothèse fondée exclusivement sur des critères
externes aléatoires, qui revient à retarder de plusieurs siècles l’isolement linguisti-
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que de la Sardaigne et, par là, à réduire indûment la dimension temporelle du pro-
toroman et à saper l’hypothèse des deux cycles.
L’hypothèse nouvelle d’un système nominal acasuel à l’origine du protoroman
(réduction dans le cadre du premier cycle, Dardel/Wüest 1993), confirmée par le
sarde, la réduction morphologique concomitante partielle, constatée par la suite
dans l’ensemble du système morphologique protoroman, et l’explication possible
de la réduction du premier cycle par un principe de l’économie du langage, en com-
binaison avec un phénomène de semi-créolisation, ont déclenché une avalanche
de critiques, dont, selon moi, aucun argument n’emporte la conviction (Dardel
1999b, notes; 2005a); la plupart des critiques se fondent, en creux, sur l’ignorance,
inavouée mais évidente, du comparatisme, en général, et de ma thèse sarde, ainsi
que de la profondeur historique protoromane qui en découle, en particulier. Les
romanistes considèrent avec méfiance, par exemple, le système intermédiaire, bi-
casuel, comme attestant une romanisation relativement précoce des Grisons (Dar-
del 2001), région que n’affecte pas l’étape suivante, celle du système tricasuel, qui
domine en revanche dans le reste de la Romania continentale centrale et orienta-
le. On n’a pas pris garde non plus que l’évolution du roumain comporte des for-
mes (ILR/2: 218) montrant que probablement le système tricasuel s’y est greffé sur
la forme du système acasuel et ne remonte donc pas directement à la déclinaison
latine classique, de structure d’ailleurs fort différente.

4.1.2 Le structuralisme
Dans l’étude du lexique protoroman, au moment d’établir les règles de corres-
pondance phonético-sémantiques, le comparatiste des débuts avait évidemment
conscience de l’existence de structures au niveau des unités de seconde articu-
lation, et cette approche a subsisté et s’est développée, notamment avec la des-
cription diachronique des systèmes vocaliques protoromans par Lausberg. Mais,
au niveau des unités de première articulation, les rapprochements protoromans
synchroniques de lexèmes dans une perspective structuraliste ne se faisaient guè-
re; dans le REW, Meyer-Lübke traite, ce qui va de soi, les étymons protoromans
séparément, sans relever entre eux de liens sémantiques ni en dégager les valeurs
respectives. À ce niveau, la notion de structure fait son entrée dans les paradigmes
morphologiques corrélatifs, entre autres chez Meyer-Lübke (GLR 2: 30s.), à pro-
22 Robert de Dardel

pos du système bicasuel en ancien gallo-roman, où il voit du reste, lui aussi, un pro-
longement de la flexion latine classique.
Or, tout latiniste ou romaniste n’est pas ipso facto structuraliste et ne réalise pas
que, dans le cadre des développements modernes de la linguistique, la description
scientifique d’une langue, fût-elle protolangue, est tributaire des contraintes de la
synchronie et du jeu de ses fonctions. Ici intervient toute la structure syntaxique
nominale protoromane que conditionne le système acasuel (Dardel 1994); s’il
avait eu connaissance de cette structure, Bourciez 1959: §30b n’aurait pas expli-
qué l’absence de cas nominaux morphologiques comme un effet de la fixation de
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l’ordre des termes, mais envisagé la relation causale inverse. Ici intervient aussi la
distinction entre le complément de lieu protoroman du type ad domum ‘à la mai-
son’, fonctionnel, et le substantif sarde sa domo ‘la maison’, issu de l’ablatif-loca-
tif latin, mais rabaissé par figement à un terme non marqué en cas, donc de ce point
de vue non fonctionnel (3.2.1.3); avec des formes figées comme celle-ci, on rejoint
la grammaire classique latine, mais point le protoroman, pour lequel existe une
description entièrement synchronique et fonctionnelle. Récemment encore, on
s’est attaqué à l’hypothèse du système protoroman acasuel, sans doute par ré-
férence à des désinences casuelles figées; c’est le cas de Herman, qui, au colloque
d’Innsbruck, en 1991, dans la discussion, soutenait que le comparatiste peut retrou-
ver en protoroman tous les cas morphologiques classiques.

4.2 Dans les études romanes diachroniques en général

Les observations auxquelles les systèmes casuels des parlers romans donnent lieu
(en 4.1) valent aussi pour les recherches diachroniques romanes dans d’autres sec-
teurs de la grammaire.

4.2.1 La reconstruction par une démarche descendante justifiée


Dans le paragraphe consacré au modèle de la successivité (3.1.1), il faut ménager
une place à ce qu’on pourrait appeler, à certaines conditions, la «reconstruction par
une démarche descendante justifiée». Ce cas se présente lorsque le chercheur part
d’une forme ou construction du latin écrit pour la mettre en rapport avec ses dé-
rivés romans historiques, comme il est d’usage dans la plupart des dictionnaires
étymologiques, par exemple dans le REW 3831, lorsque l’auteur pose que du lat.
gradus sont dérivés l’it. grado, l’engad. gro, le prov. gra, etc., par quoi il admet que
le lexème lat. écrit gradus a son pendant dans le protoroman antique gradum. Ce
procédé comparatif présuppose, entre les données antiques et les données roma-
nes, un lien historique, garanti par un des critères du comparatisme, en ce cas par
des règles de correspondance phonético-sémantiques. Dans ces conditions seule-
ment, le recours au modèle de la successivité me paraît justifié. Chez les précur-
seurs, on peut citer certaines analyses de E. Löfstedt (1959: 23), dont le rappro-
L’impasse des études romanes diachroniques 23

chement, aujourd’hui admis par le DELF s. ôter, entre le lat. tard. o(b)stare ‘faire
obstacle’ et le fr. mod. ôter ‘enlever’, moyennant quelques virages délicats de l’évo-
lution sémantique. Et voici, de la reconstruction descendante justifiée, quelques
exemples plus récents: García-Hernández 2000 propose une analyse structurale
du sens de sub- en latin écrit, dont les reflets se retrouvent au niveau des parlers
romans, Martín Rodríguez 1998 analyse des cas comme celui du lexème locare,
lequel exprime selon le contexte deux aspects opposés d’une action, à savoir le fr.
louer, ‘donner à loyer’ et ‘prendre a loyer’, et Nieto Ballester 1998, à propos de
mihi, livre un exemple clair de la complémentarité des études prélatines fondées
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sur l’écrit et des études romanes et protoromanes; dans la même veine, Haverling
1998 explique par des modifications structurales du latin tardif le prétérit inchoa-
tif roman du type je sus ‘j’appris’. Bien que l’analyse spatio-temporelle prévue par
le cadre méthodologique n’y soit pas décrite systématiquement, ces études sont,
par la garantie qu’offrent les liens historiques, de précieuses contributions préala-
bles à l’étude du protoroman.

4.2.2 L’apport des romanistes


Avec l’énorme quantité de données romanes, observables soit en direct, dans les
parlers actuels, soit indirectement, dans des documents écrits remontant en partie
au IXe siècle, les romanistes sont en principe bien placés pour se livrer au com-
paratisme historique et reconstruire le protoroman. Encore faut-il évidemment
qu’ils fassent leur la méthode appropriée, conformément au cadre formulé en 2.2,
et déjà pratiquée, mise à l’épreuve et perfectionnée par des générations de com-
paratistes.
De l’approche que je préconise, à savoir celle selon le modèle de la simultanéi-
té, on retrouve aujourd’hui les effets au moins partiels dans les deux domaines
chers aux néo-grammairiens et illustrés par des publications importantes, telles le
LEI et la thèse d’Eva Büchi 1996 pour l’étymologie, et, pour les structures mor-
phologiques, les études de Hall (par exemple 1979), de Tekavciú (1980/2: §643-45,
à propos de l’affixe -isc) et de Lüdtke (par exemple 1980), ainsi que les grammai-
res historiques romanes de Maurer 1959, Lausberg 1971 et Hall 1974-83, toutes
trois axées sur le protoroman. Dans la même période paraît, en plusieurs éditions,
Bourciez 1956, un très bon manuel, où cependant l’évolution du latin global est
décrite sur la base du latin non classique sous sa forme écrite, où les données
romanes, classées par langues, sont présentées implicitement comme succédant au
latin écrit et d’où sont absentes une analyse spatio-temporelle explicite et une
allusion quelconque à une semi-créolisation, pourtant postulée déjà par Meillet
1977. Mis à part les ouvrages de Hall et de Lausberg, toutes ces grammaires histo-
riques des parlers romans offrent une présentation systématique de la syntaxe;
mais, faute d’une méthode comparative éprouvée dans ce domaine, il s’agit de
reconstructions plutôt conjecturées intuitivement, à partir des données latines et
romanes, que reconstruites, en protoroman, par la grammaire comparée.
24 Robert de Dardel

La méthode de l’école néo-grammairienne, mise à jour selon le modèle de la


simultanéité, se manifeste encore isolément. Ferguson 1976 part de données ro-
manes actuelles plutôt que de données romanes anciennes, dont il se méfie; il com-
pare des structures romanes, reconstruit des structures protoromanes, en synchro-
nie et en diachronie, en s’inspirant de la phonologie diachronique de Martinet, et
donne du développement du vocalisme roman une description mieux étayée, dans
le prolongement des études de Lausberg sur le vocalisme. Mańczak 1969 fait valoir
avec raison la nécessité de compléter la dérivation des lexèmes selon les lois pho-
nétiques par les dérivations qui s’en écartent en raison de la fréquence d’emploi.
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Mais voici quelques exemples d’études romanes où l’on n’a pas su tirer parti du
modèle de la simultanéité, ni des possibilités offertes par la reconstruction ascen-
dante. Haiman/Benincà 1992 attribue à tort le verbe second en rhéto-roman à une
influence germanique, alors qu’une analyse protoromane aurait mis en évidence
la présence probable de cette structure en protoroman à date ancienne déjà, no-
tamment en Sardaigne, où l’explication «germanique» est contestable. Chez Re-
becca Posner 1996, l’emploi des modes dans les subordonnées romanes est décrit
au cas par cas au niveau des parlers romans, alors qu’il existe une description pro-
toromane structurale (Dardel 1983: §6.4.3), qui est simple et en rendrait compte.
Jensen 1999 ne prend pas systématiquement en considération les deux témoins du
protoroman le plus ancien que sont le sarde et le rhéto-roman; il ne peut donc pas
mettre en évidence, dans toute son extension, la dimension diachronique du pro-
toroman et livre de ce fait une description mutilée.

4.2.3 L’apport des latinistes


Le latin écrit, qui est essentiellement un fait de parole, soutient, en science d’ap-
pui, le comparatisme roman dans le modèle de la simultanéité, tandis que son étu-
de dans le modèle de la successivité est, mis à part la reconstruction descendante
justifiée (4.2.1), au contraire méthodologiquement dépassée, du moins pour le
comparatisme historique. À ce propos, on peut citer E. Löfstedt 1959, qui, en
adepte du modèle de la successivité, fait de multiples rapprochements du latin écrit
non classique et des parlers romans. Mais ces rapprochements sont malheureuse-
ment d’un intérêt aujourd’hui limité, car la reconstruction descendante risque d’y
donner de mauvais résultats, pour deux raisons. (i) Elle a un côté superficiel, en ce
qu’elle n’est pas forcément étayée par une analyse afférente préalable dans tous
les parlers romans. (ii) Dans le rapprochement de données latines et romanes, il y
a, en l’absence de certains critères comparatifs, risque de confusion, de la part du
chercheur, entre le lien historique et les manifestations occasionnelles d’une sim-
ple tendance; aussi est-ce justement une tendance et non un lien historique que
voit E. Löfstedt (1959: 120s.), à propos de substantifs en apposition se muant en
adjectifs, d’une part dans le lat. stagnum ‘eau stagnante, nappe d’eau’, rapproché
de la construction in stagnis aquis, chez Oribase (IVe s.), et d’autre part dans le
frioul. age stañe ‘ruhig fliessendes Wasser’ (REW 8217a).
L’impasse des études romanes diachroniques 25

Pour Wanner 1987, strict adepte du modèle de la successivité, en ce qui concer-


ne la place des pronoms clitiques, le roman commence avec la loi de Tobler-
Mussafia, sur laquelle débouche, tardivement, le système du latin écrit, et non avec
les structures romanes antérieures à cette loi, que révèle pourtant déjà alors l’ap-
proche de Ramsden 1963 par le modèle de la simultanéité. Mais les noms en vogue
de nos jours sont ceux de Herman et Banniard. Chez Herman, le modèle de la
successivité se manifeste surtout dans son ouvrage sur les conjonctions de subor-
dination (Herman 1963: 133), où l’ordonnance des données se conforme à ce mo-
dèle et où le caractère sommaire de l’analyse spatio-temporelle entraîne celui des
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structures synchroniques protoromanes et de leurs reflets dans les parlers romans;


c’est à ces deux défauts que j’ai tenté de remédier dans mon ouvrage sur le même
sujet (Dardel 1983). De l’apparition des conjonctions quod et quia introduisant
les subordonnées complétives, Herman 1989, fidèle à son modèle, qui privilégie le
latin écrit, a donné une description fondée expressément sur le seul latin des Pè-
res de l’Église, en écartant donc, et les attestations en latin écrit préclassique, et le
protoroman. Il en est résulté une datation et une chronologie biaisées (Dardel
1995/96). Tout récemment, dans sa communication «La chronologie de la transi-
tion: un essai», Herman 1998: 5-26, se mouvant encore dans le modèle de la suc-
cessivité, refuse explicitement d’appliquer la reconstruction historique et choisit
d’établir une «chronologie interne» du latin écrit, comme étant le lieu de faits
«chronologiquement assurés»; et il poursuit en ces termes: «les processus [évolutifs]
pris en compte sont, d’un point de vue chronologique, très hétérogènes . . . tout ceci
donne l’impression d’une sorte de continuum inorganisé»; cette impression est en
réalité une illusion, inévitable de la part du chercheur moderne, s’agissant d’un sys-
tème où se chevauchent plusieurs normes qu’il n’a pas pris la peine de séparer et
de situer dans le temps, l’espace et la hiérarchie sociale. Pour la même raison, l’idée
qu’a régné dans l’Antiquité un «chaos» linguistique, mot que Herman n’utilise pas
lui-même, mais que d’autres formulent dans le même recueil, est un non-sens.
Quant à la thèse de Banniard 1992, elle ne mérite d’être étudiée par les romanis-
tes qu’en raison de ses analyses fouillées du latin écrit dans ses rapports diastyli-
ques; en revanche, pour avoir écarté d’emblée, à la légère, les travaux plus anciens
des néo-grammairiens et des comparatistes, Banniard brosse un tableau incohé-
rent de la manière dont les parlers romans sont issus du latin; par conséquent, il
n’arrive pas à expliquer, en termes d’évolution de la langue, comment il se fait que
les anciens textes français attestent par exemple le mot chien, alors qu’à la même
époque les textes latins ont encore canis ou canem; il ne semble donc pas voir qu’il
y a ici non pas prolongement linguistique interne, mais une substitution sur fond
de relations diastyliques (Dardel 2003). Dans la thèse de Brigitte Bauer 1992,
l’évolution de la syntaxe positionnelle «du latin au français», formule qui déjà tra-
hit le modèle de la successivité, est décrite sur la base de textes latins d’abord; une
preuve de l’inanité de la méthode est que l’auteur ne trouve pas, dans le latin écrit
soumis à son analyse, la base OVS, que pourtant le protoroman a connue ap-
proximativement à l’époque de l’occupation de la Dacie et qui laisse, en roman, de
26 Robert de Dardel

nombreuses traces dans l’ordre des constituants majeurs et dans les nominalisa-
tions qui en sont dérivées (Dardel 1989, 2000). À propos de l’histoire de l’adver-
be de manière roman, deux problèmes se posent à Bauer 2003: (i) Pourquoi du
type classique alte est-on passé au type roman alta-mente? et (ii) Pourquoi des
siècles paraissent s’être écoulés entre la disparition du premier type et l’apparition
du second? Bauer n’a de réponse satisfaisante ni à la première question, ni à la
seconde; et pour cause: elle s’appuie sur les textes latins et leur chronologie, mais
néglige le protoroman et sa chronologie propre, qui est différente. Si elle avait pro-
cédé en comparatiste, elle aurait constaté que, dans l’intervalle considérable entre
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le type alte et le type alta-mente, se situe, d’un bout à l’autre de la Romania, un


troisième type, l’adjectif-adverbe altum, variable comme adjectif, invariable com-
me adverbe, qui se conserve intact en roumain et que nous rencontrons encore,
comme vestige figé, dans les autres parlers romans, tel le fr. La tour est haute/
Pauline parle haut; or, l’existence de l’adjectif-adverbe protoroman permet de ré-
pondre aux deux questions que se pose Bauer: (i) le type en -mente n’est qu’une
manière d’expliciter la fonction adverbiale de l’adjectif-adverbe, d’où l’étape
finale altum adjectif/alta-mente adverbe, (ii) l’adjectif-adverbe, dont Bauer ne
tient pas compte, comble assez naturellement l’écart chronologique auquel elle
s’achoppe.
On pourrait hélas multiplier les exemples de ce type: Malkiel 1972: 359-61
trahit son adhésion au modèle de la successivité en disant, à propos du suffixe pa-
leo-roman -isk (-esc(o)), pourtant bien attesté en sarde, «The post-Latin develop-
ment of -esc(o) falls into two . . . phases. The first, or Paleo-Romance, phase . . . ».
B. Löfstedt 1967/68 présente de nombreux exemples de l’adjectif-adverbe en la-
tin écrit, mais n’aborde explicitement son statut historique ni en protoroman, ni
dans les parlers romans, lacune qui ampute le tableau général d’éléments qui au-
raient enfin révélé ou confirmé l’extension considérable de cette structure. Un re-
proche analogue s’applique à Müller-Lancé 1994, qui, pour n’avoir pas recouru
au protoroman, débrouille mal, dans les constructions absolues, les rapports histo-
riques entre latin écrit et protoroman dans l’Antiquité, et à Piera Molinelli 1998,
qui, déjà par le titre de son exposé, mais aussi par la teneur de sa communication,
illustre parfaitement les ravages que cause encore de nos jours le modèle de la suc-
cessivité. Ce sont là des cas patents, parmi beaucoup d’autres, d’un refus de re-
courir à la méthode comparative. Avec des études de cet acabit, malgré d’éviden-
tes qualités du latiniste, la description historique du latin global est condamnée à
faire du sur-place.

4.2.4 Du côté des globalistes


Reste un petit peloton de savants, qui, dépassant les modeles partiels que sont ceux
de la successivité ou de la simultanéité, poussent leurs recherches jusqu’aux limi-
tes du domaine couvert par le latin global, en direction par exemple du vieux la-
tin, du lexique protoroman et du domaine encore peu exploré des relations dia-
L’impasse des études romanes diachroniques 27

styliques. Des approches si ambitieuses, qui pourraient se réclamer du slogan «À


latin global, méthode globale» et où souffle un vent du large, ne sont pourtant pas
toujours couronnées de succès, surtout, ici encore, faute d’une solide analyse com-
parative.
Au chapitre de la reconstruction du protoroman, il faut citer surtout Hall 1974-
83, remarquable travail de comparaison historique, où il distingue latin écrit et pro-
toroman, qu’il situe en simultanéité à l’époque du latin classique, et Stefenelli
1992, qui livre une histoire combinée du latin écrit, du protoroman et des parlers
romans dans le domaine du vocabulaire, sous la forme d’une vue d’ensemble dans
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une optique panromane, chiffrée et évaluée. Bork 1969 et Cornelissen 1972 lais-
sent malheureusement l’analyse spatio-temporelle inachevée, pour n’avoir pas
voulu la pousser jusqu’à l’état initial du protoroman. Meier 1986 tend, avec un re-
latif bonheur, à combiner la documentation romane avec le latin écrit et les résul-
tats du comparatisme. Harris/Vincent 1990, ouvrage collectif, notable par son
plan uniforme et la possibilité d’une lecture transversale, est utile pour la syn-
chronie du latin et des parlers romans, mais reste pris, en ce qui concerne la dia-
chronie, dans des distorsions chronologiques et une combinaison confuse des mo-
dèles de la simultanéité et de la successivité, ignorant jusqu’aux ressources de
l’analyse spatio-temporelle et, par conséquent, la possibilité de formuler des règles
grammaticales protoromanes. Salvi 2004 fait un effort pour élargir sa méthode et
augmenter les données; c’est une entreprise intéressante, en principe, pour une
confrontation des traitements par la GGT et de celui par le comparatisme histori-
que, que j’ai appliqué au même domaine que lui; seulement, cette confrontation,
esquissée par Salvi, n’est pas pertinente; il maîtrise mal la méthode comparative
que je pratique, ce qui ne l’empêche pourtant pas d’en contester les résultats.

5. Le sort des études romanes diachroniques

5.1 Vu par le petit angle de la caméra

Envisageons le sort des études romanes diachroniques pour ainsi dire à travers le
petit angle de la caméra. Dans le présent essai, j’ai illustré les diverses approches,
favorables ou défavorables au progrès de la linguistique romane diachronique, par
un échantillon de références à des études publiées; j’en ai passé un très grand nom-
bre sous silence, mon but n’étant pas d’établir un catalogue. Le choix que j’ai fait
visait plutôt à mettre en lumière l’évolution à long terme de la méthode, avec ses
moments forts ou faibles et des résultats de qualité variable, mais déclinante.
Je reconnais que la voie préconisée par moi est plus longue et ardue que celle
qu’on suit encore souvent, ne serait-ce que par la nécessité de soumettre à toute
analyse la totalité des parlers romans. Aussi, je ne me pose pas en modèle, ayant
mis moi-même des années à surmonter les obstacles que j’ai rencontrés au début
de ma carrière et à m’affranchir des préjugés que je dénonce aujourd’hui.
28 Robert de Dardel

Reste que la pratique ne suit pas ou suit mal une théorie qui est actuellement
en pleine évolution. La reconstruction d’un protoroman cohérent et fonctionnel,
apte à se substituer à tant d’essais inachevés ou avortés, se fait attendre. Si les ro-
manistes étaient encore entraînés aux techniques du comparatisme et animés par
le besoin de voir clair dans la genèse des parlers romans, il y a longtemps qu’ils au-
raient entrepris de chercher et auraient trouvé et finalement adopté la solution de
problèmes simples, contre lesquels butent à chaque pas – telle la mouche contre la
vitre – les historiens des parlers romans: par exemple le pronom protoroman neu-
tre pluriel illa, dans le type panroman qu’illustre le fr. il se la coule douce, la dis-
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parition du futur simple combinée avec la survivance du latin erit, qui en est un
résidu fonctionnel, le système nominal bicasuel du rhéto-roman des Grisons, le
dernier témoin du système casuel situé entre les systèmes acasuel et tricasuel, et
j’en passe. Sans doute par ignorance des méhodes ou manque de curiosité, d’ou-
verture, de volonté «politique», par force d’inertie, peut-être même sous la pres-
sion administrative qui pousse les chercheurs à publier davantage, les études ro-
manes diachroniques connaissent de nos jours une production déficitaire. Elles se
trouvent en fait dans une impasse, que, sur le plan scientifique, j’attribue surtout à
ce que, chez beaucoup, le structuralisme reste lettre morte et à ce que l’atout pos-
sible du latin écrit, exploité en dépit du bon sens, se retourne maintenant contre la
linguistique romane.

5.2 Vu par le grand angle de la caméra

Appliquons maintenant à ce problème le grand angle de la caméra. Nous aperce-


vons que – sauf prise de conscience et inversion des tendances – ce qui est en cau-
se est l’existence même de l’ensemble formé par le latin global et le roman en tant
qu’observatoire de recherches linguistiques, ensemble presque unique en son gen-
re par son étendue dans le temps et l’espace et par son encadrement historique. Ce
qui est en cause, en un mot, c’est un paradigme, au sens de «modèle théorique de
pensée qui oriente la recherche et la réflexion scientifiques» (Larousse).
L’étymologiste Harri Meier a publié à la fin de sa vie une synthèse de ses ré-
flexions méthodologiques, dans laquelle il dit (Meier 1986: 48s.) que les lois pho-
nétiques élaborées au XIXe siècle constituent un outil inachevé, qui doit encore
être complété par des lois phonétiques supplémentaires, à découvrir, et que c’est
à tort que la phonétique historique a été délaissée, au début du XXe siècle, et qu’on
recourt à des échappatoires faciles, telles l’assimilation, la dissimilation, la méta-
thèse ou la contamination. Meier en donne un exemple issu des recherches de ses
disciples: pour rendre compte de la sonorisation des consonnes initiales, comme on
la trouve dans la paire d’étymons crassus/grassus, et ne trouvant pas, dans le cor-
pus de lois phonétiques traditionnel, de loi qui prévoie ce cas, Meier propose une
loi nouvelle, phono-syntaxique, aux termes de laquelle une consonne initiale sour-
de protoromane précédée d’une voyelle se sonorisait, produisant des variantes du
L’impasse des études romanes diachroniques 29

type (il)la derra/(il)las terras, loi qui, à son avis, résoudrait un grand nombre
de problèmes posés par la phonétique historique.
C’est un sentiment semblable que j’éprouve à l’égard de la grammaire compa-
rée des parlers romans. Dans les deux cas, il s’agit d’un outil inachevé ou mal em-
ployé et des symptômes d’un déclin du paradigme néo-grammairien, dans une sui-
te ininterrompue de changements de paradigme qui ponctuent au cours des âges
l’histoire de la linguistique, et sans doute de toute science. Cela est dans la nature
des choses, et le chercheur individuel ne saurait l’empêcher. Mieux vaut peut-être
tourner la page et faire confiance, pour l’avenir, à la formation programmée d’une
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relève de la grammaire comparée romane.

Groningue Robert de Dardel

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