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L’esprit et la lettre

Français
1re
Sous la direction d’Adrien David

Équipe de lettres Florian Réveilhac


Solène Billaud Domitille Rivière
Vincent Blin Cécile Roy-Fleury
Françoise Cahen Fabrice Sanchez
Lise Campy-Weis Marie-Pierre Verhille
Julia Del Treppo Justine Wanin
Maxime Durisotti
Anne-Marie Garcia Équipe d’histoire
Vanessa Henriette de Hillerin Pierre Ettien-Chalandard
Éric Luczak Céline Gianfermi
Camille Maghin Nicolas Moreaux
Rocco Marseglia Cyprien, Mycinski
David Martin
Solène Mazas-Verhille Équipe de philosophie
Frédérique Mertens Ariane Revel
Alexandra de Montaigne Denis Saygili
Marie Panter
Estelle Planchon
© Nathan 2019 – 25 avenue Pierre de Coubertin – 75211 Paris cedex 13

ISBN 978-2-09-165306-8

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Sommaire

PARTIE 1 La poésie du XIXe au XXIe siècle


Chapitre 1  La poésie au XIXe siècle

PARCOURS 1 – L’âme romantique 9

PARCOURS 2 – L’engagement poétique 20

PARCOURS 3 – Bijoux parnassiens 23

PARCOURS 4 – Baudelaire, la boue et l’or 27

PARCOURS 5 – Rimbaud, l’alchimiste 32

PARCOURS 6 – Les poètes maudits 38

Chapitre 2  La poésie au XXe et XXIe siècles

PARCOURS 1 – La modernité poétique 46

PARCOURS 2 – La révolution surréaliste 52

PARCOURS 3 – La poésie de la Résistance 55

PARCOURS 4 – La poésie de la négritude 65

PARCOURS 5 – Visions intérieures, visions d’ailleurs 70

PARCOURS 6 – La poésie du quotidien 73

 Méthode Bac 81

PARTIE 2 La littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle


Chapitre 3  La littérature d’idées au XVIe siècle

PARCOURS 1 – Le pouvoir en question 82

PARCOURS 2 – La question religieuse 88

PARCOURS 3 – L’humanisme et le savoir 95

PARCOURS 4 – Montaigne et le monde 102

Chapitre 4  La littérature d’idées au XVIIe siècle

PARCOURS 1 – Satires de la comédie sociale 111

PARCOURS 2 – Les moralistes et la vanité 114


3
PARCOURS 3 – Fables et contes, imagination et pensée 127

Chapitre 5  La littérature d’idées au XVIIIe siècle

PARCOURS 1 – Les Lumières et la connaissance 133

PARCOURS 2 – Voltaire contre l’intolérance 138

PARCOURS 3 – Les Lumières et l’esclavage 140

 Méthode Bac 145

PARTIE 3 Le roman et le récit du moyen âge au XXIe siècle


Chapitre 6  Le récit au moyen âge

PARCOURS 1 – Romans de chevalerie 146

PARCOURS 2 – Récits satiriques médiévaux 148

PARCOURS 3 – Romans allégoriques 150

Chapitre 7  Le récit au à la Renaissance

PARCOURS 1 – Rabelais, un humaniste 152

PARCOURS 2 – La nouvelle à la Renaissance 162

Chapitre 8  Le récit au XVIIe siècle

PARCOURS 1 – Récits comiques et burlesques 168

PARCOURS 2 – Récits précieux 169

PARCOURS 3 – Voyages imaginaires 172

Chapitre 9  Le récit au XVIIIe siècle

PARCOURS 1 – Contes orientaux 174

PARCOURS 2 – Récits libertins 176

PARCOURS 3 – Le récit en question 179

PARCOURS 4 – Rousseau et l’écriture de soi 180

Chapitre 10  Le récit au XIXe siècle

PARCOURS 1 – Peindre le moi romantique 191

4
PARCOURS 2 – Le romantisme et l’histoire 194

PARCOURS 3 – Amours réalistes 196

PARCOURS 4 – Le naturalisme et la société 199

PARCOURS 5 – Le récit décadent 202

Chapitre 11  Le récit aux XXe et XXIe siècle

PARCOURS 1 – Proust et la mémoire de soi 204

PARCOURS 2 – Céline, le style et la fureur 210

PARCOURS 3 – Récits de l’absurde 212

PARCOURS 4 – Le renouveau du héros 218

PARCOURS 5 – Le nouveau roman 220

PARCOURS 6 – Le renouveau autobiographique 223

PARCOURS 7 – Une réalité inquiétante 230

 Méthode Bac 233

PARTIE 4 Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle


Chapitre 12  Le théâtre au XVIIe siècle

PARCOURS 1 – La comédie du valet 234

PARCOURS 2 – Le héros tragique 244

Chapitre 13  Le théâtre au XVIIIe siècle

PARCOURS 1 – Questionner les sentiments 251

PARCOURS 2 – Interroger la société 255

Chapitre 14  Le théâtre au XIXe siècle

PARCOURS 1 – Passions romantiques 260

PARCOURS 2 – Situations vaudevillesques 263

PARCOURS 3 – Symboles de fin de siècle 267

5
Chapitre 15  Le théâtre aux XXe et XXe siècles

PARCOURS 1 – Un théâtre de la condition humaine 271

PARCOURS 2 – Le théâtre de l’engagement 274

PARCOURS 3 – Le renouvellement du langage 277

PARCOURS 4 – Le corps au théâtre 280

 Méthode Bac 284

PARTIE 5 Humanités, littérature et philosophie


Chapitre 16  Les pouvoirs de la parole

PARCOURS 1 – L’art de la parole 285

PARCOURS 2 – L’autorité de la parole 289

PARCOURS 3 – Les séductions de la parole 295

Chapitre 17  Les représentations du monde

PARCOURS 1 – Découverte du monde et des cultures 299

PARCOURS 2 – Décrire, figurer, imaginer 307

PARCOURS 3 – L’homme et l’animal 310

PARTIE 6 Langue
FICHE 1 – Les classes grammaticales de mots et de groupes de mots 314

FICHE 2 – Les fonctions syntaxiques de mots et de groupes de mots 315

FICHE 3 – Les propositions subordonnées conjonctives circonstancielles 315

FICHE 4 – Exprimer la cause, la conséquence et le but 316

FICHE 5 – Exprimer l’hypothèse et la condition 316

FICHE 6 – Exprimer l’opposition et la concession 317

FICHE 7 – L’interrogation : poser des questions, se poser des questions 318

FICHE 8 – Employer correctement les interrogations indirectes 319

FICHE 9 – Exprimer la négation sur le plan lexical 320

FICHE 10 – Exprimer la négation sur le plan syntaxique 320

6
FICHE 11 – Analyser le fonctionnement pragmatique de la négation 321

FICHE 12 – L’enrichissement du vocabulaire : dérivation, composition et emprunt 321

FICHE 13 – Les relations lexicales entre les mots 322

FICHE 14 – Exprimer et modaliser un propos 323

FICHE 15 – Exprimer et nuancer une opinion 323

FICHE 16 – Discuter et réfuter un propos 324

FICHE 17 – Reformuler et synthétiser un propos 325

FICHE 18 – Organiser le développement logique d’un propos 326

PARTIE 7 Méthode Bac


FICHE 1 – Le commentaire : la problématique et le plan 327

FICHE 2 – Le commentaire : la rédaction 328

FICHE 3 – La dissertation : la problématique et le plan 330

FICHE 4 – La dissertation : la rédaction 331

FICHE 5 – La contraction : les règles à suivre 332

FICHE 6 – L’essai : la rédaction 332

FICHE 7 – L’explication orale : l’épreuve 336

FICHE 8 – L’explication orale : l’analyse linéaire 337

FICHE 9 – L’entretien 337

FICHE 10 – Humanités : la question d’interprétation 339

FICHE 11 – Humanités : la question de réflexion 340

FICHE 12 – Les tonalités 341

FICHE 13 – Les figures de style 342

PARTIE 7 Les outils


FICHE 1 – Le brouillon 343

FICHE 2 – La prise de notes 344

FICHE 3 – Mener une recherche 345

7
8
Partie 1 LA POÉSIE
Du XIXe au XXIe siècle

Chapitre 1  La poésie au XIXe siècle

PARCOURS 1 presse royaliste qui les accuse d’anthropopha-


gie, cherche à défendre leur cause. La toile est
L’âme romantique, p. 18-27 donc aussi un plaidoyer en faveur de ces marins.
C’est ainsi que la toile tend à susciter la com-
Histoire littéraire passion et non le dégoût. On retrouve dans cette
La poésie romantique (1790-1860) perspective ce que Paul Bénichou dit du poète
romantique : homme d’action, d’influence.
COMPARER, p. 19
1 Plusieurs propositions sont possibles :
– Ce qu’affirme le texte 1 est que le poète ro- UN MYTHE : ORPHÉE, p. 20
mantique n’est pas seulement un « arrangeur de Un poème latin
mots » mais qu’il ancre sa poésie dans le monde 1 On peut éprouver de l’empathie, de la com-
réel, alors qu’on pourrait croire qu’elle est uni- passion pour le personnage. Les signes de sa
quement tournée vers le rêve ou l’idéal. Paul souffrance sont multiples dans l’extrait : la
Bénichou dit des poètes romantiques qu’ils sont triple négation au vers 1 (« plus de plaisir, plus
des « penseurs, hommes d’influence et d’ac- d’hymen, plus d’amour » qui sonne comme un
tion ». deuil définitif) ; l’antithèse entre « seul », ac-
– Elle est attentive à vouloir écouter et interpré- centué au vers 2 et le pluriel « les horreur d’un
ter le monde qui nous entoure : c’est ce que fait sauvage séjour », l’antéposition de « noires fo-
Victor Hugo dans le texte 2 : « Tout, comme toi, rêts » qui en fait un lieu plus hostile encore, car
gémit ou chante comme moi ». Le poète est signe de mauvais augure ; l’imparfait duratif « il
donc celui qui restitue toutes les voix du monde. pleurait » (v. 5).
S’il parle de lui, il parle aussi de tous, à tous. Vers la fin de l’extrait, la violence de sa mort
peut susciter aussi l’horreur, la terreur. Le
2 Le tableau de Géricault illustre d’abord ce poète fait l’ellipse du meurtre d’Orphée pour ne
que Paul Bénichou appelle « la prouesse d’ex- restituer que le résultat : « leur main sanguinaire
pression ». Le tableau est en effet composé […] dispersa dans les champs ses membres dé-
qu’une façon efficace et brillante susceptible de chirés ». Les détails hyperboliques pour dési-
restituer l’atmosphère tragique de la situation. gner son cadavre, « L’Hèbre roula sa tête encor
La composition pyramidale, les jeux de lumière toute sanglante » (v. 11), « sa langue glacée »,
orageuse, la posture des corps, tout contribue à « en flottant », ajoutent au tragique.
créer une tension dramatique terrible. Mais Pourtant, le sentiment dominant est peut-être
l’éclaircissement du ciel à l’horizon, le minus- l’admiration devant un amour aussi intense et
cule point de l’Argus (le navire qui va sauver les la beauté des vers. On peut ainsi demander aux
survivants), les bras tendus suggèrent à l’in- élèves de choisir un ou deux vers dans l’extrait
verse l’espoir que le cauchemar cesse. qu’ils trouvent particulièrement touchants et de
Par ailleurs, le peintre ancre son œuvre double- justifier de leur choix.
ment dans le réel. On sait que, pour peindre la
toile, Géricault étudie dans des hôpitaux les vi- 2 Les derniers vers montrent que la nature va se
sages des agonisants, les cadavres et les corps faire le relais de la plainte d’Orphée. Elle l’am-
amputés. Pour peindre la mer et le ciel, il se rend plifie (« échos »), la fait résonner. C’est là l’un
au Havre. Mais surtout, il s’inspire d’un événe- des éléments fondamentaux du lyrisme. Pour
ment réel. En 1816, les naufragés de la Méduse exprimer ses sentiments personnels sur un mode
meurent noyés, pour la plupart, mais certains, musical, harmonieux, le poète a besoin que la
pour survivre, mangent des cadavres. Deux sur- nature s’accorde à son chant. Ainsi, retrouve-t-
vivants publient un récit qui défraye la chro- on dans le lyrisme, notamment romantique, la
nique. Géricault les rencontre et, s’opposant à la notion de paysage état d’âme, mais aussi tout

9
simplement, le thème de la nature, des saisons, brave à la fois les Dieux et la mort. En ce sens,
pour rendre compte, pour relayer l’expression il peut être perçu comme celui dont la lyre est
des sentiments. C’est véritablement dans la lé- une arme. Cependant, le destin d’Orphée, son
gende d’Orphée que le lyrisme trouve ses fon- échec à ramener Eurydice à la vie, et sa mort
dements. funeste en font plutôt un héros malheureux,
voué à la souffrance éternelle.
Un poème français
3 Le poète reçoit plusieurs conseils comme en Un tableau. Gustave Moreau
témoignent les verbes à l’impératifs qui sonnent 6 Gustave Moreau imagine une suite au mythe
comme des injonctions. Dans la première originel. Il nous donne en effet à voir une jeune
strophe, au vers 6, le locuteur l’invite à ne pas fille parée avec raffinement recueillant la tête du
se mêler des malheurs du monde : « Ne joins poète. Cette jeune fille au visage virginal peut
pas, dans ta folle ivresse, les maux du monde à rappeler Eurydice ou venir contrebalancer les
tes malheurs ». Il l’invite donc à se concentrer bacchantes qui ont déchiré Orphée par jalousie.
sur lui-même. À la troisième strophe, cette am- La tête du poète repose sur sa lyre, la jeune fille
bition est attribuée à l’« orgueil » (v. 25), elle pose sur elle un regard mélancolique ; songeur.
relève d’une forme de folie, comprenons de dé- Les deux visages, tous deux aux yeux clos se
mesure, d’excès (« folle ivresse » v. 6, « in- ressemblent étrangement, ils ont la même
sensé » v. 25). Le dernier conseil, qui découle beauté, la même douceur. Et ils semblent absor-
des deux autres, est au vers 29 : « Laisse vieillir bés dans une contemplation ou un songe sans
ton innocence ». Le poète, trop jeune, a des am- fin.
bitions trop hautes. Il doit laisser découler en lui Gustave Moreau choisit donc de donner une re-
la vie, l’expérience pour oser jour les « cen- présentation apaisée du mythe. À l’horreur du
seurs », les juges (v. 27). supplice suggéré par la tête décapitée, il substi-
La réaction du poète est la preuve même de ce tue cette scène qui échappe mystérieusement à
qui lui est reproché à travers les conseils don- la morbidité. En effet, la lumière douce qui
nés. Il réagit avec une certaine véhémence baigne l’ensemble, le fond de paysages fantas-
comme le prouvent l’interjection « Quoi ! » tiques à la Léonard de Vinci, la grâce de la jeune
(v. 11) ou les questions rhétoriques qui suivent fille donnent une impression de calme, de dou-
et expriment l’indignation (v. 11 à 14). Le ceur. En haut à gauche, on aperçoit des musi-
simple fait qu’il apporte lui-même une réponse ciens qui rappellent la poésie d’Orphée (ou s’en
à ses questions à partir du vers 15 prouve qu’il font l’écho) ; en bas à droite, on remarque une
n’est pas prêt à entendre les conseils. Pour lui, tortue, dont la carapace avait, selon le mythe,
le poète a un devoir : « console(r) » « les tristes servi à fabriquer la première lyre. Ainsi, par ces
humains dans leurs fers » (v. 17). Il doit donc, rappels de l’origine et de la postérité du mythe,
évidemment, se consacrer à chanter les mal- il semble se perpétrer.
heurs de hommes et non ses seules douleurs in-
times. 7 La tonalité du tableau relève du fantastique.
La tête incrustée dans la lyre, la douceur évo-
4 Leur vision d’Orphée est radicalement diffé- quée dans la question 6 (contrastant avec la dé-
rente. Le jeune poète voit en lui un être hé- capitation), le paysage lointain, contribuent à
roïque, épique à travers l’image du guerrier au créer un mystère onirique.
vers 19. Le locuteur, qu’on peut imaginer être Le tableau pourrait aussi relever de la tonalité
un poète plus expérimenté, nuance cette vision élégiaque. La posture de la jeune fille, son re-
et cantonne Orphée au poète lyrique venu « un gard, la façon dont elle porte (à la façon d’une
moment » (éphémère) « ravir les morts ». Son mère), la lyre et la tête du poète suggèrent la
pouvoir est donc éphémère, en revanche ses tristesse d’un deuil. Les musiciens rappellent la
« peines » sont qualifiées d’« éternelles ». Or- musicalité de la plainte.
phée est donc pour lui le poète souffrant et non Enfin, selon sa sensibilité, le spectateur peut
triomphant. aussi y voir une tonalité tragique. Il suffit pour
cela d’imaginer que les deux personnages sont
5 La justesse est sans doute entre les deux. Or- des amants à jamais séparés par la mort (la jeune
phée est un héros, d’une certaine façon, assez fille serait alors, contre toute attente, Eurydice).
téméraire pour aller là où nul homme à part Cette tonalité est cependant contredite par la
quelques héros célèbres n’est allé, les Enfers. Il douceur de l’ensemble.

10
1. Alphonse de Lamartine Elle représente d’abord le bonheur. Symboli-
quement le lac offre des eaux calmes, sans
Méditations poétiques (1820), « Le Lac »
risque de tempête. Ceci est perceptible dans la
métaphore initiale des « flots harmonieux ». La
LANGUE, p. 22 personnification qui suit du flot, « attentif » en
Le poète utilise des rimes croisées qui permet- fait une figure presque poétique. Servant de
tent le retour régulier d’un même son. Peut-être tambour aux rameurs qui le « frappent en ca-
cela renvoie-t-il au va et vient des vaguelettes à dence », écoutant la voix de Julie, il apparaît
la surface du lac, entre le passé et le présent, le presque comme un ami, un confident.
souvenir heureux et le présent malheureux. Elle est aussi symbole de l’épanchement
Il est intéressant d’associer l’observation de ces amoureux. La métaphore finale « Où l’amour à
rimes au système métrique qui repose, lui, sur longs flots nous verse le bonheur » fait des
une irrégularité : trois alexandrins, un hexasyl- « flots » (il n’est pas anodin que Lamartine re-
lable. Ce déséquilibre peut également rendre prenne le même mot qu’aux deux premières
compte du mouvement du flux et du reflux, et strophes) un liquide précieux, régénérateur.
de la dissonance du présent. Il est à faire obser- L’allitération en (l) qui parcourt presque tout le
ver également que, lorsque le poète restitue le poème renvoie à cette idée. L’eau est source de
discours de Julie, la métrique change en- vie, le flot amoureux, c’est-à-dire l’écoulement
core puisqu’il croise un alexandrin et un hexa- des sentiments, leur expansion, leur expression,
syllabe. Il semble que Lamartine, cherche à ex- leur dilatation presque sont sources de bonheur.
primer de toutes les façons possibles à la fois En ce sens, l’eau symbolise aussi la fluidité du
l’harmonie et la dissonance, l’élan lyrique chant lyrique, ce qu’annonçait déjà la méta-
(alexandrin) et sa brisure par le désespoir devant phore expliquée plus haut de la musique.
le bonheur révolu. Mais l’eau symbolise aussi, à l’inverse, selon un
topos connu, le temps qui fuit. Plusieurs mots,
LIRE, p. 22 à double sens, renvoient à la fois au temps qui
Le poème passe et à l’eau qui coule : « suspendez votre
1 Le poète s’adresse au lac qu’il personnifie en cours » (v. 10), « rapides délices » (où « ra-
un interlocuteur privilégié qui partagea ses mo- pides » peut faire penser aussi à un torrent)
ments de bonheur. Le passage qui précède l’ex- v. 11, « coulez, coulez pour eux » (v. 14), « le
trait en donne la confirmation : temps m’échappe et fuit » (comme l’eau, au
« Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière, vers 18), enfin, « il coule et nous passons »
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir, (v. 24).
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette On voit ainsi, qu’au-delà de l’inscription du
pierre poème dans une réalité autobiographique (celle
Où tu la vis s’asseoir ! » d’une rencontre sur les rives du Lac du Bour-
Il revient en effet sur les lieux où il avait ren- get), le choix du lac permet un réseau poétique
contré Julie Charles, espérant la revoir mais il d’images et de connotations très riche.
apprend qu’elle est morte de la tuberculose. Le
lieu est donc un puissant facteur de réminis- 3 Julie a plusieurs souhaits.
cence. Le premier est un vœu de l’impossi-
À la fin du poème, le poète s’adresse cette fois ble puisqu’elle souhaite l’arrêt du temps.
au « Temps jaloux » allégorisé par la majuscule L’adresse au « Temps », personnifié (v. 8) est
et la personnification en un amant rival (« ja- rendue emphatique par l’invocation « Ô ». La
loux »), comme en témoigne l’apostrophe et la ponctuation expressive (beaucoup de virgules
question rhétorique « se peut-il ». des vers 8 à 12 et de points d’exclamation, les
Ainsi, cette double adresse accentue la solitude injonctions rapprochées (« suspends », « sus-
du poète. Ses seuls interlocuteurs sont désor- pendez », « laissez-nous savourez ») rendent
mais le lac et le Temps, il se livre ainsi à la fois compte du sentiment de l’urgence et d’un cer-
à une remémoration et à une réflexion plus mé- tain désespoir. La conscience de l’impossible
taphysique que le caractère éphémère du bon- apparaît d’ailleurs au vers 17 : « Mais je de-
heur. mande en vain quelques moments encore ».
L’antithèse v. 19-20, que renforce encore le
2 L’eau symbolise ici plusieurs choses contra- chiasme, exprime parfaitement le caractère irré-
dictoires. médiable la fuite du temps.

11
Partant de cet amer constat, Julie va demander – Sublimation de sa voix : apparenté à une voix
autre chose. L’adversatif « Mais » met d’ail- orphique : « rivage charmé », « frappèrent les
leurs en évidence un changement. La conjonc- échos » (sa voix est relayée par la nature), per-
tion de coordination « donc » confirme le pas- sonnification du « flot », « attentif »
sage à une autre étape du raisonnement. Si le – Pourtant le dernier vers introduit une certaine
temps passe, si, comme Julie vient de le faire amertume : « laissa tomber » suggère la chute
nous devons tous nous rappeler que nous allons (la tombe) alors que tout ce qui précède suggé-
mourir (c’est rendu explicite au vers 23 : « nous rait un élan vers le ciel. On sent poindre, ainsi,
passons » c’est-à-dire nous trépassons), il im- dans le souvenir heureux, la douloureuse nostal-
porte que nous profitions de la vie. La fin du gie.
discours de Julie sonne ainsi comme un carpe
diem : « Aimons donc, aimons donc ! », « hâ- 2) Un rapport vivace au passé. Le poète est
tons-nous, jouissons ». Le ton n’est plus sup- capable de restituer les paroles de Julie. Le
pliant, plaintif, élégiaque ou tragique comme poème opère donc une réviviscence. (strophes 3
aux vers 8-20, mais lyrique, enflammé, pas- à 6)
sionné. Dans ce passage, il est intéressant de noter que
Julie, elle, est tendue vers le désir de retenir le
4 La parole est aux élèves. Peut-être la langue, temps et de vivre pleinement le moment présent
et recours au topos vont-ils éloigner quelques de peur qu’il ne se mue en passé. (cf. question 3
lecteurs du texte. Mais il semble plus probable qui détaille le discours de Julie). Il importe de
que le poème touche, étant données les circons- faire apparaître quatre temps dans le raisonne-
tances, des lecteurs adolescents. Quelques argu- ment :
ments sont attendus comme la beauté rythmique a) v. 8-12 : la supplique désespérée au Temps.
des vers, le discours poignant de Julie, l’invita- On peut remarquer à la rime le champ lexical
tion à l’amour (« jouissons »), la réflexion sur le insistant du bonheur (« propices », « délices »)
memento mori : ce sont là des questions univer- le superlatif du vers 2 qui subliment le moment
selles qui nous touchent tous. présent.
b) v. 13-16 : cette strophe est la symétrique de
À voix haute la précédente comme en témoignent les anti-
5 La lecture à voix haute doit respecter : les cé- thèses « prenez » / « laissez-nous » ; « malheu-
sures et les coupes, l’accentuation de certaines reux » / « heures propices ».
syllabes (ex. : « longs v. 26), les liaisons qui Le discours s’universalise : alors que le
font entendre le son (z) (v. 5, 13, 16, 17) la dié- « nous » précédent désignait Julie et le poète, ici
rèse (v. 4), la ponctuation expressive. il est question de parler de tous : « assez de mal-
Elle peut aussi rendre compte du changement de heureux ici bas » (on peut noter l’élargisse-ment
locuteur en faisant entendre les différentes tona- spatial), « les heureux »
lités (cf. Explication linéaire) Peut surprendre l’ambiguïté du vers 15, « pre-
nez leur jour » ayant le double sens de faites
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, p. 22 passer les jours de malheur mais aussi faites-les
1) Un rapport au passé nostalgique : le récit mourir.
d’un souvenir sublimé (strophes 1 et 2) c) v. 17-20 : le constat désespéré du caractère
Dans la strophe 1 : irrémédiable de la fuite du temps (cf. ques-
– L’adresse du poète au lac (cf. question 1) tion 3)
– Le souvenir heureux (question 2 : métaphore d) v. 21-24 : l’invitation au carpe diem
des flots en une musique). (cf. question 3)
– Un souvenir peut-être sublimé : une nature 3) Le retour au discours du poète
protectrice (« sur l’onde et sous les cieux »), le (strophe 7) : le rapport douloureux au passé sus-
« silence » qui suggère une forme de recueille- cite une réflexion plus large sur le temps qui
ment. passe.
Dans la strophe 2 : le poète continue à subli- – Personnification du Temps (question 1)
mer le passé – Métaphore des flots (question 2)
– Dramatisation qui accentue le mystère « tout – Il faut ajouter la symétrie entre le discours du
à coup », relayé par « accents inconnus à la poète et celui de Julie (v. 18-19 / 27 qui évo-
terre » (tend à sacraliser la voix de Julie pour un quent exactement le même thème de la vitesse
faire une voix venue du Ciel, de l’au-delà) avec laquelle le temps s’écoule). De la même

12
façon, l’énonciation est ici élargi (le « nous » est Mais bien sûr, à travers le jour, la poétesse at-
universel et englobe donc le lecteur). tend la délivrance de sa souffrance amoureuse.
Conclusion : le passé est destiné à disparaître. Le jour devient alors métaphorique de l’apaise-
Seuls le souvenir, la reviviscence par l’écriture, ment : ne pas revoir le jour (v. 7) signifie rester
peuvent le faire exister. Dans cette perspective, dans l’obscurité (symboliquement, il est ques-
l’écriture semble être le seul moyen de lutter tion des « yeux voilés » v. 9), la douleur.
contre l’oubli et la mort. Enfin, s’illusionnant sans doute, dans les deux
strophes suivantes, la poétesse s’adresse à l’être
aimé et semble attendre son retour (v. 13-14,
2. Marceline Desbordes-Valmore puis 23). Ce retour n’est pas plus explicité :
s’agit-il d’une trahison comme le laisserait en-
Romances (1830), « L’Orage »
tendre l’injonction « Fuyez, jaloux mensonge »
(v. 10), d’une séparation provisoire (« revien-
LIRE, p. 23 dront-ils » est une question ouverte au vers 15),
1 L’orage désigne dans le poème d’abord le ou d’un abandon (v. 19-20) ? Le poème n’ap-
phénomène météorologique qui se produit ici en porte pas de réponse. Il oscille entre désespoir
pleine nuit. La poétesse y fait allusion à deux et espoir (cf. la question finale). À ce titre, il est
reprises : « J’entends gronder l’orage » (v. 5) et particulièrement intéressant car il laisse une
« L’orage en feu tourmente / Et la nuit et grande liberté au lecteur.
l’amante » (v. 21-22). Plusieurs termes y font
indirectement allusion : « la lueur tremblante » 3 La poétesse exprime cet état par la métaphore
(v. 3) est une périphrase pour les éclairs, de de l’orage (cf. question 1), mais aussi par une
même que le « feu » (v. 21) qui peut représenter ponctuation particulièrement expressive et
la foudre. heurtée : questions, exclamations. On peut aussi
Mais cet orage est aussi métaphorique comme remarquer que le choix du vers court (hexasyl-
le suggère le parallélisme du vers 22. Il désigne labe) ajoute à la fièvre, au halètement presque
aussi la souffrance intérieure, de l’amante dé- du poème. L’injonction (« fuyez ») traduit une
laissée, de ses tourments. Les « pleurs » qui urgence, une angoisse. De même, les questions
viennent clore chaque strophe et qui semblent ouvertes expriment une inquiétude, une incerti-
intarissables pourraient être assimilés métapho- tude. L’usage du présent d’énonciation nous
riquement à la pluie qui accompagne l’orage. rapproche en tant que lecteur de l’état émotion-
On voit donc une osmose entre l’état intérieur nel instable de la poétesse. Les questions sem-
de la poétesse et le phénomène naturel qui est blent nous être adressées sans que nous n’en
en train de se produire. Ce principe est caracté- ayons la réponse. Enfin, le passage de la 1re per-
ristique de l’esthétique romantique où les pay- sonne à la troisième pour parler pourtant d’elle-
sages sont souvent le reflet d’états d’âme. même (« l’amante » v. 22) traduit un trouble, un
« délire » pour reprendre le mot du vers 9.
2 La poétesse attend d’abord le jour comme le
laisse entendre sa plainte au vers 2 : « Oh ! Que 4 Le système de rimes traduit cette instabilité et
la nuit est lente ! ». La question rhétorique qui cette douleur AAA-BCCBB. L’alternance est
vient clôturer la strophe (« Ne reverront-ils pas déséquilibrée : trois rimes suivies, puis le début
le jour » v. 8) le confirme. On retrouve d’ail- d’un système embrassé sur lequel se superpose
leurs cette structure dans les deux strophes, et à nouveau des rimes suivies. Il en résulte une
plus particulièrement dans la 3e qui évoque « la impression de désordre, de ressassement (AAA,
tardive aurore » (v. 16) et l’attente du « jour » BB) propre à exprimer les émotions qui s’em-
(v. 23). Chaque strophe semble ainsi emprison- parent de l’amante.
ner la poétesse entre deux attentes qui ne sont
pas satisfaites. Elle est bien, de fait, comme pri- ÉCOUTER, p. 23
sonnière de la nuit qui dure. La nuit est en effet 5 On retrouve une agitation extrême (rendu es-
source d’angoisse, « elle attriste l’amour ». Elle sentiellement par les cordes, les accélérations et
rend par ailleurs l’orage plus intense, plus ef- les crescendo). On retrouve aussi une forme de
frayant (« il trouble mon courage » (v. 6). Enfin, violence rendue cette fois plutôt par les percus-
elle est propice au « délire » (v. 9) et au sions.
« songe » (v. 11) qui réactive la douleur de la
séparation.

13
COMPARER, p. 23 Enfin, il s’adresse plus précisément aux jeunes
6 La réponse peut être l’objet d’un débat poètes (« quel que soit le souci que ta jeunesse
puisque chaque tableau apporte des éléments de endure », v. 1), ceux de sa génération, les poètes
l’un ou de l’autre des poèmes. romantiques.
a) Pour illustrer le poème de Lamartine : la Pourtant, même si on n’est ni poète, ni roman-
contemplation d’un paysage, l’union des tique, on se sent concerné par le poème. Les
amants, mais de dos, comme s’ils appartenaient élèves, par leur jeunesse, peuvent s’y recon-
au passé, la femme, voilée pourrait être appa- naître. Toute personne malheureuse qui éprouve
rentée à une apparition fantomatique ; enfin, le ou a éprouvé « une grande douleur » peut aussi
plan incliné et l’arbre à droite à semi arraché s’identifier.
suggèrent la disparition de toute chose, et donc On peut cependant entendre des arguments qui
la fuite du temps. a contrario, trouveraient le poème trop grandi-
b) Il est plus difficile de trouver des arguments loquent, trop larmoyant pour s’y reconnaître.
pour l’illustration du texte de Marceline Des- Ce qui est intéressant est de soulever le débat en
bordes-Valmore : l’union serait le fantasme des classe.
retrouvailles qui hante le poème, l’horizon re-
présenterait peut-être l’espoir de l’amour re- 3 L’extrait proposé est composé de
trouvé. trois grandes étapes.
a) Vers 1-8 : la Muse s’adresse explicitement
au poète dans un discours qui s’apparente à une
3. Alfred de Musset suite de conseils comme en témoignent les im-
pératifs. L’alternance entre discours adressé et
La Nuit de mai (1835), « La Muse »
maximes (cf. question langue) accentue la tona-
lité didactique de ce mouvement. De fait, il con-
LANGUE, p. 24 tient la thèse de la Muse contenue dans les deux
Le présent est d’abord présent d’énonciation : vers au présent de vérité générale. La douleur
le poète adresse un discours au poète, elle lui doit être une source d’inspiration, elle est même
parle donc au présent. Aux vers 4 et 7, cepen- la plus belle. Il s’agit donc d’un éloge de la souf-
dant, il s’agit d’un présent de vérité générale france.
puisque la Muse recourt à une maxime, comme On pourrait donc appeler cette étape : cultiver
en témoigne le « nous » générique, le parallé- sa douleur.
lisme (« grand », « une grande »), la répétition b) La deuxième étape (vers 9-37) n’est mar-
(« les plus »). Enfin, à partir du vers 11, il s’agit quée par aucun connecteur logique, elle pro-
d’un présent de narration. On pourrait pense longe naturellement l’exposé initial et ce d’au-
que c’est un présent itératif (comme si le pélican tant plus que le poète recourt au même temps
chaque jour, refaisait les mêmes actions), même verbal, le présent (question 1). Il s’agit pourtant
si le dénouement (« il chancelle ») laissant pla- cette fois d’un récit qui va venir faire figure
ner l’hypothèse de la mort du pélican viendrait d’apologue. Le récit du pélican est en effet l’il-
contredire cette hypothèse. L’étude du présent lustration non immédiatement donnée comme
dans le poème est, dans tous les cas, riche et per- telle de la thèse de la Muse.
met de faire un point grammatical pertinent. On pourrait donc appeler cette étape : le sacri-
fice du pélican
LIRE, p. 25 c) Enfin le dernier mouvement (vers 38-fin),
À voix haute en revenant au discours initial (apostrophe, pré-
1 La lecture à voix haute doit respecter : les dif- sent d’énonciation) vient expliciter l’illustra-
férentes étapes du poème (question 3), les cé- tion, donnant au pélican la force d’une allégo-
sures et les coupes, l’accentuation de certaines rie : « c’est ainsi que font les grands poètes »
syllabes, les liaisons, les diérèses (v. 45 par (v. 38), « ressemblent la plupart à ceux des pé-
exemple), la ponctuation expressive. licans » (v. 41)
On pourrait donc appeler cette étape : morale de
Le poème l’histoire.
2 A priori, Musset s’adresse, par le biais du dis-
cours de la Muse, à lui-même. Cependant, il Une telle composition donne au poème une di-
peut aussi s’adresser à tous les poètes. L’apos- mension argumentative. Il s’agit de persuader le
trophe, « ô poète » v. 5), reprise de façon moins
emphatique au vers 38 est en effet générique.
14
lecteur du bien fondé d’une thèse qui peut pa- le pélican donne sa chair, le poète donne sa vie
raître paradoxale. Le long récit du sacrifice du intime, ses émotions les plus secrètes.
pélican joue le rôle d’un apologue dont la der-
nière partie de l’extrait serait, en quelques 6 La dernière image de l’extrait est une compa-
sortes, la morale. raison entre les « déclamations » des vers et des
« épées ». Le poète la file par la métaphore d’un
4 Le pélican apparaît comme une figure du sa- tracé (comme celui de l’écriture sur la page) de
crifice paternel. Le poète insiste en effet sur le l’épée dans les airs. Le « cercle éblouissant »
lien de filiation, le caractère protecteur du père, peut sans doute figurer la beauté formelle du
et sur le don de soi. L’oiseau est même féminisé poème Le cercle est une forme parfaite, et sa
par « la sanglante mamelle ». Symboliquement, perfection, qui rappelle celle du vers, est inten-
le sein (paternel ici) donne le sang et non le lait. sifiée par l’hyperbole « éblouissant ». La dié-
À ce titre, il est une figure christique. Plusieurs rèse à « déclamations » pour désigner, égale-
termes renvoient à la liturgie : « entrailles » ment, le poème, accentue le caractère brillant,
(v. 24), le « festin de mort » peut évoquer la démonstratif même de la poésie. Cependant, le
Cène, le « supplice » celui de la Croix. Le poète dernier vers donne une vision d’horreur. La
enfin parle de « divin sacrifice ». Nous ne pou- rime, par l’antithèse, met en évidence le lien
vons qu’établir le lien avec jésus qui s’est fait entre le spectaculaire, le brio (« éblouissant »)
homme (comme le pélican personnifié) et s’est et la souffrance (« sang »). Le génie, le succès,
sacrifié pour eux. l’admiration ont un prix. Il ne s’agit certes que
Le pélican devient ainsi un héros tragique. Son de « quelque goutte » au singulier, mais cela
agonie est rendue perceptible par des euphé- suffit à rendre l’image inquiétante et doulou-
mismes (« s’affaisse et chancelle » v. 27), mais reuse.
aussi par l’insistance sur sa durée (v. 30). La di-
gnité dans laquelle il se pare, en se donnant lui- REGARDER, p. 25
même la mort, par le geste de se frapper « le 7 La fresque illustre parfaitement le récit. On re-
cœur » (v. 33), en fait un véritable héros digne trouve : le festin sanguinaire, la dignité de l’oi-
d’admiration et de pitié. Son « funèbre adieu » seau qui déploie ses grandes ailes blanches. Les
(v. 34), plainte tragique et déchirante, suscite gouttes de sang contrastent avec la blancheur
d’ailleurs la terreur puisque le « voyageur at- jusque là immaculée du plumage. La mise en
tardé sur la plage / Sentant passer la mort, se re- scène quant à elle reprend la dimension sacrée
commande à Dieu ». de l’allégorie. Le festin parricide semble se dé-
Enfin, plusieurs indices, avant l’élucidation fi- rouler dans un calice qui, dans le rite catholique,
nale de l’allégorie, apparentent le pélican au recueille le sang du Christ. De plus, la fresque
poète : sa posture initiale (v. 16-17) enfin un est dans une église comme l’indique la légende.
exilé solitaire dans le monde. La lenteur ryth-
mique du vers 16 lui confère une évidente di- ÉCOUTER, p. 25
gnité. Il se place sur « une roche élevée », c’est- Il est utile de faire entendre le Lied en classe
à-dire au-dessus des autres, et « regarde les pour recueillir, à chaud, les impressions des
cieux », posture propre au poète romantique qui élèves. Le chant illustre parfaitement la thèse du
se sait inadapté au monde social et se tourne poème : « Les chants désespérés sont les chants
vers le sacré. les plus beaux ».
Voici une traduction du Lied :
5 « les festins humains » est une métaphore Les nuages sillonnés d’éclairs rougeoyants
pour désigner les œuvres que le poète laisse en viennent du pays natal, mais il y a déjà long-
pâture à ses lecteurs. La périphrase reprend évi- temps que père et mère sont morts, plus per-
demment l’allégorie du pélican puisqu’il s’agit sonne ne me connaît là-bas.
pour lui de nourrir ses petits, elle est reprise plus Qu’il viendra vite, qu’il viendra vite, hélas, le
loin par le terme de « concert ». Le festin temps où je reposerai moi aussi ; au-dessus de
évoque en effet un repas dans un contexte de moi bruira, dans sa splendeur, la forêt soli-
fête (le mot apparaît au vers 40). Cette nourri- taire, et plus personne ne me connaîtra ici.
ture poétique, qui constitue l’inspiration du On voit que les thèmes sont ceux de l’élégie :
poète, est détaillée plus loin dans le texte : « es- douleur de la perte des parents aimés, du pays
pérances trompées », « tristesse », « oubli », de l’enfance, et à travers cette perte, cons-
« amour », « malheur ». De la même façon que cience de la fugacité de la vie.

15
VERS LE COMMENTAIRE, p. 25 de lui terreur et pitié. Filant la métaphore du
Le pélican est élevé au rang de héros tragique. spectacle, Musset énonce ses effets : « les oi-
Du héros tragique, il a d’abord la dignité. La seaux des mers désertent le rivage », « le voya-
personnification, et en particulier les postures geur attardé sur la plage […] se recommande à
qu’elles lui permettent d’adopter, lui confèrent Dieu. ». L’hostilité des éléments, le « vent », le
en effet un statut de héros écrasé par la fatalité. rivage désert, « la nuit » renforcent la dimen-
Dès le début du récit, il est présenté comme sion solitaire et donc tragique. Le pélican meurt
étant « lassé d’un long voyage » et on le voit seul, dans l’oubli de ses petits et de tous. Mais
« s’abattre sur les eaux ». Les termes utilisés, il n’en est que plus grand.
« lassés », « s’abattre », plus loin « ailes pen-
dantes », « sombre et silencieux » (accentué par
la diérèse) donnent l’impression d’un person-
nage épuisé par la vie et qui, sous le poids du
4. Victor Hugo
destin, accepte le sort qui lui sera réservé. Plus Les Feuilles d’automne (1831),
loin, on le voit « gagnant à pas lents une roche « Soleils couchants »
élevée ». Le contraste avec l’agitation de sa
couvée (« ils courent », poussent des « cris de LANGUE, p. 26
joie ») est manifeste. Sur lui pèse la responsabi- Du latin radiosus (rayonnant), dérivé de radius
lité chère au héros tragique : le sens du devoir. (rayon), radieux signifie qui émet des rayons
L’élévation spatiale connote ici l’élévation spi- très lumineux, qui brille d’un vif éclat. De façon
rituelle : « il regarde les cieux » l’apparente au générale, est radieux ce qui reflète une forme de
héros tragique se tournant vers Dieu ou les divi- perfection, d’éclat, de bonheur. La diérèse ac-
nités païennes lorsqu’il ne voit plus d’issues. centue dans le mot le plein épanouissement du
Or, c’est bien de cela qu’il s’agit. La seule issue, monde dont parle le poète.
comme le suggère l’échec de sa quête (« en vain Le mot est annoncé dans le poème par l’évoca-
il a des mers fouillé la profondeur »), est de se tion de l’aube à venir dès le vers 3, « et ses clar-
donner lui-même en pâture à ses enfants. La di- tés », comme le précise l’incise. Un éclair de lu-
mension tragique en est accrue. mière apparaît également au vers 7 avec « les
En effet, le pélican accède alors au statut de hé- fleuves d’argent ». Mais c’est surtout la person-
ros sacrificiel. Le champ lexical de la blessure, nification du « soleil joyeux » du vers 14 qui an-
« le sang coule à longs flots », « sa sanglante nonce le double sens de radieux : lumineux et
mamelle » (oxymorique), « ses entrailles de heureux. Ce champ lexical de la lumière s’op-
père » est associé à celui du don : « il ap- pose tout au long du poème à celui de l’obscu-
porte son cœur », « partageant à ses fils ses en- rité et de la vieillesse.
trailles de père ». Le pélican s’offre, au sens lit-
téral. On assiste ainsi à sa lente agonie. Symbo- LIRE, p. 26
liquement, il a déjà creusé sa tombe puisqu’il est 1 Le titre est parfaitement approprié au poème.
« étendu sur la pierre ». Le sacrifice grandit le Le pluriel invite en effet à lire plusieurs signifi-
personnage. Le vers 28 met en évidence de fa- cations.
çon ambiguë toutes les contradictions qui ani- La première est le sens propre de crépuscule
ment le personnage dans le rythme ternaire qui comme y fait référence l’incipit. Le passé com-
associe « volupté », « tendresse » et « hor- posé, « s’est couché » suppose d’ailleurs que le
reur ». En ce sens, il illustre parfaitement la poème débute dans la nuit et non la lumière
thèse de la Muse : « Rien ne nous rend si grand éclatante d’un soleil couchant. Le pluriel du titre
qu’une grande douleur ». renvoie au caractère itératif de ce premier qua-
Cependant, comme pour introduire une suren- train, renforcé par la répétition du coordonnant
chère dans le tragique, l’adversatif « Mais », « et » : « Demain viendra l’orage, et le soir, et
suivi de l’adverbe de temps « parfois » annonce la nuit ; / Puis l’aube, et ses clartés […] puis les
un coup de théâtre « au milieu du divin sacri- nuits ». Le titre évoque donc tous les soleils
fice ». La souffrance est trop vive et l’agonie couchants à venir.
trop « longue ». Survient alors le suicide du pé- Mais le sens est aussi figuré et désigne métapho-
lican. « se frappant le cœur avec un cri sau- riquement la vieillesse du poète. La dernière
vage ». Le poète insiste surtout sur son cri, son strophe le montre en effet « courbant plus bas la
« funeste adieu ». Tel le héros de tragédie qui tête », comme un soleil qui décline à l’horizon,
fait entendre sa plainte, le pélican suscite autour puis « passe ».

16
2 Le poème évoque successivement plusieurs ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 26
paysages dans les deux quatrains centraux. Il On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
s’agit de paysages génériques, non vraiment ca- vante aux élèves :
ractérisés de façon pittoresque, mais tous en re-
vanche personnifiés comme en témoigne la ré- Critères de Commentaires
pétition du mot « face », au sens de visage : « la réussite
face des mers », « la face des monts », « la face Des quatrains
des eaux ». Plus loin le poète évoque « le front Le mètre n’est pas précisé.
des montagnes », « les bois […] rajeunissant » L’élève est donc libre.
ou le « soleil joyeux ». Le paysage est ainsi peu- Une description du paysage
plé, de visages dont la particularité est d’être du tableau (et non un récit).
« ridés mais non vieillis ». Ces paysages, outre Le recours à des images pour
qu’ils représentent l’immensité de la nature, Le respect
la dimension poétique.
mettent en évidence son caractère immuable par des consignes
Quelques effets de sonorités,
opposition aux « jours » qui passent, et surtout formelles
de rythme.
au poète qui vieillit et se destine à la mort. Alors Une partie qui propose une
que lui décline, (« courbant plus bas ma tête », réflexion sous une forme non
la nature sans cesse se renouvelle. Ainsi peut-on précisée (Question ? Dis-
relever l’adverbe « toujours » ou la locution ad- cours adressé ? Maximes.
verbiale « sans cesse » pour qualifier les actions Tout est possible).
de la nature, et à l’opposé l’adverbe « bientôt » Le conseil guide l’écriture. Il
pour annoncer la disparition prochaine du poète. faut s’intéresser en particu-
Deux temporalités s’opposent : celle du pay- lier à la portée symbolique de
sage, immuable ou sans cesse renouvelée ; celle 3 éléments :
du poète voué à la finitude. Ajoutons enfin que – Le pont : passage de la vie
le paysage garde mémoire du passé puisqu’il se à la mort, de la jeunesse à la
fait l’écho du passé : « comme un hymne confus vieillesse, de la réalité au
des morts que nous aimons » (v. 8). rêve.
– La caverne : à la fois asile
3 La dernière strophe commence par une double La cohérence et tombeau, lieu d’où l’on
opposition : la conjonction adversative « Mais » avec vient ou lieu où l’on va et
et le pronom tonique « moi » qui contraste avec le tableau d’où on se retourne pour re-
l’énumération de tous les éléments du paysage. garder la lune, etc.
Ces deux mots inaugurent une rupture dans le – Le clair de lune : lumière et
ton du poème. Juste avant, le poète vante sur un obscurité peuvent symboliser
ton lyrique l’éternelle jeunesse de la nature. La la vie et la mort, l’espoir et le
phrase est longue, constituée d’anaphores qui désespoir.
miment l’énergie de cette nature immuable. L’élève pourrait penser éga-
L’usage du futur (« s’iront », « prendra ») in- lement à convoquer l’eau, ses
dique un avenir radieux car actif. En revanche, reflets, les nuées, l’horizon,
la dernière strophe est marquée par une tonalité etc.
quasi tragique. Le lexique évoque la mort à ve- C’est variable. La consigne
nir, même si c’est de façon euphémistique (« je demande une méditation gé-
passe », « refroidi », « je l’en irai bientôt »). Les nérale sur la vie.
nombreuses virgules miment la fatigue du Cette réflexion peut avoir
poète, sa marche lente et inexorable vers la Les registres une teinte élégiaque s’il
mort. Le dernier vers se teinte d’ailleurs d’une dominants s’agit d’évoquer le temps qui
certaine amertume liée à la prise de conscience passe. Mais elle peut aussi
par le poète de sa petitesse, de sa condamnation être joyeuse et enthousiaste
à l’oubli dans l’immensité du monde. La der- devant la beauté du paysage
nière strophe est donc, aussi, une leçon d’humi- qu’elle célèbre.
lité.

17
5. Alfred de Vigny essor, leur liberté : l’autorité, les règles, l’ab-
sence de liens (« glacé »), l’absence d’avenir
Les Destinées (1843),
(quasi oxymore de « l’horizon effacé »)
« La Maison du berger » La deuxième strophe file la métaphore de l’âme
en un galérien : « enchaînée, « boulet », « pain
LANGUE, p. 27 amer », « « galère en deuil », « rame », le denier
La première phrase est extrêmement longue vers allant même jusqu’à évoquer la marque
puisqu’elle s’étend sur 25 vers. Il s’agit d’une faite aux galériens avec le fer, ici « la lettre soci-
période constituée d’une protase de 21 vers et ale » (où la diérèse fait entendre la violence du
d’une apodose de quatre vers. Les trois pre- geste). Le thème de l’asservis-sement était déjà
mières strophes accumulent des propositions présent au vers 3, ici il est déployé. À l’écrase-
subordonnées conjonctive qui expriment une ment initial succède l’aliénation. Dans les deux
hypothèse et introduites par « si ». La conjonc- cas, les conséquences sont une grande souf-
tion de subordination est répétée neuf fois dans france : un cœur « gémissant » (v. 1), une âme,
ces strophes, une seule fois elle est éludée (ainsi personnifiée elle aussi qui « penche sa tête
« y voit » au vers 13 est le verbe d’une proposi- pâle » (signe de mélancolie dans de nombreux
tion de même nature) tableaux) « et pleure sur la mer ». Dans les deux
cas, l’avenir est incertain, voire inexistant :
LIRE, p. 27 « horizon effacé, « « cherchant un frissonnant
Le poème une route inconnue / Y voit […] la lettre sociale
1 Le poète s’adresse à Éva si l’on en croit la dé- écrite avec le fer ». L’être ainsi blessé n’a au-
dicace. Cependant, on peut aussi penser qu’il cune solution, ne sait où se tourner. IL peut être
s’adresse au lecteur de sa génération. Il le tutoie, intéressant de se demander, avec les élèves,
instaurant d’emblée avec lui une proximité, une quelle issue peut être envisagée.
complicité que le contenu du poème confirme.
En effet, le poète établit à deux reprises une 3 Les villes représentent ici le symbole de la so-
comparaison entre son destinataire et lui- ciété, de la civilisation. Elles sont désignées
même : « comme le mien » (v. 3), « ainsi que deux vers plus loin comme « les cités serviles ».
l’est mon âme » (v. 8). Le portrait qu’il trace, un Le champ lexical de l’esclavage, déjà très pré-
personnage inadapté à la société, recherchant la sent dans la deuxième strophe est ici prolongé :
solitude et le sacré l’apparente en effet à la gé- « esclavage humain ». On peut penser que les
nération romantique. Cependant, n’importe cités se soumettent au progrès, à l’aliénation de
quel lecteur, y compris à notre époque, peut se l’homme par le travail notamment, mais aussi
sentir interpelé par les propos de Vigny. les règles sociales, les interdits, les conventions,
etc.
2 Les deux premières strophes filent deux méta-
phores particulièrement frappantes. À chaque 4 Le dernier vers peut faire sourire. Dans notre
élève de justifier de celle qui lui parle le plus. imaginaire, il renvoie au mouvement peace and
La première est celle du « cœur » en un love des hippies des années 1970. Ici, il vient
« aigle blessé ». L’aigle lui-même est personni- compléter l’image de la nature comme seul re-
fié puisque capable d’amour (v. 6). Les verbes fuge, seule issue possible aux souffrances évo-
de mouvement, « se traîne », « se débat » met- quées plus haut, seul lieu de bonheur. Marcher
tent en évidence une grande souffrance. L’oi- une fleur à la main est aussi un symbole de paix,
seau impérial ne peut plus voler, il est réduit à et non de guerre. S’il faut quitter les villes, c’est
rester au sol. Symboliquement, son aile est dite pour rejoindre en effet, « les grands bois et les
« asservie », ce qui connote l’esclavage. Par ail- champs ». Métaphorisés en « vastes asiles »,
leurs, Vigny insiste sur la souffrance phy- personnifiées en être « libres », ils sont porteurs
sique : « en saignant par sa plaie immortelle ». de valeurs inopérantes dans la société des
On ne peut s’empêcher de penser au pélican de hommes : la grandeur (au sens de dignité, mais
Musset. Ainsi, le poète dessine le portrait d’un aussi d’immensité), la liberté qui en découle, la
être sensible mais incompris, blessé. Mais par beauté. On retrouve ici une posture typiquement
quoi ? « le poids de notre vie », « tout un monde romantique. C’est dans la nature que le poète
fatal, écrasant et glacé » sont également des mé- trouve à méditer, à réfléchir sur lui-même et le
taphores pour désigner sans doute de multiples monde, à apaiser sa tristesse, à trouver une
notions. Il est intéressant de discuter avec les écoute et une harmonie (qu’on pense au « Lac »
élèves de ce qui peut leur peser et empêcher leur
18
de Lamartine ou aux paysages dans lesquels UN COMPOSITEUR ROMANTIQUE :
Hugo marche dans « Soleils couchants ». HECTOR BERLIOZ, p. 28

À voix haute Une symphonie


5 Attention aux diérèses : « soci-ales » (v. 9), 1 C’est en référence à Chateaubriand que Ber-
« passi-ons » (v. 10). Il faut aussi être sensible, lioz nomme « vague des passions » l’affection
comme dans toute lecture à voix haute, à la morale de son personnage imaginaire. Il s’agit
ponctuation, à maintenir la tension de la longue d’une forme de mélancolie, voire ce que Baude-
protase (cf. question Langue). Plusieurs allitéra- laire nommera spleen. On se souvient que dans
tions sont aussi particulièrement perceptibles, et le Génie du Christianisme, Chateaubriand met
il faut les faire entendre en insistant légère- en garde contre ce dérèglement moral qui sur-
ment : en (s) dans les strophes 2 et 3. On peut vient « lorsque nos facultés, jeunes, actives, en-
aussi noter l’assonance en (è) dans la première tières, mais renfermées, ne se sont exercées que
strophe. sur elles-mêmes, sans but et sans objet. » Cette
expression peut faire penser que l’on aura un
6 Il faut surtout faire entendre : la tristesse, morceau lent et triste.
l’épuisement dans les deux premières strophes,
l’opposition dans la strophe 3 entre ce qui est 2 Le premier mouvement de la Symphonie fan-
positif (« beau front », « ta lèvre », etc.) et ce tastique semble décrire un état de confusion
qui est critiqué (« poison », « mensonge », etc.). mentale. Si les toutes premières notes semblent
Enfin, la dernière strophe doit être plus joyeuse, suggérer un éveil, on est ensuite dans un univers
car l’issue est trouvée. d’indécision, évoluant lentement et scandé de
soupirs. Au bout de quelques minutes, les con-
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, p. 27 trebasses ménagent une transition vers quelque
Pour la composition de l’extrait, cf. rubrique chose de temporairement plus impétueux. Le
Langue. Cette composition dit guider la lecture, début du premier mouvement évoque une tor-
et ce d’autant plus que les sentiments exprimés peur qui se mue par accès en passion décidée et
sont variés et s’expriment différemment. brûlante.
1) L’expression de la souffrance : strophe 1
par le biais de la métaphore filée (question 2). 3 On comprend que la vision de la femme aimée
On peut convoquer la tonalité pathétique voire survient les différentes fois où l’orchestre s’em-
tragique. balle. Les cordes jouent avec frénésie, soute-
2) L’expression d’un découragement : nues par les graves qui font entendre comme un
strophe 2, par le biais de la métaphore de la ga- battement de cœur amoureux.
lère, la posture du corps (cf. question 2).
3) L’expression d’une révolte sourde, d’une 4 Littré définit avant tout le fantastique comme
inadaptation : strophe 3 par le biais de : ce « qui n’existe qu’en fantaisie, en imagina-
– Les métonymies du « corps » (désirs, tion. » La symphonie de Berlioz est « fantas-
amours), de « la lèvre » (parole, confidences), tique » car elle dépeint une succession d’états
« front » (penser, rêve) pour désigner le locu- mentaux : ce sont des visions qui se succèdent,
teur. L’idée est ici de trouver une adéquation le programme annoncé est celui d’une imagina-
entre ces différents éléments : on a eu plus haut tion à la dérive.
le cœur, puis l’âme, on a ici le corps, la lèvre, le
front. Ainsi détaillé, l’être doit trouver son Une mélodie
unité. Or, la société ne le permet pas. 5 Le poème de Gautier se rattache au roman-
– La strophe contient ainsi une part critique, tisme par son lyrisme : l’évocation poétique
elle blâme les fonctionnements de la société : d’une passion, ici douloureuse, ressortit au ro-
hypocrisie (v. 19), comportements immoraux mantisme. L’évocation d’un paysage état d’âme
(« profane insultant » qui sont inadaptés à une (v. 13-14) et d’un oiseau qui joue le rôle de
âme pure (v. 16). double allégorique du poète (v. 15-16) est un
4) La seule issue est donc le départ, la rupture, trait caractéristique du romantisme. Au demeu-
l’isolement, le refuge dans la nature (ques- rant, il s’agit d’un poème au lyrisme convenu,
tions 3 et 4). mettant en scène, par exemple, le topos de la
femme pure et angélique, et celui de la « nuit »
qui est un « linceul » de mort.

19
6 La mélodie s’ouvre par une effusion solen- désir » et d’abandonner « le fatras de la philoso-
nelle de cordes graves qui fait immédiatement phie. » C’est un tentateur qui ratifie son déses-
sentir le caractère funèbre du poème. Ce motif poir et le met à l’épreuve. Il y a quelque chose
d’ouverture est répété et ponctue les premières de cruel et de comique à voir Faust, dont les am-
phrases du poème, comme pour rappeler le ca- bitions intellectuelles étaient les plus hautes,
ractère inéluctable de la perte subie. transporté dans une cave de buveurs : Méphis-
tophélès affiche son mépris pour la science, ou
7 La tonalité devient plus rêveuse, et musicale- jouit de séduire les âmes faibles.
ment plus aérienne, lorsque le marin évoque
celle qu’il a aimée. De même, c’est à ce moment 12 Comme Lucifer et Satan, Méphistophélès est
qu’il regarde le monde qui l’entoure et constate l’un des visages du mal. Dans la mesure où le
que sa tristesse a contaminé la nature et les oi- romantisme est une exaltation des passions et du
seaux. Si la tristesse l’emporte toujours, elle tourment moral de l’individu, on comprend que
prend un tour moins sombre au tournant de la la figure du tentateur ait connu une certaine for-
deuxième strophe. tune à l’époque romantique. En traduisant le Pa-
radis Perdu de Milton, Chateaubriand proposait
8 Une écoute comparative de différents enregis- au XIXe siècle une incarnation incandescente et
trements permettra de mettre en valeur les qua- orgueilleuse du mal à laquelle les romantiques
lités propres à chaque version. Il existe un très ont été sensibles. C’est à Nerval que l’on doit le
grand nombre d’enregistrements des Nuits passage en France du Faust de Goethe. Loren-
d’été, souvent de grande qualité. Nous nous per- zaccio, le héros de Musset, est conscient de
mettons malgré tout d’indiquer l’enregistrement s’abandonner au mal. Enfin Baudelaire, nourri
anthologique de Régine Crespin et celui, plus au sein romantique, a souhaité « extraire la
récent, et masculin, du baryton Stéphane De- beauté du mal ».
gout : ces deux versions se complètent en tout
point. L’expressivité propre à chaque chanteur
permet de communiquer un sentiment de grande PARCOURS 2
tristesse, et d’émouvoir l’auditeur.
L’engagement romantique,
Un opéra p. 30-35
9 À l’issue de la quatrième scène, Faust est
perdu : alors qu’il était au comble du désespoir 1. Alphonse de Lamartine
et s’apprêtait à se suicider, les chants de Pâques
À Némésis (1831)
l’ont ému. Alors qu’il pensait mettre fin à ses
jours, le voilà qui se souvient de « la paix des
jours pieux, / [S]on heureuse enfance, / La dou- RECHERCHER, p. 30
ceur de prier ». Ce retour de la foi prouve qu’il 1 La première strophe fait allusion à l’incendie
est dans un état de vulnérabilité psychologique. de Rome en 64 après Jésus-Christ, dont on
C’est donc à un carrefour moral que se trouve pensa que l’empereur Néron était le commandi-
Faust, à qui Méphistophélès, incarnation du taire. On l’accusa notamment d’avoir joué de la
mal, va apparaître. lyre pendant que Rome brûlait. La troisième
strophe évoque Séjan, préfet de la garde préto-
10-11 Quand il apparaît à Faust, Méphistophé- rienne qui intrigua pour finalement devenir con-
lès flatte ironiquement Faust, feignant d’avoir sul sous le règne de Tibère.
été ému par la quasi conversion de Faust. C’est
bien entendu un sarcasme, ce qui prouve le ca- LIRE, p. 30
ractère provocateur de Méphistophélès. Le vê- 2 La tonalité est polémique, accusatrice. Les
tement ajusté de Méphistophélès fait de lui un deux premières strophes commencent par l’ex-
être consacré à la chair. Il est aussi souvent vêtu pression de l’opprobre dont se couvrent ceux
de rouge dans les productions de l’opéra, cou- qui refusent de s’engager pour la liberté. Les
leur qui connote ou bien le sang de la mort ou phrases exclamatives ainsi que les questions
bien le vin qui rend ivre. rhétoriques participent de ce ton accusateur. On
Méphistophélès propose à Faust d’obtenir « le peut aussi parler d’une tonalité épique, Lamar-
plaisir, / Tout ce que peut rêver le plus ardent tine évoquant avec grandiloquence des événe-

20
ments de l’histoire romaine, en mobilisant no- aveuglement des soldats est notamment souli-
tamment le champ lexical de la guerre ou du gné par la synecdoque de la main aux vers 7-8 :
combat. la main semble agir en dehors de toute réflexion
du soldat, qui égorge le passant presque sans y
3 Le mot « Honte » s’adresse à Auguste Barthé- penser. L’innocence des victimes est mise en
lémy, rédacteur de Némésis, qui a reproché à valeur par une métaphore qui les transforme en
Lamartine son engagement. anges, au vers 10.
4 C’est la liberté, mise en valeur au début du
vers 17, qui guide l’action du poète, selon La- 3 Le passage du singulier au pluriel, dans la der-
martine. nière strophe, tire le poème vers l’épique : on
peut lire la lamentation de ces femmes comme
COMPARER, p. 30 une invitation à la révolte contre la violence du
5 Le tableau de Delacroix partage la même to- pouvoir.
nalité épique que le poème de Lamartine, et met
en valeur la figure de la liberté au milieu d’une À voix haute
foule violente. 4 On pourra rappeler aux élèves que cet exercice
les prépare à l’examen oral en fin de première.
Ils trouveront des conseils aux pages 584 et 585.
2. Marceline Desbordes-Valmore
VERS LE COMMENTAIRE, p. 31
Dans la rue (1834)
On pourra proposer le plan suivant.
LANGUE, p. 31 I. Un poème pathétique
Le pronom « nous » désigne les femmes pleu- A. Un chant funèbre
rant les morts après la répression de la révolte B. L’innocence assassinée
des canuts. II. Un invitation à la révolte
A. Un poème polémique
LIRE, p. 31 B. Un chant épique ?
Le poème
1 La tonalité du poème est d’abord pathétique.
Le premier vers souligne la pauvreté des
femmes, qui ne peuvent enterrer leurs morts 3. Victor Hugo
faute d’argent. Or, l’insurrection des canuts vi- Les Orientales (1829), « L’Enfant »
sait une revalorisation du salaire des ouvriers.
La description des « corps étendus », dans la COMPARER, p. 32
première strophe, contribue à cette tonalité. La 1 Delacroix comme Hugo mettent en avant une
deuxième strophe est plus polémique. Le pre- seule figure pour symboliser le martyre de tout
mier hémistiche du vers 5 accuse indirectement un peuple, même si l’allégorie est plus explici-
le roi d’autoriser ces meurtres : « Le meurtre se tement désignée dans le titre du tableau que
fait roi » peut être renversé en « Le roi se fait dans le poème. On retrouve dans les deux
meurtre. » L’ironie pointe aux vers 6 et 7, où les œuvres le thème des ruines, mais le tableau fi-
soldats sont accusés de verser le sang par appât gure la main d’un cadavre alors qu’Hugo se
du gain. La troisième strophe mêle ces tonalités contente d’employer le mot « deuil » pour évo-
pathétique et polémique, en opposant l’inno- quer le massacre. Enfin, Delacroix représente
cence des femmes et des enfants à la cruauté des un Turc à l’arrière-plan, alors qu’Hugo choisit
soldats. Les deux strophes suivantes accentuent de situer son poème après le passage de l’armée,
l’aspect pathétique du poème, notamment grâce donnant à son poème une tonalité pathétique
à la répétition des vers 2 à 4 que l’on retrouve alors que le tableau peut sembler épique.
aux vers 14 à 16 : ainsi la poétesse semble-t-elle
peindre un tableau immobile, où s’exprime la LIRE, p. 32
douleur des veuves. 2 Hugo veut susciter la compassion pour cet en-
fant. Pour cela, il décrit d’abord un cadre dé-
2 Ce poème dénonce la répression des canuts, vasté, afin de créer un contraste entre ce champ
mais également le fait que cette répression a de ruine et la figure angélique de l’enfant, blond
aussi touché des personnes innocentes. Cet aux yeux bleus (par ailleurs, Hugo veut ainsi lui
donner des traits plus occidentaux qu’orientaux,
21
par opposition aux Turcs). Ce contraste se re- 5. Victor Hugo
trouve également entre les « murs noircis » et la
Les Châtiments (1852),
« blanche aubépine », qui est « comme lui/Dans
le grand ravage oubliée » (et qui annonce, par « Souvenir de la nuit du 4 »
ses épines, la révolte à venir de cet enfant). L’in-
terlocuteur de l’enfant souligne la tristesse qu’il LIRE, p. 34
semble éprouver (on peut relever l’hypallage du 1 Le titre du poème fait allusion à la répression
verbe « pleurer » associés aux cheveux), ce qui des Républicains après le coup d’État de Louis-
contribue à l’effet de chute final : l’enfant sou- Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851. Il
haite se venger et non se lamenter. donne aussi une impression de véracité à l’épi-
sode raconté : le poète prétend avoir assisté à la
scène décrite, qui serait un souvenir.
4. Victor Hugo 2 Hugo veut susciter l’indignation du lecteur à
Les Rayons et les Ombres (1840), l’égard de Louis-Napoléon Bonaparte. Pour
« Fonction du poète » cela, il a recours à la tonalité pathétique dans la
première strophe, en développant, à travers le
LANGUE, p. 33 discours de la grand-mère, un portrait émouvant
On trouve presque uniquement des phrases ex- d’un enfant innocent. Dans la seconde strophe,
clamatives, qui contribuent au registre lyrique la tonalité est ironique, sarcastique, à l’égard de
de ces strophes. celui qui est désigné comme le coupable de cet
assassinat cruel.
LIRE, p. 33
1 Hugo fait allusion à la poésie lyrique, notam- 3 Dans la seconde strophe, c’est le poète qui
ment romantique, qui privilégie le thème de la s’adresse à la grand-mère, sur un ton ironique à
nature comme reflet des états d’âme du poète, l’égard du pouvoir. Il cherche à éveiller la cons-
isolé de la société des autres hommes, dont il cience du peuple à propos de la discordance
serait incompris. entre les troubles qu’ils ont connu lors du coup
2 Il oppose dans la deuxième strophe la figure d’État et la morgue indifférente de Louis-Napo-
du poète qui s’isole en temps de crise pour la léon Bonaparte.
société. Il récuse la figure du « chanteur inu-
tile » qui quitte la « cité » à l’heure où « les 4 Le premier et le dernier vers évoquent tous
haines et les scandales/Tourmentent le peuple deux la dépouille de l’enfant assassiné. Mais
agité ! ». entre les deux, le poète a pu expliquer ce qui
avait causé sa mort, qui semble d’autant plus ré-
3 Le poète est comparé à un « prophète » qui voltante qu’elle n’est pas le fruit d’une fatalité,
« vient préparer des jours meilleurs » et doit mais d’une décision politique prise par un seul
« faire flamboyer l’avenir ». La poésie est donc homme.
douée d’une fonction sociale quasi mystique.
LANGUE, p. 35
RÉCITER, p. 33 Le contre-rejet de « il sauve » au vers 54 met en
4 On pourra encourager les élèves à s’enregis- valeur, de manière ironique, ce verbe : tout le
trer pour s’entraîner à réciter correctement le poème consiste à montrer que l’action de Louis-
poème choisi. Napoléon Bonaparte ne consiste pas à sauver le
peuple, mais à l’asservir et à le mater, quitte à
VERS L’ENTRETIEN, p. 33 faire tuer des êtres innocents.
On pourra renvoyer les élèves aux pages 588 et
589, qui leur donneront des conseils pour pré- JOUER, p. 35
parer l’entretien. 5 Cette activité peut aussi être proposée avant
les questions de la rubrique Lire, comme une in-
troduction à l’interprétation du texte.

REGARDER, p. 35
6 La République (que l’on reconnaît grâce au
bonnet phrygien) soutient Victor Hugo, duquel
part un rayon foudroyant Napoléon III, tombé
22
de son trône. Les Châtiments servent d’appui à On peut donc envisager une évaluation tenant
l’écrivain et sont présentés à la manière des ta- compte des points suivants :
blettes de la loi.
Critères de réussite Commentaires
7 La gravure témoigne du combat de Victor Respect de la forme
Hugo contre la tyrannie de l’empereur. Son re- (sonnet, alexandrins…)
cueil est une arme qui doit permettre d’abattre Respect du sujet
ce tyran. « Souvenir de la nuit du 4 », extrait de (éléments du tableau)
ce recueil, contribue à dénoncer les exactions de Reprise du ton de Ménard
ce pouvoir autoritaire. (solitude, éloignement, re-
gard désabusé…)
VERS LE COMMENTAIRE, p. 35
Le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bona- COMPARER, p. 37
parte mène un coup d’État pour obtenir les 1 Le poète parnassien entretient une relation de
pleins-pouvoirs. La résistance républicaine est défiance face à la société dont il ne souhaite pas
matée par l’armée. Victor Hugo s’enfuit à faire partie. En effet, Gautier insiste dans la
Bruxelles puis à Jersey où il compose Les Châ- « Préface » à Mademoiselle de Maupin sur
timents, recueil poétique dénonçant celui qui est l’inutilité de la beauté et se démarque alors de
entre-temps devenu Napoléon III. « Souvenir ses contemporains fascinés par le progrès. Il en
de la nuit du 4 », extrait de ce recueil, décrit la est de même pour Louis Ménard qui met en
veillée d’un enfant abattu par un soldat deux scène un personnage solitaire, dans une foule à
jours après le coup d’État et donne la parole à sa laquelle il ne comprend rien.
grand-mère, avant que le poète lui explique ce
qui a causé la mort de son petit-fils. Nous nous 2 Les parnassiens semblent adopter une attitude
demanderons ce qui fait de ce poème une dé- de repli sur soi, voire de rejet du monde exté-
nonciation efficace de la tyrannie de Napo- rieur, distinguant le sujet lyrique, le moi du
léon III. Pour cela, nous étudierons d’abord sa poète du reste de la société dans laquelle il évo-
dimension pathétique avant d’en souligner la di- lue. Cela peut parfois être associé à de l’orgueil,
mension polémique. préfigurant l’image mallarméenne, ou symbo-
liste, du poète enfermé dans tour d’ivoire.
3 Les poètes privilégient la création d’une at-
PARCOURS 3 mosphère onirique, l’expression poétique soi-
Bijoux parnassiens, p. 36-41 gnée, la recherche d’une beauté formelle au lan-
gage recherché.

Histoire littéraire 4 Le tableau de Puvis de Chavannes développe


Le Parnasse (1850-1900) une atmosphère onirique, fait référence à l’An-
tiquité gréco-latine (vêtements amples, pay-
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 36 sages méditerranéens…) et isole ses person-
On attend des élèves qu’ils puissent repérer nages de toute activité sociale moderne. Par ail-
quelques traits de la poésie de Ménard tels le dé- leurs, le souci du dessin, de la ligne tracée net-
senchantement, un regard désabusé sur la so- tement, rappelle les exigences formelles des
ciété environnante, peut-être aussi l’emploi de parnassiens.
la troisième personne du pluriel créant cette im-
pression de multitude massive à laquelle le DÉBATTRE, p. 37
poète n’appartient pas. Quant à la forme, on at- 5 L’objectif de l’exercice consiste à inviter les
tend un sonnet, en alexandrins, aux rimes suffi- élèves à prendre parti, même si le sujet est loin
santes. de leurs préoccupations. Il importe de les inviter
Par ailleurs, il s’agira de tenir compte du sujet, à prendre position, à chercher de réels argu-
à savoir le tableau de Puvis de Chavannes : trois ments pour ou contre l’esthétique parnassienne.
personnages féminins, habillés d’une manière Il est possible qu’en début de travail sur ce mou-
qui rappelle l’Antiquité fantasmée par le vement, les élèves aient assez peu de recul et
XIXe siècle, un paysage de littoral peut-être mé- d’éléments pour nourrir leur réflexion ; il pour-
diterranéen. rait alors être intéressant de mettre l’activité

23
entre parenthèses et d’y revenir une fois que des vers est l’alexandrin, il y a peu d’enjambements,
poèmes parnassiens ont été lus et étudiés. peu d’audaces poétiques qui détourne l’atten-
tion du lecteur du propos du texte. Mais, en énu-
mérant toutes les figures antiques dont le sculp-
1. Théodore de Banville teur devrait se débarrasser, le poète fait surgir
une multitude d’images qui nourrissent l’imagi-
Les Stalactites (1840)
nation du lecteur au lieu de procéder à une
épure.
LANGUE, p. 38 La poésie se distingue en cela de la sculpture
Les négations sont présentes dans le poème du qu’elle suggère et ne montre pas. Ainsi, tout en
vers 3 au vers 10 : elles ont pour effet de suppri- prônant la suppression de toutes les images, le
mer ce qui ne doit pas apparaître sur l’œuvre du simple fait de les mentionner les fait « appa-
sculpteur. Les marques de la négation insistent raître » à l’esprit du lecteur.
donc sur l’épure, la suppression du superflu.
Le poème 2
4 Le poème a pour sujet un prénom, « Apollo-
2. Théophile Gautier nie ». En effet, Gautier ne fait pas l’éloge de la
Émaux et Camées (1852), « Apollonie » femme qui porte ce prénom mais il délivre ses
pensées provoquées par ce mot. Mises à part
LIRE, p. 39 deux occurrences aux vers 1 et 4, il n’y a aucune
Le poème 1 adresse à Apollonie Sabatier, mais une médita-
1 « Héraklès » et « Némée » (v. 5) renvoient à tion sur le prénom, ce qu’il suggère, ce qu’il
l’exploit d’Hercule terrassant le lion qui ne pou- évoque à l’esprit du poète féru d’Antiquité.
vait être blessé par de simples armes ; « Cy-
pris » (v. 6) est l’autre nom de la déesse de la 5 Ce poème donne de la poésie l’image d’un art
beauté et de l’amour Aphrodite, née de la mer qui peut se tourner vers son propre matériau, les
fécondée par Ouranos ; les « Titans » (v. 7) sont mots, pour créer. Le poème de Gautier est un
une race antique régnant sur le monde avant la texte ayant pour point de départ le nom d’un
prise de pouvoir par les dieux, emmenés par dieu devenu prénom de femme. On peut rappe-
Zeus ; « Bacchos » (v. 8) fait référence au dieu ler qu’Apollon est le dieu des arts tels que la
de la vigne et des arts dans la mythologie ro- sculpture et de l’harmonie. La poésie s’éloigne
maine, aussi appelé Bacchus ou Dionysos ; ici du lyrisme romantique et de l’expression des
« Léda » (v. 10) est une mortelle séduite par sentiments pour s’approcher de la statuaire, de
Zeus qui prit la forme d’un cygne pour s’unir à la dureté de la pierre et du marbre.
elle ; « Artémis » (v. 11) est la déesse de la na-
ture sauvage et de la chasse dans la mythologie COMPARER, p. 39
grecque qui a été aperçue nue alors qu’elle se 6 Le tableau de Puvis de Chavannes peut être
baignait par Actéon, prince chasseur qu’elle rapproché des deux poèmes au sens où il pré-
transforma en cerf pour être dévoré par ses sente une scène inspirée de l’Antiquité gréco-
propres chiens ; « Bacchante » (v. 13) désigne latine, source d’inspiration des poètes du Par-
une prêtresse de Bacchus / Dionysos dans la re- nasse. Malgré la présence de personnages, il
ligion romaine. règne une impression d’immobilité ou de calme
On notera donc que ces noms propres renvoient qui rappelle l’épure attendue par Banville.
à la culture classique, gréco-latine. Enfin, il rappelle également la dernière strophe
du poème de Gautier, chacun semblant attendre
2 Le poète demande au sculpteur d’épurer son « le dieu qui tarde encor. » (v. 16).
art, de ne conserver que les traits essentiels pour
son œuvre en sorte grandie et plus belle, en dé- VERS L’ENTRETIEN, p. 39
laissant les topoï classiques et les motifs sur- On attend des réponses personnelles de la part
chargeant le propos. Il ne s’agit pas cependant des élèves. Il peut être plus facile, en effet, de
de quitter les références à l’Antiquité, mais de dire que l’on est insensible face à un poème si
les simplifier pour faire surgir le Beau. cela est posé dès la question. Il importe ensuite
d’être en mesure de le justifier : peu de « mou-
3 On peut se demander si Banville suit lui- vement », texte ardu, sujets surprenants…
même les conseils qu’il donne : en effet, son

24
3. Charles Leconte de Lisle oppositions mettent en valeur la menace vio-
lente que représente le jaguar dans un univers
Poèmes barbares (1862),
pesant, lourd et faussement calme.
« Le Rêve du jaguar »
4 La question invite les élèves à émettre des hy-
LANGUE, p. 40 pothèses sur les intentions de l’auteur du texte.
À la ligne 9, on lit « il va » et il manque le com- À la suite des réponses apportées aux questions
plément du verbe « aller » indiquant la direc- précédentes, on peut en déduire que Leconte de
tion ; à la manière d’Hernani qui déclare « je Lisle cherchait à peindre un tableau dans lequel
suis une force qui va ! » (Hernani, III, 2) chez une menace pesait lourdement. Le poème est
Victor Hugo, Leconte de Lisle donne au jaguar d’autant plus remarquable qu’aucune action
une dimension qui dépasse les limites d’un violente n’a réellement lieu dans le texte, on re-
corps se dirigeant vers un point physique précis joint alors le titre au sens où l’on sort de cette
pour accentuer l’importance de l’action elle- lecture comme on sort d’un « rêve », il demeure
même, exprimée par le verbe seul, et la manière des impressions, alors que rien n’a été véritable-
dont celle-ci est réalisée grâce à un complément ment vécu.
circonstanciel, lui facultatif mais bien présent
dans le vers 9 : « frottant ses reins musculeux RÉCITER, p. 40
qu’il bossue ». 5 On pourra inviter les élèves à insister sur les
pauses, la lenteur de la diction qui permet de
LIRE, p. 40 suggérer à l’oral la menace que représente le ja-
1 et 2 Le poème ne désigne à aucun moment le guar, endormi mais potentiellement mortel.
jaguar par le substantif à proprement parler, si
ce n’est dans le titre. COMPARER, p. 40
De plus, les cinq premiers vers décrivent un 6 Le tableau du Douanier Rousseau rejoint l’at-
paysage de jungle, sans mentionner l’animal mosphère créée par Leconte de Lisle au sens où
évoqué. Le lecteur, guidé par le titre, devine la représentation naïve et massive des végétaux
donc que « le tueur de bœufs et de chevaux » composant le décor « cache » dans un premier
apparaissant au vers 6 est ce fauve. Il faut en- temps le jaguar et sa victime.
suite attendre le vers 15 pour que le jaguar
« s’affaisse » puis le vers 20 pour enfin justifier
le titre du poème car c’est à ce moment, dans les
trois derniers vers du texte que l’on accède au 4. José Maria de Heredia
rêve du jaguar. Les Trophées (1893),
On peut noter une certaine disproportion entre « Les Conquérants »
la description des lieux puis la présentation de
l’animal et le contenu du rêve programmé dès le LANGUE, p. 41
titre du poème. De ce fait, on pourrait dire que Alors que « partaient » (v. 4), « allaient » (v. 5),
le titre du poème ne correspond que partielle- « inclinaient » (v. 7) semblent être des impar-
ment au texte lui-même. Cependant ce titre peut faits duratifs, suggérant que les actions s’éten-
avoir pour effet de créer une attente qui donne dent sur une durée indéterminée, ce qui favorise
alors une place plus grande aux derniers vers la dimension mythique – hors du temps au sens
évoquant le carnage auquel se livre le prédateur. où elles ne sont pas aisément situées dans le
La violence contenue durant tout le texte prend temps – que le poète cherche à donner au départ
toute sa force dans cette fin brutale. de ces aventurier, les verbes « enchantait »
On pourrait aussi éventuellement suggérer aux (v. 11) et « regardaient » (v. 13) ont quant à eux
élèves que le titre peut être entendu autrement : une valeur d’habitude puisque « chaque soir »
il ne s’agirait pas alors du rêve que fait le jaguar (v. 9) indique la répétition de ces actions.
mais que le poète, ayant rêvé du jaguar, en ait
fait un poème. LIRE, p. 41
1 La comparaison initiale du sonnet donne une
3 On retrouve dans le texte des oppositions entre image péjorative des « conquérants. » Compa-
lumière et obscurité ; langueur et violence ; im- rés à des « gerfauts » s’échappant d’un « char-
mobilité et mouvement ; lenteur et rapidité. Ces nier », ces aventuriers passent à la fois pour des
voleurs, des tueurs et des lâches. La suite du
premier quatrain confirme cette impression
25
puisque Heredia précise ensuite qu’ils sont des développant les motifs plus profonds de ce
routiers, misérables et brutaux. voyage dans lequel chacun peut se retrouver et
qui dépasse les espaces et les époques pour at-
2 Les principaux thèmes des deux quatrains sont teindre une idée universelle, la recherche d’un
le voyage vers un pays lointain et la recherche ailleurs, d’un au-delà.
violente de l’or. C’est en effet principalement
grâce aux isotopies du déplacement (« hors » au VERS LE COMMENTAIRE, p. 41
vers 1, « Partaient » au vers 4, « allaient » au La poésie met en valeur l’imaginaire du poète
vers 5, « lointaines » au vers 6…), de la préda- au sens où l’expression choisie, le soin apporté
tion (« gerfauts » et « charnier » au vers 1, au respect de la forme choisie, le sonnet, renfor-
« routiers » au vers 3, « brutal » au vers 4 ou en- cent son propos et permet, dans un texte bref, de
core « conquérir » au vers 5) et de l’or (« fabu- suggérer beaucoup.
leux métal » au vers 5, « mines » au vers 6) que L’écriture poétique accentue la violence origi-
l’on entre dans la compréhension du poème. Le nelle et la misère hors de laquelle la noblesse
titre « Les conquérants » paraît alors ironique au espagnole cherche à s’extraire à travers les ex-
sens où l’image que l’on de ces personnages est péditions maritimes à partir du XVe siècle. Elle
négative. permet aussi de rendre compte de l’expérience
faite par ces hommes, partis chercher de l’or
3 Les deux tercets vont cependant enrichir le mais confrontés à une expérience nouvelle : dé-
sonnet en complétant la présentation des con- passant l’équateur, ils découvrent un ciel nou-
quistadors en introduisant les thèmes du rêve, veau, de nouvelles étoiles et de nouvelles cons-
de l’espoir. Les pillards des premiers vers ga- tellations. C’est un monde qui « se retourne »,
gnent en profondeur et deviennent des hommes, qui modifie profondément leurs représenta-
auxquels le poète confère des états d’âmes qui tions ; la spatialisation étonnante que l’on lit
dépassent la simple recherche de l’or. Plongeant dans la pointe du sonnet (v. 14) rend compte de
leurs regards dans les abîmes de l’océan, ils re- ce vertige nouveau au sens où le dernier vers le
trouvent les étoiles nouvelles dans un ciel qui fond de l’océan donne naissance à des étoiles.
peut rappeler, en le transfigurant, le vol des ger- Par ailleurs, l’évocation du ciel peut être lu
fauts du premier vers. comme un écho au premier vers puisque l’iso-
topie du ciel est saisie par le lecteur dès le pre-
RECHERCHER, p. 41 mier vers comparant les conquistadors à des oi-
4 Heredia est un descendant des conquistadors seaux de proie qui s’envolent. Le lecteur fait
et ce poème est un hommage du poète à ses an- alors, à la mesure de sa lecture, l’expérience vé-
cêtres. Le sonnet, forme poétique contrainte et cue par les routiers et capitaines espagnols : du
réalisée avec virtuosité, est une manière de sau- « fond » du sonnet, il découvre un sens nouveau
vegarder le souvenir de personnages que l’His- au « haut » – où se trouvent les étoiles – du texte
toire a pu oublier. puisque ces mercenaires et misérables attirés
par l’homme sont redécouverts pour ce qu’ils
RÉCITER, p. 41 sont aussi, des hommes face au nouveau, à l’es-
5 On invitera les élèves à respecter les deux to- poir, au rêve. Le poème, parnassien au sens le
nalités qui se succèdent dans le poème : si les plus fort du terme, finit par renvoyer à lui-
deux quatrains donnent une image sombre des même, à l’art de son créateur.
conquérants, les deux tercets les humanisent en

26
PARCOURS 4 l’alliance des différentes sensations, elle permet
de comprendre les « symboles », invisibles aux
Baudelaire, la boue et l’or, yeux des profanes. Elle présente une valeur ini-
p. 42-47 tiatique.

1. Charles Baudelaire COMPARER, p. 42


Les Fleurs du Mal (1857), 6 Ce texte évoque les « symboles », chers aux
poètes symbolistes, mais aussi les sensations
« Correspondances »
subtiles et ambiguës, très fréquentes dans leurs
œuvres. Il propose un nouveau langage, qui ne
LIRE, p. 42 se contenterait pas de sensations vertes ou en-
1 On laissera les élèves proposer des hypo- fantines, mais utiliserait des mots « corrompus,
thèses. Le titre évoque les synesthésies, la ma- riches et triomphants ».
nière dont les différentes sensations peuvent se Ce langage permettrait de découvrir un au-delà,
mêler : « Les parfums, les couleurs et les sons un monde qui doublerait le monde réel, un
se répondent. / Il est des parfums frais comme « temple » que seuls les élus pourraient trouver
des chairs d’enfants, / Doux comme les haut- dans la « nature », et qui présenterait « l’expan-
bois, verts comme les prairies ». Ces correspon- sion des choses infinies ». Ce poème est une ex-
dances tissent un réseau de « symboles » qui périence esthétique aussi bien que « mystique ».
transforment le monde en « forêt » à explorer.
7 On laissera les élèves comparer librement les
2 La nature est d’abord un « temple » parce que deux œuvres. Le tableau présente à la fois des
les nombreux arbres, les « vivants piliers », font coloris clairs et heureux, « doux » et « verts »,
penser aux colonnes du temple. Par ailleurs, la comme dans le poème, et d’autres plus sombres
nature est parcourue de « symboles » qui lais- « corrompus, riches et triomphants ». Ces cou-
sent entrevoir la possibilité d’un autre monde : leurs, bigarrées et peu réalistes, peuvent faire
comme un temple, elle présente une dimension penser aux synesthésies baudelairiennes. Par
à la fois sacrée et mystérieuse. ailleurs, les papillons vont vers le ciel, et le
poème proposait également une ascension poé-
3 « Les parfums, les couleurs et les sons » se tique et mystique. Ce paysage symboliste, ir-
renvoient les uns aux autres. Cette idée est illus- réel, est peut-être l’au-delà, le « temple » pro-
trée dans le distique suivant : « Il est des par- mis par la poésie symboliste.
fums frais comme des chairs d’enfants, / Doux
comme les hautbois, verts comme les prairies »

4 Il évoque deux types de parfums : ceux qui 2. Charles Baudelaire


sont « frais comme des chairs d’enfants, Doux Les Fleurs du Mal (1857), « Spleen »
comme les hautbois, verts comme les prairies »,
et ceux qui sont « corrompus, riches et triom- LANGUE, p. 43
phants ». Voici le contre-rejet, souligné :
On pourrait croire de prime abord que les pre- – Et de longs corbillards, sans tambours ni mu-
miers sont valorisés par les comparaisons. Tou- sique,
tefois, les parfums capiteux, désagréables de Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
prime abord, sont bien plus forts et puissants. Ils Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despo-
ont « l’expansion des choses infinies », ils mon- tique,
trent « les transports de l’esprit et des sens » Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
parce qu’ils sont plus complexes que les pre-
miers, ils permettent au poète d’entrevoir Le mot « Espoir », mis en valeur et suspendu à
d’autres « symboles » et de pénétrer plus avant la rime, laisse entrevoir un élément positif, dans
dans la « forêt » du monde pour y éclaircir ses un poème particulièrement pessimiste. Mais
mystères. après la pause de la rime, il est immédiatement
annulé par la suite de la phrase « Vaincu,
5 Ce poème présente une vision mystique et pleure ». Il y a quelque chose de cruel à évoquer
sacrée de la poésie : elle ne sert pas à chanter l’Espoir avant d’en montrer l’impossibilité.
l’amour, les armes ou la nature : elle transforme
le monde en « temple ». Par les synesthésies et
27
LIRE, p. 43 VERS LE COMMENTAIRE, p. 43
Le poème Le poète exprime une angoisse intense.
2 Deux réponses sont envisageables : le poète D’abord, il évoque un paysage effrayant présen-
décrit ce qu’il voit, paysage, ville, etc. Il évoque tant un « ciel bas et lourd », « un jour plus triste
notamment : « le ciel bas et lourd », « l’hori- que les nuits », « la pluie étalant ses immenses
zon », « la terre », « la pluie », « les cloches » et traînées ». Il évoque des sons horribles : « l’es-
de « longs corbillards » qui « défilent ». Or, prit gémissant », la « furie » des « cloches »,
cette dernière vision nous montre qu’il s’agit « un affreux hurlement », « geindre opiniâtre-
d’un paysage et d’une contemplation intérieurs. ment. » Il multiplie aussi les visions de cauche-
Le poète décrit avant tout son état d’esprit et son mar : « un cachot humide », « une chauve-sou-
« âme » ; les éléments que l’on pensait réels ris », « des plafonds pourris », « un peuple muet
prennent une valeur symbolique. d’infâmes araignées », « des esprits errants et
sans patrie », les « longs corbillards ». Dans
3 Plusieurs éléments peuvent susciter l’an- cette vision angoissante, le poète multiplie les
goisse : d’abord, l’atmosphère du paysage dé- personnifications et tous les éléments d’ordi-
crit « le ciel bas et lourd », « un jour plus triste naire inertes prennent vie : la chauve-souris a
que les nuits », « la pluie étalant ses immenses une « aile timide », les « infâmes araignées »
traînées » ; ensuite, des visions de cauchemar : forment un « peuple muet », enfin « L’Espoir /
« un cachot humide », « une chauve-souris », Vaincu, pleure, et l’Angoisse despotique / Sur
« des plafonds pourris », « un peuple muet d’in- mon crâne incliné plante son drapeau noir. » Le
fâmes araignées », « des esprits errants et sans monde devient soudain hostile et angoissant.
patrie », les « longs corbillards » ; enfin, des
sons horribles « l’esprit gémissant », la « furie »
des « cloches », « un affreux hurlement », 3. Charles Baudelaire
« geindre opiniâtrement. »
Les Fleurs du Mal (1857), « Le Soleil »
4 Il s’agit d’une personnification. Les cloches
deviennent des êtres animés. On peut également LIRE, p. 44
lire : « le ciel […] nous verse » ; « son aile ti- 1 En dépit de l’expression « soleil cruel », le
mide » ; « un peuple muet d’infâmes arai- poète présente une image nettement positive du
gnées » ; le « hurlement » des « cloches » ; soleil. Toutes ses actions sont bénéfiques
« L’Espoir / Vaincu, pleure, et l’Angoisse des- (cf. question 2).
potique ». Tous les éléments abstraits ou inani- Par ailleurs, il est à la fois égalitaire et tout-puis-
més prennent vie dans ce poème. Cela montre sant : en effet, il profite à « tous les hôpitaux »
que le poème évoque une vision intérieure. Tous et « tous les palais. » Toutes les expressions le
ces éléments sont vivants et animés parce qu’ils désignant sont mélioratives : « père nourri-
sont en lui. cier », « poète » et « roi ».

5 Le mot « Spleen » évoque différents senti- 2 Il a une action bénéfique pour tous : « père
ments négatifs : la tristesse, l’ennui (qui pré- nourricier », il permet la pousse des plantes
sente à la fois son sens contemporain et son sens dans les champs, ainsi que la production du
plus ancien de « tourment ») et l’angoisse. « miel » ; il fait disparaître « les soucis » et rem-
plit les cerveaux de « miel », c’est-à-dire de
ÉCOUTER, p. 43 pensées intéressantes ; il réconforte les malades
6 On laissera les élèves répondre librement à et les infirmes ; il embellit les villes ; surtout, il
cette question. Ils pourront utiliser des éléments permet au poète de composer ses œuvres : le so-
de la question 5. leil lui permet de « Heurt[er] parfois des vers
depuis longtemps rêvés » et fait « croître et mû-
RECHERCHER, p. 43 rir » les « moissons » poétiques dans son cœur.
7 On laissera les élèves répondre librement à
cette question. 3 Il s’agit d’une antithèse. Baudelaire montre
ainsi la toute-puissance, l’ubiquité voire la di-
mension égalitaire du soleil : tous profitent de
ses pouvoirs bénéfiques.

28
4 Baudelaire le compare au « poëte ». En effet, « l’homme » « las d’écrire » et « la femme »,
tous deux ont le pouvoir, le soleil par ses rayons lasse « d’aimer » ; il évoque le « sommeil stu-
et sa chaleur, le poète par ses vers, « d’enno- pide » des femmes de plaisir, ainsi que les
bli[r] », c’est-à-dire de donner dignité et beauté « pauvresses » aux « seins maigres et froids » ;
aux « choses les plus viles ». Le plus triste hô- il parle des « femmes en gésine », des « agoni-
pital devient moins sinistre lorsqu’il est éclairé sants » et des « débauchés » « brisés par leurs
par le soleil. Le poète prétend quant à lui trans- travaux » : tous les Parisiens semblent à la fois
former les réalités les plus basses en poésie pré- souffrants et inquiétants. Aucun ne semble goû-
cieuse et « immortel[le] ». Il écrivait d’ailleurs ter un sommeil heureux et réparateur. On peut à
dans un projet d’épilogue pour la deuxième édi- la fois être effrayé et apitoyé par leur sort.
tion des Fleurs du Mal :
2 Il évoque d’abord des sons : « La diane chan-
Ô vous ! soyez témoins que j’ai fait mon de- tait », « le vent du matin soufflait », « Souf-
voir flaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs
Comme un parfait chimiste et comme une âme doigts », « sanglot », « chant du coq », « dernier
sainte. râle en hoquets inégaux ». Il évoque également
Car j’ai de chaque chose extrait la quintes- des sensations visuelles « bruns adolescents » ;
sence, « La lampe sur le jour fait une tache rouge »,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. « la paupière livide ». Les sons sont très divers,
effrayants, agressifs, souvent liés à de la souf-
COMPARER, p. 44 france. Les couleurs, intenses, rendent les vi-
5 Le tableau de Turner est inondé de soleil. On sions inquiétantes. Ces sensations font de Paris
peut relever quelques points communs entre le un lieu inquiétant et presque fantastique.
tableau et les vers de Baudelaire : dans les deux
cas, il s’agit d’un paysage urbain, et les deux ar- 3 Le vers est énigmatique : il reprend et con-
tistes évoquent la ville de Paris. Le tableau re- dense plusieurs éléments du poème. De nom-
présente des lieux très divers, on voit un mar- breuses « choses » peuvent s’enfuir, au matin :
ché, des immeubles, l’Hôtel de ville de Paris, on les rêves de la nuit, le repos, certaines activités
devine des lieux luxueux ou sordides, et on peut que l’on peut mener la nuit, comme l’écriture ou
presque y voir « tous les hôpitaux » et « tous les la débauche. Ces « choses », en s’évanouissant,
palais » dont parle le poète. Surtout, les rayons rejoignent « l’air ». Le mot « frisson » a d’abord
sont si intenses que de nombreux bâtiments pa- un sens très concret : le froid aussi bien que
raissent blancs ou jaunes. La ville apparaît do- l’agonie ou le plaisir provoquent des frissons. Il
rée, précieuse et merveilleuse, sous les rayons peut aussi évoquer la dimension fragile et tenue
du soleil. Il « ennoblit le sort des choses les plus de ces « choses » disparaissant au matin. Par ail-
viles ». leurs, il s’agit d’une personnification, comme si
« l’air » éprouvait ce que ressentent les Pari-
siens, au matin.
4. Charles Baudelaire
4 La première métaphore, la « robe rose et
Les Fleurs du Mal (1857),
verte » de l’aurore, évoque les couleurs que
« Le Crépuscule du matin » prend le ciel, quand il commence à être éclairé
par le soleil. Cette image reprend sans doute une
LANGUE, p. 45 expression d’Homère, qui évoque « l’Aurore
De manière générale, lorsqu’il y a un enjambe- aux doigts de rose ». Elle transforme l’aurore en
ment, il ne faut pas faire de pause à la rime. être féminin, délicat et poétique. La deuxième
Dans ce poème, la dernière strophe est consti- métaphore, « vieillard laborieux » personnifie
tuée d’une seule phrase. Dès lors, il faudrait la Paris. La ville ressemble à ses habitants, eux
lire comme de la prose. On dirait que ces quatre aussi engourdis par la nuit. Ces deux méta-
vers miment les actions de l’aurore, qui phores résument le poème : Paris est à la fois
« s’avançait lentement » et de Paris qui « em- féminin et masculin, jeune (comme l’aurore) et
poignait ses outils ». vieux, laborieux et délicat.
LIRE, p. 45
1 Baudelaire évoque « les bruns adolescents »
tordus par leurs « rêves malfaisants » ;
29
RECHERCHER, p. 45 bertine » ; « Les anges impuissants se damne-
5 On laissera les élèves répondre de manière raient ». Ces antithèses montrent toute l’ambi-
personnelle à cette question. valence de cette créature à la fois merveilleuse
et démoniaque. Ce vampire, créature surnatu-
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 45 relle, permet d’allier des éléments inconci-
On demandera aux élèves, même s’ils écrivent liables d’ordinaire.
en prose, de réutiliser des éléments voire des
procédés du poème de Baudelaire. 4 On peut éprouver du dégoût pour cette « outre
aux flancs gluants, toute pleine de pus » et ces
« débris de squelette ». On peut également
5. Charles Baudelaire éprouver de la frayeur pour cette métamorphose
terrible. La femme si sensuelle et envoûtante
Les Épaves (1866),
était une créature démoniaque. On peut enfin
« Les Métamorphoses du vampire » éprouver de la pitié : celle qui prétendait possé-
der des charmes inouïs est morte au lever du
LANGUE, p. 46 jour.
« Voluptés » rime avec « redoutés » : la sensua-
lité s’oppose au danger et ces deux mots for- RECHERCHER, p. 46
ment une antithèse. 5 Les élèves choisiront l’un des autres poèmes
Il en va de même pour « buste » et « robuste ». condamnés en 1857 : « Les Bijoux », « Les-
Baudelaire peint une femme « robuste », virile, bos », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie »,
ce qui tranche avec les représentations tradition- « Femmes damnées ».
nelles, délicates, de leur « buste ».
VERS LE COMMENTAIRE, p. 46
LIRE, p. 46 Ce poème a pu scandaliser pour de nombreuses
1 Ce poème présente des éléments à la fois raisons. Il présente de nombreux éléments à la
sexuels et inquiétants : « En se tordant ainsi fois sexuels et inquiétants : « En se tordant ainsi
qu’un serpent sur la braise » ; « Et pétrissant ses qu’un serpent sur la braise » ; « Et pétrissant ses
seins sur le fer de son busc » ; « seins triom- seins sur le fer de son busc » ; « seins triom-
phants » ; « j’abandonne aux morsures mon phants » ; « j’abandonne aux morsures mon
buste ». buste ». Par ailleurs, on peut donner plusieurs
Par ailleurs, on peut donner plusieurs sens au sens au mot « sucé » dans le vers « Quand elle
mot « sucé » dans le vers « Quand elle eut de eut de mes os sucé toute la moelle ». La femme
mes os sucé toute la moelle ». Ces éléments ont suscite des sentiments opposés et ambivalents
nécessairement scandalisé le prude et hypocrite pour le lecteur, le désir peut-être, mais égale-
Second Empire. ment la terreur, le dégoût et la pitié, notamment
à la fin, quand elle devient une « outre aux
2 La femme, dans ce poème, est ambivalente à flancs gluants, toute pleine de pus ». Tous ces
de nombreux égards : elle est à la fois sensuelle éléments ont pu choqué et scandalisé les cen-
et inquiétante : elle se « tor[d] ainsi qu’un ser- seurs du Second Empire, et notamment le pro-
pent sur la braise », elle « étouffe » les hommes cureur Pinard.
avec lesquels elle s’unit. Par ailleurs, elle est fé-
minine et virile à la fois : elle a une « bouche de COMPARER, p. 47
fraise », elle se présente « nue et sans voiles », 6 Le tableau, comme le poème, présente un être
mais aussi « robuste ». Elle est obscène et a une surnaturel : un vampire, qui suce et mord un
« bouche humide » qui permet de « suc[er] » la personnage masculin. Cet être est aussi fasci-
moelle de l’homme. Elle semble toute-puis- nant que le vampire baudelairien, même si ce
sante : « Les anges impuissants se damneraient sont ses cheveux, et non sa bouche qui ont une
pour moi ! » Pourtant, elle finit par mourir et couleur de « fraise ». Toutefois, le vampire re-
n’être « Qu’une outre aux flancs gluants, toute présenté par Munch ne montre pas la même fra-
pleine de pus » et « débris de squelette ». gilité que l’être du poème. Il domine, par sa cou-
leur et sa puissance, tout le tableau.
3 Il s’agit d’une antithèse. On peut également
relever : « Et fais rire les vieux du rire des en-
fants. » ; « La lune, le soleil » ; « Timide et li-

30
6. Gustave Bourdin 2 Aloysius Bertrand décrit une Harlem pitto-
resque et ancienne. Il commence par la compa-
« Ceci et cela », Le Figaro (1857)
rer à d’anciens tableaux (allant de la Renais-
sance au XVIIIe siècle) : « Harlem, cette admi-
LIRE, p. 47 rable bambochade qui résume l’école flamande,
1 Gustave Bourdin adresse de nombreux re- Harlem peint par Jean Breughel, Peeter Neef,
proches à Baudelaire : il le considère comme David Téniers et Paul Rembrandt. » Il prend
fou, « démen[t] », et ne « doute pas » de son plaisir à mettre en scène des personnages ty-
« état mental ». Il trouve ses poèmes répétitifs : piques : « l’insouciant bourguemestre »,
« c’est, la plupart du temps, la répétition mono- « l’amoureux fleuriste », « la bohémienne »,
tone et préméditée des mêmes mots, des mêmes « les buveurs ». Le lexique participe à la dimen-
pensées. » Il dénonce leur dimension sordide et sion pittoresque de cette description ; « stoël »,
dégoûtante : « L’odieux y coudoie l’ignoble ; « bourguemestre », « Rommelpot ». Harlem est
— le repoussant s’y allie à l’infect. » Les Fleurs d’abord belle et poétique, par la référence à la
du Mal, selon lui, sont un catalogue monotone peinture, les images et les effets de rythme
d’horreurs. (voir 1.). Elle est également étrange : elle pré-
sente un personnage trop gros et un trop maigre,
2 Une certaine tradition littéraire, que l’on re- une bohémienne, un vieillard, un « estaminet
trouve chez Molière, Racine et de nombreux borgne », que l’on peut trouver louche. Le
autres auteurs, admet que l’on présente des êtres poème s’achève sur l’évocation d’un « faisan
ou des éléments repoussants dans une œuvre lit- mort », et l’admirable ville dorée et peinte de-
téraire, à condition de les dénoncer ou de les vient plus sombre et inquiétante.
corriger. Or, selon Gustave Bourdin, les hor-
reurs évoquées dans les Fleurs du Mal sont ob- Une conception poétique
sessionnelles et repoussantes. Elles montrent la 3 Une phrase très célèbre définit le poème en
folie de leur auteur, la « putridité » de son prose tel que l’entend Baudelaire : il s’agit
« cœur ». Elles sont si abjectes qu’aucun re- d’« une prose poétique, musicale sans rythme et
mède ne semble pouvoir les « guérir ». sans rime, assez souple et assez heurtée pour
s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme,
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 47 aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts
Dans cette tâche, les élèves devront citer des de la conscience ». Il définit d’abord le poème
passages précis du poème de Baudelaire. Ils en prose négativement : il ne présente ni « le
pourront réutiliser ou reformuler des expres- rythme » (c’est-à-dire les vers) ni la « rime » de
sions de l’article de Gustave Bourdin. la poésie traditionnelle. Dès lors, le poème en
prose, ainsi libéré, « souple » et « heurt[é] »
peut s’adapter librement à tous les mouvements
UN GENRE : LE POÈME EN PROSE, intérieurs du poète. Par ailleurs, le poème en
p. 48 prose est un genre éminemment moderne, qui
naît de la « fréquentation des villes énormes »,
Un précurseur au premier rang desquelles Paris. Cette nouvelle
1 Les élèves sont invités à répondre librement à réalité, fascinante, inquiétante et mouvante a
cette question. rendu nécessaire la création de ce nouveau
Ils pourront contester, du fait de la prose, le ca- genre poétique.
ractère poétique du texte. Par ailleurs, le texte
présente de nombreux éléments pro- 4 Dans le Gaspard de la Nuit, Aloysius Ber-
saïques : « l’insouciant bourguemestre qui ca- trand met en scène un Moyen-Âge (ou une Re-
resse de la main son menton double » ; « les bu- naissance) de fantaisie, il évoque des êtres et des
veurs qui fument dans l’estaminet borgne » ; lieux anciens, pittoresques, souvent imaginaires
« la servante de l’hôtellerie qui accroche à la fe- ou fantastiques. Baudelaire se distingue sur
nêtre un faisan mort. » Toutefois, un certain deux points. Il centre son œuvre sur la ville de
nombre de métaphores, telles que « Harlem, Paris, ses poèmes sont surtout urbains, ils évo-
cette admirable bambochade » , « l’eau bleue quent aussi bien les parcs que les fêtes, les
tremble », « le vitrage d’or flamboie », des ré- « mansardes », les boulevards ou les boutiques
pétitions, des rythmes donnent à ce texte un in- de Paris. Dès lors, il s’agit d’un genre éminem-
déniable caractère poétique.

31
ment moderne. L’actualité, les nouveautés com- Surtout, dans ce poème, on voit comment le
merciales ou techniques font irruption dans la poème « s’adapt[e] aux mouvements lyriques
grande littérature. de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux sou-
bresauts de la conscience » : dans le mouvement
5 Avec Baudelaire, les « villes énormes », telles de son poème, le poète devient lui-même la lé-
que Londres ou Paris, sont évoquées pour la gende qu’il invente.
première fois dans la poésie française. Ce sont
leurs nouveautés, parfois fascinantes, souvent
inquiétantes ou irritantes, qu’il évoque dans ses PARCOURS 5
poèmes. Pour mieux évoquer le monde mo-
derne, il a dû inventer un genre libre et plas-
Rimbaud, l’alchimiste, p. 52-59
tique, le poème en prose. Une poésie plus tradi-
tionnelle n’aurait pu supporter « le cri strident 1. Arthur Rimbaud
du Vitrier ». Ma Bohème (1870), « Ma Bohème »
Un poème RECHERCHER, p. 52
6 Une fenêtre « éclairée d’une chandelle » de- 1 La « bohème » désigne le mode de vie d’un
vient aussitôt « profon[d]e » et mysté- certain nombre d’artistes au XIXe siècle. Ils vi-
rieu[se] ». Elle permet au poète d’imaginer et de vaient dans la pauvreté, mais aussi avec insou-
refai[re] l’histoire » des personnes qu’il aper- ciance, excentricité et liberté.
çoit.
Lire, p. 52
7 « Légende » peut s’entendre en différents 2 Le poète évoque sa pauvreté, dans ce texte : il
sens. Les « histoires » qu’il raconte sont imagi- a des « poches crevées », son « unique culotte
naires, comme les légendes : rien ne prouve que avait un large trou » et ses « souliers » sont
ses conjectures sur la « une femme mûre, ridée « blessés ». Toutefois, cette pauvreté n’est pas
déjà, pauvre » ou le « pauvre vieux homme » vécue douloureusement, et le poème manifeste
correspondent à la réalité. Par ailleurs, ces his- son bonheur : il évoque des « bons soirs de sep-
toires sont sans doute exagérées, peut-être em- tembre » et rêve à des « amours splendides ».
bellies par son imagination : il « pleur[e] » en se Surtout, cette bohème lui permet d’exercer son
racontant ces histoires, parce qu’elles ont une art : il se montre « rêveur », il n’a pas d’« au-
intensité que la vie véritable n’a pas. Enfin, « lé- berge » et peut contempler « la Grande-Ourse »
gende » vient du latin « legenda », qui signifie et « rim[e] au milieu des ombres fantastiques ».
« qui doit être lu ». Seule son imagination de Par ailleurs, les images du poème manifestent
poète peut transformer une vie banale en récit, une grande fantaisie, par exemple lorsqu’il
ou en poème, digne de l’intérêt d’un lecteur. évoque le « doux frou-frou » des étoiles, ou le
« vin de vigueur » de la rosée.
8 Le poète préfère la « légende » à la « réa-
lité » pour trois raisons. D’abord, les histoires 3 Il s’agit d’un poème heureux. Le poète évoque
inventées lui ont permis de « vivre » et de sup- de nombreux éléments positifs : « amours
porter l’existence. Ensuite, par leur intensité, splendides », « doux frou-frou » des étoiles,
elles lui ont montré qu’il « est », qu’il « bons soirs de septembre ». Sa pauvreté ne
« existe ». Enfin, elles étaient peut-être si inten- l’empêche pas de vivre une existence insou-
sément vécues qu’il a cru, quelques instants, ciance et poétique (voir question 1).
être cette « femme mûre » ou ce « pauvre vieux
homme » : l’expression « ce que je suis » dé- 4 Dans le dernier tercet, il refait ses lacets. Il les
signe le destin qu’il a inventé pour d’autres et compare aux cordes de la « lyre », un instru-
qu’il fait sien. ment de musique antique associé à la poésie. Par
ailleurs, en se penchant, il rapproche son
9 Le texte ne présente ni « rythme » (ni vers) ni « cœur » de ses souliers. Sa « lyre » semble
rime. Il évoque les « villes énormes », par les ainsi plus sincère et personnelle. Ainsi, l’acti-
« vagues de toits », et la description de ses ha- vité la plus simple qui soit, refaire ses lacets, de-
bitants. Il éprouve pour cette « femme mûre » vient une expérience poétique et existentielle.
ou ce « pauvre vieux homme » la même pitié
qu’Arsène Houssaye éprouvait pour le vitrier.

32
5 Dans ce texte, le poète apparaît comme un être militaire qui contrastent également avec la
pauvre et seul, mais aussi libre et insouciant. neige ; les corbeaux noirs et inquiétants.
Cette liberté lui offre une communion avec la
nature, mais aussi une certaine sincérité. Elle est LIRE, p. 53
la condition indispensable de son art et lui per- 2 La guerre semble d’abord d’une grande vio-
met de transfigurer le monde : « la Grande- lence. Les personnifications « crachats rouges
Ourse » devient une auberge, les « étoiles » ont de la mitraille » et « Sifflent tout le jour » trans-
un « doux frou-frou » et ses lacets défaits de- forment les échanges de tirs en chaos bruyant.
viennent des « lyres ». L’hyperbole « Croulent les bataillons en masse
dans le feu » et la personnification « une folie
REGARDER, p. 52 épouvantable broie » montrent cette violence
6 L’œuvre d’Ernest Pignon-Ernest associe une inouïe des combats. Elle est également absurde :
photographie du visage d’Arthur Rimbaud à un l’expression « écarlates ou verts » montre qu’il
dessin. Il représente un voyageur ou un vaga- n’y a aucune différence entre les morts des deux
bond. On le reconnaît grâce à son sac et à ses armées, et que les vainqueurs et les vaincus
vêtements usés. Par ailleurs, l’œuvre, située meurent indistinctement. On ne sait même pas
dans la rue, est vouée à l’altération et à sa pro- qui est le « roi » qui les « raille » : Napoléon III
gressive destruction. Le regard d’Arthur Rim- comme Guillaume de Prusse semblent insen-
baud semble tourné vers un ailleurs inacces- sibles à ces morts. Comme les soldats morts, on
sible. Pauvreté, poésie et liberté, cette œuvre ne peut les distinguer : ils sont responsables à
rappelle la vie de bohème du poète. parts égales de la guerre. Enfin, cette guerre ap-
paraît comme une profanation qui va à l’encore
7 Dans un musée, l’œuvre serait réservée à de la « Nature » qui fit ces hommes « sainte-
quelques privilégiés, alors que le poète évoque ment » : elle ne tue pas seulement les hommes,
sa pauvreté dans ses poèmes. Affichée dans la elle défait l’ordre voulu par la nature.
rue, tous peuvent la voir, même les vagabonds
et ceux qui mènent une vie de bohème. Par ail- 3 Il s’agit d’une antithèse : « cent milliers
leurs, dans la rue, l’œuvre sera peu à peu altérée. d’hommes », s’oppose à « tas fumant ». Elle
Cette dimension éphémère la rend plus humaine montre la violence de la guerre qui parvient à
et touchante. L’artiste retrouve l’ambition de réduire à un simple « tas » un nombre immense
Rimbaud de « changer la vie ». de combattants.

4 Dieu semble d’abord d’une grande insou-


2. Arthur Rimbaud ciance : il « rit » alors que des mères angoissées
viennent prier pour leurs fils partis à la guerre
Le Mal (1870)
puis il « s’endort ». Alors qu’on lui adresse des
bénédictions, les « hosannah », il se désinté-
LANGUE, p. 53 resse du sort des soldats. Le poème oppose éga-
En poésie, il faut faire une courte pause à la fin lement sa richesse, que montrent les « nappes
du vers. Dès lors, le rejet met en valeur le damassées », « l’encens », les « grands calices
groupe prépositionnel « dans l’angoisse ». Il d’or », à la pauvreté des mères, n’ayant qu’un
rend plus intense et terrible la terreur des mères « gros sou », et se coiffant d’un fruste « bonnet
pensant à leurs fils partis à la guerre. noir ». Il se montre à la fois ridicule et cruel.
COMPARER, p. 53 VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, p. 53
1 Les élèves répondront de manière personnelle Dans les quatrains, une première figure du Mal
à cette question. Ils pourront évoquer la vio- est représentée, il s’agit du roi qui, avec cy-
lence inouïe de la satire que Rimbaud fait des nisme, décide d’une guerre violente et absurde
rois et de Dieu (cf. questions 2 à 4). Ils pourront (voir questions 2 et 3). Les tercets proposent
également évoquer des éléments précis du ta- une autre figure du Mal, « Dieu », à la fois gro-
bleau d’Émile Betsellère : l’étrange position du tesque, cruel et cynique (voir question 4.)
soldat, qui évoque à la fois l’agonie, l’abandon
et la lutte ; son visage innocent ; la tache rouge
de son sang, qui contraste avec la blancheur de
la neige ; le paysage dévasté, les armes, l’instru-
ment de musique au premier plan et le matériel
33
3. Arthur Rimbaud « Or moi, bateau perdu sous les cheveux des
anses,
Le Bateau ivre (1871)
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des
VERS LE COMMENTAIRE, p. 54 Hanses
« Le Bateau ivre » est une représentation du N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau »
poète. Sa carrière poétique commence par une
grande violence : les « haleurs » sont « cloués « L’ouragan » évoqué par le poète ressemble à
nus aux poteaux de couleurs » par des « Peaux- la « tempête du peintre ». Les deux bateaux
Rouges criards ». Ces métaphores évoquent semblent également « perdus », « ivre[s]
peut-être les traditions poétiques auxquelles re- d’eau » et « jetés ». L’absence même « d’oi-
nonce le poète avant de se baigner dans « le seau » rapproche les deux œuvres. Tous deux
Poème de la mer ». Mais cette violence n’est pas manifestent également la violence de la tempête
seulement négative. Elle permet la libération du et la fragilité inouïe du bateau.
poète : il est « insoucieux » des « équipages » et
il peut « descendre » où il le désire. La poésie LANGUE, p. 55
qu’il propose est à la fois intense, violente et J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vache-
exaltante : il connaît les « clapotements furieux ries
des marées » et ces « tohu-bohus » sont « triom- Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
phants ». L’antithèse entre « tempête » et [Sans songer que les pieds lumineux des Ma-
« béni » insiste sur cette dimension à la fois vio- ries
lente et libératrice de sa poésie, de même que Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !]
l’image « Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé
sur les flots ». Enfin, comme le bateau, le poème Le quatrain est formé d’une unique phrase.
connaît une purification : il est lavé des « taches Nous soulignons la proposition principale et en-
de vins bleus » et des « vomissures », débar- cadrons la proposition subordonnée conjonctive
rassé du « gouvernail » et du « grappin », autant à valeur circonstancielle.
d’images évoquant peut-être les vieilles et inu-
tiles traditions poétiques dont il se libère. LIRE, p. 56
1 Les vers 1 à 20 évoquent le départ du bateau
REGARDER, p. 55 et sa libération.
1 Le tableau présente essentiellement des Les vers 21 à 80 évoquent l’euphorie qu’il
nuances de noirs, de gris et de blancs. On peut éprouve en retrouvant la mer.
également apercevoir des zones brunes et plus Les vers 80 à 100 évoquent ses doutes, ses re-
chaudes, ainsi que des traces de jaune. Les con- grets et son amertume.
trastes sont violemment marqués. Le dessin est
peu précis : on devine à peine le bateau noir et 2 Dans ce poème, Rimbaud énumère les images
sa voile blanche. La touche est très visible, no- d’une beauté et d’une nouveauté inouïe. Nous
tamment pour les vagues et le vent ; les coups pouvons relever notamment : « L’Aube exaltée
de pinceaux sont nombreux et semblent em- ainsi qu’un peuple de colombes » ; « le soleil
preints d’une grande violence. En ce qui con- bas, taché d’horreurs mystiques » ; « J’ai rêvé la
cerne la composition, le bateau est au centre, nuit verte aux neiges éblouies » ; « Et l’éveil
tout juste visible : il semble menacé par les jaune et bleu des phosphores chanteurs ! » ;
vents et les vagues qui forment un tourbillon « d’incroyables Florides » ; « Des arcs-en-ciel
dont il serait le centre. Par ailleurs, la ligne tendus comme des brides » ; « Glaciers, soleils
d’horizon n’est pas droite, et semble pencher d’argent, flots nacreux, cieux de braises ! » ;
vers la droite. Tous ces éléments manifestent « ces poissons d’or, ces poissons chantants. »
avec une grande intensité la violence de la tem- La répétition d’expressions telles que « j’ai
pête. vu », « j’ai rêvé », « j’ai touché » fait de ce
voyage une expérience de voyance (voir page
2 Les élèves pourront faire coïncider ce tableau suivante). La poésie, ainsi libérée, manifeste
avec de nombreux quatrains. Il peut notamment une grande intensité visuelle.
faire penser aux vers 69 à 72 : Le bateau ressent d’abord une grande liberté. Il
est nettoyé de ses « taches de vins bleus et des

34
vomissures » et débarrassé de son « gouver- même où il trace ces lettres, il est attentif à ce
nail » et de son grappin ». Le contact avec la qu’il écrit et à la théorie qu’il formule.
mer suscite son euphorie, dont témoignent de
nombreux termes comme « délires », « exal- 2 Rimbaud dénonce avec virulence « les vieux
tée », « hystériques », « incroyables », etc. Son imbéciles » qui sont avant toute chose des
périple n’est toutefois pas sans violence et sans « fonctionnaires » de la poésie. D’abord, ils ont
tristesse : il se présente comme un « martyr » et une « signification fausse » du « Moi », qu’ils
évoque son « sanglot » et ses « pleur[s] ». Il assimilent à la personne du poète. Par ailleurs,
« regrette » finalement l’Europe dont il a quitté leurs « musique et rimes » ne sont que des
les rives. Le poème s’achève sur des vers « jeux », indépendamment de toute « Action ».
sombres et amers, évoquant « l’orgueil des dra- Ces poètes ne lui semblent pas « éveillés »
peaux et des flammes » et les « les yeux hor- parce qu’ils refusent de « travaill[er] » c’est-à-
ribles des pontons. » dire de s’étudier et de se « cultiver » eux-
mêmes. La poésie n’est pas une simple distrac-
3 Cette expression livre la clé du poème : il tion, mais un travail intense et douloureux sur
s’agit d’une longue métaphore filée. Le bateau soi : « Le Poète se fait voyant par un long, im-
représente le poète, et la mer la poésie nouvelle mense et raisonné dérèglement de tous les
qu’il tente d’inventer. Les visions fabuleuses du sens », par la connaissance de « Toutes les
bateau (cf. question 2) sont autant de manifesta- formes d’amour, de souffrance, de folie ».
tions de la voyance, théorisée dans la célèbre
« lettre du voyant » (cf. texte suivant). 3 Rimbaud évoque les « comprachicos » de
Victor Hugo pour montrer que la monstruosité
4 Le vers « Et j’ai vu quelquefois ce que n’est pas une donnée de la nature, mais qu’elle
l’homme a cru voir ! » présente deux fois le peut être recherchée, créée et cultivée par
verbe voir, mais la deuxième occurrence est mo- l’homme. On peut, en poésie « s’implant[er] des
dalisée. Dans ce vers, le poète montre sa supé- verrues sur le visage ». Par ailleurs, un être
riorité par rapport à l’homme ordinaire. Ce der- ayant connu toutes ces expériences devient
nier n’est pas certain de sa vision, alors que le monstrueux, différent, à la fois étrange et puis-
poète a vu avec netteté et certitude. Le poète do- sant aux yeux des autres hommes.
mine et maîtrise ses visions.
4 « Le Poète se fait voyant par un long, im-
VERS L’ENTRETIEN, p. 56 mense et raisonné dérèglement de tous les sens.
Les élèves devront proposer une réponse per- Toutes les formes d’amour, de souffrance, de
sonnelle, qui s’appuiera sur des éléments précis folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous
du poème. les poisons, pour n’en garder que les quintes-
sences. »
Le poète se fait voyant en multipliant les expé-
4. Arthur Rimbaud riences intenses : elles proposent à la fois le
« dérèglement de tous les sens » et celui de la
Lettre à Paul Demeny (1871)
raison, jusqu’à la « folie ». Elles sont à la fois
euphoriques et sources de « souffrance »,
LANGUE, p. 57 d’« épuise[ment] », elles proposent à la fois des
La lettre dite « du voyant » est un programme « poisons » et des « quintessences », les subs-
poétique. Rimbaud présente moins les poèmes tances les plus pures.
qu’il a écrits que ceux qu’il appelle de ses vœux.
Dès lors les « horribles travailleurs » ne peuvent 5 Cette formule très célèbre a été interprétée de
qu’être évoqués au futur. Les « horizons » où ils nombreuses manières : le « Je » des poèmes ne
« commenceront » ne sont pas encore visibles. correspond pas à la personne réelle du poète ; la
voyance et l’étude de soi lui font découvrir des
LIRE, p. 57 réalités, des sensations et des vérités « autres »
1 On peut entendre cette expression en deux en lui-même ; surtout, le « long, immense et rai-
sens : d’abord, Rimbaud évoque sa conception sonné dérèglement de tous les sens » du fait de
de la poésie, consciente d’elle-même, toujours son intensité, rend instable ce « je » qui ne peut
attentive à la « l’éclosion », à la naissance d’une se stabiliser et reste toujours « autre ».
nouvelle « pensée ». Par ailleurs, l’expression
se désigne elle-même : Rimbaud, au moment
35
COMPARER, p. 57 nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’en-
6 De nombreux points communs peuvent être fance, opéras vieux, refrains niais, rythmes
relevés : d’abord, dans ce poème « Je est un naïfs. » Les inspirations sont variées, qui relè-
autre » puisque le poète se représente sous la vent des arts plastiques, de la littérature ou de la
forme d’un bateau. Il propose également une musique. Toutefois, ces éléments présentent de
poésie radicale, inouïe, très différente de ce que nombreux points communs : ils sont dévalorisés
proposent les « vieux imbéciles » et les « fonc- (« idiotes », « démodée », « sans ortho-
tionnaires » de la poésie, et multiplie les images graphe », « niais », « naïf ») ; il s’agit souvent
fabuleuses (cf. question 2 de la page précé- d’arts mineurs (« dessus de portes », « décors »,
dente). « enseignes », « petits livres de l’enfance ») ; ils
Surtout, ce poème se représente à la fois comme sont souvent liés au passé (« aïeules »,
une « étude » et comme « un long, immense et « vieux ») ; ils peuvent être difficilement com-
raisonné dérèglement de tous les sens » : le ba- pris (« latin d’église », « sans orthographe »).
teau se libère, éprouve des sentiments et des Toutefois, « érotiques », liées aux « fées », ou
sensations très divers, toujours intenses, à la fois simplement anciennes, toutes ces œuvres per-
terribles et euphoriques. mettent l’essor de l’imagination.
Par ce mélange de « poisons » et de « quintes-
sence », par son caractère « monstrueu[x] », no- 3 Il s’agit d’un oxymore. On peut également re-
vateur, « inconnu » et « autre », le « Bateau lever « J’écrivais des silences, des nuits » et « Je
ivre » relève de la voyance et parvient à expri- fixais des vertiges. » Toutes ces expressions
mer « l’ineffable ». évoquent des actions impossibles ou contradic-
toires. Elles montrent à la fois la « folie » du
poète et la toute-puissance qu’il accorde à sa
5. Arthur Rimbaud poésie.
Une saison en enfer (1873),
4 Les alchimistes, au Moyen Âge, étaient des
« Alchimie du verbe » savants que l’on a pu assimiler à des sorciers.
Certaines de leurs expériences pourraient nous
LIRE, p. 58 sembler scientifiques. D’autres, au contraire,
1 Ce texte présente de nombreux comporte- nous sembleraient ésotériques, mystiques ou
ments que l’on peut trouver étranges ou para- délirantes. Certains prétendaient changer le
doxaux : le poète prétend « posséder tous les plomb en or. Or, Rimbaud propose quelque
paysages possibles » ; il considère « dérisoires chose d’analogue : en s’inspirant d’œuvres an-
les célébrités de la peinture et de la poésie mo- ciennes, démodées et dépourvues de valeur, il
derne » ; il trouve son inspiration dans des invente des poèmes fabuleux, inouïs, débarras-
œuvres souvent méprisées : « peintures idiotes, sés des vieilles contraintes et insensibles aux
dessus de portes, décors, toiles de saltim- contradictions (cf. question 3).
banques, etc. (cf. question 2) ; il s’intéresse à
des événements passés obscurs ou terribles, REGARDER, p. 58
« croisades, voyages de découvertes dont on n’a 5 On pourra laisser les élèves formuler quelques
pas de relations, républiques sans histoires, hypothèses, mais il s’agit d’un tableau abstrait
guerres de religion étouffées, révolutions de qui ne représente pas d’objet du monde réel. Il
mœurs, déplacements de races et de conti- s’appelle « la forme du vermillon ». Le peintre
nents » ; il multiplie les visions fabuleuses, les désire développer et représenter tout ce que sus-
« enchantements » et donne des « couleurs » cite en lui cette couleur.
aux « voyelles » ; il multiplie les déclarations
impossibles : « J’écrivais des silences, des 6 Elle peut surprendre ou déconcerter le specta-
nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des ver- teur, parce qu’elle est abstraite et ne représente
tiges. » aucun objet connu. Les couleurs vives, les con-
trastes marqués et les cercles concentriques sont
2 Il trouve son inspiration dans les « peintures également fascinants et envoûtants.
idiotes, dessus de portes, décors, toiles de sal-
timbanques, enseignes, enluminures popu- 7 De nombreux éléments du poème trouvent un
laires ; la littérature démodée, latin d’église, écho dans la peinture : d’abord, la couleur
livres érotiques sans orthographe, romans de

36
« rouge » et l’impression de « vertige ». Par ail- éveille et transforme le monde, ce qui le rend
leurs, le tableau apparaît comme un « enchante- euphorique.
ment » par sa beauté et son mystère. Surtout, le
peintre comme le poète ont un projet délirant et 3 La chute, « Au réveil, il était midi. », nous
paradoxal : le premier représente la « forme » montre que le poème est un récit de rêve. Les
d’une couleur ; le seconde multiplie les oxy- merveilleuses évocations n’étaient pas réelles.
mores : Ce « J’écrivais des silences, des nuits,
je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. » 4 De nombreux éléments, précédemment rele-
vés, peuvent faire de ce texte un poème ; le tra-
vail sur le rythme et les sonorités du poème, le
6. Arthur Rimbaud grand nombre de figures de style et notamment
d’images ; le rôle de l’imagination et du rêve ;
Illuminations (1872-1875), « Aube »
la vision singulière et merveilleuse qu’il pro-
pose du monde. Surtout, la « déesse » reconnue,
LANGUE, p. 59 pourchassée et embrassée est peut-être la poé-
Le verbe « écheveler » est formé à partir du mot sie.
« cheveu ». Il signifie « mettre en désordre les
cheveux ». La chute d’eau s’échevelle, c’est-à- REGARDER, p. 59
dire qu’elle tombe et se disperse parmi les sa- 5 Le soleil est au centre du tableau. Ses rayons
pins. parcourent toute la toile et inondent de lumière
le paysage, ciel, eau, herbe et rochers. Le soleil
LIRE, p. 59 est blanc ourlé de jaune, mais ses rayons présen-
1 Le poème commence par une contemplation : tent de nombreuses autres couleurs : rouge,
« J’ai embrassé l’aube d’été. » Le poète orange, bleu, vert, violet. Ce tableau met en va-
« march[e] », parcourt les sentiers. Il observe leur la toute-puissance et la dimension béné-
les beautés de la nature et rencontre une fique du soleil. Il semble imposer à tous l’inten-
« déesse ». Il emprunte une « allée », parcourt sité et la beauté de ses rayons.
« la plaine », découvre une « grand’ville », une
« route » et embrasse la « déesse ». Le poème 6 Les deux œuvres présentent un certain nombre
s’achève par la phrase « Au réveil, il était de points communs : le soleil vibrant et puissant
midi. » le trajet était donc un rêve. de Munch est sans doute un soleil « d’été ».
Comme le poète, il semble « réveill[er] » la na-
2 Le poète est en communion avec le monde. ture et le monde. Les couleurs intenses du
D’abord, il multiplie les personnifications : le poème, celles des « pierreries », du « wasser-
monde devient un être avec lequel il peut agir : fall », de la « cime argentée », des « quais de
« Je ris au wasserfall » ; « L’aube et l’enfant marbre » trouvent un écho dans la peinture. Sur-
tombèrent ». Il en vient à sensualiser et érotiser tout, le soleil montre un monde heureux, uni,
ce monde : « J’ai embrassé l’aube d’été. » ; avec lequel le peintre aussi bien que le poète
« réveillant les haleines vives et tièdes » ; « j’ai peuvent entrer en communion.
senti un peu son immense corps ». Ce qui était
« mort[e] » ou qui ne « bougeait » pas s’éveille ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 59
à son contact. La majorité des sensations évo- Les élèves proposeront une réponse personnelle
quées sont heureuses, magnifiques ou liées à la à cette question. Pour ce faire, ils s’appuieront
richesse : « frais et blêmes éclats » ; « cime ar- sur des références précises aux poèmes des Illu-
gentée » ; « quais de marbres » ; « pierreries ». minations.
Surtout, le poète découvre dans la nature une
déesse qu’il finit par prendre dans ses bras. Il

37
PARCOURS 6 rendent compte que leur action et leur influence
dans le monde est limitée, voire nulle. Ils sont
Les poètes maudits, p. 60-67 « maudits » au sens où l’on dit du mal d’eux, ils
sont mal vus par le reste de la société, considé-
Histoire littéraire rés comme des parasites.
La poésie symboliste (1870-1900)

COMPARER, p. 61 1. Gérard de Nerval


1 Verlaine, dès le premier vers de son « Art poé- Les Chimères (1854), « El Desdichado »
tique », préconise de privilégier l’aspect musi-
cal du poème. L’ensemble du texte précise et LANGUE, p. 62
illustre ce vers initial. Le premier quatrain in- Les deux phrases interrogatives du vers 9 pro-
siste sur le choix d’un mètre impair ; le second posent à chaque fois une alternative : « suis-
invite à préférer des mots imprécis et vagues, je A ou B ? ». Or, ici le « A ou B » se double
voire légèrement maladroits, ce que la troisième d’un « C ou D ». Exprimant les hésitations et le
strophe illustre avec l’anaphore « C’est », for- doute du sujet lyrique, ces deux questions plon-
mule à la fois orale, générale, floue ; le qua- gent le lecteur dans le même état, ne pouvant lui
trième quatrain insiste sur l’importance de la non plus déterminer lequel des membres de ces
nuance, notion davantage musicale et opposée à deux alternatives est valable.
la couleur, notion picturale ; le cinquième qua-
train met en garde contre le recours à la satire et LIRE, p. 62
d’une certaine manière au rire moqueur et cri- 1 La question renvoie au cœur du poème : qui
tique, de telle sorte que le poème ne doit pas est le « je », le sujet lyrique du texte ? On re-
porter de message précis et engagé ; enfin, la trouvera de nombreuses pistes mais il est diffi-
sixième strophe s’oppose aux prouesses tech- cile d’y réponde avec certitude.
niques, à la rime riche, qui retient l’attention du Le titre signale peut-être que le sonnet qui suit
poète au détriment de l’esprit du texte. est le discours du personnage surnommé « El
Desdichado » : or, si le mot signifie « malheu-
2 Verlaine semble critiquer ici les poètes, tels reux » en espagnol, Nerval l’emploi en faisant
les Parnassiens peut-être (dont il a pourtant été référence à Ivanhoé de Walter Scott, roman
proche à la fin des années 1860), qui cherchent dans lequel le héros se fait un moment passer
à livrer une œuvre parfaite, ciselée, précise et pour « El Desdichado » et le romancier précise
faisant montre de prouesses techniques. que ce nom signifie « le déshérité », c’est avec
ce sens que Nerval choisit d’intituler son texte
3 Avant tout, Orphée, premier poète selon les ainsi. Or, le drame du déshérité est justement de
mythes grecs, était accompagné d’une lyre re- n’avoir pas de nom, d’avoir perdu l’identité, le
présentée ici comme un écrin au sein duquel le nom de ses ancêtres. On ne peut donc l’identi-
poète repose. Comme Verlaine, le mythe insiste fier.
sur les origines musicales de la poésie. Le vers 1 accumule trois adjectifs précédé d’un
Le tableau apparaît au spectateur tel un mystère article défini qui leur donne valeur de nom : or,
et tout l’art du peintre est d’avoir laissé le flou, il y en a trois, donc trois identités possibles,
le vague et l’indécision, tant dans la réalisation certes suggérant une personnalité malheureuse
picturale (limites floues entre la tête d’Orphée mais il s’agit de trois noms différents. Il est tou-
et l’arrière-plan) que dans le sens à donner à son jours difficile d’identifier le locuteur du texte.
œuvre. Le vers 2 peut renvoyer à deux personnalités
différentes : Nerval se disait descendant d’un
4 « la malédiction n’est pas un cliché […] mais châtelain du Périgord. Ce prince peut donc ren-
une vérité active » signifie que le sort malheu- voyer à cet ancêtre imaginaire. Mais il peut
reux qui touche les poètes à la fin du XIXe siècle aussi faire référence à un prince d’Aquitaine
n’est pas lié à un récit, une légende, une attitude prisonnier dans une tour, Richard Cœur de Lion.
adoptée par les auteurs, une pose leur permet- Le troisième vers, mentionnant le luth, signale
tant d’offrir l’image d’individus réprouvés, que le « je » du poème est un poète.
d’exclus, de rebelles ou de marginaux. Il ne Le vers 9 ensuite multiplie les identités pos-
s’agit pas d’un thème, d’une imagerie, mais de sibles : Amour ou Phébus, Lusignan ou Biron.
leur réalité : les écrivains de cette génération se Derrière ces noms, on retrouve des personnages
38
amoureux, heureux, solaires (Phébus ou Biron) La progression que l’on peut repérer est celle
ou malheureux, ténébreux (Amour, qui ne peut d’une actualisation du sujet : on commence par
voir Psyché ; Lusignan qui ne peut voir Mélu- une présentation ontologique, essentielle pour
sine). Ici encore, au-delà de cette dualité, on aboutir à ce que ce sujet a réalisé, ce que ce
peut encore ajouter un degré d’incertitude poète a fait.
puisque « Biron » pourrait aussi être une réfé-
rence au poète anglais Byron parfois orthogra- 4 Les deux quatrains posent une contradiction
phié ainsi par Nerval. que les deux tercets essaient de résoudre.
Le vers 12 semble renvoyer au mythe d’Orphée
qui est allé aux Enfers et en est ressorti, traver- 5 Les oppositions présentes dans ce texte sont :
sant par là même deux fois le fleuve Achéron. l’amour positif et solaire / l’amour douloureux,
Une fois ces pistes évoquées, rien ne permet de sombre ; la lumière et les ténèbres (cf. les
déterminer qui est le « je » du texte poétique. champs lexicaux) ; le monde médiéval chrétien
S’agit-il de la voix d’un de ces personnages my- (« prince d’Aquitaine », v. 2 ; « la rose », v. 8 ;
thiques ou historiques ? D’un caractère traver- « Lusignan ou Biron », v. 9 ; « la sainte »,
sant les âges et les cultures pour se réincarner v. 14) et l’Antiquité païenne (« Italie », v. 6 ;
dans ces différents avatars ? Ou bien du poète, « le pampre », v. 8 ; « Amour ou Phébus »,
endossant tant bien que mal ces différents v. 9 ; « la syrène », v. 11).
rôles ? La poésie (« lyre d’Orphée », v. 13) est ce qui
permet de réunir, d’allier ces contraires ou ces
2 Il est possible qu’il s’adresse à une femme éléments d’origines opposées… c’est cet art qui
qu’il a aimée, quelqu’un qui l’a consolé et qui crée donc la chimère, titre du recueil de Nerval.
n’est plus là… mais à qui il peut tout de même
demander de le consoler à nouveau (« rendre le
Pausilippe » peut signifier « consoler à nou- Gustave Moreau
veau » puisque « Pausilippe » signifie, étymo-
La Chimère (1884)
logiquement « (lieu) où finissent les cha-
grins »).
Ce personnage, aussi insaisissable que le sujet REGARDER, p. 62
6 Ce tableau peut susciter des impressions de
lyrique, est peut-être un fantôme, ou encore la
rêve, d’être plongé dans un univers onirique et
mère de l’auteur, morte alors que Nerval avait
éventuellement trouble ou sauvage considérant
deux ans. On retrouve en tout cas ici cette han-
l’arrière-plan. On peut autant l’aimer pour ces
tise des « déesses absentes » omniprésente dans
caractéristiques que ne pas l’apprécier. Il peut
l’œuvre du poète.
aussi provoquer l’incompréhension du specta-
teur ou sa curiosité, il importe ici que les élèves
3 Dans le premier quatrain, le sujet lyrique es-
justifient leurs propos, quels qu’ils soient.
saie de se présenter comme un être fondamenta-
lement, essentiellement (cf. emploi du présent
7 Les deux personnages présents ici pourraient
de vérité générale) inconsolé ayant perdu un
être Lusignan et Mélusine à ceci près que le per-
être cher ; le deuxième quatrain évoque un pay-
sonnage masculin semble être la chimère ici. Il
sage napolitain, solaire, heureux, source de con-
pourrait aussi s’agir de la « syrène » (v. 11).
solation et il entre dès lors en contradiction avec
la première strophe puisque celui qui semblait
être un inconsolé absolu revient sur son passé
lors duquel il a connu le bonheur. 2. Comte de Lautréamont
Le premier tercet affirme cette contradiction en Les Chants de Maldoror (1869)
questionnant à deux reprises l’identité du sujet
lyrique, alternant entre amoureux solaire (Phé- LIRE, p. 63
bus, Biron) et amoureux ténébreux (Lusignan, 1 Le texte n’étant ni versifié, ni disposé en
Amour). Ensuite le passé du sujet lyrique est à strophes ou paragraphes, les thèmes abordés
nouveau évoqué, rappelant le souvenir d’un bai- étant assez rares en poésie, il est fort possible
ser et un séjour dans une grotte. que l’impression d’un lecteur, après une pre-
Enfin, le dernier tercet narre ce qu’a fait le locu- mière lecture, soit de ne pas trouver ce texte
teur, ce qu’il a réalisé. poétique. Néanmoins, de nombreuses images

39
frappent l’imagination et le texte fait nécessai- est le premier mot de cet extrait et la première
rement réagir celui qui le lit avec attention, le personne du singulier est omniprésente dans les
touche autant qu’un texte poétique. Enfin, par lignes qui vont suivre. On peut aussi repérer, dès
élimination, n’appartenant pas au genre narratif, les premières phrases, que l’objectif de ce pas-
théâtral ou argumentatif, on pourrait aussi, par sage consiste à cerner la personnalité trouble de
défaut, ranger ce texte dans la catégorie des Maldoror qui se livre à un autoportrait moral et
textes poétiques. psychologique.
Il annonce ce qu’il ressent et essaie de réfléchir
2 Le texte peut susciter de la surprise, du dé- sur sa nature profonde. Les points de suspension
goût, de l’amusement éventuellement. Il im- semblent indiquer cette volonté de trouver les
porte ici d’amener les élèves à développer leurs mots justes pour parler de soi mais aussi les
impressions, à leur faire trouver des méthodes doutes et hésitations rencontrés pour y parvenir.
pour préciser et verbaliser ces impressions au Il remet rapidement en question ce que l’on dit
sens où ils peuvent ne pas être sûrs d’eux. de lui pour se réapproprier son identité, ne vou-
lant pas se dire « fils de l’homme et de la
3 On retrouve dans ce texte sept comparaisons : femme » (l. 2). La formule « que m’importe »
« Moi, comme les chiens » (l. 1), « les os en (l. 4) balaie ces jugements ou déclarations exté-
saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes de rieures à lui-même et c’est à travers ses mots,
quelque grand poisson, ou aux rochers… » (l. 9 son art du texte et donc sa poésie de Maldoror
à l. 11), « isolé comme une pierre au milieu du est amené à se dire : « fils de la femelle du re-
chemin » (l. 14-15), « un morceau de velours, quin » (l. 5). Les mots qu’il dit, ou qu’il trace,
noir comme la suie » (l. 16), « un désespoir qui permettent au poète ou à son personnage de se
m’enivre comme le vin » (l. 22), « comme un réapproprier son identité.
condamné… » (l. 25-26), « comme un marteau À la suite de ces premières phrases, les images
frappant l’enclume » (l. 37). vont se succéder pour donner à voir, de manière
Dans la plupart de ces comparaisons, le com- à la fois troublante et étonnante, qui est le locu-
paré est Maldoror lui-même et les comparants teur : isolé, fasciné par le mal (plus pour mar-
sont soit des animaux, soit des minéraux, soit, quer sa différence que le plaisir de faire souffrir)
quand il s’approche des hommes, un condamné, et la douleur. L’isotopie de la vision (« regar-
soit un exclu de la société. dez » (l. 7), « vu » (l. 8)) marque davantage le
Ces comparaisons insistent sur la séparation qui texte de sa dimension visuelle. Les comparai-
existe entre Maldoror et le reste de l’humanité, sons vont ensuite favoriser cette recréation de
frappé d’anathème, il semble ne pouvoir re- soi par l’image littéraire.
joindre le commun des mortels et doit rester La personnalité troublante du personnage s’af-
isolé. firme au fur et à mesure d’images qui le placent
Ces images renforcent aussi le pouvoir évoca- du côté de la nature, des animaux, du non-hu-
teur du texte : elles lui donnent plus de violence, main. Elles vont à la fois l’éloigner de la société
de sauvagerie, de souffrance. humaine et lui conférer une dimension cos-
mique qui le rattache aux héros épiques des ré-
4 Maldoror est une sorte de héros épique : éloi- cits mythologiques, de par sa nature protéi-
gné du reste de l’humanité, en rapport conflic- forme.
tuel avec un « Être suprême » cruel qui l’a puni, À ces images, s’adjoint de la ligne 12 à la
luttant contre des éléments plus forts que lui, cet ligne 18 une haine de soi redoublée par une
avatar du poète qu’est Isidore Ducasse est une haine d’un dieu accusateur : quasiment exclu à
des dernières réincarnations du héros des épo- ses propres yeux au sens où il se cache pour ne
pées, à ceci près que la distance entre lui et les pas se voir lui-même (l. 16 à l. 18) et adopte un
autres hommes semble irrémédiable, qu’il n’est comportement qui rappelle celui de l’Héauton-
le héros d’aucune communauté. timorouménos baudelairien.
Le texte permet de compléter la définition du L’anaphore « Pourtant » (l. 23 à l. 25) introduit
poète maudit, exclu, moqué, abandonné et une nuance dans ce discours : elles annoncent
ignoré. un possible retour vers l’Humain, mais c’est
pour endosser alors le rôle d’un condamné, d’un
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, p. 63 exclu attendant la mort sur l’échafaud.
La personnalité de Maldoror est au cœur du À partir de la ligne 30, les visions, qui étaient si
texte et ce, dès le tout début ; en effet, « moi » claires pour donner une image à cet être étranger

40
à nos habitudes, deviennent brouillées et ce su- remplaceront la malédiction qu’il a connue de
jet lyrique dit ne plus rien voir (l. 33-34). L’hal- son vivant (la discordance, le rejet, une poésie
lucination prend alors le relai et devient une grotesque et ironique).
condamnation passant par le bruit, les sons sur
lesquels porte la dernière question, énigmatique 3 Le portrait que le poète livre de lui-même est
et laissant en suspend la présentation de cette celui d’un individu en transition : l’emploi du
personnalité trouble. futur simple souligne cet avenir qui s’offre à lui
et qui diffère de ce qu’il a connu de son vivant.
On peut récapituler cette lecture en notant que L’image que l’on a du poète est donc double.
ce passage des Chants de Maldoror cherche à Vivant, son existence a été marquée par la pau-
donner le portrait moral et psychologique à la vreté car il n’avait pas son propre lit (v. 1),
première personne de ce personnage hors n’avait pas de quoi manger (v. 2) ; il était aussi
norme. Se refusant à être déterminé par ce qui rejeté, tant socialement (deuxième quatrain)
est extérieur à lui, par sa supposée humanité, il qu’affectivement (v. 9-10). Son avenir sera plus
remet tout en question et se réapproprie son glorieux mais son corps continue de subir la ma-
identité en faisant naître des images lui confé- lédiction pesant sur l’écrivain (dernier tercet).
rant une dimension cosmique hors de l’humain. L’image du poète que ce sonnet délivre est celle
Néanmoins, ce discours, dénotant une certaine d’un être exclu, marginalisé. Il a pris cela avec
fierté, ne cache pas l’une des principales carac- humour et sait que sa mort lui fera connaître un
téristiques de cet être dérangeant : il est aussi sort meilleur. Le poète ne trouve pas sa place
une victime, un exclu… le Comte de Lautréa- parmi ses contemporains et n’est reconnu pour
mont annonce en images la malédiction dont se- son talent qu’après sa disparition. C’est l’une
ront tout à fait conscients les poètes des années des manières de comprendre ce « Sonnet pos-
1880. thume » de Corbière.

4 La deuxième personne du singulier permet


3. Tristan Corbière l’adresse au poète dans ce texte. Elle sépare
aussi le poète « tu » des autres pronoms « on »
Les Amours jaunes (1873),
et « nous », souligne sa singularité mais aussi
« Sonnet posthume » son isolement. Il ne fait pas partie du groupe, de
la communauté mais en est tenu à l’écart, même
LIRE, p. 64 grammaticalement. La deuxième personne du
1 La lecture du sonnet de Corbière peut être ren- singulier est aussi une façon de le pointer du
due difficile par la syntaxe troublée, hachée. La doigt. On pourrait aussi envisager que le recours
ponctuation impose un rythme qui ne permet à cette personne est une manière pour le poète
pas de saisir l’ampleur de l’alexandrin. Ainsi et de s’adresser à lui-même ; c’est le dédouble-
par exemple, le vers 1 marque une pause après ment de l’auteur, qui a une existence sociale et
la première syllabe puisque « Dors » est suivi de de l’homme de lettres, qui existe dans ses mots
deux points. On a alors 1 + 11 syllabes. On re- seulement.
trouve aussi des apostrophes dont le sens n’est
pas évident : on ne sait pas ce qu’elles signifient RÉCITER, p. 64
ni à qui elles sont adressées. Enfin, le mélange 5 On peut inviter les élèves à être audacieux et
des registres – vocabulaire soutenu mais syn- à essayer de rendre l’originalité de ce poème en
taxe plutôt familière – rend l’ensemble difficile forçant leur lecture ou en adoptant un ton iro-
à lire également. nique, détaché.
2 « Sonnet posthume » peut signifier « poème COMPARER, p. 64
découvert après la mort du poète », mais on peut 6 La mort paraît plus belle et noble dans le ta-
aussi comprendre le groupe nominal de ma- bleau de Schwabe. Ses traits sont fins, son atti-
nières différentes : « poème offert à la mémoire tude est gracieuse et empreinte de douceur, alors
d’un disparu », « poème écrit par le poète à l’oc- que la mort chez Corbière semble surtout ri-
casion de sa propre mort »… sible, grotesque et douloureuse.
Dans cette section des Amours jaunes, Corbière Cependant, le spectateur peut aussi avoir l’im-
cherche à montrer qu’après la mort, le poète re- pression que la mort ennoblit l’humble fos-
trouve ce dont il manqué durant sa vie de mi- soyeur et dès lors, elle a ce point commun avec
sère : l’harmonie, l’amour, la poésie véritable
41
la mort du « Sonnet posthume » : elle transfi- 4 Le poète ne semble pas sûr de triompher de
gure les individus qu’elle touche. ces tentations : les nombreuses phrases interro-
gatives des deux tercets expriment son incerti-
VERS LE COMMENTAIRE, p. 64 tude et ses peurs. Il s’exhorte à prier mais le ré-
I. La mort du poète mise en scène sultat de cette action reste incertain.
A. Dimension théâtrale de cette scène. Il peut être intéressant de comparer ce poème à
B. Une cérémonie parodiée. « Art poétique » (p. 60) au sens où il s’inscrit
C. Mort du poète, mort de la poésie, perte de sa dans la poétique de Verlaine : c’est une poésie
solennité du doute, de l’incertitude… touchant ici à l’es-
sentiel de l’être. Cette lecture permet de montrer
II. Mort d’un être maudit un autre aspect de cette « fadeur » de Verlaine
A. Socialement rejeté et déconsidéré (Jean-Pierre Richard in Poésie et profondeur)
B. Affectivement ignoré qui peut sembler n’être que subtilité quand il
C. Physiquement atteint (cf. « cassera ton nez » s’agit de convoquer un moment passé mais de-
(v. 12)) vient inquiétude profonde quand elle touche au
devenir spirituel du poète.
III. Transfiguration d’un individu réprouvé
par une poésie de la mort COMPARER, p. 65
A. Visions du futur 5 Chez Verlaine, l’Azur est un idéal atteignable
B. Vers un inconnu prometteur par la rédemption mais menacé par les vicissi-
C. Vers une nouvelle poésie tudes de la vie. Par contre, chez Mallarmé
(p. 67), il s’agit d’une hantise, à la fois objet
d’obsession et chose inaccessible qui paralyse
4. Paul Verlaine le poète.
Sagesse (1880)
6 Van Gogh peint un « faux beau jour » au sens
où, si les couleurs dominantes sont celles de
LANGUE, p. 65 l’été (bleu ciel, jaune des champs de blé), l’en-
Il y a sept verbes conjugués à l’impératif :
semble du paysage est menacé par le vol des
« ferme » et « rentre » (v. 3), « fuis » (v. 4),
corbeaux, noir et annonçant un orage au loin-
« pâlis » et « va » (v. 9), deux fois « va »
tain.
(v. 14). Ils expriment ici un conseil inquiet au
De plus, les longs traits de peinture et les lignes
sens où il concerne le poète lui-même. On pour-
courbes donnant à ce paysage un aspect irréel et
rait y retrouver une valeur d’ordre ou de prière.
troublant rappellent les « longs grêlons de
flamme » du poème de Verlaine.
LIRE, p. 65
1 Le vers 1 met en évidence l’opposition entre
RÉCITER, p. 65
« faux » et « beaux », soit une opposition entre
7 Il s’agit ici d’inciter les élèves à mêler l’an-
des jours agréables, sereins, au temps clair et
goisse spirituelle et la colère envers les tenta-
des jours mouvementés, mensongers, trom-
tions qui assaillent le poète dans leur récitation
peurs.
du texte.
2 Verlaine s’adresse ici à son âme, c’est-à-dire
à lui-même, à une partie de lui concernée par la
rédemption, par le Salut offert au croyant catho- 5. Jules Laforgue
lique. Le poète la met en garde contre des tenta- L’Imitation de Notre-Dame la Lune
tions, il lui indique qu’une menace pèse sur elle. (1886)
3 Cette menace est celle de voir son avenir dé- LANGUE, p. 66
truit par les habitudes de son passé, par des sou- Jules Laforgue mêle les registres familier (pre-
venirs regrettés et haïs au point de vouloir les mier et dernier quatrains par exemple) et sou-
tuer encore. Le poète exprime ici une peur de se tenu (troisième strophe surtout). Cela produit
perdre, peut-être définitivement, d’être inca- une impression d’insolence du poète envers son
pable de lutter. Les visions d’apocalypse du propre art, qui est celui du langage. Essentielle-
deuxième quatrain mettent en évidence la pa-
nique qui s’empare de l’homme.
42
ment art du langage écrit au XIXe siècle, La- d’eux des êtres tragiques, dont le rire fait pleu-
forgue rappelle que le poème peut aussi faire en- rer. Le poète associé leur candeur à une lassi-
tendre l’oralité. tude, un désintérêt pour la vie quotidienne, à la-
Cette pluralité des registres donne également quelle ils n’appartiennent quasiment plus. En-
l’impression de multiplicité des locuteurs, ob- fin, et surtout, là où la comédie italienne présen-
servateurs ou personnages sujets du poème. La- tait un Pierrot dans un spectacle, le poème en
forgue parvient, grâce au mélange des registres, fait une foule, un groupe de personnages errants
à créer une impression de foule. et anonymes.

RECHERCHER, p. 66 4 Laforgue jette un regard mi-amusé, mi-atten-


1 Pierrot est surtout mis en scène dans des pan- dri sur ces personnages. Les images employées
tomimes, spectacles remis au goût du jour par pour les décrire (« un air d’hydrocéphale as-
Jean-Gaspard Deburau à partir des années 1820 perge » (v. 4), « bouche qui va du trou sans
et son fils Charles. Issu de la commedia bonde » (v. 9)) offrent une portrait physique
dell’arte, Pierrot devient à la fin du XIXe siècle singulier qui peut porter à sourire, mais le
une figure incontournable pour l’imaginaire poème suggère également les difficultés et tra-
symbolo-décadent. gédies rencontrées par ces pierrots : ils sont af-
On le retrouve au théâtre (L’Héroïque Impos- famés (sixième strophe), déconsidérés (« indul-
ture d’Henry Céard, La Rédemption de Pierrot gence universelle » (v. 6)) malgré leur noblesse
de Léon Hennique, La Farce de Pierrot de sous-entendue (« scarabée égyptien » (v. 18)).
Charles-Henry Hirsch…), dans les récits (Les L’auteur porte peut-être aussi une regard em-
Frères Zemganno d’Edmond de Goncourt, preint d’admiration pour ces êtres
Coins de Byzance de Jean Lorrain, « La genèse étranges parce qu’ils prennent leur sort avec
de Pierrot » de Jean Doucet…), en poésie philosophie (v. 27 et 28).
(L’Imitation de Notre-Dame la Lune de Jules
Laforgue, plusieurs poèmes de Jean Lorrain, 5 Ce poème pourrait être le portrait de Laforgue
Paul Verlaine, Pierrot Lunaire d’Albert Gi- lui-même et des poètes de sa génération qui,
raud…), mais aussi dans la peinture (« Pierrot et pour la plupart, ont partagé le sort de ces pier-
sa poupée » et « Pierrot s’en va » de Gustav- rots : entre autres emplois, Pierrot a été un des
Adolf Mossa), la gravure (Adolphe Willette, masques des poètes fin-de-siècle, maudits, mis
Eugène Rapp…) ou les affiches (ouate « Ther- au ban de la société.
mogène » par Leonetto Cappiello).
Pour approfondir le sujet, se reporter à l’étude VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, p. 66
de Jean de Palacio Pierrot Fin-de-siècle ou les Après un titre explicite et programmatique qui
métamorphoses d’un masque. donne au lecteur le sujet du texte qu’il va lire –
mais qui pose déjà question au sens où Pierrot
LIRE, p. 66 est normalement singulier, et non pluriel –, la
2 Les qualificatifs qui peuvent se présenter à première strophe introduit une forme de mys-
l’esprit des lecteurs du texte sont « hâves » tère : le présentatif « c’est » impose de manière
(« cône enfariné » (v. 13), « riz plus blanc que assez brutale, et sans mise en scène ni contexte,
leur costume » (v. 23)), « dégingandés » (« as- ces personnages qui seront décrits dans les vers
perge » (v.4)), « indolents » (« Ils vont, se sus- suivants. Le premier quatrain essaie ensuite de
tentant d’azur » (v. 21)) ; les Pierrots forment donner l’aspect physique des pierrots : l’isoto-
aussi une foule anonyme de pauvres hères (em- pie du portrait physique (« cou » (v. 1),
ploi de la troisième personne du pluriel). Par ail- « fraise » (v. 2), « face » (v. 3) et « air » (v. 4))
leurs, leur accoutrement donne l’impression va être parasitée par un lexique qui brouillera la
qu’ils appartiennent à une autre époque (« fraise description (« émerge » (v. 1), « idem » (v. 2),
empesée » (v. 2)), à une autre société. « cold-cream » (v. 3), « hydrocéphale asperge »
(v. 4)). Le deuxième quatrain poursuit la pré-
3 L’image traditionnelle de Pierrot en fait un sentation des pierrots dans la même tonalité sur-
zanni de la commedia dell’arte, c’est-à-dire un prenante et approfondit le regard que porte l’ob-
valet, un peu bouffon, candide (tant au sens fi- servateur sur ceux-ci : il s’attache à leurs yeux,
guré qu’au sens premier : il a le visage enfariné) aux détails de leur bouche. Le personnage de
et avec les pieds sur terre. Ici, Laforgue donne à Pierrot intéresse Laforgue car son portrait per-
ces personnages une autre dimension, faisant met au poète de montrer son originalité, sa voix

43
de créateur, à la recherche d’un langage nou- dans la bouche des pierrots, est tout à fait désa-
veau. L’apparence de ce valet de comédie l’in- cralisé, « sécularisé » et ne désigne plus un mo-
cite à inventer des images inédites, dans un style ment de la vie du croyant mais une fête, un re-
inédit mêlant sa sensibilité, l’humour et une pro- pas. « Le Blême » (v. 25) a remplacé Dieu.
fonde inquiétude.
Le troisième quatrain affirme encore davantage Pierrot intéresse Laforgue au sens où le person-
cette nouvelle voix de Laforgue : si la descrip- nage, flou, effacé, amusant mais malheureux,
tion devient de plus en plus difficile à imaginer, lui permet d’inventer une poésie qui lui est per-
les mots et ce qu’ils évoquent prennent une sonnelle, « sapide amalgame d’émotion fine, de
place de plus en grande et le texte semble retenir gouaillerie et de métaphysique » (Félix Fénéon
l’attention du lecteur sur ses mots, sa matérialité commentant la publication de L’Imitation de
linguistique. Il épaissit l’énigme que le texte Notre-Dame la Lune).
contient. La phrase ne comporte pas de proposi-
tion principale, son noyau est le mot « bouche »
(v. 9), ici probablement substantif, sans déter- 6. Stéphane Mallarmé
minant permettant de l’actualiser. La suite du
Poésies (1887), « L’Azur »
quatrain est une proposition subordonnée rela-
tive censée compléter « bouche », mais elle va
surtout complexifier la compréhension du texte, LIRE, p. 67
1 Les élèves pourront sans doute exprimer ici
privilégiant l’originalité à la phraséologie com-
les difficultés rencontrées à la lecture du texte :
mune.
inversion de l’ordre des composants de la
La quatrième strophe rompt avec la tonalité des
phrase, rejet du verbe au début du vers suivant,
précédentes au sens où la description se veut
adjectifs éloignés des pronoms ou noms qu’ils
plus réaliste, posant des jalons assurant sa com-
qualifient… les procédés employés par Mal-
préhension. Le rappel du noir et du blanc du
larmé rendent la lecture ardue.
costume de Pierrot peut être un clin d’œil à
Texte empreint de ressentiment à l’égard de
l’écriture elle-même, encre noire sur fond blanc.
Le cinquième quatrain complète ce portrait en l’Azur, symbole de l’Idéal, de la Divinité, vo-
lontairement caché et inaccessible au poète, ce
évoquant la noblesse et le mystère des pierrots
poème manifeste aussi clairement la violence du
remontant à l’Antiquité égyptienne dans ses
pessimisme mallarméen exprimée ici.
deux premiers vers puis la banalité de leur exis-
tence dans les deux suivants. La poétique de La-
2 « Le Ciel est mort » (v. 21) peut se com-
forgue, faite de rupture de sens, indocile et re-
prendre comme le cri de victoire du sujet lyrique
belle à la création du sens, s’affirme de plus en
croyant avoir réussi à vaincre sa hantise, son ob-
plus, le lecteur étant sans cesse ramené vers un
session de l’Azur. On peut rattacher cette pro-
mystère, une phrase à élucider, un sens à cons-
position aux quatre strophes dans lesquelles le
truire avec difficulté. Il semble important de si-
« je » cherche à éteindre cet Idéal : qu’il
gnaler aux élèves que ces difficultés qu’ils peu-
s’agisse de jeter des lambeaux de « nuit ha-
vent eux-mêmes rencontrer à la lecture du texte
garde » (v. 7-8), de demander aux brouillards
sont nécessaires, voulues par l’auteur et qu’un
(v. 9) de bâtir « un grand plafond silencieux »
sens, une rencontre avec le projet de celui-ci
(v. 12), à l’Ennui (v. 15) de ramasser « la vase
peut avoir lieu dans ces cahots de la construc-
et les pâles roseaux » (v. 14) pour boucher « les
tion du sens.
grands trous bleus » (v. 16) ou encore appeler
L’avant-dernière strophe permet à Laforgue de
de ses vœux « les tristes cheminées » (v. 17) à
dresser indirectement un parallèle entre le sort
éteindre « le soleil se mourant jaunâtre »
des pierrots et sa propre existence, précaire et en
(v. 20), chacun de ces quatrains appelle à la
constante lutte contre la pauvreté. Se « sus-
mort du Ciel, cruel et ironique, cause de la tor-
tent[er] d’azur » (v. 21) est à la fois signe de
ture du poète qui maudit son génie.
création artistique mais aussi preuve qu’ils ne
peuvent manger à leur faim. Quant au dernier
3 Il s’adresse aux brouillards, à l’Ennui, aux
quatrain, il introduit l’inquiétude métaphysique
tristes cheminées, à la matière – détestée mais
dans cette présentation : ces êtres n’ayant « rien
accessible et enfin à son âme. Il s’agit de cher-
à voir avec Dieu » (v. 26) affirment que « Tout
cher des moyens de lutter contre l’Azur inacces-
est pour le mieux / Dans la meilleur’ des mi-ca-
rême » (v. 27-28). Ici, le vocabulaire religieux, sible qui assaille le poète cherchant à se révolter
contre cette tyrannie.
44
4 et 5 Le poète est hanté par le Beau, l’Idéal qui que le poète souffre de la tyrannie de l’Azur et
est ici évoqué par le symbole de l’Azur, ciel qu’il cherche à le fuir. Dans les strophes sui-
sans nuages, parfait et désignant souvent Dieu, vantes, il exprime sa révolte, sa rébellion face
inaccessible et renvoyant le poète à son incapa- au Ciel en invoquant des éléments susceptibles
cité à exprimer ce qu’il pressent. de mettre fin à la domination de cet Idéal iro-
nique et violent. Par « forfanterie », il déclare
VERS LE COMMENTAIRE, p. 67 « le Ciel est mort » au début de la sixième
L’expression de la souffrance du poète passe strophe mais la fin du texte met plutôt en scène
par de nombreux procédés qui proviennent en l’échec du poète à « fuir dans la révolte inutile
grande partie de l’influence d’Edgar Poe sur et perverse ». Par cette structure, il renforce
Mallarmé. En effet, dans une lettre de janvier l’expression de la souffrance de cet auteur vic-
1864 adressée à Henri Cazalis, le poète explique time de l’Idéal.
que « L’Azur » a été composé en suivant les Parmi les procédés stylistiques employés par
méthodes exposées par l’écrivain américain Mallarmé, on retrouve la présence des exclama-
dans « La genèse d’un poème ». L’objectif glo- tives exprimant une émotion forte et renforçant
bal étant de choisir avec soin chaque mot pour le caractère dramatique du texte. Le locuteur se
parvenir à l’effet escompté, à savoir, ici, expri- dédouble également lorsqu’il s’adresse à son
mer la souffrance d’un auteur obsédé par l’Idéal âme (v. 30 et suivants) et par le discours qu’il
et dans l’incapacité à rendre compte de ce qu’il s’adresse à lui-même, il souligne l’angoisse
pressent. dans laquelle il se trouve. La souffrance du
Suivant de près son maître, l’auteur de poète passe également par le désespoir qu’il res-
« L’Azur » a avant tout scénarisé son poème où, sent : condamné à vouloir atteindre le Ciel sans
comme il le narre à son correspondant, il n’ap- être en mesure d’y arriver, le sujet lyrique se ré-
paraît pas dès le premier quatrain pour présenter fugie dans la Matière (v. 21 et suivants), pour-
un Idéal cruel de manière générale. Dans la deu- tant haïe, pour s’humilier et se retrouver au rang
xième strophe, il amène le lecteur à se douter du « bétail heureux des hommes ».

45
Chapitre 2  La poésie aux XXe et XXIe siècles

PARCOURS 1
4 On peut relever les comparaisons suivantes :
La modernité poétique, p. 70-79 « jonques aux poupes historiées comme des
images » ; « oxydé comme une armure » ;
« une clameur à la fois torrentielle et pétillante,
1. Paul Claudel sillonnée de brusques forte, tels qu’un papier
Connaissance de l’Est (1900), qu’on déchire » ; « une note et des modula-
« Tombes.-Rumeurs » tions, de même qu’on accorde un tambour ».
Elles montrent la dimension colorée et bigarrée
du cimetière, et insistent sur les bruits, nom-
LANGUE, p. 70
breux, variés, et parfois poétiques, que l’on en-
Le poète utilise le présent de l’indicatif. Il donne
tend en ville.
ainsi l’impression que le temps du récit et celui
de l’écriture coïncident, qu’il écrit son poème
dans le cimetière.
2. Paul Claudel
LIRE, p. 70 Cent phrases pour éventails (1927)
1 Le texte, bien qu’en prose, présente un certain
caractère poétique. Il décrit deux lieux propices LIRE, p. 71
à la rêverie poétique, la ville et un cimetière (cf. 1 Les caractères sont japonais, ainsi que la dis-
question 2). Il évoque de nombreuses sensa- position du texte sur la page, en bandes horizon-
tions, intenses et contrastées (cf. question 3). tales. Le poète a sans doute utilisé un pinceau
Son texte multiplie les images et notamment les traditionnel japonais pour tracer les phrases. En-
comparaisons (cf. question 4). On pourrait éga- fin, il s’inspire des haïkus, de courts poèmes ja-
lement trouver, dans le travail du rythme et des ponais, pour composer ses poèmes. En re-
sonorités, une certaine dimension poétique. vanche, les poèmes proprement dits sont écrits
Tous ces éléments contribuent à faire de ce texte en français.
une méditation sensible et esthétique.
2 Le poème évoque l’aube ou le crépuscule,
2 Le poète se promène dans un cimetière. Il est « entre le jour et la nuit », et le temps semble
près, notamment d’un « grand tombeau triple. » s’être arrêté. Il a l’impression que s’il reste im-
Ce cimetière, en surplomb de la ville, lui permet mobile et silencieux, le temps ne reprendra pas
de l’observer et d’écouter ses bruits et ses « ru- son cours – dès lors, il ne mourra pas. C’est en
meurs ». Le champ lexical du son est particuliè- ce sens qu’il est en pourparlers avec la mort,
rement présent : la « voix humaine », les « pa- qu’il discute et négocie avec elle.
roles » des « habitants », leur « clameur », les
« forte », « une note et des modulations », le 3 On laissera les élèves répondre librement à
« tambour », la « rumeur », la « parole », la cette question. Ils pourront évoquer la beauté du
« voix collective », le « son », « l’intonation », mélange entre éléments japonais et occiden-
« l’accent », « ce murmure », « le bruit ». taux. Certaines images pourront les toucher,
comme « je suis en pourparlers avec la mort »
3 Quand il observe la ville, le poète évoque (cf. question 2). Ils pourront trouver touchante
avant tout les sons qu’il entend (cf. question 2). et poétique l’illusion selon laquelle en se taisant,
Toutefois, quand il évoque le cimetière, ce sont on peut arrêter le temps.
les impressions visuelles les plus fortes. Le
champ lexical de la lumière est particulièrement COMPARER, p. 71
présent : il parle des « mouches à feu », leur 4 Toutes ces œuvres mettent en scène l’Asie : la
« lueur », leur « miette de feu » qui « brille en Chine pour « Tombes – Rumeurs », le Japon
même temps et s’éteint. ». Mais le cimetière est pour les Cent Phrases pour éventails et l’es-
également le lieu de l’« ombre ». Les sensations tampe d’Hiroshige. Par ailleurs, toutes évoquent
sont ainsi particulièrement contrastées, entre la nuit, qu’elle soit bruyante, animée, ou calme,
« clameur » et « murmure », « lueur » paisible, incitant à la méditation. Le premier
et « ombre ». poème et l’estampe évoquent également la ville.
46
Claudel lie la nuit, dans ses deux poèmes, à la cloches... ». C’est également une ville mysté-
mort. Toutes ces œuvres, peuvent sembler, à rieuse : il évoque à deux reprises un moine lui
certains égards, esthétiques et poétiques. lisant ou chantant « la légende de Novgorode »
ainsi que les énigmatiques « caractères cunéi-
RÉCITER, p. 71 formes ». Moscou est également la ville du désir
5 Les élèves choisiront librement les « phrases inassouvi, pour l’argent qu’il n’a pas, pour la
pour éventails » qu’ils réciteront. faim qu’il ne peut apaiser, pour les femmes qu’il
ne peut obtenir (cf. question 2). C’est aussi une
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 71 ville politique. Il évoque à la fois le Kremlin et
Les élèves devront réutiliser des éléments précis le « grand Christ rouge de la révolution
du poème de Claudel. russe... » Enfin, c’est une ville commerciale, et
le poète insiste notamment sur les « vitrines »,
les « marchands », la « banque » et les mar-
3. Blaise Cendrars chandises qui transitent par son canal.
La Prose du Transsibérien et de la petite
4 Le poète évoque Novgorod, une ville russe, la
Jehanne de France (1913) Sibérie, une région de Russie, le fleuve Amour,
qui sépare la Russie et la Chine, le temple
LANGUE, p. 72 d’Éphèse, en Turquie, Sheffield, ville d’Angle-
Dans ces vers, on peut lire à la fois une anaphore terre et Malmoë, ville de Suède. Moscou semble
et une énumération. Le poète fait la liste de ce au cœur du monde : il est d’abord relié au
qu’il voit dans les rues de Moscou. Chaque monde entier d’un point de vue commercial.
terme de l’énumération commence par un retour Mais, plus secrètement, magiquement, il est re-
à la ligne et par l’expression « Et toutes ». lié à des lieux légendaires et mythiques.

RECHERCHER, p. 73 5 Il utilise des vers libres. On a l’impression que


1 Le Transsibérien passe par Moscou et Novgo- le vers s’adapte à son souvenir, qu’il en épouse
rode. En revanche, il ne passe pas par Sheffield les contours et les formes à mesure qu’il se pré-
ou Malmoë. cise. Le poème peut changer de rythme, et sou-
dain s’accélérer : « Et aussi les marchands
LIRE, p. 73 avaient encore assez d’argent / pour aller tenter
2 Il évoque son adolescence dans tout le / faire fortune. » Il peut aussi évoquer de ma-
poème : on y découvre son voyage à Moscou et nière précise et détaillés des éléments de Mos-
ce qu’il y a vu. Son adolescence lui semble « si cou : « L’un emportait cent caisses de réveils et
ardente et si folle ». On peut comprendre cette de coucous de la forêt noire / Un autre, des
expression de différentes manières : d’abord, il boites à chapeaux, des cylindres et un assorti-
est un « mauvais poète » et il pratique une poé- ment de tire-bouchons de Sheffield / Un des
sie désordonnée sans « aller jusqu’au bout ». autres, des cercueils de Malmoë remplis de
Par ailleurs, il était pauvre et avait faim. Sa folie boites de conserve et de sardines à l’huile »
est une forme de rage qui le pousse à vouloir
détruire tout ce qu’il voit dans les rues, et à tuer 6 Ce poème présente un certain caractère musi-
les passants, « broyer tous les os / Et arracher cal : les vers libres peuvent varier le rythme du
toutes les langues ». Cette ardeur peut égale- poème (cf. question précédente). Par ailleurs, on
ment avoir un sens sexuel : il a « à peine peut lire de nombreux jeux de sonorités ; par
seize ans » et semble particuliè-rement attiré exemple, une allitération en « r » (« Le Kremlin
par les « femmes » et leurs « entrejambes à était comme un immense gâteau tartare crous-
louer ». Rage, désir et espérances se mêlent tillé d’or »), une assonance en « an » (« Avec
dans ces souvenirs de jeunesse. les grandes amandes des cathédrales, toutes
blanches »), une répétition du son « ch » (« Et
3 Moscou est une ville merveilleuse dans ce les eaux limoneuses de l’Amour charriaient des
poème : c’est « la ville des mille et trois clo- millions de charognes »). Le poème évoque en-
chers et des sept gares » et le Kremlin lui appa- fin de nombreux sons : « bruissements d’alba-
raît « comme un immense gâteau tartare crous- tros », « le canon » de Sibérie qui « tonnait ».
tillé d’or / Avec les grandes amandes des cathé-
drales, toutes blanches / Et l’or mielleux des

47
REGARDER, p. 73 peut trouver humoristique ou sarcastique le dé-
7 En se dépliant, l’accordéon permet de voir en but du poème. En effet, le poète juge toute la
une seule fois le trajet du transsibérien évoqué modernité ancienne et, au contraire considère le
par le poète. Il s’agit par ailleurs d’une œuvre Christianisme, religion deux fois millénaire,
expérimentale, libre et unique, comme « la comme moderne.
prose » de Blaise Cendrars. Enfin, cet objet per-
met de poursuivre le dialogue entre les arts : 2 Cette ville est ambivalente : elle est à la fois
l’œuvre, dédiée « aux musiciens » accueille ancienne et moderne (cf. question 1). Elle le
également le travail d’une peintre Sonia Delau- rend « las », mais il est enchanté par une rue
nay. qu’il trouve « jolie » et une autre qui a de la
« grâce ». Il y entend des bruits agressifs (« une
VERS LE COMMENTAIRE, p. 73 sirène y gémit », « Une cloche rageuse y
La poésie transforme le souvenir du poète. aboie ») et mélodieux (« le clairon », « les af-
D’abord, elle condense avec une grande inten- fiches qui chantent »). Elle est également pro-
sité une « adolescence » « ardente et folle » (cf. saïque (par les « affiches », « les plaques », les
question 2). Ensuite, elle fait de Moscou un lieu « avise) et poétique. Elle est virile et sensuelle :
merveilleux, politique et légendaire, superbe et « Les directeurs les ouvriers » croisent « les
violent (cf. question 3). Enfin, par son rythme et belles sténo-dactylographes ».
ses jeux de sonorités, la poésie devient une
œuvre expérimentale, musicale qui s’adapte à 3 On peut laisser les élèves proposer des hypo-
tous les mouvements et toutes les inflexions du thèses : dire que le poème est adressé à un ami,
souvenir (cf. question 5). par exemple. Toutefois, ce « tu » cache un
« je », il s’agit bien de se « confesser ». Apolli-
naire change de pronom parce que ce qu’il
4. Guillaume Apollinaire évoque dans ce poème ne coïncide pas exacte-
ment avec son expérience personnelle vécue.
Alcools (1913), « Zone »
S’il y a confession, c’est une confession poé-
tique, qui s’inspire d’éléments réels mais les re-
LANGUE, p. 74 prend, les transforme et les intègre dans une
Le premier vers est un alexandrin, qui suit un forme poétique nouvelle, expérimentale et mo-
rythme régulier (3/3//3/3). « À la fin / tu es las derne.
// de ce mond/e ancien » (Il faut tenir compte de
la diérèse à anci-en). On peut retrouver d’autres 4 Il semble d’abord enchanté par la modernité
tétramètres réguliers (comme « Le matin par de la ville. Il trouve également qu’une rue est
trois fois la sirène y gémit »). Les autres vers « jolie » et qu’une autre a de la « grâce ». Pour-
jouent de l’écart avec l’alexandrin. Ils en rap- tant, cette ville le rend « las » : ce mot présente
pellent le rythme mais sont plus longs, ou cou- plusieurs sens, et peut évoquer à la fois la fa-
pés d’une manière qui ne correspond pas à la tigue et la tristesse. Il éprouve également de la
tradition poétique. Par exemple, le vers 21 « honte » et désire se « confesser ». La ville sus-
(« Les inscriptions / des enseigne/s et des mu- cite en lui une large palette de sentiments.
railles ») suit un rythme 4/8 ou 4/3/5 : il ne pré-
sente pas la césure classique, à l’hémistiche et 5 Le texte ne présente aucun signe de ponctua-
n’est pas non plus un trimètre romantique. tion : le poète les a tous supprimés sur épreuves.
Il s’est inspiré de poètes, comme Mallarmé, et
LIRE, p. 74 surtout Cendrars, qui avaient considérablement
1 Le poème présente de nombreux éléments limité la ponctuation. Il s’agit à la fois de créer
modernes : « la tour Eiffel », les « automo- une œuvre moderne et libre, qui ne serait pas as-
biles », « les hangars de Port-Aviation », « les sujettie aux normes typographiques tradition-
prospectus les catalogues les affiches », les nels.
« journaux », les « aventures policières », « Les
directeurs les ouvriers et les belles sténo-dacty- RECHERCHER, p. 74
lographes », une « rue industrielle ». Il présente 6 Zone, en grec, signifie « ceinture ». En effet,
également de nombreux éléments anciens : dans le poème, le poète fait le tour de Paris, mais
« l’antiquité grecque et romaine », « La reli- aussi de l’Europe et de ses souvenirs, pour reve-
gion », le « Christianisme », « une église ». On nir à son point de départ. Par ailleurs, le poème

48
est au tout début du recueil, de même que la VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
« ceinture », les terrains vagues qui entouraient p. 75
Paris au début du siècle. On peut juger humoris- L’explication des élèves pourra se concentrer
tique de commencer un recueil moderne par un sur la « liberté » que montre Apollinaire dans le
poème dont le titre a des connotations si an- poème « Zone » : liberté dans le choix des vers ;
tiques. liberté dans les « matières » traitées, souvent
prosaïques ou modernes ; liberté dans la ma-
nière d’évoquer plusieurs « espaces » ; liberté
5. Guillaume Apollinaire dans le ton adopté ; surtout, liberté d’évoquer,
comme dans un « journal quotidien », « dans
L’Esprit nouveau et les poètes (1917)
une seule feuille des matières les plus di-
verses ».
REGARDER, p. 75
1 On reconnaîtra au moins la Tour Eiffel et une
locomotive à vapeur. Floues et peu distinctes,
on peut voir les trois Grâces au pied de la Tour 6. Guillaume Apollinaire
Eiffel (mais elles appartiennent à la mythologie Lettre à Lou (1915)
romaine ou grecque et ne sont guère modernes).
LIRE, p. 76
2 La locomotive est vue de face, la Tour Eiffel 1 Le poète évoque son éventuelle mort, à la
est peinte en contre-plongée : ces choix rendent guerre, mais ne semble pas éprouver de la tris-
plus imposants encore ces deux symboles de la tesse ou de la peur. Peut-être redoute-t-il seule-
modernité. Les cercles concentriques, aux cou- ment que Lou ne l’oublie. Le poème semble non
leurs vives et marquées, peuvent apparaître pas heureux mais extatique. La mort est intense,
presque hypnotiques. Delaunay, par ces choix, à la fois jouissive et merveilleuse.
rend la modernité à la fois fascinante et conqué-
rante. 2 On peut relever les comparaisons suivantes :
« mon souvenir s’éteindrait comme meurt / Un
LIRE, p. 75 obus éclatant sur le front de l’armée » ; « Un bel
3 Selon Apollinaire, l’inspiration des poètes ne obus semblable aux mimosas en fleur » ; « Les
doit pas avoir de limite. Ces derniers ne doivent soleils merveilleux mûrissant dans l’espace /
pas montrer de « circonspection vis-à-vis des Comme font les fruits d’or autour de Baratier ».
espaces » et peut évoquer des éléments très loin- Ces comparaisons mêlent le souvenir du poète,
tains. Par ailleurs, ils peuvent se montrer libres les mimosas (ou les « fruits d’or ») et les dan-
vis-à-vis des « matières » qu’ils traitent : ils gers de la guerre. Le passé et le présent de la
peuvent se montrer « encyclopédique[s] », et guerre s’unissent, la mort éventuelle n’est pas
évoquer des éléments nobles et traditionnels en douloureusement vécue : elle semble merveil-
poésie, mais aussi d’autres plus prosaïques ou leuse.
plus modernes.
3 Il demande deux choses à Lou : de se souvenir
COMPARER, p. 75 de lui « aux instants de folie », c’est-à-dire,
4 Les trois œuvres évoquent de nombreux élé- quand elle connaîtra le plaisir sexuel ; d’être
ments liés à la modernité du début du XXe siècle. « heureuse étant la plus jolie » : la précision de
Par ailleurs, toutes trois présentent « une liberté la beauté de Lou peut nous amener à penser que
d’une opulence inimaginable » : cette liberté ce bonheur présente également une dimension
concerne le ton (pour la poésie), les couleurs sexuelle. La mort du poète n’est en rien triste,
choisies (pour la peinture) et, surtout, la variété elle est transfigurée par un érotisme constant.
de l’inspiration. Toutes « traite[nt] dans une
seule feuille des matières les plus diverses » : 4 Le poète évoque la guerre dans tout le poème,
« Christianisme » et « sténo-dactylographes » et parle aussi bien du « front de l’armée », que
dans « Zone », Tour Eiffel, locomotive et d’un « obus éclatant ». Il envisage à de nom-
Grâces dans la peinture. L’association de la li- breuses reprises sa mort, et le champ lexical de
berté et de la modernité propose des œuvres la mort ou de la blessure est très présent :
aussi bien radicales que fascinantes. « meurs », « meurt », « éclaté », « rougirais »,
« sanglants », « fatal giclement », « sang ».
Toutefois, rien n’est tragique ou douloureux
49
dans ce poème. Les dangers de la guerre, par un 2 Il semble enthousiaste dans le premier poème.
réseau de comparaisons (cf. question 1) ou de Il multiplie les propos mélioratifs : « quelle al-
métaphores deviennent irréels et merveilleux. lure », « doux », « salut ». La guerre est vue de
L’obus « éclatant » devient « souvenir éclaté » loin et la victoire semble une évidence.
puis « l’éclatante ardeur » de Lou dans le plai- Dans le deuxième poème, il énumère des élé-
sir. Le sang du poète en vient à couvrir « La mer ments poétiques et merveilleux. Les traces de
les monts les vals et l’étoile qui passe / Les so- violences, comme dans les expressions « Enfant
leils merveilleux mûrissant dans l’espace », aux mains coupées » ou « plaie » sont immédia-
d’une manière aussi irréelle que splendide. En- tement associées à des éléments fabuleux et ne
fin, ce sang prend une dimension érotique sont en rien douloureux : « Enfant aux mains
puisqu’il devient « giclement » et qu’il permet coupées parmi les roses oriflammes » ; « plaie
au poète de « rougi[r] » « la bouche » et les « jo- d’argent au soleil ».
lis seins roses » de Lou. Dans ce poème, la mer-
veille et l’amour remplacent les horreurs de la 3 Sans doute, la guerre n’a pas encore com-
guerre. mencé. Il décrit le matériel, songe aux combats,
mais l’ennemi, encore « invisible », ne s’est pas
VERS LE COMMENTAIRE, p. 76 manifesté.
La mort semble omniprésente dans ce poème
(cf. question 4). Toutefois, tous les dangers de 4 On laissera les élèves proposer des hypo-
la guerre, toutes ses horreurs sont reliées au sou- thèses. Ils pourront notamment évoquer : le dé-
venir heureux de Lou (cf. question 2). Elles de- sir de conserver des « souvenirs » ; l’ennui pen-
viennent amoureuses et merveilleuses (cf. ques- dant une guerre qui n’a pas commencé ; la di-
tion 4). Dès lors, le poète ne lui demande pas de mension lyrique des poèmes, et le besoin d’évo-
le pleurer, mais bien de jouir à son souvenir (cf. quer et de partager ses émotions ; le désir de
question 3). rendre merveilleux un quotidien prosaïque.

ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 77
7. Guillaume Apollinaire Les élèves devront imiter la mise en page et cer-
tains procédés des calligrammes d’Apollinaire.
Calligrammes (1918)

LANGUE, p. 77
Il est difficile de parler de phrases dans la me- Histoire
sure où il n’y a pas de ponctuation. Dans le pre- Être soldat dans les tranchées
mier poème on peut citer « Souvenirs de Paris
avant la guerre ». Il s’agit d’une description. LIRE, p. 79
Dans le deuxième, « Chevaux couleur cerise li- 1 Pendant la Première Guerre mondiale, les
mite des Zélandes », « Harpe aux cordes d’ar- armes employées se diversifient et se moderni-
gent ô pluie ô ma musique » ou « L’invisible en- sent, toujours plus puissantes et plus meur-
nemi plaie d’argent au soleil ». Il n’y a pas de trières.
verbe parce que le poète énumère tout ce qu’il Ce conflit est marqué par l’utilisation de l’artil-
voit, préparatifs ou traînées de la pluie. lerie lourde, c’est-à-dire d’armes collectives à
distance, servant à envoyer sur l’ennemi ou les
LIRE, p. 77 tranchées des projectiles. Henri Barbusse dans
1 Dans le premier poème Apollinaire parle seu- le document 1 écrit : « les deux dernières explo-
lement de la « victoire ». Dans le deuxième sions » (l. 11), « 150 fusants » (l. 21), « des
poème, il évoque les « mitrailleuses », « l’invi- 210 » (l. 22), « des percutants » (l. 23) et « un
sible ennemi ». Des mots peuvent évoquer la obus » et Blaise Cendrars dans le texte 2 « la
guerre, bien que cela ne soit pas certain : les torpille, le canon » (l. 2 et 3). Pendant le conflit,
« chevaux », la « fusée », le « masque » (à les canons deviennent de plus en plus perfor-
gaz ?). La guerre semble loin, « invisible » et ir- mants, lançant des obus de plus en plus loin et
réelle. de plus en plus lourds ; ils gagnent en puissance
de feu. Chargés de matière explosive, les obus
sont propulsés par des fusées. Ces obus sont dits
fusants quand ils explosent en vol à une distance

50
et une hauteur voulue ou percutants quand ils prêt à bondir dans la réalité » (l. 1 et 2) « je saute
explosent en heurtant quelque chose. sur mon antagoniste » (l. 8 et 9) « J’étais plus
Au cours de ce conflit, on voit réapparaître la vif et plus rapide que lui » (l. 10 et 11). « Un
guerre souterraine avec « les mines » (l. 3), ce singe » (l. 6), voilà comment l’auteur se qualifie
sont des charges explosives placées dans des ga- mais on peut aussi penser au félin, prédateur qui
leries souterraines creusées pour atteindre les fond sur sa proie. Physiquement, l’homme de-
positions adverses. Mais on voit aussi se déve- vient animal, dans ses gestes, dans ses déplace-
lopper de nouvelles armes : « le feu, les gaz, les ments mais la déshumanisation est également
mitrailleuses » (l. 3) écrit Cendrars. Il évoque psychologique. Les règles morales disparais-
ici l’utilisation du lance-flammes, des obus à sent. « j’ai bravé » (l. 2) « je vais braver » (l. 5)
gaz (gaz asphyxiant comme le gaz moutarde, « J’ai frappé le premier » (l. 11) montrent à la
créé par l’industrie chimique) et des mitrail- fois le courage mais aussi la fierté de ne plus
leuses, armes légères qui tirent en rafales et qui ressentir la peur, d’avoir été plus fort que les
permettent de contrer les assauts de l’infanterie armes modernes en survivant, aux lignes 2 à 5.
adverse par un mur de balles. Un sentiment de toute puissance s’exprime dans
Enfin, dans le no man’s land, des combats au ce texte avec le droit de vie ou de mort sur l’en-
corps à corps se produisent et c’est « à coups de nemi : « sans merci » (l. 8) « J’ai tué le Boche »
poing, à coups de couteau » (l. 7 et 8) que les (l. 10). « J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut
soldats s’affrontent mais le poignard est surtout vivre. » (l. 12 et 13) : ces dernières citations té-
l’arme du nettoyeur de tranchées (appelé aussi moignent de l’absence de remords, presque du
égorgeur ou écorcheur) qui passe après l’assaut plaisir d’avoir donné la mort, invoquant la loi
pour ne laisser aucun survivant, fonction qu’a du Talion (l. 6 et 7), le patriotisme par le terme
occupée Cendrars. de boche ou l’instinct de survie, à la fois animal
et humain, comme principe de réalité (l. 11et
2 Lors des combats, les sentiments des soldats 12).
sont intenses et ambivalents.
Le lexique et les expressions de Barbusse dans 3 Les survivants, les anciens combattants sont
le premier extrait montrent que certains soldats sortis de cette guerre traumatisés. Les souf-
perdent le sens de la réalité, qu’ils n’ont plus le frances physiques et morales qu’ils ont endurées
sentiment de vivre dans le monde réel mais sou- les ont transformés.
mis à des forces naturelles ou surnaturelles hos- Il y a d’abord les traumatismes physiques. Sur
tiles, dans lequel l’être humain se sent impuis- les 8 millions de Français mobilisés, 1,4 million
sant et négligeable, d’être aux portes de l’En- sont morts au combat ou des suites de blessures
fer : « immensité » (l. 3), « colossales plumes » ou maladies contractées pendant le conflit ou
(l. 5), « houpes immenses » (l. 6), « énormes portés disparus et 4,2 millions sont revenus
boules de poussière »(l. 13), « dragons fabu- blessés, mutilés, invalides, aveugles… parmi
leux » (l. 16) « apparitions lumineuses et fé- eux 15 000 « gueules cassées » comme les
roces » (l. 19 et 20), « le crachement effroyable hommes présentés sur le document 4. Certaines
d’un volcan » (l. 27 et 28), « les entrailles du « gueules cassées » profiteront des progrès de la
monde » (l. 29). chirurgie réparatrice et seront équipés de pro-
Dans les deux textes, l’homme est déshumanisé thèses. D’autres soldat sont revenus malades et
et bestialisé. Chez Barbusse, il s’agît de considérablement affaiblis, par des années pas-
l’homme qui a peur, de l’homme qui se terre, de sées dans des conditions difficiles : froid, humi-
l’homme qui rampe pour échapper aux bombar- dité, parasite, carences alimentaires… « Des
dements : « au fond des abris » (l. 4), « Notre sifflements aigus, tremblotants ou grinçants, des
file de faces à ras du sol » (l. 17), « du fond de cinglements » écrit Barbusse aux lignes 1 et 2
la fosse » (l. 18). Toutefois, dans le dialogue de de l’extrait : certains reviendront avec des pro-
la dernière partie du document 1, les soldats blèmes de surdité.
s’interrogent sur la nature de l’obus et on a le Ce sont les traumatismes psychologiques qui
sentiment que l’habitude a pris le dessus sur la seront les plus durs à surmonter. Le retour à la
peur. normale tant attendu et tant désiré sera compli-
qué pour un grand nombre. La réinsertion dans
Chez Cendrars, c’est l’animal féroce, agile, ma- la vie familiale et l’emploi sera parfois difficile.
lin qui est mis en avant par les expressions sui- Ils ont côtoyé la mort au quotidien, comme l’il-
vantes : « les nerfs tendus, les muscles bandés, lustre le document 3, avec un corps désarticulé,

51
semi-enterré par la violence du bombardement : 2 On laissera les élèves proposer leurs hypo-
ils ont vu leurs camarades tomber sans pouvoir thèses. Certains éléments du poème sont peut-
rien faire, parfois en laissant les corps, sans pou- être liés au contexte d’écriture – un café du bou-
voir les inhumer dignement ; ils ont donné la levard Saint-Germain –, comme les « cock-
mort et parfois ils y ont trouvé du plaisir ; ils ont tails » ou les « passants », mais il est difficile
eu peur. Ils se sentent mal compris par ceux qui d’établir une règle de progression cohérente.
n’ont pas vécu les tranchées et les combats.
Vivre avec le handicap sera aussi un obstacle à 3 Les élèves repéreront facilement que ce
la réinsertion, ils portent les stigmates de la poème a été écrit dans un café, mais ils ne con-
guerre et c’est encore plus vrai pour les naîtront peut-être pas encore le procédé de
« Gueules cassées » du document 4. Nombreux l’écriture automatique, défini par Breton dans le
connaîtront la dépression, ce qu’on appelle au- texte 2 du parcours. Certains penseront peut-
jourd’hui les symptômes du stress post trauma- être à un récit de rêve ou à un texte écrit sous les
tique et parfois certains iront jusqu’au suicide. effets d’un psychotrope, ce qui n’est pas ab-
Des associations d’Anciens combattants se for- surde par rapport aux recherches des artistes
meront pour rendre hommage aux morts et dis- surréalistes.
parus, pour soutenir les invalides, les blessés…
Ils feront pression sur l’État pour une reconnais- 4 Bien qu’en prose et écrit de manière automa-
sance de leur statut, le versement d’une pension tique, c’est-à-dire à l’opposé des démarches
et la mise en place d’une journée d’hommage d’écriture poétique requérant une grande maî-
national. Leur influence politique sera fonda- trise de la versification, on peut considérer que
mentale, pour beaucoup l’Allemagne doit payer ce poème développe des images poétiques par
et surtout, cela doit être « la der des Der ». leur aspect surprenant, éloigné de la réalité pro-
saïque.

PARCOURS 2 REGARDER, p. 82
5 On peut distinguer un mur percé de deux ou-
La révolution surréaliste, p. 80-85 vertures. Une main passer par l’une d’elles, te-
nant un boule rouge reliée à un phasme par un
Histoire littéraire fil. Deux végétaux poussent de part et d’autre de
Le surréalisme (1920-1960) ce mur. Ces éléments disparates créent une im-
pression d’étrangeté onirique.
COMPARER, p. 80
1 Le surréalisme est un mouvement littéraire et 6 Le titre, mystérieux, est ironique à deux titres :
plastique qui vise à mettre au jour le fonction- il parle de « mot limpide » alors que la peinture
nement de l’esprit au-delà de la raison, en ren- est un langage sans mot et que l’association des
dant au rêve et à l’imagination la place qu’ils différents éléments n’a rien de limpide.
méritent d’avoir.
COMPARER, p. 82
2 Le rêve permet d’échapper à la rationalité et 7 Les deux œuvres juxtaposent des éléments
d’accéder à l’inconscient : c’est pourquoi c’est disparates dont le lien n’est pas évident, ce qui
un motif prisé dans la création surréaliste, les suscite une impression d’étrangeté proche de
artistes de ce mouvement n’hésitant pas à s’ins- celle d’un rêve.
pirer de leurs propres rêves pour créer leurs
œuvres.
2. André Breton
Manifeste du surréalisme (1924)
1. Louis Aragon
Écritures automatiques (1919), LIRE, p. 83
« L’Épingle stérilisée » 1 L’écriture automatique nécessite un lieu
calme, isolé, favorisant la concentration de l’es-
LIRE, p. 82 prit sur lui-même. Elle nécessite un lâcher-prise
1 Les élèves auront certainement été étonnés par permettant d’écrire sans réfléchir à ce que l’on
la difficulté à comprendre le sens d’un texte il- écrit.
logique, dénué de toute ponctuation.
52
2 Ce processus permet à l’inconscient de s’ex- [s] du vers 2. Il permet aussi de révéler les va-
primer, sans être bridé par des règles de gram- riations de rythme liées à la longueur différente
maire, de ponctuation ou de versification. des vers.

3 Le texte d’Aragon a sans doute été écrit selon Le poème


cette méthode de l’écriture automatique : l’ab- 3 Le poème parle de l’endormissement du poète
sence de ponctuation et l’enchaînement de mo- à la tombée de la nuit, comme l’indique son
tifs qui n’ont aucun lien entre eux étayent cette titre. Les images sont de plus en plus étranges,
hypothèse. à mesure que le poète s’endort, jusqu’au vers fi-
nal.
REGARDER, p. 83
4 La photographie représente une femme dont 4 Ce poème fait penser au monde du rêve : du
le dos a la forme d’un violon, Man Ray ayant lit on passe sans transition à un bois puis une
ajouté des ouïes. Le titre reprend une expression clairière, comme dans les songes.
idiomatique, « le violon d’Ingres », qui désigne
toute passion suivie en amateur, comme le 5 Le vers libre peut donner l’impression d’un
peintre Ingres qui jouait du violon à ses heures bercement irrégulier, qui mimerait les soubre-
perdues. On peut également voir dans le dos du sauts de la conscience avant l’endormissement
modèle de Man Ray un rappel du Bain turc complet.
d’Ingres.
6 Le poète adopte une liberté formelle caracté-
5 Man Ray procède par association d’idées, ce ristique de l’esthétique surréaliste. Le rêve
qu’encourage l’écriture automatique, comme en comme porte vers l’imaginaire et l’inconscient
témoigne le poème d’Aragon. est aussi un thème prisé par ce mouvement. On
retrouve également des images peu convention-
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 83 nelles et irrationnelles propres au surréalisme.
Pour être réussie, cette activité nécessite que
l’on relise le texte de Breton et qu’on essaie de COMPARER, p. 84
reproduire en classe les conditions qu’il énonce. 7 Le tableau de Magritte a pour motif la nuit,
mais la partie supérieure de la toile représente
un ciel de jour. Cet entre-deux presque fantas-
3. Robert Desnos tique lui donne un aspect onirique, comme dans
le poème de Desnos.
Les Ténèbres (1927), « Il fait nuit »

LANGUE, p. 84
On peut relever les pronoms suivants : tu 4. Paul Éluard
(v. 1, 7), t’ (v. 1). Les occurrences du premier L’Amour la Poésie (1929)
vers semblent désigner, peut-être, la femme ai-
mée qui partage le lit du poète. En revanche, LANGUE, p. 85
celles du vers 7 sont plus ambiguës : s’agit-il La comparaison du premier vers joue avec le
encore de cette femme ou d’une reprise prono- langage. Elle rapproche de manière erronée un
minale du nom « clapier » ? L’absence de ponc- comparé (la terre) à un comparant (une orange),
tuation et les associations d’images surréalistes à partir d’une couleur supposée commune (le
empêchent de se prononcer avec certitude. bleu). Or, l’orange, comme son nom l’indique,
est orange, et non bleu. La seule analogie pos-
LIRE, p. 84 sible, ici court-circuitée par une association sur-
À voix haute réaliste, est la forme sphérique du fruit et de la
1 On pourra rappeler aux élèves que cet exercice planète.
les prépare à l’examen oral en fin de première.
Ils trouveront des conseils aux pages 584 et 585. LIRE, p. 85
1 Les élèves seront certainement étonnés par les
2 Cet exercice permet de révéler certains jeux images surréalistes et la syntaxe du poème. On
de sonorités, comme l’allitération sensuelle en veillera à ce qu’ils soient précis dans leur ré-
ponse.

53
2 Deux thèmes semblent se dégager de ce 3 Sur la troisième image de la page 86, elle
poème : celui de la nature comme macrocosme semble être un élément naturel, au sein de la fo-
(« la terre est bleue », « Les guêpes fleurissent rêt : on retrouve ici le thème surréaliste de la
vert », « Des ailes couvrent les feuilles ») et ce- femme comme reflet du monde, de la nature,
lui de la femme aimée (« Elle sa bouche d’al- que les élèves auront pu étudier dans « La terre
liance », « toute nue », « ta beauté », etc.). est bleue comme une orange » ou Galatée aux
sphères à la page 85.
3 Le poème semble progresser par association
d’idées. Des « mots », on passe au verbe « chan- Étude thématique : Le regard
ter » puis aux « baisers » que l’on peut « en- 4 L’œil crevé peut être interprété comme un
tendre » et donc à la « bouche », qui connote la pacte passé avec le spectateur, une invitation à
sensualité et annonce la nudité au vers 9. Cer- changer de regard sur le monde, pour apercevoir
taines images paraissent aussi avoir été appelées la surréalité chère aux deux artistes. Comme les
par d’autres, comme si elles se croisaient. On devins antiques qui avaient accès à une autre ré-
peut par exemple rapprocher « Les guêpes fleu- alité malgré leur aveuglement, nous sommes in-
rissent vert » à « Des ailes couvrent les vités à renoncer à nos certitudes sur le monde et
feuilles » : l’élément animal fusionne avec à adopter une nouvelle vision.
l’élément végétal.
5 Le thème du regard est central dans le film. Il
4 Ce poème correspond à l’esthétique surréa- est le vecteur du désir de l’homme pour la
liste par sa grande liberté poétique – il s’agit de femme, mais il peut aussi être l’expression
vers libres, sans ponctuation, ni rimes – et syn- d’une pulsion sadique, notamment lorsque le
taxique. Ses images étranges sont offertes couple observe par la fenêtre une femme se faire
comme une énigme qui échappe à notre logique. renverser. Dans la deuxième image de la se-
conde étude thématique, la foule forme un œil,
COMPARER, p. 85 comme un reflet du regard des deux person-
5 Galatée (en réalité Gala, compagne de Dalí et nages à la fenêtre ou de celui du spectateur.
ancienne compagne d’Éluard) est représentée
sous la forme de sphères, comme des planètes. Étude d’ensemble
Chez les surréalistes, il y a souvent une confu- 6 On passe très souvent d’une image à l’autre
sion ou une équivalence entre la femme aimée par associations d’idées (le nuage qui coupe la
et le monde lui-même. On retrouve cette idée lune appelle l’image du rasoir qui tranche l’œil).
dans le poème d’Éluard : la description de la
femme aimée et de la terre s’entre-croisent, au 7 La progression évoque celle d’un songe – les
point qu’on ne sait pas toujours sur quoi ou sur deux artistes se sont d’ailleurs inspirés de leurs
qui portent les éléments qui la composent. rêves pour écrire le scénario. Les changements
de lieu en sont un exemple parlant pour les
VERS L’ENTRETIEN, p. 85 élèves : une porte de l’appartement peut con-
On pourra renvoyer les élèves aux pages 588 duire à une chambre ou à une plage, sans que
et 589, qui leur donneront des conseils pour pré- cela ne semble troubler les personnages.
parer l’entretien.
8 Échappant à la logique narrative, proposant
des images incongrues, qui fonctionnent par as-
UN FILM : UN CHIEN ANDALOU, p. 86 sociation d’idées, explorant le fonctionnement
des désirs, des pulsions, de l’inconscient, tour-
Étude thématique : Le désir nant en dérision les valeurs de la société bour-
1 Le désir masculin est représenté comme une geoise et de la religion catholique, ce film peut
menace, une pulsion incontrôlable. Le film re- être perçu comme emblématique de l’esthétique
présente une tentative de viol dont la femme réaliste.
tente de se protéger. Ce désir s’exprime à la fois
par le regard et par les gestes. Réaliser un film surréaliste
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
2 La femme est à la fois la victime d’un désir vante aux élèves :
masculin irrépressible, mais également un être
doué de pouvoirs qui lui permettent de résister.

54
Critères de réussite Commentaires l’appel du général de Gaulle du 18 juin 1940,
Le film propose des images discours majeur pour comprendre l’entrée en ré-
poétiques incongrues. sistance de nombreux individus pendant la Se-
La progression est sem- conde Guerre mondiale. La deuxième femme,
blable à celle d’un rêve. en « apostillant sans permission / De fausses
Le film est bien réalisé (lu- cartes, et des cartons » (l. 18-19), crée donc de
mière, son, cadrage). faux documents pour protéger des résistants. De
plus, le poème « Liberté » de Paul Éluard (do-
cument 1) montre que l’écriture était aussi un
acte de résistance. Ce poème, parachuté par
PARCOURS 3 l’aviation anglaise, permettait là encore de lutter
La poésie de la Résistance, contre la politique de collaboration menée par
p. 88-95 Vichy au nord comme au sud de la ligne de dé-
marcation.
Enfin, la dernière déportée présentée dans
Histoire l’opérette est accusée d’avoir aidé des résistants
La Résistance (1940-1945) à rejoindre le maquis (l. 10, l. 26 à 33). En effet,
des résistant(e)s pouvaient participer à des ré-
COMPARER, p. 89 seaux militaires pour cacher des munitions, par-
1 Ces trois documents permettent d’insister sur ticiper à des attaques ou des sabotages du maté-
la diversité des actes de Résistance pendant la riel allemand. Des hommes et des femmes ont
période d’Occupation en France (1940-1944). gravité autour de ces réseaux en aidant ces mi-
Nous montrerons cela à partir de l’étude des litaires ; ce qui a rendu la tâche difficile pour les
personnages de femmes déportées apparaissant associations qui, à la Libération, ont essayé de
dans l’extrait de l’opérette rédigée par l’anthro- comptabiliser le nombre de résistants. On peut
pologue et résistante Germaine Tillion. par exemple citer le cas des helpers, des habi-
Tout d’abord, on peut résister en refusant la po- tants des zones rurales qui cachaient des avia-
litique active de collaboration menée par l’État teurs tombés dans leurs champs afin qu’ils ne
français dès 1940, notamment après l’entrevue soient pas repérés par la Gestapo ou les milices
de Montoire entre Hitler et le maréchal Pétain françaises.
(octobre 1940). Aussi Germaine Tillion pré- Il nous semble important de souligner, dans les
sente-t-elle une femme qui a été déportée car documents 2 et 3, la place des femmes à ces
elle cachait des juifs en France : « je cachais mouvements et réseaux de résistance. Les tra-
sans précaution / des juifs avec des nez trop vaux historiques (voir les articles de l’histo-
longs » (l. 8-9). En évoquant les stéréotypes vé- rienne Claire Andrieu) ont montré que les
hiculés par l’antisémitisme culturel de Vichy femmes occupaient une place centrale dans la
dans les affiches destinées à la collaboration, résistance, notamment dans le soin, l’accueil ou
Germaine Tillion dénonce un climat d’exclu- la transmission d’informations au maquis. Si
sion dans la France de Vichy. Ces hommes et certaines de ces actions étaient liées à la sphère
femmes ont reçu le titre de « Justes » pour avoir domestique, des femmes ont également porté
aidé des juifs durant la guerre. les armes ou ont participé à des sabotages.
Ensuite, des hommes et des femmes ont formé
des mouvements de résistance, c’est-à-dire 2 L’écriture occupe une place centrale dans la
qu’ils ont participé à des groupes plus ou moins résistance en France, soit parce qu’elle permet-
organisés chargés d’imprimer des tracts, des tait de transmettre des informations ou de dé-
textes, des discours, des affiches défendant les fendre des valeurs républicaines oubliées pen-
valeurs de la Résistance : la liberté, la résistance dant l’Occupation, soit parce qu’elle portait une
à l’occupation, la fraternité entre les citoyens, la image de l’homme menacée par la création des
lutte contre le nazisme… L’affiche de l’Union camps de concentration et des centres de mise à
des femmes françaises (document 3) reprend mort.
l’image républicaine de Marianne pour insister Le poème « Liberté » de Paul Éluard est une ode
sur le patriotisme afin de défendre une France à la solidarité et à l’espoir dans la France occu-
libre contre l’occupant nazi. La Résistance, en pée. L’anaphore permet ici de scander l’idée de
tant qu’organisation, œuvre pour le retour de la liberté, rappelant ainsi l’urgence de libérer les
République contre le régime antidémocratique territoires français de l’occupation allemande.
de Vichy. Cette idée reprend bien évidemment
55
L’écriture porte un acte d’engagement et parti- humanité en supprimant l’identité des dé-
cipe à la diffusion d’un esprit résistant, notam- porté(e)s (matricules, rasage, séparation des fa-
ment en parachutant ou en publiant clandestine- milles, triangles de couleur…). Or, certain(e)s
ment des écrits dans les mouvements de résis- déporté(e)s comme Germaine Tillion conti-
tance (presse clandestine, radio…). De plus, la nuaient d’écrire dans les camps à partir de
forme même du chœur dans l’opérette de Ger- feuilles récupérées dans les ateliers de produc-
maine Tillion montre l’importance de la solida- tion et cachées dans les baraques. Ainsi, l’opé-
rité et de la fraternité entre les individus dans un rette qu’elle rédige dès 1944 cherche à rappeler
climat de guerre. L’acte d’écrire est éminem- la force de l’art dans les camps : l’écriture porte
ment politique : parce qu’il porte l’engagement un acte de résistance intellectuelle dans une si-
d’un écrivain mais aussi parce qu’il permet de tuation qui cherchait au contraire à réduire
créer une communauté de lecture dans cette pé- l’homme à l’état d’animal. L’écriture permettait
riode de suspicion et de délation. ainsi de lutter contre ce que David Rousset a ap-
De plus, l’écriture permettait de rappeler l’hu- pelé « l’univers concentrationnaire » (lutter
manité des individus dans des circonstances ex- contre la mort, la torture, la difficulté de l’enfer-
trêmes où cette humanité était refusée aux pri- mement, la dépression…).
sonniers et déportés. En effet, l’un des princi-
paux objectifs des camps nazis était de nier cette

ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 89
Rédiger un poème en 1943

Critères de réussite Commentaires


 La proposition est rimée (suivies, croisées, embrassées) et la
contrainte est respectée jusqu’à la fin de l’écrit (travail sur le
rythme, figures de style, effets de répétition…).
 Les contraintes de la versification sont respectées.
 Le poème est en lien direct avec le poème de Paul Éluard (do-
cument n° 1). L’élève peut reprendre l’anaphore pour faire
Les contraintes du genre écho au poème étudié.
poétique et la construction  Les rapports entre le « je » et le « nous » sont bien posés afin
sont maîtrisées de mettre en évidence la participation du personnage à un mou-
vement/un réseau de la Résistance.
 La longueur de l’écrit est convenable.
 L’orthographe et la syntaxe sont soignées, la langue est cor-
recte.
 Une bibliographie soignée et ordonnée accompagne la produc-
tion.
 Les informations tirées des documents et des questions sont
bien intégrées à la production.
 Le contexte de la résistance est bien compris : place du secret,
organisation en réseau, diversité des profils participant à la ré-
sistance, atmosphère de guerre et de suspicion, collaboration
française et occupation allemande, séparation de la France
(zone libre et zone occupée…).
Le contexte historique de la  Le cas de la vie au maquis est explicitement présenté : les actes
Résistance et de l’Occupation de sabotages peuvent être évoqués, tout comme l’organisation
sont bien cernés en réseau. L’organisation clandestine est comprise.
 Le narrateur peut participer activement aux activités militaires
du maquis, mais il peut aussi aider ponctuellement ces résis-
tants grâce à son métier (mettre en relation des individus, sau-
ver des juifs, diffuser des tracts…)
 La présence des Alliés peut être mentionnée (aviation anglaise
dans le document n°1). Les tentatives d’unification de la Résis-
tance française (exposées dans le cours) peuvent être rappelées.
56
 Le métier du personnage est en lien avec l’activité de la résis-
tance (un paysan helper, un propriétaire de café qui aide à re-
joindre le maquis, un journaliste…).
 L’écrit peut insister sur la participation des femmes à la résis-
tance comme le font deux documents du dossier.
 Les raisons de la participation à la résistance et les valeurs dé-
fendues sont clairement identifiables à la lecture : lutte contre
Les motivations du résis-
l’oppression et le nazisme, défense de la liberté et de la répu-
tant/de la résistante sont bien
blique, défense de la fraternité et de la solidarité, rejet de la col-
expliquées
laboration et de l’antisémitisme d’État, etc.
 Le poème peut rappeler la place de la propagande du régime de
Vichy.
 Le poème doit insister sur l’importance de l’écriture littéraire
dans l’acte de résistance et dans l’engagement de l’individu.
 Le poème peut explorer les doutes et craintes du/de la résis-
tant(e).

1. Louis Aragon « blessé », v. 4, et doit faire face à un « duc in-


sensé »), qu’il doit dépasser pour prouver son
Les Yeux d’Elsa, « C »
amour à son « éternelle fiancée » (v. 10). La
strophe finale (v. 17-18) permet de réinterpréter
LIRE, p. 90 ces références médiévales en leur attribuant une
1 Ce poème peut d’abord frapper pour les jeux
valeur symbolique. On comprend alors que
sonores qu’il présente, ou susciter la surprise,
l’« éternelle fiancée » du v. 10 n’est autre que la
pour les images médiévales. Les élèves peuvent
France et que, à travers les références médié-
ainsi se questionner sur le rapport avec le pré-
vales, le poète évoque bien son amour pour la
sent du poète et sur le sens de l’évocation du patrie : malgré la défaite de l’armée, les Fran-
passé. La construction du poème peut aussi être
çais (le « chevalier blessé », v. 4) doivent faire
une cause d’étonnement, pour l’irruption bru-
affronter cette preuve d’amour et s’engager
tale du thème de la guerre ou encore pour l’évo-
pour la libération de leur patrie.
cation inattendue de la France dans la dernière
strophe du poème. 4 Le poème présente une construction sonore
très riche, à commencer par la répétition
2 Derrière les références médiévales du texte, le
presque incantatoire de la rime unique en -cé qui
poème parle bien de la situation de la France en
intervient à la fin des 18 octosyllabes : « Cé »,
1940. Le premier vers « J’ai traversé les ponts
« commencé », « passées » etc. La musicalité
de Cé » (v. 1) fait allusion à l’expérience du
du texte est accentuée par le recours aux allité-
poète et à l’épisode de la retraite de l’armée
rations (« le long lai des gloires », v. 12 ; les
française après la défaite. Les « voitures versées
« voitures versées », v. 13), aux assonances
» (v. 14) et les « armes désamorcées » (v. 15)
(« armes désamorcées », v. 15), aux homo-
renvoient de manière claire à la guerre. L’apos-
phones (« Cé », v. 1 / « C’est », v. 2 ; « lait »,
trophe finale à la patrie (v. 17 : Ô ma France ô
v. 11 / « lai », v. 12), ou à la paronomase
ma délaissée ») évoque le sentiment de détresse
(« armes », v. 15 / « larmes », v. 16). Ce travail
du poète face à la situation politique de la
sur les sonorités donne au texte une efficacité et
France.
un charme délicat.
3 Par ses références médiévales, le poème
5 Le titre du poème, « C » peut d’abord être en-
semble faire allusion au monde de la chevale-
tendu comme une référence à l’épisode biogra-
rie : « chevalier » (v. 2), « château » (v. 7), phique de la traversée du pont de Cé. Par ail-
« duc » (v. 7), « fossés » (v. 8). La situation
leurs, réduit à la seule lettre C, le titre introduit
évoquée rappelle celle de l’épreuve d’amour
et anticipe la rime unique du poème et le son qui
dans les romans médiévaux (d’où l’allusion à la
marque particulièrement le lecteur. Par là, le
« chanson des temps passés », v. 3) : le cheva-
titre « C » devient l’image symbolique de l’en-
lier est confronté à des difficultés (il est

57
gagement du poète (« c’est là que tout a com- 2. Robert Desnos
mencé », v. 2). Comme la traversée du pont de
L’Honneur des poètes,
Cé a signifié pour le poète l’entrée en résistance,
la répétition du phonème en rime sonne comme « Ce cœur qui haïssait la guerre... »
un appel à l’engagement des lecteurs.
LANGUE, p. 91
RECHERCHER, p. 90 La construction syntaxique de la phrase sépare
6 La traversée du pont de l’Épée est l’une des le sujet « Ce cœur qui haïssait la guerre » de la
épreuves les plus célèbres que le chevalier Lan- phrase principale « voilà qu’il bat pour le com-
celot affronte pour libérer sa bien-aimée, la bat et la bataille », où le sujet est repris par le
reine Guenièvre. Pour atteindre le château où pronom « il » (= voilà que ce cœur qui haïssait
Méléagant la tient captive, Lancelot est obligé la guerre bat pour le combat et la bataille). Ce
de traverser un pont tranchant comme une épée. procédé de mise en relief permet au poète de
Il dépasse les difficultés en regardant droit vers mieux opposer le passé et le présent, le senti-
le château où Guenièvre est prisonnière et sans ment pacifiste et l’engagement belliqueux dans
se soucier des blessures qu’il en retire. Cet épi- la Résistance.
sode permet de mieux comprendre les réfé-
rences médiévales : le poète s’identifie à Lance- LIRE, p. 91
lot, qui doit libérer sa bien-aimée prisonnière, 1 Les élèves peuvent être touchés par les diffé-
image de la France sous l’occupation alle- rents sentiments évoqués dans le poème, voire
mande. interloqués par les contradictions qui indiquent
l’état de dilemme du poète, entre le rejet de la
RÉCITER, p. 90 violence et l’engagement pour la liberté. L’élan
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui- lyrique final peut aussi susciter l’adhésion émo-
vante aux élèves : tionnelle des lecteurs, appelés à partager l’enga-
Critères de réussite Commentaires gement du poète.
La récitation respecte 2 Le poème commence par évoquer les senti-
le schéma métrique. ments du poète (« ce cœur » du v. 1 est bien le
La récitation reproduit le cœur du poète) et l’opposition entre le passé et
rythme du vers. le présent (marquée par la différence des temps
verbaux), dans les six premiers vers. Le v. 7
La récitation est attentive
marque un passage : par le recours à l’impératif
aux effets sonores.
(« Écoutez »), le poète s’adresse désormais à
ses concitoyens. C’est ainsi que dans la dernière
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 90 partie du poème, la perspective s’élargit à l’en-
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui- semble des Français. La comparaison entre le
vante aux élèves : v. 1 « Ce cœur qui haïssait la guerre » et le v. 16
(« ces cœurs qui haïssaient la guerre ») montre
Critères de réussite Commentaires que l’élan du poète est désormais envisagé
Le texte distingue les deux comme un engagement collectif.
moments de la réception du
poème. 3 La guerre est très présente dans ce poème :
« guerre » (v. 1, 13, 16), « combat » (v. 1, 6),
Le texte utilise des arguments « bataille » (v. 1), « sang brûlant », « salpêtre »,
pertinents. « haine » (v. 3), « émeute » (v. 6), « assaut »
L’expression est correcte. (v. 10), etc. Malgré l’insistance sur les violences
de la guerre, le poème transfigure cette image
du combat en affrontement épique, grâce à la
ponctuation expressive (v. 1, 12), aux ana-
phores (v. 1/v. 2 ; v. 4/v. 5) et surtout grâce à
l’amplification (« des millions d’autres cœurs »,
v. 8 ; « des millions de cervelles », v. 11 ; « des
millions de Français », v. 15) qui donne à l’en-
gagement du poète une dimension universelle.

58
L’allitération au v. 1 (« voilà qu’il bat pour le Dès lors, l’image du cœur prend toute sa valeur
combat et la bataille »), fondée sur la polysémie symbolique. Siège symbolique des affections et
du verbe « battre » (« se battre » en guerre, ou des sentiments, le cœur est aussi l’organe du
« battre » au sens de « palpiter ») montre com- courage dont les Français doivent faire preuve
ment l’idée de la guerre est re-sémantisée pour en ce moment difficile. C’est ainsi que l’image
renvoyer à cet élan fraternel vers la liberté. du battement du cœur se confond avec l’appel
au combat, comme le soulignent bien le jeu sur
RECHERCHER, p. 91 les sonorités au vers 1 « voilà qu’il bat pour le
4 Les couleurs sombres et la construction géo- combat et la bataille » qui exploite la polysémie
métrique de l’espace renforcent l’image d’un du verbe « battre », et la comparaison au v. 6 :
lieu enfermé et contribuent à créer une atmos- « comme le son d’une cloche appelant à
phère carcérale. Le tableau n’est pas sans rappe- l’émeute et au combat ». Le rythme binaire qui
ler le contexte historique de l’Occupa-tion : les domine dans l’ensemble du poème et le travail
couleurs traduisent la tristesse et le désespoir ; sur les sonorités, avec les allitérations en « b »
le sentiment d’étouffement qui s’y dégage peut aux vers 8-10 (« bruit », « battant », « battent »,
être rapproché de la situation de la France occu- « besogne », « bruit »), transfigurent poétique-
pée. ment ce concert de pulsations collectives. Ainsi
le poème devient-il lui-même ce cœur palpitant
VERS LE COMMENTAIRE, p. 91 qui appelle au courage et au combat.
Ce poème témoigne de l’engagement de l’au-
teur dans les combats de la Résistance.
Le poème présente en effet une prise de position 3. Maurice Druon et Joseph Kessel
personnelle forte du poète malgré les réticences
« Le chant des partisans » (1943)
qu’il éprouve face à l’usage de la violence. Dès
le premier vers du texte, l’auteur fait part de la
situation paradoxale dans laquelle il se trouve : LIRE, p. 92
1 Les élèves peuvent être sensibles au rythme
« Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat
pour le combat et la bataille ! ». Le parallélisme du poème et à l’appel au rassemblement qu’il
contient. Les apostrophes « Ami » (v. 1, 2, 14),
à l’intérieur du vers et entre les v. 2 et 3 permet
« camarades » (v. 5), « compagnons » (v. 16)
d’opposer les deux situations, pacifisme et né-
peuvent les interpeller, de même que les invita-
cessité de se battre. En même temps l’opposi-
tions à l’impératif (« montez », « descendez »,
tion entre l’imparfait (« haïssait », v. 1 ; « bat-
v. 5 ; « sortez », v. 6 ; « tuez », v. 7 ; « chan-
tait », v. 2) et le présent (« bat », v. 1 ; « se
tez », v. 16).
gonfle », « envoie », v. 3 ; « mène », v. 4)
montre que le rejet de la violence affiché dans
2 Le poète s’adresse ici à l’ensemble du peuple
le passé est dépassé par la situation présente
français : l’accumulation au v. 3 « Partisans,
d’urgence.
ouvriers et paysans » montre qu’il s’agit d’un
C’est ainsi que le poème devient un appel pas-
appel général, adressé à des catégories profes-
sionné à la révolte au nom de la liberté : « Ré-
sionnelles variées et représentatives ; par ail-
volte contre Hitler et mort à ses partisans ! »
leurs, par des termes comme « ami » (répété en
(v. 12). Le mot « Liberté », inscrit au centre du
anaphore aux deux premiers vers du poème,
v. 14, avec une majuscule et mis en relief grâce
puis repris au v. 4), « camarades » (v. 5),
à l’expression « un seul mot » souligne l’impor-
« frères » (v. 9), « compagnons » (v. 16), ou en-
tance de la valeur pour laquelle le poète s’en-
core par le passage à la première personne du
gage. Par ailleurs, l’engagement personnel du
pluriel « nous » au v. 9 (répété de manière em-
poète se transforme au cours du texte en combat
phatique au v. 12 : « nous on marche, nous on
collectif. Dans une structure circulaire, le der-
tue, nous on crève »), le poète suggère le senti-
nier vers du poème (« Ces cœurs qui haïssaient
ment de fraternité et d’unité qui anime le groupe
la guerre », v. 16) reprend le premier (« ce cœur
des résistants. Le poète appelle ainsi tous les ci-
qui haïssait la guerre »), mais le passage du sin-
toyens à l’insurrection contre l’oppression de
gulier au pluriel montre que la cause défendue
l’ennemi, symbolisée dès le premier vers par
par le poète est désormais envisagée comme un
l’image du « vol noir du corbeau sur nos
enjeu collectif. Les hyperboles « des millions
plaines ».
d’autres cœurs » (v. 8) et « des millions de fran-
çais » (v. 15) insistent sur l’étendue du combat.

59
3 Le combat des partisans est un combat violent, réadapter en français et de l’utiliser comme gé-
comme le montrent l’énumération des armes au nérique d’« Honneur et Patrie », émission de
v. 6 (« les fusils, la mitraille, les grenades ») et Radio-Londres adressée à la « France libre ».
le champ lexical de la guerre (« sang », v. 4, 15 ; C’est ainsi que le nouveau « Chant des parti-
« tueurs à la balle et au couteau », v. 6 ; « sabo- sans » devient l’hymne emblématique de la ré-
teur », « dynamite », v. 8). La personnification sistance française et obtient un énorme succès
de la France, le « pays qu’on enchaîne » (v. 2), qui ne s’est jamais démenti. On peut compter
rappelle la nécessité de libération. Malgré les aujourd’hui de nombreuses reprises et adapta-
violences, il s’agit donc d’un combat justifié par tions de cette chanson qui est par ailleurs clas-
l’oppression de l’ennemi (v. 4 : « l’ennemi con- sée, depuis 2006, monument historique comme
naîtra le prix du sang et des larmes ») et par la objet de mémoire.
situation à laquelle le peuple est réduit, comme
l’indique le v. 10 : « la haine à nos trousses, et REGARDER, p. 92
la faim qui nous pousse, la misère ! ». La rime 7 L’image est nettement divisée en deux parties.
interne (« trousses » / « pousse »), la construc- En haut, en rouge, un paysage avec des arbres,
tion syntaxique de la phrase et la ponctuation une église, un petit cimetière représenté par des
expressive soulignent particulièrement le der- croix à côté de l’église, des soldats qui montent
nier terme, « misère », séparé par l’hyperbate, et la garde et, dans le ciel, des oiseaux que le vers
donnent une force pathétique au propos. reproduit dans la partie supérieure de l’image
nous invite à identifier avec des corbeaux.
4 Le poème se clôt sur une image saisissante : En bas, au premier plan, deux partisans pointent
« chantez compagnons dans la nuit la liberté leurs fusils ; le premier partisan vient vraisem-
vous écoute ». La personnification de la liberté blablement de tirer, comme le montre la fumée
et son interaction avec les partisans rappelle que qui sort de la bouche. Tout oppose les partisans
l’engagement du poète est surtout en défense de et les soldats sur le fond. Les couleurs, allusion
la liberté. Pour atteindre cet objectif, les parti- au drapeau tricolore, opposent le rouge du sang
sans doivent par ailleurs faire preuve d’unité et répandu par les ennemis au bleu des partisans
de fraternité. Ces deux combats sont bien résu- qui sont mis en avant par leur taille, leur posi-
més au v. 9 : « C’est nous qui brisons les bar- tion dans l’image, le courage et la bravoure dont
reaux des prisons pour nos frères ! », où l’image ils font preuve. Ils sont donc présentés comme
de la libération de la prison rejoint l’évocation de vaillants guerriers, prêts à se battre courageu-
de la fraternité entre concitoyens. Le combat sement pour leurs idées.
pour la liberté ne saurait être efficace sans cette
dimension collective. ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 92
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
ÉCOUTER, p. 92 vante aux élèves :
5 La réponse peut varier en fonction de la ver- Critères de réussite Commentaires
sion choisie par les élèves. De manière générale,
la musique présente un rythme de marche, Le choix des chansons
simple et répétitif, qui s’avère être facile à mé- est pertinent.
moriser et donc particulièrement adapté à être Les introductions proposent
retenu, ce qui peut aider à expliquer le succès du un aperçu cohérent.
chant comme hymne de la résistance.
La présentation est adaptée.
RECHERCHER, p. 92 L’expression est correcte.
6 Le Chant des partisans tire son origine d’une
chanson, d’abord composée en russe par Anna
Marly. Cette jeune chanteuse russe installée en
France avait fui en Angleterre en 1940 et pris
contact avec des groupes de résistants. En 1943,
Anna Marly compose, sur un motif inspiré
d’une mélodie slave traditionnelle, une
« Marche des partisans » en russe. Joseph Kes-
sel et son neveu Maurice Druon décident de la

60
4. René Char REGARDER, p. 93
3 Le tableau de Georges de La Tour représente
Feuillets d’Hypnos (1943-1944)
un vieillard (peut-être le personnage biblique de
Job). Assis dans l’obscurité, à moitié nu, il
LANGUE, p. 93 tourne son regard vers une femme qui se tient
Dans cette phrase, la structure syntaxique pré- debout à sa droite, une bougie à la main et fait
sente une inversion entre sujet et verbe, inhabi-
un geste de la main gauche pendant qu’elle lui
tuelle dans le modèle de phrase canonique.
parle. Même si aujourd’hui les critiques pensent
Cette structure s’explique par le fait que le poète
qu’il représente un épisode de la Bible, le ta-
sélectionne ici entre le thème (constitué d’élé-
bleau a longtemps été connu sous le titre Le Pri-
ments à faible valeur d’information) et le prédi-
sonnier car la scène faisait penser à un prison-
cat (qui contient l’essentiel du message). L’ad-
nier visité. Le titre et la situation représentée ont
verbe de temps « alors » fonctionne ici comme
suscité l’intérêt de René Char qui pouvait y voir
thème de la phrase, ce qui entraîne la postposi-
une allusion à la situation politique contempo-
tion du sujet. Cette structure permet au poète
raine. Le prisonnier était pour lui l’image de la
d’attirer l’attention sur la partie prédicative, en
France occupée ; la femme qui éclaire l’image
particulier sur le dernier mot « épreuve », qui
avec sa bougie représente la Résistance et l’es-
non seulement introduit toute la suite du frag-
poir de libération.
ment poétique mais en offre aussi d’emblée une
interprétation.

LIRE, p. 93 5. Paul Éluard


1 Les élèves peuvent avoir ressenti le suspense Hommages (1950), « Légion »
suscité par le récit de Char, ou l’identification
que l’usage de la première personne encourage. LANGUE, p. 94
Ils peuvent aussi avoir été émus par l’horreur Désignant originairement une unité de l’armée
des faits relatés ou révoltés par la froideur des romaine, le mot « légion » est utilisé à partir du
S.S. XVIe siècle pour indiquer un régiment, surtout
d’infanterie. Le premier sens du mot est donc
2 À travers ce récit, le poète se propose d’émou- militaire et semble d’autant plus adapté à carac-
voir le lecteur. D’abord, le recours à la première tériser les résistants du « groupe Manouchian »
personne du singulier et au point de vue interne qu’il est souvent utilisé pour définir un régiment
(le poète observe la scène depuis sa fenêtre : « je de volontaires étrangers engagés au service de
pouvais suivre de la fenêtre », l. 14-15 ; « alors l’armée française, la célèbre « Légion étran-
apparut… la marée des femmes », l. 26-27 ; gère ». En présentant les résistants comme une
« maintenant des yeux anxieux et bons regar- « légion », le titre renvoie donc d’emblée à l’en-
daient dans ma direction ») encourage l’identi- gagement militaire de la résistance, à l’implica-
fication du lecteur avec le personnage. Les tion volontaire et à l’origine de ces « terroristes
phrases courtes et liées par parataxe (par ex. étrangers ». Mais le mot « légion » peut égale-
l. 16-19 : « Pas un des miens n’était présent au ment désigner la décoration de l’Ordre national
village. Cette pensée me rassura. À quelques ki- de la « Légion d’honneur », institué par Napo-
lomètres de là, ils suivraient mes consignes et léon en 1802, qui récompense des services civils
resteraient tapis. Des coups me parvenaient, et militaires importants. Grâce à cette polysé-
ponctués d’injures... »), l’usage de l’infinitif mie, le titre présente ce poème comme un hom-
narratif en énallage (l. 22 : « et coups de pied et mage rendu aux résistants.
coups de crosse de pleuvoir ») permettent de
donner du rythme à la narration et d’appuyer le LIRE, p. 94
suspense. Le poète se propose aussi de dénoncer 1 Les élèves peuvent être touchés par l’évoca-
la violence injustifiée des S.S., en particulier à tion de la dimension universelle du sacrifice des
travers les épisodes du « vieux dur d’oreille » partisans et par le thème de la mémoire qui
(l. 7-9) et du jeune maçon (l. 19-26). La fin du prend une importance particulière. De même, le
fragment poétique laisse néanmoins au lecteur passage de l’idée de vengeance à celle de justice
un message d’espoir et montre que la solidarité peut interpeller et faire réfléchir les élèves.
et la fraternité peuvent permettre d’avoir le des-
sus sur les ennemis. C’est à ce message positif 2 La justice est un thème important et prend
que le lecteur est appelé à adhérer. dans ici deux dimensions différentes. C’est
61
d’abord la justice qui guide le combat des résis- sont vivants pour toujours ». Grâce à la mé-
tants (v. 5-6 : « C’est que des étrangers comme moire que le poème permet à son tour de nour-
on les nomme encore / Croyaient à la justice ici- rir, le passé n’entre pas seulement en relation
bas et concrète »). L’adverbe de lieu « ici-bas » avec le présent mais se projette également dans
et le qualificatif « concrète » définissent une le futur. C’est ainsi sur une série de quatre
justice terrestre et tangible ; cet idéal de justice verbes au futur que se clôt le poème, comme une
prend une valeur universelle dans la mesure où sorte de message prophétique d’espoir : « Et
ces étrangers s’engagent pour la libération de la lorsqu’on n’entendra que cette voix sur terre /
France, au nom de la fraternité : v. 9 « la liberté Lorsqu’on ne tuera plus ils seront bien vengés /
d’un peuple oriente tous les peuples ». À côté de Et ce sera justice ».
la justice considérée comme la finalité de l’ac-
tion des résistants, il existe une autre forme de REGARDER, p. 94
justice, associée au devoir de mémoire. Les der- 4 Dans cette affiche, tout contribue à présenter
nières strophes du poème montrent en particu- les résistants comme des criminels. Les images
lier que, grâce au travail de la mémoire, la ven- des partisans apparaissent sur un fond rouge qui
geance cède désormais à l’idée supérieure de rappelle la couleur du sang et chaque photo est
justice. Si, en mourant, « ils ont crié ven- affichée dans un médaillon qui rappelle par sa
geance » (v. 16), le désir de justice qui animait forme le trou d’une balle. Les images, disposées
leur action ne peut avoir comme effet que de en triangle renversé, s’achèvent sur la présenta-
nourrir la vie des autres, comme l’indique la tion de Manouchian, le « chef de bande ». Au-
métaphore de l’écho v. 18 (« le seul vœu de jus- dessous, des photos d’actes de sabotage, de
tice a pour écho la vie »). C’est alors en aban- corps criblés de trous, de déraillements,
donnant la violence et en laissant la place à la d’armes : tout cela permet de présenter les résis-
paix que ces partisans seront vraiment vengés : tants comme des terroristes. Le texte qui accom-
« Lorsqu’on ne tuera plus ils seront bien vengés pagne les images (« Des libérateurs ? La libéra-
/ Et ce sera justice ». L’antithèse « Lorsqu’on ne tion par l’armée du crime ! ») renforce cette
tuera plus ils seront bien vengés / Et ce sera jus- idée et présente toute l’affiche comme une dé-
tice », les deux antonymes « vengés » / « jus- monstration de cette thèse. Les didascalies qui
tice » placés en position forte en fin de vers, la accompagnent les photos des partisans insistent
particularité de la dernière strophe qui, réduite à sur leur origine étrangère (« polonais, arménien,
un seul vers de 6 syllabes, semble interrompre hongrois » etc.), leur appartenance au peuple
le poème à l’hémistiche d’un alexandrin, don- juif ou leurs idées politiques (« rouge » pour
nent toute son importance à cette idée de justice « commu-niste »). L’affiche s’appuie ainsi sur
qui prend désormais la place de la vengeance. la xénophobie, l’antisémitisme et la peur du
communisme pour décrédibiliser la Résistance.
3 Le poète oppose le passé, moment de l’action
des partisans, notamment évoqué dans le poème VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, p. 94
grâce à l’imparfait (« croyaient », v. 6 ; Entré dans la Résistance en 1942, Paul Éluard
« avaient », v. 7 ; « savaient », v. 8 ; « tuait », rassemble et publie clandestinement ses
v. 17) et le présent. Dans les deux premières poèmes, dans lesquels il dénonce l’occupation
strophes, le présent insiste sur les conséquences allemande et célèbre son désir de liberté. Dans
de l’engagement des « vingt-trois terroristes le poème « Légion », publié dans le recueil
étrangers » tandis que le passé revient sur les Hommages, paru quelques années après la fin de
valeurs de justice et de fraternité universelle sur la guerre, en 1950, le poète célèbre les vingt-
lesquelles cet engagement se fondait trois résistants étrangers du « groupe Manou-
(strophe 2) : le passé est donc envisagé comme chian », fusillés par les Allemands le 21 février
le fondement du droit de parole (v. 1-2), de l’es- 1944. Même si l’expérience de la Résistance est
poir et de la « sagesse » (v. 4) dont le poète jouit désormais évoquée avec un regard rétrospectif,
au présent. Dans les deux dernières strophes, ce le poème atteste de l’engagement intact du
rapport entre passé et présent s’articule dans les poète.
termes de la mémoire : le présent permet de per-
pétuer la mémoire des hauts faits du passé et du Dans les deux premières strophes, le poète re-
sacrifice des résistants : « ces étrangers d’ici qui monte de son présent (1re strophe) au passé et au
choisirent le feu / Leurs portraits sur les murs témoignage offert par les partisans du groupe
« Manouchian » (2e strophe). C’est l’occasion

62
pour souligner les effets produits par la Résis- universel qui non seulement décrit et commente
tance, la possibilité de récupérer la liberté d’ex- les agissements des partisans étrangers morts
pression (v. 1-2 : « le droit de dire en français pour cet idéal, mais s’offre au lecteur comme un
aujourd’hui / Ma peine et mon espoir ma colère modèle de comportement à suivre et à repro-
et ma joie »), et de poursuivre le même combat, duire. Il s’agit en effet d’une loi morale congé-
présenté de manière méliorative et hyperbolique nitale à l’homme, que chacun peut trouver dans
comme « notre rêve immense et notre sagesse ». son cœur : « et qui ne se refuse à son cœur sait
Cette opposition temporelle entre le présent de sa loi » (v. 11).
la première strophe et le passé de la deuxième
se double d’une opposition entre le « français » Les deux dernières strophes reviennent sur le
du v. 1 et les « étrangers » du v. 5, ce qui ren- rapport entre le passé et le présent, envisagé
force la portée universelle du message des par- cette fois comme une exaltation de la mémoire,
tisans morts pour la liberté. La structure syn- ainsi que le soulignent l’image du vers 14
taxique « si... » (v. 1) / « c’est que... » (v. 5), (« leurs portraits sur les murs sont vivants pour
renforcée par la répétition de « si... » en ana- toujours ») et la métaphore du vers 15 (« un so-
phore au v. 3, marque le rapport de cause à effet leil de mémoire éclaire leur beauté »). Le poète
et met en valeur l’action des résistants. À travers célèbre le sacrifice de « ces étrangers d’ici »
l’usage des pronoms personnels on mesure alors (v. 13), désormais envisagé comme une entre-
comment l’engagement personnel du poète de- prise qui leur a permis d’obtenir l’immortalité
vient un élan universel nourri par le témoignage malgré leur mort, ou même grâce à leur mort :
des partisans morts : à la première personne du les mots du champ lexical de la vie s’accumu-
singulier (« j’ai », v. 1 ; « ma peine », « mon es- lent (« vivants », v. 14 ; « vivre », v. 16 ;
poir », « ma colère », « ma joie », v. 2) succède « vie », v. 17 et 18), et le renversement opéré
la première personne du pluriel (« notre rêve », par le témoignage de leur mort héroïque est sou-
« notre sagesse », v. 3), avant de céder la place ligné par la tournure paradoxale du vers 17 :
à la troisième personne du pluriel à la deuxième « leur vie tuait la mort ». C’est ce travail sur la
strophe. mémoire qui permet finalement de dépasser
Cette deuxième strophe insiste sur les valeurs l’attente d’une vengeance dans la perspective
défendues par les combattants. D’abord, la jus- d’une justice plus générale : « Lorsqu’on ne
tice, une justice terrestre et concrète (v. 6 : « la tuera plus ils seront bien vengés / Et ce sera jus-
justice ici-bas et concrète »). Par ailleurs, le tice » (v. 20-21). L’écriture poétique et l’enga-
poète utilise à deux reprises le qualificatif gement du poète contribuent à alimenter ce tra-
d’« étrangers » (v. 5 et v. 8), qu’il renverse au vail de mémoire : les images des vers 14 et 15
nom d’une fraternité et d’une patrie univer- peuvent aussi être interprétées comme des allu-
selles : « ces étrangers savaient quelle était leur sions au poème lui-même. En tout cas, à la fin
patrie » (v. 8). Cet élan universel est bien souli- du texte le ton se fait prophétique et, par le re-
gné par l’emploi du chiasme au v. 7 : « ils cours au futur, adresse un message au lecteur,
avaient dans leur sang le sang de leurs sem- en l’appelant à reproduire le même appel à la
blables ». Les verbes utilisés pour caractériser justice : « Et lorsqu’on n’entendra que cette
les résistants, « croyaient » (v. 6) et « savaient » voix sur terre / Lorsqu’on ne tuera plus ils seront
(v. 8), soulignent leur engage-ment conscient et bien vengés / Et ce sera justice » (v. 19-21). Le
responsable. dernier vers s’interrompt brusquement à l’hé-
La troisième strophe rend explicite ce sentiment mistiche et reste en suspens, en isolant de ma-
de fraternité. Le parallélisme au v. 9 (« la liberté nière emphatique le mot « justice », comme
d’un peuple // oriente tous les peuples » et le pa- pour laisser au lecteur le soin de compléter cette
rallélisme entre le v. 9 et le v. 10 (« oriente tous dernière strophe qui reste encore à écrire.
les peuples » / « enchaîne tous les hommes »)
avec la répétition emphatique de l’adjectif Ainsi, le texte témoigne bien de l’engagement
« tous » souligne le caractère universel de l’ap- de l’auteur. Après avoir évoqué les conséquen-
pel à la justice et du témoignage des partisans. ces actuelles de l’appel à la justice des partisans
L’usage du présent de vérité générale étrangers fusillés par les Allemands, le poète
(« oriente », v. 9 ; « enchaîne », v. 10 ; « re- inscrit dans son texte un message de liberté et
fuse », « sait », v. 11) et le recours à la modalité de fraternité universelle. Une célébration de la
déontique (« il faut », v. 12) contribuent à pré- mémoire et un appel à perpétuer la leçon de ces
senter les réflexions du poète comme un appel partisans à l’avenir. On retrouve une semblable

63
invitation à la mémoire dans le poème de Primo froid », v. 13), en leur retirant jusqu’à leur hu-
Levi, à propos de l’horreur des camps de con- manité qui se manifeste dans ses traits caracté-
centration. ristiques (le « nom », v. 11, les « yeux », v. 13 ;
le « sein », lieu des émotions et du cœur, v. 13).
Ainsi la comparaison finale associe-t-elle le pri-
6. Primo Levi sonnier à un animal, « une grenouille en hiver »
(v. 14) et le vers 5, répété de manière presque
Si c’est un homme (1947)
identique au v. 10 souligne cette déshumanisa-
tion.
LIRE, p. 95
1 On peut imaginer que les élèves se sentent
4 La dimension testimoniale du poème s’asso-
particulièrement interpellés par le « vous » qui
cie à un appel à cultiver la mémoire qui inter-
ouvre le texte aux v. 1 et 3, et par l’appel que le
pelle le lecteur grâce à une longue suite d’impé-
poète adresse à ce « vous » dans la partie finale
ratifs, ponctuée par la répétition de l’impératif
du texte. De même, la malédiction finale peut
négatif (« n’oubliez pas », v. 15 ; « ne l’oubliez
questionner les élèves et susciter des réactions
pas », v. 16) et par les trois impératifs « gra-
diverses. L’évocation de la dureté des condi-
vez » (v. 17), « pensez-y » (v. 18) et « répétez-
tions de vie dans les camps de concentration
les » (v. 20). La métaphore épigraphique (« gra-
peut susciter de la compassion, de la colère, de
vez ces mots dans votre cœur ») insiste sur la
l’indignation...
nécessité de dépasser l’oubli en s’appuyant sur
une mémoire émotionnelle durable. Ce travail
2 Le poème n’est pas divisé en strophe mais
de mémoire implique aussi bien la sphère émo-
possède néanmoins une structure claire. Après
tionnelle (« le cœur ») que celle intellectuelle
l’adresse au destinataire dans les v. 1-4, suivent
(« pensez-y ») et présente une dimension totali-
deux requêtes parallèles énoncées à l’impératif
sante, car elle doit s’étendre partout (« chez
et mises en valeur par l’usage de l’italique :
vous, dans la rue », v. 18), à tout moment (« en
« Considérez si c’est un homme » (v. 5) ;
vous couchant, en vous levant ») et concerner
« Considérez si c’est une femme » (v. 10). Cha- les générations futures (v. 20). La malédiction
cune de ces deux injonctions est suivie d’une
finale synthétise les conséquences de l’oubli : à
description de la vie dans les camps de concen-
travers l’image de la maison (v. 21), de la mala-
tration (v. 6-9 et v. 11-14). Le poète formule en-
die (v. 22) et de la dégénérescence des enfants,
suite un appel à la mémoire, toujours dans une
c’est la société tout entière qui est menacée dans
modalité injonctive (v. 15-20), avant de clore le
ses fondements.
poème sur une malédiction (v. 21-23). La struc-
ture du poème rappelle celle d’une prière :
COMPARER, p. 95
adresse, rappel du passé, requête, malédiction
5 Comme le poème de Primo Levi, le tableau
en cas de non-respect. Cet aspect est renforcé
d’Otto Dix est un témoignage poignant et un ré-
par le fait que les vers 17-20 contiennent des
quisitoire contre la vie dans les camps de con-
renvois précis au texte du Shema, la principale
centration. Derrière les barbelés, un numéro ma-
prière juive
tricule et des visages émaciés à peine reconnais-
sables, dont la couleur verte traduit picturale-
3 L’image que ce poème donne des camps de
ment la pâleur, dénoncent la déshumanisation
concentration est crue, et renverse l’image posi-
des prisonniers. Leurs grands yeux creux et
tive et paisible des premiers vers. La description
vides regardent droit pour interpeller le specta-
des camps est faite à partir des effets qu’ils pro-
teur, susciter sa compassion et le rappeler à son
duisent sur un homme (v. 6-9) et sur une femme
devoir de mémoire.
(v. 11-14). Les vers 6-9 insistent sur la peine et
les difficultés de la vie dans un camp de concen-
tration : la gradation des verbes, renforcée par
l’anaphore de « qui » au début de chaque vers,
souligne de manière pathétique la situation des
prisonniers et l’arbitraire de leur condition
(« qui meurt pour un oui pour un non »). Les
vers 11-14 soulignent la privation et la dépos-
session (« a perdu », v. 11 ; « vides », v. 13) qui
assimilent les prisonniers à des morts (« le sein
64
PARCOURS 4 2 La domination coloniale française s’exerce
sous diverses formes.
La poésie de la négritude, Les citations du document 3, « loin de toute sur-
p. 96-103 veillance européenne, (M. le ministre des Colo-
nies) » (l. 17-18) montrent la domination poli-
Histoire tique : la colonisation est d’abord la mise sous
Être noir à l’époque coloniale tutelle d’un territoire et de sa population par une
(1830-1960) autorité administrative et militaire qui impose
les règles de la métropole colonisatrice.
COMPARER, p. 97 La domination coloniale s’exerce également par
1 Les documents 1 et 2 permettent d’identifier l’exploitation économique du territoire et des
les arguments avancés par les colonisateurs populations. Albert Londres dans le document 3
pour justifier la colonisation et l’exploitation décrit les conditions de travail sur le chantier de
des populations. la ligne de chemin de fer « Congo-Océan ».
D’abord, il s’agît d’un positionnement moral : Cette ligne de 520 km doit permettre de trans-
« Le nègre sauvage et barbare est capable de porter le coton du Tchad, le bois du Gabon, les
toutes les turpitudes » (l. 1 et 2) puis « le minerais du Congo, le latex… c’est-à-dire les
manque de toute idée de progrès, de toute mo- ressources exploitées en Afrique équatoriale
rale ne lui permet pas de se rendre compte de la française au service de la puissance industrielle
valeur incalculable, de la puissance infinie du métropolitaine vers le port de Pointe noire, et
travail, et ses seules lois sont ses passions bru- éviter de dépendre des axes de communication
tales, ses appétits féroces, les caprices de son belges. Aussi, pour ce chantier pharaonique, sur
imagination déréglée. » (l. 8 à 13). On identifie des territoires difficiles (jungle, marécages, ra-
ici le complexe de supériorité de l’Homme vins...), le gouverneur instaure le travail forcé
blanc qui considère les peuples noirs comme pour construire, tunnels, ponts, viaducs. La plu-
non-civilisés, oscillant entre la sauvagerie ani- viométrie importante aggrave les conditions de
male comme le montrent les termes « féroces » travail. « Le nègre remplaçait la machine, le ca-
ou « brutales » et l’immaturité de l’enfant : mion, la grue » (l. 3-4), « Pour porter les barils
« passions », « caprices », « imagination ». Ce de ciment de cent trois kilos « les Batignolles »
position-nement est assez classique et donc n’avaient pour tout matériel qu’un bâton et la
l’Homme blanc se doit de conduire l’Homme tête de deux nègres ! » (l. 4 à 7) : les hommes
noir vers la civilisation, de l’élever vers le pro- remplacent les machines, car la main d’œuvre
grès et la raison : c’est la mission civilisatrice coûte moins cher que le matériel et les colonies
qui permet de justifier la colonisation en mas- doivent coûter le moins possible à la métropole.
quant les motivations réelles, économiques et Les travailleurs sont réquisitionnés au sein de la
politiques. population locale, entassés dans des camps et
Le document 2 montre que cette argumentation chichement rémunérés. C’est plus de 20 000
morale est consolidée par une justification hommes qui seront mobilisés sur ce chantier.
scientifique. En 1859, Charles Darwin publie « Épuisés, mal traités par les capitas » (l. 12),
L’Origine des espèces, il y développe la théorie « blessés, amaigris, désolés, Ses nègres mou-
de l’évolution et affirme la descendance ani- raient en masse. (l. 16-17), « maris, frères, fils,
male de l’homme tout en étant convaincu de la ne revenaient pas. C’était la grande fonte des
perfectibilité et du méliorisme social. Ses théo- nègres ! Les huit mille hommes promis aux
ries sont reprises pour établir des classifications « Batignolles » ne furent bientôt plus que cinq
notamment dans le cadre d’études anthropomé- mille, puis quatre mille, puis deux mille. Puis
triques qui mesurent et comparent l’anatomie dix-sept cents ! Il fallut remplacer les morts, re-
des peuples du monde. Ces travaux scienti- cruter derechef. (l. 22 à 28) : ces citations mon-
fiques contribuent à établir le concept (évidem- trent la violence psychologique et physique du
ment invalide aujourd’hui) de race puis à cons- travail forcé imposé aux populations locales.
truire une hiérarchie des races. Ainsi, l’état de Certes l’esclavage n’existe plus mais les
sauvagerie ou d’immaturité se trouve justifié peuples colonisés n’ont pas le choix : ils se sou-
par un retard dans l’évolution, par la proximité mettent mais on assiste à des actes de résistance
de l’Homme noir avec le primate et la supério- pour échapper au recrutement car la pénibilité et
rité de l’Homme blanc consolidée par le fait la mortalité sont connues de tous ou à des éva-
d’être arrivé au stade final de l’évolution. sions. Par ailleurs, la mortalité est accrue par la

65
pénibilité, les mauvaises conditions alimen- son entrée en littérature et en politique. Il de-
taires (les vivres sont insuffisants et ne se con- vient professeur de Lettres classiques, obtient la
servent pas avec l’humidité) et sanitaires (les naturalisation et donc la citoyenneté française
maladies déciment les travailleurs). En 1926, le pleine en 1932. Toutefois lors du déclenche-
gouverneur, l’administration et la compagnie ment de la Seconde Guerre mondiale, il est mo-
qui gère le chantier se trouvent face à une crise bilisé dans un régiment constitué d’Africains. Il
de recrutement. Ils décident alors d’améliorer est fait prisonnier, échappe à l’exécution puis
les conditions de travail et les rémunérations après sa libération pour maladie, participe à la
pour terminer les travaux. Résistance au nom de son attachement aux va-
Dans le document 2, Armand Dubarrry écrit leurs patriotiques et républicaines. Après la
« S’il travaillait pendant six mois, il ferait de sa guerre, il œuvre au service de l’indépendance du
patrie un paradis. » (l. 6 à 8), en contradiction Sénégal, dont il deviendra le premier Président
avec l’enfer décrit par Albert Londres dans le de la République.
document 3. Le parcours et les valeurs de Senghor attestent
Par ailleurs, on peut ajouter que cette situation d’une véritable acculturation : son attachement
est mal connue en métropole. Les témoignages à la France, à sa langue et aux principes républi-
d’Albert Londres et d’André Gide dans Voyage cains est réel et son apprentissage de la liberté
au Congo contribueront à remettre en question et de la démocratie lui ont permis de porter un
la colonisation et la propagande coloniale (l. 15, regard critique sur la colonisation et de réfléchir
doc.3) et alimenteront l’argumentation des anti- sur la mise en œuvre du processus de décoloni-
colonialistes en métropole et des indépendan- sation de son pays. De nombreux leaders des in-
tistes dans les colonies. dépendances ont un parcours analogue.

3 Le document 4 montre que Léopold Sédar


Senghor n’a pas connu le même destin que les Histoire littéraire
travailleurs forcés du Congo Océan dont il est La négritude (1930-2000)
question dans le document 3. Dans une certaine
mesure, il incarne le projet colonial français Ce chapitre vise à faire découvrir aux élèves un
d’assimilation des peuples colonisés, la mérito- mouvement poétique (rythme, images, effets,
cratie républicaine. Dans le discours, la France choix du lexique spécifiques) qui ne peut être
souhaite former des élites locales capables de distinct du mouvement politique (révolte, dé-
porter la République dans les colonies et de fa- nonciation et affirmation d’une identité).
voriser l’émancipation citoyenne des peuples Les auteurs choisis permettent d’affiner l’appré-
colonisés. Dans la pratique, cela va concerner hension du mouvement qui ne reposait pas sur
une minorité. un consensus.
Senghor a reçu l’instruction primaire dans le Enfin, les élèves pourront remobiliser des no-
cadre de la mission catholique de son village, tions grammaticales, stylistiques ou lexicales
puis ses qualités lui ont permis d’accéder au col- pour analyser les textes.
lège-séminaire puis au cours d’enseignement
secondaire (lycée) de Dakar pour poursuivre COMPARER, p. 99
après le baccalauréat, en classe préparatoire, au 1 Les deux textes s’intéressent à la revalorisa-
Lycée Louis le Grand, à Paris puis à la Sorbonne tion de l’identité des Africains colonisés en re-
où il est reçu à l’Agrégation de Grammaire définissant le terme « nègre » emprunt du dis-
en 1935. On peut rappeler qu’il est issu d’un mi- cours colonial pour en faire un concept et un
lieu aisé : son père est commerçant et ses deux mouvement positifs « La Négritude » lequel in-
parents sont issus de l’aristocratie locale. Il n’est tègre les éléments de culture africaine ancestrale
pas totalement le fruit de l’Instruction républi- et traditionnelle (le patrimoine) ainsi que ceux
caine française puisqu’il reçoit dans un premier issus de la colonisation.
temps l’enseignement dans le cadre d’institu- Les deux auteurs cherchent ensuite à faire pren-
tions catholiques mais ses professeurs et le di- dre conscience de l’existence et de la singularité
recteur du lycée vont soutenir Senghor pour de « l’âme africaine » / « l’âme nègre » (« cons-
qu’il obtienne une bourse de l’administration cience de la race » P. Nardal) à travers une
française afin de poursuivre ses études en mé- forme d’universalisme, principe d’une solida-
tropole. Ses études sont le tournant qui marque rité partagée.

66
Mais cette prise de conscience s’accompagne L’expressivité de son discours (tournures em-
pour les auteurs d’une action et d’une extériori- phatiques, interrogations rhétoriques, impéra-
sation : celle de la révolte de l’oppression, pré- tifs, métaphores, verbes d’action) impres-
alable à toute libération et affirmation de soi. sionne le lecteur qui visualise avec davantage de
force et de violence le propos. Touché il est da-
2 Cette photographie nous apprend qu’il s’agis- vantage convaincu de se rallier à ce mouvement.
sait principalement d’hommes, plutôt lettrés, is-
sus du milieu bourgeois parisien comme en té- REGARDER, p. 100
moigne leur tenue et le cadre. Ce mouvement 3 Liens envisageables :
rassemble les personnes issues de la culture afri- – la notion de masque au regard de la forme des
caine ou antillaise. visages des personnages représentés ;
– la revendication de liberté et de fierté au re-
3 La négritude défend les valeurs : gard des bras levés du personnage, de la cou-
– de solidarité (parmi les Africains et Antillais ronne portée et du face à face entre les deux per-
issus de la colonisation) ; sonnages ;
– d’unité (la Négritude) ; – la violence de la revendication par rapport aux
– de fierté de son identité (emploi de la majus- dents exhibées et au regard perçant.
cule) / de singularité ;
– de liberté.
Texte écho
2. Aimé Césaire
1. Léopold Sédar Senghor Discours sur le colonialisme (1950)
Chants d’ombre (1945), « Prière aux
masques » LANGUE, p. 101
État plus ou moins durable d'une société qui a
LIRE, p. 100 quitté l'état de nature et qui se caractérise par le
1 Propositions de réponses : de l’émoi, de la stu- progrès : des mœurs, des connaissances, des
peur, du trouble, de la stupéfaction, de l’espoir, idées, des valeurs (intellectuelles, spirituelles,
de l’enthousiasme… artistiques), des connaissances scientifiques,
Justifier en citant le texte et en expliquant les des réalisations techniques qui marquent une
choix. évolution de la société.
Il est issu du latin civis, c'est-à-dire citoyen, et
2 Il cherche à faire prendre conscience de : de civitas, qui désigne la cité, autrement dit l’en-
– la valeur de la culture africaine ; semble des citoyens.
– la nécessité de se libérer de l’annihilation de
l’âme, de l’identité et de la culture africaines par LIRE, p. 101
la colonisation et le discours de la colonisation ; 1 Il accuse l’Europe :
– la nécessité de s’unir pour s’opposer à la co- – d’avoir menti sur les intentions de la colonisa-
lonisation et revaloriser les traditions fonda- tion qui n’est pas comparable à un acte de civi-
trices de la culture africaine (religieuses lisation d’ordre religieux, culturel, moral, intel-
(masques), culturelles (danses et chants), cul- lectuel, scientifique ou politique ;
ture locale (coton, café …)). – d’inhumanité (mort, torture, emprisonne-
Grâce à la force de son discours de type judi- ment).
ciaire, le poète cherche à toucher les lecteurs et 2 Les arguments en faveur de la colonisation
à les emporter pour les faire adhérer à son pro- contre lesquels s’indigne Césaire :
pos. C’est pourquoi ce dernier est construit se- – l’évangélisation ;
lon la structure rhétorique (exorde, narration, – la philanthropie ;
confirmation et péroraison). – la culture ;
Il emploie ainsi des procédés d’interpellation – la science et la médecine ;
(« vous », v. 6), d’adresse aux divinités (ce qui – la démocratie ;
renforce la puissance de son verbe) et d’impli- – la protection religieuse ;
cation et d’universalisme (« nous », v. 15) qui le – la liberté.
met en scène et invite le lecteur à partager son
point de vue. 3 Elle a eu lieu pour :
– piller des ressources économiques ;
67
– pratiquer du commerce pour accumuler du ca- 3. Léon Gontran Damas
pital ;
Pigments (1937),
– conquérir des terres et des mers ;
– s’enrichir grâce à l’or. « Pareille à ma légende »

À voix haute LIRE, p. 102


4 Pour accompagner les élèves, une grille de 1 Il se dégage une atmosphère mélancolique à
préparation pourra être distribuée. la fois lasse, lugubre et d’abattement en raison :
– de l’inlassable répétition du geste qui consiste
Critères de réussite Commentaires à lisser ses cheveux sans vraiment y parvenir ;
Bonne mémorisation du – des teintes du cadre (« nuit », v. 14 / « becs de
poème gaz », v. 12 / « ombre », v. 16) ;
Choix du rythme perti- – de l’absence de volonté et de subjectivité (re-
nent par rapport au sens présentation partielle de l’homme, anima-tion
du poème du personnage par des parties de son corps
Expression variée de la (« orteils », v. 9 / « main », v. 8 / « cou », v. 7 /
révolte (ton, débit, vo- « ombre », v. 16) ;
lume, silence, asso- – de l’absence de description humaine
nances et allitérations) (« homme-singe », v. 18) ;
Expression du visage – du choix du lexique dépréciatif (« tristes
et/ou gestuelle adaptées nuits », v. 13-14).

ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 101 2 Il rappelle un esclave qui n’est plus un sujet


L’objectif de cet écrit est de relire les textes acteur de sa propre existence mais un animal
pour acquérir des connaissances et être en me- voire un objet dont le mouvement est guidé par
sure de s’appuyer sur ceux étudiés pour illustrer autre chose que lui. Il est dépossédé de toute
les arguments avancés. subjectivité.
Cet exercice de synthèse doit favoriser la maî- Il évoque également physiquement un animal :
trise des notions et le contexte historique pour « carapace de laine », v. 6 / « homme-singe »,
argumenter dans le cadre d’une question orale v. 18.
ou d’un devoir écrit.
Il est possible d’aider les élèves en repérant : REGARDER, p. 102
– les idées dégagées des textes ; 3 Un sentiment d’étonnement (prendre un être
– les définitions des encarts du manuel ; humain pour un objet à exhiber), de tristesse
– le lexique spécifique à mobiliser ; (l’être humain semble enfermé et empêché de
– les connecteurs logiques (de cause ; de consé- voir) et de grotesque (prendre pour un chapeau
quence ; d’opposition ; d’addition ; de conces- un toit de case).
sion ; d’illustration).
4 Hypothèses :
Pour accompagner les élèves, une grille de pré- – la déshumanisation des Africains ;
paration pourra être distribuée. – la déconsidération et la dévalorisation de la
culture africaine ;
Critères de réussite Commentaires – l’absurdité de l’exhibition des colonisés ou
Maîtriser les différentes défi- des prises de guerre issues de la colonisation.
nitions de la négritude selon
les auteurs 5 Elle rappelle l’homme-singe du poème déshu-
Savoir caractériser le mouve- manisé en raison de l’absence de visage signe
ment politique et le mouve- d’un effacement du sujet. Il se réduit à des che-
ment poétique veux crépus lissés semblables aux brins de
Proposer trois arguments dé- paille qui cachent son visage.
veloppés et illustrés d’un Son corps semble immobile, inanimé et en-
exemple pour chaque partie chaîné au niveau des pieds ; il n’est donc pas
Respect des normes linguis- libre. Il est exposé tel un objet aux yeux de tous.
tiques Il peut également rappeler les animaux exhibés

68
dans des zoos ou des objets exhibés dans les LIRE, p. 103
musées. 1 Effets produits :
– le contraste, l’opposition d’ordre social (ne
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, semble pas appartenir au milieu professionnel
p. 102 du locuteur (employé et ouvrier) ; la misère ;
v. 1 à v. 5 : mise en scène d’un personnage pris « essayait de se faire tout petit sur un banc de
dans la mécanique d’un geste et dépossédé de tramway », l. 5-6), physique (« grand comme
toute volonté : un pongo », l. 5 ; « ses jambes gigantesques et
– allitération en /s/ /r/ /l/ qui donnent une sensa- ses mains tremblantes de boxeur affamé »,
tion de répétition et d’inéluctabilité du geste ; l. 8) ;
– antéposition du COD : mise en valeur des che- – la difformité (« ses jambes gigantesques »,
veux et dépossession de sa volonté ; l. 7 ; « Son nez qui semblait une péninsule en
– tournure impersonnelle et dépossession de sa dérade et sa négritude même qui se décolorait
subjectivité. sous l’action d’une inlassable mégie », l. 10 ;
v. 6 à v. 11 : présentation d’un être déshuma- « Un gros oreillard subit dont les coups de
nisé et en souffrance griffes sur ce visage s’étaient cicatrisés en îlots
– métaphore animale de la carapace et animali- scabieux. », l. 11-12) ;
sation du sujet ; – la laideur et l’étrangeté (« le front en bosse,
– absence de « je » auteur des actions ; percé le nez de deux tunnels parallèles et inquié-
– contraste entre le froid (v. 11 : « Mon être fri- tants, allongé la démesure de la lippe, et par un
gorifié ») et la chaleur nostalgique d’un pays chef-d’œuvre caricatural, raboté, poli, verni la
perdu (v. 10 : « la chaude exhalaison des plus minuscule mignonne petite oreille de la
mornes ») qui créé un sentiment de mélancolie création. C’était un nègre dégingandé sans
et d’enfermement dans un lieu non choisi et non rythme ni mesure. », l. 14-18) ;
adapté ; – la violence de son état et l’obscénité de cet
– image de la souffrance : « carapace » (v. 6) ; étalement de misère (« C’était un nègre dégin-
« s’énerve » (v. 8). gandé sans rythme ni mesure. Un nègre dont les
v. 12 à v. 18 : yeux roulaient une lassitude sanguinolente. Un
– « Et » de narration (v. 11 et v. 12) qui induit nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de fa-
un mouvement que ne maîtrise pas l’homme ; çon assez puante au fond de la tanière entrebâil-
– lexique dépréciatif qui créé une atmosphère lée de ses souliers. », l.18-21 ;
lugubre : obscurité, froidure, lumière bleue des – le grotesque et le morbide (« Un nègre dont
becs de gaz, ombre ; les yeux roulaient une lassitude sanguinolent »,
=> effacement de l’humanité et du sujet par la l. 19 ; « Elle avait creusé l’orbite, l’avait fardée
chute « homme-singe » (v. 18) ; d’un fard de poussière et de chassie mêlées. »,
=> effet de circularité et de chute avec la reprise l. 24-25 ; « Elle avait tendu l’espace vide entre
du titre ; l’accrochement solide des mâchoires et les
=> contraste entre l’effet mélioratif de « lé- pommettes d’une vieille joue décatie. », l. 26-
gende » (v. 17) et caractérisation péjorative de 27 ; « Il était COMIQUE ET LAID » l. 35).
la légende.
2 Le responsable : la misère (« Et le mégissier
était la Misère. », l. 10 ; « La misère, on ne pou-
4. Aimé Césaire vait pas dire, s’était donné un mal fou pour
l’achever. », l. 22-23).
Cahier d’un retour au pays natal (1939)
3 Césaire parle d’un sourire complice qui peut
LANGUE, p. 103 s’entendre de deux manières en raison de l’iro-
« Un soir dans un tramway en face de moi, un
nie :
nègre. » (l. 4) : phrase averbale, sans ponctua-
– il se moque de cet être ridicule qui est inca-
tion, post-position du thème (« un nègre ») pour
pable de se révolter, complice de la colonisation
le mettre en valeur et créer un effet de contraste
qui a eu raison de sa volonté ;
entre le nègre et le locuteur et le cadre de la
– il se moque de cet être ridicule, complice de la
scène (« soir », « tramway » qui supposent une
colonisation car il est incapable lui aussi de ne
scène urbaine, retour de travail).
pas se moquer de celui dont il devrait se sentir
solidaire. Il a lui aussi perdu sa propre volonté à

69
se sentir une « âme nègre » capable de compatir livre le rameur. En effet, les « lentes lames » du
avec une autre « âme nègre ». Il fait lui aussi le rameur doivent vaincre le « ciel » au vers 4, et
constat de son absence de volonté, fruit de la le poète emploie des termes qui renvoient à une
culture coloniale. forme de lutte, de violence : « déchire-les, ma
4 Il se moque de lui-même complice de sa barque » (v. 11), « souffert d'un rebelle »
propre servitude et il se moque du discours oc- (v. 14), « je romprai lentement mille liens gla-
cidental qui laisse entendre que l’Europe a li- cés » (v. 19). Le dernier vers insiste sur cette re-
béré et civilisé les populations qui ont été colo- lation ambivalente : « Je m’enfonce au mépris
nisées (« Je salue les trois siècles qui soutien- de tant d’azur oiseux. » (v. 32). Cette métaphore
nent mes droits civiques et mon sang mini- de l’ensevelissement montre que le poète
misé. », l. 39-40). Enfin, on peut penser qu’il se cherche soit à fuir, soit à s'enfouir dans l’eau.
moque de sa propre naïveté à avoir cru qu’en
tant que membre de l’armée française pour libé- 2 Les références à la subjectivité et aux senti-
rer l’Europe de la domination nazie, il a été un ments montrent la volonté du rameur, il s’agit
héros. d'une lutte intérieure : « m’arrachent à regret »
(v. 2) ; « âme aux pesantes mains » (v. 3) ; « le
À voix haute cœur dur » (v. 5) ; « Je veux » (v. 7) ; « abolir la
5 Pour accompagner les élèves, une grille de mémoire » (v. 12). Le poète semble vouloir se
préparation pourra être distribuée. dépouiller de son passé, ramer constitue une re-
naissance comme le montrent les vers quinze et
Critères de réussite Commentaires seize : « Mais, comme les soleils m’ont tiré de
Bonne mémorisation du mon enfance, / Je remonte à la source où cesse
poème même un nom ». Cette renaissance spirituelle
Rythme pertinent impose de rompre « mille liens glacés » (v. 19)
Expression variée de la et de se laisser porter par « l’eau profonde ».
révolte Les sentiments exprimés dessinent le portrait
Mise en valeur de mots d'un poète mélancolique. La joie est absente du
ou vers poème, seuls l'effort et la peine sont mis en évi-
Expression du visage dence.
et/ou gestuelle adaptées 3 Le rameur symbolise le poète. Nous pouvons
relever une référence au chant poétique au
vers 8 « je chante tout bas ». Son effort pour ra-
mer symbolise la création poétique et sa quête
PARCOURS 5 d'une appropriation nouvelle du monde.
Visions intérieures, visions d’ail-
leurs, p. 104-107 VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
p. 104
Ce poème offre une vision personnelle et sub-
1. Paul Valéry jective de la nature qui se mêle à une quête poé-
Charmes (1926), « Le Rameur » tique et intérieure. Le voyage en barque est mé-
taphorique.
LANGUE, p. 104 Le début du texte, du vers 1 au vers 8 propose
On peut relever les apostrophes suivantes : « ma une comparaison entre le rameur et le poète. Le
barque » (v. 11) et « charmes du jour » (v. 13). rameur est associé au poète par la proposition
Le poète s'adresse donc à la « barque » et à la « je chante tout bas » présente au vers 8. D’em-
nature symbolisés par les « charmes du jour ». blée, l’auteur caractérise le rameur, il a « le
cœur dur » et la métaphore de « l’âme aux pe-
LIRE, p. 104 santes mains » exprime la mélancolie. On relève
1 Le rameur entretient une relation ambivalente également l'expression « m'arrachent à regret »
à la nature environnante. qui montrent que le départ du rameur constitue
Il célèbre la nature, on relève les expressions une violence comme le montre la connotation
mélioratives « riants environs » (v. 2) ; « beau- du verbe employé. L’emploi de ce verbe peut
tés » (v. 5) ; « charmes du jour » (v. 13), être associé aux termes qui connotent une forme
« grâces » (v. 13) qui qualifient la nature. Néan- de violence : « des beautés que je bats », « je
moins, cet hommage à la beauté de la nature est veux à larges coups rompre l’illustre monde ».
nuancé par les références à une lutte latente que
70
Ce vers affirme la volonté d'un changement, 2. Henri Michaux
d'une rupture dans la manière dont le poète ap-
La nuit remue (1935), « Le Vent »
préhende le monde. On peut rapprocher ce vers
du vers 4 qui impose un impératif au rameur :
« Il faut que le ciel cède au glas des lentes LIRE, p. 105
lames ». Ainsi, le poète cherche à imposer sa 1 Ce texte est un poème en prose. Il propose une
vision poétique du vent, comme le montre la
force et sa volonté, il tente de trouver une nou-
personnification de cet élément naturel. Le
velle manière d'appréhender le monde.
« vent » et « la mer » prennent vie dans ce texte,
Ce thème va être développé et amplifié dans la
le poète leur attribue des sentiments et une sub-
suite du texte. Le poète énumère des éléments
jectivité : « Le vent essaie d'écarter les vagues
naturels caractérisés par leur beauté et leur quié-
de la mer ». Le jeu sur les sonorités donne éga-
tude aux vers 9 et 10. Il crée une opposition
lement un caractère poétique au texte. On peut
entre ces vers et l'apostrophe du vers 11 « Dé-
relever des assonances aux lignes 8 (« cou-
chire-les, ma barque » qui suggère un refus de
teau / chaut ») et 9-10 : « vent » / « long-
cette beauté traditionnelle. La référence à la
temps ».
« mémoire » serait-elle ainsi une référence à la
tradition poétique ? Le poète chercherait ainsi à
2 Le vent recherche la « quiétude » et la
être un « rebelle » (v. 14). Le passé symbolisé
« paix ». Il semble vouloir échapper à sa condi-
par la référence à « l’enfance » (v. 15), à la
tion et à sa nature. Le poète oppose sans cesse
« source » et même à la « nymphe » qui devient
son état à ce qu'il souhaite réellement : « non, il
ici une figure maternelle n'est plus un refuge
ne tient pas à souffler » (l. 3-4) ; « un endroit de
pour le poète. Nous retrouvons le thème de la
quiétude et de paix où il cesse enfin d'être vent »
rupture au vers 19. Tout comme au début du
(l. 8-9). Le poète exprime ainsi la lassitude du
texte, ce désir de rupture s'accompagne de l'ex-
vent, il souhaite échapper à sa condition.
pression de la mélancolie, comme le montre la
rime signifiante « harassés » / « glacés » aux
3 La dernière phrase produit un effet de chute.
vers 19-20.
À la fin du texte des vers 21 au vers 32, le poète Elle exprime le destin tragique du vent qui ne
parviendra jamais à trouver la « paix ». Le mot
renforce et approfondit le sentiment de mélan-
« cauchemar » exprime la souffrance. Le vent
colie. La présence de la « nuit » insiste sur
devient une allégorie des tourments de l’homme
l’obscurité qui menace le poète, elle est associée
et du poète.
à « l’eau profonde » et s’oppose à la disparition
de la lumière. En effet, on peut relever des mé-
taphores du crépuscule : « Place mes jours do- COMPARER, p. 105
4 Les deux poèmes et le tableau offrent une vi-
rés sous un bandeau de soie » au vers 22, cette
sion très personnelle de la nature. Paul Valéry et
métaphore exprime la disparition progressive
Henri Michaux mettent en évidence la subjecti-
du jour et « L’âme baisse sous eux/ Ses sen-
vité du poète, leur vision de la nature reflète les
sibles soleils et ses promptes paupières » aux
sentiments tourmentés et la quête du poète. Paul
vers 29-30. Ces métaphores expriment égale-
Valéry chante la lutte spirituelle du poète face
ment le sommeil, le rameur semble progressive-
au monde, la difficile appropriation de la beauté
ment perdre conscience du monde qui l’entoure,
du monde par le chant poétique et Henri Mi-
« l’azur est qualifié de « oiseux » dans le dernier
chaux confie ses tourments à travers l’image du
vers, et l’emploi du verbe « enfoncer » au
vent qui mène une quête impossible. Le tableau
vers 32 suggère un enfouissement progressif du
de Nicolas de Staël s’éloigne également de toute
poète dans sa propre conscience. Ainsi, le
représentation réaliste. La subjectivité du
poème à travers l’image du rameur devient mé-
peintre compte davantage que la représentation
taphorique d’une quête poétique et existentielle,
fidèle du paysage, comme le montre le travail
le voyage en barque devient une expérience spi-
sur la couleur et sur les formes.
rituelle.

ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 105


On pourra proposer la grille d’évaluation sui-
vante aux élèves :

71
Critères de réussite Commentaires « poète » au verset 9 : « Et qui couraient à leur
office sur nos plus grands versets d'athlètes, de
Le texte est écrit en prose poètes ». Le dernier paragraphe fait référence à
mais est poétique. l'écriture poétique, le poète met en abyme la
L'élément naturel est identi- création du poème, comme si ce dernier s’ani-
fiable et il reflète une émo- mait sous l’effet des vents : « Et ne voilà-t-il pas
tion personnelle. déjà toute ma page elle-même bruissante ».
La langue est correcte.
4. Édouard Glissant
Les Indes (1956)
3. Saint-John Perse
Vents (1946) LIRE, p. 107
1 On pourra attirer l’attention des élèves sur les
LANGUE, p. 106 périphrases pour qu’ils essayent de comprendre
On relève l'allitération en [t] « C’étaient de très le sens symbolique du poème.
grands vents sur toutes faces de ce monde, »,
« gîte », « de très grands vents sur toutes faces 2 « ils ne cherchent leur/Inde » au vers 10. Cette
de vivants ». Cette sonorité associée aux répéti- périphrase désigne ceux qui sont arrivés aux
tions des sons [f] et [v] créent un effet de Antilles sans vouloir la conquérir, sans être en
rythme, le poète souhaite rendre compte de la quête de l4Inde ou des Indes. « Ceux qui vinrent
force du vent et du fracas qui leur est associé. sur la mer » désigne ici les esclaves amenés
d'Afrique.
LIRE, p. 106
1 On peut avoir l'impression que le poème a un 3 Le poète souhaite rendre hommage au passé
caractère sacré ou solennel, le rythme des ver- et aux victimes. La découverte des Indes s’ac-
sets, les répétitions donnent au poème un compagne d’une évocation de la mort : « leur
rythme incantatoire. cendre de mort accouvies », « sous la cendre de
mort ». L’image des « cendres » associée à celle
2 Les vents apportent aux hommes une force et de la fumée est très présente (on peut relever la
une énergie nouvelles. Les vents sont un sym- métaphore l. 15-16 : « lieu de torches du passé
bole de renouveau du monde, comme le montre qui fument dans le sens du vent ». Ces images
la métaphore employée à la ligne 13 « Et permettent au poète de rappeler au lecteur la
d’éventer l'usure et la sécheresse au cœur des violence inhérente à la conquête des Indes par
hommes investis ». Les hommes retrouvent le les Européens. Face à cette mémoire, les mots
« désir » (l. 28). Les vents semblent appeler les semblent difficiles, comme en témoigne le
hommes à découvrir un ailleurs, un monde nou- champ lexical du silence : « muettes », « toutes
veau : « Voici qu’ils produisaient ce goût de cloches se sont tues ». L'évocation de la « lyre
paille et d'aromate ». imparfaite » indique la difficulté à chanter
l’'événement.
3 Le monde insuffle de l’énergie aux hommes.
Les vents apparaissent comme des médiateurs, 4 On peut parler de vision car l'auteur multiplie
ils permettent à l’homme d’accomplir de les références symboliques. Il construit son
grandes actions. Le souffle des vents agit sur texte en insistant sur les couleurs, les sensations
l’homme et le monde. Le poète offre au lecteur et les images. Les métaphores permettent de
la vision d'un monde dans lequel l’homme est créer des visions saisissantes : « le vent rouge »
lié aux éléments, cette harmonie est spirituelle (l. 1), « nuit feuillue » (l. 7), « la foule de son
et divine comme le montre les références aux rêve » (l.1 3-14).
« Offices » ou au « dieu » au verset 18.
REGARDER, p. 107
4 Les vents sont comparés à l’inspiration poé- 5 On distingue des animaux (tête de chien, pois-
tique, au souffle poétique qui anime les mots du sons ?) et des éléments végétaux. La composi-
poète. La force des vents se transmet au poète, tion du tableau, volontairement désordonnée
ce dernier, grâce à la juxtaposition, établit une rend difficile l’identification exacte des élé-
relation d’égalité entre « l’athlète » et le ments.
72
6 L’impression de désordre produite par ce ta- ce qui est ordinaire. Ce regard consiste d’abord
bleau rend bien compte du titre du tableau : en un agrandissement, via la comparaison avec
L’Orage. Les lignes créent une impression de les chaînes de montagne : c’est le monde entier
mouvement et de chaos, les couleurs sont plutôt qu’on a « sous la main » (l. 3) en s’emparant du
sombres, il y a peu de luminosité. L’ensemble pain.
peut donner une impression de peur et d'an- De même, la métaphore du « four stellaire »
goisse. (l. 4), donne au four les dimensions de l’univers
constellé d’étoiles. Les lexiques technique
COMPARER, p. 107 (« plans », l. 6 ; « dalles », l. 7) et géographique
7 Le tableau est assez sombre et angoissant, on (« vallées, crêtes, ondulations, crevasses », l. 5-
peut le rapprocher des images de mort et de la 6) montrent que le discours de Ponge est au con-
métaphore du « vent rouge » (un vent qui ap- fluent du rapport objectif, quasi scientifique, et
porte de la souffrance et du malheur ?) du de la métaphore : s’attacher au plus petit, et le
poème d’Édouard Glissant. Le vent, dans ces comparer au plus grand, tel est l’un des ressorts
deux œuvres est associé au chaos. Le poème de de la poésie de Ponge. Quand il est question de
Saint-John Perse se différencie car le rythme du la « lumière » qui, « avec application couche ses
poème rend compte de l'énergie et de l'enthou- feux » (l. 7-8), on ne sait s’il s’agit d’un crépus-
siasme que le vent transmet aux hommes, nous cule terrestre ou simplement de la lumière sur le
avons une représentation positive des vents, ils pain. La puissance du poème vient ici de l’am-
n’apportent pas le chaos mais le renouveau. biguïté volontaire du discours métaphorique.
L’ambiguïté tient aussi aux adjectifs choisis : la
VERS L’ENTRETIEN, p. 107 mie est décrite comme un « lâche et froid sous-
On veillera à ce que les élèves aient compris le sol » (l. 11) : faut-il privilégier l’acception phy-
pouvoir de transfiguration de la poésie par le jeu sique ou l’acception morale de ces termes ? Les
des images poétiques. La réflexion pourra s’ap- deux sont possibles : en effet, il avait été ques-
puyer sur des exemples précis du parcours. tion d’une « masse amorphe » (l. 4) et d’une
« mollesse ignoble » (l. 8). Le pain, selon
Ponge, allie le prestige éternel d’une chaîne de
PARCOURS 6 montagnes à l’horreur de l’inaccompli. L’ambi-
guïté volontaire de son discours traduit l’ambi-
La poésie du quotidien, p. 110-115 valence de sa vision : seule la « surface du pain
est merveilleuse » (l. 1), car il se trouve sinon
1. Francis Ponge travaillé par une contradiction intérieur/exté-
Le Parti pris des choses (1942), rieur, dureté/mollesse, forme/ informe, que la
« Le pain » cuisson ne suspend qu’un temps. Le pain est
voué à la décomposition comme fanent
« feuilles ou fleurs » (l. 10). Aussi, il semble
LANGUE, p. 110 que ce soit pour conjurer le destin tragique du
L’adjectif « amorphe » est composé du préfixe pain, que son écriture a révélé, que le poète
négatif a-, et de « morphe », mot issu du grec s’exclame « brisons-la » (l. 14). C’est évidem-
évoquant la forme de quelque chose. Ce qui est ment un jeu de mots par lequel il s’invite à
amorphe n’a pas de forme définie, ne ressemble mettre fin à son poème : « brisons là », entend-
à rien d’établi : on qualifie ainsi d’amorphe une on.
personne sans tonus, comme si elle n’avait
même plus forme humaine. Dans le texte, la 2 Le pain est une chose extrêmement commune,
« masse amorphe en train d’éructer » (l. 4) dé- tout le monde en achète et en consomme : écrire
signe la pâte en train de lever. On retrouvera un poème sur le pain revient à s’interroger sur
plus bas une mention de la « mollesse ignoble » le caractère « merveilleux » (l. 1) de ce qui est
(l. 8) de la mie. sous nos yeux, de ce à quoi on ne prête même
LIRE, p. 110 plus attention. La comparaison avec les chaînes
1 Les élèves seront peut-être étonnés de lire un de montagne déporte le lecteur loin de son uni-
poème en prose, et devront chercher le caractère vers quotidien et donne des proportions infinies
poétique de ce texte ailleurs que dans les critères à ce qui est normalement réduit et limité. Le re-
formels. gard « panoramique » (l. 2) révélé par Ponge est
L’adjectif « merveilleux » donne d’emblée une
clé : il est question de porter un autre regard sur
73
comme une mise en abîme de son travail d’élar- de regarder est donc à la fois thématisé (le
gissement du regard porté sur le monde : chaque peintre), figuré (le passant curieux) et mis en
objet scruté par lui devient un monde entier, question (le chien qui nous regarde) : on se voit
dont la description minutieuse a parfois quelque voir, si bien que notre regard ne porte pas sur les
chose d’épique. choses, mais sur lui-même. La réflexivité du re-
gard à laquelle invite cette photographie de
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 110 Doisneau nous renvoie au renouvellement du
On pourra élaborer une grille de critères avec les regard porté sur le monde dont parle Cocteau.
élèves, afin de les aider dans l’écriture de leur Pour ôter « l’épaisse patine » (l. 29) qui re-
poème. Voici une proposition : couvre les choses et empêche de les voir dans
leur singularité, il faut sans doute, de façon pré-
Critères de réussite Commentaires alable, se ressaisir comme observateur du
Le texte est progressif. monde.
Tous les aspects physiques
du fruit (textures, fraîcheur,
friabilité…) sont abordés. 3. Jacques Prévert
Le poème utilise des méta- Paroles (1946), « Familiale »
phores et des comparaisons.
Le poème propose un chan- LIRE, p. 112
gement d’échelle pour ap- 1 La lecture de ce poème peut s’avérer dérou-
préhender le fruit. tante pour les élèves. L’oralité du poème peut
Le poème s’achève par une paraître antipoétique ou déplacée pour parler
invitation à la dégustation. d’un sujet grave comme la mort d’un enfant. Le
cruel destin du fils, qui s’enlève sur un fond de
Texte écho vie quotidienne morne et répétitive, est traitée
2. Jean Cocteau par Prévert sans aucune émotion. Ce décalage,
Le Rappel à l’ordre (1926) qui peut choquer ou faire sourire, fournira une
bonne entrée en matière pour creuser la visée du
COMPARER, p. 111 poème de Prévert.
1 On peut tenter de résumer la pensée de Coc-
teau en une phrase : la poésie révèle la dimen- 2 Le poème de Prévert est principalement cons-
sion extraordinaire des choses les plus ordi- titué de répétitions. Les répétitions ont deux
naires. buts dans ce poème. Le poète qui s’exprime
dans ce poème affecte une forme de naïveté qui
2 Le poème de Ponge peut en effet illustrer les se traduit par un style oral. D’un point de vue
propos de Cocteau : rien n’est plus ordinaire, et stylistique, les répétitions fonctionnent avec des
donc invisible à nos yeux, que le pain. Francis procédés d’emphase propres au discours parlé,
Ponge, comme le conseille Cocteau, n’est pas par exemple, le vers 4 : « Et le père qu’est-ce
allé « chercher au loin des objets et sentiments qu’il fait le père ? ». Mais la répétition des acti-
bizarres » (l. 19). La comparaison du pain avec vités familiales (le tricot, les affaires et la
les chaînes de montagnes nous permet de le voir guerre) souligne le caractère morne et ennuyeux
« pour la première fois » (l. 11-12). L’ambiva- de la vie quotidienne.
lence de la vision du pain proposée par Ponge
provient de la capacité du poète à nous montrer 3 et 4 La tonalité du texte est étrangement
ce qu’il y a « de spécial, de fou, de ridicule, de neutre : il s’agit d’une affectation de bonhomie,
beau » (l. 12) dans le pain. créée par le poète grâce aux ressources de la
langue orale.
3 La photographie de Doisneau joue avec les re- Intitulé « Familiale », le poème restitue quelque
gards : un homme penché scrute de loin le tra- chose de la langue qu’on parle entre soi, de la
vail d’un peintre, attaché lui-même à la repro- langue familiale, dans laquelle s’écrit au quoti-
duction de ce qu’il voit. Et pendant que nous ob- dien le destin des membres.
servons l’observateur, nous sommes observés De plus, Prévert place sur le même plan les ac-
par un chien, qui nous regarde regarder. Obser- tivités domestique, professionnelle et militaire,
ver le travail d’un peintre, c’est s’interroger sur comme s’il était aussi bénin de se battre que de
la façon dont il transforme ce qu’il voit. L’acte
74
tricoter des chaussettes, pour provoquer une ré- 7 Les poèmes de Paroles ont sans doute été
action chez son lecteur. Écrivant que le père, écrits, pour certains d’entre eux, pendant la Se-
comme sa femme, « trouve ça tout naturel » conde Guerre mondiale. L’évocation de la
(v. 3, v. 9), que les parents « trouvent ça natu- guerre, où meurt le fils du poème, nous con-
rel » (v. 20), le poète nous invite à réfléchir sur firme cet ancrage historique. Dans le texte de
la façon dont s’inscrit la tragédie historique Prévert comme dans la photographie de Dois-
dans les familles (la Seconde Guerre mondiale neau, les personnages sont la proie des circons-
s’est achevée un an avant la parution de Pa- tances, quotidiennes et historiques. Les élèves
roles). Cette expression semble une marque de pourront imaginer que tant de gravité, sur le vi-
discours indirect libre : c’est le système de va- sage des personnages photographiés par Dois-
leurs de la famille française qui s’exprime. On neau, est peut-être due à l’absence d’un troi-
remarquera que le futur sacrifié, « Il ne trouve sième fils, mort ou réquisitionné. L’air grave
absolument rien le fils » (v. 12) : la moindre qu’arborent les personnages photographiés con-
conscience de soi et la moindre liberté indivi- traste en revanche avec le sentiment que ce qui
duelle lui sont refusées dans un monde où tout arrive est « naturel », dans le poème de Prévert.
est écrit d’avance (v. 14-15) et où les adultes
« trouvent ça naturel » (v. 20) que la jeune gé- VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
nération aille se faire massacrer. p. 112
À la fin du poème, le destin tragique du fils est Le titre du poème est étonnant : pourquoi un ad-
désigné par le même pronom démonstratif jectif seul, sans nom commun, et accordé au fé-
neutre, « ça », qui ramassait déjà « le tricot » et minin ? Quelle chose est « Familiale » ? se de-
« les affaires », comme si cette mort s’inscrivait mande-t-on. S’agit-il d’une situation familiale ?
logiquement et ne revêtait pas une importance d’une histoire familiale ? ou bien doit-on crédi-
particulière. La répétitivité de la vie quotidienne ter Prévert d’une nominalisation de l’adjectif ?
n’en est pas altérée : un rituel nouveau s’y ins- Une familiale, comme s’il avait recours à un
crit, « le cimetière », (v. 19 et v. 24) prend place genre codifié. Aux côtés de l’idylle, de la pas-
entre le tricot et les affaires. Prévert ne prend tourelle, du thrène, il y aurait la familiale, qui
personne à partie, il tente d’exprimer comment évoquerait en poésie les destins multiples que
des forces plus puissantes que les individus réserve une vie de famille. En tout cas ce titre
(l’histoire, la morale officielle) les soumettent ne nous est pas familier : c’est bien qu’il s’agit
tous à un destin tragique (mourir pour l’un, de nous faire réfléchir avec ce qu’il y a de plus
perdre un fils pour les autres) sans disposer de commun et ordinaire.
la moindre possibilité d’action. Le poème commence, au présent, comme in me-
dias res, par une situation de la vie quotidienne,
À voix haute comme le rideau se lève sur un personnage af-
5 Les élèves pourront être invités à justifier les fairé : « La mère fait du tricot » (v. 1). L’utilisa-
choix qu’ils ont faits pour se répartir le texte tion de l’article défini « la » nous indique qu’il
après leur lecture. s’agit d’une famille en particulier, à laquelle
l’auteur s’attachera comme à un exemple signi-
REGARDER, p. 112 ficatif et universel. La famille dépeinte par le
6 Une certaine gravité se dégage de cette photo- poète, en effet, a quelque chose d’archaïque, de
graphie. La légende nous indique que celle-ci a commun, d’indifférencié : la mère, le père, le
été prise pendant l’Occupation, donc dans un fils, sont aussi anonymes et universels que les
temps de restrictions en tout genre, et de ration- personnages des contes de fées ou des fables.
nement alimentaire. La carafe et les assiettes L’identification avec le lecteur en est ainsi faci-
sont vides, le saladier qui fait office de soupière litée : tout le monde peut se reconnaître dans
ne semble pas rempli à ras bord. La mère semble cette représentation.
servir avec parcimonie. Le père, qui a coupé le Les activités de chacun relèvent du stéréotype
pain, en tend un morceau à son fils avec un air de genre : la mère se voit confier une activité
grave. Enfin, une seule chandelle éclaire la domestique, non rémunérée, de confection ves-
scène. L’ombre franche de la mère sur le rideau, timentaire, le père « fait des affaires » (v. 6) :
et du père sur le mur, nous font penser que l’uti- expression toute faite, laconique, qui dit l’affai-
lisation d’un flash a été nécessaire pour prendre rement sérieux des hommes (expression déjà
cette photo. étrillée par Villiers de L’Isle-Adam dans « À s’y
méprendre », l’un des Contes cruels). Entre la

75
mère et le père, « Le fils fait la guerre » (v. 2) : augmentée par la répétition « Et le fils et le
la chose est énoncée avec autant de simplicité fils », v. 10, comme si une prise de conscience
que le tricot. Le poème pose comme équiva- avait lieu, comme si la voix poétique voulait en-
lentes deux activités aux antipodes l’une de fin recentrer le poème sur le véritable sujet im-
l’autre : le tricot est une création, la guerre n’est portant. De même, la modalité interrogative se
que destruction, la première activité est domes- déroule sur deux vers, signe d’une plus grande
tique et silencieuse, recueillie, la seconde, de importance accordée au sort du fils. De plus, il
bruit et de fureur, se fait en plein air. S’il s’agit, est désormais question de ce que « trouve » le
dans les trois cas, de « faire » quelque chose, ce fils, non de ce qu’il « fait », qui a déjà été dit.
sont des acceptions radicalement différentes du On voit ainsi comment, à partir du vers 10, le
même verbe qui sont convoquées. Ainsi com- poème tente de basculer vers quelque chose de
mence la dénonciation de la guerre : le poète moins superficiel : on interroge le jugement des
provoque son lecteur en feignant de considérer êtres. Or, contrairement à ses parents, « Il ne
l’activité belliqueuse comme aussi bénigne que trouve absolument rien le fils » (v. 12), est-il
« le tricot » ou « les affaires ». La voix énoncia- tout de suite répondu. Le basculement vers l’in-
trice de ce poème feint la naïveté et la bonhomie tériorité des personnages est déceptif. Le poème
pour mieux faire réfléchir. De même, la rime entend montrer que ce personnage est soumis à
entre « guerre », « mère » et « père » ne manque son destin funeste et ne dispose absolument pas
pas de faire réfléchir : on se représente tradition- de lui-même. Son destin est ramassé en un seul
nellement les parents comme ceux qui protègent vers qui reprend mécaniquement les éléments
leurs enfants, non comme ceux qui les exposent déjà énoncés auparavant, signe que tout s’en-
au danger. chaîne sans qu’il dispose de la moindre liberté.
C’est cette même posture qui lui fait poser des L’utilisation du verbe « continuer » aux
questions sur un ton désinvolte : « Et le père vers 16-18 et 21 permet, paradoxalement, une
qu’est-ce qu’il fait le père ? » On ne sait, en li- rupture. Étant donné que « la guerre continue »,
sant cette phrase marquée par l’emphase, s’il « Le fils est tué il ne continue plus ». Le poète
s’agit de jouer aux devinettes avec le lecteur, instaure ainsi une tension entre le caractère in-
comme un parent avec son enfant, ou bien changé des destins paternel et maternel, et la
d’emprunter le ton de la conversation entre des mort de leur enfant. Il est intéressant que la mort
voisins qui cancanent au sujet d’un tiers. Ce dé- ne soit pas décrite comme la cessation de la vie,
doublement de la voix énonciatrice semble en mais celle de la « continuation », c’est-à-dire de
tout cas une béquille rhétorique pour faire avan- la perpétuation du destin subi. Vivre, pour tous
cer la description, tout en confortant le caractère ces personnages, n’est que la perpétuation d’un
ordinaire du poème : aucune révélation ne suit schéma imposé par la société. La voix poétique
la question posée, la réponse était attendue. fait montre d’un certain cynisme, ici, à traiter la
L’interrogation permet aussi une répétition des mort du fils avec autant de détachement : pro-
éléments énoncés, en prenant le père comme cédé visant à provoquer, sinon le rire gêné du
point de repère : il est désormais question de lecteur, son indignation. Le « cimetière » (v. 19
« Sa femme » et de « Son fils » (v. 6-7). Le et 24) s’intègre dans les rituels quotidiens avec
poème joue ainsi avec la répétition : l’écart le « naturel » (v. 20) qui avait déjà été évoqué.
entre les activités ordinaires et la guerre est ré- Tout se passe comme si le père et la mère
pété, avec la même assurance, par la voix poé- n’étaient nullement affectés par la mort de leur
tique. Les vers 6 à 9 donnent presque l’impres- fils. Celle-ci, à leurs yeux, prend une place at-
sion d’être écrits au style indirect libre : comme tendue, est dans l’ordre des choses.
son épouse au vers 3, c’est le père qui « trouve Le poète termine par un ressassement des acti-
ça tout naturel » (v. 9) et qui nous a décrit sa fa- vités déjà tant de fois mentionnées, ressasse-
mille. La poésie se fait ici imitation du discours ment qui vise à montrer le caractère cyclique,
intérieur des gens, écho des normes sociales in- répétitif, inexorable de la vie quotidienne. On
tériorisées, vécues par chacun comme des remarquera que la guerre le dispute aux affaires
choses « naturelles ». dans les vers 21-22, tandis que « Les affaires les
Il n’est pas anodin que, lorsque vient le tour de affaires et les affaires » (v. 23) l’emportent une
réfléchir au sort du fils, il faille deux vers au fois qu’on est en temps de paix. Les occupations
poète pour ménager sa transition. Les vers 10- masculines, considérées comme sérieuses, fi-
11, sont une variation sur la question posée v. 4, nissent par prendre le dessus ; le mot « af-
au sujet du père. L’emphase de la question est faires » est répété comme affecte de se plaindre

76
un homme trop occupé. On peut avoir l’impres- fin de vie du « tube de pâte dentifrice qui a passé
sion que cet assénement des « affaires » conti- sous plusieurs compresseurs rouleaux » (v. 11).
nue de masquer la tragédie qui a marqué, ou au- Se comparant « au chiffonnier au chineur/au
rait dû marquer la famille. Toutefois le dernier brocanteur qui sait même à l’antiquaire », Que-
vers rappelle le caractère tragique de l’histoire neau transforme les déchets en vestiges d’une
« familiale ». En terminant ainsi, « La vie avec vie digne, que le poète doit imaginer. C’est le
le cimetière », Prévert montre à la fois qu’il faut sens du vers 15 : les déchets sont des « choses
« faire avec », pour reprendre l’expression cou- bonnes à cueillir », à condition de savoir (v. 16)
rante, c’est-à-dire continuer une vie normale. les regarder.

4 L’évocation d’œuvres d’art montre que le re-


4. Raymond Queneau gard du poète transfigure les déchets. Il semble
qu’à force de contempler les « poubelles » qui
Courir les rues (1967),
« bâillent au soleil de midi » (v. 14), le poète
« Les boueux sont en grève » soit pris d’une forme une forme d’hallucination.
Partout, c’est-à-dire « là… là… là… » (v. 17-
LANGUE, p. 113 19), les œuvres majeures du patrimoine sem-
L’absence presque complète de ponctuation blent apparaître : les déchets se sont métamor-
force l’oralisation du poème : il n’y a qu’en le phosés en toiles de maître et en statues célèbres.
disant à haute voix que l’on peut définir, en les En même temps, Queneau ne se départit pas de
faisant entendre, les juxtapositions et les coor- son ironie : en faisant rimer « d’art… d’art…
dinations. Le poème lui-même a l’air de s’im- d’art… » avec l’expression courante « dare-
proviser comme la parole orale : les vers sont dare », il sape le mouvement de respect qu’ins-
plus ou moins courts selon l’idée qui vient. pire l’art. Enfin, les œuvres citées sont parmi les
plus emblématiques du patrimoine européen
LIRE, p. 113 muséifié. Ce name dropping d’élève cultivé
1 Le terme « boueux » est un synonyme tend surtout à dire que les déchets qu’on re-
d’éboueur. À l’origine, il s’agit des gens ayant trouve dans les poubelles n’ont pas moins de va-
pour mission de nettoyer la boue de la chaussée leur que les plus grandes œuvres de l’esprit hu-
et donc, par extension, les ordures ménagères. main. L’esprit poétique élève ainsi les déchets
au rang d’œuvre d’art, et, si l’on peut dire, ra-
2 Le poème est marqué par l’enthousiasme et la baisse les œuvres d’art au rang de déchet. C’est
légèreté. Il s’appuie sur un paradoxe : alors par esprit de malice, bien entendu, qu’agit Que-
qu’on se plaint traditionnellement de voir les or- neau, mais aussi pour abolir les hiérarchies de
dures diverses s’accumuler dans les rues et dé- valeur. Le « philistin ignare » dénoncé au
gager leur odeur nauséabonde lorsque les vers 20, c’est celui qui a la fatuité de penser que
éboueurs font grève, le poète reconnaît ici sa les œuvres d’art reconnues, muséifiées ont une
chance. Preuve en est l’expression de regret des valeur intrinsèque, absolue, alors que c’est l’es-
deux derniers vers. prit et le cœur humains qui donnent leur valeur
aux choses. N’est déchet, n’est œuvre, que ce
3 La grève des éboueurs permet au poète de re- que l’esprit humain juge tel. Regardez les dé-
découvrir une multiplicité d’objets jetés. Ce qui chets comme des œuvres, le monde comme un
le séduit semble à la fois le caractère aléatoire atelier, sinon un musée : telle semble être la le-
de leur découverte (« il y a un peu de tout/le çon de Queneau.
choix est difficile », v. 5-6), et le fait qu’ils sont
tous abîmés (la poupée) ou vides (les contenants À voix haute
de produits alimentaires). Queneau renouvelle 5 Les élèves pourront être invités à justifier les
ici l’exercice de l’inventaire, mais c’est un in- choix qu’ils ont faits pour se répartir le texte
ventaire du rebut. Le regard du poète sur ces dé- après leur lecture.
chets est plein de sympathie : les contenants ali-
mentaires ont « perdu en chemin » (v. 9 et 10) VERS LE COMMENTAIRE, p. 113
ce qu’ils renfermaient, écrit le poète plein de « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or »
compassion, faisant d’eux des marchands ou- a écrit Baudelaire, s’adressant, dans un projet
blieux ; il sait reconnaître les efforts du cancre d’épilogue pour la deuxième édition des Fleurs
qui a jeté sa mauvaise copie ; il rend épique la du mal, à la ville de Paris. Le poète affirmait

77
ainsi la capacité de la poésie à transfigurer ce du « torrent de soleil » (v. 3), il ne fait plus
qu’il y avait de plus répugnant. Dans une veine qu’un avec son environnement lumineux.
comparable, Raymond Queneau trouve l’occa-
sion de célébrer la noblesse des déchets ména- 2 Deux champs lexicaux dominent ce texte : le
gers dans une « grève des boueux » (v. 27). En feu et l’élément liquide – le second permettant
même temps qu’il compare les trottoirs jonchés de préciser le mode d’être du premier. Certes la
de poubelles qui « bâillent au soleil de midi » lumière puissante de cette fin d’après-midi avait
(v. 14) aux cimaises des musées, Queneau éla- quelque chose de massif, d’où le « torrent de lu-
bore une morale poétique : le poète est un con- mière » (v. 3) et ce « feu » qui est versé « à
naisseur qui porte sur le monde un regard d’ad- flots » (v. 11). Toutefois, c’est plutôt sur un
miration inconditionnel. Nous nous demande- mode atomisé que se présente la lumière : « se
rons donc comment le poème de Queneau trans- pulvérise » (v. 4), « des éclats palpitants »
figure un objet peu poétique ? (v. 5), « des gouttes d’or » (v. 6), « petits pas lé-
gers » (v. 12), « des grappes d’étincelles »
(v. 20). La lumière est dans ce poème un élé-
5. Jacques Réda ment massif qui ne cesse de créer un poudroie-
ment. Les deux champs lexicaux se réunissent
Retour au calme (1989), « La Bicyclette »
dans le dernier mot du poème : la « fusion »
(v. 21) désignant l’état liquide, et extrêmement
LIRE, p. 114 lumineux, d’un métal chauffé à une très haute
1 Le poème commence par une longue phrase
température.
de six vers qui narre la rencontre du promeneur
avec la bicyclette annoncée par le titre.
3 Ce poème fait de l’univers urbain le lieu de
Cette première partie présente le contexte spa-
rencontres fantastiques. Tous les éléments du
tio-temporel (v. 1) ainsi que les conditions cli-
décor urbain sont présents : il s’agit d’une
matiques qui ont permis le caractère fantastique
« rue » (v. 1), on voit des « vitres en losange »
de la rencontre : l’éclat du soleil à travers un
(v. 2), on marche sur un « pavage » (v. 5). Mais
feuillage qui le « pulvérise » (v. 4) dans l’air et l’agrément d’un « jardin » inondé de soleil
projette sur le sol « des éclats palpitants » (v. 5).
(v. 4, v. 10) ouvre un espace fantastique, la lu-
Placé en fin de vers (v. 6) et de phrase, le mot
mière donnant à la très prosaïque bicyclette, une
« vélo » constitue le clou de cette présentation.
dimension d’apparition fantastique. Cette lu-
Puis, dans une deuxième partie, le poète en vient
mière devient elle-même une créature imagi-
à une description détaillée dudit « vélo » (le mot
naire qui « danse / Pieds nus, à petits pas légers
est repris au v. 7) qui s’achève par la métaphore
sur le froid du carreau. » (v. 11-12). À la faveur
de l’oiseau (v. 9). Il s’agit d’un premier « arrêt
d’aboiements aléatoires et lointains, l’espace
sur image » qui précède un approfondissement
urbain fait penser « à des murs écroulés, à des
de la description de l’environnement (v. 10-13)
bois, des étangs » (v. 14) : décor stéréotypé
auquel se superpose un espace lointain, rêvé
d’un conte gothique ? paysage de ruines ? en
(v. 14).
tout cas l’exact opposé de l’univers urbain. En-
Les parties deux et trois sont donc assez courtes
fin, actualisant les potentialités poétiques de la
(trois puis cinq vers), encadrées par des parties
métaphore animale, le poète décrit ce qui se pas-
plus longues. Car après la « bicyclette » prend
serait si l’on envisageait de chevaucher cette bi-
vie, comme si l’oiseau s’animait, elle « vibre
cyclette attirante : l’emploi du conditionnel,
alors » (v. 15), ce qui fait basculer le poème
v. 18, prouve que l’espace urbain est celui des
dans la narration : la « bête » mentionnée au
possibles, que recueille la poésie.
vers 8 prend vie et, mentalement au moins, va
« s’enlever d’un seul bond » (v. 18).
RÉCITER, p. 114
Dans cette troisième et dernière partie, consti-
4 On pourra élaborer une grille de critères avec
tuée de deux phrases, dont une de six vers
les élèves, afin de les aider à se préparer. Voici
(comme la première), le poète investit l’espace
une proposition :
du rêve pour actualiser les potentialités poé-
tiques de la métaphore animale. Le poème se
Critères de réussite Commentaires
termine sur l’image des roues transformées en
Le texte est connu et récité
« deux astres en fusion » (v. 21) : l’objet est dé-
sans hésitation.
finitivement transfiguré par la lumière intense
Le volume sonore est bon.

78
L’articulation est bonne, le II-Entre perception et imagination
poème est audible. A-La lumière : phénomène naturel ou ma-
Le ton s’adapte aux mouve- gique ?
ments du texte. B-Le vélo : entre description et métaphore
La vitesse est adaptée et va- C-De la vue à la vision : voir, penser, deviner
riée.
La variété des longueurs de
phrases est mise en valeur. 6. Michel Houellebecq
La Poursuite du bonheur (1991),
RECHERCHER, p. 114
5 Le dictionnaire Larousse définit le ready
« Hypermarché – Novembre »
made comme un « Objet manufacturé promu au
rang d'objet d'art par le seul choix de l'artiste. » LIRE, p. 115
Les élèves pourront sans doute se montrer éton- 1 Ce poème est dominé par une grande mélan-
nés, sinon révoltés par l’idée qu’on puisse si- colie. Les élèves seront sans doute surpris par la
gner un porte-bouteilles qu’on n’a même pas fa- haine de soi qui infuse ce poème, qui est une
briqué ! il sera intéressant de réfléchir avec eux sorte de prolongation dépressive de l’effusion
sur la volonté de subvertir la notion d’art : lyrique, sa retombée, son effondrement. Mais
qu’est-ce qui fait qu’une œuvre est dite on peut aussi être sensible à la dimension humo-
« d’art » ? la beauté est-elle le seul critère ? et si ristique du poème de Houellebecq, qui traite
oui, est-elle intrinsèque à l’œuvre, ou est-elle, avec emphase le caractère tragique d’un événe-
comme le dit l’expression, dans l’œil de celui ment trivial, dans un décor banal. Le pathétique
qui regarder ? d’un écroulement « au rayon des fromages »
(v. 9) suscite un mélange de rire et de pitié.
6 La « Roue de bicyclette » de Duchamp et la
bicyclette évoquée par le poème de Réda sont 2 Houellebecq décrit un monde hostile et
deux façons différentes de prendre au sérieux la égoïste, prompt à la critique d’autrui. Plutôt que
présence des objets manufacturés. Toutefois, de venir en aide à celui qui est tombé, on
Duchamp fait un assemblage de deux éléments « grommelle » (v. 3) et des propos méprisants
(la roue sur sa fourche, renversée et fixée sur un sont rapportés au vers 12. Ce mépris se lit aussi
tabouret) en restituant un peu l’aspect de sculp- dans le « regard brutal » (v. 5) des clients de
ture sur son socle. Ce geste ouvre la voie au tra- l’hypermarché. Dans le propos des gens, c’est le
vail de Bertrand Lavier, qui quelques décennies souci du quant-à-soi qui prédomine : on re-
plus tard fixera un skateboard ou un casque de proche au poète son manque de tenue (v. 12), sa
moto sur un socle, pour les présenter comme des morosité (v. 3), et une forme d’élégance – toute
curiosités ethnologiques. Le titre de l’œuvre, de relative – est de mise : ce sont « Des banlieu-
plus, met l’accent sur la roue. La bicyclette n’est sards sapés » qui paradent. Et lorsque le poète
pas considérée comme un tout, un seul élément est à terre, la seule chose qui attire encore l’at-
est abstrait et présenté. Est-ce, d’ailleurs, un tention des consommateurs-spectateurs, ce sont
ready-made ? En tout cas, Jacques Réda consi- ses « nouvelles chaussures » (v. 15) : preuve de
dère la bicyclette comme un tout, et même, la superficialité de l’assistance. Ce monde a
comme un être, impression renforcée par la mé- quelque chose d’écœurant pour le poète, aux
taphore filée de la bête. oreilles de qui parvient « Une rumeur de cirque
et de demi-débauche » (v. 7) : l’hypermarché
est une scène où l’on s’affiche et où l’on vient
VERS LE COMMENTAIRE, p. 114 assouvir ses pulsions consuméristes. L’accumu-
Comment s’organise la description fantastique lation de détails réalistes va au rebours d’une
d’un lieu réel ? tradition idéalisante : « un congélateur » (v. 1),
I-L’ancrage réaliste de la description « des eaux minérales » (v. 6), le « rayon des fro-
A-Le récit d’une promenade en ville mages » (v. 9) et les « deux vieilles dames qui
B-Des réalités prosaïques : les vitres, le vélo, le portaient des sardines » (v. 10). Tout contribue
chien à créer un monde qui donne la nausée – à moins
C-Le cadre idéal pour une rencontre : un jardin qu’on ne trouve comique l’effondrement pathé-
inondé de lumière tique du poète dans ce décor antipoétique.

79
3 Le poète semble n’avoir aucun amour propre lette monochrome crée une image simple, li-
puisqu’il se dépeint dans une circonstance pa- sible, à laquelle n’importe qui peut s’identifier.
thétique de la vie quotidienne : il a « trébuché » Située au cœur d’une ville où l’activité commer-
(v. 1) et avoue avoir « pleuré » et « eu un peu ciale est des plus intenses au monde, cette image
peur » (v. 2). en propose la traduction morale, un reflet apo-
On comprend d’emblée que le poète éprouve un calyptique. Il est donc possible de faire dialo-
sentiment d’inadaptation et est en proie à une guer cette œuvre avec le poème de Houelle-
forme de dépression qu’exacerbe la laideur de becq : le poète semble éprouver la défaite mo-
l’hypermarché. À cet échec inaugural, succède rale de sa société. Moins spectaculaire que celle
un autre échec, celui de garder la face (v. 4). représentée par Banksy, sa chute est intime, elle
Mais « Ma démarche était gauche » (v. 8) avoue témoigne de l’impossibilité de vivre dans un
le poète qui ne parvient pas à s’adapter au monde hostile et froid, où l’on est cerné par des
monde qui l’entoure. produits de consommation.
C’est donc très probablement pour des raisons
morales que le poète s’est « écroulé » (v. 9), ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 115
parce qu’il est terrassé par la dépression qui On pourra élaborer une grille de critères avec les
l’avait poussé à « pleurer » (v. 2) en plein mi- élèves, afin de les aider dans l’écriture de leur
lieu de l’hypermarché. La vision du poète effon- poème. Voici une proposition :
dré est maintenant au ras du sol (v. 13). Et le
lecteur se demande si le « vendeur qui prenait Critères de réussite Commentaires
des mesures » (v. 14) n’était pas là pour fabri- Le poème est formé de qua-
quer un cercueil au poète après sa défaite exis- trains qui riment.
tentielle. Le ton est courant et mobi-
lise des clichés.
COMPARER, p. 115 Le poème utilise des détails
4 L’œuvre de Banksy est un pochoir exécuté sur réalistes, antipoétiques.
le flanc d’un bâtiment londonien : la chute re- Le poème exprime un senti-
présentée n’en a que plus d’impact. Le consu- ment d’isolement.
mérisme est représenté comme un danger qui Le poème est formé de qua-
mène à notre perte : la femme est entraînée dans trains qui riment.
le gouffre par un chariot de supermarché. La pa-

80
MÉTHODE BAC On peut relever quelques jeux de sonorités : la
majesté de l’oiseau en vol se manifeste par une
Étudier un texte poétique, p. 118 assonance en « en » (« souvent », « indolents »,
S’entraîner « tempête ») et une allitération en « v » (« sou-
vent », « vaste », « suivent », « voyage », « na-
Le poème compte quatre quatrains d’alexan- vire »). Sa déchéance est accentuée par une as-
drins. Il ne relève pas d’un sous-genre fixe et sonance en « eu » (« honteux », « piteuse-
codifié. ment », « d’eux »).
Les trois premiers quatrains évoquent la situa- De nombreuses périphrases mettent en valeur la
tion des albatros. Le dernier quatrain présente beauté et la majesté de l’oiseau : les « vastes oi-
un sens symbolique et morale : l’albatros était seaux des mers », les « indolents compagnons
une figure allégorique du poète. de voyage », les « rois de l’azur », « voyageur
Les rimes sont croisées. On peut remarquer cer- ailé », « le prince des nuées ». Toutefois, de
taines associations de rimes : dans le premier nombreuses antithèses montrent le contraste
quatrain, les mots « équipage », « voyage », entre leur grâce dans les airs et leur aspect ridi-
« mers » mettent en place le cadre spatio-tem- cule au sol : « ces rois de l’azur, maladroits et
porel – mais que « mers » rime avec « amers » honteux » ; « Laissent piteusement leurs
donne immédiatement un sens symbolique à ce grandes ailes blanches » ; « Ce voyageur ailé,
cadre. Un certain nombre de rimes forment des comme il est gauche et veule ! » ; « Lui, naguère
antithèses : les « planches », le sol du navire, si beau, qu’il est comique et laid ! » ; « l’infirme
s’opposent aux « ailes blanches » ; « laid » qui volait ! ». Le poème s’achève d’ailleurs par
s’oppose à « volait », « nuées » à « huées ». Ces un paradoxe : « Ses ailes de géant l’empêchent
rapprochements antithétiques insistent sur la dé- de marcher. »
chéance de l’albatros. Une comparaison explicite le lien entre le poète
Le premier quatrain est formé d’une seule et l’albatros : « Le Poète est semblable au prince
phrase et présente de nombreux enjambements. des nuées. » Les « ailes de géant » évoquées à
Ainsi, il imite les « vastes » et « indolents » la fin ne désignent pas celles des albatros : il
mouvements des albatros. Il en va de même s’agit du génie du poète, qui le rend ridicule et
pour le deuxième quatrain. Dans ce cas, les en- comique parmi les hommes ordinaires.
jambements montrent la rapidité avec laquelle
l’animal majestueux devient « honteux ».

81
Partie 2
LA LITTÉRATURE D’IDÉES
Du XVIe au XVIIIe siècle

Chapitre 3  La littérature d’idées Stefan Zweig use du lexique de la ferveur reli-


gieuse pour exprimer la croyance en un monde
au XVIe siècle plus humain qui anime les humanistes, et Todo-
rov rappelle combien dignité et élévation des
êtres font partie de leur credo.
PARCOURS 1
Le pouvoir en question, p. 122-129 4 La morale humaniste est tout entière fondée
sur le respect de la personne humaine, ce qui im-
plique un esprit de tolérance et d’ouverture : les
Histoire littéraire trois documents rejettent donc toute forme de
L’humanisme (XVIe siècle) fanatisme, de violence et d’oppression, tout ce
qui contribue à nier la valeur de l’Autre. C’est
COMPARER, p. 123 pourquoi, afin de valoriser l’humain et l’altérité,
1 Au premier plan, les personnages représentés l’humanisme vise à transcender les antago-
symbolisent l’Ignorance ou l’Erreur : aveuglés nismes et les contraires : le double attribut du
par des bandeaux, ils se contorsionnent, tâton- glaive et du livre présent sur la fresque instaure
nent, adoptent des signes de supplication ou de un équilibre entre la guerre et la paix, la force et
prostration. Livrés à leur sort déplorable, immo- la sagesse, les armes et les lettres, les armes et
bilisés sur un tapis de nuages d’une sombre cou- les lois ; Zweig valorise, à partir d’Érasme, la
leur gris violacé, ils semblent exclus de la lu- volonté de concilier les différences et les con-
mière de la connaissance. Cet amas de damnés traires au lieu de les dissoudre ; Todorov insiste
semble réclamer un salut qui leur est refusé. On sur la nécessité de ne pas nier les particularités
comprend donc que les ténèbres de l’ignorance individuelles. La morale humaniste promeut la
condamnent au malheur et à la perdition : les liberté de chacun, qui passe par le savoir, la so-
Ignorants se voient légitimement rejetés de lidarité et la justice.
l’Humanité triomphante symbolisée par l’as-
cension au temple. 5 L’idéal humaniste est d’autant plus ambitieux
qu’il peut paraître utopique, dans la mesure où
2 François Ier est représenté en empereur romain il postule la sagesse et la bonne foi des hommes.
qui connaît ici son apothéose, en entrant dans le Les Égarés de la fresque de Fiorentino sont
temple de Jupiter Olympien illuminé. Cette pourtant légion et occupent le premier plan, tan-
fresque le célèbre comme le protecteur des arts dis que le monarque est isolé dans le fond du
et des lettres. Le double attribut du glaive (qu’il décor ; Zweig et Todorov ne manquent pas de
brandit de la main droite) et du livre (qu’il tient rappeler les tentations de l’individualisme qui
sous le bras gauche) symbolise l’union chez le mettent en péril l’harmonie collective. L’huma-
héros de la force et de la sagesse, fortitudo et nisme se caractérise donc par une très forte exi-
sapientia, la force sans laquelle la sagesse est gence vis-à-vis de soi. Todorov insiste sur le ca-
impuissante, la sagesse sans laquelle la force ractère ambitieux de la doctrine humaniste qui
n’est que brutalité et barbarie. se fonde sur l’interaction de valeurs qui peuvent
être opposées : la reconnaissance d’une dignité
3 Ces trois documents nous renseignent sur le égale à tous les hommes (« l’universalité des
regard enthousiaste et optimiste que les huma- ils »), la désignation de l’individu autre moi
nistes portent sur l’homme et le monde. Ils in- comme but de mon action (« la finalité du tu »)
sistent sur la foi en un avenir meilleur grâce à la et la quête de liberté. La pensée humaniste
bonne volonté des hommes et des États : la semble vouloir relever le défi de concilier har-
fresque représente l’apothéose (la déification monieusement la justice et l’égalité, l’universel
après la mort) du monarque éclairé qui a su ou- et le particulier.
vrir la voie vers la lumière de la connaissance,

82
1. Didier Érasme général et des princes en particulier : elle est la
plus à même d’évaluer leur folie (stultitia, en la-
Éloge de la Folie (1509)
tin, pour désigner à la fois la déraison et la sot-
tise) à sa juste mesure.
REGARDER, p. 124 Présentée comme une autorité toute-puissante,
1 Cette étrange embarcation semble symboliser elle souligne à quel point les princes lui sont as-
la folie, ce que tendrait à signifier l’emblème de
sujettis, c’est-à-dire prisonniers de leurs ins-
la lune sur la longue oriflamme rose, présentant
tincts qui font taire en eux la raison et la sagesse.
tout ce petit monde comme « lunatique ». Et de
Elle permet donc de faire ressortir précisément
fait, tous sont contaminés par une forme de dé-
tous les ridicules des Princes en décrivant un
lire, qui les pousse à agir en dépit de toute raison
monde à l’envers, déserté par le bon sens : la
ou logique. Ces personnages entassés sur une
Folie dépeint un contre-modèle, qui nous fait
petite barque ne se soucient pas d’avancer : les
sourire, si bien que nous appelons de nos vœux
nautoniers (en rouge) s’occupent d’imiter les re-
l’idéal exprimé en creux. Car si c’est la Folie
ligieux et délaissent la cuillère géante qui leur
qui donne raison aux Princes, nous sommes in-
sert de rame, tandis que personne ne guette l’ho-
vités à prendre le contrepied de la réalité qu’elle
rizon. Cet amoncellement semble signaler une
se complaît à décrire.
incapacité à sortir de soi et de ses obsessions dé-
Il s’agit d’un stratagème argumentatif efficace
vorantes. De fait, la folie est ici apparentée à une
qui permet de mieux discréditer ceux qui gou-
forme d’avidité : chacun cherche frénétique-
vernent : la Folie semble se féliciter du culte
ment à happer quelque chose, quitte à passer par
qu’ils lui vouent, et, sous couvert de les approu-
la violence des coups. Les personnages sem-
ver, elle laisse le lecteur, déstabilisé, indigné par
blent prisonniers de la puissance de leurs désirs.
l’absurdité de la conduite des Princes, désap-
Les principes moraux et religieux n’opèrent
prouver par lui-même cet état de fait, et en ap-
plus, comme en témoignent les deux person-
peler à plus de raison et de justice.
nages attablés.
4 Les dirigeants dépeints par Érasme, ne se sou-
2 Cette nef offre un tableau de débauche : cha- cient que de leurs intérêts particuliers, au détri-
cun semble donner libre cours à ses instincts
ment de l’intérêt général. Ils cherchent à assou-
sans aucune retenue. Le thème de l’excès est
vir leurs moindres caprices, se livrent « aux
omniprésent ici : aucun ne sait se modérer, se
plaisirs » (l. 23) que leur dicte leur « égoïsme »
contrôler et le personnage qui se penche à droite
(l. 25). C’est pourquoi ils se désintéressent
pour vomir en fait les frais. On reconnaît ici la
même des affaires publiques pour se laisser al-
représentation des différents péchés capitaux.
ler à la paresse et l’oisiveté, ce que suggèrent le
La femme de gauche incarne la violence phy-
terme « mollesse » (l. 12) ainsi que l’adverbe
sique et cède à la colère. La plupart sont sous
ironique « assidûment » qui s’applique à la pra-
l’emprise d’une gourmandise insatiable. Les na-
tique de la chasse. Ils sont marqués par la cor-
geurs du premier plan sont animés par l’envie.
ruption : sensibles à la flatterie, ils « trafi-
Le luth, l’assiette de cerises et la cruche renver-
quent » les magistratures et se montrent cupides
sée sont autant de symboles rattachés à la
en cherchant à « absorber » la fortune des ci-
luxure. Les nautoniers renonçant à leur fonction
toyens. Ils cultivent l’ignorance, méprisent la
ainsi que le personnage perché sur une branche
justice et la vérité et sont capables des « pire(s)
peuvent représenter la paresse. Quant à
iniquité(s) ». Afin de mieux tromper l’opinion
l’homme qui grimpe au mât pour en décrocher
publique et couvrir leur ignominie, ils sont pas-
la volaille précieusement attachée, peut-être
sés maîtres dans l’art du mensonge et de l’illu-
renverrait-il à l’orgueil ou l’avarice…
sion, comme le souligne le champ lexical du tra-
vestissement qui parcourt le texte (« couvri-
LIRE, p. 124 ront », l. 18 ; « semblant », l. 19 ; « revêtu »,
3 Donner la parole à la Folie permet tout
l. 31 ; « attirail de théâtre », l. 32-33). À en
d’abord d’attirer l’attention par le choix d’une
croire les décalages établis, dans le dernier pa-
énonciation originale et de l’éloge paradoxal (la
ragraphe, entre leurs insignes et leurs actions, ce
Folie semble revêtue d’une autorité crédible et
sont des usurpateurs qui abusent, par de beaux
raisonne étonnamment bien), ce qui stimule la
discours, de la crédulité du peuple.
curiosité du lecteur.
Par ailleurs, la déesse Folie reste la mieux pla-
cée pour juger des égarements des hommes en
83
5 À l’inverse, se dessine, en creux, dans ce « le plus capable ». Les représentants sont sou-
texte, un idéal du bon gouvernement, diamétra- mis régulièrement à des réélections, ce qui les
lement opposé à la réalité des faits. Le bon oblige à se montrer compétents et soucieux de
Prince, en effet, doit oublier ses intérêts privés l’intérêt général s’ils veulent voir leur mandat
pour faire preuve d’un « parfait dévouement à renouvelé, et ce qui revient à les soumettre à une
l’État » (l. 29-30). Il doit rester « incorrup- évaluation continue. Les délibérations sont fré-
tible » et « ne jamais manquer » à son devoir. Il quentes et réfléchies, au cœur des différentes
doit se montrer soucieux de préserver la « jus- instances représentatives, qui peuvent se re-
tice ». Il a conscience d’avoir une fonction layer, et la transparence est de rigueur. L’intérêt
exemplaire et se doit de « l’emporter sur tous » général reste la finalité de toute décision.
par ses « vertus héroïques », car sa responsabi- Il est toutefois possible de percevoir la rigidité
lité est proportionnelle à son pouvoir, comme d’un tel système, qui punit notamment de mort
l’indique la fin du premier paragraphe. Sans cé- le fait de discuter des affaires publiques en de-
der aux appâts du « luxe » et des « séductions » hors des assemblées.
qui l’entourent, il doit rester libre et indépen-
dant, garant d’une moralité sans tache. Le 2 Ce système vise à éviter toute forme de cor-
Prince idéal est un modèle d’humilité et de ruption, de satisfaction d’intérêts privés, de
piété, comme le rappelle la périphrase « le Roi pouvoir personnel voire de tyrannie. Les diffé-
véritable » (l. 5-6) qui le remet à sa juste place rents représentants du pouvoir ne peuvent com-
de serviteur de Dieu et l’invite à surveiller sa ploter entre eux, à l’écart des instances offi-
conscience. cielles, et délibèrent en toute transparence. La
méfiance à l’égard de la tyrannie est très pré-
6 Ce texte tend à assimiler la fonction du Prince sente : le prince qui en est suspecté peut être
à un terrible fardeau. Voué à une vie de con- destitué. Les excès d’orgueil, la quête de gloire
traintes et à l’oubli de soi-même, tout dirigeant personnelle sont épiés chez chacun des élus de
digne de ce nom connaît un véritable sacerdoce. ce système, dont la réélection fréquente assure
Il n’a pas droit à l’erreur et doit lutter en perma- l’honnêteté.
nence contre toutes sortes de tentations et
d’écueils, ce sur quoi insiste le premier para- 3 Ce modèle se fonde sur la valorisation du dia-
graphe. D’où l’ironie qui débute le paragraphe logue : le champ lexical de la discussion est om-
suivant, qui célèbre le « bienfait » de la Folie niprésent ici, pour insister sur les bienfaits des
consistant à faire oublier l’inquiétude inhérente échanges, comme pour éviter des prises de dé-
à la fonction. Tout prince qui se respecte semble cision trop personnelles ou l’unicité réductrice
condamné à une vie de sacrifices, enchaîné aux des points de vue. Les délibérations sont fré-
différents symboles de sa fonction rappelés quentes et soutenues, et ce entre les différentes
dans le troisième paragraphe, qui devraient lui instances du pouvoir : les tranibores délibèrent
faire sentir tout le poids de sa responsabilité. avec le prince, deux syphograntes participent
Autrement dit, seuls des fous peuvent convoiter aux séances du sénat, les questions importantes
un statut aussi ingrat. débattues par les syphograntes sont transmises
aux familles et au sénat et peuvent être soumises
au conseil général. La pratique de l’échange est
2. Thomas More ici institutionnalisée.
Par ailleurs, ce modèle invite à adopter un usage
L’Utopie (1516)
très réfléchi de la parole. On note une très
grande méfiance à l’égard des propos improvi-
LIRE, p. 125 sés, précipités, trop inconsidérés. Une trop
1 Ce système de gouvernement semble idéal,
grande spontanéité semble devoir porter atteinte
car il repose sur des élections de représentants à
au recul critique nécessaire pour envisager les
plusieurs niveaux, ce qui exclut notamment la
affaires publiques. Pour lutter contre toute pa-
transmission du pouvoir par filiation. Ce sys-
role intempestive, trois jours de délibération
tème pyramidal permet de répartir les tâches et
sont imposés au sénat avant de voter un décret
les responsabilités. Chaque famille dépend d’un
et toute question proposée ne peut être débattue
magistrat attitré. Le peuple participe au pouvoir
que le lendemain pour se prémunir des dérives
en désignant quatre noms pour le prince, élu par
inhérentes aux « bavardes improvisations »
des votes secrets, pour éviter tout trafic d’in- (l. 29).
fluences. Les syphograntes s’engagent à élire
84
3. Nicolas Machiavel ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 126
Le Prince (1532)
Critères Commentaires
Le miroir du prince délivre
LANGUE, p. 126
des conseils clairs et variés.
Le nom machiavélisme et l’adjectif machiavé-
lique sont formés à partir du nom de Machiavel. Le miroir du prince énonce
Ils désignent communément une attitude per- des qualités attendues d’un
fide, peu soucieuse de moralité, usant de la ruse dirigeant.
et de la mauvaise foi pour parvenir à ses fins. Ce Les conseils et qualités sont
texte nous permet de comprendre comment la justifiés.
pensée de Machiavel a pu nourrir ce lexique, Le style de Machiavel est
puisqu’il préconise de tromper par la ruse, tant respecté.
la fin justifie les moyens. La langue est correcte.

LIRE, p. 126
1 Ce portrait du prince met en valeur la duplicité Texte écho
nécessaire à tout dirigeant qui souhaite rester au
pouvoir. Il doit en effet savoir « user de la bête
4. Patrick Boucheron
et de l’homme » (l. 5), c’est-à-dire instaurer des Un été avec Machiavel (2017)
règles mais se montrer fort voire inébranlable
dans son attitude. Il doit également savoir être à LIRE, p. 127
la fois lion et renard, en se faisant tour à tour 1 L’œuvre de Machiavel s’avère profondément
effrayant ou séducteur rusé. ambiguë dans son intention même puisqu’on ne
parvient pas à savoir s’il s’agit d’œuvrer pour la
2 Cette conception du dirigeant a pu choquer car tyrannie en prêtant appui à des princes avides de
Machiavel légitime la fourberie et le mensonge. pouvoir, ou, au contraire, de dénoncer la réalité
Il invite le prince à ne pas tenir sa parole, ce des abus politiques pour en appeler à la contes-
qu’il assimile à de la prudence (l. 17) et non à tation.
une malhonnêteté condam-nable. En outre, il in- Cette ambiguïté est entretenue par le fait que
cite le prince à user de stratagèmes pour « dissi- Machiavel s’attache à décrire une réalité sans
muler » et « tromper », comme pour valoriser l’assujettir aux injonctions morales tradition-
un talent à faire fructifier. Le jeu sur la dériva- nelles ; en cela, il renouvelle de manière éton-
tion lexicale « grand simulateur et dissimula- nante le genre du miroir du prince, ce qui
teur » de la ligne 28 donne un fort caractère lau- s’avère déconcertant.
datif à ce jeu de dupes.
2 Cette ambiguïté permet d’élargir la portée de
3 Machiavel justifie de plusieurs manières cette l’œuvre. En effet, ce traité semble s’adresser à
conception du dirigeant. D’abord, d’un point de tous, au prince comme à ceux qui voudraient lui
vue pragmatique, il estime qu’un prince peut se résister. Chacun pourra tirer les leçons qui lui
dédire si la situation tourne à son désavantage seront utiles. Par ailleurs, le texte gagne à s’en-
car il ne saurait œuvrer contre lui-même. En- tourer de mystère : loin d’imposer une lecture
suite, il se fonde sur la nature humaine, fonciè- univoque, il se présente comme une invite à per-
rement mauvaise, pour légitimer une attitude cer ses énigmes et enjoint ses lecteurs à mainte-
conforme à celle de tout un chacun. Enfin, il nir une attitude active et critique, ce que peut
s’appuie sur la réalité des faits et des exemples suggérer la formule volontairement vague de
contemporains pour vérifier que la réussite des Machiavel citée par Boucheron.
princes dépend de leur capacité à manquer ha-
bilement à leur parole. Dans tous les cas, Ma- REGARDER, p. 127
chiavel oppose à tout idéalisme une vision lu- 3 Le jeune Alexandre de Médicis est représenté
cide et réaliste de la politique. avec le bâton de commandement, mis en évi-
dence au centre du tableau. Il s’agit du premier
portrait jamais réalisé d’un Médicis en armes.
Contrastant avec les vêtements civils, l’armure
ainsi que le casque, posé à terre en signe de paix,

85
représentent le devoir du seigneur médiéval qui qui dénonce une société de privilèges stimulent
est de protéger sa cité. les prises de conscience et réactions. Les ro-
mans de Zola dépeignent quant à eux les ra-
4 Vasari prête au magistrat un statut royal en vages d’un système qui favorise la spéculation
multipliant les symboles aristocratiques asso- et exploite les travailleurs. Si, à l’enterrement de
ciés au prince afin de signifier la nouvelle forme l’écrivain, les mineurs de Denain sont venus
de gouvernement de type monarchique qui scander fièrement « Germinal ! » c’est bien que
s’impose à Florence et remplace la république. la fiction connaît un écho certain dans la réalité.
Si bien qu’on pourrait considérer que, plus sub-
5 Ce portrait vise à célébrer, glorifier le pouvoir tilement encore, sans dénoncer ouvertement les
des Médicis. On peut y voir une fonction de pro- rouages d’un système, les écrivains contribuent
pagande politique. à leur façon à l’évolution des mœurs, qui, par
contrecoup, amène à reconsidérer ou refonder
VERS L’ESSAI, p. 127 un système tout entier. Ainsi, même les auteurs
Si la plume s’oppose à l’épée, elle n’en reste pas qui se refusent à assigner à la littérature un rôle
moins efficace pour agir et les écrivains, contre engagé seront les premiers à reconnaître com-
toute attente, ont sans doute le pouvoir de faire bien elle éclaire notre conception du monde, et,
évoluer un système politique. partant, agit indirectement sur lui. C’est pour-
Tout d’abord, les auteurs peuvent exercer une quoi Baudelaire, dans ses Notes nouvelles sur
influence non négligeable auprès des puissants Edgar Allan Poe, reconnaît que la poésie enno-
et dirigeants. Qu’ils s’attirent leurs faveurs, leur blit les mœurs, de même que Flaubert, dans Ma-
confiance, ou tout simplement les intriguent, les dame Bovary, éveille une saine méfiance à
hommes de lettres ont toujours su intéresser les l’égard de l’esprit petit-bourgeois et de la bêtise
hommes de pouvoir voire chercher à les orienter sous tous ses aspects. Les excentricités des
par leur art. François Ier, protecteur reconnu des mouvements dada et surréalistes du XXe siècle
lettres et des arts, a su se montrer sensible à la n’invitent-elles pas, somme toute, à se libérer
pensée de plusieurs autorités comme Léonard d’un système trop normatif et réducteur, dont la
de Vinci, dont les recherches ont nourri la pen- Première Guerre mondiale aura été la manifes-
sée humaniste du monarque, par ailleurs respec- tation déplorable ?
tueux de la sensibilité évangéliste qui émane des On voit dès lors combien l’écriture possède un
œuvres de sa sœur, Marguerite de Navarre, ou pouvoir indéniable.
de François Rabelais. De fait, l’idéal du « mo-
narque éclairé » obsède les penseurs, de la Ré-
publique de Platon à Zadig de Voltaire, en pas- 5 Étienne de La Boétie
sant par l’Éducation du Prince chrétien
Discours de la servitude volontaire (1576)
d’Érasme, les auteurs considérant qu’ils ont
pour mission de tempérer et d’instruire les fi-
gures dirigeantes. Voltaire a même su s’attirer LANGUE, p. 128
Les questions des lignes 14 à 21 sont des inter-
les faveurs de Frédéric II de Prusse, dont il a été
rogations rhétoriques, qui visent à mobiliser les
le conseiller privilégié.
réactions des lecteurs tout en imposant des af-
Plus largement, les écrivains savent insuffler
firmations sous forme d’évidences. Invités à
des changements et réformes en dénonçant des
prendre en considération les questionnements
dysfonctionnements politiques. En imaginant
suggérés, les lecteurs n’ont pas la possibilité
son Utopie, Thomas More s’attache à critiquer
d’en contester les conclusions exprimées.
avec virulence les injustices sociales et poli-
tiques de son époque, qu’il analyse en détail
pour mieux nous ouvrir les yeux sur une réalité LIRE, p. 128
1 En écrivant ce texte, La Boétie cherche à
intolérable. Usant d’un autre stratagème, Mon-
éveiller les consciences quant à la nature et aux
tesquieu, dans Lettres persanes, adopte le re-
fondements du pouvoir politique. Il tend à dé-
gard étonné des étrangers pour mieux remettre
montrer que le pouvoir du prince ne repose que
en question les ressorts de la politique française.
sur l’assentiment du peuple : toute la force du
S’il est bien sûr difficile d’évaluer l’impact des
dirigeant réside dans l’absence d’opposition et
écrits des Lumières sur le mouvement révolu-
la vision fantasmée d’un despote tout-puissant,
tionnaire, il ne fait aucun doute que des pièces
comme Le Mariage de Figaro de Beaumarchais qui ne tire en réalité son autorité que de la sou-
mission de ceux qu’il opprime.
86
2 La Boétie se montre virulent à l’égard de ses voire un désintérêt pour la politique le condui-
lecteurs, qu’il prend ouvertement à partie. sent à subir une situation contre laquelle il ne
L’apostrophe injurieuse initiale (l. 1-2) sonne songe plus à se rebeller. On pourrait même dire
comme un vibrant reproche adressé à la passi- qu’en l’absence de conscience politique, le
vité des peuples et se poursuit tout au long du peuple, séduit par des discours démagogues ou
texte. déléguant par paresse les responsabilités à des
Les questions rhétoriques des lignes 14 à 21 vi- dirigeants peu scrupuleux, en vient à se conten-
sent à bousculer la tranquillité des lecteurs afin ter de son sort.
de les obliger à ouvrir les yeux sur une situation Toutefois, il n’est pas si facile de combattre les
qu’ils ne songent pas même à considérer. Les abus de pouvoir et de s’élever contre un système
lignes 21 à 30 multiplient les parallélismes pour tellement enraciné qu’il conditionne les diffé-
accentuer la remontrance car le balancement ré- rentes instances d’une société. Le pouvoir peut
pétitif entre l’action des sujets opprimés et la fi- user également de la force et de pressions pour
nalité qui profite au prince tend à faire ressortir se maintenir. Il est aussi par définition condam-
l’aberration d’une telle situation, d’autant que le nable de s’élever contre les lois, qui peuvent
pronom « vous » qui amorce chacune de ces pourtant s’avérer oppressives voire iniques.
propositions s’apparente à une désignation cul-
pabilisante.
Ainsi, La Boétie fustige l’aveuglement des Lecture d’image
peuples soumis : la négation restrictive des
lignes 11 à 14 rappelle avec condescendance
combien le pouvoir du prince n’est que celui Maarten van Heemskerck et
qu’on lui prête, et l’auteur ne cesse d’accuser Dirck Volckertszoon Coornhert
ses lecteurs d’agir en dépit de la raison et du bon Allégorie de l’Empire sous Charles Quint
sens, ces « peuples insensés » (l. 1) devenant (1556)
des « traîtres à (eux)-mêmes » (l. 21). Si bien
que les accusations pleuvent : les lecteurs de- REGARDER, p. 129
viennent « recéleurs du larron » et « complices 1 Charles Quint est ici pourvu des regalia (ob-
du meurtrier » (l. 20). jets symboliques de royauté) qui représentent le
Saint-Empire romain germanique, à savoir le
3 De manière originale, au lieu d’inciter à la ré- glaive et l’orbe impériaux. Le glaive valorise la
volte et à la violence, La Boétie précise qu’il puissance guerrière et la sphère qui constitue
suffit simplement de ne plus soutenir l’oppres- l’orbe impérial, symbole d’autorité, renvoie à
seur, de ne plus le considérer comme un tyran l’immensité de l’univers et à l’union de tous les
légitime, pour regagner sa liberté. Sans l’assen- États sous une même autorité divine. C’est donc
timent du peuple, le prince perd inévitablement le pouvoir universel de l’Empereur qui est ici
tout son pouvoir. représenté.
Le texte insiste donc sur la facilité avec laquelle
cette solution est réalisable, tant elle ne requiert 2 À gauche, on reconnaît Soliman le Magni-
aucun effort ni contrainte : la brièveté de la for- fique, le pape Clément VII et François Ier. À
mule binaire « Soyez résolus de ne servir plus, droite sont représentés les trois princes-élec-
et vous voilà libres » (l. 33) traduit cette simpli- teurs protestants allemands : le Duc de Clèves,
cité, de même que l’expression répétée de la le Duc de Saxe et le Landgrave de Hesse. Ils fi-
nuance : « non pas de vous en délivrer, mais gurent tous les principaux ennemis et opposants
seulement de le vouloir faire » (l. 32-33), « je ne que Charles Quint a su dominer comme en té-
veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, moignent les liens retenus par le bec de l’aigle
mais seulement ne le soutenez plus » (l. 33-35). qui les assujettissent à l’autorité impériale. Leur
Autrement dit, il suffit de ne plus agir en faveur présence de part et d’autre de la figure centrale
du tyran pour le dissoudre. dominante permet de valoriser la grandeur et la
puissance de celui qui a su renouer avec le rêve
VERS L’ESSAI, p. 128 du Saint-Empire de rétablir un pouvoir univer-
On pourrait avec La Boétie considérer que le sel.
peuple est responsable des abus de pouvoir dont
il peut être victime car une trop grande passivité

87
RECHERCHER, p. 129 Les intentions sont claire-
3 Cette œuvre condense les entreprises et vic- ment formulées.
toires de Charles Quint pendant son règne. La langue est correcte.
Soliman le Magnifique, qui domine l’Empire
Ottoman est représenté fuyant, renonçant à af-
fronter Charles Quint : il s’agit d’un rappel de PARCOURS 2
la bataille de Vienne en 1529 où Charles Quint
refoule l’assaut turc contre l’Europe. La question religieuse, p. 130-137
La rivalité avec le roi de France François Ier
marque l’essentiel du règne de Charles Quint et Histoire
connaît de nombreux épisodes, mais on retien- Les guerres de Religion (1562-1598)
dra la bataille de Pavie en 1525 à l’issue de la-
quelle François Ier est fait prisonnier pendant un COMPARER, p. 131
an, jusqu’à ce qu’il signe le traité de Madrid qui 1 Ce tableau de François Dubois a été peint en
l’engage notamment à céder la Bourgogne à 1572, soit peu de temps après le massacre de la
Charles Quint, à renoncer à ses prétentions sur Saint-Barthélemy, sujet principal de cette
Naples et Milan et à laisser ses deux fils en œuvre. En effet, le massacre des « huguenots de
otages. guerre » a eu lieu à Paris le 24 août 1572, jour
Apportant son soutien à François Ier, le pape de la Saint-Barthélemy. Après le mariage de
Clément VII fait partie des opposants à Charles Marguerite de Valois, catholique, et d’Henri de
Quint et organise en 1526 la ligue de Cognac Navarre, protestant, le roi Charles IX (qui appa-
pour contrer l’empereur. En représailles, ce der- raît à l’entrée du Louvre en haut du tableau) dé-
nier favorise l’agitation de la noblesse romaine cide le 24 août l’élimination des protestants.
dont les troupes pillent la basilique Saint-Pierre, Ce célèbre tableau insiste sur la violence du
obligeant Clément VII à fuir au château Saint- massacre des protestants. Partout, le sang coule
Ange et à céder devant les exigences des Co- et la violence se déchaîne dans cette scène : les
lonna. Mais c’est surtout le sac de Rome en épées sont sorties de leurs fourreaux pour tran-
1527, pillage dévastateur, qui manifeste toute la cher les têtes des protestants, les piques pénè-
violence des mercenaires de Charles Quint à trent les corps de femmes enceintes, les protes-
l’encontre du souverain pontife. tants sont jetés par les fenêtres, les enfants ne
Enfin, en tant que successeur des « Rois catho- sont pas épargnés comme le montre le corps du
liques » Charles Quint s’attaque à la Réforme bébé gisant au sol, les corps pendent aux gibets.
protestante : il remporte sur Jean-Frédéric de Dans cette vision apocalyptique, les protestants
Saxe la bataille de Muehlberg en 1547, empri- apparaissent comme les victimes innocentes de
sonne Philippe de Hesse et obtient la soumis- la barbarie catholique parisienne.
sion des princes rebelles. Après la victoire de Le pouvoir royal est ici représenté comme com-
l’empereur, les princes protestants doivent ac- plice de ce massacre. Catherine de Médicis ap-
cepter un compromis religieux, l’Intérim paraît en veuve noire contemplant, sans vrai-
d’Augsbourg, lors de la Diète d’Augsbourg en ment réagir, un charnier humain en haut du ta-
1548. bleau. De plus, un homme – probablement le
duc de Guise – se tient droit au centre de l’image
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 129 est assiste à la défenestration en trois temps de
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui- l’amiral de Coligny, chef des huguenots. La
vante aux élèves. technique de Dubois cherche à représenter si-
multanément plusieurs scènes du massacre,
Critères de réussite Commentaires quitte à superposer les étapes du meurtre afin
Le système d’énonciation d’en souligner la rapidité.
respecte les exigences de la La personnalité de l’artiste nous offre une clef
lettre adressée à un empe- de lecture de ce tableau. François Dubois est un
reur. protestant qui a échappé au massacre et s’est ré-
Les éléments constitutifs de fugié en Suisse, à Genève, capitale calviniste. Il
l’œuvre sont exploités avec dénonce ici la complicité du pouvoir royal avec
précision. les chefs de la Ligue catholique qui ont participé
La lecture symbolique de au massacre. De plus, il érige les protestants en
l’œuvre est efficace. martyrs, condamnés par la folie des catholiques.

88
Le peintre s’inspire ici de la représentation ico- Paris a pris cela pour une autorisation de tuer
nographique de l’épisode (décrit dans l’Évan- tous les protestants.
gile selon Matthieu) du Massacre des Innocents Cette légende noire a cependant été reprise dans
pour porter la voix des protestants. Le tableau la littérature, au XIXe siècle. Dans La Reine
participe à la légende noire qui accuse directe- Margot d’Alexandre Dumas, le roi Charles IX
ment Catherine de Médicis et Charles IX d’être apparaît à nouveau comme un personnage san-
à l’origine du massacre de la Saint-Barthélemy. guinaire qui veut débarrasser le royaume de tous
Les dimensions du tableau (94 × 154 cm) en les huguenots (l. 16). Le souverain est décrit par
font une œuvre imposante qui a fortement in- Dumas comme un tyran qui prend goût à ce
fluencé l’écriture de l’histoire de cet événement, massacre, s’inspirant des grands personnages
alors que les sources protestantes étaient rares. monstrueux de la littérature : « Ma Majesté tue
et massacre à cette heure tout ce qui n’est pas
2 Ce corpus documentaire nous permet d’obser- catholique ; c’est son plaisir » (l. 20-21). Dans
ver l’écriture de l’histoire à partir de sources ce roman d’inspiration historique, Dumas crée
très diverses, plus ou moins favorables aux pro- donc une fiction à partir de cet événement his-
testants ; on parle d’écriture historiographique. torique : il fait de Charles IX et de sa mère des
Le développement du protestantisme se com- personnages inquiétants et machiavéliques,
bine en France avec une période d’affaiblisse- niant ainsi leurs positions plus pacifistes lors
ment du pouvoir royal après la mort de Henri II des édits destinés à apaiser les tensions entre ca-
en 1559. Les rivalités entre catholiques et pro- tholiques et protestants (document 1). Outre
testants portent également des contestations du cette légende noire, le roman participe aussi à la
pouvoir royal. Il s’agit donc de voir comment la création d’une image de Marguerite de Valois
responsabilité de Catherine de Médicis et de légère et séductrice, puisque dans cette adapta-
Charles XI, sur laquelle insiste François Dubois tion littéraire du XIXe siècle, la « Reine Mar-
(document 2), peut être nuancée à la lecture des got » commet rapidement l’adultère après son
sources historiques. mariage avec Henri de Navarre.
En effet, l’édit de Paris (document 1) est signé Avec cet exemple, on comprend ainsi ce qui dis-
de la main du roi Charles IX en 1568, soit quatre tingue l’écriture historique, produite à partir du
ans avant le massacre. Ce document émane du croisement de diverses sources, de l’écriture lit-
roi qui a « pris l’avis et le conseil de la reine téraire, qui tend à créer des mythes à partir
notre très chère et très honorée dame et mère » d’une trame historique.
(l. 11-13), donc de Catherine de Médicis. Ce do-
cument établit la Paix de Longjumeau en réta-
blissant l’édit d’Amboise datant du 19 mars 1. Didier Érasme
1563, signé par Louis de Condé, chef huguenot,
Éloge de la Folie (1509)
et Anne de Montmorency, chef de l’armée ca-
tholique. Cet ancien édit de pacification avait
terminé la première guerre de religion en LIRE, p. 132
1 À travers la Folie, Érasme dénonce la corrup-
France. En renouvelant cet édit, Charles IX
tion des papes. En effet, ces derniers semblent
autorise donc la pratique du protestantisme dans
prêts à tous les moyens pour accéder à ce titre,
le royaume de France : « que tous ceux de la Re-
au point que la tournure « Celui qui emploie
ligion prétendue réformée jouissent dudit édit
toutes les ressources à acheter cette dignité »
de pacification purement et simplement » (l. 27-
(l. 5-6) sonne comme une périphrase définitoire
29). Cela nuance la légende noire selon laquelle
de tout souverain pontife. La Folie signale
Charles IX et Catherine de Médicis ont toujours
comme une évidence toutes les manigances per-
été opposés aux protestants. D’ailleurs, l’histo-
mettant d’accéder à une fonction qui revient au
riographie a montré que Catherine de Médicis
plus corrompu. Dès lors, loin de la figure mo-
n’avait pas directement participé au massacre
rale exemplaire attendue, le pape semble prêt à
de la Saint-Barthélemy car elle ne voulait pas
toutes les ignominies pour assurer sa position,
raviver la haine entre les deux camps. Si le mas-
comme le signale l’énumération « le fer, le poi-
sacre a bien eu lieu, la participation active de
son et la violence » (l. 6-7). Car la fonction est
Catherine de Médicis dépeinte par François Du-
surtout assimilée à tous les avantages matériels
bois relève donc de l’exagération. Des histo-
propres à satisfaire ces êtres cupides, avides de
riens ont montré que seuls les chefs huguenots
étaient à l’origine visés mais que le peuple de richesses, d’honneurs et de pouvoir sans limite.
L’accumulation intensive des lignes 9 à 11, que
89
résume à elle seule l’hyperbole « océan de la bonne parole par des « oraisons » et « ser-
biens », en dit long quant à la rapacité des mons » (l. 13). Le message du Christ invite
papes. Corruption et abus de pouvoir sont leurs donc à l’humilité et au dévouement.
pratiques récurrentes puisque « dispenses, im-
pôts, indulgences » font l’objet d’un « trafic » REGARDER, p. 132
régulier. 4 Ce frontispice présente des figures allégo-
riques pour montrer comment la Folie (au centre
2 La tonalité de ce texte est ironique, puisque la de l’image) gouverne le monde (qu’elle enlace).
Folie semble cautionner la perversion des sou- Hommes et femmes sont concernés. Et il est in-
verains pontifes. Les nombreuses questions rhé- téressant de constater que la folie ne suppose
toriques feignent de leur donner raison, sur le pas simplement l’absence de raison mais ren-
ton de l’évidence, voire de les plaindre en re- voie plutôt à une attitude dévoyée. C’est pour-
connaissant que « mille incommodités fâ- quoi elle est intrinsèquement associée à toute
cheuses » (l. 13-14) en feraient « les plus mal- une série de vices, littéralement mentionnés :
heureux des hommes » (l. 4-5) s’ils n’étaient flatterie, contentement, amour propre, avarice,
pas aussi corrompus. La dernière phrase use ha- sommeil, paresse, volupté, fureur, intempé-
bilement de l’antiphrase à l’aide de l’incise rance, richesse, oubliance… Certaines attitudes
faussement laudative « véritables lumières du ou références à des noms propres viennent ap-
monde » pour approuver les dépenses somp- puyer ces traits de caractère inspirés par la folie.
tuaires indispensables à leur confort. La figure de gauche représente explicitement la
L’emploi de l’ironie est un moyen habile de cupidité égoïste, tandis que celle de droite ren-
faire ressortir les aberrations d’une situation voie à une lascivité lubrique. La figure centrale
inique, qui apparaîtra d’autant plus choquante dominante semble rappeler combien l’amour
qu’elle est applaudie. D’ailleurs, le jeu de l’an- propre peut être à l’origine de toutes les dé-
tiphrase semble particulièrement adapté à un viances, et le masque de la duplicité et de la flat-
texte qui vise à dénoncer un monde inversé, où terie exhibé par la Folie suggère qu’elle est
le plus haut dignitaire de l’Église s’avère un d’autant plus omniprésente qu’elle reste insi-
contre-modèle. Enfin, puisque c’est la Folie qui dieuse.
parle et prend parti, par le biais de l’ironie de
l’auteur, pour les papes, c’est une façon amu- RECHERCHER, p. 132
sante de les discréditer : approuvés par la Folie, 5 La « fête des fous » était une mascarade, or-
ils sont du même coup ramenés à leur perversité ganisée par le clergé en Europe et initiée dès le
maladive. XIIe siècle en France. Ces divertissements
avaient des ecclésiastiques pour acteurs et des
3 En stigmatisant ce contre-modèle, Érasme églises pour théâtre. Les prêtres, barbouillés,
laisse entrevoir, en creux, un idéal chrétien à dé- travestis, se livraient à des cérémonies étranges
fendre. En effet, à travers l’antiphrase, il glisse et parodiques, où exubérances et obscénités
tout au long du texte des rappels de la conduite étaient de mise, comme pour perpétuer les Sa-
à tenir selon des principes chrétiens véritables. turnales romaines. On pouvait y élire un
La « pauvreté » (l. 2), notamment, le choix « évêque des fous » ou « pape des fous », autour
d’une vie modeste, non corrompue par la quête duquel s’organisaient toutes sortes de proces-
des richesses, est rappelée incessamment du dé- sions débridées. Ces festivités étaient l’occasion
but à la fin du texte, à travers la mention des de produire une sorte de monde à l’envers, où
« jeûnes » (l. 13) et des privations, ou des sym- les ecclésiastiques adoptaient une attitude con-
boles du « bâton » (l. 21) et de la « besace » traire aux préceptes religieux en vigueur, c’est
(l. 22). En tant que « Père », le pape se doit de pourquoi on peut les mettre en lien avec le texte
montrer l’exemple et de mener une vie ascé- d’Érasme, qui présente le souverain pontife
tique, non exempte de souffrances, à l’image du comme un véritable « pape des fous », voué à
Christ, dont les « travaux » et la « croix » (l. 2) une action totalement opposée à sa mission spi-
peuvent inspirer les « larmes » d’une vie de rituelle, prenant le contre-pied de sa fonction re-
« pénitence » (l. 13). Car le « Très-Saint » Père ligieuse. La folie, dans les deux cas, se voit in-
doit savoir faire preuve de « sagesse » (l. 2) et trinsèquement associée à une attitude viciée, dé-
s’adonner à « l’étude » (l. 13), à des « veilles » voyée.
(l. 12) de méditation spirituelle pour transmettre

90
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 132 d’« ouvr(ir) les yeux » (l. 1) en dépit de leur en-
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui- têtement (l. 12).
vante aux élèves : Par ailleurs, le texte joue régulièrement de l’an-
tithèse pour démasquer le pape, figure diamé-
Critères de réussite Commentaires tralement opposée à la bonté et volonté divines.
L’énonciation et le style La distinction entre achat et gratuité est ainsi ré-
adopté correspondent bien pétée, comme aux lignes 8-9 ou 15-17.
à la voix de la Sagesse. On notera également les parallélismes des
L’attitude des souverains lignes 9 à 11, qui consistent à révéler les talents
pontifes est clairement dé- d’illusionniste et de faussaire du pape, pour
sapprouvée. mieux humilier les croyants qui se laissent
La Sagesse analyse avec lu- flouer, afin de les inciter à réagir. Par cette ac-
cidité les exactions des sou- cumulation, qui joue malicieusement de l’oppo-
verains pontifes. sition entre substance profonde et surface vide,
Des recommandations de Luther dévoile toute la traîtrise diabolique du
sagesse sont formulées. pape.
La langue est correcte. Mais ce texte cherche surtout à effrayer les
croyants en les projetant dans l’enfer qui les at-
tend. De manière astucieuse, Luther montre
combien la fidélité au pape va précisément à
2. Martin Luther l’encontre de ce qui la motive : en espérant
À la noblesse chrétienne de la nation alle- acheter son salut, le chrétien se précipite dans la
mande (1520) damnation ; en se prêtant au jeu de celui qui en-
tend parler au nom de Dieu, il trahit la volonté
LIRE, p. 133 de Dieu-même. Non seulement, la menace est
1 Alors que les « dons » de Dieu par définition explicite (l. 17), mais Luther semble s’amuser à
sont gratuits et désintéressés, ceux du pape de- réécrire le mythe d’Icare (l. 12-14) pour mon-
meurent inauthentiques et vont à l’encontre de trer combien le « parchemin » et la « cire » des
la vraie foi, car ils se monnayent et, dès lors, ne indulgences et écrits pontificaux sont impuis-
sauraient refléter la bonté divine. Non seule- sants à nous élever vers Dieu ; l’orgueil et
ment, le pape s’enrichit au détriment des l’aveuglement consistant à croire que l’on peut
croyants, mais il les conduit à la damnation échapper à l’enfer en achetant sa rédemption
puisqu’il les détourne de la volonté de Dieu, qui nous y précipite.
invite précisément à recevoir son amour sans
condition. Véritable Antéchrist, le pape éloigne REGARDER, p. 133
de Dieu par de fausses promesses : il apparaît 3 Cette image nous donne à voir un pape avide
comme un usurpateur, un tentateur, qui substi- de pouvoir, de richesses et de prestige. Riche-
tue à la générosité divine de faux dons ; en pré- ment paré, adoptant une posture dramatique,
tendant agir « au nom de Dieu » par le rachat Alexandre VI est ici représenté, de manière ico-
des péchés, il trahit la foi chrétienne et ouvre les noclaste, en majesté, par imitation cynique des
portes de l’« enfer ». peintures sacrées qui célèbrent la grandeur de
Jésus ou de la Vierge Marie pour inciter à la vé-
2 Luther adopte un ton ouvertement critique et nération. Les yeux levés au ciel et auréolé de
polémique, ici, pour mieux ouvrir les yeux des sainteté, le pape s’enivre en réalité de sa propre
chrétiens sur la malhonnêteté du pape, qu’il ac- gloire et se présente comme une figure d’orgueil
cuse de « fausse dévotion » (l. 2-3). Mais la cri- et de cupidité, fière d’exercer sa domination.
tique englobe du même coup les croyants qui
sont les dupes d’une telle imposture, que Lu- 4 Les rapports sont nombreux entre cette image
ther, loin de ménager, apostrophe en les enjoi- et les deux textes.
gnant de bien dissocier la parole universelle de Bien sûr, cette illustration rappelle la cupidité,
l’Évangile et les intercesseurs de toute nature. le goût immodéré pour les richesses et les plai-
En qualifiant le pape d’« aveugle chef des sirs que déplorent les deux textes. L’apparat, le
aveugles » (l. 5-6), Luther joue de la redon- confort, la satisfaction d’être entouré d’un
dance pour sermonner les fidèles dont il s’agit « océan de biens » font le contentement du sou-

91
verain pontife ici représenté dans toute sa splen- 3. Pierre de Ronsard
deur, comme en témoigne la présence envahis-
Discours des misères de ce temps (1562)
sante de l’or jusque sur sa personne. On pourrait
peut-être voir dans les symboles de la crosse do-
rée et des bijoux qu’il tient dans ses mains un LIRE, p. 134
détournement ironique, à la manière d’Érasme, À voix haute
1. Une lecture expressive du passage pourrait
du « bâton » et de la « besace », symboles de vie
faire ressortir tout l’affolement et le désarroi qui
religieuse modeste. Cette figure en majesté ex-
s’en dégagent. Sidéré par l’horreur de ce spec-
prime le besoin d’être vénéré, d’asseoir un pou-
tacle inconcevable, le poète semble vouloir si-
voir sans limites sur les croyants, ce que dénon-
gnifier sa consternation voire son impuissance
cent les auteurs. De manière intéressante, ce vi-
devant une situation qui dépasse l’entendement.
suel joue surtout sur les talents d’usurpateur du
Une folie croissante s’est emparée des Français,
pape que dénoncent les deux textes : les yeux
« Tout va de pis en pis » (v. 11), et les nom-
tournés vers le ciel et l’auréole peuvent traduire
breux enjambements qui marquent ce poème
la « fausse dévotion » du « Saint-Père », dont
rendent compte à la fois de la frénésie de leur
Luther fustige l’imposture, appelée ici efficace-
action et de l’effarement du poète.
ment par le jeu du mot du slogan. À moins de
voir dans ce regard et cette lumière qui l’envi-
ronne toute la folie mégalomane de celui qui Le poème
2 Ronsard tend à dépeindre ici un véritable
prétend prendre la place de Dieu sur terre, ce
chaos. Tout est « sens dessus dessous » (v. 4),
dont Luther se désole. Plus globalement, le jeu
le plus grand désordre règne dans le pays, livré
de décalages entre les symboles traditionnels de
à une forme de démence. Le lexique de la folie
l’iconographie chrétienne présents sur ce visuel
et du déchaînement parcourt le texte (« déré-
en forme de vitrail et la réalité des plaisirs cou-
glé », v. 2 ; « erreur insensé », v. 3 ; « furie »,
pables que le pape satisfait par les avantages de
v. 14 ; « farouche », v. 15 ; « folle », v. 16 ; « sa
sa fonction, permet de mettre en évidence un
raison n’est plus autorisée », v. 22). Tout
monde à l’envers, ressort sur lequel reposent
aussi les deux textes. semble permis, sans aucune retenue, comme le
souligne la rime signifiante « guise » / « per-
mise ». Ce monde débridé, à l’instar du poulain
RECHERCHER, p. 133
(v. 17), est gagné par une violence sans bornes,
5 Rodrigo Borgia fut le pape Alexandre VI de
qui s’exprime à travers de nombreuses hyper-
1492 à 1503. Sa biographie a inspiré de nom-
boles et allégories (v. 5-6 ; v. 9-10 ; v. 13-14).
breuses fictions, tant son ambition et ses mœurs
L’accumulation des vers 9 et 10, par le rythme
dissolues en font une figure hors-normes, quasi
haché qu’elle génère, traduit ce déferlement
monstrueuse, fortement dramatique et roma-
spectaculaire, tout en mettant en évidence à la
nesque. Accédant très tôt à de hautes fonctions
rime le « brigandage » et le « carnage ». Si bien
grâce à son oncle Calixte III, il aurait sans doute
que c’est un véritable monde à l’envers que dé-
acheté des voix pour devenir pape à son tour,
peint Ronsard : puisque la Raison a déserté, tout
instaurant un règne marqué par les intrigues et
va de travers, à l’encontre du bon sens et d’une
la débauche, le népotisme et la corruption. Il a
juste organisation des choses. Cette thématique
pu user des stratagèmes les plus immoraux pour
du « monde renversé » (v. 4), pour stigmatiser
affermir son pouvoir et s’enrichir. Adonné à la
« l’erreur » (v. 3) de la pensée réformée, trouve
luxure, il est le père de nombreux enfants, mal-
son expression dans la récurrence des antithèses
gré sa fonction, dont les célèbres César (con-
(v. 5-6 ; v. 8-10 ; v. 11-12 ; v. 15-16).
quérant qui aurait inspiré le Prince de Machia-
vel) et Lucrèce Borgia, avec qui Alexandre VI
est suspecté d’avoir eu une relation incestueuse. REGARDER, p. 134
3 Les protestants, déterminants aux Pays-Bas,
Les débauches et excès des Borgia traversent
avaient été impliqués dans une lutte, la guerre
l’Europe, nourrissant de nombreux fantasmes et
de quatre-vingts ans, contre l'Espagne catho-
se prêtant à toutes sortes de légendes. Même la
lique. À gauche, on voit les protestants avec les
mort de ce pape est entourée de mystère. Provo-
princes d’Orange, Maurice et Fréderic Henri,
quant une telle sidération de son vivant, la fi-
Fréderic V van de Palts, Jacques Ier, le jeune roi
gure d’Alexandre VI continue donc de fasciner,
d’Angleterre et Louis XIII, roi de France avec
tant il s’apparente à un personnage de fiction,
voire un mythe. sa mère Marie de Médicis. Du côté droit, se
trouvent les catholiques avec les archiducs
92
d’Albrecht et Isabella, le général Ambrosio Spi- sang, voire la gémellité, incessamment rappe-
nola et le pape porté par les cardinaux. lés, pour insister sur le caractère fratricide et
autodestructeur du conflit. C’est pourquoi l’al-
4 Le thème de la « pêche aux âmes » renvoie légorie ainsi constituée permet de délivrer un ta-
aux paroles de Jésus adressées aux futurs bleau pathétique, où les larmes, les cris et le
apôtres Pierre et André, son frère : « Venez à meurtre de la mère ne peuvent qu’émouvoir le
ma suite, je vous ferai pêcheurs d’hommes » lecteur. En réalité, ce tableau dynamique, tout
(Matthieu 4 : 19) ; autrement dit, il s’agit de en hypotyposes, tend à susciter à la fois la ter-
sauver les hommes. Ici, le peintre représente lit- reur et la pitié, pour marquer la dimension tra-
téralement une pêche aux âmes, afin de montrer gique des événements.
le zèle ardent des deux partis rivaux, catho- 2 La scène se caractérise par son extrême vio-
liques et protestants, qui se disputent les lence, qui passe notamment par des gros plans
« âmes » des croyants et le pouvoir de les rap- sur des parties du corps, qui apparaît du même
procher de Dieu, chacun se prétendant le dépo- coup comme morcelé : l’accumulation des
sitaire de la vraie foi. Ce tableau illustre la con- « coups / D’ongles, de poings, de pieds » des
currence qui divise les deux camps, dont la lé- vers 4-5 signale de manière réaliste la violence
gitimité peut se mesurer au nombre de partisans. à l’œuvre, de même que la précision « ils se crè-
vent les yeux » (v. 20). Les deux frères sem-
blent en proie à une fureur incontrôlable : la dié-
4. Théodore Agrippa d’Aubigné rèse sur l’adjectif « furieux », mis en valeur par
l’intensif, à la fin du vers 19, rend bien compte
Les Tragiques (1616)
du caractère exceptionnel de la « rage » (v. 17)
et du « courroux » (v. 18) qui les animent. Si
LANGUE, p. 135 bien que les rythmes et les sonorités du poème
Le présent de l’indicatif est ici utilisé comme
se chargent de traduire cette frénésie du com-
présent de narration. Il permet de créer un ta-
bat : les allitérations en [p] et [b] du vers 5, les
bleau vivant et dynamique, qui rend immédiate-
assonances en [u] et allitérations en [k] du
ment perceptible la violence du combat auquel vers 18 épousent les échanges de coups de ma-
nous croyons assister.
nière à les rendre perceptibles, de même que les
vers 3 à 6 cumulent enjambements, rejet et
LIRE, p. 135 contre-rejet pour mimer la violence désordon-
1 L’auteur fait ici le choix de l’allégorie pour
née du passage. Le rythme particulièrement
représenter les guerres de Religion, ce qui per-
heurté du vers 5 ou encore l’enjambement très
met de condenser de manière efficace les af-
marqué des vers 19-20 imitent bien, quant à
frontements qui déchirent le pays : la France ap-
eux, la précipitation enragée du combat. Le
paraît sous les traits d’une « mère affligée »
lexique récurrent de la violence contribue à
(v. 1) et chaque camp s’incarne en un jumeau
rendre ces actions particulièrement atroces
biblique à partir de la référence aux querelles
(« empoigne », v. 3 ; « coups », v. 4 ; « Fait dé-
d’Esaü et de Jacob. Cette simplification permet
gât », v. 8 ; « arracher », v. 9 ; « pressé »,
une dramatisation sensible des événements his-
v. 11 ; « coups », v. 18 ; « crèvent », v. 20 ;
toriques, qui en synthétise et clarifie les enjeux :
« déchirés », v. 23…), la diérèse permet de
le parti catholique est explicitement désigné
mettre l’accent sur le verbe « Viole », mis en
comme responsable de la guerre civile,
évidence au début du vers 28, et la scène se voit
puisqu’Esaü, « ce voleur acharné », lance les
finalement envahie par la mention du sang, à
hostilités, tandis que Jacob, présenté comme pa-
travers l’emploi du polyptote (« sanglants »,
cifique et soucieux de se contenir (v. 12), n’a
v. 23 ; « ensanglanté », v. 31 ; « sanglante »,
d’autre choix que de se défendre (v. 13). Le
v. 33, « sang », v 34), très concentré dans les
choix de ce dernier, présenté comme le préféré
deniers vers, qui prête à ce tableau une dimen-
de Dieu dans la Bible, rend compte des partis
sion repoussante.
pris de l’auteur, porte-parole de la « juste co-
lère » des protestants, victimes de la jalousie
COMPARER, p. 135
maladive et de la haine meurtrière de leurs
3 Malgré leurs partis pris divergents, Ronsard et
frères catholiques, qui refusent de voir les deux
d’Aubigné s’accordent pour dénoncer à la fois
croyances coexister librement. En outre, cette
le caractère monstrueux de ce conflit fratricide,
mise en scène exploite précisément les liens du qui se caractérise dans les deux textes par les

93
excès de l’égarement, mais aussi pour présenter Histoire littéraire
la France comme la véritable victime. Les deux L’utopie (1516)
poètes, en effet, évoquent le pays sous une
forme allégorique, pour témoigner de l’attache- COMPARER, p. 137
ment porté à la mère patrie tout comme de la 1 En Utopie, toutes les religions sont tolérées ;
désolation qu’inspire la violence qui la secoue. chacun peut exercer librement sa croyance, à
La posture passive de la France « agit(ée) » par condition de ne pas chercher à l’imposer aux
Mars aux vers 13 et 14 du poème de Ronsard autres par la force, ni de décrier les autres reli-
peut être mise en relation avec ce « combat dont gions, sous peine de sanctions (exil ou servi-
le champ est la mère » que dépeint d’Aubigné. tude). Dès lors, aucune religion ne peut être
La fin de l’extrait des Tragiques présente une considérée comme supérieure, les dirigeants ne
mère éplorée mourante, massacrée par ses sauraient prendre parti et proclamer une religion
propres enfants, pour rendre compte de l’émo- dominante. La liberté de croyance et la recon-
tion suscitée par cette division du pays où tout naissance de la diversité en la matière sont
le monde est perdant. Enfin, on peut associer même perçues comme conformes à la volonté
l’esthétique du « monde renversé » entretenue divine. À supposer qu’une religion soit meil-
par Ronsard au caractère contre-nature du com- leure, seules la sagesse et la tolérance peuvent
bat fratricide décrit par d’Aubigné, pour signi- aider à le percevoir, car toute forme de zèle ou
fier combien ce conflit va à l’encontre de l’ordre de violence ne peut que porter atteinte à l’esprit
naturel des choses. religieux lui-même (qui consiste, selon son éty-
mologie, à relier et non à diviser) pour laisser
VERS LE COMMENTAIRE, p. 135 place à des superstitions. Liberté et tolérance re-
Alors même que d’Aubigné semble avoir pris la ligieuses sont les maîtres-mots de ce monde
défense, dans ce texte, de « Celui qui a le droit idéal.
et la juste querelle » (v. 24), il en vient à acca-
bler aussi le parti protestant, qui, en prenant part 2 La description de cet univers utopique permet
au combat, entretient également une violence de fustiger les travers de la société européenne.
inacceptable. Ainsi, les jumeaux semblent fu- Le prosélytisme, la volonté d’imposer une reli-
sionner dans la même fureur : dès lors que Jacob gion par la force voire de condamner toute autre
entreprend de se battre, le poème les associe croyance pour hérésie, renvoie bien évidem-
dans une violence égale à l’aide du déterminant ment aux pratiques du monde réel. Les diffé-
possessif « leur(s) », savamment répété des rentes dissensions et combats fratricides qui
vers 16 à 19. L’acharnement sauvage dont font sont présentés par More comme le plus grand
preuve les deux camps ne permet plus de les dif- danger pour une patrie font étonnamment écho
férencier, comme en attestent les désignations aux guerres de Religion qui marqueront le
englobantes (« ils », v. 20 ; « les mutins », XVIe siècle. Le fait d’imposer une religion
v. 23). Leur action est présentée comme en mi- d’État, la certitude d’être dans le vrai, la préten-
roir, ce que peut renforcer le rythme binaire du tion à connaître les volontés et préférences di-
vers 24, marqué par la césure : « Qui, ainsi que vines sont autant de dérives contre lesquelles
du cœur, des mains se vont cherchant ». Si bien l’auteur, fidèle à ses principes humanistes, tente
que, dans ses imprécations finales, la France, de nous prémunir.
après avoir montré une préférence pour Jacob
(le parti protestant), le condamne sans réserve, 3 Les fortifications nombreuses montrent que
en désignant ses deux fils comme également l’île d’Utopie gagne à être protégée et à se main-
responsables de sa « ruine » : non seulement le tenir comme un monde à part, un monde clos
pronom « vous » devient la cible de son cour- sur lui-même, dans la perfection du cercle, ca-
roux, mais les apostrophes utilisées assimilent pable de vivre en autarcie, loin de la folie des
les deux camps à une même folie meurtrière, du hommes. Toutefois, les bienfaits d’Utopie peu-
pluriel « félons » (v. 31) au singulier unifiant vent être partagés et l’île n’est pas fermée à l’al-
« sanglante géniture » (v. 33). térité, puisque des navires viennent l’aborder :
le modèle semble pouvoir être exploré et ex-
porté. Et de fait, la grande symétrie qui caracté-
rise cette représentation de l’île, ainsi que la
beauté harmonieuse de ses constructions, peu-
vent suggérer l’ordre et l’organisation civilisée

94
qui y règnent : cette île artificielle, conçue par voire le rêve d’un communisme universel qui
l’homme, reflète les pouvoirs de la Raison qui délivrerait l’humanité tout entière de l’oppres-
nous élève, à l’instar des différents bâtiments, sion. Le volontarisme du « commu-nisme de
attirés vers le ciel. La forme générale en crois- guerre » a fondé la légitimité d’un parti unique
sant de lune peut aussi signifier la foi en un re- seul porteur du futur. Lorsque Staline lance la
nouveau pour l’humanité, rendu possible par les collectivisation des terres et l’industrialisation à
valeurs de tolérance et de fraternité qui habitent marche forcée, exaltant les travailleurs modèles
l’île. et les victoires de la planification, l’Union so-
viétique apparaît comme une société capable de
4 Selon le document 3, la spécificité et l’intérêt réaliser des miracles qu’aucune autre n’avait ja-
du genre de l’utopie reposent sur l’ambiguïté in- mais pu accomplir, de libérer des forces hu-
dissociable de la fiction, qui, tout en proposant maines colossales au service du progrès. Dans
des modèles irréels, ne saurait nous inviter à les la propagande du régime, un avenir radieux
suivre à la lettre, mais interrogent du même semble se construire jour après jour.
coup nos pratiques dans la réalité. Le caractère
invraisemblable ou l’absence de direction uni-
voque constituent la force paradoxale du genre. PARCOURS 3
Les solutions, par définition fantaisistes, conte-
nues dans des récits utopiques, ne peuvent être
L’humanisme et le savoir,
prescriptives, mais ébranlent nos certitudes et, p. 140-145
par la confrontation avec d’autres possibles,
éveillent notre regard critique en suscitant de Histoire
sains questionnements. Les sciences à la Renaissance
RECHERCHER, p. 137 COMPARER, p. 141
5 Au fil du temps, la notion d’utopie a inspiré 1 Pendant la Renaissance, les démarches scien-
des tentatives de réalisation concrète afin de tifiques connaissent un renouveau fondé sur la
créer de nouveaux rapports sociaux et d’œuvrer remise en question des dogmes. La pensée hu-
pour un monde plus juste. maniste développe l’esprit critique et le doute
Parmi les entreprises les plus connues de l’his- qui incite à ne pas considérer comme acquises
toire, on retiendra : les affirmations scientifiques et à penser que la
– L’épisode de la Révolution française, qui con- vérité scientifique n’est pas immuable. C’est
çoit l’idée de souveraineté nationale en donnant l’idée développée par Montaigne dans le docu-
corps à ce sujet collectif formé de l’ensemble ment 3 : « Ainsi, quand il se présente à nous
des citoyens dont toute loi tire sa légitimité et quelque doctrine nouvelle, nous avons grande
qui trouve sa manifestation dans ces moments occasion de nous en défier, et de considérer
de fusion que sont les fêtes révolutionnaires. En qu’avant qu’elle ne fut produite, sa contraire
instaurant un nouveau calendrier, la Révolution était en vogue, et comme elle a été renversée par
s’affirme comme commencement de l’Histoire, cette-ci, il pourra naître à l’avenir une tierce in-
naissance d’une humanité régénérée. vention qui choquera de même la seconde. »
– Les utopies sociales de l’âge romantique : (l. 18 à 24). Le questionnement devient donc
nées au début de l’ère industrielle, elles tentent fondamental et les hypothèses doivent donc être
de reconstruire un avenir moral et social sur les démontrées.
seules bases de la science positive, d’où elles À ce titre, les humanistes sont convaincus que
déduisent un possible progrès naturel des l’observation et l’expérience permettent de
hommes vers le bonheur. Saint-Simon (1760- comprendre le monde, le corps humain ou les
1825) prône l’instauration d’un nouveau pou- phénomènes de la nature et de valider ou non les
voir spirituel confié aux savants. Fourier (1772- hypothèses émises, de répondre aux questions
1837) entend se servir des passions humaines, soulevées.
complémentaires, pour faire naître l’harmonie. Dans le document 2, Vésale décrit ses pre-
Cabet (1788-1856) et ses disciples partent pour mières dissections : « Ainsi moi-même me suis-
l’Amérique construire l’Icarie égalitaire. je entraîné sans être du tout guidé, à disséquer
– L’Utopie soviétique du XXe siècle : l’Union des créatures brutales, et à la troisième dissec-
soviétique a pu représenter l’exemple d’une tion à laquelle j’assistai (il s’agissait, comme
utopie politique possible à l’échelle d’un pays, cela était la coutume en ce lieu, essentiellement

95
de mener l’étude des viscères), je fus amené, en- oblique du Zodiaque tournant à l’entour de son
couragé par les étudiants et les professeurs à essieu. Et, de notre temps Copernicus a si bien
exécuter une dissection publique » (l. 4 à 10), fondé cette doctrine, qu’il s’en sert très réglé-
« mon dessein était d’identifier les muscles de ment à toutes les conséquences astronomiques »
la main et de réaliser une analyse plus fine des (l. 1 à 9), Montaigne rappelle que pendant l’An-
viscères » (l. 13 à 15). La dissection semble le tiquité quelques précurseurs avaient émis l’idée
seul moyen de connaître précisément l’anato- du Soleil comme centre de l’univers et du sys-
mie et Vésale remettra en cause les affirmations tème céleste. Copernic en 1513 propose un mo-
formulées par Galien. dèle dans lequel la Terre et toutes les planètes
La gravure du document 1 donne à voir l’astro- connues tourneraient en orbite circulaire autour
nome et mathématicien allemand, Petrus Apia- du soleil ; Kepler en 1609 affine le modèle en
nus et d’autres astronomes équipés de bâtons de établissant des orbites elliptiques puis Galilée
Jacob, instrument mis au point au XIVe siècle en fera la preuve par des mesures astronomiques
pour mesurer les angles et les distances entre les et mathématiques. Il sera à ce titre condamné à
astres en extérieur, entrain de procéder à des se rétracter par l’Inquisition catholique en 1633,
mesures, afin d’établir une cartographie céleste. mais aussi par les Protestants. Il faudra attendre
On retrouve ce même souci de mesurer et de re- le XVIIIe siècle pour que l’Église reconnaisse
présenter sur le tableau (document 4). Munis l’héliocentrisme.
d’un compas et de relevés géographiques faits En médecine, la dissection n’a jamais été for-
par les explorateurs, les géographes s’interro- mellement interdite par l’Église mais elle est
gent sur la manière de représenter le monde, sur peu pratiquée pour des raisons morales. Ce qui
la manière de projeter les représentations du était condamné était le vol de cadavres ou les
globe sur des planisphères. pratiques de démembrement. L’Église a même
Les documents 1 et 4 attestent également du parfois incité aux dissections pour des raisons
renforcement de l’usage des mathématiques médico-légales dans le contexte des épidémies.
dans les démarches scientifiques. Mais c’est une pratique qui reste peu courante
dans les universités même si elle se développe
2 Les dogmes scientifiques qui se sont imposés progressivement au XIIIe siècle comme l’atteste
pendant des siècles en Occident ont été forgés la citation de Vésale : « à la troisième dissection
pendant l’Antiquité ou fermement encadrés par à laquelle j’assistai (il s’agissait, comme cela
l’Église chrétienne. Ainsi l’Université est- elle était la coutume en ce lieu, essentiellement de
sous tutelle de l’Église. On y enseigne des dis- mener l’étude des viscères) » (l. 6 à 9). Toute-
ciplines scientifiques comme la médecine, l’as- fois Vésale reconnaît : « L’anatomie était trai-
tronomie, les mathématiques mais la discipline tée avec tant de négligence dans l’endroit où
scientifique fondamentale est la théologie. nous étions formés, qu’il fallait aller voir ail-
Aussi, cela induit peu de remise en question. leurs pour faire renaître heureusement la méde-
Les documents 1 et 4 montrent des représen-ta- cine » (l. 1 à 4). On comprend que les dissec-
tions de la Terre sous forme de globe. La roton- tions menées dans le cadre de l’Université
dité de la Terre a été admise dès l’Antiquité, no- n’étaient pas conduites rigoureusement et
tamment grâce aux travaux d’Aristote ou d’Éra- n’avaient pas vocation à approfondir les con-
tosthène, cela n’a jamais été vraiment contesté naissances anatomiques. Vésale renouvelle
exception faites de quelques auteurs chrétiens. donc cette pratique et met en évidence de nom-
Si dans le milieu des érudits, cette rotondité ne breuses erreurs commises par Galien, qui dans
faisait aucun doute, elle n’était en revanche pas la Rome antique n’avait pas pu disséquer
évidente pour la grande majorité de la popula- d’homme mais seulement des grands singes.
tion. On peut donc considérer que c’est à partir
de la Renaissance qu’elle deviendra admise.
En revanche, le basculement du géocentrisme à 1. François Rabelais
l’héliocentrisme a été une véritable bataille
Pantagruel (1532)
contre les croyances et institutions religieuses.
« Le ciel et les étoiles ont branlé trois mille ans,
tout le monde l’avait ainsi cru, jusques à ce que LIRE, p. 142
1 Le savoir que Gargantua souhaite pour son fils
Cléanthes le Samien ou, selon Théophraste, Ni-
comporte plusieurs caractéristiques.
cetas Siracusien, s’avisa de maintenir que
c’était la terre qui se mouvait, par le cercle C’est d’abord un savoir encyclopédique, qui
s’étend à tous les domaines de connaissances,
96
envisagés comme complémentaires. La struc- Ce savoir apparaît même exaltant, réjouis-
ture même de la lettre contribue à faire ressortir sant. L’emploi seul de l’énumération qui struc-
l’accumulation et la diversité des disciplines ap- ture la lettre peut être compris dans ce sens, car
pelées à se compléter, lesquelles sont d’ailleurs il trahit une euphorie sans limite à l’évocation
souvent mises en évidence en début de para- du champ infini des connaissances qui nous est
graphe par des tournures emphatiques destinées offert. La mention du « goût » (l. 9) que Gar-
à valoriser la grande diversité de ces domaines. gantua a pu transmettre à son fils, et l’apprécia-
Les nombreux connecteurs de l’addition qui tion des « beaux textes » (l. 12) qu’il l’invite à
parcourent le texte accentuent cet effet de liste apprendre en disent long sur le plaisir inhérent
ininterrompue. Cette dimension universelle du au savoir et à la culture. C’est pourquoi
savoir permet d’assurer une continuité entre les « l’étude » est assimilée à la « tranquillité » et
différentes époques et de créer des ponts entre au « repos » aux lignes 27-28, tant elle com-
les cultures, c’est pourquoi on note la présence porte d’agréments.
de références variées et la valorisation d’un sa-
voir cosmopolite, qui invite à fréquenter les 2 Ce texte nous montre que le savoir doit avoir
« médecins grecs, arabes et latins, sans contem- une visée pratique et morale, en nous inspirant
ner les talmudistes et les cabalistes » (l. 20-21). la sagesse et la vertu. Non seulement, la con-
Par ailleurs, les différentes disci-plines ont vo- naissance véritable nous éloigne des « abus et
cation à s’associer pour s’éclairer les unes les vanités » (l. 11) des superstitions, mais elle
autres : l’étude des langues favorise la maîtrise nous rend plus humain et accessible à l’Autre.
de la cosmographie, le droit civil n’est pas Si Gargantua enjoint son fils de discourir fré-
exempt de philosophie, et la connaissance du quemment et de rechercher en tout lieu la fré-
corps coïncide, dans le même paragraphe, avec quentation des lettrés (l. 31-34) c’est parce que
les saintes écritures… les échanges que favorise le savoir rapprochent
Ce savoir se veut alors exhaustif et exigeant. les hommes et leur permettent de mieux se com-
Chaque domaine doit être « parfaitement » maî- prendre. La connaissance permet de dissocier le
trisé. Gargantua formule avec insistance cette bien du mal afin de se constituer une conscience
exigence de rigueur et de ténacité : ce pro- morale et d’œuvrer pour le bien de tous. Les for-
gramme est marqué par les compléments de ma- mules sentencieuses du dernier paragraphe, ins-
nière allant dans ce sens (« par cœur », l. 12 ; pirées de Salomon, insistent de façon catégo-
« curieusement » ; l. 15 ; « soigneusement », l. rique, à l’aide du présent de vérité générale, sur
20), secondés par des adjectifs comme « fré- l’impératif moral associé au savoir, d’autant que
quentes » et « parfaite » (l. 21-22). L’emploi ré- l’assimilation phonique « science » / « cons-
pété de la double négation (l. 5-6 ; l. 15-16 ; cience » confirme cette essentielle parenté.
l. 18-19) martèle ce souci d’exhaustivité, de Sans finalité morale, l’usage du savoir ne peut
même que l’accumulation appuyée par l’ana- être que dévoyé, de même qu’il demeure inutile
phore du déterminant « tout » des lignes 16 à à une « âme malivole » (l. 36). Et ce n’est pas
18. On notera d’ailleurs dans ce dernier passage un hasard si Gargantua établit un lien logique,
des gradations décroissantes, évoquant des élé- des lignes 26 à 30, entre l’acquisition des con-
ments de plus en plus petits, comme pour mimer naissances et la mission chevaleresque de son
l’avancée d’un savoir toujours plus pointu. fils, figure de protecteur « contre les assauts des
Gargantua promeut également un savoir vivant malfaisants ». Car, enfin, la sagesse ainsi procu-
et concret. La théorie doit toujours être con- rée, intrinsèquement associée à la « charité »,
frontée à la pratique : l’apprentissage des rapproche de Dieu, en nous éloignant du « pé-
langues peut servir à « forme(r) (s)on style » ché » : le dernier paragraphe insiste sur le lien
(l. 4) ; la connaissance de la médecine s’accom- unique ainsi établi avec la divinité, par la répé-
pagne de « fréquentes anatomies » (l. 21-22) ; tition du déterminant « tout(es) » puisqu’il
tout savoir doit donner lieu à de riches débats et s’agit de se projeter entièrement « en lui » et
échanges auxquels Pantagruel est invité à d’être « à lui adjoint » à jamais. On reconnaît
s’« essa(yer) » dès que possible (l. 31-34). Pre- dans ce texte l’évangélisme de Rabelais, qui
nant ses distances avec la scolastique tradition- préconise la lecture personnelle des textes sa-
nelle enseignée notamment par les théologiens crés pour défendre une foi plus authentique et
de la Sorbonne, Rabelais nous montre que le sa- un lien plus direct avec Dieu.
voir n’est porteur de sens que lorsqu’il nous re-
lie au monde.

97
3 Ce modèle d’éducation peut paraître idéal, car une dimension mythique), qui recense toute
Pantagruel semble destiné à devenir un « abyme l’étendue du savoir humain, refléterait en réalité
de science » (l. 26) et à détenir la totalité du sa- la vision rêvée d’une humanité promise au Pro-
voir. Sa « parfaite » connaissance du monde grès grâce à la transmission continue. Le géant
doit en faire un être tout aussi parfait, à la fois Pantagruel symboliserait ici la « mémoire »
humble et tolérant, ouvert et recherchant les cosmographique (l. 6) entretenue par les
échanges, courageux et combattant au service hommes au cours de leur histoire. C’est pour-
du bien, charitable et sage, pieux et constant. La quoi ce programme impossible, véritablement
capacité à pouvoir mettre en lien de manière ef- utopique, reflète en définitive l’extraordinaire
ficace les différentes disciplines du savoir ainsi optimisme rabelaisien, qui considère l’homme
que les différents âges de la connaissance, les et le monde comme une source sans fin d’émer-
diverses autorités reconnues dans le temps, à veillement et de stimulation : la belle périphrase
maîtriser toutes sortes de langues, semble rele- de « l’autre monde » (l. 22) pour désigner
ver d’un idéal difficile à atteindre. Par ailleurs, l’homme lui prête une aura de mystère et
la fonction symbolique de la figure paternelle d’éblouissement, tandis que, en miroir, les
s’adressant à son fils tend à signifier combien le « abîmes » de la terre (l. 18) se voient personni-
savoir nous constitue, nous fait « dev(enir) fiés et magnifiés, tant leur « ventre » recèle de
homme » (l. 27), idéalisant ainsi l’éducation « pierreries », promesse métaphorique de
même, sans laquelle nous restons incomplets. beauté et de richesses insoupçonnées.
Se faisant ainsi l’écho de la pensée d’Érasme se-
lon laquelle « On ne naît pas homme, on le de-
vient », Rabelais confère à l’éducation la plus Lecture d’image
grande des missions.

VERS LE COMMENTAIRE, p. 142 Raphaël


Le but que s’est assigné Gargantua de faire de L’École d’Athènes (1509-1510)
son fils « un abyme de science » (l. 26) ne
semble applicable qu’à cet univers fictionnel de RECHERCHER, p. 143
géants, mais la présence d’un programme didac- 1 Ce temple idéal du savoir réunit un certain
tique aussi détaillé au cœur du roman ne nombre de figures identifiables, représentatives
manque pas nous faire signe et de nous inviter à de plusieurs branches disciplinaires.
y chercher des enseignements pour nous- En haut des marches, on peut notamment recon-
mêmes. On peut tout d’abord percevoir dans cet naître, de la gauche vers la droite : représenté en
idéal de perfection irréalisable une sorte de armure, le général athénien Alcibiade ou
ligne de conduite ambitieuse qui invite le lec- Alexandre le Grand, tous deux fins stratèges mi-
teur à se dépasser sans cesse, à ne plus considé- litaires ; Antisthène, fondateur de la philosophie
rer ses limites et atteindre un degré d’exigence cynique, ou Xénophon, philosophe, historien et
des plus élevés pour soi-même, le style injonctif chef militaire ; accoudé à la paroi, Eschine,
de la parole du père résonnant comme une sorte homme politique et orateur, ou Xénophon ; So-
de voix de la conscience nous incitant à viser crate, le père de la philosophie, discutant avec
toujours plus haut. Par ailleurs, le style accumu- eux ; au centre, les deux autorités en matière de
latif de cette lettre peut nous inspirer une sorte philosophie, que sont Platon, tenant le Timée, et
d’appétit glouton de savoir, qui lui-même Aristote, tenant l’Éthique ; plus loin, enveloppé
semble sans limites, inépuisable, propre à satis- dans une toge brune, le philosophe Potin.
faire le « goût » (l. 9) insatiable qu’il suscite. Sur la ligne du bas, on peut identifier de la
On pourrait également considérer le gigantisme même façon : à l’extrême gauche, Zénon de Ci-
des héros comme une sorte de parabole de l’his- tium, fondateur du stoïcisme, ou Zénon d’Élée,
toire de l’humanité. Autrement dit, ce pro- philosophe également ; le philosophe Épicure
gramme, qui abolit les frontières du temps et de en train d’écrire ; Averroès, philosophe, mathé-
l’espace, qui réunit toutes les cultures maticien et médecin arabe, penché sur le célèbre
(« grecque », l. 2 ; « latine », l. 2 ; « hé- mathématicien Pythagore, bien visible au pre-
braïque », l. 3 ; « chaldaïque et arabique », l. 3), mier plan ; le philosophe Parménide l’observant
qui convoque aussi bien Quintilien, Platon, Ci- à droite ; le philosophe Héraclite, accoudé vers
céron que « le sage Salomon » (à qui la désigna- le centre ; Diogène de Sinope, fameux représen-
tion par une sorte d’épithète homérique confère tant de la philosophie cynique, étendu sur les

98
marches ; le mathématicien Euclide, ou Archi- tout autre une pensée éclectique et universelle.
mède, physicien et mathématicien, penché sur La présence symbolique d’Apollon et d’Athéna
la droite et entouré d’étudiants ; le géographe semble d’ailleurs confirmer l’association heu-
Strabon, ou Zoroastre, prophète et fondateur du reuse de la beauté et de la raison qui préside à
zoroastrisme, muni d’un globe céleste ; Ptolé- toute création de l’esprit humain. À ce titre, la
mée, astronome, astrologue et géographe, muni peinture s’érige elle-même en discipline cultu-
d’un globe terrestre. relle insigne.
De même que ce temple mêle dans son architec-
ture des éléments de l’Antiquité et de la Renais- 4 Cette fresque représente une grande diversité
sance, de même Raphaël s’est ingénié à intégrer d’attitudes liées au savoir : création, expérimen-
à cette assemblée de savants des figures con- tation transmission… Beaucoup de personnages
temporaines. Ainsi Platon prend-il les traits de écrivent, composent, copient. Plusieurs font des
Léonard de Vinci, Héraclite, ceux de Michel- démonstrations, testant leurs connaissances ou
Ange, Euclide ceux de Bramante, architecte et celles des autres, tel Euclide / Bramante avec
ami de Raphaël. On reconnaît également Frédé- son compas. Nombreux sont ceux qui observent
ric II de Mantoue, à côté d’Averroès, Francesco attentivement. D’autres semblent réfléchir ou
Maria Ier della Rovere, petit neveu de Jules II, méditer. Une certaine effervescence intellec-
drapé de blanc au premier plan, le peintre Le tuelle et un dynamisme dans les postures et
Sodoma, vêtu de blanc à l’extrême droite. Et mouvements des corps rompent le caractère sta-
aux côtés de ce dernier, regardant le spectateur tique de la fresque. On voit dès lors combien le
en guise de signature, Raphaël s’est représenté savoir, pour les humanistes, n’est pas immuable
lui-même. et dogmatique. La théorie ne saurait se passer de
la pratique, de la vérification par soi-même.
2 En réunissant ainsi l’Antiquité et la Renais- La connaissance est éternellement mouvante et
sance dans un même espace, le peintre abolit les donne lieu à une richesse de dialogues et
frontières qui les séparent et crée une continuité d’échanges. L’éducation et toute forme d’ap-
de façon à célébrer une forme de grandeur re- prentissage au contact des autres se voient ici
trouvée. Ainsi, les savants de l’histoire contem- fortement valorisées. Les humanistes cultivent
poraine sont présentés comme les dignes suc- le goût du savoir, comme en témoignent les rap-
cesseurs des figures marquantes du passé. Le prochements des corps suggérant la curiosité et
savoir devient un précieux patrimoine à faire l’appétit intellectuels. Beaucoup de groupes se
fructifier. En maintenant le lien avec les plus détachent de la fresque, pour dire combien la
grands penseurs, qu’il s’agit de suivre et d’imi- transmission et les échanges sont des clés pour
ter, l’humanité ne peut que progresser et s’éle- accéder au savoir. Les jeux de regards, dans
ver. toutes les directions, sont très travaillés. Il res-
sort de cet ensemble une impression de vie et
REGARDER, p. 143 d’ouverture d’esprit particulièrement forte. On
3 En représentant des disciplines aussi diverses notera d’ailleurs que les figures centrales d’Hé-
(mathématiques, physique, astronomie, géogra- raclite et de Diogène se distinguent par leur iso-
phie, médecine, rhétorique, stratégies militai- lement, comme pour inviter à une attitude tolé-
res…), cette fresque, tout en proposant une al- rante à l’égard de la diversité et confirmer que
légorie du Savoir, dont est célébrée la diversité, les différences sont une richesse inappréciable.
montre combien les différents domaines de con-
naissances sont complémen-taires. Si les figures COMPARER, p. 143
de philosophes dominent ici, c’est parce que la 5 De nombreux liens peuvent être établis entre
philosophie n’est pas tant une discipline spéci- la lettre de Gargantua à Pantagruel et L’École
fique, comme on pourrait l’entendre au- d’Athènes :
jourd’hui, que la nécessaire conjonction de – La diversité des champs de connaissances y
toutes les composantes du savoir. Se définissant est valorisée.
avant tout comme la quête de la sagesse, elle in- – Un idéal de complétude grâce à l’association
clut tous les domaines de connaissances, qui réussie des différentes branches du savoir s’af-
doivent fusionner harmonieusement en vue firme dans les deux cas.
d’une forme de complétude. Ce n’est sans doute – La nécessité de renouer avec l’Antiquité pour
pas un hasard si Léonard de Vinci est choisi imiter et poursuivre la pensée des Anciens y est
comme figure centrale, lui qui incarne plus que clairement affirmée.

99
– La valorisation d’un savoir vivant, entretenu une expression métaphorique de l’esclavage
par les échanges, reste un point fort des deux dont les femmes font l’objet, d’autant que dans
documents. cette phrase un jeu de mots invite à se « parer »
– Le savoir semble indissociable de la sagesse de gloire, à la place, l’opposition entre abstrait
et de la vertu dans les deux cas. Les gestes de et concret permettant de les libérer de la super-
Platon et Aristote peuvent signifier que la con- ficialité à laquelle les condamnent leurs atours.
naissance rattache le monde d’en bas au monde On trouve le même effet aux lignes 20-21, les
d’en haut. Comme chez Rabelais, cette fresque Dames étant invitées à « élever un peu leurs es-
du Vatican, dont la partie supérieure ouverte sur prits par-dessus leurs quenouilles et fuseaux » :
le ciel revêt une forte dimension spirituelle, rap- se jouant des poncifs, à partir de cette posture
pelle que la connaissance nous rapproche du di- concrète, la poétesse élève la femme en lui don-
vin. nant accès à l’abstraction. D’autres traits d’hu-
– La vision idéale d’une humanité triomphante mour sont sensibles, comme notamment la pré-
grâce à une transmission continue du savoir cision « non en beauté seulement » (l. 18-19)
dans son histoire semble réunir les deux œuvres. qui rappelle insidieusement l’évidence de la su-
périorité esthétique des femmes, considérée
pour acquise.
2. Louise Labé Mais l’humour n’exclut pas l’attaque. Cette
lettre, particulièrement polémique, s’en prend à
Épître dédicatoire à Clémence de Bourges
la domination masculine, qu’il s’agit de dénon-
(1555) cer et de renverser. La périphrase employée à la
ligne 24 pour désigner indistinctement les
LANGUE, p. 144 hommes (« ceux qui gouvernent et se font
Issue du verbe latin scire, qui signifie « sa- obéir ») en dit long sur leur statut d’oppresseur,
voir », la « science » désigne toute l’étendue de renforcé tout au long du texte par l’emploi po-
la connaissance, un savoir de type exhaustif et lémique du lexique de la persécution (« sévères
approfondi. Ainsi, Louise Labé désire-t-elle ou- lois des hommes », l. 1 ; « empêchent », l. 2 ;
vrir aux femmes l’accès à toutes les disciplines « le tort qu’ils nous faisaient », l. 5 ; « nous pri-
de la connaissance, sans restriction, dans un vant », l. 5 ; « dédaignées », l. 23…). Cette do-
geste libérateur. mination inique s’exprime par de perpétuelles
brimades. Louise Labé humilie à son tour l’or-
LIRE, p. 144 gueil masculin en anticipant sur la « honte »
1 Ce texte, militant, propose une nouvelle vision (l. 27) que les hommes pourraient ressentir de-
de la femme, qui n’est plus perçue comme infé- vant la concurrence des femmes, qui discrédite
rieure et peut gagner en dignité et responsabili- la supériorité qu’ils ont toujours « prétendu(e) »
tés par le savoir. Louise Labé développe un avoir (l. 28).
point de vue féministe et libérateur, en introdui- Si bien que l’auteure exhorte expressément
sant une ère de renouveau dès la proposition toutes les femmes à s’insurger et à s’élever
causale initiale (« Étant le temps venu »), solen- contre leur propre condition. Cette lettre adres-
nelle et prophétique. Le lexique de la « liberté » sée à une femme est l’occasion de mobiliser
(l. 4) voire de l’émancipation, puisqu’il s’agit toute la gent féminine, invitée à « faire entendre
de se libérer de ses « chaînes » (l. 9), vient ap- au monde » (l. 21-22) son indignation et sa va-
puyer la foi en cette Renaissance pour un sexe leur. Désireuse de transmettre son « bon vou-
désormais considéré comme apte à intervenir loir » (l. 17-18) à l’égard des femmes, Louise
« tant dans les affaires domestiques que pu- Labé n’a de cesse de les « prier » (l. 20) de réa-
bliques » (l. 23-24). Grâce au savoir, les gir. Le style injonctif est ici très présent, comme
femmes peuvent désormais « passer ou égaler aux lignes 28-29, qui présentent ce combat fé-
les hommes » (l. 19), pour aspirer à la « gloire » ministe comme un impératif « louable ».
(l. 8), qui n’est plus l’apanage masculin. On peut également souligner que la poétesse use
de flatterie et de compliments pour enjoindre
2 Pour défendre ses idées, Louise Labé peut Clémence de Bourges, tout comme les « ver-
passer notamment par l’humour, afin de renver- tueuses Dames », à œuvrer en faveur de la cause
ser un certain nombre de préjugés et de s’attirer féminine et de l’accès généralisé au savoir. Rap-
les bonnes grâces de son lectorat. L’évocation pelant notamment les « diverses grâces » (l. 30)
des bijoux sous la forme de « chaînes » et « an- de sa protectrice et amie, s’abaissant elle-même
neaux » à la ligne 9 renvoie bien évidemment à
100
avec humilité en réduisant la portée de son – Comment l’auteure oriente-t-elle habilement
propre rôle (l. 15-21), Louise Labé s’assure le genre obligé de la dédicace vers un discours
avec tact les faveurs et l’attention de son lecto- polémique ?
rat, pour faire passer plus habilement ses idées. – En quoi cette épître dédicatoire reflète-t-elle
une pensée humaniste ?
3 Ce texte se fait l’écho d’une conception hu- – En quoi cette lettre est-elle profondément fé-
maniste du savoir. ministe ?
En effet, le savoir au sens large, regroupant à la – Quelle vision du savoir défend ce texte ?
fois connaissances approfondies et activités in- – Quelles sont les différentes fonctions de cette
tellectuelles ou créatrices, est ici valorisé. La lettre de dédicace ?
culture et l’étude rendent compte des différentes
capacités de « l’esprit » humain, c’est pourquoi
il faut « s’appliquer aux sciences et disci- 3. Michel de Montaigne
plines » (l. 2) : on notera ici le pluriel incitant à
Essais (1595),
se constituer un savoir universel, ainsi que l’in-
tensité et la rigueur requises dans cet apprentis- « De l’institution des enfants »
sage, qui transparaissent également dans des
tournures comme « le faire soigneusement » LIRE, p. 15
(l. 8), « s’employer » (l. 21), « ne devez éloi- 1 Le pédagogue souhaité par Montaigne doit sa-
gner ni épargner votre esprit » (l. 29-30). voir « écoute(r) » son élève, se montrer parti-
En outre, le savoir est un « honneur » qui per- culièrement attentif et réceptif à son niveau et
met d’accéder à la « vertu », ce que la lettre ne ses particularités. Si bien qu’il doit surtout sa-
cesse de répéter (l. 6, l. 10-11, l. 32-33, l. 34- voir s’adapter à celui qu’il veut former, pren-
35) : nous rendant plus dignes et plus humains, dre en considération sa personne, sans la mé-
la connaissance nous élève et nous permet de priser, comme le souligne le balancement intro-
parvenir à une forme de sagesse morale ; duit par le parallélisme des lignes 6-7. Loin
« science » et « vertu » semblent à ce point in- d’imposer une autorité abusive (qui peut
dissociables que le texte les met en parallèle à transparaître dans le verbe initial « criailler »),
la ligne 19, voire les assimile de manière éton- il est amené à s’abaisser, à faire preuve d’hu-
nante à travers l’expression « sciences ver- milité et de compréhension pour se mettre à la
tueuses » aux lignes 26-27. place de l’apprenant, ce sur quoi insistent de
Le savoir est également associé à la notion de nombreuses tournures comme « se ravaler »
« plaisir » (l. 34) et de « contentement de soi » (l. 12), « s’accommoder » (l. 12), « condes-
(l. 38), qui semble avoir le dernier mot du texte, cendre » (l. 16) ; ce qui implique une perception
comme si la satisfaction procurée par la science fine et délicate pour savoir prendre en compte
était en soi une garantie de plénitude. les difficultés du disciple, d’où la nécessité de
Ceci s’explique par le fait que le savoir est ici les évaluer au plus juste (« proportion », l. 13 ;
perçu comme un accomplissement de soi : la « bien mesurément », l. 14), ce qui n’est pas
connaissance nous révèle à nous-mêmes, nous aisé mais requiert patience, effort et volonté,
nourrit et nous constitue de manière détermi- comme le signale la comparaison des lignes 16-
nante. C’est pourquoi ses bienfaits seront « en- 17. Ainsi, le précepteur idéal sait inviter l’élève
tièrement nôtre(s) », comme le stipule le pas- à pratiquer, expérimenter, se lancer par lui-
sage des lignes 10 à 12, qui distingue précisé- même, ce que suggère l’emploi de la métaphore
ment ce qui relève de l’être et de l’avoir et qui équestre des lignes 4-5. Autrement dit, il n’est
montre, par la répétition de la négation, la force nullement question de savoir dogmatique : le
de cette appropriation qui forge notre identité. professeur n’impose aucun discours doctrinal
C’est également le sens de l’opposition finale mais il peut laisser l’élève découvrir les choses
entre les simples divertissements et l’étude, qui par lui-même, selon une approche inductive, à
nous construit durablement. la manière de Socrate, l’archétype du péda-
gogue, cité par Montaigne.
VERS LE COMMENTAIRE, p. 144
Voici quelques problématiques possibles pour 2 Ce type d’éducation comporte un certain
un commentaire de ce texte : nombre de bienfaits.
Tout d’abord, chacun y trouve son compte et se
voit proposé un enseignement qui lui corres-
pond dans la mesure où ce qui est inculqué
101
s’adapte aux « diverses mesures et formes » chapitre répète combien Gargantua est ainsi sti-
(l. 20) des esprits. Autrement dit, contrairement mulé et prend goût à l’apprentissage.
au constat défaitiste que livre Montaigne dans
les dernières lignes, le type de pédagogie qu’il REGARDER, p. 145
préconise assure la réussite du plus grand 4 Ce tableau nous présente différents moyens
nombre, dès lors que la diversité de « tout un d’apprendre. Ainsi, à la lecture et aux connais-
peuple d’enfants » (l. 20-21) est prise en sances théoriques à acquérir grâce aux livres sa-
compte. vants s’adjoint la pratique de l’expérimentation,
Par ailleurs, grâce à ce type d’enseignement, le ce qu’exprime le double geste de Fra Luca Pa-
savoir peut véritablement faire sens aux yeux de cioli. Le rhombicuboctaèdre suspendu à un fil
l’élève, qui, au lieu d’être réduit à un rôle qu’il observe en même temps contribue à véri-
d’« entonnoir », dans lequel s’amasse un con- fier combien l’abstrait et le concret ont intérêt à
tenu non digéré, ou de perroquet condamné à se voir réunis pour une meilleure vérification et
« redire » sans comprendre, est invité à s’appro- compréhension. On comprend par ailleurs que
prier véritablement les connaissances. le mathématicien est en train d’expliquer le
Confié aux soins d’un pédagogue bienveillant théorème d’Euclide à son élève : le dialogue et
qui saura véritablement le « guider » (l. 16) sans la démonstration assurent une pédagogie effi-
vouloir « régenter » son esprit (l. 19), l’élève ne cace. La présence des deux ouvrages, dont celui
peut que gagner en confiance et se montrera de Pacioli, la Summa, à droite, montre aussi
sans doute moins réticent à apprendre. comment les connaissances anciennes et ré-
En outre, en stimulant son esprit d’initiative en centes peuvent s’associer pour évoluer efficace-
« lui laissant ouvrir » « le chemin » (l. 6-7), le ment.
disciple devrait gagner en autonomie pour pren-
dre les devants en matière de réflexion et de sa- 5 Ce tableau semble faire l’éloge de la transmis-
voir. sion. L’acte pédagogique serait même ici le su-
Enfin, ce type d’éducation vise à susciter le plai- jet véritable de l’œuvre. Le savant n’est pas seu-
sir d’apprendre : donner « goût » au savoir, lement valorisé pour son œuvre et ses facultés
comme le signale la métaphore de la ligne 5. intellectuelles mais aussi pour son rôle de péda-
gogue et de passeur. De même que Pacioli a pu
COMPARER, p. 145 bénéficier des connaissances des anciens (ce
3 Les chapitres 21 et 23 de Gargantua de Rabe- que suggère le livre ouvert), de même il semble
lais ont la particularité d’opposer deux sortes comprendre la nécessité d’une relève, afin
d’éducation afin de valoriser les bienfaits de la d’instaurer une continuité dans l’évolution du
seconde, tout comme Montaigne, qui propose savoir. Le regard que l’élève adresse au specta-
un modèle à partir des insuffisances et des tra- teur pourrait même être interprété comme une
vers d’un enseignement traditionnel. Ainsi, le invitation à s’inscrire dans ce processus afin de
chapitre 21 présente un lourd bréviaire soigneu- créer une chaîne ininterrompue de l’apprentis-
sement fermé dont le sens demeure hermétique sage.
à Gargantua, condamné à réciter de manière sté-
rile des écrits qui n’ont pour lui aucun attrait, ce
qui n’est pas sans rappeler ce que déplore Mon- PARCOURS 4
taigne. Le chapitre 23, quant à lui, développe les
caractéristiques d’une éducation humaniste qui
Montaigne et le monde,
peut ressembler à ce que préconise Montaigne : p. 146-153
souhaitant lui transmettre le plaisir de l’étude, le
précepteur se montre attentif envers son élève, 1. Michel de Montaigne
soucieux de vérifier sa compréhension. Tous
Essais (1595), « De l’amitié »
deux discutent librement et, dès lors, le savoir
n’est plus dogmatique et stérile mais toujours
débattu et mis en lien avec les éléments du réel. LANGUE, p. 146
Les groupes participiaux de la ligne 20 sont des
Théorie et pratique sont associées, au point que
compléments circonstanciels de cause. Leur
l’enseignement peut faire sens, voire prendre
place en début de phrase permet de mettre en
une dimension ludique et plaisante, puisque les
relief le caractère précieux du temps consacré à
jeux sont mis en lien avec l’arithmétique. Le
cette amitié tardive et brève. Cette tournure con-

102
fère une forte intensité dramatique à cette rela- d’« explique(r) » (l. 18-19) tant elle peut susci-
tion où chaque minute revêt dès lors un prix ter l’étonnement. Le motif du « mélange », qui
considérable. revient à plusieurs reprises dans le texte, sert
aussi à préciser qu’on ne saurait isoler des ca-
LIRE, p. 146 ractéristiques ou des causes pour définir cette
1 Cette amitié est décrite comme un véritable union, qui tient à la « quintessence de tout ce
coup de foudre. La rencontre semble réunir mélange » (l. 26-27). Enfin, la très belle for-
deux êtres destinés l’un à l’autre, qui se recon- mule utilisée pour résumer cette amitié, « Parce
naissent spontanément sans s’être jamais vus, que c’était lui, parce que c’était moi » (l. 7-8),
dans la fulgurance d’une certitude. Ainsi, la entretient, dans la simplicité même de l’évi-
mention d’une « force inexplicable et fatale » dence, le mystère insondable d’une relation que
(l. 10), manifestation de « quelque ordonnance l’auteur renonce à expliquer.
du ciel » (l. 14) suppose que le destin préside à
leur union. Montaigne et La Boétie apparaissent 3 Le caractère indicible et touchant à la fois de
comme deux âmes sœurs, irrésistiblement atti- cette relation unique permet paradoxalement au
rées l’une vers l’autre et qui brûlaient de se con- lecteur de s’interroger sur le sens de l’amitié,
naître avant même de se rencontrer, sans qu’au- sur sa profondeur et sa complexité, quitte à se
cune explication rationnelle puisse réellement reconnaître dans cette expérience indéchif-
aider à le comprendre, puisque même ce que frable. Ainsi la célèbre formule de Montaigne,
chacun a entendu dire de l’autre ne suffirait à « Parce que c’était lui, parce que c’était moi »
produire un tel effet. La gradation, au rythme (l. 7-8), par son caractère volontairement flou,
croissant, « si pris, si connus, si obligés » (l. 6) peut aisément revêtir une dimension univer-
traduit la toute-puissance de cet attachement selle, et chacun peut prêter aux pronoms person-
immédiat et indissoluble. La « précipitation » nels un référent particulier. Autrement dit,
(l. 19) avec laquelle les deux hommes ont su l’épanchement intime de l’auteur des Essais
nouer une si profonde amitié revêt un caractère peut aider le lecteur à mieux approcher ses
exceptionnel, de même que la « faim » (l. 29) propres mystères. Ce dernier peut aussi se voir
que chacun ressent pour l’autre a su rester insa- stimulé, par l’entremise de ce texte, pour recher-
tiable. cher un type de relation différent des « accoin-
Si bien que la relation décrite frappe par son ca- tances et familiarités » ordinaires : séduit et
ractère fusionnel : les deux amis se fondent pour ému par la peinture sincère que Montaigne nous
ne former plus qu’un. Tout le texte insiste sur livre de son amitié avec La Boétie, il peut être
cette « union » au sens fort, au sein de laquelle incité à connaître à son tour une relation d’ex-
les âmes « se mêlent et se confondent l’une en ception, ou du moins à en apprécier la valeur.
l’autre » (l. 4-5), où chacun « se perd » dans
l’autre, comme l’exprime le beau chiasme des
lignes 27-29, qui aboutit à affirmer que plus rien Texte écho
ne saurait les dissocier. Indissolublement liés, 2. Cicéron
dans une sorte de « mélange » (l. 5 ; l. 27) inex-
Laelius, Sur l’amitié (44 av. J.-C.)
plicable, les deux amis voient disparaître la
« couture » (l. 6) qui sépare leurs distinctions
individuelles. LIRE, p. 147
1 Selon Laelius, on pourrait suspecter que les
2 De façon notable, Montaigne demeure im-
amitiés se fondent sur un caractère relativement
puissant à expliquer, décrire, détailler les fonde-
intéressé. En effet, d’aucuns pourraient voir
ments de son amitié avec La Boétie. Le texte
dans l’amitié une relation d’interdépendance
contribue, en réalité, à rendre compte du carac-
conçue comme un échange réciproque où cha-
tère proprement indicible d’une telle relation.
cun espère bénéficier de services en fonction de
De nombreux modalisateurs viennent confirmer
ses besoins. L’amitié pourrait naître de la néces-
cette incapacité à exprimer la singularité du
sité de combler ses faiblesses. Elle serait une
phénomène : « ne sais quelle » (l. 10), « je
sorte de spéculation sur les avantages qu’on
crois » (l. 13), « quelque » (l. 14), « je ne sais
pourrait tirer de nos relations avec les autres, ce
quelle » (l. 26)… Et à plusieurs reprises, Mon-
qui peut motiver la feinte afin d’en retirer le
taigne ne parvient pas à discerner les raisons qui
meilleur profit. Faiblesse, besoin, intérêt, envie,
déterminent la dimension exceptionnelle d’une
amitié que La Boétie lui-même s’est vu tenté ambition pourraient être à la source de l’amitié.

103
2 Mais Laelius tend à montrer que la véritable premier plan, pour rester en retrait, derrière lui,
source de l’amitié est naturelle : elle naît de comme pour lui accorder la priorité. Enfin, dans
l’amour et de la sympathie réciproque, sponta- l’hypothèse où l’homme représenté serait Giu-
née et désintéressée, qui unit sincèrement les lio Romano, le lien très particulier qui unit les
êtres, sans motif ni calcul. Il justifie ses asser- deux amis serait précisément la peinture, c’est
tions en rappelant que l’étymologie du terme pourquoi les remarques précédentes tendraient
l’assimile à l’amour, autrement dit un rappro- à démontrer que Raphaël adoube ici son succes-
chement irréfléchi et authentique, qui vaut pour seur, le présentant au spectateur, qu’il fixe du
lui-même et se passe de simulacres. Il se fonde regard.
surtout sur l’emploi d’exemples qui parlent
d’eux-mêmes par la beauté des liens forts et in- VERS L’ESSAI, p. 147
dissolubles qui unissent par nature les animaux L’amitié pourrait se définir comme une forme
et leurs petits, les enfants et les parents, les êtres d’affinité singulière unissant deux êtres qui se
aux affinités remarquables. Puisqu’il s’agit de reconnaissent l’un dans l’autre. C’est pourquoi
prouver le caractère naturel de l’amitié, ces Montaigne dépeint sa relation avec La Boétie
constats ont la force de l’évidence. comme une fusion extraordinaire et prédesti-
née : ne faisant plus qu’un, les deux hommes re-
3 Plusieurs liens peuvent être établis entre ce flètent cette « union » au sens fort que repré-
texte de Cicéron est celui de Montaigne. On sente l’amitié. De manière intéressante, Homère
peut remarquer tout d’abord que ces belles décrit dans le chant XVI de l'Iliade un Patrocle
lignes sur l’amitié sont inspirées dans les deux qui a tous les traits d’Achille au combat, comme
cas par la perte de l’être cher (La Boétie pour pour souligner ce jeu de doubles.
Montaigne, Scipion Émilien pour Laelius). Ci- On pourrait alors définir l’amitié comme une
céron est lui-même stimulé par son amitié pour parfaite abnégation, un oubli de soi au profit de
Atticus pour imaginer ce discours. Tout ceci l’autre, qui devient notre priorité. La beauté de
confère une forme d’authenticité touchante à la l’amitié en ce cas réside dans le sens du sacrifice
réflexion sur le sujet. et du dévouement qui nous rend plus dignes.
En outre, les deux auteurs semblent s’accorder Dans sa fable « Les Deux Amis », La Fontaine
sur le caractère inexplicable et spontané de ce décrit bien ces caractéristiques définitoires de
sentiment naturel, qui se passe de raisons et con- l’amitié puisque ses deux personnages, dans la
naît la force de l’évidence. relation qu’ils entretiennent, incarnent cette
Enfin, le texte de Cicéron se termine sur une belle abnégation qui les réunit : l’un se dé-
évocation qui rappelle étonnamment la peinture marque par la grande générosité qu’il témoigne
que nous livre Montaigne de sa relation avec La envers celui qui vient interrompre son sommeil,
Boétie : la spontanéité et la fulgurance d’une tandis que l’autre manifeste une remarquable
amitié « surgi(e) d’une rencontre fortuite », empathie sous la forme d’une touchante inquié-
l’éblouissement réciproque devant les qualités tude à l’égard de son compagnon.
de l’autre et la « coïnciden(ce) » de deux belles Mais on pourrait également définir l’amitié
âmes. La « sympathie réciproque » évoquée par comme une forme de complémentarité, une syn-
Cicéron pour définir l’amitié semble corres- thèse admirable des différences. Ainsi, à l’in-
pondre à la fusion des deux êtres que décrit verse du mythe de l’alter ego, de l’union de
Montaigne. deux âmes sœurs vantée par Montaigne dans ses
Essais, la beauté de l’amitié ne naîtrait-elle pas
REGARDER, p. 147 justement de l’association des contraires ? Quoi
4 Raphaël choisit de se représenter avec son ami de mieux pour évoluer ou faire abstraction de
sous les mêmes traits : deux hommes barbus vê- soi que cette attirance pour la dissemblance ? La
tus de manière identique, dans les mêmes tons, relation unique entre Elena et Lila que dépeint
comme pour signifier que l’homme à ses côtés Elena Ferrante dans la saga L’Amie prodigieuse
serait son alter ego. On notera également l’atti- repose précisément sur leurs divergences : l’au-
tude des corps qui renforce l’expression d’un dace et l’effronterie de l’une semble répondre à
lien intime : le maître pose affectueusement sa la réserve et au manque d’assurance de l’autre.
main gauche sur l’épaule de son ami et l’enlace Quoi qu’il en soit, l’amitié peut déplacer des
de l’autre, tandis que ce dernier se tourne vers montagnes : quelle que soit son origine, elle
lui. Mais il est surtout notable que Raphaël ait peut se définir comme un stimulant exception-
choisi de mettre en évidence son compagnon au nel, une source d’émulation sans fin qui nous

104
transforme. Le narrateur de Silbermann, de plan, démesurément agrandie par le choix du
Jacques de Lacretelle, fasciné par la supériorité procédé artistique, symbolise le talent du
intellectuelle de son ami, apprend grâce à lui à peintre (confirmé par la virtuosité de l’anamor-
apprécier l’art et la poésie. De même, Elena, phose adoptée), de même que Montaigne se fé-
dans Le nouveau nom d’Elena Ferrante, réalise licite de se laisser mener par ses pensées vaga-
que c’est le récit de La Fée bleue que Lila a bondes.
composé à l’école primaire qui l’a toujours han-
tée et amenée à produire son propre roman. LIRE, p. 148
3 Montaigne exerce son jugement de manière
relativement ludique et aléatoire. Mû par un très
3. Michel de Montaigne grand enthousiasme pour la découverte, il tient
à réaliser des « essais » (l. 2) c’est-à-dire des
Essais (1595),
mises à l’épreuve constantes de ses capacités.
« De Démocrite et Héraclite » Tout le plaisir naît de l’absence de certitudes et
LANGUE, p. 148 des résultats imprévus qu’il en tirera. Saisissant
Le verbe « essayer » vient du latin exagiare qui « toutes sortes d’occasions » (l. 2-3) pour exer-
signifie « peser » et signifie ici, à propos du ju- cer son jugement, il semble se réjouir de la ri-
gement, le mettre à l’épreuve, en vérifier la por- chesse des opportunités et ne méprise aucun su-
tée, l’exercer en le confrontant à l’inattendu de jet, considérant que tout est prétexte à tester ses
manière à découvrir ce qu’il en ressortira. Cette propres facultés. Montaigne semble même trou-
attitude correspond à l’esprit même des Essais : ver une certaine satisfaction à se confronter à la
se livrer sincèrement et spontanément à l’exer- difficulté, comme si exprimer son point de vue
cice de la pensée, sans préjuger des résultats. sur les choses contribuait à se découvrir soi-
même. La tournure « à cela même je l’essaie »
REGARDER, p. 148 (l. 3), appliquée aux sujets inconnus voire am-
1 Pour réaliser cet autoportrait, Le Parmesan bitieux, traduit une forme d’exaltation et d’im-
s’est lui-même observé dans un miroir convexe patience. Formuler un jugement comporte, pour
et a reproduit les effets de cette déformation sur lui, l’attrait du défi, comme s’il s’agissait de
panneau imitant la courbure du miroir utilisé. s’affronter soi-même, en s’attelant à des ques-
tions ardues, ou, au contraire en tentant d’appor-
2 Comme pour Montaigne, on note le souci de ter de la consistance à de sujets frivoles, ambi-
s’observer attentivement pour pouvoir créer. Il tion soutenue par les antithèses des lignes 7-8.
s’ensuit un certain réalisme dans le portrait, de- Ce plaisir de la découverte s’applique égale-
venu un objet à l’imitation parfaite du miroir, ment à la fréquentation d’autres autorités ou
qui correspond à un goût notable pour la vérité. points de vue. Exercer son jugement c’est donc
L’art devient un véritable miroir du réel, à re- aussi se comparer, dialoguer avec autrui,
produire dans toute sa complexité. Par ailleurs, puisque trier et sélectionner les jugements des
se représenter en train de s’observer dans le mi- autres permet de préciser et d’affiner sa propre
roir invite, par-delà les tentations de l’auto-con- pensée. La métaphore filée du cheminement des
templation narcissique, à savoir s’examiner, à lignes 8 à 12 exprime à la fois la balade agréable
se prendre soi-même comme objet d’étude, pour ainsi menée en compagnie d’autrui, et l’attrait
à la fois découvrir ce que l’on est et vérifier, consistant à déterminer le meilleur parcours, en
comme le pense Montaigne, que « chaque se sentant guidé par des autorités compétentes.
homme porte la forme entière de l’humaine con- Désireux de se livrer au hasard, Montaigne
dition ». Dans les deux cas, ce regard minutieux « prend le premier argument » venu, puisque
porté sur soi-même peut être perçu comme une tous « sont également bons » (l. 13). S’affirme
invite, pour le lecteur-spectateur, à s’observer à ici un joyeux dilettantisme, un vagabondage en-
son tour, pour mieux comprendre le monde. On thousiaste, au cours duquel Montaigne se plaît à
peut aussi se demander si le choix d’une image picorer ce qu’il trouve à sa disposition mais
déformée ne tendrait pas à défendre l’intérêt aussi à formuler des jugements sans entrave, re-
d’une perception subjective du réel : Le Parme- vendiquant une forme de légèreté et de désin-
san tout comme Montaigne valorisent une ap- volture intellectuelle réjouissante. Sans cher-
proche personnelle des choses, réorientée par le cher à « traiter à fond quelque matière » (l. 20)
biais d’un regard singulier. Enfin, il s’agirait, et « d’en faire bon » (l. 23), il se félicite même
dans les deux cas, de faire l’éloge de l’acte créa- de pouvoir « varier quand il (lui) plaît » (l. 24),
teur en lui-même : la main figurant au premier
105
c’est-à-dire de changer d’avis à sa guise, quitte de la saine ignorance et du doute, qui nous pré-
à se contredire, car rien n’est plus suspect à ses servent des certitudes aveuglantes. C’est en
yeux qu’un jugement arrêté, définitif. doutant de tout, à commencer par lui-même, que
le lecteur pourra emprunter le « chemin » plai-
4 Outre l’extraordinaire curiosité intellectuelle sant d’une découverte plus authentique, de soi
et l’ouverture d’esprit qui le rendent sensible à et du monde.
la diversité du monde, Montaigne fait ici la dé-
monstration d’une grande humilité. Il reconnaît VERS L’ENTRETIEN, p. 148
notamment son incapacité à traiter certaines La façon dont Montaigne évoque son rapport à
questions qui le dépassent, à l’aide de la méta- la lecture et l’écriture est « touchante » car elle
phore filée du gué employée aux lignes 3-6 pour dénote une forme de dilettantisme plaisante :
signifier la nécessité de bien évaluer les entre- l’auteur ne se prend pas au sérieux et, loin de
prises trop risquées. Il sait également rester mo- présenter les activités intellectuelles comme des
destement à sa place et accepter de s’effacer tâches arides ou mobilisant une concentration
derrière l’autorité de ceux qui ont déjà su abor- tenace, il les assimile à une sorte de flânerie
der de manière satisfaisante certains sujets qu’il poétique. Montaigne ôte à la pensée son carac-
serait vain de vouloir compléter, comme le sou- tère ardu, la gravité de sa rigueur et ses ambi-
ligne l’emploi insistant de la négation aux tions perfectionnistes, pour s’abandonner libre-
lignes 9-10. En outre, Montaigne se refuse toute ment à ses mouvements. Le penseur des Essais
prétention à l’exhaustivité : là encore, le recours n’est autre qu’un doux rêveur.
à la négation dément fortement ses capacités à
faire le tour d’un sujet : « ne desseigne jamais
de les produire entiers », « je ne vois le tout de 4. Michel de Montaigne
rien » (l. 14). Si bien que la lucidité dont il fait
Essais (1595), « Du démentir »
ainsi preuve sur lui-même se signale comme
l’une de ses qualités remarquables : la tournure
hypothétique des lignes 19-21 en dit long sur les LIRE, p. 149
bienfaits qu’il tire de la connaissance de ses li- 1 Montaigne semble ici vouloir se justifier de
s’être entièrement consacré à s’observer et
mites, qui lui procure par ailleurs une forme de
rendre compte de sa propre personne. Autre-
fierté revendiquée, comme le soulignent les
ment dit, cette entreprise des Essais pour la-
lignes 5-6. Se méfiant précisément de « ceux
quelle il a choisi de se couper des affaires du
qui (nous) promettent » une pensée aboutie,
monde, en s’isolant sur ses terres, pourrait être
Montaigne semble se réclamer de Socrate (dont
perçue comme un isolement social probléma-
Platon rapporte le fameux adage « Tout ce que
tique, Montaigne s’ingéniant à « fui(r) la vue
je sais, c’est que je ne sais rien ») en proclamant
non seulement du peuple, mais d’un autre »
ses vertus paradoxales que sont le « doute »,
(l. 17-18). S’adonner à l’oisiveté (l. 2), après
l’« incertitude » et « l’ignorance » (l. 24-25).
avoir occupé de grandes responsabilités en tant
On pourrait également considérer cette autre
que magistrat de Bordeaux, pourrait paraître
qualité qui consiste à regarder le monde « par
vain et contestable. Surtout, le fait de se concen-
quelque lustre inusité » (l. 19) c’est-à-dire en
trer uniquement sur soi, « si continuellement, si
adoptant un regard neuf, original, voire naïf
curieusement » (l. 10-11), s’apparente à une
parce que sans préjugé.
forme de complaisance narcissique suspecte,
d’autant que Montaigne affirme toute la délec-
5 Le lecteur se voit invité à envisager la diver-
tation qu’il en retire. Se pose aussi la question
sité du réel et à relativiser un certain nombre de
du destinataire des Essais : peut-on vraiment
certitudes. Montaigne nous apprend à apprécier
prétendre à une dimension universelle en ne
la diversité d’un monde en mouvement, aux
s’entretenant que de soi-même ? La formule
multiples facettes, et nous incite à nous méfier
concessive initiale suggère même l’auteur peut
des prétentions à le cerner pleinement et sûre-
être son propre destinataire. On pourrait ajouter
ment. Puisque les choses ont « cent membres et
qu’à la fin de l’extrait, Montaigne se défend de
visages », tout savoir est fragile et limité. Au-
dépendre des écrits qui l’ont précédé.
cune connaissance n’est définitive, ce dont on
Montaigne semble en définitive dialoguer ici
peut se réjouir si l’on considère que tout sujet
avec lui-même pour se soumettre à ces ques-
peut être abordé sous un angle inédit. À l’instar
de Socrate, Montaigne nous enseigne les vertus tions prégnantes, comme le souligne la reprise
anaphorique « ai-je perdu mon temps », mais
106
c’est pour se convaincre du contraire et chercher 3 Afin de mettre au clair ses propres idées,
à défendre l’intérêt de son projet littéraire et Montaigne est amené à fréquenter assidûment
existentiel. d’autres auteurs et à pratiquer une lecture atten-
tive afin de déceler dans d’autres ouvrages ce
2 Montaigne dresse ici le bilan de ses Essais, qui pourrait lui être utile. Mais, d’une part, ce
dont les bénéfices ne manquent pas. rapport à la lecture se caractérise par une mali-
Il se rend compte notamment qu’il a appris à cieuse désinvolture sélective, puisqu’il s’agit de
mieux se connaître, et que, dans ce jeu de miroir chaparder (« friponner », l. 35) de-ci de-là
où il a su s’observer avec attention, le reflet a (comme le confirme le balancement frivole de
permis de déterminer plus précisément les traits la ligne 28) ce qui l’intéresse ou le concerne :
de l’original. Ce livre-miroir est donc « con- ainsi la métaphore de la chasse employée aux
substantiel à son auteur » (l. 7). Le lexique de la lignes 34-35 s’accompagne-t-elle d’une forme
netteté employé dans le premier paragraphe in- assumée de nonchalance, qui consiste à « ef-
siste sur ce paradoxe de l’écriture selon lequel fleurer » (l. 37) ou « pincer par la tête ou par les
l’auteur gagne en substance et en réalité par pieds » (l. 38). D’autre part, Montaigne se dé-
l’entremise de sa création, renversement inat- fend de subir l’influence de ces auteurs, qu’il
tendu confirmé par le chiasme des lignes 6-7. plagierait ou suivrait de manière servile. Il re-
Ensuite, Montaigne valorise la nécessité de vendique son autonomie intellectuelle en préci-
prendre le temps et le soin de s’examiner soi- sant qu’il cherche en eux des appuis pour véri-
même pour atteindre la vérité. Se consacrer fier, « étayer » ses intuitions. La polyptote utili-
ainsi pleinement à soi garantit une approche sée à la ligne 39 (« former » / « formées ») met
plus sûre et moins superficielle. en valeur son indépendance, de même que le pa-
Le second paragraphe valorise ainsi la « pé- rallélisme des lignes 36-37 rétablit la justice
nétr(ation) » que permet un tel investissement. dans l’ordre des faits : l’étude des auteurs ne
On notera d’ailleurs toute la satisfaction qu’en vient que « seconder » une pensée authentique
tire l’auteur, qui, à plusieurs reprises, rappelle et autonome.
les « délicieux plaisirs » (l. 16) de se livrer à
« pensements si utiles et agréables » (l. 2). L’in-
timité nécessaire à l’écriture de ses pensées pro- 5. Michel de Montaigne
cure un contentement de soi, loin de toute pro-
Essais (1595), « De l’expérience »
miscuité. C’est pourquoi cette entreprise com-
porte aussi l’avantage d’un repli salutaire, qui
écarte véritablement la pensée de sujets « fri- LANGUE, p. 150
Les formes « on m’eût mis » et « j’eusse mon-
voles » parasites pour se tourner vers l’essen-
tré » sont conjuguées au plus-que-parfait du
tiel, conformément à la nature, ici personnifiée
subjonctif, afin d’exprimer un irréel du passé.
pour justifier le bien-fondé du dialogue avec
Cette tournure met donc l’accent sur les regrets
soi-même. Non seulement, « nous entretenir à
qui nous consument et nous empêchent de vivre
part » nous réconcilie avec notre constitution
pleinement : à quoi bon se tourner vers un passé
naturelle en honorant le respect que « nous nous
irréaliste, au lieu d’apprécier la réalité présente
devons » (l. 22), mais cela facilite le recul cri-
pour être tout à soi ?
tique et l’expression de toute désapprobation,
puisque nous pouvons nous « dégorg(er) » li-
brement par écrit de tout ce que la parole pu- LIRE, p. 150
1 Montaigne prône un idéal de vie simple et na-
blique réprime.
turel. Il nous invite, en effet, à savoir apprécier
Enfin, le projet des Essais aide Montaigne à
tout ce que la vie nous offre, à vivre pleinement
mieux fixer ses pensées, leur donner une forme
chaque instant, sans se laisser accaparer par des
qui permette à l’auteur lui-même de mieux les
« occurrences étrangères » (l. 3). On notera
cerner et les retenir : l’effort de composition ré-
l’extrême simplicité des formules volontaire-
clamé par l’écriture est d’autant plus bénéfique
ment redondantes « Quand je danse, je danse ;
qu’il permet de se saisir de ses « rêveries » flot-
quand je dors, je dors » (l. 1) pour bien insister
tantes et informes, afin de leur « donner corps »,
sur la cohérente nécessité de se consacrer entiè-
comme le signale le jeu des antithèses des
rement à la satisfaction de nos plaisirs sains et
lignes 23-27.
légitimes. Montaigne propose une vision épicu-
rienne de l’existence, au vrai sens du terme :
« l’appétit » qui nous guide vers les plaisirs
107
simples et naturels n’a rien de honteux car il 4 L’expression « vivre à propos » signifie vivre
nous invite à nous satisfaire de l’essentiel et à en conformité avec ce que nous sommes et nos
vérifier combien la « vie ordinaire » peut nous besoins. C’est savoir vivre pleinement l’instant
combler. C’est folie que de ne pas savoir s’en présent, sans se perdre dans des regrets inutiles
contenter. ou se laisser happer par des préoccupations
vaines. C’est être en harmonie avec les occa-
2 Montaigne cite volontairement César et sions que la nature nous offre pour les apprécier
Alexandre en exemples car il choisit des figures à leur juste valeur.
d’exception, qui ont marqué l’histoire par leurs
hauts faits et les grandes responsabilités qu’ils VERS LE COMMENTAIRE, p. 150
impliquent, pour montrer qu’ils n’en sont pas Afin de justifier sa conception de l’existence,
moins hommes ni soucieux de satisfaire les Montaigne valorise le rôle de la Nature, puisque
mêmes besoins primordiaux que tout un cha- l’idéal de vie qu’il préconise consiste à en défi-
cun. Leur « grande besogne » ne saurait occul- nitive à se conformer à ses saines lois. Ainsi
ter la nécessaire satisfaction de leurs plaisirs or- l’auteur ne cesse de rappeler l’existence des
dinaires. Ces exemples grandioses permettent « règles » naturelles (l. 8) qu’il associe fré-
de rétablir l’ordre naturel des choses, car il ne quemment à un ordre juste, puisque ce serait
faut pas s’y tromper : les grandes actions con- « injustice de (les) corrompre » (l. 8) et que le
servent une valeur marginale au regard de nos connecteur « par conséquent » permet de défi-
occupations vitales, comme le signale l’anti- nir les « plaisirs naturels » comme « nécessaires
thèse de la ligne 14. Toute la force morale ré- et justes » (l. 10-11). Il nous fait suivre les « ac-
side ici dans la capacité à faire taire son ambi- tions […] enjointes » par la Nature (l. 6) car
tion et son ardeur guerrière pour reconnaître la « notre office » consiste précisément à nous res-
valeur des choses simples, ce que tend à affir- pecter nous-mêmes (l. 23) en comprenant quels
mer de manière provocante la tournure para- sont nos besoins essentiels. Afin de nous aider
doxale des lignes 11-13. En outre, la mention de dans cette entreprise, la Nature, systématique-
ces références fameuses contribue à accentuer ment personnifiée par Montaigne, nous guide
la portée universelle des Essais : en modifiant le avec bienveillance : l’adverbe « maternelle-
regard que nous portons sur ces figures admi- ment » (l. 5) ainsi que le verbe « convie » (l. 7)
rées, que d’aucuns aspirent à imiter, Montaigne connotent la douceur d’une Mère-Nature sou-
nous ramène à la vérité de notre condition, qui cieuse de notre bien-être. Et d’ailleurs, comme
n’est pas à dédaigner. pour vérifier que « l’appétit » (l. 8) qu’elle nous
invite à satisfaire est sain et légitime, l’évoca-
3 Selon Montaigne, l’orgueil et le désir de se tion de la volupté indicible qu’elle dispense est
faire un nom, de briller par de belles actions renforcée par l’intensif « aussi » à la ligne 7.
pour atteindre la gloire sont des préoccupations Montaigne lui-même nous laisse entrevoir la
vaines qui nous empêchent de vivre. Vouloir ac- « douceur » de ces plaisirs à travers l’énuméra-
cumuler les richesses et les honneurs nous prive tion sereine des lignes 4-5. La Nature distribue
du plaisir d’exister. Le dialogue fictif que l’au- ses bienfaits de manière équitable, puisqu’elle
teur met habilement en scène des lignes 15 à 20 « se montre également » à tous les niveaux
se joue de la présomption à accomplir des ac- (l. 22), et se trouve disponible à tout instant,
tions illustres, de l’aliénation qui consiste à vou- puisqu’elle « n’a que faire de fortune » (l. 21).
loir exister dans le regard des autres, dont il faut On notera d’ailleurs dans ces lignes la répétition
se faire admirer. Avec une certaine malice, là du verbe « se montrer », qui semble exprimer
encore, Montaigne renverse les idées reçues et l’évidence et la simplicité avec laquelle tout un
dénonce cet aveuglement qui nous ôte toute chacun peut s’y adonner.
« tranquillité » (l. 24) en affectant le lexique re-
latif à la gloire et à la grandeur au simple fait VERS L’ENTRETIEN, p. 150
d’apprécier l’existence pour elle-même (l. 16- L’« Exemplaire de Bordeaux » permet de com-
17 ; l. 20 ; l. 24 ; l. 25-26). Tout le reste n’est prendre comment Montaigne a conçu ses Es-
que superflu, comme le souligne la redondance sais, car à côté du texte imprimé on trouve
méprisante « appendicules et adminicules » d’abondantes annotations qui montrent qu’aux
(l. 27) pour désigner le vain amas d’ambitions yeux de l’auteur, sa propre pensée n’est jamais
courantes : « régner, thésauriser, bâtir ». aboutie, jamais figée, toujours en mouvement.
La citation de Virgile qu’il insère à la main à sa

108
page de titre semble vouloir résumer cette en- semble y suivre paisiblement son cours. Le
treprise originale : « viresque acquirit eundo » peintre semble avoir voulu représenter la fusion
(« Qui acquiert des forces chemin faisant »). parfaite des quatre éléments, la terre labourée au
L’ouvrage des Essais ne saurait être définitif, premier plan, l’air qui gonfle les voiles, l’eau de
puisque le livre imprimé devient une copie de la mer et le feu du soleil, comme pour célébrer
travail en constante évolution. En parcourant les l’harmonie de la nature.
pages, on constate que Montaigne alterne ajouts
et corrections : sa pensée peut toujours être en- 4 Les personnages du premier plan sont repré-
richie, affinée, remaniée, dans un éternel mou- sentés tout à leur activité quotidienne : le pay-
vement, qui est celui de la vie même. Depuis la san laboure son champ, le berger fait paître ses
première édition jusqu’à sa mort, il n’aura eu de brebis, le pêcheur tend son fil. Tranquilles et ap-
cesse de remodeler son œuvre. Se faisant tour à pliqués, ils s’adonnent à leur tâche ordinaire,
tour auteur et lecteur de son propre livre, Mon- sans agitation inutile ni considération pour le
taigne semble vouloir dialoguer avec lui-même. drame qui se joue dans la mer. Ils semblent il-
lustrer le texte de Montaigne, puisque, sans être
animés par de vaines ambitions, indifférents à
Lecture d’image l’orgueilleuse transgression d’Icare, ils se fon-
dent harmo-nieusement dans ce décor en ac-
complissant des gestes ordinaires qui les con-
Pieter Brueghel l’Ancien tentent. Ils s’intègrent au cycle naturel célébré
La Chute d'Icare (1558) par le tableau et paraissent satisfaits de leur sort.

RECHERCHER, p. 151 5 Ce tableau nous met donc en garde contre les


1 Icare symbolise l’orgueil humain et ses dé- dérives de l’orgueil et de l’ambition. Il nous
rives. Sourd aux recommandations de son père, suggère de savoir apprécier notre condition. Le
il se laisse porter par son désir de s’élever dans peintre reprend en réalité les trois personnages
le ciel et s’approche trop près du soleil. Contrai- évoqués par Ovide dans les Métamorphoses,
rement à la tempérance de Dédale, il incarne mais alors que dans le texte antique tous trois
l’hybris de l’homme qui, défiant les lois de la sont fascinés par Dédale et Icare qu’ils prennent
nature et oublieux des limites de sa condition, pour des dieux, il les montre indifférents au
se prend pour un dieu. drame d’Icare pour souligner qu’il faut savoir se
satisfaire de son sort, au sein d’une nature bien-
REGARDER, p. 151 veillante et sublime. La simplicité de ces activi-
2 De manière assez étonnante, la chute d’Icare tés humaines nous invite à une belle leçon de
passe ici inaperçue. Ce vaste décor n’est pas la sagesse et d’humilité.
mise en scène spectaculaire d’un corps qui
s’abîme : il faut observer très attentivement le ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 151
tableau pour découvrir, dans l’angle inférieur On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
droit, les jambes agitées de celui qui est déjà en vante aux élèves :
grande partie englouti par la vaste mer. Réduit
à ce détail discret et dérisoire, Icare perd toute Critères de réussite Commentaires
la superbe de son entreprise : ce tableau humilie L’énonciation du texte est
et fustige ses excès d’orgueil et son désir trans- respectée.
gressif de toute-puissance. L’essai s’appuie sur des
observations précises.
3 Une atmosphère paisible et harmonieuse se L’essai développe des élé-
dégage de ce décor. La vision surplombante et ments d’analyse et de ré-
panoramique qui nous est proposée nous montre flexion pertinents.
un vaste paysage, ouvert et agréable. Cette im- La portée universelle du
pression d’espace et de profondeur apaise le re- sujet est prise en compte.
gard, tandis que la lumière qui émane du soleil La langue est correcte.
se répand dans tout le tableau, distribuant ses
touches claires aux différents éléments du dé-
cor, des montagnes aux brebis. Avec ce ciel in-
candescent et cette vaste mer émeraude, la
beauté de ce paysage est saisissante. La vie
109
UN TABLEAU : grandeur, l’homme doit savoir rester humble et
LES AMBASSADEURS (1553), p. 152 conscient de la réalité de sa condition, pour ne
pas oublier d’associer tout son savoir et son
Le tableau pouvoir à des préoccupations morales et spiri-
1 Les différents objets exposés renvoient tous tuelles. Et afin d’insuffler cette leçon de sa-
au quadrivium, à savoir l’ensemble des quatre gesse, Holbein nous invite littéralement, par le
disciplines mathématiques que sont l’arithmé- jeu de l’anamorphose et des signes cachés, à
tique, la géométrie, la musique et l’astronomie. faire preuve de vigilance et de circonspection,
La place centrale qui leur est réservée semble en décelant la vérité cachée derrière les appa-
faire de ce tableau une célébration du savoir hu- rences, en percevant la moralité profonde qui
main. L’importance accordée à ce meuble tempère la trompeuse glorification de l’homme,
chargé de tous ces éléments divers semble en pour ne pas se laisser aveugler par les vanités
faire le personnage principal de l’œuvre, qui terrestres. Cette initiation à la sagesse par la lec-
met en valeur les pouvoirs de la science et de ture même du tableau est elle aussi proprement
l’esprit humain, capable de déchiffrer le monde. humaniste

2 L’anamorphose du premier plan représente en Créer un audioguide pour présenter un ta-


réalité un crâne humain. Sa présence est une clé bleau humaniste
pour interpréter le tableau et notamment relier On pourra distribuer la grille de critères sui-
entre eux les différents signes qu’il comporte, vante aux élèves :
comme la mention de l’âge des ambassadeurs
ou le luth à la corde cassée : l’homme est voué Critères Commentaires
à disparaître, emporté par la mort, et toute La présentation rend
l’étendue des connaissances et des pouvoirs compte des éléments cons-
qu’il peut se constituer reste vaine et inapte à le titutifs du tableau.
sauver. Cette leçon d’humilité, qui s’impose La présentation éclaire effi-
dans un tableau censé célébrer la grandeur et la cacement le sens et la por-
puissance, fait de cette peinture une vanité. tée de l’œuvre.
L’intérêt esthétique de
3 Le coin supérieur gauche laisse entrevoir un l’œuvre est pris en compte.
crucifix. Ce symbole invite à reconsidérer les Les liens avec l’humanisme
priorités de l’existence et à ne pas oublier que sont mis en évidence.
l’essentiel repose sur le salut de son âme. Les Le déroulement de la pré-
vanités terrestres ne doivent pas nous aveugler sentation est clair, structuré
au point d’oublier de mener une existence et pédagogue.
pieuse et vertueuse. Quel que soit le pouvoir que La présentation est audible,
l’on détient, il ne saurait nous exempter d’adop- agréable voire expressive.
ter une conduite morale impeccable. L’empla-
cement du crucifix, jouant de la lecture tradi-
tionnelle de gauche à droite, rappelle que les
principes moraux et chrétiens président à toute
action et guident les hommes.

4 Ce tableau est emblématique de l’esprit huma-


niste de la Renaissance car il restitue un certain
nombre de ses valeurs tout en faisant appel à
notre sagacité pour lutter contre l’aveuglement.
En effet, il s’agit bien de célébrer le savoir et de
replacer l’homme au centre des préoccupations,
en valorisant ses aptitudes nombreuses (les
deux ambassadeurs pourraient même symboli-
ser l’association des pouvoirs politique et reli-
gieux en vue des échanges qui relient les
hommes et les nations). Mais s’il est ainsi ca-
pable de s’élever et de connaître une forme de

110
Chapitre 4  La littérature d’idées la hiérarchie dans les relations entre le roi et ses
courtisans, au début du XVIIIe siècle. La cour ne
au XVIIe siècle fait que créer des « serviteurs zélés et effi-
caces » (l. 6-7) : chacun cherche à recevoir l’at-
PARCOURS 1 tention du roi afin de gagner ses faveurs, ou-
Satires de la comédie sociale, bliant souvent l’honneur et le prestige de leurs
titres et de leurs origines.
p. 156-161
De plus, les deux auteurs dénoncent un univers
Histoire d’apparat, un mode de vie dispendieux à la cour
La société de cour sous Louis XIV de Versailles. Ainsi, La Bruyère montre que la
réputation de la cour est de plus en plus galvau-
Comparer, p. 157 dée au fur et à mesure que l’on s’en rapproche :
1 Ces deux extraits de La Bruyère et du duc de « La province est l’endroit d’où la cour, comme
Saint-Simon permettent d’évoquer les critiques dans un point de vue, paroit une chose admi-
du fonctionnement de la cour sous Louis XIV. rable : si l’on s’en approche, ses agréments di-
Ils ont été rédigés par deux auteurs qui ont pu minuent, comme ceux d’une perspective que
observer de près le système de la cour royale. l’on voit de trop près » (l. 16-20). Le témoin
Tout d’abord, les deux auteurs critiquent la s’adresse ici aux gens qui n’ont pas eu le loisir
fausseté des relations entre courtisans, consé- de découvrir la cour de Versailles, ni ses mani-
quence du système de l’étiquette qui prévalait à gances.
la cour. En effet, La Bruyère parle du « vice » Il est bien évidemment important de replacer
(l. 1) et de la « fausseté » (l. 2) puisque les com- ces écrits dans des contextes de disgrâce. Ces
portements et attitudes étaient réglementés, tout moralistes présentent deux points de vue très
comme les déplacements autour du roi. Chacun critiques concernant le fonctionnement de la
espérait ainsi s’attirer les faveurs du roi pour ob- cour. En effet, le duc de Saint-Simon a participé
tenir des fonctions plus prestigieuses. Malgré à la cour de Versailles mais il a rapidement
l’image des somptueuses fêtes organisées par le connu la disgrâce. Le courtisan Saint-Simon –
roi, « la cour ne rend pas content » (l. 24) pré- que Jean-François Solnon décrit comme un
cise La Bruyère : les relations sociales sont sclé- « courtisan amer et désœuvré » (l. 15-16) – se
rosées par le poids de l’étiquette, selon le mora- méfiait de Louis XIV qui avait tendance, selon
liste. La cour crée des « hommes fort durs, mais lui, à écraser le rôle et l’honneur de la noblesse.
fort polis », où l’individu est modelé par son en- Les Mémoires de Saint-Simon ont dont in-
vironnement direct – le système de la cour avilie fluencé, pendant longtemps, une certaine histo-
et corrompt l’homme qui veut en respecter les riographie qui insistait sur la domination et
règles. Cette présentation correspond bien évi- l’avilissement de la noblesse par le monarque
demment au projet littéraire des Caractères absolu. Ses mémoires ont ainsi été saisis dans
dont l’objectif était de faire un tableau à la fois les années 1760 en raison dans des critiques
social et humain de son époque. La Bruyère fait adressées au système de la cour.
le choix d’une focalisation externe pour tenir à
distance les courtisans qu’il étudie. Il analyse, 2 Les documents 2 et 4 permettent d’étudier la
selon lui objectivement, le fonctionnement de la centralité du souverain dans le fonctionnement
cour de façon impersonnelle, presque sociolo- de la cour. Cette centralité est à la fois géogra-
gique. Par un jeu d’inversion, il monte que phique et symbolique.
« l’on est petit à la cour, et quelque vanité que En effet, le document 2 représente la centralité
l’on ait, on s’y trouve tel ; mais le mal est com- physique du roi dans l’espace à Versailles. Il est
mun, et les grands mêmes y sont petits » (l. 13- représenté au centre de la table, au-dessus des
15). Sa critique remet en question la noblesse courtisans et des serviteurs. En effet, tout le ri-
d’esprit des courtisans, exerçant pourtant les tuel du « grand couvert » mettait en scène le roi
fonctions les plus prestigieuses à l’époque mo- qui orchestrait le déroulement du repas. Le roi
derne (noblesse de robe, d’épée…). est bien visible, mais il est en partie accessible
Le duc de Saint-Simon partage ce constat d’hy- à la cour. En effet, cette gravure anonyme
pocrisie en soulignant également le contraste montre une audience publique du roi lors du dé-
entre « le vice et la politesse » (l. 29) dans les jeuner. Les courtisans et invités pouvaient ainsi
relations entre courtisans. Il dénonce la place de rédiger des placets, c’est-à-dire des requêtes

111
adressées directement au roi pour demander des 2 Le roi apparaît cruel : il aime tourmenter de
fonctions ou des titres. De plus, les déplace- vieux courtisans pour son plaisir. Il tend un
ments quotidiens du roi étaient au cœur de la vie piège au maréchal de Gramont, en lui présentant
des courtisans. Au théâtre, le roi était au centre des vers sans dire qu’il en est l’auteur. Il de-
de la salle. De plus, les pièces du roi (chambre, mande au maréchal si le madrigal est « imperti-
salon…) étaient géographi-quement placées au nent », il insiste et lui demande de dire que son
cœur du château de Versailles, au niveau de la auteur est « fat » avant de révéler qu’il est cet
cour de marbre, afin que sa présence puisse auteur. Il refuse ensuite de redonner le poème
rayonner dans tout le château. L’architecture au maréchal pour qu’il change d’avis. Le verbe
symbolise la centralité du Roi soleil dans l’or- « rire » est répété, ce que montre que ce tour
ganisation du château mais aussi des jardins de cruel n’est, pour le roi, qu’une plaisanterie.
Versailles.
Cette centralité physique symbolise la centralité 3 Pour la marquise, le roi « est loin de connaître
symbolique du roi dans le fonctionnement de la jamais la vérité ». En effet, les courtisans cher-
monarchie : tout émane du roi, tout lui revient. chent toujours à le flatter et à obtenir son agré-
Le système des placets montre à quel point ment. Il s’agit d’un sujet trivial, un madrigal,
l’avis du roi fait loi, ce qui est prouvé par les mais peut-être que pour des sujets d’impor-
différentes archives qui nous sont parvenues. tance, les courtisans n’osent dire ce qu’ils pen-
Ainsi, le roi est au cœur du fonctionnement de sent véritablement au roi.
la monarchie absolue, comme le résume la cé-
lèbre formule supposée (contestée) de COMPARER, p. 158
Louis XIV : « l’État, c’est moi » (1655). Néan- 4 Ce tableau montre d’abord la magnificence de
moins, des historiens comme Jean-François la cour. Par ailleurs, on voit que tous les person-
Solnon (document 4) insistent aujourd’hui sur nages sont ordonnés autour du roi, debout sur le
les relations systémiques entre la cour et le roi. palier de l’escalier. Le Grand Condé a enlevé
En effet, plutôt que d’être aveuglés par les son chapeau, plie le genou et montre un grand
sources de mémorialistes comme celles de respect pour Louis XIV – alors que (les cou-
Saint-Simon (document 3), des historiens réflé- ronnes de laurier au sol l’attestent), c’est lui qui
chissent à la complémen-tarité entre le roi et ses a remporté une grande victoire. Ce tableau,
courtisans. L’historien Solnon ne voit pas un comme la lettre de Madame de Sévigné, montre
avilissement des courtisans mais au contraire un la déférence que chacun a, quelles que soient les
système de services mutuels qui a pour but de circonstances, pour le roi Soleil.
fidéliser les courtisans et de dépasser le trauma-
tisme de la Fronde, durant laquelle la noblesse
s’était soulevée contre l’autorité du pouvoir 2. Nicolas Boileau
royal. En ce sens, la cour de Louis XIV renoue
Satire XI (1701)
avec la Curia Regis, en recréant une noblesse
d’État indispensable au fonctionnement de la
monarchie, aussi hiérarchisée soit-elle. LANGUE, p. 159
Les mots à la rime sont « ambition », « corrup-
tion », « idolâtre » et « théâtre ». Tous sont pé-
joratifs. Le premier couple montre bien que
1. Madame de Sévigné l’ambition est une mauvaise chose et qu’elle
Lettres (1664) corrompt le cœur des hommes. Le deuxième
montre que l’amour que l’on a pour soi, insensé,
LIRE, p. 158 presque blasphématoire (on ne doit adorer que
1 Cette histoire peut « diverti[r] » le seigneur de Dieu), ne repose sur rien et que tous ces senti-
Pomponne parce qu’elle est à la fois amusante ments outrés ne sont que « théâtre » et représen-
et cruelle. Le roi a composé un médiocre « ma- tation. L’ambition et l’amour de soi apparais-
drigal », il le montre à un vieux courtisan qui, sent à la fois vains et vicieux.
pour plaire, le trouve également « ridicule ». Ce
courtisan est confondu quand le roi lui avoue en LIRE, p. 159
être l’auteur. C’est une scène difficile pour le Le poème
maréchal de Gramont qui voulait plaire au roi et 2 La satire présente d’abord une société vi-
qui l’a insulté sans le savoir, d’autant plus que cieuse : « Je n’aperçois partout que folle ambi-
le roi se moque de lui. tion, / Faiblesse, iniquité, fourbe, corruption, /
112
Que ridicule orgueil de soi-même idolâtre. » 3. Jean de La Bruyère
Mais le monde n’est pas seulement vicieux, il
Les Caractères (1688), « De la cour »
est vain et illusoire, comme « grand théâtre » où
tout le monde a un « faux visage » : « Impu-
demment le fou représente[r] le sage ». Toute- LANGUE, p. 160
fois, cette société, pour vicieuse et fausse Il utilise principalement le présent. Ce temps lui
sert à décrire et à expliquer le fonction-nement
qu’elle soit, reste lucide : « Le public malin jette
de la cour de son temps.
un œil inévitable » et reconnaît les « vices » et
le « mensonge » : il sait qui est « honnête
homme ». LIRE, p. 160
1 La cour est avant tout vicieuse : les jeunes
gens sont féroces et ont des « amours ridicules »
3 Comme au théâtre, la société est le lieu de l’il-
c’est-à-dire homosexuelles (l’homosexualité
lusion. On est « abusé » par ceux qui tiennent
sera encore réprouvée pendant plusieurs
un « rôle opposé » à leur véritable identité. On
siècles). Les femmes sont coquettes. On ne va
peut voir : « Impudemment le fou représenter le
pas à l’église pour adorer Dieu (cf. question 4).
sage ; / L’ignorant s’ériger en savant fastueux, /
Par ailleurs, ces vices sont poussés à l’excès : ils
Et le plus vil faquin trancher du vertueux. »
boivent non seulement du vin mais « des eaux-
Dans la société comme au théâtre, on voit des
de-vie » et « toutes les liqueurs les plus vio-
personnes changer de rôle, on est surpris par des
lentes ». Surtout, cette cour apparaît éminem-
changements de situation, on prend des appa-
ment paradoxale : « les vieillards sont galants,
rences fausses et clinquantes pour la vérité.
polis et civils ; les jeunes gens au contraire,
durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se
4 Il s’agit d’une antithèse. Les antithèses sont
trouvent affranchis de la passion des femmes
nombreuses dans le texte ; on peut également
dans un âge où l’on commence ailleurs à la sen-
relever : « L’ignorant s’ériger en savant fas-
tir » ; « Les femmes du pays précipitent le dé-
tueux, » ; « Et le plus vil faquin trancher du ver-
clin de leur beauté par des artifices qu’elles
tueux. » ; « Du mensonge toujours le vrai de-
meure maître. » Elles montrent la puissance de croient servir à les rendre belles ». Toutes les
habitudes semblent étranges : « amours ridi-
l’illusion dans cette société des apparences, et la
cules », maquillage disgracieux, « physionomie
facilité avec laquelle on peut endosser un rôle
qui n’est pas nette, mais confuse, embarrassée
qui n’est pas le sien.
dans une épaisseur ».
5 Les illusions sont puissantes, et souvent le
2 Il s’agit d’une énumération. Elles sont très
« paraître » ne coïncide pas avec « l’être ». Tou-
nombreuses dans le texte : « les vieillards sont
tefois, « le public » sait démêler les vices des
galants, polis et civils » ; « les jeunes gens au
mérites et percer les fausses apparences. Dès
contraire, durs, féroces, sans mœurs ni poli-
lors, si l’on veut ressembler à un « honnête
tesse » ; « elles étalent avec leur gorge, leurs
homme » il ne faut pas jouer à l’honnête homme
bras et leurs oreilles » ; « une physionomie qui
et tenter de faire illusion, mais le devenir.
n’est pas nette, mais confuse, embarrassée »
« des mystères qu’ils appellent saints, sacrés et
Vers l’explication linéaire, p. 159
redoutables ». Ces énumérations permettent de
Le satiriste dénonce dans un premier temps les
multiplier les détails sur ce « pays » étrange
vices de la société (cf. question de langue et
qu’est la cour. Surtout, par leur multiplication,
question 2). Surtout, il évoque son caractère il-
elles accentuent la satire terrible que le mora-
lusoire, trompeur, et le théâtre des apparences
liste fait de ce lieu vicieux et paradoxal.
qui souvent peut tromper (cf. questions 3 et 4).
Le texte s’achève par une conclusion morale : il
3 Dans une église, normalement, tous prient
faut se montrer honnête homme (cf. question 5).
Dieu. Or, dans l’église de la cour, seul le roi
prie. Les autres sont tournés vers lui pour l’ob-
server, peut-être obtenir un regard et lui plaire.
Dès lors, on peut avoir l’impression que le roi
est un intercesseur entre la cour et Dieu, ce qui
est bien sûr faux. La Bruyère dénonce évidem-
ment cette flatterie qui va jusqu’à l’oubli de
Dieu et l’idolâtrie.
113
4 La Bruyère évoque la cour sans la nommer. Il et contraires à l’idéal de l’homme de cour. En-
adopte la posture d’un scientifique décrivant fin, il incite à la modération (cf. question 3). Le
des « Hurons » ou des « Iroquois », et explique courtisan doit être ouvert, affable, attentif aux
son fonctionnement comme si le lecteur en autres et délicat, tout ce qu’Arrias n’est pas.
ignorait ses coutumes. Le lecteur, qui connaît
nécessairement la cour, peut alors la voir d’un REGARDER, p. 161
regard neuf, et en percevoir tous les vices, les 5 Le chancelier Séguier apparaît comme un
absurdités et les contradictions. Cette manière homme puissant et respecté. Il est richement
faussement neutre et distanciée de décrire rend vêtu ainsi que ses nombreux serviteurs, et son
la critique plus féroce et efficace. cheval est richement paré. Les ombrelles qui le
protègent du soleil montrent à quel point on est
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 160 attentif à son confort. Rappelons que presque
Les élèves devront adopter le ton, faussement toute l’administration du royaume dépend du
neutre et distanciée de La Bruyère. Ils devront chancelier de France. Pierre Séguier a exercé
également utiliser certains des procédés du cette fonction pendant près de quarante ans.
texte, notamment les paradoxes et les énuméra-
tions. 6 Par cette peinture prestigieuse, de grand for-
mat, le chancelier voulait à la fois manifester sa
puissance et sa richesse. Tous devaient com-
4. Jean de La Bruyère prendre, en regardant ce tableau, son rôle im-
Les Caractères (1688), « De la société portant à la tête de l’État.
et de la conversation » 7 Il s’agit d’un portrait d’apparat, qui ne pré-
sente aucune dimension critique. Toutefois, le
LIRE, p. 161 tableau comme les Caractères évoquent une so-
1 Arrias prétend être « un homme universel » ciété de cour aussi fascinante qu’excessive. On
qui sait tout, a tout lu et a tout vu. peut trouver des défauts communs aux person-
nages des deux œuvres : l’orgueil, ou l’arro-
2 Dans un premier temps, on peut être agacé par gance ; le goût du pouvoir et des richesses ; le
son attitude : Arrias « prend la parole » à ceux refus de la modération et un comportement ou-
qui parlent et qui savent, il parle longuement de trancier.
« mœurs », de « lois » et de « coutumes » qu’il
ignore, il « rit » de ses propres « historiettes » et
plaisanteries, il s’énerve contre ceux qui, à juste
titre, le contredisent. Toutefois, à la fin du texte, PARCOURS 2
il est confondu et devient ridicule : on lui ap- Les moralistes et la vanité,
prend que l’homme qu’il vient de contredire, p. 162-171
parce qu’il prétendait savoir quelque chose de
Sethon, est Sethon lui-même. On peut éprouver
un certain malaise, voire de la pitié pour lui. 1. Jacques-Bénigne Bossuet
Oraison funèbre d’Henriette-Anne d’An-
3 Il s’agit d’une hyperbole. On peut également gleterre (1670)
relever : « Arrias a tout lu, a tout vu » ; « c’est
un homme universel ». Ces hyperboles mon- LANGUE, p. 162
trent d’abord son arrogance. Elles montrent Le dernier paragraphe multiplie les négations
aussi qu’Arrias, comme nombre de caractères, restrictives afin de réduire la portée des vanités
sont des personnages outrés et excessifs, qui ne terrestres, pour nous inciter à reconsidérer la va-
suivent pas l’idéal classique de modération. leur que nous leur accordons. Cet emploi per-
met de révéler l’aveuglement que nous portons
4 Ce caractère peut inciter à la modestie et à sur notre condition en en rétablissant l’inconsis-
l’humilité : il ne faut parler que de ce que l’on tance.
connaît. Par ailleurs, il propose également un
contre-modèle pour les conversations mon- LIRE, p. 162
daines : couper la parole, parler longuement, ne À voix haute
pas accepter la contradiction, parler ou rire 1 Une lecture expressive du passage pourrait en
bruyamment sont des comportements vulgaires faire ressortir tout d’abord la tonalité lyrique et
114
en particulier élégiaque qui le caractérise, Bossuet nous livre une leçon d’humilité et n’hé-
puisque Bossuet adopte le ton de la lamentation, site pas à dénoncer l’aveuglement qui fait partie
de la plainte douloureuse suscitée par la perte. intégrante de nos « calamités ». Car l’enseigne-
Il fait état de sa douleur personnelle dans le pre- ment le plus terrible, ici, est peut-être celui qui
mier paragraphe, et « déplore » par la suite, de consiste à nous démontrer notre complaisance
manière très impliquée, les ravages de la mort. dans l’erreur. Ainsi Bossuet apostrophe-t-il les
On peut également rendre compte de la tonalité « mortels ignorants de leurs destinées » (l. 7) et
pathétique qui transparaît dans son oraison, les bouscule-t-il à l’aide de toutes les questions
puisqu’il dépeint un portrait touchant d’Hen- rhétoriques du second paragraphe, qui ont pré-
riette-Anne d’Angleterre, en valorisant ses qua- cisément le mérite de marquer leur étonnement
lités et en détaillant la compassion de deux na- devant la fragilité pourtant évidente de l’être. Si
tions pour son malheur. Enfin, cet éloge funèbre les « vanités de la terre » ont besoin d’être
est empreint d’une forte tonalité tragique car il « clairement découvertes » (l. 29) c’est bien que
met l’accent sur le caractère imprévu et terrible l’homme s’entête à ne pas les voir.
avec lequel la fatalité frappe des êtres promis à
une brillante existence. L’ironie tragique est 4 Les deux premiers paragraphes mettent parti-
même présente ici puisque le faste destiné à ma- culièrement l’accent sur la puissance et le pres-
gnifier la gloire de cette illustre princesse se tige des Grands en valorisant aussi bien la gloire
trouve employé à célébrer sa mort. éblouissante d’Henriette-Anne d’Angleterre
que le pouvoir et l’influence des « deux grands
L’oraison royaumes » (l. 11) auxquels elle est liée. En in-
2 L’expression « Vanité des vanités », tirée de sistant sur leur caractère illustre, Bossuet veut
L’Ecclésiaste, joue des deux sens du mot « va- montrer que leur puissance n’offre aucune ga-
nité » (désignant à la fois à la présomption et la rantie contre la mort, qui n’épargne personne.
vacuité) pour désigner l’insignifiance des pré- En s’adressant ainsi à la Cour de France, celui
tentions humaines. La tournure permet précisé- qui fut surnommé « l’Aigle de Meaux » parce
ment de rabaisser les excès d’orgueil rattachés que, comme l’aigle qui fait face au soleil, il ne
aux occupations terrestres tournées notamment craignait pas de heurter le roi et les puissants,
vers la gloire et les richesses, en réduisant à s’étend sur les prestiges de la noblesse pour
néant ces prétendues grandeurs. mieux en prouver ensuite l’essentielle vanité.
La mort de la « très haute et très puissante prin-
3 Ce passage tend à mettre en avant la fragilité cesse » (l. 2) prend dès lors une valeur exem-
de la condition humaine, ainsi que l’aveugle- plaire et sert une leçon d’humilité particulière-
ment qui nous empêche de l’admettre. En effet, ment adaptée aux Grands composant l’audi-
le caractère imprévu de la mort qui frappe « si toire, confrontés au « néant de toutes les gran-
tôt » (l. 4 ; l. 9) celle qui pleurait sa mère « il y deurs humaines » (l. 26), puisque « la gloire
a dix mois » (l. 8) nous confronte à l’évidence n’est qu’une apparence » (l. 32). Les voici eux-
de notre dimension éphémère. Nul n’échappe à mêmes « confondu(s) » (l. 30) par la dispari-
la mort, qui peut surgir à tout instant, sans épar- tion d’une personnalité si illustre, qui prête aux
gner personne. Par ailleurs, cette mort est sur- paroles de L’Ecclésiaste un éclairage singulier.
tout l’occasion de révéler « le néant de toutes les
grandeurs humaines » (l. 26) : les vanités ter- 5 Bossuet fait preuve d’une exceptionnelle élo-
restres, les plaisirs éprouvés, l’attrait de la quence pour persuader ses auditeurs. D’abord,
gloire, l’exaltation que procurent les honneurs il dresse un tableau de la disparue digne de pitié,
et les richesses ne sont rien face à la terrible vé- en la présentant elle-même éplorée lors des fu-
rité de notre sort, et ne sauraient assurer notre nérailles de sa mère, en s’épanchant sur ses qua-
salut « devant Dieu » (l. 4). La référence à lités insignes, et en insistant sur la cruauté du
L’Ecclésiaste permet du même coup de rappeler sort qui s’en prend à une personnalité adulée à
combien les préoccupations terrestres ont peu juste titre et promise à « de si belles espé-
de poids au regard des exigences spirituelles. La rances » (l. 16). Il suscite ainsi l’émotion de
fin de l’extrait semble nous rappeler à une né- l’auditoire, à laquelle il joint explicitement la
cessaire contrition pour le salut de notre âme. sienne, avec sa « triste voix » (l. 5) et sa « sen-
Autrement dit, l’homme doit reconnaître et ac- sible douleur » (l. 19) d’autant plus sincères
cepter son sort, pour ne se laisser aveugler par qu’il a lui-même énoncé l’oraison funèbre de sa
sa vanité et se livrer à la perdition. En somme,

115
mère. En exacerbant ainsi les sentiments d’af- Ainsi, s’implique-t-il personnellement dans
fliction et d’effroi devant la fatalité du sort, il cette oraison, afin de témoigner de la vibrante
contribue à fragiliser l’assurance des puissants. émotion qui est la sienne : ses phrases sont mar-
Si bien que son oraison finit par prendre les ac- quées par la présence de la première personne,
cents du sermon : vitupérant contre les vanités en position de sujet ; mettant ainsi étonnam-
terrestres, Bossuet ramène sans ménagement les ment l’accent sur lui-même, il rappelle, par la
gens de Cour à leur faiblesse et à l’inanité de formule répétitive « rendre ce devoir », com-
leurs prétentions. Les apostrophes de la ligne 7 bien cette tâche lui coûte et l’émeut, d’autant
sonnent comme le constat désolant de ces évi- que la tonalité pathétique est ici renforcée par le
dences, évidences renforcées par la parole de lexique (« funèbre », l. 1 ; « triste », l. 5 ; « dé-
L’Ecclésiaste qui lui vient spontanément à l’es- plorable », l. 5). Peignant un tableau touchant
prit sans avoir besoin de « parcour(ir) les livres de la disparue « attentive » (l. 3) au discours
sacrés » (l. 20). L’éloge funèbre devient pour prononcé pour sa mère, il traduit par cette évo-
lui l’occasion de conférer à cette mort une va- cation la force inexorable du destin qui nous
leur exemplaire : l’opposition répétée aux frappe : se présentant lui-même comme « des-
lignes 24-26 entre l’unicité de l’événement et sa tiné » (l. 1) à formuler un « discours sem-
portée universelle permet de déployer une ha- blable » (l. 5) pour la fille, il rend compte, par la
bile leçon existentielle. Il crée ainsi un lien très mention de cette réitération trop rapide, surve-
« particuli(er) » (l. 28) entre la disparition d’une nue « si tôt après » (l. 4), de la puissance capri-
si grande princesse et le texte biblique pour dé- cieuse du sort qui nous attend, son émotion sin-
livrer de redoutables leçons, à travers l’accumu- cère ne faisant qu’en accentuer les effets.
lation du dernier paragraphe qui se conclut sur Si bien qu’il communique cet effroi à l’assis-
la formule brutale : « tout est vain en nous ». On tance en suscitant l’effarement des gens de
notera également combien ses talents d’orateur Cour. À travers des apostrophes lyriques
ajoutent à la portée de ce discours : on peut être (« Ô vanité ! ô néant ! ô mortels ignorants de
notamment sensible aux anaphores (l. 17-19), leurs destinées ! »), il transmet son désarroi à
aux parallélismes (l. 24-26 ; l. 9-30 ; l. 31-33), l’auditoire, tout en introduisant, dans cette orai-
aux tournures exclamatives et interrogatives, son, les accents du sermon pour inspirer la
ainsi qu’au travail des rythmes et cadences qui crainte ou la sidération. C’est pourquoi les nom-
prêtent à ce texte une forme d’enthousiasme au breuses questions rhétoriques qui suivent n’ont
sens véritable du terme. de cesse de sensibiliser directement les audi-
teurs au caractère cruel et tragique de leur sort.
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, L’emploi du plus-que-parfait du subjonctif
p. 162 (« L’eût-elle cru », l. 7-8) ; « eussiez-vous
La mort d’Henriette-Anne d’Angleterre, surve- pensé », l. 8) marque la stupéfaction produite
nue alors qu’elle n’avait que 26 ans, frappe les par cette mort inattendue, comme le soulignent
esprits de la Cour de Louis XIV. Bossuet, lui- les notifications temporelles (« il y a dix mois »,
même particulièrement touché par cette tragé- l. 8 ; « si tôt », l. 9). Afin d’accentuer le carac-
die, délivre à cette occasion une oraison funèbre tère dramatique de l’événement, Bossuet
vibrante d’émotion. Mais tout en célébrant la évoque le déchirement des « deux grands
grandeur de la disparue, il érige cette mort en royaumes » que sont l’Angleterre et la France,
exemple pour servir un sermon sur les vanités. en s’adressant à la « Princesse » pour commu-
Ainsi, nous nous demanderons quelle vision de nier avec leur affliction. C’est bien sûr l’occa-
l’existence sous-tend cette oraison. Nous ver- sion de célébrer la grandeur d’Henriette-Anne
rons tout d’abord comment Bossuet accentue la d’Angleterre, à travers un vocabulaire laudatif
dimension tragique de notre condition à travers très appuyé (« digne objet de l’admiration »,
la perte de cette personnalité illustre, puis de l. 10 ; « éclat », l. 13 ; « fameux », l. 15 ; « tant
quelle façon il s’empare de cet exemple pour ra- de gloire », l. 15 ; « de si belles espérances »,
mener les hommes, et en particulier les puis- l. 16) mais le rappel de son prestige permet sur-
sants, à la vanité de leurs prétentions. tout de préciser la cruauté du sort, qui n’épargne
personne et peut briser à tout instant l’ascension
Bossuet commence par déplorer, à travers de personnalités aussi illustres et prometteuses.
l’évocation d’Henriette-Anne d’Angleterre, les Le prédicateur use d’ironie tragique pour mon-
caprices du destin pour souligner notre impuis- trer combien cette mort plus que tout autre pour-
sance. rait paraître injuste et imméritée, en assimilant

116
l’accueil triomphal que la France réservait à sa d’ailleurs que les participes passés « décou-
Princesse aux « pompes » (l. 14) des funé- vertes » et « confondues » visent à entamer
railles. l’aveuglement inhérent à la présomption des
L’évocation de la défunte sert donc à sensibili- grands.
ser l’auditoire à notre déplorable condition. Bossuet se voit donc amené à récapituler les en-
seignements à retirer de cette mort exemplaire :
C’est pourquoi l’oraison de Bossuet prend dès en accumulant des formules où s’impose la né-
lors une portée universelle : l’événement revêt gation restrictive, il désamorce toute la valeur
un caractère exemplaire pour délivrer une leçon que l’on prête abusivement à la « gloire »
sur les vanités. (l. 32), aux « grâces » (l. 32) et aux « plaisirs »
Ainsi la mort d’Henriette-Anne d’Angleterre (l. 33) qui agrémentent notre « vie » ici-bas,
trouve un écho singulier dans les paroles de pour en rappeler l’inconsistance à travers des
L’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, et tout est termes comme « songe » ou « apparence »
vanité ! ». En poussant ce cri, sans prendre la (l. 33), qui signalent du même coup l’illusion
peine d’en préciser la fameuse source, l’orateur dont on se berce. La tournure conclusive « tout
semble lui-même inspiré par l’événement, qui est vain en nous » (l. 33), par sa brièveté, sonne
paraît entretenir un lien tout particulier avec comme une condamnation sans appel. C’est
cette évocation insistante de notre néant : la pourquoi les croyants sont invités à s’humilier
tournure anaphorique « c’est la seule » signale « devant Dieu » (l. 34) car le salut réclame luci-
combien l’évidence de ce rapprochement s’im- dité et « aveu » (l. 34) de notre vaine condition.
pose. Aussi « juste » (l. 19) que soit la douleur Par opposition à l’attrait de la gloire et de la
inspirée par cette disparition, il n’en reste pas grandeur que nous fait miroiter notre aveuglante
moins que cette dernière nous éclaire tout parti- vanité, le prédicateur place notre unique valeur
culièrement sur notre insignifiance. En préci- dans le fait de « mépriser tout ce que nous
sant que la référence à L’Ecclésiaste lui est ve- sommes » (l. 35). Les allitérations en [s], [f], [v]
nue spontanément pour s’« appliquer » (l. 21) qui parcourent ce passage rendent particulière-
parfaitement au cas présent, Bossuet voit dans ment prégnante l’expression de notre inconsis-
cette mort comme un signe pour servir un plus tance, afin d’inciter à cette prise de conscience
grand « dessein » (l. 24) en édifiant les nécessaire à notre salut.
hommes. Adoptant le ton du prêche, il expose
avec autorité et virulence (en jouant notamment Cette oraison funèbre revêt une forte dimension
de l’opposition entre « si souvent » et « pas en- édifiante et nous éclaire sur notre condition,
core assez », à la ligne 23, pour généraliser le puisqu’après avoir suscité une vive émotion de-
néant de manière impressionnante) de terribles vant le sort tragique qui a frappé Henriette-
enseignements. Le parallélisme des lignes 24 à Anne d’Angleterre, Bossuet y voit un exemplum
26 permet de signifier avec emphase toute la particulièrement adapté pour rappeler les vani-
portée universelle de l’événement (marquée par tés des hommes et rabaisser les prétentions des
l’opposition répétée entre « un(e) seul(e) » et puissants. Nous confrontant à notre néant par le
« toutes »), tandis que l’hyperbole des « calami- jeu des contrastes et présentant l’existence sous
tés du genre humain » (l. 25) accentue le carac- le signe de l’inconsistance et de l’illusion, ce
tère effrayant et désespérant de notre condition. discours semble refléter une subtile sensibilité
Mais en s’adressant ainsi à la Cour de France, baroque.
« l’Aigle de Meaux » fustige du même coup la
vanité des puissants, imposant « le néant de
toutes les grandeurs humaines » (l. 26). Si « une Texte écho
raison particulière » (l. 28) fait coïncider la mort 2. Ancien Testament
de la Princesse avec L’Ecclésiaste, c’est parce
L’Ecclésiaste (IIIe siècle av. J.-C.)
que le contraste saisissant entre le prestige
d’Henriette-Anne d’Angleterre et la brutalité de
son sort éclaire plus que jamais l’insignifiance LIRE, p. 163
1 Ce passage présente l’existence comme vaine,
des prétentions humaines. C’est tout le sens de
c’est-à-dire marquée par une forme d’inconsis-
la formule emphatique « jamais les vanités de la
tance comme d’inutilité. La vie semble vouée à
terre n’ont été si clairement découvertes, ni si
la disparition, et son caractère éphémère peut
hautement confondues » (l. 29-30) ; on notera
s’exprimer à travers les nombreux verbes de
mouvement qui montrent à quel point nous
117
sommes emportés par une force qui nous dé- brûle une mèche, elle contemple fixement la
passe. L’aspect cyclique de la vie est fortement flamme qui l’éclaire, tenant de la main gauche
appuyé, à l’aide de fréquents parallélismes et ré- son menton, tandis que sa main droite est posée
pétitions, ou bien par le choix du vocabulaire et sur un crâne tourné vers nous. Elle semble re-
des images comme celle du vent qui « tourne » connaître humblement la vanité de son sort et,
dans le cinquième verset. Cette insistance ex- sans redouter la pénombre qui l’absorbe, elle re-
prime tout à la fois notre impuissance vis-à-vis garde en face la fragilité de l’existence vouée à
d’un ordre naturel qui nous préexiste et le carac- s’éteindre.
tère répétitif et donc stérile de notre existence.
Le jeu des temps, qui associe notamment le 5 Ce tableau fait écho aux textes 1 et 2 car il
passé et le futur aux lignes 13-14, ainsi que la nous rappelle combien notre existence est fra-
mention réitérée de l’absence de « nouveauté » gile et éphémère : la mèche qui se consume, le
(l. 14 ; l. 15-17) contribuent à ôter toute spécifi- crâne tourné vers le spectateur, ainsi que les té-
cité aux occupations humaines, qui semblent vi- nèbres environnantes évoquent la mort qui nous
dées de tout contenu. Ce que vient confirmer le attend de façon certaine. En outre, le dénuement
dernier verset, qui frappe d’inanité la teneur du personnage et du décor nous invite à renon-
d’une vie à l’échelle du temps. On notera, pour cer aux vanités terrestres, aux prétentions illu-
finir, que ce texte évoque la propension de soires mentionnées dans les deux textes, pour ne
l’homme à s’aveugler sur son propre sort, car sa se consacrer qu’au salut de notre âme. Ainsi le
« vanité », c’est-à-dire son orgueil, le pousse à choix de la figure de Marie-Madeleine, présen-
nier son insignifiance : les lignes 11-12 se font tée ici dans une posture de pénitence, peut être
l’écho de cette prétention à se trouver une con- mis en lien avec la fin de l’extrait de l’oraison
sistance sous une forme d’insatisfaction perma- funèbre de Bossuet, nous invitant à la contrition
nente, tandis que la tournure interroga-tive du que requiert notre salut. Enfin, on perçoit de la
second verset tend à invalider le « profit » à re- sorte tout l’aveuglement dont il s’agit de se pré-
tirer de son action, tout en dénigrant son entête- server : de même que les deux textes nous aler-
ment à en chercher. tent sur notre incapacité à admettre notre sort,
de même le regard serein avec lequel Madeleine
2 Ce texte, en raison notamment de ses tour- fixe la flamme qui l’illumine paraît nous inspi-
nures au présent de vérité générale et de ses ar- rer une sage leçon d’acceptation. On pourrait
ticles définis généralisants, adopte un ton grave donc ajouter qu’au même titre qu’Henriette-
et solennel ; mais cette dimension sacrée se voit Anne d’Angleterre ou que les êtres des diffé-
confortée par une tonalité lyrique marquante, rents âges de notre histoire rassemblés dans
qui transparaît dans les nombreux balancements L’Ecclésiaste, le cas bien connu de cette figure
soulignés par les parallélismes ainsi que dans la biblique sert ici d’exemplum pour délivrer un
composition en versets, qui crée une rythmique enseignement moral à valeur universelle.
lancinante. Les phrases interrogatives et excla-
matives prêtent de la vigueur à cette parole ins-
pirée. 3. Blaise Pascal
Pensées (1670)
REGARDER, p. 163
3 Madeleine, représentée sur le tableau, est une
figure biblique composite, la tradition chré- LANGUE, p. 164
Le mot « divertissement » est issu du verbe latin
tienne l’associant notamment à Marie la Mag-
divertere, qui signifie « détourner, écarter »,
daléenne, que Jésus a guérie de ses démons, à
c’est pourquoi le mot est à comprendre ici avec
Marie de Béthanie, sœur de Lazare, ou à une
cette première acception : le « divertissement »
prostituée anonyme repentie chez Simon le Pha-
désigne tout ce qui nous détourne de la réalité
risien… Marie-Madeleine symbolise dans la
dérisoire de notre condition. C’est le mot-clé du
plupart des cas la pécheresse repentante, sauvée
texte car Pascal montre que l’homme est inca-
par Jésus, qu’elle suivra jusqu’à assister à sa ré-
pable de faire face à la vérité de son sort et que
surrection.
tout ce qu’il entreprend consiste à l’en écarter.
4 Madeleine est ici représentée en pleine médi-
tation. Assise devant une table sur laquelle sont LIRE, p. 164
disposés quelques livres et un verre d’huile où 1 Pascal considère que le constat de notre con-
dition fragile et mortelle est insupportable, au
118
point que nous entretenons tout au long de notre ne peut échapper au même effroi que tout un
vie une continuelle agitation afin de ne jamais chacun est destiné à éprouver s’il accepte de se
être confrontés à la vérité de notre sort misé- livrer au constat lucide de sa misère naturelle.
rable. Le choix de cet exemple extrême rappelle que
nous partageons le même sort déplorable : non
2 Pascal porte un regard désabusé sur l’homme seulement le roi n’est pas plus heureux –
et sa condition. puisque la multiplicité des divertissements dont
Il ne cesse, en effet, de nous ramener à la réalité il dispose n’est que le reflet de tout le leurre dont
de notre état déplorable. La façon dont il quali- il doit s’entourer pour ne pas sombrer dans le
fie l’existence insiste sans indulgence sur la mi- désespoir –, mais ce constat est d’autant plus ac-
sère qui s’y rattache, comme le montre le cablant qu’il confirme que la calamité qui nous
lexique : le « malheur » est évoqué à trois re- frappe n’admet aucun privilégié. On pourrait
prises (l. 5 ; l. 13 ; l. 14), l’adjectif « malheu- ajouter que cet exemple sert à déjouer les idées
reux » utilisé quatre fois (l. 25 ; l. 32 ; l. 41), et reçues, de façon à révéler mieux encore notre
d’autres expressions ajoutent à cette calamité aveuglement.
indéniable : « insupportable » (l. 9), « faible et
mortelle » (l. 15), « misérable » (l. 15), « sup-
plice si horrible » (l. 36)… Ce qui frappe, c’est Lecture d’image
la façon dont l’auteur se complaît à nous con-
fronter à cette terrible vérité.
Car, portant un regard sans concession sur Lorenzo Lippi
l’homme, Pascal semble blâmer l’aveuglement Allégorie de la Simulation (vers 1650)
enragé qui nous pousse inlassablement à l’« agi-
tation » (l. 1-2), au « tracas » (l. 33) et au « re- REGARDER, p. 165
muement » (l. 35) : à en croire les verbes de 1 Cette figure allégorique exhibe deux sym-
mouvement (« aller », l. 8 ; « bouger », l. 9 ; boles de la simulation. Le masque qu’elle bran-
« court », l. 30), les accumulations (l. 1-2 ; l. 2- dit de la main droite évoque la fausseté, l’hypo-
4 ; l. 27-28) ou la mention d’activités continues crisie (le mot grec hypokritès désignant, à l’ori-
(« sans cesse », l. 39), l’homme se perd littéra- gine, l’acteur de théâtre dont le masque est
lement dans une course frénétique au divertis- l’emblème), l’imposture. De même, la grenade
sement qui n’a d’autre but que de « l’empêcher qu’elle tient dans la main gauche nous renvoie
de penser » (l. 41). L’auteur porte, lui, un regard aux apparences trompeuses car ce fruit a la par-
lucide sur la lâcheté de l’être, incapable d’ac- ticularité d’offrir une écorce lisse qui ne permet
cepter la réalité de son sort. pas de déceler la moisissure et la puanteur que
Mais ce qui contribue à accentuer la sévérité peut nous réserver sa pourriture intérieure.
avec laquelle Pascal aborde l’homme et sa con-
dition, c’est le flegme avec lequel il lui conteste 2 Ce tableau met en avant le thème de la dupli-
toute forme d’issue ou de consolation. De même cité (à l’aide précisément de deux objets mis en
qu’il présente la « mort » et les « maladies » balance, deux visages…), la difficulté à disso-
comme « inévitables » (l. 23-24) et que le futur cier l’être et le paraître (la disposition du
de certitude de la ligne 21 affirme la « néces- masque et le mouvement du bras signalent la fa-
sité » (l. 22) du désespoir qui attend celui qui çon dont il se confond avec le visage de la figure
songerait à ce qu’il est, de même la tournure allégorique, qu’il s’apprête à être appliqué ou
consécutive « si misérable, que rien ne peut qu’il vienne d’être ôté). Ainsi on pourrait établir
nous consoler » (l. 15-16) exclut de manière ca- certains rapprochements avec la vanité : tout
tégorique toute forme d’apaisement. d’abord, la confusion évoquée entre réalité et
apparence peut faire écho à une certaine vision
3 Choisir l’exemple du roi pour étayer la ré- baroque du monde et de l’existence qu’entre-
flexion, ici, n’est pas anodin. Pascal aborde vo- tiennent les moralistes du XVIIe siècle, qui met-
lontairement le cas de celui, parmi les hommes, tent au jour le caractère illusoire des grâces et
dont le sort pourrait paraître le plus enviable (à des gloires dont on cherche à s’entourer. Par ail-
en croire le superlatif « le plus beau poste du leurs, cette allégorie fixe le spectateur, tout en
monde », l. 18), pour montrer qu’en dépit de désignant le masque et la grenade comme les
tous ses privilèges, comme le souligne la tour- signes évidents d’apparences trompeuses,
nure concessive « tout roi qu’il est » (l. 41), il comme pour lui révéler son propre aveugle-

119
ment, le confronter à son entêtement dans l’er- l’adverbe « cependant » de la ligne 32), comme
reur et le confondre. Enfin, la beauté et la sen- pour appuyer la vanité de son suicide.
sualité très travaillée de cette figure abstraite, en Mais on pourrait aussi à bon droit plaindre Vatel
insistant sur la manière dont on se laisse aisé- et envisager tout ce que sa situation a de pathé-
ment séduire par des vérités fallacieuses, peut tique, car il peut être perçu comme une victime
aussi nous renvoyer aux dangers de l’amour- des puissants. L’« embarras » (l. 39) que repré-
propre, source pernicieuse de notre aveugle- sente indéniablement le service des grands lui
ment volontaire. impose une pression inhumaine, qui explique
son état de panique inconsidérée, qui peut se lire
dans ses gestes précipités, que l’on perçoit no-
4. Madame de Sévigné tamment dans la parataxe des lignes 21-22.
Lettres (1671)
2 Ce qui frappe tout d’abord dans la façon dont
l’événement est rapporté, c’est l’absence de
LANGUE, p. 166 commentaire de la part de la narratrice. Même
Le présent de l’indicatif intégré ainsi au récit du
dans les deux paragraphes qui encadrent le récit
passé, aux lignes 29-34, est un présent de narra-
proprement dit, Madame de Sévigné se garde
tion. Il permet d’accentuer la vivacité et la rapi-
d’émettre la moindre remarque personnelle.
dité de cette scène, à laquelle on croit assister,
Elle se contente de livrer « l’affaire en détail »
afin d’en renforcer la portée dramatique.
(l. 5), qui parle d’elle-même, sans éclairage sub-
jectif explicite. D’ailleurs, d’emblée le ton est
LIRE, p. 167 donné par la rectification apportée en guise de
1 Le lecteur peut aussi bien « lou(er) » (l. 37)
préambule : « ce n’est pas une lettre, c’est une
que « blâm(er) » (l. 38) le suicide de Vatel, à
relation » (l. 3). Et de fait, le style de cette nar-
l’instar des gens de Cour, ce qui fait notamment
ration est marqué par une technique de l’enchaî-
l’intérêt de ce texte. En effet, on peut être sen-
nement systématique, ou dominent de manière
sible au « courage » (l. 38) dont il fait preuve, à
saisissante asyndète et parataxe. Les faits nous
son sens de « l’honneur » qui lui vivre comme sont livrés tels quels, et même les paroles sont
un « affront » (l. 28) le fait de manquer à ses de-
rapportées sans qu’aucun jugement ne vienne
voirs, au point d’accorder plus de prix à sa di-
étoffer le caractère de celui qui les prononce,
gnité et sa « réputation » qu’à sa vie. La façon
dans la froide neutralité du verbe « dire » qui
dont son suicide est rapporté semble quant à elle
suffit à les énoncer (l. 10 ; l. 11 ; l. 15 ; l. 16 ;
refléter une admirable détermination, comme le
l. 17 ; l. 18 ; l. 24 ; l. 27 ; l. 36 ; l. 38 ; l. 39).
suggère l’enchaînement rapide de propositions
Même l’émotion des personnages est subtile-
brèves au présent de narration, aux lignes 29-
ment éludée, se réduisant à de très brèves pro-
30. Mais, dans le même temps, son attitude peut
positions : « On court à Monsieur le Prince, qui
paraître excessive et son suicide injustifié car
fut au désespoir. Monsieur le Duc pleura »
son désespoir est relativement démesuré au re-
(l. 34-35). Le lecteur, confronté à cette absence
gard des fautes qu’il se reproche : seuls
d’orientation étonnante, est ainsi invité à tirer
quelques invités peu remarquables ont manqué
ses propres conclusions face à l’événement. Il
de viande, ce qui n’est d’ailleurs pas de son fait,
en est peut-être d’autant plus sidéré et enclin à
et il s’imagine manquer également de poisson…
réagir.
Un tel contraste entre le peu de gravité des torts
Mais cette neutralité remarquable permet de
qu’il s’impute (ce sur quoi insiste le Prince de
conférer à l’événement une forte intensité dra-
Condé lui-même, aux lignes 15-19) et sa réac-
matique.
tion passionnée paraîtrait même quelque peu ri-
En effet, l’intérêt du lecteur est attisé par le
sible, au cœur du drame.
rythme rapide des nombreux enchaînements
On pourrait d’ailleurs considérer son suicide
rapportés. L’emploi récurrent de l’asyndète
comme vain, c’est-à-dire totalement inutile,
confère un relief singulier à chaque action énon-
puisque par une sorte d’ironie tragique, le sui-
cée, puisque, tout en renforçant la dynamique
cide de Vatel est en réalité motivé par un ma-
du récit, il entretient un effet permanent de sur-
lentendu, car il « croit qu’il n’aura point d’autre
prise, chaque fait, avancé de manière inopinée,
marée » (l. 26) sur la réponse d’un pourvoyeur
comportant l’attrait de l’inattendu.
qui ne lui parle que de son propre chargement.
Or les suivants arrivent au moment même où il
se donne la mort (c’est tout le double sens de
120
Par ailleurs, le récit se présente dans toute sa vi- Sans décider s’il faut le plaindre ou le blâmer,
vacité théâtrale. Les nombreuses paroles rap- Madame de Sévigné lui prête dès lors les traits
portées au discours direct nous donnent l’im- d’un personnage tragique : prêt à tout pour sau-
pression d’assister à la scène, de même que le ver son « honneur » et à sa « réputation »
présent de narration (l. 19 ; l. 21-22 ; l. 25-27 ; (l. 28), il fait preuve de détermination et de
l. 29-34), qui nous projette dans l’immédiateté « courage » (l. 38) pour affronter le destin qui
de l’action. Le lecteur est donc subjugué par s’acharne contre lui, tout en anticipant l’issue
l’événement et les rebondissements qu’il com- fatale (« voici un affront que je ne supporterai
porte. pas », l. 10-11 ; « je ne survivrai pas à cet af-
On notera également comment le récit joue front-ci », l. 27-28). Le temps joue contre lui et
d’effets d’attente et de gradation, puisque les l’ironie du sort précipite sa perte : il choisit la
déconvenues s’enchaînent, jusqu’au feu d’arti- mort plutôt que l’humiliation et tranche sa des-
fice, qui « ne réussit pas » alors qu’il « coûtait tinée par le fer. Mais le caractère assez pro-
seize mille francs » (l. 20-21), comme si le sort saïque de ces coups du sort et le fait que la nar-
s’acharnait sur « le pauvre Vatel » (l. 42), dont ratrice juge bon de préciser qu’il ne parvient à
le désespoir ne fait que croître. L’ironie tragique se donner la mort « qu’au troisième coup, car il
provoquée par le malentendu avec le premier s’en donna deux qui n’étaient point mortels »
pourvoyeur qui se présente (l. 22-26) contribue (l. 31) semblent lui ôter toute forme de grandeur
à sceller son sort, en nous le montrant éperdu : héroïque…
la parataxe des lignes 25-26 accentue son déses- Modèle de dévouement et de sacrifice héroïque
poir et « Sa tête s’échauff(e) ». Nous vivons in- ou d’orgueil démesuré et de fierté mal placée,
tensément chaque étape de la narration, et pou- Vatel nous intrigue, dans ce portrait tragi-co-
vons être frappés par des images saisissantes, mique.
comme l’hyperbole nous montrant Vatel « noyé
dans son sang » (l. 24). 4 Ce récit met en avant une image relativement
frivole de la cour et des puissants. Ils sont en
3 Ce portrait en acte de Vatel s’avère particuliè- effet présentés comme recherchant des plaisirs
rement riche, car à travers les événements rap- raffinés et fastueux. La description de ces festi-
portés se dessine une personnalité singulière. vités somptueuses organisées par le prince de
On perçoit notamment son caractère intègre et Condé pour regagner les faveurs de Louis XIV
scrupuleux : véritablement « saisi » (l. 9) par les insiste sur la débauche de moyens mis en œuvre.
moindres écarts, il n’a de cesse de remplir ses L’accumulation des lignes 6-7 rend compte du
attributions avec zèle et persévérance. On le soin avec lequel ces réjouissances sont orches-
voit s’affairer « partout » (l. 21) dans la plus trées, de même que la mention du coût du feu
grande inquiétude. D’autant que son mérite et d’artifices (l. 20-21) témoigne d’une forme
sa valeur sont unanimement reconnus, puisque d’exubérance. Le parallélisme « Tout était par-
« c’(est) sur (lui) que roul(e) tout (le) voyage de fumé de jonquilles, tout était enchanté » (l. 45)
Bourgogne » du duc d’Enghien (l. 35-36) et que prête un caractère merveilleux de ces occupa-
sa disparition est une « perte » (l. 43) indé- tions qui envoûtent les invités. D’ailleurs, la pa-
niable. Dévoué corps et âme aux princes qu’il nique qui s’empare de Vatel en dit long sur la
sert, il semble s’oublier lui-même dans les exi- recherche poussée de perfection dont il subit, en
gences de sa tâche (« il y a douze nuits qu’(il) victime, les effets. Rien ne semble trop beau
n’(a) dormi », l. 11-12). pour satisfaire les caprices des grands.
Mais son zèle laisse précisément entrevoir un On pourrait peut-être déceler une pointe de
personnage passionné à l’extrême. L’attache- fausseté dans les rapports qu’entretiennent les
ment qu’il porte à son honneur est rappelé de puissants entre eux. Ainsi, les trois phrases con-
façon obsédante dans ses interventions (l. 10- sécutives au discours indirect des lignes 38 à 42
11 ; l. 27-28) et peut se voir aisément piqué au trahissent-elles peut-être l’affectation avec la-
vif, si bien que les commentaires qui ne man- quelle Louis XIV insiste pour être reçu en toute
quent pas d’être faits par la Cour sur son geste simplicité…
laissent entendre qu’il s’agit d’une forme de Car enfin, on ne peut qu’être frappé de la ma-
fierté singulière : la formule « c’était à force nière dont la mort de Vatel est très vite éludée,
d’avoir de l’honneur en sa manière » (l. 37) tra- sans avoir nullement entamé les joies de ces fes-
hit à la fois ses excès et une certaine excentri- tivités, qui reprennent de plus belle. L’accumu-
cité.

121
lation des lignes 43 à 45, marquée par le pro- des éléments qui les procurent. Le faste du dé-
nom indéfini « on » pour réunir indistinctement cor et les somptuosités des détails montrent la
toute l’assistance, notifie avec une certaine dé- satisfaction d’être entouré de richesses et de bé-
sinvolture que les plaisirs de la cour sont redou- néficier d’un certain train de vie. Les serviteurs
blés dans la plus parfaite indifférence pour « le affairés sur la droite rappellent bien entendu
pauvre Vatel » (l. 43)… La description anodine tout le zèle des intendants du prince de Condé,
de l’emploi du temps du roi qui s’ensuit achève qui veillent à ce que les plaisirs des grands de-
d’en effacer le souvenir… meurent inépuisables et se chargent de les dis-
La peinture de ces mondanités nous montre des penser, ce qui peut en accroître l’intensité. L’ex-
nobles futiles et indifférents. Sur quoi le duc traordinaire abondance du tableau suggère peut-
d’Enghien pleure-t-il ? sur la mort de Vatel ou être une certaine forme de dépendance ou
sur les détails de « son voyage de Bour- d’exubérance dans l’assouvis-sement des
gogne » ? La précision donnée aux lignes 35-36 sens… Enfin, de même que Madame de Sévi-
entretient le doute. gné, par sa lettre, nous fait la chronique de la
cour de Louis XIV, de même Brueghel, pour ce
REGARDER, p. 167 décor très travaillé, s’inspire de la splendeur de
5 Ce tableau se présente comme une allégorie la cour des archiducs Albert et Isabelle, gouver-
du goût, de l’ouïe et du toucher, car il cumule neurs des Pays-Bas espagnols qui seront les
les éléments qui mobilisent ces trois sens. On possesseurs de cette peinture.
notera l’abondance des victuailles qui emplis-
sent l’espace, ainsi que la situation des person- ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 167
nages attablés, qui se font servir, pour évoquer On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
le goût. L’ouïe est également sollicitée, par l’en- vante aux élèves :
tremise des instruments de musique et des dif-
férents oiseaux représentés. Le toucher s’ex- Critères de réussite Commentaires
prime essentiellement par la présence d’ani- L’énonciation respecte les
maux variés, dont le pelage ou le plumage revêt codes de la lettre ainsi que
un aspect soyeux. En réalité, on comprend que la personnalité de la locu-
chacun des trois personnages principaux assis trice et de sa destinataire.
autour de la table est une allégorie particulière : La lettre s’appuie précisé-
chacun incarne précisément l’un de ces sens en ment sur des éléments
fonction de l’activité à laquelle il se livre. énoncés par Madame de
Sévigné.
6 Le peintre semble ici célébrer les sens, en La lettre détaille des réac-
montrer toute la richesse et l’acuité. L’abon- tions et commentaires ins-
dance des éléments représentés ainsi que le pirés par l’événement.
souci du détail supposent à la fois une exaltation La langue est correcte.
des plaisirs des sens et une valorisation de leur
subtilité. Mais on notera également que ce ta-
bleau semble chanter l’harmonieuse fusion des
sens, d’où le fait que les trois figures allégo- 5. François de La Rochefoucauld
riques s’attablent ensemble. Et de nombreux
symboles permettent d’associer les différentes
Maximes morales (1678)
manifestations sensorielles : les accessoires de
vaisselle dorés et argentés contiennent aliments LANGUE, p. 168
et boissons, sont des objets lisses, agréables au De la ligne 15 à 24, on trouve les verbes moda-
toucher, qui produisent également un tintement lisateurs suivants : « s’imagine » (l. 15),
particulier ; de même, tous les animaux présents « croire » (l. 17), « paraisse » (l. 17), « penser »
font coïncider le plaisir de les caresser, de les (l. 21), « croit » (l. 23). Leur emploi insistant
entendre comme de les déguster… permet de signifier combien nous sommes dans
l’erreur, tant la perception que nous avons de la
7 Ce tableau peut être mis en lien avec la lettre mort est faussée par notre présomption infondée
de Madame de Sévigné pour plusieurs raisons : à l’affronter.
il illustre lui aussi la recherche des plaisirs des
sens, en exaltant la diversité et le raffinement

122
LIRE, p. 168 pour qualifier les sentiments (« qui ne sont que
1 Ce texte remet en question la capacité de faiblesse », l. 18) accuse leur nature de manière
l’homme à user de fermeté pour regarder la irrévocable pour prouver qu’ils ne sauraient
mort avec indifférence. Il invalide les certitudes constituer un appui ; l’amour-propre, qui déter-
des « philosophes » selon lesquelles notre « rai- mine l’essentiel de nos actions, ne saurait par
son » peut faire taire notre peur de la mort, dès définition tolérer notre perte ; et la raison, qui
lors que la « nécessité de mourir » est reconnue. nous berçait d’illusions tant que la mort n’était
La périphrase « où l’on ne saurait s’empêcher envisagée que de loin, échoue à nous comman-
d’aller » (l. 2-3) semble elle-même mimer une der la même fermeté, lorsque nous sommes en
sage résignation face à l’évidence, mais pour proie aux émotions que la confrontation avec
mieux la mettre à distance. La Rochefoucauld l’inévitable suscite. Enfin, par un retournement
montre que cette fausse sagesse trouve sa force efficace, La Rochefoucauld suggère que c’est la
dans l’espoir de conquérir par là même une raison, tant vantée comme le support de notre
forme d’héroïsme : notre disparition se verrait fermeté, qui est « au contraire » (l. 24) la mieux
compensée par la gloire que l’on ne peut que re- à même de nous révéler ce que la mort a d’in-
tirer de cette fermeté d’âme. Savoir se raisonner surmontable. Ce dernier argument prend donc
serait la marque d’une certaine grandeur. L’ac- le contre-pied de la position qu’il condamne.
cumulation des lignes 9 à 11 se fait l’écho de
toutes les assurances dont nous nous berçons 3 La Rochefoucauld présente la mort certes
pour nous persuader des vertus et de la réputa- comme inévitable, mais si atroce et épouvan-
tion qu’on en tire, pour garantir notre valeur. table qu’il est impossible de l’affronter et en-
core moins de l’accepter. La périphrase « la plus
2 La Rochefoucauld révèle ici la fausseté de rude de toutes les épreuves » (l. 19-20) qui la
cette prétendue sagesse selon laquelle nous pou- désigne ainsi que les adjectifs substantivés « af-
vons mépriser la mort. Tout d’abord, il tend à freux » et « terrible » (l. 26) nous suggèrent
montrer que les « faibles raisonnements » (l. 7) qu’aucune consolation n’est envisageable. En
par lesquels nous nous persuadons d’être assez dénonçant la vanité qui consiste à croire qu’on
forts, ne sont que des leurres pour consoler notre puisse l’envisager sereinement, le moraliste, lui,
détresse. Il vaudrait mieux se fier à notre « tem- se montre d’autant plus défaitiste qu’il nie
pérament » (l. 7), c’est-à-dire notre instinct, qui même la possibilité de regarder la mort en face.
serait une meilleure source de vérité. C’est « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder
pourquoi, par l’emploi de la concession des fixement », précise-t-il ailleurs dans le re-
lignes 9 à 13, tout en reconnaissant qu’il est cueil. Et il est frappant de constater qu’il nous
compréhensible de se chercher des éléments de suggère ici la fuite comme seule solution raison-
consolation, le moraliste les considère du même nable face à la mort. La formule pessimiste par
coup comme des considérations trop fragiles laquelle il envisage le seul recours possible à la
pour résister à la réalité de la mort. La compa- raison (« Tout ce qu’elle peut faire pour nous »,
raison filée avec la « haie » sur le champ de ba- l. 26-27), qui consiste à « en détourner les
taille (l. 13-20) illustre bien le mirage créé par yeux », clôt le texte (et le recueil) sur un constat
les arguments fallacieux dont nous usons pour d’impuissance.
nous « assurer » en vain contre la mort. La Ro-
chefoucauld dissocie donc par là-même l’illu- 4 Le moraliste dresse ici un portrait de l’homme
sion anticipée et la confrontation avec la réalité. sans concession. L’homme apparaît comme va-
Il dénonce par ailleurs la vanité qui se niche niteux car il prétend non seulement faire face à
dans cet aveuglement sur soi : la tournure em- la mort avec aplomb mais confirmer par là-
phatique « C’est nous flatter, de croire même sa grandeur. Mais il est en réalité aveuglé
que […]] » suggère que derrière ces fausses cer- par son orgueil même : il se ment à lui-même,
titudes se cache le souci de paraître ce que l’on comme ne cessent de le signifier les nombreux
n’est pas. La prétention à ne pas craindre la mort modalisateurs du texte insistant sur l’illusion
est le fruit de notre orgueil qui nous pousse à dont il se berce (« croyaient », l. 2 ; « croire »,
nous mentir à nous-mêmes. Pour confirmer l. 8 ; « croire », l. 12 ; « s’imagine », l. 15 ;
cette évidence, l’auteur énonce ensuite l’im- « croire », l. 17 ; « paraisse », l. 17 ; « penser »,
puissance respective des « sentiments » en gé- l. 21 ; « croit », l. 23). Sa prétention n’est
néral, de « l’amour-propre » en particulier, et de qu’une forme de lâcheté. Et de fait, faible créa-
la « raison » : la subordonnée relative en incise ture mue par ses instincts et sentiments, il

123
s’avère incapable d’affronter ce que la mort a de Texte écho
terrifiant. S’il ne peut trouver refuge que dans le 6. Paul Bénichou
pis-aller de la fuite et de l’oubli, c’est bien qu’il
Morales du Grand Siècle (1948)
est dépourvu de grandeur héroïque.
LIRE, p. 169
COMPARER, p. 168
1 Selon la « morale aristocratique », la grandeur
5 La pensée 743 de Pascal sur l’amour-propre
de l’homme repose sur son désir de gloire, qui
comporte des liens intéressants avec le texte de
lui permettrait de se transcender, d’élever tout
La Rochefoucauld, car on peut y voir notam-
son être en lui procurant une dignité et une va-
ment le même besoin, dicté par l’amour-propre,
leur qui l’éloigne de la dimension prosaïque du
de couvrir d’insoutenables vérités (sur la réalité
monde dans lequel il vit. L’amour de la gloire
de la mort ou sur sa propre personne) par des
conférerait une noblesse d’âme, en inspirant des
apparences trompeuses, de façon justement à
vertus héroïques qui nous libéreraient de notre
créer une image de soi valorisante. Ainsi la
piètre réalité.
gloire que l’on retire du mépris de la mort peut
être mise en relation avec les qualités insignes
2 Les auteurs jansénistes vont ramener le désir
auxquelles l’amour-propre voudrait faire croire.
de gloire à tout ce que la notion de « désir »
Si bien que les deux auteurs révèlent notre
comporte de pulsion et de rapacité, pour en ren-
« aveuglement volontaire », notre capacité à
verser la valeur. Loin de nous transporter au-
nous mentir à nous-mêmes. D’autre part, les
delà de notre condition matérielle, de nous
tentations de l’orgueil qui nous empêchent d’ac-
transcender, le désir de gloire nous rattache, au
cepter de trop déplaisantes vérités font de nous
contraire, à un instinct de possession qui nous
des êtres inconséquents et aveugles : alors que,
enchaîne à ce que nous avons de plus vil. Au-
selon toute raison, nous devrions souhaiter con-
cune grandeur donc dans la satisfaction instinc-
naître la vérité des choses, nous la nions avec
tive d’un besoin d’appropriation égoïste qui
force, préférant sauvegarder notre réputation.
nous ramène à notre nature vile et méprisable.
On notera que Pascal opère, avec ironie, les
mêmes renversements argumentatifs que La Les antithèses abondent dans ce texte de Béni-
chou pour montrer comment le regard jansé-
Rochefoucauld en opposant la lucidité que le
niste démystifie la prétendue grandeur héroïque
respect de soi-même devrait nous dicter et l’en-
conférée par le désir de gloire en en renversant
têtement insensé dans l’erreur.
tous les signes : ce qui est censé nous ennoblir,
nous libérer, nous élever n’est qu’un instinct vil
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 168
qui nous aliène. La citation de La Rochefou-
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
cauld des lignes 18-19 achève de nous déciller
vante aux élèves :
en révélant tout ce que la force d’âme comporte
d’intéressé.
Critères de réussite Commentaires
Le genre des maximes est
3 Le texte de Bénichou fait écho à la pensée dé-
respecté (brièveté, apho-
veloppée dans le texte 5. Se précise notamment
rismes à portée générale…)
dans les deux cas la volonté de confondre la va-
Le style est soigné et effi- nité de l’homme qui s’enorgueillit et prétend se
cace (formules percutantes, glorifier de vertus fallacieuses injustement va-
effets rhétoriques…) lorisées. Et ces deux textes opèrent un même
Les maximes proposent des type de renversement : ce sur quoi repose notre
réflexions pertinentes sur prétendue grandeur (la force de notre raison, de
l’amour-propre. notre détermination, notre aspiration à accom-
La langue est correcte. plir des desseins élevés) coïncide en réalité avec
ce qui fait notre faiblesse : la raison se nie elle-
même en prétendant mépriser la mort, et le désir
de gloire n’est qu’un vil désir de possession.
Ainsi s’affirme une volonté de démystification.
Il s’agit de mettre au jour notre aveuglement sur
nous-mêmes et de vérifier qu’aspirer à la gran-
deur n’est qu’un autre signe de faiblesse. Ces
deux textes témoignent d’une vision janséniste
124
assez sombre et pessimiste qui conteste à Arts et culture
l’homme toute possibilité de grandeur héroïque. Les vanités
REGARDER, p. 169 2 Ces quatre œuvres sont des vanités qui pré-
4 Les éléments au premier plan renvoient aux sentent des objets à valeur symbolique comme
différentes occupations du jeune galant repré- support d’une réflexion sur l’existence. Le
senté. Cette peinture aborde de manière origi- crâne devient l’emblème du genre des vanités
nale le genre des vanités car les objets amassés car il nous confronte à la mort sous forme de
pour signifier combien tout ce dont notre exis- miroir de notre déchéance certaine. Il permet
tence se compose est vain face à la mort qui une représentation concrète de notre sort. Et les
nous ramène à notre insignifiance fonctionnent différents objets qui peuvent l’accompagner vi-
ici comme le reflet d’un certain type de vie. En sent à rappeler le caractère éphémère de l’exis-
effet, ce sont des éléments emblématiques de la tence, soit qu’ils représentent l’écoulement du
vie du libertin, dont les divertissements et l’in- temps et la fragilité de la vie, soit qu’ils démon-
conduite compromettent gravement le salut. La trent le caractère vain de nos occupations ter-
mention des jeux, de l’argent, la présence de la restres. Même si chacune d’elle apporte un re-
guitare, instrument de séduction galante, le ré- gard sensiblement différent, ces œuvres nous in-
volver pouvant évoquer la gâchette facile de vitent toutes à interroger le sens de notre vie à
jeunes nobles frivoles multipliant les duels ou travers ces symboles.
rivalités, tout concourt à dépeindre un style de
vie particulier que cette œuvre réprouve. On 3 Le tableau de Philippe de Champaigne (do-
pourrait y voir une parfaite illustration de cument 1) traite volontairement le thème de la
L’Abuseur de Séville de Tirso de Molina (qui est vanité sur un mode très austère. On notera l’ex-
à l’origine du Dom Juan de Molière) qui dépeint trême simplicité de cette nature morte, qui se ré-
les frasques d’un jeune noble libertin peu scru- duit explicitement à l’essentiel, sous forme d’un
puleux. équilibre et d’une symétrie efficaces pour déli-
vrer un enseignement rigoureux. La dimension
5 Cette vanité originale comporte une dimen- spirituelle et religieuse se voit ainsi renforcée
sion narrative intéressante : un jeune galant, qui par cette solennelle sobriété, qui nous invite à
se perd sans vergogne dans la quête des plaisirs, rejeter les plaisirs superflus. Et de fait, on notera
richement apprêté, entreprend de séduire une qu’à l’inverse de Simon Renard de Saint-André,
femme voilée, sans comprendre qu’il s’agit de le peintre a volontairement exclu de sa représen-
la mort qui vient le chercher. Cette situation est tation allégorique les vanités proprement dites
particulièrement efficace car elle signale l’aveu- pour ne conserver que la terrible certitude de
glement du noble libertin, qui est incapable de notre fin, à l’aide des trois objets qui insistent
regarder la mort en face, et qui se perd dans des sur le passage du temps. La fleur vouée au flé-
satisfactions matérielles immédiates, sans son- trissement rapide, le vase pouvant être brisé, le
ger à la vanité de son sort ni au salut de son âme. crâne, le sablier, ces signes simples appuient
Insoucieux et inconséquent, il semble même précisément l’évidence de la mort à venir, per-
précipiter sa damnation en s’obstinant dans la ceptible dans la pénombre qui les environne. Ce
satisfaction de ses désirs. La mort, elle, observe rigorisme sévère inspire une sagesse pieuse
le spectateur comme pour lui signifier qu’il ne pour le salut de notre âme.
doit pas se perdre dans les mêmes travers : de- La peinture de Simon Renard de Saint-An-
vinant le squelette qui se cache sous le voile, dré (document 2) se caractérise, elle, au con-
nous sommes invités à percevoir la réalité de la traire, par l’abondance et la surcharge désordon-
mort et la vanité de notre vie derrière les appa- née. Même s’il s’agit là aussi de nous rappeler à
rences trompeuses dont on peut chercher à s’en- la fragilité de notre existence, les symboles
tourer. Là encore, cette œuvre semble entretenir abondent pour présenter une sorte de vision ba-
un lien fort avec L’Abuseur de Séville de Tirso roque du monde et de la vie, perdus dans une
de Molina, où le jeune Don Juan, inconscient et sorte d’instabilité. Les bulles ainsi que les objets
vaniteux, refuse d’envisager la réalité de la en verre, notamment le verre renversé, signalent
mort, perdant toute possibilité de rachat. notre évidente faiblesse, tandis que les autres
objets renvoient à nos occupations futiles, y
compris à celles grâce auxquelles nous croyons
accorder du prix à notre existence, qu’il s’agisse

125
de la recherche de satisfactions esthétiques, de par une main évoquant une fleur, les doigts imi-
la quête de richesses ou d’éléments précieux tant les pétales, dans un ballon qui rappelle la
(symbolisés par la nacre) ou de l’accès à la forme sphérique du vase, et par le bilboquet qui,
gloire et à la renommée (représentées par la associé à l’ampoule, peut nous faire penser aux
couronne de lauriers), vaines présomptions pro- deux parties d’un sablier, dont la verticalité est
mises à la disparition et à l’oubli. La diversité ici appuyée. Mais si Man Ray s’inscrit dans
de ces éléments accuse notre obstination et cette lignée, c’est pour en prendre le contre-
notre aveuglement. pied, avec une provocation évidente : non seu-
L’œuvre de Man Ray (document 3) réinvestit lement l’artiste surréaliste célèbre les joies de
certains signes évoquant notre trépas, comme l’existence au lieu de les condamner, mais il se
l’ampoule éteinte, qui renvoie à notre extinction livre dans le même temps à une véritable auto-
ainsi qu’à notre essentielle fragilité représentée glorification. En effet, il érige un buste à son ef-
par le verre, ou la photographie des yeux en figie au centre de l’œuvre comme pour vanter
pleurs, ou encore le buste, qui tient lieu de crâne sa gloire et signifier l’immortalité que lui con-
et en rappelle les couleurs et jeux de lumières fère son art, lequel est du même coup célébré
caractéristiques, et dont la fonction est de com- par la mise en abyme d’une de ses fameuses
mémorer un défunt… Mais ici il s’agit plutôt de photos aux larmes de verre. Avec beaucoup
célébrer la vie : les couleurs très marquées ainsi d’humour et d’autodérision, il prend l’exact
que la mise en valeur des jeux à travers le ballon contre-pied de l’art des vanités, ambiguïté sans
et le bilboquet connotent une certaine joie de doute contenue tout entière dans le titre. Quant
vivre, renforcée par la présence insistante de à Damien Hirst, en couvrant de 8 601 diamants
symboles renvoyant à l’union du masculin et du ce crâne à taille humaine, il détourne totalement
féminin. En effet, les deux visages et les deux la portée de l’art des vanités, puisque le symbole
mains évoquent la complémentarité des deux même de notre vacuité devient ici un véritable
sexes, confirmée par la suggestion de l’union objet de luxe, vendu 100 millions de dollars en
charnelle qui passe par l’ombre de la main ca- 2007. Le support traditionnel d’une réflexion
ressant le visage et le bilboquet chargé de con- existentielle et métaphysique se voit ici appré-
notation sexuelle. cié pour sa valeur matérielle et dépourvu de
L’objet proposé par Damien Hirst (document toute transcendance. On peut noter également
4) est une copie en platine d’un crâne humain une probable ironie dans le titre : For the love
du XVIIIe siècle recouverte de 8601 diamants et of God résonne peut-être comme For the love of
de dents véritables. Le réalisme singulier de Gold…
cette œuvre à l’éclat aveuglant joue de manière
saisissante des effets de la tradition du genre Réaliser une vanité, p. 171
pour confronter le spectateur à sa propre vanité, On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
tout en excitant, par cette débauche de luxe, sa vante aux élèves :
cupidité dévorante dont le crâne lui-même
semble se moquer. Le titre quant à lui joue à éta- Critères de réussite Commentaires
blir un lien avec la portée spirituelle des vanités L’œuvre s’inscrit dans la
traditionnelles. logique des vanités (choix
d’objets symboliques, liens
4 Man Ray et Damien Hirst proposent en réalité avec le thème…).
un traitement ironique de l’art des vanités, dont L’œuvre propose une lec-
ils détournent les enseignements habituels. On ture symbolique et livre une
peut même considérer l’œuvre de Man Ray réflexion perceptible sur
comme une réécriture parodique des représen- l’homme.
tations traditionnelles : hasard objectif ou choix La dimension esthétique est
délibéré, on ne peut qu’être frappé par la façon soignée et réussie.
dont Still life reproduit la structure du tableau de
Philippe de Champaigne : la tête y est encadrée

126
PARCOURS 3 non ce qui cause la souffrance. Ce choix rejoint
la morale de la fable : parfois, des êtres mo-
Contes et fables : imagination destes, invisibles a priori, peuvent accomplir de
et pensées, p. 174-185 grandes choses, et ne doivent pas être négligés.

1. Jean de La Fontaine 6 On peut lire quelques différences notables.


D’abord, la fable évoque avec plus de précision
Fables (1668),
et de pittoresque le paysan : il est un « cro-
« La Colombe et la Fourmi » quant » ou un « villageois », va « pieds nus »,
dispose d’« une arbalète », on évoque « son
LANGUE, p. 174 pot », et le fabuliste cite un proverbe « Point de
Nous pouvons lire un contre-rejet. La phrase Pigeon pour une obole ». Ces éléments peuvent
commence à la fin du vers 8 et se poursuit au situer le paysan dans une réalité concrète, et
vers 9. Ce contre-rejet apporte une certaine vi- faire sourire le lecteur. Par ailleurs, le mot
vacité au poème, et mime l’arrivée imprévue du « charité » présente une dimension chrétienne
« croquant ». très forte, et ancre la fable dans la France du
XVIIe siècle. Enfin, la fable présente une dimen-
LIRE, p. 174 sion héroïcomique : de simples animaux sont
1 Dans un premier temps, la colombe jette « un hissés au niveau de l’épopée : le ruisseau de-
brin d’herbe dans l’eau » et sauve la fourmi qui vient « Océan », le brin d’herbe « promon-
s’y noyait. Ensuite, alors qu’un « croquant » dé- toire » et la colombe « oiseau de Vénus ». Ce
sire tuer la colombe avec son « arbalète », la décalage peut faire sourire, mais il montre éga-
fourmi le pique au talon et lui fait manquer sa lement l’ambition littéraire du projet des
cible. Les deux animaux ont fait preuve de soli- Fables.
darité et se sont sauvés mutuellement, et la
fourmi a fait preuve de gratitude. RECHERCHER, p. 174
7 Les deux fables illustrent la même morale :
2 Il s’agit d’une périphrase. La tradition latine
a associé la colombe à la déesse de l’amour, Vé- « Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le
nus. Cette périphrase confère noblesse et ma- monde :
jesté à l’oiseau ; elle marque également un con- On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
traste avec le vulgaire « croquant » qui veut la De cette vérité deux fables feront foi ;
mettre « en son pot ». Tant la chose en preuves abonde. »

3 Pour le désigner, la fontaine utilise les expres- Dans « Le lion et le rat », de même que dans
sions : « un certain Croquant » ; « Ce Cro- cette fable, un animal modeste sauve un animal
quant » ; « mon Villageois » ; « Le Vilain ». majestueux ou puissant. Contre toute attente, ce
Ces expressions insistent sur son prosaïsme. Il « plus petit » lui rend service et le sauve à son
apparaît fruste et dépourvu de noblesse, à la dif- tour.
férence de « l’oiseau de Vénus ». Toutefois, le
possessif « mon », crée une certaine connivence Texte écho
avec lui : le fabuliste se montre condescendant, 2. Ésope
non méprisant.
Fables (VIIe-VIe siècle av. J.-C.),
4 Cette fable peut présenter plusieurs morales :
« La Fourmi et la Colombe »
il faut faire preuve de solidarité ; un bienfait
n’est jamais perdu ; des êtres a priori modestes 3. Jean de La Fontaine
peuvent nous sauver ; a contrario, des êtres Fables (1668),
humbles peuvent contrarier nos projets. « À Monseigneur le Dauphin »
COMPARER, p. 174 LIRE, p. 175
5 Gustave Doré met au centre de son œuvre le 1 Les fables racontent des histoires plaisantes et
« croquant ». La colombe est moins visible, et divertissantes. Mais ces histoires présentent
on ne distingue pas la fourmi, élément central aussi des morales, et donnent à penser. Le fabu-
de la fable. On voit le croquant souffrir, mais liste module à différentes reprises cette idée

127
dans sa dédicace : il évoque « les jeux » et « les 2 De nombreux animaux semblent coupables :
pensées » et les « réflexions sérieuses » ; il dit le Lion a dévoré les moutons et le berger ; le Re-
que « ces puérilités servent d’enveloppe à des nard a dû faire de même et, par ailleurs, il flatte
vérités importantes. » ; il répète que ces inven- bassement le roi ; les autres animaux tels que le
tions sont « utiles » et « agréables » ; et qu’on Tigre et l’Ours ont dû commettre de nom-
peut « apprendre […] avec plaisir ». breuses fautes, de même que « les gens querel-
leurs », les « simples mâtins » et tous les flat-
2 Le Dauphin était destiné à succéder à son père, teurs. Tous semblent coupables, à part l’âne, qui
Louis XIV (bien que sa mort prématurée l’en ait n’a fait que brouter un pré de « la largeur de [s]a
empêché). Il s’agissait, pour le fabuliste, de dis- langue ».
traire un enfant (il n’est alors âgé que de sept
ans) tout en commençant à développer sa mo- 3 Les animaux flattent bassement le roi et l’ab-
rale et sa pensée. Les fables proposent à la fois solvent de crimes pourtant graves, avoir mangé
de petites histoires distrayantes et des modèles les moutons et le berger. Il s’agit bien sûr, pour
de conduite à adopter ou éviter. le fabuliste, de dénoncer l’attitude servile des
courtisans envers Louis XIV.
3 La France étant une monarchie absolue, la
« conduite » du roi compte pour beaucoup dans 4 L’âne est puni. L’argument avancé est que
le destin du royaume. Par ses fables, Jean de La « Manger l’herbe d’autrui » est un « crime abo-
Fontaine espère contribuer à l’éducation d’un minable ». Le véritable argument est que l’âne
roi, et le rendre à la fois sage, moral, et peut-être est « misérable », pauvre et faible, et que per-
ami des belles lettres. Par ailleurs, dans la me- sonne ne peut le défendre. Il est bien plus facile
sure où le poète déplaisait au roi, notamment en de le désigner pour coupable que le lion ou les
raison de sa fidélité envers Fouquet, cette dédi- autres prédateurs du royaume.
cace était l’occasion de se concilier ses grâces.
5 Ce n’est pas la morale ou la raison qui désigne
VERS L’ENTRETIEN, p. 175 quelqu’un « blanc » ou « noir », innocent ou
Afin de répondre à cette question, les élèves de- coupable, c’est sa place dans la société. Ainsi,
vront évoquer : la double dimension, à la fois un « puissant » sera épargné, et un « misé-
plaisante et divertissante des fables ; le rôle rable », même innocent, comme l’âne, sera con-
qu’elles pourront jouer dans l’éducation du damné.
Dauphin.
6 Cette fable dénonce les injustices dans la
France du XVIIe siècle. L’expression les « juge-
ments de cour » évoque aussi bien la cour de
4. Jean de La Fontaine Louis XIV que les tribunaux, dont la justice
Fables (1668), était plus clémente envers les puissants que les
« Les Animaux malades de la peste » misérables.

LANGUE, p. 176 RECHERCHER, p. 176


Le groupe nominal « Le berger » est rejeté au 7 De nombreuses fables mettent en scène un
vers suivant. Ce rejet le met d’autant plus en va- lion. Les élèves pourront choisir aussi bien des
leur qu’il s’agit d’un vers très court, de trois syl- fables célèbres telles que « Le lion et le mou-
labes. Le lecteur est donc aussi bien surpris (et cheron » ou « Le lion amoureux » que des
peut-être amusé) à l’idée qu’un lion mange le fables moins étudiées comme « Le lion s’en al-
berger. lant en guerre » ou « L’Âne vêtu de la peau du
Lion ».
LIRE, p. 176
1 Le lion a réuni les animaux à cause de la peste
qui ravage la contrée. Ils cherchent une solution
pour y échapper. Or, ils pensent que « la fu-
reur » du ciel en est la cause. Ils décident donc
de sacrifier l’animal le plus coupable pour apai-
ser cette colère divine.

128
Texte écho petite fable mettant en scène Cérès, une An-
5. Marc Fumaroli guille et une Hirondelle. Le public « vain et lé-
ger », devient très attentif. Mais l’orateur mé-
Le Poète et le Roi (1997)
nage une pause à un moment important de la
fable. Comme les Athéniens lui demandent de
COMPARER, p. 177 poursuivre son récit, l’orateur leur rappelle la si-
1 L’illustration met surtout en avant la vulnéra-
tuation urgente qu’ils doivent traiter.
bilité de l’âne. Il apparaît particulièrement fra-
gile et innocent comparé aux autres animaux,
3 On peut relever les expressions : « contes vul-
qui semblent puissants et arrogants.
gaires » ; « mes vers et leurs grâces légères » ;
« les débats / Du Lapin et de la Belette » ;
2 Le roi n’a pas pardonné à La Fontaine d’avoir
« contes d’enfants » ; « apologue » ; « fable ».
été fidèle à Fouquet, son ancien surintendant des
Certaines sont très nettement péjoratives
finances. Par ailleurs, il n’aime guère la « mé-
(« contes vulgaires » ; « contes d’enfants »),
nagerie des fables » de la Fontaine, qui le met-
d’autres insistent sur leur caractère puéril ou en-
tent en scène sous les traits d’un lion souvent
fantin (« « les débats / Du Lapin et de la Be-
cruel, borné et arrogant.
lette » ; « contes d’enfants »). D’autres encore
montrent leur pouvoir (« mes vers et leurs
3 Louis XIV ne peut l’attaquer sans « perdre la
grâces légères » ; « apologue »).
face ». En effet, s’il faisait condamner un simple
auteur de fables, un simple « peintre en vers de
4 Le fabuliste montre que nous sommes tous
basse-cour », le roi s’abaisserait.
sensibles au pouvoir des fables et qu’il faut
amuser le monde « comme un enfant ». Même
4 Deux éléments protègent La Fontaine :
un ambassadeur, personne puissante et occupée,
d’abord, le roi l’ignore, ce qui lui permet
peut se montrer, comme les Athéniens, distrait
d’écrire des fables très critiques. Par ailleurs,
et captivé par un récit fabuleux. Le moraliste
ses œuvres relèvent d’un genre mineur : il
avoue d’ailleurs : « Si Peau d’âne m’était conté,
n’écrit pas des épopées mais des fables, il peint / J’y prendrais un plaisir extrême ».
des miniatures « burlesques » et raconte des his-
toires de « basse-cour ». Cela atténue la portée
5 Cette fable met surtout en avant « le pouvoir
critique de son propos.
des fables » (cf. question 4). On peut y lire
d’autres enseignements : d’abord, nous nous
montrons souvent « vain[s] et léger[s] » en étant
6. Jean de La Fontaine attentifs à des « contes d’enfants » plutôt qu’à
Fables (1668), « Le Pouvoir des fables » l’urgence de la situation. Morale opposée,
même un ambassadeur, occupé à empêcher une
LANGUE, p. 178 guerre, a le droit d’écouter avec plaisir « les dé-
Le poète utilise à la fois des octosyllabes (vers 1 bats / Du Lapin et de la Belette ». En somme,
et vers 6 à 11) et des alexandrins (vers 2 à 5). seules les fables peuvent élever le lecteur : elles
Cela rend son récit plus alerte et vivant. l’« amuse[nt] comme un enfant » mais leurs
« vers et leurs grâces légères », les instruisent
LIRE, p. 178 également.
1 Selon La Fontaine Monsieur De Barrillon est
un personnage puissant et important dont le VERS LE COMMENTAIRE, p. 178
temps est précieux. Il risquerait de juger les Les Fables de la Fontaine paraissent entre 1668
fables « vulgaires » ou inopportunes. Par ail- et 1694. Si elles sont célèbres de nos jours, il
leurs, l’ambassadeur présente de nombreuses s’agit d’un genre méprisé au XVIIe siècle. Elles
qualités : un « esprit plein de souplesse », de sont considérées comme des miniatures bur-
l’« éloquence » et de « l’adresse ». Grâce à ces lesques, certes amusantes, mais de peu d’intérêt.
qualités, selon le fabuliste, il pourrait éviter une Or, Jean de La Fontaine prétend au contraire dé-
guerre entre la France et l’Angleterre. fendre « Le pouvoir des fables ». Dans cette
fable, un orateur, tente de prévenir l’assemblée
2 L’orateur réussit à « réveill[er] » les Athé- des Athéniens d’un danger imminent. Or, per-
niens par un beau discours éloquent. Il a donc sonne ne l’écoute. Il a donc recours à une fable,
recours à une ruse. Il raconte à l’assemblée une mettant en scène Cérès, une hirondelle et une

129
anguille pour susciter l’intérêt du public et les trois ou quatre de leurs meilleures amies à une
prévenir de ce qui les menace. de ses maisons de campagne, où on demeura
Comment la Fontaine montre-t-il le pouvoir des huit jours entiers. Ce n’étaient que promenades,
fables ? que parties de chasse et de pêche, que danses et
Pour montrer le pouvoir des fables, La Fontaine festins, que collations : enfin tout alla si bien
commence par en raconter une, et montre com- que la cadette commença à trouver que le maître
ment un narrateur a pu sauver la « patrie en dan- du logis était un fort honnête homme. »
ger » grâce à un « conte d’enfant ». Il en tire en-
suite la morale et explique pourquoi il faut 2 On peut d’abord être épouvanté par la barbe
« amuser [le monde] comme un enfant ». d’un noir profond, au centre de l’illustration. On
peut également être touché par le respect et le
REGARDER, p. 179 dévouement que manifeste la Barbe-bleue pour
1 La gravure met surtout en avant le discours de sa femme. On peut enfin, comme la jeune
l’orateur devant les Athéniens. Or, le public femme, être fasciné par la luxe et la magnifi-
semble distrait : certains membres de l’assem- cence des vêtements et de la maison de la
blée discutent entre eux, d’autres regardent les Barbe-bleue.
chiens se battre plutôt que d’écouter le discours.
REGARDER, p. 182
1 La Barbe-bleue occupe les deux tiers de la
Texte écho gravure. Il est plus grand que sa jeune épouse, il
7. Chamfort lui fait un signe menaçant de la main gauche, et
ses yeux sont exorbités. Il semble l’écraser de
Éloge de La Fontaine (1774)
toute sa puissance. La jeune femme est impres-
sionnée par cet époux menaçant, et peut-être
COMPARER, p. 179 craintive : elle fronce le regard, hésite à prendre
2 Chamfort évoque dans son éloge les pouvoirs
la clef et esquisse un mouvement de recul.
des fables de La Fontaine, la « facilité insi-
nuante de sa morale » et sa « sagesse natu- 2 Gustave Doré fait de la Barbe-bleue un être
relle ». Selon Chamfort, la morale de la Fon-
monstrueux : il est grand, imposant et inquiétant
taine n’est jamais déplaisante : le fabuliste en-
(cf. réponse 1). Par ailleurs, les couleurs de la
lève tout ce qui est « d’affligeant » ou « pé-
gravure accentuent cet aspect menaçant : le bleu
nible » et montre avant tout le « bonheur géné-
sale de sa barbe, le vert acide de son chapeau et
ral ». Ses fables sont donc aussi utiles que le dis-
le rouge vif de son habit.
cours de l’orateur avertissant les Athéniens du
danger, mais elles sont moins rudes et vio-
LANGUE, p. 182
lentes : elles sont au contraire aussi douces et
Au XVIIe siècle, « tout à l’heure » signifie « tout
fascinantes que le conte mettant en scène Cérès,
de suite ».
l’anguille et l’hirondelle.
LANGUE, p. 183
Il s’agit d’un adjectif verbal (un participe de-
TEXTE INTEGRAL venu adjectif). On remarquera notamment que
8. Charles Perrault l’adjectif verbal varie en genre et en nombre :
Histoires ou Contes du temps présent « mourants ».
(1697), « La Barbe bleue »
LIRE, p. 184
LANGUE, p. 180 1 On peut éprouver de nombreux sentiments en
Perrault utilise l’imparfait. Ce temps lui permet lisant ce conte : de l’admiration ou de la fasci-
de décrire les personnages et d’évoquer le cadre nation pour les richesses de la Barbe-bleue ; de
spatio-temporel du récit. l’agacement devant la conduite inconséquente
de la jeune fille, tantôt intéressée, tantôt cu-
REGARDER, p. 181 rieuse ; de la curiosité pour le cabinet interdit ;
1 Cette page peut faire penser au début du conte, de la terreur devant le spectacle des épouses
lorsque la Barbe-Bleue tente de séduire la jeune égorgées de la Barbe-bleue ; de la pitié et de la
femme et sa famille : « La Barbe-Bleue, pour peur pour la jeune fille sur le point d’être tuée
faire connaissance, les mena, avec leur mère et par son mari ; la crainte que ses frères n’arrivent

130
trop tard ; du soulagement quand ils tuent la d’un conte moral délivrant des enseignements
Barbe-bleue ; de la satisfaction devant la fin sérieux et profonds, mais d’un conte plaisant,
heureuse. désirant émerveiller, toucher ou amuser son lec-
teur (ou son auditeur), et non l’instruire.
2 L’héroïne apparaît d’abord intéressée et in-
conséquente : le faste de la Barbe-bleue, ses REGARDER, p. 184
« promenades », « parties de chasse et de 6 La jeune femme semble inanimée, à l’arrière-
pêche », « danses et festins » et « collations » plan. Les deux frères sont au-dessus de la
lui font oublier sa réputation « terrible » ; elle Barbe-bleue : ils l’ont saisi au front et le percent
est curieuse et indiscrète, puisqu’elle est obsé- de leurs épées. On dirait que la Barbe-bleue, à
dée par le cabinet interdit de la Barbe-bleue, genoux, les supplie, et éprouve une grande dou-
alors même qu’elle reçoit ses « bonnes amies » ; leur. La gravure montre des frères violents et
elle est peu habile : elle ne parvient pas à net- cruels – et la Barbe-Bleue, en dépit de son large
toyer la clé, ni à apitoyer son mari ou à s’en dé- coutelas, apparaît comme une victime.
faire : ce sont ses frères qui la sauvent, tandis
qu’elle est « presque aussi morte que son 7 Même s’il semble gros, puissant, et qu’il a à
mari » ; elle semble finalement généreuse, la main un large coutelas, il apparaît comme une
puisqu’elle aide et dote sa famille. victime des frères (cf. question 4).

3 Le dialogue entre la jeune femme et sa sœur RECHERCHER, p. 184


permet de tenir le lecteur (ou l’auditeur) du 8 On laissera les élèves choisir librement un
conte en haleine. Certaines répliques sont répé- conte de Perrault, en vers ou en prose.
tées, comme « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu
rien venir ? » ou « Je ne vois rien que le soleil Texte écho
qui poudroie, et l’herbe qui verdoie. » Le con- 9. Bruno Bettelheim
teur joue avec l’appréhension du lecteur, qui
Psychanalyse des contes des fées (1976)
peut craindre que la Barbe-bleue ne tue sa
femme. Il s’agit d’un procédé qui imite l’oralité
des contes traditionnels. L’évocation du trou- LIRE, p. 185
1 Le conte est populaire parce qu’il évoque deux
peau de moutons permet au conteur de retarder
sentiments humains très intenses : d’abord
le moment de l’arrivée des frères, il peut à la fois
« l’amour jaloux », qui peut se montrer destruc-
agacer et amuser le lecteur.
teur ; ensuite, « les sentiments sexuels, [qui]
peuvent être terriblement tentants, fascinants, et
4 La fin du conte peut sembler morale : le
également très dangereux ». Ce mélange de
monstre est vaincu, l’héroïne et sa famille font
« crime et de sexualité » (« Éros et Thanatos »,
des mariages « honnête[s] ». On peut également
aurait dit Freud) le rend aussi fascinant qu’in-
juger que cette jeune femme, indiscrète et peu
quiétant. Par ailleurs, ce conte confirme, à un
avisée, vaniteuse et avide, devient immensé-
niveau inconscient, certaines idées de l’enfant :
ment riche sans avoir montré de grand mérite.
« les adultes ont de terribles secrets sexuels » ;
On pourrait presque lire le conte comme un
les adultes sont prêts à prendre « les plus grands
complot ourdi par cette famille pour s’emparer
risques » pour assouvir leurs désirs.
des grands biens de la Barbe-bleue.
2 La leçon du conte ne réside pas dans la fade
5 La première moralité dénonce en des termes
« moralité » en vers condamnant la curiosité.
très clairs la curiosité : elle donne un plaisir
Son apprentissage se fait « à un niveau précons-
« bien léger » et présente des dangers, ce que
cient. » L’enfant qui le lirait (ou l’écouterait)
montre la répétition du verbe coûter : « coûte
pourrait apprendre : qu’il est humain de « suc-
bien des regrets » ; « toujours il coûte trop
comber à la tentation », même lorsqu’il s’agit
cher ». La deuxième moralité contredit la pre-
d’infidélité au sein d’un couple ; que le jaloux a
mière : l’histoire est « un conte du temps
« tort » de vouloir punir cette infidélité, et qu’il
passé » et « Il n’est plus d’Époux si terrible. »
devrait au contraire la pardonner ; qu’un jaloux
Dès lors, d’après cette moralité, les épouses
voulant tout de même la châtier s’expose à la
peuvent se montrer aussi curieuses et indiscrètes
souffrance.
qu’elles le désirent : on verra leur mari « filer
doux ». On peut en conclure qu’il ne s’agit pas

131
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 185 nonce et prépare le siècle des Lumières : Per-
Pour réussir cet exercice, les élèves devront ré- rault préfère l’usage de sa raison au respect de
écrire les éléments centraux du récit. la tradition.

VERS L’ESSAI, p. 185 3 Fénelon oppose deux modèles, l’art gothique


Cette proposition de plan s’inspire de la lecture et l’art grec : le premier est raffiné, l’autre
de « La Barbe-bleue » de Charles Perrault et de simple. On peut être charmé par l’art gothique,
la Psychanalyse des contes de fées de Bruno son « élégance », ses « tours ingénieux », sa
Bettelheim. « hardiesse ». Ses réalisations sont éblouis-
santes et spectaculaires. L’art grec se contente
I. Les contes de fées semblent appropriés d’imiter « la simple nature. » Il ne présente au-
pour les enfants. cun « ornement » superflu. Il est « mesuré »,
A. Ils peuvent les intéresser, les tenir en haleine « juste » et « modéré », dépourvu de tout « ca-
et les émerveiller. price », de tout « vain raffinement » : c’est ce
B. Par ailleurs, ils s’achèvent par des leçons et modèle, qui unit la « vraie raison » à la « na-
des moralités. ture » qu’il choisit.

II. Toutefois, ils sont inconvenants à de nom- 4 Les élèves répondront librement. Ils pourront
breux égards. préférer la raison, la gloire et l’élégance (cf.
A. Certains éléments sont choquants ou déran- questions 1 à 3) ou la nature et la « vraie rai-
geants. son ».
B. En dépit de sa double moralité, « La Barbe-
bleue » n’est pas un conte moral, mais cynique. 5 Il s’agit d’un tableau allégorique. On recon-
naît des instruments de musique (une guitare,
III. Ils s’adressent surtout au préconscient une viole, un violon, une musette de cour) et une
des enfants partition ; des fruits symbolisant l’agriculture ;
A. Ils présentent un mélange fascinant d’amour, un plan et des outils de géomètre ou d’archi-
de sexualité et de crime. tecte ; les œuvres de Virgile, poète latin, et un
B. Ils incitent à la tolérance et au pardon. calame pour écrire ; un globe céleste représen-
tant les principales constellations ; une peinture
du roi ; un buste d’Athéna, déesse de la sagesse
UNE QUERELLE et protectrice des arts, qui peut aussi bien repré-
LES ANCIENS ET LES MODERNES, senter la sculpture que la philosophie.
p. 186
6 Le roi est au centre : il se présente comme le
1 Perrault vante d’abord les exploits guerriers protecteur des sciences et des arts. Il a par
de Louis XIV : « En quel temps sut-on mieux le exemple fondé l’Académie royale de danse en
dur métier de Mars ? / Quand d’un plus vif as- 1661, l’Académie royale des sciences en 1666,
saut força-t-on des remparts ? / Et quand vit-on l’Académie d’architecture en 1671 et l’Acadé-
monter au sommet de la gloire, / D’un plus ra- mie royale de musique en 1672. Il organise éga-
pide cours le char de la victoire ? » lement de nombreux et splendides spectacles et
Il évoque également la « science » de son collectionne des tableaux. Par ailleurs, il pen-
siècle ; le mot, au XVIIe siècle, comprend les sionne de nombreux écrivains et artistes. Enfin,
sciences au sens moderne, mais aussi les arts et la construction du château de Versailles a solli-
les techniques. cité un très grand nombre d’artistes et les arti-
sans.
2 Perrault estime l’Antiquité, mais refuse de
l’« adorer » : « Je vois les anciens, sans plier les 7 Le tableau présente de nombreuses références
genoux ». Il prétend analyser ce siècle avec les antiques : l’œuvre de Virgile, le calame, le buste
« lumières » de sa raison et refuser « mille er- d’Athéna. Pourtant, comme Perrault, il montre
reurs grossières ». Selon lui, ses adversaires que le siècle de Louis XIV peut rivaliser avec le
« adore[nt] » l’antiquité à cause d’un « voile siècle d’Auguste et « lui disputer le prix de la
spécieux » : « prévention », habitude, paresse science ». En effet, faire l’éloge de Louis XIV,
intellectuelle, préjugé. Une telle démarche an- protecteur des arts et des sciences, c’est faire
l’éloge de tous les artistes de son siècle.

132
Chapitre 5  La littérature d’idées 2 Dans cet épître destinée à Madame du Châte-
let, Voltaire résume les théories de Newton, en-
au XVIIIe siècle core assez peu répandues en France à ce mo-
ment-là. Voltaire a dû s’exiler en Angleterre
pendant plusieurs années, ce qui l’a introduit
PARCOURS 1 aux recherches du savant anglais qui a marqué
son époque. Voltaire a assisté à ses funérailles
Les Lumières et la connaissance, en 1727.
p. 190-203
Dans ce texte, Voltaire assimile Newton à un
Histoire dieu : « Dieu parle, et le chaos se dissipe à sa
voix » (l.1), référence à la Bible et en parallèle
L’esprit scientifique des Lumières
« Le compas de Newton, mesurant l’univers,
Lève enfin ce grand voile, et les cieux sont ou-
COMPARER, p. 191 verts » (l. 5-6), qui lui donne un pouvoir de dis-
1 Originaire de la région de Bordeaux, Montes-
siper l’obscurité et d’illuminer par la connais-
quieu y est très attaché. Élu en 1728 à l’Acadé-
sance et le savoir.
mie Française, il continuera néanmoins à parti-
ciper à la vie intellectuelle de sa ville de nais-
Les découvertes de Newton portent sur la gravi-
sance.
tation, auquel il est fait référence : « un pouvoir
central arrête ses efforts » (l. 22), mais aussi
Dans sa lettre à Sarrau de Boynet, un de ses con-
l’astronomie : [Comètes] « Dans une ellipse im-
frères, Montesquieu vante les mérites de la pré-
mense achevez votre cours » (l. 26) et dans l’op-
sence de l’institution dans la ville de Bordeaux.
tique : « Chacun de ses rayons, dans sa subs-
L’Académie a permis de « faire fleurir les
tance pure, Porte en soi les couleurs dont se
sciences dans la ville » (l. 6-7). Le commerce
peint la nature » (l. 10-11).
maritime (lié au commerce triangulaire) a « en-
Ces découvertes sont fondamentales pour les
courag[é] les mathémati-ques, surtout les par-
sciences car elles établissent de nouveaux mo-
ties qui ont rapport à la navigation » (l. 11-13).
dèles sur le mouvement des planètes et des co-
C’est donc l’activité de la ville de Bordeaux,
mètes, la mécanique, et la décomposition de la
grand port de l’Atlantique, qui permet à l’Aca-
lumière à travers un prisme. Elles serviront de
démie d’avoir des savants, notamment dans les
base pour toutes les grandes innovations du
sciences.
XVIIIe siècle et plus tard, dans les mathéma-
L’engagement des notables de la ville, dont
tiques et dans l’optique.
Montesquieu fait partie, est également souligné,
d’un point de vue financier : « les particuliers
3 L’engouement pour les sciences s’exprime
ont fait pour cela de grandes dépenses » (l. 26-
à travers des institutions qui encouragent la pra-
27). Cela a permis de développer chez eux « du
tique et la discussion des sciences (document 1).
goût pour les sciences » (l. 20). Leur investisse-
Cela permet aux élites intellectuelles et poli-
ment dans les sciences contribue au rayonne-
tiques de participer et de se cultiver aux nou-
ment de la ville. Le développement de concours
velles découvertes auprès de savants : c’est
« tous les ans sur des sujets de physique et ma-
ainsi l’époque du développement de salons, ani-
thématiques » (l. 30-31) permet d’accentuer les
més par exemple par Madame du Châtelet (do-
échanges épistolaires. Cela encourage égale-
cument 2), où les intellectuels sont invités à ex-
ment les communications avec des « savants
pliquer leurs théories.
des pays les plus éloignés » (l. 29).
Ils reçoivent le soutien financier des élites et
C’est donc l’activité de l’Académie qui permet
même des souverains. Si l’Académie de Bor-
à la ville de Bordeaux d’avoir des échanges avec
deaux n’est pas financée et protégée par le roi
des savants, de développer le goût des sciences
de France, d’autres le sont, en particulier les
chez les notables et attirer l’attention des diri-
Académies parisiennes (Académie française,
geants, et en particulier du roi qui n’a,
des sciences, de médecine…).
jusqu’alors, accordé aucune faveur à cette insti-
Enfin, des expérimentations sont réalisées en
tution contrairement à d’autres en France (« au-
public, à la fois pour impressionner la popula-
cune libéralité du Roi et sans avoir ressenti les
tion mais aussi pour obtenir des financements.
marques de sa protection », l. 22-23).

133
L’utilisation d’éléments théoriques à des réali- Lecture d’image
sations pratiques, comme le ballon dirigeable
réalisé par le physicien Jacques Charles en 1783
(document 3), encourage le développement des Charles-Nicolas Cochin et Bona-
sciences et la recherche d’applications con- venture-Louis Prévost
crètes pour le développement des transports Frontispice de l’Encyclopédie (1772)
(ballons dirigeables), de l’économie (machine à
vapeur en 1769, utilisée outre pour les trans- REGARDER, p. 194
ports dans le textile) ou la médecine (thermo- 1 La Vérité est mise en valeur en haut de
mètre en 1718). l’image, alors que de nombreuses allégories ont
le regard tourné vers elle. Les rayons qui partent
de sa tête contribue également, par un jeu de
Histoire littéraire clair-obscur, à la détacher des autres figures.
Les Lumières (XVIIIe siècle)
2 Chacune des autres allégories doit permettre
COMPARER, p. 193 d’atteindre la Vérité. On le comprend par le
1 Todorov affirme qu’au siècle des Lumières, geste que deux d’entre elles sont en train d’ac-
« tout devient connaissance » et il liste les dif- complir : il s’agit d’ôter le voile qui la couvre.
férents champs du savoir qui émergent à cette Une autre est sur le point de l’orner d’une cou-
époque : « sciences de la nature, mais aussi an- ronne de fleurs, comme pour reconnaître sa su-
thropologie, sociologie, psychologie, histoire. » périorité.
Or, l’article « Gens de lettres » invite aussi à un
éclectisme des connaissances et des domaines 3 Cette gravure est programmatique : elle an-
qu’un homme de lettres doit explorer. nonce que le projet de l’Encyclopédie est
d’aborder tous les champs de la connaissance
2 La sociabilité des Lumières reste principale- afin de permettre le dévoilement de la Vérité.
ment masculine, même si certaines figures fé-
minines, comme Émilie du Châtelet, peuvent
être associées à ce mouvement. 1. Denis Diderot
Les philosophes représentés appartiennent à des Encyclopédie (1765), « Avertissement »
classes favorisées, bourgeoisie ou noblesse. La
réunion se déroule dans un cadre mondain – LANGUE, p. 195
dans les deux sens du terme, puisqu’il s’agit à la Encyclopédie est un emprunt au latin de la Re-
fois d’une société mondaine et d’un moment où naissance encyclopaedia, lui-même issu du grec
l’on partage un bon repas : les philosophes des , terme désignant l’« en-
Lumières accordent autant d’importance aux semble des sciences qui constituent une éduca-
plaisirs matériels qu’à la pensée. tion complète ». On retrouve la racine grecque
« cycl- » : une encyclopédie a pour objectif de
3 Les philosophes des Lumières sont des esprits faire le tour des connaissances, de les englober.
curieux, s’intéressant à tous les champs du sa-
voir et questionnant les certitudes des siècles COMPARER, p. 195
passés. Appartenant à des classes sociales privi- 1 Le « principal objet » de Diderot « était de
légiées, ils ont plus facilement accès au savoir rassembler les découvertes des siècles précé-
et se réunissent dans des cercles mondains. dents » mais aussi d’en apporter des nouvelles,
dans le but de contribuer à « l’instruction géné-
rale », afin de favoriser l’émergence d’une
« Morale universelle » contribuant à l’amour et
à la tolérance entre les hommes.

2 Diderot a écrit cet avertissement pour exposer


son projet et se défendre contre la censure : ses
intentions sont de contribuer au bien commun et
non de renverser les « Maîtres du monde », qui
sont invités à encourager eux aussi les progrès
de l’humanité.
134
3 Le texte de Diderot fait de l’instruction un contribueraient au bonheur humain : le gouver-
rempart contre l’aveuglement des hommes, qui nement doit ainsi protégée toute initiative qui
peut les conduire à la violence. Les connais- favoriserait le développement technique,
sances sont nécessaires si l’on souhaite que les comme l’affirme l’auteur à la fin du texte. Le
hommes vivent en paix : à l’idéal de Vérité premier argument consiste à dire que l’inven-
promu par la gravure, Diderot adjoint un idéal tion technique, contrairement au pouvoir poli-
politique de concorde. tique, ne peut nuire aux hommes. Le deuxième
argument consiste à affirmer que le monde de-
VERS LE COMMENTAIRE, p. 195 vient meilleur, il est embelli par ces progrès.
Diderot commence par proposer un bilan de ce
qu’ont apporté les tomes déjà parus de l’Ency- 3 Les inventeurs sont d’abord comparés à ceux
clopédie, qui ont pourtant subi la censure : ils qui exercent le pouvoir politique et tirent leur
ont permis l’apport de « richesses nouvelles au gloire de leurs conquêtes, qui « ne sont arrosées
dépôt des connaissances humaines ». Cette mé- que de sueurs, de larmes, et de sang ». Alors que
taphore de la richesse pour parler de la connais- la gloire des inventeurs est due au bonheur
sance revient à affirmer le caractère précieux de qu’ils permettent par leurs inventions, celle des
l’Encyclopédie pour la société. Il présente ce conquérants reposent sur le malheur. Les inven-
projet comme un rempart contre « l’ignorance teurs sont ensuite comparés aux dieux, adorés
et les ténèbres » et comme une contribution à par l’humanité pour les bienfaits qu’ils appor-
l’instruction des hommes. Pour éviter que le tent. Ces deux comparaisons participent donc de
pouvoir la censure, il s’adresse aux « Maîtres du l’éloge qui leur est fait.
monde » pour les encourager à « hâter » une
« heureuse révolution » qui consiste à faire des 4 Dans le dernier paragraphe, Jaucourt requiert
hommes un peuple instruit : il oppose cette ré- la protection du gouvernement : l’Encyclo-pé-
volution au chaos de la « révolution » évoquée die, en diffusant les savoirs, favorisera de nou-
à la ligne 5. Les phrases exclamatives visent à velles inventions et contribuera au bien com-
rendre plus persuasif son propos. Enfin, Diderot mun. On peut donc lire cet article comme un
joue avec l’opposition entre les termes positifs manifeste du projet de l’Encyclopédie, qui rap-
énumérés dans « avoir amené nos semblables à pelle la censure imposée à ce projet (voir l’His-
s’aimer, à se tolérer et à reconnaître enfin la su- toire littéraire, p. 195).
périorité de la Morale universelle » et les termes
négatifs « toutes les morales particulières qui
inspirent la haine et le trouble ». Lecture d’image

Planche de la cuve à ouvrer


2. Louis de Jaucourt Encyclopédie (1768)
Encyclopédie (1765), « Invention »
REGARDER, p. 197
LANGUE, p. 196 1 La planche a pour objectif de représenter une
Le mot « art » pouvait désigner les beaux-arts, machine permettant la fabrique du papier. Elle
mais aussi certaines sciences ou pratiques (l’art a une fonction explicative et illustrative.
de la médecine) et l’artisanat. C’est ce dernier
sens qu’emploie Louis de Jaucourt dans cet ar- 2 La moitié inférieure de la planche est tech-
ticle. nique : il s’agit d’un dessin décomposant la ma-
chine elle-même. La moitié supérieure a une di-
LIRE, p. 196 mension sociale, puisqu’elle représente les ou-
1 Un lecteur du XXIe siècle serait certainement vriers au travail.
étonné de trouver dans une encyclopédie des ar-
ticles fortement argumentatifs. Jaucourt fait 3 La planche montre les avancées techniques
d’abord l’éloge de l’invention technique, pour qui ont permis de faciliter la production de pa-
ensuite vanter les mérites de la démarche philo- pier. Elle illustre donc parfaitement l’article de
sophique des encyclopédistes. Jaucourt, d’autant que cette production contri-
bue également à la diffusion des savoirs, en ren-
2 Dès la première phrase de l’extrait, cet article dant la fabrication de livres plus efficaces.
défend la thèse selon laquelle les inventions
135
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 197 [dont elle était accouchée en ce pays] : proposi-
On pourra conseiller aux élèves de consulter le tion subordonnée relative.
site de Gallica, afin de trouver plus facilement [son chapelain eut beau lui dire que cette expé-
ces planches. rience n’était pas chrétienne] : proposition indé-
pendante, que l’on peut interpréter comme une
VERS L’ESSAI, p. 197 proposition implicitement subordonnée, avec
On pourra distribuer le plan suivant aux élèves : une valeur circonstancielle.
[et ne pouvait réussir que chez des Infidèles] :
I. Les inventions techniques, une source de proposition indépendante coordonnée, que l’on
bonheur peut interpréter comme une proposition implici-
A. Elles rendent le quotidien moins pénible tement subordonnée, avec une valeur circons-
B. Elles permettent de préserver sa santé plus tancielle.
facilement [le fils de Mme Wortley s’en trouva à mer-
C. Elles favorisent le développement des con- veille] : proposition principale.
naissances
LIRE, p. 199
II. Les limites des inventions 1 Voltaire fait un portrait élogieux de la prin-
A. La technique est souvent mise au service cesse, « née pour encourager tous les arts et
d’une société utilitariste et consommatrice pour faire du bien aux hommes ». Il la qualifie
B. Le progrès technique est souvent synonyme même de « philosophe », qui brille par son ins-
de désastre écologique truction, sa « générosité » et sa capacité à apai-
C. La technique est souvent mise au service de ser des querelles. Elle fait preuve d’audace,
la destruction d’autres hommes comme le sous-entend la proposition circons-
tancielle « Dès qu’elle eut entendu parler de
III. Une question éthique l’inoculation ou insertion de la petite vérole » :
A. Il est nécessaire d’interroger les dérives pos- elle n’hésite pas à appliquer cette technique
sibles d’une invention avant de s’en réjouir dont on vient de lui parler, malgré les réserves
B. Il faut réussir à garder une certaine maîtrise que d’autres ont pu émettre à son égard. Enfin,
des inventions elle fait preuve de magnanimité en accordant la
C. Il faut aussi garder une certaine forme d’in- grâce aux condamnés qu’elle a sauvé par l’ino-
dépendance à l’égard de la technique et de la culation de la vérole.
technologie
2 Voltaire raisonne à l’aide de statistiques, sous
la forme d’un syllogisme : il compare la propor-
3. Voltaire tion de personnes dans le monde qui sont défi-
gurées par la petite vérole ou en meurent (un
Lettres philosophiques (1734),
cinquième de la population pour chacun de ces
« Sur l’insertion de la petite vérole » cas), à celle de la population de la Turquie ou de
l’Angleterre (personne n’en meurt ou n’est dé-
LANGUE, p. 198 figuré). La conclusion est donc que la France
[Tout ce que j’ai à dire sur cette matière c’est devrait imiter la Turquie et l’Angleterre en ino-
que] : tournure pseudo-clivée qui combine l’ex- culant cette maladie de manière préventive.
traction (avec la locution « c’est que ») et une
dislocation en tête de phrase. 3 Voltaire critique l’obscurantisme qui nuit au
[dans le commencement du règne de George Ier, développement de techniques contribuant pour-
Mme de Wortley-Montaigu, une des femmes tant au bien commun. Si l’inoculation de la vé-
d’Angleterre qui a le plus d’esprit et le plus de role ne s’est pas développée en France, c’est par
force dans l’esprit, étant avec son mari en am- ignorance et intolérance : en effet, cette tech-
bassade à Constantinople, s’avisa de donner nique vient de pays orientaux qui ne sont pas
sans scrupule la petite vérole à un enfant dont chrétiens, c’est la raison pour laquelle elle est
elle était accouchée en ce pays] : complément considérée barbare par les Français.
du présentatif.
[qui a le plus d’esprit et le plus de force dans
l’esprit] : proposition subordonnée relative.

136
RECHERCHER, p. 199 5 Le peintre joue sur le clair-obscur pour mettre
4 Au XVIIIe siècle, les élites françaises prennent en valeur l’objet de science et les visages des
goût aux « chinoiseries » : thé, porcelaines, ob- spectateurs, symboliquement illuminés par le
jets décoratifs, etc. En rappelant que les Chi- savoir.
nois, considérés comme un peuple très raffiné,
pratiquent eux-mêmes l’inoculation de la vé- 6 La science est comparée à une lumière qui
role, Voltaire essaie de rendre son propos plus éclaire les hommes et s’opposent à l’obscurité
convaincant. de l’ignorance.

VERS L’ESSAI, p. 199


Cette lettre peut faire penser aux débats actuels 5. Denis Diderot
sur l’obligation de certains vaccins. Une partie
Entretien entre d’Alembert et Diderot
de l’opinion doute de l’innocuité de ces vaccins
élaborés par des laboratoires privés, et consi- (1769)
dère que l’État n’a pas à imposer aux citoyens
l’incorporation de produits chimiques. Les par- LANGUE, p. 201
tisans des vaccins rappellent que c’est un enjeu Le futur a ici une valeur de certitude, après une
de santé publique : chez certaines personnes, les question qui pose une hypothèse.
vaccins sont inefficaces. Afin qu’elles n’attra-
pent pas de maladies graves, il est nécessaire LIRE, p. 201
que le plus grand nombre de personnes soient 1 Diderot réfute implicitement le mythe judéo-
vaccinées afin que ces maladies soient moins ré- chrétien de la création du monde et de ses créa-
pandues. tures par Dieu, dans La Genèse. Il présuppose
qu’il existe une évolution des espèces, qui n’ont
pas été créées telles qu’elles sont par Dieu.
4. Jean-Jacques Rousseau 2 Diderot s’amuse à prendre la place de Dieu,
Discours sur les sciences et les arts (1750) qui crée la lumière dans la mythologie judéo-
chrétienne. Mais il pose ainsi des hypothèses de
LIRE, p. 200 naturaliste : selon les conditions du milieu et le
1 Rousseau donne une image négative de la hasard de la nature, les espèces animales et vé-
science : elles sont « vaines dans l’objet qu’elles gétales n’évolueraient pas de la même manière
se proposent » et sont « encore plus dangereuses qu’elles ont évolué dans la réalité.
par les effets qu’elles produisent ». Elles trou-
veraient leur origine dans « l’oisiveté », qu’elle 3 Le dialogue offre à Diderot un faire-valoir, in-
contribuerait également à nourrir. Le temps qui carné par d’Alembert, qui posent des questions
leur est consacré serait du temps en moins pour permettant à Diderot de développer ses hypo-
contribuer au bien commun. thèses dans une forme moins aride qu’un texte
purement théorique.
2 Rousseau oppose la science à la politique et à
la morale, deux champs qui doivent permettre 4 Diderot remet en cause le dogme chrétien de
aux hommes d’être meilleurs, alors que la la création du monde : ce dialogue pouvait donc
science ne vise pas cette fin. être considéré comme blasphématoire, d’autant
que son auteur, sur un ton humoristique, joue à
3 Rousseau s’adresse aux « philosophes il- se comporter comme un dieu démiurge pour
lustres » dans une apostrophe. Il emploie deux spéculer à partir d’hypothèses naturalistes.
fois l’impératif « Répondez-moi », et oppose
les questions pour lesquelles ils auraient des ré- ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 201
ponses et celles pour lesquelles ils seraient in- On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
compétents. vante aux élèves :

REGARDER, p. 200 Critères de réussite Commentaires


4 L’objet au milieu du tableau est un planétaire, L’argumentation est perti-
sphère armillaire qui permet de représenter le nente.
cours des astres. La forme du dialogue est
respectée.
137
Le dialogue est cohérent 28 janvier 1790, porté par l’abbé Grégoire, ac-
avec les deux textes corde « l’émancipation » aux juifs français en
sources. leur donnant des droits politiques équivalents à
La langue est correcte. ceux des autres citoyens.

PARCOURS 2 1. Voltaire
Traité sur la tolérance (1763)
Voltaire contre l’intolérance,
p. 204-209 REGARDER, p. 206
1 Le graveur a choisi une tonalité pathétique,
Histoire présentant Calas comme la victime d’une injus-
tice et non comme un meurtrier inquiétant. On
Les religions au XVIIIe siècle
peut donc supposer qu’il partage le point de vue
de Voltaire, bien que la stratégie de celui-ci soit
COMPARER, p. 205
d’ordre logique et non pragmatique.
1 Le document 2 montre qu’au début du
XVIIIe siècle, les protestants sont victimes d’une
LIRE, p. 206
guerre menée contre eux par l’armée royale.
2 On accueillera les réponses des élèves, à con-
Leur religion n’est pas tolérée et ils doivent
dition qu’ils soient capables de développer un
donc se cacher pour échapper aux persécutions.
propos construit. Ils seront sensibles à la rigou-
Le document 3 illustre le fait que l’on force cer-
reuse logique du raisonnement de Voltaire, qui
tains protestants à se convertir au catholicisme
laisse peu de place à une contradiction possible.
(l. 2-6). Ce même document témoigne de la
haine populaire qui existe contre les protestants
3 Voltaire avance comme arguments l’âge de
(l. 20-22) et montre qu’ils sont parfois condam-
Jean Calas, « vieillard de soixante-huit ans », et
nés de manière injuste à des crimes imaginaires
sa faiblesse physique (il a les jambes « enflées
(l. 15-17 et 21-22). Le document montre encore
et faibles »), qu’il oppose à la jeunesse et à la
que cette situation les contraint à fuir à l’étran-
vigueur de son fils. En se fondant sur un raison-
ger (l. 23-29). Le document 1 témoigne cepen-
nement logique, il suppose que Calas aurait dû
dant que la situation des protestants français
recevoir de l’aide d’autres proches de son fils
s’améliore à la fin du siècle. Si la religion pro-
pour le tuer et le pendre. Or la nourrice est elle-
testante conserve un statut inférieur à celui de la
même catholique et n’a donc aucun intérêt à ce
religion catholique dans le royaume (l. 1-7), la
meurtre et Lavaisse n’était pas informé de la
présence de protestants en France est tolérée à
conversion. Par ailleurs, Voltaire présuppose
partir de l’édit de 1787 (l. 21-30)
qu’une telle lutte aurait dû faire du bruit, qui au-
rait été entendu.
2 L’État royal persécute les protestants au début
du siècle. L’abolition de l’édit de Nantes par
4 La justice semble donc injuste : elle a con-
Louis XIV en 1685 signifie que ceux-ci ne sont
damné Jean Calas par intolérance religieuse,
plus tolérés en France et les armées du roi sont
parce qu’il était protestant.
lancées à leur poursuite (document 2). À la fin
du siècle, l’édit de tolérance de 1787, pris par
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
Louis XVI (document 1), accorde aux protes-
p. 206
tants le droit de résider dans le royaume même
Tout d’abord, Voltaire fait un portrait pathé-
si leur religion a un statut inférieur à celui de la
tique de Jean Calas, pour le présenter comme
religion catholique.
une victime et non un bourreau. Il insiste sur son
grand âge (« vieillard de soixante-huit ans ») et
RECHERCHER, p. 205
sa faiblesse physique (il a les jambes « enflées
3 La Déclaration des Droits de l’Homme et du
et faibles »), qu’il oppose à la jeunesse et à la
Citoyen du 26 août 1789, qui garantit la liberté
vigueur de son fils. En se fondant sur un raison-
de conscience, est la principale mesure révolu-
nement logique, il suppose que Calas aurait dû
tionnaire qui va dans ce sens. Son article 10 sti-
recevoir de l’aide d’autres proches de son fils
pule en effet que « nul ne doit être inquiété pour
pour le tuer et le pendre. L’anaphore de la pré-
ses opinions, même religieuses ». Le décret du
position « par » produit un effet d’insistance : il
138
aurait fallu de nombreuses autres personnes I. L’écriture, une arme contre les injustices
pour commettre un tel crime. Or la nourrice est A. Elle permet de mettre à distance les injustices
elle-même catholique et n’a donc aucun intérêt pour mieux les analyser et les dénoncer
à ce meurtre et Lavaisse n’était pas informé de B. Elle dispose d’une variété de stratégies argu-
la conversion. Par ailleurs, Voltaire présuppose mentatives pour lutter contre les injustices
qu’une telle lutte aurait dû faire du bruit, qui au- C. La publication d’œuvres littéraires a parfois
rait été entendu. Ces arguments sont mis en va- permis de changer le cours de la justice
leur par des questions rhétoriques qui montrent
que l’accusation n’est pas recevable logique- II. Toutefois, cette arme connaît des limites
ment. Le deuxième paragraphe est construit A. Elle intervient souvent trop tard
comme un syllogisme, pour montrer l’aspect ir- B. La littérature s’adresse souvent à des lecteurs
réfutable de la démonstration de Voltaire et la qui partagent déjà la même opinion que l’auteur
dimension complètement injustice de la con- C. Certaines actions permettent d’être efficace
damnation de Calas. Enfin, le dernier para- plus rapidement
graphe prend pour cible les juges, dont la mal-
honnêteté est opposée au courage, à la cons-
tance et à la magnanimité de Calas, capable de 3. Voltaire
leur pardonner.
Aventure indienne (1766)

LANGUE, p. 208
2. Voltaire « nulle » est un adjectif indéfini, synonyme
Traité sur la tolérance (1763) d’« aucune ». Il a une valeur d’intensité.

LANGUE, p. 207 LIRE, p. 208


Cette proposition est une proposition indépen- 1 Ce récit ressemble à un apologue, un conte
dante, introduite par l’adverbe « que », qui com- philosophique. L’action est rapide, les person-
mande l’emploi du subjonctif. Il s’agit d’expri- nages stéréotypés, le ton léger et ironique mal-
mer ainsi un souhait, une prière. gré la gravité de ce qu’il raconte.

LIRE, p. 207 2 On peut proposer les parties suivantes :


1 On accueillera les réponses des élèves, à con- – lignes 1 à 11 : les malentendus naïfs de Pytha-
dition qu’ils soient capables de développer un gore ;
propos construit. Ils seront certainement sen- – lignes 12 à 19 : le portrait satirique des juges ;
sibles à la dimension solennelle et émouvante – lignes 20 à 31 : les causes du procès ;
de cette prière. – lignes 32 à 34 : le triomphe de la raison ;
– lignes 32 à 38 : une fin ironique.
2 Dieu semble être le destinataire de cette
prière, comme l’indiquent le titre et la première 3 Pythagore peut être qualifié de naïf, de can-
phrase du texte. Mais indirectement, c’est aux dide, car il n’imagine pas, au début du texte,
lecteurs qu’elle s’adresse : elle les invite à la to- qu’on puisse brûler vif des êtres humains au
lérance. nom de la justice. Mais finalement, on peut le
qualifier de sage, puisqu’il fait entendre raison
3 Cette prière affirme la possibilité d’une frater- aux juges.
nité, au-delà des différences de culture ou de re-
ligion. 4 La description des juges est satirique et repose
sur une ironie mordante, qui ne peut que susciter
RECHERCHER, p. 207 l’amusement ou la moquerie. Le tribunal est ré-
4 Grâce au Traité sur la tolérance, Voltaire ob- duit à un « banc » et les juges portent un cos-
tient que Jean Calas soit rejugé de manière pos- tume qui les ridiculise en les assimilant à un âne.
thume, en 1765. Sa famille et lui sont finalement
réhabilités. 5 Ce texte dénonce l’intolérance, le fanatisme et
le fonctionnement de la justice, qui conduit à
VERS L’ESSAI, p. 207 des jugements injustes et cruels.
On pourra distribuer le plan suivant aux élèves :

139
RECHERCHER, p. 208 RECHERCHER, p. 209
6 Ce texte peut faire allusion aux persécutions 5 On laissera les élèves développer une réponse
religieuses en Europe : l’Inquisition en Espagne personnelle argumentée, en attirant leur atten-
et au Portugal, mais aussi la persécution des tion sur les stratégies argumentatives des deux
protestants en France. On pourra renvoyer les textes.
élèves aux pages 204-205.
VERS LE COMMENTAIRE, p. 209
En 1765, le jeune chevalier de La Barre est tor-
4. Voltaire turé et condamné à mort, car on le soupçonne de
blasphème et de profanation. La possession du
Relation de la mort du chevalier
Dictionnaire philosophique de Voltaire lui est
de La Barre (1766) également reprochée, car l’ouvrage est jugé im-
pie. Le philosophe, ayant appris cette histoire,
LIRE, p. 209 écrit à son ami le marquis de Beccaria pour la
1 On peut éprouver de la pitié pour le jeune che- lui rapporter et démontrer l’absurdité de cette
valier, de l’effroi à l’égard des tortures qui lui condamnation, prouvant le fanatisme des juges.
furent infligées et de l’admiration pour son cou- L’auteur introduit différentes tonalités dans sa
rage. lettre : nous nous demanderons comment les
sentiments du lecteur sont sollicités par Voltaire
2 Dans les trois premiers paragraphes, Voltaire pour défendre le chevalier. Nous étudierons tout
adopte un ton assez neutre, se contentant de dé- d’abord la dimension pathétique du texte avant
crire les faits dans toute leur horreur, sans les d’en souligner sa portée polémique.
commenter. Les trois paragraphes suivants in-
troduisent une dimension plus pathétique en
donnant la parole au jeune homme, pour en faire
un portrait laudatif. Enfin, le dernier paragraphe
PARCOURS 3
laisse sourdre l’amertume de Voltaire à propos Les Lumières et l’esclavage,
de cette histoire. p. 210-215
3 Le chevalier est d’abord désigné par le terme
« enfant » à la ligne 2, répété à la ligne 34, qui
Histoire
connote l’innocence. Voltaire insiste aussi sur L’esclavage du XVIe au XIXe siècle
son courage, en employant le complément cir-
constanciel « sans se plaindre », et sur sa bonté COMPARER, p. 211
d’âme, puisque le chevalier « console » son 1 Les rapports entre les maîtres et les esclaves
confesseur, dans une inversion des rôles pathé- sont très déséquilibrés. L’article 44 (document
tiques. La scène de l’échafaud est aussi l’occa- 1) fait ainsi des esclaves des objets. De plus,
sion de rappeler toutes les qualités du chevalier : l’article 12 impose que les enfants d’esclaves
« il monta sur l’échafaud avec un courage tran- seront eux aussi esclaves.
quille, sans plainte, sans colère, et sans ostenta- Par ailleurs, les relations entre les maîtres blancs
tion » En faisant ce portrait laudatif, Voltaire et les esclaves sont découragées. Les enfants is-
veut montrer que la condamnation du chevalier sus de relations entre eux (article 9) seront con-
était injuste et guidée par le fanatisme. fisqués, tout comme la mère esclave, par l’État,
à moins que le maître puisse se marier avec la
4 La justice est présentée comme cruelle et in- mère et l’affranchisse.
juste. Elle a recours à la torture, que Voltaire dé- Ce texte a un côté novateur pour l’époque car il
crit avec précision dans le deuxième para- limite les pires excès. L’article 22 oblige le
graphe, pour susciter l’effroi de son lecteur. En maître à fournir une quantité de nourriture mi-
précisant que cinq bourreaux furent employés à nimale pour pouvoir survivre. Toutefois, le dis-
l’exécution, l’auteur dénonce implicitement la cours de l’esclave à Candide (document 3)
démesure de la situation par rapport aux faits re- montre le cynisme des textes de loi en montrant
prochés, signe du fanatisme des juges. la hiérarchisation des sanctions : une main cou-
pée, une jambe coupée… Cela semble très inhu-
main et l’esclave s’estime au final moins bien
traité qu’un animal.

140
2 Les principales régions bénéficiaires du com- 1. Montesquieu
merce triangulaire sont les ports d’Europe (Lis-
De l’esprit des lois (1748),
bonne, Bordeaux, Nantes…), du Moyen-Orient
et les planteurs des colonies américaines. « De l’esclavage des nègres »
En effet, les ports occidentaux bénéficient des
produits tropicaux (sucre, café, coton, tabac…) LANGUE, p. 212
qui se vendent à des prix considérables en Eu- Cette proposition subordonnée exprime un ir-
rope et qui pénètrent progressivement toutes les réel.
couches de la population. Par ailleurs, les arma-
teurs européens font beaucoup de bénéfices sur LIRE, p. 212
la vente d’esclaves qu’ils achètent contre des 1 Cette première question permettra d’engager
produits de faible valeur et qu’ils revendent en un débat entre ceux qui auront perçu l’ironie du
Amérique à un coût élevé. texte et ceux qui seront scandalisés par les pro-
Les ports du Moyen-Orient exploitent égale- pos de l’auteur.
ment les esclaves dans des plantations (épices
principalement) et comme combattants. 2 La première phrase du texte permet de tran-
Les planteurs des colonies américaines et en cher ce débat délibératif : Montesquieu s’amuse
particulier des Antilles profitent également à défendre la thèse de ses adversaires. Les argu-
beaucoup du commerce triangulaire. En effet, ments qu’il énonce avec ironie permettent de
ils disposent d’un monopole sur les produits tro- comprendre qu’il défend l’abolition.
picaux grâce à leur spécificité climatique, ce qui
leur permet de faire également de grands béné- 3 La tonalité est ironique. Cette ironie est per-
fices. ceptible dans le dévoiement des raisonnements
Les ports africains ne sont pas les grands ga- logiques, qui rend chaque argument scandaleux.
gnants de ce commerce. En effet, ces ports sont
contrôlés par des intermédiaires occidentaux 4 Le premier argument est construit sur des faits
qui tirent une partie des gains de la vente d’es- réels et un raisonnement logique : les peuples
claves. Par ailleurs, ces esclaves sont souvent d’Europe ont bien massacré les natifs améri-
enlevés dans les peuples de l’intérieur du conti- cains et réduit en esclavage des Africains pour
nent par les seigneurs et rois littoraux. exploiter les terres américaines. Mais ce qui
rend ce raisonnement scandaleux et permet d’en
3 La condition des esclaves est très difficile, percevoir l’ironie, c’est d’une part l’absence de
tout au long de leur vie. cause expliquant le massacre des natifs améri-
Enlevés souvent par la force de l’intérieur du cains, qui semble parfaitement gratuit mais ac-
continent africain, ils sont vendus, comme et cepté comme tel, d’autre part l’absence de jus-
contre des objets, dans des comptoirs en tification permettant d’accepter l’esclavage au
Afrique. Ils subissent les traversées de l’Atlan- lieu d’un travail rémunéré.
tique et de l’Océan Indien avec un taux de mor-
talité très élevé (10 à 20 % de morts). 5 On observe une progression de moins en
Une fois arrivés dans les plantations, ils vivent moins logique d’un argument à l’autre.
des journées très longues et très difficiles. Les Le deuxième argument (l. 6-7) est construit sur
lois en font des objets et leur imposent des châ- un raisonnement logique tout à fait juste – si on
timents inhumains. paie les travailleurs, le produit du travail est plus
Toutefois, le statut des esclaves scandalise les coûteux – mais qui oblitère l’aspect superficiel
grands intellectuels des Lumières qui cherchent du produit – le sucre – et donc l’égoïsme des
à œuvrer pour la fin de l’esclavage au nom de Européens, prêts à réduire d’autres hommes en
l’égalité. Ils obtiennent finalement l’abolition esclavage pour un simple plaisir en rien néces-
de l’esclavage dans la première moitié du saire. De plus, cela revient à penser que la fin
XIXe siècle pour la partie atlantique, fin du siècle justifie les moyens, sans questionnement
pour la partie Océan Indien. éthique.
Le troisième argument repose sur un présupposé
raciste : la différence d’apparence physique em-
pêcherait toute empathie.

141
Le quatrième argument est fondé sur la conno- 2. Louis de Jaucourt
tation symbolique de la couleur « noir » dans la
Encyclopédie (1755)
société occidentale.
L’argument suivant consiste à dire que c’est la
couleur de la peau qui constitue l’humanité – les LANGUE, p. 213
noirs en seraient donc exclus du point de vue « Tous » est un adjectif indéfini. Il exprime ici
un absolu, il vise à exprimer une généralité s’ap-
d’un blanc. Mais pour marquer encore plus cette
pliquant à chaque homme, dans un principe
différence, les peuples d’Asie en feraient des
d’universalité.
eunuques : Montesquieu signifie implicitement
que c’est en réalité un jugement social qui ex-
clut les noirs de l’humanité, mais en rien une LIRE, p. 213
1 La thèse défendue par l’auteur est qu’il faut
raison naturelle.
abolir l’esclavage.
L’argument à propos des Égyptiens est encore
moins logique et laisse percevoir plus claire-
2 Le premier argument est que l’esclavage con-
ment l’ironie. Montesquieu compare les escla-
trevient au principe de liberté naturelle et de li-
vagistes aux Égyptiens qui faisaient périr les
berté dans la société, en soumettant l’esclave au
roux. Il montre ainsi la variabilité des critères
pouvoir arbitraire d’un seul homme. Le deu-
d’humanité selon les cultures et les époques, fai-
xième argument est que la privation de cette li-
sant ainsi s’effondrer toute justification natu-
berté contrevient à l’idée de conservation,
relle ou divine à l’esclavage des noirs.
puisque l’esclave est soumis au caprice et donc
L’argument suivant se moque implicitement de
à la violence possible de son propriétaire.
l’avidité des Européens, qui, pour justifier l’in-
fériorité des noirs, invoquent le goût des peuples
3 La première personne est une manière de
d’Afrique pour certains bijoux peu précieux qui
s’impliquer mais également d’impliquer le lec-
servent de monnaie d’échange dans le cadre du
teur, qui peut s’y reconnaître et se sentir lui-
commerce triangulaire, alors que la valeur ac-
même menacé par l’arbitraire. On peut ainsi ci-
cordée à l’or en France est tout aussi risible,
puisque ce métal a peu d’utilité réelle en dehors ter les lignes 20 à 22 : « du moment qu’un
homme veut me soumettre malgré moi à son
de son usage décoratif.
empire, j’ai lieu de présumer que si je tombe
L’argument aux lignes 23 à 25 n’a rien de lo-
entre ses mains, il me traitera selon son caprice
gique : Montesquieu tourne en dérision le mé-
et ne se fera pas scrupule de me tuer ».
canisme d’exclusion qui sert à fonder la légiti-
mité du groupe social dominant. Enfin, le der-
4 On laissera les élèves justifier leur réponse en
nier argument, qui repose aussi sur une anti-
les invitant si besoin à comparer la stratégie de
phrase, est en réalité un appel à la miséricorde
Jaucourt à celle de Montesquieu.
et à la pitié des gouvernants, qui ont le pouvoir
d’abolir l’esclavage.
REGARDER, p. 213
5 Les esclaves étaient traités comme des mar-
6 On laissera les élèves débattre de cette ques-
chandises. L’espace était rationalisé pour pou-
tion, mais on pourra souligner que s’approprier
voir en transporter le plus possible, comme les
les arguments de l’adversaire pour les mener
tonneaux que l’on voit sur le plan.
jusqu’à l’absurde est une stratégie particulière-
ment subversive.
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
p. 213
REGARDER, p. 212
Dans le premier paragraphe, l’auteur énonce
7 La gravure représente des esclaves peu vêtus,
avec clarté et fermeté, en employant un présent
malmenés et maltraités. L’un reçoit un coup de
de vérité générale, les arguments qu’il va dé-
trique, un autre pleure sur son sort à l’intérieur
ployer dans les paragraphes suivants, guidant
d’un canot. L’épisode représentée semble être
ainsi le lecteur et soulignant la structure maîtri-
une scène de séparation forcée entre plusieurs
sée de son argumentation.
membres d’une même famille : l’homme et la
Dans le paragraphe suivant, il associe la « li-
femme se lancent un regard désespéré et sont
berté de l’homme » à la « générosité » de cer-
séparés par les hommes blancs. Un enfant s’ac-
taines nations : ainsi attribue-t-il positivement
croche à sa mère comme s’il craignait d’en être
séparé. des vertus morales au principe de liberté, ce qui
implique que l’esclavage est le contraire de la
142
générosité. Il présente ensuite les deux formes au sens d’orgueilleux), désignés par les termes
de liberté : d’abord la « naturelle », qui n’existe « maîtres barbares », faisant preuve de grande
qu’à l’état théorique, puis la civile, qui consiste « cruauté ».
à se soumettre au pouvoir législatif. Ces deux
formes de liberté s’opposent à l’esclavage, qui 4 Les Européens s’opposent au principe de Na-
consiste à soumettre un homme au pouvoir ar- ture, notamment à travers leur maîtrise de
bitraire « d’un seul homme en particulier ». « l’art » (au sens de « technique » ou de
L’aspect pléonastique de cette formule (« seul » « science »). La cruauté de leur conquête abou-
et « en particulier » étant de sens très proches) tit à un renversement de l’ordre naturel : les
souligne le risque d’arbitraire que pose l’escla- champs sont « semés de cadavres » et les mois-
vage. sons « arrosées » de la « sueur » et des
Le troisième paragraphe donne lieu à un raison- « larmes » des esclaves. La Nature, selon
nement sur les risques que fait encourir l’escla- Olympe de Gouges, est un état de paix et d’har-
vage : c’est « l’état de guerre » que risque la so- monie, détruit par les esclavagistes.
ciété qui autorise le pouvoir d’un seul homme
sur un autre. Afin que le lecteur prenne cons- 5 La tirade de Zamor devient de plus en plus vi-
cience que sa propre liberté pourrait être mena- rulente, les scènes soulignent l’horreur de la
cée, Jaucourt emploie la première personne, violence exercée contre son peuple. Cela doit
dans laquelle chacun peut se reconnaître. conduire le spectateur à un sentiment de culpa-
Enfin, le dernier paragraphe sert de conclusion bilité et à une prise de conscience.
partielle avant que d’autres arguments ne soient
proposés. Jaucourt y affirme les principes de li- 6 Il est impossible pour les esclaves de se révol-
berté et d’égalité à l’aide du présent de vérité ter, car ils ont perdu toute énergie. Dans une
générale et en passant de la première personne telle situation, mieux vaut un état d’abrutisse-
au pronom indéfini « on » qui a également une ment complet que la conscience de cet état d’in-
portée universelle. fériorité et de domination.

VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,


3. Olympe de Gouges p. 214
La réplique de Mirza, malgré les airs naïfs du
L’Esclavage des noirs (1792)
personnage, est déjà polémique. Elle emploie
l’adjectif « pauvres » pour susciter la pitié à
LANGUE, p. 214 l’égard des esclaves et souligner l’injustice de la
« nous » est COD, « esclaves » est attribut du
domination des Européens. Les questions
COD. Le peuple de Mirza et Zamore est ainsi
qu’elle pose peuvent être lues comme rhéto-
présenté comme la victime des actions des Eu-
riques : rien ne justifie un tel déséquilibre. Pour-
ropéens, qui l’a réduit au rang d’objet.
tant, Zamore apporte des éléments de réponse :
c’est par la maîtrise de « l’art », c’est-à-dire de
LIRE, p. 214 l’artifice, de la technique, que les Européens ont
1 Le public d’Olympe de Gouges était certaine-
pu massacrer et dominer des peuples « natu-
ment diversifié socialement, mais majoritaire-
rels ». Zamore oppose alors les termes laudatifs
ment composé de Français à la peau blanche,
qui qualifient son peuple (« doux », « pai-
qui bénéficiaient indirectement de l’esclava-
saible », « nobles ») aux termes péjoratifs qui
gisme. Il s’agissait de leur faire prendre cons-
désignent les Européens, appelés « maîtres bar-
cience de l’injustice de cette domination.
bares ». L’horreur de cette domination est dé-
crite à travers le champ lexical du massacre :
2 Zamore emploie des termes positifs : les es-
« firent couler tout le sang », « leurs dépouilles
claves sont désignés par le terme « naturels »
sanglantes », « semés de cadavres ». La ques-
pour montrer leur lien avec la nature, par oppo-
tion des lignes 20 à 24 est indirectement adres-
sition avec une société pervertie. Les adjectifs
sée aux spectateurs : la révolte ne peut venir des
« doux », « paisible », « nobles » sont égale-
esclaves, tant ils sont affaiblis et abrutis. Il fau-
ment mélioratifs.
dra donc que les peuples libres, dans un élan de
fraternité, luttent pour l’abolition de l’escla-
3 Zamore compare d’abord les Européens à des
vage.
dieux, pour souligner leur toute-puissance. Mes
ces dieux sont de « fiers ravisseurs » (à entendre
143
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 214 qui s’enrichissent grâce à cette main d’œuvre.
On pourra distribuer la grille critères suivante Ces oppositions suscitent un sentiment de ré-
aux élèves : volte chez le lecteur.

Critères Commentaires 3 Isa est en arrière-plan, derrière le pilori, qui


L’argumentation est perti- lui-même n’est qu’au second plan, comme un
nente. élément banal que personne ne remarque, les ac-
La forme du dialogue argu- tivités se poursuivant normalement juste à côté.
mentatif est respectée.
Le dialogue tient compte du 4 Les plans rapprochés sur les visages indivi-
texte d’Olympe de Gouges. dualisent les esclaves et permettent aussi de les
Il tient compte de la réalité opposer aux visages insouciants des Euro-
historique. péennes, qui goûtent le rhum sans se poser de
La langue est correcte. question.

5 Ces femmes semblent tourner le dos à la réa-


lité, de même que les Français de métropole ont
profité de ce système sans se poser de questions.
Lecture d’image
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 215
François Bourgeon On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
Le Bois d’Ébène (1984) vante aux élèves :

REGARDER, p. 215 Critères de réussite Commentaires


1 Un esclave est cloué au pilori pour s’être ré- L’argumentation est perti-
volté, une autre porte un masque obstruant la nente.
bouche pour avoir goûté du rhum, un autre porte La forme de la lettre est
un collier en fer munis de clochettes pour avoir respectée.
tenté de s’évader. En cas de récidive, il sera exé- La lettre est cohérente avec
cuté. la bande dessinée.
Elle tient compte de la réa-
2 La bande dessinée oppose les conditions de lité historique.
vie et les punitions infligées aux esclaves au La langue est correcte.
confort dont jouissent les propriétaires blancs,

144
MÉTHODE BAC « maudissons »). Surtout, il évoque son « plai-
sir » à voir les tyranneaux détestés.
Étudier un texte argumentatif, Un certain nombre de procédés appuient l’argu-
p. 218 mentation. Le texte commence par une question
S’entraîner rhétorique : « Quelle peine, quel martyre est-ce,
vrai Dieu ? ». Un grand nombre d’antithèses in-
Le texte est un discours. Au XVIe siècle, un dis- sistent sur la situation paradoxale et dangereuse
cours n’est pas nécessairement prononcé. Pour- des tyranneaux : « songer de plaire à un, et
tant, il présente un certain nombre de marques néanmoins se craindre de lui » ; « rire à chacun
d’oralité : questions rhétoriques (« Quelle et néanmoins se craindre de tous » ; « ni ennemi
peine, quel martyre est-ce, vrai Dieu ? ») ; ouvert ni ami assuré » ; « ayant toujours le vi-
ponctuation expressive (« ne pouvoir être sage riant et le cœur transi » ; « ne pouvoir être
joyeux, et n’oser être triste ! ») ; longues pé- joyeux, et n’oser être triste ! » ; « quelque hon-
riodes oratoires. neur lors même qu’ils les maugréent en leur
Le texte relève de l’argumentation directe. Il a cœur ».
pour thème la tyrannie, et plus précisément dans Les nombreuses hyperboles montrent l’étendue
ce texte, les serviteurs du tyran. Sa thèse est des menaces qui pèsent sur les serviteurs :
claire : il ne faut pas servir le tyran. Deux argu- « tourment » ; « mille outrages » ; « mille vile-
ments lui permettent d’appuyer cette thèse. nies » ; « mille maudissons ». Surtout, les pé-
Dans le premier paragraphe, il explique que les riodes oratoires prennent la forme d’énuméra-
serviteurs du tyran, les « tyranneaux », doivent tions qui se multiplient, se relancent les unes les
plaire à un homme qu’ils détestent et qu’ils re- autres et donnent plus de force encore aux argu-
doutent. Il propose un autre argument dans le ments. : « ceux-là, les peuples, les nations, tout
deuxième paragraphe : le peuple ne déteste pas le monde à l’envi, jusqu’aux paysans,
le tyran, mais les tyranneaux. Ce sont eux qui jusqu’aux laboureurs, ils savent leur nom, ils
sont maudits et menacés. Ces deux arguments déchiffrent leurs vices, ils amassent sur eux
ont une valeur logique, mais l’orateur fait éga- mille outrages, mille vilenies, mille maudis-
lement appel à la morale, quand il dénonce leur sons : toutes leurs oraisons, tous leurs vœux
« misérable vie », ainsi que son expérience, sont contre ceux-là ; tous les malheurs, toutes
quand il précise ce que ressent le peuple pour les pestes, toutes leurs famines, ils les leur re-
les serviteurs du tyran. prochent ».
L’orateur s’implique dans son discours. Il Le texte s’achève par une comparaison terrible
montre son indignation par un vocabulaire très « en horreur plus étrange que les bêtes sau-
nettement péjoratif (« transi », « tourment », vages » qui montre à la fois la vilénie et la pré-
« misérable vie », « outrages », « vilénies », carité de la situation des tyranneaux.

145
Partie 3
LE ROMAN ET LE RÉCIT
Du Moyen Âge au XXIe siècle

Chapitre 6  Le récit tivations des personnages. Il insiste sur l’habi-


leté du nain à la ligne 5 et raconte ce qu’il
au Moyen Âge achète, mais ne révèle pas encore les intentions
précises de ce personnage. Mais la modalité ex-
PARCOURS 1 clamative de la phrase aux lignes 7-8 annonce
Romans de chevalerie, p. 222-227 un événement néfaste pour Tristan. Le narrateur
commente également, sous la forme d’exclama-
tions, les actions du héros, dont il prévoit les
Histoire littéraire conséquences sans les dévoiler à son lecteur :
Les romans de chevalerie « Mon Dieu ! quelle erreur ! c’est trop d’au-
dace ! » ; « Hélas ! quelle erreur ! »
COMPARER, p. 222
1 Chrétien de Troyes emploie des termes mélio- 3 Le sang sur les draps symbolise le péché
ratifs pour désigner les vertus des chevaliers : d’adultère que s’apprête à commettre Tristan.
« il y avait bon nombre de valeureux chevaliers,
/ hardis, courageux et fiers ». On retrouve la 4 Par amour, le héros chevaleresque est prêt à
hardiesse et le courage dans les deux minia- braver certains interdits et à transgresser la
tures, qui représentent une bataille et une loyauté qu’il doit à son souverain. C’est donc un
épreuve symbolique. héros tiraillé entre la fidélité à la femme aimée
et le respect qu’il doit à son roi.
2 Michel Zink affirme que les récits de Chrétien
de Troyes prêtent au lecteur une familiarité avec ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 224
l’univers arthurien. Or, le début d’Érec et Énide On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
repose sur ce principe : Arthur ou Gauvain ap- vante aux élèves :
paraissent dans le récit comme si nous les con-
naissions déjà. Michel Zink évoque aussi la di- Critères de réussite Commentaires
mension symbolique de ces récits, qui associent Le récit est cohérent avec
à des éléments familiers des éléments plus le texte source.
étranges, mystérieux. Les deux enluminures Il respecte les codes
peuvent refléter cela : on prête au lecteur une fa- du récit chevaleresque.
miliarité avec le cadre et les personnages, qu’il La langue est correcte.
doit être capable d’identifier, mais on trouve des
éléments symboliques, comme le pont de
l’épée.
2. Chrétien de Troyes
Le Chevalier de la charrette (1175)
1. Béroul COMPARER, p. 225
Tristan (vers 1165) 1 On retrouve dans l’enluminure les deux per-
sonnages dans le même lit, chacun regardant de-
LIRE, p. 224 vant soi, Lancelot cherchant ainsi à ne pas céder
1 On laissera les élèves développer et justifier au désir.
leur réponse, mais il y a fort à parier qu’ils pren-
nent le parti de Tristan, présenté comme le héros LIRE, p. 225
du récit, malgré le péché d’adultère qu’il s’ap- 2 Le lecteur peut éprouver de l’admiration pour
prête à commettre. la constance et la loyauté de Lancelot à l’égard
de Guenièvre. Un sentiment d’attente peut aussi
2 Le narrateur tient le lecteur en haleine par la naître de la narration, qui souligne le risque de
manière dont il dévoile progressivement les mo- la tentation et peut laisser croire au lecteur que
Lancelot pourrait céder.

146
3 Lancelot fait preuve de courtoisie : il obéit à 4. Chrétien de Troyes
la dame, malgré le risque qu’il encourt de ne pas
Le Conte du Graal (1182)
être fidèle à celle qu’il aime. La fidélité à Gue-
nièvre est justement une qualité de Lancelot,
également capable de maîtrise de soi. COMPARER, p. 227
1 On retrouve sur la miniature Perceval et le sei-
gneur du château, derrière la table, qui voient
4 On peut parler d’une épreuve chevaleresque
passer la femme tenant le Graal et l’homme te-
car Lancelot est confronté à un dilemme moral :
nant la lance d’où perle du sang.
ne pouvant refuser une faveur à la femme qu’il
a délivrée, il lui doit obéissance, selon les codes
de la courtoisie. Mais, amoureux de Guenièvre, RECHERCHER, p. 227
2 Le graal est une allusion à la Cène, puisque
il doit à celle-ci loyauté et fidélité. Lancelot ré-
c’est dans ce récipient que le Christ y a bu le
ussit l’épreuve sans se compromettre avec au-
vin. D’après le mythe, le graal a également servi
cune des deux femmes.
à recueillir le sang du Christ sur la croix, versé
notamment par la blessure au flanc causée par
VERS L’ENTRETIEN, p. 225
une lance – celle que tient l’homme sur l’enlu-
On pourra renvoyer les élèves aux pages 588-
minure. Le tailloir est quant à lui un symbole
589 pour préparer l’entretien.
d’abondance : c’est le plat dans lequel on sert
un festin.

3. Chrétien de Troyes LIRE, p. 227


Le Chevalier au lion (1175) 3 Perceval est coupable de n’avoir posé aucune
question à propos de la procession. L’épisode a
LIRE, p. 226 pu être interprété comme un manque de foi :
1 La tonalité du passage est épique. Il s’agit du Perceval s’est montré indifférent aux signes
récit d’un combat violent, rapporté à l’aide de d’une présence divine, c’est ce qui lui est impli-
nombreuses hyperboles, de verbes d’action, du citement reproché.
présent de narration.
4 On laissera les élèves émettre des hypothèses,
2 Le lion symbolise le courage, la force, la no- à condition qu’ils les développent et les justi-
blesse : toutes les qualités d’un chevalier. fient. On peut lire la scène comme une scène de
révélation : c’est après avoir fait l’expérience de
3 Yvain est un chevalier capable d’endurer les la présence de Dieu que Perceval peut enfin ap-
coups (v. 5), plein de courage malgré la position prendre qui il est.
de faiblesse où il se trouve (v. 12-13).
5 Les élèves prendront ici conscience que le hé-
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 226 ros chevaleresque n’incarne pas uniquement
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui- des qualités héroïques. Comme le commun des
vante aux élèves : mortels, il porte en lui le péché originel, est sus-
ceptible de se tromper et doit accomplir une
Critères de réussite Commentaires quête pour se racheter auprès de Dieu.
Le récit est cohérent avec
le texte source.
Les codes du roman de
chevalerie sont respectés.
La langue est correcte.

147
PARCOURS 2 1. Marie de France
Récits satiriques médiévaux, Fables (vers 1180)
p. 230-235
LIRE, p. 232
À voix haute
Histoire 1 On pourra renvoyer les élèves aux pages 584-
La féodalité (Xe-XIIIe siècles) 585 pour préparer la lecture.

COMPARER, p. 231 La fable


1 Le vassal rend hommage à son suzerain (do- 2 Le soleil, voulant prendre épouse, demande
cument 3), c’est-à-dire qu’il se place sous sa leur avis aux créatures terrestres, qui elles-
protection en prêtant un serment de fidélité qui mêmes s’adressent à la Destinée pour obtenir
a une dimension religieuse. Le rompre peut conseil. L’une d’elle suggère qu’il serait dange-
avoir des conséquences graves sur Terre (risque reux d’accroître le pouvoir du soleil en lui ad-
d’excommunication, c'est-à-dire exclu-sion de joignant une compagne, idée qui convainc l’as-
la communauté des fidèles et de la société) semblée.
comme pour l’au-delà (Enfer).
Le vassal, comme l’explique Fulbert, évêque de 3 La moralité conseille aux inféodés de ne ja-
Chartres (document 1), doit fidélité à son suze- mais renforcer le pouvoir de leur seigneur, mais
rain. Il lui doit également l’honnêteté, la protec- au contraire de l’affaiblir, pour se préserver de
tion et l’aide financière. Il doit également le l’arbitraire. Le soleil représente donc un suze-
conseiller dans ses jugements et les accepter rain, tandis que les créatures seraient ses vas-
quand ils s’imposent à lui : c’est l’enjeu du do- saux.
cument 2.
En échange, le suzerain doit offrir un fief, c'est- 4 La fable fait référence aux relations de vassa-
à-dire une terre ou plus généralement un châ- lité qui unissaient un seigneur à ses féaux. Alors
teau. Il doit également protéger son vassal et lui que la vassalité implique que le suzerain protège
assurer protection juridique, notamment auprès ses vassaux, Marie de France sous-
du roi (c’est le cas du comte Richard, un des su- entend que les rapports entre les deux partis ne
zerains d’Eudes de Blois qui a essayé de rappro- sont pas équilibrés et qu’il convient de veiller à
cher ce dernier du roi Robert II, document 2). ce que le seigneur ne soit pas trop puissant.

2 Les conflits entre vassaux et suzerains sont VERS L’ENTRETIEN, p. 232


nombreux. Fulbert de Chartres (document 1) est On pourra encourager les élèves à consulter le
justement appelé à en arbitrer un et insiste gran- sommaire du manuel, pour la partie consacrée à
dement sur les sanctions en cas de non-respect la littérature d’idées, où ils trouveront plusieurs
des liens qui unissent vassal et suzerain. Le su- fables de La Fontaine.
zerain qui n’assume pas ses responsabilités est
qualifié de « mauvaise foi » (l. 29), le vassal, de
son côté, « serait coupable de perfidie et de par-
jure » (l. 31-32). Ces dimensions sont censées
2. Rutebeuf
dissuader les concernés de mal agir par crainte Le Testament de l’âne (vers 1253)
de voir leur réputation ternie par leurs actes. Les
conflits sont dûs souvent au fait que certains LIRE, p. 233
vassaux ont plusieurs suzerains. Si deux suze- 1 L’évêque veut condamner le prêtre pour avoir
rains se combattent, le vassal doit choisir son enterré son âne dans un cimetière chrétien. Le
camp. prêtre, après avoir obtenu un temps pour réflé-
Enfin, Eudes de Blois, qui s’oppose au roi Ro- chir, veut soudoyer l’évêque, en prétendant que
bert II (document 2), conteste la capacité du roi la somme offerte est le testament de l’âne.
de juger des biens qui lui « viennent de [ses] an- L’évêque, par avidité, accepte cette offre et ab-
cêtres par droit héréditaire » (l. 24). En effet, il sous le prêtre.
estime qu’il n’a plus de compte à rendre pour le 2 Le cimetière est un espace consacré, réservé à
bénéfice des terres que ses ancêtres ont obtenu l’inhumation des chrétiens et non à celle des
par le passé. Il considère qu’elles lui appartien- animaux. De plus, l’âne est un animal considéré
nent et ne peuvent être reprises par son suzerain.

148
comme prosaïque, destiné à des travaux pé- COMPARER, p. 234
nibles. L’enterrer dans un tel lieu peut ainsi re- 5 L’enluminure met en valeur l’opposition entre
lever du blasphème. le pouvoir royal et judiciaire (symbolisé par le
trône, le sceptre, la cape) et la condition de Re-
3 Rutebeuf se moque de la cupidité et de la cor- nart, debout, en robe de pénitent. Le geste de la
ruption de certains membres haut placés du main droite de Noble, qui symbolise la justice
clergé. La décision de l’évêque est motivée par et la droiture, s’oppose au geste d’imploration
l’appât du gain, au point qu’il est prêt à feindre de Renart.
de croire l’histoire du prêtre pour bénéficier de
ce qui s’apparente à un pot de vin.
4. Anonyme
JOUER, p. 233
Le Roman de Renart (fin XXe siècle-
4 Les élèves pourront apprendre par cœur les
parties dialoguées du texte, ou jouer le texte à la début XIIIe siècle)
main.
LIRE, p. 235
1 La tonalité de ce récit transgressif est grivoise
(le texte raconte une scène de viol en tournant
3. Anonyme en dérision la victime) et satirique (le pouvoir
Le Roman de Renart (fin XXe siècle- royal est ainsi moqué).
début XIIIe siècle)
2 Le pouvoir est affaibli, voire impuissant : la
métaphore de la queue attachée à l’arbre peut
LIRE, p. 234 être lue dans un sens grivois et politique.
1 Renart veut passer pour un être faible (« Je
suis vieux, je n’ai plus de forces », « Je ne suis 3 Des détails du corps des personnages les ren-
pas très costaud »). C’est une manière de susci- voient à leur nature animale (« par la queue ou
ter la pitié à son égard et d’orienter le jugement : par la patte »). Mais ils sont également humani-
Renart espère que ce portrait empêchera qu’on sés par l’emploi du terme « homme », les titres
puisse penser de lui qu’il est coupable d’adul- qui leur sont associés (« la reine », « Messire »)
tère avec Hersant. et l’usage qu’ils ont de la parole. Aussi peut-on
percevoir dans ce texte une satire des hommes
2 Noble, qui a l’habitude des ruses de Renart, et non un récit animalier.
s’emporte, car il comprend que le goupil se
moque du pouvoir judiciaire, et donc du pouvoir 4 À la manière des fables et des fabliaux, Le Ro-
royal. C’est son autorité de suzerain qui est re- man de Renart joue avec l’anthropomor-phisme
mise en question par son vassal. pour tourner en dérision les puissants. Il s’agit
de se moquer du pouvoir dans un récit subversif,
3 Le mot « barons » fait allusion aux règles de grivois et corrosif.
la féodalité : le suzerain fonde son pouvoir sur
la protection qu’il accorde à ses barons, qui en ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 235
retour font respecter son autorité dans leur ba- On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
ronnie. On pourra renvoyer les élèves aux pages vante aux élèves :
Histoire (p. 230-231).
Critères de réussite Commentaires
4 On pourrait penser que Noble a le pouvoir sur Le récit est cohérent.
Renart : il est son suzerain, il détient le pouvoir Il respecte les codes du
de justice, il ne se laisse pas piéger par la comé- récit satirique.
die de son baron, tandis que Renart est en posi- La langue est correcte.
tion d’accusé et feint la faiblesse. Mais on peut
aussi considérer que la colère de Noble té-
moigne de son manque de maîtrise et du pou-
voir qu’exerce Renart sur lui, le goupil gardant
parfaite maîtrise de son discours.

149
PARCOURS 3 2. Jean de Meung
Romans allégoriques, Le Roman de la Rose (1275-1280)
p. 236-239
LIRE, p. 237
1 Ce texte explique comment est née l’organi-
Romans allégoriques sation féodale de la société.

1. Guillaume de Lorris 2 L’auteur cherche à expliquer pourquoi les


Le Roman de la Rose (vers 1230) hommes se sont placés sous la protection de rois
ou de princes, dans ce système féodal de vassa-
REGARDER, p. 236 lité. Il s’agissait selon l’auteur de choisir un pro-
1 L’enluminure fait du jardin un endroit clos, tecteur contre les malfaiteurs ou les voleurs. Ce
séparé du monde extérieur par une palissade protecteur ne pouvant assurer le pouvoir de po-
protectrice. L’arbre peut évoquer l’arbre du jar- lice et de justice contre les malfaiteurs, il fallait
din d’Éden, portant le fruit défendu. Le carré instituer l’impôt afin de financer sa garde.
contenant les roses semble être le saint des
saints, puisqu’il s’agit d’un enclos au sein de ce 3 Le pouvoir est décrit comme une force protec-
jardin clos. Sa proximité avec l’arbre et le fruit trice, nécessaire à la justice (v. 15, 22). Mais le
défendu peut lui donner une connotation amou- statut de roi et de prince ne peut être pérenne
reuse, que symbolise la rose. que s’il est fondé sur la confiance des vassaux
qui paient l’impôt permettant au suzerain de fi-
LIRE, p. 236 nancer une garde ou une armée.
2 Comme souvent dans les œuvres médiévales,
ce jardin peut évoquer le jardin d’Éden. VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
p. 237
3 Traditionnellement, la rose est associée à Les trois premiers vers témoignent de l’impor-
l’amour ou à la femme aimée, ce que confirme tance de la propriété terrienne dans la société
ici la présence du dieu Amour au vers 20. féodale : le rang que l’on y occupe dépend des
terres que l’on possède – ou non. Cela explique
4 On peut proposer les étapes suivantes aux l’usage de la violence dans un but expansion-
élèves : niste, comme le décrivent les vers 4 à 11. Les
– vers 1 à 13 : la description méliorative du vers 12 à 28 racontent comment fut choisi un
bouton de rose ; seigneur, avant tout pour sa force, qui devait
– vers 14 à 19 : les obstacles qui empêchent de permettre la protection de la propriété de ses
le saisir ; vassaux : dans la société féodale, la justice ne
– vers 20 à 39 : l’intervention du dieu Amour. peut être envisagée sans les moyens de la faire
appliquer. C’est pourquoi il fallut monter une
5 L’œil est l’organe de la vue, sens à partir du- garde, c’est-à-dire une armée, comme l’expli-
quel naît le sentiment amoureux dans la tradi- quent les vers 29 à 40 : l’impôt doit être compris
tion médiévale. Au vers 33, l’œil est relié au comme le moyen de financer cette force armée,
cœur, touché finalement par ce trait. nécessaire au suzerain si l’on veut qu’il puisse
lutter contre ceux qui menacent la propriété des
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 236 vassaux.
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
vante aux élèves :

Critères de réussite Commentaires


Le récit est cohérent avec
le texte source.
Il respecte les codes
du récit symbolique.
La langue est correcte.

150
3. Christine de Pisan Lecture d’image
La Cité des dames (1405)
Enluminure de La Cité des dames
LIRE, p. 238 (1410)
1 La dame qui prend la parole tient le même rôle
que les anges dans la Bible. Elle apparaît à
REGARDER, p. 239
Christine pour lui confier une mission et l’assu-
1 La femme en bleu est Christine – on la recon-
rer de son rôle d’élue, chargée de construire la
naît aux livres placés devant elle –, les trois
Cité des dames.
femmes couronnées sont les dames qui lui ap-
paraissent pour lui confier la mission de fonder
2 Christine de Pisan cherche à dénoncer la con-
la Cité des dames.
dition réservée aux femmes de son rang à son
époque, et surtout à contredire les propos miso-
2 Il faut lire l’image de gauche à droite : la pre-
gynes qu’une partie de la littérature, et notam-
mière scène se déroule dans le lieu d’étude de
ment Le Roman de la Rose, a pu entretenir.
Christine, alors qu’elle est en train de lire. À
droite, elle a commencé à construire la Cité,
3 Ce roman a pu être considéré comme subver-
avec l’aide d’une allégorie.
sif, car il remet en cause une organisa-tion so-
ciale qui justifiait par des raisons religieuses des
3 L’étude et le travail manuel sont les deux ac-
inégalités et une violence exercée contre les
tivités représentées, or, elles sont habituelle-
femmes. Par ailleurs, le métier d’auteur était da-
ment réservées aux hommes à cette époque.
vantage associé aux hommes qu’aux femmes.
RECHERCHER, p. 239
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 238
4 La couleur bleue est celle de la Vierge : cette
On pourra distribuer la grille d’évaluationsui-
robe a une dimension symbolique et donne un
vante aux élèves :
caractère sacré à la mission de Christine.
Critères de réussite Commentaires
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 239
La description est On pourra distribuer la grille suivante aux
cohérente avec le texte élèves :
source.
Elle respecte les codes Critères Commentaires
du récit symbolique.
L’argumentation est
La langue est correcte. pertinente.
Les références à l’œuvre
sont bien amenées.
La forme du dialogue est
efficacement exploitée.
La langue est correcte.

VERS L’ENTRETIEN, p. 239


On pourra renvoyer les élèves aux pages 588-
589 pour préparer l’entretien.

151
Chapitre 7  Le récit (« mon couillon, mon peton », l. 31) achève de
dédramatiser la douleur du deuil.
à la Renaissance
3 Tout ce passage est consacré au traitement du
PARCOURS 1 dilemme de Gargantua jusqu’à sa résolution.
Rabelais, un humaniste, S’il est si « perplexe », en effet, c’est parce qu’il
ne sait s’il doit « pleurer pour le deuil de sa
p. 242-247 femme, ou rire pour la joie de (la naissance) de
son fils » (l. 5-6) et tout l’extrait se joue de ces
1. François Rabelais mêmes phénomènes de balancement et d’anti-
Pantagruel (1532) thèses pour marquer son dilemme. De manière
étonnante, en insistant de la sorte sur le débat
COMPARER, p. 242 que le géant entretient avec lui-même, Rabelais
1 Toute comme le texte de Rabelais, ce tableau se livre à une écriture parodique de l’enseigne-
célèbre la vie. Il est empreint d’une joie intense ment médiéval appelé scolastique dispensé par
et collective, qui passe par la dynamique des l’Université de la Sorbonne. Ainsi, les préci-
mouvements et les couleurs vives. Les corps des sions techniques (parfaitement saugrenues dans
danseurs tournoient comme emportés dans un ce contexte) qui traduisent l’application de Gar-
rythme haletant, tout comme Gargantua sera gantua à se conformer aux codes universitaires
empressé de profiter pleinement des joies de (« arguments sophisti-ques », l. 6 ; « in modo et
l’existence à la fin de l’extrait. La fête est d’ail- figura », l. 7) servent la satire d’un système de
leurs emblématique des plaisirs dont il faut se rhétorique éculé. L’expression balancée « D’un
réjouir : boire, danser, manger, on retrouve la côté et de l’autre » (l. 6) n’est pas sans évoquer
même énergie débridée dans les deux docu- la pratique creuse et artificielle du pro et contra
ments. Cette fête populaire est ainsi l’occasion (envisager le pour et le contre) qui assimile, aux
de se libérer sans retenue : on s’y embrasse et yeux de l’auteur, les théologiens de la Sorbonne
boit goulûment, hommes et femmes s’associent aux sophistes antiques. D’ailleurs, la parono-
avec entrain, et les braguettes sont fièrement mase associant « sophistiques » et « suffo-
mises en avant au premier plan. On reconnaît là quaient » en dit long sur la stérilité de tels dis-
le style grivois du roman rabelaisien. On retien- cours. Ainsi le monologue intérieur de Gargan-
dra également que le mariage dont il est ques- tua se veut-il ridiculement méthodique : la ques-
tion ici tout comme l’accent mis sur les couples tion initiale « Pleurerai-je ? » (l. 10) fait sourire
formés au premier plan évoquent le thème de la (comme si les pleurs dépendaient de la volonté)
fécondité, du merveilleux renouvellement de la et donne lieu à une parodie d’exercice rhéto-
vie que Rabelais célèbre aussi dans son texte. rique, articulé autour de deux parties bien dis-
tinctes, la première réduisant la déploration fu-
LIRE, p. 242 nèbre à une recherche artificielle d’arguments à
2 Le deuil de Gargantua est ici abordé sur le travers la formule « Oui, car pourquoi ? »
mode comique. En effet, loin de nous émouvoir (l. 10).
du drame de la mort de Badebec, cet extrait
s’amuse de l’émotion de Gargantua, « bien 4 L’éloge funèbre de Badebec est empreint éga-
ébahi et perplexe » (l. 1), totalement débous- lement d’une tonalité comique et parodique, qui
solé. Son émotion est mise à distance par des joue avec les codes de l’oraison, mais, ici, ce
comparaisons prosaïques : « pleurait comme n’est pas tant la déploration sincère, aux accents
une vache » (l. 29), « riait comme un veau » désespérés, qui fait l’objet de l’humour que le
(l. 29-30), dont la contradiction même, entrete- portrait de la disparue, quelque peu obscène.
nue par les antithèses, montre toute l’inconsé- Les hyperboles, apostrophes et autres tournures
quence du personnage, en proie à l’agitation. La élégiaques associées à la perte se voient ainsi
tournure initiale amusée, sous forme de devi- contrebalancées par un étrange panégyrique où
nette, contribue à désamorcer la gravité de Badebec se voit gratifiée de qualificatifs pour le
l’événement. Par ailleurs, le langage fleuri qui moins farfelus. Foudroyé par le chagrin, le mari
émaille de la déploration du géant, notamment se met à l’évoquer sous l’angle des relations
dans les apostrophes affectueuses qu’il adresse sexuelles qui vont lui manquer : l’apostrophe
à sa femme (« ma tendrette, ma braguette, ma « mon petit con » (l. 19) est on ne peut plus ex-
savate, ma pantoufle », l. 21-22) ou à son fils plicite, tandis que « ma braguette, ma savate,

152
ma pantoufle » (l. 21-22), outre leur dimension LIRE, p. 243
prosaïque, sont des allusions érotiques indé- 1 Ce récit de la naissance de Gargantua s’avère
niables. On notera, en outre, la précision gro- particulièrement grossier, obscène, scatologi-
tesque par laquelle Gargantua se croit obligé de que. L’auteur s’attarde avec complaisance sur
nuancer la synecdoque « petit con » : « toute- des détails scabreux : le participe présent « la tâ-
fois elle en avait bien trois arpents et deux sex- tant par le bas » (l. 2) arrête le regard sur des
terées » (l. 19-20). Cette parenthèse inopinée images concrètes peu ragoûtantes : « trouvè-
éclaire d’un jour quelque peu disgracieux le rent quelques pellauderies » (l. 3), « c’était le
portrait de la défunte. fondement qui lui escappait » (l. 4), « tous ses
larrys tant furent oppilés et resserrés, que à
5 Cet humour débridé permet de servir quelques grande peine, avec les dents, vous les eussiez
belles leçons sur l’existence. Dans ce dilemme élargis » (l. 9-11)… Le lecteur se voit contraint
symbolique entre la mort et la vie, Gargantua de visualiser cette description « si horrible »
choisit de surmonter son chagrin pour célébrer (l. 9) et ne peut que ressentir un puissant dégoût,
les joies de la vie, voire la vie elle-même. en réalité contrebalancé par toute la dimension
En envisageant ici les deux extrêmes que sont grotesque du passage. Ce texte envisage, en ef-
un décès et une naissance, le romancier nous fet, de manière parodique le motif des nais-
montre que la mort s’intègre dans le cycle de la sances fabuleuses et héroïques, tout en s’inspi-
vie ; bien que l’« immortalité » (l. 28) nous soit rant en particulier de celle du Christ, qui serait
refusée, la vie se perpétue à travers les nais- né par l’oreille. Or « cette étrange nativité »
sances, ce dont il faut se réjouir, à l’instar de (l. 23) n’a rien d’héroïque, Gargantua étant con-
Gargantua ; et si l’accent est mis sur la sexualité fondu avec les excréments, et même s’il réalise
et la reproduction, c’est aussi pour célébrer le le prodige dès la naissance de formuler des pa-
prolongement joyeux de l’espèce. Privé de son roles articulées, c’est pour en appeler à la beu-
« petit con », Gargantua, reprenant goût à verie. Ainsi, le lecteur ne saurait s’offusquer de
l’existence, s’apprête à « festoyer les com- tant de grivoiserie car la dimension hautement
mères » (l. 38), le désir sexuel se faisant l’écho burlesque du passage l’invite en réalité à se lais-
d’un certain élan vital. ser aller à un certain enthousiasme communica-
Par ailleurs, c’est à une véritable célébration de tif, à renoncer aux excès de sérieux, pour consi-
la vie que se livre ici Rabelais : considérée dérer avec une forme de sain relâchement les
comme une chance sans pareille, elle est un don sujets abordés ici par le roman.
de Dieu (l. 32) qu’il faut honorer en en recon-
naissant la valeur et en le faisant fructifier plei- 2 Ce texte permet de réhabiliter le corps sous
nement. tous ses aspects. Le médecin humaniste qu’est
L’accumulation des injonctions à l’impératif Rabelais profite de ce récit de naissance pour
que l’on trouve à la fin de l’extrait, par les- délivrer le corps de tous les tabous qui l’empri-
quelles Gargantua s’enjoint à profiter des joies sonnent. Pour Rabelais, le corps et ses méca-
de l’existence, épouse du même coup la riche nismes sont de véritables objets de curiosité et
diversité des opportunités que la vie nous offre, de réjouissance. C’est pourquoi il se complaît à
dont il faut se réjouir, sans perdre son temps à évoquer ici le « bas corporel », toutes ses mani-
la « mélancolie » (l. 34). festations considérées comme répugnantes,
alors qu’elles reflètent l’extraordinaire vitalité
d’un organisme bien agencé. Ainsi tout le sys-
2. François Rabelais tème digestif est-il mobilisé pour en rendre
compte, de l’absorption des aliments ou de la
Gargantua (1534)
boisson, à leur expulsion. Car c’est le corps en
lui-même qui est prodigieux, c’est lui qui est
LANGUE, p. 243 « étrange » (l. 23) et qui suscite l’émerveille-
Le verbe « auraient » (l. 31) est conjugué au
ment. Le voyage intérieur parcouru par l’enfant
conditionnel présent. Il sert ici à exprimer un
que décrit le troisième paragraphe permet de
potentiel (et non un irréel), ce qui permet d’af-
présenter le corps comme une contrée fasci-
firmer une foi absolue en Dieu et ses pouvoirs,
nante : les diverses indications spatiales rendent
puisque tout lui semble possible y compris ce
compte de la complexité étonnante de cet orga-
que nous jugerions inenvisageable, et ce serait
nisme fabuleux. On notera également comment
lui faire offense que d’en douter. Rabelais s’amuse à intégrer un vocabulaire

153
technique (« droit intestine », l. 5 ; « les cotylé- lui-même les textes sacrés. L’imagination dé-
dons de la matrice », l. 14-15 ; « la veine bordante avec laquelle Rabelais conçoit cette
creuse », l. 15 ; « le diaphragme », l. 16) à cette naissance improbable n’est que le reflet de sa
description grossière, phénomène qui culmine foi évangéliste qui autorise une plus grande li-
dans l’expression « boyau cullier » (l. 5), qui se berté de croyances, fondée sur une confiance
joue du caractère pseudo-scientifique de l’ad- heureuse dans tous les possibles de la création.
jectif formé à partir d’un substantif pourtant
bien cru. VERS LE COMMENTAIRE, p. 243
Ce mélange détonnant semble traduire l’indes- Cette naissance est présentée de façon tellement
criptible et réjouissante complexité du corps. réaliste et crue qu’elle en devient spectaculaire
Par ailleurs, ce passage plus que tout autre cé- dans tous les sens du terme : elle frappe la vue
lèbre le miracle de la vie : si le thème est traité et les sens avec une si extraordinaire intensité
sur le mode des naissances prodigieuses, c’est qu’elle revêt une dimension hors-normes.
pour célébrer le processus de la vie elle-même Ainsi, de nombreux gros plans viennent dé-
dont le corps est l’emblème. L’excès de détails ployer de véritables visions d’horreur : les
physiologiques sert ici à témoigner de ce foison- « quelques pellauderies » (l. 3) que l’on
nement de vie que le corps recèle. Et la gauloi- « trouv(e) » en « tâtant (Gargamelle) par le
serie du passage invite à profiter pleinement de bas » sont du plus « mauvais goût », tandis que
tous les élans vitaux qu’il nous inspire : ses dif- l’emploi de l’imparfait nous donne à voir la dé-
férents appétits sont ici valorisés, c’est pourquoi fécation en cours : « c’était le fondement qui lui
les premiers mots du nouveau-né réclament « à escappait » (l. 4).
boire » (l. 20) et trouvent un écho universel, On notera qu’à la vue et à l’odeur de telles ma-
« ouï de tout le pays de Beusse et de Bibarois » nifestations s’adjoint la mention du toucher
(variations amusantes de la conjugaison du pour évoquer la « mollification du droit intes-
verbe « boire »). tine » (l. 4-5), comme celle du goût rappelée
dans le fait d’« avoir mangé des tripes » (l. 6),
3 En se livrant à une si grotesque parodie de les deux se rejoignant peut-être dans l’image
naissance biblique, Rabelais ne pouvait que concrète et répugnante des « larrys » « élargis »
s’attirer les foudres de la Sorbonne, dont il at- « avec les dents » (l. 15-16)…
taque par ailleurs, ici, ouvertement, le système L’emploi des intensifs comme « si horrible
de pensée dogmatique. Il rejette, en effet, toute que » (l. 9) ou « bien horrible » (l. 11) confir-
forme de fidélité oppressive à la doctrine reli- ment le caractère extraordinaire que revêtent du
gieuse, la volonté de tout rapporter à la vérité même coup ces images prégnantes. Si bien que
sainte et de considérer comme blasphématoire la précision des détails anatomiques fournie
ou hérétique tout ce qui semble s’en écarter. dans le troisième paragraphe permet paradoxa-
Ainsi l’énumération contenue dans la question lement de rendre compte de la remarquable as-
rhétorique des lignes 26-27 permet-elle de légi- cension de l’enfant sous forme de récit quasi
timer la liberté des croyances, qui ne font aucun mythologique : les « cotylédons de la matrice »,
tort à la vraie foi. Car la foi véritable n’a que la « veine creuse », le « diaphrag-me », les
faire des vérités doctrinales : par définition elle « épaules », « l’oreille senestre » sonnent
est confiance absolue en Dieu et ses pouvoirs. comme autant de toponymes fabuleux que par-
Puisqu’« à Dieu rien n’est impossible » (l. 30), court Gargantua dans une étonnante épopée :
ce serait lui faire offense que de prétendre dé- l’enchaînement des verbes de mouvement au
terminer l’étendue de son action. L’expression passé simple relancé par la répétition de la con-
du potentiel contenu dans la dernière phrase jonction « et » met en relief les étapes de sa
tend à proclamer une croyance inconditionnelle geste héroïque. Les cris du nouveau-né, qui re-
dans le bon vouloir divin, contre l’autorité doc- tentissent au discours direct, achèvent de mon-
trinale de la Sorbonne. Considérer tous les non- trer combien le réalisme grossier sert la dimen-
dits des « bibles saintes » (l. 27) comme une in- sion prodigieuse, puisque les exclamations pro-
finité de possibles, c’est précisément honorer saïques « À boire, à boire, à boire ! » prêtent à
Dieu et sa création, et c’est libérer le croyant de l’enfant doué de parole des traits fabuleux.
l’emprise d’une lecture trop normative des
saintes écritures. Affranchi de l’autorité oppres-
sive des interprètes religieux, « un homme de
bon sens » (l. 24-25) est invité à lire et croire par

154
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 243 « rend(re) » qu’il « rendr(a) l’âme à tous les
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui- diables » (l. 25-26), avant de lui asséner « sou-
vante aux élèves : dain » des coups mortels, le montre sans aucune
espèce de pitié pour ses ennemis, même « de sa
Critères de réussite Commentaires vieille connaissance » (l. 23). En réalité, la folle
Le récit reprend les énergie qui fait de ce simple moine un redou-
éléments caractéristiques table assaillant le rend en même temps très sym-
du mythe retenu. pathique, tant sa vitalité donne lieu à une scène
La tonalité parodique réjouissante.
est maîtrisée.
Le récit est agréable et 2 Ce combat est abordé sur le mode parodique
enjoué. et burlesque car Rabelais s’amuse à détourner
La langue est correcte. les codes du roman de chevalerie. En effet, au
lieu de mettre en valeur des exploits héroïques
propres aux différents genres épiques, le roman-
cier nous dépeint une scène stupéfiante de mas-
3. François Rabelais sacre enragé pour susciter le rire. Contrairement
Gargantua (1534) à la geste des preux chevaliers à laquelle il est
habitué, le lecteur se délecte devant le spectacle
LANGUE, p. 244 de cette boucherie héroïque qui, tout en s’inspi-
Les subordonnées introduites par « si » des rant du caractère hyperbolique inhérent aux
lignes 18 à 24 n’expriment pas ici la condition combats du roman de chevalerie, qui ne sont pas
mais sont des compléments circonstanciels de exempts de violence crue, en détourne radicale-
temps, car elles comportent une valeur itérative ment les effets pour entretenir le grotesque.
(on pourrait remplacer « si » par « toutes les La situation en elle-même est ici cocasse : par
fois que »). Elles permettent de rendre compte amour pour son vin, un moine entreprend de le
de l’habileté exceptionnelle avec laquelle frère défendre de sa vie et terrasse à lui seul une ar-
Jean maîtrise toutes les situations, ce que ren- mée de soldats. Une telle exagération suffit à
force leur répétition, qui suggère une réactivité mesurer combien le romancier se joue des déca-
à toute épreuve et une diversité d’expédients. lages comiques. Et, après une description paro-
dique de l’équipement du héros partant coura-
LIRE, p. 244 geusement au combat, les exploits de ce guer-
1 Le moine frère Jean se signale dans ce passage rier improvisé donnent lieu à une sorte de décli-
par son énergie herculéenne : excédé par le pil- naison comique de toutes les façons possibles et
lage des vignes de l’abbaye, il apparaît comme imaginables de détruire les corps ennemis : que
débordant de hargne et de force. Impulsif et in- ce soit dans l’infinie variété des verbes d’action
contrôlable, il fonce « sans dire gare » (l. 10-11) avec laquelle Rabelais s’amuse (« écrabouil-
sur les soldats de Picrochole, « frappant à tort et lait », l. 13 ; « délochait », l. 14 ; « démoulait »,
à travers » (l. 11), sans plus pouvoir s’arrêter. l. 14 ; « avalait », l. 14-15 ; « pochait », l. 15 ;
Ainsi on voit cette force de la nature se déchaî- « décroulait », l. 16 ; « sphacelait », l. 16 ; « dé-
ner, dans une violence des plus efficaces, gondait », l. 16 ; « débezillait », l. 17 ; « frois-
comme le signale l’accumulation impression- sait », l. 19 ; « érénait », l. 19 ; « empalait »,
nante des verbes d’action à l’imparfait qui cons- l. 22 ; « subvertissait », l. 29…) ou dans les
titue tout le second paragraphe, et qui semble nombreux balancements ou structures répéti-
mimer toute la frénésie qui s’est emparée de lui. tives permettant de passer en revue toutes les si-
La reprise anaphorique des subordonnées intro- tuations (« Ès uns […] ès autres », l. 13-14 ;
duites par « si » des lignes 18 à 24 confirme « Si quelqu’un […] », l. 18-24).
quant à elle la réactivité hors normes avec la- Le détournement grotesque des genres épiques
quelle ce moine massacre infailliblement tous se lit aussi dans un étonnant mélange de voca-
ses ennemis, sans épargner personne. Ce qui bulaire savant et grossier pour rendre compte de
frappe, chez ce personnage de religieux haut en manière décalée de la réalité des corps atroce-
couleur, c’est même l’enthousiasme avec lequel ment démembrés. Ainsi l’emploi, en lui-même
il distribue équitablement la mort, sans manifes- déconcertant dans ce contexte, de termes tech-
ter le moindre état d’âme. En effet, il reste sourd niques pour désigner l’anatomie, comme
aux supplications : l’humour noir dont il fait
preuve lorsqu’il rétorque à qui veut se
155
« spondyles » (l. 14), « commissure lamb- frère Jean est motivé par l’amour de son vin.
doïde » (l. 21), « médiastin » (l. 28), se voit-il D’ailleurs, symboliquement, Yvain affronte le
contrebalancé par les expressions scabreuses mal qu’incarnent les deux « netuns », là où, ex-
auxquelles il est associé (« empalait par le fon- cité par une rage infernale, le moine envoie ses
dement », l. 22 ; « parmi les couillons », l. 31- ennemis « à tous les diables » (l. 25-26). Le
32), comme le confirme l’expression « boyau chevalier Yvain fait preuve de courage car il re-
cullier » (l. 32), dont la tournure pseudo-sa- connaît la puissance de ses adversaires et envi-
vante se nourrit de familiarité. sage sa mort probable sans ciller, alors que frère
La parodie des romans de chevalerie sert donc Jean, aveuglé par sa furie vengeresse, se jette à
un spectacle comique réjouissant, afin de sug- corps perdu dans le combat, emporté par une
gérer que la mort n’est pas à déplorer : frère forme d’inconscience déchaînée. Au sang froid
Jean la dispense avec une telle énergie que le et à la persévérance d’Yvain, il oppose un dé-
joyeux élan vital qui s’empare du récit intègre bordement de violence. Enfin, le chevalier
la mort même, dont le lecteur se rit volontiers. semble réticent à trancher le cou de son ennemi,
ou du moins conscient de la gravité du geste, là
3 Cet épisode est l’occasion pour Rabelais de se où le moine distribue allègrement la mort, sans
livrer à une satire des guerres de conquête. état d’âme.
Certes, on l’a vu, la violence extrême du pas-
sage renvoie à une forme de bestialité (l’ad-
verbe « fièrement » renforcé par l’intensif à la 4. François Rabelais
ligne 30 signifie « avec une telle sauvagerie »)
Gargantua (1534)
qui ôte à la guerre sa dimension glorieuse et hé-
roïque, pour en faire le reflet de la barbarie hu-
maine. Mais surtout, ce passage condamne ou- COMPARER, p. 245
1 Cette enluminure comporte de nombreux liens
vertement les soldats de Picrochole, en mon-
avec le texte de Rabelais. Le thème principal
trant combien la guerre n’a aucune légitimité.
semble venir illustrer parfaitement le chapitre :
Le sac de l’abbaye de Seuillé par les troupes ar-
mées est assez emblématique du caractère une scène de vénerie où une compagnie d’élite,
noblement équipée, prend plaisir à être en-
inique des guerres de conquête puisqu’il s’agit
semble. Cette société semble incarner un idéal
de s’attaquer à des innocents pacifiques pour
aristocratique dont les bonnes manières, l’élé-
s’approprier terres et biens, par avidité insensée.
gance et le raffinement ne sont pas sans évoquer
C’est pourquoi Rabelais dépeint l’armée de Pi-
les « gens libères, bien nés, bien instruits, con-
crochole comme une bande de soudards en dé-
versant en compagnies honnêtes » (l. 8-9) dont
route, chacun étant « dérayé » (l. 10) et affairé à
parle Rabelais. Non seulement cette jeunesse oi-
« vendang(er) » (l. 6) les vignes dans le plus
sive s’adonne avec bonheur aux plaisirs de la
grand laisser-aller. De manière symbolique,
chasse (dans laquelle le critique Daniel Ména-
tous leurs attributs sont détournés de leur fonc-
ger voit, chez Rabelais, une métaphore de la ca-
tion : en confrontant le rappel des attributions
pacité de l’homme à dominer en lui la bête),
de ces hommes au mésusage systématique de
mais hommes et femmes s’y côtoient dans la
leurs instruments, les lignes 6 à 9 décrivent une
plus parfaite harmonie.
armée gloutonne et déréglée, ce sur quoi insiste
Emblème de la courtoisie médiévale, cette en-
également l’accumulation des négations des
luminure coïncide également avec la fin du cha-
lignes 5 à 6. À travers eux, Rabelais condamne
pitre de Rabelais, qui célèbre la « dévotion et
la stupide avidité qui est à l’origine des guerres
amitié » (l. 34) unissant de jeunes couples con-
de conquête. Et la poltronnerie dont font preuve
naissant les mêmes codes de l’amour courtois.
ceux qui « grav(ent) en un arbre » (l. 21) ou qui
L’espace ouvert représenté sur l’image, donnant
« cri(ent) […] je me rends ! » (l. 23-24) achève
lieu à d’autres activités comme la baignade, ins-
de leur ôter toute grandeur héroïque.
pire bien-être et liberté, à l’instar de Thélème,
lieu remarquablement ouvert sur l’extérieur et
COMPARER, p. 244
invitant notamment à l’« ébat ès champs »
4. On pourrait comparer ce texte de Rabelais
(l. 18).
avec l’extrait du Chevalier au lion que l’on
Enfin, n’oublions pas que cette enluminure ap-
trouve à la page 226. En effet, Yvain se bat pour
partient à un livre d’heures : c’est un document
des motifs nobles et chevaleresques : délivrer
trois cents femmes prisonnières ; tandis que à vocation religieuse, dont les illustrations ai-
dent à préciser le calendrier liturgique ; on ne
156
peut donc qu’être frappé par la façon dont les l’« aiguillon » de l’« honneur » (l. 10). L’anti-
deux documents semblent célébrer une société thèse « les pousse à faits vertueux et retire de
idéale, en lien avec un contexte religieux, à des vice » (l. 9-10), par la redondance qu’elle ins-
fins édifiantes. taure, confirme la perfection de cette société.
Thélème se présente donc comme une véritable
LIRE, p. 245 utopie humaniste, où un savoir complet vient
2 Le mode de vie de Thélème peut surprendre conforter la sagesse naturelle afin de concrétiser
car il est fondé sur l’affirmation d’une liberté un idéal de moralité et d’ouverture à l’autre.
totale et l’absence de toute forme de con-
trainte. Leur seule loi, qui repose expressément 4 Ce chapitre décrivant l’organisation de Thé-
sur l’absence de règles, comme le signale la lème a la particularité de nous faire oublier qu’il
tournure restrictive de la ligne 6, enjoint les s’agit d’une abbaye, c’est-à-dire un lieu à voca-
Thélémites à ne suivre que « leur vouloir et tion religieuse. Cette singularité sert en réalité à
franc arbitre » (l. 2), ce que mime le balance- illustrer l’évangélisme rabelaisien, c’est-à-dire
ment organisé autour des deux subordonnées la volonté de libérer la foi de tout l’appareil ec-
temporelles « quand bon leur semblait » (l. 2- clésiastique, des interprétations et rituels impo-
3), « quand le désir leur venait » (l. 3-4). Jouis- sés par l’Église. Ainsi pourrait-on lire les diffé-
sant d’une parfaite oisiveté, ils mènent une vie rentes négations présentes dans le premier para-
agréable, improvisant au rythme de leurs en- graphe (« non par lois, statuts ou règles », l. 1 ;
vies, comme le suggère la reprise anaphorique « nul ne les parforçait », l. 4…) comme un rejet
des subordonnées introduites par « si » des implicite de l’autorité doctrinale et oppressive
lignes 16 à 21. L’absence de contraintes est telle de l’Église, ainsi rappelée en creux, d’autant
que la vie à Thélème peut même n’être que tran- que le paragraphe suivant décrit ce « joug de
sitoire : à tout moment chacun peut décider d’en servitude » (l. 13) dont il s’agit de se prémunir.
sortir, quelle qu’en soit la motivation, qui im- Si cette abbaye est le lieu de la liberté absolue,
porte peu d’ailleurs, ce que souligne la tournure c’est pour signifier un rapport plus direct et au-
alternative « ou […] ou » de la ligne 31. thentique avec la divinité, qui se passe d’inter-
médiaires. Or Dieu n’est pas absent de Thélème,
3 La description de Thélème donne à voir une car, conformément à l’étymologie de la religion
société idéale, utopique. Tout d’abord, ses oc- (de religare, « relier »), ce lieu remarquable-
cupants constituent une véritable élite, de no- ment ouvert, sans encadrement ni mur véritable,
blesse, de beauté, d’intelligence et de sagesse. invite à pratiquer la vertu et la charité pour par-
Ces « gens libères, bien nés, bien instruits » faire notre générosité naturelle, afin de relier
(l. 8) forment l’image de la plus parfaite so- Dieu et les hommes, tout comme les hommes
ciété : l’avant-dernier paragraphe, avec sa répé- entre eux. Le mot « Thélème » vient du grec
tition de l’adverbe d’intensité « tant », ses accu- théléma, utilisé dans le Nouveau Testament
mulations laudatives, l’anaphore de la tournure pour désigner tantôt la volonté de Dieu, tantôt
emphatique « Jamais ne furent vu(e)s » suivie le désir spontané des hommes, qui semblent
d’une énumération de comparatifs, illustre les coïncider ici parfaitement puisqu’il s’agit de
qualités exceptionnelles de ce petit monde suivre nos penchants naturels, comme le souli-
d’élite, savant, habile et agréable en tout. C’est gnent les compléments circonstanciels de ma-
pourquoi l’entente et l’harmonie règnent parmi nière « par nature » (l. 9), « franchement »
les Thélémites : animés d’une « louable émula- (l. 12), systématiquement associés à la vertu.
tion » (l. 15), « tous » s’adonnent avec entrain à Cet espace libre, sans religion officielle, est
ce qui fait plaisir « à un seul », ce qu’expriment l’emblème d’une nouvelle foi, affranchie de
très bien les phrases des lignes 16 à 21 par leur toute autorité extérieure, dont les manifesta-
structure binaire répétitive mettant en relief tions les plus authentiques se lisent dans le plai-
l’enthousiasme unanime qui accueille invaria- sir de vivre ensemble, selon une « louable ému-
blement les envies de chacun. Par ailleurs, cette lation » (l. 15). On comprend dès lors pourquoi
noble compagnie figure un idéal de vertu et de on peut si aisément en sortir : Thélème semble
moralité : comme ils ne subissent aucune « vile abolir le principe même d’institution religieuse
sujétion » (l. 11) qui ne manquerait pas de leur pour élargir la communauté des croyants à l’hu-
inspirer le vice, ces jeunes gens tendent naturel- manité tout entière. Cette abbaye utopique im-
lement vers la « vertu » (l. 12), stimulés par probable n’est autre qu’un symbole permettant
de définir un idéal humaniste à déployer.

157
VERS LE COMMENTAIRE, p. 245 dames « tant mignonnes », un pied de nez sar-
Profondément marqué par son expérience de castique à une représentation traditionnelle plus
moine (franciscain puis bénédictin), Rabelais « fâcheuse »… Enfin, on retiendra la place re-
conçoit précisément l’abbaye de Thélème marquable dédiée aux activités intellectuelles et
comme une anti-abbaye, prenant ouvertement le artistiques, dans lesquelles les Thélémites ex-
contrepied des abbayes traditionnelles de la Re- cellent, comme le montre l’accumulation des
naissance. En effet, aucune hiérarchie ne s’im- lignes 22-25, car Rabelais se souvient de l’ordre
pose en ce lieu, aucune figure dirigeante n’y a des Franciscains qui lui interdisaient la lecture
sa place, comme le signale l’emploi récurrent du grec, auxquels il oppose l’ouverture d’esprit
du pluriel dans lequel les religieux fusionnent (à et la culture humaniste de ses moines « Tant no-
travers les pronoms « ils » ou « les », les déter- blement […] appris » (l. 22).
minants « leur(s) »).
La liberté totale qui s’impose ici tranche singu-
lièrement avec l’atmosphère de privation et de 5. François Rabelais
contrition caractéristique d’une abbaye : tous
Gargantua (1534),
les impératifs d’exhortation spontanée qui em-
plissent le paragraphe des lignes 15 à 21 mon- « Prologue de l’auteur »
trent combien les Thélémites vivent au gré de
leurs envies diverses. Cette improvisation per- LIRE, p. 246
manente confirme d’ailleurs l’absence inédite 1 Selon Rabelais, les Silènes et Socrate ont la
d’emploi du temps et d’organisation réglée des particularité de receler des qualités précieuses
activités du lieu : alors que la vie monacale im- sous des dehors frivoles ou repoussants.
pose d’ordinaire des horaires et occupations ri- En effet, la laideur légendaire de Socrate lui
goureux, la redondance exprimée par les subor- vaut d’être comparé, dans le Banquet de Platon,
données « quand bon leur semblait » (l. 2-3), à ces boîtes ornées de figures monstrueuses, sur
« quand le désir leur venait » (l. 3-4) insiste sur les caractéristiques hybrides ou aberrantes des-
le caractère libre et aléatoire d’activités qui quelles insiste l’énumération des lignes 7-8. Et
n’excluent pas de satisfaire les besoins du corps dans une autre accumulation, aux lignes 14 à
(« buvaient, mangeaient […] dormaient », l. 3). 18, Rabelais dépeint lui-même Socrate sous les
Ces moines et moniales ne subissent par ailleurs dehors d’un monstre repoussant, « tant laid il
aucun impératif de pauvreté : ils pratiquent la était de corps » (l. 13-14).
vénerie, richement équipés, les dames notam- Ces difformités accentuent la dimension gro-
ment « montées sur de belles haquenées » tesque de ces figures : de même que les Silènes,
(l. 19). à l’instar du célèbre satyre éponyme, s’apparen-
Il n’est donc nullement question de recueille- tent à des « figures joyeuses et frivoles » (l. 6)
ment, solitude, réclusion : jeux et activités en « pour exciter le monde à rire » (l. 9), de même
plein air semblent fréquents, à en croire l’impar- Socrate, par son attitude négligée, son penchant
fait d’habitude par lequel ils s’expriment dans pour le vin et ses fréquentes plaisanteries, a tout
le troisième paragraphe, notamment le goût l’air d’un inepte farceur, qu’on ne saurait pren-
pour l’« ébat ès champs ». Mais ce qui contre- dre au sérieux.
vient par-dessus tout aux pratiques monacales Or, dans les deux cas, l’apparence est trom-
traditionnelles, c’est bien sûr la mixité sur la- peuse : les Silènes contiennent des substances
quelle repose cette abbaye d’un nouveau genre : on ne peut plus précieuses, tandis que Socrate
non seulement y naissent des relations amou- est un modèle de « vertu merveilleuse » (l. 20),
reuses fortement valorisées, qui s’apparentent à car sa désinvolture n’est que le reflet d’un sain
l’amour courtois médiéval où les couples vivent détachement à l’égard de la sottise humaine. Le
« en dévotion et amitié » (l. 34) et où c’est la premier paragraphe confronte ainsi un certain
dame qui choisit « son dévot » (l. 33), mais Ra- nombre d’antithèses, organisées autour de l’op-
belais s’amuse visiblement à insister sur la position clairement établie entre « au-dehors »
beauté et la vigueur de ces jeunes gens, pour les (l. 12) et « au-dedans » (l. 19), afin de nous in-
distinguer avec ironie de l’image convenue de citer à nous méfier de « l’extérieure apparence »
bigots disgracieux. (l. 12-13) car le « prince des philosophes » (l. 3-
Ainsi peut-on lire dans le choix des nombreux 4) « dissimul(e) son divin savoir » (l. 18) sous
comparatifs de l’avant-dernier paragraphe, qui ses dehors relâchés. En outre, il détient, comme
mettent en valeur ces « verts » chevaliers et ces les Silènes, « une céleste et impréciable

158
drogue » (l. 19) qui lui permet de régénérer de œuvres empreintes de gravité, Rabelais reven-
manière singulière les interlocuteurs qui par- dique la « gaudisserie » (l. 31) inhérente à son
viennent à faire abstraction de leur première ré- œuvre, signe de ralliement pour tous ceux qui
pulsion. partagent le même amour de la vie, d’où les très
nombreuses allusions aux frivolités et manifes-
2 L’exemple des Silènes et de Socrate permet à tations bachiques qui parcourent le prologue, et
Rabelais de préciser dans ce prologue la nature qu’il ne s’agit pas de renier.
spécifique de son œuvre. Ce goût irrépressible pour la fantaisie permet
En effet, si de prime abord s’impose son carac- par ailleurs d’en appeler à une certaine ouver-
tère léger et frivole, son roman recèle une valeur ture d’esprit, dont le lecteur doit être pourvu. Ce
insoupçonnée. Jouant des mêmes procédés que dernier doit pouvoir se défaire des préjugés de
dans le premier paragraphe, le second oppose la toutes sortes et savoir présenter un esprit libre et
couverture du livre et le titre qui y figure à ce disponible à tout ce que le roman peut lui offrir.
qu’il contient véritablement, pour renforcer la Habitué à « juge(r) trop facilement » (l. 28) des
comparaison avec les Silènes, puisqu’il « faut livres des humains, le lecteur doit se méfier de
ouvrir le livre » (l. 35), sans préjuger de « l’en- ses idées reçues tout comme des œuvres aux
seigne extérieure » (l. 29-30), qui semble n’an- ambitions déclarées, pour se laisser capturer par
noncer « que moqueries, folâtreries et menteries des récits sans prétention, dans un échange
joyeuses » (l. 29), comme le laissent penser les d’humilité qui confine à la sagesse.
titres fantaisistes et grossiers que Rabelais in- Enfin, bien sûr, ce prologue en appelle à un lec-
vente pour l’occasion. Or, en insistant sur la teur critique, sagace, capable de finesse et de
fausseté des apparences, et en incitant précisé- pugnacité. Sachant percevoir les vérités et en-
ment à se méfier des prétentions trompeuses seignements profonds cachés derrière les appa-
(puisque les comparaisons des lignes 33-34 dé- rences trompeuses du roman, ce lecteur idéal
signent des usurpateurs), Rabelais prête à son sait « soigneusement peser ce que y est déduit »
roman des vertus cachées, une « drogue » (l. 36) (l. 36). Pouvant déjouer les chausse-trappes
aux mêmes bienfaits « céleste(s) et impré- d’une œuvre à énigmes, tout en cherchant avec
ciable(s) » (l. 19) que celle détenue par Socrate persévérance à percer ses secrets enfouis, il
et les Silènes. saura profiter pleinement du véritable trésor que
Autrement dit, l’auteur annonce un roman par- l’auteur lui réserve. En aiguisant de la sorte sa
ticulièrement ambigu, dont la légèreté comique sensibilité et son esprit critique, le lecteur con-
voire grotesque évidente recouvre une profon- voqué par Rabelais est à n’en pas douter un lec-
deur dissimulée, une sagesse à transmettre : le teur humaniste.
médecin qu’est Rabelais use de la métaphore de
la drogue pour signifier combien son œuvre est
curative et source de bien-être salvateur. 6. François Rabelais
À l’instar de Socrate, le roman rabelaisien se
Le Quart Livre (1552)
présente comme un monstre hétéroclite à fré-
quenter de près, un mystère à sonder, une pro-
messe de richesses inattendues et d’enseigne- LANGUE, p. 247
Le mot « barbare », issu du grec bárbaros pour
ments véritables.
désigner celui qui ne parle pas la langue hellé-
nique, est formé à partir d’une onomatopée vi-
3 Ce prologue permet de définir, en creux, le
sant à imiter un langage incompréhensible.
lecteur idéal selon Rabelais.
Ainsi, Rabelais réactive ici précisément cette
En effet, l’apostrophe initiale délimite, non sans
étymologie pour nous donner à entendre des
humour et provocation, un lectorat bien spéci-
sons inintelligibles, dont l’étrangeté radicale est
fique, celui des « Buveurs » et « vérolés »
source de curiosité et de réflexion sur le langage
(l. 1)…
et sa richesse sonore et poétique.
En dédiant ouvertement son livre à un public de
débauchés, l’auteur établit un lien essentiel
entre son œuvre et la compagnie des bons vi- COMPARER, p. 247
1 Ce tableau représente une scène totalement
vants, qui savent apprécier les plaisirs de la vie
improbable et des plus fantasques qui coïncide
et l’envisager avec entrain et bonne humeur. En
assez bien avec l’univers romanesque de Rabe-
éloignant ainsi bonnets de nuit et tristes sires qui
se prennent trop au sérieux et attendent des lais. D’autant qu’il s’agit ici d’une variation au-
tour du motif bien connu de la nef des fous
159
(mais l’embarcation y est étrangement rempla- considérer cet univers comme onirique et poé-
cée par un œuf sur la terre ferme) tout comme tique, car les mots y apparaissent comme de
Rabelais réinvestit de manière originale et fan- beaux objets, colorés et attirants, ce que sou-
taisiste des thèmes, personnages et genres tradi- ligne la comparaison avec des « dragées perlées
tionnels. L’humour se déploie de la même façon de diverses couleurs » (l. 2). L’imagination fer-
dans les deux cas, en favorisant des situations et tile du romancier crée un univers enchanteur,
figures grotesques, à la riche diversité. Les re- quoique fantasque.
présentants de la religion sont détournés de leur
pieuse vocation, puisque sur le tableau un 3 Cette évocation étonnante de « paroles ge-
moine entraîne ses compagnons à suivre un lées » permet de proposer plusieurs types de
chant grivois, ce qui n’est pas sans rappeler les rapports aux mots. Bien sûr, la fascination qui
gauloiseries rabelaisiennes. On peut noter éga- domine tous les personnages témoigne de la
lement combien le réalisme grossier et le travail force inhérente aux paroles, capables de nous
des détails contribue paradoxalement à cons- toucher de diverses manières.
truire un univers onirique dans les deux cas. Par Les nombreuses accumulations qui les détail-
ailleurs, le peintre comme le romancier, tout en lent (l. 2-4 ; l. 22-26 ; l. 26-29) semblent épou-
imaginant des figures sympathiques et amu- ser l’émerveillement du narrateur devant ce
santes, se proposent de mettre au jour la folie qu’il songe à préserver soigneusement comme
des hommes avec une verve satirique appré- de précieuses reliques : c’est dire à quel point
ciable : les emblèmes que certains personnages les mots sont revêtus d’un attrait fabuleux.
portent sur la tête renvoient à leur démence, tan- Même lorsque les personnages « tressaill(ent) »
dis qu’un petit personnage profite de la concen- (l. 11-12) de peur devant des mots qui éclatent,
tration du moine pour lui dérober sa bourse… c’est encore un témoignage de l’impact que
D’aucuns ont pu considérer le poisson de peuvent connaître de simples sons, qui agissent
l’angle inférieur gauche comme le symbole du comme des actes à part entière.
Christ, un espoir de sagesse au milieu du chaos, Les mots nous affectent mais aussi nous mani-
ce qui pourrait également correspondre à la sen- pulent, comme le suggère la mention des « avo-
sibilité humaniste de Rabelais. cats » (l. 18) qui en font des armes qui s’achè-
tent. Nous pouvons donc aussi nous en méfier.
LIRE, p. 247 Le sage Pantagruel intervient à plusieurs re-
2 Cet univers romanesque, particulièrement prises ici pour relativiser l’importance que nous
fantaisiste, s’avère ici proprement irréel et leur accordons et nous inviter à ne pas en abu-
merveilleux : des phénomènes proprement sur- ser : on ne saurait « donner (sa) parole » de ma-
naturels s’y produisent, sans susciter de trouble nière inconsidérée ; même le silence est d’or ; et
ou d’angoisse. Pantagruel et ses compagnons c’est « folie » (l. 36) que d’oublier que nous
trouvent des « paroles gelées » (l. 1), qu’ils peu- avons toujours provision de bons mots.
vent toucher et entendre car « elles rend(ent) D’ailleurs, ces différentes interventions permet-
son en dégelant » (l. 31-32). Fascinés et enthou- tent aussi de rappeler combien on peut s’amuser
siastes, loin de s’étonner du caractère impos- avec les mots, puisque Pantagruel répond à Pa-
sible et incongru d’une telle situation, ils y trou- nurge avec des jeux de mots, aux lignes 14-21,
vent un heureux « passetemps » (l. 33) et s’en et confirme l’extraordinaire bonne humeur
amusent comme des enfants, à l’instar de Pa- qu’entretiennent les paroles échangées « entre
nurge en réclamant encore (l. 14-15). Cet épi- tous bons et joyeux pantagruélistes » (l. 38).
sode revêt par là même une dimension presque Rabelais lui-même semble déclarer dans ce pas-
mythologique, car Le Quart Livre s’inspire de sage son véritable amour des mots : en les pré-
l’Odyssée d’Homère pour raconter un périple en sentant comme de beaux objets qui fascinent, en
mer rythmé par des rencontres fabuleuses. insistant peut-être plus ici sur le contenant que
D’ailleurs, la plupart des sons qui se révèlent sur le contenu (puisqu’il nous livre pêle-mêle
évoquent un champ de bataille, tout comme les des onomatopées inintelligibles qui valent par
chants de l’Odyssée sont l’occasion de ressasser leur simple réalité sonore), le romancier se fait
les événements épiques de l’Iliade. Des « pa- poète et savoure leurs qualités vibratoires et en
roles sanglantes » (l. 23) et « horrifiques » quelque sorte musicales.
(l. 25) viennent donc introduire un soupçon
d’aventure dans ce chapitre. On pourrait enfin

160
VERS LE COMMENTAIRE, p. 247 insoupçonné que nous ne songeons plus à ap-
Cet épisode hautement fantaisiste permet para- précier à sa juste valeur.
doxalement de mener une réflexion sur le lan- Ce texte semble étonnamment illustrer la con-
gage. ception poétique du langage exprimée par Coc-
Derrière l’humour et la fantaisie s’affirme no- teau dans Le Secret professionnel : faire œuvre
tamment la puissance performative du langage, de poète c’est délivrer le langage de sa fonction
qui peut agir sur nous plus sûrement peut-être utilitaire afin de laisser les mots retentir avec
que les actes. Ce serait le sens symbolique de une fraîcheur inédite ; ainsi les « belles dragées
cette trouvaille consistant à prêter une dimen- perlées » (l. 2) que nous offre Rabelais ont-elles
sion concrète à ce qui n’a pourtant pas de con- d’autant plus d’attrait qu’elles demeurent inin-
sistance, d’autant que ces mots, comparés à des telligibles et auréolées de la radicale nouveauté
« châtaignes » (l. 10) qui « s’éclatent » (l. 11) que symbolise ce « langage barbare » (l. 7). Or
font « de peur tressaillir » (l. 11-12) tous les la plupart des onomatopées formulées relèvent
pantagruélistes, lesquels se voient par ailleurs de la plus grande simplicité et spontanéité,
fortement impressionnés par des « paroles san- comme pour nous signifier toute la poésie la-
glantes » (l. 23) ou « horrifiques » (l. 25). Si tente du langage ordinaire.
bien qu’on pourrait aussi interpréter ces phéno-
mènes comme une mise en abyme des pouvoirs
du romancier qui peut, grâce aux mots, créer Arts et culture
une toute autre réalité à l’épaisseur confon- Le corps à la Renaissance
dante.
On notera ainsi que ces paroles gelées mobili- 1 L’étude du corps est menée de manière très
sent fortement une grande diversité de sens : approfondie par la médecine, qui accomplit de
certes l’ouïe se voit ici souvent sollicitée, que ce remarquables progrès à la Renaissance, et
soit par le lexique (« oyons », l.6 ; « fit un son », aborde l’anatomie avec le plus grand soin, afin
l. 9 ; « s’éclatent », l. 11 ; « ouïmes », l. 26, de comprendre les mécanismes du corps hu-
l. 31 ; « rendaient son », l. 31) ou par les nom- main, quitte à valoriser la pratique de la dissec-
breuses onomatopées qui rendent compte de ce tion comme le montre le frontispice du De re
« langage barbare », mais c’est le verbe « voir » anatomica. Ce regain d’intérêt scientifique pour
qui introduit la mention de ces paroles (l. 2 ; le corps fait naître des disciplines modernes la
l. 23), qui se distinguent par leur « diverses cou- diététique : on perçoit dans l’extrait de Gargan-
leurs » (l. 2), énumérées en langage héraldique, tua un souci de connaître la nature et les vertus
aux lignes 2-4, ou présentées comme « san- des différents aliments et on s’interroge sur leur
glantes » (l. 23) ou « assez mal plaisantes à « apprêt » (l. 17) c’est-à-dire la façon de les pré-
voir » (l. 25-26) ; le toucher également se voit parer. Car à la Renaissance le corps est pensé en
mobilisé (« paroles gelées », l. 1 ; « échauffés vue d’une certaine hygiène de vie ; c’est pour-
entre nos mains », l. 5 ; « échauffé entre ses quoi on le voit associé à des disciplines spor-
mains », l. 9), et plus étrangement encore le tives, pour l’entretenir, ainsi qu’à un certain im-
goût puisque ces paroles se voient tour à tour pératif de propreté : Ponocrates et Gargantua ne
comparées à des « dragées » (l 2) et à des « châ- manquent pas de s’essuyer et de se changer
taignes » (l. 10). après avoir transpiré ; ce soin accordé à l’hy-
Autrement dit, appréhender ainsi les mots par giène est un fait relativement marquant de la pé-
les sens, c’est reconnaître leur capacité fabu- riode. Enfin, l’étude du corps prend une place
leuse de création. Rabelais nous invite dès lors essentielle dans l’art : s’inspirant des modèles
à interroger l’usage que nous faisons des paroles de perfection plastique de l’Antiquité, les ar-
au quotidien : nous pouvons connaître et exer- tistes de la Renaissance voient dans le corps et
cer leur force persuasive voire abusive, à l’ins- sa nudité un reflet de l’harmonie de la création.
tar des « amoureux » (l. 16) et des « avocats » L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci il-
(l. 18), ou bien admettre qu’il faut parfois mieux lustre parfaitement cette recherche de propor-
se taire en reconnaissant les vertus de l’écono- tions idéales par l’entremise de figures géomé-
mie de parole dont « Démosthène » (l. 20) est triques.
un bel exemple ; mais nous pouvons aussi pren-
dre conscience que nous avons à notre disposi- 2 Les documents 1, 2 et 3 réhabilitent et valori-
tion, « toujours […] en main » (l. 37), un trésor sent le corps, qui n’est plus perçu comme un ob-

161
jet de honte, mais une source d’insatiable curio- renouveler sans cesse, dans un jouissif inachè-
sité. On perçoit dans le dessin de Léonard et son vement.
souci du détail un intérêt véritable pour le corps
humain, associé à une recherche artistique de la Réaliser une affiche, p. 249
beauté et de l’harmonie. La leçon d’anatomie On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
donnée par John Banister est l’occasion de con- vante aux élèves :
firmer (au seuil d’un ouvrage scientifique) com-
bien le corps est un digne objet de curiosité Critères de réussite Commentaires
voire de fascination universelles, car l’assem- Les différentes catégories
blée particulièrement attentive et les gestes pé- sont clairement définies et
dagogues et précis du chirurgien font oublier ce dissociées.
que la représentation d’un cadavre disséqué au L’image retenue pour
premier plan pourrait avoir de choquant : dans chaque catégorie s’avère
l’intérêt de la science une telle image n’a rien de pertinente.
répugnant. Au point que le corps apparaît Le descriptif de l’image
comme une source assumée de plaisir et de sa- met en valeur la façon dont
tisfactions naturelles. L’extrait de Gargantua in- le corps y est perçu.
siste sur le caractère ludique, sain et plaisant des La présentation d’ensemble
activités sportives, de même que les moments est soignée et visuellement
de repas y sont décrits comme agréables et réussie.
joyeux. Le corps devient un véritable objet de
réjouissance.

3 D’après ces documents, le corps est perçu


PARCOURS 2
comme un moyen d’appréhender le monde, le La nouvelle à la Renaissance,
comprendre voire se l’approprier. En effet, on p. 250-253
voit avec les documents 1 et 3 que le corps est
un outil pour tenter de percer les secrets de la
nature : Léonard envisage l’univers selon des
1. Boccace
codes géométriques cachés et, symbolique- Le Décaméron (1349-1353)
ment, Banister entrouvre le corps humain pour
mettre au jour les rouages cachés de la création. LIRE, p. 250
Le corps serait un microcosme dont le subtil 1 Les personnages du récit appartiennent à la
agencement permettrait d’éclairer les lois de la noblesse. Pampinée la narratrice évoque ligne 8
nature. Dans l’extrait de Gargantua, comme les « maisons de campagne dont chacune de
dans le dessin de Léonard, il est frappant de nous dispose en abondance ». Ligne 29, elle
constater que le corps permet de vérifier l’har- propose à ses compagnes d’emmener leurs ser-
monie du monde : ce modèle d’éducation per- vantes et leur suite (c’est à dire les gens à leur
met de rétablir un équilibre, une conformité service). À leur aisance matérielle s’ajoute l’in-
heureuse avec la nature à travers le corps et le dice du niveau de langue soutenu employé par
respect de ses rythmes, comme le souligne la Pampinée (voir la construction syntaxique et le
« bonne opportunité » (l. 10) par laquelle les re- vocabulaire de la première phrase) et son pré-
pas coïncident avec « l’Appétit », dont la légiti- nom sophistiqué.
mité est valorisée par l’allégorie. En outre, le
corps participe d’un Tout cohérent, puisque 2 Pampinée veut fuir la mort et les exemples
l’étude des aliments qu’il ingère permet de vé- déshonnêtes qui se multiplient à Florence lors
rifier l’heureuse interaction des éléments de la de la grande peste de 1348 (l. 7). Les
création. « exemples déshonnêtes » sont les comporte-
L’analyse de Bakhtine va plus loin en présen- ments des survivants qui versent dans la dé-
tant « Le manger et le boire » comme un moyen bauche. Elle sait que la campagne n’est pas
d’absorber le monde, de se l’approprier : le épargnée mais la moindre densité humaine raré-
corps permet ainsi de nier sa finitude en deve- fie le spectacle de la mort (l. 19 à 22). Elle
nant le réceptacle privilégié de tout ce qui existe évoque la cité vide. Le passage le plus poignant
en dehors de soi, dont on peut se nourrir pour se est celui où elle explique qu’elles ont été aban-
données par leurs proches ligne 24 : « les
nôtres, en mourant ou en fuyant la mort, comme
162
si nous n’étions point des leurs, nous ont lais- Elle souligne d’abord l’enjeu social pour les
sées seules parmi tant d’affliction ». contemporains : cette histoire plaide en faveur
du mariage, de l’ordre social que les femmes
3 Réponse libre. mettent en péril en se refusant à des hommes
4 L’église ne voit pas d’un bon œil un tel projet galants et honnêtes. L’enjeu est celui de la civi-
épicurien et courtois de retraite. Elle a une vi- lisation contre le désordre. Marina Nunez
sion pénitentielle de la peste : Dieu punit les évoque l’aspect sexuel, psychanalytique de
hommes de leurs péchés par cette peste. cette mise en scène fantasmagorique : Guy pé-
L’église de Santa Maria Novella, à Florence, où nètre par l’épée cette femme qui se refuse à lui
se trouvent les jeunes filles est aussi le lieu où avec un plaisir sadique, même s’il est aussi con-
le dominicain Passavanti lançait ses anathèmes traint par sa damnation à accomplir ce rituel in-
de 1340 à 1350. La petite brigade combat l’in- fini et barbare. Ce cavalier qui sort des Enfers
fection par la courtoisie, le rire et le plaisir par- sort peut-être de l’inconscient de Nastase : Guy
tagé et non par des prières. C’est une revendica- assassine la cruelle, accomplit ce qu’il n’ose
tion de Boccace en faveur d’un bonheur ter- faire et libère la pulsion sadique de Nastase.
restre. L’artiste montre ensuite des montages qu’elle a
produits à partir de la représentation de la
femme mordue par les chiens du premier ta-
2. Boccace bleau. Elle a incrusté cette silhouette dans un sa-
lon bourgeois et confortable, anachronique et
Le Décaméron (1349-1353)
révélateur de la violence qui peut aussi surgir
dans un cadre rassurant et familial. Elle montre
REGARDER, p. 251 ensuite une vidéo inspirée à son insu par cette
1 Réponses libres des élèves.
histoire et ce tableau : une femme traquée dans
la forêt, cette fois-ci par sa propre psyché et non
2 Ce tableau est l’un des quatre tableaux qui il-
pas un meurtrier. La vidéo et les gravures sont à
lustrent l’histoire de Nastase des Honestes. Il
la fin des 9 minutes que dure cette présentation
s’agit du deuxième volet intitulé « assassinat de très éclairante.
la dame ». On peut le lire de gauche à droite en
commençant par l’arrière-plan puis la persécu-
LIRE, p. 251
tion arrive de droite à gauche au premier plan
3 Réponses libres des élèves.
du tableau. Il s’agit de Guy des Anastases (on
remarquera l’homonymie troublante avec le
4 La jeune femme, selon Guy des Anastases, a
prénom de Nastase). Il poursuit à cheval la
« péché en se montrant cruelle et en se réjouis-
femme autrefois aimée puis la rattrape pour la
sant de (s)es tourments ». Elle a refusé d’aimer
« massacrer ». Il ouvre son dos avec un poi-
le jeune homme avec cruauté et s’est réjouie de
gnard, celui avec lequel il s’est suicidé.
son suicide (l. 16). On notera que nous n’avons
Ligne 26, Guy précise qu’il lui arrache le cœur
pas du tout la même lecture que les contempo-
et toutes ses entrailles pour les donner à manger
rains de cette histoire : on ne voit pas la jeune
à ses chiens. On voit à droite du tableau au pre-
femme comme une coupable bien punie mais
mier plan les chiens qui dévorent les organes de
comme une victime du désir masculin. On
la belle indifférente. À gauche au premier plan,
pourra se demander la raison de ce décalage
Nastase s’écarte de la scène, horrifié.
dans la réception de l’œuvre.
Vous pouvez inviter vos élèves à lire toute la
5 et 6 Son châtiment est détaillé de la ligne 21 à
nouvelle après l’écrit d’appropriation (qui les
36. Tous les vendredis, elle est pourchassée
invite à écrire la suite de ce texte). Puis on re-
dans cette forêt par Guy et ses chiens puis mas-
viendra avec profit au commentaire en vidéo de
sacrée. Elle se relève ensuite et le châtiment se
l’ensemble des tableaux par une artiste, Marina
répète. Les autres jours de la semaine, il la pour-
Nunez sur le site du musée du Prado. La vidéo
chasse dans tous les lieux où elle fut cruelle « en
permet de voir les quatre tableaux de près. Elle
pensée ou en acte » vis à vis de Guy. Elle sera
est en espagnol accessible par ce lien du musée :
pourchassée ainsi « autant d’années qu’elle a
https://www.museodelprado.es/coleccion/obra-
passé de mois à se montrer cruelle » (l. 36). Son
de-arte/escenas-de-la-historia-de-nastagio-
châtiment ne sera donc pas éternel mais bien
degli-onesti/6620fb36-c65d-497b-8283- long et atroce.
92cef5bc08de.
163
3. Marguerite de Navarre
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 251
L’Heptaméron (1558),
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
vante aux élèves : « Bonne invention pour chasser le lu-
tin »
Critères de réussite Commentaires
Je reprends les personnages LIRE, p. 252
de la nouvelle et sa tonalité. 1 Réponses libres des élèves.
J’introduis les réactions de
l’assemblée à cette lecture. 2 Le seigneur de Grignols est un esprit rationnel
Ma nouvelle est rédigée et peu enclin aux croyances et superstitions. Il a
dans une syntaxe correcte, un tempérament fort car il ne se laisse pas im-
un vocabulaire soutenu et pressionner par les manifestations de « l’es-
une orthographe soignée. prit » et châtie sans pitié les coupables. Il est
convaincu dès le départ que ce n’est pas une ma-
nifestation surnaturelle : « […] le seigneur de
PROLONGEMENT POSSIBLE Grignols plus fâché de perdre son repos que de
Proposer aux élèves de reconstituer une journée peur de l’esprit, car jamais ne crut que c’était un
du Décaméron en répartissant des lectures sur esprit » (l. 17) Il tend un piège et ne lâche pas la
le thème du « cœur mangé ». La légende du main qu’il a saisie.
« cœur mangé » raconte l’histoire d’un mari ja-
loux qui se venge de sa femme adultère en lui 3 La servante a joué ce vilain tour à son maître
faisant manger, à son insu, le cœur de son car elle voulait profiter à son aise de la maison
amant. Les élèves ont à lire une histoire à la de ses maîtres en leur absence et les éloigner de
maison et doivent pouvoir ensuite la raconter ce logis. Son amour pour un serviteur de la mai-
aux autres. On choisira un volontaire par his- son l’a poussée à entreprendre cette supercherie
toire pour obtenir cinq devisants ou plus en mê- « afin qu’eux deux, qui en avaient la garde, eus-
lant bien filles et garçons. sent moyen de faire grande chère, ce qu’ils fai-
Les lectures autour du thème médiéval du saient quand ils étaient seuls » (l. 30).
« cœur mangé » : le lai de Guiron qui est ra-
conté dans Tristan et Yseut où il fonctionne PROLONGEMENT POSSIBLE
comme une mise en abyme, la première nou- Faire une recherche sur la vie et les œuvres de
velle de la quatrième journée et la neuvième de Marguerite de Navarre pour certains élèves et
la quatrième journée du Décaméron, le lai pour d’autres sur les portraits de Marguerite, fi-
d’Ignoré (récit érotique et courtois du gure incontournable de l’humanisme et de
XIIIe siècle, Jakemes, Le Roman du châtelain de l’évangélisme. On lira avec intérêt son portrait
Coucy et de la dame de Fayel (trad. Catherine par Brantôme dans Vie des dames illustres fran-
Gaullier-Bougassas, Paris, Champion Clas- çaises et étrangères, Paris, Classiques Garnier
siques, « Moyen Âge », 2009), « La Vengeance (ce qui annonce le texte suivant). On peut aussi
d’une femme » parmi Les Diaboliques de Bar- proposer la lecture de l’ouvrage de Lucien
bey d’Aurevilly, l’histoire de Guillem de Ca- Febvre, Amour sacré, amour profane, autour de
bestany traduite par Stendhal (De l’amour, pré- l’Heptameron qui restitue la civilisation et la
senté par Xavier Bourdenet, Paris, GF Flamma- sensibilité du XVIe siècle pour comprendre la
rion, 2014, p 216). distinction entre la Marguerite mystique et la
On peut consulter l’ouvrage de Mariella di Maio Marguerite mondaine.
et Pierre Brunel sur ce thème : Le cœur mangé :
Histoire d'un thème littéraire du Moyen Âge au VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
e
XIX siècle aux éditions PUPS (Sorbonne). p. 252
Surnommée « la dixième des muses », Margue-
On reconstitue un cercle courtois au sein de la rite de Navarre est reine par accident, sœur de
classe où certains racontent et d’autres réagis- François 1er, femme de lettres accomplie, huma-
sent librement aux différents récits. On peut niste qui aimante les beaux esprits autour de la
aussi souligner les variations autour du thème. cour de Navarre. Elle soutient l’évangélisme par
Les discussions des devisants autour des récits esprit de tolérance puis s’éloigne de l’intransi-
sont la particularité de L’Héptaméron. geance de Calvin. Son œuvre maîtresse est

164
L’Héptaméron, un recueil inachevé de nou- croyait point en bourdes ») valorise le bon sens
velles inspiré du Décaméron de Boccace. Cinq et le caractère fort du protagoniste. C’est un es-
jeunes femmes et cinq jeunes hommes se trou- prit fort qui se défie des croyances et supersti-
vent réunis dans une abbaye à cause d’un orage tions. Cela ne signifie pas du tout qu’il soit
diluvien. En attendant la reconstruction du pont athée. Au contraire, c’est bien au nom de la
qui leur permettra de regagner leur demeure, ils vraie religion que l’on rejette les croyances
se racontent des histoires et les commentent païennes. On peut demander aux élèves de tra-
abondamment, à la différence des devisants du duire en syntaxe moderne ce fragment de phrase
Décaméron. L’extrait que nous allons commen- pour en vérifier la bonne compréhension :
ter de manière linéaire provient de la la trente « quand ce serait le diable même il ne le crai-
neuvième nouvelle de la quatrième journée. gnait » = « quand bien même ce serait le diable
Cette nouvelle s’intitule « Bonne invention en personne, il ne le craignait pas ». Le seigneur
pour chasser le lutin ». est ici actif, entreprenant, sujet des verbes d’ac-
Comment cette nouvelle ridiculise-t-elle les tion au passé simple. Il est courageux tandis que
croyances et superstitions par la mise en scène sa femme a un rôle passif. Ce schéma s’inverse
de la lutte entre l’esprit fort du seigneur de Gri- pour le couple de domestiques à la fin.
gnols et sa chambrière ? La nouvelle présente la
situation et les personnages en deux phrases in- La nuit hantée et le piège du lendemain
troductives. Puis elle détaille la scène nocturne Ligne 8, on voit que le seigneur décide d’agir :
de confrontation avec « l’esprit ». La nuit sui- « La nuit, fit allumer force chandelles pour voir
vante le seigneur lui tend un piège qui fonc- plus clairement cet esprit ». L’expression « cet
tionne et l’on obtient la révélation du mystère. esprit » est donc ironique car le narrateur valo-
La nouvelle suit donc un mouvement chronolo- rise la position du Seigneur qui ne veut pas se
gique et linéaire, mais s’attarde sur les deux laisser duper. La symbolique de la lumière de la
nuits de chasse au lutin. raison opposée à l’obscurantisme des croyances
est aussi perceptible, même s’il ne s’agit pas en-
La présentation des personnages et de la si- core des « Lumières » de la raison. L’intérêt de
tuation la nouvelle tient ici à l’art du récit : la scène est
Les deux premières phrases condensent l’ex- dramatisée et le narrateur crée du suspens :
posé de la situation, ce qui est naturel pour le « après avoir veillé longuement sans rien ouïr »
genre bref de la nouvelle. Le protagoniste à (l. 9). L’adversatif « mais » introduit l’action du
l’honneur est donc le Seigneur de Grignols pré- « grand soufflet qu’on lui donna sur la joue ».
senté par ses titres de noblesse et relations. Les Cet esprit est d’une rare violence et administre
participes présents « retournant » (l. 2) et un châtiment proche du déshonneur ! Le lecteur
« s’enquérant » (l. 4) plongent le lecteur « in est intrigué aussi par ce « on » du pronom mys-
medias res ». Le fait de trouver sa femme « en térieux. La scène est alors théâtralisée par l’in-
une autre terre » après deux ans d’absence cons- tervention d’« une voix criant : Brenigne ! Bre-
titue l’élément perturbateur du récit. Sa femme nigne ! ». Le discours direct surprend le lecteur
n’est pas nommée spécifiquement et ses paroles qui apprend aussitôt qu’il s’agit du nom de la
sont présentées de manière indirecte ligne 4 : grand-mère du Seigneur. Cette belle mise en
« lui dit qu’il revenait un esprit en sa maison qui scène de la chambrière place le lecteur dans la
les tourmentait tant que nul n’y pouvait demeu- même situation d’incertitude que le seigneur
rer ». L’intensif « tant que » et la subordonnée souffleté : la focalisation interne se confirme et
de conséquence insistent sur la terreur suscitée donne de l’intensité et du suspens au récit. La
par cet esprit. La femme du seigneur de Gri- répétition trois fois de l’adverbe « incontinent »
gnols est donc introduite en tant que personnage qui signifie « aussitôt » souligne les effets de
crédule qui croit que sa demeure est hantée. Ce- rupture et les surprises de la narration : ligne 14
pendant l’ambiguïté est de mise car le titre n’est « Incontinent sentit le seigneur de Grignols
pas forcément ironique au premier abord : le qu’on lui ôtait la couverture de dessus lui ». Le
lecteur peut penser qu’il s’agit d’un conte noir. lecteur vit bien l’histoire selon le point de vue
La phrase suivante (l. 6) dissipe cette ambi- du Seigneur. Le narrateur maintient le suspense
guïté : « M. de Grignols qui ne croyait point en grâce au pronom « on » qui ne dévoile pas
bourdes, lui dit que quand ce serait le diable l’identité du fantôme. Celui-ci est d’ailleurs très
même il ne le craignait, et emmena sa femme en bruyant et en fait un peu trop pour terrifier les
sa maison ». La subordonnée relative (« qui ne hôtes : « ouït un grand bruit de tables, tréteaux

165
et escabelles qui tombaient en la chambre, le- usurpateurs. La réaction du seigneur ne se fait
quel dura jusqu’au jour » (l. 15). Le fracas est pas attendre : ligne 32 « Monseigneur de Gri-
rendu par l’allitération en « t ». Le seigneur ne gnols, qui était homme assez rude, commanda
se laisse pourtant pas impressionner : « Et fut le qu’ils fussent battus en sorte qu’il leur souvînt à
seigneur de Grignols plus fâché de perdre son jamais de l’esprit, ce qui fut fait, et puis chassé
repos que de peur de l’esprit, car jamais ne crut dehors ».
que ce fût un esprit ». La lucidité du seigneur est
ici valorisée par le narrateur ; il ne s’en laisse La relative « qui était homme assez rude » rend
pas compter malgré la violence de la scène. compte du caractère brutal du Seigneur qui ne
Les indications de temps rythment la narration : pardonne pas. C’est un homme à poigne, un ca-
« La nuit ensuivant » (l. 18), le seigneur passe à ractère trempé. La chambrière lui tenait tête par
l’action : il « se délibéra de prendre cet esprit », sa mise en scène violente et à la faveur de l’obs-
comme on traque un gibier. Cette fois-ci, le sei- curité, défiait l’ordre social et patriarcal mascu-
gneur ruse à son tour pour prendre le faux esprit lin en administrant un soufflet au seigneur. Le
et le démasquer : il « fit semblant de ronfler très seigneur n’est pas prêt à pardonner un tel af-
fort et mit la main toute ouverte près de son vi- front. On remarquera que les femmes dans cette
sage » (l. 20). Ce motif de la ruse, du trompeur nouvelle sont soit passives et crédules comme
qui sera trompé à son tour, et le prosaïsme du la femme du seigneur, soit actives et perverses
ronflement versent presque dans le conte à rire comme la chambrière… La dernière phrase
ou le fabliau. Ce piège ne tarde pas à fonction- rend compte du retour à l’ordre avec une cer-
ner car « l’esprit s’éprivoya si fort qu’il lui taine ironie : « Et par ce moyen fut délivrée la
bailla un grand soufflet » (l. 23). Le lecteur est maison du tourment des esprits qui deux ans du-
encore dans le même suspense car on désigne rant y avaient joué leur rôle ». La structure syn-
l’esprit par la formulation vague de « quelque taxique inversée de la phrase, la tournure pas-
chose » (l. 21). Le seigneur saisit la main qui l’a sive mettent en relief la libération due à la ruse,
encore souffleté et s’exclame au discours direct au moyen employé par le seigneur de Grignols
« je tiens l’esprit ». La narration est ainsi théâ- qui fut « Une bonne invention pour chasser le
trale et comique. lutin » selon le titre. La nouvelle est ainsi bou-
clée. Elle s’achève sur l’expression théâtrale
L’esprit démasqué « avaient joué leur rôle » qui souligne la comé-
La femme du seigneur agit alors enfin et « se die que se sont joués le seigneur et la cham-
leva et alluma de la chandelle » (l. 25). Le brière.
couple alors découvre l’identité du faux esprit
(l. 26) : « Et trouvèrent que c’était la cham- Cette nouvelle raille donc la crédulité de ceux
brière qui couchait en leur chambre ». On com- qui croient trop vite aux esprit et loue le bon
prend pourquoi elle ne voulait pas se lever pour sens du seigneur qui a su résister à la superche-
défendre ses maîtres (l. 11 à 14). C’était déjà un rie et démasquer la chambrière. La narration
indice pour le lecteur attentif. Elle s’adresse à théâtralise la scène de manière plaisante et crée
genoux au couple réuni. Ligne 28 après une de- du suspense. À l’issue de ce récit, les devisants
mande de pardon et la promesse de dire la vé- s’interrogent sur l’amour de cette chambrière et
rité, la chambrière expose « l’amour qu’elle ils se demandent si elle a finalement bien ou mal
avait longuement porté à un serviteur de léans » fait. Certains devisants prônent le plaisir à tout
qui « lui avait fait entreprendre ce beau mys- prix, mais la plupart blâment l’entreprise de la
tère ». Ses propos sont rapportés avec ironie au domestique. Le personnage d’Oisille, proche de
discours indirect. Le « beau mystère » est une Marguerite de Navarre (qui se diffracte cepen-
expression du narrateur et non de la chambrière dant parmi toutes les voix des devisants) livre
qui tente d’atténuer sa faute en invoquant le mo- alors une leçon morale : « il n’y a nul parfait
tif noble d’un amour « longuement porté ». Ce- plaisir si la conscience n’est en repos ».
pendant c’est bien la question de l’amour qui
sera commentée par les devisants au terme de PROLONGEMENT POSSIBLE
cette nouvelle. Le but de cette supercherie était Un autre écrit d’appropriation est ici possible
donc d’éloigner les maîtres pour mieux profiter au vu de la théâtralité du récit : demander aux
de leur demeure. La rivalité sociale apparaît ici élèves de transformer ce récit en une pièce en
avec une grande violence en opposant les un acte avec les didascalies et la liste des per-
couples deux à deux. Les gardiens étaient des sonnages.

166
Ils peuvent bien sûr étoffer les dialogues et in- 2 Le narrateur compare ce mari cocu à Ménélas
troduire des enrichissements pourvu qu’ils res- à partir de la ligne 21 car il a aussi menacé sa
pectent la trame et la tonalité de la nouvelle. femme Hélène lorsqu’elle le trompait pour l’ac-
cueillir à bras ouverts et lui pardonner finale-
Critères de réussite Commentaires ment.
Je reprends les personnages
de la nouvelle, ses événe- 3 Le narrateur ne porte pas vraiment de juge-
ments et sa tonalité. ment moral sur ces personnages, il semble les
J’ai respecté les conven- considérer avec une indulgence amusée.
tions de l’écriture théâtrales
en écrivant des scènes (qui 4 Il préfère le mari indulgent au mari vengeur
changent à chaque entrée car il aime les « dames galantes ».
ou sortie d’un personnage)
qui contiennent des dia- COMPARER, p. 253
logues et des didascalies. 5 La gravure d’Edmond Malassis rappelle cette
Mon acte est rédigé dans un historiette des Dames galantes car on voit un
langage soutenu et appro- homme en habit qui pourrait être le mari ouvrir
prié. ses bras à une femme en déshabillé qui sort de
son lit, à la fois parée et confuse comme semble
l’indiquer le geste de sa main.
4. Brantôme 6 Certains détails ne coïncident pas avec notre
Vie des dames galantes (1850) récit : le mari est assis à son bureau et ne la me-
nace pas de l’épée. Il n’y a aucun désordre dans
LIRE, p. 253 la pièce. On ne voit pas la fenêtre par laquelle
1 Le narrateur débute le récit en affirmant avoir aurait fui l’amant. La dame de notre histoire le
connu un mari particulièrement clément : « J’ai supplie à genoux aussitôt après avoir été mena-
connu un mari ». La présence du narrateur se cée de mort.
manifeste dans les parenthèses grivoises qui
émaillent le récit et où il s’adresse au lecteur : PROLONGEMENT POSSIBLE
ligne 9 « (pensez qu’elle s’était ainsi dorlotée Voir l’adaptation cinématographique de Tac-
pour mieux plaire à son ami) » ; ligne 16 au su- chela de 1990 avec Richard Bohringer et Isa-
jet du mari affamé « (dont possible, bien en prit bella Rossellini dont voici la bande annonce vi-
à la dame, et que la nature l’émouvait) » ; sible sur ce lien :
ligne 19 au sujet de leur étreinte « (pensez https://elephantcinema.quebec/video/re-
qu’elle n’y oublia rien) ». Le jugement du nar- cherche/anne%20l%C3%A9tourneau/dames-
rateur est énoncé par la morale finale (l. 30) : galantes/2433893970001
« Tels maris furieux encor sont bons, qui de Le film raconte la vie de Brantôme, qui arrête
lions tournent en papillons ; mais il est malaisé de faire la guerre pour vivre sa passion, les
à faire une rencontre telle que celle-ci ». Le nar- femmes, et écrit ses mémoires : Vies des Dames
rateur regrette la violence des maris jaloux et Galantes.
trouve cette histoire plaisante.

167
Chapitre 8  Le récit au bien à sa maîtresse, comme le signalera le
chiffre accompagnant le billet doux.
XVIIe siècle
2 Ce texte réactive des thèmes de la courtoisie –
PARCOURS 1 l’échange de preuves d’amour alors que la situa-
Récits comiques et burlesques, tion interdit un aveu direct – mais sur un mode
plus familier, prosaïque.
p. 258-260
3 Le narrateur attend l’arrivée de son ami alchi-
1. Charles Sorel miste afin qu’il lui confie le moyen de créer de
La Vraie Histoire comique de Francion l’or à offrir à la fille de la dame qu’il sert et à sa
favorite, dans l’espoir de s’attirer leurs faveurs.
(1623-1633)
4 On peut éprouver de la sympathie pour ce
LIRE, p. 258 jeune amoureux, mais son désir d’acheter les fa-
1 Le texte est empreint d’un comique grivois, veurs de la femme qu’il aime, à l’aide des pou-
qui peut susciter le rire. La voisine de Francion voirs d’un alchimiste, peut également susciter
est décrite comme un être grotesque (« on eût un jugement moins positif.
dit que c’était un squelette qui se remuait par
enchantement ») et lubrique. Le malentendu qui ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 259
conduit Francion à la prendre pour Laurette On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
dans son sommeil relève d’un comique de situa- vante aux élèves :
tion cocasse.
Critères de réussite Commentaires
2 Le héros est ici ridiculisé : il est l’objet du dé- Le récit est cohérent avec
sir d’une vieille femme et se retrouve dans une le texte source.
position d’impuissance, puisqu’il dort. La vi-
La réaction du personnage
sion de l’amour romanesque est subvertie, ce
est décrite avec précision.
qui provoque le rire du lecteur, qui fait écho à
La langue est correcte.
celui du gentilhomme.

COMPARER, p. 258
3 Abraham Bosse représente une scène de genre 3. Antoine Furetière
de la vie quotidienne, empreinte d’une sensua- Le Roman bourgeois (1666)
lité franche et désinvolte, incarnée par la femme
aux jambes écartées, sur les genoux de l’homme LANGUE, p. 260
qui lui touche la poitrine. Le rapport au corps est Le bourgeois est celui qui vit dans un bourg,
similaire chez l’artiste et Charles Sorel. donc en ville, cadre du roman de Furetière.

LIRE, p. 260
2. Tristan L’Hermitte 1 Le narrateur compare son roman, pour l’en
Le Page disgracié (1643) distinguer, à une épopée, genre poétique noble,
en vers. Il en tire une analogie ironique : le ro-
man serait un poème en prose. Il tente, avec fa-
LANGUE, p. 259
cétie, de donner de la noblesse à un genre litté-
« veux » est conjugué à la première personne du
raire déconsidéré à cette époque. L’adjectif
singulier. Son sujet est le pronom relatif « qui »,
« bourgeois » du titre rappelle cela : le roman
dont l’antécédent est « moi ».
n’est pas un genre noble. Pour défendre son en-
treprise, il se compare aux imitateurs des grands
LIRE, p. 259
poètes épiques, qui n’ont rien fait de mieux que
1 C’est la fille de la dame que le narrateur sert
lui.
qui a envoyé la malle, contrairement à ce que dit
la servante aux lignes 7 à 9. Le rire de cette der-
2 L’héroïsme romanesque est un oxymore pour
nière est d’ailleurs un indice sous-entendant que
le narrateur : ses personnages ne sont « ni des
ces hardes n’appartiennent pas à un ami mais

168
héros, ni des héroïnes », mais de « bonnes gens représentation de personnages peu nobles, peu
de médiocre condition », qui n’accomplissent héroïques, dans une situation assez prosaïque.
aucun exploit épique. Le personnage masculin du tableau pourrait être
comparé aux personnages principaux de
3 Le narrateur annonce « plusieurs historiettes Charles Sorel et Tristan L’Hermitte.
ou galanteries » : on peut s’attendre à des his-
toires amoureuses, voire grivoises, dans un ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 261
cadre bourgeois, donc prosaïque. On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
vante aux élèves :
COMPARER, p. 260
4 Les trois textes mettent en scène des person- Critères de réussite Commentaires
nages médiocres, c’est-à-dire ni nobles, ni trop Le récit est cohérent avec
pauvres, qui évoluent dans un univers prosaïque le texte source.
familier, contemporain de celui de leur auteur. Le texte s’inspire des
œuvres du parcours.
VERS L’ENTRETIEN, p. 260 La langue est correcte.
On pourra renvoyer les élèves aux pages 588-
589 pour préparer l’entretien.
PARCOURS 2
Lecture d’image Récits précieux, p. 264-271

Georges de La Tour Histoire littéraire


La préciosité (1600-1700)
La Diseuse de bonne aventure (1635)
COMPARER, p. 264
REGARDER, p. 261
1 On peut retenir des trois documents que la pré-
1 Un jeune homme aisé paie une diseuse de
ciosité est un mouvement principalement fémi-
bonne aventure pendant que les complices de la
nin, respectant une sociabilité et des codes lan-
vieille femme tentent de le voler.
gagiers spécifiques, dans une volonté de raffi-
nement.
2 Le jeu des regards et des mains montre que les
trois jeunes femmes sont les complices de la di-
2 Les précieuses pouvaient être la cible de mo-
seuse de bonne aventure, qui capte l’attention
queries car on considérait leur réflexion sur la
du jeune homme pendant qu’on le vole.
langue comme ridicule – c’est ce dont se moque
Molière. Il s’agissait surtout de dénigrer un
3 Le regard est d’abord attiré par le visage très
mouvement féminin dans une société patriar-
pâle de la femme au centre, qui se détache par
cale qui n’offrait pas la même éducation aux
contraste de l’arrière-plan, et celui du jeune
hommes et aux femmes.
homme, pâle également. Puis l’attention porte
sur la diseuse de bonne aventure et finalement
3 Magdelon et Cathos emploient des péri-
sur les deux femmes à gauche.
phrases précieuses pour désigner une réalité or-
dinaire : un laquais devient « un nécessaire », le
4 Nous suivons d’abord le regard de la femme
miroir « le conseiller des grâces ». Myriam Du-
au centre, dirigé vers le jeune homme, qui re-
four-Maître voit dans les tentatives précieuses
garde la diseuse de bonne aventure. Puis notre
de désigner le monde autrement une volonté de
attention est attirée par l’échange de la pièce,
rendre compte d’une « réalité choisie et quintes-
qui incite à regarder ensuite les mains des autres
senciée », ce dont Molière se moque.
personnages et à comprendre qu’il s’agit d’une
scène de vol.

COMPARER
5 On laissera les élèves proposer les rapproche-
ments qui leur semblent pertinents, à condition
qu’ils justifient leur réponse. On peut noter la

169
1. Honoré d’Urfé quelque chose en l’âme qui l’affligeait beau-
coup ». La dernière phrase introduit une analyse
L’Astrée (1607-1627)
psychologique : seul un « changement de son
amitié » aurait pu causer un tel trouble à la ber-
LANGUE, p. 266 gère, ce que Céladon ne perçoit pas, tant il est
« y » est un pronom adverbial, qui pronomina- « aveuglé ». On peut ainsi se demander quand
lise la phrase précédente : Céladon n’a pas pris
et comment ce malentendu sera levé dans la
gardeau fait qu’Astrée « avait quelque chose en
suite du récit.
l’âme qui l’affligeait beaucoup ».
Texte écho
LIRE, p. 266
1 Céladon, faisant paître ses moutons, attend la 2. Longus
venue d’Astrée, mais elle l’ignore car elle croit Daphnis et Chloé (IIe ou IIIe siècle)
le mensonge de Sémire à propos de l’infidélité
de Céladon. Celui-ci, ignorant de la situation, ne LIRE, p. 267
se rend pas compte du trouble d’Astrée. 1 Le monde dans lequel évolue les deux person-
nages est idylliques, les animaux et les végétaux
2 Le texte donne des bergers une image roma- sont décrits de manière méliorative. Le prin-
nesque, idéalisée, très lointaine de la réalité de temps est la saison du « renouveau » et de
ce statut. Ils sont présentés comme des person- l’amour.
nages galants (« l’amoureux berger », « sa belle
bergère »), loin des préoccupations de bergers 2 On peut s’attendre à ce que les deux jeunes
réels, qui ne perdraient certainement pas de gens tombent amoureux, comme le sous-entend
temps à nouer des « rubans de diverses cou- la dernière phrase de l’extrait.
leurs » autour du cou de leurs brebis.
REGARDER, p. 267
3 On peut s’attendre à une intrigue amoureuse 3 Quatre personnages (trois hommes et une
reposant sur le malentendu créé par Sémire. femme – certainement des bergers) observent
un tombeau et semblent se demander ce qu’il
4 Ce genre de roman était principalement lu par contient.
des femmes éduquées.
4 Le titre peut être traduit de deux manières :
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, « Je suis aussi en Arcadie » (la mort frappe aussi
p. 266 en Arcadie) ou « Moi aussi j’ai vécu en Arca-
L’extrait s’ouvre sur la description de Céladon, die » (moi aussi, qui suis mort, ait vécu, comme
présenté comme un personnage galant, un vous, en Arcadie). Dans les deux cas, la phrase
« amoureux berger », au milieu d’un cadre que est un memento mori adressé à des personnages
l’on peut assimiler au locus amoenus des an- évoluant dans un monde idyllique, sans péril.
ciens : une nature accueillante au bord d’un
cours d’eau. Mais, rapidement, le narrateur in- COMPARER, p. 267
troduit un élément qui annonce un trouble entre 5 Les trois documents développent des thèmes
les deux héros : Astrée a été « éveillée d’un pastoraux, mettent en scène des personnages de
soupçon trop cuisant » et n’a pu « clore l’œil de bergers idéalisés.
toute la nuit ».
Le narrateur poursuit par la description idéalisée
des animaux, auxquels sont associés des termes 3. Madeleine de Scudéry
mélioratifs, comme « tant aimé » ou « plus ché-
Clélie, histoire romaine (1654-1660)
rie », pour ensuite noter ce qui détone par rap-
port à l’habitude : l’absence de guirlandes au-
tour de la brebis aurait dû servir d’indice à Cé- COMPARER, p. 268
1 On pourra vidéo-projeter la carte afin de faci-
ladon à propos du trouble de son amante.
liter le repérage des divers lieux évoqués dans
Le point de vue adopté, externe, permet au nar-
le texte.
rateur de condamner implicitement l’aveugle-
ment de Céladon, qui aurait dû se rendre
2 L’amour n’est pas nommé dans le texte, ni sur
compte, aux « façons » d’Astrée, qu’elle « avait
la carte, car c’est un sentiment dangereux. C’est

170
le terme euphémistique « amitié » qui désigne COMPARER, p. 269
ce qu’on assimilerait aujourd’hui à une forme 4 On laissera les élèves répondre en justifiant
d’amour d’estime et de tendresse, auxquels on leur point de vue, mais on peut tout à fait ima-
arrive par un chemin balisé d’étapes. En aucun giner les deux personnages sur la « mer dange-
cas cette « reconnaissance » ne doit se fonder reuse », puisque leur amour est interdit.
sur ce qu’on nommerait un « coup de foudre ».
VERS LE COMMENTAIRE, p. 269
3 Ce genre d’ouvrage était lu par des femmes On pourra proposer le plan suivant :
aisées et éduquées. Il permettait de questionner
sous la forme d’une fiction les relations entre les I. Un amour idéalisé
femmes et les hommes d’une élite sociale, au A. Des personnages exceptionnels, dignes
sein de laquelle le mariage n’était jamais fondé d’être admirés
sur l’amour. B. Une rencontre romanesque, hors du commun
II. Un amour dangereux
A. Une communication entravée
4. Madame de La Fayette B. La Cour, un univers dangereux
La Princesse de Clèves (1678)
UN DÉBAT
LANGUE, p. 269
L’AVEU DE LA PRINCESSE DE
– « pendant qu’elle cherchait » : le « que » fait
CLÈVES, p. 270
partie de la locution conjonctive « pendant
que », qui introduit un complément circonstan-
1 Donneau de Visé demande si la Princesse a
ciel temporel.
bien fait d’avouer à son mari la passion qu’elle
– quelqu’un qu’elle avait dessein de prendre :
éprouve pour Monsieur de Nemours, ou si elle
pronom relatif (antécédent : « quelqu’un »),
aurait dû la taire et continuer à croiser celui
complément d’objet direct du verbe « pren-
qu’elle aime, au point de mettre sa réputation en
dre ». péril.
– « un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir
être » : pronom relatif (antécédent : « un
2 Pour Fontenelle, la très haute vertu de la Prin-
homme »), complément d’objet direct du verbe
cesse explique cet aveu. On laissera les élèves
« crut ».
débattre à propos de ce point de vue, à partir de
– « ne pouvoir être que » : négation restrictive.
leur connaissance de l’œuvre.
LIRE, p. 269 3 Alponse Lamotte a mis en évidence la dimen-
1 Le narrateur veut faire naître de l’admiration
sion pathétique de la scène, la Princesse conso-
pour les personnages, à travers une description
lant son mari abattu. Mais il a également souli-
méliorative qui souligne leur caractère excep-
gné l’aspect romanesque de cet aveu, puisqu’on
tionnel. On peut citer, entre autres :
distingue monsieur de Nemours à la fenêtre, qui
– « Ce prince était fait d’une sorte qu’il était dif-
espionne le couple.
ficile de n’être pas surprise de le voir » ;
– « l’air brillant qui était dans sa personne » ;
Écrire une lettre au Mercure galant, p. 270
– « il était difficile de voir madame de Clèves
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
pour la première fois sans un grand étonne-
vante aux élèves :
ment. »
Critères de réussite Commentaires
2 Par bienséance, monsieur de Nemours et ma-
L’argumentation est bien
dame de Clèves ne peuvent se parler directe-
menée.
ment : la dauphine leur sert d’intermé-diaire,
Elle se fonde sur une lec-
même si chacune de leur réplique est en fait
adressée à l’autre. ture précise de la scène.
Le style précieux est bien
3 On peut deviner que les deux personnages imité.
vont s’éprendre l’un de l’autre, malgré les inter- La langue est correcte.
dits sociaux. Le roman racontera leur amour im-
possible.
171
PARCOURS 3 glacé l’imagination » ; « appréhension panique,
une peur enragée de rien entreprendre » ; « gelé
Voyages imaginaires, p. 272-275 son sang et tué de froid » ; « fondu ses muscles,
débilité ses artères, évaporé ses esprits, et sucé
1. Savinien de Cyrano de Bergerac la moelle de ses os ? » Non seulement il repré-
Les États et Empires de la Lune (1657) sente leur faiblesse physique avec une grande
cruauté (cf. question 4), mais il conteste les ver-
LANGUE, p. 272 tus traditionnellement associées à la vieillesse :
On peut relever : « Vous vous étonnez, conti- leur « prudence » est panique ; ils n’ont pas
nua-t-il, d’une coutume si contraire à celle de d’imagination et ils mobilisent de manière rou-
votre pays ? » ; « n’est-il pas plus capable de tinière leur expérience.
gouverner une famille qu’un infirme sexagé-
naire ? » ; « n’est-ce pas à cause qu’il vous peut 4 Il s’agit d’une énumération qui insiste avec
venger de vos ennemis ou de vos oppresseurs une grande cruauté sur l’effet de l’âge sur le
? » ; « Pourquoi donc le considérez-vous en- corps. Les quatre métaphores de l’énuméra-
core, si ce n’est par habitude, quand un bataillon tion, « fondu », « débilité », « évaporé » et
de septante janviers a gelé son sang et tué de « sucé » insistent par ailleurs sur la perte de
froid tous les nobles enthousiasmes dont les leurs forces. La vieillesse, d’après l’auteur,
jeunes personnes sont échauffées pour la justice n’est que privation.
? » ; « Lorsque vous déférez au fort, n’est-ce
pas afin qu’il vous soit obligé d’une victoire que 5 L’auteur est connu pour son goût du scandale,
vous ne lui sauriez disputer ? » ; « Pourquoi surtout si à la provocation se mêle la fantaisie.
donc vous soumettre à lui, quand la paresse a Pourtant, ce texte dénonce des réalités très con-
fondu ses muscles, débilité ses artères, évaporé crètes du XVIIe siècle, et notamment la toute-
ses esprits, et sucé la moelle de ses os ? » puissance du père de famille. Ce dernier peut
Les réponses, positives ou négatives, sont large- commander avec une grande autorité ses enfants
ment induites par les questions posées. De nom- (en ce qui concerne le mariage) et les déshériter
breuses questions sont des interronégatives s’ils se montrent réticents. Cyrano, en inversant
(soulignées). Il s’agit souvent de questions rhé- la situation, montre son caractère cruel et auto-
toriques. ritaire.

RECHERCHER, p. 272 REGARDER, p. 272


1 Les élèves pourront évoquer un certain 6 Pour aller dans la lune, l’auteur met à sa cein-
nombre d’éléments de la vie de l’écrivain : son ture des fioles emplies de rosée : il pense que
intérêt pour la science (bien que le moyen de l’évaporation lui permettra de s’envoler. L’idée
parvenir à la lune soit fantaisiste) ; son matéria- est bien sûr fantaisiste, et échouera. Pour sa se-
lisme ; sa vie à de nombreux égards scandaleuse conde tentative, couronnée de succès, il utilisera
et anticonformiste ; ses œuvres précieuses et une machine à fusée. L’idée sera fantaisiste…
burlesques. jusqu’au XIXe siècle !

LIRE, p. 272
2 Sur la lune on considère que les enfants ont Texte écho
plus de valeur et de talents que les vieillards : ils 2. Lucien de Samosate
sont « en force d’imaginer, de juger et d’exécu- Histoires vraies (IIe siècle)
ter » et donc davantage « capable[s] de gouver-
ner une famille ». Au contraire, les vieillards LIRE, p. 273
n’ont pas d’« imagination », ni de « jugement », 1 Tous les éléments du texte sont extraordi-
et leur « prudence » n’est que « peur ». Leur naires : la mort des habitants de la lune, qui se
« paresse » ne peut rivaliser avec l’ardeur et changent en air ; leur nourriture, des grenouilles
« l’enthousiasme » des jeunes gens. volantes ; leur boisson, de l’air pressé ; leur ab-
sence d’urine ou d’excrément ; leurs relations
3 L’auteur brosse un portrait à charge des vieil- sexuelles ; leur goût pour les gens chauves ; leur
lards. Tous les mots employés pour les décrire corps, que ce soit la barbe, leurs ongles, ou le
sont péjoratifs : « infirme sexagé-naire » ; « Ce chou qui pousse au-dessus des fesses.
pauvre hébété dont la neige de soixante hivers a

172
Ces éléments extraordinaires sont surtout dus à la peur constante de Pygmalion : « La vertu le
des inversions : les animaux terrestres devien- condamne : il s’aigrit et s’irrite contre elle. Tout
nent aériens, une impossibilité devient possible l’agite, l’inquiète, le ronge. Il a peur de son
(ne pas uriner) ; ce qui est dégoûtant devient at- ombre ; il ne dort ni nuit ni jour ; les dieux, pour
tirant, etc. le confondre, l’accablent de trésors dont il n’ose
jouir. » Les nombreux paradoxes, que nous sou-
2 Ce texte peut susciter diverses réactions : du lignons, montre l’horreur d’une existence aussi
dégoût pour un certain nombre de réalités re- cruelle que douloureuse.
poussantes (les grenouilles volantes, le gros
chou qui pousse au-dessus des fesses) ; de 3 Les Aventures de Télémaque sont une œuvre
l’étonnement et de la surprise pour ce monde pédagogique destinée au duc de Bourgogne, pe-
paradoxal, qui inverse ce que nous connaissons tit-fils de Louis XIV, qui était destiné à devenir
sur terre (cf. question 1) ; de la fascination pour roi. Lors de ses voyages, Télémaque rencontre
des coutumes étranges (faire l’amour dans le de nombreux souverains, parfois idéaux, parfois
jarret, boire de « l’air pressé ») ; surtout, un lec- terribles et tyranniques. Il s’agissait de proposer
teur peut rire ou sourire devant ces inventions au duc des modèles et des repoussoirs. Pygma-
étonnantes et absurdes. lion est le plus terrible des figures de cette épo-
pée, il présente tous les vices dont un bon roi
COMPARER, p. 273 doit se défaire, notamment l’avarice et la
3 Cyrano a reprise à Lucien plusieurs éléments cruauté.
de son « histoire vraie » : le voyage dans la
lune ; la description de coutumes étranges et pa-
radoxales ; l’évocation des vieillards ; l’inver- 4. Homère
sion de traits ou de coutumes terrestres ; la fan-
Odyssée (VIIIe siècle av. J.-C.)
taisie, c’est-à-dire le mélange d’humour et
d’imagination.
COMPARER, p. 275
1 Fénelon reprend plusieurs éléments de l’Odys-
VERS L’ENTRETIEN, p. 273
sée dans les Aventures de Télémaque : ses per-
Il faudra évoquer des éléments précis des textes
sonnages principaux (notamment Ulysse, Télé-
et de l’œuvre au programme.
maque et Mentor) ; l’idée d’un périple dans la
Méditerranée qui mène le héros dans de nom-
breux pays tantôt accueillants, tantôt hostiles ;
3. Fénelon une langue noble et majestueuse (bien que le ré-
Les Aventures de Télémaque (1699) cit de Fénelon soit en prose). Dans ces textes,
Fénelon comme Homère font des portraits de
LIRE, p. 274 rois.
1 Pygmalion est « odieux » pour de nombreuses
raisons : il a tué le mari de sa sœur ; il est avare 2 Pygmalion est un roi « odieux et misérable ».
et vole les richesses de son peuple ; il persécute Au contraire, Nestor se montre accueillant et
les personnes vertueuses et tyrannise son respectueux. Loin de l’avarice de Pygmalion, il
peuple. Il est également « misérable » parce offre un festin riche et généreux (cf. question 3).
qu’il est constamment terrifié. Il a peur de Il est également « juste » et « sensé » alors que
perdre ses richesses et se terre dans son palais. Pygmalion est aussi cruel que fou. Surtout il se
Dès lors, il ne peut connaître les « plaisirs » de montre « pie » (cf. question 4), si bien
l’amour, de l’amitié, de la famille, ni même qu’Athéna en est « charmée ».
ceux liés à la nourriture. Surtout, ses craintes
sont fondées et il est probable qu’un de ses « do- LIRE, p. 275
mestiques » l’assassine. 3 Le festin présente une grande abondance de
« viandes », d’« abats » et de « vin doux ». Il est
2 On peut éprouver de la terreur devant un également confortable, puisqu’on s’assoit sur
« monstre » dont l’existence se résume à voler « d’épaisses toisons ». Il est aussi luxueux,
son peuple et « répandre le sang » ; on peut éga- puisque le vin est servi dans une « coupe d’or ».
lement éprouver de la colère devant un si mau- Le festin est enfin un moment religieux : on y
vais roi ; on peut surtout éprouver de la pitié prie et honore les dieux (cf. question 4).
pour lui. Fénelon décrit avec une grande force
173
4 Les Pyliens manifestent une grande pitié vis- Chapitre 9  Le récit
à-vis des dieux. Ils disent qu’ils ont « besoin »
d’eux et qu’il faut les « implorer ». Ils prient et
au XVIIIe siècle
font une offrande à Poséidon en suivant un rituel
très codifié. Enfin, ils honorent leurs aînés. PARCOURS 1
Comme Athéna a pris l’apparence de Mentor, Contes orientaux, p. 278-281
elle est charmée de l’honneur qui lui est fait.

REGARDER, p. 275 1. Antoine Galland


5 Ulysse est sur le point de s’embarquer pour Les Mille et Une Nuits (1704)
quitter les Phéaciens. On devine que les person-
nages se disent adieu, peut-être en suivant une LIRE, p. 278
cérémonie. Dans les tableaux du Lorrain, la 1 On peut éprouver du plaisir à la lecture d’un
scène mythologique est souvent un prétexte ; le conte oriental dépaysant, construit de telle sorte
peintre déploie son talent dans la représentation qu’il suscite un sentiment d’attente chez le lec-
de paysages ou de constructions majestueuses. teur. Mais on peut également être horrifié par la
Au premier rang, on devine également une cruauté du prince.
scène de genre.
COMPARER, p. 278
6 On rapprocherait davantage ce tableau de 2 Alors que Galland développe le topos de la
l’Odyssée que des Aventures de Télémaque. Les cruauté orientale, Liotard paraît vouloir donner
personnages montrent une grande noblesse et l’image inverse : le vizir semble empreint de sa-
suivent peut-être une cérémonie. gesse et de majesté.

ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 275 ÉCOUTER, p. 278


Les élèves devront réutiliser des éléments ou 3 On laissera les élèves développer leur réponse,
des procédés précis des textes d’Homère et de en leur expliquant qu’un tel exercice permet de
Fénelon. mobiliser des compétences qui leur seront utiles
lors de l’entretien.

2. Montesquieu
Lettres persanes (1721), « Lettre 26 »

LANGUE, p. 279
[Quand vous relevez l’éclat de votre teint par les
plus belles couleurs] ; [quand vous vous parfu-
mez tout le corps des essences les plus pré-
cieuses] ; [quand vous vous parez de vos plus
beaux habits] ; [quand vous cherchez à vous dis-
tinguer de vos compagnes par les grâces de la
danse et par la douceur de votre chant] ; [que
vous combattez gracieusement avec elles de
charmes, de douceur et d’enjouement], je ne
puis pas m’imaginer que vous ayez d’autre objet
que celui de me plaire ; et [quand je vous vois
rougir modestement, que vos regards cherchent
les miens, que vous vous insinuez dans mon
cœur par des paroles douces et flatteuses], je ne
saurais, Roxane, douter de votre amour.
Cette construction crée un effet de retardement
de l’information principale tout en mettant en
valeur le portrait élogieux de Roxane.

174
LIRE, p. 279 3. Montesquieu,
1 Les lignes 23 à 27 font référence au sérail
Lettres persanes (1721), « Lettre 161 »
d’Usbek, où ses femmes sont gardées par des
esclaves : cette réalité orientale s’oppose à celle
de l’Europe. Cet orientalisme peut dépayser le LANGUE, p. 280
lecteur occidental par sa dimension romanesque « je fusse » est un verbe conjugué à la première
personne de l’imparfait du subjonctif. Ce mode
et exotique, mais aussi l’inviter à réfléchir à la
et ce temps sont commandés par l’emploi du
condition des femmes en Europe.
verbe « penser » introduisant la complétive et
expriment un fait irréel dans le passé.
2 Roxane est décrite par Usbek comme un être
dont la fonction principale est de plaire, de sé-
duire, tout en restant modeste. Enfermée au sé- LIRE, p. 280
1 On peut comprendre la réaction de Roxane à
rail, elle est sa propriété parmi d’autres femmes
cause de la privation de liberté dont elle était
également épouses d’Usbek.
victime. Le roman entier montre le chemine-
ment de l’héroïne, du statut de favorite à celui
3 Usbek écrit pour faire part de son voyage et
de femme révoltée par son statut d’esclave.
pour exprimer son amour à Roxane. Mais en
procédant ainsi, il justifie aussi la coutume per-
2 Montesquieu offre une réflexion sur le statut
sane de l’enfermement des femmes.
de la femme. Indirectement, le lecteur français
est incité à réfléchir à la place que la société oc-
4 Montesquieu montre que les femmes, quelle
cidentale accorde aux femmes et aux consé-
que soit la culture – persane ou française – sont
quences qu’une telle organisation sociale peut
réduites au rang d’objet de séduction, la seule
avoir. Sans liberté, on ne peut aimer sincère-
chose les distinguant étant le degré de liberté
ment : les hommes ne peuvent ainsi espérer ga-
que les hommes leur accordent.
gner et conserver l’amour des femmes en les
maintenant dans un état de minorité.
RECHERCHER, p. 279
5 Les lettres 2, 3 et 4 décrivent la réalité de l’en-
fermement au sérail : les femmes sont traitées COMPARER, p. 280
3 Le tableau donne une image idéalisée du sé-
comme des prisonnières auxquelles aucune li-
rail : les espaces intérieurs sont ouverts sur l’ex-
berté n’est accordée.
térieur, les femmes semblent vivre en harmonie.
Montesquieu contredit cette vision de l’Orient,
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 279
en décrivant la condition de prisonnières des
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
femmes d’Usbek.
vante aux élèves :

Critères de réussite Commentaires


La réflexion sur le sérail 4. Voltaire
est pertinente. Zadig (1748)
Le point de vue de
Roxane est bien exploité. LANGUE, p. 281
Les codes de la lettre sont Le mot « fort » est ici un adverbe, il est donc
respectés. invariable. Il a une valeur intensive.
La lettre imite l’écriture
de Montesquieu. LIRE, p. 281
La langue est correcte. 1 Le texte a pour finalité de dénoncer les cou-
tumes cruelles qui s’opposent à la raison et qui
se fondent sur une forme de fanatisme religieux.
Par ailleurs, cette coutume du bûcher place la
femme dans une situation de soumission, son
existence ne pouvant être pensée indépendam-
ment de celle de son époux : Voltaire dénonce
également cela.
2 Ce texte offre un récit oriental exotique qui
répond au goût du XVIIIe siècle, dans la veine

175
des Mille et Une Nuits. Par son aspect plaisant, COMPARER, p. 284
il capte le lecteur pour mieux le faire penser. Michel Delon affirme que pour les libertins,
« l’épanouissement des désirs » constitue un
COMPARER, p. 281 idéal. Mais alors que Juliette confond plaisir et
3 Les trois œuvres dépeignent l’Orient comme volupté, Michel Delon cite La Mettrie, pour qui
un monde exotique, sensuel, mais cruel et dan- le plaisir relève uniquement du sensible, tandis
gereux. que la volupté « se trouve dans l’union des sens
et du cœur », ce qui est loin de la définition
VERS LE COMMENTAIRE, p. 281 qu’en donne l’héroïne sadienne.
Cet extrait de Zadig se déroule en Arabie, lieu
exotique pour les lecteurs français du 4 On pourrait rapproche les deux héroïnes de
XVIIIe siècle. Pourtant, ce conte oriental propose Sade de la femme représentée dans le tableau.
une critique du fanatisme religieux qui s’ap- Selon l’interprétation qu’on en fait, on pourrait
plique implicitement au contexte français. En rapprocher cette figure soit de Juliette, soit de
effet, les personnages convoquent des concepts Justine. L’épanouissement du désir devient un
caractéristiques des questionnements philoso- thème littéraire et pictural central à cette
phiques en France à cette époque. À la ligne 26, époque, comme l’affirme Michel Delon.
la femme oppose « la nature » à sa personnalité
« dévote » : la pratique religieuse serait con- 5 Le libertinage, à cette époque, est une doctrine
traire à un mode de vie respectant les principes qui consiste à faire fi des conventions sociales
naturels, comme ici celui de la conservation de et des injonctions morales pour laisser les sens
soi. C’est d’ailleurs par convention sociale que s’épanouir dans la jouissance, notamment
la femme est prête à ce suicide, lorsqu’elle af- amoureuse.
firme : « je serais perdue de réputation, et tout
le monde se moquerait de moi, si je ne me brû-
lais pas. » Zadig, en parlant de « vanité », em- 1. Abbé Prévost
ploie aussi un terme propre à la culture occiden-
Manon Lescot (1728-1731)
tale, notamment chrétienne : il montre ainsi à
son interlocutrice que se suicider n’est pas un
acte de foi mais un acte pour se donner de la va- LANGUE, p. 286
« Je demeurai interdit à sa vue » : proposition
leur.
principale.
« et, ne pouvant conjecturer quel était le dessein
de cette visite, j’attendais, les yeux baissés et
PARCOURS 2 avec tremblement » : proposition principale
Récits libertins, p. 284-289 coordonnée à la précédente.
« quel était le dessein de cette visite » : proposi-
Histoire littéraire tion subordonnée interrogative indirecte.
« qu’elle s’expliquât » : proposition subordon-
Le libertinage au XVIIIe siècle
née complétive.
Le retardement du verbe « s’expliquât » mime,
REGARDER, p. 284
sur le plan syntaxique, l’attende de Des Grieux
1 On peut faire une interprétation ambivalente
à propos de Manon.
du tableau : s’agit-il d’un viol, l’homme tentant
de fermer le verrou, la femme voulant éloigner
LIRE, p. 286
son visage du sien ? ou s’agit d’une supplication
1 Le choix d’un narrateur interne est une con-
de la femme, qui souhaite retenir son amant
vention dans de nombreux récits de cette
après leurs ébats ?
époque, présenté au lecteur comme véridique et
rapportés par ceux qui ont vécu les événements
2 La pomme peut symboliser le péché originel.
narrés. La narration interne facilite aussi l’em-
Elle est mise en valeur par la diagonale et le
pathie que l’on peut éprouver pour le person-
clair-obscur et peut laisser penser que l’acte
nage-narrateur, mais, surtout, elle place le lec-
sexuel a déjà eu lieu.
teur dans la même position que Des Grieux, qui
ne sait quelles sont les véritables motivations de

176
Manon. Comme le personnage-narrateur, le lec- d’un sentiment à l’autre a fait prendre cons-
teur est amené à chercher les indices qui lui per- cience au narrateur des effets que produit l’hé-
mettraient de comprendre l’héroïne. roïne sur sa sensibilité.

2 Cette question ouvre un débat interprétatif : 2. Crébillon fils


faut-il croire en la douleur de Manon ou est-elle
feinte ? Faut-il la plaindre d’être la cible des re- Les Égarements du cœur et de l’es-
proches de Des Grieux ou au contraire le jeune prit (1736-1738)
homme est-il digne de sympathie ? On laissera
les élèves justifier leurs réponses à l’aide d’élé- LIRE, p. 287
ments précis du texte. 1 Un héros de dix-sept ans a peu d’expérience
du monde et des sentiments : on peut donc s’at-
3 L’amour apparaît comme un sentiment qui tendre à un récit d’apprentissage.
rend faible celui qui l’éprouve. Des Grieux perd
ainsi le contrôle lorsqu’il revoit Manon. Ce sen- 2 Le narrateur, avec le recul, prend conscience
timent pose aussi la question de la sincérité : que ce qu’il pensait être de l’amour n’en était
dire que l’on aime signifie-t-il que l’on aime vé- pas : changer de maîtresse aussi souvent et avec
ritablement ? autant de liberté ne permet pas l’émergence ré-
elle de ce sentiment. Par ailleurs, l’attachement
4 On laissera les élèves justifier leurs hypo- du personnage lorsqu’il était jeune était motivé
thèses en fonction des réponses qu’ils auront par le fait d’être désiré par une femme, et non
formulé dans les questions précédentes. par les qualités de cette personne.

VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, 3 La femme apparaît comme le moyen de satis-


p. 286 faire l’amour de soi : elle est désirée à partir du
Tout d’abord, Des Grieux est la proie d’une moment où elle est désirante, et oubliée dès
vive émotion, exprimée par les exclamations : qu’une autre femme plus plaisante apparaît.
« Dieux ! quelle apparition surprenante ! ». L’emploi du terme « objet » à la ligne 36, même
Cette réaction est due à la surprise des retrou- s’il n’a pas exactement le même sens qu’au-
vailles et à la beauté de Manon, décrite à l’aide jourd’hui, montre bien que la femme n’est en
de termes hyperboliques mélioratifs « plus ai- rien un sujet pour le personnage, mais un moyen
mable et plus brillante que je ne l’avais jamais d’accéder à son propre plaisir.
vue », « Ses charmes surpassaient tout ce qu’on
peut décrire ». REGARDER, p. 287
L’énumération et l’anaphore de l’adverbe inten- 4 Le titre du tableau laisse entendre que les deux
sif « si » renforcent ce portrait élogieux : femmes sont cousines, mais ce terme pouvait
« c’était un air si fin, si doux, si engageant ! » désigner de simples amies à cette époque.
Cette émotion laisse ensuite place à l’embarras, L’homme offre des fleurs à celle qui est assise
exprimé par l’adjectif « interdit », puis dans une et qui en glisse une dans son corsage. Ce que
gradation, au « désordre de l’âme ». fait celle de dos est plus mystérieux : est-elle la
C’est ensuite la colère qui prend le dessus, avec complice du couple et surveille-t-elle l’arrivée
la répétition de l’adjectif « perfide » dans des inopportune d’intrus ? Ou son regard exprime-
exclamations accusatrices. La répétition du rait-il de la jalousie si on pouvait le voir ?
verbe « s’écrier » souligne l’ire du chevalier.
Finalement, les caresses de Manon transforment 5 Watteau représente une forme de légèreté
cette colère en épouvante : le passage si soudain amoureuse que l’on peut comparer à la légèreté
amoureuse du personnage de Crébillon.

177
3. Pierre Choderlos de Laclos femme assise étant traditionnellement un sym-
bole de la sexualité, en peinture.
Les Liaisons dangereuses (1782)
2 Boucher représente deux femmes qui se pa-
LANGUE, p. 288 rent pour séduire. Le désordre du décor, la pré-
Ce futur a une valeur de certitude et d’ordre : sence du chat jouant à la balle, semble symboli-
Madame de Merteuil n’a aucun doute à propos
ser une légèreté des mœurs, qui peut rappeler
de l’obéissance de Valmont.
celle des personnages de Laclos.
LIRE, p. 288
LIRE, p. 289
1 3 Le rédacteur prétend avoir publié ces lettres
pour prévenir les lecteurs des vices que l’on
peut rencontrer dans le monde : l’utilité serait
donc didactique et morale.

4 Cette préface introduit un jeu avec le lecteur :


elle prend la forme d’un pacte de lecture et vise
à défendre le texte contre toute accusation d’im-
moralité.

COMPARER, p. 289
5 La préface donne un argument justifiant que
2 Madame de Merteuil est l’ancienne maîtresse les principaux protagonistes de l’œuvre soient
de Monsieur de Valmont. Elle semble entretenir des personnages immoraux, ce qui pouvait sem-
un rapport de domination : elle lui donne des bler scandaleux. Le rédacteur prétend qu’il
ordres à l’impératif et l’appelle « Chevalier », s’agit d’offrir un repoussoir et de dévoiler les
réactivant en le pervertissant le modèle de la agissements de personnes puissantes.
courtoisie.
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
3 Madame de Merteuil fait peu de cas de la mo- p. 289
rale : elle a eu au moins Valmont et Gercourt Dès la première phrase de l’extrait, le rédacteur
pour amant et est prête à instrumentaliser le vi- ouvre une sorte de dialogue avec son lecteur, en
comte et Cécile pour se venger. anticipant des contestations à propos de « l’uti-
lité de l’Ouvrage ». L’emploi du pronom « On »
4 On laissera les élèves émettre des hypothèses, sert à s’adresser à ce lecteur. Associé au verbe
potentiellement nombreuses étant donné les re- « trouvera », il annonce, comme un programme,
lations entretenues entre les personnages. ce que contient l’œuvre. Le rédacteur s’amuse
aussi à déterminer le profil de lecteur à qui l’ou-
vrage serait le plus utile et le moins dangereux.
Texte écho En feignant qu’il faut « éloigner » les jeunes
gens de cet ouvrage, il ne faut qu’éveiller leur
4. Pierre Choderlos de Laclos curiosité à propos de l’immoralité des actions
Les Liaisons dangereuses (1782) narrées. En supposant aussi que les personnes
immorales « auront intérêt à décrier [l’]Ou-
REGARDER, p. 289 vrage », voire à s’allier aux « Rigoristes », l’au-
1 Le décor donne une impression de désordre : teur suscite également cette curiosité tout en
des objets sont épars au sol, des étoffes sont né- orientant la lecture de celui qui s’apprête à lire
gligemment posées sur le fauteuil, un ruban la première lettre.
pend de la cheminée. Ce désordre peut représen-
ter le désordre amoureux, le chat au pied de la

178
PARCOURS 3 Ensuite, les deux personnages ne sont pas nom-
més et l’on n’apprend rien à leur propos, con-
Le récit en question, p. 290-293 trairement aux débuts conventionnels des récits.
Le lecteur lit un dialogue qui semble avoir com-
1. Denis Diderot mencé sans lui, ce qui contribue aussi à subver-
Ceci n’est pas un conte (1772) tir la notion d’incipit.
Enfin, l’un des personnages annonce une histo-
LANGUE, p. 290 riette qu’il refuse finalement de raconter pour le
Le mot « historiette » est formé à partir du nom moment, ce qui donne l’impression que le véri-
commun « histoire » et du suffixe « -ette », qui table début du récit est différé.
a une valeur de diminutif. Une historiette est
une petite histoire plaisante mais sans réelle im-
portance. Texte écho
2. Jean Le Rond d’Alembert
LIRE, p. 290 Encyclopédie (1754)
1 Le texte met en scène un personnage qui s’ap-
prête à conter une historiette et son auditeur qui LANGUE, p. 291
l’interrompt, comme l’explique le narrateur Le mot « conte » partage la même étymologie
dans le premier paragraphe. Ils évoquent un ou- que « compte ». « Conter » et « compter »
vrage dont le titre n’est pas donné, ainsi qu’une étaient au Moyen Âge deux graphies d’un
historiette que l’un d’eux souhaiterait raconter. même verbe, dérivé du latin computare. Un
conte est à l’origine une histoire plaisante où
2 Ce texte est déstabilisant : l’identité des per- l’on s’amuse à compter (comme une « comp-
sonnages n’est pas définie, de même que le sujet tine »).
de leur conversation reste vague. Le dialogue Le mot « fable » vient du latin « fabula » : une
semble avoir déjà commencé avant ce qui est histoire inventée, mensongère (sens que l’on re-
rapporté par le narrateur, empêchant ainsi le lec- trouve dans le verbe « affabuler »).
teur d’en comprendre chaque élément et éveil- Le mot « roman » désigne en ancien français un
lant sa curiosité. long récit en vers écrit en langue romane, avant
de prendre son sens actuel.
3 Diderot joue avec son lecteur tout en établis- On retrouve chez d’Alembert l’opposition entre
sant un rapport de connivence. Les deux person- la brièveté de la fable et la longueur du roman,
nages du dialogue sont des doubles de l’auteur ainsi que l’idée de « fausseté », d’histoire éloi-
et de son lecteur, comme le narrateur le dit dans gnée de la vérité.
le premier paragraphe.
COMPARER, p. 291
4 Le titre est ironique : Diderot joue avec la 1 Le récit de Diderot ne correspond à aucun des
forme et les conventions du conte philosophi- éléments définitoires de d’Alembert, si ce n’est
que sans donner au lecteur ce qu’il pourrait at- la dimension fictive. Ainsi comprend-on le titre
tendre d’un tel texte. de Diderot, Ceci n’est pas un conte.
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, 2 La lecture, selon la gravure de Greuze, doit
p. 290 être édifiante, elle contribue à « la bonne éduca-
Dès le premier paragraphe, le narrateur déstabi- tion ». C’est le rôle que d’Alembert attribue à la
lise son lecteur, en refusant de définir avec pré- fable, mais dénie au conte, de même que celui
cision le genre de son récit, « qui n’est pas un de Diderot n’est pas présenté comme un récit di-
conte, ou qui est un mauvais conte ». Il prend le dactique.
contre-pied des pactes de lecture qui consistent
à annoncer l’intérêt de l’œuvre et non de la dé- VERS L’ENTRETIEN, p. 291
nigrer. On pourra renvoyer les élèves aux pages 588-
589 pour la préparation de l’entretien.

179
3. Denis Diderot lecteur tout en déjouant les conventions narra-
tives. Le narrateur annonce que le récit qu’il va
Jacques le Fataliste et son maître (1796)
mener conduira à fonder une amitié avec son
lecteur ; c’est donc une forme de captatio bene-
LANGUE, p. 292 volentiae qui est ici offerte.
« Si » est une conjonction de coordination intro-
duisant une proposition interrogative indirecte.
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 293
On pourra distribuer la grille suivante aux
LIRE, p. 292 élèves :
1 Diderot joue avec les codes du roman,
puisqu’un narrateur introduit le dialogue, et
Critères Commentaires
ceux du théâtre ou du dialogue philosophique,
Le récit reprend les codes
puisque la présentation typographique des pa-
du texte-source.
roles rapportées reprend les codes de ces genres.
Le récit est cohérent avec
2 Les deux personnages entretiennent des rap- la gravure.
ports ambivalents : le Maître n’est désigné que La langue est correcte.
par son statut de supériorité, il n’a pas de nom.
Son autorité, voire sa cruauté, se révèle dans le
dernier paragraphe, où il fouette Jacques. Pour- PARCOURS 4
tant, les deux hommes semblent aussi pouvoir Rousseau et l’écriture de soi,
discuter d’égal à égal, à propos de sujets aussi p. 294-299
intimes que l’amour.

3 Les questions sont posées par le narrateur, qui 1. Jacques Rousseau


anticipe celles que pourrait poser un lecteur. Il Les Confessions (1782), « Préambule »
y répond lui-même pour les disqualifier, parfois
sous la forme d’une nouvelle question, mais à LANGUE, p. 294
valeur rhétorique. La première personne du singulier est employée
de manière récurrente, variée et quasi obses-
4 Le narrateur veut créer une connivence avec sionnelle : on trouve vingt-quatre reprises sous
le lecteur tout en le déstabilisant : en s’adressant la forme du sujet « je » qui inaugure le préam-
à lui tout en déconstruisant les codes du genre bule et huit reprises sous la forme objet (« me »,
romanesque, il laisse penser qu’il veut s’adres- « moi »). Les possessifs « mon », « mes », ren-
ser à un lecteur tout aussi averti que lui. forcent cette impression pour le lecteur. Le pro-
jet est certes autobiographique. Cependant, le
lecteur ne peut que ressentir l’hypertrophie du
Texte écho moi, l’égocentrisme brûlant et même le narcis-
4. Laurence Sterne sisme de cet insolite préambule. Cet orgueil est
La Vie et les Opinions de Tristram celui d’un homme blessé, dénigré et calomnié
qui cherche à être reconnu par les autres et son
Shandy (1759) lecteur.
LIRE, p. 293 RECHERCHER, p. 294
1 Tristram, personnage-narrateur, s’adresse di- 2 Le dernier paragraphe fait référence à l’épi-
rectement au lecteur : on le voit dès la première sode de la femme adultère dans l’Évangile
phrase. (Jean, VIII). Jésus défie ainsi ceux qui accusent
Marie-Madeleine : « Que celui d’entre vous qui
2 Les grands traits au milieu du texte peuvent n’a jamais péché lui jette la première pierre ».
représenter les silences, les hésitations du narra- Et tous s’en vont car ils n’osent plus la condam-
teur, qui laisserait le temps à son lecteur de ré- ner de peur d’être jugés en retour. Le lecteur est
fléchir et réagir à ce qui vient d’être dit. ainsi incité à regarder en lui-même avant de blâ-
mer Rousseau.
3 Ce texte peut être lu comme un pacte de lec-
ture : situé au début du roman, il interpelle le

180
LIRE, p. 294 aucun de ceux qui existent ». Afin de ne pas pa-
3 À chacun de se sentir convaincu ou irrité par raître orgueilleux ou supérieur, Rousseau
ce texte liminaire. On peut souligner le fait que ajoute : « Si je ne vaux pas mieux, au moins je
ce préambule a suffi, selon une note de l’édition suis autre ». La métaphore du moule unique
J. Voisine chez Garnier-Flammarion p. 4, « à épouse cette singularité aux lignes 8 et 9 : « Si
condamner Rousseau aux yeux de nombreux la nature a bien ou mal fait de briser le moule
lecteurs – certains illustres – qui n’ont jamais dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne
poursuivi au-delà de la seconde page leur lec- peut juger qu’après m’avoir lu ». Rousseau est
ture des Confessions. » À la mort de Rousseau le produit de la nature, toujours bonne, car il est
circulait une version tronquée où Rousseau un homme sincère qui revendique son inno-
n’était plus que « méprisable et vil » et jamais cence. La métaphore du moule souligne la re-
plus « bon, généreux, sublime ». La polémique vendication d’individualité et de singularité ab-
était vive au XVIIIe siècle et peut se poursuivre solue de Rousseau.
en classe comme entrée en matière…
6 De nombreuses expressions témoignent de
4 Le projet de Rousseau lorsqu’il écrit ses Con- son désir de transparence et de dévoilement de
fessions est apologétique : le mot vient du grec son être : la citation en exergue « Intus et in
ancien et désigne une justification, une défense cute » qui signifie « intérieurement et sous la
face à une attaque. Rousseau se défend des ac- peau » ; Rousseau prétend comparaître avec son
cusations de Voltaire et de tous ceux qui l’ont livre devant les trompettes du jugement dernier
attaqué et rejeté. Ses ouvrages Du Contrat so- et Dieu qu’il invoque par l’expression « Être
cial et L’Émile ont été interdits et confisqués. Le éternel » (l. 10 et 19). Il utilise le discours direct
Parlement menace d’emprison-nement l’auteur et le présentatif pour livrer le bilan transparent
qui se réfugie à Môtiers en Suisse. C’est là que de son existence (l. 12) : « Voilà ce que j’ai fait,
l’atteint le pamphlet de Voltaire en 1764 qui dé- ce que j’ai pensé, ce que je fus ». La gradation
nonce l’abandon par Rousseau de ses enfants et va des actions extérieures à l’être intime. Rous-
le compare indignement à la bête du Gevaudan. seau affirme avoir « dit le bien et le mal avec la
Le venin se répand et un an plus tard, une popu- même franchise ». Rousseau reprend ligne 19
lace déchaînée lapide la demeure de Rousseau. cette dialectique de l’intérieur et de l’extérieur,
En conflit avec ses amis philosophes des Lu- de l’être et du paraître par cette phrase : « j’ai
mières, paria, proscrit et condamné, Rousseau dévoilé mon intérieur ».
entreprend donc de se justifier aux yeux du pu-
blic et de se montrer tel qu’il est et non pas tel 7 Rousseau plaide en faveur de l’accusé Jean-
qu’on le défigure haineusement de toutes parts. Jacques en usant de stratégie argumentative. Il
Le projet de Rousseau est aussi de montrer « un évoque au premier paragraphe son désir de se
homme dans toute la vérité de la nature ». Ce peindre nu comme jamais aucun écrivain ne l’a
désir de transparence est problématisé par entrepris auparavant. Au deuxième paragraphe
l’étude célèbre de Jean Starobinski, Jean il demande au lecteur de juger sur pièce : « on
Jacques Rousseau : la transparence et l’obs- ne peut juger qu’après m’avoir lu ». Au troi-
tacle. Rousseau vise la sincérité absolue. Il em- sième paragraphe intervient le « souverain
ploie le terme de « franchise » (l. 13) et affirme juge » devant lequel Jean-Jacques se présente
hautement, devant Dieu, qu’il s’est montré tel avec son livre qui le retrace tout entier et sans
qu’il fut, avec ses défauts et ses qualités, sans fards. Il insiste sur la sincérité absolue de ses
rien masquer. Cet homme « dans toute la vérité Confessions. Enfin, il retourne ce jugement di-
de la nature » est pour lui forcément innocent. vin contre le lecteur qui voudrait le blâmer. Il le
À l ’âge d’or de l’enfance succède la dégrada- défie : s’il ose se dévoiler autant que lui, il ne
tion due à la socialisation tout comme la société peut être meilleur que lui.
corrompt l’homme à l’état de nature dans le Dis-
cours sur les origines et les fondements de l’iné- VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
galité parmi les hommes. p. 294
Rousseau entame l’écriture des Confessions
5 Rousseau revendique une singularité absolue suite à l’interdiction de ses œuvres philoso-
de son être : « Je ne suis fait comme aucun de phiques, Le Contrat social et L’Émile ; la publi-
ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme cation du pamphlet de Voltaire qui l’accuse

181
d’avoir abandonné ses enfants le met en contra- La citation de Perse en épigraphe, « Intus et in
diction avec ses théories sur l’éducation et le cute » annonce le projet de se peindre « inté-
livre à la vindicte publique. Persécuté, traqué, rieurement et sous la peau » : dissection de
Rousseau est un homme à abattre dont la con- l’âme et presque vivisection puisque Rousseau
damnation semble presque unanime. Publier ses s’étudie lui-même, de son vivant. Rousseau
Confessions vise à restaurer une image non dé- veut aller au-delà des mémoires de complai-
formée de son être. Il les rédige de 1764 à 1769 sance et revendique le désir de rendre son âme
et elles seront publiées de manière posthume. transparente au lecteur.
Cette autobiographie s’efforce de « tout dire »
dans un effort de sincérité jugé scandaleux par II. Les deux premiers paragraphes :
ses contemporains. Les six premiers livres des l’originalité du projet autobiographique
Confessions reconstituent les structures de la de Rousseau lié à la singularité absolue
personnalité de Rousseau et font de l’enfance et de son être
des premières expériences sociales, sexuelles et Le premier paragraphe débute par le pronom
culturelles des moments décisifs. Cette pri- personnel « je » (« Je forme une entreprise » et
mauté de l’enfance dans la genèse de la per- s’achève par la forme tonique du pronom (« cet
sonne, le charme et les ambiguïtés des aveux homme, ce sera moi »). Le lecteur est encerclé
successifs sont radicalement nouveaux et mo- par Jean-Jacques qui revendique l’originalité
dernes. Les romantiques liront avec passion ce absolue de son entreprise. L’intention de Rous-
texte où le génie solitaire s’oppose au monde, seau est aussi didactique puisque son intention
tout en entretenant un rapport intime avec la na- est de « montrer à [s]es semblables un homme
ture. Le texte liminaire, le préambule a été ré- dans toute la vérité de la nature ». Cet homme
digé après la rédaction des premiers livres au non corrompu par la société et qui se souvient
moment où Rousseau se sent hanté par un de l’état de nature et de l’innocence, c’est lui qui
« complot » de ses ennemis contre lui. s’offre au lecteur. Ce premier paragraphe des
Quel pacte autobiographique Rousseau pro- Confessions n’est pas une captatio bene-
pose-t-il de nouer avec le lecteur ? volentiae humble ou charmeuse mais une an-
Nous analyserons le paratexte (titre et citation nonce emphatique : « Je forme une entreprise
en exergue) qui situe l’horizon d’attente du lec- qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution
teur puis les deux premiers paragraphes où n’aura point d’imitateurs. » Les négations ren-
Rousseau évoque l’originalité de son entreprise forcées par l’adverbe absolu « jamais » et la sy-
et de son être profond ; enfin nous nous penche- métrie des deux propositions affirment avec
rons sur le long paragraphe où Rousseau théâ- force le projet de Rousseau. Les futurs prolep-
tralise son rapport aux autres sous la forme du tiques, le verbe de volition « je veux montrer »
jugement dernier, auquel il souhaite compa- donnent un ton définitif à ce préambule qui ne
raître son livre à la main. ménage par son lecteur mais s’impose à lui avec
force. Le paragraphe se clôt sur la formule ora-
I. Paratexte et horizon d’attente du lecteur lisante, qui s’adresse ainsi directement au lec-
Le titre des Confessions est une reprise du titre teur : « cet homme, ce sera moi ».
de Saint Augustin dont Rousseau se distingue
cependant car il n’a aucune intention apologé- Le deuxième paragraphe s’ouvre sur la reprise
tique. Le lecteur peut s’attendre à l’aveu de du pronom personnel sous forme tonique, ren-
fautes et à un récit de vie. Montaigne s’y était forcé par l’adjectif « seul » dans une phrase no-
déjà prêté dans ses Essais mais il n’envisageait minale abrupte : « Moi seul ». Rousseau affirme
l’enfance que comme la propédeutique de l’âge désormais la singularité de son être. Il reven-
adulte. Au XVIIIe siècle, fleurissent les romans- dique une parfaite connaissance de son cœur,
mémoires. transparent à lui-même : « Je sens mon cœur et
L’autobiographie de Rousseau est cependant la je connais les hommes ». Le parallélisme de
première qui ne soit pas écrite par un noble ou construction et les verbes de connaissance sen-
un grand : c’est le projet d’un écrivain roturier, sible (« je sens ») ou intellectuelle (« je con-
qui donne une dimension de revendication so- nais ») ne laissent aucun doute pour Rousseau.
ciale à l’œuvre dès la lecture du titre et du nom Cette connaissance de soi-même est ici haute-
de l’auteur, ce que souligne Jean Starobinski ment revendiquée mais la lecture de l’œuvre
dans son ouvrage critique sur Rousseau. montre que Rousseau est aussi en quête de son

182
identité par l’écriture de ses mémoires. Rous- de sa vie pour la pesée des âmes en trois propo-
seau affirme ici haut et fort sa différence, radi- sitions successives qui sont fondées sur une gra-
cale et irréductible : « Je ne suis fait comme au- dation : les actions de Jean-Jacques, ses pensées
cun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait et enfin son être profond.
comme aucun de ceux qui existent. » La struc- L’autobiographe affirme n’avoir rien caché aux
ture martelée des négations, le pronom absolu yeux du lecteur : « J’ai dit le bien et le mal avec
« aucun » distinguent Rousseau des autres, dé- la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais,
signés par les périphrases « ceux que j’ai vus » rien ajouté de bon ». La discordance entre la sin-
et « ceux qui existent ». Le lecteur est ici en- cérité et la vérité d’une autobiographie est bien
globé parmi les « autres » dans une position peu envisagée un instant : « et s’il m’est arrivé
flatteuse. Rousseau sent bien qu’il peut paraître d’employer quelque ornement indifférent, ce
méprisant et supérieur. Il rectifie aussitôt pour n’a jamais été que pour remplir un vide occa-
se faire bien comprendre : il ne se place pas au- sionné par mon défaut de mémoire. » Rousseau
dessus des autres mais revendique sa singula- suppose que sa sincérité supplée à la vérité. Les
rité : « Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis ornements dus au défaut de mémoire sont-ils
autre ». L’emploi adjectival du terme « autre » vraiment indifférents ? Le lecteur est prié de ne
confirme la valeur de l’individu, liée à son ori- pas trop s’interroger là-dessus et de considérer
ginalité. Cette conception de l’individu sera avant tout l’esprit général de son entreprise et
celle des romantiques qui se reconnaîtront en non pas les détails indifférents. Rousseau recon-
Rousseau. La métaphore du moule à usage naît des inventions ou plutôt des reconstitutions,
unique renforce cette conception : « Si la nature les plus vraisemblables possibles, et jamais
a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel complaisantes (l. 16 et 17) : « J’ai pu supposer
elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce
qu’après m’avoir lu ». Rousseau inaugure ainsi que je savais être faux ». La vérité s’oppose net-
un nouveau pacte autobiographique, tel que Phi- tement à l’erreur par l’antithèse des adjectifs
lippe Lejeune l’a théorisé : l’auteur s’engage à « vrai », « faux », tout en étant tributaires de la
dire toute la vérité sur lui-même et demande au connaissance de soi de l’auteur (répétition de la
lecteur de le lire sans a priori et de juger sur formule verbale « ce que je savais »). L’adverbe
pièces. « jamais » récuse tout mensonge volontaire.
Rousseau développe ensuite l’idée selon la-
III. Le défi du jugement dernier, troisième quelle ses Confessions reflètent parfaitement
et dernier paragraphe son être, le disent intégralement : « Je me suis
Ce long paragraphe met en scène un procès montré tel que je fus ». Le livre est bien un dé-
triomphal, le jugement dernier. Rousseau se voilement de son être intime, ce que traduit le
présente devant Dieu et d’accusé, il devient ac- verbe pronominal « se montrer » en adéquation
cusateur, remettant en cause ses détracteurs et avec le verbe être au passé simple grâce à l’outil
potentiellement son lecteur. de comparaison « tel que ». S’ensuit une énu-
Rousseau envisage le jugement dernier et juge mération de ses qualités et défauts. On remar-
que son livre le disculpera : « Que la trompette quera que l’auteur commence par ses défauts
du jugement dernier sonne quand elle voudra, je afin de terminer par ses qualités qui resteront en
viendrai, ce livre à la main, me présenter devant mémoire du lecteur. On observe aussi une dis-
le souverain juge ». Cette mise en scène est un proportion des adjectifs entre les deux défauts
défi claironnant comme l’indiquent la mention (« méprisable et vil ») et les trois qualités évo-
de la trompette et l’adverbe « hautement » (« Je quées dans une gradation : « bon, généreux, su-
dirai hautement », l. 12). Rousseau est certain blime ».
de son absolution du fait de sa sincérité mais son Rousseau rappelle ensuite de manière synthé-
attitude n’a rien de l’humilité du pêcheur repen- tique qu’il a « dévoilé [s]on intérieur tel que tu
tant. Elle est plus un défi arrogant, celui d’un l’as vu toi-même ». Cette mention de l’intério-
homme blessé qui veut faire éclater la vérité et rité rappelle la citation en exergue (« Intus et in
se disculper. Rousseau devient alors l’avocat de cute » : intérieurement et sous la peau). Son
Jean-Jacques et livre un plaidoyer au discours livre est placé sous le regard de Dieu, lequel
direct : « Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, sonde les âmes et les reins. Le tutoiement
ce que je fus ». Le présentatif « Voilà » livre s’adresse bien à Dieu qu’il apostrophe à la
sans détours l’âme de Jean-Jacques et le bilan phrase suivante : « Être éternel, rassemble au-

183
tour de moi l’innombrable foule de mes sem- au regard de la psychanalyse. Jean Bertrand
blables ». Dans une dramatisation surprenante, Pontalis dans sa préface aux Confessions sou-
Rousseau imagine un jugement théâtral où Dieu ligne que « nous nous retrouvons, génération
lui rendrait justice devant ses persécuteurs. On après génération, nous autres lecteurs-témoins-
aurait pu s’attendre à une formulation moins juges-complices, dans ce frère, dans ce sem-
narcissique : « rassemble autour de toi » ; le blable qui, sans nous l’avoir imposé, se laisse
texte propose une version plus mégalomaniaque appeler Jean-Jacques ». Ce pacte sera aussi fon-
voire pathologique. C’est ici qu’intervient un dateur pour le genre autobiographique et con-
retournement de situation : les hommes sont trairement à ce qu’il imaginait, Rousseau aura
sommés d’écouter, gémir et rougir devant les suscité bien des imitateurs. Sa postérité littéraire
misères de Rousseau parce qu’en tant qu’être est immense. Rien que chez les romantiques, on
humain, trop humain, ils les partagent. Trois peut citer les Mémoires d’outre-tombe de Cha-
subjonctifs impérieux et une gradation des subs- teaubriand, l’Histoire de ma vie de Georges
tantifs (« confessions », « indignités », « mi- Sand, la Confession d’un enfant du siècle de
sères ») s’adressent aussi bien au lecteur : Musset ou encore Les Contemplations de Hugo.
« qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémis- Au XXe siècle L’Âge d’homme de Michel Leiris
sent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes se situe dans sa continuité, cette fois-ci au mi-
misères ». Le dévoilement de soi est aussi dé- roir de la psychanalyse. Enfin le genre de l’auto-
masquage d’autrui et l’aveu devient accusation. fiction, illustré par Romain Gary ou Annie Er-
Le texte reprend alors l’épisode évangélique de naux, ne lui est bien sûr pas étranger, visant la
la femme adultère pour retourner l’accusation vérité de l’être sans se refuser les ornements de
de ses détracteurs contre eux-mêmes. Rousseau la fiction. Si l’on ne compte donc plus ses épi-
les met au défi d’être aussi sincères que lui. gones, la voix de Rousseau reste cependant sin-
Cette provocation du lecteur s’adresse à tous les gulière.
hommes dans une emphase théâtrale et rhéto-
rique : « Que chacun d’eux découvre à son tour PROLONGEMENT POSSIBLE
son cœur au pied de ton trône avec la même sin- On peut proposer désormais de lire l’avertisse-
cérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose, Je fus ment au lecteur des Essais de Montaigne
meilleur que cet homme-là ». Le subjonctif est (« C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. »)
un ordre qui s’adresse à chacun. Découvrir son pour le comparer au préambule de Rousseau :
cœur au pied du trône de Dieu théâtralise la mé- ils partagent la volonté de se mettre à nu, de se
taphore. Rousseau l’emporte finalement, non monter au naturel, l’opposition entre le « je »
seulement par la sincérité, mais aussi par la narrateur et le « je » objet du récit. Montaigne
bonté ou la valeur intrinsèque de son âme. À semble plus humble, son ambition plus modeste
moins qu’il ne signifie que sa sincérité vaut ab- et il ne cherche pas à se justifier aux yeux du
solution, tout comme la foi de Marie Madeleine lecteur. On peut proposer aux élèves de choisir
lui a permis d’être beaucoup pardonné, à elle leur camp, Montaigne ou Rousseau et de dé-
qui avait beaucoup pêché. fendre leur champion en attaquant le projet ad-
verse.
Le préambule des Confessions noue donc un
pacte fondateur et quelque peu léonin avec son On peut ensuite leur lire cet extrait du livre X
lecteur : Rousseau livre son âme en pâture au des Confessions où Rousseau compare son en-
lecteur, lui dit tout ; en échange de quoi le lec- treprise à celle de son illustre prédécesseur :
teur ne peut que lire et juger avec empathie
l’homme qui lui révèle ainsi ses misères et indi- « J’avais toujours ri de la fausse naïveté de
gnités : il ne doit pas condamner sans savoir. Montaigne, qui, faisant semblant d’avouer ses
L’étrangeté et l’emphase d’un tel préambule défauts, a grand soin de ne s’en donner que d’ai-
prendront le lecteur dans ses rets ou bien l’irri- mables ; tandis que je sentais, moi qui me suis
teront définitivement. Ce pacte, on peut l’accep- cru toujours, et qui me crois encore, à tout pren-
ter ou le refuser au seuil du livre : les lecteurs dre, le meilleur des hommes, qu’il n’y a point
du XVIIIe siècle auront souvent rejeté l’homme d’intérieur humain, si pur qu’il puisse être, qui
et l’œuvre, sans même aller au-delà de cette pre- ne recèle quelque vice odieux. Je savais qu’on
mière page provocatrice. Les romantiques ont me peignait dans le public sous des traits si peu
en revanche pris la défense de Rousseau. La cri- semblables aux miens, et quelquefois si dif-
tique du XXe siècle a pu quant à elle l’analyser formes, que, malgré le mal dont je ne voulais

184
rien taire, je ne pouvais que gagner encore à me 5 la punition se voulait corrective et constituait
montrer tel que j’étais. » une menace. Elle était courante pour l’éducation
de cette époque.
Une ébauche abandonnée du Préambule des
Confessions ajoute même : « Montaigne se 6 Les conséquences de cette fessée sur la sexua-
peint ressemblant, mais de profil. Qui sait si lité de Rousseau sont elles aussi paradoxales : la
quelque balafre à la joue ou un œil crevé du côté perversion masochiste de son désir aurait dû le
qu’il nous a caché, n’eut pas totalement changé conduire vers la débauche ; au lieu de cela, il a
sa physionomie » (Pléiade I, 1150). toujours eu honte de demander cette faveur aux
femmes et son désir est resté fantasmatique, pla-
tonique. Rousseau souligne par une question
2. Jacques Rousseau rhétorique ce paradoxe : « Qui croirait que ce
châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main
Les Confessions (1782)
d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de
mes désirs, de mes passions, de moi pour le
REGARDER, p. 295 reste de ma vie, et cela précisément dans le sens
1 Les élèves se demanderont quel événement
contraire à ce qui devait s’ensuivre naturelle-
provoque les effusions de cette famille. Qui est
ment ? » Rousseau explique que son désir était
l’homme qui revient victorieusement à droite
lié à la fessée et rien d’autre ce qui explique que
les bras ouverts ? Le mari ? Le fils aîné ? Pour-
ses « sens allumés » « ne s’avisèrent point de
quoi les enfants sont-ils tous en train de se par-
chercher autre chose ». Ce désir perverti l’a
tager l’affection de leur mère ? Quelle grande
donc paradoxalement conduit à une grande
émotion rassemble la mère, la grand-mère et les
chasteté : « jusqu’à l’âge où les tempéraments
enfants ?
les plus froids et les plus tardifs se dévelop-
pent ».
2 Ce tableau illustre l’ambiguïté érotique du
texte de Rousseau. Dans les Confessions, Rous-
seau découvre son premier émoi érotique lors de
l’administration d’une fessée par son éduca- 3. Jacques Rousseau
trice, Mademoiselle Lambercier. Les Confessions (1782)
L’extrait débute par la phrase suivante :
« Comme Mademoiselle Lambercier avait pour LANGUE, p. 296
nous l’affection d’une mère ». Elle est donc une « opiniâtreté » (l. 7) est un nom formé par le ra-
figure maternelle. La fessée qu’elle lui inflige dical « opiniâtre » qui est aussi l’adjectif auquel
est une punition qui éveille et pervertit les sens on ajoute le suffixe -té pour obtenir un nom abs-
du jeune Rousseau. Le tableau de Greuze il- trait (comme bonté, méchanceté, etc.). Ce nom
lustre l’amour maternel et suggère une sensua- désigne une grande persévérance qui peut s’en-
lité débordante car le sein de la mère est dénudé, tendre aussi comme un entêtement ou un achar-
sa posture alanguie, tête renversée, est aussi éro- nement.
tique (ce que confirme la ressemblance de ce
portrait avec celui que le peintre a fait de sa LIRE, p. 297
propre femme). 1 Rousseau nous fait partager ses impressions
d’enfant en demandant d’abord au lecteur de se
LIRE, p. 295 figurer (l. 31) « un enfant toujours gouverné par
3 La découverte paradoxale du jeune Rousseau la voix de la raison, toujours traité avec douceur,
est le plaisir érotique masochiste qu’il éprouve équité, complaisance ». Cet enfant imaginaire,
à être fessé par Mademoiselle Lambercier : c’est bien sûr Rousseau, mais il permet au lec-
« j’avais trouvé dans la douleur, dans la honte teur de se projeter en lui. Après cette longue
même, un mélange de sensualité qui m’avait phrase périodique qui décrit le monde protégé
laissé plus de désir que de crainte [...] » avoue de l’enfance, Rousseau évoque le monde
Rousseau aux lignes 13 à 15. d’après la catastrophe de cette injustice (l. 35) :
« Quel renversement d’idées ! Quel désordre de
4 Le « signe » évoqué allusivement (« quelque sentiments ! Quel bouleversement dans son
signe ») est un émoi érotique certain du jeune cœur, dans sa cervelle, dans tout son petit être
garçon, probablement une érection. intelligent et moral ! » Les anaphores de ces
phrases nominales et exclamatives évoquent le
185
désarroi moral de l’enfant. Ligne 40, Rousseau s’enflamme au spectacle ou au récit de toute ac-
se place du point de vue du for intérieur de l’en- tion injuste » (l. 59). Devenu un homme révolté,
fant qu’il était, avec les restrictions de champ il est à l’unisson et solidaire de toutes les vic-
dues à son jeune âge : « Je n’avais pas encore times, ce qui le place en rupture de ban.
assez de raison pour sentir combien les appa-
rences me condamnaient, et pour me mettre à la COMPARER, p. 297
place des autres ». 5 Ce tableau de Chardin pourrait évoquer l’en-
fance heureuse de Rousseau avant la chute,
2 Les adultes apparaissent comme peu fiables avant l’épisode du peigne cassé. L’enfant est ab-
car ils ne sont pas ce qu’ils paraissent. Ils sont sorbé par son toton ou sa toupie, et le temps
au départ pour Rousseau « les gens qu’il chérit semble suspendu. Peut-être est-il aussi sage
et qu’il respecte le plus » (l. 35). Puis ils devien- parce qu’il a interrompu son étude en cachette
nent les bourreaux qui le mettent en pièce et le pour jouer ? Il est gracieux et pris par son jeu.
laissent pantelants pour une faute qu’il n’a pas Les portraits d’enfants jusqu’alors étaient bien
commise. Ils perdent leur statut de dieux clair- plus figés, dans une pose hiératique où l’enfant
voyants et bienveillants. Ils n’ont pas su voir regarde le spectateur. Ce tableau dévoile la nou-
que Jean-Jacques était innocent et n’ont eu au- velle importance accordée à l’enfance grâce à
cune écoute ou indulgence. Ils sont donc des Rousseau et à ses théories anthropologiques de
bourreaux, « carnifex », d’autant plus que le L’Émile. Le jeune garçon est probablement le
cousin de Jean-Jacques est aussi puni à la même fils d’un joaillier, sous-titre du tableau (« por-
époque, de manière injuste. Le terme latin dont trait d’Auguste-Gabriel, fils du joaillier Charles
les enfants s’enivrent à une origine sanglante : Godefroy »). Il est cependant plus apprêté et
caro, carnis, la chair a donné les termes « car- fortuné que ne devait l’être le jeune Rousseau.
nage », « carnassier » ou « s’acharner » qui Sa perruque et sa redingote indiquent qu’il ap-
évoquent indirectement les meurtrissures de la partient à la haute bourgeoisie fortunée ou à la
chair des enfants. noblesse. Le calme et le demi sourire de cet en-
fant peignent un instant de grâce suspendue
3 Rousseau ne sait pas qui a bien pu causer ce dans le jeu qui est aussi très éloignée de la vio-
dégât et ne le saura jamais. Il l’affirme cin- lence du châtiment et des sentiments de l’épi-
quante ans plus tard dans le troisième para- sode du peigne brisé.
graphe : « Qu’on ne me demande pas comment
ce dégât se fit ; je l’ignore, et ne puis le com- ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 297
prendre ; ce que je sais très certainement, c’est On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
que j’en étais innocent ». Rousseau évacue ce vante aux élèves.
mystère qui n’est pas ce qui l’intéresse ici. Le
lecteur n’en saura pas plus car l’autobiographie Critères de réussite Commentaires
épouse le point de vue interne et restrictif de Je reprends les événe-
l’auteur-narrateur-personnage. ments principaux de la vie
de Rousseau et je tiens
4 Cette aventure ou mésaventure a eu de graves compte de la persécution
conséquences pour Rousseau. C’est une désillu- réelle dont il fut l’objet.
sion essentielle par rapport au monde des Je cite et commente ses
adultes, une sorte de chute biblique hors du pa- œuvres principales.
radis originel de l’enfance. L’homme a oublié Mon oraison funèbre est
l’enfant qu’il était comme la société a enfoui structurée, organisée en
l’état de nature sous les rapports de force entre différents points reliés par
individus. Cette brûlante injustice a rendu Rous- des transitions.
seau sensible et compatissant face à toute forme Mon discours est oralisé,
d’injustice, même entre animaux : « Je me suis contient des figures de
souvent mis en nage, à poursuivre à la course ou rhétorique pour capter
à coups de pierre un coq, une vache, un chien, l’attention des auditeurs.
un animal que j’en voyais tourmenter un autre, La langue est correcte, le
uniquement parce qu’il se sentait le plus fort » vocabulaire varié et re-
(l. 65). Désormais pour Rousseau « ([s]on cœur levé.

186
4. Jacques Rousseau votre cœur ; interrogez-le et il vous dira que
l’homme de bien est dans la société, et qu’il n’y
Les Confessions (1782)
a que le méchant qui soit seul ». Le cercle
d’Holbach pensait effectivement que l’exil vo-
LANGUE, p. 298 lontaire de Rousseau pouvait être interprété
Le verbe « relater » est de la même famille que comme un reproche à leur égard et les philo-
le nom « relation » utilisé à la ligne 9 par Rous-
sophes en ressentaient une subtile et permanente
seau : « De plus, retiré depuis deux ans dans la
irritation. S’il était sage, c’est qu’eux étaient
solitude, sans correspondance de nouvelles,
fous. Si son exil était vertu, alors il jetait le
sans relation des affaires du monde, sans être
doute sur leur mode de vie. Les malentendus et
instruit ni curieux de rien [...] ». Le terme « re-
quiproquos se sont multipliés jusqu’au moment
lation » signifie ici qu’on ne lui relate, on ne lui
où Rousseau s’est senti entouré « d’un édifice
raconte, on ne lui transmet aucune nouvelle du
de ténèbres » (l. 29).
monde extérieur.
2 La pointe finale va jusqu’à la misanthropie.
LIRE, p. 298 Rousseau explique que « si une homme géné-
1 Rousseau se décrit dans une position d’ermite,
reux (lui) fût venu dire » la vérité sur les accu-
isolé malgré sa célébrité. Il est « retiré depuis
sations qui couraient contre lui, il aurait pu se
deux ans dans la solitude » (l. 8). À seulement
justifier et se défendre de Grimm : « La vérité
« quatre lieues de Paris », il est coupé du
triomphait, et Grimm était perdu. » Mais
monde. Rousseau souligne son manque d’appui
Grimm a vu juste en supposant qu’aucun
par une gradation qui culmine sur le rappel de
homme n’aurait le courage de venir parler fran-
sa droiture morale, lignes 4 à 8 : « Seul, étran-
chement à Rousseau ; tous dissimuleraient et se
ger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant
détourneraient de lui sur le fond des fausses ru-
qu’à mes principes et à mes devoirs [...] ».
meurs : Grimm a donc « sondé son propre cœur,
Rousseau n’a donc aucun réseau, il est dans une
et n’a estimé les hommes que ce qu’ils valent.
position de bouc émissaire. Au contraire, ses en-
Je suis fâché, pour l’honneur de l’humanité,
nemis sont présentés comme faisant bloc pour qu’il ait calculé si juste ». La pointe finale est
ourdir un complot contre lui dans tout Paris. Le
donc décochée à tous les hommes en société qui
deuxième paragraphe souligne cette antithèse
sont autant de pleutres et d’hypocrites selon
par la locution adverbiale d’opposition « au
Rousseau. Selon l’auteur, l’honneur est bien du
contraire », les énumérations évoquent l’en-
côté de Rousseau malgré la réputation et le dés-
trisme du complot dans toutes les sphères in-
honneur public qui l’accable.
fluentes de la société parisienne et les superla-
tifs : « Grimm, Diderot, d’Holbach, au con-
ÉCOUTER, p. 298
traire, au centre du tourbillon, vivaient répandus
3 L’illumination de Vincennes a lieu lorsque
dans le plus grand monde, et s’en partageaient
Rousseau chemine pour rendre visite à Diderot,
presque entre eux toutes les sphères. Grands,
en prison à Vincennes (son incarcération est
beaux esprits, gens de lettres, gens de robe,
alors due au matérialisme de sa Lettre sur les
femmes, ils pouvaient de concert se faire écou-
aveugles). Il lit alors la question posée pour un
ter partout ». Il décrit ses ennemis en chargeant
concours par l’académie de Dijon : le progrès
Grimm qui est la tête, le cerveau du complot se-
des arts, des lettres et des sciences s’accom-
lon Rousseau : « Grimm seul formait son plan
pagne-t-il toujours du progrès moral ? Rousseau
dans sa tête » (l. 22) et c’est lui qui « forma le
est frappé par une révélation philosophique qui
projet de renverser ma réputation de fond en
va à l’encontre des convictions des Lumières :
comble » (l. 28). Rousseau disculpe en partie
non, le progrès des arts, des sciences et des
ses anciens amis Diderot et d’Holbach (l. 19) :
lettres est au contraire corrélatif d’une corrup-
« Il est vrai que Diderot et d’Holbach n’étaient
tion (sans en être la cause cependant). Rousseau
pas (du moins je ne puis le croire) gens à tramer
rappelle que la décadence de l’empire romain
des complots bien noirs ; l’un n’en avait pas la
fut liée au progrès des arts, des sciences et des
méchanceté, ni l’autre l’habileté ». D’Holbach
lettres.
est trop bête mais Diderot est donc épargné car
il n’est pas si « méchant ». C’est pourtant le mot
4 Rousseau s’oppose aux autres philosophes car
que Diderot mit dans la bouche d’un des person-
pour lui la culture implique une dénaturation.
nages de son Fils naturel dans une allusion Les philosophes des lumières voulaient faire du
caustique et visant Rousseau : « J’en appelle à
187
théâtre une tribune morale pour l’édification du 3 Le lecteur a une place ambivalente dans ce
peuple. Dans une lettre à d’Alembert, Rousseau texte : il est à la fois congédié en tant qu’être
juge au contraire que le théâtre est une source humain et social que Rousseau révoque, et sol-
majeure de corruption morale. La rupture avec licité comme lecteur s’il est un homme de cœur.
ses amis encyclopédistes a lieu en 1757-1758 Le lecteur peut s’attendre à trouver un homme
après la publication du Discours sur les fonde- dans « toute la vérité de sa nature » puisqu’il est
ments et les origines de l’inégalité parmi les détaché de toute société. Il peut lire en lui-même
hommes. Rousseau se place dans une position et se connaître davantage en lisant les Rêveries.
contradictoire car il condamne la culture par les Rousseau semble n’écrire que pour lui-même,
moyens de la culture. La fiction de manière gé- comme lorsqu’il a annoté les cartes à jouer.
nérale est une source de corruption. Le seul livre Mais la publication de l’œuvre livre son âme au
lu par Émile dans son enfance est le livre de la lecteur, comme une bouteille à la mer.
Nature. Rousseau est en conflit avec tous ses
amis et en particulier son grand ami Diderot. EXPLICATION LINÉAIRE, p. 299
Persécuté, Rousseau se réfugie en Angleterre Suggestion pédagogique avant d’entamer cette
chez Hume puis se brouille avec lui. Rousseau explication : proposer aux élèves d’écrire à par-
est à la fois un philosophe des Lumières et un tir de cette première phrase, une suite : « Me
penseur critique des Lumières. voici donc seul(e) sur la terre ». Récolter leurs
productions avant d’entamer la lecture du texte.
5 Les derniers ouvrages de Rousseau marquent Cette proposition vient d’Yves Renaud qui l’a
son repli de la société : les derniers livres des testée en atelier d’écriture et relate son expé-
Confessions, Rousseau juge de Jean-Jacques, et rience sur le net :
enfin Les Rêveries du promeneur solitaire. Pa- https://www.forumlec-
radoxalement, ce repli s’accompagne d’une ture.ch/myUploadData/files/2013_1_Re-
gloire extraordinaire. naud.pdf

Bien que posthumes, Les Confessions s’adres-


5. Jacques Rousseau saient à un lecteur. Les Rêveries du promeneur
solitaire, rédigées à partir de 1776 jusqu’à la
Les Rêveries du promeneur solitaire
mort de Rousseau, ne s’adressent plus qu’à lui-
(1776-1778) même : « Me voici donc seul sur la terre ».
Ainsi s’ouvre la première des huit promenades
LANGUE, p. 299 des Rêveries. Il est vrai que Rousseau a perdu
Ces questions, qui sont autant d’indignations et tous ses amis depuis sa rupture avec Madame
qui n’appellent pas de réponses, sont des ques- d’Épinay qui l’avait accueilli dans son Ermi-
tions rhétoriques. tage. L’Émile et Le Contrat social sont brûlés à
Genève, en 1762, Voltaire publie un féroce
LIRE, p. 299 pamphlet contre Rousseau, Le Sentiment des ci-
1 Rousseau est « proscrit par un accord una- toyens en 1764, et la demeure du philosophe est
nime » de la société (l. 3). Le dernier para- lapidée en 1765. Privé de la lecture publique des
graphe évoque les persécutions dont il est l’ob- Confessions par madame d’Épinay qui les fait
jet et qui le coupent du monde : tenu pour « un interdire, Jean-Jacques rédige alors un ouvrage
monstre, un empoisonneur, un assassin », il est qu’il veut soumettre à Dieu : Rousseau juge de
« l’horreur de la race humaine, le jouet de la ca- Jean-Jacques. Mais le chœur de l’église où il
naille » et les passants lui crachent dessus et voulait déposer l’ouvrage est fermé. Rousseau
voudraient l’« enterrer tout vivant ». rédige alors ses Rêveries, qui sont autant de mé-
ditations ambulatoires, au fil des événements :
2 Voilà « quinze ans et plus » que Rousseau vit ainsi la deuxième promenade relate-t-elle l’ac-
retiré de la société et brouillé avec ses amis. Dé- cident de Ménilmontant où Rousseau fut ren-
taché des hommes, il ne lui reste plus qu’à cher- versé par un grand chien danois et vécut une ex-
cher à savoir qui il est vraiment : « Mais moi, tase imprévue. L’écriture des Rêveries est donc
détaché d’eux et de tout, que suis-je moi- aléatoire et capricieuse comme l’annonce l’au-
même ? Voilà ce qui me reste à chercher » (l. 8 teur : « Ces feuilles ne seront proprement qu’un
à 10). Cette quête d’identité passe par l’écriture informe journal de mes rêveries ». Rousseau
des Rêveries.

188
rêve, médite, se promène, se souvient et herbo- paradoxe : les humains ont chassé le meilleur
rise, dans une relation fusionnelle avec la na- d’entre-eux. Le pronom adverbial « en » re-
ture : « Je sens des extases, des ravissements prend le terme de « société ». La formule « ac-
inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans cord unanime » place Rousseau seul contre tous
le système des êtres, à m’identifier avec la na- et sans défense. Elle revient telle quelle dans la
ture entière » (septième promenade). L’ouver- dernière phrase du troisième paragraphe (l. 29).
ture des Rêveries annonce l’unique objet du La phrase suivante insiste avec véhémence sur
livre : la quête de soi. Comment, dans ce préam- la cruauté des hommes : « les raffinements de
bule, Jean-Jacques poursuit-il le projet d’une leur haine » suggère le sadisme tout comme le
complète transparence à lui-même ? Nous ver- superlatif « le plus cruel » et l’adverbe « vio-
rons comment chaque paragraphe exprime un lemment ». La méchanceté n’est donc pas du
mouvement de l’âme : le premier dresse le cons- côté du solitaire comme l’écrivit Diderot visant
tat de la rupture définitive de Rousseau avec le Rousseau, mais bien du côté des hommes réunis
monde et inaugure la quête de soi. Le deuxième en société. Le pronom personnel « ils » est au
paragraphe évoque le sentiment d’irréalité que début de chaque membre de la phrase, suivi de
suscite comme un cauchemar sa situation ac- verbes d’action : « ils ont cherché », « ils ont
tuelle. Enfin, le troisième paragraphe est l’occa- brisé » (l. 3 et 5). C’est une persécution active
sion pour Rousseau d’évoquer la persécution mais révolue, comme l’atteste l’usage du passé
dont il est l’objet. composé. La phrase est construite comme une
période oratoire dont l’acmé culmine à l’évoca-
I. « Me voici donc seul sur la terre » ; « que tion de « l’âme sensible » de Rousseau. Rous-
suis-je moi-même ? » : De la rupture avec le seau n’est pas à l’origine de cette rupture
monde à la quête de soi. puisqu’il aura « aimé les hommes en dépit
d’eux-mêmes ». Le conditionnel passé traduit
Les Rêveries s’ouvrent sur cette phrase sépul- cet effort constant de Rousseau pour aller vers
crale : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant son prochain malgré le rejet subi. Les hommes
plus de frère, de prochain, d’ami, de société que sont désignés par la forme tonique du pronom
moi-même ». Rousseau dresse le constat objec- personnel, « eux » (l. 6). Cette forme prend ici
tif de son isolement complet grâce au présentatif une valeur péjorative : ils sont lointains et étran-
« voici » et l’adverbe conclusif « donc ». La gers, vus dans l’indistinction de leur masse. Ce
tournure négative au participe présent pronom est répété à la fin de la phrase sous
(« n’ayant plus ») souligne la solitude actuelle. forme insistante : « eux-mêmes ». Cette épi-
La formule « seul sur la terre » peut paraître hy- phore traduit le renversement : Rousseau les
perbolique si la terre ne se résume pas à l’Eu- congédie en retour de son bannissement. La
rope. Cependant elle reste vraie au regard du phrase suivante s’articule autour d’une ellipse
sentiment de Rousseau qui n’a plus que lui- syntaxique : « Ils n’ont pu qu’en cessant de
même et a perdu toute sociabilité. Rousseau se l’être se dérober à mon affection ». En cessant
circonscrit comme les stoïciens pratiquaient d’être affectueux ? En cessant d’être ? La for-
l’adiaphoria, sorte d’attitude indifférente où les mulation est ambiguë et prête le flanc à la psy-
objets extérieurs sont annulés par décret. La gra- chanalyse qui verrait là un lapsus. Rousseau in-
dation nous mène du « frère » ou du « pro- crimine et expose désormais ces « autres » qui
chain », dans une tonalité religieuse, à la société l’ont rejeté : « Les voici donc étrangers, incon-
toute entière. Ce retour à soi dû au rejet des nus, nuls en fin pour moi puisqu’ils l’ont
autres se lit aussi dans la présence en début et voulu ». Le présentatif « Les voici donc » se
fin de phrase du pronom personnel de la pre- substitue au présentatif qui ouvrait le para-
mière personne sous différentes formes : de la graphe « Me voici donc ». Jean-Jacques les dé-
forme objet, « Me » à la locution renforcée signe comme responsables de sa situation, ce
« moi-même ». On constate le même retour que traduit la subordonnée causale « puisqu’ils
entre le début et la fin du paragraphe qui l’ont voulu ». La gradation éloigne les hommes
s’achève par la formule révélatrice : « arriver considérés comme « étrangers », « inconnus »
d’eux à moi ». Le moi est effectivement le seul et « nuls enfin pour moi ». Rousseau les ignore
objet des Rêveries. Ce n’est pas un Narcisse qui et congédie toute société. Une fois cette rupture
parle mais un proscrit : « Le plus sociable et le consommée, vient l’interrogation existentielle :
plus aimant des humains en a été proscrit par un « mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-
accord unanime ». Les superlatifs expriment ce je moi-même ? » On retrouve dans cette phrase

189
centrale la même stratégie d’encerclement par amis. » Hélas, sa vie n’est pas un songe et sa ré-
le moi que dans l’unité du paragraphe. Le moi alité s’avère un vrai cauchemar. La phrase sui-
ouvre et clôt la phrase. Les autres sont réduits à vante, ligne 16, débute par des marques d’ora-
une incise pour traduire le détachement, l’arra- lité : « Oui, sans doute, il faut que j’aie fait sans
chement de Rousseau au monde des hommes. que je m’en aperçusse un saut de la veille au
Cette quête d’identité répond à l’injonction de sommeil, ou plutôt de la vie à la mort ». Les pa-
l’oracle de Delphes « Connais-toi toi-même ». rallélismes établis par Rousseau assimilent
Cette quête existentielle est à la fois autobiogra- veille et vie, sommeil et mort. Ce cauchemar
phique (mais c’était plus l’enjeu des Confes- morbide dans lequel il est enferré, c’est sa vie.
sions), existentielle (Rousseau cherche davan- Les autres, les hommes, l’ont donc presque tué.
tage dans les Rêveries à coïncider avec lui- Le rythme du paragraphe se précipite ensuite, à
même, à avoir le sentiment de son être, de son l’image du chaos et du maelstrom dans lequel
âme) et philosophique (Rousseau cherche à con- Jean-Jacques se sent noyé. De nombreuses ex-
naître un homme dans la « vérité de sa nature » pressions traduisent son incompréhension :
hors de toute société). Le présentatif, la tournure « sans que je m’en aperçusse » (l. 17), « Tiré je
orale de la phrase suivante indique une sorte de ne sais comment » (l. 18), « un chaos incompré-
dialogue de l’auteur avec lui-même : « Voilà ce hensible où je n’aperçois rien du tout » (l. 19),
qui me reste à chercher ». Cependant cette quête « moins je puis comprendre » (l. 21). Dans ce
de la transparence à soi-même ne va pas sans paragraphe, Rousseau est dans la position de
détour : « Malheureusement, cette recherche victime innocente qui ne comprend rien à l’in-
doit être précédée d’un coup d’œil sur ma posi- justice qui lui est faite. C’est une situation kaf-
tion. C’est une idée par laquelle il faut nécessai- kaïenne avant l’heure. Ligne 19, il évoque le
rement que je passe pour arriver d’eux à moi ». sentiment de dédoublement de soi face à cette
Dans son ouvrage Jean-Jacques Rousseau, La situation invraisemblable : « je me suis vu pré-
transparence et l’obstacle, Jean Starobinski cipité dans un chaos incompréhensible ». La
souligne le fait que Rousseau a besoin de l’obs- forme pronominale du verbe « voir » suivi du
tacle des autres ou de la médiation de l’écriture participe passé marque cette distance de soi à
pour se confronter à lui-même et s’appartenir : soi. L’allitération en « p » fait éclater la vio-
« La présence ténébreuse du monde hostile est, lence de ce conflit, vécu ici comme l’enfant que
elle aussi, un appui dont Rousseau a besoin, l’on accusait à tort d’avoir brisé les peignes de
pour appartenir plus complètement à sa propre Mademoiselle Lambercier.
transparence. »
C’est pourquoi les deux paragraphes suivants III. Une persécution monstrueuse
reviennent sur la persécution dont il est l’objet. Le paragraphe débute par une interjection indi-
gnée qui amorce trois questions rhétoriques for-
II. Ma vie est un songe ou comment Jean- mant la totalité du paragraphe. La première
Jacques rêve qu’il n’est pas seul et honni. phrase établit le lien avec le paragraphe précé-
Jean-Jacques évoque ensuite le sentiment d’ir- dent en insistant sur l’imprévisibilité de son des-
réalité quant à son exclusion du genre humain : tin, trop invraisemblable : « Eh ! Comment au-
« Depuis quinze ans que je suis dans cette rais-je pu prévoir le destin qui m’attendait ? ».
étrange position, elle me paraît encore un Rousseau est encore incrédule au moment où il
rêve » : il aurait dû s’habituer à cette exclusion écrit, ce qui prolonge le cauchemar jusqu’au
qui dure depuis tant d’années, mais c’est le con- temps de l’écriture : « Comment le puis-je con-
traire qui se passe : elle lui semble toujours une cevoir encore aujourd’hui que j’y suis livré ? »
hérésie et fait vaciller les frontières entre rêve et La troisième phrase est une longue période ora-
réalité. Le philosophe s’imagine toujours qu’il toire qui oppose à la permanence du sujet l’op-
vit un mauvais rêve qui va cesser. Cet adverbe probre dont il est victime. Le seul point d’an-
« toujours » insiste sur le supplice incessant de crage est l’unité de son être à travers le temps,
cette illusion ; il relate une expérience humaine manifesté dans ces deux appositions au pronom
de soulagement au réveil, ici inversée en cau- personnel « moi » : « moi le même homme que
chemar incessant : « Je m’imagine toujours j’étais, le même que je suis encore ». Rousseau
qu’une indigestion me tourmente, que je dors souligne la défiguration dont il est l’objet
d’un mauvais sommeil, et que je vais me réveil- puisqu’il « passe pour », « est tenu pour ». La
ler bien soulagé en me retrouvant avec mes formule adverbiale « sans le moindre doute »
révèle l’injustice et la bêtise de ses détracteurs

190
au jugement expéditif. La gradation de la phrase Chapitre 10  Le récit
multiplie les termes injurieux : « un monstre, un
empoisonneur, un assassin ». L’hyperbole est
au XIXe siècle
du côté des accusateurs qui affabulent. La pé-
riode culmine avec la relative « que je devien- PARCOURS 1
drais l’horreur de la race humaine » où l’allité- Peindre le moi romantique,
ration en « r » dramatise ces accusations déme-
surées et grandiloquentes des ennemis de Rous- p. 302-307
seau. L’auteur évoque ensuite de manière très
concrète sa persécution. Il est devenu « le jouet Histoire littéraire
de la canaille » sur qui crachent les passants. Il Le mal du siècle (début du XIXe siècle)
devient martyr et bouc émissaire. La dernière
subordonnée élargit à « une génération toute en- COMPARER, p. 303
tière » ses persécuteurs. Le verbe « s’amuser » 1 Chateaubriand définit le mal du siècle comme
ajoute à la cruauté de ses adversaires. On re- ce qui touche une génération pour qui le
trouve la formule initiale de « l’accord una- monde n’est pas à la hauteur de ses espé-
nime » qui vise cette fois à l’« enterrer tout vi- rances. Il le souligne à travers une double anti-
vant ». Cette mort sociale devient un quasi as- thèse qui met en valeur la rupture qui existe se-
sassinat. Ils en veulent à sa vie et le forcent à lon lui entre l’individu et le monde qui l’en-
l’exil, au bannissement. Il est enterré « tout vi- toure : « on habite avec un cœur plein un monde
vant », mais paradoxalement, il peut ainsi vide, et sans avoir usé de rien on est désabusé
mieux se trouver lui-même. de tout » (l. 18-20). Il s’agit donc d’une forme
de mélancolie liée à une incapacité à trouver
Cette ouverture des Rêveries en donne la tona- dans le monde de quoi satisfaire ses aspirations.
lité : Rousseau s’arrache au monde et aux
hommes qui l’ont persécuté. Il est encore incré- 2 Selon lui, ce mal est dû à un excès de con-
dule face à sa situation de proscrit qui lui semble naissances qui rend « habile sans expérience »
irréelle comme un mauvais songe. Face aux cra- (l. 13) et à une forme d’inaction qui laisse tout
chats, Jean-Jacques s’arrime à son être profond, le temps de se lamenter à l’individu. C’est donc
intime. Il retrouve la transparence à lui-même. un mal moderne car, selon Chateaubriand, les
Pour cela, souligne Starobinski, Rousseau n’est Anciens étaient trop occupés pour penser aux
pas seul mais s’isole et crée sa solitude même « ennuis du cœur » (l. 32).
s’il ne s’avoue pas responsable et affirme subir
la situation. L’obstacle à la fois subi et suscité 3 Musset décrit le malaise de sa génération
permet de retrouver la transparence dans une comme une véritable maladie, dont on trouve le
dialectique étonnante : « L’admirable persévé- champ lexical dans le texte : « souffrants »
rance de Rousseau et de ce discours sans audi- (l. 11), « maladifs » (l. 13), « frêles » (l. 14). Il
teurs qui cherche à sauver l’être menacé est la le fait également à travers une comparaison aux
contre-partie d’un délire qui persévère. Dans les lignes 3 à 5 : « comme si l’humanité en léthar-
Rêveries nous trouvons tout ensemble la répéti- gie avait été crue morte par ceux qui lui tâtaient
tion monotone d’une conviction folle et le chant le pouls ».
mélodieux d’une voix qui défend l’âme contre
sa destruction ». 4 Ceux qui échappent à ce mal sont ceux qui
sont matérialistes et ne se préoccupent que de
leur corps. Le deuxième paragraphe repose en
effet sur une antithèse entre le corps et l’esprit
et oppose ainsi ceux qui souffrent du mal du
siècle à ceux qui n’en souffrent pas.

5 Les deux tableaux représentent des individus


mélancoliques. Le tableau de Constance Marie
Charpentier s’intitule en effet La Mélancolie et
représente une femme dans une attitude pen-
sive. Le second est un autoportrait du peintre

191
Géricault : on remarque que le peintre se repré- tionnel. De même, à la ligne 25, il qualifie sa re-
sente assis et se tenant la tête avec la main. À lation avec une femme imaginaire de « folie » et
l’arrière-plan, un crâne rappelle que la mort souligne qu’il a compris l’excès dans lequel il
rôde. On retrouve là divers éléments constitutifs était tombé. Dans l’ensemble du texte, le narra-
du mal du siècle selon Chateaubriand et Musset. teur adulte observe et analyse ainsi les égare-
ments de l’adolescent qu’il était.

1. François-René de Chateau-
briand, Mémoires d’Outre-Tombe 2. François-René de Chateau-
(1848) briand,
Mémoires d’Outre-Tombe (1848),
LANGUE, p. 304 préface
« De » (l. 17) est une préposition. En contexte,
cela signifie « à partir de ». LANGUE, p. 305
Le présent fait référence au temps de l’énoncia-
LIRE, p. 304 tion, c’est-à-dire au moment où Chateaubriand
1 Le narrateur est amoureux d’un « fantôme » écrit la préface à ses mémoires, comme on le
(l. 15), c’est-à-dire d’une femme imaginaire. Il voit à la ligne 4 : « je reprends le fil de ma nar-
souligne plusieurs fois que ce n’est pas un être ration ».
« réel » (l. 14 et 25). Il invente la femme idéale
et la pare de toutes les qualités : on peut relever LIRE, p. 305
le champ lexical de l’art qui souligne que pour 1 Selon Chateaubriand, il y a « une sorte d’unité
lui, cette femme imaginaire est une œuvre d’art indéfinissable » (l. 12) dans son œuvre qui tient
(« toile », l. 28, « chef d’œuvre », l. 31, « sta- au mélange entre le regard rétrospectif qu’il
tue », l. 35). porte sur sa vie au moment où il écrit et celui
qu’il portait sur les événements quand il les a
2 On peut relever plusieurs comparaisons qui vécus. Il indique que ces deux regards se mêlent
permettent d’éclairer le caractère du narrateur : dans son récit : « l’on ne sait si ces Mémoires
« comme Castor et Pollux » et « comme Apol- sont l’ouvrage d’une tête brune ou chenue »
lon » (l. 38). Elles soulignent le fait que le nar- (l. 16). Il dit ainsi que s’expriment tantôt le
rateur vit dans un monde imaginaire car il se jeune et le vieux Chateaubriand.
compare à des personnages de la mythologie.
De même qu’il s’inspire de personnages litté- 2 Aux lignes 13 à 14, Chateaubriand emploie
raires pour inventer la femme qu’il aime, il une formule frappante, soulignée par un
s’inspire de personnages fictifs pour se compor- chiasme : « mon berceau a de ma tombe, ma
ter. tombe a de mon berceau » pour mettre en valeur
le fait que même ce qui est le plus opposé dans
3 Le narrateur peut être qualifié d’idéaliste ou son œuvre conserve une unité. Cette formule si-
de rêveur : il vit dans un monde imaginaire. gnifie « mon berceau a quelque chose de ma
tombe », etc.
VERS LE COMMENTAIRE, p. 304
Le narrateur tente de faire revivre la personne COMPARER, p. 305
qu’il était à l’adolescence. Devenu mûr, il ra- 3 Le tableau de Füssli représente un jeune
conte la façon dont il s’était inventé une relation homme rêveur, dans une posture contemplative
imaginaire et analyse le comportement du jeune (la tête renversée sur le côté, les yeux fermés)
homme qu’il était avec une certaine distance. comme le jeune homme qu’était Château-
Au début du texte, il se présente comme un cas briand. On peut imaginer que, dans sa solitude,
« extraordinaire » (l. 12) et annonce son récit il est tout à ses rêves et idéaux comme le jeune
par la phrase suivante : « Je ne sais si l’histoire Chateaubriand qui se réfugie dans sa vie inté-
du cœur humain offre un autre exemple de cette rieure et dans une relation amoureuse imagi-
nature. » (l. 15). Le narrateur souligne que son naire.
cas est selon lui un exemple de caractère qui
mérite d’être analysé pour son caractère excep-

192
3. Alfred de Musset même, à la fin du texte, Octave espère que son
ancienne maîtresse va revenir avant de se re-
La Confession d’un enfant du siècle
prendre et de désirer la tuer. Le polyptote sur le
(1836) verbe venir (« Elle va venir », l. 28 ; « elle
vient », l. 29 ; « qu’elle ne vienne pas », l. 31)
LANGUE, p. 306 met en valeur le revirement et la confusion
On peut relever des phrases interrogatives aux d’Octave. Dans l’ensemble du texte, le narrateur
lignes 15, 16, 18, 19, 20, 30 et 31. Elles sont juge rétrospectivement toutes ces contradictions
nombreuses et permettent de montrer, au dis- en soulignant : « c’est de la folie ; l’amour en
cours direct, toutes les questions que se pose fait bien d’autres » (l. 10).
Octave, ce qui traduit son trouble.

LIRE, p. 306
1 Octave éprouve des sentiments contradic-
4. George Sand
toires pour sa maîtresse : il la hait mais il est ob- Histoire de ma vie (1855)
sédé par elle comme le montre la phrase « je la
maudissais, mais j’en rêvais » (l. 18) et la fin du LIRE, p. 307
texte où il décrit son désir de la retrouver en 1 Le début du texte énonce à travers une série
même temps que sa haine (l. 28 à fin). de verbes à l’infinitif les obligations auxquelles
devaient se soumettre les femmes au XIXe siècle
2 Le narrateur est troublé, comme le montrent pour être belles. Il s’agissait pour une femme de
ses sentiments contradictoires que souligne une « n’être ni hâlée, ni gercée, ni flétrie avant
ponctuation expressive. En effet, le narrateur l’âge » (l. 7).
rend compte de ses pensées au discours direct
aux lignes 14 à 16 et 28 à la fin. De même, les 2 George Sand a refusé de se comporter comme
nombreuses phrases interrogatives et exclama- on aurait attendu qu’elle le fasse. Ainsi, sa mère
tives montrent son agitation intérieure. et sa grand-mère l’ont réprimandée sans que
cela ne l’atteigne (l. 9 à 12).
3 Octave considère sa blessure comme le témoi-
gnage de son amour ; elle lui est donc précieuse. 3 George Sand considère que l’apparence est
On le voit à la façon dont il s’adresse à elle à la une tyrannie pour les femmes et que l’obligation
ligne 15 : « Ah ! Ma blessure, ma chère bles- d’être belles les empêche de vivre. Elle résume
sure ». son point de vue par une métaphore : « vivre en-
fin sous une cloche » (l. 7).
4 Cette femme représente tout pour Octave,
comme le souligne la répétition de « tout » COMPARER, p. 307
(l. 23 et 24). Cela indique qu’elle remplit sa vie 4 George Sand est représentée de trois quarts.
et que son absence le laisse complètement dé- Son apparence est très simple ; elle est peu ap-
muni. prêtée et peut être considérée comme relative-
ment masculine. En effet, elle semble porter une
VERS LE COMMENTAIRE, p. 306 veste d’homme.
Le narrateur raconte les sentiments qu’il a
éprouvés pour son ancienne maîtresse, après 5 Le texte explique le rapport que George Sand
avoir découvert qu’elle l’avait trahi. Il sou- entretenait avec son apparence physique et
ligne le caractère contradictoire de ce qu’il res- montre qu’elle ne souhaitait pas se soumettre
sent, en particulier en rapportant ses pensées au aux obligations qui s’imposaient alors aux
discours direct. Ainsi, Octave chérit ses bles- femmes. Le portrait montre qu’elle ne corres-
sures en même temps qu’il veut les guérir, pond pas en effet aux canons de beauté de son
comme le montrent les lignes 14 à 16. De époque.

193
PARCOURS 2 cheval est brun. Le chevalier noir brandit son
arme au-dessus du chevalier blanc et le me-
Le romantisme et l’Histoire, nace ; le chevalier blanc est au contraire en po-
p. 308-311 sition défensive. On peut en déduire que le che-
valier blanc incarne le bien ou l’innocence alors
1. Walter Scott que le chevalier noir incarne le mal.
Ivanhoé (1819)
5 Ce tableau de Delacroix représente des cheva-
liers au combat comme le texte de Walter Scott.
LIRE, p. 308
Ces deux artistes, au XIXe siècle, trouvent donc
1 L’apparition produit un effet de surprise. Le
leur inspiration dans un univers médiéval, ce qui
lecteur, comme les personnages, est surpris de
est l’une des caractéristiques du romantisme.
découvrir l’identité du chevalier. On le voit à la
réaction de Rowena, qui se traduit par un
trouble physique : « elle jeta un faible cri »
(l. 19), « tout son corps tremblait sous la vio- 2. Victor Hugo
lence de l’émotion » (l. 21). La réaction de Cé- Sur Walter Scott (1823)
dric est identique : il est « frappé de stupeur »
(l. 34). LANGUE, p. 309
Les phrases interrogatives sont des questions
2 Ivanhoé est mystérieux. On ne sait pas qui il rhétoriques. L’auteur pose des questions pour
est et la révélation de son identité est repoussée mieux mettre en valeur le fait que leur réponse
à la ligne 35. En outre, il ne prononce pas une est évidente. On le voit notamment au fait que
seule parole dans tout le texte et on ne sait rien chacune de ces questions est construite de la
de ses réactions en retrouvant Rowena et son même manière et énonce la réponse dans un
père. Son évanouissement peut être lié à l’émo- deuxième temps de la phrase : « Et qui donc se
tion comme à la douleur. dévouera, si ce n’est le poète ? » On peut refor-
muler positivement cette phrase interrogative :
3 On peut supposer que Rowena et Ivanhoé ont Personne d’autre que le poète ne se dévouera.
eu une relation amoureuse ou s’aiment encore.
En effet, comme on l’a vu, Rowena est extrême- LIRE, p. 309
ment troublée en voyant Ivanhoé. On peut aussi 1 Selon Victor Hugo, le roman historique « allie
interpréter en ce sens les mots qu’elle prononce à la minutieuse exactitude des chroniques la ma-
en remettant son trophée à Ivanhoé : « Et jamais jestueuse grandeur de l’histoire et l’intérêt pres-
sur un front plus digne on n’a placé un laurier sant du roman » (l. 3-4). Il s’agit donc d’une
de chevalerie. » (l. 28-29). œuvre d’historien qui tire son intérêt pour le lec-
teur de son intrigue romanesque.
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 308
On pourra distribuer la grille suivante aux 2 Pour Hugo, le romancier a un devoir dans « le
élèves : corps social » (l. 16). En écrivant des romans
historiques, il éclaire ainsi ses contemporains
Critères Commentaires sur les enjeux de leur époque car l’histoire peut
La suite est cohérente leur donner des leçons. On le voit au fait que
avec le début du texte Victor Hugo fait allusion à « l’anarchie » et au
au niveau du sens et du « despotisme » (l. 18).
contexte historique.
Les caractéristiques
du récit sont respectées. 3. Victor Hugo
La langue est correcte. Notre-Dame de Paris (1831)
REGARDER, p. 309 COMPARER, p. 310
4 Ces deux chevaliers se livrent un combat. On 1 La gravure représente la cour des Miracles en
peut remarquer que le chevalier de gauche est mettant l’accent sur le fait qu’elle est peuplée
monté sur un cheval blanc et porte une armure d’une foule importante. Les individus sont dif-
de couleur claire alors que le chevalier de ficiles à isoler du groupe. Cela illustre bien la
gauche porte une armure noire tandis que son
194
phrase du texte : « tout allait ensemble, mêlé, à le décrire à la ligne 1 : « Un jeune homme... –
confondu, superposé ; chacun y participait du traçons son portait d’un seul trait de plume ».
tout » (l. 31-32).
RECHERCHER, p. 311
LIRE, p. 310 3 Don Quichotte est un roman de Miguel de
2 Le regard de Gringoire permet d’organiser la Cervantes. Ses deux volumes sont parus en
description et le narrateur souligne « son 1605 et 1615. Il s’agit de l’histoire d’un homme
trouble » (l. 34). Il paraît frappé par la confusion qui est passionné par les romans de chevalerie
qui règne sur cette place. et décide de vivre comme un chevalier alors que
les chevaliers n’existent plus. Cela donne une
3 Comme le souligne le narrateur, la cour des tonalité comique au portrait de d’Artagnan et in-
Miracles n’est pas un lieu pour un « honnête dique qu’il paraît davantage déguisé qu’habillé
homme » (l. 2). Le champ lexical de la margi- en chevalier.
nalité et du crime (« voleurs », l. 4 ; « mendi-
cité », l. 6 ; « le vol, la prostitution et le VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
meurtre », l. 15) montre que ce lieu abrite tous p. 311
les interdits de la société. Pour le lecteur du L’explication linéaire montrera que le portrait
XIXe siècle, il est exotique. Il découvre dans ce de d’Artagnan vise à montrer son ridicule en le
texte un monde « nouveau, inconnu, inouï, dif- présentant comme un double de Don Quichotte.
forme, reptile, fourmillant, fantastique » (l. 40- Le texte est composé de deux mouvements :
41). L’accumulation insiste sur le caractère iné- – lignes 1 à 15 : le portrait physique de d’Arta-
dit de cette description pour un lecteur de gnan,
l’époque. – lignes 16 à fin : description de sa monture.
On étudiera d’abord pour les lignes 1 à 15 le
portrait humoristique de d’Artagnan en s’inté-
4. Alexandre Dumas ressant à la progression du portrait : la répétition
de « don Quichotte » (l. 3-4) suivie de termes
Les Trois Mousquetaires (1844)
négatifs qui montrent que c’est un don Qui-
chotte sans grandeur ; la description du vête-
LANGUE, p. 311 ment (l. 6) puis la focalisation sur le visage (l. 6
La première phrase du texte est marquée par une
à 10) et enfin la description de l’apparence phy-
rupture de construction. La proposition princi-
sique en général (jusqu’à la ligne 15). L’en-
pale est « chacun [...] rumeur ». Elle est précé-
semble forme un ensemble hétéroclite et peu
dée d’une proposition participiale « Arrivé là »
harmonieux. On s’intéressera tout au long du
mais on remarque que le participe passé « ar-
paragraphe aux marques de présence du narra-
rivé » ne se rapporte pas à « chacun ».
teur omniscient qui interprète le physique de
son personnage (« signe d’astuce », l. 7) et se
LIRE, p. 311 moque gentiment de son personnage (« indice
1 D’Artagnan est décrit physiquement dans le
infaillible où l’on reconnaît le Gascon », l. 8).
premier paragraphe. Le narrateur insiste sur ses
Ensuite, pour la deuxième partie du texte, on
vêtements et sur le fait qu’il ne porte pas d’ar-
montrera que le portrait de la monture redouble
mure. Il est « décorcelé, sans haubert et sans
et accentue le ridicule du portrait de d’Artagnan.
cuissard » (l. 4). Le narrateur interprète à plu-
On notera d’abord l’ironie « cette monture était
sieurs reprises le physique de son personnage :
même si remarquable qu’elle fut remarquée »
ses pommettes saillantes sont « signe d’astuce »
(l. 16-17) : l’ironie est soulignée par le jeu sur la
(l. 7), son œil est « intelligent » (l. 10). Dans le
dérivation du mot remarquable. La description
deuxième paragraphe, le narrateur décrit son
de la monture souligne sans le dire sa laideur et
cheval. Dans l’ensemble, le terme « ridicule »
on remarquera que d’Artagnan monte un « bi-
(l. 29) semble résumer le portrait de d’Arta-
det » (l. 17) et pas un cheval. L’ironie du narra-
gnan.
teur s’accentue : « les qualités cachées de ce
cheval étaient si bien cachées sous son poil
2 Le narrateur semble juger son personnage
étrange et son allure incongrue. » (l. 21-22). On
avec humour et sympathie, comme le montre la
note que l’ironie repose à nouveau sur la répéti-
répétition du pronom possessif « notre » (l. 9 et
tion du terme « cachées » ici et les adjectifs
16) mais aussi la mise en scène de sa difficulté « étrange » et « incongrue » montrent que le

195
narrateur s’intéresse à l’effet produit par l’arri- 1. Honoré de Balzac
vée de d’Artagnan » sur la foule. Le dernier pa-
Illusions perdues (1837-1843)
ragraphe explique ce qui est implicite dans le
texte : le « ridicule » de d’Artagnan en même
temps qu’il identifie enfin le personnage qui LANGUE, p. 314
n’était pas nommé (« ainsi s’appelait le don Aux lignes 21 à 24, on peut relever deux
phrases. Chacune est constituée d’une proposi-
Quichotte de cet autre Rossinante », l. 28).
tion principale et d’une proposition subordon-
née introduite par « si » dont la fonction est
complément circonstanciel de condition.
PARCOURS 3
Amours réalistes, p. 312-317 LIRE, p. 314
1 Mme de Bargeton explique à Lucien qu’ils
Histoire littéraire doivent se séparer. Elle lui tient le discours de
la « raison » (l. 5) et pas de l’amour (elle en
Le réalisme (1830-1880)
parle comme d’une « folie », l. 5).
L’expression « lois du monde » est répétée aux
COMPARER, p. 312 lignes 12 et 32 car la raison, pour Mme de Bar-
1 Pour Balzac, le but du romancier réaliste est geton, est de respecter ces lois, c’est-à-dire les
d’écrire « l’histoire oubliée par tant d’histo- usages du monde. On peut considérer que Mme
riens, celle des mœurs » (l. 11). de Bargeton est égoïste et qu’elle n’aime pas
vraiment Lucien.
2 Balzac rapproche le romancier de plusieurs
professions : « secrétaire » (l. 4), « peintre » 2 Lucien est très affecté par l’attitude de celle
(l. 22), « archéologue », « nomenclateur » qu’il aime. Le narrateur évoque progressive-
(l. 25) ou encore « enregistreur » (l. 26). Pour ment ses sentiments : il évoque ses « grosses
lui, le romancier réaliste doit reproduire fidèle- larmes » (l. 19), puis son « expression si dou-
ment la réalité et consigner sans inventer. Il sou-
loureuse » (l. 26).
ligne cependant que le romancier réaliste doit
surtout « étudier » ou encore « surprendre le 3 Le narrateur omniscient souligne l’égoïsme et
sens caché » (l. 28-29) des mécanismes qu’il le cynisme de Mme de Bargeton. Aux lignes 12
décrit. à 20, il explique ainsi au lecteur ce qu’elle vient
de dire à Lucien. Il emploie le terme
3 Balzac est représenté au centre de la gravure, « égoïsme » et insiste sur le fait qu’elle ne parle
tenant un sceptre. Il est beaucoup plus grand que que « d’elle, de ses intérêts, de sa réputation, du
tous les autres personnages représentés et monde » (l. 15).
semble sourire de satisfaction. Cela l’assimile à
un monarque ou à Dieu, à en juger par les anges
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 314
qui sont représentés derrière lui. Il est ainsi re-
On distribuera la grille d’évaluation suivante
présenté comme le créateur d’une société qui est aux élèves :
rassemblée autour de lui.
Critères de réussite Commentaires
4 L’incipit de L’Éducation sentimentale montre
L’argumentation est claire
que c’est le début d’un roman réaliste car il
et pertinente.
commence par une description très précise du
Un avis personnel est
cadre spatio-temporel : il s’agit de Paris en
exprimé.
1840. Dans la deuxième strophe, le narrateur
décrit avec une grande précision les individus Le paragraphe s’appuie
sur un bateau. sur des références au
texte.
La langue est correcte.

196
2. Stendhal pensées de ses personnages et en dévoile les
sous-entendus.
Le Rouge et le Noir (1830)
Dès la ligne 2, il souligne que Julien est séduit
par Mme de Rênal « sans pouvoir s’en rendre
REGARDER, p. 315 compte », ce qui montre que le narrateur voit
1 Ce tableau de Renoir illustre bien le texte de plus loin que son personnage.
Stendhal car il représente un homme occupé à
C’est surtout aux lignes 12 à 25 que le narrateur
séduire une femme. On peut remarquer qu’il la
dévoile les motivations secrètes de Julien. La ré-
regarde intensément et s’appuie contre elle alors
pétition du terme « idée » (l. 17) montre qu’il
qu’elle ne répond pas complètement à son em-
connaît les pensées de son personnage. Il décrit
pressement : elle se tient droite et ne le regarde
la progression de ses réflexions et ses revire-
pas. On voit cependant qu’elle sourit et semble
ments, comme le mon-trent les compléments
séduite. C’est ce qui transparaît dans le texte de
circonstanciels de temps « sur-le-champ »
Stendhal, même si la situation paraît moins
(l. 16), « bientôt » (l. 17), « un instant après »
avancée. Julien tente de séduire Mme de Rênal
(l. 17). Il explique que le geste de Julien n’est
et a l’audace de lui embrasser la main. Mme de
pas anodin mais a fait l’objet en lui d’une
Rênal ne répond pas à ses avances mais se laisse
longue réflexion.
faire et s’en veut de ne s’être pas « assez rapide-
Enfin, le narrateur dévoile réciproquement les
ment indignée » (l. 34).
pensées de Mme de Rênal (cf. question 4).
LIRE, p. 315
2 Julien et Mme de Rênal appartiennent à des
milieux différents. Mme de Rênal porte un nom 3. Gustave Flaubert
aristocratique ; c’est une femme riche qui peut Madame Bovary (1857)
se permettre d’employer quelqu’un pour ins-
truire ses enfants. Au contraire, Julien est issu LANGUE, p. 316
du milieu ouvrier. Le terme « pauvre » est ré- Les propositions commençant par « si » (l. 1 et
pété (l. 6 et 20). Julien pense que Mme de Rênal 2) sont des propositions subordonnées dont la
a du « mépris [...] pour un pauvre ouvrier à fonction est complément circonstanciel de con-
peine arraché à la scie » (l. 20). dition. On en note trois :
- « Si Charles l’avait voulu cependant »,
3 Julien embrasse la main de Mme de Rênal - « s’il s’en fût douté »,
après des « débats intérieurs » (l. 23) : il a peur - « si son regard [...] fût venu à la rencontre de
qu’elle le prenne mal mais il pense que cela peut sa pensée ».
lui être « utile » (l. 19). Julien veut plaire à Mme Cela insiste sur le fait que l’amour d’Emma
de Rênal et faire en sorte qu’elle oublie qu’il pour son mari ne pourrait exister que si ce der-
n’est qu’un pauvre ouvrier. nier remplissait toute une série de conditions.

4 Le narrateur juge ses personnages avec bien- LIRE, p. 316


veillance. Il s’agit d’un narrateur omniscient qui 1 Emma reproche tout à Charles. Pour elle, il
explique leurs motivations même inconscientes n’a aucun intérêt et elle ne lui trouve que des
et en sait plus que ses personnages sur leur ma- défauts. On le voit à la répétition très marquée
nière d’agir. On le voit surtout dans sa façon de des tournures négatives : « il ne savait ni nager,
décrire la réaction de Mme de Rênal dans le der- ni faire des armes, ni tirer au pistolet » (l. 11) ;
nier paragraphe : il montre que Mme de Rênal « il n’enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne
n’est choquée que « par réflexion » (l. 30) et souhaitait rien » (l. 17). Dans l’ensemble,
« au bout de quelques instants » (l. 33). C’est Emma lui reproche surtout de ne pas avoir des
une façon de sous-entendre que Mme de Rênal activités et des centres d’intérêt mondains.
est peut-être agréablement surprise par le geste
de Julien. 2 Pour échapper à l’ennui, Emma dessine, joue
du piano et s’occupe des affaires de son mari.
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, Surtout, elle s’occupe de sa maison et prépare
p. 315 des menus sophistiqués (l. 33 à 36). Emma
Le texte est un dialogue au discours direct, in- cherche d’une certaine façon à sortir de l’ordi-
terrompu fréquemment par des passages de récit
dans lesquels le narrateur omniscient précise les
197
naire, mais elle n’y parvient que dans le do- 2 Les différents personnages de l’histoire sont
maine de la cuisine. On peut considérer que ses graves et tristes. Ainsi, la mère de Jeanne pleure
préparations sont assez futiles. bruyamment, comme le souligne la comparai-
son « des pleurs bruyants poussés comme par un
3 L’idéal de vie d’Emma est décrit dans la pre- soufflet de forge » (l. 18-19). Jeanne elle-
mière moitié du texte et apparaît surtout aux même, « oppressée d’une mélancolie acca-
lignes 14 à 19 : elle voudrait vivre avec un blante et douloureuse » (l. 15), est « prête à
homme qui l’initie « aux énergies de la passion, pleurer » (l. 27). Cette description est surpre-
aux raffinements de la vie, à tous les mystères » nante car on s’attendrait à ce qu’ils soient heu-
(l. 15-16). Elle aimerait sortir, aller au théâtre, reux un jour de mariage.
etc.
Au contraire, l’idéal de Charles est une vie 3 Ce texte indique d’abord qu’au XIXe siècle, les
calme et tranquille. Dans la deuxième moitié du femmes ne sont pas informées des choses de la
texte, son point de vue sur la vie qu’il mène avec vie. On leur cache l’existence de la sexualité,
Emma est positif. Il aime la regarder dessiner ou qu’elles découvrent brutalement le soir de leur
jouer du piano et s’extasie sur la façon dont elle mariage. En outre, ce texte témoigne de la sou-
tient sa maison. mission que représente le mariage pour les
Dans l’ensemble, le texte montre que les deux femmes. Le père de Jeanne en informe claire-
époux ont des points de vue totalement opposés ment sa fille : « tu appartiens tout entière à ton
et que si pour Emma, le bonheur se situe à l’ex- mari » (l. 13).
térieur de la maison, pour Charles, il s’agit d’un
bonheur domestique. REGARDER, p. 317
4 Ce tableau de Berthe Morisot nous fait entrer
RECHERCHER, p. 316 dans l’intimité d’une femme car il représente
4 Madame Bovary a fait scandale car ce roman une « femme à sa toilette ». La femme est en
raconte la vie d’une femme adultère. Emma, in- train de se contempler dans le miroir et de se
satisfaite de son mari, prend des amants et fait coiffer (ou de se décoiffer). L’aspect le plus in-
des dettes pour mener la vie dont elle rêve. Elle téressant de ce tableau est qu’il représente une
ne se soucie pas non plus de sa fille. Flaubert est femme vue de dos, comme si le peintre épiait
poursuivi pour outrage à la morale publique et à cette femme et avait saisi cette scène sur le vif.
la religion et son procès a lieu en 1857, en même Ce tableau nous montre, comme le roman de
temps que celui de Baudelaire pour Les Fleurs Maupassant, l’intimité qui est habituellement
du mal. Contrairement à Baudelaire, Flaubert secrète.
n’est pas condamné.
VERS LE COMMENTAIRE, p. 317
Ce texte pourra être abordé à travers trois axes
4. Guy de Maupassant d’étude :
Une Vie (1883)
1. La (demie) révélation d’un secret
2. Un mariage qui vire au drame
LIRE, p. 317 3. Un témoignage réaliste de la soumission des
1 Le père de Jeanne tente de lui parler de la nuit
femmes dans le mariage.
de noces et du fait qu’elle va devoir avoir des
relations sexuelles avec son mari. On constate
Introduction possible de ce commentaire :
cependant que ce secret n’est jamais formulé
explicitement. Le baron emploie une série de
Au XIXe siècle, les femmes sont encore large-
périphrases comme « choses de l’existence »,
ment soumises à leur mari et le mariage comme
« des mystères qu’on cache soigneusement aux
la condition féminine sont des thèmes impor-
enfants » (l. 3-4), « le doux secret de la vie »
tants du roman réaliste. Comme son titre l’in-
(l. 7), « ce que la loi, la loi humaine et naturelle
dique, Une vie de Maupassant retrace la vie
lui accordent comme un droit absolu » (l. 11).
d’une femme qui pourrait être celle de n’im-
Ces périphrases insistent sur le fait que le devoir
porte quelle femme de l’aristocratie au
conjugal est une réalité dont on ne parle pas.
XIXe siècle. Élevée au couvent, son héroïne,
Jeanne peut en déduire qu’elle doit faire ce que
Jeanne, rencontre Julien et se marie sans avoir
son mari lui demandera de faire, sans forcément beaucoup d’expérience. Après le mariage, son
savoir de quoi il s’agit.
198
père décide de lui parler pour lui révéler ce qui par un réseau de chemin de fer qui s’accroît net-
l’attend le soir de la nuit de noces. Nous verrons tement. Paris, en particulier, évolue très rapide-
ainsi que ce texte décrit un mariage paradoxal. ment, notamment par le biais des travaux réali-
Il révèle un secret sur l’existence qui fait tourner sés par Haussmann.
le mariage au drame. Il permet ainsi de témoi-
gner de façon réaliste de la soumission des ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 321
femmes dans le cadre du mariage. On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
vante aux élèves :

PARCOURS 4 Critères de réussite Commentaires


Le naturalisme et la société, L’écrit reprend les codes
d’un article de journal.
p. 320-327 L’écrit contient des
descriptions des machines
Histoire exposées.
Le Second Empire (1852-1870) L’écrit rend compte de la
population qui visite le
COMPARER, p. 321 palais de l’industrie.
1 Sous le Second Empire, Paris s’étend consi- L’écrit témoigne des
dérablement du fait de l’annexion des com- impressions de l’auteur
munes voisines : sa superficie est doublée. De qui visite l’Exposition
nombreux travaux ont également lieu dans la universelle.
ville. Des avenues sont tracées pour simplifier
la circulation dans la capitale. Celle-ci est dé-
sormais mieux reliée au reste du pays grâce au Histoire littéraire
chemin de fer, ce qui entraîne la construction de Le naturalisme (1870-1900)
plusieurs gares. De nombreux édifices apparais-
sent, certains liés au développement du com- COMPARER, p. 323
merce, comme les grands magasins ou les 1 Zola conçoit le rôle du romancier comme celui
Halles, d’autres ayant pour fonction d’accueillir d’un savant. On le voit par le vocabulaire qu’il
les loisirs des élites, comme l’Opéra. Des emploie dans l’extrait du Roman expérimental :
églises sont également construites, comme « méthode » (l. 5) et « étude » (répété trois fois,
Saint Augustin, et des parcs sont aménagés, aux l. 6, 14 et 28).
comme les Buttes-Chaumont. Certains travaux Dans l’extrait des Romanciers naturalistes, on
ont lieu à l’occasion des expositions univer- retrouve la même idée lorsqu’il compare le ro-
selles accueillies dans la capitale française, mancier à un « anatomiste » (l. 12).
comme le palais de l’Industrie (document 3).
2 D’après Zola, le romancier naturaliste consi-
2 L’État cherche à développer l’économie fran- dère ses personnages comme des cas à étudier :
çaise afin que celle-ci puisse concurrencer les il évoque dans le premier texte « la machine in-
autres économies européennes, à commen-cer dividuelle de l’homme » (l. 19) et répète le
par la britannique. Le document 1 montre par terme « mécanisme » (l. 18 et 22). Le romancier
exemple que l’État se lance dans des travaux vi- étudie et décortique cette machine. Dans le deu-
sant à étendre les terres cultivables et à les xième texte, il parle d’un « cadavre humain »
rendre plus productives pour développer l’agri- (l. 13), ce qui montre que le romancier « anato-
culture (l. 27-36). miste » (l. 12) est comme un médecin légiste.
Dans le domaine du commerce, Napoléon III 3 Zola veut prouver dans ses romans plusieurs
signe également un traité de libre-échange avec théories scientifiques : la théorie de « l’héré-
la Grande-Bretagne. dité » (l. 2), les « théories de Darwin » (l. 6) et
celle de Claude Bernard sur le milieu intra-
3 Le Second Empire est une période de transfor- organique qu’il veut appliquer au « milieu so-
mation rapide pour la société française. La cial » (l. 15).
France s’industrialise et les circulations à l’inté-
rieur de son territoire sont rendues plus aisées

199
4 Le titre de l’essai Le Roman expérimental in- emploie. Il est souvent employé dans le cadre
dique que, pour Zola le roman naturaliste, est du discours indirect libre et montre donc la fa-
une expérimentation de type scientifique. çon réelle de parler des personnages.

REGARDER, p. 323 VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,


5 Zola s’intéresse à la généalogie de ses person- p. 324
nages car il croit à la théorie de l’hérédité et veut On montrera comment ce texte décrit les ra-
que ses personnages soient marqués par des vages de l’alcoolisme en dégageant d’abord les
traits héréditaires. Cela montre que le romancier trois mouvements du texte :
naturaliste construit un ensemble de person- – lignes 1 à 12 : le texte décrit les violences
nages sur la base d’une rigueur quasi scienti- exercées sur Nana,
fique. – lignes 12 à 29 : l’alcoolisme de Gervaise et de
Coupeau est vu à travers les yeux de Nana,
– lignes 30 à 42 : le texte décrit une scène pré-
1. Émile Zola cise qui conduit Nana à quitter le domicile fa-
milial.
L’Assommoir (1877)
On remarquera d’abord que les deux premières
LANGUE, p. 324 parties du texte sont à l’imparfait et décrivent la
On relève de nombreux mots d’argot dans le
vie de la famille Coupeau pendant une période
texte, comme « torgnoles » (l. 2), « danses »
durable, alors que la troisième partie du texte est
(l. 3) et « calottes » (l. 9) qui signifient une série
au passé simple et décrit « un samedi » (l. 30)
de coups, ou « pochard » et « soûlards » (l. 24)
précis.
qui signifient ivrognes, alcooliques.
Dans la première partie, on étudiera les champs
lexicaux de la violence et de la misère pour
LIRE, p. 324 montrer que Nana est devenue le souffre-dou-
1 Le texte est écrit en point de vue interne et le
leur de ses parents. Le discours indirect libre
lecteur voit Gervaise et Coupeau à travers les « Non, cette sacrée vie-là ne pouvait pas conti-
yeux de leur fille Nana. On peut ainsi remarquer
nuer, elle ne voulait point y laisser sa peau »
le champ lexical de la vue : « apercevait »
(l. 11) souligne que le narrateur raconte les faits
(l. 20), « tableau » (l. 24), « regardait » (l. 38).
du point de vue de Nana.
Nana regarde ses parents avec mépris car ils
Dans la deuxième partie, ce point de vue s’am-
sont tombés dans l’alcoolisme : « quand un père
plifie et le récit se concentre sur le regard désap-
se soûle comme le sien se soûlait, ce n’est pas
probateur de Nana (cf. question 1). Le récit se
un père, c’est une sale bête dont on voudrait
focalise surtout sur la déchéance de Gervaise,
bien être débarrassé. Et, maintenant, sa mère dé-
tombée dans l’alcoolisme, comme le sou-
gringolait à son tour dans son amitié. » (l. 12-
ligne l’adverbe « maintenant » (l. 14). Des
15).
lignes 20 à 26, on remarquera que le texte se fait
« tableau » (l. 24) et pourrait être rapproché du
2 L’alcoolisme change complètement les per-
célèbre tableau L’Absinthe de Degas. La rage de
sonnages qui deviennent violents et ne se sou-
Nana s’exprime à nouveau au discours indirect
cient plus de rien d’autre que de l’alcool. Ger-
libre (l. 24-26).
vaise devient négligente et ne s’occupe plus de
Enfin, dans la troisième partie, on étudiera la
son intérieur : « elle avait oublié de faire chauf-
description du foyer en montrant son caractère
fer le dîner » (l. 33) et Nana remarque que la
dépréciatif. La seule phrase au discours direct
table est « sans assiettes » (l. 39).
(l. 36-37) est d’autant plus remarquable et il-
lustre la violence de Gervaise. La fin du texte
3 L’argot est très présent dans le texte, comme
montre le détachement désormais complet de
si Zola voulait témoigner du relâchement de ses
Nana à l’égard de ses parents (« cette paire de
personnages par le relâchement du langage qu’il
soûlards », l. 39).

200
Texte écho LIRE, p. 326
2. Joris-Karl Huysmans 2 Les activités de Saccard sont assimilées à un
jeu. Le terme est répété (l. 8, 21, 27) et la méta-
« Zola et L’Assommoir » (1877)
phore est filée dans le texte : la spéculation
boursière est comme un « jeu féroce » (l. 27)
LIRE, p. 325 pour lui.
1 D’après Huysmans, on reproche au natura-
lisme de ne représenter que ce qui est laid dans
3 Le trait dominant de Saccard est la cupidité :
la réalité, « les sujets les plus abjects et les plus
il aime l’argent et il est prêt à tout pour en ga-
triviaux, les descriptions les plus repoussantes
gner toujours plus. Aux lignes 31 à 39, le narra-
et les plus lascives » (l. 4-5). Il emploie une mé-
teur le décrit à travers une métaphore filée
taphore filée pour exprimer cette idée : le natu-
comme un homme qui nage dans une mer d’or
ralisme représenterait les « pustules de la so-
(voir la gradation : « ruissellement », l. 32 ;
ciété » (l. 6, 9).
« mer », l. 33 ; « lac », « océan », l. 34).
2 Il prend la défense du naturalisme en expli-
4 Ce texte montre que le Second Empire est un
quant que ce courant littéraire vise à représenter
régime malhonnête. Saccard n’est qu’un escroc
toute la réalité, ce qu’il appelle les « deux
parmi d’autres car il spécule pour le compte de
faces » de la société (l. 13). On peut relever
la ville et du préfet, et le narrateur indique qu’il
toute une série d’antithèses dans le texte, qui vi-
en est récompensé (l. 24). Cette société valorise
sent à illustrer cette idée : « le vice à la vertu »
l’argent : c’est en effet une période pendant la-
(l. 18), « la corruption à la pudeur » (l. 18), « ro-
quelle la bourgeoisie s’est considérablement en-
man rude et poivré et [...] roman sucré et
richie.
tendre » (l. 19-20). Ces antithèses se retrouvent
aussi dans les exemples de personnages qu’il
donne : « le goujat » et « le plus parfait des
hommes » (l. 11), « les filles perdues » et « les 4. Émile Zola
filles honnêtes » (l. 12-13). Nana (1880)

REGARDER, p. 325 LANGUE, p. 327


3 La caricature de Demare montre un Zola bour- « Quand elle passait en voiture sur les boule-
geois, portant un costume, face à un homme du vards » (l. 6) est une proposition subordonnée
peuple, aux vêtements négligés et tenant une circonstancielle de temps. Elle est introduite par
bouteille. Le visage de cet homme est rouge, la conjonction de subordination « quand ».
pour montrer qu’il a bu de l’alcool. On re- « tandis que, familière, allongée [...] lèvres »
marque que Zola surplombe cet homme tout pe- (l. 8-11) est aussi une proposition subordonnée
tit et pointe vers lui un instrument. Sur son dos, circonstancielle de temps. Elle est introduite par
il porte une hotte remplie de marionnettes ou de une conjonction de subordination.
guignols. On peut considérer que cette carica-
ture se moque de la façon dont Zola joue de ses LIRE, p. 327
personnages comme de marionnettes et les re- 1 Nana est décrite à travers deux images princi-
garde avec un mépris de bourgeois. pales :
- celle de l’aristocrate (« marquise », l. 2 ;
« souveraine », l. 8 ; « maîtresse », l. 16)
3. Émile Zola - celle de l’animal (« couleuvre », l. 13 ;
« chatte », l. 15).
La Curée (1871)
Ces deux images indiquent que Nana domine la
société du Second Empire avec ses pulsions et
REGARDER, p. 326 ses instincts animaux. Nana est une prostituée
1 Pissarro peint le boulevard Montmartre qui est
(antithèse « marquise des hauts trottoirs » : l. 2).
bordé d’immeubles haussmanniens. Il montre le
Paris que décrit Zola dans La Curée (voir
2 Nana est considérée comme une idole par la
p. 320-321).
société du Second Empire. Elle est admirée et
célébrée. C’est une célébrité et les femmes ten-
tent de l’imiter : « elle donnait le ton, de grandes
dames l’imitaient » (l. 17). On peut être étonné
201
par le fait qu’une prostituée soit présentée PARCOURS 5
comme une reine ; c’est une façon pour Zola de
montrer que le Second Empire est débauché et
Le récit décadent, p. 328-331
n’a aucune valeur.

3 L’immeuble de Nana est à son image : elle l’a 1. Jules Barbey d’Aurevilly
aménagé avec élégance mais il porte les Les Diaboliques (1874)
marques de son occupante, une « ancienne fleu-
riste qui avait rêvé devant les vitrines des pas- LIRE, p. 28
sages » (l. 36-37). Il porte les traces de l’origine 1 La feme est décrite comme « une panthère hu-
modeste de Nana, qui en fait trop. maine » (l. 21). Son portrait physique insiste sur
sa beauté qui est supérieure à celle de la « pan-
VERS LE COMMENTAIRE, p. 327 thère animale qu’elle éclipsait » (l. 22) et sa
Ce texte décrit la manière dont Nana règne sur puissance physique. Elle est « noire, souple,
la société du Second Empire. On peut dévelop- d’articulation aussi puissante, aussi royale d’at-
per cet axe en trois sous-parties : titude, – dans son espèce, d’une beauté égale, et
– Nana est présentée comme une reine d’un charme encore plus inquiétant » (l. 18-20)
– Elle est admirée et imitée que la panthère.
– Mais elle incarne l’idéal d’une société per-
vertie 2 La femme fascine le narrateur. On le voit au
fait qu’il ne peut pas détacher son regard de
Rédaction de la première sous-partie celle-ci (l. 3, 5 et 18, le verbe voir est répété).
Nana est présentée comme une reine. En effet, Son admiration pour elle transparaît également
on retrouve dans le texte le champ lexical de dans l’adjectif « magnifique » et l’adverbe « au-
l’aristocratie, comme si Nana avait tous les dacieusement » (l. 27). Enfin, on la voit aux
titres : « rentière » (l. 1), « marquise » (l. 2), tournures exclamatives qu’il emploie aux
« souveraine » (l. 8) ou encore « maîtresse » lignes 29-30.
(l. 16). Plusieurs verbes expriment également la
façon dont elle domine la société du second Em- 3 Ce combat a quelque chose de fantastique car
pire : « régna » (l. 5), « mettant le pied » (l. 16), on peut finir par se demander, comme le narra-
« donnait le ton » (l. 17). teur, si la femme n’est pas elle aussi une pan-
Cette représentation est renforcée par la descrip- thère au fond. Le narrateur précise en effet « la
tion de son hôtel particulier dans le deuxième femme – si c’en était une » (l. 23).
paragraphe. Nana habite dans « un quartier de
luxe » (l. 19) et le champ lexical du luxe domine COMPARER, p. 328
la description : « palais » (l. 22), « Louis XIII » 4 Le tableau de Fernand Khnopff représente un
(l. 26), « luxe » (l. 33) et « richesses » (l. 35). couple. Le personnage de droite est un être hy-
Ainsi, tout indique que Nana a connu une ascen- bride, qui a une tête de femme et un corps de
sion spectaculaire et qu’elle est devenue l’idole félin. Cela crée une impression étrange et in-
du Second Empire. quiétante et on comprend que cela peut être une
manière d’incarner clairement le caractère félin
de la femme. Il en va de même dans le texte de
Barbey d’Aurevilly car la femme, en s’affron-
tant à une panthère, révèle sa nature féline.

202
TEXTE INTÉGRAL que pour Antonie, on ne peut s’aimer que soi-
même.
2. Villiers de l’Isle Adam
Contes cruels (1883)
Lecture d’image
LANGUE, p. 329
Le sens de ce néologisme n’a rien de clair. La Gustave Moreau
question invite les élèves à convoquer un ima- L’Apparition (1876-1877)
ginaire à partir des sonorités et de la graphie de
ce mot. REGARDER, p. 330
1 Ce tableau peut être qualifié de mystérieux (si
LIRE, p. 329 l’on s’attache à la représentation de la femme),
1 À la fin de la nouvelle, Antonie annonce orné, chargé, oriental (le cadre) ou encore vio-
qu’elle porte une boucle de ses propres cheveux lent, sanglant, inquiétant (si l’on s’intéresse à la
en médaillon « par esprit de fidélité » (l. 35). tête coupée).
C’est une façon de dire qu’elle n’a jamais été
fidèle à un homme, puisque de toute façon, elle 2 On peut faire l’hypothèse que ce tableau re-
s’adresse à ses « chers amants » (l. 34), au plu- présente une apparition merveilleuse, car la
riel. On peut aussi comprendre qu’il s’agit d’une femme désigne du doigt une tête coupée qui est
référence implicite à la masturbation : la seule auréolée. On peut aussi faire l’hypothèse que
amante à qui elle soit restée fidèle, c’est elle- cette tête coupée est celle d’un saint. La femme
même. peut apparaître comme maléfique.
2 On peut déduire du texte qu’Antonie est une 3 La femme représentée est quasi nue et a une
prostituée ou au moins, une femme légère, qui a attitude provocante. Elle paraît sûre d’elle et
de multiples amants. Ainsi, le narrateur emploie semble défier du regard la tête coupée. Pour le
le pronom personnel « nous » et appartient au peintre, on peut imaginer qu’elle représente la
groupe d’amants qui l’entourent. Antonie laisse séduction féminine, voire le danger incarné par
les hommes « cueillir les roses rouges de ses la femme.
lèvres » (l. 10) et l’un de ses amants évoque « le Si l’on est très attentif à l’attitude de la femme,
plaisir » (l. 27). on peut au contraire interpréter sa tête baissée
comme un signe de peur devant la vision d’hor-
3 La citation placée en épigraphe évoque « la reur que représente la tête coupée et sanguino-
Duthé », une célèbre courtisane du XVIIIe siècle. lente.
Comme le narrateur, l’auteur de cette citation
emploie le pronom personnel « nous » et s’in- RECHERCHER, p. 330
clut dans le groupe des amants de la Duthé. 4 La scène représentée par ce tableau est tirée
Cette citation permet d’éclairer le sens de la de L’Évangile de Saint Matthieu. Elle repré-
nouvelle et d’identifier le personnage d’Anto- sente Salomé, fille de la reine Hérodiade, et la
nie. tête de Jean-Baptiste. Après avoir dansé pour le
roi Hérode Antipas, celui-ci a promis à Salomé
VERS LE COMMENTAIRE, p. 329 de réaliser l’un de ses souhaits pour la récom-
Dans cette nouvelle, l’amour est au cœur des penser. Sur les conseils de sa mère, elle a de-
conversations des personnages et présenté de fa- mandé la tête de Jean-Baptiste.
çon provocante. En effet, Antonie porte un mé-
daillon au sujet duquel ses amants l’interrogent. ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 330
Ils l’interprètent comme un gage d’amour, On distribuera la grille d’évaluation suivante
comme le montre la dérivation sur le verbe ai- aux élèves :
mer (l. 17, 21, 23). La réaction d’Antonie, qui
éclate « de rire » (l. 28), de même que sa révé- Critères de réussite Commentaires
lation finale, témoigne du peu d’importance Le texte est cohérent.
qu’elle accorde à une pratique amoureuse que La femme s’exprime au
l’on peut qualifier de romantique. La chute pro- discours direct.
duit un effet de surprise mais indique également La langue est correcte.

203
3. Joris-Karl Huysmans Chapitre 11  Le récit
À rebours (1884) aux XXe et XXIe siècles
LANGUE, p. 331
Les expansions du nom sont très nombreuses
PARCOURS 1
dans ce texte car elles permettent de préciser la Proust et la mémoire de soi,
description. Elles permettent de rendre compte p. 334-339
de façon très précise de tous les éléments d’un
tableau très riche, qui comporte de nombreux
détails.
1. Marcel Proust
Du côté de chez Swann (1913)
LIRE, p. 331
1 Le tableau est décrit comme s’il s’agissait LIRE, p. 334
d’une scène en mouvement et comme si les per- 1 Ce début de roman peut surprendre le lecteur
sonnages étaient vivants. On peut remarquer les qui, dans un incipit, s’attend à découvrir un per-
nombreux verbes d’action, notamment au sujet sonnage, un lieu et un temps précis. Ici beau-
de Salomé : « s’avance » (l. 16), « ondulent », coup d’indécisions planent sur le narrateur
« tourbillonnent » (l. 20), « se dressent » (l. 21), (même si le lecteur peut émettre des hypothèses.
etc. Le narrateur se concentre essentiellement On peut ainsi supposer que le personnage est un
sur la danse de Salomé. garçon ; des objets comme la lumière de la bou-
gie allumée contre la peur de l’obscurité). Le
2 Des Esseintes est obsédé par le tableau, et en lecteur est aussi directement plongé dans un ré-
particulier, par la représentation de Salomé. Sa cit, sans préambule, sans introduction ni des-
réaction n’est évoquée qu’à la fin du texte (l. 35- cription. Cette plongée in medias res peut donc
36). L’essentiel du texte est occupé par la des- déconcerter le lecteur. Notons aussi l’absence
cription du tableau du point de vue de Des Es- d’action ou du moins la réduction de l’action à
seintes : la description témoigne également de une insomnie.
la fascination de Des Esseintes pour Salomé
(l’essentiel de la description lui est consacré, 2 Le narrateur raconte sa difficulté à s’endormir
l. 13 à 34). et les pensées qui l’assaillent. Le monde est vu
à travers des sensations (crainte et angoisse)
3 Des Esseintes voit Salomé comme une femme mais aussi des élucubrations : « il me semblait
sensuelle, comme le montre le champ lexical de que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage :
la sensualité (« lubrique », « sens », l. 19 ; une église, un quatuor, la rivalité de François Ier
« chair », l. 25 ; « peau », l. 26). Il insiste sur le et de Charles Quint » (l. 7 à 9).
pouvoir qu’elle a sur Hérode grâce à sa danse :
elle a « un geste de commandement » (l. 14) et 3 L’expression « j’étais moi-même ce dont par-
elle est presque « auguste » (l. 18). lait l’ouvrage » (l. 8) souligne l’identification
du narrateur à ses lectures. Le narrateur effectue
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 331 à travers la lecture un voyage personnel inté-
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui- rieur.
vante aux élèves :
VERS L’EXPLICATION, p. 334
Critères de réussite Commentaires On attend à ce que l’élève mette en évidence la
Le texte fait référence modernité de cet incipit : c’est le récit d’une
à un tableau identifiable. conscience intérieure qui ici se déploie. La vé-
Il est cohérent avec la ritable action est donc l’aventure des émotions
scène. et de la pensée entre la veille et le sommeil, et
Le tableau est présenté entre la réalité et le rêve. Le récit se fait aussi
vu par un personnage. musique et permet au narrateur d’effectuer un
Le texte ne se contente voyage intérieur marqué de craintes et d’an-
pas que de décrire le ta- goisses. Le narrateur ne sent bien qu’à travers
bleau. cet état d’insomnie, entre rêve et réalité et entre
La langue est correcte. veille et sommeil. La lecture est alors une demi-

204
conscience ; les pensées, les aventures des émo- (l. 12) insistent sur la douleur qu’éprouve le nar-
tions permettent au narrateur de ne pas souffrir. rateur au moment du coucher.
Seule la nuit annihile cette aventure de la pen- 3 L’attitude des parents du narrateur peut sur-
sée. prendre le lecteur. Le baiser est un geste mar-
quant l’affection. Mais l’agacement du père et
la volonté de la mère de détacher le narrateur-
2. Marcel Proust personnage de ce rituel sont de nature à décon-
Du côté de chez Swann (1913) tenancer le lecteur qui, identifié au personnage,
peut comprendre l’importance que revêt ce bai-
ser. (« la concession qu’elle faisait à ma tris-
LANGUE, p. 335
tesse et à mon agitation en montant m’embras-
Le temps employé dans la première phrase est
ser […] agaçait mon père […] et elle eût voulu
le passé composé ; ce temps souligne que l’ac-
tacher de m’en faire perdre le besoin, l’habi-
tion est achevée, qu’elle n’a plus lieu, en l’oc-
tude »). Les termes péjoratifs comme « ces rites
currence ici le récit du coucher du narrateur re-
absurdes » (l. 15) contrastent avec ceux qui qua-
lève du passé. Mais ce passé composé allié à
lifient le baiser : « baiser de paix » (l. 14-15).
l’adverbe de temps « long-temps » montre tou-
tefois que ce moment reste bien encore marqué
4 La porte marque la rupture du rituel du cou-
dans le présent et dans l’esprit du narrateur. Il
cher. Elle est métaphore de déchirement et de
suffit ainsi à exprimer la durée et la répétition
séparation.
de ce fait passé.
5 Le narrateur exprime son envie de douceur et
COMPARER, p. 335
le besoin de l’amour maternel. Les sensations et
1 Plusieurs liens peuvent être établis entre l’ex-
les perceptions liées au baiser sont quasi mys-
trait et le tableau. La mère du narrateur n’est pas
tiques, comme le mettent en évidence la compa-
décrite précisément et cette imprécision se re-
raison à l’hostie et le champ lexical autour de la
trouve dans le tableau. Le portrait de la mère du
religion : « comme une hostie pour une com-
narrateur-personnage est vague, flou tout
munion de paix où mes lèvres puiseraient sa
comme la silhouette de la femme à l’ombrelle.
présence réelle et le pouvoir de m’endormir »
Dans le tableau, on ressent la légèreté de la robe
(l. 20 à 22). Le baiser est donc un baiser de paix
et la matière évoquée dans l’extrait : « le bruit
(paix dont l’enfant a besoin). L’allusion à la re-
léger de sa robe de jardin en mousseline » (l. 4-
ligion indique la dimension sacrée que prend ce
5). Par ailleurs l’envol du foulard dans le vent et
geste.
le flottement de la robe ne sont pas sans rappeler
Le narrateur a besoin d’exprimer ces sensa-
l’aspect furtif du passage de la mère du narra-
tions ; il s’agit de se soulager et d’extérioriser
teur-personnage.
ses ressentis.
LIRE, p. 335
2 Le narrateur apprécie au plus haut point le ri- ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 335
tuel du coucher et notamment le baiser de sa Critères de réussite
Changer de point de vue pour adopter celui de
mère. Mais ce moment lui semble trop furtif,
la mère du narrateur
comme le souligne la répétition de l’adverbe in-
– point de vue interne : découvrir l’histoire à
tensif « si » : « ce bonsoir durait si peu de
travers les yeux maternels
temps, elle redescendait si vite » (l. 2-3) ou en-
Entrer dans l’intériorité du personnage
core la phrase à valeur hyperbolique : « De sorte
– respecter les éléments posés par l’extrait
que ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à
source : lieu, personnages
souhaiter qu’il vînt le plus tard possible » (l. 8-
– utiliser correctement les temps du passé
9). De nombreux mots relatifs au champ lexical
– l’expression des émotions et des ressentis de
du temps comme « si peu de temps » (l. 3), ; « le
la mère du narrateur
moment où » (l. 3) ; « quelquefois quand, après
– respect de la langue : vocabulaire, types de
m’avoir embrassé » (l. 10-11) ; « aussitôt »
phrases…

205
3. Marcel Proust de la sensation montre que la résurrection du
souvenir est possible, le temps perdu de la mé-
Du côté de chez Swann (1913)
moire peut être vaincu. Ainsi il va écrire et
créer, grâce à l’écriture, des réminiscences.
LIRE, p. 336 L’entreprise n’est pas aisée, cette difficulté est
1 Lorsque le narrateur mange la madeleine, un même soulignée par la question « Chercher ? »
bonheur suprême l’envahit peu à peu. Ce plaisir
(l. 36) et la disparation de la syntaxe « pas seu-
extrême est souligné par un vocabulaire mélio-
lement, créer » (l. 36). Ces éléments mettent
ratif, voire hyperbolique : « attentif à ce qui se
aussi en valeur l’exigence de la création. La mé-
passait d’extraordinaire en moi (l. 12-13) ; « un
taphore de la quête (« le chercheur », l. 33) qui
plaisir délicieux » (l. 13) ; « cette puissante
se transforme en métaphore de la création vient
joie » (l. 18). La sensation gustative est mise en
clore l’extrait, tout en montrant l’importance de
avant. En effet, celle-ci est détaillée : « j’avais
la création littéraire.
laissé s’amollir un morceau de madeleine »
(l. 10) ; « à l’instant même où la gorgée mêlée
RECHERCHER, p. 336
des miettes du gâteau toucha mon palais, je tres-
5 L’artiste Dinah Fried (née en 1981) est une ar-
saillis » (l. 11-12). Cette expérience est mise en
tiste new-yorkaise. Diplômée en 2012 du Mas-
avant et est liée à une signification supérieure.
ter of Fine Art en design graphique, après des
Le narrateur-personnage souligne l’importance
études à l’Université de Rhode Island, elle en-
de cette expérience quasi mystique, expérience
seigne les arts visuels. En 2014, elle cofonde
qui transcende le narrateur.
une agence de design, nommée « Small Stuff ».
Elle a publié un livre Fictitious Dishes : An Al-
2 Le narrateur éprouve une « puissante joie »
bum of Literature’s Most Memorable Meals qui
(l. 18) car l’expérience de la madeleine marque
comporte cinquante compositions inspirées par
une rupture entre un état malheureux (« accablé
la littérature et la gastronomie visuelle. Elle in-
par la morne journée et la perspective d’un triste
terprète les textes originaux et autres pages de
lendemain » (l. 8-9)) et un suprême bonheur
la littérature par une mise en scène. La littéra-
(« je tressaillis » (l. 12)). Par ailleurs cette joie ture est ainsi déclinée en une série de photogra-
est liée à l’expérience magique du goûter de la
phies autour de compositions gustatives et de
madeleine : elle lui permet de dépasser la con-
tables dressées.
tingence et d’avoir un ressenti d’éternité et de
résurrection (d’où l’asyndète « j’avais cessé de
Pour d’autres informations sur l’artiste, son tra-
me sentir médiocre, contingent, mortel » (l. 17-
vail, son livre, on peut consulter son site offi-
18). Une impression de plénitude se dégage
ciel : https://dinahfried.com/
alors.
L’intérêt de sa démarche est double : l’artiste
3 L’expression « la vérité que je cherche n’est
propose de partager ces « menus » et d’imaginer
pas en lui, mais en moi » (l. 24-25) souligne ce
les récits mais elle invite aussi à relire ces textes
qui se joue dans ce passage. Le « moi » du nar-
littéraires tout en nous incitant à nous interroger
rateur se révèle et les souvenirs surgissent. Se
sur le pouvoir de la littérature.
plonger dans une tasse de thé et dans la dégus-
Les détails de composition de la photographie
tation de la madeleine, c’est se plonger dans son
évoquent la scène proposée par Marcel Proust.
« moi » et ses profondeurs. La métaphore du
On retrouve la boisson, le thé « un peu de thé »
passage de l’obscurité à la lumière (« il l’y a
(l. 5) accompagné des gâteaux décrits par cette
éveillée » (l. 25) ; « éclaircissement » (l. 29) ;
périphrase : « un de ces gâteaux courts et dodus
« lumière » (l. 39)) souligne cette révélation : le
appelés Petites Madeleines » (l. 6). Ces gâteaux
narrateur découvre un « moi », une intériorité
sont au nombre de trois. Le lien avec l’extrait se
profonde. Mais cette « vérité » n’est pas simple,
joue donc dans la précision : on pense ainsi aux
elle demande un effort intellectuel. D’ailleurs
trois gorgées de thé mentionnées dans l’extrait.
les autres gorgées de thé ne produisent pas le
De plus, la vue en plongée proposée par Dinah
même effet : « Je bois une seconde gorgée où je
Fried permet de souligner la texture des made-
ne trouve rien de plus que dans la première, une
leines « qui semblaient avoir été moulés dans la
troisième qui m’apporte moins que la seconde »
valve rainurée d’une coquille de Saint-
(l. 22-23).
Jacques » (l. 7-8). Notons la présence à gauche
4 Le narrateur, à la fin du texte, sait qu’à partir de la tasse d’une cuillère, comme dans l’extrait :
de cette sensation, il peut se retrouver. La vérité
206
« une cuillerée du thé » (l. 10). Enfin on peut 2 Le souvenir est désigné par la métaphore du
faire observer sur la nappe quelques miettes, là goût, et ce, dès le début de l’extrait : « cette sa-
aussi évoquées dans l’extrait : « des miettes du veur » (l. 2). Le déterminant démonstratif per-
gâteau » (l. 11). L’artiste a donc travaillé la met de montrer du doigt, de désigner cette sen-
scène de la madeleine dans ses moindres détails. sation. Ce terme ponctue l’extrait : « la saveur »
(l. 7) ; « ce goût » (l. 18) ; « goûté » (l. 23) ;
« en manger » (l. 24) ; « la saveur » (l. 34).
4. Marcel Proust Cette image vient souligner l’importance de la
dégustation de ce gâteau est le mécanisme que
Du côté de chez Swann (1913)
cela entraîne. Le narrateur découvre les effets
d’un simple gâteau sur la mémoire et son fonc-
LANGUE, p. 337 tionnement. Il peut alors « goûter » aux souve-
La dernière phrase est longue, construite au dé-
nirs et ramener le narrateur au souvenir de l’en-
part par une conjonction à valeur adversative
fance : « quand j’allais lui dire bonjour dans sa
« mais » (l. 31) suivie d’une proposition subor-
chambre, ma tante Léonie m’offrait après
donnée temporelle « quand » (l. 31). Trois ac-
l’avoir trempé dans son infusion de thé ou til-
cumulations avec anaphores s’ajoutent à la
leul » (l. 21-22) ; « ces jours de Combray »
phrase : « après la mort des êtres, après la des-
(l. 25).
truction des choses » (l. 32) ; « seules, plus
frêles mais plus vivaces, plus immatérielles,
3 L’écriture de l’auteur montre l’émergence des
plus persistantes, plus fidèles » (l. 33-34) ; « à
souvenirs. Elle est d’abord liée à la longueur des
se rappeler, à attendre, à espérer » (l. 35). Cette
phrases, comme si le narrateur se perdait ou plu-
phrase montre la puissance de l’odorat et du
tôt cherchait se repérer dans les méandres de la
goût au sein de la mémoire. Elle souligne aussi
mémoire, lignes 3 à 7 par exemple ou encore
la difficulté de l’entreprise du narrateur, autre-
des lignes 22 à 31. L’écriture est aussi une
ment dit la difficulté de l’émergence des souve-
quête, d’où les questions « Arrivera-t-il jusqu’à
nirs.
la surface de ma claire conscience, ce souvenir,
l’instant ancien que l’attraction d’un instant
LIRE, p. 337 identique est venue de si loin solliciter, émou-
1 La madeleine est décrite de façon métapho-
voir, soulever tout au fond de moi ? » (l. 9 à 11)
rique. Elle est un « petit coquillage de pâtisse-
et « Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté,
rie » (l. 28). Ainsi elle offre au narrateur un pou-
redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera ja-
voir d’évasion, ici par l’évocation d’un univers
mais de sa nuit ? » (l. 13-14). Elle est égale-
maritime. Parler d’un coquillage, c’est aussi
ment création : « leur image » (l. 25) ; « les
rappeler à chacun une expérience commune,
formes » (l. 28) pour devenir en fin d’extrait un
celle de mettre un coquillage à l’oreille pour se
« édifice immense » (l. 36). Cette métaphore du
rappeler de la mer.
bâtiment vient ici souligner l’ambition du nar-
Mais la madeleine est aussi décrite par les sens
rateur et la force créatrice de l’écriture.
avec l’alliance soulignée du solide et du liquide.
Le goût et l’odorat sont sollicités et la madeleine
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
est évoquée par des termes mélioratifs : « si
p. 337
grassement sensuel, sous son plissage sévère et
Dans cet extrait, le narrateur rend compte du
dévot » (l. 28), ; « l’odeur et la saveur restent
fonctionnement de la mémoire. Le premier con-
longtemps » (l. 34). La dégustation de la made-
tact avec la mémoire se fait grâce à la vue « ce
leine sert à exalter les sens mais surtout à activer
qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être
la mémoire tout en créant des images qui s’im-
l’image, le souvenir visuel » (l. 1-2). Mais c’est
posent au narrateur, ce que soulignent le verbe
la dégustation du gâteau qui entraîne le narra-
« apparu » (l. 18) et la locution adverbiale « tout
teur-personnage dans la mémoire. La méta-
d’un coup » (l. 18) et le champ lexical du sou-
phore du « tourbillon » (l. 4) montre que les
venir « le souvenir » (l. 18) ; « rappelé »
souvenirs prennent forme. Pour que la mémoire
(l. 23) ; « ces souvenirs abandonnés si long-
devienne encore plus palpable à l’esprit du nar-
temps hors de la mémoire » (l. 27) ; « souve-
rateur, les sens du goût et de l’odorat sont mis
nir » (l. 37).
en éveil : « ce goût c’était celui du petit morceau
de madeleine » (l. 18-19) ; « trempé dans son
infusion de thé ou de tilleul » (l. 22). Le mariage

207
du thé et de la madeleine permet de déclencher univers qui n’est pas le même que le nôtre et
le fonctionnement de la mémoire. Les souvenirs dont les paysages nous seraient restés aussi in-
sont alors enclenchés, ce qui est mis en valeur connus que ceux qu’il peut y avoir dans la
par les nombreuses allitérations en [S] : « ce lune. » (l. 21 à 24). L’art est révélation, il éclaire
goût c’était celui du petit morceau de made- d’un autre sens notre regard, d’où la métaphore
leine » (l. 18-19) ; « l’édifice immense du sou- de la lumière : « Mais ils ne la voient pas, parce
venir » (l. 36-37). L’imparfait à valeur d’habi- qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. » (l. 11-12).
tude est utilisé à plusieurs reprises : « j’allais » L’art met alors en valeur différente facettes du
(l. 20) ; « m’offrait » (l. 21). Il vient ici souli- monde, on passe ainsi de l’unicité, du singulier
gner le rituel établi entre le narrateur et sa tante. au pluriel : « Grâce à l’art, au lieu de voir un
Le même effet est produit par les compléments seul monde, le nôtre, nous le voyons se multi-
circonstanciels de temps : « le dimanche ma- plier » (l. 25-26). L’art nous ouvre les portes
tin » (l. 19) ; « avant l’heure de la messe » d’une autre conscience, d’une autre vision. Il a
(l. 20). Ils révèlent à la mémoire les coutumes pour but de nous faire comprendre notre être et
des dimanches à Combray. de ne pas échapper à l’essentiel.
Les anaphores de la fin de l’extrait (« après la
mort des êtres, après la destruction des choses » 3 La « vraie vie » (l. 8) selon lui est celle de la
(l. 32) ; « seules, plus frêles mais plus vivaces, création littéraire qui permet de découvrir son
plus immatérielles, plus persistantes, plus fi- « moi ». Dans cet extrait, le narrateur attribue
dèles » (l. 33-34) ; « à se rappeler, à attendre, à un pouvoir inouï à la littérature, capable de
espérer » (l. 35)) montrent que le goût et l’odo- créer, de faire percevoir le monde sous de mul-
rat ont une réelle puissance dans la mémoire, ils tiples jours et de le révéler. Il s’agit de dépasser
y restent profondément enfouis. Enfin la com- les fausses impressions, les éléments pratiques
paraison « comme des âmes » donne vie à ces et habituels de la vie, les simples apparences et
sens. De fait, ceux-ci sont personnifiés et ils le « moi » social pour déchiffrer et comprendre
viennent caractériser le travail de la mémoire. Il la « vraie vie » (l. 8), le vrai « moi » unique et
s’agit ici de célébrer la longévité des saveurs au individuel. Cette révélation est soulignée par
sein de la mémoire. La madeleine et le thé sont l’omniprésence du champ lexical de la lumière
donc des métaphores de la mémoire et les sou- (« éclaircie » (l. 8) ; « éclaircir » (l. 12) ;
venirs s’en extirpent comme s’ils prenaient « rayon » (l. 30)) et le sens de la vue (« voient »
forme et s’extirpaient de la mémoire du narra- (l. 10) ; « vision » (l. 17) ; « voit » (l. 22) ;
teur. « nous le voyons » (l. 26) ; « apercevoir »
(l. 31) ; « on observe » (l. 41)). Notons, au pas-
sage, que ce lexique de la lumière n’est pas sans
5. Marcel Proust rappeler Platon, ou aux Lumières, mais il est ici
Le Temps retrouvé (1927) transposé au rôle de l’artiste. Ainsi l’on dé-
couvre le « moi » profond qui caractérise notre
personnalité et qui nous échappe, si l’on reste
COMPARER, p. 338
englué dans les habitudes.
1 L’artiste, Rembrandt, est mentionné dans l’ex-
trait : ligne 30. Le narrateur montre par ailleurs
4 Selon le narrateur, le style « est une question
le lien entre les artistes, qu’ils soient écrivains
non de technique, mais de vision » (l. 16-17).
ou peintres : « le style, pour l’écrivain aussi bien
Cette affirmation peut sembler paradoxale car
que la couleur pour le peintre, est une question
l’on pense souvent qu’un style se travaille et
non de technique, mais de vision. » (l. 15 à 17).
n’est pas acquis. Selon le narrateur, le style est
Dans le tableau comme dans l’extrait du Temps
à relier au sens de la vue. Cette métaphore vi-
retrouvé, les artistes ont un style : le clair-obs-
suelle souligne que le style est lié au fait de dé-
cur de Rembrandt et l’art littéraire de Proust.
passer les conventions, les habitudes sociales,
Tous deux sont aussi lancés dans une démarche
les préjugés et les stéréotypes du langage. Si
de type autobiographique.
l’on pousse le raisonnement, l’on comprend ici
que chacun possède un style et donc « une vi-
LIRE, p. 338
sion ». Mais la plupart du temps, nous ne le per-
2 Selon le narrateur, l’art révèle et nous montre
cevons pas car nous devons aller le chercher.
le vrai sens de la vie, loin des contingences ma-
Pourtant chaque être humain posséderait une
térielles : « Par l’art seulement, nous pouvons
vraie nature artistique.
sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet
208
Le style est ainsi une « vision », il restitue les la vieillesse qui, artistiquement, est belle. La
perceptions à peine perceptibles comme les plus métaphore de la chute et de la mort avec le verbe
fortes, les sensations fugitives comme durables, « tombaient » (l. 22) souligne à quel point le
d’où l’anaphore « chercher à apercevoir sous de passage du temps est violent, même si l’homme
la matière, sous de l’expérience, sous des mots semble résister à cette destruction : « avait va-
quelque chose de différent » (l. 31-32). Mais cillé (l. 14).
cette « vision » est intériorisée et demande à
l’artiste du travail. La métaphore de la recherche 3 À la fin du texte, le narrateur exprime sa
« les apparences qu’on observe ont besoin crainte de ne pas avoir la force d’écrire, comme
d’être traduites et souvent lues à rebours et pé- le souligne la répétition de l’adverbe « tou-
niblement déchiffrées » (l. 41-42) souligne cet jours » (l. 27 et l. 28). La fin de la Recherche est
effort pour trouver le style et cette ouverture lu- de façon paradoxale le début, le commencement
mineuse. d’une œuvre à venir. On note cette volonté de
lutter contre le temps, et c’est l’écriture qui pré-
serve de l’oubli, du temps, certains évènements
6. Marcel Proust du passé. D’où l’antithèse : « place si considé-
Le Temps retrouvé (1927) rable » (l. 30), « celle si restreinte qui leur est
réservée dans l’espace » (l. 31).
Un monde semble s’achever pour ouvrir à une
LANGUE, p. 339
création : autrement dit l’œuvre ne peut com-
La première phrase de l’extrait est cons-
mencer qu’une fois achevée.
truite autour d’un enchaînement de propositions
subordonnées relatives (« qu’il était ma vie,
qu’il était moi-même », « qu’il me supportait ») À voix haute
4 Pour la lecture à voix haute du texte, il est es-
et d’une répétition du pronom personnel de la
sentiel que l’élève s’attache à la complexité de
première personne sous différentes formes et
la syntaxe. Au crayon à papier, il peut préparer
fonctions « je », « moi », « me » : « moi, juché
la lecture en repérant les enchaînements de pro-
à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me
positions principales et de subordonnées, sou-
mouvoir sans le déplacer comme je le pouvais
vent accumulées.
avec lui. »
Il ne faut pas non plus oublier la ponctuation.
Cette syntaxe vient ici souligner à quel point le
Les virgules permettent de prendre des temps de
temps a façonné la vie du narrateur.
pause et de respiration.
LIRE, p. 339
1 À la fin du roman, le narrateur comprend le VERS LE COMMENTAIRE
pouvoir que le temps semble avoir sur l’évolu- Les élèves peuvent s’aider des questions Lire
tion de notre physique, un physique qui se dé- afin de formuler une problématique de com-
grade simultanément au passage du temps et qui mentaire.
amène à l’issue fatale de la mort. Le temps de
Quelques possibilités de problématiques :
l’imparfait (« j’éprouvais » dès la première
ligne et qui ponctue le reste de l’extrait) sou- - Comment le narrateur appréhende-t-il la di-
ligne la lente dégradation qu’est la vieillesse. mension du temps ?
- En quoi le portrait du duc de Guermantes est-
2 La description du duc de Guermantes est ré- il révélateur des ravages du temps ?
vélatrice des ravages du temps et amène à pren- - À quoi sert le portrait du duc de Guer-
dre conscience de l’aspect éphémère de la vie. mantes ?
Le vocabulaire sur le corps est précis et les com- - Comment cet extrait propose-t-il une ré-
paraisons (« comme celles de ces vieux arche- flexion sur le temps et la mort ?
vêques sur lesquels il n’y a de solide que leur
croix métallique » (l. 15) ; « comme une feuille VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
sur le sommet peu praticable de quatre-vingt- p. 339
trois années » (l. 18)) mettent en avant l’aspect Le lecteur peut se sentir proche du narrateur
naturel des changements. Le temps, notion abs- dans la mesure où le récit est mené à la première
traite et insaisissable, est ainsi rendu concret et personne du singulier et en focalisation interne.
palpable. Mais cette insistance sur le corps du Il peut s’identifier au narrateur-personnage et
duc de Guermantes montre aussi une vision de éprouver les mêmes ressentis.

209
Par ailleurs, le narrateur-personnage évoque morts ». Ils apparaissent également tout-puis-
dans cet extrait les ravages du temps, ravages sants, parce qu’ils disposent de munitions infi-
que l’on peut comprendre et saisir. nies et sont « plusieurs millions ». Ils sont enfin,
comme le colonel, présentés comme des « fous
héroïques », prêts au sacrifice aussi bien qu’au
PARCOURS 2 massacre de millions de personnes.
Céline, le style et la fureur, 4 On laissera les élèves répondre librement à
p. 340-343 cette question. Bardamu se présente comme
« un lâche » et il l’est aux yeux du colonel et des
1. Louis-Ferdinand Céline autres soldats. Toutefois, il présente le courage
Voyage au bout de la nuit (1932) comme une marque d’imbécillit[é] » et de folie
meurtrière. On peut alors se demander si refuser
une telle guerre n’est pas un signe de raison plu-
LANGUE, p. 340
tôt que de lâcheté.
On peut relever de nombreuses expressions fa-
milières (« Nous étions jolis ! », « pire qu’un
5 On peut relever plusieurs énumérations dans
chien ») ou constructions fautives (« faut que je
la phrase suivante (nous soulignons) : « Avec
le dise ») mais également un lexique soutenu
casques, sans casques, sans chevaux, sur mo-
(« implacable », « trépas ») et des construc-
tos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs,
tions classiques voire précieuses (« Jamais je
comploteurs, volants, à genoux, creusant, se
n’avais senti plus implacable la sentence des
défilant, caracolant dans les sentiers, pétara-
hommes et des choses. »). On peut être étonné
dant, enfermés sur la terre, comme dans un
ou troublé par ce mélange. Il s’agit d’une langue
cabanon, pour y tout détruire, Allemagne,
aussi expérimentale que radicale qui montre
France et Continents, tout ce qui respire, dé-
avec une grande intensité l’horreur de la guerre.
truire, plus enragés que les chiens, adorant
leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent,
LIRE, p. 340
mille fois plus enragés que mille chiens et tel-
Le texte
lement plus vicieux. »
2 On peut être choqué ou troublé par la langue
Cette énumération insiste à la fois sur l’impor-
nouvelle et puissante inventée par Céline (cf.
tance des armées et de leur matériel, sur le chaos
question langue). On peut être scandalisé par sa
de la guerre et sur la folie destructrice des
lâcheté affichée, mais aussi par son mépris uni-
hommes.
versel, à l’égard des Allemands, de la cam-
6 Il s’agit d’un oxymore, qui allie deux termes
pagne, du colonel, qu’il présente comme « pire
religieux, un positif, la « croisade », et un néga-
qu’un chien » et des combattants, dont il évoque
tif, « apocalyptique ». La guerre se présente
surtout la « violence » et l’« imbécillité » – sur-
comme une mission sainte et libératrice la
tout, en 1932, où les associations d’anciens
« croisade » ; or, elle risque de mener le monde
combattants jouent un rôle important en poli-
à sa destruction.
tique. On peut surtout être choqué par l’image
terrifiante et absurde qu’il donne de la guerre.
Texte écho
3 Le colonel manifeste d’abord un courage im-
bécile : « Il se promenait au beau milieu de la 2. Louis-Ferdinand Céline
chaussée et puis de long en large parmi les tra- Lettre à André Rousseaux (1936)
jectoires aussi simplement que s’il avait attendu
un ami sur le quai de la gare ». L’expression du COMPARER, p. 341
narrateur, « bravoure stupéfiante », est franche- 1 « Le beau style » présente plusieurs défauts :
ment ironique. Il est également un « monstre » : il est « usuel » et sert d’abord à communiquer :
en effet, il n’a aucune conscience de son éven- « C’est l’instrument des rapports, de la discus-
tuelle mort, ni de celle des soldats ; c’est à cause sion, de la lettre à la cousine ». Surtout, la
de cette inconscience que pourront se perpétrer langue classique est « morte » : elle est « illi-
les grandes boucheries de la guerre. sible », « figé[e] », et ne permet pas d’exprimer
Les Allemands sont à la fois criminels et mala- ses « émotions ».
droits : ils « tiraient mal », « rataient » sans
cesse les soldats français tout en causant « mille
210
2 Il s’agit d’une écriture orale : Céline écrit 3. Louis-Ferdinand Céline
« comme [il] parle » et emprunte de nombreux
Voyage au bout de la nuit (1932)
éléments au « jargon » et à la « syntaxe argo-
tique ». Cette écriture est également une « con-
densation » : il parvient à cristalliser en elle LIRE, p. 342
d’intenses « émotions », pour aboutir à ce 1 Le travail est très violent pour le corps des ou-
vriers : ils « trembl[ent] » et sont « secou[és] »
« rendu émotif ».
« des pieds aux oreilles » par les milliers de
« petits coups précipités, infinis, inlassables »
3 Pour Céline, le roman, et notamment Voyage
des machines. Ce bruit semble terrible, et les ou-
au bout de la nuit, ne doit pas narrer, raconter la
vriers ne peuvent plus « ni se parler ni s’en-
guerre. Il doit susciter chez le lecteur les mêmes
tendre ». Les odeurs sont également écœu-
émotions qu’il a ressenties lorsqu’il était au
rantes : « cette odeur d’huile, cette buée […]
front : horreur, colère, terreur (cf. question 2 p.
brûle les tympans et le dedans des oreilles par la
339).
gorge. ». Par ailleurs, ils ne parviennent plus à
voir leurs compagnons de travail ou à échanger
VERS L’ENTRETIEN, p. 341
avec. Le travail à la chaîne est éprouvant, parce
Les élèves répondront librement à cette ques-
qu’il ne faut pas perdre le rythme du « petit wa-
tion. Ils pourront apprécier, ou non, le style de
gon tortillard garni de quincaille ». Ils finissent
Céline en évoquant sa radicalité, sa nouveauté,
par se « dégoûter » d’eux-mêmes et par éprou-
les émotions qu’il tente de susciter, son mélange
ver du mépris pour leur corps, devenu
de tournures argotiques, vulgaires, familières et
« viande ». Surtout, ils sont déshumanisés et de-
de constructions classiques. Ils pourront égale-
viennent des « machines » (cf. question 2).
ment citer la lettre à André Rousseaux.
2 Il s’agit d’une métaphore. Les ouvriers de-
REGARDER, p. 341
viennent « machine » pour de nombreuses rai-
5 John Singer Sargent donne une image pathé-
sons : leur corps est soumis à un traitement d’or-
tique de la guerre. Il représente de très nom-
breux soldats morts. Quelques soldats sont en dinaire réservé aux machines ; ils ne peuvent
plus discuter ou échanger, comme des ma-
vie : ils ont été blessés par une attaque au gaz et
chines ; ils dépendent d’une machine, le « wa-
marchent en file indienne, un bandeau sur les
gon » du travail à la chaîne et ne cherchent plus
yeux. Deux éléments pourraient être évoqués en
qu’à « faire tout le plaisir possible aux ma-
classe. D’abord, la composition du tableau voit
chines ». En somme, ils ont perdu leur humanité
s’entasser les soldats, dans un même uniforme,
et son ravalés au rang de « boulons ».
et boucher l’horizon : la guerre semble univer-
selle. Ensuite, l’omni-présence d’une couleur
vert-brun-moutarde, aussi bien pour les uni- COMPARER, p. 342
3 La fresque de Diego Rivera présente un cer-
formes que pour le ciel, rend le tableau oppres-
tain nombre de points communs avec le texte de
sant. On dirait que le monde entier a été touché
Céline : omniprésence des machines ; évocation
par les gaz ennemis.
d’un travail difficile et pénible ; isolement des
ouvriers engloutis parmi les machines. Pourtant,
6 De nombreux points communs rapprochent
la fresque est une commande des usines Ford :
les deux œuvres : l’évocation d’une guerre dé-
le peintre ne dénonce pas le travail en usine, il
nuée de tout héroïsme ; la mise en scène de sol-
en fait l’éloge. Sa fresque insiste surtout sur la
dats présentés avant tout comme des victimes ;
puissance des machines, le courage et la com-
l’assimilation de la guerre à la fin du monde ; un
pétence des ouvriers.
style intense et radical, mais peut-être déconcer-
tant ou étouffant.

211
4. Louis-Ferdinand Céline VERS L’ENTRETIEN, p. 343
Les élèves devront évoquer des éléments précis
Voyage au bout de la nuit (1932)
de l’œuvre au programme et de Voyage au bout
de la nuit.
LANGUE, p. 343
Le texte présente de nombreuses expressions fa-
milières ou vulgaires : des tournures familières
ou orales (« La médecine, c’est ingrat », « En PARCOURS 3
voilà un mot ! », « faut-il encore », « On laisse Récits de l’absurde, p. 344-349
aller », « Mes disques, Bézin les a eus long-
temps ») ; des oublis de négation (« C’est pas Histoire littéraire
commode », « C’est pas que ») ; et de nom-
Le mythe de Sisyphe et l’absurde
breux mots argotiques ou vulgaires (« Larbin »,
« bazardé », « putain », « dégueulasse »,
« merde »). Le texte peut sembler de prime COMPARER, p. 345
abord particulièrement vulgaire, mais il montre, 1 D’après les textes, les hommes vivent dans le
bien plus que ne le ferait un texte égalant, la mi- temps et pour construire leur vie, ils se projet-
sère d’un médecin de banlieue. tent, d’où les compléments circonstanciels de
temps « demain » (l. 1) ; « plus tard » (l. 2) ; «
quand » (l. 2) dans le premier extrait. Mais sou-
LIRE, p. 343
dainement l’homme arrive à une prise de cons-
L’extrait
2 Bardamu se montre à la fois gêné, méprisant cience et à un constat dramatique : il est con-
et compatissant pour ses patients. Comme ils damné à mourir : « il s’agit de mourir » (l. 4 du
sont « misérables » et « puants », il n’ose pas premier extrait). Cette prise de conscience en-
leur faire payer la consultation et retarde le mo- traîne un mal-être : puisque l’homme doit mou-
ment où il devra demander des « honoraires ». rir, il ne sert à rien de vivre. Cette évidence
contre laquelle l’homme ne peut rien est à l’ori-
gine du sentiment de l’absurde. L’existence est
3 Les « honoraires » sont son obsession. Il en
absurde : « cette étrangeté du monde, c’est l’ab-
aurait besoin, parce qu’il est pauvre, mais il
n’ose les demander à ses patients, qui semblent surde » (l. 40 du premier extrait). Albert Camus
encore plus « misérables » que lui. Surtout, il a amène à poursuivre la réflexion à travers le per-
l’impression que son métier ne présente aucun sonnage et le destin de Sisyphe qui symbolise
« honneur ». Il ne comprend pas que ses con- l’homme. Le destin de Sisyphe caractérise
frères continuent d’utiliser ce mot. l’existence humaine. En effet sa vie est inutile
puisqu’il est condamné à mourir et à rouler in-
4 Comme les autres médecins, il demandait les définiment un lourd rocher au sommet d’une
mêmes honoraires aux riches et aux pauvres. montagne : « Son rocher est sa chose » (l. 2).
Mais, en dépassant sa condition, il donne sens à
sa vie et est alors heureux : « La lutte elle-même
5 Céline présente une image très noire de
l’homme et de la société. La société est d’abord vers les sommets suffit à remplir un cœur
inégalitaire, et ne présente que des « riches » et d’homme. » (l. 32-33) Lorsque Sisyphe redes-
des « pauvres ». Dès lors, Bardamu est devant cend de sa montagne, Sisyphe échappe à son
un choix impossible : être le « larbin » des destin car il se sait condamné mais il est libéré
« riches » ou le « voleur » des « misérables ». Il de son fardeau et, de fait, il est plus fort que le
finit par ne pas les faire payer et devient pauvre sort réservé : « À cet instant subtil où l’homme
lui-même. Elle est également méprisante : Bar- se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers
damu a « honte » de manquer d’argent. son rocher, contemple cette suite d’actions sans
Lorsqu’il vend ses affaires au brocanteur, il lien qui devient son destin, créé par lui » (l. 15-
multiplie des mensonges pour ne pas avouer sa 18). Ainsi l’homme doit faire de même, il ne
doit pas renoncer mais il doit vivre, en sachant
gêne. Personne ne trouve grâce à ses yeux dans
un monde seulement peuplé de « méchant[s] » qu’il est condamné.
et de victimes : les pauvres sont « puants », le
propriétaire est une « merde » ; lui-même de- 2 Le tableau éclaire la compréhension des ex-
vrait renoncer à sa pitié et montrer davantage de traits. En effet Sisyphe est ici représenté en train
« culot ». de rouler un lourd rocher le long de la pente
d’une montagne. On sait, d’après la légende

212
grecque, qu’il est condamné à ce destin. Ainsi Même les verbes au passé simple (« grincè-
l’on retrouve ce qu’affirme Albert Camus dans rent » (l. 12) ; « retomba » (l. 14)) semblent im-
son essai Le Mythe de Sisyphe : Sisyphe symbo- puissants et par contraste, ils renforcent l’immo-
lise l’homme qui, lui aussi, est condamné à son bilisation du récit.
destin qui est de mourir. On notera le contraste
des couleurs entre un environnement et un ar- 2 La future victime est désignée de façon vague
rière-plan dominés par l’obscurité et une im- et anonyme avec la mention à deux reprises de
pression d’éléments déchainés alors que Si- « cet homme » (l. 19 et l. 21). Il est réduit à un
syphe se distingue par la blancheur de sa peau pronom personnel de troisième personne « le »
et son avancée le long de la montagne. L’obscu- (l. 20), à un « corps » (l. 6) peu perceptible et
rité peut être interprétée comme l’illustration de qui, par synecdoque, se limite à un « pied »
l’épaisseur et de l’étrangeté du monde, donc elle mentionné à trois reprises : l. 7, l. 11 et l. 21.
peut évoquer l’absurde. Par opposition, la blan- Ainsi ce qui importe n’est pas la victime mais le
cheur laisse entrevoir, au-delà de la nuit, un meurtre en lui-même.
éclat et une possibilité d’être heureux. Comme
l’écrit Camus, « Il n’y a pas de soleil sans 3 Le cadre de l’action est celui d’une chambre
ombre, et il faut connaître la nuit ». (l. 9-10 dans dont on a peu de détails. Nous la découvrons via
le second extrait). Dans le tableau, la pierre le regard et le champ de vision restreint du per-
semble lourde. Elle est métaphore de la vie, qui sonnage Tchen. Aucun plan d’ensemble n’est
peut aussi avoir parfois sa pesanteur. On peut proposé sur la chambre, un plan moyen amène
également remarquer la ténacité de l’homme et le lecteur à découvrir la moustiquaire et le lit ;
sa force à engager tous les muscles de son corps ensuite le plan est rapproché et concentré sur le
dans son acte. C’est une façon de montrer que, pied. En outre, le lecteur peut deviner, à travers
comme dans les textes étudiés, l’homme est ca- quelques précisions visuelles et auditives, un ar-
pable de dépasser sa condition ; il ne doit pas rière-plan urbain avec la lumière du « building
renoncer à vivre. La grandeur de Sisyphe et, par voisin » (l. 9) ; « le rectangle d’électricité pâle »
conséquent, de l’homme réside dans sa révolte (l. 9-10), « quatre à cinq klaxons » (l. 11-12), le
contre le destin absurde. « vacarme » (l. 14) ou encore les bruits des
« embarras de voitures » (l. 14).
Ce cadre de l’action n’est donc pas vraiment dé-
1. André Malraux crit. Le lecteur est limité à la perception de
La Condition humaine (1933) Tchen. Ce lieu apparaît comme un huis-clos. Il
est décrit par des jeux d’ombre et de lumière,
appropriés à la nature de l’action : « la seule lu-
LIRE, p. 346
mière venait du building voisin » (l. 9) ; « Il se
L’extrait
retrouva en face de la tache molle de la mousse-
1 À la lecture de cet extrait et plus précisément
line et du rectangle de lumière, immobiles dans
de cet incipit, le lecteur peut ressentir une cer-
cette nuit » (l. 16-17). Notons aussi que les sons
taine tension, une angoisse et il est plongé dans
s’estompent peu à peu et que le silence s’ins-
une atmosphère mystérieuse. Ces impressions
talle. La métaphore de la vague (« la vague de
sont créées par un début in medias res et l’arrêt
vacarme retomba » (l. 14)) souligne que Tchen
sur image : le lecteur est directement plongé au
s’enferme progressivement dans ce cadre de
cœur de l’action via deux verbes d’action « le-
l’action qui devient un lieu morbide.
ver » et « frapperait » (l. 1) et au cœur de l’inté-
riorité du personnage nommé Tchen dont on
4 L’hésitation du personnage (soulignée notam-
ignore tout mais il brandit un couteau au-dessus
ment par la double interrogation initiale) peut
d’un lit. De plus le temps semble suspendu,
s’expliquer par trois facteurs. Elle est d’abord
voire arrêté. Pourtant l’action est précise et mi-
liée à la façon de commettre le meurtre : « Dans
nutée, comme le soulignent les indications
ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la
« Minuit et demi ». Ainsi une tension est instau-
droite un rasoir fermé, la gauche un court poi-
rée, l’action reste en attente et l’acte de Tchen
gnard. » (l. 27-29). Par ailleurs Tchen n’appa-
semble en suspens. Les imparfaits vont alors
raît pas comme un tueur professionnel, il semble
mettre en valeur cet effet et installent l’action
être novice. Cet aspect néophyte est mis en va-
dans une pesanteur : « l’angoisse lui tordait l’es-
leur par la contradiction des sentiments qui le
tomac » (l. 2) ; « fasciné par ce tas de mousse-
traversent : entre fascination et répulsion « d’y
line blanche qui tombait du plafond » (l. 6).
213
songer avec hébétude, fasciné par ce tas de Roquentin constate la valeur « nulle » de son
mousseline » (l. 5-6). Enfin Tchen supposait existence.
agir en combattant et face à une victime suscep-
tible de réagir et de résister. D’où la phrase ex- 2 Le personnage médite sur la liberté et le
clamative : « Combattre, combattre des enne- temps et aboutit à différents constats. Il sait déjà
mis qui se défendent, des ennemis éveillés ! » qu’il lui reste peu de temps à vivre à Bouville,
l. 12-13). où il a trop longtemps vécu. L’idée de la mort
est exprimée à plusieurs reprises, à l’image de
À voix haute cette phrase courte et lapidaire : « Aujourd’hui
5 Pour lire, de façon expressive, le premier pa- ma vie prend fin » (l. 13). Le sentiment de li-
ragraphe, l’élève doit respecter la ponctuation berté l’amène à envisager une existence sans
(virgules, points, etc) et être attentif au type de sens et, d’après lui, le temps va effacer tout son
phrase. L’intonation en dépend : ainsi les ques- passé, tous les souvenirs de sa vie à Bouville. Le
tions des deux premières lignes sont à distin- constat est radical, ce qui est souligné par les
guer des phrases déclaratives qui suivent. Pour négations absolues : « il ne restera rien, pas
vérifier sa façon de lire l’extrait, l’élève peut même un souvenir » (l. 19). Le temps est inutile,
s’enregistrer sur son dictaphone et s’écouter il fait tout oublier. Dans cet extrait la liberté
pour pouvoir améliorer sa lecture. mène l’individu à une profonde solitude et en-
traîne de la souffrance. Elle est interprétée
comme la perte de toutes références possibles et
2. Jean-Paul Sartre l’on retrouve de nouveau des négations : « Je
La Nausée (1938) suis libre : il ne me reste plus aucune raison de
vivre, toutes celles que j’ai essayées ont lâché et
je ne peux plus en imaginer d’autres. » (l. 4-5).
LANGUE, p. 347
La méditation sur la liberté et le temps amènent
La phrase « Seul et libre » (l. 11) est une phrase
donc Roquentin à ressentir de la souffrance et à
averbale, construite sur une coordination de
constater une condition pénible jusqu’à en
deux adjectifs. Cette construction insiste sur le
éprouver une « nausée ».
vide de l’existence du personnage. Roquentin
est un personnage qui a perdu sa propre person-
3 D’après cet extrait, « la Nausée » (l. 31) peut
nalité.
être définie comme un malaise profond ressenti
par un individu condamné à être libre parce que
LIRE, p. 347
sa vie n’a pas ou plus de sens. C’est un malaise
1 Roquentin mène une existence vide, dépour-
qui n’est pas seulement physique, mais surtout
vue de personnalité ; sa vie est morne et aboutit
psychologique. Antoine Roquentin, en analy-
à la mort, comme le souligne le champ lexical
sant sa condition, éprouve de la nausée. Il a pris
du vide : « il ne me reste plus aucune raison de
conscience de l’inutilité de son existence dans
vivre, toutes celles que j’ai essayées ont lâché »
le temps et a compris que perdre est tout à fait
(l. 4-5) ; « c’est une partie perdue » (l. 22) ; « et
normal. Il s’est habitué à « la Nausée » qui
de ce soleil, de cet après-midi, il ne restera
épuise son corps et son esprit : « La Nausée me
rien, pas même un souvenir » (l. 18-19). Son
laisse un court répit. Mais je sais qu’elle revien-
existence est aussi marquée par la solitude (l’ad-
dra : c’est mon état normal. Seulement, au-
jectif « seul » est répété à plusieurs reprises :
jourd’hui mon corps est trop épuisé pour la sup-
l. 10-11) et l’ennui (« Je m’ennuie, c’est tout »
porter » (l. 30-32).
(l. 34)). Roquentin a perdu sa personnalité, ce
que souligne la répétition du verbe perdre aux
lignes 22, 23, 24 et 25. Enfin sa vie est marquée COMPARER, p. 347
4 Le tableau de Magritte présente un individu
par une sorte d’immobilité, un manque d’éner-
seul, comme Roquentin dans l’extrait de La
gie. Même le paysage en est contaminé, ce que
Nausée de Jean-Paul Sartre. Ce tableau nous
connote l’adverbe « mollement » (« les jardins
propose de voir un personnage face à son reflet
descendent mollement vers la ville » (l. 2)) et
dans un miroir, son visage reste inconnu, il nous
l’adjectif « immobile » (« Je vois la mer, lourde,
tourne le dos et peut faire penser à Roquentin
immobile, je vois Bouville. » (l. 3)). Sa vie
qui est seul face à son existence et qui observe
semble même se tourner vers des besoins sim-
sa vie pour aboutir à un constat nihiliste. La cou-
plement primaires, mis en valeur par le chiasme
« Manger, dormir. Dormir, manger » (l. 27).
214
leur noire alliée à la pénombre qui domine le ta- personnage. On peut remarquer une omnipré-
bleau nous rappelle « la nausée » ressentie par sence du pronom personnel de la première per-
Roquentin. Enfin le vide présenté par le miroir sonne sous toutes ses formes et fonctions avec
n’est pas sans évoquer le vide de l’existence du parfois même un renforcement du pronom :
personnage. « Moi je voudrais » (l. 9). On assiste à une sorte
de dédoublement. Par ailleurs, Molloy semble
5 Plusieurs points communs se dégagent entre vivre dans un flou complet et n’a aucun repère ;
les extraits de La Condition humaine et de La il va même se dénigrer et il apparaît alors peu
Nausée : la solitude des personnages dans un sûr de lui : « Je ne sais pas. Je ne sais pas
environnement immobile semblable à un huis grand’chose, franchement » (l. 16). Il manque
clos, un sentiment de lucidité sur la nécessité de de volonté et est présenté, dès l’incipit, comme
leurs actes et surtout l’aboutissement à ce ma- un être perdu, en manque de mémoire et de lu-
laise qui n’est autre que « la nausée ». (l. 23 cidité. À quatre reprises la formule « paraît-il »
dans La Condition humaine et l. 8-30 dans La (l. 8, 10, 29 et 30) marque l’incertitude de Mol-
Nausée). loy et un manque d’intérêt pour ce qu’il vit.

3 Son discours est un monologue marqué par les


3. Samuel Beckett ambivalences (« C’était le commencement,
Molloy (1951) vous comprenez. Tandis que c’est presque la
fin, à présent » (l. 36-37)), les obsessions et les
répétitions (par exemple « Puis je me dis que
LANGUE, p. 348
c’est impossible. Il est impossible que j’ai pu
La dernière phrase est composée du présentatif
m’occuper de quelqu’un. » (l. 26-27)).
« Voici » suivi d’un groupe nominal « mon
Les propos sont centrés sur une personne qui
commencement » et elle se termine par une
parle de sa vie à la première personne et qui
faute de syntaxe qui vient ajouter à la phrase le
s’adresse parfois à nous « voyez-vous » (l. 11-
pronom de la première personne du singulier
12), « Vous allez voir » (l. 24-25)., « figurez-
« moi ». Cette phrase sonne comme une conclu-
vous » (l. 33), « vous comprenez » (l. 36). Le
sion de l’extrait, mais l’effet en est paradoxal
monologue et le dialogue implicite, techniques
puisque le lecteur n’a pas l’impression d’un
théâtrales, semblent présenter un personnage
commencement. L’incipit ne semble avoir rien
tragique.
présenté et le personnage reste mystérieux. Il
Le discours est aussi dominé par des conjonc-
semble prêt à mourir et nous sommes ici dans
tions de coordination comme « mais » (l. 10,
l’incipit du roman.
22) « ou » (l. 18) et les présentatifs « c’est »
(l. 1, 29, 30, 31), « voilà » (l. 25), « voici »
LIRE, p. 348
(l. 33, 38) qui viennent supprimer toute logique
1 Molloy est le narrateur-personnage principal.
et hiérarchie dans les pensées.
L’incipit commence d’emblée par une prise de
parole du personnage principal à la première
4 D’après cet extrait, le sentiment de l’ab-
personne du singulier : « Je ». Mais ce pronom
surde pourrait se définir par une réelle lassitude
ne permet pas d’identifier réellement le locu-
de soi (marquée dans l’extrait par la répétition
teur. On ne sait rien de lui, rien n’est précisé sur
« je ne sais pas » (du début à la fin de l’extrait,
son identité, son âge, son travail. On ne peut que
par exemple aux lignes 2 et 37) et plus large-
supposer. Par le titre éponyme, on peut supposer
ment de la vie au point de mener à la mort :
que ce personnage est Molloy. On sait juste où
« c’est presque la fin, à présent » (l. 36-37).
se situe le personnage : « dans la chambre de ma
L’absurde est aussi le manque d’intérêt pour
mère » (l. 1) et le pronom adverbial « y » (l. 1)
tout élément (« Oui, je travaille maintenant, un
laisse sous-entendre que sa mère est morte. Tout
peu comme autrefois, seulement je ne sais plus
le reste est flou et incertain comme le mettent en
travailler. (l. 6-7) et ce sentiment est dominé par
valeur la négation « Je ne sais pas comment j’y
un profond dégoût de la vie.
suis arrivé. » (l. 2) et l’adverbe « peut-être »
(l. 2).
VERS LE COMMENTAIRE, p. 348
Cet extrait introduit de façon surprenante le per-
2 Molloy est présenté par un point de vue in-
sonnage principal. En effet il évoque un person-
terne. Le lecteur ne perçoit donc le personnage
nage mais sans le présenter. Cet incipit soulève
et la situation que par les yeux de ce narrateur-
215
par ailleurs des questions (qui est Molloy ? quel l’homme » (l. 26)) et a des références cultu-
âge a-t-il ? Quel est l’enjeu du récit ?), mais il relles (« tour de Babel » (l. 21) ; « l’homme de
n’y apporte pas de réponses. Le lecteur ne peut Cro-Magnon » (l. 20)). Ce locuteur est aussi un
donc faire que des hypothèses. De plus le lec- fin observateur et semble un habitué du bar. No-
teur est d’emblée plongé dans l’intériorité d’un tons enfin que le vocabulaire employé relève du
narrateur interne via le pronom personnel de la domaine juridique : « à plaider votre cause »
première personne du singulier : « Je ». Et ce (l. 4-5) ou « il se rend à mes arguments » (l. 7),
pronom domine l’ensemble du texte. Les « prendre ou laisser » (l. 24). Peut-être est-il
phrases sont ensuite juxtaposées sans logique avocat (ce qui sera confirmé dans la suite du ro-
apparente. Seul le titre éponyme peut laisser man).
supposer que ce personnage est Molloy. Le lec-
teur peut aussi être décontenancé par le flou et 3 Le personnage du barman est désigné de façon
les imprécisions qui nimbe le personnage : le péjorative. Il est qualifié par une métaphore ani-
champ lexical de l’incertitude « Je ne sais pas male : « estimable gorille » (l. 2-3). Cette méta-
comment j’y suis arrivé. » (l. 2), l’adverbe phore est filée et le champ lexical de l’animal le
« peut-être » (l. 2) renforcent cette façon surpre- caractérise : « grogné » (l. 8) ; « un grogne-
nante de commencer le récit et de présenter le ment » (l. 9) ; « animaux » (l. 10) ; « forêts pri-
personnage principal. mitives » (l. 15) ; « ces créatures » (l. 26) ;
« primates » (l. 28). Ainsi présenté, ce barman
est réduit à un être primitif, peu loquace, voire
4. Albert Camus qui ne sait pas maîtriser le langage et le locuteur
La Chute (1956) ne donne pas l’envie de pousser la porte du bar
pour le rencontrer ou passer un moment dans ce
bar.
LIRE, p. 349
1 Les premiers mots du texte mentionnent une
4 Cet incipit a pour but de nous faire réfléchir à
première personne signalée par le pronom per-
la communication et plus précisément à la diffi-
sonnel « je ». Ce locuteur s’adresse à un inter-
culté de communiquer. Dès le premier para-
locuteur via l’apostrophe : « monsieur » (l. 1),
graphe de cet incipit, le problème de compré-
le pronom personnel « vous » dès la deuxième
hension et les obstacles de la communication
ligne et l’adjectif possessif « votre » (l. 5) et le
sont soulignés : « Il ne parle, en effet, que le
pronom possessif « vôtre » (l. 13). Ce locuteur
hollandais. » (l. 3-4) ; « il ne devinera pas que
est présent tout au long de l’incipit mais nous
vous désirez du genièvre. » (l. 5). L’incipit at-
n’avons pas d’indice de dialogue et aucun guil-
tire donc notre attention sur les difficultés
lemet n’est utilisé. On ne note par ailleurs au-
qu’auraient les hommes à échanger et à commu-
cune intervention explicite de l’interlocuteur.
niquer. D’ailleurs on ne trouve aucun verbe de
Mais le lecteur peut se sentir désigné, il parti-
parole. Et la répétition du verbe « grogner »
cipe au dialogue et est pris par ce flux de pa-
(l. 8-9) suggère le manque de communication.
roles.
Cela aboutit, dans le deuxième paragraphe, au
silence : « son mutisme est assourdissant »
2 Sur les lieux, on devine qu’il s’agit d’un bar
(l. 14) ; « le silence » (l. 14) ; « bouder les
avec des indices peu à peu égrenés : « vous dé-
langues civilisées » (l. 16). On constate ici les
sirez du genièvre » (l. 5) ; « il refuse de servir »
limites de la communication et aussi les limites
(l. 8) ; « mon verre » (l. 12). On apprend par la
des capacités langagières du barman.
suite que ce bar est situé à Amsterdam et qu’il
s’appelle « Mexico City » (l. 18). Ce bar se
trouve dans un quartier populaire, près du port. REGARDER, p. 349
5 Le tableau et l’extrait de La Chute semblent
Quant au locuteur, on sait peu de chose. Il n’est
liés : on retrouve le lieu, le bar, réduit au strict
pas le seul personnage du récit, on sait qu’il y a
minimum dans le tableau et peu présenté dans
un client et le barman. Il est assez loquace et se
l’extrait de La Chute. Les clients sont habillés
présente comme un observateur et raisonne,
de couleurs sombres et le barman a un costume
d’où les questions « Avec de tels devoirs, on
blanc (d’habitude réservé aux cuisiniers). Ainsi
peut craindre, ne pensez-vous pas, que son igno-
ce serveur peut évoquer celui du texte qui, lui
rance soit inconfortable ? » (l. 19-20) ou « Que
aussi, est distingué des clients. Dans le tableau,
fallait-il prendre ou laisser ? » (l. 24). Il semble
on s’aperçoit que personne n’est dehors, la ville
intellectuel (« quand on a beaucoup médité sur
216
semble abandonnée, aucune lumière ne vient de (l. 12). La fin de ce premier paragraphe est do-
l’immeuble en face. Une sensation d’isolement minée par une omniprésence du pronom de la
est palpable. Les personnages sont ici enfermés première personne « je », « me » (l. 10), « j’ac-
dans le bar. Celui-ci devient presque une prison, cepterais si j’étais sûr » (l. 11), « J’installerai
les lignes du bar et les lignes de la devanture donc mon verre » (l. 12-13). Sans doute le locu-
font penser à des barreaux et à une prison. teur veut-il marquer le contact avec son interlo-
Même la forme du comptoir isole les person- cuteur. La conjonction à valeur adversative
nages et le barman est encore plus enfermé. « Mais » (l. 10) vient marquer une rupture mais
Ainsi semble illustré l’incipit qui se concentre le lecteur peut être ici étonné, voire déstabilisé :
sur un huis clos de personnage, avec un barman l’échange est donc terminé ? Le deuxième para-
isolé et singulier, qui est même assimilé à un graphe débute par un pronom, celui de la deu-
animal. De plus le bar, normalement lieu de xième personne du pluriel « Vous » (l. 14). Ce
convivialité devient endroit de désespoir. Dans pronom est ambigu : qui est désigné ? L’inter-
le tableau en effet, les personnages sont comme locuteur ? Le lecteur ? il s’agit peut-être aussi
murés dans le silence. Ils ne se regardent pas, de mettre en place une écoute, permettant au lo-
même le couple est isolé, chacun est devant son cuteur de laisser libre cours à sa pensée. S’en-
verre, un homme de dos est également seul face suit une description péjorative du barman et des
à son verre. Les personnages font donc ressentir clients des lignes 14 à 19. On remarquera que le
une impression d’abattement et d’ennui. On re- locuteur, voire l’interlocuteur, se distingue de ce
trouve alors le mutisme et le silence de l’extrait lieu et de ces personnes : « Vous avez raison »
de La Chute. (l. 14) et une impression de supériorité se dé-
gage de la phrase suivante : « Je m’étonne par-
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, fois de l’obstination que met notre taciturne ami
p. 349 à bouder les langues civilisées. » (l. 15-16). La
Cet incipit déstabilise le lecteur. Le début in me- métaphore filée de l’animal (« C’est le silence
dias res plonge le lecteur dans un discours : des forêts primitives, chargé jusqu’à la
« Puis-je, monsieur vous proposer mes services, gueule. » (l. 14-15) ; « les primates » (l. 28))
sans risquer d’être importun ? » (l. 1). On peut vient renforcer l’aspect péjoratif du portrait du
alors se demander à qui s’adresse le locuteur. serveur et le réduit à un être primitif, peu lo-
Des éléments descriptifs s’enchaînent ensuite : quace et ne sachant pas maîtriser l’art de la com-
« l’estimable gorille qui préside aux destinées munication, pourtant essentiel dans un bar.
de cet établissement. Il ne parle, en effet, que le L’oxymore « son mutisme est assourdissant »
hollandais. » (l. 2-4). Le personnage du barman (l. 14) rappelle celle de la ligne 7 : « il se hâte,
est ici décrit. Mais ce personnage est-il impor- avec une sage lenteur. » et souligne une certaine
tant ? Cette métaphore animalière n’est-elle pas duplicité : cet homme est-il encore homme ou
un prétexte pour engager la conversation avec animal ? Le problème soulevé en fin d’extrait
l’interlocuteur interpellé ? À ce propos, l’inter- « c’était à prendre ou à laisser. » (l. 24) met de
locuteur est mentionné par un terme imprécis : nouveau en exergue les limites du langage du
« monsieur » (l. 1). Le lecteur ne peut donc serveur ; c’est la seule phrase qu’il semble ca-
qu’être dans le flou : que se passe-t-il réelle- pable d’énoncer. D’ailleurs le locuteur s’inter-
ment ? Qui sont les personnages ? Notons que roge de suite : « Que fallait-il prendre ou lais-
la tournure interrogative reste polie et relève du ser ? » (l. 24). L’extrait se termine sur l’opposi-
langage soutenu : « Puis-je, monsieur vous pro- tion terminologique entre l’animal et l’homme :
poser mes services, sans risquer d’être impor- « ces créatures tout d’une pièce » (l. 25-26) ;
tun ? » (l. 1) à la différence du barman qui ne « les primates » (l. 28) ; « l’homme » (l. 26).
semble pas maîtriser le langage, sauf le hollan- Ces oppositions viennent souligner les pro-
dais. La répétition du verbe « grogner » (l. 8-9) blèmes du langage et de communication qui en
vient souligner le souci de communication entre découlent. L’incipit laisse alors le lecteur dans
les personnages. Mais le dialogue du premier la réflexion et dans une situation de perplexité.
paragraphe est de l’ordre de l’implicite. Nous ne
retrouvons aucun indice du dialogue. On pour-
rait donc plutôt parler d’un monologue avec des
réponses supposées de l’interlocuteur, réponses
marquées de formule de politesse : « Je vous re-
mercie » (l. 11) ou « Vous êtes trop bon »

217
PARCOURS 4 2. Marguerite Yourcenar
Le renouveau du héros, p. 350-353 Mémoires d’Hadrien (1951)

LANGUE, p. 351
1. Jean Giono Il s’agit d’une proposition subordonnée con-
Le Hussard sur le toit (1951) jonctive circonstancielle à valeur de condition.
LIRE, p. 350 LIRE, p. 351
Le texte 1 Il se sent « dieu » parce qu’il vit pleinement
2 On peut éprouver de l’effroi devant son com- toutes ses expériences (cf. question 2). Par ail-
portement inhumain : elle « plant[e] son talon leurs, il atteint l’acmé de sa vie, tant du point de
pointu » dans la tête d’une personne injustement vue du corps, que de l’esprit, et se montre serein
accusée de répandre le choléra. On peut égale- vis-à-vis du « temps qui passe ». De plus, en
ment éprouver de la colère pour elle : elle tant qu’empereur, il est « adoré » par ses sujets
semble « sortir de quelque messe » et devraient et reçoit des « titre divins ». Enfin, étant charge
avoir un comportement plus chrétien, se mon- de l’organisation des « affaires humaines », il
trer bienveillante et charitable. devient à la fois le « cerveau du monde » et sa
« Providence ».
3 « à la façon des poules sur du grain » ;
« comme une troupe d’oiseaux sous un coup de 2 Il s’agit d’un paradoxe : on considère généra-
pierre. » La foule est deux fois comparée à des lement que la condition des hommes et celle des
oiseaux. Ces comparaisons insistent sur la di- dieux diffèrent. Hadrien se sent dieu parce qu’il
mension bestiale de la foule, et sur son mélange vit pleinement sa condition d’homme : toutes
d’avidité, de violence et de lâcheté. ses expériences sont vécues « divinement »,
consciemment, « sans impatience » et dans la
4 La femme qui s’est « effondr[ée] » est atteinte joie.
du choléra. Or, elle devait faire partie de ceux
qui ont accusé Angelo d’avoir empoisonné les 3 On peut considérer comme une forme de sa-
puits et qui ont lynché l’homme. Angelo doit gesse son désir de vivre pleinement et divine-
considérer qu’il s’agit d’une juste punition. Ce ment sa vie d’homme. Le paradoxe « il m’eût
« plaisir » est « amer » puisqu’il s’agit d’une été possible de me sentir dieu dans les prisons
mort affreuse et répugnante. de Domitien ou à l’intérieur d’un puits de
mine » peut manifester une certaine sagesse,
5 Dans ce texte, Angelo n’affronte pas ses en- faite d’acceptation et de sérénité. Toutefois,
nemis, et se contente de les fuir par les toits. Par l’empereur montre davantage d’orgueil et de dé-
ailleurs, l’« amer plaisir » qu’il éprouve en mesure que de sagesse. Il multiplie les hyper-
voyant la jeune femme mourir n’est guère hé- boles et les métaphores flatteuses : il est
roïque. Pourtant, certains éléments peuvent sus- « dieu », « Jupiter », « cerveau du monde »,
citer notre admiration : il lutte courageusement « cerveau qui préside à tout », « providence in-
pour sa vie. Son ascension et son parcours des carnée ». Il est « ador[é] » en effet ; dans la suite
toits sont aussi difficiles que dangereux : à tout du roman, son orgueil deviendra « délire »,
moment, il peut basculer dans le vide. « aveuglement » et le conduira à la catastrophe
et au deuil.
REGARDER, p. 350
6 Angelo est au centre de l’image et se tient en RECHERCHER, p. 351
équilibre au sommet du toit. Son sabre, sa tête 4 De nombreux éléments du règne de l’empe-
et le clocher de l’église sont alignés. Il apparaît reur peuvent expliquer ce texte : son goût pour
courageux, habile et séduisant. On peut égale- les exercices du corps et de l’esprit ; la paix
ment trouver qu’il ne s’agit pas d’une position qu’il réussit à imposer à l’empire ; la renais-
très héroïque, et que le personnage est à la fois sance de la Grèce qu’il favorisa ; les titres divins
admirable et un peu « ridicule ». qu’il reçut plusieurs fois ; le développement de
l’administration romaine à laquelle il contribua.
Enfin, les « délires » peuvent évoquer aussi bien

218
son amour insensé pour Antinoüs que les nom- fois description et rêverie. On peut avancer une
breuses initiations (à des cultes orientaux no- explication simple et prosaïque : le narrateur a
tamment) qu’il reçut. longuement observé la jeune fille avant de dis-
cuter avec elle et de connaître son nom. Mais ce
VERS LE COMMENTAIRE, p. 351 nom, « Vanessa », semble aussi condenser toute
L’empereur Hadrien se présente comme un la puissance poétique des lignes qui ont précédé
Dieu. Il insiste d’abord sur son accomplisse- sa révélation.
ment moral et physique (cf. question 1) ainsi
que sur son œuvre impériale (cf. question 4). Il VERS LE COMMENTAIRE, p. 352
montre également une forme de sagesse en vi- Le Rivage des Syrtes, de Julien Gracq, paraît en
vant « divinement » sa vie d’homme. Toutefois, 1951. Il met en scène Orsenna, une cité imagi-
ce portrait n’est pas dépourvu d’orgueil et de dé- naire jadis puissante, mais déclinante. Aldo ap-
mesure (cf. question 3). partient à « l’une des plus vieilles familles » de
cette cité, et se montre aussi « rêveur » qu’épris
d’aventures. Il aime se promener dans les « jar-
3. Julien Gracq dins à demi abandonnés » de la ville. Un jour, il
y fait la rencontre d’une jeune fille, Vanessa.
Le Rivage des Syrtes (1951)
Nous nous demanderons comment Aldo trans-
forme Vanessa en être merveilleux.
COMPARER, p. 352 Nous verrons d’abord qu’il en souligne la
1 Vanessa, comme le personnage du tableau, est
beauté et la majesté. Nous verrons ensuite qu’il
une « très jeune femme ». Toutes deux présen-
la présente comme un être mystérieux, aussi fas-
tent une certaine noblesse, à la fois majestueuse
cinant qu’inquiétant.
et ancienne, d’où l’expression « reine du jar-
din ». Enfin, leur beauté semble aussi fascinante
que froide, et toutes deux ressemblent à une
« statue ». 4. Albert Cohen
Belle du seigneur (1968)
LIRE, p. 352
2 Il est d’abord étonné de la rencontrer, et peut- LANGUE, p. 353
être, « étant d’humeur particulièrement soli- Le verbe est conjugué au présent du condition-
taire », contrarié. Il se montre ensuite fasciné nel. Il a une valeur de potentiel.
par sa « beauté » et la considère comme une
« reine ». Mais son admiration ne va pas sans un LIRE, p. 353
certain malaise, ni sans violence : il éprouve un Le texte
sentiment de « dépossession exaltée » devant 2 Les élèves répondront librement à cette ques-
cette femme « dominatrice », « imprévisible », tion. Ils pourront trouver le personnage : heu-
et ressent le « happement redoutable de cette reux d’avouer son amour à celle qu’il aime ; au-
main ensorcelée. » dacieux et courageux ; arrogant ou orgueilleux :
il se considère comme un « princ[e] », « sûr »
3 Il utilise de nombreuses métaphores et com- de sa « victoire » et les animaux de la forêt sont
paraisons pour la décrire : « reine du jardin » ; ses « sujets ».
« statue » ; « Baigneuse sur la plage » ; « châte-
laine à son rouet » ; « princesse sur sa tour ». 3 Les expressions suivantes sont répétées : « il
Ces images insistent toutes sur la féminité, la allait » (ou « allait ») ; « forêt » ; « riant » ;
beauté et l’autorité de Vanessa. Certaines évo- « soudain » ; « dansant » ; « nul homme ». Ces
quent un passé ancien (comme la « châtelaine ») expressions confèrent de la solennité et un cer-
d’autres sont davantage modernes (la « bai- tain caractère poétique au récit. Elles mettent
gneuse »). On peut également trouver une cer- aussi en évidence la joie et l’orgueil du héros.
taine sensualité à l’image de la « baigneuse ».
Enfin, ces images sont souvent associées à un 4 Il ne semble aucunement effrayé par cette
lieu : en effet Vanessa sait « se rendre immédia- « forêt d’antique effroi ». Les bêtes, bien que re-
tement inséparable d’un paysage ». poussantes (« lézards », « crapauds », « arai-
gnées », « charançons aux trompes préhisto-
4 Le prénom apparaît à la toute fin du texte, riques ») n’entament en rien sa joie. Son attitude
après une longue évocation de la jeune fille, à la est étrange : il rit sans cesse, mord une fleur,
219
embrasse l’épaule de son valet, danse, et se PARCOURS 5
montre particulièrement attentif à toutes les
beautés de la forêt : « mignons lézards vivant
Le nouveau roman, p. 355-359
leur vie sous les ombrelles feuilletées des
grands champignons, mouches dorées traçant Histoire littéraire
des figures géométriques, etc. » Il est sur le Le nouveau roman (1950-1980)
point de dire son amour à la femme qu’il aime,
et la traversée de la forêt est un moment d’ex- COMPARER, p. 354
tase. 1 Sarraute et Robbe-Grillet s’opposent au mo-
dèle du héros balzacien s’accomplissant dans un
5 Il s’agit d’une hyperbole. On peut également destin extraordinaire et romanesque. Ils repro-
relever : « non moins noble que son ancêtre Aa- chent au roman traditionnel de proposer une
ron, frère de Moïse » ; « le plus fou des fils de conception du personnage périmée, peu cré-
l’homme » ; « tout l’argent que tu voudras tu dible et de ne pas tenir compte de la complexité
l’auras ». Ces hyperboles mettent en évidence le psychologique contemporaine.
caractère excessif et démesuré du personnage, à
la fois superbe, généreux, arrogant et fou de 2 Le titre L’Ère du soupçon prouve que Sarraute
joie. jette un discrédit sur la notion de personnage,
tandis que le titre Pour un nouveau Roman tra-
6 Le personnage peut d’abord faire penser à un duit le désir de Robbe-Grillet de renouveler les
héros de contes de fées : il dispose d’un cheval, codes régissant le roman et de tracer « une voie
d’un valet et s’aventure dans une forêt ef- pour le roman futur ».
frayante, peuplée de créatures répugnantes, afin
de trouver la femme qu’il aime. Il relève égale- 3 Comme l’évoque Robbe-Grillet, l’un des per-
ment d’une tradition biblique : il est « beau et sonnages de Bacon n’a « pas de visage » (l. 15).
non moins noble que son ancêtre Aaron, frère Les personnages sont réduits à la torsion d’un
de Moïse ». Il peut enfin faire penser à un héros corps traduisant une souffrance psychologique
antique : il en a la démesure, l’hybris et, surtout, et semblent emprisonnés dans un espace qui
le « destin ». n’est pas forcément intelligible. L’ambition du
roman et de la peinture ne serait donc plus de
COMPARER, p. 353 figurer le réel mais de traduire la complexité de
7 Aldo aussi bien que Solal sont fascinés par l’être dans son rapport au monde.
une femme qu’ils idéalisent. Toutefois, dans
Belle du Seigneur, la femme n’est qu’un objet
de quête, si ce n’est une proie : le héros viril doit
la conquérir pour accomplir son « destin ».
1. Alain Robbe-Grillet
Dans Le Rivage des Syrtes, elle est autrement Les Gommes (1953)
mystérieuse, inquiétante et « dominatrice » (cf.
questions 2 et 3 page 352). LANGUE, p. 356
Cette phrase est composée d’une proposition
principale (« La chair périphérique, compacte et
homogène, d’un beau rouge de chimie, est régu-
lièrement épaisse entre une bande de peau lui-
sante et la loge ») et d’une proposition subor-
donnée relative (« où sont rangés les pépins,
jaunes, bien calibrés, maintenus en place par
une mince couche de gelée verdâtre le long d’un
renflement du cœur. ») complément de l’antécé-
dent « la loge ». On notera que la phrase se dilue
dans une multiplication de compléments du
nom qui rendent la description difficilement vi-
sualisable.

220
LIRE, p. 356 narrative. Notons d’ailleurs que Roland Barthes
1 La fonction d’une description est de permettre affirme dans Essais critiques (1964)
au lecteur de se faire une image mentale de l’ob- que « Robbe-Grillet décrit les objets pour en ex-
jet décrit. Cette description remplit difficile- pulser l’homme ».
ment sa fonction de visualisation car la phrase L’auteur joue également avec les codes de la
semble se diluer dans un excès de précision ; description traditionnelle en nous soumettant
c’est le cas dans le passage des lignes 26 à 29 : une description minutieuse qui ne permet pas
« Celui-ci, d’un rose atténué légèrement granu- une visualisation aisée de l’objet de la descrip-
leux, débute, du côté de la dépression inférieure, tion : une assiette de crudités et plus particuliè-
par un faisceau de veines blanches, dont l’une rement un quartier de tomate. On observe en ef-
se prolonge jusque vers les pépins – d’une façon fet que la description repose essentiellement sur
peut-être un peu incertaine ». Cette description un vocabulaire géométrique (« en des points
minutieuse et géométrique laisse perplexe car calculés », l. 9 ; « les disques », l. 10 ;
nous saisissons difficilement sa finalité. De « cubes », l. 19 ; « une symétrie parfaite »,
plus, elle ne suscite aucun sentiment chez le lec- l. 21 ; « périphérique », l. 22 ; « une bande »,
teur qui semble davantage assister à un compte- l. 23 ; « un millimètre ou deux », l. 31). Ce vo-
rendu de dissection. cabulaire technique traduit la standardisation de
la nourriture dans ce « restaurant automa-
2 Il s’agit de la description d’une assiette de cru- tique ». Face au distributeur, le personnage dont
dités dans un distributeur automatique et plus les gestes évoquent ceux de la machine (« Wal-
particulièrement d’un quartier de tomate. las introduit son jeton dans la fente et appuie sur
un bouton », l. 12) se déshumanise à son tour.
3 Cette description, en employant une focalisa- Dans la dernière partie, la description prend des
tion externe, semble suivre le regard de Wallas allures de compte-rendu de dissection (« La
comme le ferait une caméra. Rappelons que les chair », l. 21 ; « un beau rouge de chimie », l. 2
nouveaux romanciers subissent l’influence du ; « une bande de peau luisante », l. 22 ; « un ren-
cinéma comme en témoigne les jeux de focali- flement du cœur », l. 25 ; « un faisceau de
sation présents dans ces deux textes. Les varia- veines blanches », l. 27) qui pourrait évoquer le
tions de points de vue rappellent ceux des camé- crime sur lequel Wallas enquête.
ras et donnent un caractère incertain au monde
sur lequel le regard se pose. D’ailleurs, Robbe-
Grillet se tourne vers le septième art et collabore 2. Michel Butor
à la production de plusieurs films. La Modification (1957)
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
LIRE, p. 357
p. 356 2 Le lecteur devine que l’action se déroule dans
En lisant cet extrait des Gommes, on saisit ce qui
le compartiment d’un train (« votre valise assez
a conduit Roland Barthes à désigner les nou-
petite d’homme habitué aux longs voyages en
veaux romanciers par l’expression « l’école du
train », l. 6). Le personnage principal est un
regard ». En effet, dans ce passage descriptif,
homme de quarante-cinq ans qui se sent vieillir
Robbe-Grillet fait le choix audacieux de la fo-
(« c’est déjà l’âge qui cherche à vous con-
calisation externe et nous rappelle ainsi les liens
vaincre de sa domination sur votre corps »,
étroits qu’il entretient avec le cinéma. À partir
l. 14). Il travaille pour une société italienne, est
de la ligne 5 (« Dans la vitre de celui-ci Wallas
marié et père de famille. Le lecteur se ques-
aperçoit »), la description, telle une caméra, suit
tionne sur les raisons de son voyage qui ne sont
le regard du personnage. Le lecteur est dérouté
visiblement pas professionnelles (« car il ne fal-
par ce choix de focalisation car le narrateur ne
lait pas que quelqu’un sût chez Scabelli que
donne pas accès aux pensées de Wallas, comme
c’était vers Rome que vous vous échappiez pour
l’aurait permis une focalisation interne. Or, avec
ces quelques jours. », l. 30). Il pourra trouver
la focalisation externe, le lecteur est confronté à
une piste de réponse dans l’évocation des deux
une forme de frustration : on le prive de l’essen-
noms féminins (« pour Henriette et pour
tiel, c’est-à-dire des pensées de Wallas au sujet
Cécile », l. 20) qui laisse penser à une relation
de la progression de l’enquête de police, et ce
extraconjugale.
pour lui servir la description d’une assiette de
crudités n’ayant aucune fonction dans la trame

221
3 Cet incipit « in media res » répond bien à sa Notons d’abord que les propos et pensées des
fonction informative en nous donnant les élé- personnages s’entremêlent sans l’usage de guil-
ments nécessaires pour la compréhension de lemets. On y devine la voix de la belle mère
l’intrigue, tout en éveillant notre curiosité. (« Mon gendre aime les carottes râpées. », l. 1)
et celle du vendeur de produits de foire
VERS LE COMMENTAIRE, p. 357 (« Voyez, Mesdames, vous obtenez avec cela
À bien des égards, ce célèbre incipit de Michel les plus exquises carottes râpées », l. 6). Par ail-
Butor joue avec ce que le critique littéraire Hans leurs, ces différentes voix se confondent avec
Robert Jauss nomme « l’horizon d’attente » du une narration prise en charge par un narrateur
lecteur (Pour une esthétique de la réception, externe à l’histoire : « Un jour il a eu le malheur,
1978). dans un moment de laisser-aller, un moment où
il se tenait détendu, content, de lui lancer cela
Ce texte déroute d’abord par l’emploi du pro- négligemment » (l. 14). Enfin, les passages au
nom « vous » qui saisit le lecteur dès les pre- discours direct s’entrelacent sans aucune préci-
miers mots du texte. Il s’agit là d’un véritable sion sur les personnages qui les prennent en
« écart esthétique » avec la tradition roma- charge, que ce soit la belle-mère (« Oh, Alain,
nesque qui privilégie une narration à la première on les a faites exprès pour vous, vous m’aviez
ou à la troisième personne du singulier. Avec ce dit que vous adoriez ça… », l. 12) ou le
« vous », le lecteur est happé par le roman dont gendre (« Non, merci… », l. 24). Le lecteur est
il devient le personnage principal. On pourrait y donc confronté à une véritable cacophonie.
voir la genèse des livres « dont vous êtes le hé-
ros » qui fleuriront dans les années 1960-1970. 2 Il est question d’un plat de carottes râpées pré-
paré par la belle-mère qui pense ainsi faire plai-
Ce jeu avec les codes romanesques prend égale- sir à son gendre. Mais à travers ce sujet anodin,
ment d’autres formes. En effet, si cet incipit il s’agit surtout d’évoquer la relation qui unit les
remplit bien sa fonction informative, il le fait en deux personnages.
aiguisant la curiosité du lecteur et en le rendant
acteur de sa compréhension du texte. Aussi le 3 À la ligne 26, la belle-mère est associée à un
lecteur doit-il glaner les informations concer- chien dans une cynique métaphore : « le vieux
nant le lieu de l’action, le personnage et l’in- vêtement qu’il a abandonné dont elle serre un
trigue. Par exemple, le lecteur parvient à définir morceau entre ses dents. ». Si cet épisode a pris
le cadre de l’action – un compartiment de train une telle importance, c’est que tout ce qu’elle
– en reconstituant le décor à partir des éléments pense avoir saisi de son gendre – qui repose sur
éparpillés suivants : « la rainure de cuivre » la connaissance de son goût pour les carottes râ-
(l. 1), « le panneau coulissant » (l. 3), « votre pées – vient de s’effondrer. Elle reste comme un
valise assez petite d’homme habitué aux longs chien qui a laissé filer sa proie, ce qui nous
voyages en train » (l. 6), « ce compartiment » laisse deviner la complexité de la relation des
(l. 25), « cette place » (l. 27), « c’était vers deux personnages au-delà de l’apparente ama-
Rome que vous vous échappiez pour ces bilité de leur propos.
quelques jours. » (l. 31).
4 Rappelons que Nathalie Sarraute cherche à
mettre en lumière l’univers des « sous-conver-
3. Nathalie Sarraute sations » où résident les passions et les com-
plexités psychologiques voilées par les lieux
Le Planétarium (1959)
communs des convenances sociales de la con-
versation. Son œuvre est parcourue par l’ambi-
LANGUE, p. 358 tion de démasquer « des drames microsco-
Les points de suspension pourraient traduire les
piques […] toujours internes, cachés, on ne peut
blancs de la conversation ou les hésitations de
que les deviner à travers la surface, à partir de
la pensée des personnages.
nos conversations et de nos actions, des actions
tout à fait banales ». Si cette chute fait sourire le
LIRE, p. 358 lecteur, on ne saurait nier qu’il s’agit là d’une
1 Toute l’originalité de ce passage repose sur la
petite tragédie intérieure de la vie quotidienne.
confusion des voix.

222
COMPARER, p. 358 (l. 27) et enfin « la disparition de toute idée de
5 On dit du nouveau roman qu’il s’agit d’une tout concept » (l. 29). Face à ce constat d’échec
littérature objectale. En effet, face à l’échec de et cet anéantissement de toute idée, le général
traduire la complexité de la psychologie hu- met fin à ses jours. Le délitement et l’éparpille-
maine et du rapport de l’individu au monde, les ment syntaxique évoquent moins la disparition
nouveaux romanciers réduisent parfois les per- de l’armée sur une carte que la disparition de la
sonnages à leurs relations aux objets du quoti- raison d’exister. La chute du texte est donc à la
dien. Cette invasion du quotidien dans l’art ap- fois saisissante et effroyable même si la dimen-
paraît nettement dans l’œuvre de Nathalie Sar- sion tragique est mise à distance par le caractère
raute ainsi que dans celle de Sophie Call, inspi- cru et familier de l’expression : « et alors se fit
rée du roman de Paul Auster. sauter la cervelle » (l. 32).

4 Claude Simon s’inspire de son expérience


4. Claude Simon traumatisante de la guerre pour écrire La Route
des Flandres ; il s’agit bien d’une dénonciation
La Route des Flandres (1960)
de la guerre anéantissant l’individu à la fois
physiquement (les soldats engagés dans la ba-
LANGUE, p. 359 taille) et psychologiquement (le général).
Ce texte est constitué d’une unique phrase qui
s’étend au-delà de notre passage.
L’enchâssement des propositions subordonnées
rend le texte difficilement intelligible. On relè- PARCOURS 6
vera une proposition subordonnée relative Le renouveau autobiographique,
(« qui venait de se dérouler », l. 9) ou une pro- p. 360-367
position subordonnée participiale (chaque corps
de troupe étant représenté par un petit rec-
tangle », l. 3). 1. Colette
La phrase s’étire puis se dissout, à l’image de La Maison de Claudine (1922)
l’escadron représenté sur la carte (« se termi-
nant par un pointillé les points s’espaçant LANGUE, p. 360
s’égrenant puis finissant eux-mêmes par dispa- L’adjectif « Enrichie » (l. 8) est accordé au fé-
raître tout à fait », l. 21). minin singulier et se rapporte à la petite fille. Il
vient ici souligner ce que cette petite fille s’est
LIRE, p. 359 appropriée, à savoir un mot.
1 Ce texte est la description d’une carte mili-
taire, observée par le général de l’escadron qui LIRE, p. 360
constate l’armée française en pleine débâcle. Il 1 Deux principaux traits se dessinent autour de
s’agit donc d’une focalisation interne qui nous la narratrice. On peut d’abord noter un certain
donne moins à voir la carte que le cheminement regret, une nostalgie autour de l’enfance. Les
du regard et de la pensée du personnage. détails précis (« Je le jetais par-dessus le toit du
poulailler et le jardin de Miton, vers l’horizon
2 De la ligne 1 à 15, on assiste à une tentative toujours brumeux de Moustiers » (l. 9-11), le
de reconstitution du positionnement de l’armée dialogue entre la mère et la fille (l. 18-35), les
sur la carte. À partir de la ligne 15, le lexique de sentiments et émotions (« je composai avec ma
la disparition sature le texte et donne à voir la déception. » (l. 36)) laissent percevoir ce senti-
débâcle de l’armée (« brisées », l. 15 ; « s’em- ment de nostalgie. Une autre image se distingue,
brouillant », l. 16 ; « s’amenuisant », l. 17 ; celle d’une narratrice portant un regard amusé
« disparaissent », l. 20 ; « évaporés », l. 20 ; sur le monde de l’enfance, un monde extrava-
« s’espaçant », l. 21 ; « s’égrenant », l. 22 ; gant et inventif : « Du haut de mon mur, le mot
« disparaître tout à fait », l. 22 ; « destruction ou sonnait en anathème : « Allez ! Vous êtes tous
extermination », l. 24 ; « la disparition l’absorp- des presbytères ! » » (l. 11-12).
tion par le néant », l. 25 »).
2 La petite fille s’est appropriée le mot « pres-
3 La disparition de l’armée entraîne « la dispa- bytère » de différentes façons. Elle s’est donné
rition de l’idée de la notion même de régiment la liberté de lui donner une signification, en se
de batterie d’escadron d’escouade d’homme » refusant de demander le sens commun du mot à
223
ses parents : « enrichie d’un secret et d’un l’air qui se dégage de son visage renforcent cet
doute » (l. 8). Puis elle lui attribue un sens con- aspect. L’habillement, les bottines et les nattes
cret : « le mot perdit de son venin, et je m’avisai rappellent l’ordre et le bon sens que détien-
que « presbytère » pouvait bien être le nom draient les adultes.
scientifique du petit escargot rayé jaune et Remarquons que ce portrait photographique
noir » (l. 13-15). Elle s’est aussi appropriée le présente Colette à l’âge de 15 ans et qu’elle en
mot par goût, séduite par les sonorités : a 8 dans l’extrait proposé.
« J’avais recueilli en moi le mot mystérieux,
comme brodé d’un relief rêche en son commen- ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 361
cement, achevé en une longue et rêveuse syl- Critères de réussite :
labe… » (l. 6-8).
Le mot « presbytère » est alors devenu un com- – Point de vue interne : découvrir l’histoire à
plice de jeu et un compagnon : « je dormais travers les yeux d’un enfant, entrer dans l’inté-
avec le mot » (l. 8). riorité du personnage
– Respecter les éléments posés par la consigne :
3 Le dialogue entre la mère et la fille révèle la un récit d’enfance, l’ignorance d’un mot…
différence entre le monde des adultes et celui de – L’inventivité : choix du mot et la façon de
l’enfance. Cet épisode autour du sens d’un mot s’approprier le mot
le souligne. Pour la mère, le mot a un sens précis – Utiliser correctement les temps du récit
et elle va obliger sa fille à connaître ce vrai – L’expression des émotions et des ressentis du
sens : « Je me tus, trop tard. Il me fallut ap- narrateur-personnage
prendre… – « Je me demande si cette enfant a – Le respect de la langue : variété du vocabu-
tout son bon sens… » (l. 21). La mère semble laire, les types de phrases…
détenir l’ordre (d’où les impératifs : « ferme ta
bouche, respire par le nez » (l. 27)) et le bon
sens. En revanche, pour la petite fille, le monde Texte écho
est à explorer et les mots sont libres d’avoir un 2. Philippe Lejeune
sens. Ils ont un pouvoir de création. Ainsi la pe- Le Pacte autobiographique (1975)
tite fille tient à faire coexister le sens qu’elle a
elle-même donné au sens et celui donné par sa
LIRE, p. 361
mère : « je voulus obliger M. MILLOT à habi-
1 Selon Philippe Lejeune, le narrateur peut en-
ter, le temps qu’il me plairait dans la coquille
tretenir plusieurs relations avec son person-
vide du petit escargot nommé « presbytère
nage : il peut s’identifier à lui, ressentir nostal-
»… » (l. 30-32).
gie ou distanciation, humour ou rejet. « C’est
choisir son rôle » (l. 14). De plus le narrateur
4 Dans cet extrait, Colette met en évidence la
entretient une relation entre le passé et le pré-
capacité de l’enfant à créer un monde illusoire
sent, entre le passé – enfant et le présent –
et riche en imagination : « je serrai contre moi
adulte. Il doit donc se positionner : « une sorte
les lambeaux de mon extravagance » (l. 30).
d’acte de naissance du discours » (l. 4).
L’enfance est innocence, rêverie et liberté.
S’engage alors un « pacte autobiographique »
L’adjectif « lâche » (l. 36) laisse entendre que la
(l. 4) dans lequel le narrateur s’engage à dévoi-
petite fille a dû résister mais que cette lutte fut
ler la vérité. Mais comme le montre le théori-
impossible. L’enfance est alors un renoncement
cien, cette vérité est personnelle, donc forcé-
à la liberté, à l’extravagance.
ment subjective (« la vérité qu’il entreprend de
dévoiler lui est personnelle » (l. 9)) et l’écriture
COMPARER, p. 361 relève alors d’une certaine mise en scène.
5 Entre le portrait photographique de Colette et
la narratrice du texte, on remarque plusieurs res-
2 Vis-à-vis du lecteur, le narrateur s’engage
semblances qui convergent toutes vers l’idée
dans un pacte de vérité et de sincérité : « En
d’une jeune fille libre dans ses manières et ses
cela, l’autobiographe n’invente pas : les mé-
sentiments. Dans l’extrait, cette liberté se mani-
moires commencent rituellement par un pacte
feste autour du sens inventé et attribué au mot
de ce genre : exposé d’intention, circonstances
« presbytère ». Dans la photographie, cette li-
où l’on écrit, réfutation d’objections ou de cri-
berté se remarque dans la façon dont la jeune
tiques. » (l. 5-7). Mais le narrateur peut rencon-
fille se tient. Le léger sourire, voire rictus, et
trer des obstacles dans la composition du récit
224
(éléments inavouables, altérés par le temps 3 Le terme « agression » est répété à deux re-
et/ou la mémoire…). Des choix s’opèrent inévi- prises. Il vient ici montrer à quel point l’opéra-
tablement : « c’est d’abord poser sa voix, choi- tion des végétations a marqué l’auteur et fut vio-
sir le ton, le registre dans lequel on va parler, lente. Cet épisode en a même influencé sa façon
définir son lecteur, les relations qu’on entend de voir la vie : « le choc avait été si violent »
avoir avec lui » (l. 11-12). La métaphore de la (l. 21-22).
musique (l. 13) avec les mots « la clef », « les D’autres mots ou expressions rejoignent cette
dièses ou les bémols en tête de portée » montre idée : « d’une manière très brutale » (l. 3) ; « un
que l’entreprise autobiographique relève d’une coup monté » (l. 9) ; « un abominable guet-
certaine composition du récit. Ainsi, une fois le apens » (l. 10) ; « des instruments tranchants »
pacte posé, le narrateur doit s’y fier. (l. 14) ; « on éventre » (l. 19) ; la gradation
« une duperie, d’un piège, d’une perfidie
atroce » (l. 32) ; l’anaphore « chair à médecins,
3. Michel Leiris chair à canons, chair à cercueil » (l. 37-38) et la
L’Âge d’homme (1939) métaphore de « l’abattoir » (l. 41).
Tous ces éléments insistent sur la violence de
cet acte tel que l’enfant l’a ressenti.
LANGUE, p. 362
Le mot « sinistre » (l. 7) est issu du latin sinister
4 La vie est comparée à « une vaste prison ou
signifiant à gauche et, suivant les croyances an-
salle de chirurgie » (l. 36).
tiques, c’est ce qui laisse présager des malheurs.
L’auteur explique sa vision tragique de cette
Cet adjectif laisse alors présager l’aspect trau-
opération et veut en faire mesurer l’importance
matisant du récit qui va être relaté. L’emploi de
au lecteur. Il montre ici en quoi il fut une vic-
cet adjectif n’est possible que dans le cadre d’un
time des adultes. Cet épisode insiste sur le fait
récit rétrospectif : à l’âge adulte, le narrateur a
que l’enfance marque et façonne inévitablement
suffisamment de recul pour revenir sur sa façon
l’homme ; il en explique même la personnalité.
d’avoir vécu cet épisode de l’enfance.
VERS LE COMMENTAIRE, p. 362
LIRE, p. 362
Un exemple de paragraphe construit :
1 L’opération des végétations fut douloureuse et
a été vécue comme un véritable traumatisme. Le
Dans cet extrait, l’auteur s’attarde sur un épi-
champ lexical de la brutalité (« agression »,
sode particulièrement traumatisant de son en-
l. 1 ; « brutale », l. 3 ; « instruments tran-
fance : une opération des végétations. L’accent
chants » l. 14) insiste sur la violence de cette
est mis sur l’histoire de sa personnalité. À l’âge
opération vécue par l’enfant. La tonalité est tra-
d’homme, l’auteur explique en quoi cet épisode
gique, comme le soulignent les termes très pé-
a influencé sa façon de voir la vie. D’ailleurs
joratifs et la métaphore de l’ogre (l. 14) venant
l’emploi du présent de narration « si mes souve-
qualifier le chirurgien. Cette opération a égale-
nirs sont justes » (l. 6) et du passé composé « est
ment été vécue comme une duperie, le champ
restée » (l. 35) montrent que cet épisode passé a
lexical de la tromperie insiste particulièrement
encore des répercussions dans le présent. Les
sur cet aspect : « sans me dire » (l. 5) ; « coup
champs lexicaux de la brutalité et de la trompe-
mont » (l. 9), « un abominable guet-apens »
rie (« d’une manière très brutale » (l. 3) ; « un
(l. 10).
coup monté » (l. 9) ; « un abominable guet-
apens » (l. 10) ; « des instruments tranchants »
2 Dans le premier paragraphe, les propos du mé-
(l. 14) ; « on éventre » (l. 19)) accentuent l’as-
decin sont rapportés au style direct. Ainsi l’en-
pect tragique de cet épisode. Le traumatisme est
fant a tellement été marqué par cette opération
si grand que l’auteur montre n’avoir pu échap-
qu’il est capable de restituer les propos de ce
per à cette opération, d’où les restrictifs
chirurgien. C’est aussi un gage d’authenticité du
« ne…que » (l. 36-37). La vie en devient, de fa-
récit. Cet homme agit comme un protecteur et
çon métaphorique, voire hyperbolique, une
ses propos relatés au style direct se veulent ras-
« vaste prison ou salle de chirurgie » (l. 36) ou
surants : « Viens, mon petit coco ! » (l. 16).
même un « abattoir » (l. 41). La fatalité semble
Mais un effet de contraste est notable entre les
s’être abattue sur lui. Le traumatisme est aussi
propos qu’il tient à l’enfant et l’acte commis : la
lié au fait d’avoir l’impression d’être une vic-
trahison n’en paraît que plus forte.
time et une proie. L’anaphore en rythme ternaire

225
« chair à médecins, chair à canons, chair à cer- l’âge, les différents plans pour mettre en valeur
cueil » (l. 37-38) insiste sur cette vulnérabilité les expressions du visage) et non sur l’arrière-
physique et vient renforcer le récit du trauma- plan réduit à des aspects simples et minima-
tisme. listes.
3 Cette planche propose une image de l’enfance
tournée vers la cruauté, la méchanceté mais
Lecture d’image aussi la prise de conscience du bien face au mal.
Ici le frère de Tito peut apparaître comme un
monstre, le mot est fort mais c’est ce que traduit
David B. le style minimaliste en noir et blanc de la bande
L’Ascension du Haut Mal (1996) dessinée : cet enfant n’avait pas mesuré les con-
séquences de ses gestes et de ses paroles. Il
REGARDER, p. 363 s’agit aussi de montrer en quoi cette maladie
1 Dans cette planche de bande dessinée, plu- ronge Tito.
sieurs étapes se distinguent :
– D’abord dans les trois premières vignettes, ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 363
seul le frère de Tito parle. Les commentaires Critères de réussite :
narratifs en cartouche, autrement dit en haut des
vignettes, montrent qu’il ne saisit pas la portée – La réécriture de la planche en récit
de ses actes : « je me lance dans un jeu ter- – Le respect des différentes étapes de la scène
rible ». Cette première étape pourrait être intitu- et du langage visuel de la bande dessinée
lée : la provocation. Le frère de Tito engage, – Le passage du discours direct au discours in-
dans le langage notamment, un art de provoca- direct et la capacité à relater l’épisode
tion et d’acharnement. Le présent de futur – L’utilisation des temps du récit
proche montre que le frère de Tito est assuré de – L’expression des émotions et des réactions
sa réussite : « tu vas avoir une crise ! » des personnages
– Les trois vignettes suivantes montrent les con- – Le respect de la langue : variété du vocabu-
séquences de cette provocation. Un titre de cette laire, les types de phrases…
étape pourrait être : le début de crise d’épilep-
sie. L’impératif de Tito « Arrête » reçoit en ré-
ponse une suite d’onomatopées « hé, hé, hé »
suivie d’un impératif « Regarde ». La dernière
4. Marguerite Yourcenar
vignette de cette étape est dénuée de propos Souvenirs pieux (1974)
mais le dessin minimaliste suffit à faire com-
prendre que le « Haut mal », donc une crise LANGUE, p. 364
d’épilepsie, est provoquée. Ici le langage est vi- Le pronom « j’ » (l. 1) est sujet du verbe « j’ap-
suel. pelle » et le pronom « moi » (l. 1) est le complé-
– Les trois dernières vignettes de cette planche ment d’objet direct – COD du verbe « appelle ».
montrent que le frère de Tito saisit la portée de On distingue ainsi le « je » narrant et le « je »
son acte et de sa provocation. La seule question narré. Le pronom « j’ » désigne le « je » narrant,
réduite au prénom « Tito ? » suffit à montrer la l’auteure – narratrice adulte et le pronom
peur qui s’empare de lui à ce moment-là ; il « moi » désigne le « je » narré, l’enfant.
constate la crise qu’il a provoquée sur son frère.
Le gros plan final et le recours au futur dans le LIRE, p. 364
cartouche « je ne recommencerai jamais » per- 1 Pour parler d’elle, Marguerite Yourcenar em-
mettent de mettre en valeur la prise de cons- ploie les pronoms personnels « j’ », « moi »
cience du petit frère de Tito qui pourrait être le (l. 1), « m’ » (l. 11), « me » (l. 20) et les déno-
titre de cette dernière étape de cette scène. minations « l’être » (l. 1), « cet enfant du sexe
féminin » (l. 13-14), « ce bout de chair rose
2 L’intérêt du noir et blanc est double. Il permet pleurant dans un berceau bleu » (l. 15-16), « cet
d’insister davantage sur les traits du visage. Ici, enfant » (l. 18), « cette identification » (l. 20).
en l’occurrence, il permet de montrer la vio- Les pronoms et les dénominations employées
lence de la scène. Il rend aussi palpable le par Marguerite Yourcenar montrent une disso-
« Haut Mal » ; le noir symbolise la maladie. Le ciation entre l’enfant qu’elle a été, qui est évo-
noir et le blanc attirent aussi l’attention sur les qué à la troisième personne et parfois de façon
personnages (leur taille définie en fonction de péjorative comme « ce bout de chair rose »
226
(l. 15-16) et l’auteure – adulte. Cette dissocia- – La part de narration ou de fiction sur sa propre
tion se traduit par une prise de distance, une im- vie
pression d’étrangeté et une impossibilité de – L’utilisation des temps du récit et de la des-
s’identifier. cription
– Le respect de la langue : le choix du vocabu-
2 D’après les informations données dans le pre- laire, des pronoms personnels…
mier paragraphe, on apprend le jour et l’heure
de naissance de l’auteure : « un certain lundi 8 VERS L’ENTRETIEN, p. 364
juin 1903, vers les 8 heures du matin » (l. 1-2). Dans cette citation, Marguerite Yourcenar in-
On a une évocation du lieu de naissance et plus siste sur le pacte autobiographique et l’engage-
précisément de la maison : « à Bruxelles » (l. 2), ment de l’auteur à faire le récit de sa propre vie.
« au numéro 193 de l’avenue Louise » (l. 7). Mais de façon ironique et paradoxale, elle fait
Elle précise l’origine géographique de ses pa- coexister l’authenticité qu’on attend d’une auto-
rents : « d’un Français appartenant à une vieille biographie à la fiction. L’expression « çà et là »
famille du Nord, et d’une Belge » (l. 3-4). Mar- souligne le fait qu’une autobiographie s’appuie
guerite Yourcenar nous indique son ascen- sur des souvenirs flous, des imprécisions, des
dance : « établis à Liège » (l. 4), « fixés dans le approximations. L’écriture de soi n’est donc
Hainaut » (l. 4-5). pas une entreprise aisée.
Dans cette présentation de son début de vie, on
remarque que les informations sont précises
mais surtout objectives et dénuées d’affect. Au- 5. Marguerite Duras
cune émotion ne transparaît. Le recours au dé- L’Amant (1984)
terminant indéfini « un », « une » (l. 3), l’ab-
sence des prénoms de ses parents et les expres-
REGARDER, p. 364
sions « le père et la mère » (l. 6) renforcent cette
1 La question de l’identité unit la photographie
présentation étonnante de son début de vie. Ses
au texte extrait de L’Amant de Marguerite Du-
parents sont désindividualisés et rien d’affectif
ras. Dans les deux cas, l’identité n’est pas une
ne transparaît.
rupture mais un passage. Ainsi deux visages ne
sont pas dissociés mais intimement liés :
3 Les mots « inextricable enchevêtrement » dé-
l’image de la jeunesse et celle de la vieillesse
signent ce que l’on ne peut démêler, ce qui est
coïncident. Il ne faut donc pas opposer l’image
difficile à clarifier et évoquent un ensemble in-
resplendissante du passé à celle du visage vieilli
cohérent, confus.
du présent.
Ces mots soulignent l’aspect complexe de l’en-
Par ailleurs, le titre de la photographie « Une vie
treprise autobiographique et les difficultés que
divisée » n’est pas sans rappeler ce qui se trame
l’on peut rencontrer dans une telle démarche.
dans l’incipit : « Au contraire d’en être effrayée
Ces difficultés peuvent être matérielles avec des
j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon vi-
données incomplètes, floues et peu fiables :
sage » (l. 20-21) ; « Il ne s’est pas affaissé
« des bribes de souvenirs reçus de seconde ou
comme certains visages à traits fins, il a gardé
de dixième main » (l. 22) ; « de bouts de lettres
les mêmes contours mais sa matière est dé-
ou de feuillets de calepins qu’on a négligé de
truite. » (l. 30-32). La vie de la narratrice est di-
jeter au panier » (l. 23-24) ou « des pièces au-
visée par les événements traversés…
thentiques » (l. 26). Elles sont aussi intellec-
tuelles. En effet, le temps et la mémoire altèrent
RECHERCHER, p. 365
les souvenirs et la mémoire. Enfin les difficultés
2 Un exemple d’une autre photographie de
sont affectives : « des pièces authentiques dont
Tony Luciani qui pourrait également illustrer
le jargon administratif et légal élimine tout con-
cet extrait : Internal Reflection
tenu humain. » (l. 26-27).
https://www.slrlounge.com/tony-luciani-
creates-rehabilitative-portraits-of-elderly-mo-
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 364 ther/
Critères de réussite :
LIRE, p. 365
– La rédaction d’un récit autobiographique
3 Le visage de la narratrice est décrit selon un
– L’évocation de soi
processus de destruction. Mais ce vieillissement
– Les précisions sur la naissance
ne semble pas venir du temps : « À dix-huit ans
227
j’ai vieilli » (l. 13). La métaphore de la maladie indépendant de ce que les autres saisissent. La
(« je l’ai vue gagner un à un mes traits », l. 17) narratrice ne se reconnaît donc pas dans les pro-
et le champ lexical de la destruction (« brutal », pos de l’homme qui est venu à sa rencontre (l. 2
l. 17 ; « cassu-res », l. 20 ; « lacéré », l. 28 ; à 6) ni dans la rumeur publique (« tout le
« cassée », l. 30 ; « détruite », l. 32 ; « détruit », monde », l. 13-14) ou « Les gens qui m’avaient
l. 32) montrent que ce visage de la narratrice a connue à dix-sept ans lors de mon voyage en
subi des chocs. Ainsi le passage de l’adoles- France ont été impressionnés quand ils m’ont
cence à l’âge adulte a été brutal. La narratrice a revue, deux ans après, à dix-neuf ans. » (l. 24-
mûri au fil de ce qu’elle a vécu. 27). Il faut ainsi se connaître au-delà d’autrui et
Dans la description de ce visage, on pourra no- des images que les autres nous renvoient.
ter l’aspect soudain du changement. Les phrases Enfin cet autoportrait est une mise en abyme de
courtes et lapidaires (« À dix-huit ans j’ai l’écriture. C’est grâce à elle que l’on peut com-
vieilli. », l. 12 et « J’ai un visage détruit. », penser la perte et qu’on a le pouvoir de se réap-
l. 32) insistent sur cette rapidité. L’absence de proprier ce qui échappe.
liens logiques avec le recours à des phrases jux-
taposées (« Je ne sais pas si c’est tout le monde, ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 365
je n’ai jamais demandé. », l. 13-14) donnent une Critères de réussite :
impression d’oralité et renforcent ce rapide pas-
sage du temps dans la vie de la narratrice. – La rédaction d’un récit avec l’insertion de pas-
Par ailleurs, une impression d’une autonomie du sages descriptifs
visage se dégage par rapport au reste du corps, – L’évocation d’un membre de sa famille en res-
ce que traduit la personnification : « mon visage pectant des âges différents
est parti dans une direction imprévue. » (l. 12- – La caractérisation d’une personne via deux vi-
13). Le passé composé accentue l’aspect inin- sages
terrompu du vieillissement et de la maturité ra- – La façon de présenter le visage et l’écoule-
pide de la narratrice. ment du temps sur le physique
Enfin ce visage est détruit sous un aspect tra- – L’utilisation des temps du récit et de la des-
gique, comme le souligne la répétition du com- cription
paratif de supériorité « plus » : « faire les yeux – Le respect de la langue et la variété des
plus grands, le regard plus triste, la bouche plus champs lexicaux
définitive » (l. 18-19).

4 Le visage se métamorphose en un acte de lec- Arts et culture


ture. La métaphore filée de la lecture le sou- Autoportraits photographiques
ligne : « déroulement » (l. 22) ; « ralentirait »
(l. 24) ; « son cours normal » (l. 24). La lecture 1 Dans l’autoportrait de Claude Cahun, un
du visage de la narratrice est donc métaphore de modèle androgyne se trouve devant un miroir et
l’acte de lire. Ainsi l’on découvre d’abord son nous adresse un regard. Mais il est ici représenté
visage comme on pourrait découvrir le début par son endroit et son envers, dans le miroir. La
d’un ouvrage (nous sommes d’ailleurs ici à l’in- main tenant le bas du col de la chemise le
cipit du roman). Puis on poursuit la lec- montre bien. La photographie a été composée
ture jusqu’à la fin de l’histoire : « Je l’ai vu ga- car les sources de lumière sont différentes. Dans
gner un à un mes traits » (l. 17). Remarquons le miroir, la lumière vient de la droite et devant
aussi que, comme le visage de la narratrice, les ce miroir, elle est issue de la gauche. Les reflets
phrases sont « détruites » sur le plan syntaxique. de la chemise sont aussi différents avec des car-
C’est le cas de la première phrase qui est coupée reaux plus ou moins foncés ou plus gris, selon
par l’incise d’un commentaire : « Un jour, l’endroit où l’on pose le regard. De plus les vi-
j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, sages ne sont pas symétriques, le miroir n’est
un homme est venu vers moi. » (l. 1-2). donc pas fidèle au « modèle ». Il est ici trom-
peur. Cette photographie est l’occasion d’une
5 Raconter cette évolution physique est l’occa- mise en scène mais surtout d’une réflexion.
sion, pour la narratrice, de réfléchir sur son Claude Cahun réfléchit et se fait réfléchir sur la
identité et d’engager une quête sur elle-même. photographie. L’aspect trompeur du miroir est
Elle a mûri rapidement et elle se rend compte aussi une invitation à réfléchir sur l’image
que ce que l’on connaît de sa personnalité est

228
qu’un miroir renvoie. Tout peut donc (se) réflé- continent africain. Un détail semble pourtant
chir autrement. hors-sujet par son aspect contemporain : il
s’agit du ballon de football. À ce sujet, l’artiste
Dans l’autoportrait de Jane Evelyn Atwood, déclare : « Le football est pour moi un phéno-
le visage de l’artiste est voilé par un serpent. Ce- mène mondial intéressant ; il révèle souvent où
lui-ci ne lui fait guère peur. Un aspect serein se en est la société en termes de race. Quand on
dégage de la photographie. Ce serpent circule regarde la manière dont la royauté du football
librement sur le visage et s’est déjà enroulé au- africain est perçue en Europe, il y a un mélange
tour du cou de l’artiste. Le moindre geste pour- très intéressant de gloire, de phénomènes d’hé-
rait être fatal, le noir et blanc de la photographie roïsation et d’exclusion […]. C’est ce genre de
le laisse aussi sous-entendre. Une réelle intimité paradoxe que j’investis dans ce travail. »
se joue avec le serpent. Ce serpent est enroulé
autour du cou, comme un collier. 2 Ces autoportraits sont une manière de se cher-
L’image du serpent est plurielle : on pense à la cher tout en affirmant sa personnalité. Ces ar-
tentation, au mal. La composition de cette pho- tistes engagent aussi des réflexions sur la diffé-
tographie vient alors nous surprendre. Comme rence, qu’elle soit de nature sexuelle (comme
le déclarait cette photographe franco- améri- l’artiste Claude Cahun, curieuse, affranchie, au
caine : « Il faut que la photo émeuve les per- look androgyne, homosexuelle) ou ethnique (à
sonnes. Si une photo te laisse indifférent, c’est l’image d’Omar Victor Diop).
une photo ratée. Une photo peut être totalement Tous invitent à un regard décalé et insolite sur
sauvage, pas parfaitement prise, mais s’il y a la tradition de l’autoportrait : l’univers se veut
une force dans cette photo, une claque, si ça ici créatif et contemporain. Grimé ou naturel,
t’émeut d’une manière ou d’une autre, c’est une ces artistes pratiquent l’art de l’autoportrait à la
bonne photo généralement. » limite du choc visuel et de la provocation. Tous
se montrent comme sujet avec un art de la mise
La série Supersonas de Juan Pablo Echeverri en scène. Il s’agit de se trouver, voire de se
propose plusieurs autoportraits singuliers de transformer.
l’artiste colombien. Cet artiste a endossé diffé-
rents costumes, comme celui de Wonder Wo- Réaliser des autoportraits, p. 367
man, donnant ainsi à l’homme un aspect fémi- Conseils à prodiguer aux élèves :
nin, voire féministe. Ces super héros sont – Conseiller aux élèves de trouver une passion
étranges et ne correspondent pas à l’image tra- (sport, musique…) ou une qualité et d’en trou-
ditionnelle que l’on se fait d’eux. Ils peuvent ver les caractéristiques avant de vouloir se lan-
avoir un regard voilé, ils sont aussi maquillés. cer dans une photographie.
Mais tous proposent un autoportrait travesti de – Ne pas hésiter à prendre des notes pour ensuite
l’artiste. Cette série donne aussi l’impression de faire un choix non hâtif.
portraits pris en photomaton. Cet artiste s’est – Réfléchir à la mise en scène (angles de vue, le
d’ailleurs rendu célèbre par sa série intitulée type de plan) et au choix d’une photographie en
« Fotojapon », nom de sa boutique de photo. Il couleur ou en noir et blanc.
a réalisé 4 200 photomatons de sa personne. Ici,
les autoportraits sont créatifs, ils offrent un re- Critères de réussite :
gard insolite mais aussi décalé sur les super-hé- – La caractérisation de soi
ros, sur la création et sur la culture pop. – La mise en scène de sa personnalité
– Le choix du plan et des couleurs ou du noir et
La photographie d’Omar Victor Diop joue blanc
avec l’idée de l’autoportrait. L’artiste est cos- – Le titre et la légende en lien avec l’autopor-
tumé et mis en scène. Son costume traditionnel trait
se fond et se confond avec l’arrière-plan. Les – L’insertion dans un espace collaboratif :
motifs et couleurs sont similaires et évoquent le padlet par exemple.

229
PARCOURS 7 canicule. Le conditionnel présent, à valeur de
futur dans le passé, des dernières lignes (« en-
Une réalité inquiétante, p. 370-373 treraient », l. 38 ; « s’évanouiraient », « dispa-
raîtraient », l. 39) confèrent au passage le ton
1. Jean-Marie Gustave Le Clézio d’une prophétie apocalyptique dans laquelle
La Fièvre (1965) l’état de l’individu en proie à la fièvre rejoint
celui de son environnement sous le coup de la
LIRE, p. 370 chaleur estivale.
1 L’ensemble des textes de ce parcours ont en L’état fiévreux du personnage fait basculer le
commun de susciter des réactions assez vives texte vers le fantastique (hésitation du lecteur
des lecteurs. Les élèves sont donc amenés, pour sur la réalité de ce qui est vécu par Roch), voire
chacun d’eux, à formuler leurs impressions et à l’épique (tourment des humains par des divini-
exprimer leurs réactions. tés et éléments qui les dépassent).
En ce qui concerne le texte de J.-M. G. Le Clé-
zio, on peut s’attendre à ce qu’ils repèrent ou COMPARER, p. 370
ressentent une atmosphère oppressante, étouf- 3 La photographie de Bernard Plossu peut illus-
fante, aggravée par les sensations douloureuses trer ce passage au sens où c’est une scène esti-
provoquées par la fièvre du personnage. Les iso- vale et où le personnage au centre de l’image
topies de la chaleur et de l’agression mettent en semble écrasé par un ciel « vide, bleu » (l. 11).
évidence ces sensations violentes et éprou- Les forts contrastes accentués par le noir et
vantes. Une menace sourde pèse sur l’ensemble blanc renvoient à la rue « absolument blanche
de cet extrait. de lumière » (l. 1) répondant aux « pneus fon-
dus » (l. 3), à l’« ombre tassée » (l. 5) ou encore
2 L’auteur rend compte de l’état fiévreux du aux « plaques de godron » (l. 9).
personnage en adoptant un point de vue interne
au personnage tout en ayant choisi une narration
extradiégétique. Par ce procédé, le lecteur peut 2. Emmanuel Carrère
tout à la fois ressentir ce que vit le personnage La Moustache (1986)
et en même temps se retrouver extérieur à celui-
ci, rejoignant par là-même un état second, que LANGUE, p. 371
l’on peut connaître dans des accès de fièvre. Les trois premières phrases (l. 10 à 11) n’en for-
Le Clézio souligne également l’état fiévreux par ment qu’une au niveau du sens et malgré les
le biais d’une description. Les rues que parcourt choix syntaxiques : il s’agit d’une phrase d’ail-
Roch revêtent un aspect troublant, brûlant, évo- leurs incomplète dont le noyau est le groupe no-
quant l’Enfer ou le chaos d’un monde en ruines. minal « nos amis », complété par deux proposi-
Les verbes d’actions (« s’étendait », l. 1 ; « ve- tions subordonnées relatives, mais ces dernières
naient », l. 2 ; « tournaient », l. 6 ; « pois- sont séparées de leur antécédent par des points.
saient », l. 9 ; « jaillissait », l. 23…) donnent Cela donne une impression de fragmentation de
l’impression que le personnage est environné la pensée du personnage cherchant ses idées
d’un monde actif, dans lequel il peine pour réa- comme il cherche ses mots.
liser ses propres actions et trouver sa place. Quant à la phrase suivante (l. 11 à l. 14), elle re-
Enfin, et surtout, l’aggravation progressive de trouve une unité syntaxique mais les multiples
son état passe par l’hyperbolisation des phéno- virgules signalent qu’elle est en réalité compo-
mènes décrits : si, dans le premier paragraphe sée de cinq propositions juxtaposées, soient au-
(l. 1 à l. 11), il s’agit avant tout de donner à voir tant de phrases simples. Elle obéit finalement à
et ressentir un paysage urbain frappé par un épi- la même logique que les trois premières
sode de forte chaleur, le dernier (l. 22 à l. 40) phrases : elles trahissent une pensée qui se frag-
développe des thèmes martiaux évoquant une mente en une multiplicité d’unités, qui ne par-
guerre contre les éléments ou une divinité infer- vient plus à se développer en un tout cohérent et
nale tourmentant les hommes : qu’il s’agisse complexe.
des « étincelles électriques » (l. 23), des
« boules de feu […] prêtes à exploser » (l. 27- LIRE, p. 371
28), des « flèches brûlantes » du soleil (l. 30) ou 1 Le texte peut laisser son lecteur perplexe au
de la « fureur des éléments » (l. 31), tout semble sens où, pris hors du contexte du roman qui
suggérer un événement dépassant le cadre d’une narre une lente plongée dans un cauchemar
230
mental, il semble manquer de cohérence. Il pa- deux personnages : Agnès craignant la folie de
raît nécessaire de renvoyer soit à la lecture du son époux et ce dernier doutant à la fois de son
roman ou à un résumé de l’œuvre ou au film de épouse et de lui-même.
2005 afin d’en saisir la logique et le mouvement Le titre du film que le couple est allé voir au ci-
général dans lequel ce passage s’inscrit. néma selon la version d’Agnès souligne aussi,
ironiquement, la situation grave dans laquelle
2 Les enjeux de cette discussion consistent à re- ils sont plongés : Péril en la demeure corres-
connaître la réalité du couple d’amis, Serge et pond à ce qu’ils vivent à cet instant.
Véronique. Tandis que le personnage principal Enfin, la narration est de plus en plus obscurcie
croit en leur existence, qu’il a des souvenirs de par la conscience du personnage principal et le
ceux-ci, Agnès, son épouse, affirme ne pas les dernier paragraphe, rappelant des souvenirs
connaître. On a l’impression d’être plongé dans d’un voyage qu’ils n’ont peut-être pas effectué,
un texte absurde ou l’inquiétude affleure de plus enferme le lecteur dans des considérations
en plus à chaque ligne. La folie, présumée, du presque délirantes.
personnage principal se dévoile à chaque phrase
davantage et le lecteur, ayant admis dans les
premières pages du roman l’existence de ces 3. Marie NDiaye
personnages se met à douter. L’auteur interroge
Mon Cœur à l’étroit (2007)
par ce biais sur l’illusion romanesque : en effet,
l’intrigue ayant été jusqu’ici dévoilée par la
conscience de ce personnage principal anonyme LANGUE, p. 372
« vicissitudes » vient du latin « vicis » signi-
grâce au point de vue interne, on ne peut mettre
fiant « tour », « succession ».
en doute ce qui nous est raconté ; or, c’est pré-
En français, « vicissitudes » signifie « événe-
cisément ce que la deuxième partie du roman
ments malheureux » mais aussi dire « succes-
nous amène à faire, chaque pensée, chaque sou-
sion d’événements heureux et malheureux », ou
venir, chaque événement vécu par le person-
encore « transformations successives ». Ce der-
nage étant remis en question.
nier sens correspond à ce que vit la narratrice en
ayant elle-même l’impression de se transformer
3 L’hypothèse qui à ce moment du récit peut
et aussi à son récit fait « d’allers et retours »
être émise est que l’un des deux personnages est
passant régulièrement de considérations posi-
fou.
tives à d’autres plus inquiétantes.
4 L’auteur cherche à produire un effet d’incerti-
tude totale agissant sur l’illusion romanesque, LIRE, p. 372
1 Le discours et le récit de la narratrice peuvent
nécessaire à la lecture d’une œuvre de fiction.
laisser le lecteur dans le doute : est-elle sin-
cère ? En effet, elle se livre facilement mais sa
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
bonne foi pourrait être remise en question. Elle
p. 371
passe sans cesse de remarques inquiétantes sur
La mise en place d’une atmosphère inquiétante
ce qu’elle et son mari sont en train de vivre
passe par une dramatisation de cette scène de
(agression, physionomie changeante, comporte-
dialogue. Plus elle avance et se déroule, plus
ment des autres hostile et incompréhensible, at-
l’on en vient à douter de ce qui nous est dit ou
mosphère lourde…) à d’autres nettement plus
nous a été dit. L’inquiétude qui naît alors con-
positives (relativisme, bonne humeur…).
cerne à la fois ce que vivent les deux person-
nages mais également notre propre réception de
2 L’écriture italique brise la prose droite. Les
l’œuvre au sens où les événements qui ont été
remarques et passages en italiques ne vont pas à
narrés l’ont été par l’intermédiaire d’une cons-
l’encontre de ce qui est écrit avec des caractères
cience sujette à caution, probablement malade
droits mais ils modifient la réception du texte au
ou altérée.
sens où ils paraissent plus importants (comme
Le sujet du dialogue a tout d’abord les aspects
s’ils soulignaient des pensées ou des événe-
d’une discussion banale et quotidienne : l’annu-
ments essentiels) ou qu’ils donnent l’impression
lation d’un repas entre amis. Mais les silences,
d’un dialogue entre la narratrice et sa cons-
nombreux (ligne 3, puis lignes 8 ou encore 16 à
cience ou une autre conscience… ce qui n’est
18), brisent le rythme attendu et introduisent
une gêne tout en soulignant les inquiétudes des pas le cas. Ici, supprimer les italiques ou les ré-
tablir ne changeraient pas beaucoup le sens du
231
texte. Ils perturbent surtout la lecture et c’est en sombre (l. 7 et 8) et en même temps une proie
cela qu’ils comptent. Ils renforcent le malaise étant donné le rôle qu’elle assume (c’est elle qui
ressenti par le lecteur. se cache, qui sera donc cherchée et « chassée »
par les enfants). Elle a des caractéristiques ani-
3 Marie NDiaye crée une atmosphère inquié- males puisqu’elle se tapit dans des endroits im-
tante, oppressante et troublante. Qu’il s’agisse probables (deuxième paragraphe) et est capable
des questions initiales (l. 1 à 6), d’un élément d’une violence physique surprenante (l. 31 et
insolite mentionné mais aussitôt oublié (l. 9 à 32).
11) du climat (l. 12 et 23-24), de la manière qu’a
la narratrice de vivre son corps (l. 24 à 32) ou COMPARER, p. 373
du supposé regard des autres (l. 34 à 42), tout 4 La photographie de Sophie Lécuyer illustre
concourt à l’élaboration d’une atmosphère gê- l’atmosphère du passage étudié : son titre,
nante dans laquelle le lecteur ne peut se décider Cache-cache, fait référence au jeu de Louise ;
quant à la véracité du récit, la réalité des événe- les personnages mis en scène sont des petites
ments vécus par la narratrice ou la façon de trai- filles qui pourraient être Mila ou Louise elle-
ter chacun de ces éléments (positif, négatifs, à même étant donné son comportement et son ap-
relativiser…). L’auteur pousse la logique de parence parfois enfantin.e.s ; la domination du
l’écriture fantastique à son comble, l’indécision noir sur l’ensemble de l’image lui confère aussi
étant quasi générale. une atmosphère inquiétante et troublante,
proche de l’extrait du roman de Leïla Slimani.

4. Leïla Slimani ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 373


Afin de préparer cet écrit d’appropriation, il
Chanson douce (2016)
semble important de définir les caractères des
personnages concernés par l’exercice de réécri-
LIRE, p. 373 ture. Il faudra que les élèves imaginent qui est
1 Il s’agit ici de se pencher surtout sur le premier
Louise et ce qui la motive à agir de la sorte.
paragraphe. Le comportement de Louise pro-
voque les hurlements, les pleurs, le désespoir
Critères d’évaluation
(l. 2), la panique (l. 3), l’incompréhension (l. 3-
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
4), l’angoisse (l. 8), l’énervement (l. 10). Enfin,
vante aux élèves :
sa réapparition (l. 30 à 36) provoque d’abord la
stupeur puis une joie hystérique (l. 36).
Critères de réussite Commentaires
Rédaction de deux textes
2 Le texte invite le lecteur à se demander si les
distincts
enfants sont en sécurité avec cette nounou trou-
blante. Sa personnalité est au cœur du roman de Reprise de la structure et
des éléments (faits, réac-
Leïla Slimani et de cet extrait : à la fois géniale
tions des personnages,
initiatrice de jeu suscitant des émotions fortes
chez les enfants, elle est aussi un personnage in- lieux…) du texte original
quiétant, n’hésitant pas à faire vivre à Mila et Accent mis successivement
Adam un enfer dont elle est tout d’abord la seule sur le point de vue des en-
à posséder les clés. fants puis le baby-sitter
3 Louise est à la fois un personnage de conte, Qualité du style
proche du loup prédateur, prêt à sauter sur les Respect de la langue
enfants qui se retrouvent seuls dans un lieu

232
MÉTHODE BAC Le narrateur utilise principalement l’imparfait,
Étudier un texte argumentatif, pour décrire des éléments de la scène ou évo-
quer des actions aux contours temporels flous :
p. 218 « on essayait », « était au piano » ; « jouait »,
S’entraîner « arrivaient », etc.
Il utilise également le passé simple : « il y
Nana est un roman naturaliste. eut un vacarme » ; « Nana appela ». Ces passés
simples montrent le tournant de la soirée : après
Dans ce texte, Zola raconte une grande soirée cette entrée « tapageuse », la soirée dégénère.
organisée par Nana. On peut lire deux mouve- La scène présente de nombreux personnages :
ments dans le texte : d’abord, la soirée « lan- Daguenet, Mimi, Nana, « onze jeunes gens »,
guit ». Puis, on entend un « vacarme » et « onze Fauchery et Labordette. Ce grand nombre parti-
jeunes gens » font une entrée tapageuse. Dès cipe à l’impression de confusion de cette soirée.
lors, la soirée dégénère. Par ailleurs, tous gravitent autour de Nana, or-
D’ordinaire, le narrateur des romans des Zola ganisatrice de la soirée et héroïne du roman.
est omniscient. Dans ce texte, il se contente de On peut également trouver dans ce texte des
décrire les mouvements et les actions des per- verbes de parole (« disait », « causaient ») ; des
sonnages, sans évoquer leurs pensées ou leurs citations ou des paroles rapportées directement
sentiments (on apprend seulement que Nana est (« à la commode », « tapeur ») ; des paroles rap-
« fâchée », mais on peut le deviner par son atti- portées indirectement (« en leur ordonnant de
tude). Cela donne une impression de confusion : jeter ces messieurs dehors » ; « elle jurait
on voit les personnages entrer et agir sans en qu’elle ne les avait jamais vus »). Ce bruisse-
connaître les raisons. Par ailleurs, dans ce texte, ment de paroles participe au désordre de la
le narrateur ne se manifeste pas, n’intervient scène.
pas, et ne juge pas ses personnages. La métaphore « Des gros mots volaient » rend
Le texte présente des indications spatio-tempo- encore plus manifeste cette impression de
relles : dans le salon » ; « au fond des cana- chaos.
pés » ; « l’antichambre » ; « ministère de l’inté- On peut trouver ironique que les clients d’une
rieur » ; « dans la cuisine ». Il met en scène une prostituée veuillent la « faire respecter », d’au-
société aussi luxueuse que décadente. Que tant plus que la périphrase « maîtresse de mai-
soient mentionnés à la fois le « ministère », son » la désigne.
« l’antichambre » et la « cuisine » montre la po-
rosité de cette société où aucune hiérarchie n’est
respectée.

233
Partie 4
LE THÉÂTRE
Du XVIIe au XXIe siècle

Chapitre 12  Le théâtre au XVIIe siècle

PARCOURS 1 1. Molière
La comédie du valet, p. 380-393 Dom Juan (1665)

Histoire littéraire LANGUE, p. 382


Dans sa tirade, Sganarelle utilise le discours
La comédie au XVIIe siècle
rapporté directement. À l’époque de Molière,
les règles typographiques ne sont pas encore
COMPARER, p. 381
fixées et l’on peut insérer du discours rapporté
1 Ce que Dorante affirme, et à travers lui Mo-
dans un énoncé sans utiliser les guillemets ou
lière, c’est que le public populaire est le plus
tirets qui le rendent immédiatement repérable
digne d’apprécier une comédie, parce qu’il ne
aujourd’hui. Si Sganarelle fabrique une seconde
manque pas d’y rire. Le rire prouve que cette
situation d’énonciation directe, c’est pour
partie du public « se laisse prendre aux
adresser à son maître ses reproches sur son
choses », c’est-à-dire manifeste spontanément
mode de vie, en feignant de parler à un autre de
son plaisir, sans « prétention aveugle », « com-
son invention. C’est pourquoi il rappelle très ré-
plaisance affectée », « délicatesse ridicule ».
gulièrement à Dom Juan le cadre qu’il a in-
venté : « si j’avais un maître comme cela, je lui
2 Outre que la figuration des personnages rap-
dirais fort nettement » (l. 22-23) ; « (je parle au
pelle qu’ils appartiennent à la bourgeoisie, donc
maître que j’ai dit) » (l. 26) ; « (ce n’est pas à
au personnel de la comédie, la situation prête à
vous que je parle, c’est à l’autre) » (l. 30-31).
rire. Un mari a accepté de s’humilier à la de-
mande de son épouse, au sens premier du terme,
LIRE, p. 382
puisqu’il s’est mis au sol, s’est caché sous une
1 Sganarelle prétend dans ce passage faire la le-
table ; et en cela il se comporte vilement, par
çon à Dom Juan. Il lui adresse donc des re-
ruse, pour surprendre un autre homme. Mais le
marques à propos de ce qui rend son mode de
projet est moral : il permet en effet de découvrir
vie singulier : « scandalisé de la vie que vous
la méchanceté de Tartuffe. La réaction de celui-
menez » (l. 2-3) ; « se jouer ainsi d’un mystère
ci, représenté à gauche de l’image, est-elle aussi
sacré » (l. 10) ; « c’est une méchante raillerie
comique parce qu’elle trahit la surprise et le dé-
que se railler du Ciel » (l. 13-14). Mais parce
sir de fuir puisqu’il se sait confondu. La gravure
qu’il craint la colère de son maître, il use de pro-
rend donc compte aussi bien du recours à la ruse
cédés oratoires pour ménager sa susceptibilité :
pour divertir que de l’utilité morale de cette ruse
il emploie des questions dans la première ré-
qui permet de démasquer un hypocrite.
plique ; il abonde dans le sens de Dom Juan
avant de lui adresser une nouvelle critique (ré-
3 Le terme « comique » qualifie à l’époque clas-
plique des lignes 8 à 10), fait mine de citer des
sique tout ce qui relève du. Mais très vite, il s’at-
propos qui ne seraient pas de lui (« j’ai toujours
tache à tout ce qui peut susciter le rire. S’il est
ouï dire », l. 13). Enfin, toute la tirade est un
spontanément associé aux procédés théâtraux
procédé consistant à adresser des reproches au
qui amusent le public, il doit également veiller
maître en feignant de s’adresser à un autre (cf.
à instruire, par la satire des ridicules.
question de langue).

2 Dom Juan n’est pas dupe du procédé grossier


dont use Sganarelle. Il feint dans un premier
temps de s’y prêter innocemment et de bonne
grâce. Les deux premières interventions du
maître sont des interrogations qui, sous couvert
234
de laisser libre cours à sa parole, encouragent, geste menaçant, voire un coup réel. Représenter
voire forcent Sganarelle à dire ce qu’il pense cet échange permet d’en révéler la force co-
pour qu’il s’enferre dans son procédé : « Com- mique mais aussi la violence entre les person-
ment ? quelle vie est-ce que je mène ? » (l. 5) ; nages qu’il suggère.
« Y a-t-il rien de plus agréable ? » (l. 7). En fai-
sant mine de se prêter au jeu, Dom Juan pousse VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
Sganarelle à la faute, ce qui amuse le public p. 382
puisque le valet tombe dans ce piège. Les ré- Composition du passage :
pliques suivantes sont plus sèches. Dom Juan Premier temps : dialogue entre les deux person-
utilise l’impératif pour interrompre l’échange et nages, durant lequel Sganarelle s’efforce de cri-
disqualifier Sganarelle : « Va, c’est une affaire tiquer, dans les limites posées par son maître, le
entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien mode de vie de ce dernier.
ensemble, sans que tu t’en mettes en peine. » Deuxième temps : tirade de Sganarelle pour me-
(l. 11-12). Il finit même par l’insulter pour ner à son terme son discours d’accusation, en
l’obliger à se taire : « Holà maître sot ». (l. 16). usant d’un stratagème.
Un seul mot suffit à faire taire le valet à la fin Problématique :
de l’extrait et prouve l’ascendant du maître. De quelle manière la conduite du dialogue per-
met-elle la représentation de la relation entre les
3 Le passage figure dans l’exposition de la co- personnages ?
médie. Il vient donc éclairer la relation singu-
lière qui unit le maître et le valet. Le premier Étude linéaire
semble accorder quelque licence au second : Lignes 1 à 4
« la permission que vous m’avez donnée si je La réplique de Sganarelle ouvre l’échange et
vous disais ». Sganarelle semble jouir d’un droit d’emblée crée une situation qui prête à rire
de parole, et il en use ici, ce qui permet au public parce qu’elle suppose l’inversion des rapports
d’en savoir plus sur le comportement du maître, de force entre maître et valet. Celui-ci prétend
Sganarelle livrant ici un portrait édifiant de son soumettre Dom Juan à un jugement axiologique
mode de vie : « tous les mois vous marier » dépréciatif : « je suis tant soit peu scandalisé »
(l. 5-6) ; « se jouer ainsi d’un mystère sacré » (l. 2). Il a toutefois conscience de son audace et
(l.10) ; « se railler du Ciel » (l. 14). Par ailleurs, prend des précautions : la réplique est interroga-
la tirade s’attache aussi à décrire l’apparence du tive, Sganarelle se fonde sur la « permission »
maître auquel s’adresse Sganarelle, qui pourrait de son maître et use d’une construction hypo-
bien être celle de Dom Juan lui-même (l. 28- thétique : il attend l’autorisation. Habile, Dom
30). Auquel cas, elle a valeur de didascalie in- Juan la lui donne mais indirectement en lui
terne. Enfin, le passage est aussi un moment qui adressant deux questions. Molière est très effi-
révèle le potentiel comique du valet et du duo cace dans cette exposition : le maître joue le rôle
qu’il forme avec son maître. Se croyant subtil, du public qui ignore encore le mode de vie du
Sganarelle est en fait maladroit et ne perçoit pas personnage éponyme et s’interroge. En cela il
que son maître se moque de lui. Il ne peut riva- ressemble aux confidents des tragédies, et justi-
liser sur le plan oratoire et sera donc soumis au fie par ses questions les développements à venir,
silence. visant à le représenter. Mais en même temps,
Dom Juan se joue de Sganarelle, et fait l’hypo-
JOUER, p. 382 crite. Il feint de ne pas comprendre ce que sa vie
4 Dans le théâtre classique, il n’est pas rare que peut avoir de répréhensible.
les dramaturges aient recours à de longues ré-
pliques (que l’on nomme tirades). Mais l’action Lignes 5 à 17
n’est pas pour autant suspendue, surtout pour les Les répliques de Sganarelle s’attachent à
autres personnages. Les réactions de Dom Juan peindre la vie de Dom Juan, en soulignant ce
autorisent à penser qu’il s’amuse de ce que Sga- qu’elle a de scandaleux parce qu’elle va contre
narelle s’efforce de le raisonner, de réformer les règles édictées par le Ciel :
son attitude de libertin. Mais il pourrait aussi ne - « tous les mois vous marier » (l. 5-6) : l’anté-
lui accorder qu’une écoute relative. Surtout, position du complément circonstanciel de temps
pendant la tirade, les parenthèses peuvent souli- met en relief la transgression du « mystère sa-
gner les moments où Dom Juan réagit aux pro- cré » (l. 10) et en souligne le caractère impie ;
pos de son valet, par un regard inquisiteur, un

235
- « se jouer » (l. 10), « « se railler » : deux l’interrogation pour soumettre le faux-maître à
verbes qui témoignent là aussi du comporte- la question, ce qui fait de lui un avocat général
ment immoral et indécent du maître, d’autant très véhément : « osez-vous » (l. 23) ; c’est bien
que Sganarelle se fonde sur son témoignage : à vous » (l. 25 et 26). Les questions oratoires qui
« je vous vois » (l. 5) ; « j’ai toujours ouï dire » suivent sont très accusatrices puisqu’elles vont
(l. 13) et sur son sens moral : « s’il n’y avait jusqu’à interroger la légitimité de la naissance,
point de mal » (l. 9). La dernière réplique avant que traduirait l’apparence, comme une raison
la tirade nomme Dom Juan pour ce qu’il est : un suffisante pour s’autorise à de telles licences.
« libertin » et va jusqu’à la menace, à peine at- – Toutefois, le valet ne cesse de se garder der-
ténuée par la litote « ne font jamais une bonne rière son dispositif, en rappelant à deux reprises
fin. » par des parenthèses (lignes 26 et 30) qu’il ne
Le propos du valet se veut moralisateur, sérieux parle pas à Don Juan. Sans doute, l’acteur jouant
mais la scène fait rire. À la fois parce que Dom le maître peut-il signaler son impatience, son
Juan s’amuse : il répond à Sganarelle en convo- agacement, amorcer un geste de menace ou de
quant apparemment la logique : « Y a-t-il rien violence.
de plus agréable ? » (l. 7) se fonde sur l’idée – L’ultime réplique revient à Don Juan. Son
qu’un mariage est toujours plaisant. Dom Juan « Paix » résonne comme le gong indiquant la fin
feint d’ignorer la dimension morale pour obliger du match, mettant un terme à la licence qui a été
Sganarelle à aborder ce point. Son autre ré- accordée à Sganarelle pour exposer son avis.
plique désavoue le point de vue Sganarelle en Mais il n’a guère convaincu.
l’excluant du duel entre le maître et le Ciel :
« nous la démêlerons bien ensemble » (l. 11-
12). Mais aussi parce que Sganarelle ne cesse de 2. Molière
parler : affectant hypocritement un ton flatteur Le Tartuffe (1669)
(« Fort bonne » (l. 5) ; il reprend les termes de
son maître en anadiplose pour abonder dans son
LIRE, p. 383
sens, en apparence : « Il est vrai, je conçois que
1 Les personnages s’affrontent verbalement. La
cela est fort agréable » (l. 8), « je m’en accom-
ponctuation expressive qui marque l’échange en
moderais assez » (l. 9), il continue malgré tout à
est un signe patent. Orgon s’efforce d’être auto-
critiquer son maître, y compris lorsque le ton de
ritaire : il utilise l’impératif, et répète à plusieurs
celui-ci se fait plus mordant : « Holà maître
reprises le verbe « taire » : c’est ce qu’il re-
sot », « je n’aime pas les faiseurs de remon-
cherche. Dorine veut de son côté forcer Orgon à
trances » (l. 16-17).
entendre son avis sur le mariage qu’il prétend
conclure pour sa fille. Elle se caractérise par son
Tirade de Sganarelle
insolence puisqu’elle est sourde aux ordres de
– Loin de se taire, le valet continue mais invente
son maître et l’empêche de parler : « Elle l’in-
un stratagème pour mener son entreprise à bien.
terrompt toujours… » (entre les vers 3 et 4).
Dans cette exposition, Molière s’attache à mon-
trer le caractère de Sganarelle, voulant jouter
2 L’échange ne semble fait que d’interruptions,
verbalement avec son maître pour le convaincre
provoquées par Dorine. En fait, elle domine le
de ses erreurs.
dialogue et le dirige puisque, non contente de ne
– Parce que le ton de Don Juan s’est fait mor-
pas se taire, elle prive Orgon de parole : « Ces-
dant, Sganarelle corrige son propos : ses accu-
sez de m’interrompre… » (v. 1). Par ailleurs, la
sations se tournent vers ceux qui sont « liber-
servante ne cesse de pousser son maître à lui ré-
tins sans savoir pourquoi ». Le régime hypothé-
pondre en le prenant à parti : « Monsieur » (v. 3
tique qui suit « si j’avais un maître comme
et 6), lorsqu’il veut l’ignorer. Il est également
cela » (l. 22) permet au valet de poursuivre sa
l’objet de toutes ses répliques : « votre intérêt »
critique mais en croyant détourner les foudres.
(v. 3) ; « je veux vous aimer » (v. 6) ; « votre
L’insertion d’un discours rapporté directement
honneur m’est cher » (v. 7). Prétendant se pré-
dans une parole qui relève déjà du discours di-
occuper de lui, elle l’oblige à la prendre en
rect crée un effet de théâtre dans le théâtre : Sga-
compte et parvient du coup à glisser ces argu-
narelle se met à mener un dialogue feint, dans
ments : « je ne puis souffrir / Qu’aux brocards
lequel il peut s’autoriser un ton acerbe. Il utilise
d’un chacun vous alliez vous offrir. » (v. 7-8) ;
des comparaisons très dépréciatives, « petit ver
« C’est une conscience / Que de vous laissez
de terre, petit myrmidon » (l. 25), a recours à

236
faire une telle alliance » sous-entendu honteuse autorise à imaginer une esquisse de coup, voire
(v. 9-10). un coup porté.
Mais ce maître est dominé tout au long de
3 C’est le rire qui est censé naître du spectacle l’échange par Dorine. C’est elle qui règle la
de cette confrontation. D’abord parce que la si- conduite du dialogue parce qu’elle ne cesse de
tuation renverse l’ordre social attendu : c’est la parler contre Orgon. En l’empêchant de s’expri-
domestique qui domine le maître, et pour mer d’abord puisque la didascalie entre les
l’époque, c’est une femme qui en remontre à un vers 3 et 4 précise « Elle l’interrompt toujours
homme. Par ailleurs, l’impudence de Dorine va au moment qu’il se retourne pour parler à sa
jusqu’à dénoncer l’incohérence d’Orgon dans fille. » Cette répétition mécanique ne peut man-
son attitude : elle pointe son emportement au quer de faire rire, d’autant que Dorine prétend
vers 12 et l’oppose à la tempérance que suppose soutenir la cause de son maître comme l’indique
la dévotion. la restriction du vers 3 « Je n’en parle, Mon-
sieur, que pour votre intérêt. » Suivent des dé-
REGARDER, p. 383 clarations attentionnées : « Si l’on ne vous ai-
4 Les trois personnages concernés par l’échange mait… » (v. 5) ; « Et je veux vous aimer »
sont très proches les uns des autres. Marianne, (v. 6) ; « Votre bonheur m’est cher » (v. 7) dont
muette dans l’échange, est fermement tenue par personne n’est dupe.
son père. Elle adresse des regards éperdus qui Si Dorine parle contre son maître c’est aussi
font d’elle la victime. Elle est l’enjeu du ma- parce qu’elle veut lui imposer un discours de vé-
riage forcé, et du dialogue entre le maître et la rité. C’est bien la parole qui est l’enjeu du dia-
servante. La posture d’Orgon traduit sa violence logue parce qu’elle permet d’asseoir son pou-
et son emportement : il empoigne sa fille, lève voir sur l’autre. Le verbe « se taire » est le mot
son autre main comme pour donner un coup ; qu’Orgon ne cesse de répéter, sur tous les tons,
mais aussi sa fermeté : il est solidement planté sans qu’il soit suivi d’effet : Dorine n’obéit à
dans le sol, domine physiquement les deux aucune injonction, au contraire. Parler, c’est ce
femmes. Dorine apparaît clairement comme un que fait Dorine qui veut alerter son maître : son
élément perturbateur. Tout aussi fermement « intérêt » (v. 3), son « honneur » (v. 7), la
campée que son maître, elle entrave ses gestes « conscience » (v. 9) sont en jeu et justifient à
et le sépare de sa fille. Son regard en coin est ses yeux son effronterie. Elle souligne ainsi la
tout à la fois le signe de sa vigilance et de son folie qui prend Orgon, et le conduit même à tra-
désir de trouver le moyen de faire céder Orgon, hir son caractère « dévôt » (v. 12) en s’empor-
et la manifestation de son mépris pour lui. tant. C’est ce déchaînement seul qui parvient à
la faire taire.
VERS LE COMMENTAIRE, p. 383
Dans cet extrait de la scène 2 de l’acte II du Tar-
tuffe, Molière fonde la dimension comique de 3. Molière
l’échange sur l’inversion du rapport entre maître
Amphitryon (1668)
et valet.
Orgon apparaît comme le maître puisqu’il en a
les attributs langagiers. Le recours à l’impératif LANGUE, p. 384
Cette comédie est composée de vers hétéromé-
est fréquent : « Cessez » ; « songez » (v. 1) ;
triques c’est-à-dire que Molière mêle plusieurs
« taisez-vous » (v. 4) ; « te tairas-tu » (v. 11)
types de vers. Les plus longs sont des alexan-
pour exprimer l’ordre, ainsi que d’autres for-
drins, les plus courts des octosyllabes. Ce mé-
mules injonctives : « Je ne veux pas qu’on
lange permet de justifier la coexistence dans
m’aime. » (v. 5) ; « je veux que tu te taises »
cette pièce de personnages nobles, proches de
(v. 14). De même, il glisse vers le tutoiement
ceux des tragédies, dont le langage supposé
dans ses deux dernières répliques dès lors qu’il
élevé est associé à l’alexandrin – de fait Amphi-
ne peut obtenir ce qu’il demande, et son langage
tryon s’exprime plutôt avec ce vers long – et des
se relâche puisqu’il insulte Dorine : « serpent »
personnages de comédie, des valets comme So-
(v. 11). Ce sont des signes de son emportement :
sie qui use plutôt de l’octosyllabe. L’échange
la violence verbale se teinte ici de violence phy-
paraît d’autant plus heurté puisqu’il s’agit d’une
sique et même si le texte ne présente pas de di-
querelle qu’il est écrit dans cette diversité de
dascalie, le silence contraint auquel finit par se
rendre Dorine dans le dernier vers de l’extrait longueurs.

237
REGARDER, p. 384 4. Plaute
1 Sosie s’efforce de ménager l’humeur de son
Amphitryon (187 av. J.-C.)
maître dans cet échange et veut satisfaire à sa
demande, même si son zèle maladroit le pousse
à accroître son courroux. Sur l’image, N. Vaude LIRE, p. 385
semble figé, détourne le regard comme si Sosie 1 Le maître est accusé d’avoir envoyé Sosie li-
vrer un message de nuit : « N’aurait-il pas pu
craignait de croiser celui de son maître. La pos-
me donner ce message le jour une fois levé ? »
ture de ses mains, celle de ses doigts autorisent
(l. 12). Sosie explique l’« impatience » de son
à penser qu’il joue une forme de timidité, de
maître par son rang élevé, ce qui le conduit à
crainte.
considérer que « auprès d’un grand, le service
est plus dur » (l. 13).
LIRE, p. 384
2 Amphitryon attend que Sosie lui rende « de
2 Les menaces qui planent sur l’esclave sont
tout un compte bien sincère » (v. 15). Parce que
nombreuses. « la jeunesse » (l. 2) qui s’amuse la
le valet s’explique confusément, il le soumet à
nuit serait susceptible de le malmener, il risque
un interrogatoire : « réponds, mot pour mot, à
d’être arrêté (« les triumvirs me fourraient en
chaque question. » (v. 6).
prison » l.2-3), et fouetté par « huit hommes »
(l. 8). Tous ces dangers ont pour cause « l’im-
3 Ce sont les scrupules de Sosie, qui entend res-
patience du maître » (l.10).
pecter les codes du temps, qui entravent
l’échange. Il veut tout d’abord se soumettre à
3 La dimension comique du passage est percep-
l’obligation de respect : il interroge son maître
tible. La critique du valet prête à sourire
sur « l’air » (v. 9) c’est-à-dire le mode sur le-
puisqu’il fonde sa condamnation du maître sur
quel il doit faire son récit. Il formule notamment
son statut même dans l’empire romain : « il
de façon satirique la tension entre sa « cons-
pense que c’est normal » de commander à son
cience » (v. 10), « la vérité » (v. 12), et « la
valet. Toutefois, nous pouvons être sensibles à
complaisance » (v. 13) c’est-à-dire une amabi-
lité sociale qui peut être feinte parce qu’elle ré- cette attaque : notre regard contemporain sur
l’esclavage peut nous conduire à être apitoyé
pond à un code social qui ici fait de Sosie le va-
par Sosie lorsqu’il convoque la question de la
let. Il redoute sans doute la colère de son maître
justice (l. 18).
puisque le sujet est délicat : il concerne Alc-
mène. Lorsqu’il se lance enfin dans son récit au
vers 19, Sosie en fait un récit épique : il utilise COMPARER, p. 385
4 Dans les deux textes, les valets sont soumis
une métaphore inutile pour rappeler le cadre
aux désirs de leurs maîtres : ils sont chargés
nocturne de sa mission (« les cieux, d’un noir
d’une mission, nocturne, et réputée urgente. Les
crêpe voilés » v. 19). Surtout il oublie toute re-
deux Sosies se plaignent de l’impatience d’Am-
tenue en insultant son maître : « Pestant fort
phitryon (v. 19-21 chez Molière, l. 10-12 chez
contre vous » (v. 20) ; « maudissant vingt fois
Plaute). Il s’efforce également de satisfaire au
l’ordre » (v. 21), ce qui conduit ce dernier à l’in-
désir de celui-ci parce qu’il redoute son mécon-
terrompre.
tentement : si le Sosie de Plaute est arrêté, il ne
« trouverai(t) en (s)on maître aucun secours »
4 La relation entre les deux personnages prête à
(l. 6) ; chez Molière, Sosie veille à se comporter
rire. Sosie prétend être un serviteur zélé, comme
comme le veut le code social (cf. question 3 de
le dit ironiquement Amphitryon dans le dernier
la p. 382).
vers du passage. Mais il est surtout maladroit
puisqu’il s’attire surtout la colère et les re-
proches de son maître : « courroux » (v. 1) ; REGARDER, p. 385
5 Cette enluminure présente simultanément plu-
« coquin » (v. 22). De fait, le maître semble ici
sieurs épisodes de l’histoire. Au premier plan à
peu capable de se faire obéir et devient presque
droite, l’observateur reconnaît Sosie et Mercure
grotesque, puisqu’il a confié une mission à un
déguisé en Sosie. La nature divine de Mercure
valet peu efficace, et perd patience, ce qui dé-
est ici représentée par les ailes qui rappellent la
tourne encore Sosie de son récit.
représentation chrétienne des anges mais fait
écho à la représentation antique de cette divinité
païenne : Mercure a des ailes à ses pieds et sur
son couvre-chef. À gauche de ses deux valets,
238
dans le château, ce sont Alcmène et Zeus, où il découvre la trahison de sa maisonnée.
changé en Amphitryon qui sont représentés, au Dans le premier aparté, il vérifie ses soupçons
moment de leur nuit d’amour puisqu’ils s’em- et donne au public des informations sur le per-
brassent. Enfin à l’extrême gauche, toujours sonnage de Clitandre. Puis les apartés sont l’oc-
dans le château, il est possible d’identifier la casion de s’en prendre à la complice de son
naissance des jumeaux, dont Hercule, nés de épouse : « Ah coquine de servante ! » (l. 19)
cette nuit d’amour, ici en présence d’Alcmène puis à elle-même : « Ah ! pendarde de
et d’Amphitryon. femme . » (l. 29). Là encore, ils peuvent tout à
la fois montrer la perspicacité du mari : « j’avais
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 385 bon nez sans doute, et son voisinage déjà
Vous pourrez distribuer la grille d’évaluation m’avait donné du soupçon. » (l. 9-10) mais
suivante à vos élèves : aussi souligner son ridicule puisqu’il est trahi
par celles qui lui doivent fidélité.
Critères de réussite Commentaires
Le texte de Plaute constitue 3 Lubin présente plusieurs caractéristiques du
le point de départ du travail valet de comédie. Tout d’abord, il se signale par
des deux artistes : ils cher- son peu d’esprit puisqu’il révèle à George Dan-
chent à construire son sens din le subterfuge qu’il est censé ourdir contre
par la représentation. lui. En ce sens, sa dernière réplique dans le pas-
Le dialogue concerne bien sage déclenche assurément le rire du public
la mise en scène du pas- puisqu’elle souligne qu’il n’a rien compris du
sage : il aborde la question quiproquo qui fonde la scène : « Bouche cousue
de l’espace de jeu en lien au moins. Gardez bien le secret, afin que le mari
avec l’espace dramatique, il ne le sache pas. » (l. 34-35). Il semble aussi bien
met en évidence des inten- mal choisi pour cette mission puisqu’il manque
tions d’interprétation du de mémoire : « je ne me souviens jamais com-
texte en lien avec des indi- ment diantre ils baragouinent ce nom-là » (l. 4-
cations concrètes de jeu. 5) alors qu’il s’agit de l’émissaire, « Elle m’a dit
La réception du public est de lui dire… Attendez, je ne sais si je me sou-
prise en compte : quels ef- viendrai bien de tout cela » (l. 24-25) qui est le
fets sont recherchés (faire message qu’il doit rapporter à Clitandre. Par ail-
rire, émouvoir…) ? quels leurs, comme les valets de comédie, il suit sur-
moyens mettre en œuvre tout ses instincts : l’appât du gain (« Il m’a
pour y parvenir ? donné trois pièces d’or » l. 12), le goût des filles
(« cette Claudine-là est tout à fait jolie » l. 20),
et le plaisir à se jouer des gens (« Testiguiène
cela sera drôle » l. 30). Là encore, cela contri-
5. Molière bue à en faire un levier comique puisqu’il in-
George Dandin (1668) carne dans un monde qui se voudrait aisé et cul-
tivé des pulsions élémentaires. Son langage est
LIRE, p. 386 aussi un indicateur de son rang : il utilise beau-
1 George Dandin dissimule son identité pour coup de termes marquants une oralité et un
questionner Lubin. Il lui adresse plusieurs ques- lexique relâchés (« Foin », « diantre » l. 4 ;
tions afin de connaître l’identité de celui qui en- « Testigué » l. 11 ; « Morguène », « cette Clau-
tend séduire son épouse : « comment nommez- dine-là » l. 20 ; « voilà ce qui est de bon » l. 31).
vous celui qui vous a envoyé » (l. 1) ; « est-ce
ce jeune courtisan qui demeure… » (l. 6) ; 4 Si Lubin veut satisfaire Clitandre, c’est pour
« avez-vous fait votre message » (l. 16) ; profiter de ses bienfaits. Mais il n’est guère res-
« quelle réponse a fait la maîtresse » (l. 22). Ce pectueux en son absence : « monsieur le vi-
stratagème paraît ingénieux, mais il expose comte de chose… » (l. 3). Il peine même à re-
aussi le mari aux moqueries du valet : « son trouver son nom. Claudine quant à elle seconde
mari qui est fantasque » (l. 26) ; « le mari ne se les projets de sa maîtresse contre son mari : elle
doutera point de la manigance » (l. 30-31). « a compris ce que je voulais », « m’a fait parler
à sa maîtresse. » (l. 18). En ce sens, le passage
2 Les apartés de George Dandin permettent de révèle que les valets n’apprécient guère leurs
livrer ses réactions et ses émotions au moment
239
maîtres respectifs et ne servent pas leurs inté- accumule les [é] à la place des [ǝ] (« je te » de-
rêts. vient donc « jé té »), et inversement (Géronte
devient Geronte) ce qui donne une impression
REGARDER, p. 386 d’accent méridional. Il remplace les [b] par des
5 La scène entre Lubin et Dandin apparaît sur le [v] (« je te vaille » au lieu de « je te baille » qui
document comme une scène d’affrontement très veut dire « je te donne » ; « je beux » pour « je
violente. Catherine Hiegel a choisi de confron- veux »…).
ter deux hommes dont la morphologie est diffé-
rente : le physique imposant de Jérôme Pouly LIRE, p. 387
fait que le valet domine le maître, plus fluet, in- 1 Scapin fabrique une fourberie en s’appuyant
carné par Bruno Putzulu. Le valet prend le sur la couardise et la crédulité de Géronte. Il
maître au collet comme s’il le menaçait. Cela crée d’abord une situation de danger : « Jé n’au-
correspond au moment où, dans le texte, Lubin rai pas l’abantage dé tuer cé Geronte » (l. 18) ;
demande à Dandin d’être discret (l. 34-35). puis un moyen d’y échapper : « Il faut que vous
C. Hiegel veut ainsi représenter la brutalité du vous mettiez là-dedans, et que vous gardiez de
valet, mais aussi l’impuissance de Dandin dans remuer en aucune façon. » (l. 3-4) puis profitant
cette comédie dont elle propose une lecture que Géronte est aveuglé il lui fait croire, en
sombre et cynique. jouant deux rôles, qu’il dialogue avec son en-
nemi afin de faire croire à la réalité et à la proxi-
JOUER, p. 386 mité du danger. Il en profite pour le frapper :
6 Les apartés sont les répliques qui permettent (« Il donne plusieurs coups de bâton sur le sac »
de percevoir les sentiments de Dandin. Ils peu- l. 34) même s’il prétend être la victime des
vent traduire à la fois sa colère à l’égard des coups, et parvient ainsi à son but.
deux femmes qui se jouent de lui, mais aussi sa
stupéfaction voire sa douleur en comprenant 2 Le but premier et avoué de Scapin est la ven-
que sa femme ne lui est pas fidèle. Ces répliques geance : « Tu me payeras l’imposture » (l. 10-
peuvent être prononcées pendant que Lubin est 11). Il l’atteint en humiliant Géronte : un maître
occupé à autre chose, ou en regardant frontale- qui se cache dans un sac perd toute contenance
ment le public, et en marquant la différence devant son valet et devant le public, fusse pour
entre l’homme qui discute avec le valet, et qui échapper à la mort. Mais il en profite pour frap-
peut feindre de trouver l’histoire plaisante per Géronte : outre que cela constitue sans doute
lorsqu’il dit à la ligne 33 « Cela est vrai. », et le un défouloir pour le valet, que le jeu du comé-
mari blessé. Pendant l’interrogatoire, un geste dien peut exprimer, c’est une autre humiliation
nerveux peut trahir la réaction intime du mari : fondée sur le renversement du rapport social :
il serre le poing par exemple, pour contenir sa c’est le maître qui frappe le valet, ce que
colère. Léandre, fils de Géronte a fait subir à Scapin,
sur dénonciation de son père. Il faut aussi con-
sidérer le plaisir que prend Scapin à ourdir cette
6. Molière fourberie et à la réaliser au dépens d’un ennemi.
Là encore, le jeu du comédien peut appuyer
Les Fourberies de Scapin (1671)
cette idée, considérant notamment la jubilation
que constitue la création d’un personnage haut
LANGUE, p. 387 en couleurs à jouer.
Scapin utilise à trois reprises un juron emprunté
à un langage de Gascogne pour créer un person-
3 Molière réalise pleinement un programme de
nage qui puisse être pris pour un Gascon : « Ca-
comédie : d’abord, il fait rire le spectateur par la
dédis » (l. 20, 26, 33). Par ailleurs, Molière pro-
ruse du valet, et la scène de bastonnade qui ne
cède par la déformation du français. À son
manque jamais de divertir dans une comédie,
époque, le français est la langue officielle du
quand bien même elle se fonde sur la vengeance
pays mais est employé dans notre actuelle Île-
et la violence. Par ailleurs, l’habileté de Scapin
de-France. Le territoire est divisé en langues lo-
est réjouissante tant il parvient à créer un Gas-
cales que nous appelons aujourd’hui régionales.
con truculent et à faire croire à sa présence pour
Parce qu’il s’adresse au public de la Cour et de
justifier les coups qu’il porte. Mais ce passage
Paris, Molière s’amuse donc à altérer par
prétend aussi instruire : la bastonnade prétend
exemple la prononciation de certains mots : il punir ici un méchant, un ridicule. Elle révèle

240
aussi l’intelligence d’un valet, personnage con- cette fable : celui du valet fidèle, dévoué, ser-
sidéré comme stupide à l’âge classique, qui s’en viable que manifestent les verbes d’action au fu-
prend à un bourgeois. Cette lutte des classes tur qui inventent la conduite promise : « je vous
était sans doute un levier comique pour le public chargerai » (l. 5), « je vous porterai » (l. 6) ;
aristocratique de la Cour. « nous pourrons nous barricader » (l. 7).
D’emblée, le public est complice de ce strata-
REGARDER, p. 387 gème qui doit servir la vengeance de Scapin par
4 La photographie fixe le moment où Géronte un aparté explicite : « Tu me paieras l’impos-
découvre le stratagème de Scapin parce qu’il ture » (l. 10-11). De même, certains énoncés
passe la tête hors du sac. La figure de Géronte sont à double sens : « Vous allez voir » (l. 10)
est ridicule dans cette mise en scène d’abord qui s’adresse à Géronte va à l’encontre du dis-
parce qu’il est affublé d’une perruque peu flat- positif imposé à Géronte : dans le sac il ne verra
teuse. Son corps enfoncé dans le sac trahit toute rien, et de fait Scapin ne va pas du tout réaliser
sa crédulité et sa couardise : il a vraiment été le programme annoncé. Celui qui va voir, et
pris dans la ruse. Face à lui Scapin semble do- rire, c’est le spectateur.
miner : le rapport de force est clairement inversé De même, le spectateur s’amuse d’entendre Gé-
pour le moment. Il a les bras levés, il arme son ronte se conformer au rôle que lui commande
geste pour abattre de tout son haut le bâton sur Scapin : « Laisse-moi faire. Je saurai me te-
le sac, ce qui traduit à la fois toute la violence nir… » (l. 16). Il semble se vanter d’un talent
qu’il entend faire subir à Géronte mais aussi réel pour « tenir » sa partition, mais en l’occur-
l’entraînement dans lequel il se trouve peut-être rence elle se limite à entrer dans le sac et « ne
pris par sa propre ruse. point [se] montrer, ne branler pas » (l. 14-15).

VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, Lignes 17 à 37 : la ruse de Scapin


p. 387 Les didascalies qui émaillent la tirade souli-
Composition gnent explicitement que Scapin joue un autre
L’échange vif qui précède la tirade de Scapin rôle : « en contrefaisant sa voix » (l.17-18) ;
permet de mettre en place le stratagème de « avec sa voix ordinaire » (l. 20) ; « Reprenant
même que les répliques qui la suivent permet- son ton contrefait » (l. 20) ; « son ton naturel »
tent d’en éprouver les effets. (l. 21-22) ; « Tout le langage gascon est sup-
Problématique : comment Molière construit-il posé de celui qu’il contrefait, et le reste de lui »
une situation de théâtre dans le théâtre ? (l. 22-23). Le langage qu’il fabrique alors (cf.
Définition : le théâtre dans le théâtre consiste question Langue) permet de faire exister un
dans l’emboîtement au sein d’une intrigue théâ- personnage que Scapin interprète lui-même,
trale d’une situation dans laquelle un ou plu- tout en s’adressant à Géronte ce qui signale que
sieurs personnages joue(nt) un rôle. On parle de la situation d’énonciation est double.
mise en abyme. La mise en abyme se fonde aussi sur l’action :
« Il donne plusieurs coups de bâton sur le sac »
Étude linéaire (l. 34). C’est ce que Scapin met en scène : sa
Lignes 1 à 16 : la mise en place de la ruse vengeance en infligeant à Géronte ce que son
Scapin s’appuie sur la couardise de Géronte en fils a infligé à son valet par sa faute. Pour faire
inventant un danger qui pèserait sur lui pour le croire à Géronte qu’il le protège, et justifier
pousser à se dissimuler dans un sac : il multiplie aussi les coups qu’il va recevoir, il joue la co-
les énoncés injonctifs (« Il faut » l. 1 et 3 ; médie du valet fidèle et protecteur : « les coups
« vous gardiez de remuer » l. 4 ; « Mettez-vous de bâton ne se donnent pas à des gens comme
bien au fond » l. 13 ; « prenez garde » l. 14 et lui » (l. 27-28) ; « vous devriez s’il vous plaît
surtout à la toute fin « Cachez-vous » l.17), et parler d’une autre façon » l. 30-31 ; « Je dé-
fait exister la menace (« au travers de nos enne- fends, comme je dois, un homme d’honneur
mis » l. 6 ; « nous barricader » l. 7 ; « quérir qu’on offense. » (l. 31-32). Dès lors, Scapin
main-forte contre la violence » l. 8 ; « nos enne- feint de souffrir de la bastonnade en multipliant
mis » l. 13 ; « Voici un spadassin qui vous les cris (série des « Ah » l. 35 à 37) et les mani-
cherche » (l. 17). Il use de l’hyperbole pour con- festations de douleur (« En se plaignant et re-
vaincre Géronte de se prêter à son « invention » muant le dos, comme s’il avait reçu les coups de
(l. 9). Scapin se fabrique un premier rôle dans bâton. » l. 38).

241
Lignes 39 à 42 : le spectacle de Géronte défait tielle. Aujourd’hui, toutes ces qualités consti-
Le maître se plaint légitimement des coups qu’il tuent encore des repères dans l’appréciation du
a effectivement reçus, faisant rire le public qui travail d’un comédien, mais à des degrés
a tout vu. Rire amplifié par le culot de Scapin moindres. Nous attendons aussi une certaine
qui se peint en victime : « Je suis tout moulu, et originalité, une grande variété dans le jeu, né-
les épaules me font un mal épouvantable ». cessaires à la surprise et au plaisir qui en naît.
L’engagement physique, une réelle mobilité
constituent aussi une attente contemporaine, qui
Histoire littéraire ne sont en rien essentiels à l’époque (sauf pour
Les comédiens au XVIIe siècle la commedia), d’autant que l’espace réservé au
jeu est souvent très restreint.
COMPARER, p. 389
1 La vie des comédiens au XVIIe siècle est
d’abord faite d’itinérance. Le tableau de Dujar- Arts et culture
din témoigne des conditions les plus fréquentes Être spectateur au XVIIe siècle
de représentation : en extérieur, devant un
maigre public qu’il faut captiver pour l’amener 1 Le document 4 précise que toutes les classes
à prendre le temps de regarder le spectacle. La sociales se retrouvaient au théâtre, y compris les
scène est un tréteau monté à la hâte. Les comé- classes populaires : « valets, pages, mousque-
diens ne se distinguent guère socialement de taires, chevau-légers, artisans, étudiants et com-
leurs spectateurs ; comme eux ils sont pauvres. mis de boutique » (l. 6-7). Mais chaque catégo-
Parfois ils jouent en intérieur comme c’est le cas rie de spectateurs occupait un espace distinct :
dans l’extrait du roman de Scarron : « la salle le parterre est réservé aux spectateurs peu fortu-
bien éclairée, le théâtre (c’est-à-dire ici la scène) nés qui restent debout, tandis que les aristo-
fort commode et la décoration accommodée crates se trouvent « dans la scène » (document
(c’est-à-dire cohérente avec) au sujet. » (l. 9- 4, l. 2) c’est-à-dire sur le plateau, à côté des co-
11). médiens. De même, lors des représentations
liées à la vie de la Cour (création de pièces d’au-
2 Un bon comédien doit, au XVIIe siècle, capti- teurs protégés par les Grands, festivités
ver son public : sur le tableau, le regard des royales), seuls les nobles constituent le public.
spectateurs est focalisé sur le comédien en Dans le document 1, Madame de Sévigné as-
scène, mais ils pourraient très facilement retour- siste à la première d’Esther de Racine en pré-
ner à leurs activités quotidiennes, à leur trajet. sence de Louis XIV lui-même. Aucun public
Dans le Roman comique, ce qui permet de dis- populaire n’était alors accueilli.
qualifier le page engagé comme comédien ama-
teur, c’est son défaut de mémoire qui conduit à 2 Les représentations en présence de Louis XIV
« réduire à deux vers » sa partition (l. 6-7). De suivent l’étiquette. Le ton de Madame de Sévi-
plus, il est incapable de veiller à respecter la né- gné dans sa lettre traduit le cérémonial lié à
cessaire rime entre ces deux vers et provoque l’échange policé d’avis au terme de la représen-
dès lors le rire de tous. La beauté des comé- tation. Les incises qui introduisent les paroles
diennes est aussi une qualité notable : « Ma rapportées restituent presque les pauses qui
mère parut belle comme un ange (l. 11-12) […] marquaient sans doute chaque intervention, per-
son teint éclata plus que toutes les lumières dont mettant d’en apprécier la pertinence en silence
la salle étaient éclairées » (l. 13-15). Nous di- avant de s’autoriser à commenter à son tour le
rions aujourd’hui de cette comédienne qu’elle spectacle. La place accordée à l’échange té-
prend bien la lumière. Dans l’Impromptu de moigne de l’honneur qui est fait à l’épistolière
Versailles, la qualité première du comédien et dont elle cherche à tirer tout le profit en le
semble être sa capacité à observer ses contem- rapportant avec soin et exactitude. Le document
porains pour s’en inspirer dans la composition 4 traduit une autre atmosphère : les représenta-
des personnages qu’il incarne : « Tâchez donc tions sont animées d’abord parce que le public
de bien prendre, tous, le caractère de vos rôles, réagit à ce qu’il voit et entend sur scène, mais se
et de vous figurer que vous êtes ce que vous re- permet aussi d’interagir.
présentez. » Le verbe « représenter » s’inscrit
nettement dans une logique de mimesis référen- 3 Le public du XVIIe siècle se rend au théâtre
pour y applaudir des pièces. Mais le théâtre est

242
aussi un lieu social, un lieu de rencontres. Sur le dont il affirme qu’ils s’écartent « de la vie, [d]es
document 2, les hommes qui se trouvent au par- sentiments et [d]es devoirs d’un véritable chré-
terre ne sont guère intéressés par le comédien tien. » (l. 30-31).
qui évolue sur scène, ils parlent entre eux, lui
tourne le dos pour certains. Dans le document 4, 2 La défense du Tartuffe est d’autant plus déli-
il apparaît clairement que le rassemblement cate que Molière s’en est pris à un faux-dévot.
constitué par la représentation est aussi l’occa- Il met en avant ses « intentions » qu’il qualifie
sion de s’adonner au vol (l. 11 « coupe-brousse, d’« innocentes » (l. 3) : instruire par le spec-
tire-laine » désigne des voleurs qui profitent du tacle d’un hypocrite, démasqué et puni. Le re-
bruit, de l’attroupement pour faire les poches cours permanent à la négation restrictive met en
des spectateurs et les détrousser) ou à la prosti- relief l’évidence du projet de Molière : peindre
tution (« filles de petite vertu », l. 11). Il n’est « aux spectateurs le caractère d’un méchant
pas rare que des bagarres éclatent. homme » (l. 15). Par ailleurs, le personnage
d’Orgon, « vrai dévot » (l. 9), « véritable
4 Aujourd’hui, le spectateur est le plus souvent homme de bien » (l. 16) est un exemple livré au
immobile et silencieux. La position assise qui public qui doit suffire à l’édifier. Dans le second
est presque systématiquement observée oblige à paragraphe, Molière rappelle que le genre co-
la tranquillité, le respect pour les artistes et les mique était déjà reconnu dans l’Antiquité pour
autres spectateurs oblige au silence. De même, un genre moral, et qu’il peut donc s’attacher à
le recours à l’éclairage électrique, parce qu’il « ces matières » (l. 20). Racine affirme d’em-
permet de faire l’obscurité, contribue à ce calme blée que sa pièce célèbre la « vertu » (l. 5). Il
et à cette attention. utilise à cette fin le champ lexical du péché,
éminemment chrétien alors que l’intrigue est ti-
rée de la mythologie grecque : « fautes » (l. 6),
UNE QUERELLE : LE THÉÂTRE EST-IL « crime » (l. 7) ; « faiblesses » (l. 8 et 9) ; « pas-
MORAL ? (1640-1690), p. 392 sions » (l. 10) ; « désordre » (l. 11) ; « vice »
(l. 12), mais il le confronte à celui du châtiment
1 Nicole considère que la comédie (le terme a et de la moralité : « sévèrement punies » (l. 6) ;
ici son sens générique et concerne toute repré- « horreur » (l. 8) ; « connaître et haïr la diffor-
sentation théâtrale) est dangereuse parce que les mité » (l. 13).
vices qu’elle peint, en l’occurrence les passions, Comme Molière, Racine convoque l’autorité
sont présentées sous un jour flatteur : « on veut des auteurs antiques pour justifier la moralité du
qu’il (le vice) soit honoré » (l. 2) ; « le plaisir genre tragique : « Leur théâtre était une école où
qu’on y prend » (l. 4) ; « il n’y a guère de diver- la vertu n’était pas moins bien enseignée que
tissement plus aimable » (l. 9). Par ailleurs, il dans les écoles des philosophes » (l. 17-19) et
accuse les défenseurs du théâtre de vouloir en affirmer que les textes de théâtre des tragiques
donner « une certaine idée métaphysique » grecs sont « pleins d’utiles instructions » et
(l. 14) c’est-à-dire de présenter l’action comme constituent des modèles à imiter à l’époque
une imitation, une illusion, une feinte qui ne classique pour affirmer la moralité du genre.
saurait être comparable à un vice réel. Nicole
considère que la comédie est forcément mau- SE PRÉPARER À L’ENTRETIEN, p. 392
vaise d’abord parce qu’elle dépend des comé- On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
diens dont la vie est à l’époque considérée vante aux élèves :
comme immorale : l’exclamation « Il faut re-
garder quelle est la vie d’une comédien et d’une Critères de réussite Commentaires
comédienne » (l. 24-25) résume implicitement Le candidat identifie effica-
tout le mépris du théologien pour les mœurs des cement ce qui fonde le pos-
artistes de son temps (voir p. 388-389 du ma- sible scandale de l’œuvre et
nuel). Il s’en prend aussi à la « matière » (l. 25), peut le problématiser en
profane et païenne pour les tragédies, comique lien avec l’époque et l’es-
pour les comédies, et au « but », divertir par le thétique classique.
spectacle des passions suspectes dans le genre Le candidat témoigne d’une
tragique, faire rire dans le genre comique. Ni- bonne connaissance de
cole s’inquiète aussi des effets produits par le l’œuvre, du parcours asso-
théâtre : « effets » (l. 26), « impressions » (l.28) cié, de l’histoire littéraire

243
pour expliquer ce qui a pu visage : les traits marqués, les yeux creusés,
scandaliser au XVIIe siècle. Phèdre ne peut jouir du sommeil qui a fini par
Le candidat interroge la ré- s’emparer de la servante qui veille au pied de
ception contemporaine de son lit. Le regard de Phèdre semble fixe, comme
l’œuvre : est-elle toujours vide ou tout occupé par une idée fixe. En cela,
scandaleuse ? pour les le tableau rend bien compte de ce que décrit le
mêmes raisons ? En quoi personnage dans le texte de Racine : la passion
les mises en scène, la cri- est comparable à un « mal » (v. 10) qui trouble
tique ont-elles influé sur tout « repos » (v. 12), empêche tout « bonheur »
cette réception morale ? (v. 12) et voue à une mort certaine s’il n’est pas
partagé.

PARCOURS 2 1. Pierre Corneille


Le héros tragique, p. 394-401 Cinna ou la Clémence d’Auguste (1641)

LIRE, p. 396
Histoire littéraire 1 Émilie apparaît tout d’abord au public sous le
Le héros tragique coup d’une fureur causée par la mort de son
père. Elle est dominée par le désir de « ven-
COMPARER, p. 395 geance » (v. 1) né de la douleur (v. 4). Elle
1 Aristote considère plusieurs trajectoires de vie évoque même au vers 14 sa « haine ». Mais la
pour identifier celle qui sera la plus à même de seconde partie du monologue évoque aussi
remplir le programme de la tragédie : susciter l’amour qu’elle éprouve pour Cinna, et qui se
terreur et pitié devant le destin du héros tra- trouve confronté à ce premier sentiment dans le
gique. Il formule à la fin de l’extrait ce que le vers 18 : « J’aime encore plus Cinna, que je ne
dramaturge doit privilégier : « que le passage se hais Auguste ».
fasse non du malheur au bonheur, mais au con-
traire du bonheur au malheur, et soit dû non à la 2 Émilie a demandé à Cinna, son amant, de ven-
méchanceté mais à la grande faute du héros, qui ger la mort de son père, en tuant Auguste. Il
sera tel que j’ai dit, ou alors meilleur plutôt que prouverait ainsi son amour pour la jeune femme,
pire. » (l. 30-34). se rendrait digne d’elle et lui permettrait d’apai-
ser sa douleur. Mais elle éprouve aussi des scru-
2 Ce dont s’accuse Phèdre, c’est d’aimer Hip- pules à exposer le jeune homme, qu’elle aime.
polyte. Il s’agit d’un crime d’abord parce que Les quatre derniers vers de l’extrait s’attachent
cet amour est adultère et, dans une certaine me- tout particulièrement à peindre ce dilemme. Par
sure, incestueux : Hippolyte est le fils d’An- l’accumulation des marques de première per-
tiope et Thésée, époux de Phèdre. Mais ce crime sonne dans le vers 21 « contre moi moi-même
trouverait son origine dans un projet paradoxa- je », Corneille restitue le conflit intérieur qui
lement divin : Vénus serait celle qui provoque oppose deux Émilie : la fille furieuse et
la passion coupable du personnage : « Je recon- l’amante inquiète. La rime des verbes « je m’ir-
nus Vénus, et ses feux redoutables » (v. 18). Le rite » et « je te précipite » crée le même effet
dernier vers du passage rappelle que Phèdre ap- puisque se trouvent associés l’effet du projet fu-
partient à une famille maudite par la déesse de neste, quoique désiré, et l’action qui rendrait
l’amour. Sa mère, Pasiphaé, s’est éprise d’un possible la vengeance mais coûterait à Cinna la
taureau et a donné naissance au Minotaure ; sa vie. Le dernier vers, par la référence au
sœur Ariane a été séduite et abandonnée par « sang », repris à la rime par le pronom posses-
Thésée. sif « le tien », met en parallèle celui du meurtre
perpétré (Émilie réclame le sang d’Auguste)
3 Cabanel propose un traitement pictural du mal avec celui de Cinna qui sera puni.
dont souffre Phèdre très efficace. La reine ar-
bore déjà la pâleur d’une morte. Son corps se 3 Au moment où l’action commence, Émilie est
confond avec le drap sur lequel elle repose. Il en proie à des sentiments violents. Le choix du
constitue presque un linceul pour son inhuma- monologue délibératif fait par Corneille, l’apos-
tion. La faiblesse, la langueur de son corps con- trophe qui ouvre la première réplique de la
traste avec l’agitation qui semble régner sur son scène en sont les premiers signes : traversée par
244
ses passions, Émilie les exprime dans la solitude Émilie verrait Auguste piétiner le corps de son
du monologue au sens premier c’est-à-dire père, devenu un marchepied pour lui permettre
qu’elle les laisse sortir d’elle. de s’asseoir sur le trône. L’amour qu’elle avoue
Par ailleurs, le trouble du personnage est l’objet dans la seconde partie du monologue provoque
de cette exposition puisque le champ lexical des un revirement spectaculaire dans son état : « je
émotions violentes est largement représenté sens refroidir ce bouillant mouvement » (v. 19).
dans les premiers alexandrins : « désirs », Un effet si prompt illustre la force des deux pas-
« vengeance » (v. 1) ; « ressentiment » (v. 3) ; sions qui semblent se livrer, en Émilie, une lutte
« douleur » (v. 4). Ces termes sont amplifiés par sans merci.
le recours à des adjectifs qui soulignent l’inten-
sité de ce trouble : « Impatients » ; « illustres » REGARDER, p. 396
(v. 1) ; par la personnification du vers « Enfants 6 La photographie saisit un moment de sidéra-
impétueux » qui prête un corps au « ressenti- tion, c’est-à-dire d’immobilité provoquée ici
ment » du personnage et le rend d’autant plus par la fureur. La comédienne représente le per-
explicite. Émilie est en proie à une fureur que le sonnage comme absorbé par la contemplation
vers 15 formule selon une image devenue clas- d’un objet éminemment tragique : un épée
sique : « Je m’abandonne » exprime tout à la courte. Cet accessoire, qui ne l’est plus tant il
fois la force exercée par la passion (ici la colère) est au centre de l’action, peut tout à la fois rap-
qui empêche le personnage de résister à ses « ar- peler la mort du père d’Émilie (il est un fétiche
dents transports » (c’est-à-dire ses émotions atroce conservé par l’orpheline), et représenter
violentes) mais aussi le plaisir qu’elle éprouve à les projets criminels de la jeune femme (l’épée
se laisser aller à l’expression de ses « trans- sera l’instrument de la vengeance). L’immobi-
ports » puisque le verbe pronominal est réfléchi. lité de la comédienne est théâtralement puis-
Ce trouble est causé par la mort de son père. Elle sante puisqu’elle peut convoquer à la fois la fas-
évoque la « sanglante image » (v. 13) au présent cination exercée par l’objet et ce qu’il repré-
ce qui tend à en faire un cauchemar éveillé quasi sente, la force de la passion qui la gouverne et
permanent, une obsession. Ses émotions n’exi- la rend impuissante mais aussi le doute qui
gent rien d’autre qu’une mort pour s’apaiser et étreint Émilie au moment d’exposer Cinna.
conduisent Émilie à exposer l’homme qu’elle
aime (cf. question 2).
Autre procédé qui peint le trouble dans la tragé- 2. Jean Racine
die classique, c’est l’insertion dans le mono-
Andromaque (1667)
logue d’un dialogue feint : le personnage parle
à un absent comme s’il était présent. Ainsi, des
vers 21 à 24 elle s’adresse à Cinna, qu’elle apos- LIRE, p. 397
1 Racine choisit au seuil du monologue deux
trophe et tutoie dans les derniers vers de l’ex-
termes génériques : « transport » et « chagrin »
trait.
pour exprimer la situation tragique du person-
nage. La ponctuation expressive est mise au ser-
4 Outre la fureur qui caractérise le personnage
vice du trouble, et tout particulièrement parce
et le dilemme étudiés ci-dessus, Émile est un
qu’Hermione ne cesse de s’interroger. Les inter-
personnage tragique car elle éveille chez le
rogations qui ouvrent le monologue expriment
spectateur les deux émotions commandées par
le désarroi qui est le sien au seuil de la catas-
la catharsis.
trophe.
La terreur tout d’abord par la représentation de
Mais c’est la suite du texte qui permet au spec-
son trouble et de la violence qui le caractérise.
tateur d’identifier les émotions qui dominent
Le personnage est comme habité par la fureur,
Hermione. S’opposent au vers 5 « amour » et
ce qui met sa vie en danger : « souffrez que je
« haine » en tant que ces termes peignent les
respire » au vers 6 peut être pris au sens pre-
sentiments du personnage vis-à-vis de Pyrrhus.
mier, et menace aussi la vie d’Auguste et celle
Ils sont l’objet d’un débat durant lequel Her-
de Cinna. Mais le personnage est aussi pathé-
mione interroge l’attitude de l’homme qu’elle
tique c’est-à-dire digne de pitié. Elle évoque la
aime et la sienne pour s’assurer qu’elle a eu rai-
mort de son père par un détail sordide qui per-
son de condamner Pyrrhus.
met de lier terreur de l’image et pitié pour la
jeune femme : « mon père massacré / Du trône
où je le vois fait le premier degré » (v. 11-12). 2 Vers 1 à 5 : Hermione est troublée par des
sentiments contradictoires.
245
Vers 6 à 15 : Hermione, appelant le souvenir de hésitante, dans les affres de son trouble qui
l’attitude de Pyrrhus, expose son dépit. l’empêche de savoir ce qu’elle veut vraiment.
Vers 16 à 29 : prise de décision, Pyrrhus doit
mourir de la main d’Oreste armée par Her- COMPARER, p. 397
mione. 6 Chez Corneille, le dilemme confronte la pas-
Vers 30 à 31 : le doute s’immisce dans l’esprit sion amoureuse, celle qu’Émilie éprouve pour
d’Hermione. Cinna, et l’honneur, qui doit la conduire à ven-
ger son père. De fait s’opposent une contrainte
3 Pyrrhus apparaît comme un « cruel » (v. 6) ; intérieure, l’amour, et une contrainte sociale.
un « perfide » (v. 18 et 23), un « ingrat » (v. 26). Par ailleurs, le style de Corneille est marqué par
Ces termes le disqualifient comme amant parce la rhétorique : par exemple, le monologue de
qu’il en aime une autre. Le monologue met en son personnage s’ouvre par une longue période
avant sa froideur devant l’amour d’Hermione : oratoire, fondée sur une multitude de figures de
« il m’a congédiée » (v. 6) ; « Sans pitié, sans style. Il use de connecteurs logiques qui, cons-
douleur » (v. 7) ; « Muet à mes soupirs, tran- truisant le discours, donnent l’impression que la
quille à mes alarmes » (v. 10), et même sa passion suit un chemin logique : « Je m’aban-
cruauté : « se rit de ma rage » (v. 18). Si l’amou- donne toute à vos ardents transports, Et crois,
reuse fait un portrait à charge si virulent contre pour une mort, lui devoir mille morts. » (v. 15-
celui qu’elle aime, c’est à la fois pour exprimer 16) semble vouer Auguste au trépas mais Cor-
son ressentiment, mais aussi pour se convaincre neille représente de façon équilibrée la ligne de
qu’elle a eu raison de fomenter sa mort. Elle est partage avec l’amour : « Au milieu toutefois
encore habitée par le doute : « Où suis-je ? d’une fureur si juste, J’aime encor plus Cinna,
Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ? » et que je ne hais Auguste, / Et je sens refroidir ce
s’efforce de se persuader : « ne révoquons point bouillant mouvement. » (v. 17-19). Corneille
l’arrêt de mon courroux » (v. 16), « laissons semble soutenir une théorie des passions qui les
agir Oreste » (v. 27). fait coexister. Chez Racine, les passions sont
plus mêlées, semblent se combattre et se chasser
4 Le trouble d’Hermione suscite la pitié du constamment. C’est qu’elles sont intérieures.
spectateur : elle est perdue « Errante et sans des- Ce n’est pas le souci de son honneur qui in-
sein, je cours dans ce palais » (v. 3), sa souf- quiète Hermione, mais celui-ci de son or-
france est perceptible lorsqu’elle peint son dé- gueil. Dès lors, le monologue s’ouvre sur la
pit : « mes soupirs », « mes alarmes » (v. 10) ; crise existentielle que traverse Hermione et que
« mes larmes » (v. 11) ; son impuissance trans- manifestent les questions, qui débordent la me-
paraît lorsqu’elle formule ses craintes : « Je sure du premier alexandrin de l’extrait qui con-
tremble au seul penser du coup qui le me- tient pas moins de trois phrases pour souligner
nace ? » (v. 14), « je lui fais déjà grâce » (v. 15) l’urgence de la situation et l’exaltation d’Her-
et elle finit par mesurer l’absurdité de sa posture mione. La suite de la réplique traduit cette fièvre
dans le dernier vers du passage par l’antithèse en multipliant exclamations et interrogations, et
entre « sa mort » et « l’effet de l’amour ». Mais peint le personnage comme un être plus sensible
le public est aussi terrifié de voir les excès de la qu’Émilie, qui paraît plus contenue, parce
passion : Hermione est prête à sacrifier qu’elle accumule les termes du trouble : « je
l’homme qu’elle aime à sa colère parce qu’il ne tremble » (v. 14) ; « en pleurs » (v. 19).
l’aime pas. À deux reprises elle crie son désir de
le voir mourir : « Qu’il périsse ! » (v. 17) ; VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE,
« Qu’il meure » (v. 28). p. 397
Composition
REGARDER, p. 397 L’explication linéaire s’appuie sur le plan dé-
5 Sur la photographie, la comédienne se tient, gagé à la question 2.
recroquevillée, dans l’ombre, et sur le côté de la Problématique
scène des Bouffes du Nord. Ainsi Hermione ap- Comment se manifeste l’émoi du personnage ?
paraît au public comme un personnage qui est à Étude linéaire
la fois honteux de ce qu’elle a commandité – Le monologue s’ouvre sur une accumulation
(l’assassinat de Pyrrhus), soucieuse peut-être de de questions qui traduisent l’émoi du person-
discrétion pour attendre le résultat de cette mis- nage. Elles concernent le passé « Qu’ai-je
sion, ou plongée dans les ténèbres de sa pensée

246
fait ? », le présent « Où suis-je ? », « Quel trans- laisse ». L’usage du présent souligne l’obses-
port me saisit ? Quel chagrin me dévore ? » et le sion dont Hermione est l’objet et contribue à
futur « Que dois-je faire encore ? ». Elles con- peindre la force de la passion qui voue à l’idée
tribuent à annoncer la crise qui ouvre le dernier fixe. Hermione voit se profiler l’indifférence to-
acte de la tragédie, celui de la catastrophe. tale de Pyrrhus avec angoisse. Elle doit alors re-
L’agitation du personnage, noble et censé se doubler sa décision première, elle la formule
contenir, en est une autre preuve : « Errante, avec assurance : « Non, non encore un coup,
sans dessein, je cours » (v. 3). Le vers 5 pose laissons agir Oreste » (v. 27), ce qui trahit bien
clairement l’enjeu du monologue délibératif qui sûr pour le spectateur son hésitation profonde.
s’ouvre. – Les deux derniers alexandrins constituent un
– Hermione décrit une scène qui n’a pas été re- renversement : c’est le verbe « vouloir », à la
présentée au public : sa tentative de fléchir Pyr- rime du vers 29 et qui ouvre par répétition le
rhus et de lui faire renoncer à son mariage avec vers 30 qui fait basculer le propos. Hermione ré-
Andromaque. Le texte passe par les temps du alise qu’elle est confrontée à deux désirs incon-
passé (le passé composé d’abord qui exprime ciliables, deux volontés impossibles. Elle
l’effet encore perceptible du dépit infligé à Her- s’étonne de vouloir la mort de Pyrrhus. Les
mione, puis l’imparfait). Elle décrit l’attitude in- marques de première personne du singulier
flexible de celui qu’elle aime : « l’œil » qui suf- semblent devoir supporter un référent double :
fit à signifier le congé (v. 6) ; « Sans pitié, sans l’Hermione dépitée qui entend se venger et
douleur » (v. 7), « Muet », « tranquille » (v. 10) l’Hermione amoureuse. Le dernier alexandrin
et le spectacle de sa passion, tenue en échec : du passage traduit le dilemme du personnage :
« mes soupirs », « mes alarmes » (v. 10), « mes aimer reviendrait à vouer à la mort.
larmes » (v. 11). Le recours à l’interrogation est
aussi le moyen de mettre en opposition les effets
attendus : « se troubler » (v. 8), « un seul gémis- 3. Jean Racine
sement » (v. 9). L’orgueil d’Hermione s’en
Britannicus (1669)
trouve excité et elle tourne sa colère contre elle-
même toujours par le recours à des questions
rhétoriques en montrant le paradoxe de son LIRE, p. 398
1 Racine est contraint par les règles d’unités et
amour pour un « cruel ». Elle se déprécie :
de bienséances. L’action racontée se déroule
« Mon cœur, mon lâche cœur », souligne l’ab-
hors du lieu représenté sur scène (l’antichambre
surdité de son attitude « je le plains encore »
de Néron), dans les rues de Rome : « Des portes
(v. 12) ; « intéresse pour lui » (v. 13). Les deux
du palais elle sort éperdue. » (v. 1) ; « Ils la mè-
derniers vers de ce mouvement concluent en ex-
nent au temple » (v. 17). Surtout, cette action
plicitant la tension entre amour « Je tremble »
compte une mise à mort sanglante : « De mille
(v. 14), « je lui fais déjà grâce » (v. 15) et dépit
coups mortels son audace est punie. / Son infi-
« menace » (v. 14) et « me venger » (v. 15).
dèle sang rejaillit sur Junie. » (v. 25-26).
– Hermione formule une décision franche : elle
répond à la dernière question et à travers elle à
2 Dans un premier temps la tirade rapporte la
toutes celles qui ont précédé de façon indirecte :
fuite éperdue de Junie et sa prière émouvante à
« Non, ne révoquons point » (v. 16). C’est une
la statue d’Auguste (v. 1 à 12). Puis le peuple,
sentence de mort : « l’arrêt » (v. 16) ; « Qu’il
pris de pitié, la mène au temple des Vestales
périsse » « il ne vit plus pour nous » (v. 17) ;
pour qu’elle puisse s’y retirer (v. 13 à 20). Né-
son trépas » (v. 25) ; « Qu’il meure » (v. 28).
ron et Narcisse assistent à cette scène ; le pre-
Les arguments avancés ne sont plus liés au
mier reste à distance, le second prétend interve-
passé mais à ce que Hermione imagine être le
nir et entraver le projet du peuple, pour livrer
raisonnement de Pyrrhus : « Il pense » (v. 19),
Junie à Néron en mettant la main sur la jeune
« Il croit » (v. 20), « Il juge » (v. 22), qui parie-
fille (v. 21 à 24). Considérant le geste de Nar-
rait sur la faiblesse de l’amoureuse éconduite :
cisse comme sacrilège, le peuple met Narcisse à
« dissiper cet orage » (v. 19), « faible », « incer-
mort (v. 25 à 26). Les derniers vers s’attachent
tain » (v. 20), « Je parerai » (v. 21). Elle ima-
à la réaction de Néron : prostré, l’empereur re-
gine aussi la cérémonie de mariage qui est cen-
gagne le palais où il donne libre cours à son dé-
sée se tenir hors-scène : « Triomphant dans le
sarroi d’avoir perdu Junie. Il semble devenu fou
temple, il ne s’informe pas » (v. 24), « Il me
(v. 27 à 30). Cette succession d’actions se ca-

247
ractérise par un enchaînement rapide de péripé- 4. Jean Racine
ties spectaculaires, et interroge le vraisem-
Bérénice (1669)
blable. Junie est censée être gardée étroitement
mais parvient à fuir. Sa supplique est immédia-
tement comprise par le peuple qui ignorait tout LANGUE, p. 399
de son enlèvement et celui-ci se met à son ser- La proposition du vers 4 est une subordonnée
circonstancielle d’opposition.
vice. La mort de Narcisse est brutale et tient en
deux vers. Racine applique au dénouement de
Britannicus une logique de catastrophe tra- LIRE, p. 399
1 L’action est simple : Titus doit dire à Bérénice
gique.
qu’il ne peut espérer l’épouser et qu’elle doit
donc quitter Rome. Il incite Bérénice à contenir
3 Le peuple est ici une émanation de la justice :
sa douleur, comme il le fait : « Il ne faut point
il prend le parti de Junie, « s’attendrit à ses
ici nous attendrir tous deux » (v. 2) ; « Rappelez
pleurs, et plaignant son ennui, / D’une com-
bien plutôt ce cœur » (v. 5) ; « Forcez votre
mune voix la prend sous son appui. / Ils la mè-
amour à se taire » (v. 7). Il lui dit effectivement
nent au temple. » (v. 15-17). Enfin il châtie Nar-
que l’épreuve qui les frappe l’affecte lui aussi :
cisse. En ce sens le peuple de Rome contribue à
« Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre ma fai-
faire du dénouement de la tragédie un dénoue-
blesse, / À retenir des pleurs qui m’échappent
ment moral. Il est aussi, au sein de l’intrigue,
sans cesse » (v. 11-12). Enfin, il en appelle à
une image de ce qu’une telle action est censée
leur nécessaire exemplarité en tant que person-
susciter chez le spectateur : de la compassion.
nages nobles : « Et que tout l’univers recon-
naisse sans peine / Les pleurs d’un empereur et
4 Ce récit est tragique car il contribue à susciter
les pleurs d’une reine. » (v. 15-16).
la pitié et la terreur. Junie en est la figure cen-
trale. Elle apparaît comme une victime émou-
2 Bérénice réagit violemment dans un premier
vante, frappée par le sort : « éperdue » (v. 1) ;
temps puisqu’elle signifie à Titus qu’il se com-
« ses pleurs » (v. 3).
Sa supplique fait entendre sa vertu et son désir porte mal avec elle : « Cruel ! » (v. 18). Elle
l’accuse d’être responsable du malheur qui la
de s’y tenir : « On veut après sa mort que je lui
frappe : « Qu’avez-vous fait ? » (v. 19) ;
sois parjure » (v. 9), « pour lui conserver une
« Ignoriez-vous » (v. 21) ; « Que ne me disiez-
fois toujours pure, Prince, je me dévoue »
vous » (v. 24) ; « que ne me quittiez-vous »
(v. 10-11). Les figures de Narcisse et de Néron
(v. 30). Les questions sont ici comme autant
contribuent quant à elle à éveiller la terreur : le
d’accusation formulées par Bérénice contre Ti-
premier par son manque de retenue (« plus
tus. Elle lui peint aussi le désarroi qui la frappe
hardi » (v. 22) ; « une profane main » (v. 24)
en lui rappelant leur histoire commune et les
l’adjectif, pris dans la synecdoque, qualifiant ici
preuves sur lesquelles elle pouvait fonder son
le personnage par hypallage), le second par la
espoir : « je me suis crue aimée » (v. 19) ; « Au
prostration qui le frappe : « frappé » (v. 27),
plaisir de vous voir mon âme accoutumée »
« silence farouche » (v. 29).
(v. 20) ; « je vous l’avouai » (v. 22). Elle re-
grette que Titus l’ait laissé espérer : « est-il
REGARDER, p. 398
temps de me le déclarer » (v. 18) trouve un écho
6 Le décor sombre et dépouillé permet de foca-
à la fin de la tirade : « Il était temps encor »
liser l’attention du public sur les comédiens. Ici,
(v. 30).
ce sont Albine et Agrippine qui sont mises en
valeur.
3 L’échange est tragique parce qu’il est marqué
par la douleur. Le champ lexical de la douleur
et de ses manifestations émaille tout le passage :
« N’accablez point » (v. 1) ; « malheureux »
(v. 1) ; « m’agite et me dévore » (v. 3) ; « des
pleurs » (v. 4, v. 12, v. 13, v. 16) ; « nos dou-
leurs » (v. 14) ; « ma misère » (v. 31). Titus en
appelle à la noblesse et à la force d’âme pour
dépasser la situation tragique : « Contemplez
mon devoir dans toute sa rigueur » (v. 9) ce qui
contribue à le rendre digne de pitié. Par ailleurs,
248
le temps est ici traité sur le mode du tragique par « pleurs », qui peut être considéré comme une
Bérénice. Elle se fonde sur un passé marqué par possible didascalie interne, apparaît quatre fois
l’amour pour déplorer dans la situation présente (v. 4, 12, v. 15 deux occurrences). Elle naît de
le coup que la rupture constitue : elle va jusqu’à la douleur que Titus perçoit chez Bérénice :
insérer au discours direct les paroles de rupture « des pleurs si chers » au vers 4 désigne les
que Titus aurait dû prononcer plus tôt : « Prin- larmes de la reine, et l’hypallage trahit l’amour
cesse infortunée, / Où vas-tu t’engager, et quel que Titus lui porte encore. Il expose la lutte qu’il
est ton espoir ? » (v. 23-24). Dès lors, Bérénice mène contre son propre « cœur » (v. 10) et « sa
pouvait se consoler parce que cette rupture était faiblesse » (v. 11) pour soutenir son rang et les
commandée par une raison extérieure. Ce qui la devoirs qui lui incombent : « un prince malheu-
frappe, c’est qu’elle l’est finalement par celui reux » (v. 1) ; « mon devoir » (v. 6 et v. 9) ; « la
qu’elle aime et qui prétend l’aimer. gloire » (v. 14).
De son côté, la douleur de Bérénice vient de
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 399 l’annonce inattendue de cette rupture, devenue
On pourra distribuer aux élèves la grille d’éva- imprévisible à ses yeux du fait des témoignages
luation suivante : d’amour donnés par Titus. Ce qu’elle laisse
sourdre dans sa tirade, c’est la douleur qui la sai-
Critères de réussite Commentaires sit brutalement : la tirade est marquée par des
Le candidat identifie dans questions rhétoriques qui représentent l’incom-
le texte ses enjeux et les préhension de la reine devant la décision. De
passages susceptibles d’être même la violence de la douleur la conduit à s’en
éclairés par une didascalie. prendre à Titus qu’elle qualifie deux fois de
Le candidat témoigne d’une « Cruel » (v. 18 ; 27). Bérénice en vient à ima-
bonne connaissance de giner la scène de rupture qui aurait dû avoir lieu
l’œuvre, du parcours asso- plus tôt pour lui épargner le désastre que con-
cié, de l’histoire littéraire et tient tout l’hémistiche « Qu’avez-vous fait ? »
propose des didascalies qui (v. 19) : Racine insère dans les vers 24 à 26 une
participent à la construction réplique que la reine dicte à l’empereur. Le
d’une interprétation en acte spectateur est ému de découvrir les souffrances
lisible de l’œuvre. de deux êtres qui, tout supérieurs qu’ils soient,
Le candidat rédige des di- sont frappés dans leur condition d’amoureux.
dascalies selon les conven- L’émotion naît aussi de la lutte contre les pas-
tions attendues : code typo- sions que Racine peint à travers cet échange. Ti-
graphique, usage du pré- tus dans sa tirade s’efforce de composer un dis-
sent, concision, efficacité. cours argumentatif efficace susceptible d’apai-
ser la douleur de la reine et de l’aider à retenir
sa propre émotion. Ainsi il se pose en empereur
VERS LE COMMENTAIRE, p. 399 à travers le recours à des injonctions : « N’acca-
Bérénice a cherché à s’entretenir avec Titus de- blez point » (v. 1) ; « Il ne faut point » (v. 2) ;
puis le lever du rideau : elle s’étonne du peu « Rappelez » (v. 5) ; « Forcez » (v. 7) ; « Con-
d’empressement de son amant, alors qu’il vient templez » (v. 9) ; « fortifiez » (v. 10), « Aidez-
d’être sacré empereur et qu’elle s’attend à ce moi » (v. 11). Il appelle Bérénice à l’imiter, à
qu’il l’épouse. En fait, le spectateur découvre contribuer à « gloire » qu’ils doivent observer
que Titus s’apprête à renoncer à cet amour parce en utilisant dans la fin de la tirade les marques
qu’il va contre une loi romaine : un empereur ne de première personne du pluriel : « si nous ne
peut épouser une reine. Les deux personnages pouvons commander à nos pleurs » (v. 13) ;
sont enfin face à face. « nos douleurs » (v. 14) ; « nous séparer ».
La rupture que Racine met ici en scène est dé- Cette rupture est présentée comme devenant ce
chirante parce qu’elle exprime et trahit les sen- qui lie les deux êtres et ce qui leur permet de
timents des personnages. donner la preuve de leur grandeur. En cela, Ti-
Les deux personnages expriment leur douleur à tus présente le programme de la tragédie. Mais
travers un large champ lexical : « accablez », Bérénice ne peut encore s’y conformer. C’est
« malheureux » (v. 1) ; « Un trouble assez contre Titus qu’elle lutte, pensant peut-être l’in-
cruel m’agite et me dévore » (v. 3), « me déchi- fléchir. Sa tirade est faite de reproches qui
rent » (v. 4), « douleurs » (v. 14). Le mot

249
émeuvent le public parce qu’ils mettent en évi- une tempête (« tonnerre », « grand bruit »,
dence l’illusion dans laquelle elle a été mainte- « éclairs »). Ce changement est marqué par sa
nue : « je me suis crue aimée » (v. 19), « mon « promptitude » ce qui contribue à surprendre et
âme accoutumée » (v. 20) ; « À quel excès impressionner le public. Par ailleurs un dieu ap-
d’amour m’avez-vous amenée ? » (v. 23). Dans paraît, Éole , accompagné de « vents », qui sont
cette tirade, Racine se fonde sur le temps tra- selon la tradition classique représentés allégori-
gique, celui du trop tard, pour souligner quement par des comédiens. Toutes ces figures
l’épreuve qui frappe Bérénice : elle utilise les flottent dans l’air ce qui permet de représenter
temps du passé pour évoquer le temps du « plai- leur nature divine mais aussi de satisfaire le goût
sir » (v. 20), de la déclaration, (« Quand je vous du spectacle de la cour.
l’avouai pour la première fois » v. 22), et même
le temps des luttes (« Tout l’empire a vingt fois 4 Phaéton est le fil d’Apollon. Il obtient de son
conspiré contre nous. » v. 29). La tirade se clôt père le droit de conduire le char du soleil. Mais
sur le constat amer : le mal vient de celui-là il ne respecte pas les précautions que le dieu du
même qui est aimé. Que Bérénice évoque la « si Soleil lui a imposées et provoque la chute de
chère main », qui est encore un hypallage, au l’attelage. C’est cette course et cette chute que
vers 34 souligne que ce n’est pas seulement une Jean Bérain veut représenter.
parole terrible et mortelle que la bouche de Titus
vient de prononcer, mais qu’il vient d’accomplir 5 Jean Bérain prévoit la construction d’un char,
un geste fatal qui cause la « mort » (v. 32) de la suspendu à des rails qui permettront de repré-
reine. Cet écart entre la lutte de Titus contre lui- senter la course du char du soleil, en l’air, selon
même et le sursaut vibrant et désespéré de Bé- un parcours prévu. La gravure permet d’indi-
rénice ne peut que toucher le spectateur. C’est à quer qu’il y a bien un effet de vol aérien. Les
la dernière scène que Bérénice acceptera de re- lignes manuscrites, quoique difficiles à déchif-
noncer à l’amour sans renoncer pour autant à la frer, permettent de comprendre que les faux
vie. chevaux seront fixés par un système de boucles
qui seront relâchées pour donner l’illusion de
l’emballement des chevaux et de la chute qui en
Arts et culture résulte.
Les pièces à machines
Dessiner une machine de théâtre, p. 401
1 Certaines œuvres dramatiques du XVII siècle
e On pourra distribuer aux élèves la grille d’éva-
se fondent sur le merveilleux et le spectacu-laire luation suivante :
et prévoient le recours à des machines : appari-
tion et disparition, notamment dans les airs Critères de réussite Commentaires
lorsqu’il s’agit d’un personnage divin ; figures Prise en compte des indica-
de monstre, animées ou non ; scène de tempête ; tions données par le texte
objets qui s’animent (par exemple la statue du afin de réaliser le pro-
Commandeur dans Dom Juan). gramme décrit par Cor-
neille.
2 Les architectes italiens ont développé à la Re- Inventivité du dispositif
naissance des machineries favorisant la cons- permettant de dissimuler la
truction des édifices. Le théâtre s’est emparé de machine tout en créant les
ces innovations pour permettre aux arts du spec- effets attendus.
tacle de se développer et de satisfaire le goût du Soin apporté à la réalisation
public. du croquis et lisibilité du
projet d’ensemble.
3 Le tableau décrit par l’extrait d’Andromède
concerne un changement climatique soudain :

250
Chapitre 13  Le théâtre gauche du tableau expriment de l’allégresse, de la
légèreté et du jeu comme en témoignent les corps
au XVIIIe siècle enlacés, tournés, en mouvement, encore dans le jeu
théâtral. Ils semblent encore en train de jouer tandis
PARCOURS 1 que les personnages situés à la droite du tableau,
Questionner les sentiments, p. 406- plus graves, sérieux et curieux cherchent au-delà du
rideau, à voir ce qui se joue sur scène. Ils cherchent
411 plus précisément à apercevoir Pierrot qui centralise
les regards : il est au centre du point de fuite du ta-
Histoire littéraire bleau. Comme ce dernier se dégage de la peinture
Auteurs et comédiens au XVIIIe siècle par sa luminosité, son expression sereine et impas-
sible, il permet de comprendre que l’univers théâ-
RECHERCHER, p. 406 tral suscite un engouement auprès du public en rai-
1 Compagnie de théâtre : groupe organisé, insti- son des prouesses des acteurs. À cette époque,
tué pour un but précis. Corps constitué, association commencent à émerger des figures de comédiens
de personnes réunies pour une œuvre commune, le qui attirent le public davantage que les rôles.
théâtre.
Troupe de théâtre : groupe de comédiens, d’ar-
tistes attachés à un théâtre ou qui se produisent en- 1. Marivaux
semble. Les Acteurs de bonne foi (1748)
Dans la première définition, l’accent est mis sur
l’association de personnes et le but commun, sans LIRE, p. 408
lieu précis. Tandis que la seconde dénomination in- 1 Dans cet extrait, Merlin et Colette jouent une
siste sur le rattachement de cette association de co- scène d’aveu devant Blaise et Lisette. On assiste
médiens à un théâtre. d’une part aux sentiments joués par Merlin et Co-
lette et d’autre part à ceux manifestés par Blaise et
COMPARER, p. 407 Lisette. Merlin doit courtiser Colette et lui montrer
2 Les comédiens des comédies du XVIIIe siècle s’at- l’intérêt qu’elle provoque, le plaisir qu’il ressent en
tachent plus à l’intrigue générale de la pièce et au la voyant (l. 5, l. 7). La réaction de Colette qui, au
rôle qu’ils reçoivent de la part de l’auteur qu’au lieu de se laisser courtiser, répond trop rapidement
texte puisqu’ils jouent principalement de manière aux sollicitations de Merlin (l. 8-9), suscite la ja-
improvisée, s’intéressant davantage à l’expressi- lousie de Blaise et de Lisette. Cette crise de jalousie
vité du jeu. Ainsi Pedro de Moya distribue des rôles pousse les deux personnages non seulement à se
chez Arsénie plutôt que des textes à mémoriser. méprendre sur le caractère fictif du sentiment
d’amour mis en scène par Colette et Merlin, mais
3 Elle s’inspire de la comédie italienne et plus pré- aussi à mal interpréter les réponses de Colette
cisément de la commedia dell’arte qui consiste à (l. 15-17 et l. 22-25). Ainsi, à travers le dispositif
jouer « à l’impromptu » (de manière improvisée) à du théâtre dans le théâtre, les sentiments d’amour
partir d’un canevas. Le contenu des dialogues est joués font surgir le sentiment (réel) de jalousie.
proposé par le jeu de l’acteur « la simple nature
fournira les dialogues, et cette nature-là sera bouf- 2 Le théâtre dans le théâtre permet de donner à la
fonne » (l. 21 à 24 dans Les acteurs de bonne foi de scène toute sa force comique. Le malentendu qui
Marivaux. Le comique de ce théâtre repose sur engendre le quiproquo entre Blaise et Lisette d’une
l’expressivité du jeu, les travestissements et les part et Merlin et Colette de l’autre suscite le rire du
jeux de masques. public qui assiste à la scène, tout en faisant réfléchir
sur les limites de la fiction. Par-là, cette scène de
4 On remarque que le comédien principal est au théâtre dans le théâtre invite à considérer non seu-
centre de la scène ; ce denier incarne un personnage lement les sentiments joués et leur degré de vérité,
italien de type Pierrot. Il est emblématique de la mais aussi les réactions émotionnelles que la fic-
peinture de Watteau : teint et tenue claires qui cap- tion est capable de provoquer chez les spectateurs.
tent la lumière. Il semble que ce soit la fin de la
représentation comme le révèlent les fleurs jetées 3 Les didascalies montrent le dispositif du théâtre
aux pieds de Pierrot sur la scène. Tous les acteurs dans le théâtre. Tout d’abord, elles révèlent la pos-
sont également présents et sont salués par le public. ture des personnages : alors que Colette et Merlin
Les comédiens appartiennent à la comédie italienne répètent leurs répliques, Blaise et Lisette sont assis
comme le révèlent le titre et les tenues de valets
(couleurs, masques). Les comédiens situés à la
251
dans la position des spectateurs, comme le préci- 2. Diderot
sent les didascalies (l. 15) à propos de Blaise (« de
Le Fils naturel (1757)
son siège ») et ligne 17 concernant Lisette (« as-
sise »). Les didascalies marquent ainsi les moments
de rupture de l’illusion scénique. Ceci est valable LANGUE, p. 409
La proposition « dont la raison vous fît un crime »
aussi bien pour l’intervention des personnages qui
est une proposition relative, introduite par le pro-
occupent la place de spectateurs de la scène (« in-
nom relatif « dont ». L’usage du subjonctif s’ex-
terrompant », l. 15 ; « assise et interrompant »,
plique par le fait que la proposition dépend d’une
l. 17 ; « assise et interrompant », l. 24 ; « interrom-
déclarative insérée dans un système hypothétique
pant, mais assis », l. 27) que pour Merlin lorsqu’il
(« si par malheur il était arrivé... »). Le subjonctif
suspend la répétition pour donner des indications à
est en effet le mode qui permet de définir le monde
Colette sur la manière de jouer la scène (« inter-
des possibles. L’emploi de l’imparfait s’explique
rompant », l. 10).
par le système classique de la concordance des
temps (expression de la simultanéité par rapport à
4 L’attitude de Colette tout au long de la scène est
un temps passé).
ambiguë. En effet, elle profite de la situation pour
aiguiser la jalousie de Blaise, d’abord en proposant
de le faire éloigner (l. 19-20), puis en répondant à LIRE, p. 409
1 Les élèves peuvent être surpris par l’évolution de
ses protestations de manière équivoque : « je sis
cette scène et de l’entretien qui vire à la déclaration.
bien obligée d’en sentir, pisque je sis obligée d’en
La situation délicate de Dorval, tiraillé entre son
prendre dans la comédie » (l. 29-30). En mettant
amour pour Rosalie et l’amitié envers Clairville,
sur le même plan les sentiments ressentis et les sen-
ainsi que celle de Rosalie, amoureuse de Dorval
timents feints par l’allusion à la nécessité, de la part
mais bien consciente du rapport d’amitié qui le lie
du comédien, de ressentir les sentiments qu’il joue,
à Clairville, peut toucher les élèves ou leur évoquer
Colette laisse délibérément l’ambiguïté planer,
des situations dont ils ont eu l’expérience.
jusqu’à l’intervention de Merlin (l. 34-37). Dans sa
dernière réplique prononcée juste avant la reprise
2 La scène commence comme une scène de confi-
des répétitions, le contraste entre la première partie
dence. Dans la première partie de l’extrait (l. 1-9),
de la phrase « J’attendrai, monsieur Merlin » et la
Dorval essaie de raisonner Rosalie, conformément
deuxième « faites vite » semble remettre en ques-
à la requête que lui a faite son ami Clairville. La
tion une fois de plus la séparation entre réalité et
partie centrale du texte (l. 10-32) contient l’aveu de
fiction.
Rosalie. Après un premier échange rapide de ré-
pliques suscité par la question de Dorval (« Mais
5 Le titre de la pièce, Les Acteurs de bonne foi, fait
pourquoi n’aimez-vous plus Clairville ? », l. 10),
allusion à l’étourderie qui est à l’origine de la con-
Rosalie explique dans une longue tirade qu’elle en
fusion entre réalité et fiction de la part de Blaise et
aime un autre et détaille la naissance de son senti-
Lisette. Le recours au patois renforce la caricature
ment et les raisons qui l’ont alimenté. Le texte se
de la simplicité des personnages. Le titre illustre
clôt sur la déclaration de Rosalie (l. 33-39), susci-
donc bien ce passage et l’ambiguïté que l’on y
tée encore une fois par une question de Dorval (« Et
trouve dans l’expression des sentiments.
ce mortel heureux, connaît-il son bonheur ? »,
l. 33). Les répliques deviennent courtes et allu-
JOUER, p. 408
sives, mais l’émotion est brisée par un renverse-
On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
ment final avec l’annonce de l’arrivée de Clairville
vante aux élèves :
(l. 40).
Critères de réussite Commentaires
3 Si les didascalies insistent sur les gestes de Rosa-
Le texte est joué de ma-
lie (« Elle ajoute, en baissant les yeux et la voix »,
nière correcte et expres-
l. 31-32) et sur l’émotion silencieuse des deux per-
sive.
sonnages après la déclaration mutuelle (« Dorval et
Le jeu permet d’apprécier
Rosalie se regardent un moment en silence. Rosalie
les sentiments des person- pleure amèrement », l. 39), tout le passage montre
nages. de manière évidente le trouble des personnages.
Le ton choisi et le jeu sou- La ponctuation expressive marque l’étonnement de
lignent le théâtre dans le Dorval (« Rosalie ! Elle ! », l. 13), puis sa compas-
théâtre. sion et son émotion (« j’ai connu cet état cruel !...
que je vous plaindrais ! », l. 17-18). C’est surtout le
252
délitement de la syntaxe qui souligne la confusion 3. Diderot
et la charge émotionnelle des personnages : les
Paradoxe sur le comédien (1769-1778)
points de suspensions reproduisent leurs hésita-
tions et leur désarroi (l. 14 ; l. 15-17 etc.), les nom-
breuses questions marquent l’intensité du senti- LANGUE, p. 410
La phrase aux lignes 1 à 4 est construite de manière
ment (« Et comment ne l’aurais-je pas aimé ? »,
complexe, en associant deux procédés de hiérarchi-
l. 27) et la surprise d’une révélation aux consé-
sation de l’information :
quences encore imprévisibles (« Qu’ai-je en-
- la dislocation du complément d’objet direct « ces
tendu ?... Qu’ai-je dit ?... Qui me sauvera de moi-
accents si plaintifs, si douloureux » (l. 1) et les
même ?... », l. 37-38).
deux propositions relatives associées (« que cette
mère arrache du fond de ses entrailles », l. 2, et
4 Rosalie justifie son amour par la correspondance
« dont les miennes sont si violemment secouées »,
parfaite avec ses idéaux (l. 21-24), ses idées et ses
l. 2-3) ; le COD est rappelé par le pronom anapho-
sentiments (l. 28-30). Elle conclut ainsi : « S’il ex-
rique « les » (l. 3 et 4) ;
primait un sentiment, je croyais qu’il avait deviné
- l’extraction, au moyen de l’outil « c’est », des
le mien » (l. 30-31). C’est ce rapport d’élection qui
causes supposées produire les effets énoncés en di-
distingue l’être aimé de tous les autres hommes,
comme le montre le parallélisme des lignes 31-32 : slocation.
De cette manière, le personnage peut non seule-
« Je me voyais à peine dans les autres. Je me re-
ment donner une importance particulière aux élé-
trouvais sans cesse en lui ». Par ailleurs, Rosalie ne
ments disloqués, mais peut également opposer de
manque pas de justifier son comportement, qui
manière plus forte et efficace les effets et les causes
pourrait sembler moralement répréhensible,
supposées pour nier le rapport établi dans l’opinion
comme une légèreté faite sans vouloir manquer de
courante.
respect à Clairville (l. 25). Elle se présente donc
comme une victime de l’amour, auquel elle a cédé
sans s’en rendre compte (l. 26-27) et de manière LIRE, p. 410
Le texte peut être divisé en trois parties :
absolument nécessaire : « Et comment ne l’aurais-
– l. 1-16 : les acteurs ne ressentent pas les senti-
je pas aimé ? », se demande-t-elle.
ments des personnages ;
5 Le sous-titre Les Épreuves de la vertu fait allu-
– l. 16-28 : tous les aspects du jeu sont le résultat
sion à la situation des deux personnages et au con-
d’une longue étude ;
flit dans lequel ils se trouvent entre la vertu et la
– l. 28-36 : à la différence de l’acteur, le spectateur
passion amoureuse. Par ailleurs, le comportement
ressent seul de vrais sentiments.
de Dorval et Rosalie est d’autant plus vertueux que
L’argumentation commence par la réfutation de
les deux personnages découvriront par la suite
l’idée commune selon laquelle l’acteur doit ressen-
qu’ils se sont mépris sur la nature de leur senti-
tir les sentiments des personnages ; la réfutation
ment : ils sont en réalité frère et sœur !
s’étale dans une longue accumulation d’arguments
(l. 4-16), introduits par l’anaphore de la conjonc-
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 409
tion « que ». La démonstration montre que tous les
On pourra distribuer la grille d’évaluation suivante
aspects du jeu (les « cris », l. 16 ; les gestes, l. 17 ;
aux élèves :
le rythme, l. 18 ; le ton) sont également feints et
sont l’effet d’une longue étude. Finalement, ce
Critères de réussite Commentaires
n’est que le public qui ressent des sentiments vrais
Le récit de l’épisode est
au théâtre et non l’acteur.
cohérent avec l’extrait.
Le texte laisse une place 2 Le texte illustre bien l’idée du « paradoxe » du
importante à l’expression comédien : de manière paradoxale, l’expression
des émotions et aux d’un sentiment sur la scène semblera d’autant plus
doutes de Dorval. « vraie » qu’elle aura été soigneusement étudiée et
Le texte offre un éclairage préparée par l’acteur. Pour démontrer cette thèse,
convaincant de la psycho- le personnage insiste particulièrement sur les as-
logie du personnage. pects technique de l’art de l’acteur comme le mon-
L’expression est soignée. trent la description technique du système de décla-
mation (« mesurés », « système de déclamation »,
l. 5 ; « vingtième partie d’un quart de ton », l. 6 ;
« loi d’unité », « harmonie », l. 7), la référence in-
sistante sur l’étude et la répétition qui sont à la base
253
de la pratique scénique (« longue étude », l. 9 ; La démonstration se
« répétés cent fois », l. 10 ; « fréquentes répéti- fonde sur des arguments
tions », l. 11 ; « de mémoire », « préparés », l. 18 ; et des exemples perti-
« leçon recordée d’avance », l. 23 ; « étudiée », nents.
l. 26) et l’opposition entre sentiment intérieur et L’écriture est soignée et
« signes extérieurs du sentiment » (l. 16). utilise des procédés stylis-
tiques pour appuyer la dé-
3 Plusieurs éléments du jeu des acteurs sont rele- monstration.
vés : le ton (l. 1-17), les gestes (l. 18), le rythme
(l. 18), la manière de parler (l. 20-21), de tenir son
corps sur la scène (l. 21-22). Pour chacun de ces
éléments, l’insistance est sur le caractère artificiel,
4. Beaumarchais
étudié ; l’acteur est présenté comme parfaitement Le Barbier de Séville (1775)
conscient d’utiliser une technique, comme le mon-
trent les verbes choisis pour qualifier ses actions : REGARDER, p. 411
« il s’écoute au moment où il vous trouble » (l. 13- 1 Le comte est agenouillé devant Rosine et tient
14) ; « il sait le moment précis » (l. 18), « il garde dans ses mains le bras de la jeune femme, qu’il ca-
le souvenir » (l. 24), « il avait la conscience » resse et approche de ses lèvres. La position et l’at-
(l. 25). Le jeu est ainsi présenté comme une tech- titude du comte montre sa soumission et la dévo-
nique que les bons acteurs maîtrisent par un long tion qu’il voue à Rosine. La jeune femme est de-
entraînement. bout et regarde vers le comte de manière satisfaite ;
elle semble répondre positivement à l’intérêt du
4 Après avoir étudié les effets que l’art des acteurs comte. Conformément à l’usage que l’on trouve
produit sur les spectateurs, la partie finale du texte dans l’opéra, les sentiments semblent ici exacerbés
oppose les sentiments feints affichés par les comé- et leur expression est obstinée.
diens et les sentiments vrais ressentis par les spec-
tateurs : « L’acteur est las, et vous tristes ; c’est LIRE, p. 411
qu’il s’est démené sans rien sentir, et que vous avez 2 Rosine apparaît comme une jeune fille pleine de
senti sans vous démener ». Le parallélisme syn- caractère. Elle est en colère et veut d’abord faire
taxique, assorti du chiasme sémantique permet de payer au comte ce qu’elle interprète comme une
souligner de manière particulièrement efficace ce trahison. C’est pourquoi elle essaie de le mettre à
renversement de perspective. l’épreuve ; le passage du vouvoiement du début
(l. 1-2 ; l. 7-9 ; l. 13) au tutoiement (« Arrêtez, mal-
DÉBATTRE, p. 410 heureux ! Vous osez profaner... tu m’adores »,
5 Vous pourrez distribuer la grille d’évaluation l. 15) au moment où elle pense pouvoir le démas-
suivante à vos élèves. quer permet l’expression des sentiments qui trouve
toute sa place dans la deuxième partie de l’extrait.
Critères de réussite Commentaires Les didascalies insistent particulièrement sur les
La thèse est présentée de différents sentiments par lesquels passe Rosine
manière claire. dans ce passage : l’indignation (l. 15), la colère, le
dégoût et le désespoir (traduits par les larmes, l. 18)
Les arguments proposés
et pour finir l’amour indiqué par son geste final
sont pertinents.
(« tombe dans les bras du comte », l. 36). Au cours
L’argumentation se fonde
de la scène, son rôle évolue au fur et à mesure que
sur des exemples précis.
la véritable identité du comte est dévoilée.
L’argumentation est orga-
nisée et convaincante.
3 Almaviva accorde de l’importance à l’amour,
comme la situation générale le montre : grand
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 410 d’Espagne, Almaviva s’est déguisé en jeune gentil-
Vous pourrez distribuer la grille d’évaluation sui- homme pour se faire aimer par Rosine indépen-
vante à vos élèves.
damment de sa condition sociale. L’expression de
son sentiment dans ce passage est sincère et empor-
Critères de réussite Commentaires tée, comme en témoignent son empressement et la
La réponse présente une ponctuation expressive qui reproduit son émotion :
réfutation de la thèse du « Dieux, que je suis heureux ! » (l. 25) ; « Ah, Ro-
« Premier ». sine ! Il est donc vrai que vous m’aimez véritable-
ment ! » (l. 27-28). Néanmoins, le comte ne révèle
254
pas son identité de manière spectaculaire : « Je suis 2 Les liens entre les personnages reposaient sur de
le comte Almaviva, qui meurt d’amour, et vous l’intrigue et de l’intérêt :
cherche en vain depuis six mois » (l. 34-35). La di- – le Chevalier se jouait de l’amour de la Baronne
dascalie ligne 32 (« jetant son large manteau, paraît pour s’enrichir et séduire d’autres femmes ;
en habit magnifique ») montre ainsi que, malgré – la Baronne se jouait de Turcaret fou amoureux
son désir de se savoir aimé pour lui-même, le comte d’elle pour profiter de son argent et le donner au
finit par rétablir la hiérarchie sociale, en laissant Chevalier ;
tomber son masque et en parlant de soi à la troi- – Turcaret trompe ses clients pour s’enrichir et il
sième personne (l. 34-35). Au moment où l’ordre cache à la Baronne son mariage avec une autre
social est rétabli, le public peut sourire de la ma- femme alors qu’il lui promet de se marier avec
nière dont le comportement du comte dénonce elle ;
toute l’importance qu’il attribue malgré tout à sa – le Marquis se joue du Chevalier pour s’enrichir ;
naissance et à sa fortune. C’est ainsi que Beaumar- – Frontin se joue de ses maîtres le Chevalier et Tur-
chais invite le spectateur à réfléchir sur le rapport caret, des créanciers et de la Baronne pour conser-
entre les sentiments et la condition sociale. ver l’argent qui lui avait été confié. La seule per-
sonne qu’il ne trompe pas est Lisette.
4 Figaro qui reste apparemment en retrait joue en
réalité un rôle essentiel dans cette scène. C’est lui 3 Suite au retournement de situation, le seul ga-
en effet qui permet la révélation de l’identité du gnant, le plus rusé et le plus manipulateur est fina-
comte par la seule intervention qu’il prononce dans lement le valet. Grâce à l’argent récolté, il envisage
ce passage : « Monseigneur, vous cherchiez une de changer de classe sociale et devenir un « hon-
femme qui vous aimât pour vous-même... » (l. 29- nête homme » sans pour autant adhérer à la morale
30). C’est ainsi Figaro qui donne le rythme au pas- de l’honnête homme puisque dans cette société,
sage et qui permet à la scène de progresser drama- seul l’argent semble compter. Il a acquis grâce à ses
tiquement. C’est lui aussi qui met une fin au dégui- qualités et par ses observations que la fourberie et
sement du comte. Tout en endossant son rôle de va- l’escroquerie permettaient de s’enrichir.
let, Figaro incarne donc la dimension proprement
théâtrale du passage.
2. Marivaux
L’Île des esclaves (1725)
PARCOURS 2
Interroger la société, p. 412-415 LIRE, p. 413
1 Les élèves peuvent partager la surprise de Cléan-
this qui voyait un espoir sur l’île de sortir de sa con-
1. Alain-René Lesage dition de servante pour être enfin libre et faire com-
Turcaret ou le financier (1709) prendre aux maîtres la souffrance qu’ils leur infli-
gent. Le revirement d’Arlequin peut donc sur-
LANGUE, p. 412 prendre puisqu’il semble être préférable d’être libre
Juxtaposition de deux propositions indépendantes : et d’avoir du pouvoir que de vivre valet ou ser-
« Voilà le règne de M. Turcaret fini » (annonce et vante. Rien ne l’obligeait d’ailleurs à reprendre son
mise en valeur du thème par un présentatif rôle initial.
« Voilà » et « le règne de M. Turcaret fini » comme Les élèves peuvent cependant ne pas s’étonner et
étant le complément du présentatif) ; « le mien va comprendre qu’il s’agit de la fin du jeu (de l’in-
commencer. » (reprise anaphorique du mot trigue et de la pièce) et que cet univers n’est qu’uto-
« règne » par le pronom « le mien »). pie. Ils peuvent comprendre Arlequin qui ne se sent
pas fait pour être maître (poids du déterminisme so-
LIRE, p. 412 cial) ou tout simplement partager le sentiment que
1 Réactions possibles : de l’euphorie, du plaisir, de l’inversion a servi de leçon aux maîtres et que cha-
la satisfaction, de l’amusement par rapport au re- cun sait comment appartenir à sa condition sans hu-
tournement de situation s’il y a identification au milier et maltraiter l’autre.
couple de valets qui prend sa revanche sur le Mar-
quis et le Chevalier. 2 Le réquisitoire de Cléanthis est tourné contre les
Ou bien, de la déception et de l’empathie par rap- maîtres.
port à la Baronne dupée et abandonnée. Sa thèse : il ne faut pas pardonner aux maîtres et
revenir aux conditions sociales initiales.
Ses arguments :
255
– La maltraitance des maîtres à l’égard des valets ; message. Ce dernier est porté par la servante,
– Le mépris et l’arrogance des maîtres ; Cléanthis, qui s’étonne du soudain revirement
– L’absence de mérite des maîtres puisque leur d’Arlequin qui décide de pardonner à ses maîtres et
condition relève d’un héritage social ; de reprendre son rôle de valet.
– L’absence de vertu des maîtres qui ne leur permet L’intervention de Cléanthis est d’emblée marquée
pas d’être de bons maîtres ; par la force de l’étonnement et la mise à distance
– La corruption de la vertu, du cœur et de la raison réprobatrice comme le souligne l’emploi du pré-
des maîtres à cause de leur richesse ; sentatif « Voilà » (l. 1). La succession de reprises
– Le refus de souffrir à nouveau ; anaphoriques du pronom relatif « qui » et la struc-
– Le mérite des valets à devenir des maîtres (vertu, ture sous la forme d’un parallélisme de proposi-
souffrance endurée). tions relatives soulignent la colère et l’indignation
de la servante. Ces emplois permettent de brosser
3 Son rôle s’apparente au deus ex machina qui par- un portrait à charge contre les maîtres qualifiés
vient à réconcilier les personnages en mettant en d’abord par un terme dépréciatif « de nos gens »
avant le pardon et la bonté. Il énonce la morale de (l. 1) puis progressivement caractérisés avec ampli-
l’histoire vécue par les personnages pour envisager fication : « qui nous méprisent dans le monde »
un avenir différent et meilleur. Il permet de clore (l. 1), « qui font les fiers » (l. 2), « qui nous mal-
l’intrigue. traitent » (l. 2), « et qui nous regardent comme des
Il est à la fois le garant de l’efficacité de l’inversion vers de terre » (l. 2-3) ; « et puis, qui sont trop heu-
des rôles qui a eu lieu mais il est également celui reux dans l’occasion de nous trouver cent fois plus
qui, à une plus large échelle, annonce que la société honnêtes gens qu’eux » (l. 3-4). Cette indignation
ne peut être changée : c’est le tour au réel. Les in- comporte quelques tournures hyperboliques (« trop
versions des rôles sociaux ne relèvent que de la fa- heureux » ; « cent fois plus ») ou imagées
bula, du jeu et du comique ; il n’est pas réaliste et (« comme des vers de terre ») qui contribuent à ac-
réalisable. Cependant, il a servi de leçon. centuer la charge contre les maîtres. Celle-ci
s’achève d’ailleurs par une rupture brutale et dédai-
REGARDER, p. 413 gneuse (l’interjection « Fi ! », l. 4).
4 Les choix de mise en scène sont modernes et rap- La succession de tournures exclamatives et empha-
pellent l’univers cinématographique de Matrix : tiques aux lignes 4-6, redoublées par des questions
– assemblages d’écrans sur lesquels sont projetés rhétoriques (l. 6 à 16) confèrent au propos la qualité
les maîtres de cet univers insulaire ; d’une véritable diatribe. Cléanthis assène plusieurs
– un univers noir, blanc et bleu qui rappelle le arguments pour justifier la conservation des rôles
monde informatique et technologique ; inversés. Notamment en raison de l’absence de mé-
– des rochers en forme de cubes rappelant de gi- rite des maîtres à devenir des maîtres, en raison de
gantesques pixels sur lesquels sont échoués les per- leur arrogance et de leur orgueil qui nuit à la morale
sonnages ; de leur action, en raison de leur mépris envers les
– les maîtres énigmatiques de l’île, en tenue noire valets qu’ils ne traitent pas à leur juste valeur, en
et aux lunettes noires ; raison de leur absence de vertu et de leur malveil-
– des maîtres et des valets en tenue sombre rappe- lance.
lant l’univers des pirates. Cléanthis les accuse donc de ne pas valoir leur rôle
Ces choix s’expliquent par la volonté de moderni- de maîtres et de ne pas être dignes du pardon de
ser la pièce et de lui conférer du sens dans le monde ceux qu’ils méprisent. La force du propos tient
actuel. Les effets de citation au film Matrix contri- dans l’illusion de l’échange sous la forme d’un jeu
buent à brosser une critique plus large des condi- de questions-réponses qui permet de mieux décons-
tions d’asservissement. Les maîtres et les valets ont truire encore les contre-arguments soulevés par Ar-
changé, les maîtres d’aujourd’hui s’apparenteraient lequin : « Il s’agit de vous pardonner, et pour avoir
à ceux qui détiennent les finances et qui sont à la cette bonté-là, que faut-il être, s’il vous plaît ?
tête des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? point
ou Microsoft) soit des entreprises qui détiennent le du tout. » (l. 8-10). Par le lexique choisi (« vertu »,
pouvoir face aux citoyens. Elles détiennent le mo- « raison », « cœur », « honnêtes gens ») et la maî-
nopole économique et ce sont les citoyens qui le trise de la rhétorique, la servante fait la démonstra-
leur accordent. Les maîtres contemporains ont tion de sa maîtrise de l’art oratoire. On relève par
changé et il se trouvent derrière des écrans. exemple l’emploi d’une gradation lignes 16-17 ou
l’emploi d’antithèses (« tout riches que vous êtes »
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, p. 413 / « tout pauvres qu’ils sont », l. 17-18). De plus,
L’extrait constitue un dénouement dans la pièce qui elle se fait la porte-parole des hommes de basse
délivre in extremis et avant le retour au réel, un
256
condition, puisqu’elle ne s’inclut pas dans son pro- relation de cause à effet. La résolution de ce qui
pos, elle le généralise et exemplifie le cas qu’elle était exposé avec complexité par Cléanthis est ré-
traite comme dans un tribunal (« Entendez-vous, solu en quelques propositions simples.
Messieurs les honnêtes gens du monde ? Voilà
avec quoi l’on donne les beaux exemples », l. 14).
La référence à la grâce ligne 19 peut également rap- 3. Marivaux
peler le cadre de la scène juridique. La fin du dis-
La Colonie (1729)
cours de Cléanthis ne s’achève pourtant pas par une
décision ou un jugement qui induirait une action ;
il s’achève en effet par une condamnation morale LANGUE, p. 414
« nous maniions le pistolet comme un éventail »
(« Allez ! vous devriez rougir de honte. », l. 20), ce
(l. 23).
qui révèle la limite du discours de la servante qui
Elle signifie que l’habileté à manier une arme est le
replace sur le plan moral et non politique sa dia-
fruit d’une habitude et d’un apprentissage comme
tribe. Il ne s’agissait pas de révolutionner la situa-
c’est le cas pour les femmes avec un éventail.
tion mais d’exprimer une indignation qui conduise
Cette comparaison suggère la rapidité et la mania-
à une repentance de la part des maîtres qu’elle con-
bilité possible pour une femme.
damnait.
C’est pourquoi le propos d’Arlequin poursuit cette
lignée morale du pardon et de la repentance avec LIRE, p. 414
1 Ce qui peut marquer :
un lexique quasi enfantin : « bonnes gens » (l. 21),
– le cynisme et les propos affirmatifs des hommes :
« faisons du bien » (l. 22), « Ils sont contrits »
« C’est-à-dire à vous marier quand vous serez
(l. 22), « Ils nous valent bien » (l. 23), « quand on
filles, à obéir à vos maris quand vous serez femmes,
se repent, on est bon ; et quand on est bon, on est
et à veiller sur votre maison : on ne saurait vous
aussi avancé que nous » (l. 23-24), « elle vous par-
ôter cela, c’est votre lot. » (l. 5-7) ;
donne ; voici qu’elle pleure ; la rancune s’en va »
– la mesquinerie, la misogynie et l’intolérance des
(l. 25). La logique du raisonnement et la morale
hommes : « Vous n’y songez pas, la gravité de la
sont simples et simplistes comme le révèle l’emploi
magistrature et la décence du barreau ne s’accorde-
de propositions juxtaposées et coordonnées de
raient jamais avec un bonnet carré sur une cor-
cause-conséquence (« car quand on se repent, on
nette… » (l. 32-34) ;
est bon ; et quand on est bon, on est aussi avancé
– la détermination, le courage et la finesse d’esprit
que nous », l. 23-24). L’isotopie des vertus morales
des femmes : « Oui d’épée, Monsieur ; sachez que
avec un lexique simple contraste avec la colère vio-
jusqu’ici nous n’avons été poltronnes que par édu-
lemment exprimée, et contribue à renverser la si-
cation. » (l. 19-20) ; « Il n’y a que de l’habitude à
tuation. C’est désormais Cléanthis qui doit mettre
tout. » (l. 25) ;
en action la morale avancée du mérite. Arlequin
– la maîtrise de l’art oratoire des femmes (l. 35 à
propose d’ailleurs une morale qui semble plus exi-
41).
geante pour convaincre Cléanthis « soyons bonnes
Dans une société où les rôles sont déterminés, on
gens sans le reprocher, faisons du bien sans dire
ne s’attend pas à une opposition et à une remise en
d’injures. » (l. 21-22). La vertu consiste à pardon-
question de l’ordre social d’une part et des femmes,
ner sans condition. Le propos du valet repose ainsi
d’autre part. On peut s’étonner de la mauvaise foi
sur une série d’antithèses et de chiasmes :
des hommes et de leurs propos cyniques.
« bonnes » / « reprocher » / « bien » / « injures » /
méchants » / « bien » / « repent » / « bon » /
2 Arguments des femmes :
« bon » / « avancés ».
Arlequin agit avec les auteurs tel un metteur en – Elles sont capables de s’occuper des différentes
affaires de la cité (droit, finance et guerre) et ce
scène en employant des impératifs (« soyons »,
n’est que le manque d’éducation qui ne leur a pas
l. 21 ; « approchez », l. 24), il les fait parler (« Ils
permis d’y participer avant.
sont contrits d’avoir été méchants », l. 22 ; « elle
– Elles sont capables d’apprendre – le maniement
vous pardonne » l. 25) et verbalise les consé-
quences pour acter la réconciliation « la rancune des armes et le droit – et d’en user aussi bien que
les hommes : l’apprentissage et l’habitude sont
s’en va, et votre affaire est faite. » (l. 25-26). Il re-
deux facteurs importants de réussite.
double ainsi ce que le spectateur verrait sur scène,
– Elles ont les capacités de s’exprimer devant une
avec une pointe de bonhommie, conférant un soup-
assemblée et seule la tenue vestimentaire détermine
çon de comique à cette scène préalablement en ten-
encore la capacité à pouvoir discuter des affaires
sion : « elle vous pardonne ; voit qu’elle pleure »
publiques.
(l. 25). La juxtaposition des propositions renforce
la rapidité de la réconciliation et la simplicité de la
257
– Le droit doit reposer sur l’égalité de traitement et La tirade est composée d’ar-
de considération des citoyens pour que la justice guments variés, cohérents et
puisse s’exercer. développés.
– Elles possèdent le discernement nécessaire pour L’expressivité de la tirade
juger des affaires courantes. est travaillée par des procé-
– Elles sont déterminées à s’engager dans le com- dés variés.
bat pour l’égalité. La langue est correcte et le
lexique précis.
3 Les personnages emploient des tons différents au
fur et à mesure qu’ils découvrent le projet des
femmes. D’abord étonnés, ils manifestent du cy-
nisme et de l’ironie (« À rien, comme à l’ordi- 4. Beaumarchais
naire. », l. 4) puis ils expriment de l’étonnement Le Mariage de Figaro (1778)
(« Mais, qu’est-ce que c’est que cette mauvaise
plaisanterie-là ? Parlez-leur donc, seigneur Tima- REGARDER, p. 415
gène, sachez de quoi il est question. », l. 11-13). 1 Le juge Don Gusman Brid’oison est vêtu de la
Enfin, leur étonnement laisse place à de l’incrédu- tenue traditionnelle du juge : une longue robe
lité que souligne l’ironie (« Des femmes avo- noire, une collerette blanche à dentelle et de man-
cates ? », l. 28). chettes blanches à dentelle. Il porte une perruque
Ils ne croient pas au projet des femmes et s’en amu- blanche, signe de son appartenance à la noblesse de
sent d’une part et d’autre part, ils les pensent inca- robe ainsi que des souliers à boucles, signes exté-
pables, par nature, de ne pouvoir assumer les reven- rieurs de richesse.
dications avancées. Néanmoins, son expression qui manifeste une at-
tente, le regard de côté, la main droite pincée et te-
JOUER, p. 414 nant une baguette dans sa main gauche, donnent
4 Il est possible de faire identifier les éléments de l’impression qu’il s’apprête à faire interpréter une
rhétorique avant de commencer la mise en voix et partition de musique en tant que chef d’orchestre.
de les articuler aux arguments repérés dans le dis- Il a l’air sot et incapable de prendre au sérieux une
cours. Faire indiquer aux élèves les émotions ou audience puisque celle-ci semble s’apparenter à un
sentiments à incarner en marge ; faire repérer les jeu musical.
mots à mettre en valeur par un ton, un volume, par
un silence, ou par un jeu sur les sons peut contri- LIRE, p. 415
buer à l’appropriation du texte. 2 Cette scène peut étonner et impressionner le lec-
La grille suivante pourra être distribuée : teur en raison de l’audace, de la virulence et de la
combativité de Marceline. Elle peut l’indigner en
Critères de réussite Commentaires raison de son empathie pour Marceline et son dis-
Bonne connaissance du texte cours pour la défense des femmes face aux hommes
Incarnation pertinente du puissants. La scène peut amuser au départ le spec-
personnage (caractère, émo- tateur en raison des bégaiements du juge et des
tions et propos politique) commentaires de Figaro mais au fil du propos, il
Modalités expressives de la peut être pris d’effroi face à la double colère de Fi-
parole (ton, débit, volume, garo et de Marceline.
silences, assonances et allité-
rations) 3 Partie 1 : Coup de théâtre ! (l. 1 à 8)
Expression du visage et/ou Retournement de situation, chacun des person-
gestuelle adaptées nages découvre que Figaro est le fils de Marceline
et Bartholo et donc qu’il n’épousera pas Marceline.
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 414 Il est donc libéré de son engagement mais le comte
La grille d’évaluation suivante pourra être distri- se voit dépossédé de la femme qu’il convoitait. Les
buée : engagements mutuels ne s’actualisent pas.
Partie 2 : Réquisitoire de Marceline contre les
Critères de réussite Commentaires injustices faites aux femmes et contre une justice
Le texte est une tirade qui masculine (l. 9 à 30)
défend le droit des femmes Celle-ci avance des arguments pour dénoncer l’in-
dans la constitution. justice du droit qui est fait par les hommes et qui
est inégalitaire. Elle dénonce la mauvaise condition
des jeunes filles et leur servitude face aux hommes.
258
Partie 3 : L’acclamation de l’auditoire (l. 31 à UN OPÉRA : LES NOCES DE FIGARO (1786),
33) p. 416
Tous les hommes, excepté Bartholo, approuvent le
propos de Marceline et renforcent ainsi sa crédibi- Une scène, p. 416
lité. 1 L’échange de répliques vifs entre Suzanne et Fi-
garo de la pièce équivaut aux partitions qui alterne
Partie 4 : L’ultime verdict (l. 34-35) dans l’opéra pour les deux personnages. Ces
Marceline reconnaît son fils et lui adresse les der- échanges participent au dynamisme de ces scènes
nières préconisations pour devenir un homme libre d’exposition.
et juste.
2 Dans l’introduction, un dialogue s’instaure entre
4 Marceline cherche à dénoncer l’injustice des les violons et les bassons. Ces deux timbres pour-
hommes et du droit, conçu par les hommes et fait raient être associés chacun à un personnage, mais
pour asseoir leur domination sur les femmes. la véritable mélodie de Suzanne est présentée par
Elle dénonce ainsi : le hautbois à partir de la neuvième mesure. Le
– la responsabilité et l’injustice des hommes dans rythme du duo participe au dynamisme que le
la condition de la femme ; couple devra montrer pour lutter contre les désirs
– la condition sociale des femmes asservie aux du Comte.
hommes ;
– le manque d’éducation des femmes qui ne leur Un décor, p. 417
permet pas de se défendre et d’exercer leur libre ar- 3 Le lit occupe symboliquement l’espace central du
bitre ; décor car l’union charnelle par le couple de jeunes
– le manque de droits accordés aux femmes ; mariés Figaro/Suzanne lors de la nuit de noces en
– l’hypocrisie et la mauvaise foi des hommes. évitant le « droit du seigneur » que le comte aime-
rait appliquer est l’un des enjeux importants de
Procédés employés : l’œuvre.
– tournures exclamatives et interrogations rhéto-
riques ; Un programme, p. 417
– l’emploi des tournures passives ; 4 Si on pense à l’aspect économique, l’accès à
– l’emploi du pronom personnel de la première per- l’opéra semble peu aisé pour les spectateurs,
sonne du singulier et du pluriel ; quelles que soient les époques et les classes so-
– l’emploi du pronom personnel indéfini « on » à ciales. Cependant, l’adaptation à l’opéra permet de
valeur générale (l. 24) ; véhiculer des airs célèbres qui offrent à certains
– le pluriel à valeur générique (« les femmes », spectateurs l’accès à des comédies qu’ils décou-
l. 26) ; vrent ainsi.
– l’emploi du présent à valeur de vérité générale ;
– les métaphores (« la misère nous poignarde », Concevoir une scénographie des Noces de Fi-
l. 14) ; garo, p. 416
– les périphrases (« les jouets de vos passions, vos On pourra distribuer aux élèves la grille d’évalua-
victimes », l. 19) ; tion :
– l’apostrophe (« Hommes », l. 18) ;
– les tournures démonstratives (« Tel nous juge », Critères de réussite Commentaires
l. 15) et les tournures à présentatif (« c’est vous », Les deux œuvres sont cor-
l. 19) ; rectement présentées.
– l’anaphore (« vos » / « vous », l. 19-20) ; La comparaison entre les
– la gradation (l. 26-30) ; deux œuvres est claire et
– l’interjection (l. 29) ; pertinente.
– l’antithèse (l. 28-29) ; La langue est correcte.
– l’hyperbole (« un seul », « tout honnête moyen », L’oral est fluide et dyna-
l. 22). mique.

259
Chapitre 14  Le théâtre 1. Victor Hugo
au XIXe siècle Hernani (1830)

PARCOURS 1 LANGUE, p. 424


Passions romantiques, p. 422-431 Il s’agit d’un enjambement audacieux séparant le
nom commun « escalier » du participe passé « dé-
Histoire littéraire robé » employé comme adjectif qualificatif.
Le drame romantique (XIXe siècle)
REGARDER, p. 425
2 « La couleur locale » du décor plonge le specta-
COMPARER, p. 423
teur dans l’univers de la Renaissance espagnole
1 Les auteurs reprochent aux garants du classi-
que l’on identifie grâce à la grande fenêtre à petits
cisme de sacraliser les règles héritées les Anciens.
vitraux peints, à l’ornementation de la double porte
Hugo estime que les règles des unités de temps et
et de l’armoire, aux chaises caractéristiques de la
de lieu sont sclérosantes et surannées : « Voilà
Renaissance et aux couleurs des tapisseries. On re-
pourquoi, bien souvent, la cage des unités ne ren-
connaîtra la porte dérobée par laquelle Don Carlos
ferme qu’un squelette. » (l. 39). Stendhal critique
fait son entrée et l’armoire dans laquelle il se cache.
l’imitation des Anciens qui ne peut plus procurer
Les éléments du décor ont donc une fonction histo-
de plaisir dramatique au spectateur contemporain.
rique et une fonction dramatique.
2 Dans cette caricature, Hugo est affublé d’une tête
LIRE, p. 425
démesurée que l’on associera tout autant à son gé-
3 Les didascalies nous apprennent que la scène se
nie qu’à un tempérament mégalomane. Chevau-
déroule dans la chambre d’un palais espagnol de la
chant une chimère, il est présenté comme le chef de
Renaissance. Cette scène d’exposition in media res
file de la jeune école romantique. Dans son cortège
remplit parfaitement sa fonction informative. À tra-
échevelé, on reconnaît Théophile Gautier coiffé
vers les questions que Don Carlos pose à la
d’un chapeau et emporté sur la croupe, Eugène Sue
Duègne, on apprend qu’il est venu surprendre Doña
qui tente de se hisser à la hauteur des autres auteurs
Sol, fiancée au vieux duc De Pastraña, qui attend la
du Cénacle tandis que Dumas presse le pas en por-
visite de son amant, Hernani.
tant une œuvre colossale et que Lamartine se livre
à ses « méditations poétiques ».
4 L’attitude de Don Carlos, plus connu sous le nom
de Charles Quint, est surprenante pour un roi et
3 Il s’agit d’une parodie de l’idée défendue dans la
flirte avec le burlesque. En effet, le Roi, masqué,
préface de Cromwell : « Le beau n’a qu’un type et
pénètre dans les appartements d’une femme pro-
le laid en a mille ». Dans un souci de vraisem-
mise en mariage, menace sa suivante et tente de la
blance, Hugo souhaite lier le sublime et le gro-
soudoyer avant d’accepter de se cacher dans une
tesque car dans la Nature, le laid « existe à côté du
armoire ! Dès la scène d’exposition, Hugo té-
beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au
moigne de son goût pour le grotesque.
revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec
la lumière. »
5 À plus d’un titre cette scène d’exposition a pu
surprendre, voire heurter, le spectateur de 1830.
4 Il s’agit de refuser les règles du théâtre classique,
D’abord par la grande liberté avec laquelle le poète
de renouveler les sources d’inspiration et d’asso-
manipule les alexandrins. Ensuite par le cadre spa-
cier le sublime et le grotesque.
tio-temporel dans lequel le dramaturge inscrit sa
pièce en dépit du goût de l’Académie pour l’Anti-
quité. Enfin, à quelques mois de la Révolution des
Trois Glorieuses, Hugo égratigne l’image du mo-
narque en invitant le spectateur à rire de son atti-
tude.

VERS LE COMMENTAIRE, p. 425


Hérité du roman d’Alexandre (XIIe siècle),
l’alexandrin est un vers sacralisé au début du
XIXe siècle : les règles le régissant sont très strictes
et le vers libre n’est pas encore à la mode. Dans le
260
poème « Quelques mots à un autre » du recueil Les tier décrit les classiques avec le mépris de la jeu-
Contemplations, Hugo se remémore le combat des nesse : « L’orchestre et le balcon étaient pavés de
jeunes romantiques pour assouplir le vers afin qu’il crânes académiques ».
soit plus proche du rythme de la conversation. Ce
célèbre vers « J’ai disloqué ce grand niais d’alexan- 5 La querelle éclate dès le premier vers au sujet de
drin » est performatif car cet alexandrin est lui- l’« enjambement audacieux » (l. 32) entre le nom
même « disloqué » par un refus de la césure à l’hé- « escalier » et l’adjectif « dérobé ». Rappelons que
mistiche. On retrouve ce procédé dans le premier les règles régissant l’alexandrin sont encore très
vers de Ruy Blas : le poète mutile l’alexandrin par strictes au début du XIXe siècle et que le vers libre
un enjambement audacieux en plaçant la rime au n’existe pas encore. Gautier, sous la forme d’une
milieu d’un groupe nominal (« escalier / dérobé », métaphore épique, associe donc cet enjambement à
v. 1-2). Par ailleurs, le dix-huitième vers s’étend une provocation en duel.
sur six répliques ; cet éparpillement de l’alexandrin
est un autre coup d’épée infligé aux classiques pour 6 L’intervention exaltée du jeune romantique, au
les « provoquer en duel » (Théophile Gautier, His- sujet de la mimétique « architectonique » (l. 58) du
toire du romantisme). Ce renouveau poétique pas- vers, peut nous laisser dubitatifs et faire sourire.
sera également par l’évolution du niveau de langue Les professeurs de Lettres, qui se laissent parfois
et l’introduction de termes plus familiers et con- prendre au jeu de la surinterprétation, le jugeront
temporains (« Le jeune amant sans barbe à la barbe peut-être avec plus d’indulgence que les élèves.
du vieux. », v. 10).
Imaginer un dialogue argumentatif, p. 427
Vous pourrez distribuer la grille d’évaluation sui-
UNE QUERELLE : vante aux élèves :
LA BATAILLE D’HERMANI, p. 426
Critères de réussite Commentaires
1 On reconnaît les romantiques à leur jeunesse et Le dialogue est structuré.
leur chevelure « échevelée », ils applaudissent la Les arguments sont con-
représentation. L’un d’entre eux saisit la barbe d’un vaincants.
classique outré. La langue est correcte.

2 Le caricaturiste a su rendre l’animosité régnant


lors de la première représentation d’Hernani. Au-
delà de l’opposition esthétique, le terme « ba- 2. Alfred de Musset
taille » prend ici un sens propre : on en vient aux Lorenzaccio (1834)
mains.

3 La querelle était annoncée avant même le début LIRE, p. 428


de la représentation. Il faut savoir que les jeunes 1 Dans cette tirade, le meurtre prend une valeur
romantiques ont passé l’après-midi dans la salle de existentielle plus que politique. En effet, Lorenzo
la Comédie-Française qui est la place gardée du s’est avili pour approcher Alexandre et pouvoir le
classicisme ; il s’agit là d’une véritable prise de la tuer (« j’aime le vin, le jeu et les filles ; comprends-
Bastille ! En attendant le lever du rideau, la « jeu- tu cela ? », l. 13), aussi doit-il aller jusqu’à la der-
nesse ardente » et survoltée (l. 11) commence par nière extrémité afin que la perte de son âme ne soit
applaudir les jeunes beautés du public. L’ambiance pas vaine (« Veux-tu donc que je sois un spectre »,
entre les deux camps est orageuse (« Une rumeur l. 2). En analysant l’antithèse de la ligne 6,
d’orage grondait sourdement dans la salle », l. 17). « Songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me
On relèvera le lexique épique traduisant la viru- reste de ma vertu ? », on constatera que l’accom-
lente opposition entre les deux écoles esthétiques plissement du meurtre lui permettrait une para-
(« on en serait peut-être venu aux mains avant la doxale rédemption. Finalement, être fidèle à son
pièce », l. 19 ; « l’animosité », l. 20 ; « La querelle projet est la seule façon de renouer avec le jeune
était déjà engagée », l. 31 ; « une pichenette sur le homme idéaliste qu’il a été (« Si je suis l’ombre de
nez du classicisme pour le provoquer en duel. », moi-même, veux-tu donc que je m’arrache le seul
l. 35). fil qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques
fibres de mon cœur d’autrefois ? », l. 4).
4 L’opposition entre les deux camps est également
une opposition générationnelle. À la ligne 16, Gau-

261
2 Dans la première partie de la tirade, Lorenzo est Shakespeare, témoignent de l’influence considé-
habité par la souffrance qui divise son âme. À partir rable du dramaturge élisabéthain sur les jeunes ro-
de la ligne 14, la douleur se mue en colère contre le mantiques. Dans ce monologue et cette tirade aux
Républicain puis l’humanité tout entière. Ce mé- accents lyriques, les deux héros sont tourmentés et
lange de tourment et de révolte est caractéristique se questionnent sur le sens de leur existence. On
des héros romantiques des drames de Musset. notera qu’ils ont tous deux été amenés à travestir
leur âme pour accomplir le meurtre d’un tyran. Ils
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, p. 428 nous exposent le conflit qui habite son âme ; cette
Des lignes 1 à 14, on relèvera la multiplication des division intérieure est source de souffrance. Les
questions oratoires qui prouvent que le héros ro- deux héros se considèrent comme des êtres à part
mantique se sent incompris de Philippe Strozzi. et en viennent à mépriser le reste de leur humanité.
Dans cette tirade, Lorenzo nous expose le conflit
qui habite son âme, le tiraillement entre son attrait REGARDER, p. 429
pour le mal et son aspiration à faire le bien. Cette 2 Mucha, dont le style est caractéristique de l’Art
division, source de souffrance, est traduite à la Nouveau, est connu pour les affiches qu’il réalise
ligne 7 par la métaphore de la chute :« Songes-tu pour la célèbre actrice Sarah Bernhardt. Le choix
que je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, d’une femme pour incarner Lorenzo et Hamlet per-
et que ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’aie met d’amplifier la sensibilité et la fragilité des deux
pu cramponner mes ongles ? ». personnages. Lorenzaccio y apparaît pensif. Le
Mais à partir de la ligne 14, la douleur du héros se livre qu’il tient à la main, symbole de l’étudiant
métamorphose en colère, et la pitié de spectateur se brillant qu’il a été, masque la dague avec laquelle
mue en un mélange d’effroi et d’admiration. Lo- il projette de tuer Alexandre. Hamlet, tenant ferme-
renzo, drapé dans son orgueil, se considère comme ment son épée et le regard tourné vers l’horizon,
un être au-dessus des autres (« Si tu honores en moi semble également déterminé à accomplir son des-
quelque chose, toi qui me parles, c’est mon meurtre tin, tandis que le corps sans vie d’Ophélie repose à
que tu honores, peut-être justement parce que tu ne ses pieds.
le ferais pas. », l. 14) ; on ne manquera pas de cons-
tater que le pronom « je » sature littéralement la ti-
rade et traduit cette opposition entre le héros et le 4. Edmond Rostand
monde. Il méprise d’abord les républicains qui le
Cyrano de Bergerac (1897)
conspue mais n’ont pas son courage (« Voilà assez
longtemps, vois-tu, que les républicains me cou-
vrent de boue et d’infamie », l. 16). Puis, dans un
discours de plus en plus violent, il en vient à mé- ÉCOUTER, p. 430
1 Le texte récité par Daniel Sorano dans l’adapta-
priser la faiblesse humaine (« J’en ai assez d’en-
tion de Claude Barma est nettement imprégné de
tendre brailler en plein vent le bavardage humain ;
lyrisme et nous émeut.
il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui
il est. », l. 21) et semble provoquer en duel l’huma-
nité tout entière (« l’humanité gardera sur sa joue LIRE, p. 431
2 Cyrano est animé par la passion ; l’exaltation ly-
le soufflet de mon épée marqué en traits de sang »,
rique de ses sentiments est visible par la ponctua-
l. 29). Idéaliste et désabusé, tourmenté et révolté,
tion particulièrement expressive et le lexique de
Lorenzo incarne parfaitement la figure du héros ro-
l’amour qui sature le texte (« ce sentiment qui
mantique.
m’envahit, terrible et jaloux », v. 1 ; « de
l’amour », v. 3 et v. 4 ; « mon âme », v. 12). Il est
également envahi par la joie d’avoir su toucher le
Texte écho
cœur de Roxane (« C’est à cause des mots que je
3. William Shakespeare dis qu’elle tremble entre les bleus rameaux ! »,
Hamlet (1601) v. 17). Ce véritable flot de paroles lyriques, par son
caractère désordonné, confère beaucoup de sincé-
rité à cette déclaration amoureuse.
COMPARER, p. 429
1 Il convient d’abord de rappeler que l’œuvre de 3 Les vers 24 et 25 prouvent que Roxane est pro-
Shakespeare n’est révélée que tardivement au pu- fondément émue par la déclaration de Cyrano et
blic français. La multiplication des traductions au s’abandonne à son tour à l’exaltation des senti-
XIXe siècle et le manifeste de Stendhal, Racine et ments : « Oui, je tremble, et je pleure, et je t’aime,

262
et suis tienne ! Et tu m’as enivrée ! ». Pour la pre- PARCOURS 2
mière fois, la précieuse avoue ses sentiments sans
retenue. On ne manquera pas de relever la didasca-
Situations vaudevillesques,
lie interne au vers 19 : « Car vous tremblez, comme p. 434-441
une feuille entre les feuilles ! ».
Histoire littéraire
4 Roxane ignore qui se cache dans l’ombre du bal- Le vaudeville
con. En effet, c’est sous le masque de Christian que (fin du XIXe siècle–début du XXe siècle)
Cyrano peut enfin être sincère ; la scène repose
donc sur un triste quiproquo. À plusieurs reprises, COMPARER, p. 435
Cyrano évoque cette cruelle situation : « Ah ! que 1 Selon les textes, le vaudeville puise inspiration
pour ton bonheur je donnerais le mien, quand dans le quotidien. C’est d’ailleurs la démarche
même tu devrais n’en savoir jamais rien. » (v. 5) et adoptée par Feydeau : « Je me mis aussitôt à cher-
« Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui cher mes personnages dans la réalité, bien vivante,
monte ? » (v. 12). On notera l’ambiguïté du pro- et, leur conservant leur caractère propre » (l. 8-9).
nom « moi » au vers 25 : « Cette ivresse, c’est moi, Le vaudeville se caractérise aussi par le burlesque
moi, qui l’ai su causer ! ». et les plaisanteries. Celles-ci doivent apparaître
vraisemblables : « Si extraordinaire en effet que
5 Le jeu de masques sur lequel repose cette décla- soit la coïncidence, elle deviendra acceptable par
ration confère à la scène une dimension dramatique cela seul qu’elle sera acceptée, et nous l’accepte-
car la supercherie pourrait être découverte. Par rons si l’on nous a préparés peu à peu à la rece-
ailleurs, la déclaration profondément lyrique de voir. » (Bergson, Le Rire, l. 2-5).
Cyrano nous inspire à la fois de la pitié et de l’ad- Ce type de pièce qui se nourrit de malentendus, de
miration car il est prêt à se sacrifier par amour pour quiproquos et de situations vaudevillesques en-
Roxane (v. 5 à 8). Enfin, notons que la fin du pas- traîne le rire : « ma seule intention était de lui plaire
sage se teinte d’une dimension comique. L’inter- et de le faire rire autant qu’il est possible. » (l. 19-
vention impromptue et maladroite de Christian, ré- 20).
clamant un baiser, met fin à l’épanchement de son
ami. Ce mélange des tonalités est caractéristique du 2 Le tableau éclaire la compréhension des textes :
drame romantique. il illustre en effet les caractéristiques du vaudeville.
Ainsi les personnages qui composent le tableau
REGARDER, p. 431 pourraient être dignes de ce type de pièce. Les
6 Le lyrisme et le comique semblent dominer ce classes populaires et bourgeoises sont les classes à
choix de représentation. La dimension pathétique partir desquelles se trament les intrigues. Sur ce
de la scène est quant à elle atténuée. boulevard animé et l’un des plus en vogue de Paris,
on peut distinguer différentes représentations de
VERS LE COMMENTAIRE, p. 431 métiers qui se retrouveraient aisément dans ces
D’abord Cyrano se place dans l’héritage hugolien pièces : un boucher en tablier blanc, un loueur de
du héros romantique « sublime et grotesque ». Son voitures en train d’interpeller les bourgeois à la sor-
nez est à la fois raillé par les autres personnages et tie du théâtre. Les toilettes élégantes, les chapeaux,
un sujet d’autodérision. Cette protubérance lui in- les manteaux de fourrure, le tablier pourraient
terdit plus particulièrement d’être aimé de la belle constituer les costumes et les accessoires des vau-
Roxane, sa cousine. Aussi Cyrano nous inspire-t-il devilles. La palette de couleurs du tableau, pleine
à la fois le rire et la pitié. Ensuite, il convient de de vie, évoque la vivacité du genre théâtral.
rappeler que Cyrano est un poète ; aussi son émou-
vante déclaration se teinte-t-elle d’accents lyriques
caractéristiques des héros romantiques. Enfin, le
spectateur est saisi d’admiration pour ce héros ca- 1. Eugène Labiche
pable de se sacrifier pour faire le bonheur de celle Le Voyage de Monsieur Perrichon (1860)
qu’il aime en secret (« Ah ! que pour ton bonheur
je donnerais le mien, quand même tu devrais n’en LANGUE, p. 436
savoir jamais rien. », v. 5) en se faisant le porte-pa- L’emploi des phrases averbales souligne l’émotion
role du beau et sot Christian. Cette déclaration est des personnages : certaines phrases soulignent
d’autant plus déchirante que si Cyrano parvient à l’agitation de Monsieur Perrichon au début de la
émouvoir la précieuse (« Oui, je tremble, et je scène : « Vite ! de l’eau ! du sel ! du vinaigre ! »
pleure, et je t’aime », v. 24), il le fait pour le (l. 1) ou la volonté d’accentuer le récit du sauvetage
compte de son ami et rival. de Daniel et de rendre l’acte de Monsieur Perrichon
263
comme héroïque : « Un événement affreux ! » croit un héros mais il oublie que, dans la scène pré-
(l. 4). Monsieur Perrichon veut prendre le temps de cédente, c’est Armand qui l’a sauvé d’un précipice.
raconter ce qui s’est passé : « Un instant, que Relevons aussi le comique de mots lorsque Daniel
diable ! » (l. 15). D’autres phrases averbales souli- flatte l’ego du bourgeois des lignes 35 à 39 :
gnent les vives réactions et les commentaires de « Monsieur Perrichon vous venez de rendre un fils
Madame Perrichon et d’Henriette : « Quelle impru- à sa mère… », « Un frère à sa sœur ! ». Monsieur
dence ! » (l. 18) ou « Oh ! papa ! » (l. 30). Globa- Perrichon frise le ridicule et le comique de gestes
lement ces phrases averbales provoquent un effet vient souligner la critique qui est ici effectuée :
d’attente et dramatisent le récit de Monsieur Per- « PERRICHON, à Armand, en s’essuyant les yeux.
richon. Ah ! jeune homme ! vous ne savez pas le plaisir
qu’on éprouve à sauver son semblable. » (l. 51-52).
LIRE, p. 436 Le comique de caractère se remarque dans la réac-
1 Madame Perrichon et Henriette sont impatientes tion naïve et l’admiration ridicule de Madame Per-
d’entendre le récit de Monsieur Perrichon mais richon et d’Henriette ou encore dans la prétention
elles vouent une admiration ridicule pour leur père. et la vanité de Monsieur Perrichon. Enfin le co-
Les phrases exclamatives soulignent leur réaction : mique de mœurs est essentiellement lié à l’aspect
« Ciel ! » (l. 25) ; « Oh ! papa ! » (l. 30) ; « Mon surdimensionné du geste de Monsieur Perrichon
ami ! » (l. 31). qui, finalement, n’a fait que tendre un bâton à Da-
Cette admiration est excessive et ridicule, Mon- niel. L’ensemble de la scène montre ce décalage
sieur Perrichon accentue le récit et veut le faire pa- entre le ton dramatique utilisé par les personnages
raître comme un exploit. et l’incident sans grande gravité.

2 Monsieur Perrichon apparaît comme un person- REGARDER, p. 437


nage prétentieux, imbu de sa personne et il en de- 4 Le dessinateur représente bien l’ensemble des
vient ridicule. Il a simplement tendu un bâton pour bourgeois (leur tenue, leurs chapeaux, le club de
aider Daniel à sortir de la crevasse. La dimension golf, les sacs) mais il s’attache surtout à souligner
hyperbolique de ses propos montre sa vanité : les traits de caractère des personnages. On peut
« après une lutte insensée, je l’arrache au néant et ainsi remarquer la prétention de Monsieur Perri-
je ramène à la face du soleil, notre père à tous !… » chon ; son sourire aux lèvres le présente comme
(l. 27-28) ou « Sans moi, vous ne seriez qu’une content de son « exploit » et donc imbu de sa per-
masse informe et repoussante, ensevelie sous les sonne. Mais il en paraît aussi ridicule, ce que met
frimas… » (l. 47). Il s’attribue le rôle du sauveur en valeur le dessinateur avec la tête droite et l’œil
héroïque et c’est d’ailleurs pour se mettre en valeur riant du personnage. Il montre également la hiérar-
qu’il veut allonger le récit et l’amplifier. La ré- chie qui est établie entre les personnages : Mon-
plique ironique de Daniel insiste sur cet aspect : sieur Perrichon mène les autres personnages. Son
« Le récit de Théramène ! » (l. 12). Les points de épouse est derrière lui et les deux prétendants
suspension montrent aussi les effets d’attente que d’Henriette sont à la suite. Ils semblent suivre
crée Monsieur Perrichon dans son récit, par naïvement le « cortège ».
exemple à la ligne 16 « entre deux crevasses…de Pour la seconde partie de la question, l’avis est sub-
glace ! ». La vanité du bourgeois se retrouve égale- jectif et personnel. On attendra toutefois que les
ment à la fin de l’extrait. Les deux expressions élèves justifient correctement leur point de vue.
« vous me devez tout, tout ! je ne l’oublierai ja-
mais ! » (l. 49) se contredisent. C’est Daniel qui de- ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 437
vrait remercier Monsieur Perrichon et exprimer sa Vous pourrez distribuer la grille d’évaluation sui-
gratitude. Or Monsieur Perrichon est reconnaissant vante à vos élèves :
envers Daniel qui lui permet d’être considéré
comme un héros. Son égocentrisme est donc bien Critères de réussite Commentaires
sensible : « moi, père de famille, je m’élance » L’enjeu est donné à la suite
(l. 23). Les pronoms de la première personne et sa de la scène.
forme renforcée « moi » mettent en valeur sa pré- Les caractéristiques du texte
tention. théâtral et du vaudeville
sont respectées.
3 Cette scène se moque de la bourgeoisie. Le co- Des didascalies ont été cor-
mique permet de souligner la critique ici effectuée. rectement insérées.
Le comique de situation est présent dans l’en-
semble de l’extrait. En effet, Monsieur Perrichon se

264
Les traits de caractère des sa femme. Il effectue tout ce qu’elle demande, sans
personnages sont respectés. même y réfléchir. On remarquera d’ailleurs que
c’est Adèle qui domine l’échange, les répliques de
Le respect de la langue. Boubouroche sont courtes et mettent en valeur sa
docilité : « Allons ! Je n’ai que ce que je mérite. »
(l. 46). Boubouroche apparaît donc faible, timide,
naïf et soumis.
2. Georges Courteline
Boubouroche (1893) 3 Adèle manipule Boubouroche en usant de diffé-
rentes techniques. Elle joue sur les fausses interro-
gations : « Et tu les as tenues pour parole d’Évan-
gile ? Et l’idée ne t’est pas venue un seul instant
LANGUE, p. 438
d’en appeler à la vraisemblance ? » (l. 3-4). Elle
Des lignes 43 à 45, les fausses questions ont une
use aussi de la persuasion : « aux huit années de
valeur de phrase déclarative. Ce type de phrase per-
liaison que nous avons derrière nous ? » (l. 4-5) et
met à Adèle d’impliquer Boubouroche dans son
d’ironie : « C’est délicieux ! En sorte que je suis à
raisonnement. Elle veut le persuader et lui faire
la merci du premier chien coiffé venu... » (l. 6-7).
adopter son point de vue.
Les impératifs montrent son ascendance et sa do-
mination sur Boubouroche : « Détrompe-toi. »
LIRE, p. 439
(l. 11) ou « Ne fais donc pas l’étonné ? » (l. 17).
1 La situation peut susciter le rire chez le specta-
Elle le rassure, notamment par l’épreuve de la
teur. Ainsi le comique de situation relève de l’en-
lampe. Adèle se montre aussi autoritaire : « Mais
semble de la scène et se joue autour du mari
j’exige... tu entends ? j’exige ! que tu ne quittes cet
trompé. Le passage (l. 34-36) où Adèle prêche le
appartement qu’après en avoir scruté, fouillé, l’une
vrai pour détromper son mari est également propice
après l’autre chaque pièce. » (l. 32-34). Enfin, elle
à nouer la confidence entre le vaudevilliste et le
n’hésite pas à jouer sur la provocation : « Je te dis
spectateur :
de prendre cette lampe... (Boubouroche prend la
lampe.)... et d’aller voir. Tu connais l’appartement,
« ADELE […] Il y a un homme ici, c’est vrai.
hein ? Je n’ai pas besoin de t’accompagner ? »
BOUBOUROCHE, goguenard. Mais non.
(l. 21-23).
ADELE. Ma parole d’honneur. »
4 Cette scène propose une caricature et une critique
Le comique de caractère se dessine peu à peu :
des mœurs de la bourgeoisie en présentant un
Boubouroche en est le principal représentant et le
homme trompé, faible, timide, naïf et manipulé.
spectateur ne peut que sourire en le voyant progres-
Mais Adèle qui pensait maîtriser la situation est fi-
sivement manipulé par Adèle. Par ailleurs, le fait
nalement victime de sa propre stratégie, comme le
qu’Adèle fournisse la lampe à Boubouroche pour
montre la chute de la scène et notamment la der-
éclaircir la situation et que la lumière se fasse sur
nière didascalie : « Précipitamment, il dépose sa
la vérité (« Mais à la seconde précise où l’ombre a
lampe ; court au bahut, l’ouvre tout grand et se re-
envahi le théâtre, la lumière de la bougie qui éclaire
cule en poussant un cri terrible. » (l. 56-57).
la cachette d’André est apparue très visible. » l. 51-
52) entraîne aussi l’adhésion et le rire du public.
REGARDER, p. 439
5 Le dessin met en valeur le décor : c’est un inté-
2 Boubouroche a un comportement de plus en plus
rieur cossu et bourgeois. Il propose une représenta-
comique qui frise parfois le grotesque. La première
tion fidèle du trio de cette scène : Adèle, Boubou-
didascalie « troublé et qui commence à perdre sa
roche et l’amant dans le placard. Ce dessin illustre
belle assurance » le montre bien. Il est aussi naïf :
la fin de la scène étudiée (l. 51 à 57). Adèle semble
« Est-ce que c’est ma faute, à moi, si on m’a collé
toute honteuse, l’amant André apparaît avec tous
une blague ? » (l. 25). Au fil de la scène, il perd en
les détails de sa cachette et on imagine aisément le
assurance et se laisse totalement manipuler par
cri de Boubouroche en train de se reculer face à sa
Adèle, comme le soulignent ces impératifs : « Ne
découverte.
sois donc pas méchante, Adèle. » (l. 24), « Par-
donne-moi, et n’en parlons plus. » (l. 25-26). Sa ja-
6 Pour la seconde partie de la question, l’avis est
lousie est nette : « Enfin, ma chère amie, voilà !
subjectif et personnel. On attendra toutefois que les
Moi... on m’a raconté des choses. » (l. 1-2). Son
élèves justifient leur point de vue.
comportement est de plus en plus ridicule et Bou-
bouroche se soumet totalement aux injonctions de

265
Certains élèves approuveront le choix de cette mise et coupés court. » l. 32-33) nous laisse imaginer
en scène de la Comédie-Française, d’autres en re- une femme allongée, les cheveux à la garçonne et
vanche opteront pour d’autres partis pris, en émet- vêtue d’une très légère tenue. Elle apparaît d’em-
tant sans doute le souhait d’un aspect plus moderne blée comme une femme provocatrice. Ses répliques
de la mise en scène (dans le choix des costumes, du sont gouailleuses et familières : « Bonjour, les en-
décor, des accessoires). fants ! » (l. 35) ; « Comment, d’où que je sors ? »
(l. 41), « Non mais, t’en as une santé … » (l. 45-
VERS LE COMMENTAIRE, p. 439 46). La syntaxe est alourdie par l’emploi récurrent
Un exemple de paragraphe construit : du morphème « que » qui vient renforcer son lan-
gage populaire. À cela s’ajoutent les interjections
Cette scène propose une caricature et une critique qui soulignent son ton exclamatif comme « eh
des mœurs de la bourgeoisie en présentant un bien ! » (l. 41) ; « eh ! » (l. 46) ou encore « par-
homme trompé, faible, timide, naïf et manipulé. Au bleu » (l. 53).
fil de la scène, Boubouroche perd en assurance et
se laisse totalement manipuler par Adèle qui n’hé- 2 La Môme apparaît dans un contexte de théâtre
site pas à jouer d’ironie : « C’est délicieux ! En dans le théâtre avec une première apparition par un
sorte que je suis à la merci du premier chien coiffé nouveau lever de rideau : « Simultanément ils écar-
venu... » (l. 6-7), d’autorité et de provocation : « tu tent les deux tapisseries » (l. 30). La stupéfaction
entends ? j’exige ! que tu ne quittes cet apparte- s’empare alors des personnages, d’où l’exclamatif
ment qu’après en avoir scruté, fouillé, l’une après « Ah » (l. 34). Petypon est étonné : « Qu’est-ce que
l’autre chaque pièce. » (l. 32-34). La jalousie rend c’est que celle-là ? » (l. 36) alors que Mongicourt
Boubouroche totalement aveugle et il se soumet s’esclaffe, comme le souligne la didascalie : « tom-
très docilement : « Allons ! Je n’ai que ce que je bant assis, en se tordant de rire, sur la chaise à
mérite. » (l. 46). Ce comique de caractère souligne droite et contre le chambranle de la baie. » (l. 37-
la critique effectuée autour de ce bourgeois. Mais 38). Petypon est donc en plein désarroi et ne revient
la chute de la fin de la scène montre qu’Adèle, qui toujours pas de cette étonnante découverte. Les
faisait de Boubouroche une proie, devient elle aussi questions soulignent sa réaction : « Qu’est-ce que
victime de son propre jeu, la dernière didascalie ça veut dire ?… (À la Môme.) Madame ! Qu’est-ce
soulignant le retournement de situation : « Précipi- que ça signifie ?… D’où sortez-vous ?… » (l. 39-
tamment, il dépose sa lampe ; court au bahut, 40). Mongicourt, quant à lui, continue de rire, ce
l’ouvre tout grand et se recule en poussant un cri que remarque son ami : « Mais ne ris donc pas
terrible. » (l. 56-57). Ainsi le rebondissement final, comme ça, toi ! c’est pas drôle ! » (l. 50). Ils réa-
les personnages stéréotypés du mari trompé et de gissent comme le public pourrait le faire.
l’amant caché dans le placard sont au service de la
critique de cette classe sociale. 3 Dans cette scène, la bourgeoisie est opposée à
l’univers des nuits parisiennes. Un effet de con-
traste est ainsi créé. La scène donne à voir des lan-
3. Georges Feydeau gages et des attitudes bien contraires. Ainsi le lan-
gage de La Môme est marqué par la familiarité et
La Dame de chez Maxim (1899)
le tutoiement, à l’image de cette réplique : « Eh !
ben, mon vieux !… tu vas bien ! » (l. 38).
LANGUE, p. 440 En revanche les bourgeois usent de tournures plus
La phrase à la ligne 45 est construite sur l’enchaî- soutenues et au tutoiement de la danseuse de caba-
nement de deux adverbes interrogatifs « com- ret, Petypon répond par l’apostrophe : « Ma-
ment », « pourquoi » suivi du morphème « que ». dame ! » (l. 39) et le vouvoiement : « Qui êtes-
La syntaxe est donc alourdie. Cette construction vous ? Comment êtes-vous ici ? » (l. 51). Les per-
souligne la façon dont La Môme réagit mais surtout sonnages de la haute société sont donc présentés
s’exprime. Son langage populaire est ici mis en comme peu sérieux. La référence au Moulin-Rouge
exergue. à la fin de la scène (l. 54) fait référence au Paris
nocturne et révèle les lieux où s’aventurent les
LIRE, p. 440 bourgeois. Cette scène montre par ailleurs que les
1 Par son surnom, la Môme Crevette (l. 53) et la bourgeois ne sont pas fidèles et qu’ils trompent leur
précision de son métier « danseuse du Moulin- femme avec des cocottes. Ainsi Petypon, en décou-
Rouge » (l. 54), l’image de la danseuse des bals vrant La Môme chez lui, ne peut qu’être déconte-
s’impose à nous. La didascalie qui la décrit (« cou- nancé et effrayé – d’autant que son épouse peut re-
chée dans le lit, en simple chemise de jour, une venir à tout moment dans la pièce. La frayeur est
jeune femme au minois éveillé, aux cheveux blonds
266
restituée dans les répliques et précisée dans cer- PARCOURS 3
taines didascalies, comme à la ligne 38 : « PETY-
PON, les cheveux dressés et affolé, au pied du lit. ».
Symboles de fin de siècle, p. 442-447

COMPARER, p. 441 Histoire littéraire


4 Dans la mise en scène de Vincent Goethals, on Le théâtre symboliste (1870-1900)
ressent la tonalité comique et l’atmosphère joyeuse
et enlevée de la scène. Le metteur en scène souligne COMPARER, p. 443
que la Môme est au centre de la scène et qu’elle y 1 Les recommandations de Maeterlinck à l’adresse
exerce un rôle essentiel. C’est le seul personnage des dramaturges apparaissent entre la ligne 10 et la
que l’on voit de face, elle est allongée sur le canapé ligne 24. Pour l’auteur de Pelléas et Mélisande, il
et très légèrement vêtue d’une chemise de nuit. s’agit désormais de chercher à montrer les mouve-
Cette danseuse du Moulin-Rouge détonne aussi par ments des âmes, la réalité d’une intériorité, à souli-
la couleur de sa chevelure : la couleur rouge attire gner le fait que vivre est étonnant. Pour ce faire, il
de suite l’attention. La mise en scène correspond importe d’accorder moins d’importance aux aven-
plus précisément au passage de la découverte de la tures vécues par les personnages et de se concentrer
Môme des lignes 30 à 34. Les deux tapisseries ont sur ce qui se passe pour chacun une fois les événe-
laissé place à la découverte de la cocotte et les deux ments spectaculaires passés.
personnages vus de dos sont à gauche Petypon et à
droite Mongicourt : « Simultanément ils écartent 2 Le texte d’Ibsen rejoint les considérations de
les deux tapisseries. Petypon en tirant celle de Maeterlinck au sens où la discussion entre Nora et
gauche, côté jardin, Mongicourt celle de droite, Helmer porte justement sur la vie intérieure de
côté cour. » (l. 30-31). On imagine facilement leur Nora, sur ce qu’elle a ressenti dans sa vie de couple.
première réaction au moment où ils ouvrent le ri- Ici, il n’y a plus d’action à proprement parler mais
deau et le fait qu’ils puissent tous deux être ahuris. un dialogue qui cherche à approfondir le drame
vécu par une conscience et les moyens de dépasser
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 441 des difficultés qui passent inaperçu au regard des
Critères de réussite : autres. C’est en ce sens que le dialogue avec le mari
– La représentation de la scène sous forme de des- est important, il rappelle que ce qu’a vécu Nora n’a
sins (collages, photographies…) accompagnés du pas été saisi par son entourage, ce qu’un mono-
texte logue ne parviendrait pas à rendre de la même ma-
– Quelques éléments techniques pour les plans pro- nière.
posés : le cadre, les mouvements…
– Un déroulé respectant différents plans successifs 3 Au premier abord, l’illustration de Schwabe
de la scène : l’ordre proposé doit être celui du mon- semble ne pas correspondre aux préoccupations de
tage final Maeterlinck au sens où le cadre médiéval, inspiré
– Le respect des traits de caractère des personnages par une imagerie de conte de fées, ne donne pas
– La prise en compte du genre du vaudeville l’impression que le quotidien soit pris en compte.
– La mise en page : elle est semblable à celle d’une Néanmoins, l’image regorge de symboles (oiseaux,
bande dessinée. Chaque vignette représente un plan chevelure de Mélisande, végétaux, atmosphère
(il est possible qu’un plan soit décrit en plusieurs nocturne…) qui invitent le spectateur à dépasser le
dessins) premier degré de lecture pour voir au-delà de ces
– Ce storyboard de cinéma doit être un outil de ré- apparences. On peut percevoir le « chant mysté-
férence pour les différents membres des équipes de rieux de l’infini » (l. 28), « le silence menaçant des
préparation du film (décor, costumes, accessoires). hommes et des dieux » (l. 28-29) ou encore « la fa-
talité que l’on perçoit intérieurement » (l. 30-31).
En ce sens, malgré un aspect esthétique éloigné du
quotidien, Schwabe nous invite à considérer cette
illustration comme une trace d’un drame plus pro-
fond, qui est à même de toucher et de concerner
chacun.

267
1. Villiers de L’Isle-Adam VERS LE COMMENTAIRE, p. 444
« Spiritualise ton corps », formule achevant le dia-
Axël (1890)
logue entre Axël et son maître, résume l’enjeu de
cet extrait de la pièce de Villiers de L’Isle-Adam.
Outre la discussion d’ordre philosophique, lors de
LANGUE, p. 444 laquelle le mage et son élève argumentent quant au
« sublimer » vient du latin sublimare qui signifie
devenir du jeune homme, au choix qu’il fera pour
« glorifier » ou « exalter ». Ce mot est probable-
sa vie, les choix d’écriture de l’auteur invitent éga-
ment composé de la préposition « sub » (« au pied
lement le spectateur à rechercher un au-delà au
de » ou « sous ») et de « limen » (« seuil »). Cela
monde sensible.
signifie donc, étymologiquement, « s’approcher du
Janus exhorte Axël à laisser derrière lui celui qu’il
seuil ». Le mot a par ailleurs plusieurs sens en fran-
est, à perdre son identité pour devenir un absolu, à
çais : la chimie donne au verbe le sens de « faire
ne plus être un « fleuve » pour devenir la « mer »
passer un corps de l’état solide à l’état gazeux » ;
(l. 16). Il s’agit pour ce dernier de retrouver son
au figuré, il peut signifier « idéaliser quelqu’un ou
« être impérissable » (l. 25) en se débarrassant de
quelque chose en le purifiant de tout élément maté-
ses doutes, de ses peurs qui constituent son quoti-
riel ou imparfait » ; quant à la forme pronominale,
dien sensible. Cependant, il ne s’agit pas d’un sui-
qui est celle employée dans le texte de Villiers de cide : le texte s’approche ici du fantastique puisque
L’Isle-Adam, elle a le sens de « se dépasser ».
le mage propose à son disciple de quitter cette vie
mais en ayant la certitude de devenir autre chose,
JOUER, p. 444 de s’accomplir jusqu’à dépasser les limites de son
1 Il paraît important de commencer par étudier le
être sensible. Il s’agit alors pour le jeune orphelin
sens du texte avant d’en proposer la mise en scène.
de chercher à « devenir qui, dans l’Au-delà, [le]
En effet, il convient de ne pas décourager les élèves
menace » (l. 34-35) : cela signifie que les menaces
avec un dialogue dont les propos philosophiques
que fait peser l’au-delà sur le monde sensible peu-
pourraient les rebuter dans un premier temps.
vent disparaître à condition d’accepter de devenir
ces menaces. L’image de l’avalanche destructrice
LIRE, p. 444 mais grandissante et devenant de plus en plus puis-
2 La conversation entre Maître Janus et Axël a pour
sante illustre cette conception de l’au-delà à at-
sujet le devenir du jeune homme conseillé par le
teindre ; en acceptant la destruction de son moi par-
mage. Celui-ci lui propose le pouvoir, la puissance
ticulier, Axël peut devenir cette avalanche et ga-
sur les choses et les êtres en acceptant de devenir
gner en pouvoir.
un individu supérieur. Pour cela, il doit renoncer à
Le dialogue sous-entend donc qu’un au-delà au
sa vie (l. 17-18), à sa personnalité (l. 12), au désir
monde sensible peut être recherché dans une partie
des choses (l. 1 à 6). Axël hésite et semble refuser
de la vie ignorée, terrifiant mais riche en pro-
de prendre cette direction, effrayé à l’idée de perdre
messes.
son humanité pour atteindre l’état de divinité indi-
qué par Janus.
Texte écho
3 Le dialogue peut provoquer l’incompréhension.
La discussion d’ordre philosophique, complexe, 2. Arthur Schopenhauer
laisse de côté toute forme d’action. Le spectateur et Le Monde comme volonté et comme repré-
le lecteur peuvent être décontenancés face à ce sentation (1819)
texte qui respecte les codes du théâtre mais n’en a
pas le contenu habituel.
COMPARER, p. 445
1 Arthur Schopenhauer soutient l’idée selon la-
4 Les didascalies permettent de suggérer une at-
quelle le monde que tout individu connaît n’existe
mosphère nocturne et tourmentée, à l’image de
que par la conscience de ce dernier. Ainsi, « le
l’état où se trouve Axël. C’est grâce à ces indica-
monde est représentation » signifie que le monde,
tions scéniques que l’action apparaît sur scène.
en soi, n’existe pas. Toutes les données que nous
recevons du monde sensible ne sont que parce que
5 Villiers de L’Isle-Adam vise à créer une forme de
nous les recevons, si l’individu qui perçoit n’existe
théâtre nouvelle, dans laquelle le spectacle n’aurait
plus, ce qu’il perçoit n’existe plus non plus. Dès
pas comme sujet principal l’action ou les enjeux
lors, le philosophe affirme la vérité selon lui la plus
que l’on retrouve fréquemment dans les œuvres
certaine : « tout ce qui existe, existe pour la pen-
dramatiques traditionnelles mais le sort d’une âme,
sée » (l. 19-20).
celle d’Axël qui cherche à trouver sa voie.
268
2 Villiers de L’Isle-Adam est proche de la philoso- et Mélisande correspondrait à la situation dans la-
phie de Schopenhauer au sens où Janus invite le quelle se retrouveraient des personnes tâtonnant et
jeune orphelin à dépasser le monde sensible qui le essayant d’identifier l’origine de troubles amou-
limite ; en cela, il développe les conséquences de la reux tandis que la crainte d’aller dans la lumière se-
thèse de Schopenhauer : si le monde n’existe que rait plutôt le symbole de la peur d’avouer ses senti-
par ma conscience, si je modifie ma conscience, le ments à soi-même.
modifie le monde, si je dépasse ce qui me limite, je
peux atteindre un au-delà qui, dans le monde sen- ÉCOUTER, p. 446
sible, me limite. 4 À propos des choix qu’il a effectués pour son
opéra, Claude Debussy a déclaré : « J’ai voulu que
REGARDER, p. 445 l’action ne s’arrêtât jamais, qu’elle fût continue,
3 Le tableau de Ciurlionis installe la même atmos- ininterrompue. La mélodie est antilyrique. Elle est
phère nocturne et métaphysique que le texte de Vil- impuissante à traduire la mobilité des âmes et de la
liers de L’Isle-Adam. De plus, les deux person- vie. Je n’ai jamais consenti à ce que ma musique
nages évoquent Janus et Axël, absorbés dans la brusquât ou retardât, par suite d’exigences tech-
contemplation d’un monde dont ils auraient la ca- niques, le mouvement des sentiments et des pas-
pacité de s’extraire afin de le dominer, ce que leurs sions de mes personnages. Elle s’efface dès qu’il
couronnes semblent suggérer par ailleurs. convient qu’elle leur laisse l’entière liberté de leurs
gestes, de leurs cris, de leur joie ou de leur dou-
leur. »
3. Maurice Maeterlinck À noter que la musique a été considérée à la fin du
XIXe siècle comme l’art symboliste par excellence.
Pelléas et Mélisande (1892)
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, p. 446
LANGUE, p. 446 Le début du dialogue entre Pelléas et Mélisande
Les nombreux points de suspension présents dans ressemble à d’autres scènes de déclaration amou-
ce dialogue produisent un effet de discours sans reuse : le jeune homme est surpris d’apprendre que
cesse interrompu, de pensées qui se cherchent, celle qu’il aime en secret éprouve des sentiments
d’attente de réponse de l’autre mais aussi d’auto- réciproques à son égard. Les points d’exclamation
censure de sa propre pensée, stoppée avant d’en suggèrent l’émotion forte ressentie par Pelléas.
dire trop. Par ailleurs, cette ponctuation singulière Néanmoins, les images poétiques qui émaillent les
donne une dimension onirique à l’extrait, plaçant répliques du frère de Golaud leur donnent une to-
ce dialogue dans un temps suspendu, loin des pré- nalité qui les distingue de celles d’autres amoureux.
occupations du monde extérieur au couple. Ainsi, « on a brisé la glace avec des fers rougis »
(l. 1-2) ou « ta voix a passé sur la mer au prin-
LIRE, p. 446 temps » (l. 6-7) expriment ce que ressent Pelléas à
1 L’atmosphère est à la fois onirique et intime. On la suite des déclarations de Mélisande d’une ma-
plonge ici dans l’intimité de ces deux consciences nière originale, où la phrase n’est plus spontanée
qui se révèlent l’une à l’autre. mais est le résultat d’un travail sur le langage.
Les deuxième (l. 6 à l. 12) et troisième répliques
2 Mélisande se trouve dans l’ombre et Pelléas sou- (l. 14 à l. 22) de Pelléas détonnent par rapport aux
haite l’attirer vers la lumière (l. 24-25). L’ombre scènes de déclaration amoureuse : le jeune homme
correspond au secret de leur amour, qui ne peut être cherche à travers ses mots à définir ce qu’il ressent,
su et donc vu par Golaud ou les autres personnages à exprimer ses peurs, ses doutes, son intériorité
de la pièce. L’obscurité est le « lieu » scénique où alors en pleine effervescence. Les répliques qui
les amants se retrouvent et peuvent s’aimer tandis constituent le dialogue ne remplissent plus ici seu-
que la lumière est le lieu désiré mais dangereux qui lement les fonctions conative, phatique ou référen-
exposerait ces amants « hors-la-loi ». tielle mais principalement poétique et expressive.
La scène devient le lieu de l’étude du caractère, du
3 La dimension symbolique de cette scène tient au déploiement de son analyse par soi-même dans une
fait que Maeterlinck cherche à rendre compte des situation particulière.
mouvements d’âme de ses deux personnages à tra- Les répliques de Mélisande, plus courtes, pour-
vers le dialogue : ils ne forment pas seulement un raient, dans une scène traditionnelle, donner l’im-
couple d’amants maudits mais ils sont davantage le pression qu’elles ont moins d’importance étant
symbole des tourments amoureux que peut con- donné que le personnage occupe moins de
naître tout individu. L’ombre où se tiennent Pelléas « place » dans l’économie de l’échange théâtral.
Or, ici, les mots de la jeune fille agissent comme
269
des déclencheurs pour son amant et ont de fait une « apportez », l. 15 ; « commandez », l. 18 adressé
importance capitale. Pelléas et Mélisande sont en au tétrarque lui-même) du texte signalent ce trait de
réalité dans ce dialogue les deux faces d’une même caractère, redouté par ceux qui l’entourent. Wilde
pièce, chacun exprimant ou développant ce que complète le portrait du personnage biblique en lui
l’autre contient en germe. Leur dialogue devient donnant un rôle plus actif dans la mort du prédica-
symbole de l’âme amoureuse et dépasse la simple teur et plus troublant au sens où elle embrasse la
relation unissant deux rôles dans une pièce. bouche de la tête d’Iokanaan.
Enfin la fin de l’extrait introduit une tonalité plus
sombre évoquant la tristesse (l. 37-39) et la mort 3 Les didascalies ne sont plus ici de simples indi-
(l. 42) : en cela aussi Maeterlinck renouvelle la cations scéniques mais des passages narratifs qui
scène de déclaration amoureuse puisqu’il anticipe permettent la lecture du texte sans le support d’une
sur le destin malheureux des amants qui dès leurs mise en scène. Elles soulignent l’organisation de la
premiers instants amoureux sont déjà annoncés réplique de Salomé et instaurent une ambiance
comme condamnés. Il ne s’agit plus ici de suivre sombre et trouble dans cet extrait de la pièce.
une intrigue où le suspense résiderait dans le fait de
découvrir s’ils peuvent être des amants heureux 4 Wilde transforme son personnage en symbole de
mais plutôt de les présenter directement comme un la femme fatale obsédée par sa virginité et prenant
couple d’amoureux malheureux. L’intérêt de la plaisir à détruire la sexualité masculine : la sensua-
scène et de la pièce réside alors dans la compréhen- lité apparente de la dernière partie de la réplique de
sion de qu’ils représentent, de leur fonction de la jeune femme (l. 24 à l. 27) ne peut être exprimée
symboles. que parce que l’homme est mort et ne représente
donc plus de danger. Pour faire de son personnage
un symbole, il exagère les traits de celle-ci : domi-
4. Oscar Wilde natrice, sensuelle, violente dans ses mots et instiga-
trice d’une chorégraphie dans les didascalies.
Salomé (1893)
Toute la scène a pour objectif de la présenter elle
seule.
COMPARER, p. 447
1 On retrouve sur le tableau de Stück les éléments ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 447
permettant de reconnaître Salomé : la jeune dan- Le site gallica.fr propose un dossier traitant de la
seuse, la tête de Jean Baptiste apportée sur un pla- réception d’Oscar Wilde par la presse française.
teau par un serviteur, la présence probable d’Hé- https://gallica.bnf.fr/blog/09112016/oscar-wilde-
rode au second plan, horrifié par les conséquences dans-la-presse-francaise-episode-1-naissance-dun-
de sa proposition à Salomé. immortel
La posture de Salomé illustre l’érotisme du person- Les élèves pourront alors se faire une idée plus pré-
nage et son sourire pourrait correspondre à la cise du personnage et de la manière dont il a été
cruauté innocente de la jeune femme ; cependant, traité, ce qui leur permettra de rédiger la chronique
Oscar Wilde confère aussi à son personnage un as- demandée.
pect juvénile que le tableau ne reflète pas particu-
lièrement. Critères d’évaluation possibles :
– Respect de la forme de l’article de presse
LIRE, p. 447 – Choix d’une appréciation claire de l’œuvre
2 Salomé offre l’image d’une femme fatale fasci- – Développement de la chronique fondé sur une
née par la mort (« il n’y a pas eu assez de morts », analyse du texte et une recherche sur Oscar Wilde
l. 11), autoritaire – les nombreux impératifs dans la presse française
(« viens », l. 10 ; « dites », l. 11 ; « venez », l. 15 ; – Respect de la langue

270
Chapitre 15  Le théâtre comparer différentes mises en scène de ce même
extrait de la pièce grâce aux vidéos mises en ligne :
aux XXe et XXIe siècles
https://www.reseau-canope.fr/edutheque-
theatre-en-acte/oeuvre/eugene-ionesco-1/la-
PARCOURS 1 cantatrice-chauve-1.html.
Un théâtre de la condition humaine,
p. 450-455
1. Samuel Beckett
Histoire littéraire En attendant Godot (1948)
Le théâtre de l’absurde
(seconde moitié du XXe siècle) LANGUE, p. 452
Les mots « relève » et « enlève » comportent le
JOUER, p. 451 même radical, « -lève ». Le sens des mots diffère
1 Il est probable que les élèves rendent compte de en raison des préfixes « re- » (qui indique le renou-
la souffrance du corps paralytique de Hamm et de vellement d’une action) et « en-» (du latin in,
la soumission de Clov. Le rapport d’interdépen- « dans »). Si l’on entend par « relever », « lever à
dance pourra alors être mis en valeur. nouveau », « enlever » qui signifie « porter en sou-
À la suite de cette exploration physique, on peut levant rapidement » a ici pour synonyme « reti-
aussi proposer à un duo d’élèves resté assis dans la rer ».
salle de faire entendre la voix des personnages pen-
dant que les deux premiers acteurs rejouent leur sé- LIRE, p. 452
quence. Cette dissociation voix / corps est suscep- 1 Vladimir domine le dialogue. En effet, il indique
tible de créer la surprise voire de provoquer le rire, à Estragon que sa corde est inutile (« Elle ne vaut
phénomène qui peut être questionné dans la ré- rien », l. 7) puis lui ordonne de se rhabiller (« Re-
flexion menée sur le théâtre de l’absurde, lequel re- lève ton pantalon », l. 26). Il est également celui
vendique la théâtralité. qui apporte des réponses aux questions posées (l. 9,
18, 21, 25, 27 et 29). Enfin, Estragon projette un
2 Suite au temps de jeu, proposer la lecture de la avenir proche ce qui permet de différer l’idée du
suite de la scène écrite par Ionesco afin d’observer suicide : « Tu dis qu’il faut revenir demain ? », l. 9.
la manière dont l’appartement et Alice sont évo-
qués par Mme et M. Martin. 2 Deux accessoires sont notables dans cet extrait :
la corde et le chapeau. La corde a une double sym-
COMPARER, p. 451 bolique. Elle sert initialement de ceinture à Estra-
3 L’image extraite de la mise en scène de Fin de gon ce qui renvoie à une condition extrêmement
partie par Armand Delcampe dialogue peut-être modeste. Peu solide (« La corde se casse », l. 5),
plus directement avec le « héros absurde » tel qu’il elle maintient un pantalon visiblement trop grand
est présenté dans le document 3. Hamm et Clov dans la mesure où ce dernier « tombe autour des
sont « réfugiés dans un lieu sombre et vide » qui chevilles » (l. 2). Par ailleurs, cette corde renvoie à
peut évoquer « la perte de sens de la vie ». Une ca- la possibilité du suicide et, par là-même, au déses-
tastrophe semble être survenue brisant les corps et poir des personnages dont l’existence semble dé-
l’espoir de pouvoir communiquer : « Le théâtre nuée de sens. Pourtant, la fragilité de l’objet
doit faire face à ce qu’on pourrait qualifier de ca- ajourne le projet. Toute action semble suspendue,
tastrophe intime : la mort de Dieu et son corollaire, y compris celle de se donner la mort : « ESTRAGON.
la perte de sens de la vie, voire la mort de Tu dis qu’il faut revenir demain ? / VLADIMIR.
l’Homme ». OUI. » Le chapeau, autre élément du vestiaire des
Certains élèves peuvent être amenés à penser au personnages, évoque la possibilité de réfléchir non-
contraire que l’extrait de La Cantatrice chauve est exempte de soumission. Il s’agit en effet de celui
plus représentatif en raison de la déconstruction du de Lucky laissé par terre à l’acte I. Vladimir oriente
dialogue traditionnel opéré par Ionesco. Dans tous les décisions mais ne parvient pas à s’affranchir
les cas, il est intéressant qu’un débat s’installe entre d’un présent toujours recommencé.
les élèves.
3 Les indications en lien avec la temporalité sont
Pour développer la découverte de La Cantatrice de deux ordres.
Chauve, pièce majeure du théâtre de l’absurde, Le dialogue est d’une part émaillé de « temps »
consulter le site Théâtre en acte et proposer de (l. 19) ou de « silence » (l. 8, 13 et 32) qu’indiquent
les didascalies. Une certaine lenteur se manifeste et
271
participe à une temporalité autre. Le dialogue est ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 453
distendu, la parole prête à s’interrompre. Les per- On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
sonnages mentionnent d’autre part plusieurs fois la vantes aux élèves.
journée du lendemain (l. 9 et 19). Le présent qui
semble s’étirer entre en tension avec cet autre jour, Critères de réussite Commentaires
celui d’après, qui supporte l’espoir vague qu’enfin Le texte dialogue avec la
quelque chose se passe : « On se pendra demain. lettre de Samuel Beckett.
(Un temps.) À moins que Godot ne vienne. » Cette Le texte comporte une di-
projection relance la répétition des jours. Le futur mension argumentative :
proche est par ailleurs présent y compris dans la Blin donne sa vision de la
conjugaison des verbes : « apportera » (l. 11), « se dernière scène et justifie
pendra » (l. 19), « serons » (l. 22). son point de vue.
Le texte respecte les cri-
JOUER, p. 452 tères de présentation
4 Suite au temps de jeu, proposer aux élèves de lire d’une lettre.
le début de la pièce, En attendant Godot. La langue est correcte.

Texte écho
3. Samuel Beckett
2. Samuel Beckett Oh les beaux jours (1963)
Lettre à Roger Blin (1953)
LIRE, p. 454
LIRE, p. 453 1 Les didascalies indiquent d’une part le rythme
1 Samuel Beckett écrit à Roger Blin pour lui expri- que doit suivre la comédienne. En effet, l’auteur in-
mer son mécontentement quant à la manière dont dique à plusieurs reprises « Un temps » de manière
tombe le pantalon d’Estragon. à suggérer l’importance du silence dans cet extrait.
Les didascalies nous permettent également d’ima-
2 Le costume joue un rôle « capital » (l. 19) pour le giner les mouvements de Winnie (« Se tournant un
dramaturge. Il participe à la construction du per- peu vers Willie », l. 2 ; « Elle suit des yeux sa pro-
sonnage en lien avec la situation. En effet, le comé- gression », l. 16) mais aussi l’avancée heurtée de
dien incarnant Estragon doit laisser le pantalon Willie qui « s’effondre derrière le mamelon »
tomber complètement, « il ne se rend même pas (l. 10-11).
compte qu’il est tombé » (l. 8-9). L’action des deux
personnages est d’abord tendue par l’essai de la 2 Nous pouvons parler de dialogue dans la mesure
corde puis par l’expression venue d’Estragon d’une où Winnie s’adresse à Willie (« Pas vrai, Wil-
lassitude profonde (« Je ne peux plus continuer lie ? », l. 2-3 ; « Fais comme je te dis, Willie, ne
comme ça », texte 1, l. 16). L’ajournement du sui- reste pas vautré là, sous ce soleil d’enfer », l. 13-
cide par Vladimir (« On se pendra demain », ibid., 14). Pourtant, ce dernier, situé dans un espace
l. 19) est censé apporter du réconfort ce qui peut autre, semble absent et ne répond pas.
faire sourire. C’est bien cette rencontre entre le tra-
gique et le grotesque que recherche Samuel Beck- 3 Si Winnie met en doute la fidélité du langage
ett : « rien n’est plus grotesque que le tragique » (« Les mots vous lâchent, il est des moments où
(l. 12-13). Or, ceci doit être porté physiquement par même eux vous lâchent », l. 2-3), elle s’exprime
les comédiens. Le théâtre est d’abord une expé- pourtant de manière continue. Ce soliloque permet
rience scénique. de garder un lien, même ténu avec l’autre. La légè-
reté avec laquelle le personnage s’exprime, notam-
REGARDER, p. 453 ment à travers l’évocation de la coiffure ou du soin
3 La mise en scène de Jean-Pierre Vincent met en des ongles, contraste avec la dureté de la situation.
valeur la solitude et la vulnérabilité des person- Le personnage ne peut plus se mouvoir mais conti-
nages. Le ciel y est démesuré, le sol crayeux et sans nue à vivre grâce aux mots.
relief jusqu’à l’horizon, l’arbre desséché, possible-
ment mort. Nous reconnaissons Vladimir, à droite, REGARDER, p. 454
qui dépasse Estragon. 5 Marc Paquien et son scénographe Gérard Didier
ont choisi de représenter un espace minéral. Le
monticule qui entoure Winnie tient à la fois d’une
robe géante qui se serait solidifiée et de la coquille
272
d’huître. Le ciel obscurci occupe une place impor- Vieille s’agitent, imaginant une foule alors qu’en
tante. Il rappelle que la scène se déroule en exté- réalité, ils sont seuls, dans un lieu entouré d’eau
rieur même si ici, la lumière écrasante évoquée par après une catastrophe. Les deux cordes visibles
Beckett dans sa pièce, n’apparaît pas de prime dans la mise en scène de Luc Bondy suggèrent le
abord. L’espace en garde pourtant la trace à travers désespoir qui jouxte le désir avorté de rencontre
une impression globale d’aridité dans laquelle les avec l’Autre.
personnages semblent figés.
Pour approfondir, visionner une vidéo du metteur ÉCOUTER, p. 455
en scène Marc Paquien qui évoque un espace de 4 Les élèves seront sensibles à la précision de l’es-
clarté : pace scénique. Dix portes sont mentionnées au to-
https://www.theatre-contemporain.net/spec- tal, deux fenêtres (avec escabeau), une estrade, un
tacles/Oh-les-beaux-jours-5446/entretiens/ tableau noir, deux chaises ainsi qu’une lampe à gaz.
Le professeur peut proposer à la classe le plan des-
siné par l’auteur qui figure au début de la pièce.
4. Eugène Ionesco VERS LE COMMENTAIRE, p. 455
Les Chaises (1952) Cette scène relève du théâtre de l’absurde. La pa-
role d’une part, occupe une place mineure. Le
LANGUE, p. 455 Vieux s’exprime en effet seulement à deux re-
Ionesco privilégie la juxtaposition, qu’il s’agisse de prises, en début et en fin d’extrait tandis que l’es-
mots (« On entend les vagues, les barques, les son- sentiel du texte est occupé par les didascalies (l. 4
neries ininterrompues », l. 4-5) ou de propositions à 25).
(« Le Vieux reçoit les gens, les accompagne » l. 8- Le renversement des proportions ordinaires est si-
9 ; « les portes s’ouvriront de moins en moins vite ; gnificatif, tout comme la nature même des paroles
les gestes des vieux ralentiront progressivement », de Vieux, caractérisées par de nombreuses reprises
l. 22-23). Cette construction de phrase met en relief ou interruptions : « je vous demande… je vous
le mouvement incessant des portes et celui des de… pardon… mande » (l. 1-2). Le langage n’est
Vieux occupés à installer des convives invisibles. plus en mesure de supporter le sens. Tous deux se
dérobent, laissant place au néant manifesté ici par
LIRE, p.455 l’accueil de convives invisibles.
1 L’auteur accorde une place très importante au Comme de nombreux auteurs de ce nouveau
corps des comédiens dans la mesure où il note théâtre, Ionesco, accorde d’autre part, une place
chaque déplacement (« La Vieille apporte les majeure au corps des comédiens en lien avec l’es-
chaises », l. 10-11) ou mouvement physique ima- pace : « Allées et venues des Vieux, sans un mot,
giné avec grande précision (« leurs mains, leur d’une porte à l’autre ; ils ont l’air de glisser sur des
buste, leur tête, leurs yeux s’agiteront, en dessinant roulettes » (l. 7-8). L’auteur revendique enfin la
peut-être des petits cercles », l. 19-20). théâtralité en animant les portes : « Les portes s’ou-
vrent et se ferment toutes à présent, sans arrêt,
2 La parole du Vieux peine à se construire. Tron- toutes seules » (l. 6). L’illusion réaliste est rejetée,
quée, elle reprend ou omet la reprise logique de cer- laissant place à une inquiétante étrangeté qui nous
tains termes ou syllabes : « je vous demande… je amène à interroger ces absents dont il ne reste
vous de… pardon… mande » (l. 1-2). Les points de qu’une trace dans la mémoire et le corps des Vieux.
suspension permettent à l’auteur de déstructurer Comme l’écrit Jean-Pierre Sarrazac dans Un art
l’énoncé. nouveau pour un monde nouveau : « Le théâtre doit
faire face à ce qu’on pourrait qualifier de catas-
3 Ionesco a pu affirmer que le thème de la pièce trophe intime : la mort de Dieu et son corollaire, la
était le « néant » dans la mesure où la salle est vide perte de sens de la vie, voire la mort de l’Homme. »
et que les convives sont absents. Le Vieux et la

273
3 Cette phrase sous-entend des actes immoraux ou
PARCOURS 2 répréhensibles comme mentir (aux membres du
parti, aux fascistes), agir en fonction d’une straté-
Le théâtre de l’engagement, gie quitte à considérer l’autre comme un moyen et
p. 456-459 non comme une fin en soi (partager le pouvoir avec
les fascistes) voire tuer (« Je les ai plongées dans la
1. Jean-Paul Sartre merde et dans le sang. », l. 40) et torturer.
Les Mains sales (1948)
JOUER, p. 456
4 Il est possible de faire repérer les mots à mettre
LANGUE, p.456 en valeur par un ton et un volume différents ou par
Il s’agit d’une question rhétorique qui sous-entend un silence ou par un jeu sur les sons récurrents.
qu’il n’est pas possible de gouverner innocemment. La grille suivante pourra être distribuée afin d’ac-
On retrouve une construction d’un niveau courant : compagner les élèves dans leur préparation.
« Est-ce que », qui permet de placer le sujet avant
le verbe, malgré le type de phrase interrogatif. Critères de réussite Commentaires
« tu t’imagines » est la proposition principale, Bonne connaissance du
« qu’on peut gouverner innocemment » une propo- texte (diction)
sition subordonnée complétive. Incarnation pertinente du
personnage (caractère,
LIRE, p. 456 émotions, sentiments)
1 Thèse de Hugo :
Modalités expressives de
Le mensonge est immoral et s’oppose à l’idéal po-
la parole variées (ton, dé-
litique (vision éthique de la politique : les moyens
bit, volume, silences, as-
doivent être éthiques et justifiés pour être em-
sonances et allitérations)
ployés).
Expression du visage
Arguments de Hugo :
et/ou gestuelle adaptées
La morale en politique permet de faire des choix
justes et éthiques.
La morale en politique permet de rester cohérent
avec l’idéologie ou la cause défendue ainsi il refuse 2. Albert Camus
de s’allier avec les fascistes pour faire parvenir son Les Justes (1949)
parti au pouvoir.
Mentir implique le mépris des autres et notamment LIRE, p. 457
des membres du parti. 1 On peut ressentir de l’effroi, de la crainte ou de
l’inquiétude par rapport au surgissement d’une vio-
Thèse de Hoederer : lence potentielle entre les personnages, de la gêne
Le mensonge peut avoir son utilité en politique (vi- par rapport au conflit entre les deux personnages,
sion pragmatique de la politique : tous les moyens de la désolation par rapport au tragique qui s’an-
sont justifiés s’ils sont efficaces par rapport à la nonce.
cause soutenue).
Arguments de Hoederer : 2 Point de vue de Stepan :
La suppression des classes sociales justifie tous les La violence et la mort constituent des moyens de
moyens même le mensonge. lutte révolutionnaire.
La morale en politique empêche d’agir. Arguments de Stepan :
Agir en politique suppose de faire des choix et de Chacun doit être prêt à se sacrifier aujourd’hui pour
commettre des actes immoraux. servir une cause dont les résultats se verront à
l’avenir.
2 Le personnage le plus naïf est Hugo en raison de La lutte contre le despotisme implique l’assassinat
sa jeunesse car il veut agir politiquement tout en et la mort d’innocents.
respectant ses principes éthiques, idéologiques et La révolution n’est pas un combat de justiciers et
idéaux. Il ne veut pas compromettre ses idéaux d’innocents car elle empêcherait l’action.
mais ne parvient pas à agir pour autant. Il pense Point de vue de Kaliayev :
qu’il est possible de faire parvenir au pouvoir un La révolution doit se mener en préservant la justice
parti sans tuer des innocents et de diriger sans men- et l’innocence.
tir. Arguments de Kaliayev :

274
La révolution doit se mener sans la mort injuste vue adopté : ils cherchent à défendre une cause
d’innocents au risque de mettre en place un despo- juste mais en tuant des personnes innocentes.
tisme.
Le révolutionnaire doit se comporter comme un VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, p. 457
justicier pour que sa cause soit juste auprès des Cette scène se caractérise par une tension liée à
autres. l’affrontement entre deux points de vue sur l’action
terroriste : celle-ci doit-elle préserver les innocents
3 Toute réponse acceptée à condition d’être expli- pour que la révolution réussisse ?
quée et justifiée : Deux mises en œuvre de la révolution s’opposent
– avec Stepan (pragmatique) : dans ce dialogue.
… car la guerre ne peut être menée sans morts Kaliayev, affirme dès les premières lignes sa
… car révolution doit être menée par tous sans con- thèse : il souhaite renverser le despotisme sans de-
sidération morale ; venir lui-même un assassin et donc un terroriste. Le
… car la mort d’innocents produit davantage d’ef- ton est ferme et assuré comme le souligne l’emploi
fets sur l’ennemi. du futur de l’indicatif (« laisserai » / « fera »), les
adversatifs (« Mais » / « alors que ») et des néga-
– avec Kaliayev (idéaliste) : tions (« ne …pas »).
… car je m’oppose à la mort d’innocents ou de ci- Deux logiques s’opposent : l’action collective me-
vils qui n’ont pas pris part aux luttes ; née par Stepan (« ce que tu dis ») et l’action indivi-
… car la mort d’innocents produit de la haine et de duelle (« j’essaie d’être un justicier »). L’idéalisme
la vengeance chez l’ennemi. naïf de Kaliayev se heurte au pragmatisme réaliste
et opérationnel de Stepan.
JOUER, p. 457 Stepan recentre, quant à lui, la réflexion sur la fina-
4 Il est possible de faire identifier les émotions ou lité de l’action (« justice est faite ») et sur son ca-
les sentiments des personnages à incarner ; de faire ractère général en réduisant la valeur des singulari-
repérer les mots à mettre en valeur par un ton, un tés (« Qu’importe » / « rien » / « des assassins » :
volume, par un silence ou par un jeu sur les sons. indéfinis). Les moyens de l’action importent moins
que le résultat. Ce que conteste Kaliayev qui pense
La grille suivante pourra être distribuée afin d’ac- avoir identifié une faille dans le discours de Ste-
compagner les élèves dans leur préparation. pan : son action est portée par son intérêt personnel,
soit son orgueil. Il reprend par opposition la der-
Critères de réussite Commentaires nière phrase de Stepan (« Toi et moi » devient
Bonne connaissance du « nous » ; « rien » devient « quelque chose »). Ce
texte (diction) que son interlocuteur réfute en se replaçant dans
Incarnation pertinente du une réflexion de nouveau générale : « l’orgueil des
personnage (caractère, hommes » / « notre affaire à tous ». Il met en avant
émotions, sentiments) cette généralisation par une gradation « orgueil »,
Modalités expressives de la « révolte », « injustice », « notre affaire à tous ».
parole variées (ton, débit, Kaliayev introduit un autre terme à la réflexion qui
volume, silences, asso- doit garantir l’action révolutionnaire : la justice et
nances et allitérations) l’innocence. À partir de ce moment-là, les deux
Expression du visage et/ou hommes s’opposent radicalement car l’un refuse de
gestuelle adaptées la prendre en compte (Stepan) pour garantir l’effi-
cacité de son action alors que l’autre (Kaliayev) la
REGARDER, p. 457 considère comme une donnée nécessaire à son ac-
5 La scène est sombre, sobre et dépouillée. Les per- tion. Kaliayev cherche alors à discréditer la thèse
sonnages sont identiques et vêtus d’imperméables de Stepan en la généralisant et en l’amplifiant pour
sombres. Seule une didascalie affichée en fond de susciter de l’émotion : « des milliers d’hommes »
scène permet d’identifier les personnages et de si- (emploi du pluriel), « un sens plus grand » (super-
tuer la scène. La violence, la brutalité et l’inhuma- latif), « trois générations », « plusieurs guerres »
nité comprises dans la désignation « terroristes » (pluriel), « de terribles révolutions » (pluriel indé-
contraste avec la simplicité et le dépouillement des fini, une métaphore « pluie de sang ». Il cherche à
personnages. démontrer l’absurdité d’une guerre injuste et inter-
Il s’agit d’inviter le spectateur à réfléchir à la qua- minable. La réplique finale de Stepan, brève et bi-
lification de « terroristes » qui dépend du point de naire, entérine l’opposition tout en affirmant la cer-
titude de sa position par l’emploi du futur (« vien-

275
dront ») et le présent d’actualisation (« je les sa- mots à mettre en valeur par un ton, un volume, par
lue ») qui contribue à poursuivre le mouvement de un silence, ou par un jeu sur les sons peut égale-
la révolution bien que marquée par la mort tout en ment contribuer à s’approprier le texte.
soulignant la préservation de la valeur fraternelle
de la révolution (« comme mes frères »), inhérente La grille suivante pourra être distribuée afin d’ac-
à l’adhésion au parti socialiste. compagner les élèves dans leur préparation :

Critères de réussite Commentaires


3. Aimé Césaire Bonne connaissance du texte
Une saison au Congo (1966) Incarnation pertinente du
personnage caractère, émo-
tions, propos politique)
LANGUE, p. 459 Modalités expressives de la
« Et nous, ayant brûlé de l’année oripeaux et dé- parole variées (ton, débit, vo-
froques, procédons de mon unanime pas jubilant lume, silences, assonances et
dans le temps neuf ! Dans le solstice ! » allitérations)
« ayant brûlé de l’année oripeaux et défroques » : Expression du visage et/ou
proposition subordonnée participiale qui caracté- gestuelle adaptées
rise « nous », sujet de la principale « procédons de
mon unanime pas jubilant dans le temps neuf ! »
REGARDER, p. 459
« Dans le solstice ! » : phrase verbale exclamative.
5 Lumumba est au centre de l’assemblée qui attend
beaucoup de lui comme le suggère la posture avec
LIRE, p. 459
les bras croisés et les regards tournés vers lui. On
1 Possibilités d’expressions de sentiments : révolte,
peut déceler une pointe de défiance comme le révè-
ferveur, indignation, enthousiasme, fierté, l’es-
lent les regards parfois sceptiques des auditeurs.
poir… par rapport à l’engagement de Lumumba, sa
Néanmoins, l’attroupement autour de l’orateur
considération pour les oubliés, sa volonté de dé-
ainsi que la position agenouillée des photographes
fendre ceux qui souffrent de l’injustice, son désir
laisse entendre une fascination pour le discours et
de rétablir la justice parmi les Hommes. Mais éga-
le personnage. Sa position centrale, assise, le doigt
lement au regard de l’amour exprimé à l’égard de
levé, poing sur la taille, face aux européens debout
sa patrie ou par rapport à la vision optimiste qu’il
devant lui et légèrement penchés à prendre des
décrit.
notes, manifestent une certaine posture d’autorité
et de commandement. Enfin, la foule est principa-
2 Il cherche à défendre l’indépendance du pays et
lement massée derrière lui, laissant le passage de-
la mise en œuvre d’une politique autonome.
vant lui dégagé. Ce qui donne le sentiment qu’il est
Il cherche également à diffuser un sentiment patrio-
visible et soutenu par une masse à l’arrière.
tique pour créer un sentiment d’appartenance à la
terre et un sentiment de fraternité (l’union) parmi
VERS LE COMMENTAIRE, p. 459
les citoyens en suscitant de la fierté.
Les discours engagés doivent certes chercher à
Il cherche à mobiliser (à engager) les citoyens dans
convaincre l’auditoire mais ils doivent également
la reconstruction politique et culturelle du pays tout
chercher à toucher pour davantage faire adhérer au
en repensant l’organisation des pouvoirs (judi-
propos. Dans chacun des textes étudiés, les person-
ciaire, exécutif et législatif), les traditions et l’iden-
nages mobilisent le registre lyrique afin de susciter
tité du pays afin de lutter contre l’injustice, l’obs-
émotions et sentiments auprès du public. Une fois
curantisme et la tyrannie.
conquis par l’empathie ou l’indignation, ce dernier
est plus à même d’épouser le propos de l’orateur.
3 Il lui confère une image de renouveau, de renais-
Pour engager son interlocuteur, le locuteur cherche
sance, de puissance et de progrès par rapport à un
tout d’abord à s’impliquer et à accentuer sa pré-
pays assujetti à la violence, l’injustice et la régres-
sence dans son discours comme si son propre enga-
sion.
gement garantissait la valeur de son propos comme
Lumumba qui marque dès la première réplique de
JOUER, p. 459
l’extrait sa présence par l’emploi du pronom per-
4 Il est possible de faire identifier les éléments de
sonnel « Moi … je ». Si la présence du locuteur
rhétorique avant de commencer la mise en voix et
peut être marquée explicitement par l’emploi de la
de les articuler aux arguments repérés dans le dis-
première personne du singulier, elle peut égale-
cours. Faire indiquer aux élèves les émotions ou
ment l’être par l’emploi de la première personne du
sentiments à incarner en marge ; faire repérer les
276
pluriel qui inclut le locuteur dans un groupe. Par la demande l’union de tous ! ». La parole performa-
force du nombre et par l’inclusion implicite de son tive prend forme et force, à travers les images évo-
auditoire, l’emploi du « nous » pose une présence quées qui impressionnent l’auditoire : comme la
puissante et sous-entend une union, une unité. Pre- personnification du pays : « Congo, notre mère »
nons l’exemple de Hoederer « Nous ne luttons ni (l. 19) ; comme la métaphore de « cette pluie de
contre des hommes ni contre une politique mais sang » (l. 28) dans Les Justes (1949).
contre la classe qui produit cette politique et ces Enfin, le lexique des émotions relevant de l’effroi,
hommes. » (l. 29-30) qui intègre encore son adver- de l’angoisse ou de la ferveur caractérisent les dis-
saire mais qui, quelques répliques plus loin, sert de cours engagés à travers l’isotopie de la mort et du
marqueur d’opposition par rapport à un « vous » sang qui terrifient Kaliayev dans Les Justes ou par
étranger aux valeurs avancées : « À quoi cela ser- l’image de la saleté et des excréments pour faire ré-
vira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous ? La pu- férence à la mort opposée à la pureté de l’innocence
reté, c’est une idée de fakir et de moine. Vous dans Les Mains sales ou enfin avec le lexique du
autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois combat et de l’extase dans Une saison au Congo.
[…] » (l. 35-37). Le pronom, « nous » de Lu-
mumba ligne 38 (« Nous reprendrons les unes Autrement dit, les discours engagés le sont avant
après les autres, toutes les lois, pour Kongo ! ») est tout en raison de l’engagement du locuteur dans
ainsi à entendre en étroite relation avec le désir son propre discours qui parvient ainsi, usant du re-
d’unité et de fraternité annoncé plus tôt avec le gistre lyrique, à susciter admiration et effroi auprès
terme « camarades » (l. 36). de son public, déjà conquis par la prouesse de l’ora-
L’affirmation d’une singularité ou du collectif ras- teur. Ému, inquiet, admiratif, l’auditoire remué par
semblé est renforcée par l’emploi lyrique de l’apos- les sentiments suscités du propos exposé est ainsi
trophe et de l’interpellation. Lumumba interpelle quasiment déjà acquis à la cause défendue.
d’emblée le roi « Moi, sire » (l. 1) reprise de ma-
nière anaphorique ligne 7 ou qui interpelle les
autres membres de la scène « Mais camarades » PARCOURS 3
(l. 9) qui progresse en « Congolais » (l. 17) et qui
s’achève dans l’interpellation suprême « Kongo »
Le renouvellement du langage,
(l. 34), comme s’il s’agissait de faire vivre et gran- p. 462-465
dir ce qui était éteint, réduit, anéanti. Cette interpel-
lation est renforcée par l’emploi de tournures ex- 1. Nathalie Sarraute
clamatives ou interrogatives (« Kongo, tard né, Pour un oui ou pour un non (1981)
qu’il suive l’épervier ! » (l. 34). Kaliayev débute
également son propos par une apostrophe « Stepan,
j’ai honte » (l. 1) afin de marquer le changement, le LIRE, p. 462
tournant dans la prise de décision. De même, Hugo 1 Le sujet de la dispute entre H1 et H2 porte sur une
débute l’échange par « Hoederer, je … » (l. 1). phrase prononcée par H1. Il a réagi à l’annonce
L’apostrophe interpelle tout comme les injonc- d’une réussite de son ami en disant « c’est bien
tions, les exclamations ou les interrogations rhéto- ça ». Les reproches de H2 portent sur la manière
riques qui accentuent l’expressivité du propos dont son ami a prononcé l’expression, il l’explique
comme dans Les Mains sales (1948) : « Eh bien dans sa réplique aux lignes 26 à 29. L’intonation de
reste pur ! À quoi cela servira-t-il et pourquoi H1 exprime de l’indifférence ou le manque d’inté-
viens-tu parmi nous ? » (l. 35-36). Le propos de- rêt de son ami pour sa réussite, selon H2.
vient discontinu voire rompu comme le soulignent
les phrases averbales « De notre Parti ? » (l. 11) ou 2 L’absence de nom propre rend les personnages
les aposiopèses « Vous n’allez pas… » (l. 8). anonymes et universels. L’initiale H peut désigner
L’intensité des émotions qui contribue au lyrisme l’homme en général. Tout spectateur peut s’identi-
est davantage encore exprimée par l’emploi de fi- fier car il n’y a aucune caractérisation morale ou
gures de style hyperboliques « Tout ce qui est sociale. Le personnage perd son identité.
courbé sera redressé, tout ce qui est dressé sera re-
haussé. » (l. 43) ou « Camarades, tout est à faire, ou 3 Le rythme de ce dialogue est lent, les personnages
tout est à refaire, mais nous le ferons, nous le refe- semblent peiner à trouver les mots comme le mon-
rons. » (l. 36-37) dans le discours de Lumumba qui trent les nombreux points de suspensions. Les
vise la totalité dans son action. L’emploi du futur pauses sont fréquentes. Ce rythme révèle que la
confère également une forme de prophétie lyrique conversation est difficile entre les deux amis, il ex-
à son propos ; le verbe devient action : (l. 45) « Je prime la gêne.

277
4 Cette scène reflète l’importance du langage et de lecteur et au spectateur de décider si H1 et H2 se
l’intonation dans les relations humaines, l’intona- disputent « pour un oui ou pour un non », l’expres-
tion et une simple phrase sont au cœur du débat sion reprenant tout son sens ici.
entre les deux amis.

REGARDER, p. 462 2. Jean Tardieu


5 Le dénuement du décor renvoie à la dépersonna-
Les Mots inutiles (1987)
lisation des personnages. On ne peut identifier le
lieu où se trouvent H1 et H2 tout comme on ne con-
naît pas leur identité. Les lieux sont vides et blancs, LANGUE, p. 463
on ne peut pas identifier un lieu précis. On re- Les deux dernières répliques sont construites sur un
marque le contraste entre le blanc des murs et des parallélisme syntaxique. On trouve la même cons-
meubles et le choix des costumes, les comédiens truction dans les deux phrases : une proposition su-
sont tous deux habillés de noir. bordonnée hypothétique (« S’il est pauvre » ; « S’il
n’est pas duc ») suivies de la proposition principale
6 L’opposition des personnages est soulignée par (« on le tue. » ; « on le butte »). Les deux person-
leur attitude : l’un est debout, les mains dans les nages expriment la même idée et s’expriment de la
poches, tourné vers son ami, l’autre est allongé, le même manière, le parallélisme renforce leur simi-
regard tourné vers le haut. Ces positions soulignent litude. Ces deux phrases créent également un effet
l’absence de communication (il n’y a pas comique, car la proposition est exagérée.
d’échange de regards) et la lassitude de l’un des
deux amis. LIRE, p. 463
1 On peut inciter les élèves à remarquer le comique
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, p. 462 de la scène et leur demander ce qui est surprenant.
Dans cet extrait, le langage est au cœur de l’affron-
tement entre H1 et H2. La gêne entre les deux per- 2 Les parents sont très menaçants. La didascalie
sonnages s’exprime par la difficulté à trouver les des lignes 11 et 12 exprime leur « férocité ». Ils
mots justes, ceux qui peuvent être compris de semblent se préparer à un combat comme le montre
l’autre. On le remarque dès le début de la scène, les le ton de leurs répliques : « Nous le questionne-
points de suspension sont fréquents, dès la pre- rons » (le verbe peut avoir ici un double sens, inter-
mière réplique. Les personnages cherchent à expri- roger ou soumettre à la question, torturer), « nous
mer leur pensée avec exactitude, ils reprennent les le mitraillerons ». Les menaces de mort à la fin du
mots de l’autre pour en changer ou en préciser le texte sont clairement exprimées. Ils recherchent un
sens. Les premières répliques qui reprennent le mot prétendant riche pour leur fille, sinon ils tueront
« rien » répété quatre fois, montre que cet événe- tout autre prétendant.
ment anodin, ce « rien » n’a pas la même significa-
tion pour les deux amis. L’hésitation de H2 à se 3 Cette scène repose sur une utilisation décalée du
confier montre la difficulté à se comprendre : « Tu langage, certains mots sont superflus dans les
ne comprendras jamais... Personne, du reste, ne phrases, ce qui renvoie au titre de la pièce. Par
pourra comprendre... ». La différence entre les exemple, dans la deuxième réplique Madame Pé-
deux amis est exprimée par l’importance accordée rémère, l’expression « casque à mèche » crée un
aux mots employés et à l’intonation. La réplique de décalage dans la phrase. Le dialogue progresse par
H2 à la ligne 15 révèle qu’une simple phrase pro- association de mots selon les sonorités comme le
noncée avec un « suspens », un « accent » est à montrent les stichomythies des lignes 15 à 22.
l’origine de la rupture. Le spectateur peut com-
prendre que H2 a pris ombrage de l’indifférence de COMPARER, p. 463
son ami alors qu’il lui annonçait une « réussite ». 4 Ce tableau est une bonne illustration car il rend
Le texte montre l’incompréhension de H1, il ex- compte d’un jeu sur le langage. Le peintre crée un
prime son étonnement dans sa réplique « Non mais décalage entre l’objet représenté et le mot qui lui
vraiment, ce n’est pas une plaisanterie ? Tu parles est associé, créant un effet de surprise. Dans la
sérieusement ? » (l. 19-20). Les deux amis ne sem- scène de Jean Tardieu, les mots employés sont en
blent pas prêts à se comprendre à la fin du texte, décalage avec la situation des personnages, ils sem-
comme le montre l’opposition sur le sens du verbe blent prononcés pour le plaisir de leur sonorité.
« rompre » dans les deux dernières répliques.
Ainsi, Nathalie Sarraute place le langage au cœur JOUER, p. 463
de l’affrontement entre ses personnages, ils n’ont 5 On pourra proposer la grille d’évaluation sui-
pas la même sensibilité aux mots et à la parole, au vante aux élèves :
278
proche rationnelle et logique du langage et de la pa-
Critères de réussite Commentaires role. Fregoli, par son métier de ventriloque, entre-
Le texte est connu. tient une relation avec la parole.
Il y a un effort de concentra-
tion et de jeu. REGARDER, p. 465
Le rythme de la scène et l’at- 2 Cette mise en scène souligne la référence aux
titude rendent compte du co- « boîtes » et l’aspect mécanique du langage. La
mique du texte. présence des boîtes sur scène dans lesquelles se
trouvent les comédiens donne l’impression qu’ils
ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 463 sont des marionnettes ou des ventriloques.
On pourra proposer la grille d’évaluation suivante
aux élèves : LIRE, p.465
3 Les réactions possibles sont l’étonnement, l’in-
Critères de réussite Commentaires compréhension. On guidera les élèves sur la piste
Le texte respecte les codes d’une réflexion sur le langage, en expliquant les
d’écriture du théâtral (noms notions de signifié et signifiant.
propres des personnages, di-
dascalies, répliques). 4 Les répliques peuvent être prononcées sur un ton
Le caractère des personnages grave, sérieux. Les personnages débattent sérieuse-
est respecté. ment du sens des mots et de leur forme. On sent une
On retrouve des effets de dé- certaine détresse (il est question de la « passion de
calage et un jeu sur le lan- la parole » ligne 25 et Rachel évoque la mort à plu-
gage. sieurs reprises) mêlé à un jeu comique sur les
La langue est correcte. mots : « le mot couteau pourra me trancher la tête »
(l. 18-19). Ainsi, l’auteur mêle le tragique et le co-
mique.

3. Valère Novarina 5 Valère Novarina interroge dans cette scène la re-


La Scène (2003) lation entre le mot et la chose qu’il désigne. Les
personnages ne cessent de chercher une logique
LANGUE, p.464 dans le langage : « le mot feu ne flambe pas - et
Le mot passion vient du latin passio qui signifie la cependant le mot arbre brûle, le mot homme va
« souffrance ». Le terme « passion » est passé en tuer son prochain ». Certaines répliques montrent
français avec le sens religieux de « supplice subi une volonté de définir ce qu’est le langage : « Le
par un martyr », avec une majuscule, il désigne le langage est une matière et c’est pour ça qu’il est le
« supplice subi par le Christ ». À la ligne 25, nous maître ! » (l. 1) ; « Le langage est un outil im-
retrouvons ce sens puisque Trinité fait référence au monde dont tous les hommes jusque-là ne se sont
« clou » et au « bois » et donc à la crucifixion. que trop servis » (l. 22-23). Le langage, qui com-
mande la pensée des hommes répond à une logique
RECHERCHER, p. 464 arbitraire, il n’y a pas de logique entre le signifiant
1 Le nom Trinité renvoie à la religion chrétienne, et le signifié, Novarina interroge la possibilité de
Rachel et Isaïe sont des personnages bibliques. La renouveler le langage dont les hommes se sont trop
Sibylle est une figure de la mythologie grecque, « servis ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre
inspirée par Apollon, elle entre en transe avant les nombreux jeux de mots dans cette scène, ils re-
d’annoncer les oracles. Pascal et Diogène sont des vivifient la langue.
philosophes. Fregoli est inspiré de Leopoldo Fre-
goli, un célèbre acteur ventriloque et transformiste 6 La dernière réplique renvoie au statut du person-
italien qui a vécu entre la fin du XIXe siècle et le dé- nage de théâtre : ils ne sont que des « êtres de lan-
but du XXe siècle. gage », ils ne vivent que par les mots qu’inventent
Les noms religieux peuvent renvoyer à l’utilisation l’auteur. Il s’agit ici d’une mise en abyme, les per-
performative du langage, par exemple lors de la sonnages semblent prendre conscience de leur con-
communion (ceci est mon corps, ceci est mon dition.
sang). La Sibylle et Isaïe ont tous deux le don de
prophétie, la Sibylle était connue pour entrer en dé-
lire. Les noms philosophiques renvoient à une ap-

279
Texte écho et je vous fais sauter la machine ! ». L’auteur mêle
4. Valère Novarina le comique à une tonalité plus sérieuse, les person-
nages semblent souffrir, Trinité évoque clairement
Devant la parole (1999)
la crucifixion aux lignes vingt-cinq jusqu’à vingt-
sept. Tous ces éléments donnent une tonalité tra-
LIRE, p.465 gique à la scène, les personnages semblent prison-
7 Valère Novarina conçoit le travail du dramaturge niers des mots, ils ne peuvent pas s’en libérer
comme un travail sur la matière du langage. Il in- puisqu’ils ne sont que des « êtres de langage »,
siste sur la matérialité du langage : « Les textes au ventriloques de l’auteur à l’image de Fregoli.
début sont clos sur eux-mêmes, incompréhensibles, Ainsi, Valère Novarina interroge le langage et son
en matière inerte, en morse rythmique » (l. 1-3) ; usure par la parole humaine, il joue avec les mots
« jusqu’à entendre la langue, jusqu’à saisir tous les créant un décalage comique mais les mots sont éga-
mots à l’intérieur d’un seul, jusqu’à lire toutes les lement au cœur d’une réflexion plus tragique, le
lettres à l’envers » (l. 8-10). La musicalité de la langage enferme les hommes au lieu de les libérer.
langue semble guider son travail, davantage que la
question de la représentation, c’est sans doute en ce
sens qu’il faut comprendre les références à l’obs-
curité (« j’écris en aveugle », l. 1 ; « Écrivant, je
PARCOURS 4
suis comme dans le noir », l. 4 ; « On est enfoui Le corps au théâtre, p. 466-469
dans un travail de taupe », l. 6). L’auteur s’efforce
d’oublier la représentation et l’aspect visuel de la 1. Antonin Artaud
scène pour ne se concentrer que sur le langage et la Le Théâtre et son double (1938)
matérialité de la parole.

8 Ce texte éclaire le travail sur le langage que l’on LANGUE, p. 466


observe dans l’extrait, le dramaturge joue sur les Le connecteur logique employé à trois reprises
sonorités des mots, sur leur matérialité comme dans (l. 9, 15 et 19) est « mais ». Grâce à ce dernier, l’au-
la réplique « Changez le langage : ne dis plus ooo teur oppose le théâtre traditionnel occidental et un
mais iii, ooo mais iii, ooo mais iii, aaa mais uuu. » théâtre autre, nourri des potentialités physiques de
(l. 16-17). Il éclaire également les choix de mise en la scène.
scène, le décor rend la scène très statique, mettant
en évidence la parole. Le mur noir au fond de la LIRE, p. 466
scène peut rappeler l’obscurité, le noir dont parle 1 Antonin Artaud reconnaît l’interdépendance
l’auteur et d’où surgit la parole. entre la parole théâtrale et la notion de conflit : « La
parole dans le théâtre occidental ne sert jamais qu’à
VERS LE COMMENTAIRE, p. 465 exprimer des conflits psychologiques particuliers à
Dans l’extrait de La Scène, Valère Novarina offre l’homme et à sa situation », l. 1-2. Cette dimension
une vision nouvelle du langage et de la parole. Il conflictuelle constitutive du théâtre occidental est
imagine un débat philosophique entre plusieurs liée au caractère des personnages.
personnages qui ont tous un lien avec la parole :
Trinité, Rachel, Pascal, La Sibylle, Fregoli, Dio- 2 La scène théâtrale pour Artaud est l’espace du
gène, Isaïe Animal. Ces personnages débattent de corps : « Le domaine du théâtre n’est pas psycho-
la relation entre les mots et les choses qu’ils dési- logique mais plastique et physique », l. 15-16. Elle
gnent, comme le montre la réplique de Rachel « Le est le lieu d’une gestuelle particulière.
mot chien n’aboie pas ». Cette scène donne lieu à
des jeux de mots comiques sur le langage, comme 3 Un débat peut ici s’organiser entre les élèves à
en témoignent les répliques de Rachel et de La Si- qui l’on demande de justifier leur choix.
bylle aux lignes 18 à 21. Dans ces répliques, le mot
semble se confondre avec l’objet qu’il désigne 4 La danse et le chant pourraient être associés à la
puisqu’il serait capable de « trancher la tête » du dernière phrase du texte.
personnage ou de « couper la gorge ». Derrière le
rire, l’auteur offre une vision inquiétante du lan- DÉBATTRE, p. 466
gage, les mots semblent capables de blesser, Ra- 5 Parmi les références susceptibles de nourrir la ré-
chel « saigne » (l. 15) après avoir constaté que le flexion des élèves, on pourra évoquer l’influence
mot chien « mord » (l. 14), les mots semblent me- de la commedia dell’arte pour Molière ou encore
naçants, comme le relève Diogène dans sa réplique plus récemment, le pédagogue Jacques Lecoq le-
de la ligne vingt-quatre : « Donnez-moi du langage quel a fondé sa démarche sur l’exploration du corps

280
dans l’espace. Professeur d’Ariane Mnouchkine, ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 467
Luc Bondy, Yasmina Reza, William Kentridge ou On pourra distribuer la grille d’évaluation suivante
encore Simon McBurney, il est l’un des plus grands aux élèves :
penseur du corps théâtral du XXe siècle.
https://www.you- Critères de réussite Commentaires
tube.com/watch?v=koExYifqFRo. L’exploration des carac-
tères de Claire et Solange
COMPARER, p. 466 est poursuivie.
6 L’acteur-danseur visible sur la photographie Un rapport de force entre
porte un masque et un costume transposant le corps les deux personnages a bien
ordinaire. Si le port du masque accentue le mouve- été mis en place.
ment physiquement, il démultiplie la puissance Les didascalies rendent
plastique du corps sur scène. La psychologie compte des gestes et dépla-
semble évacuée au profit d’une chorégraphie. cements des personnages.
Le texte répond aux cons-
tantes du genre théâtral.
2. Jean Genet La langue est correcte.
Les Bonnes (1947)

LIRE, p. 467 4. Bernard-Marie Koltès


Le texte 2 Dans la solitude des champs de coton (1986)
1 L’inverse d’un jeu « furtif » chercherait à expli-
citer de manière trop appuyée les intentions. Il LANGUE, p. 468
manquerait de légèreté. La proposition subordonnée « Si vous marchez de-
hors » (l. 1) est une circonstancielle exprimant
2 Jean Genet veut éviter que les acteurs s’attachent l’hypothèse.
exclusivement au sens des mots :« le jeu sera furtif
afin qu’une phraséologie trop pesante s’allège et LIRE, p. 468
passe la rampe », l. 6-7. Il inscrit la parole dans un 1 Cette scène semble se dérouler la nuit à « cette
projet global de jeu avec le public. heure qui est celle des rapports sauvages entre les
hommes et les animaux » (l. 4-5) en périphérie
Le texte 3 d’un centre urbain comme peuvent le suggérer la
3 La gestuelle permet de mettre en valeur le carac- métaphore de « l’immeuble », l. 15 ou encore la di-
tère des personnages. Claire est autoritaire (« Son mension isolée de cette rencontre.
geste – le bras tendu – et le ton seront d’un tragique
exaspéré. – Et ces gants ! Ces éternels gants ! Je 2 Le client est celui qui marche et doit traverser un
t’ai dit souvent de les laisser à la cuisine » l. 1-3). espace (l. 1) tandis que le dealer est un point fixe
Elle maîtrise également l’espace qui l’entoure et : « si je suis à cette place depuis plus longtemps que
assied son pouvoir l. 14-15 : « Elle respire les vous et pour plus longtemps que vous, et que même
fleurs, caresse les objets de toilette, brosse ses che- cette heure qui est celle des rapports sauvages entre
veux, arrange son visage ». Quant à Solange, les hommes et les animaux ne m’en chasse pas,
d’abord distraite (« Solange jouait avec une paire c’est que j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir
de gants de caoutchouc, observant ses mains gan- qui passe devant moi », l. 3-7. L’espace est par ail-
tées, tantôt en bouquet, tantôt en éventail », l. 8-9), leurs tendu par le flux des mots qui sont autant de
elle s’incline et obéit : « Solange change soudain pas destinés à réduire la distance entre les deux
d’attitude et sort humblement, tenant du bout des hommes.
doigts les gants de caoutchouc », l. 12-13.
VERS L’EXPLICATION LINÉAIRE, p. 468
4 Claire éloigne théâtralement les gants en caout- « Si un chien rencontre un chat – par hasard, ou tout
chouc afin de mettre en évidence son dégoût pour simplement par probabilité, parce qu’il y a tant de
cet objet domestique. Le désir de les voir dispa- chiens et de chats sur un même territoire qu’ils ne
raître contribue à l’élaboration de l’espace de la peuvent pas, à la fin, ne pas se croiser ; si deux
chambre. Celui-ci s’oppose à la trivialité de la cui- hommes, deux espèces contraires, sans histoire
sine. commune, sans langage familier, se trouvent par
fatalité face à face – non pas dans la foule ni en

281
pleine lumière, car la foule et la lumière dissimu- suis à cette place », l. 3 ; « et je vois votre désir »,
lent les visages et les natures, mais sur un terrain l. 13-14…) permet au dealer de « s’approcher »
neutre et désert, plat, silencieux, où l’on se voit de progressivement du client, à la manière d’un domp-
loin, où l’on s’entend marcher, un lieu qui interdit teur. Cette technique d’approche verbale est un pré-
l’indifférence, ou le détour, ou la fuite ; lorsqu’ils lude au déplacement suggéré l. 9 et 11. Si l’on peut
s’arrêtent l’un en face de l’autre, il n’existe rien penser à un déplacement physique, l’absence de di-
d’autre entre eux que de l’hostilité – qui n’est pas dascalie peut permettre d’imaginer une approche
un sentiment, mais un acte, un acte d’ennemis, un également psychologique. Le dealer met le client
acte de guerre sans motif. » Bernard-Marie Koltès. en condition afin d’entrer en contact avec lui. Cet
Créée en février 1987 au théâtre des Amandiers à impact des mots sur l’autre est à mettre en relation
Nanterre, dans une mise en scène de Patrice avec l’association récurrente dans l’extrait, entre
Chéreau, la pièce de Bernard-Marie Koltès, Dans l’homme et les animaux. Les deux sont systémati-
la solitude des champs de coton fait se rencontrer quement mis en parallèle, et suggèrent une forme
deux hommes. Le corps y occupe donc une place de réversibilité : « cette heure qui est celle des rap-
majeure comme en témoigne le début de la pièce. ports sauvages entre les hommes et les animaux »,
l. 4-5 ; « l’heure qui est celle où d’ordinaire
Deux corps sont face à face. Le dealer qui s’ex- l’homme et l’animal se jettent sauvagement l’un
prime ici sans réponse immédiate et verbale du sur l’autre », l. 9-10 ; « laissant tout en bas dans la
client, est celui qui habite « ce lieu », « à cette rue l’animal et l’homme tirer sur leurs laisses et se
heure », l. 1, que l’on imagine nocturne. Il en con- montrer sauvagement les dents », l. 17-18 ; « mal-
naît les codes et le langage. Si le client est celui qui gré les grognements sauvages des animaux insatis-
se déplace (« si vous marchez dehors »), le dealer faits et des hommes insatisfaits », l. 26-27. Bien
est d’abord un point fixe : « je suis à cette place de- qu’elle veuille s’en éloigner mais aussi parce
puis plus longtemps que vous », l. 3-4. Immobilité qu’elle l’évoque et place un cadre environnant me-
et mouvement sont donc mis en tension au début de naçant, cette approche peut relever d’une forme
l’extrait, tension à la fois physique et verbale en d’animalité. La parole née d’un territoire occupé
lien avec l’espace. capte l’autre, interrompt sa marche et brisant une
trajectoire, introduit un rapport de dépendance. On
Le client, largement présent dans le discours du comprend que cette dimension physique ait été à
dealer comme l’indiquent les nombreuses marques même de nourrir l’exploration de Patrice Chéreau
de la deuxième personne (« vous », l. 1, 2, 3, 4…) à la fois comme metteur en scène et acteur.
mises en confrontation avec celles de la première
(« moi », l. 1, 7, 8 ; « je », l. 3, 6, 7) est défini par Pourtant, le dealer affirme refuser le conflit. Il ga-
rapport au désir qu’il incarne : « vous désirez rantit la survie et l’apaisement : « Je m’approche,
quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, de vous, les mains ouvertes et les paumes tour-
moi, je peux vous la fournir », l. 1-3, thème qui tra- nées vers vous, avec l’humilité de celui qui propose
verse le passage entier (l. 14, 19, 20, 24-25, 30). Le face à celui qui achète, avec l’humilité de celui qui
corps de l’autre est donc un corps désirant voué à possède face à celui qui désire », l. 11-13. Cette
être complété par le dealer : « j’ai ce qu’il faut pour évocation dessine un corps et par là-même définit
satisfaire le désir qui passe devant moi ». Le mot un état. Le rapport logique de la concession qui ap-
« désir » désigne ici le client, synecdoque à même paraît l. 9 et 26 confirme cette posture du dealer.
de mettre en valeur l’intensité du manque supposé Cette rencontre est présentée comme exception-
chez le passant. Sa trajectoire est celle d’un désir nelle dans la mesure où elle diffère de la violence
en mouvement. L’intervention du dealer, dont on régnante et s’accompagne de douceur. Le drama-
pourra interroger la désignation – la drogue ici turge place dans la tirade du dealer plusieurs com-
n’étant nullement mentionnée – devient alors né- paraisons susceptibles de persuader le client de ses
cessaire, « comme un poids dont il faut que je me intentions bienveillantes : « je vois votre désir
débarrasse » (l. 7), telle est grande l’urgence à se comme on voit une lumière qui s’allume, à une fe-
mettre au service du client perçu comme incomplet. nêtre tout en haut d’un immeuble, dans le crépus-
La comparaison permet ici à l’auteur de mettre en cule ; je m’approche de vous comme le crépuscule
relief le soulagement projeté par le dealer et es- approche cette première lumière, doucement, res-
quisse une interdépendance des désirs. pectueusement, presque affectueusement », l. 13-
17 ; « comme un petit secret qui ne demande qu’à
La parole, serpentine, constituée de longues être percé et qu’on prend son temps avant de per-
phrases complexes construites aussi bien par subor- cer ; comme un cadeau que l’on reçoit emballé et
dination (« Si vous marchez », l. 1 ; « si je suis à dont on prend son temps à tirer la ficelle », l. 21-
cette place », l. 3…) que coordination (« car si je 24. Ce recours au concret, né de l’évocation du
282
mouvement et d’actions du quotidien contribue à Texte écho
l’incarnation du discours. 5. Jean-Pierre Thibaudat
« Chéreau dans le huis clos des répétitions »
Ces corps qui se font face s’extraient enfin du
temps ordinaire. Une lenteur est de mise, constitu- (1996)
tive d’un rapport à l’autre presque érotique. La di-
mension sexuelle apparaît en effet à la fin de l’ex- LIRE, p. 469
trait l. 28-29 à travers la dernière comparaison, 1 Patrice Chéreau travaille au plus près de Pascal
« comme une petite vierge élevée pour être pu- Greggory. À la fois metteur en scène et comédien,
tain ». Cette évocation du masculin / féminin et le il intervient de l’intérieur de manière physique et
rapport marchand traduisent l’ambiguïté du dealer instinctive : « on le voit rôder autour de son parte-
qui projette sur cet homme qu’il ne connaît pas, des naire, une danse d’approche et de séduction », l. 6.
identités et intentions secrètes. Un rapport de force
et de séduction est bien à l’œuvre : un homme tente 2 Il est probable que certains élèves soient surpris.
de prendre possession d’un autre, lequel ne doit pas Le portrait de Patrice Chéreau au travail ne corres-
souffrir de « l’apparente injustice qu’il y a à être le pond en rien à l’image parfois stéréotypée d’un
demandeur face à celui qui propose », l. 31-32 et metteur en scène supervisant de façon extérieure et
accepter de livrer sa solitude. magistrale le jeu des comédiens.

Le rapport au corps est donc majeur dans cet ex- 3 De par son double positionnement, l’homme de
trait. En lien avec le territoire, il est la manifesta- théâtre peut articuler analyse « comme un entomo-
tion d’un double désir, celui que l’on projette et ce- logiste », l. 3 et expérience scénique investie phy-
lui ressenti. L’autre est finalement celui que l’on siquement : « Donc Chéreau répète. Ou chasse, tra-
souhaite à la fois satisfaire et (dés)orienter. que, drague », l. 1.

Lire pour approfondir l’article d’Albert S. Bourrin REGARDER, p. 469


et Marion Scali (Libération, 10 février 1987) sur le 4 Dessinant un cercle lumineux au sol, l’éclairage
site des éditions de Minuit : évoque une proximité entre les deux hommes pour-
http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre- tant démentie par les corps orientés différemment.
Dans_la_solitude_des_champs_de_coton- Le client (incarné par Pascal Greggory) tourne le
1688-1-1-0-1.html (onglet presse). dos au dealer (Patrice Chéreau). Le contraste entre
le foyer lumineux, aussi espace de parole, et l’obs-
curité est également signifiant.

ÉCRIT D’APPROPRIATION, p. 469


On pourra distribuer la grille de critères suivante
aux élèves :

Critères de réussite Commentaires


Les texte tient compte des
spécificités scéniques.
Les textes explicite les inten-
tions des personnages.
La progression de la scène
favorise une interprétation
dynamique.
Les croquis permettent de vi-
sualiser mon projet.
La langue est correcte.

283
MÉTHODE BAC semble bavarde et superficielle, et son mari agacé
Étudier un texte théâtral, p. 472 ou indifférent. La situation, traditionnelle et stéréo-
typique, d’une femme abreuvant de commentaires
S’entraîner son mari qui ne dit rien peut faire sourire. On peut
La Cantatrice chauve appartient au théâtre de l’ab- même y lire un comique de mœurs : Ionesco sati-
surde. Cette « anti-pièce » suscite souvent le rire, rise la petite bourgeoisie conventionnelle et satis-
mais un rire gêné, grinçant, devant la dimension ab- faite d’elle-même. La répétition du mot « anglais »,
surde et irréelle de la société et de notre existence. ou du claquement de langue est également co-
Il s’agit du tout début de la pièce. Or, il ne s’agit mique.
pas vraiment d’une scène exposition. Certes, on dé- Les spectateurs peuvent aussi être mal à l’aise de-
couvre les personnages principaux, M. et vant cette scène étrange et dépourvue de sens. En
Mme Smith, on comprend qu’ils habitent « dans effet, que peut signifier « l’eau anglaise » ? Quelle
les environs de Londres », mais aucune action ne est la logique de phrases telles que : « Nous avons
se précise : Mme Smith bavarde et multiplie les bien mangé, ce soir. C’est parce que nous habitons
propos sans intérêt. Nous découvrons notre propre dans les environs de Londres et que notre nom est
monde, caricaturé, retourné, dépourvu de sens. SMITH. »
Mme Smith est la seule à parler, son mari se con- De même les longues considérations sur l’huile
tente de faire « claquer sa langue ». Aucun person- vendue par les commerçants du quartier sont à la
nage ne semble dominer l’échange : elle assomme fois très logiques et étranges du fait de leur inuti-
son mari, et le spectateur, de considérations sur le lité : « L’huile de l’épicier du coin est de bien meil-
repas et les différents commerces du quartier, mais leure qualité que l’huile de l’épicier d’en face, elle
cela ne suscite aucune réaction. Ce claquement de est même meilleure que l’huile de l’épicier du bas
langue peut se comprendre aussi bien comme une de la côte. Mais je ne veux pas dire que leur huile à
marque d’approbation ou de mépris. eux soit mauvaise. » Ce jeu sur les comparatifs, que
Le spectateur peut être décontenancé par cette le dramaturge a trouvé dans la méthode Assimil
scène où il n’apprend rien. pour apprendre la langue anglais, est très étrange,
Les spectateurs peuvent rire devant cette scène : au théâtre. L’absurdité de la scène est également
elle présente un comique de caractère, Mme Smith comique et troublante.

284
Partie 5

LES POUVOIRS DE LA PAROLE ET


LES REPRÉSENTATIONS DU MONDE
De l’Antiquité au XXIe siècle

Chapitre 16  Les pouvoirs de la moins que les images qu’il utilise illustrent bien
l’attitude d’un tyran. À travers l’image du fer, il
parole entend mettre en garde Antigone : l’opposition
entre le champ sémantique de la dureté (« ri-
PARCOURS 1 gides », v. 25 ; « résistant », v. 26 ; « durci »,
L’art de la parole, p. 476-481 v. 27) et celui de la rupture (« briser », v. 26 ;
« se fendre », « se rompre », v. 28) fait directe-
ment allusion à l’affrontement scénique avec
1. Sophocle Antigone et sonne comme un avertissement à sa
Antigone (441 av. J.-C.) jeune nièce, une invitation à céder face à la force
du pouvoir. De la même manière, l’image du
LIRE, p. 476 cheval farouche dompté par le mors (v. 29-30)
1 On peut imaginer que les élèves soient parti- est une menace à l’encontre d’Antigone. L’une
culièrement sensibles aux arguments d’Anti- et l’autre image insistent également sur la vio-
gone. Son appel aux lois divines non écrites lence et nous montrent la manière qu’a Créon
(v. 7), opposées aux décrets de Créon (v. 5), d’interpréter le pouvoir. Soucieux de s’imposer
permet à son argument d’atteindre une valeur par la force, Créon ne cherche pas vraiment à
universelle : « elles n’ont cours d’aujourd’hui ni convaincre Antigone, mais énumère une série
d’hier, mais de toute éternité » (v. 8). De plus, d’exemples du pouvoir du plus fort, qu’il pré-
en opposant les « volontés d’un homme » sente de manière sentencieuse comme des véri-
(v. 11) et le « châtiment au tribunal des dieux » tés générales et offre ainsi à la méditation d’An-
(v. 11-12), Antigone s’appuie sur le sentiment tigone.
de piété divine et de respect des traditions reli-
gieuses. La partie finale de cette tirade insiste 3 L’effet que cet affrontement produit sur le pu-
sur un autre argument qui peut particulièrement blic est des plus riches. On peut d’abord recon-
toucher les élèves, le respect de la famille en dé- naître les sentiments tragiques de pitié et de ter-
pit des souffrances personnelles et des consé- reur. Face à la menace qui pèse sur la tête d’An-
quences de ses propres actions (v. 18-20). Les tigone, le public est amené à s’identifier au per-
arguments de Créon sembleront probablement sonnage, à éprouver de la compassion pour une
moins convaincants. Il convient cependant de situation que les arguments produits par Anti-
faire réfléchir les élèves aux principes de la rai- gone font ressentir comme injuste, et de la ter-
son d’État, ici incarnée par Créon. L’appel à reur pour l’attitude agressive et hostile de
l’obéissance aux lois (v. 32-35), au respect de Créon. En même temps, le public sera facile-
l’autorité en place (v. 31) et, de manière plus gé- ment sensible à la grandeur héroïque d’Anti-
nérale, la condamnation de Polynice, qui a porté gone : elle fait face aux accusations et aux me-
la guerre contre la cité, sont des arguments qui naces de Créon, elle justifie ses actions avec
méritent d’être pris au sérieux. courage et fermeté, elle affronte son destin sans
craintes (« de cela, oui, j’aurais souffert ; de
2 Si les arguments de Créon peuvent avoir une mon destin, je ne souffre pas », v. 20). Juste,
explication et une raison d’être dans la bouche droite, inébranlable, Antigone est dès lors un
du roi incarnant l’autorité, il n’en demeure pas exemple parfait de l’adéquation entre la parole
et l’action.

285
2. Lysias cherche querelle à tout le monde ? [...] Un inso-
lent, un brutal ? », (l. 15-17). L’invalide au con-
Pour l’invalide (vers 403 av. J.-C.)
traire s’adresse aux jurés comme un bon ci-
toyen, pieux (comme le montre l’allusion aux
LIRE, p. 477 dieux l. 6) et respectueux des coutumes et des
1 Le discours s’efforce de persuader les jurés en lois de la cité. C’est ainsi qu’il fait référence aux
faisant appel à leurs sentiments. Le plaideur es-
Trente tyrans et aux épisodes récents de l’his-
saie de susciter la pitié en mettant en avant sa
toire d’Athènes pour souligner sa fidélité à la
condition d’invalide, comme le montrent plu-
démocratie : « Serait-ce que j’ai été au pouvoir
sieurs passages du texte. Le recours au superla-
sous les Trente, et que j’ai persécuté en foule
tif aux lignes 6 (« la divinité nous ayant privé
mes concitoyens ? Mais j’étais avec le peuple en
des biens les plus chers ») et 8-10 (« ne serais-
exil à Chalcis : alors que je pouvais rester tran-
je pas le plus infortuné des hommes, si, déjà
quillement dans la cité, avec les Trente, j’ai pré-
privé dans mon infirmité des biens les plus ho-
féré partir et partager vos dangers » (l. 19-22).
norables et les plus importants [...] »), la carac-
L’allusion est au régime tyrannique que le gé-
térisation péjorative (« les pauvres diables
néral spartiate Lysandre imposa aux Athéniens
comme moi », l. 12) insistent sur la situation
à la fin de la guerre du Péloponnèse. Malgré son
misérable du plaideur. L’invalide fait appel au
infirmité et ses difficultés financières, l’invalide
sentiment civique des jurés, en présentant la cité
a voulu être fidèle à l’idéal démocratique. Par-
comme l’institution humaine qui a permis de
là, il se présente comme un citoyen modèle qui
donner remède aux défauts de la nature, issus du
mérite la reconnaissance de la cité.
vouloir insondable des dieux : « la divinité nous
ayant privés des biens les plus chers, citoyens
DÉBATTRE, p. 477
du Conseil, la cité nous a voté cette pension »
3 Vous pourrez distribuer la grille de critères
(l. 6-7). Le parallélisme de construction fait res-
suivante à vos élèves :
sortir l’opposition entre les dieux qui ont privé
l’invalide de sa santé et la cité qui lui a accordé
Critères Commentaires
une compensation. Ainsi, la cité peut, grâce à
Les délibérations ont re-
ses lois et à la pension, rétablir l’ordre et la jus-
cours à des arguments
tice. C’est en effet aux valeurs de la cité que
précis et pertinents.
l’invalide fait allusion : l’égalité (« elle a estimé
que les chances de bonheur et de malheur sont Le discours de l’invalide
égales pour tous », l. 7-8) et la justice (« ainsi, est réutilisé de manière
vous, vous rendrez unanimement une sentence appropriée.
conforme à la justice », l. 28-29). À travers la Le texte respecte les cri-
personnification aux lignes 11-12, la cité est dès tères de présentation
lors présentée comme une mère qui s’inquiète d’une lettre.
pour la santé et le bien-être des citoyens : « le L’expression est correcte
secours que la cité m’a accordé, dans sa sollici- et adaptée.
tude ». Les jurés sont ainsi appelés à se confor-
mer à ce modèle de bienveillance de la cité, en VERS LA RÉFLEXION, p. 477
respectant la décision des précédents conseils Dans un procès, les juges écoutent les plaidoi-
(l. 24-25). Leur décision pourra alors devenir un ries des avocats, ou encore le réquisitoire du
véritable modèle de comportement pour l’accu- procureur. Celui qui parle le mieux n’obtient-il
sateur mais aussi pour tous les citoyens : « il ap- pas plus facilement gain de cause ? Depuis
prendra, à l’avenir, à ne pas attaquer de plus l’Antiquité, des professionnels proposent à
faibles que lui et à ne chercher à triompher que leurs clients des discours censés leur permettre
de ses égaux » (l. 31-32). de présenter leur cause de la façon la plus avan-
tageuse possible. D’une façon plus générale, on
2 Le logographe Lysias prend un soin particu- a souvent l’impression que les décisions de jus-
lier à caractériser le plaideur comme un homme tice sont liées à la parole des différentes parties
simple, un peu naïf mais de bon cœur. Il se pré- ainsi que des témoins, et on peut se demander si
sente ainsi comme la victime des accusations in- un jugement fondé sur la parole parfois biaisée
justes portées par son adversaire à travers la sé- ou partiale des individus est fiable. Cependant,
rie d’interrogations rhétoriques l. 13-19 (« se- le rôle du juge est de déterminer la vérité et de
rais-je un intrigant, un arrogant, un homme qui juger en fonction d’elle seule : pour cela il doit

286
s’appuyer sur les preuves apportées par l’en- 4. Aristote
quête. Il doit donc recouper les témoignages et
Rhétorique (vers 329-323 av. J.-C.)
ne pas se laisser aveugler par le talent oratoire
des uns ou des autres pour déterminer ce qui est
juste. LIRE, p. 479
1 Les ressources de l’orateur sont au nombre de
trois : le caractère de l’orateur, sa capacité à in-
fluencer les passions de l’auditoire et sa capa-
3. Platon cité à démontrer rationnellement. En effet, on
Phèdre (vers 370 av. J.-C.) est plus enclins à écouter quelqu’un dont le ca-
ractère (ethos en grec) nous paraît digne de con-
LIRE, p. 478 fiance ; Aristote précise que l’honnêteté de
1 Pour Phèdre, la rhétorique ne nécessite pas de l’orateur doit paraître évidente au sein du dis-
connaître la vérité, mais seulement de persuader cours même pour produire la persuasion. L’ora-
son auditoire : c’est la définition traditionnelle teur doit également provoquer des passions au
de l’art de bien parler. Pour Socrate au contraire, sein de son auditoire pour qu’il y ait persuasion,
le bon orateur doit savoir ce dont il parle et ne car ces dernières influencent la manière dont cet
persuader que de la vérité. Ces deux concep- auditoire déterminera son jugement. Enfin, l’ar-
tions de l’art de bien parler sont opposées car gumentation logique à proprement parler est dé-
tandis que pour Phèdre l’objet de la rhétorique terminante, mais Aristote introduit une nuance :
importe peu, il est primordial pour Socrate. il faut que l’orateur démontre sa position ou pa-
raisse la démontrer : l’important est que son au-
2 Pour convaincre Phèdre, Socrate prend un ditoire soit persuadé que l’argument est con-
exemple en apparence absurde : si ni l’un ni forme à la logique.
l’autre ne savent ce que c’est qu’un cheval et
que Phèdre croit que la définition du cheval est 2 La rhétorique doit s’appuyer sur les passions
en fait celle de l’âne, Socrate pourrait réussir à de l’auditoire car l’orateur doit le disposer favo-
convaincre Phèdre d’acheter un cheval en lui rablement à son égard et susciter en lui des émo-
vantant les mérites de l’âne. Le but de Socrate tions qui vont dans son sens. Les passions
est de montrer que si l’on définit la rhétorique jouent en effet un rôle important dans nos juge-
uniquement comme le pouvoir de persuader ments, qui ne sont pas purement rationnels.
sans préciser qu’il faut persuader de la vérité, on Mais l’orateur ne peut pas se contenter de pro-
parvient à des situations problématiques, voquer des émotions, il faut également qu’il
puisqu’une personne qui ignore la vérité peut convainque aussi son public avec des arguments
convaincre une autre en se fondant sur son er- rationnels : Aristote prend en compte le fait que
reur. Le pouvoir de la rhétorique est alors mal l’être humain est caractérisé par le fait qu’il pos-
utilisé : le discours tenu n’a rien à voir avec la sède une raison et qu’il est capable d’examiner
réalité et ne sert à rien. la justesse des propos qui lui sont proposés. Rai-
son et passions cohabitent en l’homme, et par
3 Socrate en arrive à la conclusion que si l’on conséquent l’orateur doit se servir de l’un
sépare la rhétorique de la recherche de la vérité, comme de l’autre.
la conséquence sera non seulement de propager
l’erreur en la faisant passer pour la vérité REGARDER, p. 479
(comme dans l’exemple de l’âne et du cheval) 3 Cette mosaïque nous montre qu’à Athènes,
mais de persuader du mal en le faisant passer philosophes et logographes se côtoyaient. Pla-
pour le bien : les conséquences morales et poli- ton et Aristote, qui fut son élève, sont représen-
tiques sont alors bien plus graves. tés avec Lysias. Tous font partie du monde de
ceux qui écrivent et qui participent par leur tra-
VERS L’INTERPRÉTATION, p. 478 vail intellectuel à la vie de la cité : ils n’appar-
La forme dialoguée permet à Platon d’argumen- tiennent pas à deux sphères complètement sépa-
ter de manière plus vivante à travers des ques- rées.
tions et des réponses. Le lecteur peut ainsi
suivre la logique de l’argumentation : comme
Phèdre il comprend peu à peu en quoi consiste
l’erreur initiale et pourquoi on ne peut pas sépa-
rer la rhétorique de la connaissance de la vérité. 5. Cicéron
287
De l’orateur (55 av. J.-C.) manière très soignée pour emporter l’adhésion
de l’auditeur, en faisant appel à la fois à la per-
LIRE, p. 480 suasion et à la conviction. La construction syn-
1 Ce texte pourrait s’intituler « Les bienfaits de taxique et rhétorique est élégante et travaillée :
la parole ». En effet, l’extrait présente un éloge les reprises, les anaphores (l. 5 ; l. 9-11 ; l. 25-
du discours et de ses bienfaits dans des do- 26 etc.), le rythme binaire (« pacifiées et tran-
maines différents : dans les assemblées poli- quilles », « art florissant, art dominateur », l. 5 ;
tiques, dans l’administration de la justice, dans « pour l’esprit et l’oreille », l. 9 ; etc.) offrent au
l’engagement social. La parole est ainsi présen- texte un équilibre et des qualités esthétiques.
tée comme une arme (l. 17) très puissante au Les questions rhétoriques répétées tout au long
service des citoyens et du bien commun. L’im- du passage, les accumulations ( « de secourir les
portance et la supériorité de la parole sont éga- suppliants, de relever les malheureux à terre,
lement une donnée ontologique. Dans la deu- d’arracher ses concitoyens à la mort, aux dan-
xième partie du texte, Cicéron fait de la parole gers à l’exil », l. 15-16), l’emploi des superlatifs
l’élément qui permet de distinguer les hommes (« plus agréable », l. 9 ; « plus royal », « plus
des bêtes (l. 23-25) mais aussi l’élément fonda- grand et généreux », l. 14 ; etc.) permettent
teur de toute la civilisation humaine (on remar- d’appuyer la force persuasive du propos de
quera la gradation finale, l. 28-35). Crassus. En même temps, il offre des arguments
Il est naturellement possible de proposer d’ordre philosophique (l. 23-24, supériorité des
d’autres titres (par exemple « éloge du dis- hommes sur les animaux) ou politique (rôle du
cours », « éloge de l’orateur », « le pouvoir uni- discours dans les assemblées, dans les tribu-
versel de la parole » etc.). Le professeur veillera naux...).
à la pertinence du titre proposé par les élèves et
à la cohérence de leurs justifications. RECHERCHER, p. 480
4 Défait aux élections consulaires de 63 av. J.-
2 Pour Crassus, la rhétorique a une portée uni- C. par Cicéron, Lucius Catilina décide de s’em-
verselle et est le véritable fondement de la so- parer du pouvoir de manière violente. Le com-
ciété humaine. Mise au service du bien-être des plot ourdi par Catilina et ses partisans est dé-
citoyens et de la communauté, elle peut per- noncé publiquement par Cicéron. Catilina est fi-
mettre des avancées et des progrès considé- nalement vaincu en bataille au début 62. Dans
rables (l. 14-19). Cependant, les élèves peuvent le tableau de Cesare Maccari, Catilina est assis,
être sensibilisés aux difficultés posées par cette tout seul, à droite, à l’écart des autres sénateurs.
vision optimiste et humaniste. Ce pouvoir de la Cicéron, sur la gauche, se situe au centre et
parole ne risque-t-il pas d’être également sus- adresse son discours au Sénat. Les gestes, la po-
ceptible d’être mal utilisé ? sition de ses mains et de sa tête représentent
En effet, Cicéron insiste sur la force et la domi- bien l’attitude de l’orateur chevronné, expéri-
nation presque violente de la rhétorique (« art menté et sûr de lui, alors que l’attitude de Cati-
dominateur », l. 5 ; « puissance qui dompte », lina, tête baissée, visage sombre et regard fixe
l. 11 ; etc.). Il envisage certes un orateur sage et devant lui préfigure déjà la défaite du complot.
judicieux selon l’idéal romain du vir bonus
dicendi peritus (« homme de bien expert de dis-
cours ») qui fait correspondre l’habileté rhéto- 6. Quintilien
rique et la sagesse philosophique (voir le paral- 
 Institution oratoire (vers 92)
lélisme l. 10-11 : « sagesse des pensées et no-
blesse des expressions »). Mais que peut-il se LIRE, p. 481
passer si cet art aussi puissant, par lequel 1 Le langage est le propre de l’homme dans la
l’homme l’emporte non seulement sur les bêtes mesure où l’homme est le seul de tous les ani-
mais « sur les hommes eux-mêmes » (l. 27), ve- maux à la posséder. Mais plus encore, elle est la
nait à être mal utilisé ? Le professeur pourra en- faculté qui le distingue car elle le rapproche des
courager des comparaisons avec l’histoire plus dieux. Ce n’est donc pas une faculté parmi
ou moins récente, avec l’actualité ainsi qu’avec d’autres mais celle qui met l’homme à part de
le texte de Platon (p. 478). toutes les autres espèces et le définit en propre.
3 Il est indubitable qu’en faisant l’éloge de la
rhétorique, Crassus se montre lui-même un bon
orateur. Son discours est en effet construit de

288
2 La rhétorique n’est pas utile au même sens que PARCOURS 2
les facultés des animaux leur permettant de sur-
vivre dans la nature : Quintilien fait remarquer
L’autorité de la parole, p. 482-487
que l’homme est bien moins doté que les autres
animaux de ce point de vue. 1. Hésiode
En revanche, la parole est utile dans la mesure Théogonie (VIIIe siècle av. J.-C.)
où elle permet à l’homme d’exprimer ses idées
et donc de communiquer le résultat de ses rai- COMPARER, p. 482
sonnements. Quintilien ne précise pas de façon 1 Le tableau de Moreau offre une relecture idéa-
explicite en quoi cela est utile, mais on peut pen- lisée et merveilleuse de l’épisode relaté par Hé-
ser que la parole est ce qui permet à l’humanité siode, qui se déroule ici dans une nature idyl-
de progresser et de complexifier sa pensée par lique et en présence d’animaux mythologiques.
la confrontation des idées. L’eau du fleuve dans la partie basse du tableau
et l’attitude dansante des Muses et le bâton dans
COMPARER, p. 481 la main droite de la première Muse sont des ren-
3 Pour Cicéron comme pour Quintilien, la pa- vois précis au texte de la Théogonie. La position
role est la faculté qui place l’homme au-dessus d’Hésiode, agenouillé devant la première Muse
des autres animaux, et qui par conséquent doit qui tend sa main vers lui, montre bien le rapport
être cultivée comme ce qu’il y a de plus noble entre les Muses et le poète : celui-ci se soumet
en lui et le rapproche des dieux. L’un et l’autre aux divinités qui lui transmettent le pouvoir du
insistent sur le fait que la parole permet aux chant et de la parole.
hommes de manifester leur raison et de commu-
niquer leurs idées. Cependant Cicéron insiste LIRE, p. 482
sur le pouvoir que la rhétorique confère à l’ora- 2 Ce début de poème permet à Hésiode de don-
teur sur les autres hommes ainsi que sur le rôle ner une origine divine à son chant. Les dieux ne
politique de l’éloquence, tandis que Quintilien sont pas seulement l’objet du chant mais aussi
met davantage l’accent sur le rapport entre pa- son origine. L’épisode de la rencontre avec les
role et raison. Muses met en scène le poète en tant que person-
nage. Cet expédient permet à Hésiode de pré-
VERS LA RÉFLEXION, p.481 senter son chant comme véritable et divin avant
Dans Les Politiques, Aristote définit l’homme même de commencer.
comme un « animal politique », c’est-à-dire
comme un être vivant naturellement porté à la 3 Les Muses sont présentées comme des déesses
vie dans la cité. Cette caractéristique essentielle lestes et charmantes évoluant dans un monde
est liée au fait que l’homme ne se contente pas aux traits idéalisés. Les parties de leur corps
d’émettre des sons pour exprimer ses émotions, sont présentées de manière méliorative : leurs
comme les autres animaux, mais dispose d’un pieds sont « doux » (v. 3), leur corps « ten-
langage qui lui permet de manifester sa raison dresse pure » (v. 5). À part leur beauté, les
(le mot logos en grec signifie à la fois le langage Muses se distinguent par leur habileté dans le
et la raison, et il est spécifique à l’homme), et chant et la danse, en un mot dans le domaine de
de discuter de notions générales comme le bien la musique (il n’est peut-être pas inutile de rap-
et le mal, le juste et l’injuste. Ce sont ces discus- peler aux élèves l’étymologie de ce mot !).
sions qui sont le fondement des lois qui caracté- C’est ainsi surtout leur voix qui caractérise ces
risent la vie dans la cité. On retrouve chez Quin- créatures divines : elle est la « plus belle »
tilien cette définition de l’homme comme le seul (v. 10), elle est « sûre » (v. 29). Pour finir, on
être vivant qui a la capacité de raisonner et d’ex- peut remarquer que les Muses n’ont pas d’indi-
primer ses raisonnements. vidualité précise : elles forment un groupe
Cependant, Quintilien ne développe pas les con- soudé qui agit toujours en accord et harmonie.
séquences politiques de cette faculté dans l’ex-
trait qui nous est présenté. 4 Il convient de remarquer d’abord que ce sont
les Muses qui parlent et qui s’adressent au poète
(v. 26-28). Le poète est présenté en position su-
balterne, il reçoit des Muses le bâton symboli-
sant le pouvoir poétique (v. 30-31), il est investi
de sa fonction par les Muses (v. 31-34), il est

289
leur élève (v. 22 : « ce sont elles, autrefois, qui 2. Platon
ont appris à Hésiode un beau chant »). Le poète
Apologie de Socrate (vers 390 av. J.-C)
est donc présenté comme le porte-parole des
Muses. Ce parallélisme entre le poète et les
Muse est également suggéré dans le texte par les LIRE, p. 483
correspondances dans leurs attitudes respec- 1 Socrate se défend ici contre l’accusation qui
lui est faite d’être « habile à parler » (l. 6), et
tives. Les Muses évoquées par le poète chan-
donc capable de manipuler ses interlocuteurs.
tent, dansent et se consacrent à la musique alors
de même que le poète ; de plus, le chant des
2 Socrate affirme que s’il parle bien, c’est seu-
Muses aussi bien que du poète a pour objet les
lement dans la mesure où il dit la vérité. Pour
dieux (v. 33 ; v. 11-16). De cette manière donc
lui, le mérite de l’orateur réside uniquement en
le poète se présente comme un double des
cela.
Muses et son chant actualise dans le présent de
l’énonciation le chant des divinités.
3 Il s’oppose à la conception classique de l’élo-
quence comme ensemble de procédés permet-
5 Le poète se présente comme un berger occupé
tant de persuader son interlocuteur : Socrate af-
à garder ses moutons et surpris par l’apparition
firme qu’il parle sans art, à l’opposé des jeunes
divine (v. 23-24). Ce sont donc les Muses qui
gens qui sont habiles à « façonner des phrases »
ont choisi le poète. Il est l’élu des déesses. Dans
(l. 18).
le récit de cette rencontre, le poète parle de lui à
la troisième personne (« il gardait », v. 23) et en
s’identifiant par son nom (« Hésiode », v. 22) VERS LA RÉFLEXION, p. 483
Spontanément, on pourrait être d’accord avec
avant de passer brusquement à la première per-
les adversaires de Socrate : un orateur a de l’as-
sonne du singulier (« me dirent », v. 24 ;
cendant sur son auditoire dans la mesure où il
« m’ont donné », v. 30). Ce passage semble al-
parle de façon convaincante et où il est capable
ler de pair avec l’investiture poétique reçue par
d’émouvoir son public à son avantage.
Hésiode. C’est après avoir écouté les paroles
des Muses et avoir reçu de leurs mains le bâton Quelqu’un qui bégaierait, qui ne saurait pas bien
tourner ses phrases ou qui ne chercherait pas du
que le poète assume son rôle de chanteur poé-
tout à savoir ce qui peut toucher son public au-
tique à la première personne (« j’appelle »,
rait peu d’autorité en tant qu’orateur, c’est-à-
v. 32 ; « je célèbre », v. 33 ; « je chante »,
dire qu’on ne l’écouterait pas, même s’il dit la
v. 34). C’est donc sur l’autorité divine des pa-
vérité.
roles et de l’investiture reçues des Muses que se
Cependant, Socrate souligne aussi un point im-
fonde l’autorité du poète. Cet aspect divin
portant : même s’il ne parle pas de façon très re-
donne à sa parole poétique une puissance pro-
cherchée, celui qui cherche toujours à dire la vé-
phétique : le poète est désormais capable de
rité est écouté parce que ses auditeurs ont con-
chanter « ce qui sera et ce qui fut jadis » (v. 32).
fiance en lui ; pourvu qu’il soit clair, la simpli-
cité de son propos et de son intention peut être
6 L’« inspiration » apparaît comme une trans-
plus convaincante qu’un discours très élaboré
mission de connaissances et de capacités poé-
mais dont le but semble incertain au public.
tiques des Muses au poète. Le poète est présenté
comme un être divin et sa poésie est une créa-
tion d’origine surnaturelle. Le récit hésiodique
insiste ainsi sur le caractère exceptionnel du 3. Thucydide
poète et de la poésie. La Guerre du Péloponnèse (fin du
Ve av. J.-C.)

LIRE, p. 484
1 Par une longue prétérition, Périclès dit ne pas
vouloir faire ce que, précisément, il s’apprête à
faire, à savoir l’éloge des citoyens morts au
combat. Il oppose les mots et les actes (l. 15-16)
et dit préférer les actes pour rendre hommage de
manière convenable à ces héros de la patrie. Ce-
pendant, c’est justement sur les mots et sur le

290
discours qu’il va prononcer que les paroles de Texte écho
Périclès attirent l’attention des auditeurs. De ce 4. Michel Foucault
point de vue, sa stratégie est donc subtile et ef-
Le Gouvernement de soi et des autres
ficace.
(1983)
2 Périclès insiste d’abord sur le rapport entre la
parole et les actes, en disant préférer les actes LIRE, p. 485
(l. 15-16). Il se tourne ensuite à considérer les 1 La parrêsia est nécessaire à la démocratie
qualités de l’orateur et de son discours, à savoir pour Foucault car cette dernière repose sur la ca-
le rapport entre le talent de l’orateur et la capa- pacité des citoyens à discuter de façon franche,
cité à persuader son public (l. 17-18). Après en disant ce qu’on pense vrai et juste, pour arri-
cette preuve de modestie, il s’intéresse aux ré- ver à la décision qui semble la meilleure. Si cer-
actions que le discours peut susciter sur les au- tains cherchent à imposer une vérité officielle,
diteurs (l. 21-27), ce qui lui permet d’anticiper le socle de la démocratie disparaît car l’honnê-
les effets de ses paroles et de souder son audi- teté des débats est nécessaire pour que les ci-
toire. L’allusion aux coutumes des anciens lui toyens soient satisfaits de la démocratie et y ad-
permet enfin de revenir au thème principal du hèrent ; Foucault dit que c’est cela qui lui per-
discours (l’éloge des morts) et de s’adresser à met de résister aux troubles.
tout son public de manière efficace et collective.
2 Le paradoxe est que la parrêsia est nécessaire,
3 Le contexte et le cérémonial ont une impor- mais qu’elle rentre en conflit avec un autre des
tance capitale dans ce passage. Il s’agit d’une fondements de la démocratie, l’isêgoria, le droit
prise de parole publique officielle dans une si- de chacun à prendre la parole. En effet, tout le
tuation précise et codifiée. Les lignes 1-5 rap- monde a le droit de parler en démocratie, mais
pellent la coutume de l’éloge funèbre et les dif- tout le monde n’est pas pour autant capable de
férentes phases qui accompagnaient ces funé- parrêsia : ceux qui sont capables de dire vrai et
railles publiques à Athènes : enterrement des ceux qui ne le peuvent pas, notamment parce
cadavres, discours, dissolution de l’Assemblée. qu’ils n’osent pas. Or ceux qui parlent avec
La description de Périclès s’apprêtant à pronon- franchise gagnent de l’autorité sur les autres,
cer son discours (l. 7-10) est également intéres- leur parole les distingue. Par conséquent, le
sante. droit de tous à prendre la parole n’est que théo-
On peut relever trois éléments importants. rique : certains parlent plus que d’autres, et avec
D’abord, Thucydide insiste sur l’identité de davantage d’autorité.
l’orateur (l. 6), tout en soulignant qu’il a été
choisi pour parler au nom du peuple. Il rappelle DÉBATTRE, p. 485
ensuite (l. 7) que cette prise de parole s’inscrit 3 On pourra distribuer aux élèves la grille d’éva-
dans la temporalité plus large du rite (« au mo- luation suivante :
ment où les circonstances l’y invitaient »). Pour
finir, ce rituel s’inscrit dans une géographie Critères de réussite Commentaires
symbolique porteuse de significations : le « mo- Compréhension des deux
nument » (l. 8) érigé en l’honneur des défunts, notions
la « haute tribune » dressée pour les prises de Clarté des arguments
parole publiques. Présence d’exemples
Capacité à prendre en
REGARDER, p. 484 compte les arguments ad-
4 L’image offre l’image idéalisée d’une prise de verses dans la discussion
parole publique dans l’Athènes classique. Le Capacité à élaborer des
personnage principal, peut-être Périclès lui- arguments originaux
même, se tient debout sur une petite tribune et
s’adresse aux citoyens rassemblés autour et der-
rière lui, qui semblent tous l’écouter attentive-
ment. Sur le fond, on peut distinguer l’acropole
d’Athènes. La posture de l’orateur de même que
sa position et le contexte général rappellent le
récit de Thucydide.

291
5. Rutebeuf repartir avec une leçon de morale sur la néces-
sité de se repentir de ses péchés et sur la miséri-
Le Miracle de Théophile (vers 1260)
corde divine.
LIRE, p. 486
REGARDER, p. 486
1 Théophile est affolé à l’idée de tomber dans 4 Les deux images représentent respectivement
les abîmes de l’Enfer (v. 10-12) à cause de la
le moment où Théophile signe son pacte avec le
promesse qu’il a faite au diable. Le vers 6 (« je
diable, ici représenté sous forme animale dans
ne sais que faire ») exprime la difficulté dans la-
l’image du haut, et le moment de la prière finale
quelle il se trouve : d’une part, il sait s’être lié
à la Vierge dans l’image du bas. La construction
au diable par son pacte (« je me sens lié par les
des deux images se répond en parallèle. Dans la
mauvais gages / que j’ai donnés au diable fou de
première image, Théophile est agenouillé en
rage », v. 4-5) ; d’autre part, il s’adresse avec
face du diable qui s’apprête à lui couper un
confiance à la Vierge dans l’espoir d’être sauvé
doigt pour qu’il signe son engagement. La posi-
(v. 1-3). De son côté, la Vierge se montre à la
tion du moine montre sa soumission au diable,
fois miséricordieuse avec Théophile (v. 15-17)
qui se tient droit devant lui. Dans la deuxième
et implacable face au diable, comme le montre
image, Théophile est prosterné les mains jointes
l’ordre final (« Rends la charte que le clerc t’a
devant Notre Dame. C’est une position de sup-
donnée », v. 23-24).
plication qui insiste sur la repentance du moine.
De l’autre côté, la Vierge le regarde et fait un
2 Dans ce texte, on peut distinguer plusieurs
geste vers lui de la main gauche, comme à lui
types de paroles qui ont tous une dimension per-
indiquer sa disponibilité à accueillir sa prière et
formative importante.
à lui ouvrir une possibilité de rédemption.
D’abord, Théophile fait allusion au serment par
lequel il s’est lié au diable : il s’agit d’un enga-
gement officiel, qui entrave maintenant le
moine et l’oblige à respecter ses obligations. La 6. Thomas d’Aquin
métaphore des liens (« je me sens lié », v. 4) il- Somme contre les Gentils (1258-1265)
lustre bien les effets de cette parole passée dans
la situation présente. La réplique de Théophile LIRE, p. 487
contient un deuxième type de parole, la prière 1 Pour Thomas d’Aquin, les créatures irration-
adressée à la Vierge. Cette prière se distingue nelles sont dirigées par une « inclination natu-
par le recours à l’apostrophe (« Fleur d’églan- relle » de leur espèce, c’est-à-dire un instinct,
tier, fleur de lis, rose », v. 1 ; « Ô pure et géné- donné par Dieu. Les créatures rationnelles ne
reuse Vierge, / Dame honorée », v. 8-9) et par la sont pas dirigées par un instinct propre à chaque
requête, ici formulée de manière indirecte espèce, mais par leur raison, que chaque indi-
(v. 10-12). La réponse de la Vierge est l’effet vidu a en partage. Cette raison est aussi un don
perlocutoire de la prière de Théophile. La pre- divin. Les créatures irrationnelles ne reçoivent
mière partie de la réplique de la Vierge contient pas de loi car l’instinct leur tient lieu de règle de
une promesse au moine, formulée au futur : comportement.
« sache-le bien, / je te restituerai ta charte »
(v. 15-16). Dans la dernière partie du texte, 2 Les arguments sont les suivants : l’homme
Notre Dame s’adresse à Satan. C’est une parole n’obéissant pas à l’instinct a besoin d’une autre
de type injonctif qu’elle lui adresse, à l’impéra- règle de comportement ; il est capable de se
tif : « Rends la charte que le clerc t’a donnée » gouverner et de gouverner les autres, et res-
(v. 23). La promesse de Notre Dame à Théo- semble en cela à Dieu : il faut donc qu’il ait une
phile et l’ordre adressé à Satan tirent toute leur règle de gouvernement ; la loi ne peut être don-
force de l’autorité divine de la Vierge. née qu’à un être rationnel capable de la com-
prendre ; la loi n’a d’intérêt que pour un être
3 La représentation de cette scène a une portée libre de ses actes, c’est-à-dire pour une créature
argumentative et se propose de persuader le pu- rationnelle ; enfin, l’homme est destiné à se rap-
blic de la nécessité de se conformer au modèle procher de Dieu, et c’est pour l’y aider que Dieu
de comportement et de moralité incarné par lui donne la loi. C’est arguments montrent que
Théophile. D’abord modèle négatif par son le fait que Dieu ait donné la loi à l’homme tient
pacte avec le diable, le moine devient ici le mo- à sa nature même d’être rationnel, qui implique
dèle du pécheur contrit. Le public pouvait donc non seulement la compréhension des raisons de
292
ses actes, mais la liberté et une proximité spéci- Étude de scène
fique avec Dieu. 4 Lionel Logue se comporte comme un confi-
dent ou comme un psychothérapeute, en deman-
3 L’autorité de la loi divine repose sur la capa- dant au prince d’évoquer ses souvenirs d’en-
cité de l’homme à reconnaître son bien-fondé à fance.
l’aide de sa raison. Elle n’est donc pas imposée
à l’homme mais doit être reconnue par lui 5 Lionel Logue témoigne de l’empathie pour
comme bonne. susciter la confiance du prince Albert, par
exemple en disant « Vous deviez rudement
REGARDER, p. 487 souffrir ».
4 Thomas d’Aquin est représenté avec une au-
réole, car il a été déclaré saint par l’Église ca- 6 Le bégaiement semble être dû à un manque de
tholique. Il est figuré avec les deux grands fon- confiance. Enfant, le prince Albert ne corres-
dateurs d’ordres du XIIIe siècle qui ont trans- pondait pas à la norme : gaucher contrarié, les
formé l’Église, Saint François d’Assise et Saint genoux cagneux, il ne correspondait pas à ce
Dominique, et il est lui-même dans son habit de que son père attendait de lui.
dominicain.
On peut remarquer que Saint François et Saint Étude de scène
Dominique sont portés par des anges ; Thomas 7 Les rideaux peuvent faire penser à ceux d’un
est dans la même auréole dorée qu’eux, symbole théâtre, lieu de l’éloquence par excellence.
de sainteté et de proximité avec Dieu, et il
semble voler au-dessus d’eux, peut-être pour 8 Le cadrage met au même plan les deux
symboliser le fait qu’il a élaboré une réflexion hommes, faisant oublier le statut royal de
théorique poussée à partir des accomplisse- George VI. Il souligne ainsi la relation de con-
ments de ces saints. Thomas d’Aquin avait fiance qui est née entre les deux hommes.
d’ailleurs été surnommé le « docteur angé-
lique ». Notons enfin que les trois saints ont une 9 Le discours captive l’audience, tout le monde
main tendue vers le centre de l’auréole, ce qui est tourné vers le poste de radio, attentif : cette
peut symboliser la proximité avec le mystère di- scène est à l’opposé de la première.
vin, mais que Thomas d’Aquin a l’autre main
tendue vers Dante (qui tend aussi la main) et Analyser un discours politique, p. 489
Béatrice, comme s’il leur transmettait quelque On pourra distribuer la grille d’évaluation sui-
chose de sa connaissance de ce mystère. vante aux élèves :

Critères de réussite Commentaires


UN FILM : LE DISCOURS D’UN ROI Le discours a bien été si-
(2010) tué dans son contexte.
L’analyse est pertinente.
Étude de scène Le propos est bien cons-
1 On peut éprouver de la gêne à propos de ce truit.
personnage, qui se retrouve dans une situation L’oral est dynamique.
humiliante. La langue est correcte.

2 La mise en scène alterne entre le point de vue


du prince et celui des spectateurs : on se rend
ainsi compte de l’immensité de la foule et du
caractère impressionnant de la situation, tout en
partageant l’angoisse du prince.

3 Le prince est debout, seul, regardant au loin,


tandis que les membres du public sont assis,
tournés vers lui : cela renforce l’impression de
solitude que peut éprouver le prince Albert.

293
PARCOURS 3 5 Les Phéaciens prennent plaisir, joie à écouter
l’aède alors qu’Ulysse est ému : « puis, quand
Les séductions de la parole, l’aède reprenait, lorsque les autres princes / le
p. 490-495 pressaient de chanter, parce qu’ils aimaient ses
récits, / Ulysse de nouveau, se voilant la tête,
1. Homère pleurait. » (v. 29-31). La parole de l’aède met
Ulysse face à son passé et il en reconnaît une
Odyssée (VIIIe siècle av. J.-C.)
souffrance.
LIRE, p. 490
1 L’aède est connu et son chant charme. Les ad-
jectifs mélioratifs soulignent ces aspects : « le 2. Homère
fidèle aède » (v. 1) ; « l’aède illustre » (v. 22). Il Odyssée (VIIIe siècle av. J.-C.)
apparaît comme sage et son image est méliora-
tive : « la douceur du chant. » (v. 3). L’aède est LIRE, p. 491
un conteur, il récite des vers entre le chant et la 1 Les Sirènes utilisent plusieurs arguments pour
parole et est accompagné d’un instrument, la envoûter Ulysse. Elles vont d’abord l’appeler,
lyre : « il suspendit à un crochet la lyre aiguë » comme un heureux élu et lui demandent de se
(v. 6). L’aède est celui qui procure le divertisse- rapprocher, d’où les impératifs : « Viens »
ment et le plaisir par la beauté de son chant : (v. 4) ou « arrête ton navire » (v. 5). Elles es-
« lorsque les autres princes / le pressaient de saient ensuite de le flatter et de le mettre en va-
chanter » (v. 29-30). leur en le qualifiant d’adjectifs mélioratifs,
voire hyperboliques : « Ulysse fameux, gloire
2 Le don de conter lui a été donné par la Muse. éternelle de la Grèce » (v. 4). Il s’agit de toucher
C’est elle qui le guide et l’inspire : « la Muse le son orgueil et de le faire fléchir. Les Sirènes lui
pressa de chanter la gloire des hommes » promettent une reconnaissance de la Grèce :
(v. 12). Une précision : cet aède est atrophié « gloire éternelle » (v. 4) et le bonheur : « on re-
d’une faculté ; la Muse « lui ayant pris ses part, charmé » (v. 8). Ulysse et ses compagnons
yeux » (v. 3). La qualité de son chant en est ac- pourront regagner leur patrie. Leur argument ul-
centué : « lui ayant pris ses yeux, mais donné la time est d’accorder la connaissance exhaustive,
douceur du chant » (v. 3). voire le pouvoir d’une science absolue, d’où la
répétition de la structure « tout ce que » aux
3 Un rituel codifié sert au chant de l’aède. Il vers 9 et 11.
prend d’abord le temps de s’installer : « Ponto-
noos lui avança un siège aux clous d’argent » 2 Ulysse est lié au mât du bateau dans une posi-
(v. 4), de poser son instrument : « il suspendit à tion d’affrontement face aux Sirènes. Le lien qui
un crochet la lyre aiguë » (v. 6). On lui donne le rattache au mât symbolise la raison face à
alors à manger et à boire : « il avança une cor- l’envoûtement et la tentation possible.
beille et une table, / une coupe de vin, qu’il pût
boire selon son cœur. » (v. 9-10). Une fois le 3 Le charme exercé par la voix est métaphore de
corps sustenté, l’aède peut nourrir les esprits et la séduction. Le héros doit alors résister au désir
l’âme : « Lorsqu’on eut apaisé la soif et l’appé- de rejoindre la femme.
tit, / la Muse le pressa de chanter la gloire des
hommes » (v. 11-12). REGARDER, p. 491
4 Dans la mosaïque, les Sirènes sont mi-
4 Ulysse est ému par le chant de l’aède. Touché, femmes, mi-oiseaux. Elles semblent posées sur
il se met à pleurer. La répétition du verbe des pattes, sur un rocher. L’une semble même
« pleurer » (v. 25) ; « pleurait » (v. 31) insiste suspendue. L’une des Sirènes tient une double
sur le fait qu’Ulysse soit profondément touché. flûte, l’autre a une lyre et la dernière n’a pas
Il doit même dissimuler à plusieurs reprises ses d’instrument, mais elle dispose de sa voix. Les
larmes en se cachant : « Ulysse / prenant sa traits du visage ne sont pas des plus attirants.
grande écharpe pourpre dans ses fortes mains, / Elles font plutôt penser à des monstres, voire à
la tira sur sa tête et en cacha son beau visage » des harpies.
(v. 22-24) ou « Ulysse de nouveau, se voilant la
tête, pleurait. » (v. 31). Ulysse ne peut rester in- Les élèves seront sans doute étonnés de cette re-
sensible au chant de l’aède. présentation et le professeur peut leur demander
294
de rechercher d’autres représentations des Si- 2 L’esthétique est malhonnête, parce qu’elle est
rènes. une pratique de l’illusion : elle vise à tromper
les sens, en jouant sur les apparences. Le ma-
VERS LA RÉFLEXION, p. 491 quillage masque les imperfections de la peau,
Quelques pistes pour la réflexion à mener. les marques de l’âge, de la fatigue, ou d’une
La voix peut séduire. mauvaise hygiène de vie. Au contraire, la gym-
– Elle séduit par son ton : le naturel, la simpli- nastique permet de développer le corps par
cité, la sincérité… Elle ne sombre pas dans la l’exercice et de conserver la santé du corps.
manipulation si elle respecte autrui. L’autre est
considéré comme un partenaire et non comme 3 C’est un raisonnement par analogie. Il prend
une proie ou une victime. la forme : A est à B ce que C est à D. Il repose
– La voix relève d’un art de la persuasion. Dans sur un rapport d’égalité entre deux rapports
L’Art d’aimer, Ovide allait même jusqu’à dire (A/B = C/D), c’est pourquoi Socrate dit qu’il
qu’un homme pouvait séduire une femme par parle comme « les géomètres ».
les larmes.
– La voix est un corps invisible. Elle agit sur au- 4 La rhétorique produit un simulacre de justice,
trui, elle est vibration. tout comme la cuisine produit un simulacre de
diététique (médecine). Elle flatte la foule en se
La voix peut manipuler faisant passer pour la justice.
– La voix manipule quand elle exerce sur autrui
une emprise. Elle peut être volonté de prise de 5 Socrate dit que l’âme surveille le corps, ce qui
pouvoir sur l’autre qui en tire un bénéfice nar- nous indique qu’elle commande le corps. Ce
cissique. Don Juan en est un exemple. Son défi rôle est important, parce que c’est notre âme qui
est qu’aucune femme ne lui résiste. nous permet de faire la différence entre la mé-
– La manipulation est aussi le fait de considérer decine et la cuisine, et entre la rhétorique et la
l’autre comme une proie. Pensons aux Liaisons justice. Notre âme nous permet de réfléchir, tan-
dangereuses et aux nombreuses lettres de la dis que notre corps se laisse porter par les plai-
Marquise de Merteuil. sirs.
– Manipuler par la voix, c’est également avoir
recours à l’artifice, à la peur et à la tromperie. VERS LA RÉFLEXION, p. 492
La modulation du rythme, de la vitesse de la À première vue, il semble important que les in-
voix permet d’augmenter l’empathie, la com- dividus sachent s’exprimer en public, placer
passion, le regret ou le crédit accordé aux pro- leur voix, et adopter une position corporelle
pos. On peut alors manipuler pour désinformer, adéquate. Cette formation oratoire est néces-
voire surinformer. C’est le cas des médias, des saire à l’échange d’idées et au débat démocra-
publicités pour citer quelques exemples. tique. Il y a des techniques qu’il est utile à tout
un chacun de connaître afin de défendre son
point de vue. Cependant, il faut toujours se de-
3. Platon mander quel est le but d’une telle formation.
Est-ce que le but recherché est de provoquer un
Gorgias (vers 390 av. J.-C.)
certain effet chez ceux qui nous écoutent, d’em-
porter leur adhésion, ou bien est-ce de mener un
LIRE, p. 492 débat argumenté au sein duquel on peut aussi se
1 Socrate affirme que la cuisine n’est qu’une
laisser se convaincre devant un bon argument ?
simple pratique et non pas un art, parce qu’elle
Socrate suppliait ses interlocuteurs de le réfuter,
est incapable de fournir une « explication ra-
car il estimait alors avoir appris quelque chose
tionnelle » du régime qu’elle propose. En effet,
qu’il ignorait. Autrement dit, la formation à l’art
la cuisine n’est pas capable de justifier ses
oratoire doit toujours être un moyen en vue d’at-
moyens et ses buts, son seul but étant de satis-
teindre la vérité.
faire notre palais. En revanche, la médecine jus-
tifie le régime qu’elle préconise : le but est de
recouvrer la santé du corps. Un art est donc ce
qui a un but clairement défini, avec des moyens
permettant d’atteindre ce but, contrairement à la
simple pratique qui s’apparente à un tâtonne-
ment.
295
4. Platon 5. Anonyme
Phèdre (vers 385 av. J.-C.) La Farce de Maître Pathelin
(vers 1456-1460)
LIRE, p. 493
1 La rhétorique ne se préoccupe pas de la vérité,
COMPARER, p. 494
mais seulement d’un semblant de vérité. Elle
1 La gravure présente les deux personnages
produit des discours qui imitent le vrai par di-
principaux : le drapier et maître Pathelin.
vers procédés, notamment en jouant sur les
On peut aisément imaginer que le drapier vante
émotions. Lors d’un discours politique, un ora-
sa marchandise, comme dans l’extrait : « C’est
teur tentera de se donner l’apparence d’un
un très bon drap de Rouen » (v. 1). Pathelin,
homme bon et soucieux du bien public, alors
quant à lui, est représenté en train de regarder et
qu’en vérité il ne cherche que la possession du
de sélectionner les draps : « sa couleur / me plaît
pouvoir pour lui-même.
tant que j’en ai mal. » (v. 10-11). On pourrait
même supposer que la gravure illustre la ques-
2 et 3 Les rhéteurs confortent la foule dans ses
tion de maître Pathelin : « Qu’est-ce que c’est
préjugés et ses opinions, ils cherchent à la flat-
que ce drap-ci ? » (v. 17)
ter. Ainsi, lors d’un procès, si un homme a une
apparence peu sympathique mais qu’il est inno-
LIRE, p. 494
cent des faits dont on l’accuse, les rhéteurs ne
2 Dans cet extrait, maître Pathelin est celui qui
chercheront pas à le défendre. Tel meurtre peut
parle le plus alors que le drapier met en avant sa
découler d’un enchaînement de circonstances
marchandise et pose des questions. Ainsi l’avo-
assez extraordinaire, mais les rhéteurs ne cher-
cat use de l’art oratoire pour obtenir les faveurs
cheront pas à restituer la complexité de la situa-
du drapier, il mène le dialogue et maîtrise l’élo-
tion. Par exemple, dans le film Douze hommes
quence.
en colère, les jurés, menés par des rhéteurs flat-
tant les préjugés des jurys, pensent qu’il est évi-
3 Maître Pathelin utilise la ruse et le mensonge.
dent que le prévenu, accusé de parricide, est
Il prétend être venu sans avoir l’intention
coupable, et veulent écourter la délibération et
d’acheter (« J’avais mis de côté quatre-
l’envoyer rapidement sur la chaise électrique.
vingts / écus pour racheter une rente, / mais
Seul le juré n° 8 n’est pas certain de la culpabi-
vous en aurez vingt ou trente » v. 7-9) et il uti-
lité de l’accusé et va progressivement conduire
lise ensuite la flatterie et les compliments pour
les jurés à douter. Il joue alors le rôle du philo-
mettre en avant la marchandise du drapier :
sophe socratique qui bouscule les hommes en-
« plus je le vois et plus j’en deviens fou. »
dormis dans leurs préjugés.
(v. 18).
Cette stratégie est efficace. Le drapier n’est pas
4 L’opinion du grand nombre, c’est l’opinion de
insensible et réagit vite à l’évocation de l’argent
la foule : les idées dominantes de notre époque,
que l’avocat mentionne porte sur lui : « Des
de notre pays, et de notre milieu social, qu’on
écus, vraiment ? » (v. 12).
nous a transmises dans notre enfance et aux-
quelles nous avons adhéré sans jamais vraiment
4 Le prénom de Guillaume est bien choisi
y réfléchir de plus près. Les rhéteurs s’appuient
puisque le drapier est naïf. Il devient rapidement
sur ces préjugés, parce qu’ils sont ancrés en
la victime du stratagème de maître Pathelin et il
nous, ils nous semblent donc aller de soi : ainsi,
est attiré par l’argent que détiendrait l’avocat.
le discours du rhéteur nous semblera provenir
du « bon sens ». Ce qui intéresse les rhéteurs,
VERS L’INTERPRÉTATION, p. 494
c’est le pouvoir des mots, et finalement le pou-
Cette scène montre que l’art de la parole se ré-
voir tout court. C’est un problème, parce que les
vèle manipulation, ruse et mensonges. La maî-
hommes se laissent alors mener par le bout du
trise du discours relèverait donc de l’éloquence
nez, sans être maîtres de leur destin.
et de la mise en place de stratégies. Dans cet ex-
trait de la farce, maître Pathelin est un orateur,
il parle avec assertion, en prenant le temps
d’énoncer ses propos et en usant de son talent
de fourberie. Ainsi il mène le dialogue et met en
avant la marchandise du drapier en employant

296
un vocabulaire hyperbolique : « plus je le vois l’exigence de penser fidèlement une réalité qui
et plus j’en deviens fou. » (v. 18). On constate est indépendante de lui.
aussi que l’art de la parole relève d’un certain
art de la mise en scène. En effet, maître Pathelin 3 Frankfurt affirme que nous n’existons pas à la
est un bon acteur dans cette scène. Il prétend manière d’îles séparées du reste de l’océan
être venu chez le drapier sans avoir l’intention qu’est le monde, notre identité est formée des
d’acheter (« J’avais mis de côté quatre- relations que nous entretenons avec les autres et
vingts / écus pour racheter une rente, / mais les objets, à savoir nos parents, nos amis, nos
vous en aurez vingt ou trente » v. 7-9). Le collègues, mais aussi les vêtements que nous
champ lexical de l’argent domine alors les pro- portons, par exemple. Ainsi, notre environne-
pos de l’avocat : « quatre-vingts écus » (v. 7) ; ment détermine pour une bonne partie notre
« une rente » (v. 8) ; « on paie » (v. 16). Attiré identité. Il est donc illusoire de croire que l’on
par la somme qu’il pourra retirer de sa marchan- peut se connaître soi-même sans connaître le
dise, le drapier se laisse aisément tromper. Ainsi monde.
l’art de la parole combine le fait d’être orateur
mais aussi acteur. 4 La sincérité ne suffit pas, parce que rien ne
nous garantit qu’il serait plus facile de se con-
naître soi-même que de connaître le monde. Il
Texte écho se pourrait, par exemple, que nos proches nous
6. Harry G. Frankfurt connaissent mieux que nous-mêmes, car nous
sommes parfois ignorants de nos propres fonc-
De l’art de dire des conneries (2005)
tionnements mentaux. Par ailleurs, notre iden-
tité, la manière dont nous nous définissons et
LIRE, p. 495 dont les autres nous définissent, n’est pas
1 Notre époque a développé un goût pour le ba-
quelque chose de figé, elle évolue en perma-
ratin à cause du scepticisme, c’est-à-dire que
nence au gré des contacts que nous avons avec
nous avons renoncé à l’idée que nous pouvions
le monde ; par conséquent, elle est peut-être ce
atteindre la vérité objective, que nous pouvions qu’il y a de plus difficile à connaître.
dire quelque chose de vrai sur le monde.
5 La sincérité, c’est-à-dire l’idéal d’authenticité
2 L’exactitude signifie ce qui est conforme à la
dans l’expression de mes pensées, consiste à ex-
réalité, mais aussi un synonyme de « minutie ».
primer mes sentiments et mes désirs. Mais si je
La sincérité, c’est le fait de ne pas cacher ses
veux produire une connaissance rationnelle et
pensées, d’exprimer de manière authentique
objective, je dois considérer le monde tel qu’il
celles-ci. L’idéal d’exactitude implique de faire
est, et non pas tel que je voudrais qu’il soit. La
un effort pour mettre nos idées en conformité
plupart des erreurs que nous faisons dans la
avec la réalité, ce qui signifie que notre esprit
compréhension du monde vient de ce que nous
tente de connaître le monde, tandis que l’idéal
projetons nos fantasmes, nos désirs et nos peurs
de sincérité implique seulement de dire ce que
sur lui sans le regarder vraiment. La sincérité ne
l’on pense. Dans le deuxième cas, on peut très
fournit ainsi aucune garantie que ce que je dis
bien dire avec sincérité des choses parfaitement
correspond à la chose dont je parle, puisqu’elle
fausses. Ainsi, l’individu renonce à sortir de lui-
conduit à se désintéresser de la chose.
même pour se confronter au monde, il perd

297
Chapitre 17  Les représentations du après avoir œuvré en Inde, cherche à convertir les
dirigeants locaux, tout en montrant dans le dernier
monde paragraphe les risques qu’il encoure dans sa mis-
sion.
PARCOURS 1
Découverte du monde et des cultures, 2 Les populations locales n’ont pas très bien ac-
cepté l’arrivée des Européens sur leur territoire.
p. 498-507 Si les Aztèques ont considéré les premiers Espa-
gnols comme des Dieux (arrivée de Cortés en 1519,
Histoire voir Se repérer), ils ont été très vite mis en escla-
L’exploration aux XVe et XVIe siècles vage. Ainsi, Bartolomé de Las Casas (document 3)
fait référence aux « détestables guerres » (l. 4)
COMPARER, p. 499 faites aux autochtones « anéantis en nombre in-
1 Plusieurs raisons expliquent la recherche par les fini » (l. 6). Ainsi réduits en esclavage, ils sont sou-
Européens de nouveaux mondes, de nouvelles mis à « des travaux excessifs » (l. 10) « qui les font
routes commerciales. mourir » (l. 11). Il dénonce l’évangélisation
Tout d’abord, il s’agit de contourner l’empire Otto- comme un prétexte pour obtenir leur soumission à
man, intermédiaire commercial obligé sur la route leur situation d’esclaves. Bartolomé de Las Casas
des Indes (paragraphe 1 de l’Essentiel). En effet, obtiendra finalement la fin de l’esclavage pour les
l’empire Ottoman contrôle tout le Proche et autochtones d’Amérique (Controverse de Vallado-
Moyen-Orient ainsi que l’essentiel de la Méditerra- lid, 1551) mais n’empêchera pas que cette main
née. Les Européens veulent donc accéder directe- d’œuvre soit remplacée par la traite négrière.
ment aux Indes. C’est en voulant rejoindre les En Asie, les Européens s’installent dans quelques
Indes que Christophe Colomb se retrouve finale- ports mais n’arrivent pas, en dehors des Hollandais
ment en Amérique. en Indonésie, à s’implanter réellement (document
Il s’agit également d’explorer et de découvrir de 2).
nouveaux territoires (document 2). Les différentes Si François-Xavier a pu agir comme missionnaire
expéditions menées par les Portugais (au Brésil et pour convertir quelques populations en Inde au
le tour de l’Afrique) et les Espagnols (Amérique christianisme, il se retrouve, en Chine, confronté à
centrale et du Sud côté Pacifique) cherchent à an- une hostilité du pouvoir local. L’Empire de Chine
nexer de nouveaux espaces pour leurs souverains refuse tout contact avec les Européens et menace
respectifs. Les Français et Anglais arrivent un peu de mort toute personne permettant ce contact :
plus tardivement (Jacques Cartier explore le Ca- « leur vie et leurs biens seraient en grand péril, si le
nada dans les années 1530, soit 40 ans après l’ex- gouverneur de cette ville venait à en être instruit »
pédition de Christophe Colomb) mais s’installent (l. 6-7). Son action se déroule en 1552, soit près de
en Amérique du Nord, les Hollandais de leur côté 40 ans après les premiers contacts des Chinois avec
en Indonésie actuelle. les Portugais (1514), les seuls Européens qui seront
Il s’agit enfin de contrôler les échanges de produits autorisés à commercer, uniquement dans le port de
tropicaux qui ne peuvent pas être produits en Eu- Canton.
rope (document 2) : coton, sucre, café en Amé-
rique / épices, thé, soie, coton en Asie. Cela im- 3 On peut considérer que le comportement des Eu-
plique également des comptoirs le long de ropéens est empreint d’un sentiment de supériorité
l’Afrique pour alimenter la traite négrière et l’es- et une volonté de domination et d’écrasement des
clavage : les populations africaines sont déportées populations locales. Elles sont converties de force,
en Amérique pour travailler dans les différentes réduites en esclavage et exploitées pour fournir les
plantations. productions utiles au commerce triangulaire. La
Il s’agit enfin de convertir les populations locales volonté de fermeture des Empires suffisamment
au christianisme avec des missionnaires. François- puissants pour résister aux armées européennes
Xavier (document 1) est ainsi un missionnaire qui, (Chine mais aussi Japon) illustre bien la défiance à
leur égard.

298
1. Jean de Léry balisme, qui n’épargne pas les usuriers : l’accumu-
lation « écorchent la peau, mangent la chair, rom-
Histoire d’un voyage fait en la terre du Bré-
pent et brisent les os » (l. 10-11) contribue à rendre
sil (1578) plus perceptibles les effets de leur exploitation des
« pauvres personnes » (l. 7). Les nombreuses pré-
LIRE, p. 500 cisions réalistes n’épargnent pas le lecteur (« mâ-
1 Ce texte nous livre un portrait des Européens sans cher et manger […] la chair humaine », l. 12-13 ;
concession. Jean de Léry insiste sur leur cruauté et « la graisse des corps humains », l. 22 ; « ne décou-
leur absence de scrupules à infliger d’atroces souf- pèrent-ils pas son cœur en pièces », l. 30-31 ;
frances à leurs semblables. Il multiplie les « l’ayant fait griller sur les charbons », l. 31-32).
exemples pour montrer de quelle inhumanité ils Toutes ces abominations dont les Européens se
sont capables. Le cas des usuriers permet d’abord sont rendus coupables suscitent le vocabulaire de
de vérifier avec quelle abjection on peut « faire […] l’horreur et de l’innommable : « action brutale »
languir » (l. 8) des « pauvres » gens endettés pour (l. 12), « cruellement » (l. 16), « sanglante tragé-
s’enrichir de leur malheur. Viennent ensuite les die » (l. 19) ; « actes horribles » (l. 21) ; « miséra-
exemples historiques au cours desquels l’Europe blement massacré » (l. 29-30) ; « choses non ja-
s’est distinguée par des actes de cannibalisme à mais auparavant ouïes » (l. 34). On ne peut dès lors
l’égard de ses ennemis, révélant une cruauté sans que s’indigner devant de telles pratiques qui sem-
nom, une soif de sang qui transparaît dans la redon- blent perpétrées avec complaisance, comme le sou-
dance « ne s’étant pas contentés » (l. 15-16), ligne la récurrence de la cruauté qui s’y révèle
« n’ont pu rassasier » (l. 16-17). Et plus particuliè- (« cruels », l. 8 ; « cruellement », l. 16 ; « cruelle »,
rement, Jean de Léry revient ensuite sur les plus l. 23) et dont l’étymologie accuse un goût très pro-
sombres heures des guerres de religion qui rava- noncé pour le sang. Le simple fait que Jean de Léry
gent la France, en faisant état de différentes exac- développe autant d’exemples, sans ménagement,
tions au cours desquelles les corps des protestants mime l’inassouvissement de violence qu’il dé-
se sont vus dépecés et dévorés dans un déchaîne- nonce et nous bouleverse jusqu’à l’écœurement.
ment de haine et de « rage » (l. 32). Fortement dés-
humanisés, les Européens sont un peuple dénaturé, 3 Jean de Léry par ce texte nous invite à reconsidé-
des bêtes sanguinaires, comme l’exprime la com- rer notre approche des « nations barbares » (l. 2) du
paraison avec les « chiens mâtins » (l. 32), assoif- Brésil car il veut montrer que nous portons sur elles
fés de meurtre et de sang, conformément à l’étymo- des jugements trop hâtifs et que la barbarie qu’on
logie du terme « cruels » qui les qualifie à la ligne s’empresse de condamner chez les autres est toute
8. relative au regard de notre propre conduite. Sans
Il est à noter que toutes ces illustrations de la sau- nier « ces choses tant horribles » (l. 1) que sont les
vagerie européenne sont autant d’ignominies con- pratiques cannibales des Tupinambas, il veut nous
traires aux préceptes chrétiens de charité et de fra- montrer que l’on a beau jeu de s’en offusquer pour
ternité. Jean de Léry prend la peine de le rappeler s’autoriser ainsi à ranger ces Amérindiens dans la
dans chacun des cas : la monstruosité des usuriers catégorie des sous-hommes, que l’on peut regarder
se voit étayée par les paroles du « Prophète » aux d’un mépris supérieur. Or, en établissant un jeu de
lignes 9 à 12 ; la périphrase « ceux qui portent le miroir entre les deux cultures, l’auteur nous incite
titre de Chrétiens » (l. 14-15) sonne comme une dé- à relativiser les prétendus fossés qui les séparent,
signation ironique des Européens ; et les catho- en nous montrant capables des mêmes horreurs qui
liques se livrant aux pires atrocités à l’égard des ré- nous révulsent tant. Et afin de mieux ébranler nos
formés sont vus comme de « furieux meurtriers, fières certitudes, il n’hésite pas à inverser les rôles
dont les enfers ont horreur » (l. 27). pour dépeindre la pire sauvagerie du côté des Eu-
L’auteur ne peut que se désolidariser de ce peuple ropéens. Ainsi, en détaillant tout ce qui dans notre
et de ses abjections en affirmant combien il a honte culture s’apparente symboliquement (d’où la méta-
d’appartenir à cette culture : « Je suis Français et je phore filée du cannibale qui se déploie dans les
me fâche de le dire » (l. 19). lignes 5 à 12 pour décrire les usuriers) ou « réelle-
ment » (l. 13) à l’anthropophagie, il retourne la si-
2 Ce texte vise à produire des émotions fortes, entre tuation en présentant les nations européennes dites
pitié pour les victimes et, surtout, profond dégoût civilisées comme bestiales et sanguinaires. La ré-
pour les peuples européens, dont la violence et la currence des images concrètes en lien avec ces pra-
cruauté nous révoltent. En effet, de nombreuses tiques est telle qu’elle permet de ramener l’Europe
images concrètes nous donnent à voir des scènes triomphante à sa propre barbarie. Or dans cette
éprouvantes, notamment autour du motif du canni- confrontation avec les prétendus sauvages du Bré-

299
sil, il semblerait que les peuples occidentaux se ré- RECHERCHER, p. 500
vèlent les plus monstrueux ; c’est la conclusion qui 5 Les différentes gravures de Théodore de Bry ren-
s’impose au cours des différents exemples que Jean dent compte d’un regard riche et complexe porté
de Léry choisit de convoquer : « ils sont encore sur le Nouveau Monde, qui suscite tout à la fois cu-
plus cruels que les sauvages dont je parle » (l. 8-9), riosité, effroi, fascination, émerveillement, empa-
« d’une façon plus barbare et cruelle que celle des thie et répulsion. La découverte de nouvelles con-
sauvages » (l. 23). Alors que les Tupinambas prati- trées est une source inévitable de fantasmes de
quent un cannibalisme ritualisé par lequel ils s’ap- toutes sortes. Ses gravures peuvent ainsi mettre
proprient la force de l’ennemi tout en signifiant une l’accent sur la dimension exotique et valoriser les
victoire symbolique, les Européens ne sont que de richesses extraordinaires du continent américain,
« furieux meurtriers » (l. 27), incapables de réfré- qui intriguent et comportent l’intérêt de l’inédit. On
ner leur violence animale. C’est pourquoi la préci- peut y voir une sorte d’enquête ethnologique, qui
sion « ces choses non jamais auparavant cherche à rendre compte des spécificités des
ouïes entre peuples quels qu’ils soient » (l. 34-35) peuples comme les Aztèques ou les Floridiens.
stigmatise la barbarie sans égale des prétendus ci- Mais elles montrent aussi comment ce « Nouveau
vilisés. Monde » revêt une dimension merveilleuse voire
En choisissant de mettre en parallèle les pratiques fantastique : Magellan entrant dans le Pacifique,
des deux cultures sur le thème du cannibalisme, par exemple, semble connaître une véritable Odys-
Jean de Léry révèle nos préjugés ethnocentriques, sée homérique peuplée de créatures fabuleuses ; les
notre mépris injustifié des peuples différents consi- tortues géantes de l’île Maurice contribuent à nour-
dérés comme inférieurs alors même que cette con- rir cet imaginaire surnaturel, qui se répand dans
frontation éclaire d’un jour nouveau notre propre l’invention de crabes géants, plus effrayants. Glis-
attitude en nous révélant à nous-mêmes. Les nom- sant ainsi vers le fantastique, Théodore de Bry té-
breuses interrogations rhétoriques qui parcourent le moigne d’une certaine angoisse devant l’inconnu,
passage n’ont d’autre but que de nous déciller en qui trouve notamment son expression dans la repré-
nous obligeant à nous regarder en face. sentation des démons des Tupinambas, créatures
tout droit sorties des enfers, qui refléteraient
COMPARER, p. 500 l’épouvantable sauvagerie de ce peuple canni-
4 Cette scène d’anthropophagie est directement bale… Mais il est très intéressant de noter aussi que
inspirée des récits de Jean de Léry comme d’André le graveur présente les Amérindiens comme une
Thevet sur les pratiques cannibales des Tupinam- sorte d’enfance de l’humanité, aux mœurs plus
bas du Brésil. Théodore de Bry met ici l’accent sur simples et naturelles, ce qui ne va pas sans un re-
l’horreur que lui inspirent de telles coutumes, en gard admiratif ou attendri. Si bien qu’il tend aussi
représentant notamment les différentes parties en- à les considérer comme des victimes de la vieille
sanglantées d’un corps démembré, tout comme Europe conquérante leur imposant sa domination :
Jean de Léry insiste dans son texte sur des images la célèbre gravure représentant l’accostage de
concrètes pour inspirer le dégoût. D’autant que Christophe Colomb suffit à confirmer cette opposi-
dans les deux cas l’atrocité d’un tel spectacle re- tion des deux mondes en faveur des « bons sau-
pose sur l’évocation réaliste d’un corps qu’on fait vages » accueillants à qui l’on impose une culture
griller et que l’on dévore avec voracité, comme le prétendument supérieure.
souligne toute la gestuelle des indigènes. On notera
la présence en arrière-plan de l’aventurier allemand VERS LA RÉFLEXION, p. 500
Hans Staden, prisonnier des Tupinambas, qui in- La confrontation avec l’autre, c’est-à-dire celui qui
carne le regard européen effaré par ces pratiques est radicalement différent de nous, permet en réa-
barbares contre lesquelles il s’insurge. Cette gra- lité d’opérer un retour édifiant sur nous-mêmes.
vure permet donc aussi d’introduire la différence Tout d’abord, l’autre, en nous ouvrant la voie vers
des cultures et de montrer combien les deux d’autres possibles, en nous présentant des perspec-
mondes peuvent s’opposer ou ne pas se com- tives insoupçonnées, nous permet de relativiser
prendre. Mais il est aussi à noter qu’en dépit du ca- voire remettre en question nos propres pratiques.
ractère répugnant de la scène, les « sauvages » En découvrant des manières d’être et des coutumes
semblent accomplir un rituel organisé, qui fédère qui nous sont étrangères, nous pouvons mieux
les différents membres de la tribu, hommes et peut-être considérer les manques de notre culture.
femmes, vieillards et enfants. Aussi horrible L’anthropologue américaine Margaret Mead, en
qu’elle puisse paraître, l’anthropophagie, ici, n’est décrivant les Arapesh de Nouvelle-Guinée, nous
pas tant le fait d’animaux enragés et sanguinaires confronte à une société où les tempéraments sont
qu’une pratique culturelle spécifique présentée peu différenciés selon les sexes et où la douceur et
comme telle. la sensibilité priment, sans être considérées comme
300
des spécificités féminines, ce qui tendrait à démon- aide à repréciser les fondamentaux d’une humanité
trer que notre perception de la virilité par exemple empathique et fraternelle dont les peuples dits pri-
n’est qu’une construction mentale et culturelle des mitifs nous fourniraient un précieux rappel. C’est
plus discutables. pourquoi Diderot, en présentant, dans Supplément
On pourrait aussi dire que le fait de se voir dans le au voyage de Bougainville, les Tahitiens comme un
regard de l’autre nous aide à bousculer nos certi- peuple solidaire et généreux envers les étrangers,
tudes et à ouvrir les yeux sur notre réalité que nous invités à les imiter, nous donne une belle leçon
ne songeons plus à interroger par la force de l’ha- d’humanité.
bitude. Le fameux stratagème du « regard étran-
ger » que l’on trouve fréquemment dans la fiction
n’a pas d’autre but : les Lettres persanes de Mon- 2. Michel de Montaigne
tesquieu jouent de la sidération d’Usbek et Rica
Essais (1595), posthume
pour faire ressortir toutes les aberrations des pra-
tiques socio-culturelles européennes, et L’Ingénu
de Voltaire met en scène l’ébahissement d’un Hu- LIRE, p. 501
ron devant toutes sortes d’abus de pouvoir. Ce jeu 1 et 2 On qualifie habituellement une personne de
de regard se trouve également évoqué dans la réa- « barbare » pour désigner un comportement cruel
lité, puisque Montaigne clôt son chapitre « Des et particulièrement violent, comme dans l’expres-
Cannibales » par l’évocation d’indigènes du Brésil sion des « actes de barbarie ». Ce terme a une con-
stupéfaits devant les inégalités sociales qui règnent notation extrêmement péjorative. Montaigne af-
en France sans que personne ne s’en émeuve. firme que la désignation de « barbare » à l’endroit
En outre, il va sans dire que notre réaction face à des Amérindiens ne qualifie pas un comportement
l’altérité nous révèle en quelque sorte à nous- réellement violent, mais plutôt un comportement
mêmes. C’est ce que veut montrer Jean de Léry qui ne nous est pas familier, et les Amérindiens font
lorsqu’il revient sur les rites anthropophages des de même avec les Européens. Nous pensons que
Tupinambas qu’avait trop facilement condamnés nos manières de penser et de faire sont les bonnes,
André Thevet. Il désamorce l’indignation scandali- que nous sommes civilisés et les autres barbares.
sée des Européens devant ces pratiques en les ren-
voyant à leurs dérives similaires pour signifier 3 L’étymologie de « sauvage » renvoie à la forêt,
combien leur réaction n’est que le reflet d’un mé- les Européens ont qualifié de « Sauvages » les
pris injustifié teinté d’ethnocentrisme. La célèbre Amérindiens parce qu’ils les concevaient comme
gravure de Théodore de Bry montrant l’arrivée des des hommes non-civilisés, comparables à des ani-
Espagnols à San Salvador confronte de manière ef- maux vivant dans la forêt. « Sauvage » désignerait
ficace la bienveillante générosité des indigènes à la alors ce qui n’est pas modifié par la main de
supériorité dédaigneuse des conquérants qui se l’homme. Mais ce mot est employé dans un sens
croient autorisés à imposer leur culture et leurs péjoratif proche de celui de « barbare », renfermant
croyances. Todorov rappelle ainsi très justement l’idée de cruauté et de violence. Autrement dit,
dans La Peur des barbares que les véritables bar- « sauvage » serait synonyme d’« immoral ». Mon-
bares sont ceux qui nient l’humanité des autres, taigne affirme alors de manière provocante que
ceux qui précisément considèrent leurs semblables nous devrions qualifier les produits de la culture
comme des bêtes. européenne de « sauvages », puisque ce sont les
Si bien que la confrontation avec l’autre, parce Européens qui se comportent de manière immorale
qu’elle nous oblige à décider si nous l’envisageons en réduisant les populations amérindiennes en es-
comme notre semblable par-delà les différences, clavage, en les pillant et en les convertissant par la
nous amène à reconsidérer ce que signifie être hu- force. Autrement dit, contrairement aux appa-
main. Or reconnaître l’humanité de l’autre, c’est rences, ce sont les Amérindiens qui ont le mode de
précisément confirmer la nôtre. Si Jean-Claude vie le plus vertueux, et les Européens qui ont le
Carrière choisit d’imaginer les débats opposant le mode de vie le plus vicieux, donc le plus « sau-
théologien Sépúlveda et le dominicain Bartolomé vage ».
de Las Casas lors de la Controverse de Valladolid
qui devait décider si les Indiens d’Amérique pou- 4 La nature, d’après Montaigne, correspond au dé-
vaient être mis au rang d’esclaves, c’est aussi parce veloppement spontané des choses, sans interven-
que fondamentalement ces échanges reviennent à tion humaine (ce qu’il appelle « l’art »). L’homme,
interroger ce que c’est qu’être humain. D’ailleurs, malgré tous ses efforts pour imiter la nature, ne
si les penseurs des Lumières sont si attachés au peut y parvenir qu’imparfaitement. Montaigne se
mythe du « bon sauvage », c’est parce que le regard réfère à Platon qui développe une conception de
porté sur l’altérité, en recherchant ce qui nous unit, l’art comme mimésis, c’est-à-dire comme imitation
301
du réel. Ainsi, Montaigne tente de donner une leçon nord » (l. 17-19). Et même si la dimension écono-
de modestie aux Européens qui croient que leur mique n’est pas loin (« c’est dans ces climats que
culture est le sommet de l’excellence humaine, l’on trouve les métaux riches et les épiceries »,
alors qu’elle conduit à dominer les autres peuples. l. 20-21), il ne lui est demandé de rapporter « des
Autrement dit, la culture européenne est une per- échantillons et des dessins » (l. 24).
version de notre bon sens naturel. Les Amérin- Toutefois, les deux voyages reposent sur l’idée
diens, qui sont restés plus proches de la nature, sont commune de mettre en avant la France. Là où Ta-
plus moraux et justes les uns envers les autres. vernier parle de « l’honneur de la France » (l. 3) et
« de donner une haute qualité de [la] puissance »
du roi (l. 26), Bougainville a pour mission « de les
Histoire reconnaître d’en prendre possession » (l. 13-14)
L’exploration aux XVIIe et XVIIIe siècles pour les îles au large de l’Australie actuelle.

REGARDER, p. 503
COMPARER, p. 503
3 La gravure de Robert Knox (document 2) illustre
1 Jean-Baptiste Tavernier raconte son voyage qu’il
un habitant de Ceylan (l’actuel Sri Lanka). L’au-
a fait en Turquie, en Perse et aux Indes (document
tochtone est habillé uniquement d’un pagne autour
1) pour différentes raisons.
de la taille. Il fume la pipe et porte un arc et une
Tout d’abord, il s’agit pour lui de « rendre compte
flèche dans l’autre main. Cela indique probable-
de [ses] observations sur ce [qu’il] a vu et ce [qu’il]
ment qu’il pratique la chasse pour se nourrir. Sa
ne pouvait se dispenser de les mettre au jour ».
coiffure est courte avec les cheveux rassemblés en
(l. 9-11). Il présente des pays encore très méconnus
chignon. Derrière lui se trouve un toit de feuilles
en Europe, tant en ce qui concerne les routes et les
posé sur deux troncs d’arbre, laissant penser à une
territoires que les populations.
hutte, lieu d’habitation bien différent de l’Europe.
Dans un second temps, il s’agit également de pré-
Pour un Européen regardant cette gravure, la popu-
senter les « riches marchandises […] rapportées de
lation de Ceylan est présentée comme étant des
[ses] voyages » (l. 15-16). Il présente le potentiel
sauvages vivants à l’état de nature, à peine civili-
commercial de l’Empire Ottoman, de l’Empire
sés. Cela justifierait un sentiment de supériorité des
Perse et des différents royaumes indiens, des mar-
Européens.
chandises qui restent précieuses en Europe et qui
assurent un bénéfice élevé.
Dans un dernier temps, il s’agit pour Jean-Baptiste
Tavernier de se mettre en valeur par rapport au roi 3. Savinien de Cyrano de Bergerac
auquel il adresse son récit de voyage. À travers dif- Les États et Empires de la Lune (1657)
férentes formules, il montre sa déférence pour le
roi : « Le zèle que j’ai pour le service de votre ma-
RECHERCHER, p. 504
jesté et pour l’honneur de la France » (l. 2-3) ;
1 L’exposition Les Globes du Roi-Soleil de la BnF
« faire connaître les qualités héroïques de votre ma-
témoigne du regard à la fois fasciné et conquérant
jesté et les merveilles de son règne » (l. 24-26). Il
que porte le XVIIe siècle sur la terre et le ciel.
s’agit d’obtenir une reconnaissance de la part du
Le globe terrestre rend compte de tout l’émerveil-
roi, qu’elle soit matérielle (pension, terres) ou ho-
lement ressenti devant les richesses innombrables
norifique (titre).
du monde, dont font état par exemple les grands
cartouches sur les Indes orientales et occidentales.
2 Les voyages de Bougainville (document 3) et de
Un tel foisonnement fait naître le besoin de con-
Tavernier (document 1) présente des différences.
naître et comprendre cette vaste étendue : on voit
Tout d’abord, celui de Tavernier est issu d’une ini-
notamment que le globe répond à une certaine exi-
tiative privée recherchant a posteriori la reconnais-
gence didactique, en donnant un certain nombre de
sance royale là où celui de Bougainville est autorisé
précisions comme des indications sur la pêche à la
(et financé) par le roi.
baleine… La terre est par ailleurs perçue comme un
La seconde différence porte sur la motivation. Là
espace commun ouvert à la richesse des échanges
où Tavernier exprime l’« espoir d’un gain légi-
commerciaux et à toutes sortes de liens qui se tis-
time » (l. 19-20), même s’il précise que ce n’est pas
sent entre les territoires, ce qui signale la représen-
la seule motivation, Bougainville voit sa mission
tation des vaisseaux qui se croisent sur les routes
orientée vers la reconnaissance de territoires mé-
maritimes. Mais le XVIIe siècle porte aussi un re-
connus voire inconnus : la partie qu’il « doit s’atta-
gard chargé de fantasmes sur le vaste monde : les
cher à reconnaître est surtout depuis les quarante
globes terrestres se voient ornés de récits fabuleux
degrés de latitude méridionale en remontant au

302
et exotiques en images, preuve du mystère fasci- centre et la finalité de la Création. Tous les com-
nant qui entoure certaines contrées. D’autant que pléments circonstanciels de but utilisés (« que pour
des contours flous, nimbés d’inconnu, signalent des eux », l. 7 ; « pour nourrir ses nèfles et pommer ses
zones encore riches de promesses. L’esprit d’entre- choux », l. 9-10 ; « pour commander à tous », l. 17-
prise s’y voit donc valorisé, puisque sont évoqués 18 ; « afin que nous ne cognions pas de la tête
avec précision des voyages d’explorateurs pour cé- contre les murs », l. 19-20) montrent avec quelle
lébrer la volonté de découverte et l’audace des force l’homme s’acharne à se considérer comme la
aventuriers. D’autant que ces fantasmes ne sont pas raison et la fin ultime de toute la Création. L’hélio-
dénués de crainte face aux dangers associés aux centrisme n’est que le reflet des dérèglements de
contrées lointaines (ainsi figurent des animaux fé- l’égocentrisme.
roces d’Afrique, des peuples cannibales d’Amé-
rique…). Enfin, on peut percevoir la représentation 3 Ce texte vise donc à remettre l’homme à sa juste
d’un monde régi par des rapports de force, comme place dans l’univers, c’est-à-dire à rappeler com-
en témoigne l’allégorie des continents, présentant bien son existence n’est qu’insignifiante voire aléa-
une Europe souveraine tournée vers l’Amérique, toire. Car nous ne sommes que des grains de pous-
sous le regard de l’Afrique, aux animaux inquié- sière perdus dans l’immensité et, loin de tourner
tants. autour de nous, l’univers nous confronte à notre in-
La représentation du ciel, quant à elle, traduit éga- consistance. En rappelant, à travers de nombreux
lement un certain regard hégémonique de l’homme pluriels (« les planètes », l. 11 ; « les étoiles »,
sur le cosmos, puisque la terre y est pensée comme l. 12 ; « des mondes », l. 13…), la diversité des
immobile au centre de l’univers, et c’est autour astres qui emplissent le cosmos et en rétablissant
d’elle que tourne une sphère d’étoiles fixes. Mais une échelle des proportions plus objective (à l’aide
l’espace céleste est lui aussi envahi par une dimen- notamment de la précision mathématique qui rap-
sion fantasmatique, car les constellations, qui y fi- pelle les dimensions du soleil à la ligne 8 ou d’ex-
gurent sous les traits de créatures diverses et my- pressions comme « grandes campagnes », « globes
thologiques, peuvent exprimer le pressentiment de si spacieux »), le narrateur nous renvoie à notre évi-
forces surhumaines voire inspirer une sorte d’effroi dente petitesse. Non seulement il ne saurait tenir
métaphysique devant les puissances invisibles qui une place centrale dans cet espace, mais l’homme
peuplent l’univers… On note un même effet de fas- n’en est qu’un élément invisible et dérisoire. Il
cination attachée à la lumière des astres, puisque n’est d’ailleurs plus seul dans cette immensité,
les étoiles y sont représentées comme des soleils « vraisemblable(ment) » emplie par « les peuples
avec une taille proportionnelle à leur luminosité. de ces mondes » (l. 25) qui le constituent. Si bien
Toutefois s’affirme la volonté de connaître et de que, loin de concevoir les lois de l’univers comme
maîtriser cet espace céleste, comme en atteste la le signe d’un dessein divin dont nous ferions plei-
mention de la date et du parcours des comètes (as- nement partie, le narrateur nous exclut explicite-
sociés parfois au nom de l’auteur de leur décou- ment des rouages qui régissent ce vaste ensemble :
verte). On perçoit dans tout cela le désir de rendre ce n’est que « par accident » que le soleil nous
le ciel intelligible. éclaire de sa lumière : l’expression répétée aux
lignes 21-22 réfute radicalement l’idée que
LIRE, p. 504 l’homme puisse jouer un rôle décisif au sein du cos-
2 D’après cet extrait la pensée géocentrique s’ex- mos, au regard duquel son existence est négli-
plique par deux raisons essentielles : les hommes geable.
sont victimes de l’illusion des sens et de leur or-
gueil démesuré. Ces deux éléments les aveuglent 4 Ce texte présente l’univers comme infini. En
au point de les conforter dans leur erreur. En effet, nous extirpant des limites de notre seule vision,
ils se laissent facilement abuser par leurs percep- l’auteur nous force à concevoir par la raison le cos-
tions visuelles (ce que souligne l’emploi du verbe mos comme une confirmation vertigineuse de l’In-
« persuader », à la ligne 2, qui suggère de subir une fini. De même que nous apercevons d’autres astres,
forme d’influence) et leur font croire à la mobilité selon l’étendue limitée de notre vision, il nous faut
du ciel parce qu’ils ne ressentent pas celle de la présupposer l’existence d’autres « mondes », qui,
terre. La comparaison avec le vaisseau qui ne per- pareillement au nôtre, pourraient « vraisem-
çoit pas son propre mouvement en dit long quant à blable(ment) » (l. 25) distinguer encore d’autres
la capacité qu’ont les sens de troubler notre raison. globes attestant de l’immensité sans fin de l’uni-
Mais cet entêtement dans l’erreur naît surtout de vers. Les deux personnages de cette fiction sem-
« l’orgueil insupportable des humains » (l. 6) par blent ressentir le même vertige devant cette démul-
lequel ils se complaisent dans la certitude d’être le tiplication des mondes à l’infini, comme le souli-

303
gnent les formules redondantes « il en va éternelle- hommes à plus d’humilité, en réduisant à néant la
ment de cette sorte » (l. 28) et « l’univers est éter- place illustre qu’ils s’octroient.
nellement construit de cette sorte » (l. 38-39).
L’absence de délimitation à laquelle est sujet l’uni-
vers permet de faire le lien entre « éternité » et « in- 4. Pierre-Simon de Laplace
fini », qui sont la même manifestation, respective-
Essai philosophique des probabilités (1814)
ment temporelle et spatiale, du divin, comme le
précise le parallélisme des lignes 30-32. Or consi-
dérer l’univers comme borné ce serait le ramener LIRE, p. 505
aux limites de notre propre finitude. C’est pourquoi 1 L’évolution de l’Univers dépend de relations de
l’auteur envisage la Création sous l’angle d’un cause à effet, tout événement a une cause. Ainsi, si
Créateur qui ne saurait, lui, trouver sa place dans un esprit pouvait avoir une connaissance parfaite
un monde fini, pour nous obliger à sortir de notre de toutes les lois de la nature et de toutes les posi-
système de pensée réducteur. Ce faisant, c’est aussi tions des objets qui composent l’Univers, ainsi que
une façon de nous confronter à la difficulté pour des forces qui s’exercent sur eux, alors il serait ca-
l’esprit humain à appréhender l’absence de bornes, pable de prédire l’avenir. Laplace invente la fiction
la démultiplication des possibles, qui scelle du d’un démon parfaitement intelligent qu’on appelle
même coup notre incapacité fondamentale à parve- le « démon de Laplace ».
nir à une connaissance étendue de l’univers.
2 Laplace dit que les découvertes en physique sont
VERS L’INTERPRÉTATION, p. 504 un premier pas vers la connaissance parfaite de
Ce texte vise à rabaisser l’orgueil des hommes, par l’Univers que symbolise le démon. Le démon de
lequel ils se prêtent une importance injustifiée. Laplace, c’est l’aboutissement du long et laborieux
Ainsi, le narrateur n’a de cesse d’opposer la gran- processus de connaissance de l’Univers par l’hu-
deur de l’univers à la petitesse humaine pour les re- manité, le stade théorique au sein duquel nous se-
mettre à leur juste place et établir la vanité de leurs rions parvenus à une connaissance absolue des phé-
prétentions, tant il est peu « vraisemblable » (l. 7) nomènes physiques. Ce qui donne à Laplace l’es-
qu’un « grand corps » comme le soleil, « quatre poir que nous pourrions atteindre ce stade ultime,
cent trente-quatre fois plus vaste que la terre » (l. 8- c’est la découverte de la loi de gravitation univer-
9) ne brille que pour nous : la répétition de néga- selle par Isaac Newton, et les progrès importants
tions restrictives (« la nature n’a été faite que pour que la physique moderne a réalisé depuis Galilée.
eux », l. 7 ; « n’eût été allumé que », l. 9 ; « ne
soient que », l. 16) met en évidence l’aberration REGARDER, p. 505
consistant à se « persuade(r) » (l. 6) qu’un en- 3 L’astronome est représenté dans son cabinet de
semble aussi vaste et fascinant ait été conçu en vue travail, il se détourne du livre qu’il a ouvert devant
de servir nos intérêts mesquins. Et afin de mieux lui pour consulter un globe céleste, qu’il fait tour-
railler l’insignifiance de nos existences auxquelles ner du bout des doigts. Ce tableau met l’accent sur
nous accordons un prix démesuré, le narrateur use le rôle de l’observation dans les sciences phy-
d’exemples triviaux pour bien marquer le décalage siques : il ne peut pas rester dans ses livres, mais
entre l’extraordinaire complexité des éléments du doit étudier le Ciel d’un regard nouveau.
cosmos et l’utilité dérisoire qu’on en retire, comme
si ce « Dieu visible » (l. 20) qu’est le soleil n’avait
d’autre but que de « mûrir (nos) nèfles, et pommer 5. Denis Diderot
(nos) choux » (l. 9-10) ou d’éviter que « nous ne Supplément au Voyage de Bougainville
cognions […] de la tête contre les murs » (l. 20).
(1772)
Par ailleurs, ce texte stigmatise du même coup la
volonté de puissance de l’homme, qui se croit seul
et maître de l’univers. La question rhétorique des LIRE, p. 506
lignes 15 à 18 trahit précisément la mauvaise 1 Ce texte dénonce les mœurs européennes, sous le
« foi » consistant à ne tenir pour rien « ces globes regard sagace d’un vieillard étranger qui en perçoit
si spacieux » pour mieux « commander à tous ». les travers. En effet, celui-ci ne manque pas d’être
Cette soif de domination dictée par l’orgueil se voit frappé par l’esprit individualiste et l’attachement à
violemment blâmée et invalidée par des désigna- la propriété privée qui caractérisent ici les Français.
tions dénigrantes comme l’oxymore « glorieux co- La périphrase volontairement confuse « je ne sais
quins » (l. 17) ou la comparaison avec le « croche- quelle distinction du tien et du mien » (l. 5) montre
teur qui passe par la rue » (l. 22) pour ramener les combien l’idée même de propriété privée ne va pas
de soi. D’autant que cet état d’esprit semble devoir
304
engendrer des haines et convoitises inévitables. vantant la pureté de leurs mœurs « sages » et « hon-
L’exemple des jalousies introduites dans les rap- nêtes » (l. 30).
ports entre les hommes et les femmes (qui obéis-
sent aux mêmes lois de l’appartenance exclusive 3 Ce texte dénonce la supériorité inique que s’arro-
chez les Français) contribue à illustrer l’effet per- gent les Européens sur des peuples qu’ils considè-
vers de cette mentalité, puisque les relations sont rent naturellement comme des esclaves. Le lexique
entachées de haine et de violence, comme le si- de la servitude en dit long sur les dérives colonia-
gnale la métaphore filée de la férocité animale listes des Français (« esclavage », l. 11 ; « es-
(« fureurs », l. 7 ; « folles », l. 8 ; « féroce », l. 8 ; clave », l. 12 ; « esclave », l. 22 ; « asservir »,
« égorgés », l. 9 ; « teintes de votre sang », l. 10). l. 22-23 ; « t’emparer », l. 24), qui envisagent sans
De même, la réaction brutale excessive de Bou- état d’âme « le vol de toute une contrée » (l. 21), au
gainville devant les chapardages auxquels les Tahi- prétexte que ses habitants sont frustes et sans dé-
tiens ont pu se livrer témoigne de cette folie de la fense. C’est donc une inégalité profonde qui s’af-
possession qui l’habite : le décalage frappant entre firme dans ce rapport de domination, que le vieil-
ces « méprisables bagatelles » (l. 19) et le « vol de lard reconnaît sans hésiter : animés d’un certain
toute une contrée » (l. 21) que le navigateur fo- « mépris » (l. 33) pour la naïveté des mœurs des
mente en retour rend compte d’une sorte d’aliéna- Tahitiens et la frugalité de leur mode de vie, les
tion née du besoin de possession. Et transparaît par Français, parce qu’ils sont sans conteste « le[s] plus
là même toute la volonté de domination qui carac- fort[s] » (l. 18), s’estiment les maîtres légitimes de
térise les Européens, qui se croient autorisés à s’ac- ces terres et de leurs habitants. Or le vieillard dé-
caparer des terres étrangères, ce que confirme nonce ce « brigand[age] » (l. 1) et met en lumière
l’acte de propriété symboliquement « enfoui dans l’iniquité d’une telle posture en inversant subtile-
[la] terre » (l. 11) tahitienne stipulant avec une as- ment les rôles de manière à projeter les Européens
surance choquante « Ce pays est à nous » (l. 14- dans la situation où ils seraient confrontés à la
15). même injustice criante, à l’aide de la question rhé-
torique des lignes 16-18.
2 La société tahitienne offre les caractéristiques Mais dénoncer ces rapports inégalitaires est aussi
d’une culture plus proche d’un état de nature origi- une façon de rappeler qu’aux yeux de la nature,
nelle. Les Tahitiens incarnent une forme de bon tous les hommes sont « frère[s] » : l’expression
sens naturel et de naïveté positive, dans leurs « deux enfants de la nature » (l. 25) permet de réin-
mœurs comme dans leurs pratiques, reflet d’une troduire une égalité naturelle par-delà les diffé-
authentique liberté. Diderot les dépeint comme une rences de culture. Dès lors, aucun peuple ne peut
enfance de l’humanité qui « [suit] le pur instinct de prétendre « [s]’emparer » d’un autre, et le texte ré-
la nature » (l. 3-4). Leur mode de vie est particuliè- tablit un juste équilibre en réaffirmant la réciprocité
rement simple car ils se contentent de satisfaire des droits à travers le chiasme « quels droits as-tu
leurs besoins fondamentaux, ce qui s’exprime no- sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? » (l. 25-26).
tamment dans la formulation sobre et binaire des
parallélismes des lignes 34-35 : « Lorsque nous 4 Ce discours peut nous délivrer un certain nombre
avons faim, nous avons de quoi de manger ; lorsque de leçons. Tout d’abord, en faisant parler ce vieil-
nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir ». lard empreint de sagesse, Diderot joue de la tech-
Leur bonheur ne saurait dépendre de « besoins su- nique du regard étranger pour mieux remettre en
perflus » (l. 34). Par ailleurs, ils connaissent le sens question nos certitudes et les fondements de notre
du partage et constituent une société communau- culture, que nous ne songeons plus à interroger : la
taire très soudée. La brièveté de la formule « tout tonalité polémique dominante, appuyée par un art
est à tous » (l. 4-5) n’admet aucune réserve, si bien consommé de la rhétorique (qui d’ailleurs tranche
que les Tahitiens pratiquent la polygamie : « [les] assez avec la rusticité de ces « sauvages »), mal-
filles et [les] femmes [leur] sont communes » (l. 6). mène fortement l’assurance dans laquelle nous
Cet esprit d’ouverture et de partage se reconnaît nous rengorgeons. Nous sommes donc invités à re-
également dans la bienveillance avec laquelle ils se lativiser nos mœurs et nos pratiques, guidées no-
comportent à l’égard des étrangers : ils se montrent tamment par un instinct de propriété probléma-
particulièrement accueillants envers les naviga- tique. Ce discours nous suggère donc par là même
teurs français, avec qui ils « partag[ent] » (l. 6) de reconsidérer nos préjugés ethnocentriques, en
leurs femmes, qu’ils font « entr(er) dans [leurs] ca- montrant ouvertement ses dérives colonisatrices.
banes » (l. 36) et qu’ils reçoivent en « frère[s] » La prétendue supériorité occidentale est à l’origine
(l. 25), comme le rappellent toutes les questions d’actes de domination et d’oppression tout à fait
rhétoriques des lignes 26-29. De fait, ces « inno- iniques, dont l’esclavage fait partie. Ce texte incite
cents » (l. 2) semblent ignorer le mal, le vieillard alors, au contraire, à reconnaître le relativisme des
305
cultures, en suggérant que des modes de vie plus monde, sans quoi ils auraient eu beaucoup à ap-
simples ne sauraient être une preuve d’infériorité. prendre d’eux.
Si bien qu’il semble même laisser entendre que On notera enfin la persistance étonnante au cours
nous aurions beaucoup à apprendre de la culture de du temps à ne pas considérer les peuples découverts
l’autre : en observant ces pratiques plus libres et comme des êtres humains à part entière, comme en
plus humaines, nous pourrions nous affranchir de témoignent les expositions coloniales qu’ont con-
nos schémas de pensée trop établis. D’autant que nues les XIXe et XXe siècles : en exhibant ainsi des
Diderot présente les Tahitiens comme de « bons représentants de divers peuples sous couvert d’exo-
sauvages », plus proches d’une nature originelle, tisme on leur dénie tout rapport à l’humanité en les
que les mœurs corrompues des Européens auraient assimilant à des sous-espèces propres à exciter une
fini par trahir. À travers cette confrontation, l’au- curiosité malsaine.
teur veut nous inviter à passer outre toutes les
formes de différences, pour percevoir en l’Autre le VERS L’INTERPRÉTATION, p. 506
Même, à l’instar des Tahitiens qui se distinguent ici En confrontant de la sorte les deux cultures, Dide-
par cette belle formule : « Nous avons respecté rot remet efficacement en question les notions de
notre image en toi » (l. 29). Il en appelle à plus de progrès et de civilisation. En effet, en reléguant au
fraternité humaine, d’autant que considérer l’autre rang de « méprisables bagatelles » (l. 19) les raffi-
comme un « frère » (l. 25) c’est aussi conforter sa nements et les acquis de la société occidentale, il
propre humanité. Et ce faisant, il ouvre la voie vers tend à nous faire prendre conscience de notre dé-
la reconnaissance des droits de l’homme, univer- pendance aux « besoins superflus » (l. 34) que nous
sels et irrépressibles. nous sommes créés de toutes pièces, au nom d’un
progrès qui paradoxalement nous dénature. La
RECHERCHER, p. 506 question narquoise qui clôt l’extrait (« qu’y
5 Ce dossier permet de rendre compte des relations manque-t-il à ton avis ? ») renvoie Bougainville à
complexes qu’entretiennent les Européens avec les l’évidence de l’insatisfaction maladive et injusti-
peuples qu’ils découvrent. Tout en étant animés fiée qu’engendre un mode de vie trop sophistiqué.
d’une très grande curiosité à leur égard, par souci L’existence rudimentaire des prétendus sauvages,
scientifique ou réflexe insurmontable, ils restent caractérisée par l’« ignorance » (l. 31), se passe de
surtout sensibles aux différences qui les opposent, ces « inutiles lumières » (l. 31-32) : l’oxymore jette
ce qui, bien que compréhensible compte tenu de la ici le discrédit sur l’état prétendument avancé de la
nouveauté radicale qui ressort de ces rencontres, civilisation européenne. Diderot fait vaciller notre
reste un frein à la reconnaissance de l’égalité ou à confiance dans le progrès linéaire et assuré d’une
la réciprocité des rapports. Les Occidentaux peu- culture qui se sait « l[a] plus fort[e] » (l. 18), en
vent toutefois se montrer compréhensifs, admiratifs suggérant un possible retour à des valeurs natu-
et compatissants, émus par la simplicité d’une hu- relles délaissées, au nom précisément du « bon-
manité plus fruste, comme c’est le cas du capitaine heur » (l. 3) que ne garantit pas le progrès. Ce der-
Cook, par exemple, intrigué par l’absence de nier pourrait même être un obstacle au bonheur, le-
cruauté des peuples primitifs. Mais forts d’une pré- quel repose surtout sur la simplicité des besoins et
tendue supériorité culturelle, les Européens consi- des mœurs, comme le soulignent le parallélisme de
dèrent avec un certain mépris voire un dégoût non la ligne 2 (« Nous sommes innocents, nous
dissimulé la naïveté de ces sauvages, incapables se- sommes heureux »), suggérant une forme d’équi-
lon eux d’apprécier l’art et le raffinement, comme valence, ou la tournure emphatique « Tout ce qui
on peut le vérifier dans la réaction de Bougainville est nécessaire et bon, nous le possédons » (l. 32).
vis-à-vis des indigènes de Port Galant. Si bien que l’auteur en vient à inverser les situa-
Bien sûr, l’histoire des relations entre l’Europe et tions des deux cultures : les Tahitiens incarnent une
les autres continents est grevée de dominations et humanité plus accomplie, dont les mœurs « sont
d’oppressions multiples, dans un esprit de conquête plus sages et plus honnêtes » (l. 30), tandis que les
dont les Amérindiens ont particulièrement souffert. Français, qui considèrent précisément ce peuple
La logique coloniale impose par ailleurs la diffu- « comme [une] brute » (l. 24), comportent tous les
sion de la pensée occidentale. traits des animaux, se montrant « féroce[s] » (l. 8)
En somme, on ne peut que déplorer avec Rousseau et prêts à s’« égorg[er] » (l. 9). Cette image régres-
que les Européens, « plus curieux de remplir leurs sive illustre toute l’aliénation paradoxale liée au
bourses que leurs têtes », n’aient pas vraiment su progrès.
s’ouvrir à la nouveauté et n’aient porté sur les
peuples autochtones que le regard infatué de
l’homme blanc, aveuglé par sa propre vision du

306
Texte écho (l. 15). À la fin du texte cependant, la comparaison
6. Claude Lévi-Strauss se renverse : Dieu a agi « comme font les bons
sculpteurs et les bons peintres » (l. 15-16).
Race et Histoire (1952)
4 Saint Luc, qui est réputé avoir fait le portrait de
LIRE, p. 507 la Vierge, est une figure qui permet de mettre en
1 L’attitude la plus ancienne de l’humanité est valeur le caractère sacré de l’activité artistique. Va-
l’ethnocentrisme, c’est-à-dire le refus de la diver- sari se peint sous les traits de l’évangéliste (repré-
sité des cultures, le rejet des manières d’être diffé- senté avec l’animal qui le symbolise dans la tradi-
rentes des nôtres. Elle se manifeste par le rire (notre tion, le bœuf) en train de peindre une Sainte-Vierge
réaction face au kilt des Écossais), ou bien par la portée par les anges : il semble avoir accès à une
peur (sentiment de menace). Les Grecs les premiers vison divine qu’il reproduit pour les autres
appelaient « barbares » ceux qui ne parlaient pas hommes, par exemple pour ceux qui sont derrière
leur langue, c’est une onomatopée qui qualifie les lui et qui regardent le tableau.
autres d’animaux. On assimile les autres cultures à
la nature, afin de les disqualifier. 5 Dürer insiste davantage dans l’extrait sur le ca-
ractère artisanal de l’activité artistique, qui relève
2 L’ethnocentrisme apparaît comme une attitude d’un apprentissage méthodique, que Vasari, qui en
universellement répandue. Elle est naïve, parce donne une vision moins scientifique.
qu’elle ignore que les autres peuples pensent la Cependant pour tous les deux l’artiste doit s’exer-
même chose. Elle est propre à celui qui ne s’est ja- cer à copier le réel de façon exacte, et ce travail re-
mais réellement confronté à d’autres cultures que lève d’une certaine proximité avec Dieu (l’artiste a
la sienne. Le paradoxe vient de ce que tout un cha- reçu « don de Dieu » chez Dürer, l. 22 ; il trouve
cun pense que la culture dont il est issu est la meil- dans la création divine le modèle de toute œuvre
leure qui soit. d’art chez Vasari).

Présenter un tableau, p. 509


PARCOURS 2 On pourra distribuer la grille d’évaluation suivante
Décrire, imaginer, figurer, p. 508-513 aux élèves :

Critères de réussite Commentaires


Arts et culture Le choix de l’œuvre est
Peindre l’homme au XVIe siècle pertinent (elle date de la
Renaissance et a un intérêt
1 Dürer veut trouver une méthode pour réussir à re- du point de vue de la repré-
présenter « la beauté véritable » (l. 3). Pour cela, il sentation de l’homme).
cherche à établir « la juste proportion » (l. 12) ou la La présentation orale est vi-
« la meilleure mesure de la figure humaine » vante, le texte n’est pas lu.
(l. 16). Pour lui, c’est sur la justesse des proportions La langue est correcte.
que repose la beauté d’une représentation de
l’’homme.

2 Chaque dessin présente le même homme mais en 1. André Thévet


variant les proportions des différentes parties de Les Singularités de la France antarc-
son visage (le crâne, le front, le nez, le menton). Par tique (1557)
exemple, pour passer du dessin en haut à gauche au
dessin en haut à droite, on peut remarquer que
RECHERCHER, p. 510
Dürer a agrandi la taille du front par rapport à celle
1 Le mot « sauvage » est d’abord un adjectif, em-
du nez.
ployé ensuite comme un nom. Le sauvage désigne
celui qui vit à l’écart de la civilisation, proche de
3 Dieu est pour Vasari le premier modèle de l’ar-
l’état primitif. Il désigne ensuite un individu qui
tiste : en créant le monde, et en particulier
n’aime pas la vie en société, voire qui est brutal,
l’homme, il a créé ce qui sert de modèle aux
violent. Au XVIe siècle et dans ce texte de Thévet,
peintres et aux sculpteurs. En façonnant Adam à
on l’emploie dans le premier sens du terme ; il n’a
partir de la terre, il a agi comme un sculpteur par-
pas forcément de connotation péjorative.
fait : il a manié une matière imparfaite pour faire
une œuvre belle « par suppression ou par addition »
307
LIRE, p. 510 les Européens, comme les Tupinambas, ou de civi-
2 Le peuple décrit par Thévet rend hommage au lisations très complexes.
mort à travers « un deuil merveilleux » (l. 2) qui
dure plusieurs mois. Leurs cérémonies sont très 2 Montaigne met en valeur le fait que les civilisa-
élaborées et répétées à chaque deuil. On peut tions inca (Cusco) et aztèque (Mexico) n’ont rien à
s’étonner qu’un peuple primitif accorde autant envier à la civilisation européenne. L’exemple du
d’importance à la perte d’un homme, mais il faut jardin du roi qui contient des reproductions en or
rappeler que les rites funéraires sont universels. de toutes les plantes selon une classification précise
et de son cabinet qui contient des reproductions de
3 Les sauvages rendent hommage, à travers le tous les animaux permet de souligner à la fois la
deuil, aux guerriers (l. 9). Cela sert à « élever le richesse et l’étendue des connaissances de ces civi-
cœur des jeunes enfants, et les émouvoir et animer lisations. Montaigne insiste aussi sur leur habileté
à la guerre, les enhardir contre leurs ennemis » dans toutes sortes d’activités artisanales (« l’indus-
(l. 29-31). trie », l. 24). Enfin, il affirme la valeur morale des
habitants de ces cités, tant pour ce qui est de leur
4 Thévet décrit les sauvages comme des hommes honnêteté et de leur bonté que pour ce qui est de
sensibles et dont les rites sont comparables à ceux leur courage.
des peuples dits civilisés. En effet, ils ont une reli-
gion, croient à une forme de vie après la mort (l. 12- 3 Cet extrait fait, en creux, un portrait peu élogieux
13) et rendent les honneurs aux morts. À la fin du des européens. Montaigne commence par dire que
texte, Thévet les compare aux Romains : « Les Ro- si le Nouveau monde est encore jeune et plein de
mains avaient quasi semblable manière de faire » vigueur, l’Ancien monde est en train de décroître et
(l. 32). Il souligne ainsi explicitement qu’ils agis- de « tomber en paralysie ». Non seulement il est sur
sent comme un peuple très civilisé. le déclin, mais il est plein de vices, qu’il a montré
lors de la conquête des Amériques, où les Euro-
5 Thévet cherche à impliquer ses lecteurs dans son péens ont abusé de la bonne foi des peuples rencon-
texte par l’emploi de la deuxième personne du plu- trés dans le Nouveau monde. L’Europe apparaît
riel et du futur. Il emploie également des verbes de comme décadente : les peuples d’Amérique sont
perception, comme pour pousser ses lecteurs à comparés à ceux de l’Antiquité, supérieurs en va-
vivre vraiment ce qu’il décrit (« entendrez », l. 4 ; leur à ceux du XVIe siècle pour Montaigne.
« verrez », l. 6). Il rapporte aussi leurs propos au
discours direct (l. 8 à 13). VERS LA RÉFLEXION, p. 511
On peut penser qu’il est nécessaire d’avoir vu un
peuple de soi-même pour en parler de façon juste,
2. Michel de Montaigne et en connaissance de cause. Ceux qui parlent de ce
dont ils n’ont pas directement été témoins sont tou-
Essais (1595, posthume)
jours tributaires de leurs sources, et même quand
ces dernières sont fiables, on peut douter de la per-
LIRE, p. 511 tinence de leur réflexion puisqu’ils livrent une in-
1 Montaigne donne une image double des habitants terprétation qui n’est pas fondée sur leur expé-
du nouveau monde. D’un côté il insiste sur leur rience. Cependant, le fait de réfléchir à partir de
proximité avec la nature (leur « mère nourrice », sources multiples et de chercher à leur donner un
l. 7) ; il affirme que leur culture est moins élaborée sens unifié peut aussi donner davantage de hauteur
que celle des Européens, mais pour valoriser le fait de vue à l’écrivain, qui ne se sent pas tenu à une
qu’ils forment un monde jeune et plein de vigueur, description minutieuse de ce qu’il a vu, mais peut
d’honnêteté et d’intelligence, pas encore défiguré réfléchir au sens général d’une expérience comme
par les vices de la culture : « un monde enfant » ici la découverte de l’Amérique.
(l. 18). D’un autre côté, il souligne la grande per- On en voit un exemple à la fin des deux extraits qui
fection des civilisations aztèque et inca et de leurs nous sont présentés. Montaigne comme Thévet
ouvrages, pour montrer qu’ils ne sont inférieurs en compare les peuples du Nouveau monde à ceux de
rien aux Européens, sinon pour ce qui est de la mé- l’Antiquité. Mais cette réflexion n’occupe pas la
chanceté, car ils leur sont supérieurs moralement. même place dans l’économie de chacun des deux
On a le sentiment que Montaigne utilise dans ce textes. En effet, le texte d’André Thévet, qui a fait
passage tous les arguments pour donner une image le voyage aux Amériques, est essentiellement des-
favorable des Amérindiens, qu’il s’agisse de ceux criptif, et finit par comparer les rituels funéraires
qui font partie de certaines tribus rencontrées par tupinamba et romain ; ces derniers ont en commun
leur caractère démonstratif et festif, puisqu’ils
308
comprennent des déplorations, mais aussi des jeux On pourra s’appuyer sur l’exemple de L’Île des es-
et de la musique. Michel de Montaigne au contraire claves et montrer que cette île est une critique de la
fait cette comparaison au terme d’un propos plus société grecque et de sa pratique de l’esclavage.
général, qui parcourt des aspects très différents du L’utopie fonctionne comme un miroir inversé de la
Nouveau monde, et s’intéresse autant aux « sau- société réelle dans laquelle vit l’auteur : en repré-
vages » du Brésil dont des auteurs comme Thévet sentant un monde idéal, elle permet au lecteur de
ont traité, qu’aux Incas ou aux Aztèques, pour les- prendre conscience des défauts du monde réel.
quels il dispose d’autres sources. La comparaison Dans un second temps, le sujet invite à dépasser
avec les Romains est alors une comparaison de va- cette première fonction de l’utopie et à se demander
leur ; c’est un moyen pour lui de réfléchir sur la si ce genre peut aller plus loin et aider à changer la
marche des civilisations, et sur la manière dont société. On pourra consacrer un deuxième para-
elles connaissent un temps de jeunesse et de crois- graphe à se demander pourquoi on peut affirmer
sance, une apogée, puis la décadence. Son objet est cela. Là encore, l’exemple de L’Île des esclaves est
plus ample. La réflexion de Thévet est ancrée dans intéressant : les habitants de l’île ne veulent pas
ce qu’il a vu et cible un point de comparaison pré- seulement vivre dans un monde idéal, loin des dé-
cis, tandis que celle de Montaigne est plus générale. fauts de la société grecque. Ils veulent aussi donner
Les deux sont pertinentes, mais à des niveaux dif- une véritable leçon aux Grecs et faire en sorte qu’ils
férents. modifient leurs lois. La fonction de l’utopie est en
effet politique : il s’agit de fournir un modèle à la
société et d’essayer de la changer.
3. Pierre de Marivaux Il serait intéressant d’intégrer des exemples de dys-
topies dans le développement car le fonctionne-
L’Île des esclaves (1725)
ment de la dystopie est différent mais sa fonction
est identique. On pourra s’appuyer sur des
LIRE, p. 512 exemples tirés du cinéma et des séries.
1 L’île des esclaves est une utopie car la société qui
y vit a établi de nouvelles lois et mis fin à l’escla-
vage (l. 9-10). Il s’agit donc d’une société idéale
car elle a mis fin à l’inégalité entre les hommes. En 4. Louis-Sébastien Mercier
outre, on peut rappeler que depuis Thomas More, L’An 2440 (1771)
l’utopie est généralement décrite sur une île.
LIRE, p. 513
2 Les habitants de l’île veulent permettre aux Grecs 1 La rue du XVIIIe siècle est décrite comme un lieu
de s’améliorer, de remettre en cause les lois de leur dangereux, où les accidents sont nombreux en par-
société. Trivelin l’affirme : « nous vous corri- ticulier pour les piétons, où les plus riches dans
geons » (l. 13). En rendant les Grecs esclaves, ils leurs carrosses font régner la terreur, et où l’on cir-
leur donnent un « cours d’humanité » (l. 17) qui cule lentement en raison du trafic. Au XXVe siècle
consiste à leur faire comprendre que l’esclavage est en revanche, la circulation est bien ordonnée, les
injuste. C’est exactement la fonction de l’utopie en piétons sont respectés et les voitures à cheval ne
général. servent qu’à transporter les biens utiles, et non plus
les personnes ; la seule exception est faite pour les
3 L’expression « votre esclavage, ou plutôt votre personnes âgées qui ont bien servi leur pays et qui
cours d’humanité » (l. 17) est une antithèse car ont le droit d’être transportées en voiture si elles ne
l’esclavage est inhumain. Cette formule souligne marchent plus bien. Enfin, les accidents sont rares
que les habitants de l’île instruisent les Grecs par et les victimes sont spontanément prises en charge
l’exemple : ils leur font vivre une expérience néga- par le fautif.
tive (l’esclavage) pour qu’ils en tirent une expé-
rience positive (l’humanité). 2 Le Paris du XXVe siècle décrit par Mercier n’est
pas irréaliste au sens où aucun élément fantaisiste
VERS LA RÉFLEXION, p. 512 ou merveilleux n’est mentionné. Cependant, il n’a
Le sujet invite à réfléchir aux fonctions de l’uto- pas non plus essayé d’imaginer les transformations
pie : « critiquer la réalité », « changer » la réalité. techniques apportées par le temps – par exemple il
La formulation du sujet suppose que l’utopie serve n’imagine pas que d’autres moyens de transport au-
toujours, au moins dans un premier temps, à criti- ront remplacé la voiture à cheval – : la vision qu’il
quer la réalité : il s’agira alors de montrer, dans un donne du Paris du futur a d’abord pour but de faire
premier paragraphe, comment l’utopie y parvient. la critique de celui de son temps.

309
3 Mercier part de cet objet très ordinaire qu’est la PARCOURS 3
voiture à cheval pour opérer une critique sociale de
son temps. En effet, au XVIIIe siècle, pouvoir circu-
L’homme et l’animal, p. 514-519
ler en voiture est une marque de richesse, et Mer-
cier met en évidence tous les abus liés à l’usage de 1. Michel de Montaigne
ces voitures par des personnes qui se pensent au- Essais (1595, posthume)
dessus des autres : des personnes riches
(« l’homme doré », l. 4), et plus particulièrement
REGARDER, p. 514
certaines catégories sociales dont il dénonce l’arro- 1 L’hermine semble traitée comme un animal de
gance : les « traitants », les « courtisanes » et les compagnie, que l’on caresse affectueusement, au
« petits-maîtres » (l. 13-14), qui n’appartiennent même titre que la chatte évoquée par Montaigne.
pas à la noblesse bien établie mais font valoir leur
supériorité financière sur « l’honnête bourgeois » 2 L’hermine symbolise la pureté et la loyauté, à la
(l. 16) en faisant comme si la rue leur appartenait. Renaissance.
Mercier dénonce aussi l’oisiveté des riches qui ne
se donnent pas la peine de marcher comme si c’était
LIRE, p. 514
indigne d’eux. Sa vision utopique de Paris valorise 3 On peut proposer le plan suivant :
par contraste une société où on donne moins de – lignes 1 à 12 : le constat de la présomption hu-
poids aux apparences et où les riches ne cherchent maine ;
pas à affirmer leur statut en écrasant les pauvres. – lignes 12 à 15 : le problème posé : peut-on affir-
mer que l’homme est plus intelligent que les ani-
RECHERCHER, p. 513 maux ? ;
4 On considère souvent que Claude-Nicolas Le- – lignes 16 à 38 : l’argument : nous ne partageons
doux (1736-1806) a été un architecte utopiste. On pas de langage commun et ne pouvons donc pas ju-
n’entend pas par là qu’il n’a proposé que des pro- ger l’intelligence des animaux.
jets de villes idéales jamais réalisées – même si cela
a été le cas par exemple pour la ville de Chaux – 4 L’humanité est orgueilleuse car elle s’estime su-
mais qu’il considérait que par l’architecture on périeure aux autres espèces, alors que rien ne lui
pouvait rénover profondément la structure sociale permet de l’affirmer avec certitude.
et promouvoir un mode de vie plus sain et plus éga-
litaire. La saline d’Arc et Senans est un exemple de 5 Montaigne remet en cause l’idée selon laquelle
réalisation de ce type. Comme les écrivains uto- les animaux seraient dénués d’intelligence. Pour
pistes, Ledoux cherche à façonner un dispositif so- affirmer cela, il faudrait accéder à leur pensée grâce
cial où tout ce qui crée des tensions entre les à un langage commun, qui n’existe pas.
hommes soit éliminé et où toutes les bonnes dispo-
sitions morales de l’humanité puissent librement
s’exprimer. Ses vues sur le rapport entre architec-
ture, morale et politique sont rassemblées dans 2. René Descartes
L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, Lettre au marquis de Newcastle (1646)
des mœurs et de la législation.
Voir : https://gallica.bnf.fr/essentiels/repere/le- LIRE, p. 515
doux-1736-1806 1 Le langage humain est le signe de la présence de
la pensée en nous. Il permet d’exprimer des pen-
COMPARER, p. 513 sées qui ne se rapportent pas nécessairement à des
5 Comme le Paris décrit par Mercier, la ville dessi- passions, c’est-à-dire à des sentiments ou des désirs
née par Ledoux est ordonnée, avec de larges rues que nous éprouvons, mais à notre raison. Il le fait à
qui doivent permettre une circulation facile des ha- l’aide de signes. Le langage humain est adapté à
bitants et des marchandises. Elle donne une impres- une situation précise (« à propos »), il ne procède
sion de clarté et de propreté très éloignée de la réa- pas d’un automatisme, d’un comportement rigide
lité de la ville au XVIIIe siècle. et stéréotypé comme l’instinct naturel.

2 Descartes affirme que le « fou » utilise le langage


en rapport avec une situation ou un sujet précis,
donc le « fou » pense, mais il ne pense pas de ma-
nière rationnelle. Il parle à propos des sujets qui se
présentent, soit les sujets qui se présentent sont
l’objet de son délire (des hallucinations d’un objet
310
perçu), soit il produit lui-même des pensées déli- réfléchir aux vices des hommes, à la manière des
rantes. fables animalières.

VERS LA RÉFLEXION, p. 516


3 Montaigne dit qu’il y a moins de différences entre On pourra proposer le plan suivant aux élèves.
les hommes qu’entre les hommes et les animaux.
Or, aucun animal n’a jamais utilisé de signes pour I. Une comparaison éclairante
communiquer des pensées qui ne se rapportent pas A. Elle permet de relativiser la place de l’homme
à une passion. De plus, les hommes qui n’ont pas dans le monde
la possibilité de proférer des sons ou de les en- B. Elle permet de mieux considérer les animaux,
tendre, comme les muets et les sourds, emploient comme créatures d’égale dignité
d’autres signes pour communiquer leurs pensées C. Elle permet aussi de réfléchir aux spécificités du
(le langage des signes). Ce n’est pas parce qu’ils règne animal par rapport à l’humanité
n’ont pas la possibilité physique de parler que les
animaux ne parlent pas (par exemple, pas de la- II. Mais cette comparaison a ses limites
rynx, de cordes vocales, etc.), mais plutôt parce A. L’homme a tendance à projeter sur les animaux
qu’ils n’ont pas de pensées. En outre, on ne peut des concepts qui lui sont propres
pas dire qu’il se pourrait que les animaux parlent, B. L’animalité échappe à certaines certitudes des
mais qu’on ne comprend pas leur langage, car ils hommes
sont tout à fait capables de nous communiquer leurs C. Cette comparaison est parfois faite à des fins peu
passions (un chat miaule pour réclamer de la nour- éthiques, pour justifier des maltraitances à l’égard
riture). Enfin, on ne peut pas tirer argument de ce des animaux
que les animaux font certaines choses mieux que
nous ; par exemple, les chiens sont meilleurs à la
chasse car leur odorat leur fournit des informations
auxquelles nous n’avons pas accès. En effet, cela
4. Jeremy Bentham,
prouve qu’ils sont guidés par leur instinct naturel, Introduction aux principes de la morale et de
car on fait mieux les choses, et avec plus de dexté- la législation (1789)
rité, quand on n’a pas besoin d’y réfléchir. Par
exemple, quand on sait conduire, on n’a pas besoin LIRE, p. 517
de réfléchir à chaque geste, sinon cela serait handi- 1 Bentham fait référence à l’abolition de l’escla-
capant. vage pendant la Révolution française, notamment à
Haïti en 1793, mais aussi à la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen de 1789. La ci-
3. François de La Rochefoucauld toyenneté a été accordée aux esclaves en 1794. La
Du rapport des hommes avec les animaux Révolution, en affirmant que tous les hommes,
quelle que soit leur origine ethnique, ont les mêmes
(vers 1673-1679)
droits, s’est attaquée à l’idée que certaines « races
inférieures » étaient faites pour servir les « races
LIRE, p. 516 supérieures ». L’appartenance raciale vient justifier
1 L’homme occupe une place ambivalente : à la la domination. De la même manière, on s’appuie
fois il semble n’être qu’une créature parmi toutes sur les différences entre hommes et animaux pour
les autres, tant la liste des animaux est longue, et justifier l’exploitation de ces derniers.
être une créature qui rassemble les défauts de toutes
les autres espèces. 2 « Le nombre de jambes, la pilosité de la peau,
l’extrémité de l’os sacrum » d’un côté, et « La fa-
2 Cette longue liste d’animaux est l’occasion culté de raisonner », « la faculté du langage » de
d’énumérer un nombre important de défauts et de l’autre. Les premières sont des différences d’ordre
créer une surprise lorsque l’homme est enfin cité, physique, et les secondes des différences d’ordre
non comme créature supérieure aux bêtes, mais intellectuel ou moral.
comme être qui cumule l’ensemble de ces vices.
3 S’il semble évident que les différences d’ordre
3 L’animal n’est pas cité comme objet de connais- physique ne devraient pas rentrer en ligne de
sance ou de questionnement. La Rochefoucauld ne compte pour penser la manière dont nous accor-
se présente pas comme un naturaliste, mais un mo- dons des droits, cela est plus discutable pour les dif-
raliste : cette liste de bêtes est surtout l’occasion de férences d’ordre intellectuel. Cependant, même en
admettant que les différences d’ordre intellectuel
311
devraient jouer un rôle, cela aboutit à des incohé- 6. Jean-Jacques Rousseau
rences parce que le bébé humain a des capacités in-
Discours sur l’origine de l’inégalité parmi
tellectuelles plus rudimentaire qu’un cheval âgé,
or, on traite le bébé humain avec plus de considé- les hommes (1755)
ration. Il est plus facile de communiquer avec le
cheval qu’avec le bébé humain. Mais les capacités LIRE, p. 519
intellectuelles ne peuvent pas être un critère gui- 1 Ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est que
dant notre considération morale, parce que cela si- l’animal est déterminé dans son comportement par
gnifierait que les personnes souffrant d’un handi- l’instinct animal, tandis que l’homme a la liberté de
cap mental ou d’une maladie neurodégénérative s’en écarter.
(Alzeihmer, par exemple) devraient être traitées
comme le sont les animaux aujourd'hui, ce qui n’est 2 Le pigeon n’est pas un animal carnivore, ainsi, il
pas acceptable. lui serait impossible de manger de la viande, même
si cela était la seule manière de survivre. À l’op-
4 Nous formons avec les animaux avec lesquels posé, les hommes dissolus oublient leur instinct na-
nous avons des rapports au quotidien une commu- turel, par exemple en mangeant des quantités ex-
nauté morale, parce que nous savons qu’ils sont ca- traordinaires de nourriture lors de banquets, ce qui
pables de souffrir comme nous. Ainsi, c’est la ca- abîme leur corps et peut les rendre malades. La li-
pacité à souffrir qui doit être le critère de notre con- berté implique la possibilité de faire des choses nui-
sidération morale. sibles pour notre santé.

3 La perfectibilité, c’est la capacité que possède


l’homme d’acquérir au cours de son existence des
5. Georges Buffon caractéristiques, des qualités nouvelles. Ce qui sup-
Histoire naturelle (1749-1788) pose aussi la faculté de les perdre, par exemple de
devenir imbécile en vieillissant. L’individu ap-
LIRE, p. 518 prend au cours de son existence à communiquer ses
1 On pourrait penser que le but de Buffon est uni- pensées par le langage, capacité qu’il perfectionne
quement naturaliste, mais en réalité, le propos est tout au long de son existence. À l’échelle de l’es-
aussi moral. À travers la description de l’âne, c’est pèce, l’humanité a considérablement amélioré les
une condamnation de la cruauté humaine que pro- conditions matérielles de son existence par la tech-
pose le texte. nique.

2 Buffon cherche à susciter la pitié du lecteur à VERS LA RÉFLEXION, p. 519


l’égard de l’âne et son indignation à propos de la Rousseau tente de déplacer la question des diffé-
cruauté humaine. Pour cela, il l’interpelle à l’aide rences entre l’homme et l’animal : en effet, il re-
de questions rhétoriques, dès le début de l’extrait. connaît à l’animal la capacité de produire des idées
Il dresse aussi un portrait élogieux de l’animal, le à partir de ses sensations. La liberté est un critère
réhabilitant, notamment par l’énumération de ses intéressant, mais Rousseau reconnaît que c’est une
qualités d’ordre moral : « aussi humble, aussi pa- question qui suscite des difficultés, parce que la li-
tient, aussi tranquille ». berté est un concept métaphysique. Il préfère
mettre en avant le critère de la perfectibilité, parce
3 L’homme est présenté comme le maître de l’âne : que c’est un concept empirique : en effet, on peut
il a donc une responsabilité à propos de cet animal facilement le constater par l’expérience et l’obser-
qu’il maltraite et déconsidère. L’animal, doué de vation.
vertus morales selon Buffon, est présenté comme
un modèle que les hommes feraient bien d’imiter.

4 Au XVIIIe siècle, l’étude de la nature est associée


à celle de l’histoire : plutôt que de trouver des lois
universelles régissant le monde, le naturaliste tente
d’établir quelle était la place des bêtes et des
plantes selon les époques.

312
UN FILM : LE PROJET NIM (2011) 6 On laissera les élèves débattre, mais Joyce Butler
exprime clairement les limites éthiques de l’expé-
1 Nim peut évoquer un enfant humain, qui apprend rience : Nim n’était en rien volontaire.
le langage et des gestes du quotidien. Les photogra-
phies montrées dans l’extrait le présentent d’ail- 7 On peut rapprocher ce film du texte de Montaigne
leurs habillé comme un petit garçon. (p. 514), qui évoque l’impossibilité pour les
hommes de communiquer avec les animaux, ce que
2 Bill Tynan peut être considéré comme une figure dément cette expérience. On peut aussi penser au
paternelle : chargé de l’éducation de Nim au quoti- texte de Buffon (p. 518), qui dénonce les maltrai-
dien, il éprouve pour lui de l’affection, comme le tances que les hommes peuvent imposer aux ani-
montrent leur proximité sur la première image et la maux domestiques.
phrase « Il était mignon. »
Faire un exposé sur le langage
3 Renee Falitz s’exclame car elle évoque quelque chez les animaux, p. 521
chose qui peut sembler incroyable : elle a pu parler On pourra distribuer la grille d’évaluation suivante
à un animal appartenant à une autre espèce, alors aux élèves.
qu’on a toujours considéré la parole comme le
propre de l’homme. Critères de réussite Commentaires
Les informations sont
4 Malgré sa maîtrise élémentaire du langage des justes et bien synthétisées.
signes, Nim reste un animal sauvage capable de La comparaison avec le
violence. film est pertinente.
Le propos est clairement
5 Nim fait preuve d’intelligence et de ruse : il re- construit.
tourne contre les humains ce qu’ils lui ont ensei- L’oral est dynamique.
gné, afin d’échapper autant que possible aux con- La langue est correcte.
traintes qu’ils lui imposent.

313
Partie 6
LANGUE
1. Les classes grammaticales de mots
et de groupes de mots 2 a. J’ai acheté la même guitare que toi. / Même
les joueurs les plus expérimentés ont du mal à com-
Observer, p. 526 prendre ce jeu.
1 Dans les phrases a et d, les mots « riches » et b. Toute la famille était là. / Il m’a tout pardonné.
« malade » sont des adjectifs, qualifiant respecti- c. Rien ne lui convient. / Il s’énerve pour de petits
vement le nom « promoteurs » et le pronom per- riens.
sonnel « vous ». d. C’est un grand dramaturge. / Elle voit grand.
Dans les phrases b et c, ces adjectifs sont substan- e. Peux-tu venir pour le déjeuner ? / Nous déjeu-
tivés et employés en tant que noms, précédés d’un nerons ensemble.
déterminant. f. Quelles eaux troubles ! / Sans lunettes, je vois
trouble.
2 Dans les phrases f et h, les mots « forte » et g. Il est bien élevé. / Il jalouse les biens d’autrui.
« sûr » sont des adjectifs, qualifiant respective-
ment le nom « voix » et le pronom personnel « il ». 3 a. adverbe exclamatif. b. béquille du subjonctif.
Dans les phrases e et g, les mots « fort » et « sûr » c. pronom interrogatif. d. pronom relatif. e. con-
sont employés en tant qu’adverbes, le premier pré- jonction de subordination. f. adverbe, en corréla-
cise l’intensité de l’adjectif « fâchée » et est l’équi- tion avec l’adverbe « aussi » dans une tournure
valent de « très », le second est employé dans la lo- comparative (comparatif d’égalité).
cution adverbiale « bien sûr ».
LIRE, p. 527
S’exercer, p. 527 4 a. Dans le texte, le mot « poltron » est un adjectif
MANIPULER, p. 527 substantivé, employé en tant que nom et précédé
1 a. te = pronom personnel, car il remplace une d’un article défini. Le « au » est la contraction de
personne ; bénéficiaire = adjectif, car il qualifie le « à » et « le ».
pronom relatif « qui », qui remplace le nom « pro- b. Le mot « poltron » s’oppose au mot « brave »
position » dans la relative. (l. 4). On peut analyser la tournure « un plus brave
b. qui = pronom interrogatif qui fait porter la que soi » comme « quelqu’un qui soit plus brave
question sur l’identité de la personne ; bénéfi- que soi » et le mot « brave » est alors un adjectif.
ciaires = nom précédé de l’article défini « les », ce On peut aussi l’analyser comme « un brave, plus
nom est issu de la substantivation de l’adjectif « bé- que soi » et le mot « brave » est alors un adjectif
néficiaire ». substantivé, employé comme nom.
c. attentifs = adjectif qui qualifie le nom « étu- c. Il s’agit d’articles partitifs. La construction syn-
diants » ; quelques-uns = pronom indéfini qui dé- taxique du verbe est attacher quelque chose à
signe un petit groupe indéfini parmi les étudiants ; quelque chose. Le « de » n’est donc pas une pré-
toute = adjectif qui qualifie le nom « discrétion ». position, mais fait bien partie d’un article partitif
d. grâce à = locution prépositionnelle qui intro- désignant une quantité non mesurable de quelque
duit un groupe de mots CC de moyen ou de cause ; chose.
brouillons = nom, car il désigne un élément et est d. « une action folle et extravagante » (l. 6-7)
précédé du déterminant « les », contracté avec e. « capitaux » = adjectif qui qualifie le nom
« à » ; numérisés = participe passé adjectivé qui « crimes » ; « fort » = adverbe (invariable, = for-
qualifie le nom « brouillons ». tement). L’auteur veut souligner la légitimité so-
e. très = adverbe qui précise en intensité l’adjectif ciale qu’avait acquise le duel.
« jeune » ; grâce = nom ; brouillonne = adjectif f. Il s’agit d’un pronom personnel, et non d’un ar-
qui qualifie le nom « grâce ». ticle défini, car il remplace le mot « peuples ». Il
n’est, de plus, pas suivi d’un nom, mais d’un verbe
à l’infinitif.

314
2. Les fonctions syntaxiques de mots créer une atmosphère à la fois douce et nostal-
gique, à donner corps à cette scène de douce et
et de groupes de mots amère remémoration au son des carillons.
2nd tercet : « au bord d’un lac de sang », « sous un
Observer, p. 528 grand tas de morts », « sans bouger », « dans d’im-
1 « Pour se sentir aimé », « âprement ». Ces menses efforts ». Les CC renforcent l’hypotypose
groupes de mots se rapportent à la phrase entière et macabre en lien avec les chants de la cloche fêlée
précisent les circonstances de l’action. qu’est l’âme du poète, comparés au « râle épais
d’un blessé ».
2 « médiocre » (phrase e), « qui ne te ressemble
pas ». Ces groupes de mots apportent une précision
sur un nom. Ils ne sont pas essentiels sur le plan 3. Les propositions subordonnées
syntaxique, mais ne peuvent pas être facilement dé-
placés, étant donné leur rôle lié au nom. conjonctives circonstancielles

3 « ce jeune enfant », « les clauses du contrat », Observer, p. 530


« conscients », « que nous devons progresser », 1 Ces propositions peuvent être déplacées et sup-
« ta prestation », « médiocre » (phrase d), « au primées sans affecter ni la grammaticalité de la
jury », « cette colère ». Ces mots ou groupes de phrase ni son sens.
mots sont essentiels sur le plan syntaxique. Ils ont
des fonctions liées aux verbes conjugués et à leur 2 Ces propositions ne peuvent pas être déplacées
construction : sujet, complément d’objet, attribut… et leur suppression affecte le sens de la phrase.
La phrase e change par exemple de sens et indique
S’exercer, p. 529 un trait de caractère permanent si l’on supprime la
MANIPULER, p. 529 proposition en couleur. Ces propositions sont
1 a. « en quatre tomes » = complément du nom toutes les deux en lien avec un mot de la princi-
« bande-dessinée » ; « avec brio » = CC de ma- pale avec lequel elles entrent en corrélation :
nière ; « du thème de la famille » = COI de « plus…que » (phrase d) et « si… que » (phrase e).
« traite ». b. « sans se soucier des promeneurs » =
CC de manière ; « des écureuils » = sujet de 3 Aucune des deux propositions de cette phrase
« jouaient ». c. « capable de tout » = attribut du n’est introduite par un mot subordonnant. Sur le
COD « cet homme » plan strictement syntaxique, nous avons deux pro-
positions juxtaposées. Il existe cependant un lien
2 a. La pratique d’un instrument apprend la ri- de subordination implicite entre les deux propo-
gueur (COD) aux enfants (COI). b. En dépit des sitions, la première exprimant une condition qui ne
possibles moqueries (CC de concession), l’en- s’est pas réalisée (= si tu ne m’avais pas menti la
fance est une période de relative insouciance dernière fois).
(CDN). c. Elle a offert un cadeau (COD) à sa pro-
fesseure de musique (COI) parce qu’elle a ap- S’exercer, p. 531
précié son enseignement (CC de cause). MANIPULER, p. 531
1 a. Dès qu’elle fut arrivée, elle jeta un regard noir
LIRE, p. 529 à l’assistance. b. Le festival a gagné du public
3 a. Il s’agit d’une tournure elliptique : « Quelle parce qu’il a axé la programmation sur le
est bienheureuse la cloche […] ! ». L’adjectif théâtre contemporain. c. L’ordinateur a été recon-
« bienheureuse » est attribut du sujet « cloche ». figuré pour qu’il gagne en espace de stockage.
En choisissant la tournure elliptique, le poète met d. Quoiqu’il soit stagiaire, il a de nombreuses res-
en valeur ce mot en le plaçant en début de vers et ponsabilités. e. J’ai invité mon petit frère au restau-
en l’accolant au nom « cloche » (Attention : il ne rant parce qu’il a obtenu son baccalauréat. f. Il a
s’agit cependant pas d’une épithète !). Il veut sou- tellement mal qu’il abandonne le combat. g. Si
ligner ainsi le sort heureux de cet objet qui connaît un joueur abandonnait, nous n’aurions pas de
sa mission et renforcer le futur contraste avec la remplaçant.
« cloche fêlée » qu’est son âme.
b. 1er quatrain : « pendant les nuits d’hiver », 2 a. Ce ne sera pas facile parce que tous les can-
« près du feu qui palpite et qui fume », « lente- didats ont des dossiers de qualité. b. Nous nous
ment », « Au bruit […] brume ». Les CC servent à battrons pour que justice soit faite. c. Bien que la
pièce montée soit tombée pendant son transport,

315
la soirée a été une réussite. d. Si notre emploi du circulent mieux. g. Parce que je regarde le sou-
temps le permettait, nous resterions avec vous. rire de ma fille, le morose cède la place à l’enchan-
e. Je reçois tant d’amour que la solitude m’an- tement.
goisse au plus haut point. f. Au moment où nous 3 a. Il a repeint la pièce en blanc pour plus de lu-
arrivâmes dans la salle, le film commença. minosité. b. Par manque de farine, il en a rem-
placé la moitié par de la maïzena. c. Ils sont pas-
LIRE, p. 531 sionnés par la cuisine, au point de vouloir en faire
3 a. « pendant que ma mère […] ses supériorités » leur métier. d. Elle n’a pas porté son bijou préféré
(l. 2 à 6) : CC de temps ; « même quand la pluie à cette soirée de peur de le perdre.
[…] mouillés » (l. 7 à 10) : CC de temps ; « pour
que son front […] pluie » (l. 12-13) : CC de but. LIRE, p. 533
b. Les PS circonstancielles ne jouent pas un rôle 4 a. Le lien est un lien de cause à conséquence.
accessoire dans le portrait des personnages, elles La première phrase indique que l’apprentissage de
sont essentielles dans le portrait qui est brossé : l’entendement passe par l’observation et l’analyse
le père en chef de famille assez risible, la grand- de ce qui nous entoure. La seconde indique que la
mère forte tête un peu extravagante et la fidèle fréquentation d’autrui, et tout particulièrement « la
Françoise. visite de pays étrangers », est par conséquent ap-
propriée à cet apprentissage.
b. Pour cela, en vue de cela, pour cette raison,
4. Exprimer la cause, la conséquence voilà pourquoi…
c. L’expression du but est particulièrement tra-
et le but vaillée dans la seconde phrase. Elle passe par la ré-
pétition de trois groupes infinitifs préposition-
Observer, p. 532 nels introduits par « pour ». Montaigne veut
1 La cause : phrases d et e montrer que le voyage doit permettre une ouverture
La conséquence : phrases c et f d’esprit et l’aiguisement de notre sens critique, et
Le but : phrases a et b non se réduire à son côté pittoresque.

2 Groupe de mots introduits par une préposi-


tion : phrases a, c et d 5. Exprimer l’hypothèse
PS conjonctives circonstancielles : phrases b, e et et la condition
f
Observer, p. 534
S’exercer, p. 533
1 Condition exprimée à l’aide : d’une PS con-
MANIPULER, p. 533
jonctive circonstancielle : phrases a et e ; d’un
1 a. Le film n’a pas pu être tourné parce que le
groupe prépositionnel : phrases c et f ; de deux
budget était trop conséquent. b. Il travaille dur
propositions juxtaposées, la première exprimant
pour être sélectionné. c. Un traiteur renommé a été
une condition de la seconde : phrases b et d.
embauché afin que la soirée soit une totale réus-
site. d. Vous avez gâché la fête en montrant votre
2 On peut parler d’une subordination implicite
mépris du début à la fin. e. Nous sommes si en-
pour les phrases b et d car, même s’il n’y a pas de
thousiasmés par le projet que nous voulons y par-
mot subordonnant, la première proposition dépend
ticiper financièrement.
syntaxiquement de la seconde et exprime une con-
dition de la seconde. (« Lui signalait-on une diffi-
2 a. Il n’a pas été invité, si bien qu’il est vexé.
culté » = Si on lui signalait une difficulté ; « Orga-
b. Étant donné qu’il n’a pas dit la vérité, il s’est
nisez-vous mieux » = Si vous vous organisez
mis dans une situation délicate. c. Ils ont acheté de
mieux).
nombreuses plantes pour que leur intérieur soit 
plus gai. d. La gestion de l’entreprise est devenue
S’exercer, p. 535
plus efficace parce que son organisation a été ré-
formée. e. Puisque cet enfant n’est pas assez ma- MANIPULER, p. 535
ture, il ne sautera pas de classe. f. Des travaux sur 1 a. Le spectacle aurait été plus réussi, s’il y avait
la chaussée ont été réalisés, de telle sorte que les eu moins de soucis techniques. b. Cette ville serait
cyclistes circulent mieux / afin que les cyclistes plus attractive pour peu que des travaux d’amé-
nagement soient réalisés. c. Sans nos amis, le sé-
jour n’aurait pas été aussi agréable. d. En se con-
centrant, il ne ferait pas autant de fautes. e. Si
316
l’équipe technique s’étoffe, le projet sera accepté. 2 On peut parler d’une subordination implicite
f. À moins de changer la date de la réunion, il ne pour les phrases a et e car, même s’il n’y a pas de
pourra pas être là. mot subordonnant, la première proposition dépend
2 a. Si elle me fait confiance, nous pourrons tra- syntaxiquement de la seconde et exprime une op-
vailler ensemble. b. S’il ne nous avait pas aidés, position ou une concession par rapport à la se-
nous étions / aurions été perdus. c. Si on lui pré- conde. (« Il a beau mentir » = Quoiqu’il mente ;
sentait quelqu’un, il liait immédiatement connais- « On lui fait des reproches » = Même si on lui fait
sance. d. Si la tempête faiblit, l’expédition repren- des reproches).
dra la route. e. Si le temps est mauvais, le concert
aura lieu dans l’amphithéâtre. f. Si nous avions S’exercer, p. 537
voyagé en avion, nous y serions déjà / nous serions MANIPULER, p. 537
déjà arrivés. 1 a. Alors qu’elle est extravertie, son frère est
calme et posé. b. Quoiqu’élégante, cette robe ne
3 a. En s’informant davantage, il serait plus au lui convient pas. c. Au lieu d’applaudir, les spec-
courant de l’actualité. b. Avec un coffre plus spa- tateurs restèrent de longues minutes silencieux.
cieux, cette voiture nous aurait convenu. c. Moins d. En s’échauffant longtemps, il s’est cependant
tenace, il n’aurait jamais décroché ce stage. fait mal.
LIRE, p. 535 2 a. Il y a du soleil, alors qu’il pleut ! b. Bien qu’il
4 a. Conditions exprimées par une proposition soit fortuné, il n’a pas un train de vie luxueux.
subordonnée introduite par si : c. Même s’ils ne sont pas des acteurs profession-
« S’il marche par la ville […] dévot » (l. 1 à 3), nels, ils sont très à l’aise devant la caméra. d. Mal-
« S’il entre dans une église » (l. 4-5), « Si l’homme gré le fait qu’il ait subi quelques critiques viru-
de bien se retire » (l. 11-12), « S’il entend des cour- lentes, ce film a connu un vif succès.
tisans […] dans l’antichambre » (l. 15 à 18).
Condition exprimée par une proposition non in- 3 a. Malgré sa promesse, il n’est pas venu.
troduite par si : b. Aussi contrarié soit-il, il ne le montre pas.
« Arrive-t-il […] l’entendre » (l. 8 à 10). La condi- c. On a beau vous complimenter, vous restez
tion est ici exprimée par une proposition avec in- humble.
version sujet-verbe entretenant un lien de subordi-
nation implicite avec la proposition qui lui est jux- LIRE, p. 537
taposée. 4 a. La préposition plusieurs fois répétée est « mal-
b. Ces hypothèses servent à construire le portrait gré ». Le poète énumère, comme une litanie, les re-
du faux dévot en exhibant l’aspect mécanique, et vers, les déceptions et les malheurs qu’il a connus
non sincère, de ses démonstrations de foi : à telle pour mieux célébrer, après toutes ces concessions,
situation, telle réaction. Il s’agit de paraître dévot. la beauté de la vie, la merveille du simple fait
c. Le choix du présent de l’indicatif, et non du fu- d’exister.
tur, renforce le côté prévisible et automatique des b. Au fur et à mesure que le poème avance, les
actions d’Onuphre qui n’est pas dévot, mais veut le termes qui suivent la préposition « malgré » sont
faire croire. de plus en plus généraux – « l’âge » (v. 1), « ce
qu’on a pensé souffert » (v. 7), « cauchemars et
blessures » (v. 9), « tout ce qu’on voulait » (v. 11)
6. Exprimer l’opposition – jusqu’à en arriver au pronom indéfini « tout »,
et la concession utilisé seul.
c. La dernière strophe célèbre la vie, en chante la
beauté et la transmet poétiquement : « Qu’à qui
Observer, p. 536
voudra m’entendre à qui je parle ici » (v. 14). La
1 Opposition ou concession exprimée à l’aide :
litanie des déceptions et des malheurs prend fin,
d’une PS : phrases d et f ; d’un groupe préposi-
mais demeure sous la forme synthétique du « mal-
tionnel : phrases b et c ; de deux propositions jux-
gré tout » qui n’occupe plus le début du vers à la
taposées, la première exprimant une condition de
fin et qui est en quelque sorte annihilé par le dernier
la seconde : phrases a et e.
hémistiche « que cette vie fut belle » (v. 16).

317
7. L’interrogation : poser des ques- v. 1 et 2 « qu(e) » COD
« Qu’avez-
tions, se poser des questions vous ? »
v. 3 « Où « où » CC de lieu
Observer, p. 538 vous égarez-
a. Oui, j’y suis déjà allé. b. J’ai voyagé en avion. vous ? »
c. Non, la compagnie aérienne ne m’a pas proposé v. 4 « Qu’est- « qu(e) » attribut du sujet
de repas. d. Sur place, mes cousins m’ont accueilli. ce que ce dans la tournure
e. Ce que j’ai préféré, ce sont les discussions en vieillard ? » « qu’est-ce
bambara avec ma famille. f. J’ai visité le pays Do- que… »
gon, la région de Mopti et celle de Ségou. g. Oui, v. 5 « quel « quel » « quel » détermi-
je souhaite y retourner. h. Je souhaite y retourner secret te dé- dans nant de « secret »
parce que mes cousins m’ont promis de m’emme- chire ? » « quel se- « quel secret » est
ner au festival sur le Niger de Ségou. cret » sujet
v. 6 « Qu’as- « qu(e) » COD
Les réponses soulignées sont des réponses par tu ? »
« oui » ou par « non » : elles répondent à des inter-
rogations totales. Les autres réponses ne sont pas Doña Sol n’obtient aucune réponse : la valeur in-
des réponses par « oui » ou par « non » : elles ré- terrogative de ses questions n’atteint pas son but,
pondent à des interrogations partielles. puisqu’elle n’obtient aucune des informations re-
cherchées. C’est un indice du fait que l’échange
S’exercer, p. 539 dysfonctionne entre les personnages.
MANIPULER, p. 539
1 a. Avons-nous étudié le théâtre classique ? b. La première question posée par Hernani est « Ne
b. Parle-t-il avec éloquence ? c. Ce matin, la neige le voyez-vous pas ? » au vers 3. Cette tournure (in-
tombait-elle à gros flocons ? d. A-t-elle réussi terrogation totale employée avec la négation) est
l’Ascension de l’Everest ? e. Les citoyens sont-ils l’indice d’une question rhétorique : Hernani sup-
libres et égaux en droit ? f. L’auteur emploie-t-il le pose déjà que doña Sol ne voit pas le vieillard, et la
registre lyrique ? g. L’auteur emploie-t-il la pre- question vise plutôt à exprimer son étonnement ou
mière personne du singulier ? sa confusion. Ainsi, sur le plan pragmatique, cette
question n’a pas une véritable valeur interrogative :
2 a. Quand la canicule a-t-elle été à son comble ? Hernani ne cherche pas proprement à obtenir une
b. Qu’aimes-tu ? c. Qu’aime-t-il ? d. Qui est écri- information.
vaine ? e. Quel est le métier de ta sœur ? / Qu’est ta La seconde question posée par Hernani, « Qu’al-
sœur ? f. Où se rencontrèrent les employés pour dé- lais-je dire ? » au vers 6, est un aparté, comme l’in-
noncer les abus ? / Où les employés se rencontrè- dique la didascalie « à part ». Elle ne vise donc pas
rent-ils pour dénoncer les abus ? g. Qui se rencon- non plus à obtenir une information : Hernani se la
tra en salle de réunion pour dénoncer les abus ? pose à lui-même et n’attend pas de réponse. La va-
h. Dans quel but les employés se rencontrèrent-ils leur interrogative de cette question est donc elle
en salle de réunion ? / Pourquoi les employés se aussi ambiguë sur le plan pragmatique.
rencontrèrent-ils en salle de réunion ? i. Qu’ai-je
juré ? Ainsi, les deux questions posées par Hernani sont
elles aussi le signe du dysfonctionnement de
LIRE, p. 539 l’échange entre les deux personnages : elles révè-
3 a. Doña Sol utilise principalement l’interrogation lent que la communication est rompue en ce mo-
partielle : ses questions portent sur des informa- ment crucial de la pièce, qui conduit à son dénoue-
tions précises. La fonction de l’interrogatif indique ment de registre tragique.
l’information sur laquelle porte la question.
S’EXPRIMER, p. 539
4 et 5 Les deux textes produits doivent répondre
aux consignes et les interrogatives doivent y être
correctement formulées.

318
8. Employer correctement l’interro- S’exercer, p. 541
gative indirecte MANIPULER, p. 541
1 a. Je ne sais pas si vous avez dîné. b. Je me de-
mande ce que mangeaient les Égyptiens dans
Observer, p. 540
l’Antiquité. c. Nous allons découvrir qui a assas-
1 siné le docteur Lenoir. d. Nous expliquerons avec
A B quelle arme il a été assassiné. e. Nous ignorons
a. Je me demande a. Qui est-ce ? cependant où le crime a été commis. f. Je me de-
qui c’est. mande si elles ont relevé le défi. g. Nous ne savons
b. Vous ignorez com- b. Comment s’appelle- pas quelle est ta couleur préférée. h. Savez-vous
ment il s’appelle ! t-il ? quel sujet les élèves ont préféré ? i. Les représen-
c. Tu ne sais pas ce c. Qu’est-ce que cela tants débattent pour savoir si l’État doit sauver les
que cela fait. fait ? banques sans contrepartie. j. Tu te demandes en-
d. Il nous demanda si d. Avez-vous déjà core s’il faut éviter les aliments trop sucrés ?
nous avions déjà goûté ce piment ? k. Je ne sais pas ce que tu penses de cette idée.
goûté ce piment. l. Nous ignorons quelle est votre opinion sur la
e. Je te demande ce e. Qu’est-ce qui te tra- question. m. Je ne sais pas ce que tu penses de
qui te tracasse. casse ? cela. n. J’ignore ce qui est le plus important.
f. Vous me direz à f. À quelle heure de-
2 a. Il ignore quand sa femme rentrera. b. Je ne sais
quelle heure vous de- vez-vous partir ?
pas qui c’est. c. Je te demande ce que tu as fait.
vez partir.
d. Nous ne savons pas où elles sont parties. e. Il se
g. Il me demande g. Que préfères-
demandait quel était le meilleur choix. f. Tes pa-
souvent ce que je tu ? / Qu’est-ce que tu
rents savent ce qui te ferait plaisir. g. Je me de-
préfère. préfères ?
mande ce qu’ils veulent. h. Vous ne savez pas ce
h. J’ai enfin compris h. Pourquoi as-tu dit
qu’ils veulent.
pourquoi tu as dit cela ?
cela !
S’EXPRIMER, p. 541
i. Vas-tu me dire i. Quelle option as-tu 3 Le texte proposé doit répondre à la consigne et
quelle option tu as choisie ? les subordonnées interrogatives indirectes doivent
choisie ? être correctement formulées.
j. Demandez-vous j. Avons-nous rai-
toujours si vous avez son / Ai-je raison ? LIRE, p. 541
raison. 4 a.
Interrogatives Interrogatives
2 On observe que, dans le passage de l’interroga- indirectes totales indirectes partielles
tion directe (B) à l’interrogation indirecte (A) : « si je voulais qu’il al- « quelle contenance
- l’inversion du sujet disparaît (a., b., d., f., g., h, lât chercher ma faire » (l. 6-7)
i., j.) ; harpe » (l. 8) « ce que je faisais »
- l’interrogation directe totale est remplacée par « si nous ne chante- (l. 18)
une subordonnée introduite par « si » (j.) ; rions pas » (l. 18-19)
- les tournures avec « est-ce que » disparaissent
(c., g. « qu’est-ce que », e. « qu’est-ce qui ») ; b. Les propositions « si je voulais qu’il allât cher-
- elles sont remplacées par « ce que/ ce qui » (c., cher ma harpe » (l. 8) et « si nous ne chanterions
e., g.) ; pas » (l. 18-19) sont introduites par un verbe de pa-
- l’interrogatif « que » est aussi remplacé par « ce role, le verbe « demander ».
que » (g.). L’auteur emploie ici l’interrogation indirecte car le
En outre, les pronoms changent parfois parce qu’on personnage de Cécile, faisant le récit d’une scène
passe du style direct au style indirect. qu’elle a vécue, rapporte les propos d’autres per-
sonnages sous la forme du discours indirect.

319
9. Exprimer la négation rythme régulier souffre d’arythmie. m. Une si-
tuation que l’on ne peut renverser est une situa-
sur le plan lexical tion irréversible.

Observer, p. 542 LIRE, p. 543


1 Les deux phrases de chacune des paires sont 4 a. mal-heureux (l. 1) ; in-utiles (l. 3) ; mal-
caractérisées par une relation de synonymie. heureuses (l. 6) ; in-fortunés (l. 9).
b. L’emploi de ces termes offre évidemment une
2 La première phrase de chaque paire comporte vision négative de la catastrophe décrite par
une négation. Voltaire, mais permet également à l’auteur de
contester l’idée de providence, puisque les pré-
3 Dans les paires a et b, les mots en couleur sont fixes négatifs sont adjoints à des radicaux expri-
des antonymes formés sur des radicaux diffé- mant l’idée de hasard (heur-, fortun-) ou d’uti-
rents, tandis que dans les phrases c, d, e et f il lité (util-).
s’agit d’antonymes formés sur le même radical.

S’exercer, p. 543 10. Exprimer la négation


MANIPULER, p. 543 sur le plan syntaxique
1 a. Le chien de mes voisins est désobéissant.
b. Le rapport de la commission est inintelli-
gible. Observer, p. 544
c. Nous méconnaissons mal la vie et l’œuvre de 1 Cette pièce de théâtre est connue. / Il a croisé
cet artiste. d. Le résultat de cette expérience est un voisin. / Nous partons quelque part.
anormal. e. Leurs caractères si opposés sont in-
compatibles. f. Vous avez fait preuve d’une 2 Dans la phrase a, la négation porte sur le verbe
maladresse extraordinaire en brisant cette por- de la proposition ; dans la phrase b, elle porte
celaine. g. Ces textes offrent deux visions du sur le COD du verbe ; dans la phrase c, elle
monde irréconciliables. h. Cette affaire a fait porte sur la locution adverbiale.
l’objet d’une mésinterprétation. i. Il s’agit là,
Monsieur, d’un espace non-fumeur. 3 Le ne élidé n’a pas de valeur négative ici. Son
emploi relève d’un niveau de langue soutenu.
2 a. ininflammable. b. asexué. c. mésaventure.
d. désapprouver. e. malfaisant. f. illicite. g. aso- S’exercer, p. 545
cial. MANIPULER, p. 545
1 a. Je n’ai pas lu toutes les pièces de Molière. /
3 a. Un homme qui n’est pas habile est un Je n’ai lu aucune pièce de Molière.
homme malhabile. b. Un acte que l’on ne peut b. On ne trouve pas ce livre partout. / On ne
pas admettre est un acte inadmissible. c. Une trouve ce livre nulle part.
mauvaise alliance est une mésalliance. d. Un c. Un enfant ne peut pas imaginer son avenir. /
objet qui n’est pas commode est un objet mal- Aucun enfant ne peut imaginer son avenir.
commode. e. Quand on agit contre l’honneur de d. Ce journaliste ne pose pas toujours la même
quelqu’un, on le déshonore. f. Un abonnement question. / Ce journaliste ne pose jamais la
offrant des prestations qui ne sont pas limitées même question.
est un abonnement illimité.
g. Quand on estime mal une personne, on la mé- 2 Négation totale : a, d et f.
sestime. h. Un son que l’on ne peut pas entendre Négation partielle : b, c, et e.
est un son inaudible. (du latin audire, « en-
tendre ») 3 a. Cet artiste était compris de ses contempo-
i. Un lieu qui n’est pas sain est un lieu malsain. rains.
j. Lorsque l’on ôte le tartre d’une machine, on b. Un homme mérite de subir un tel sort. c. Je
la détartre. k. Un problème qui ne comporte t’ai demandé quelque chose. d. Vous répondez
pas de solution est un problème insoluble. l. à ma question. e. Ils ont envie d’assister à ce
Une personne dont le cœur ne bat pas avec un spectacle.
f. Tu tueras.

320
4 Les phrases b, c, d et g comportent une néga- c. Tu ne l’as pas « demandé », mais exigé. →
tion explétive. négation métalinguistique
d. L’auteur de Madame Bovary n’est pas Sten-
LIRE, p. 545 dhal, mais Flaubert. → négation descriptive
6 a. Négations totales : « je ne comprenais pas e. La Loire n’a pas inondé Paris, puisque c’est
bien » (l. 2) ; « je n’ai plus écouté » (l. 5-6) ; la Seine qui traverse la capitale. → négation mé-
« je ne pouvais pas m’empêcher » (l. 14) ; « je talinguistique
ne regrettais pas » (l. 15) ; « je n’avais pas le
droit » (l. 22) ; « je n’en avais point » (l. 28) ; 2 a. Négation polémique. b. Négation descrip-
« nous ne saurions le lui reprocher » (l. 31) ; « il tive.
ne saurait acquérir » (l. 32) ; « nous ne pouvons c. Négation descriptive. d. Négation polémique.
nous plaindre » (l. 32). e. Négation descriptive.
Négations partielles : « Jamais » (l. 8) ; « pas
une seule fois […] cet homme n’a paru ému » LIRE, p. 547
(l. 8-10) ; « je n’avais jamais pu regretter » 3 a. « Ils ne sont pas gentils » (l. 13) ; « Je
(l. 18) ; « je ne pouvais parler à personne » n’aime pas que l’on se moque de moi » (l. 13-
(l. 22) ; « il n’avait rien trouvé » (l. 26-27) ; 14) ; « Les P.T.T. ne permettent pas ! » (l. 21) ;
« rien d’humain » (l. 28-29) ; « pas un des prin- « tu n’oses rien » (l. 22) ; « Je n’aime pas cela,
cipes moraux » (l. 29-30). je n’admets pas » (l. 29-30). Chacune de ces né-
b. « Je n’ai plus senti que la chaleur de cette ma- gations est employée pour décrire un fait ou un
tinée. » (l. 42-43). sentiment.
c. Le procureur, dans son discours direct, em- b. « Tu ne m’as rien dit » (l. 6) s’oppose à la ré-
ploie toujours le ne seul comme négation : plique de Bérenger « je te l’avais bien dit ! »
« nous ne saurions le lui reprocher » (l. 31), (l. 5). Enfin, la réplique de Bérenger « Ils n’ose-
« Ce qu’il ne saurait acquérir, nous ne pouvons raient pas se moquer de toi » (l. 15) vient corri-
nous plaindre qu’il en ait manqué » (l. 32-33). ger les propos de Daisy qui disait : « Je n’aime
Cela inscrit le réquisitoire du procureur dans le pas que l’on se moque de moi. »
registre soutenu. c. Dans « Tu n’avais rien prévu du tout. », la né-
gation employée pas Daisy peut être tenue pour
une négation polémique puisqu’elle vient con-
11. Analyser le fonctionnement tredire l’affirmation de Bérenger qui précède :
« Je m’y attendais, j’avais prévu » (l. 8). Toute-
pragmatique de la négation fois, la phrase qui suit, « Tu ne prévois jamais
rien » (l. 9-10), apparaît comme la négation du
Observer, p. 546 présupposé selon lequel Bérenger est capable de
1 Dans la phrase a, la négation sert à décrire un prévoir et peut donc être tenue pour une néga-
fait, tandis que dans la phrase b, elle est em- tion métalinguistique.
ployée pour nier la présupposition selon la-
quelle l’Everest serait un sommet d’Europe.
12. L’enrichissement du vocabu-
2 Dans la phrase c, la négation sert à dire que le
Puy de Sancy « est plutôt bas ». laire : dérivation, composition, em-
prunt
3 Dans la phrase d, la négation sert à corriger le
choix d’un mot de la part de l’interlocuteur. Observer, p. 548
1 Les mots créés par dérivation : « malhonnê-
S’exercer, p. 547 tement », « reforment ».
MANIPULER, p. 547 Les mots créés par composition : « mono-
1 a. Le ciel n’est pas bleu ce matin, mais gris. logues », « va-tout ».
→ négation descriptive Les mots empruntés à des langues étrangères
Le ciel n’est pas bleu ce matin, bien que tu af- modernes : « aficionados », « bazar ».
firmes le contraire. → négation polémique
b. Arthur n’est pas intelligent, il est plutôt stu- 2 Ce vêtement est dans un état déplo-
pide. → négation polémique rable. / J’ai pris un coup de soleil. / Rien n’a

321
été laissé au hasard (emprunt à l’arabe az-zahr 13. Les relations lexicales
« le dé à jouer »).
entre les mots
S’exercer, p. 549
Observer, p. 550
MANIPULER, p. 549
1 méprisant / hautain (= mots de même nature
1 a. progéniture. b. voracité. c. charnel. d.
ayant des sens proches) ; veillait / ont aban-
écœurer. e. pathétique. f. incantation
donné (= mots de même nature de sens oppo-
sés) ; fleurs / œillet (= mots dont le premier in-
2 potentiel, impotent – majorité, majorer – vital,
clut le sens du second)
vitalité – solitude, solitaire – temporalité, intem-
porel – puéril, puériculteur (-trice) – aquatique,
2 Il s’agit d’un lien sémantique. Le mot
aqueux – captif, capturer – dévorer, vorace
« jouets » est le mot générique et les termes
après le deux-points sont des mots dont les sens
3 a. le bien-être, la bienvenue. b. un couvre-lit,
sont inclus dans celui du premier. La figure de
un couvre-feu. c. nu-pied, la nue propriété. d. un
style utilisée est une énumération.
coupe-vent, un vol-au-vent. e. l’avant-garde,
avant-hier
S’exercer, p. 551
LIRE, p. 549 MANIPULER, p. 551
4 a. Le mot « brouillard » est un mot dérivé, 1 a. stupéfait. b. misanthrope ; pessimiste.
formé du radical « brouill- » et du suffixe « - c. s’échappent. d. claqua ; tapa. e. réparer
ard ». Il a, dans le poème, un emploi métapho-
rique. L’esprit du vagabond, sous l’effet de la 2 a. Il est difficile de relire ses notes, elles sont
faim, entre dans une sorte de délire. Le person- brouillonnes. b. Des pensées coupables hur-
nage semble perdre sa lucidité. Son esprit s’em- laient à son oreille. c. Ce que tu comptes faire
brume. m’importe énormément. d. Ulysse a résisté au
b. Il s’agit du mot « café-crème » qui se trans- chant des Sirènes. e. Il utilise des expressions
forme en « café-crime ». Le vagabond, sous désuètes et soutenues. f. La pièce était forte-
l’effet d’une faim intenable, ne voit pas d’autre ment éclairée par des centaines de bougies.
issue que de commettre un crime pour se procu-
rer rapidement un peu d’argent pour manger. 3 a. Un tas d’ordures empêche le passant
c. Le mot « égorgé » est un mot dérivé formé d’avancer : épluchures de toutes sortes, cartons
du préfixe « é- », du radical « -gorg- » et de la mouillés, sacs poubelles éventrés, matériaux
terminaison de participe passé « -é ». Une el- électroniques cassés… b. Elle réunissait toutes
lipse passe sous silence le récit du crime. Ce les qualités d’un bon professeur : l’amour de sa
dernier a sûrement été commis par le vagabond discipline, la clarté des explications, la pa-
qui mourrait de faim. tience… c. Cette tenture présentait tous les tons
d. Le mot « pourboire » est un mot composé de bleus, le bleu ciel, le cyan, l’indigo, le bleu
qui associe, en les accolant, la préposition marine… d. Tous leurs meubles – lit, commode,
« pour » et le verbe à l’infinitif « boire ». Ce armoire, secrétaire… – ont été achetés en bro-
mot est important car il suggère que le crime a cante.
été commis sous l’effet d’un accès de folie
causé par la faim puisque le criminel, par la LIRE, p. 551
suite, se montre poli et prévenant envers le ser- 4 a. Le double propose des expressions syno-
veur en laissant un pourboire. nymes pour clarifier son propos, pour appro-
e. Cette expression est une sorte de mot com- cher au plus près de la crainte qu’il veut expri-
posé associant l’adjectif grasse et le nom mati- mer : « prendre ta retraite » (l. 5), « te ranger »
née. Ce titre est doublement ironique. Le va- (l. 5), « quitter ton élément » (l. 5-6).
gabond évoqué erre au petit matin dans Paris à b. « tout fluctue, se transforme, s’échappe »
cause de la faim et ne fait en rien la « grasse ma- (l. 12-13) ; « « où ça se développe, où ça par-
tinée ». Cette expression comprend aussi l’ad- vienne peut-être à vivre » (l. 18-19).
jectif grasse qui s’oppose au jeûne forcé du va- c. Le double s’exprime ainsi car il pousse le
gabond. « je » à se questionner, à remettre en cause son
projet, à ne pas prendre les souvenirs comme du

322
« tout-cuit ». Il est à la recherche d’une retrans- le contenu est renforcé par l’adverbe « si » ser-
cription juste des impressions, aussi fugitives vent à montrer une opinion assurée du locuteur.
soient-elles.
d. La crainte du double s’exprime de nouveau 2 a. Ma fille paraît un peu énervée. b. Je suis
avec une recherche de synonymes, doublée convaincu.e qu’il a parfaitement agi. c. Ton
cette fois-ci d’une gradation : « ça ne tremble comportement est absolument inadmissible. d.
pas », « ce soit fixé une fois pour toutes », « du Je n’ai pas particulièrement apprécié ce film. e.
tout-cuit » (l. 29-30). Peut-être n’ai-je pas eu raison ? f. Je doute fort
e. Le double craint que le récit autobiogra- qu’ils viennent.
phique n’entraîne une forme de facilité, une ab-
sence de recherche active d’anciennes impres- 3 a. Le verbe « souhaiter » à l’imparfait de l’in-
sions à retranscrire au profit de souvenirs déjà dicatif sert à formuler une demande polie. → Un
« tout-cuit[s] ». service, ce serait trop vous demander ! b. L’ad-
jectif « soi-disant » et l’expression ironique
« pauvre chou » montrent que le locuteur ne
14. Exprimer et modaliser croit ni ne plaint celui dont il parle. → Je suis
certain.e qu’il est vraiment malade. c. Le futur
un propos exprime ici une hypothèse dont le locuteur est
pratiquement certain. → J’ai trouvé ce livre sur
Observer, p. 552 mon bureau : peut-être est-ce un cadeau de mon
1 Phrases a, c et e : propos modalisés de façon frère ? d. Les adjectifs « exemplaire » et
à être neutre (a) ou atténués (c et e). / Phrases d, « rare » modalisent le propos dans un sens très
b et f : propos modalisés de façon à être renfor- mélioratif. → Cet employé a fourni un bon tra-
cés. vail. e. La prétérition « sans vouloir… » et la
tournure interro-négative « ne pensez-vous
2 Il s’agit d’adverbes. b L’adverbe renforce le pas » servent à formuler une remarque négative
doute exprimé par le locuteur. d L’adverbe ren- de façon atténuée. → Vos propos sont, sans con-
force l’opinion positive exprimée par le locu- teste, particulièrement exagérés !
teur. e L’adverbe nuance l’opinion négative du
locuteur. f L’adverbe renforce l’opinion néga- LIRE, p. 553
tive du locuteur. 4 a. Les phrases interrogatives sont ici de
fausses questions ; Cyrano n’attend aucune ré-
S’exercer, p. 553 ponse de la part de son interlocuteur et répond
MANIPULER, p. 553 lui-même directement après la question. Il s’agit
1 a. L’adjectif « incroyable », la phrase excla- de questions rhétoriques qui développent,
mative et la tournure emphatique « il y a … dans un style truculent, les basses pratiques aux-
que » insistent sur l’étonnement du locuteur qui quelles le personnage refuse de se plier.
trouve la situation exceptionnelle ou inadmis- b. L’expression « Non, merci » ponctue cet ex-
sible. b. La tournure impersonnelle « il me trait pour montrer, dans la parlure même du per-
semble » et le verbe « devoir » au conditionnel sonnage, le refus de transiger et une certaine
passé permettent d’exprimer un reproche légè- malice ironique. L’emploi répétitif de cette ex-
rement atténué. c. L’expression de la colère et pression crée aussi une sorte de refrain dans la
de l’incompréhension du locuteur passe par tirade. Elle est le fait d’un poète qui sait manier
l’adverbe « même », le futur d’indignation et le les mots et renforce son propos par la forme
type interrogatif. d. Le verbe « aimer », d’abord choisie.
à la forme négative, puis remplacé par un verbe
traduisant une intensité plus forte, « idolâtrer »,
et l’adverbe « littéralement » suggèrent un juge- 15. Exprimer et nuancer
ment réprobateur du locuteur. e. Le type inter- une opinion
rogatif (question rhétorique), l’emploi ironique
du conditionnel et l’expression familière « sale
coup » soulignent l’indignation du locuteur face Observer, p. 554
aux excuses demandées. f. L’adjectif « per- 1 Phrases b et c : la nuance est apportée par la
suadé », le choix du futur et la concession dont façon, atténuée, dont le propos est formulé. /
Phrases a et e : la nuance passe par le fait qu’une

323
place est faite à l’opinion contraire (conces- l’angoisse qu’a causée chez lui l’achat de ce ta-
sion). / Phrases d et f : le propos en lui-même bleau par son ami Serge.
est nuancé et montre la coexistence possible de – la phrase interro-exclamative « est-ce que
deux opinions sur le sujet. je sais moi ?! » (l. 8-9) qui souligne encore la
détresse de Marc, bouleversé par cet achat
2 Parce qu’elle est, en un sens, élective, l’amitié – le verbe « pouvoir » et l’emploi de l’ad-
semble avoir une dimension asociale. / Même si verbe « absolument » dans le passage « je ne
elle induit un rapport à autrui, l’amitié a un as- peux absolument pas comprendre » (l. 9-10). Ils
pect asocial du fait de sa dimension élective. / montrent l’incrédulité et la réprobation du per-
D’un côté, l’amitié induit une forme de sociabi- sonnage face à cet achat
lité ; de l’autre, sa dimension élective, la rend, c. La conjonction « quoique » est suivie ici de
dans un certain sens, asociale. l’indicatif car il s’agit d’un emploi familier dans
lequel elle sert à formuler un jugement rectifi-
S’exercer, p. 555 catif sur la pertinence de l’énoncé formulé au-
MANIPULER, p. 555 paravant. On peut la remplacer par « encore
1 a. Bien que les taux des crédits immobiliers que ». Marc pense qu’il doit en référer à Yvan,
soient bas, je ne pense pas qu’il soit nécessaire mais rectifie son propos en se demandant si la
de déménager immédiatement. b. Même si tolérance d’Yvan ne va pas fausser son opinion
l’image y joue un grand rôle, la bande-dessi- sur cette « merde blanche ».
née permet, selon moi, de travailler l’art du ré- d. Marc considère que la tolérance ne s’accorde
cit. c. Malgré la prise de risque financière, je pas avec l’amitié car elle est, pour lui, la marque
suis d’avis que tu crées ta propre entreprise de d’une certaine indifférence. Il exprime cette
services à la personne. d. Quoique toute obser- opinion de façon très tranchée et non nuancée :
vation implique un angle de vue, le journaliste « le pire défaut » (l. 18), « il s’en fout » (l. 19),
n’est pas un simple témoin de l’événement dont « il se fout de Serge » (l. 21).
il rend compte. e. Tu dois garder espoir et rester
combatif en dépit des difficultés rencontrées.
16. Discuter et réfuter
2 a. L’amour semble être la seule passion qui ne un propos
souffre ni passé ni futur. b. Bien qu’il s’agisse
de textes écrits, on sait bien que les comédies
Observer, p. 556
ne sont faites que pour être jouées. c. D’une
Phrases b et c : rejet d’une thèse en la criti-
part, œuvre à maintenir la paix ; d’autre
quant à l’aide d’un contre-argument (= raison-
part, prépare la guerre, et surtout montre de fa-
nement critique) / Phrases a et e : reconnais-
çon ostensible que tu y es constamment prêt. d.
sance, dans un premier temps, de la validité
Quoique Stendhal le présente comme « un
partielle d’une thèse pour mieux la contrer en-
miroir que l’on promène le long d’un che-
suite (= raisonnement concessif) / Phrases d et
min », faut-il être naïf pour apercevoir une dif-
f : thèse à contrer poussée jusqu’au bout pour
férence entre un roman réaliste et un conte
en montrer l’absurdité (= raisonnement par l’ab-
bleu ! e. C’est là, peut-être, le fond de la joie
surde)
d’amour, lorsqu’elle existe : nous sentir, en
quelque sorte, justifiés d’exister.
S’exercer, p. 557
LIRE, p. 555 MANIPULER, p. 557
3 a. « ce tableau » (l. 2), « cette toile » (l. 11), 1 a. Même s’il est souvent important de rester
« un tableau blanc » (l. 15), « une merde modéré, il faut également être capable de se po-
blanche » (l. 20-21). Les deux premiers GN sitionner franchement lorsque cela est néces-
sont assez neutres, le troisième introduit un ad- saire. b. Il faut étouffer tout sentiment de colère,
jectif de couleur qui réduit le tableau à cette quitte à retourner sur soi celle-ci et à se taper la
seule dimension et le dernier est clairement pé- tête contre les murs ; c’est plus civilisé ! c.
joratif avec le terme injurieux « merde », auquel Certes, il est important que les compétences tra-
s’ajoute l’adjectif de couleur. vaillées soient comprises pas les élèves et expli-
b. Les marques de modalité sont : citées, mais la note n’en reste pas moins une
– le verbe devoir dans le passage « j’ai dû sucer évaluation fine qui fait sens pour les élèves.
trois granules » (l. 5-6). Marc veut insister sur

324
d. Se cultiver n’est pas une pure perte de temps 17. Reformuler et synthétiser
mais une ouverture au monde, une source de dé-
couvertes et de questionnements. e. Bien que,
un propos
dans nos sociétés marchandes, l’argent soit in-
dispensable, il ne fait pas le bonheur. f. La soli- Observer, p. 558
tude, pour l’être humain, est insupportable, d’où 1 La phrase b reformule les propos du en les
le succès des réseaux sociaux qui permettent de condensant dans une interrogative indirecte.
ne rester jamais seul, de ne jamais s’ennuyer, de
ne surtout jamais faire le point seul ; ce serait si 2 La phrase d est une reformulation des senti-
déprimant ! ments et des pensées du personnage en les syn-
thétisant, en modifiant certaines tournures syn-
2 a. Si l’apprentissage par cœur prive de tout ef- taxiques et en simplifiant le vocabulaire.
fort personnel de reformulation et de synthèse,
il est aussi un exercice de mémorisation qui per- S’exercer, p. 559
met à l’être humain de se nourrir en tant qu’être MANIPULER, p. 559
de paroles. b. D’un côté les stages en entreprise 1 a. Depuis son renvoi, le ressentiment le ronge.
de 3e permettent aux élèves une découverte du b. Sur le lit défait depuis deux semaines, se trou-
monde du travail, de l’autre ils se réduisent sou- vait une pile élevée de vêtements. c. Vous faites
vent à une situation d’observation sans acquis preuve d’un désintérêt très agaçant. d. Com-
de compétences. c. Le travail en groupe permet ment croire vos promesses après votre compor-
aux élèves de travailler leur capacité d’initiative tement malhonnête envers nous ? e. L’aventure
et d’écoute mais, si le partage des tâches n’est nous pousse à être vif et ingénieux.
pas suffisamment encadré, il peut parfois
n’avoir de collectif que le nom. d. Si les écri- 2 a. Alors qu’aucun élément matériel en lien
vains réalistes se sont appuyés sur les réalités avec un passé ne reste, les odeurs et les saveurs
sociales de leur temps, ils sont aussi des créa- anciennes renferment des souvenirs. b. Comme
teurs de fictions. e. Le récit autobiographique elle avait peur de mal s’exprimer, excepté pour
repose sur un pacte de vérité, mais l’autobio- les mots dont elle était sûre, elle parlait en mar-
graphe fait aussi de sa vie une matière dont il monnant pour que l’on n’identifiât pas d’éven-
tire une histoire, certes personnelle, mais retra- tuelles fautes. c. Au grand dam de son mari dont
vaillée a posteriori. f. D’un côté, la poésie tra- le rire franc ne tenait pas la distance, Mme Ver-
vaille les mots, comme le musicien les notes, durin était capable de simuler, à chaque pique
pour produire une mélodie ; de l’autre, contrai- d’un habitué contre un ennuyeux, un fou-rire
rement aux notes, les mots n’existent pas qu’en contenu, mais continu.
eux-mêmes, ils sont aussi des signifiés, et la
poésie n’est pas qu’un jeu avec langage. 3 a. Chateaubriand explique que les souvenirs
de ses Mémoires d’outre-tombe sont précédés
LIRE, p. 557 d’un propos les recontextualisant. b. Mauriac
3 a. Sépulvéda soutient que les habitants du défend l’autobiographe contre toute accusation
Nouveau Monde sont des esclaves par nature, de mensonge en précisant que l’écriture auto-
qu’ils sont nés pour être esclaves. b. Le premier biographique ne peut être qu’un réarrangement
argumenté développé par Sépulvéda est que les du passé. c. Leiris a réalisé que dans toute en-
habitants du Nouveau Monde ne sont pas ca- treprise autobiographique, aussi objective soit-
pables de créer et d’inventer, mais sont de bons elle, se cache une forme de complaisance.
copieurs, de bons imitateurs. c. Las Casas ne dé-
veloppe pas vraiment de contre-argument, mais LIRE, p. 559
montre que l’argument de Sépulvéda est biaisé 4 a. Les phrases entre guillemets sont une refor-
à la source car il repose sur une vision précons- mulation claire et concise des propos alambi-
truite par le peuple colonisateur (l.32 à 35). qués et ampoulés d’Acis. Ces derniers ne sont
pas retranscrits, le lecteur doit les imaginer. Les
propos entre guillemets sont une sorte de ré-
ponse directe du satiriste aux propos du pédant
Acis.
b. Mais cela est trop commun / banal / ordinaire
/ simple…

325
c. Le satiriste se moque d’un personnage pédant un personnage de faux dévot qui apparaît tardi-
nommé Acis qui, par préciosité, refuse de s’ex- vement dans la pièce. e. Tu dois voir ce film à
primer de façon claire et simple. La satire passe la fin duquel je ne m’attendais pas.
par un dialogue entre le satiriste et Acis. Cer-
tains propos du pédant, pour mieux souligner 2 aussi – alors – mais – parce que – ainsi
leur caractère abscond, ne sont pas rapportés,
mais traduits dans la réponse du satiriste. LIRE, p. 561
3 a. La prose et la poésie ont des usages ontolo-
giquement différents des mots : ils sont des ou-
18. Organiser le développement tils qui servent à nommer pour la première et ils
existent en eux-mêmes pour la seconde.
logique d’un propos b. La conjonction de coordination « or » (l. 2)
présente le fait qui explique la conclusion qui
Observer, p. 560 suit. La locution adverbiale « non plus » (l. 6)
1 adverbes : « d’abord » (l. 1), « d’ailleurs » sert à ajouter un élément. La conjonction de
(l. 5) et « ainsi » (l. 8) ; interjection : « bref » coordination « car » (l. 14) introduit une cause
(l. 7) ; conjonction de coordination « et » et l’expression « comme par exemple » (l. 17)
(l. 5). un exemple d’« accouplement monstrueux » de
Ces mots servent à structurer logiquement le dé- mots.
veloppement du propos. c. L’adjectif « telle » fait partie du travail de re-
prise de l’information dans le texte. Il indique
2 Dans la prose, les mots sont des outils qui qu’il s’agit de l’entreprise dont il a été question
nous aident à réagir ou à agir. à la phrase précédente. Le nom « entreprise »
renvoie à l’action dont il est question à la phrase
S’exercer, p. 561 précédente : « qu’ils cherchassent à en retirer
MANIPULER, p. 561 les mots par petits groupes singuliers » (l. 16-
1 a. Il fait souvent preuve de mauvaise foi : ce 17) en en soulignant le caractère laborieux.
défaut le desservira. b. Elle leur répète la bonne d. Le nom composé « langage-instrument »,
nouvelle, mais ils n’y croient pas. c. Votre frère créé par le philosophe, est une reprise de ce qui
participe avec zèle ; j’espère que vous en ferez a été développé sur la prose auparavant. Cette
autant. d. Le Tartuffe de Molière met en scène reprise synthétise, dans un nom composé, le
rapport au langage dans la prose.

326
Partie 7
MÉTHODE BAC
1. Le commentaire cette question, puisque chaque partie y répond de
manière distincte et graduelle.
La problématique et le plan
Plan 2
S’exercer, p. 566 I. Une parodie de rencontre amoureuse
CHOISIR UNE PROBLÉMATIQUE, p. 566 II. Deux personnages ridicules
1 a. Cette problématique est pertinente car elle III. Une satire de la bêtise
offre un questionnement portant sur les particulari- La problématique correspondant à ce plan est la
tés du passage et en appelle à une démonstration suivante : En quoi cette rencontre amicale est-elle
précise, qui permet d’en rendre compte. cocasse ?
b. Cette problématique n’est pas recevable car elle En orientant la réflexion sur l’humour du passage,
se contente d’une question vague et passe-partout, le plan adopté permet ainsi d’aborder de manière
qui conditionne en réalité l’approche de n’importe progressive tout ce qui fait l’intérêt de traiter cette
quel texte à commenter, sans en distinguer l’intérêt rencontre sur le mode comique.
spécifique.
c. Cette approche s’avère trop maladroite car elle Plan 3
revient à vérifier ce qu’implique la nature même I. Des hallucinations cauchemardesques
d’un sonnet, se contentant de confirmer les atten- II. Dimension tragique de la fuite du temps
dus du genre. III. Une vision défaitiste de la condition humaine
d. Ce questionnement est tout à fait valable car il La problématique adéquate est celle-ci : En quoi ce
interroge les choix spécifiques de l’auteur et leurs poème renforce-t-il l’angoisse liée à la fuite du
effets, en mettant l’accent sur l’essentiel du texte. temps ?
e. Cette problématique est pertinente car elle prend En effet, le plan suivi permet de décomposer selon
en compte les codes du genre pour orienter le ques- une gradation évidente tout ce qui peut accentuer
tionnement vers l’intérêt particulier du texte et les l’angoisse liée à la fuite du temps.
effets recherchés.
f. Cette question ne saurait constituer une problé- ÉLABORER UN PLAN, p. 567
matique car elle fait plutôt partie des réflexes de 3
lecture à mobiliser pour n’importe quel texte. Sans Plan 1
autre précision, elle reste maladroite et passe-par- I. Structure du sonnet
tout. II. La métaphore filée du combat
g. Ce n’est pas du tout une problématique car cette Ce plan s’arrête sur des éléments purement for-
interrogation annonce un résumé, un énoncé de mels, sans les rattacher à la moindre idée de com-
faits, et non un commentaire. N’invitant à aucune mentaire.
analyse, elle se contente d’inviter à la lecture du
texte, qui livre immédiatement sa réponse. Plan 2
h. Ce questionnement maladroit ne saurait faire I. La situation initiale
l’objet d’une problématique car il se fonde sur une II. L’élément perturbateur
observation trop extérieure et arbitraire, qui ne per- III. La résolution
met pas de mettre réellement en lumière les com- Ce plan s’attache à dégager les grandes étapes du
posantes du texte. texte mais sans suivre aucune problématique : sans
orientation plus spécifique, ces parties se conten-
2 tent de décrire la structure du passage pour elle-
Plan 1 même.
I. Un tableau pathétique de la misère
II. Une prise de position explicite de la part de l’au- Plan 3
teur I. L’apparition de l’héroïne
III. Une responsabilisation du lecteur II. Les sentiments du narrateur
La problématique la plus adaptée est la suivante : Ce plan s’articule autour de thèmes et non d’idées
Comment ce texte nous sensibilise-t-il au problème directrices pour éclairer l’analyse. Les parties s’ap-
de la misère ? parentent à des rubriques dont on ignore en réalité
En effet, le plan proposé suit une progression qui le contenu argumentatif, l’orientation des idées.
permet de décomposer une réponse articulée autour
327
Plan 4 2. Le commentaire
I. Un drame romantique du XIXe siècle
II. La réception de l’œuvre à son époque
La rédaction

Ce plan s’apparente à un exposé d’histoire litté-
raire : le texte n’est qu’un prétexte pour illustrer S’exercer, p. 568
des connaissances et l’argumentation oublie l’es-
sentiel de l’exercice, qui est de rendre compte des RÉDIGER L’INTRODUCTION, p. 568
spécificités du passage. Si un éclairage générique 1 La première partie de cette introduction se
et contextuel reste bien sûr le bienvenu, ce doit être contente de livrer des connaissances gratuites, qui
ponctuellement, au service du texte, et non devenir ne permettent pas d’expliciter des enjeux utiles
une fin en soi. pour éclairer l’intérêt du passage. Cet enchaîne-
ment de données brutes ne se prête pas à l’orienta-
4 tion attendue pour faire émerger les particularités
I. Une dédicace pour unir l’auteure et ses destina- du texte, dont le contenu n’est pas suffisamment
taires évoqué.
1. Un autoportrait touchant La problématique n’est pas recevable car elle se
2. S’assurer le soutien d’une autorité bienveillante limite à une question fermée, à laquelle la réponse
3. Définir une communauté de lecteurs est trop évidente, d’autant qu’une simple lecture du
texte permet de s’en assurer, sans en appeler à un
II. Un plaidoyer féministe commentaire véritable.
1. Condamnation de la tyrannie masculine L’annonce du plan s’avère trop peu rigoureuse et
2. Une nouvelle vision de la femme efficace : elle ne prévoit que de vagues thèmes sans
3. Une exhortation au changement préciser les idées véritables qui se verront dévelop-
pées et réduit la démarche à une addition arbitraire
III. Une conception humaniste du savoir au lieu de faire ressortir la cohérence de l’ensemble
1. Éloge de l’étude en établissant des liens entre les parties.
2. Le savoir comme source d’honneur et de vertu On notera par ailleurs la maladresse de certaines
3. L’accomplissement de soi par le savoir formules comme « Afin d’y répondre », trop lourde
et inutile, et « nous parlerons de » qui énonce fata-
5 Le plan 3 est le plus pertinent pour étudier le pas- lement un thème et non une idée.
sage car les sous-parties s’articulent clairement
avec les grandes parties correspondantes, annon- 2 L’annonce c est la plus pertinente car la rédaction
cent explicitement des idées qui orientent l’analyse fluide permet de distinguer les trois parties, formu-
afin d’éclairer les enjeux essentiels. Sans se répéter, lées brièvement mais clairement, sans lourdeurs
ces différentes étapes suivent une progression gra- inutiles, tout en les reliant efficacement entre elles,
duelle très perceptible et cohérente. selon une logique interne compréhensible.
Le plan 1 n’est pas efficace car il se contente L’annonce a, si elle exprime des directions claires
d’évoquer de simples thèmes sous forme de ru- et suffisamment explicites, échoue à établir des
briques dont on ne peut réellement discerner le con- liens entre ces idées, ce qui ne permet pas de per-
tenu argumentatif. cevoir la cohérence de la démarche d’ensemble.
Le plan 2 ne saurait être valable car il s’articule L’annonce b s’embarrasse de formules lourdes et
uniquement sur des constats formels sans jamais inutiles pour désigner explicitement les « parties »,
les rattacher à des idées spécifiques. sans établir de lien entre elles. Il est par ailleurs
vain et maladroit d’annoncer la conclusion.
L’annonce d s’avère trop fastidieuse car elle dé-
taille inutilement le contenu des parties en préci-
sant leurs sous-parties. Cet excès d’éléments,
quoique pertinents, nuit à la clarté synthétique re-
quise.

3 La mort foudroyante d’Henriette-Anne d’Angle-


terre, survenue alors qu’elle semblait promise à un
destin brillant, a frappé les esprits de son siècle. Si
bien qu’en déclamant son oraison funèbre devant la
cour de Louis XIV, Jacques-Bénigne Bossuet,
qu’on surnommera « l’Aigle de Meaux » parce
qu’il ne craignait pas de heurter les puissants, fait
328
de sa mort tragique un exemple, pour édifier les 6 a.
hommes. Comment le prédicateur transforme-t-il Procédé Citation Interprétation
cette oraison funèbre en véritable sermon ? Nous Enjambe- « et sa juste co- Rythme préci-
verrons qu’à travers le vibrant hommage qu’il rend ments lère / Rend à pité
à la défunte, Bossuet dresse un tableau saisissant de l’autre un com-
la fragilité humaine, afin de condamner les vanités. bat dont le
champ est la
RÉDIGER LE DÉVELOPPEMENT, p. 569 mère. » ;
4 Cette sous-partie de commentaire a le mérite « Leur conflit se
d’annoncer clairement son idée directrice en début rallume et fait si
de paragraphe et de se référer à des exemples précis furieux / Que
du texte, en lien avec ce qu’elle cherche à démon- d’un gauche
trer. malheur ils se
Toutefois, des procédés employés sont évoqués crèvent les
sans justification ou explicitation suffisante : com- yeux. »
ment doña Josefa prend-elle don Carlos au mot ? Présent de « empoigne », Scène vécue de
Quels sont les termes du dialogue qui en rendent narration « brise », « Fait l’intérieur, en
compte ? En quoi consiste le comique de gestes dégât », temps réel
mentionné ? « se défend »,
À l’inverse, la dernière phrase se contente de livrer « Rend »,
des citations sans expliquer sur quoi repose leur ef- « guide »,
fet comique : données pour elles-mêmes, elles ne « trouble »,
permettent pas d’identifier les procédés et inten- « se redouble »,
tions à l’œuvre. « se rallume »,
Enfin, cette sous-partie présente une rédaction fau- « crèvent »,
tive car la troisième phrase n’intègre pas correcte- « Succombe »,
ment les citations. « voit »,
« Viole »,
5 – Rodolphe considère Emma avec mépris et sar- « se perd »
casme comme le souligne la comparaison triviale Méta- « Je veux Forte dimension
« Ça bâille après l’amour, comme une carpe après phore peindre » visuelle
l’eau sur une table de cuisine ». – Accu- – « puis, à force Rythme saccadé,
– Le lexique du combat (« réduire », « combattre », mulation de coups / imitant les
« vaincre », « triompher ») montre que, pour Don D’ongles, de coups
Juan, l’amour s’apparente à une conquête. – Asso- poings, de
– À travers l’oxymore « Le superflu, chose très né- nance en pieds »,
cessaire », Voltaire réhabilite le luxe. [u] et alli- – « Si bien que
– Hugo a recours à la métaphore du rapace (« Tra- tération leur courroux
vail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre ») en [k] par leurs coups
pour dénoncer l’horreur du travail des enfants. se redouble »
– Marquée par des allitérations en [z], [v], [l], la – Proso- « Vous avez, fé- Retentissement
phrase « Souvent la longue chevelure d’Atala, popée au lons, ensan- de la colère ma-
jouet des brises matinales, étendait son voile d’or discours glanté / Le sein ternelle
sur mes yeux » épouse la légèreté des cheveux dans direct qui vous nourrit
le vent. – Apos- et qui vous a
trophes portés ; / Or, vi-
– Phrase vez de venin,
exclama- sanglante géni-
tive ture, / Je n’ai
plus que du sang
pour votre nour-
riture ! »

329
b. Le poète fait de cette scène un tableau vivant et tive de ce texte pour engager une réflexion plus gé-
dynamique. Il se propose en effet d’emblée de nérale sur l’efficacité de certains choix argumenta-
« peindre » l’affrontement des deux frères enne- tifs.
mis : la métaphore picturale rend compte de la b. Cette conclusion reste trop peu efficace car le ré-
grande puissance visuelle que revêt ce moment, au- capitulatif des parties s’avère trop allusif et ne per-
quel nous croyons assister, grâce à l’emploi récur- met pas d’apprécier le contenu et l’agencement des
rent du présent de narration qui dramatise l’action : idées. La réponse à la problématique reste creuse et
« empoigne » (v. 3), « brise » (v. 5), « Fait dégât » passe-partout (« l’intérêt littéraire de cette lettre »).
(v. 8), « se défend » (v. 13), « trouble » (v. 17), « se L’ouverture s’avère trop maladroite et peu perti-
redouble » (v. 18), « se rallume » (v. 19), « crè- nente car elle ramène la réflexion à des considéra-
vent » (v. 20), « Succombe » (v. 22), « Viole » tions assez naïves.
(v. 28)... Le poète rend sensible la vivacité du con- c. Cette conclusion ne saurait être recevable car elle
flit, à travers de nombreux effets de rythme : plu- donne lieu à un trop grand épanchement personnel,
sieurs enjambements reproduisent la frénésie du qui n’a pas sa place dans un commentaire, car il ne
combat (« et sa juste colère / Rend à l’autre un com- s’agit pas d’émettre un jugement. Par ailleurs, les
bat dont le champ est la mère. », v. 13-14 ; « Leur enjeux littéraires du texte ne sont pas vraiment mis
conflit se rallume et fait si furieux / Que d’un en valeur et la simple mention du « style » s’avère
gauche malheur ils se crèvent les yeux. », v. 19- maladroite et superflue. La réaction que suscite
20) tout comme l’accumulation « puis, à force de l’événement est trop naïve et l’ouverture n’est pas
coups / D’ongles, de poings, de pieds » (v. 4-5), ou pertinente car elle ne comporte aucun intérêt pour
le jeu des assonances en [u] et allitérations en [k] la réflexion et trahit une curiosité assez candide.
du vers 18 (« Si bien que leur courroux par leurs
coups se redouble ») qui imite ce déferlement de
violence. La prosopopée finale accentue le carac- 3. La dissertation
tère vivant de ce tableau, en faisant retentir au dis-
cours direct les cris de détresse de la mère, dont les
La problématique et le plan
apostrophes indignées (« félons », v. 31 ; « vivez
de venin, sanglante géniture », v. 33) prennent un S’exercer, p. 572
relief saisissant.
TROUVER UNE PROBLÉMATIQUE, p. 572
7 Cette abbaye semble occupée par une société 1 a. Le théâtre de l’absurde présente-t-il une vision
d’élite. En effet, le passage célèbre la beauté raffi- pessimiste de la condition humaine ?
née des femmes, qualifiées de « mignonnes » ; – La problématique reformule le mot pessimiste
d’ailleurs même leur poing est « mignonnement d’une manière simpliste et naïve. Elle ne permet
engantelé » pour la chasse, où elles montent de pas de répondre efficacement à la question posée.
« belles haquenées ». Les hommes sont décrits – L’introduction de la notion d’« humanisme », in-
comme des « chevaliers » accomplis. Le caractère téressante, permettra de traiter le sujet de manière
exceptionnel de ces jeunes gens est marqué par la claire et dynamique.
tournure anaphorique « Jamais ne furent vu(e)s » – Cette problématique pose une alternative claire.
qui démarre leur description, et qui est étoffée par Elle esquisse par ailleurs des pistes d’interprétation
une énumération de comparatifs de supériorité pertinentes.
(« plus verts », « mieux remuant », « plus
doctes »). Ils sont tous particulièrement cultivés, b. À vos yeux, Molière est-il un dramaturge qui
comme le souligne l’emploi de la double négation cherche le scandale ?
« il n’était entre eux celui ni celle qui ne sût » qui – La question « pourquoi » est intéressante. Toute-
les associe dans une maîtrise hors normes du sa- fois, elle ne reformule pas vraiment la question po-
voir, mise en relief par la tournure intensive « Tant sée. On peut développer la notion de « scandale ».
noblement étaient appris » en début de phrase. – La question reformule de manière intéressante le
« scandale », avec les adjectifs « honteuses » et
RÉDIGER LA CONCLUSION, p. 569 « choquantes ». Elle pourra permettre une réponse
8 a. Cette conclusion est très pertinente car elle ré- pertinente à la question posée.
capitule clairement toute la démarche du commen- – L’alternative est claire et dynamique. Toutefois,
taire en rétablissant sa logique interne. Ce faisant il faudra bien expliquer dans l’accroche les raisons
elle répond efficacement à la problématique (la pour lesquelles on rajoute une notion, celle de l’ins-
portée exemplaire de l’anecdote). Enfin, elle pro- truction, à la question posée.
pose une ouverture qui naît de la singularité narra-

330
c. Le héros de roman est-il le double de son auteur ? Le plan 2 est naïf, peu développé et peu progressif.
– Le glissement de « double » de l’auteur à « per- Il conduira l’élève à se contredire.
sonnage positif » risque de conduire l’élève à un
hors-sujet. 4 a. Il faut développer les titres des parties : « oui »
– Cette problématique, simple et claire, permet de « non » ne sont pas des titres convaincants. En re-
lire de manière ouverte et dynamique le texte. vanche, les sous-parties sont développées avec
– Comme pour la problématique précédente, la re- beaucoup de pertinence.
formulation est convaincante. b. Les titres des grandes parties I et II sont convain-
– La problématique est un peu simple. Elle ne cants et pertinents. La troisième partie semble ré-
montre pas les éventuelles tensions ou les diffé- péter ce qui a été dit précédemment. Les sous-par-
rentes dimensions de la question posée. ties ne sont pas convaincantes : elles juxtaposent
les auteurs ou les genres poétiques sans proposer de
d. Peut-on considérer les poèmes romantiques raisonnement dynamique. Les sous-parties de la
comme des confessions ? troisième partie seront sans doute redondantes avec
– La problématique est formulée avec clarté. Elle ce qui précède.
permet d’analyser de manière claire les poèmes.
– La problématique est trop réductrice. Elle répète
le sujet sans l’approfondir ou en montrer les ten- 4. La dissertation
sions.
– La problématique est bien trop générale. Elle ne
La rédaction

permettra pas un traitement efficace de la question
et risque de conduire l’élève à un hors-sujet. S’exercer, p. 574

2 a. En montrant les vices des hommes de manière RÉDIGER L’INTRODUCTION, p. 574


plaisante, la comédie leur permet-elle vraiment de 1 a. L’accroche est précise et convaincante. Toute-
s’améliorer ? fois, la question des modèles de La Fontaine n’est
b. Un personnage scandaleux ou polémique peut-il pas reliée à la problématique, centrée sur le diver-
servir de modèle au lecteur ? tissement proposé au lecteur. Il faut articuler ac-
c. Les romans scientifiques ont-ils pour but d’édu- croche et problématique.
quer le lecteur ou ne font-ils que le divertir ? b. Le scandale est trop rapidement évoqué. Il ne
d. Les auteurs de récit de jeunesse ont-ils pour seul permet pas une problématisation efficace.
but d’évoquer avec précision et fidélité leurs sou-
venirs ? 2 La première annonce de plan est pertinente mais
e. Un personnage immoral ou scandaleux peut-il un peu courte. La deuxième est trop développée.
être source d’enseignement pour le lecteur ? Les nombreux détails donnent l’impression qu’il
s’agit du développement de la dissertation. La troi-
TROUVER UN PLAN, p. 573 sième annonce est un équilibre convaincant entre
3 a. Les comédies, et notamment L’École des brièveté et précision.
femmes, ont-elles pour seul but de divertir le spec-
tateur ? 3 L’accroche, centré sur des éléments précis, est
Le plan 1 est répétitif : les trois parties proposent très convaincante. La problématique répète la ques-
des expressions de sens très proche. La copie risque tion posée sans la reformuler et sans réutiliser les
d’être redondante et peu dynamique. éléments de l’accroche. Le plan est naïf et peu pro-
Le plan 2, progressif et dialectique, permet de lire gressif. Il conduira l’élève à se contredire.
de manière efficace et dynamique la pièce de Mo-
lière. 4 L’accroche est un peu courte. Elle présente
Le plan 3 ne répond pas à la question posée : « po- l’œuvre de Jules Verne de manière sommaire et
sitif » et « négatif » ne sont pas la même chose que n’est pas reliée à la question posée. La reformula-
« divertir » et « instruire ». La dernière partie, rela- tion de la problématique est très convaincante. Le
tiviste, ne permettra sans doute pas un traitement plan est clair, pertinent et élégant.
efficace du sujet.
b. Les romans réalistes, et notamment Le Rouge et RÉDIGER UN PARAGRAPHE
le Noir, permettent-ils une critique efficace de la DE DISSERTATION, p. 575
société ?
Les plans 1 et 3, progressifs et dialectiques, per- 5 a. Le premier paragraphe propose des analyses
mettent de lire de manière efficace et dynamique le pertinentes : il commence par un argument clair. Il
roman de Stendhal. cite le texte et toutes les citations permettent
331
d’étayer l’argument. Il évoque également les dé- 3 a. L’auteur commence à développer sa thèse à
bats suscités par la pièce, ce qui appuie avec perti- partir de la ligne 11 (« Elle ne nous fait rire… »)
nence la démonstration. puisqu’il commence à expliquer à partir de là, ce
b. Le second paragraphe résume, cite et paraphrase qui, selon lui, crée le comique dans la répétition de
la pièce sans l’analyser. Il aurait dû proposer un ar- mots au théâtre.
gument clair en début de paragraphe. b. Dans les lignes précédentes, il présente une thèse
Dans une dissertation, il faut argumenter, prouver, adverse – la répétition de mots fait rire en elle-
et non raconter. même – qu’il commence à détruire à partir de la
ligne 11.
RÉDIGER UNE CONCLUSION, p. 575 c. La répétition de mots au théâtre n’est pas intrin-
6 a. La conclusion évoque les œuvres de manière sèquement comique, mais fait rire parce qu’elle
très superficielle. Elle ne présente pas un raisonne- symbolise un jeu de tension entre un sentiment re-
ment progressif et dynamique. Par ailleurs, une tenu qui se déploie et une action qui cherche à re-
conclusion ne doit pas se contenter d’évoquer dif- tenir de nouveau ce sentiment.
férents points de vue en les ménageant. Il faut tran-
cher et s’engager personnellement. REPÉRER L’ORGANISATION D’UN TEXTE
b. La conclusion répond clairement au sujet de dis- POUR LE CONTRACTER, p. 581
sertation. Par ailleurs, elle résume le devoir de ma- 4 a. – Thèse = « Aujourd’hui […] l’aventure »
nière précise et convaincante, sans multiplier les (l. 1-2)
détails inutiles. – 1er argument = « Notre terre […] connue » (l. 4-
5)
– Exemples liés au 1er argument = « Plus de zone
5. La contraction […] nucléaires » (l. 5 à 11)
– 2e argument = « La vie policée […] partout »
Les règles à suivre (l. 11-12)
– Exemples liés au 2e argument = « Plus d’en-
S’exercer, p. 580 droits […] scalp » (l. 13 à 18)
– 3e argument = « La vie quotidienne […] fantai-
SYNTHÉTISER FIDÈLEMENT sie » (l. 19-20)
UNE PENSÉE, p. 580 – Exemples liés au 3e argument = « En Alaska
1 a. – La phrase interrogative en début de texte sou- […] leur désir » (l. 20 à 27)
ligne l’étonnement du locuteur qui répond ensuite b. Les exemples utilisés dans ce texte sont pure-
à la question posée. ment illustratifs et peuvent donc être supprimés en
– Vocabulaire péjoratif, parfois familier : « dégra- vue d’une contraction. Aucun argument n’est par
dantes et débiles » (l. 2), « barde » (l. 11)… contre redondant.
– Ironie : « Il fait pipi […] sur-le-champ » (l. 16- c. L’évasion dans une aventure imaginaire est de-
18). venue une nécessité tant notre époque a détruit
b. Le succès des reality-shows et le déballage ou- l’aventure. Partout, le monde a été arpenté, des lois
trancier de la vie privée, sur Internet notamment, instaurées et le quotidien réglementé. (30 mots)
s’explique par la peur de ne pas exister aux yeux
d’autrui et l’Homme en arrive à violer lui-même le
respect de sa vie privée. 6. L’essai
IDENTIFIER UNE THÈSE La rédaction
ET LA REFORMULER, p. 581
2 a. Je propose l’adjectif « social » car Bergson S’exercer, p. 583
montre que le rire est toujours lié à un groupe et
aux valeurs communes à ce groupe. ANALYSER UN SUJET, p. 583
b. – Pronom « on » qui inclut le lecteur (l. 1) 1 Ces différents sujets peuvent se ressembler, mais
(= nous). il convient d’en interroger la tournure et les attentes
– Adresse directe au lecteur avec l’emploi de la afin d’articuler une réponse rigoureuse correspon-
2e personne du pluriel : « Écoutez-le bien » (l. 2-3), dant à leurs spécificités.
« Il vous est peut-être arrivé […] de leur société » a. Ce sujet invite à envisager les différents moyens
(l. 11 à 16). de combattre l’ignorance, qui peuvent se décliner
c. Vous avez dû vous rendre compte qu’il n’y a rien en plusieurs « parties », selon un plan thématique.
de plus social que le rire qui se déploie à l’intérieur La réponse peut se subdiviser en deux ou trois
d’un groupe et suppose des valeurs communes. grandes catégories suivant un plan graduel. Dans la
332
mesure où elle serait en lien avec la question des Plan D : ce plan n’est pas valable, car sa formula-
moyens à mettre en œuvre, une partie élargie aux tion trop schématique semble exprimer une contra-
difficultés et obstacles auxquels ce combat peut se diction.
heurter ne serait pas hors sujet.
b. Ce sujet interroge quant à lui les raisons pour 3
lesquelles l’ignorance doit être combattue. Là en- I. Pour s’évader
core, un plan thématique, classifiant différentes II. Pour plus de créativité
justifications au combat contre l’ignorance, selon III. Pour une plus grande ouverture d’esprit
un ordre réfléchi, est requis. Toutefois, une partie
envisageant les obstacles et résistances peut aussi TROUVER DES ARGUMENTS
venir compléter la réflexion. Aucun plan n’est réel- ET DES EXEMPLES, p. 583
lement imposé par le sujet. Une partie faisant 4 a.
l’éloge du savoir ne serait pas hors sujet. I. Découvrir une autre culture nous ouvre de nou-
c. La tournure, ici, consistant en une question fer- velles perspectives
mée, suggère une approche dialectique, afin d’in- 1. L’attrait de la nouveauté éveille notre curiosité
terroger la nécessité de la connaissance. Le sujet 2. La rencontre avec l’Autre élargit nos connais-
invite donc à confronter des arguments différents et sances
à envisager des réserves éventuelles à opposer à un
impératif de connaissance. Le plan et la formula- II. Découvrir une autre culture permet de remettre
tion des idées restent libres, à condition de toujours en question nos propres pratiques
s’articuler autour de cette réflexion. 1. Fréquenter une autre culture permet de percevoir
d. Ce sujet demande de classer, de manière théma- les défauts de la nôtre
tique et graduelle, les bienfaits de la connaissance. 2. Nous pouvons nous inspirer de nouveaux mo-
Alors que le sujet b invitait à mettre l’accent sur dèles pour faire évoluer notre culture
les ravages de l’ignorance, celui-ci se base essen-
tiellement sur les effets du savoir. Toutefois, dans III. Découvrir une autre culture peut nous rendre
la mesure où cette question ouverte invite à inter- plus humains
roger les atouts de la connaissance, il n’est pas in- 1. La diversité nous apprend la tolérance
terdit d’envisager une partie plus critique, qui 2. Le contact avec l’Autre nous rend plus sociable
émettrait certaines réserves. et généreux
e. Cette question fermée en appelle à une démarche
de type dialectique, qui suppose d’envisager des ar- b. Les thèses faisant l’objet des parties correspon-
guments qui peuvent s’affronter. Par ailleurs, ce su- dent aux idées générales les plus englobantes, tan-
jet ne se contente pas d’envisager les différents dis que les arguments qui constituent les sous-par-
atouts de la connaissance, comme dans d’autres li- ties se présentent sous la forme de preuves diffé-
bellés : il se concentre exclusivement sur la ques- rentes qui viennent appuyer ces idées.
tion de l’évolution personnelle voire de la construc- c. L’ordre des parties ainsi que des sous-parties qui
tion morale des individus. Sa perspective est donc les composent épouse une gradation, du plus
plus ciblée et réclame un plan qui ne perde jamais simple ou évident au plus complexe ou profond. À
de vue cet aspect, quelles qu’en soient les parties. cela s’ajoute une exigence de logique interne : dans
N.B. : Comme pour le sujet c, il n’est pas exclu chaque partie, ici, les sous-parties proposées entre-
d’envisager une réponse intégralement affirmative tiennent entre elles une forme de prolongement co-
ou négative, à condition de la décomposer selon de hérent.
grandes idées directrices bien distinctes. d. - I. 1. Le journal de bord du capitaine James
Cook témoigne d’une véritable fascination des na-
TROUVER UN PLAN PERTINENT, p. 583 vigateurs anglais pour les tatouages polynésiens
2 Plan A : ce plan n’est pas pertinent car il se con- qu’ils découvrent et qu’ils choisissent d’imiter, tant
tente de simples constats et d’un relevé d’opinion cette pratique inhabituelle les émerveille et leur
sans mener de réflexion sur le sujet. ouvre de nouvelles perspectives, initiant une
Plan B : ce plan est tout à fait pertinent car il ré- longue et complexe culture du tatouage dans les
pond à la question du sujet en formulant des idées pays occidentaux.
précises et propose une démarche cohérente qui II. 2. Dans Anthropologie du corps et modernité,
échappe à la contradiction logique. David Le Breton confronte nos sociétés d’individus
Plan C : ce plan est pertinent car il suit une dé- avec la culture communautaire canaque où le corps
marche progressive qui fait évoluer logiquement la ne nous isole pas mais fédère le groupe : en nous
réflexion de manière à opérer un retournement pour montrant combien notre rapport au corps est une
envisager tous les aspects de la question. construction culturelle, ces comparaisons peuvent
333
nous aider à repenser nos schémas les plus ancrés Ex. : Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les
et à envisager notre corps autrement que comme le sciences et les arts, p. 200 / Eugène Ionesco, Notes
support du culte de l’individu. et contre-notes (sur l’utilité de l’inutile : l’humour,
III. 1. Le film Le Nouveau Monde de Terence Ma- la fantaisie, l’art)
lick montre le lien extraordinaire qui unit l’officier 2. Une foi aveugle en la science est dangereuse
John Smith et Pocahontas qui, précisément parce Ex. : Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée
qu’ils sont différents, connaissent cet appel de moderne / Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes
l’Autre qui transcende tous les clivages. 3. Le bonheur ne dépend pas de la science
Ex. : Robert Merle, Malevil / Yuval Noah Harari,
5 a. La science assure la prospérité des peuples : cf. Sapiens : Une brève histoire de l’humanité
Louis de Jaucourt, p. 196.
b. La science prolonge la vie : cf. Voltaire, p. 198- c. L’œuvre phare des Lumières qu’est l’Encyclopé-
199. die célèbre les vertus de la science, à travers notam-
c. La science élargit notre connaissance du monde : ment la voix de Louis de Jaucourt, pour qui l’« in-
cf. Louis de Jaucourt, p. 196 + Denis Diderot, vention » garantit « le bonheur du genre humain ».
p. 201. La science serait-elle réellement la clé du bon-
d. La science nous rend plus raisonnables : cf. De- heur ? La connaissance et les créations innovantes
nis Diderot, p. 195. qu’elle permet sont-elles indispensables à l’épa-
e. La science nous rend plus justes : cf. Denis Di- nouissement de l’humanité ou peut-on s’en passer
derot, p. 195. voire s’en méfier ? S’il demeure indéniable que la
f. La science anoblit l’homme : cf. Louis de Jau- science contribue grandement à notre bonheur, elle
court, p. 196. ne saurait constituer une panacée pour autant.
g. La science corrige nos préjugés : cf. Denis Dide- d. Loin de participer à notre bonheur, la science
rot, p. 201. peut même nous détourner de l’essentiel : en nous
h. La science réunit les hommes : cf. Denis Dide- consacrant à des investigations et à l’élaboration de
rot, p. 195 + Louis de Jaucourt, p. 196. connaissances pointues qui ne valent que pour
elles-mêmes, nous risquons de perdre de vue des
RÉDIGER UN ESSAI, p. 583 questions plus fondamentales comme la façon de
6 a. L’amorce énonce une généralité creuse, à pros- mener notre vie. C’est ce sur quoi nous alerte Jean-
crire. La question du sujet survient sans être bien Jacques Rousseau dans son Discours sur les
amenée et, surtout, les problèmes qu’elle pose ne sciences et les arts : quelle que soit la précision des
sont pas explicités. L’annonce du plan ne précise connaissances que nous pourrons acquérir, cette
pas les idées directrices qui structureront la ré- quête reste vaine voire nuisible car elle vient para-
flexion et se contente d’évoquer de vagues en- siter la nécessité de faire le bien et nous détourner
sembles thématiques. Il est très maladroit et inutile des actions morales et politiques qui doivent nous
d’annoncer une conclusion. animer.
e. Le rappel du développement, qui semble suivre
b. I. Les bienfaits de la science contribuent au bon- une logique contradictoire, reste creux et échoue
heur donc à préciser un contenu pour répondre à la ques-
1. La science apaise les maux et prolonge la vie tion, car aucune idée véritable n’est formulée. Le
Ex. : Voltaire, Lettres philosophiques, « Sur l’inser- problème du bonheur n’est pas pris en compte. La
tion de la petite vérole », p. 198-199 / Maylis de mention du recours à des exemples est maladroite
Kerangal, Réparer les vivants et inutile. L’ouverture s’avère peu pertinente car
2. La science facilite l’existence grâce aux progrès elle n’envisage aucune perspective précise et relève
techniques d’un questionnement assez naïf.
Ex. : Louis de Jaucourt, Encyclopédie, « Inven- f. On ne peut donc nier les progrès que nous devons
tion », p. 196 / Ernest Renan, « Science et démo- à la science, qui améliore considérablement notre
cratie, les services que la science rend au peuple », existence, mais elle ne saurait suffire à notre bon-
discours prononcé à Lagny en 1869 heur, qui suppose la reconnaissance d’autres quali-
3. La science éclaire les esprits et rend les hommes tés humaines. Il est d’ailleurs étonnant de constater
meilleurs la persistance du regard ambivalent que notre
Ex. : Denis Diderot, Encyclopédie, « Avertisse- monde contemporain, féru de nouvelles technolo-
ment », p. 195 / Voltaire, L’Ingénu gies, porte sur la science : l’engouement partagé
n’échappe pas au fantasme angoissé de l’absorp-
II. Mais la science ne saurait être une panacée tion de l’homme par la machine.
1. La science ne résout pas tous les problèmes

334
7 a. La tournure du sujet, quoique simple, peut im- IV. Une quête artificielle et illusoire ?
pliquer des directions relativement différentes (qui 1. Surenchère et banalisation : risque d’affadisse-
peuvent se rejoindre au sein d’un même devoir ou ment
se prêter à des choix). On pourrait la reformuler Ex. : Maurice Blanchot, La Parole quotidienne (sur
ainsi : Pour quelles raisons recherchons-nous la surmédiatisation et la banalisation de l’extraor-
l’extraordinaire ? Dans quels buts ? Quel en est dinaire) / Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal
l’intérêt ? Mais on peut lire aussi : À quoi bon re- (la surenchère finit par user notre capacité d’émer-
chercher l’extraordinaire ? (ce qui peut orienter la veillement)
réflexion vers une dimension critique). 2. Une perte de soi
Ex. : Peurs et risques au cœur de la fête, essai di-
b. On pourrait retenir deux ou trois parties du plan rigé par Jocelyne Bonnet-Carbonell et Laurent-Sé-
détaillé suivant : bastien Fournier / Pascal, « Divertissement » /
I. Pour assouvir sa soif d’inconnu Emma Bovary chez Flaubert
1. Élargir le champ de ses connaissances 3. Un mépris infondé pour l’ordinaire
Ex. : Succès des cabinets de curiosités apparus à la Ex.: Georges Perec, L’Infra-ordinaire / Philippe
Renaissance / Conquête spatiale comme besoin de Delerm, La Première Gorgée de bière et autres
percer les mystères de l’inconnu / Rabelais, lettre plaisirs minuscules
de Gargantua à Pantagruel
2. L’attrait de la nouveauté pour entretenir la curio- c. Le besoin de « sortir de l’ordinaire » semble an-
sité cré en chacun de nous, comme s’il devenait presque
Ex. : Le Palais idéal du facteur Cheval / Georges vital d’échapper à la monotonie, au point que la
Feterman, France insolite et extraordinaire quête de l’extraordinaire apparaît sinon comme une
3. … quitte à confirmer une incontournable curio- nécessité du moins comme une initiative salutaire.
sité malsaine Il est donc pertinent de se demander ce qui motive
Ex. : Quasimodo élu pape des fous dans Notre- une telle recherche, à savoir ce qui explique l’en-
Dame de Paris de Victor Hugo / Elephant Man de gouement pour l’extraordinaire, afin d’en évaluer
David Lynch les bienfaits, mais aussi d’en interroger le bien-
fondé. Ainsi, nous verrons que l’extraordinaire ré-
II. Pour gagner en intensité de vie pond d’abord à une curiosité très forte pour l’in-
1. Connaître des expériences sensationnelles connu, mais permet également de vivre plus inten-
Ex : Engouement pour expériences inédites voire sément, au point même de viser une forme de dé-
extrêmes (sauts en parachute, ascension de l’Eve- passement de soi et de sa finitude. Toutefois, à trop
rest…) / Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal courir après l’extraordinaire, ne risque-t-on pas de
2. La satisfaction d’avoir une vie exceptionnelle se perdre dans une quête illusoire ?
Ex. : Emma Bovary, l’héroïne de Flaubert, qui se
projette dans une vie aventureuse pour briser la mo- Rechercher l’extraordinaire vise tout d’abord à sa-
notonie du quotidien / Michael Jackson se créant tisfaire un désir d’inconnu, un plaisir de la décou-
un personnage et un univers de toutes pièces inspi- verte auquel nul n’échappe.
rés du mythe de Peter Pan C’est notamment une satisfaction d’ordre intellec-
3. Pour se sentir exister tuel, consistant à élargir le champ de ses connais-
Ex. : Peurs et risques au cœur de la fête, essai di- sances, d’accéder à de nouveaux éléments du réel
rigé par Jocelyne Bonnet-Carbonell et Laurent-Sé- qui font sans cesse reculer les limites du monde
bastien Fournier connu. Dans Pantagruel de Rabelais, la lettre
qu’adresse Gargantua à son fils s’émerveille de
III. Pour se dépasser soi-même toutes les beautés du monde et exalte le désir d’en
1. S’élever par l’héroïsme déceler les plus secrètes, afin d’étendre à l’infini les
Ex. : Umberto Eco, « Le mythe de Superman », De possibilités de découverte, pour célébrer toute la ri-
Superman au surhomme chesse de la création. Les cabinets de curiosités qui
2. Dépasser sa finitude et les limites de l’humain voient le jour à la Renaissance et qui consistent à
Ex. : Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée collecter les choses les plus rares et singulières con-
moderne firment cet engouement universel pour vérifier la
3. Une forme de transcendance par l’art diversité du réel. On peut également voir dans les
Ex. : Baudelaire, éloge du maquillage et du dandy progrès de la conquête spatiale ce besoin irréduc-
dans Le Peintre de la vie moderne / Hegel, Esthé- tible de percer les mystères de l’Inconnu.
tique / Stelarc et ses performances transhumanistes Mais sans pour autant impliquer une exigence in-
tellectuelle, la quête de l’extraordinaire répond à un
besoin irrépressible de nouveauté, pour entretenir
335
la curiosité. Il s’agit de rechercher la surprise pour 7. L’explication orale
elle-même, en poursuivant l’inattendu. Dans son
ouvrage intitulé France insolite et extraordinaire,
L’épreuve
Georges Feterman recense et décrit plus de deux
cents curiosités de notre patrimoine avec un en- S’exercer, p. 585
thousiasme communicatif né du plaisir de sélec-
tionner les éléments les plus saisissants. L’exis- LIRE UN TEXTE DE FAÇON EXPRESSIVE,
tence d’un tel ouvrage témoigne de la vivacité de p. 585
notre besoin d’étonnement. Si le Palais idéal du 1 a. « Puisque » devant « j’ » - « âme » (v. 4) –
facteur Cheval attire tant les curieux c’est précisé- « entendre » (v. 5) – le premier « bouche » (v. 8) –
ment parce que cet exemple d’art brut ne corres- « onde » (v. 11) – « feuille » (v. 12)
pond à aucun code et représente une forme de nou- b. v. 3-4 ; v. 5-6 ; 6-7 ; v. 9-10 ; 11-12
veauté radicale. c. « mys/tér/i/eux » (v.6)
On ne saurait nier toutefois que cet attrait de l’in- d. La conjonction de subordination « puisque »
congru n’est pas toujours étranger à une certaine
curiosité malsaine. L’intérêt porté à ce qui sort de 2 b. Critères de réussite :
l’ordinaire correspond bien souvent à une fascina- – Absence d’accrocs pendant la lecture
tion suspecte pour l’anomalie. Les cas de personnes – Respect des unités syntaxiques et des liaisons
ou phénomènes étranges excitent à tels points les – Diction correcte (articulation, débit…)
imaginaires qu’ils revêtent la plupart du temps un – Lecture qui fait comprendre la tonalité satirique
pouvoir hypnotique qui peut trahir l’abjection de du texte
nos propres désirs. Dans le film Elephant Man de – Lecture qui fait entendre la polyphonie du texte
David Lynch, le personnage éponyme, marqué par
ses extraordinaires difformités, se voit exhibé 3 b. Critères de réussite :
comme une bête de foire et subit notamment une – Absence d’accrocs pendant la lecture
scène d’une violence inouïe où il devient la proie – Respect des unités syntaxiques et des liaisons
de spectateurs obscènes, qui, à sa vue, donnent – Diction correcte (articulation, débit…)
libre cours à leurs pulsions les plus viles. Victor – Lecture qui fait entendre le ton paternaliste et pé-
Hugo soulignait déjà ce phénomène dans Notre- dagogue d’Hoederer
Dame de Paris, en montrant la cruelle fascination – Lecture qui fait entendre le désaccord d’Hugo
des badauds pour le pauvre Quasimodo, dont l’ap-
parence monstrueuse suscite la même exultation ANALYSER UNE INTRODUCTION, p. 585
sadique. Et la complaisance pour les faits divers les 4 a. Seuls les éléments sur le mouvement (le ro-
plus sordides ne trahit pas autre chose. mantisme) et le contexte de rédaction du recueil
L’extraordinaire répond donc aux appels d’une très sont à conserver. Les éléments biographiques sans
forte curiosité. lien avec l’œuvre ont peu d’utilité.
b. En 1822, la Grèce se révolte pour son indépen-
Rechercher l’extraordinaire s’explique et se justifie dance, contre l’Empire ottoman, qui envahit alors
donc par des motivations diverses, puisqu’au-delà l’île de Chio, massacrant une partie des habitants,
de la satisfaction d’ordre intellectuel que permet la tandis que d’autres furent réduits en esclavage. En
découverte de l’inconnu, cela procure d’autres 1829, dans Les Orientales, recueil poétique roman-
formes d’épanouissement, que ce soit pour ressen- tique, Victor Hugo dénonce cet événement dans un
tir la plénitude de l’existence ou bien pour la dé- poème intitulé « L’Enfant », qui met en scène un
passer dans une forme de transcendance. Toutefois, jeune rescapé du massacre. Nous montrerons com-
il est bon de relativiser cette recherche de l’extraor- ment Victor Hugo parvient à émouvoir le lecteur
dinaire à tout prix, au risque de se perdre et de pas- pour mieux le révolter.
ser justement à côté de sa vie. N’est-ce pas l’ensei-
gnement ironique que propose Flaubert, dans Ma- ANALYSER UNE CONCLUSION, p. 585
dame Bovary, puisque, après la mort de son hé- 5 La conclusion proposée est incohérente et l’ou-
roïne, il fait de Charles – l’époux qu’elle exécrait – verture n’a pas de rapport avec la fable étudiée, elle
l’amant éperdu et romanesque dont elle rêvait ? semble plaquée. On pourra proposer l’exemple sui-
vant :
En conclusion, on peut donc affirmer que cette
fable est une dénonciation du pouvoir arbitraire et
des abus des plus forts contre les plus faibles. Der-
rière les animaux, on peut ainsi reconnaître les sei-
gneurs et les courtisans de l’époque de La Fontaine.
336
Toutefois, la leçon reste ambiguë : l’honnêteté – « qu’elle n’avait jamais eues » (l. 9) : PS relative,
n’est pas récompensée dans cet apologue. Est-ce à épithète du nom « impressions » (ou complément
dire que La Fontaine encourage la dissimulation de l’antécédent « impressions »)
pour assurer sa conservation ? b. Nature : PS conjonctive circonstancielle ;
Fonction : CC de concession

8. L’explication orale 5 a. Les ellipses dans ce texte servent à retranscrire


l’affolement du personnage dans certaines pensées
L’analyse linéaire rapportées au discours indirect libre : « Gênant de
montrer […] pour lui » (l. 3-4), « Où mettre […]
S’exercer, p. 587 ôtées ? » (l. 5-6), « Les jeter dans le jardin ? »
(l. 11) et « Les cacher en haut ! » (l. 13).
MENER UNE LECTURE LINÉAIRE b. « s’il s’asseyait sur un fauteuil » (l. 8-9) ; « si
1 La forme du poème, le sonnet nous permet de dé- tout de même ils sortaient dans le jardin ».
limiter nettement les étapes du texte pour la lecture À chaque fois, la PS est à l’imparfait de l’indicatif
linéaire. et la proposition principale au conditionnel présent.
– 1er quatrain : le début de la rêverie Il s’agit d’exprimer un potentiel.
– 2e quatrain : l’évocation de l’île utopique c. Nature : PS conjonctive en « que » ;
– 1er tercet : effet d’écho avec le 1er quatrain « guidé Fonction : COD du verbe « montrer »
par ton odeur » (présent du poète) et nouveau
thème qui apparaît : l’évocation d’un paysage ma- 6 a. Cet ensemble de vers ne forme, grammaticale-
rin ment, qu’une seule phrase.
– 2e tercet : le poète semble lui-même dans ce ta- b. « De mon cœur » (v. 4) → nature : GN préposi-
bleau idyllique (voire le dernier vers). tionnel ; fonction : complément du nom « feuil-
lage »
2 a. Défaut : niveau de langue. Amélioration : le « De l’oiseau » (v. 13) → nature : GN préposition-
poème évoque un instant amoureux et sensuel entre nel ; fonction : complément du nom « voix »
le poète et la femme aimée. c. Nature : PS conjonctive circonstancielle ; fonc-
b. Défaut : l’absence de citations ou d’analyses. tion : CC de conséquence
Amélioration : L’emploi du pluriel aux vers 6, 7, 8
et 10 (« arbres singuliers, fruits savoureux, des
hommes, des femmes, de voiles et de mats ») 9. L’entretien
montre que le poète insiste sur l’abondance et la ri-
chesse de cette île imaginaire.
c. Défaut : il manque ici l’interprétation de l’ana- S’exercer, p. 588
lyse.
On peut relever une rime riche aux vers 12 et 14 PRÉPARER L’ENTRETIEN, p. 588
« tamariniers / mariniers » qui met l’accent sur ce 1 a. Les questions possibles pourraient porter sur le
dernier vers car elle est la seule du poème. Cette titre, sur les noms des personnages, ou encore sur
rime riche est mise en valeur par sa place et crée l’absence d’intrigue traditionnelle de la pièce.
une sonorité harmonieuse. b. – Quel est le rôle des accessoires dans Oh les
beaux jours ! ?
ANALYSER DES PROJETS DE LECTURE, – Pourquoi, selon vous, y-a-t-il autant de mono-
p. 587 logues ?
3 Le projet de lecture b est le plus pertinent car il – Quelle image de l’homme et de la condition hu-
met en évidence la correspondance entre le corps maine la pièce de Beckett nous offre-t-elle ?
de la femme et l’île utopique. Le terme « idéal » Exemples de réponses :
fait référence à la section du recueil, révélant ainsi – Les accessoires montrent que Beckett accorde
la compréhension du candidat des enjeux de la sé- une grande importance à la représentation, on sait
quence et du recueil. qu’il écrivait ses pièces en tenant compte de la
scène (dessins, formes géométriques représentant
ANALYSER LA SYNTAXE, p. 587 les personnages).
4 a. – « qu’il en aimât une autre » (l. 5) : PS con- – Les monologues montrent le renouvellement du
jonctive en « que », COD de « craindre » langage. Souvent, on a le sentiment que les person-
– « que lui avait donnés cette lettre » (l. 5-6) : PS nages ne se répondent pas ou n’entretiennent pas
relative, épithète du nom « soupçons » (ou complé- d’autres dialogues que celui qu’ils ont avec eux-
ment de l’antécédent « soupçons »)
337
mêmes. Certains monologues sont également – Ce roman parle d’amour impossible et de passion
proches du récit. amoureuse.
– Beckett remet en cause l’homme et l’humanité – On peut s’identifier facilement au héros du roman
dans Oh les beaux jours !. Il offre à voir un homme car il est jeune comme nous (Julien Sorel est un
et une femme seuls, perdus sur un monticule, leurs jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans au début
deux noms voire leurs identités semblent interchan- du roman).
geables (Winnie et Willie). C’est un auteur qui – L’intrigue connaît de nombreux rebondissements
montre une image pessimiste de l’homme, l’écri- et permet de nous faire mieux comprendre la so-
vain a été marqué par le contexte de l’après-guerre ciété du début du XIXe siècle.
(Seconde Guerre mondiale).
4 À faire en classe par les élèves.
2 a. Trois questions sur l’auteur :
– À quelle époque Beaumarchais a-t-il écrit ses 5 a. Une justification personnelle est valable mais
pièces ? elle ne doit pas remplacer une analyse et une bonne
– Selon vous, est-il un auteur des Lumières ? compréhension de l’œuvre.
– Avez-vous connaissance d’autres pièces de b. Le défaut principal est de dire ou de faire sentir
théâtre qu’il aurait écrites ? à l’examinateur le peu de goût pour sa discipline.
Un candidat a le droit de ne pas aimer lire ou de ne
Trois questions sur le contexte historique et ar- pas avoir aimé les cours de français, mais attention
tistique : aux termes choisis, il faut justifier précisément
– En quoi Le Mariage de Figaro se fait-il l’écho (« moins ennuyeuse que les autres » : cela ne suffit
des interrogations de son temps ? pas). La deuxième partie de la réponse développe
– Quelle société est-elle représentée à travers les une analyse correcte de l’œuvre, elle est à privilé-
personnages ? gier.
– De quelle institution Beaumarchais se moque-t-il c. Très peu de défauts pour cette présentation, mise
dans sa pièce ? à part la dernière phrase (le candidat lors de l’exa-
men doit être capable de justifier le choix du vers
Trois questions sur la connaissance de l’in- et de comprendre qu’il s’agit de la langue classique
trigue : du XVIIe siècle).
– Présentez brièvement le personnage de Figaro ?
– De quel personnage féminin le Comte Almaviva RÉPONDRE À DES QUESTIONS, p. 589
est-il amoureux ? Parvient-il à ses fins ? 6 Échange au sujet des Fleurs du mal de Baude-
– Comment la pièce se termine-t-elle ? Racontez laire :
brièvement la fin. Points positifs Points à améliorer
Connaissance précise Langue orale trop re-
Trois questions sur le sens général de l’œuvre : de l’œuvre et des lâchée (« Euh »,
– Pourquoi selon vous Beaumarchais a-t-il choisi textes « moche »)
ce titre ? Autonomie dans le Doit davantage de
– Que dénonce l’auteur dans cette comédie ? descriptif : le/ la candi- lui-même/elle-même
– Quelles scènes comiques retenez-vous de votre dat(e) invite l’exami- développer ses ré-
lecture de la pièce ? nateur ou examinatrice ponses
à regarder ensemble
Pour l’interrogation orale, on veillera à écrire au ta- les textes
bleau clairement les critères d’évaluation (voir
l’encadré Conseil) pour le/les élèves évaluateurs. 7 a. J’ai préféré « le Pont Mirabeau » car il parle du
temps qui passe, et de l’amour. Ce poème par son
JUSTIFIER SON CHOIX, p. 589 rythme ressemble à une mélodie, à une chanson
3 Exemple de correction en imaginant que l’élève triste sur le temps.
ait retenu Le Rouge et le Noir de Stendhal. b. On pourrait citer et s’appuyer sur le poème
a. Le mot « ascension » : le roman donne à lire l’as- « Zone » pour montrer l’absence de ponctuation et
cension sociale de Julien Sorel avant sa chute bru- la recherche de modernité poétique (le poète
tale puisqu’il meurt condamné. évoque des affiches publicitaires et les dactylo-
b. Le style de Stendhal peut être caractérisé par les graphes).
adjectifs suivants : descriptif, ironique, réaliste. c. Les Calligrammes ont été inventés par G. Apol-
c. Au choix de l’élève. linaire. (Expliquer ici ce qu’est cette nouvelle
d. Les trois arguments pour convaincre un ami de forme poétique et prendre en exemple « Le Pont
lire cette œuvre seraient : Mirabeau » qui peut être lu comme un calligramme
338
dessinant la forme du Pont). Sur La Prose du Trans- d. On pourrait répondre à la question posée en dis-
sibérien de Blaise Cendrars, le/la candidat-e pourra tinguant la conception d’Alceste et celle de Phi-
montrer les échos : absence de ponctuation, les vers linte : dans un premier paragraphe, on montrerait
libres, le train, élément moderne inspirant le que dans ce texte, Alceste expose longuement sa
poème. conception de la parole (c’est lui qui parle le plus)
et que pour lui, la parole est l’expression du cœur.
On montrerait dans un second paragraphe que Phi-
10. Humanités, littérature linte critique cette conception du langage et expose
la nécessité de distinguer le cœur et la parole.
et philosophie
La question d’interprétation ORDONNER SA RÉFLEXION, p. 593
3 Le premier plan ne fait pas de lien entre les deux
S’exercer, p. 592 paragraphes. Il paraît plus logique de montrer
d’abord que le texte établit des points communs
RÉPONDRE À UNE QUESTION, p. 592 entre l’homme et l’animal, avant de montrer qu’il
1 a. Ce texte évoque surtout des animaux mais se évoque finalement la supériorité de l’homme sur
clôt par une réflexion sur l’homme aux lignes 36 à l’animal.
38. Le second plan est plus précis quant au texte et ré-
b. L’animal sert à parler de l’homme. On le voit aux pond mieux à la question posée. Il faudrait cepen-
lignes 36 à 38 : « toutes ces qualités se retrouvent dant là encore changer l’ordre des parties pour
dans l’homme » (« ces qualités » sont celles des mettre en valeur la singularité du point de vue de
animaux qui ont été énumérées avant). Rousseau, qui met la supériorité de l’homme dans
c. Ce texte présente l’homme comme une espèce sa liberté et sa capacité à se perfectionner.
caractérisée par la variété. La variété des animaux
permet de rendre compte de la diversité de la nature JUSTIFIER SA RÉPONSE, p. 593
humaine. Pour développer cette réponse, on pour- 4 Rousseau souligne la profonde ressemblance qui
rait d’abord montrer comment fonctionne l’analo- existe entre l’homme et l’animal en dressant un pa-
gie dans le texte en montrant que les lignes 1 à 35 rallèle entre les deux : à chaque fois que
décrivent la diversité animale et que les lignes 36 à « l’homme » (l. 6, 9, 18, 22 et 23) est évoqué, il est
38 font le parallèle avec les hommes. Dans un se- comparé à « la bête » (l. 6, 8, 18, 21 et 23). Le
cond temps, on pourrait étudier la diversité des ani- terme « même » est également employé plusieurs
maux et des comportements évoqués. Enfin, on fois pour souligner la parenté entre la machine hu-
pourra s’intéresser plus précisément aux comporte- maine et la machine animale. Pour Rousseau, l’ani-
ments mis en avant par La Rochefoucauld. mal a « des idées puisqu’il a des sens » (l. 17)
comme l’homme.
2 a. On peut reformuler la question en ces termes :
quelles sont les deux façons de définir la parole 5 a. Pour montrer que Platon utilise l’ironie pour
dans ce texte ? En quoi sont-elles opposées ? critiquer la rhétorique, on peut s’appuyer sur le dé-
b. Alceste considère que l’on doit toujours parler but du texte quand Socrate fait référence aux pra-
avec franchise et sincérité, alors que pour Philinte tiques des orateurs (l. 3 à 21). C’est ironique car
la franchise n’est pas toujours possible et qu’il vaut Socrate développe le point de vue de ses adver-
mieux pour lui dissimuler parfois ce que l’on saires pour le dénoncer.
pense. b. Cet extrait du Phèdre de Platon est une critique
c. La parole est mise en relation avec le cœur : pour de la rhétorique. En effet, Socrate s’y prend à « la
Alceste, elle doit exprimer ce que l’on ressent et thèse que soutiennent ceux qui se donnent pour des
être transparente, alors que pour Philinte elle doit gens qui maîtrisent l’art oratoire » (l. 22-23). Il ex-
parfois dissimuler ce que l’on ressent. Alceste a pose cette thèse en feignant d’y adhérer à partir de
plusieurs formules marquantes : « Je veux qu’on la ligne 3 mais le lecteur comprend que Socrate
soit sincère, et qu’en homme d’honneur / On ne prend ses distances par rapport à cette thèse comme
lâche aucun mot qui ne parte du cœur. » (l. 1-2), le montre l’emploi du verbe « prétendre » (l. 1). La
« Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute ren- principale arme de Socrate pour discréditer la thèse
contre/Le fond de notre cœur se montre » (l. 35- de ses adversaires est l’ironie : il insiste sur la cer-
36). Philinte reprend ce mot cher à Alceste, mais titude de ces derniers (« il est absolument certain »,
pour lui, « il est bon de cacher parfois ce qu’on a l. 3 ; « il faut », l. 15 et 18). Il montre que les va-
dans le cœur » (l. 42). leurs de ses adversaires sont négatives : ils ne se
souvient pas de « vérité » (l. 6) mais de « ce qui est

339
susceptible de convaincre, c’est-à-dire du vraisem- III. « Bien parler », c’est rechercher la vérité
blable » (l. 12-13).
ÉTAYER SA RÉFLEXION, p. 595
6 a. Pour Malebranche, les animaux sont dépour- 3 Voici les exemples tirés des parcours étudiés :
vus de tout ce qui caractérise les hommes. Il em- Sujet 1 : Les États et Empires de la Lune (p. 504),
ploie une accumulation de tournures négatives pour L’Île des esclaves (p. 512), L’An 2440 (p. 513).
le montrer : « ni » (l. 1), « sans » (l. 3) et « rien » Sujet 2 : tous les textes du parcours « L’homme et
(l. 4-5). l’animal » (p. 514-519).
b. Pour Malebranche, les animaux sont très diffé- Sujet 3 : tous les textes des parcours « L’art de la
rents des hommes et sont dépourvus de ce qui ca- parole » (p. 476-481) et « Séductions de la parole »
ractérise ces derniers, à savoir « l’intelligence » et (p. 490-495).
« l’âme » (l. 1). À partir de cette idée, il donne une
série d’exemples de ce qui, par conséquent, RÉDIGER LA RÉPONSE, p. 595
n’existe pas chez les animaux : le plaisir, la dou- 4 a. L’argument est en gras, les connecteurs lo-
leur, le désir, la crainte, la connaissance. Ainsi, Ma- giques sont soulignés, les exemples en italique. Le
lebranche compare les animaux à des machines : ils reste est le développement de l’analyse.
agissent « machinalement et sans crainte » (l. 8) et En décrivant des mondes qui n’existent pas, les
ne sont animés que par un instinct de conservation. écrivains peuvent paradoxalement nous faire
réfléchir à notre monde en nous montrant ce que
nous voudrions que notre monde soit, ou au con-
11. Humanités, littérature traire ce que nous ne voudrions pas qu’il soit.
Ainsi, l’utopie est un genre littéraire qui repose sur
et philosophie la fiction d’une société idéale mais qui n’existe
La question de réflexion nulle part, comme le souligne l’étymologie du
 terme qui signifie non lieu. À travers la description
S’exercer, p. 594 de ce monde idéal, l’utopie pointe les défauts du
monde réel et permet au lecteur d’en prendre cons-
ANALYSER UN SUJET, p. 594 cience. C’est le cas dans L’Île des esclaves, une
1 a. Les deux premières questions sont ouvertes, la pièce de théâtre de Marivaux. Dans cette île imagi-
troisième est fermée. naire, esclaves et maîtres ont échangé leurs places,
b. Dans les deux premières questions, le mot inter- de sorte que les anciens esclaves peuvent faire
rogatif donne des indications sur le sens de la ques- prendre conscience aux anciens maîtres, et aux lec-
tion : « pourquoi » invite à s’interroger sur les teurs à travers eux, que l’esclavage constitue une
causes alors que « comment » invite à se demander injustice. Au contraire, la dystopie, qui décrit un
de quelle manière. monde imaginaire effrayant, fait réfléchir les lec-
c. Les deux premières questions portent sur les re- teurs aux défauts du monde réel en les exagérant.
présentations du monde et la troisième sur les pou- La Servante écarlate, un roman anglais adapté en
voirs de la parole. On pourrait s’appuyer sur les série, évoque ainsi les risques de l’eugénisme.
parcours 1, 2 et 3 des représentations du monde Dans ces deux genres, la description d’un monde
pour les deux premiers sujets et sur le parcours 3 qui n’existe pas sert à porter un regard critique sur
des pouvoirs de la parole pour le troisième sujet. le monde réel.
b. Voici une introduction possible à cet essai :
ORDONNER SA RÉFLEXION, p. 594 Le titre de l’œuvre Utopie de Thomas More est de-
2 a. Le plan paraît logique et progressif car il traite venu un genre littéraire très fécond dont le pendant,
dans un premier temps ce qui est le plus évident et la dystopie, est encore plus populaire, notamment
réserve pour la deuxième partie une réponse claire au cinéma. Nous nous demanderons pourquoi les
à la question posée. Il permet en outre d’aborder les écrivains décrivent des mondes qui n’existent pas.
deux aspects du sujet. Il demande cependant à être
précisé et approfondi. 5 a. La Princesse de Babylone est un conte philo-
b. Voici un autre plan possible, plus approfondi sophique.
dans la réponse à la question posée : b. Ce texte se rapporte au thème « l’homme et
I. « Bien parler » est l’objet de la rhétorique : il l’animal ».
s’agit d’apprendre à maîtriser l’art du discours c. L’originalité de ce texte de Voltaire est qu’il dé-
II. Mais la rhétorique ne doit pas servir à tromper crit un peuple qui considère que l’animal est l’égal
ou à dissimuler : « faire de belles phrases » ne doit de l’homme. Chez les Gangarides, on ne peut pas
pas être une fin en soi tuer un animal car « c’est un crime horrible de tuer
et de manger son semblable » (l. 14-15). Ce peuple
340
est donc végétarien : le « régime du pays, qui con- de susciter effroi et répulsion devant l’agonie
siste à ne se nourrir que de végétaux » (l. 35-36). d’Emma, présentée comme cauchemardesque.
d. Voici une question de réflexion possible sur ce Texte 2 : La tonalité polémique est ici choisie afin
texte : Comment les écrivains ont-ils défendu la de discréditer ouvertement la guerre, privée de son
cause animale ? aura héroïque. En désignant sans fard le chaos des
On pourrait s’appuyer sur ce texte pour montrer pulsions meurtrières, Céline cherche à susciter le
que de façon très moderne il décrit une société res- dégoût et l’indignation devant la barbarie hu-
pectueuse des animaux. Le conte philosophique maine.
s’appuie souvent sur un monde imaginaire pour Texte 3 : Dans cette déploration, Des Grieux
parler du monde réel et le critiquer. Le pays des adopte une tonalité tragique afin de se présenter
Gangarides est donc une utopie, genre à la mode au comme une victime de la fatalité, résignée au mal-
XVIIIe siècle. heur. Ce faisant, le héros en appelle à l’empathie
du lecteur, à la fois ému par son sort et consterné
par la cruauté du destin.
12. Les tonalités Texte 4 : Victor Hugo dresse un tableau pathé-
 tique de la mort d’un homme de lettres, pour inspi-
S’exercer, p. 592 rer le chagrin et la pitié de l’assemblée devant les
affres de la misère.
IDENTIFIER LES TONALITÉS, p. 597 Texte 5 : Ces deux vers sont empreints d’une tona-
1 Texte 1 : On reconnaît ici la tonalité satirique lité lyrique reconnaissable à l’adresse amoureuse
car cet extrait feint l’étonnement pour remettre en et à l’évocation sensuelle de la femme qu’épousent
question les pouvoirs de l’Église et les dogmes de les jeux de sonorités. Ils inspirent un certain atten-
la religion : le pape fait figure de prestidigitateur et drissement devant cette union et provoquent sans
les piliers du catholicisme que sont la sainte trinité doute une sorte de plénitude analogue.
ou la transsubstantiation sont ramenés à des for- Texte 6 : Ce quatrain triste et plaintif se caractérise
mules simplistes qui les rendent incongrus. par un lyrisme élégiaque, qui tend à susciter la
Texte 2 : C’est la tonalité fantastique qui domine compassion pour les douleurs du poète.
car le décor semble prendre vie par le jeu des per-
sonnifications qui affectent les éléments inanimés, REPRODUIRE LES TONALITÉS, p. 597
empreints d’une certaine sauvagerie, ce qui tend à 3 a. Tonalité pathétique :
créer une atmosphère angoissante. Ce trouble est Critères de réussite Commentaires
conforté par le fait que le surnaturel n’est que sug- Le personnage de Vatel est
géré, dans un « tableau confus » qui brouille les présenté comme une vic-
frontières entre réel et irréel, doute entretenu par le time ; lui et ses actions sont
modalisateur « semblaient ». décrits de manière à susciter
Texte 3 : Cet extrait se caractérise par sa tonalité la pitié.
ironique, car des périphrases faussement naïves et La narratrice elle-même
presque laudatives sont utilisées pour désigner les peut expliciter sa compas-
sinistres cachots dans lesquels les personnages sont sion par des commentaires
emprisonnés. Même les motifs de cette incarcéra- ou lamentations.
tion sont mentionnés avec une feinte candeur pour Le lexique du malheur et de
faire ressortir par le sarcasme le caractère abusif de la tristesse est utilisé.
la situation. La langue est correcte.
Texte 4 : Ce passage se signale par sa tonalité
épique, qui contribue à grandir Napoléon et à chan- b. Tonalité polémique :
ter ses exploits à travers amplifications et hyper- Critères de réussite Commentaires
boles qui l’associent au destin de l’humanité tout La narratrice exprime ou-
entière. vertement son indignation
Texte 5 : Les tournures emphatiques, le lexique va- devant l’événement.
lorisant, la prédominance de la vue et des termes Les gens de cour peuvent
forts signalant l’éblouissement et la stupeur confè- faire l’objet d’attaques ci-
rent une tonalité merveilleuse à l’apparition de ces blées.
personnages perçus comme extraordinaires. Le lexique et les tournures
traduisent un certain em-
2 Texte 1 : Cet extrait est marqué par une tonalité portement.
fantastique qui déploie des visions d’horreur afin La langue est correcte.

341
13. Les figures de style « Le monde n’est Hyperbole Résignation
qu’un égout sans écœurée
fond » (Musset)
S’exercer, p. 599 « Notre adieu ne Litote Expression tou-
fut point un adieu chante de l’amour
IDENTIFIER LES FIGURES, p. 599 d’ennemis. »
1 a. Antithèse. (Corneille)
« Tout à coup des Allitéra- Retentissement
b. Métaphore.
accents inconnus tion dramatique
c. Périphrase. à la terre / Du ri-
d. Chiasme. vage charmé frap-
e. Comparaison. pèrent les échos »
f. Hyperbole. (Lamartine)
g. Personnification. « Je l’ai trop aimé Antithèse Intensité dévo-
h. Gradation. pour ne le point rante de la passion
i. Paronomase. haïr. » (Racine) amoureuse
j. Parallélisme. « Ô France ! Allégorie Résignation mé-
k. Métonymie. France aimée et lancolique
qu’on pleure tou-
jours, / Je ne re-
2 a. Litote.
verrai pas ta terre
b. Hyperbole. douce et triste »
c. Comparaison. (Hugo)
d. Métonymie.
e. Paronomase. 5 – « Accroupis sous les dents d’une machine
f. Métaphore. sombre, / Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi
g. Antithèse. dans l’ombre » : cette personnification accentue le
caractère horrible et sans pitié du travail des en-
3 Balzac file ici la métaphore de l’océan et des pro- fants, lesquels deviennent des proies à la merci
fondeurs marines pour caractériser Paris : d’un monstre répugnant qui les dévore.
« océan » (l. 1), « sonde » (l. 2), « profondeur » – « Innocents dans un bagne, anges dans un en-
(l. 2), « mer » (l. 5), « un antre inconnu, des fleurs, fer » : ce parallélisme permet d’insister, en intro-
des perles, des monstres » (l. 6-7), « plongeurs » duisant une certaine redondance, sur les deux anti-
(l. 8). thèses qu’il comporte, lesquelles traduisent la di-
mension inique voire contre-nature de cette situa-
ANALYSER LES FIGURES, p. 599 tion où les enfants apparaissent comme des vic-
4 times.
Citation Figure de Effet produit – « Tout est d’airain, tout est de fer » : cet autre pa-
style
rallélisme accentue lui aussi une certaine redon-
« Là, tout n’est Accumula- Intensité du bien-
qu’ordre et tion être
dance pour exprimer un univers sans issue, dont les
beauté, / Luxe, allitérations en [d], [t], [R] traduisent la dureté.
calme et vo- – « Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue » : ce
lupté. » (Baude- nouveau parallélisme permet de rendre compte de
laire) l’aspect répétitif et aliénant du travail.

342
Partie 8
LES OUTILS
Accompagnement
1. Le brouillon

S’exercer, p. 605
Légende :
1 a.
Texte n° 1 Texte n° 2
Le récit d’un rituel matinal attendu par le père-
Type Extrait d’un Extrait d’un poème
de texte poème en alexan- en alexandrins avec poète
drins avec des des rimes suivies
rimes suivies Successions d’actions de la fille du poète à l’im-
Thèmes L’enfance et ses L’enfance et ses
parfait d’habitude ; l’énumération souligne la
abordés merveilles, merveilles, l’amour
l’amour paternel, du grand-père pour légèreté, la vivacité et l’espièglerie de l’enfant
le regain au con- ses petits-enfants, le
tact de l’enfant regain et la rêverie Comparaisons mélioratives : luminosité et viva-
à leur contact
cité de l’enfant
Écriture Récit poétique, à Récit poétique, au
l’imparfait, d’un présent, du spec-
rituel de la fille de tacle de l’enfance Effets sur le père-poète : regain et inspiration
Victor Hugo et de devant le poète, « merveilleuse »
ses effets sur le grand-père émer-
poète veillé
d. Carte mentale : mettre au centre « Le spectacle
Tonalités Lyrique (une sorte Lyrique (une sorte
d’ode) d’ode) de l’enfance » et tout autour sous forme de flèches :
– Un grand-père absorbé par le spectacle de ses pe-
b. Ces deux extraits de poèmes en alexandrins sont tits-enfants : « les regarde », « les écoute », « Je
des textes lyriques consacrés à l’enfance écrits par contemple »…
Victor Hugo père et Victor Hugo grand-père. Ils se – Le champ lexical de la lumière associé aux en-
présentent tous les deux comme des récits poé- fants qui représentent l’éveil de la vie de façon
tiques du spectacle de l’enfance devant les yeux quasi-divine : « lumière », « un reste de ciel »,
émerveillés de l’adulte : « Puis soudain s’en allait l’aurore », « leur tendre lueur »…
comme un oiseau qui passe » (texte 1, v. 7), – Apaisement, émerveillement et douce rêverie du
« Leurs essais d’exister sont divinement gauches » grand-père
(texte 2, v. 5). Ce spectacle a un effet revigorant sur – Les petits-enfants ramènent le poète à l’essentiel :
l’adulte qui a assisté, ou assiste, à la merveille de beauté de la parole qui éclot, continuité de la vie…
l’enfance en action (texte 1, v. 8 à 13), « Leur dia- – Utilisations de figures d’oppositions pour souli-
logue obscur m’ouvre des horizons » (texte 2, gner le bonheur du grand-père : « Et moi […] l’au-
v. 11). rore » (v. 8 à 10), « Leurs essais d’exister sont di-
vinement gauches » (v. 5)…
c. Victor Hugo, Les Contemplations, « Pauca
meae », V (1856) e. Ce texte est une ode à l’enfance car le poète cé-
Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin lèbre ses petits-enfants. Il chante le bonheur lumi-
De venir dans ma chambre un peu chaque matin ; neux qu’il ressent en les contemplant. Le champ
Je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’on espère ; lexical de la lumière, associé aux petits-enfants, fait
Elle entrait, et disait : « Bonjour, mon petit père » ; de ce spectacle une véritable épiphanie : « J’ai l’at-
Prenait pas plume, ouvrait mes livres, s’asseyait tendrissement de dire : Ils sont l’aurore » (v. 10).
Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait, Le poète souligne, à l’aide de figures d’opposition,
Puis s’en allait comme un oiseau qui passe. l’enchantement qu’il ressent face à ses petits-en-
Alors, je reprenais, la tête un peu moins lasse, fants. Ainsi, l’oxymore « divinement gauches »
Mon œuvre interrompue, et, tout en écrivant,
(v. 5) confère à la maladresse attendrissante de
Parmi mes manuscrits je rencontrais souvent
Quelque arabesque folle et qu’elle avait tracée,
l’enfance une dimension divine.
Et mainte page blanche entre ses mains froissée 2 Une liste avec des tirets :
Où, je ne sais comment, venaient mes plus doux vers. – Connaître la souffrance et les difficultés a du bon
343
• Les personnes comblées sont à plaindre : 2. La prise de notes
rois, dieux…
– Le bonheur va de pair avec une pointe d’inquié- S’exercer, p. 607
tude et de douleur qui nous maintient en éveil
1 différence  ≠
• Le bonheur passe plus par l’imagination que appartenance  ∈
par la possession similaire à  ≈
– Il existe deux richesses : opposé à  ><
• celle qui laisse inactif une fois acquise, genre littéraire  g. litt.
• celle qui pousse encore à l’action, à l’élabo- proposition subordonnée  prop° sub.
ration de projets. registre de langue  registre lgue
Exemple : le champ convoité et acquis par le émotions suscitées par le texte  émot° < txt
paysan
– Le bonheur est donc la puissance en action qui va 2 a. Associat° possible Apollinaire / modernité.
de pair avec l’existence d’obstacles et de difficultés b. Lettres persanes, Montesquieu < mode de
• Série de questions rhétoriques (ex. : Qui l’orientalisme < Mille et Une Nuits (1704).
voudrait jouer aux cartes sans jamais risquer c. Chp lex. guerre >< amour
de perdre ?)
3 a. MdF, Beaumarchais : dénonciat° travers so-
Une carte mentale : ciété de son temps > hostilité partie entourage
Faire une carte mentale avec pour centre « Le bon- royal.
heur ». Les flèches qui partent du centre sont celles b. Phèdre = héroïne qui peut inspirer pitié, mais di-
qui correspondent aux tirets les plus à gauche. Les mension monstrueuse, amour pour Hippolyte
tirets les plus à droite doivent être des flèches qui proche inceste.
partent de ce qui correspond aux tirets les plus à c. Voyage au centre de la Terre, Jules Verne = suc-
gauche. cès populaire > plusieurs adaptations cinématogra-
phiques.
Un plan :
I. Les difficultés et la souffrance ont du bon 4 a.
1. Les personnes comblées s’ennuient (ex : rois et 07/07/1857 : DG sûreté publique présente rapport
dieux) au ministère Intérieur
2. Les personnes maintenues en éveil par les diffi-  FdM : « un défi jeté aux lois qui protègent la re-
cultés et la souffrance peuvent connaître le bonheur ligion et la morale », « blasphème », « lubricité »,
publication immorale…  le ministère signale
II. Le bonheur est lié à la projection et à l’imagina- l’œuvre au parquet
tion b. FdM, selon rapport DG sûreté publique (1857) :
1. Il existe deux types de richesses : celle qui rend « un défi jeté aux lois qui protègent la religion et la
inactif et celle qui pousse à l’action et aux nou- morale », « blasphème », « lubricité », publication
veaux projets immorale…
2. Le bonheur est la puissance en action c. La deuxième prise de notes sélectionne moins
d’éléments, car le sujet est plus restreint. La ques-
tion du procès nécessitait d’englober la question de
la dimension scandaleuse du recueil.

344
3. Mener une recherche Cliquer ensuite sur le lien pour vérifier l’identité du
site, du directeur de publication et les sources utili-
sées.
S’exercer, p. 609
1 a. La moralité et les Fleurs du mal
2 a. « Napoléon Ier »
Ouvrage : Évelyne Plaquin, « Les fleurs du mal :
https://fr.vikidia.org/wiki/Napoléon_Ier
Sens et enjeux du mal dans le recueil », Imaginaire
Site peu pertinent car collaboratif, adressé aux éco-
& Inconscient, vol. 19, n° 1, 2007, pp. 53-67.
liers et aux jeunes collégiens (Vikidia).
Sites fiables : Groupe éditorial (« Baudelaire et le
b. « Napoléon Ier | L’Histoire de France »
procès des Fleurs du Mal :
http://www.histoire-france.net/epoque/napoleon-
http://extranet.edi-
ier
tis.com/ityonixweb/images/300/art/doc/f/f785d14
Site peu pertinent car commercial (.net). Il ne sera
4c2046235313535313838333037363031.pdf
pas rigoureux scientifiquement.
ou site de presse française Le Figaro : Les Fleurs
c. « Napoléon I »
du Mal et Charles Baudelaire enfin réhabilités
https://www.larousse.fr/encyclopedie/person-
le 31 mai 1949 :
nage/Napoléon_I_er/134747
http://www.lefigaro.fr/histoire/ar- Site pertinent car officiellement reconnu pour la
chives/2017/06/23/26010-20170623ART- qualité scientifique de ses articles (Larousse).
FIG00294-il-y-a-160-ans-la-premiere-edition- d. « Biographie : de Bonaparte à Napoléon »
des-fleurs-du-mal-de-baudelaire-faisait-scan- https://education.francetv.fr/matiere/epoque-con-
dale.php temporaine/quatrieme/article/biographie-de-bona-
b. Les doctrines jansénistes et jésuites au parte-a-napoleon
XVIIIe siècle. Site pertinent car issu d’un média éducatif et re-
Ouvrage : Paul Hazard, La Pensée européenne au connu (France TV).
e
XVIII siècle, Fayard, 1990
Site fiable et article en ligne : Catherine Maire, 3 a. Il faut tout d’abord circonscrire le siècle et la
« Les querelles jansénistes de la décennie 1730- période : XVIe siècle, période de l’Humanisme, des
1740 », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopé- récits de voyages et des réflexions sur l’altérité
die [En ligne], 38 avril 2005, mis en ligne le (Montaigne, Rabelais, de Lévy notamment).
25 mars 2009, consulté le 23 juin 2019. Il faut comprendre l’enjeu des guillemets : qui em-
URL : http://journals.openedition.org/rde/297 ; ploie ce terme de « sauvages » ? Que signifie-t-il à
DOI : 10.4000/rde.297 cette période ? Qui désigne-t-il ? Est-ce un terme
partagé ? Validé par l’usage ? Par l’autorité ? Par
c. Les tropismes selon Nathalie Sarraute. les écrivains ? Pourquoi est-il employé ? Pourquoi
Ouvrage : Nathalie Sarraute. Du tropisme à la est-il employé au singulier ? Est-ce un concept ?
phrase. Dirigé par : Agnès Fontvieille-Cordani, b. « Premiers regards sur les sauvages
PUL, 2003 (XVIe siècle) »
Site fiable : « Les langues des tropismes chez Na- https://journals.openedition.org/america/1789
thalie Sarraute. Nathalie Sarraute : entre le français Ce site peut être retenu : de qualité scientifique re-
et le russe » de Cristina Zanoaga-Rastoll connue, portant sur le sujet (thème et date).
https://journals.openedition.org/carnets/1062 « Images de l’autre »
https://gallica.bnf.fr/essentiels/parcours-pedago-
Prendre le temps d’effectuer une recherche à partir giques/images
des moteurs de recherche en bibliothèque par mots Ce site peut être retenu : de qualité scientifique re-
clés sans les déterminants mais en conservant les connue (BNF), portant en partie sur le sujet
conjonctions de coordination. (l’autre). Mais il faudra vérifier la date et caractéri-
Regarder ensuite le sommaire de l’ouvrage pour ser la nature des ressources : iconographies ? illus-
vérifier sa pertinence ainsi que la bibliographie trations ? analyses historiques ? analyses artis-
pour vérifier la pertinence scientifique de l’ou- tiques ?
vrage. « Sauvages en images »
Lire ensuite l’introduction pour vérifier en dernier http://blog.ac-versailles.fr/motamot/in-
lieu l’enjeu et la démarche de l’ouvrage. dex.php/post/16/11/2015/Sauvages-en-images
Pour les sites internet, privilégier les recherches Ce site ne peut être retenu : de qualité scientifique
d’articles à partir notamment du moteur « Google peu reconnue (blog académique : il faudrait vérifier
Sholar » ou en vérifiant l’adresse URL. le responsable éditorial), portant sur le sujet (le sau-
vage). Mais il faudra vérifier la date et caractériser

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la nature des ressources : iconographies ? illustra- c. Un tableau peut être proposé :
tions ? analyses historiques ? analyses artistiques ?
Et identifier l’emploi du terme sauvage

Extraits Idées
Au XVIIIe s. […] il s’agit de développer des Le voyage se répand pour développer des savoirs et
connaissances scientifiques les cartographier, ce qui permet de connaître l’autre
et son milieu.
Qui part ?
Où ?
le siècle est friand. Le public est à la recherche de ces connaissances →
vivier de lecteurs.
Jeanne Baré, compagne du botaniste Philibert Quel regard sera porté par cette femme ? Le même
Commerson, embarque clandestinement […] en que le scientifique ?
1766 pour le voyage autour du monde de
Bougainville.
un naturaliste, un ingénieur cartographe et un Développement de la cartographie, de la géologie et
astronome de la botanique en lien avec L’Encyclopédie.
Rapport scientifique à l’autre ?
Ces voyages influencent considérablement la Effets des voyages : espaces de rencontres.
perception du monde et la relation à l’autre. Capacité à entrer en relation réellement avec
l’autre ?
Ces explorations, rendues possibles par la Conséquences des voyages et de l’influence de
supériorité technique et économique des l’Europe dans le monde. Outil de domination et de
Européens, deviennent l’instrument d’une diffusion colonisation. Rapport à l’autre biaisé.
de la pensée européenne, tant dans le domaine
économique que politique ou religieux
Les voyages sont à la fois une occasion de Comment ? Création d’un nouveau langage ?
rencontrer l’autre et de se rencontrer, soi, à travers Nouveau genre littéraire ?
la diversité des miroirs humains.
La question de l’autre devient de fait, dans les Médiation de la science dans la découverte de
créations littéraires, un chemin privilégié pour la l’autre.
quête de soi. À partir d’une norme ?

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