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Les études orientales en France

Il me faut préciser d’emblée que mon propos sera nécessairement politique tant
l’université ou l’éducation en général joue un rôle crucial dans le politique et tant cette question
touche au cœur même de la manière dont la France et plus largement l’Europe s’envisagent, se
justifient, bref se représentent. Le sujet est tellement vaste et complexe que je ne pourrai qu’y
faire des incursions en essayant de signaler les problèmes qui m’apparaissent sans prétendre à la
moindre exhaustivité et encore moins à refermer la question. Il ne s’agira pas non plus pour moi
de vouloir simplement offrir un ensemble d’informations sur la question, mais plutôt de trouver
des angles offensifs. Je dois donc tout d’abord rappeler un certain nombre de points généraux
concernant les éléments dont il sera question.
Si j’ai choisi d’utiliser le terme d’études orientales c’est pour conserver une certaine
imprécision nécessaire au sujet. Le mot oriental, en tant qu’adjectif renvoie ici d’emblée à la
division du savoir universitaire dans laquelle il vient s’insérer pour désigner un ensemble
transdisciplinaire qui recouvre aussi bien la philosophie – et l’on verra à quel point le rapport
entre philosophie et orientalisme est difficile – que l’anthropologie, l’histoire des sciences, la
sociologie, la linguistique, l’histoire, la littérature, l’histoire de l’art, les sciences politiques, et j’en
oublie sans doute. Il a aussi le mérite d’être suffisamment vague pour être à la fois fluide et
élastique, se pliant à toutes les contraintes des définitions scientifiques tout en pouvant être tantôt
rétréci tantôt élargi selon les besoins. Enfin il inclut d’une manière qui en est inséparable
l’immense continent des constructions imaginaires et fantasmatiques à travers lesquelles
l’Occident ne cesse de se représenter et de construire son identité en fabriquant un Orient
ectoplasmique qui lui est nécessaire au moins depuis la Grèce classique, renouvelé avec le
Christianisme impérial, la Renaissance et enfin l’idéalisme allemand. L’Orient est en même temps
ou alternativement objet de séduction et de répulsion, les deux jouant sans arrêt l’un dans l’autre.
La manière donc dont les études orientales sont envisagées ne peut se distinguer de cet arrière-
plan qui ne cesse de s’y jouer.
Les études orientales ont fortement été marquées par l’encyclopédisme du dix-neuvième
siècle autant que par la hiérarchie des disciplines universitaires. Je ne souhaite pas entrer dans le
détail de cette question mais je voudrais attirer l’attention sur ce point que pendant une longue
période la question religieuse a dominé l’orientalisme qui s’occupait d’une région aux contours
mal définis, aux noms fluctuants, Moyen-Orient ou Proche-Orient, et finalement à une sorte de
définition impossible. D’une manière ou d’une autre et jusqu’à aujourd’hui l’Orient est défini
comme un monde, et ce monde que l’on souhaite absolument identifier, est identifié par ce que
l’on considère être sa religion dominante, c’est-à-dire l’islam. On se trouve donc face à une sorte
d’objet imprécis : monde islamique ou monde musulman, ou encore monde arabo-musulman,
voire civilisation islamique, musulmane, arabo-musulmane, etc. Personne ne définirait l’Occident
comme monde chrétien ou « christianique », mais c’est bien ainsi que l’Orient est d’emblée posé
avec conséquence que la religion est le problème et pour l’Occident et pour l’Orient ainsi que
pour leur rapport, de même qu’étudier l’islam est d’emblée viser l’essence de cet objet mal défini
que l’on s’est donné. Dans la division du savoir universitaire, les études orientales ont été
dominées par l’étude de l’islam, de sa théologie puis de sa spiritualité dans laquelle se sont
engouffrés un certain nombre d’Occidentaux qui cherchaient une issue à la crise de la modernité
européenne, un antidote personnel à la détresse dans laquelle les plongeait la modernité avec sa
destruction systématique de toutes les valeurs métaphysiques. Il ne s’agit pas pour moi de
critiquer cette organisation mais d’indiquer que la hiérarchie tacite qui réglait l’organisation des
études orientales reposait elle-même sur un ordre métaphysique dans lequel l’ensemble des
disciplines étaient finalement subordonnées à la discipline qui s’occupait d’étudier les
représentations religieuses et spirituelles censées régler l’ensemble des autres domaines de la
culture de cet Orient que l’on rêvait négativement ou positivement. Cette hiérarchie a permis en
France par exemple que les noms de Louis Massignon et Henry Corbin dominent cet
orientalisme, avec de nombreuses bonnes raisons et des apports indéniables. Cette situation,
aujourd’hui passée, reflétait aussi en grandes parties le statut, ou la valeur, dont bénéficiait la
philosophie dans les institutions universitaires. L’éclatement et l’éparpillement des études
orientales aujourd’hui dépend étroitement de l’évolution des universités en France en général et
plus largement en Europe. Encore une fois je ne sais s’il faut s’en plaindre ou s’en féliciter. Il
s’agirait plutôt d’en dresser le simple constat.
La position de la philosophie comme celle des études sur la philosophie et la mystique
musulmanes reflétait en somme un certain platonisme et le sentiment d’une menace pesant sur
cet ordre a été perçu très tôt. Brièvement dit, la discipline qui s’occupe des idées, c’est-à-dire des
valeurs métaphysiques sur lesquelles se règle la société doit couronner l’organisation du savoir.
L’organisation de l’université est une préoccupation ancienne dans la philosophie, jouant avec
l’organisation du savoir. Mais dès la fin du dix-neuvième siècle, les propositions de Nietzsche par
exemple sont l’expression directe de ce qu’il percevait comme une urgence, voire l’urgence
même. Ce n’est pas un hasard si le discours de rectorat de Heidegger est prononcé dans l’ombre
de Nietzsche à l’époque ou Heidegger voit en Nietzsche le héros dont la modernité occidentale a
un absolu besoin pour se sauver de l’effondrement. La question de l’université, dont par ailleurs
dépendent les études orientales, est une question éminemment politique. Elle était pour
Heidegger, platonicien en cela aussi, la question politique même. J’y reviendrai.
Il convient de souligner ici le difficile rapport de la philosophie aux études orientales, qui
est par ailleurs mis en question ici ou là. Brièvement dit la philosophie se considère comme un
tradition originale close et de ce fait n’inclut pas, ou inclut parfois à la marge, ce qui est considéré
comme des pensées ou des traditions dites non philosophiques regroupées grosso modo sous le
nom de pensées orientales. Il y va pour la philosophie de sa définition et de son exercice tels
qu’ils ont été posés disons depuis Platon. Des ouvrages récents ont tenté de contourner cette
difficulté en arguant que les racines de la philosophie étaient orientales, ou encore que la
philosophie apparue en Grèce prenait racine dans des traditions de pensée plus anciennes venues
d’Orient. Effectivement les fragments dits présocratiques, voire Platon encore et Aristote qui a
transmis un bon nombre de ces fragments font référence aux Chaldéens, à la Mésopotamie, aux
Phéniciens, aux Egyptiens et la liste n’est pas close jusqu’à Plotin désirant aller en Inde pour en
rencontrer les philosophes indiens. Ce catalogue, très brièvement résumé et qui réclamerait une
étude d’ensemble systématique et critique, ne suffit pas à régler la question. Et il ne suffit pas non
plus de faire porter à l’idéalisme allemand la responsabilité de cette occultation de possibles
sources orientales de la philosophie. Tout au plus contourne-t-on le problème. A l’occultation
dénoncée, on ajoute une seconde occultation qui fait le silence sur le caractère problématique que
revêt dans la constitution de la philosophie le rapport à une source extérieure. En d’autres termes
cette difficulté a à voir avec le geste même par lequel la philosophie s’est fondée et ne cesse de se
refonder. Ce geste a encore à voir avec la manière dont la philosophie a dès le départ défini l’Etre
à partir de la quiddité ou essence sur laquelle la vérité devait se régler. L’objet de la philosophie
était ce que le geste philosophique désignait d’emblée et par lequel elle s’installait en elle-même en
dévaluant radicalement ce qui n’entrait pas dans le domaine qu’elle décrivait par cet objet. Se
donnant un objet comme objectif, elle en constituait l’objectivité sur laquelle elle réglait l’objectif
de son point de vue. Tout ce qui ne relève pas de l’essence est exclu de la philosophie. Tout ce
qui n’est pas essence n’est pas pleinement étant. La philosophie est science de l’étant en tant
qu’étant, dit Aristote dans la Métaphysique, de tout l’étant, de tout l’étant en tant qu’il est étant
autant que du tout de l’étant, du koinos qui tient l’étant ensemble pour en faire l’objet de la
métaphysique. La philosophie est ce savoir total du tout de l’étant, de l’étant en tant qu’il est étant
et en tant qu’il est un tout. Elle définit ce qui a valeur d’étant et constitue la métaphysique comme
lieu de cette évaluation. Du même coup elle disqualifie ce qui est à ses yeux radicalement dévalué,
et même une menace pour le monde métaphysique des essences, ce qu’elle désigne comme le
corps, la subjectivité, la passion, l’art, etc. La clôture de la métaphysique est aussi bien la limite
dans laquelle elle s’est comprise que la fin à laquelle elle aboutit. Elle est inséparable du double
procès de sa propre auto-suffisance, dans la mesure où elle est le tout universel du savoir, et la
dévaluation de tout ce qu’elle fait tomber hors d’elle-même qui n’a pas valeur d’objet dans la
mesure où il n’est précisément pas étant. Dans la mesure où la philosophie est ce geste d’auto-
fondation qui ne peut se construire que comme totalité close où les choses ont de la valeur en
fonction de leur représentation, elle ne peut que se saisir comme cette décision qui retranche
d’emblée ce qui ne peut prendre place dans cette totalité. En d’autres termes et pour couper
court, la philosophie au moment même où elle fait signe en direction d’un ailleurs qui aurait
participé à sa fondation ne peut que dévaluer cet ailleurs et le déposer à l’extérieur, en l’occultant,
en l’intégrant comme pré-philosophique par exemple, en le dévaluant, etc. Toutes ces stratégies
ne font que montrer à quel point dans ce rapport se joue le destin de la philosophie elle-même
sur un mode particulièrement difficile qui semble dépourvu de toute solution.
Les études orientales sont touchées par cette ambiguïté de la philosophie. Elles ne
sauraient y échapper. Ce rapport à la philosophie a aussi un lien avec la situation de ces études
aujourd’hui, et la situation de la philosophie elle-même a un écho jusque dans les études
orientales. Il suffit de reprendre le cas de Louis Massignon et celui d’Henry Corbin pour saisir cet
entrelacs. Louis Massignon se situe entre l’histoire de la philosophie classique et pour dire vite
positiviste, dont une partie de l’orientalisme d’aujourd’hui continue à faire profession, et le
« souci » philosophique qui le conduit à un retour à la foi chrétienne et à la formulation d’une
sorte de théologie du rapport Occident-Orient, ou encore Christianisme-Islam. Henry Corbin,
premier traducteur de Heidegger en français, prend appui sur la phénoménologie pour à la fois
faire de l’orientalisme un « souci » philosophique et occulter ce souci derrière l’apparence d’une
classique étude érudite des textes des penseurs orientaux visant la tâche que s’est assignée la
pensée occidentale de rendre compte du tout du monde, ou tout de l’homme. Dans les deux cas,
on a affaire dans la lignée du sentiment d’un déclin et d’un échec inéluctable de tout le projet
occidental à la quête d’un recours, d’une pensée qui ne serait plus tout à fait de la philosophie, qui
permettrait donc de dépasser la philosophie ou plutôt de la contourner tout en répondant aux
impératifs mêmes qui fondent la légitimité existentiale de la philosophie. On pourrait y voir des
traces chez Emmanuel Lévinas qui part rechercher quelque chose de plus original, quelque chose
qui n’aurait pas été compromis dans la tragédie occidentale du vingtième siècle, dans la tradition
juive, dans la lecture du Talmud, à la fois philosophique et toujours déjà hors de la philosophie.
Sortir de la philosophie tout en demeurant fidèle à l’impulsion originaire de toute philosophie,
voilà ce qui se joue dans les études orientales au fond. Trouver le fond originaire, le
transcendantal d’où il est possible de donner naissance à une pensée qui ne soit plus soumise à la
totalité philosophique, peut-être d’ores et déjà finie, tout en étant fidèle, d’une fidélité absolue, à
ce qui en a été le fondement même. C’est ce que cherchait le romantisme d’Iéna. L’orientalisme
d’Henry Corbin, de Louis Massignon, et de tant d’autres derrière, même s’ils s’en cachent, est
fondamentalement romantique. Il s’agit de trouver un nouvel élan, la possibilité d’un renouveau,
d’un dépassement de l’opposition philosophique Orient-Occident, répétée inlassablement par
l’ensemble du système de valeurs traduit en termes chrétiens, puis politiques à l’époque moderne,
ce jusqu’à aujourd’hui.
Ce romantisme, chez Heidegger et dans une partie de la philosophie contemporaine,
comme dans les études orientales, demeure intimement lié à l’idée même d’une métaphysique. Ce
que Massignon comme Corbin veulent sauver – et beaucoup d’orientalistes à leur suite qui
travaillent aussi bien sur la mystique que sur la philosophie musulmane proprement dite – c’est la
possibilité de parler encore le langage de la métaphysique en un temps où tout le monde est plus
ou moins conscient que ce langage n’est plus audible et a subi des dommages irrémédiables. Il y a
comme une sorte de décomposition de la philosophie elle-même qui la repousse comme à
l’extérieur de l’université. Ou alors, la philosophie se voit soit réduite à une discipline utilitaire
vouée à servir les sciences positives à travers la logique, libérée de la tutelle de la théologie pour
tomber sous la tutelle de cette nouvelle théologie qu’est la science moderne, ou bien à
reconstruire des idéologies, néo-communiste ici, nationaliste là. La philosophie en France dans sa
tendance dominant l’université est sur le chemin d’une reconstruction nationale qui passe par
l’expulsion plus ou moins étendue de la philosophie qu’elle veut absolument identifier comme
allemande. Comme l’indiquait Jean-Luc Nancy, la philosophie n’a pas toujours été enseignée à
l’université. Elle n’a pas forcément vocation à y rester, et, à notre époque, il est probable qu’elle
ne puisse plus vraiment y trouver sa place et qu’elle doive plutôt demeurer à l’extérieur de
l’institution universitaire, prise au sens le plus large. Certains philosophes contemporains non
seulement ne circonscrivent pas leur activité à l’université mais ne se définissent plus eux-mêmes
comme philosophe ou comme faisant partie du cercle de la philosophie. Ce n’est plus seulement
que la philosophie ne trouve plus de place à l’université et doive s’exiler, c’est aussi que la
philosophie semble ne plus pouvoir se définir, et se circonscrire en elle-même. Déplacée hors de
l’institution elle semble être comme déplacée d’elle-même et incapable de s’y retrouver ou de se
réinstaller à l’intérieur d’un domaine qui pourrait être désigné comme celui de la philosophie, ce
qui sans doute est aussi à l’origine de l’impossibilité de faire encore de la philosophie à
l’université. Les études orientales sont elles-mêmes éparpillées et cet éparpillement reflète à la fois
les conflits entre les disciplines universitaires placées en situation de concurrence et l’absence de
toute définition de ce qu’est l’université, de ses missions, et surtout l’absence de l’idée même
d’université. Ne reste de l’idée d’université qu’un nom qui cache mal à quel point l’enseignement
supérieur est vidé de son sens et de sa mission. L’absence de cette idée ne concerne pas
l’université au sens où elle serait un secteur particulier de la vie sociale. Cette division elle-même,
mise en œuvre par les « sciences » sociales, elles-mêmes faisant partie de la dite université, est déjà
une atteinte irrémédiable à l’idée d’université. Ce qu’exprime cette absence c’est tout simplement
l’absence même de l’idée en tant que telle, de toute idéalité, c’est-à-dire une telle transformation
du savoir que le savoir lui-même en est vidé de tout sens. C’est bien la raison pour laquelle
Heidegger, par exemple, entendit définir le sens de l’université lors de son discours de rectorat,
saisi à la fois par ce qu’il identifiait comme la détresse radicale de l’Europe et l’urgence qui en
dérivait pour lui de fonder le politique en refondant l’université. En somme le discours de
rectorat de Heidegger qui porte sur l’université est malheureusement peut-être la dernière
véritable tentative philosophique de fonder le politique. Et l’on sait à quel point cette tentative de
fondation fut catastrophique et intolérable à la fois pour la pensée, pour la philosophie et pour
Heidegger lui-même en ce qu’elle comportait de trahison du propre mouvement de sa pensée et,
plus que tout, de compromission avec l’horreur même, le régime nazi.
Le geste que tenta Heidegger était la répétition du geste même par lequel Platon, installant
la philosophie, installa le politique en construisant la double souveraineté de la philosophie sur la
langue, le savoir, et sur la politique. On n’en était pas sorti et il y a fort à craindre qu’on ne s’en
sorte jamais. Pourtant la critique kantienne ouvrait la possibilité d’une finitude du politique en
établissant la philosophie dans sa finitude. La critique kantienne n’aura pas suffi à placer la
philosophie face à l’impossibilité définitive de sa propre messianité. Elle a pu même être
détournée, bien que Heidegger répète que Kant est le philosophe dont la pensée ne cesse pas de
dominer la pensée moderne. Il aurait sans doute dû s’en tenir à la limite kantienne qui l’aurait
retenu de construire le mythe sur lequel la politique ne peut qu’appeler pour pouvoir se fonder.
Encore Platon et la politheia. Tous les mythes sont à écarter au nom de la raison du logos, c’est-à-
dire au nom de ce que le logos est ce qui traduit la vérité, l’Etre en tant que vérité, tout en étant
conduit par l’apparaître-vrai à conduire l’apparaître dans et selon sa vérité. Ce faisant, le logos se
plie à la loi interne qui gouverne l’instauration du politique, ou qui fait la co-appartenance ou le
geste par lequel s’instaurent en commun, l’un en face de l’autre, l’un par l’autre, le politique et la
société, la politheia et la polis. Ce geste qui pose les deux ensemble, ou qui dit et conduit à leur
position dans leur inséparabilité, leur gémellité originaire, polis et politheia, n’est autre qu’un mythe
qui n’a jamais encore été dit, un récit. Ce récit est celui qui dit l’origine des hommes qui compose
la société, leur origine complexe technique, donc mimétique, et naturelle à la fois, qui met
ensemble la multiplicité qui se reproduit dans le temps comme dans l’espace des hommes et leur
unité dans une origine commune, la terre dont ils sont issus et qui les forme comme peuple.
Demos donc et ethnos tout à la fois, dans une conjuration inséparable qui ne peut être établie que
fictivement par une fiction dont la légitimité et la possibilité n’appartient qu’à la philosophie,
c’est-à-dire au logos qui est le tout de la philosophie, sa légitimité comme sa souveraineté. Pour le
dire brièvement, le geste de Platon est celui qui fonde le politique sur l’idéalité à travers un mythe
qui a pour but de fonder l’éducation comme ce par quoi la société se donne un sens en se
marquant de l’empreinte de son origine. Il est encore ce geste qui pose que le politique ne peut se
fonder que sur un mythe de l’origine qui n’est pas fourni à l’avance par une tradition religieuse ou
esthétique, disons esthético-religieuse, et pour cause, Platon écrit la politheia l’année même où la
tragédie cesse d’être effective dans la vie politique athénienne. Le mythe par lequel le politique se
fonde est le mythe, qui n’en pas un, le mythe impossible, le mythe indispensable mais qui n’a
encore jamais existé, que fabrique de toute pièce le logos philosophique. C’est le mythe
philosophique même, la philosophie qui se fait mythe, et construit ainsi le politique et y prenant
la place du religieux et de l’art. Kant s’en souviendra quand il construira la nécessité de l’idéal
pour la raison pratique du fait de l’impuissance de l’idée. Nietzsche encore à la suite du
romantisme d’Iena appellera la création d’un nouveau mythe, étant par là plus platonicien qu’il
n’aurait pu le penser. C’est encore le geste de Heidegger qui, tout en déconstruisant le
mythologique dans le politique, en déconstruisant Platon et toute l’onto-théologie, c’est-à-dire, en
somme, le théologico-politique en tant que celui-ci est justement l’invention philosophique
même, ou l’auto-fondation de la philosophie, ne put s’empêcher de donner des héros à
l’Allemagne dont il rêvait, Nietzsche d’abord puis Hölderlin, c’est-à-dire ne put éviter de définir le
politique en bon platonicien. La fin des universités, l’absence de l’idée d’université n’est autre que
la fin du politique, ou l’impossibilité même dans lequel est retenu le politique aujourd’hui. Il ne
s’agit donc pas d’un problème particulier touchant un secteur spécifique de la société, mais du
problème de la société elle-même. C’est dans l’université, dans la culture telle que l’université en
instaure l’idée que le politique se fonde à l’époque moderne. Ce qui n’a pas toujours été le cas
néanmoins.
Nous ne pouvons aujourd’hui que déplorer l’effondrement de la culture européenne,
c’est-à-dire de l’idée même de culture en Europe, autrement dit dans le monde, même si pour un
temps encore les universités font comme s’il existait encore la nécessité et la possibilité de la
culture, à comprendre ici au sens de Bildung. Les universités sont éclatées. Elles ont implosé ou
ont fondu sur elles-mêmes. Elles sont livrées au marché économique, soumises aux impératifs de
la globalisation, de la rentabilité, de la production. Bref, l’université comme toute la société est
soumise à l’œuvre de néantisation de la technique moderne. Les universitaires sont soumis au
contrôle d’organismes privés mandatés par les dirigeants politiques ou leurs administrations. Ils
sont mis en concurrence généralisée sur le seul critère de la production, la culture étant assimilée
à une production industrielle soumise elle-même à la loi mathématique de la rentabilité. La culture
est une production. Elle est le lieu par excellence où se discerne la maîtrise technique de la raison
calculante dans la mesure où elle est le lieu de la recherche, c’est-à-dire l’atelier où est mise en
œuvre de manière systématique la mathesis, la reproduction cumulative des savoirs qui assurent la
maîtrise croissante d’une nature qui n’en est plus que le spectre. L’université soumise à la loi de la
production industrielle et de la recherche est le lieu où se manifeste de la manière la plus nette et
la plus désolante l’anéantissement de toute possibilité de penser. Le lieu de la mise en œuvre
généralisée de la culture comme une industrie de recherche est précisément le lieu où il ne peut
jamais y avoir d’œuvre, si comme le soulignait les écrivains appartenant au romantisme d’Iena,
l’œuvre ne se reconnaît comme œuvre que parce qu’elle ne peut être mesurée. La fin de
l’université est la fin de toute l’entreprise occidentale telle qu’elle a été tracée à partir de Platon, et
telle qu’elle s’est finalement établie par la création d’universités comme institutions libres au
Moyen-Age et a été reformulée à l’époque moderne dans son rapport au politique.
Cette désolation dont nous sommes les témoins nous fait peut-être courir un risque
encore plus grand que la désolation elle-même. C’est celui qui a définitivement sali la pensée de
Heidegger, mais c’est aussi celui qui marque la plupart des tentatives de sortir de l’impasse de la
mort de la philosophie, de sa totalité et de sa circularité, en prenant refuge dans une philosophie
ou une pensée orientales, pour dire vite, qui serait comme vierge et pure de toutes les impasses et
de toutes les compromissions de la philosophie. Ce piège est celui de la remythologisation.
Remythologisation à l’œuvre aujourd’hui dans cette désolation où la philosophie est sommée de
se mettre au service de la technicisation toujours plus grande du monde tout en fournissant de
nouvelles assises, de nouveaux fondements à une refondation d’idéologies politiques, c’est-à-dire
en fournissant l’idéalité d’où les idéologies peuvent naître. Remythologisation dans la recherche
d’une pensée « authentique », autre, autonome à l’égard du devenir de la philosophie qui
permettrait, en passant par l’orient, un orient toujours fantasmé bien sûr, donc mythologisé,
l’orient d’un nouveau mythe, de contourner l’histoire de la philosophie de Platon à Heidegger
pour trouver le lieu d’une pensée originaire. Or c’est précisément là le geste même de Heidegger,
mais aussi le geste nazi en grande partie, dans toute sa grossièreté et ses visées criminelles. Sauter
par-dessus la tradition philosophique, fut-ce par la destruktion chez Heidegger, pour trouver le lieu
originaire avant toute onto-théologie, avant le nihilisme qu’est la philosophie en tant que telle, où
il est possible de se laisser saisir du mythe qui n’a jamais existé par lequel la pensée pourrait être
fondée de manière nouvelle en dépassant et débordant le tout de la philosophie.
La désolation dans laquelle est plongée l’université tient à cette dislocation par laquelle les
études sont éparpillées sans pouvoir se rassembler sous une orientation qui lui donnerait du sens.
Elle tient tout autant à l’absence de l’idée d’université qui reflète rien moins que l’effondrement
de l’idée même d’universalité qui était la condition inhérente à la traduction de la vérité en termes
d’essence. On ne peut plus parler d’essence des choses, ni de choses d’ailleurs, pas plus que l’on
peut parler de leur nature, donc de leur devenir, etc. C’est le monde lui-même qui nous fait
défaut, ce monde qui faisait l’universalité dans la mesure où il n’était saisissable, qu’il ne brillait en
tant que phénomène que dans la mesure où il était reglé sur des essences que la science
poursuivait. D’un côté donc l’absence de monde et l’impossibilité du savoir, même si les
« scientifiques » de tous les domaines font encore comme si un fondement était encore là pour les
justifier. De l’autre côté, précisément du fait de cette désolation, la tentative de remythologiser, ou
plutôt de mettre l’université comme la culture qui échappe à celle-ci sous la domination de
pouvoirs politiques eux-mêmes désorientés. La désolation qui ravage le politique et le rend
impossible a pour conséquence inéluctable la volonté des politiques de tracer des solutions
politiques. Ces solutions passent toujours nécessairement, vieil instinct platonicien inévitable, par
la soumission de la science à la politique. La politique somme la science, l’université de lui donner
du sens, de former les jeunes générations à qui transmettre un héritage. Avec ce drame que
l’héritage doit être inventé puisqu’il a été entièrement liquidé par le vingtième siècle qui aura
poussé le platonisme, c’est-à-dire le politique jusqu’à son extrême limite. La menace qui plane
aujourd’hui sur les études orientales comme sur la science en général est la perte totale
d’autonomie où les réformes universitaires les ont plongées.
La dernière loi sur l’université en France a été faite au nom de l’autonomie. Elle a dit-on
pour vocation de rendre les universités autonomes. Elle n’a eu comme résultat que de favoriser
les mafias universitaires locales qui vont liquider ce qui reste encore de l’université. Mais plus
grave encore est le fait, caché derrière le discours officiel, que l’on cherchait un moyen de
soumettre la pédagogie, l’enseignement universitaire et la recherche à une tutelle, c’est-à-dire lui
ôter son autonomie. Ceci a été réalisé sans même que quiconque ne s’en émeuve en insérant
l’ensemble de la production universitaire et de l’enseignement dans des processus d’évaluation
liés à l’évaluation des salaires eux-mêmes. Ce ne serait sans doute pas si grave peut-être si la
situation politique n’était pas celle dans laquelle nous nous trouvons. La perte d’autonomie
conduit à la soumission de l’université aux impératifs politiques de la remythologisation. On peut
saisir cette évolution déjà dans la domination progressive mais sûre des sciences politiques
associées aux sciences sociales dans la sphère des sciences humaines. Il s’agit d’un indice net de la
tendance générale à vouloir politiser la science. Dans le cas des études orientales, les études qui
concernent les sociétés orientales contemporaines, politique, sociologie, économie sont
systématiquement favorisées au détriment des autres études. Lorsqu’il reste quelque chose des
études orientales traditionnelles, telles que les pensaient Henry Corbin ou Louis Massignon, elles
sont de plus en plus orientées vers la fabrication d’un Orient fantasmatique lu à travers le retour
de l’apologétique chrétienne. Il s’agit d’alimenter en bases historiques les études sur l’islam
contemporain qui ont une vocation strictement politique. Il n’est pas même jusqu’à la
philosophie qui ne soit soumise aux impératifs de la renationalisation et de la remythologisation
nationale. On favorise une philosophie supposée française contre une philosophie qui serait
identifiée comme allemande.
Faut-il en conclure qu’il faudrait délaisser les questions politiques et se tenir à l’écart de
ces évolutions ? Certes non. On n’imagine pas que la philosophie ou les études orientales soient
sans rapport avec la politique. Il serait absurde de l’affirmer. Cependant il ya une manière
strictement philosophique de prendre en compte à la fois l’effondrement de la culture et de
l’université et la détresse dans laquelle l’absence de tout fondement plonge la politique en
défaisant le politique. La condition essentielle qui permet un questionnement philosophique qui
se hisse à la hauteur de la question du politique et la prend en compte est l’autonomie
inconditionnelle des philosophes, et non la soumission à l’injonction politique de reconstruire des
mythologies politiques. C’est à cette condition seulement que la philosophie peut peut-être
réintégrer l’université, au lieu de devoir se réfugier dans les quelques marges que la politique n’a
pas encore réussi à soumettre.

Paul Ballanfat
Galatasaray Üniversitesi
Istanbul

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