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8.

CYBERESPACE ET ORGANISATIONS « VIRTUELLES » : L'ÉTAT


SOUVERAIN A-T-IL ENCORE UN AVENIR ?

Jean-Philippe Vergne et Rodolphe Durand

La Découverte | « Regards croisés sur l'économie »

2014/1 n° 14 | pages 126 à 139


ISSN 1956-7413
ISBN 9782707177582
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2014-1-page-126.htm
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8
Cyberespace et organisations
« virtuelles » : l’État souverain
a-t-il encore un avenir ?

Jean-Philippe Vergne
professeur à la Ivey Business School (Canada)
Rodolphe Durand
professeur à HEC Paris1
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Résumé
Cet article examine le rôle joué par les «  organisations pirates  »
dans l’évolution des sociétés capitalistes. En particulier, nous
montrons que l’expansion des économies capitalistes se produit
au sein de territoires – par exemple, le cyberespace – sur lesquels
l’État souverain cherche à imposer des normes, souvent suivies
par les entreprises traditionnelles, mais souvent contestées par les
organisations pirates. La piraterie, loin de pouvoir se réduire a une
forme romancée de criminalité, contribue en réalité à coproduire
les « règles du jeu » dans les sociétés capitalistes en mutation. Nous
développons ces idées à partir du contexte de la cyber-piraterie et
expliquons en quoi les pirates représentent une menace pour le
système des États-nations instauré au XVIIe siècle par le traité de
Westphalie.

1 Cette recherche a bénéficié du soutien du Social Science and Humanities


Research Council (SSHRC) au Canada et du centre de recherche Society and
Organizations (HEC Paris).
Cyberespace et organisations « virtuelles »  127

Abstract
This article examines the role of “pirate organizations” in
the evolution of capitalist societies. Specifically, we argue
that capitalist expansion takes place within territories – for
instance, cyberspace – onto which the sovereign state seeks to
impose norms, often followed by traditional corporations, but
often contested by pirate organizations. Piracy, far from being
merely a romanticized form of criminality, actually contributes
to the coproduction of the “rules of the game” in changing
capitalist societies. We develop these ideas in the context of
cyber-piracy and explain why pirates threaten the nation-state
system inaugurated by the 17th century Treaty of Westphalia.
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Bienvenue dans les « darknets »
Le 2 octobre 2013, le FBI ordonnait la fermeture
de Silk Road, un marché noir en ligne non répertorié par les
moteurs de recherche traditionnels et accessible uniquement
via le service d’anonymisation Tor. Chaque mois, depuis 2011,
plusieurs millions de dollars de transactions étaient réalisées
sur Silk Road en utilisant Bitcoin, une crypto-devise conver-
tible servant à sécuriser et anonymiser les paiements hors de
tout contrôle gouvernemental. Silk Road permettait donc à
des millions d’utilisateurs anonymes, venus des quatre coins
du monde, d’acheter et de vendre, au «  prix du marché  »,
de la drogue, des armes, des bijoux, des œuvres d’art ou
de la pornographie, tout en bénéficiant d’une information
détaillée sur les produits grâce aux avis laissés en ligne par
les consommateurs précédents, et sans courir le risque d’une
mauvaise rencontre dans une ruelle déserte et mal éclairée. Le
même jour, le FBI arrêtait également le gérant de cette vaste
et profitable entreprise de l’ombre – un personnage haut en
couleurs se faisant appeler Dread Pirate Roberts au sein des
 128 Lumière sur les économies souterraines

darknets, ces réseaux fermés et dissimulés au plus profond du


Web pour éviter la surveillance des gouvernements.
Sur Silk Road comme au sein d’une multitude d’autres
darknets – dont une minorité seulement abrite des activités
commerciales –, la décentralisation des échanges électro-
niques va de pair avec la déterritorialisation du hardware. Un
serveur informatique aux Caïmans, un autre en Islande, un
troisième en Jordanie, tous gardés discrètement par des entre-
prises de service enregistrées dans d’autres contrées encore.
Sans compter que le peer-to-peer assure l’essentiel du fonction-
nement de ces réseaux, c’est-à-dire que le gros des fichiers
échangés est stocké sur les disques durs de millions d’utilisa-
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teurs. Tous ces darknets juxtaposés forment ce que l’on nomme
le « deep web », cet espace abstrait, décomposé, présent à la
fois partout et nulle part sans être rattaché à aucune juridic-
tion territoriale en particulier. C’est précisément pour cette
raison que ce cyberespace exotique est devenu le cauchemar
des gouvernements – ou, en tout cas, des quelques membres
de nos gouvernements qui s’intéressent un peu au dossier.
Ces communautés virtuelles sans territoire ne répondant
d’aucune souveraineté, il est quasiment impossible pour
un État d’y faire respecter la loi… à moins, justement, de
prendre ses aises avec ladite loi. C’est le paradoxe auquel est
aujourd’hui confrontée la National Security Agency (NSA)
américaine, engagée depuis des années dans un programme
très contesté de surveillance généralisée – de ce qu’il convient
désormais d’appeler les Internets. C’est dans cette zone grise
où les frontières de la légalité et de l’action légitime restent
à déterminer que prolifèrent des organisations d’un nouveau
genre  : les «  organisations pirates  ». Si leur mode d’action
est propre à la nature du cyberespace, leur identité et leurs
objectifs ne sont pas sans rappeler des formes plus anciennes
de piraterie – un phénomène qui joue un rôle essentiel dans
Cyberespace et organisations « virtuelles »  129

l’évolution du capitalisme depuis la conquête des Amériques


par les Européens.

Capitalisme et territoire
Pour le philosophe Gilles Deleuze, le capitalisme
suppose « l’écroulement de tous les codes précédents » et un
« décodage des flux », c’est-à-dire un décryptage systématique
des échanges économiques, sociaux et politiques. La notion
de « code » désigne, au sens large, une norme sociale. Le capi-
talisme a fait s’écrouler les codes de la féodalité et des régimes
despotiques (Deleuze et Guattari, 1972, chapitre  III). Dans
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un régime féodal, tous les rapports socio-économiques entre
individus sont gouvernés par leur relation à la terre. Dans
un tel système, c’est la terre qui constitue l’incarnation du
capital par excellence, et ce sont les propriétaires terriens qui
organisent la plupart des échanges économiques. Le travail
lui-même est rattaché à la terre par un code de vassalité qui
restreint sévèrement les combinaisons possibles entre flux de
capital et flux de travail. Souvent, un lopin de terre s’achète
ou se vend avec sa main-d’œuvre, qui est littéralement enraci-
née à vie dans un même territoire géographique, quand bien
même ce dernier changerait de propriétaire. La terre, et toutes
les normes qui en découlent, introduisent donc une trans-
cendance dans les sociétés féodales, puisque tous les rapports
humains sont déterminés, calibrés et catégorisés suivant ce
code de la propriété terrienne, qui est lui-même dérivé d’un
pouvoir divin se manifestant dans la figure du Roi.
Le capitalisme se distingue de toutes les formations
sociales qui l’ont précédé par le fait qu’aucun code transcen-
dant tous les autres ne peut y prospérer. Une société capi-
taliste est donc une société décodée en des termes absolus
– aucune norme religieuse, impériale ou féodale ne peut y servir
 130 Lumière sur les économies souterraines

de référent ultime. Dans un monde capitaliste, il n’y a plus


rien qui puisse contenir les flux de travail, de capital ou de
connaissance afin de les rabattre sur un code déjà-là. Partant
de ce constat, Deleuze et Guattari s’interrogent longuement
sur les stratégies mises en œuvre par l’appareil d’État – typi-
quement, un État-nation – pour essayer d’apprivoiser la folie
des flux capitalistes, qui fusent dans toutes les directions sans
aucun garde-fou. En faisant de la féodalité (et non du socia-
lisme) l’antonyme par excellence du capitalisme, Deleuze
renverse la logique de la pensée économique (Vergne, 2014)
et attire notre attention sur un constat essentiel : il n’y a pas,
il n’y a jamais eu, de capitalisme sans État.
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L’État capitaliste repose avant tout sur un principe
géopolitique énoncé au XVIe siècle par Jean Bodin : la souve-
raineté. Un État souverain est celui qui s’arroge le droit exclu-
sif d’exercer une autorité politique, légale et judiciaire au sein
d’une zone géographique donnée. La souveraineté opère une
connexion cruciale entre les notions de frontière, de territoire
et de norme, imposée par l’État à tous les niveaux  : social,
économique, politique. L’État souverain détermine en dernier
ressort ce qui est légal ou ce qui ne l’est pas dans les terri-
toires qu’il contrôle. Toute extension territoriale correspond
de fait à une extension de la capacité souveraine, et donc, à
une extension de l’État. Le fait que le principe de souverai-
neté soit théorisé à l’époque où les monarchies européennes
commencent à bâtir un empire commercial en Amérique et
en Asie, suite à l’amélioration des techniques de navigation
de longue distance, n’est pas une coïncidence. Le principe de
souveraineté, par exemple, permet de justifier la revendica-
tion de droits de propriété et de monopole sur les routes mari-
times commerciales « découvertes » par telle ou telle nation
pour relier l’Europe à l’Indonésie. Et d’exclure par la même
occasion de ce territoire nouvellement conquis les marchands
Cyberespace et organisations « virtuelles »  131

«  pirates  » qui souhaitaient bénéficier du très profitable


commerce des épices (Durand et Vergne, 2010).

Territorialités exclusives :
La contestation pirate
La piraterie se développe lors des grandes révolu-
tions territoriales, qui sont des moments où les États cherchent
à contrôler et réguler les échanges associés à la découverte de
nouveaux espaces. Ainsi, au XVIIe siècle, les États européens
octroient aux Compagnies des Indes des monopoles sur les
routes commerciales reliant l’Europe à ses futures colonies. Les
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pirates s’y opposent. Mais il faut préciser que cette piraterie
recouvrait des réalités différentes : par exemple, les marchands
hollandais étaient considérés comme des pirates par les
marchands portugais, et vice versa, les deux États revendi-
quant des monopoles sur le même territoire  ; le commerce
indigène en général était considéré « pirate », c’est-à-dire que
les marchands du Sud-Est asiatique furent délogés de leurs
propres comptoirs commerciaux pour faire place aux mono-
poles européens. À défaut de pouvoir commercer librement
ou dans des conditions convenables, certains de ces « pirates »
commencèrent à s’organiser. Formant des réseaux flexibles de
flottilles prêtes à attaquer le cargo des Compagnies des Indes, ils
vivaient en fuite permanente, se réfugiant de préférence dans
des ports et des îles non encore revendiqués par les souverains
européens. À la soi-disant légalité des monopoles validés par le
pouvoir, ils opposaient la légitimité d’un commerce maritime
ouvert à tous, pratiqué sur des océans qu’ils estimaient être un
bien commun (Rediker, 2004).
Des organisations pirates comparables surgissent à
chaque grande période de mutation du capitalisme. Au milieu
du XXe siècle, les radios pirates militent contre le monopole
 132 Lumière sur les économies souterraines

de la BBC afin que les ondes – ce nouveau territoire annon-


çant la révolution des télécoms – ne puissent pas être appro-
priées de manière exclusive (Durand et Vergne, 2013). Dans
les années 1960-70 aux États-Unis, le monopole d’AT&T
est contesté par les phone phreaks qui rejettent l’idée d’un
contrôle centralisé sur les réseaux de télécommunication.
Aujourd’hui, les pirates sont au cœur de la révolution numé-
rique et contestent les positions dominantes de Microsoft, de
Google, de l’ICANN, ou encore plus récemment, la surveil-
lance généralisée du réseau par le gouvernement américain
(et son consortium d’entreprises privées collaborant, de gré
ou de force, avec la National Security Agency).
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À chacune de ces périodes charnières de l’histoire du
capitalisme, les organisations pirates défendent une cause
publique reposant sur deux grands principes  : d’une part,
la reconnaissance du territoire comme bien commun et
neutre  ; d’autre part, la liberté de circuler et d’échanger au
sein de ce territoire. Lorsque la défense de ces principes
que les pirates jugent légitimes est empêchée par un État
sous prétexte d’illégalité, les pirates n’hésitent pas à reven-
diquer un droit d’«  expropriation légitime  ». Kim Dotcom,
par exemple, fut accusé de piraterie pour avoir fondé le site
de partage en peer-to-peer Megaupload. Sa logique était la
suivante  : Dotcom voyait dans le renforcement des lois du
copyright la conséquence de l’action d’un monopole devenu
expert en lobbying, et qui d’après lui commençait à empiéter
sur la liberté d’échanger sur Internet. Pour lui, Megaupload
– depuis lors fermé de force par la police fédérale américaine
avec le soutien apparemment inconstitutionnel de l’État néo-
zélandais – permettait de rééquilibrer les forces en présence
en redonnant la possibilité aux internautes d’échanger libre-
ment des fichiers. Sorti de prison et en grande parti réhabilité
dans ses droits, Kim Dotcom a relancé un site d’échange et de
Cyberespace et organisations « virtuelles »  133

partage d’images et de vidéos où la responsabilité de stockage


et de diffusion incombe à l’utilisateur – et non à l’organisateur
central comme précédemment. C’est ainsi chaque utilisateur
qui est passible d’encourir les foudres des ayant-droits, même
s’il est bien difficile d’en trouver l’identité puisque chaque
échange avec le site est crypté.

Le piratage des Internets : Une nouvelle


forme d’organisation virtuelle ?
Les organisations pirates évoluant sur la Toile
rejettent le qualificatif de «  virtuel  » lorsque ce dernier est
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employé pour s’opposer à «  réel  »2. Les liens qui sont tissés
en ligne sont bel et bien réels, et permettent à des organisa-
tions comme Anonymous ou Wikileaks de mener des actions
aux conséquences matérielles bien tangibles – par exemple,
le piratage des sites internet de Paypal ou de Mastercard, très
coûteux pour ces entreprises, ou les révélations sur la guerre
menée en Irak. Si ces organisations pirates sont virtuelles,
c’est au sens deleuzien du terme – le virtuel étant pour lui ce
qui permet d’actualiser des possibles.
Il est tentant de croire que la structure du territoire délimité
par « les Internets » permet aux cyber-pirates de coordonner des
actions qui étaient impensables jusqu’alors. Mais ce qui relie
toutes les formes de piraterie, c’est la capacité des organisations
pirates à échapper à l’État en opérant depuis des bases-arrière
situées en dehors de toute souveraineté – et les pirates n’ont
pas eu besoin d’attendre l’avènement du cyberespace pour y

2 Cela fait quelques années déjà que l’acronyme IRW («  In Real World  ») a
disparu du vocable des pirates informatiques, qui préfèrent désormais utili-
ser AFK («  Away From Keyboard  ») pour designer des échanges en face à
face (par opposition aux échanges en ligne). C’est pour cette raison que le
documentaire sur le procès des fondateurs du site Pirate Bay s’appelle The
Pirate Bay – Away From Keyboard.
 134 Lumière sur les économies souterraines

parvenir. Les pirates des mers au XVIIe  siècle se réfugiaient


déjà dans des îles non revendiquées par les États souverains
pour se protéger des menaces légales. Pour la même raison,
les radios pirates émettaient sur les ondes depuis des plates-
formes pétrolières abandonnées et situées dans les eaux inter-
nationales. Les phone phreaks faisaient transiter leurs commu-
nications par différents pays afin de rendre inopérante toute
action juridique à leur encontre.
Les organisations pirates, celles d’hier comme celles d’au-
jourd’hui, ont toujours été déterritorialisées. Sur ce plan, le
cyberespace n’apporte donc rien d’essentiellement nouveau.
La différence entre les organisations pirates d’hier et celles
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d’aujourd’hui n’est pas de nature, mais de degré. La pensée
deleuzienne du capitalisme, du décodage des flux et de la
déterritorialisation est juste dans sa visée, mais incomplète
dans sa manifestation (Durand, 2012). Les organisations,
celles du « milieu », les « officielles », en lutte contre ou de
mèche avec l’État, définissent les territoires où l’exploitation
des ressources et le profit associé deviennent légaux et légi-
times. Les organisations pirates s’échinent, pour une cause
publique souvent transcendante, parfois ciblée, à légitimer
des usages alternatifs de ces espaces et territoires sur lesquels
les échanges peuvent aboutir à un bien commun supérieur.
Le cyberespace prolonge donc la nature déterritoriali-
sée des pirateries anciennes, et en amplifie le degré de diffu-
sion. Il facilite la création des organisations pirates ainsi que
la déterritorialisation des échanges pour ceux qui disposent
d’un bagage technique suffisant. Mais les révélations récentes
concernant la surveillance mise en place par la NSA ont
montré les limites de la cryptographie et des outils d’ano-
nymisation. Silk Road, bien que localisé dans un darknet
accessible uniquement via Tor, et utilisant le Bitcoin comme
monnaie d’échange, a finalement été démantelé. Son gérant a
Cyberespace et organisations « virtuelles »  135

été identifié et arrêté, ainsi que plusieurs vendeurs de produits


illicites, qui pensaient pourtant pouvoir préserver leur anony-
mat indéfiniment3.
Un premier paradoxe résulte de cette situation. Tout
comme aux temps anciens, lorsqu’aux côtés des organisa-
tions pirates prônant la liberté des échanges et l’égalité des
hommes, des criminels vivaient de rapines sans avoir pour
mobile une «  cause publique  » mais seulement leur intérêt
bien compris, la cyber-criminalité s’immisce aujourd’hui dans
les espaces d’échanges en ligne. Silk Road comme place de
marché sans contrôle étatique permettait aussi l’échange de
produits illicites et de commerces illégaux. Ce premier para-
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doxe est celui de la ressemblance des formes d’actions avec
des finalités opposées  : l’avant-gardisme des libertés indivi-
duelles contre le trafic crapuleux à grande échelle.
Ce paradoxe se double d’un autre : le cyberespace rend
certes plus aisée la dissimulation – et donc l’action pirate –
mais il rend également plus aisée la surveillance, tant il est
difficile de ne laisser aucune trace de son existence digitale.
Les organisations pirates représentent des modes d’échange
et d’appropriation antagoniques avec le code capitaliste
balisé – des entreprises officielles qui génèrent un bénéfice
du commerce licite aux États qui prélèvent leurs taxes. L’inté-
rêt commun, pour ces derniers, est de combattre les pirates
en identifiant au plus vite leurs adresses IP – un objectif qui
parfois sert également l’intérêt public.
Ce constat amène d’ailleurs les pirates à proposer une
solution qui résonne comme un ultime paradoxe  : obtenir
enfin l’anonymat grâce à la transparence totale. Le problème
principal de certains algorithmes censés protéger l’anonymat,

3 Trois semaines plus tard, le site était de nouveau en ligne, avec des mesures
de sécurité encore plus poussées et un nouveau gérant anonyme reprenant
le sobriquet de Dread Pirate Roberts.
 136 Lumière sur les économies souterraines

c’est qu’ils sont rédigés par des entreprises privées qui les
intègrent à des solutions logicielles dites «  propriétaires  »,
c’est-à-dire dont le code source est protégé par des lois rela-
tives à la propriété intellectuelle (Söderberg, 2008). Toute-
fois, le seul moyen de s’assurer qu’un logiciel ne dissimule
pas une portion de code rédigé à des fins malveillantes est
d’accéder à la totalité de ce code. C’est pourquoi, des Partis
Pirates à l’Electronic Frontier Foundation en passant par la
fondation Mozilla, Wikileaks et Kim Dotcom, les activistes
du Net promeuvent le logiciel libre et ouvert – par exemple,
Linux à la place de Windows, Open Office à la place de Micro-
soft Office, ou encore Firefox à la place d’Internet Explorer
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(Johns, 2009). Ces logiciels, par définition, ne peuvent pas
tromper un utilisateur averti puisqu’il existe une transpa-
rence absolue en ce qui concerne leur contenu. Il est donc
possible de vérifier qu’une procédure garantissant l’anonymat
est bel et bien réelle, sécurisée, et non reliée à un mécanisme
transférant tout ou partie des données à un serveur secret,
à l’insu de l’utilisateur. Ces logiciels libres, développés par
la communauté sur la base du volontariat, forment un bien
commun que les organisations pirates voudraient placer à la
racine même du cyberespace, pour ne plus avoir à dépendre
de l’État – ou des entreprises dont ce dernier peut forcer les
verrous – pour garantir sa liberté. Le pendant algorithmique
de ce paradoxe, c’est la capacité des utilisateurs à concevoir
un système de cryptographie tellement puissant que même
ses concepteurs ne sauraient pouvoir y trouver la faille –par
exemple la cryptographie quantique, qui demeure pour l’ins-
tant un Graal inaccessible. Il ressort de cette situation que
de nombreuses entreprises ayant pignon sur rue pourraient
avoir un intérêt plus grand à s’allier avec les pirates, partisans
d’un anonymat généralisé, plutôt qu’à demeurer accrochées
à un territoire défini par un souverain inquisiteur les forçant
Cyberespace et organisations « virtuelles »  137

à ouvrir leurs coffres et leurs bases de données, au grand dam


de leurs clients. Le PDG de Cisco, leader mondial des infras-
tructures réseau, accuse d’ailleurs la NSA d’avoir entraîné une
chute soudaine de leurs ventes dans les pays émergents, suite
à une perte de confiance généralisée envers les entreprises
américaines désormais soupçonnées de collusion avec les
services de surveillance du cyberespace4.

Vers une souveraineté 2.0 ?


L’organisation pirate est en marche, et les défis
technologiques qu’elle promet de relever vont très clairement
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poser une question essentielle : à l’avenir, le capitalisme doit-
il encore reposer sur le système des États souverains mis en
place il y a quatre siècles ? Si un jour les pirates remportent
leur pari et que la communication au sein du cyberespace
échappe définitivement à l’État, à quoi serviront sa police et
ses services de renseignement ? Si un jour une crypto-devise
de type Bitcoin remporte une adhésion massive suite à la
perte généralisée de confiance envers les banques centrales,
l’État perdra de fait son monopole sur l’émission de monnaie
– le symbole même de sa souveraineté. Les organisations
pirates qui à travers le monde redéfinissent les critères de légi-
timité des échanges économiques sont donc les acteurs clés
des nouvelles économies informelles.
Il y a fort à parier qu’une stratégie unilatérale cherchant à
contrôler le cyberspace est vouée à l’échec. Les États-Unis sont
en train de l’apprendre à leurs dépens. Alors que la confronta-
tion entre ces visions du monde social et économique s’installe,
comment les États peuvent-ils garantir la confiance en leurs

4 «  Cisco CEO blames NSA  », 14  novembre 2013, http://www.upi.com/


blog/2013/11/14/Cisco-CEO-blames-NSA-and-government-shutdown-for-
stock-decline/2511384435694/
 138 Lumière sur les économies souterraines

vertus et maintenir leur légitimité politique ? Pour résoudre


les oppositions fondamentales qui opposent ces visions du
monde et de l’humain, une entité supra-souveraine comme
l’Organisation des Nations Unies serait-elle à même de garan-
tir les principes fondamentaux qui ont guidé la construction
du cyberespace, comme elle le fait depuis 1982 au sein des
«  eaux internationales  »  ? Les négociations secrètes autour
du traite économique Trans-Pacific Partnership (TPP), révé-
lées en partie par Wikileaks en novembre 2013, démontrent
par exemple l’existence d’un projet de création de tribunaux
supranationaux dont les décisions en matière de propriété
intellectuelle prévaudraient sur les jugements rendus suivant
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les lois des États souverains5. Pour faire face à une menace
pirate qui ignore les frontières des États, les gouvernements
semblent donc eux aussi tentés par la construction de juridic-
tions supranationales. Mais cela ne risque-t-il pas de remettre
en cause les fondations même du système des États-nations
qu’ils prétendent défendre contre les pirates ?

Bibliographie
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