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LA QUALIFICATION PÉJORATIVE DANS TOUS SES ÉTATS

Marty Laforest et Diane Vincent

Armand Colin | « Langue française »

2004/4 n° 144 | pages 59 à 81


ISSN 0023-8368
ISBN 9782035770691
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Marty Laforest
Université du Québec à Trois Rivières
Diane Vincent
CIRAL / Université Laval

La qualification péjorative dans tous ses états 1

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INTRODUCTION

La plupart des linguistes qui se sont récemment penchés sur l’insulte


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reconnaissent plus ou moins explicitement qu’un traitement purement


linguistique du phénomène est inadéquat et que la prise en compte de
facteurs pragmatiques est essentielle à sa compréhension (Fisher, 1995 þ ;
Bonvini, 1995þ; Rosier et Ernotte, 2001þ; Lagorgette, 2002 et 2003, entre autres
études récentes). Si l’insulte relève des formes lexicales qui impliquent un
jugement de valeur négatif (sous-ensemble de la vaste catégorie des termes
axiologiques décrite par Kerbrat-Orecchioni, 1980), elle est aussi et certaine-
ment avant tout un acte social porteur de conséquences.
Dans la mesure où cet acte est solidaire et parfois indissociable d’un
certain nombre d’autres actes apparentés, il nous a semblé intéressant de
consacrer notre travail à la qualification péjorative plus qu’à l’insulte en tant
que telle, et plus précisément au fonctionnement de la qualification péjorative
dans les interactions quotidiennes. Cette perspective plus large permet de
prendre en compte un certain nombre d’actes sociaux accomplis au moyen de
la qualification péjorative, qui seraient autrement rejetés dans les limbes de
l’analyse, et dont on ne pourrait évaluer la parenté avec l’insulte proprement
dite –þqui n’est d’ailleurs pas si facile à définir.

1. Cette étude qui s’inscrit dans le cadre d’une recherche plus vaste sur le discours conflictuel, a
été rendue possible grâce à l’aide financière du Conseil de Recherches en Sciences Humaines du
Canada (CRSHC). Nous tenons à remercier Mélanie Grenier, qui a participé au repérage des
formes insultantes dans le corpus analysé, Carlos Ferrand, pour son aimable mise à notre disposi-
tion de données qui ont servi de base à notre réflexion, ainsi qu’à Laurent Perrin, dont les
commentaires nous ont permis de clarifier certaines parties du texte.

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Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

UN BREF ÉTAT DE LA QUESTION

Si l’on fait la recension des travaux sur l’insulte effectués dans le domaine
des sciences du langage au cours des 35þdernières années, on s’aperçoit qu’on
peut assez rapidement les diviser en quatre catégoriesþ:
1.þles approches lexico-sémantiques ou syntaxiques, qui permettent de classi-
fier finement les formes dites usuelles d’insulte ou de mettre en évidence les
propriétés qui expliquent leur comportement (Perret, 1968þ ; Milner, 1978 þ;
Ruwet, 1982, entre autres)þ;
2.þles approches sociolinguistiques, dont Labov (1972) a été le précurseur
avec son étude innovatrice sur les joutes d’insultes rituelles des gangs new-
yorkais (Kochman, 1983þ; Rosier et Ernotte, 2001, entre autres), approches
axées sur la fonction et les usages de certaines catégories de formes dites
insultantesþ;

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3.þles approches pragmatiques au sens large (Brown et Levinson, 1987), qui
mettent l’accent sur la dimension performative, vocative de l’insulte, ou sur
ses aspects énonciatifs (Fisher, 1995). Ces approches ont notamment le mérite
de mettre en évidence la dimension en quelque sorte «þ juridiqueþ» de l’acte
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d’insulte et ses conditions de réalisationþ;


4.þl’approche ethnolinguistique, qui s’est développée dans les annéesþ1970 et
qui visait plus ou moins à répondre à la question type formulée par l’ethno-
graphie de la communicationþ : «þComment et quand insulter qui dans telle
langueþ ?þ ». La revue «þscientifique þ » Maledicta. The International Journal of
verbal aggression y était entièrement consacrée.
Cette distinction entre les approches est bien sûr artificielleþ : toutes les
recherches récentes se caractérisent par leur mixité et quelques constatations qui
semblent faire consensus se dégagent de l’ensemble des travaux répertoriés.
• Il existe des formes intrinsèquement insultantes dans toutes les langues,
formes dites insultes usuelles (Perret, 1968), qui sont perçues comme dépré-
ciatives par l’ensemble des membres d’une communauté donnée.
• Les insultes usuelles sont généralement métaphoriques ou métonymi-
ques, et souvent hyperboliques. Elles associent la personne visée à des
êtres ou des animaux connotés négativement, ou à des objets ou des
substances perçus comme dégoûtantsþ ; la filiation est aussi fréquem-
ment exploitée.
• Toute insulte directe comporte une dimension vocative et performative,
c’est-à-dire qu’elle est adressée par un je à un tu, et accomplit un acte du
fait même de son énonciation, acte qui ne peut être accompli que dans et
par cette énonciation (bien qu’il ne se réalise pas au moyen du verbe
«þinsulterþ», mais au moyen de formes axiologiques négatives). L’insulte

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La qualification péjorative dans tous ses états

doit être émise par un locuteur en position de le faire – þ l’insulteur þ –


devant un récepteur qui devient l’insulté 2.
• Sur le plan fonctionnel, l’insulte peut être soit rituelle, soit personnelle.
Dans le premier cas, elle relève d’un jeu (dangereux) plus ou moins codé,
s’énonce en présence d’un public qui en évalue la qualité et oblige plus ou
moins son récepteur à réagir par une insulte en retour, avec surenchère si
possible, pour continuer le jeu. La forme utilisée est souvent si démesurée
que les interactants savent qu’elle ne peut s’appliquer à la cible. Dans le
deuxième cas, les témoins (s’il y en a) n’ont pas de rôle spécial à jouer, la
forme insultante utilisée peut (du moins selon l’énonciateur) s’appliquer à
la personne visée et plusieurs réactions sont possibles (dénégation, rejet,
remise en cause du droit d’insulter, etc.). Seul le contexte permet d’établir
si l’on est en présence d’une insulte et si cette insulte est rituelle ou person-
nelle þ : dans le cas de l’insulte rituelle, l’élément déclencheur de la joute
peut ne tenir qu’à la présence du récepteur, alors que l’insulte personnelle

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est généralement un acte plus réactif qu’initiatif.
Mais l’observation systématique et l’expérience personnelle révèlent une
réalité encore plus complexe. Ainsi, certains chercheurs (notamment Labov,
1972, Kochman, 1983 et Lagorgette, 2003) ont montré que la frontière entre
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l’insulte rituelle et l’insulte personnelle est ténue et qu’on peut rapidement, au


sein d’une même interaction, passer de la première à la seconde (l’inverse est
rarement vrai cependant). À cela s’ajoute le fait que s’il est facile de définir en
théorie l’acte illocutoire d’insulte, en pratique, l’énonciation de propos soi-
disant insultants, l’intention du locuteur de blesser son interlocuteur et le
sentiment d’avoir été insulté sont loin d’aller de pair. Ainsi, très souvent,
l’individu qui se dit explicitement insulté n’a pas été la cible de propos inju-
rieux. Les énoncés qui témoignent de l’usage des mots « þ insulter þ » ou
«þinsultantþ», au moyen desquels des individus expriment spontanément ce
qui les insulte 3 (il est intéressant de noter que dans toutes les occurrences
recueillies de ces termes, les locuteurs se placent en position d’insulté et non
d’insulteur), font presque toujours référence à des actions plus qu’à des
paroles, et les sentiments qui semblent décrits par l’expression « þ être
insultéþ» varient de l’humiliation à la colère (exempleþ1)þ:
Exempleþ1
[le locuteur, un Montréalais francophone, parle du rapport entre les communautés
francophone et anglophone à Montréal avant l’entrée en vigueur de la loi qui a fait
du français la seule langue officielle du Québec.]
Quand j’étais plus jeune moi je le savais quand des gens étaient franco-
phones. Même s’ils parlaient parfaitement l’anglais […] tu le sens. Puis je

2. L’insulte ressortit à la catégorie des actes illocutoires expressifs (Vanderveken, 1988).


3. Énoncés recueillis dans l’ensemble du corpus «þMontréal 1984þ», constitué de 72þentrevues
sociolinguistiques (Thibault et Vincent, 1990) réalisées auprès de Montréalais francophones. C’est
aussi de ce corpus qu’est tiré l’exempleþ1.

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Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

leur parlais en français puis ils continuaient en anglais. Ça ça m’insultait je


trouvais que c’était écœurantþ!
(54’84)

En outre, il appert que les mots dits insultants ont des usages assez diversi-
fiés þ: il y a des insultes à valeur plus ou moins ironique, des insultes qui
servent à accomplir d’autres actes menaçants pour l’image de l’allocutaire
(notamment le reproche), des formes réputées insultantes qui ne produisent
aucun des effets associés à l’insulte et des possibilités énonciatives plus
variées qu’on pourrait le croire.

Ces «þjeuxþ» interactionnels divers ont été peu décrits. Seule l’observa-
tion de la véritable matière interactionnelle et l’absence d’aþpriori sur les
phénomènes dignes d’intérêt permettaient de les faire émerger comme
objets d’étude. Puisque nous nous intéressons aux fonctions plutôt qu’aux

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formes lexicales et qu’il est très difficile d’isoler l’insulte en tant qu’acte
dans un discours, nous nous sommes donné pour objectif d’analyser
l’ensemble des occurrences de qualification péjorative dans un corpus
québécois de conversations familiales et ainsi d’examiner la tolérance des
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allocutaires à cette qualification, le droit au dénigrement dont disposent les


locuteurs et, en bout de ligne, les paramètres de réalisation de l’acte
d’insulter. D’où notre hypothèse qu’il est théoriquement plus rentable de
penser l’insulte comme un ensemble d’usages particuliers de la qualifica-
tion péjorative, plutôt que comme une catégorie autonome d’actes de
langage menaçants (Brown et Levinson, 1987). Nous parlerons donc
d’insulte, mais aussi de moquerie, de vanne, voire de diffamation, etc.,
pour représenter des usages particuliers des formes insultantes, sans pour
autant tenter d’opposer formellement ou catégoriquement ces usages. Cette
position résume notre conception de l’insulte comme acte social qui se
mesure plus sur un axe d’intentions (telles que perçues par l’allocutaire)
que sur une échelle de grossièreté des mots utilisés.

Notre approche est résolument interactionnelleþ; cela signifie que pour


nous la qualification péjorative n’est pas analysable indépendamment de
l’amont et de l’aval de son occurrence, et que nos analyses sont fondées
sur les traces que laisse le récepteur dans le discours de l’interprétation
qu’il a lui-même faite de chaque intervention qui lui est adressée
(Trognon, 1990þ; Trognon et Brassac, 1992). Traditionnellement, la catégo-
risation des actes illocutoires est fondée sur l’intention du locuteurþ ; or,
cette intention est inaccessible aux interlocuteurs et, aþfortiori, à l’analyste.
D’où notre choix d’analyser toute énonciation d’une forme potentielle-
ment insultante comme une réaction à ce qui la précède ET comme véhi-
cule de l’intention qu’y a décelée le récepteur et qui a motivé sa réponse à
cette énonciation.

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La qualification péjorative dans tous ses états

LES DONNÉES

Les données de cette étude sont tirées du corpus «þ Montréal 1995 þ »,


constitué d’une cinquantaine d’heures de conversations familiales enregis-
trées par quatre familles francophones de Montréal à leur domicile. Les
enregistrements ont été réalisés sans la présence d’un enquêteur et en
aucun cas à l’insu des individus concernés 4. Lors d’une rencontre préalable,
nous avions identifié avec les informateurs les moments de la journée où les
échanges de parole étaient les plus nombreux et ce sont ceux-là qui ont été
enregistrés en priorité. Ces échanges sont selon les informateurs assez
représentatifs de leur quotidien.
Nous définissons la qualification péjorative de la façon suivante þ :
toute forme axiologiquement négative (Kerbrat-Orecchioni, 1980) utilisée
pour qualifier de façon dépréciative un individu quelconque, que cet indi-
vidu soit présent ou absent. Afin de délimiter notre domaine d’analyse,

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nous tenons compte uniquement des axiologiques péjoratifs adressés (qui
l’ont été ou pourraient l’être) à un individu, c’est-à-dire ceux dont le desti-
nataire est, pourrait être ou avoir été, dans ce contexte, un allocutaire, soit
un insulté potentiel. C’est pourquoi nous avons exclu les cibles collectives
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(en jeu dans les propos racistes par exemple, sauf si le recours au collectif
est un moyen détourné d’atteindre l’interlocuteur) ou les cibles indivi-
duelles incarnées par des individus qui ne sont pas ou plus susceptibles
d’être insultés (par exemple, Salvador Dali, dans l’énoncé «þSalvador Dali
était un escrocþ»). Ces axiologiques péjoratifs adressés seront dorénavant
notés APA.
Les qualifications péjoratives dont nous traitons sont nécessairement
personnelles, ce qui exclut de notre étude leurs usages rituels. Bien sûr, les
insultes rituelles se réalisent formellement au moyen de qualifications péjo-
ratives et sont, à tout le moins en surface, adressées au récepteur. Par
ailleurs, nous verrons plus loin que les APA sont souvent utilisés comme
de « þ fausses insultesþ », des moqueries affectueuses, et cette dimension
ludique apparente ces usages aux usages rituels. Mais nous avons pris le
parti de maintenir la distinction canonique entre les insultes rituelles et
personnelles sur la base de leurs caractéristiques situationnelles et sociales.
Assimiler tout APA ludique au rituel et opposer globalement cet ensemble

4. D’un point de vue éthique, les enregistrements réalisés à l’insu des locuteurs nous semblent
inacceptables. Nous avons donc utilisé une procédure de collecte de données susceptible de mini-
miser autant que possible la conscience qu’ont les sujets étudiés de la présence du magnétophone
(enregistrements routiniers, s’étalant sur plusieurs jours, etc., – voir Vincent, Laforest et Martel,
1995). Il est difficile d’évaluer la part d’inhibition qui résulte de cette procédure, mais nous avons
tendance à considérer que toute famille compose par moments avec la présence d’intrus divers
(visiteurs, etc.) et que le magnétophone n’est donc qu’un intrus parmi d’autres. Les épisodes
conflictuels et les discussions plutôt intimes qui ont été recueillis montrent que nous n’avons pas
tout perdu de la spontanéité des locuteurs dans leur quotidien.

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Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

à celui des APA «þ sérieuxþ » occulte les motifs de leur émergence þ : les
insultes rituelles sont adressées à un récepteur pour qu’un public identifie
un gagnantþ; il s’agit d’une joute qui se tient dans une arène et qui est le
plus souvent déclenchée par le besoin d’assurer son pouvoir quand la
tension entre deux individus devient trop forte. D’ailleurs, lorsque l’insulte
rituelle devient une attaque personnelle (il y a peu de l’un à l’autre), les
protagonistes appliquent d’autres règles à leur interaction (des réponses
telle que la dénégation, la demande de rétractation, voire l’agression
physique deviennent possibles).

LES FORMES DE LA QUALIFICATION PÉJORATIVE

On trouve dans le corpus une centaine d’occurrences d’APA prenant une

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soixantaine de formes différentes. Certaines de ces formes sont considérées
par l’ensemble de la communauté québécoise comme intrinsèquement insul-
tantes (en dehors de tout contexte), c’est par exemple le cas de «þguidouneþ»
(putain) ou de «þbitch þ » (rosse, vache)þ; mais d’autres ne prennent un sens
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dépréciatif qu’en contexte (l’exempleþ13, analysé plus bas, est révélateur de la


force péjorative que peut prendre un terme généralement non insultant, en
l’occurrence le mot «þ enfant þ »). Le nombre d’occurrences varie beaucoup
selon que le destinataire de l’APA est le locuteur lui-même, l’allocutaire ou un
tiers. On dénigre autrui plus que soi-même (après tout, «þ l’enfer, c’est les
autresþ »), les tiers absents plus que les allocutaires –þ le risque étant alors
théoriquement moins grand de s’attirer une réaction négative þ –, et les
personnes extérieures au clan familial (entendu au sens large) plus que les
proches. Cependant, comme on le verra plus bas, la qualification péjorative
du tiers absent n’est pas complètement dénuée de risques pour le locuteur,
l’allocutaire pouvant prendre fait et cause pour le dénigré et se désolidariser
du locuteur, ce qui peut être source de conflit.

Le regroupement des formes en catégories sémantiques peut se faire de


différentes manières. Pour notre part, nous avons privilégié une classification
établie en termes de manques d’ordre cognitif ou moralþ:

• manque de force ou de courageþ: « þpissou þ» (dégonflé), «þlâche þ»,


«þpeureuxþ», «þmauvietteþ»þ;

• manque d’expérience ou de maturitéþ: «þenfant d’écoleþ», «þbébéþ»,


«þamateurþ», «þpetit gars à sa mamanþ»þ;

• manque d’intelligenceþ: « þinnocentþ» (qui a en français québécois le sens


d’«þimbécileþ»), «þtwit þ» (crétin), «þconþ»þ;

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La qualification péjorative dans tous ses états

• manque d’égard ou de respect envers autruiþ: «þbitch þ» (rosse, vache),


« þ hypocriteþ », « þbaveuxþ » (insolent et grossier), « þ effrontéþ », « þdicta-
teurþ»þ;

• manque de respectabilité (comparaison à des individus méprisés ou


déclas sés ) þ : « þ gu idou n e þ » ( pu ta in ) , « þ mou mo un e þ » 5 (lop ette ),
«þsorcièreþ», «þbanditþ», «þcrottéþ».

Les trois premières catégories forment chacune un ensemble de quasi-syno-


nymes. Cette cohésion sémantique est moins nette pour les deux dernières
catégories, qui regroupent des éléments plus disparates dans la mesure où le
manque évoqué ne renvoie pas à une qualité unique. Par ailleurs, ce regrou-
pement de formes en catégories sémantiques, s’il est représentatif d’une forte
majorité des occurrences de notre corpus (les occurrences restantes sont diffi-
cilement classifiables), ne pourrait pas s’appliquer tel quel à un autre

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ensemble de donnéesþ; seul le principe du manque pourrait être transposé.

On ne peut tirer aucune conclusion du fait que telle ou telle catégorie soit
mieux représentée dans le corpus, par le nombre de formes ou d’occurrences,
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dans la mesure où, souvent, c’est un même individu qui sera qualifié
plusieurs fois, au cours d’une même séquence, au moyen d’une même forme
ou de formes appartenant à la même catégorie.

Toute forme peut bien sûr être intensifiée au moyen d’un adjectif
(«þpetitþ», «þgrosþ», «þmauditþ») ou d’un sacre («þcrisse de þ», «þosti deþ» 6)
précédant l’APA (le sacre peut aussi suivre l’APA). Les exemples suivants
sont assez typiquesþ: «þmaudite gaspilleuse þ», «þosti de gros porcþ», «þhypo-
crite en sacrifice þ». L’intensification n’est pas très fréquente, mais elle l’est
nettement plus souvent lorsque le destinataire de l’APA est un tiers absent.

Comme les exemples analysés dans la section suivante le montreront, il


n’existe aucun lien significatif entre la forme utilisée (et notamment sa charge
péjorative, qu’elle soit intrinsèque ou augmentée grâce à l’ajout d’un intensifi-
cateur) et la réaction de l’allocutaire à son énonciation – la réaction la plus
fréquente est d’ailleurs l’absence de réaction, ce qui témoigne d’une tolérance
assez étonnante, dans la sphère familiale, à l’APA 7.

5. Le suffixe «þ-ouneþ» est péjoratif en québécois.


6. Structure intensificatrice formée sur le modèle « þ x de þ » répandu en français européen
(Vincent, 1982).
7. Tolérance que l’on retrouve également en ce qui concerne l’acte de reproche sous toutes ses
formes dans ce même corpus (Laforest, 2002).

L AN GU E FRA N ÇA IS E 1 4 4 65
Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

LE CONTEXTE DE PRODUCTION ET DE RÉCEPTION


DES AXIOLOGIQUES PÉJORATIFS ADRESSÉS

À partir de notre corpus de conversations familiales, nous avons observé


l’ensemble des contextes de production et de réception des APA afin de faire
apparaître le champ fonctionnel de l’ensemble. Ce champ fonctionnel est déli-
mité par trois paramètresþ:

• le destinataire de l’APA, qui peut être le locuteur lui-même, son allocutaire


ou un tiers (présent ou absent)þ; ce paramètre permet de diviser le champ
fonctionnel en trois domaines que nous avons nommés respectivement le
domaine de l’auto-dénigrement, de l’attaque et du dénigrement du tiersþ;

• le rapport entre le locuteur et l’allocutaire, qui définit un axe des alliances


je/tu dont les deux pôles sont la solidarité et l’antagonismeþ;

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• la tonalité (Hymes, [1972] 1986) de la séquence interactionnelle dans
laquelle l’APA est émis, qui définit un axe dont les deux pôles sont le léger
et le grave ou, en termes plus généraux, l’euphorique et le dysphorique.
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Trois domaines du champ fonctionnel sont donc définis suivant le destina-


taire de l’APA (je, tu ou il) et dans chacun, l’occurrence de l’APA est suscep-
tible de faire advenir ou de manifester la solidarité ou l’antagonisme entre les
interlocuteurs et de marquer ou faire varier la tonalité de la séquence.

Nous allons maintenant expliciter et illustrer, à partir d’exemples tirés du


corpus, le fonctionnement des APA dans l’espace délimité par ces axes (qui
sont schématiquement représentés plus bas). On verra que l’insulte, telle
qu’on la définit dans les travaux qui y sont consacrés, occupe essentiellement
l’un des trois domaines du champ fonctionnel des APA, mais qu’elle entre-
tient des liens avec les deux autres et qu’il est impossible ou du moins peu
conforme à la réalité de l’interaction de tenter de la modéliser indépendam-
ment d’autres valeurs fonctionnelles prises par les APA.

Pour représenter le champ fonctionnel des APA, nous avons conçu trois
schémas théoriques (chacun correspondant à un des trois domaines) sur
lesquels chaque occurrence pourrait virtuellement être située. Dans ces
schémas, l’axe des alliances et l’axe des tonalités sont perpendiculaires, ce qui
permet de quadriller un espace à l’intérieur duquel toute position est possible
– þ les catégories discrètes sont inappropriées pour l’analyse des usages
linguistiques en discours. Une diagonale forte pourrait se dessiner dont les
deux pôles seraient, en haut et à gauche, un contexte de légèreté, voire
d’humour, et de forte solidarité entre les interlocuteurs et, en bas et à droite,
un contexte lourd, grave, voire conflictuel, dans lequel les interlocuteurs
jouent l’un contre l’autreþ; les deux quadrants concernés sont ombrés.

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La qualification péjorative dans tous ses états

1. Le domaine de l’auto-dénigrementþ: l’APA à soi-même

Domaine de la présentation de soi 8


Je > Je OU Jeþ>þJeþ--->þTu
(se dénigrer OU se dénigrer pour indirectement dénigrer l’allocutaire)

Tonalité euphorique

Prévention de la détérioration de sa propre


image à des fins ludiques ou défensives

Solidarité je/tu Antagonisme je/tu

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insulte (à cible indirecte)
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Tonalité dysphorique

Tableau 1

La stratégie qui consiste à se dénigrer soi-même en présence d’autrui et le


profit qu’on en retire ont été bien décrits par Goffman (1967). Ce faisant, le
locuteur prend généralement l’allocutaire de vitesse dans une situation où il
est susceptible de recevoir un commentaire désobligeant. Cette manœuvre a
pour effet de minimiser les dommages que pourrait causer la qualification
péjorative à l’image du locuteur si elle était produite par autrui, et aussi de
permettre au locuteur d’orienter à l’avance l’interprétation qui peut être faite
de ses propos. L’antagonisme entre les interlocuteurs est rarement présent en
cas d’occurrence d’APA à soi-même et par conséquent, ces APA se situent le
plus souvent dans la moitié gauche du schéma. Lorsque la tonalité de
l’échange est légère (comme c’est le cas dans l’exempleþ2), l’auto-dénigrement

8. Je et Tu sont respectivement le locuteur et l’allocutaire, et Il représente tout tiers, présent ou


absent au moment de l’énonciation. Le symbole « þ > þ » signifie « þ adresse l’APA à þ » – le
pronom qui le suit représente donc la cible manifeste, de l’APA. Le symbole «þ---> þ» indique
que la cible manifeste n’est pas la cible réelle. Par exemple, «þJeþ> þJeþ---> þTuþ» indique que le
locuteur adresse l’APA à lui-même pour en réalité dénigrer l’allocutaire.

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Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

crée ou entretient un lien de connivence avec l’interlocuteur, une sorte de soli-


darité dans la délinquance.

Exempleþ2
Mais je suis rendu assez sans-cœur [je suis devenu tellement paresseux que]
j’ai pris un rendez-vous au garage pour ôter mes tires [pneus] d’hiver [et]
mettre mes tires [pneus] d’été.
(2’95, act.þ16, p.þ3)

Dans cet exemple, l’allocutaire (la conjointe du locuteur) n’accuse pas récep-
tion de l’APA, mais on peut imaginer plusieurs autres réactions possiblesþ:
l’allocutaire peut rire, il peut aussi explicitement confirmer l’évaluation néga-
tive – et dans ce cas, suivant le ton utilisé, cette confirmation pourrait nette-
ment déplacer l’échange sur l’axe des alliancesþ– ou au contraire –þsigne que

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la stratégie du locuteur est couronnée de succèsþ– infirmer cette évaluation,
comme dans l’exemple suivantþ:

Exempleþ3
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Lui Moi j’ai l’air fou parce que j’aurais aimé ça te montrer des
choses þ:
Elle Bienþ: t’as pas l’air fou. [le ton n’est pas ironique]
(1’95, act.þ16, p.þ15)

En contexte conflictuel, ces aveux plus ou moins feints d’impuissance, de


manquement, de faiblesse, etc. peuvent accentuer la tension avec l’allocutaire
parce que perçus comme non sincères. Représentés sur le schéma, de tels APA
apparaîtraient dans le quadrant inférieur droit. Dans certains cas, ils ne
servent qu’à mieux atteindre l’allocutaire et constituent des insultes à cible
indirecte.

Exempleþ4
Tu m’as promis la lune pis moi la crétine je t’ai cruþ!

On peut ainsi très bien imaginer, comme dans cet exemple fictif (nous n’en
avons repéré aucun de ce genre dans notre corpus), que le locuteur ne se
qualifie péjorativement que pour mieux dire à son allocutaire qu’il est un
menteur ou qu’il ne tient pas parole.

68
La qualification péjorative dans tous ses états

2. Le domaine de l’attaqueþ: l’APA à l’allocutaire


Domaine de l’attaque
Je >Tu
(dénigrer l’allocutaire)

Tonalité euphorique

vanne, moquerie
(+/- affectueuse)

(+/- méchante)

Solidarité je/tu Antagonisme je/tu

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insulte personnelle
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Tonalité dysphorique

Si certains APA adressés à soi-même entrent dans la catégorie du jeu


défensif, l’utilisation de l’APA pour qualifier l’allocutaire fait entrer le locu-
teur dans le jeu offensif þ: on est alors dans le domaine des actes de langage
menaçant la face positive de l’allocutaire, dont l’insulte proprement dite fait
évidemment partie. Ces actes, bien décrits par Brown et Levinson (1987 þ: 66),
sont ceux qui portent directement atteinte à l’image de l’autre, en indiquant,
au moins potentiellement, que les désirs du locuteur ne correspondent pas à
ceux de l’auditeur. Leur coût social peut être élevé, bien que dans l’intimité,
ils puissent prendre une forme très directe sans pour autant que le climat inter-
actionnel se détériore (Laforest, 2002). Bien que Brown et Levinson semblent
considérer les actes de désapprobation, de reproche, de critique, d’accusation,
d’insulte, etc. comme nettement différents les uns des autres, dans les faits,
plusieurs d’entre eux se recoupent. En contexte, il est très difficile (et jusqu’à
un certain point pas forcément utile) de distinguer les uns des autres ces actes
apparentés, susceptibles d’apparaître en même temps et d’entraîner des réac-
tions similaires, notamment la dénégation, le rejet ou la contre-attaque. Dans
un très grand nombre de cas, tout APA à l’allocutaire peut servir à accomplir
l’un ou l’autre.
Suivant la tonalité des échanges et la solidarité des interlocuteurs, la quali-
fication péjorative peut voir sa charge atténuée – þ on est alors soit dans la
moquerie plus ou moins affectueuse ou une sorte de « þ fausse þ » insulte à

L AN GU E FRA N ÇA IS E 1 4 4 69
Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

valeur ironiqueþ–, ou au contraire exacerbéeþ: il y a alors antagonisme entre


locuteur et allocutaire et on est véritablement dans l’insulte au sens étroit du
terme. Une précision est peut-être ici nécessaire sur ce que nous entendons
par là. En tant qu’acte illocutoire, l’insulte suppose une intention de blesser de
la part du locuteur. Et il est évident que cet acte peut être accompli sans l’effet
perlocutoire que représente le sentiment de blessure éprouvé par l’interlocu-
teur. Nous considérons, en tant qu’analystes, que l’acte illocutoire d’insulte
est manifestement accompli si se présentent conjointement dans le discoursþ:
a) l’énonciation d’un APAþ;
b) des indices de tonalité dysphorique fournis par le locuteur (par exemple
des éléments prosodiques témoignant de la colère, de l’indignation, etc.)
ou par le récepteur (ce qui témoignerait de son interprétation de l’APA
comme une insulte plutôt qu’autre chose), les indices de tonalité dyspho-
rique fournis par le récepteur allant très souvent de pair avec une des
interventions réactives classiquement associées à l’insulte (demande de

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rétractation, rejet, déni, etc.)þ;
c) des indices de désaccord révélateurs d’antagonisme entre les interlocu-
teurs.
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C’est pourquoi la prise en compte de la réaction de l’allocutaire à la qualifica-


tion péjorative dont il fait l’objet est souvent essentielle. La réaction du desti-
nataire de l’APA oriente la suite des échanges et c’est elle qui permet la
plupart du temps de déterminer quel acte, au fond, a été manifestement
accompli, quelle qu’ait été l’intention du locuteur.
Très souvent, dans les conversations familiales observées, l’APA sert à
accomplir un acte de reproche et constitue d’ailleurs sa forme la plus brutale.
Dans ce cas, on utilise une qualification de l’être pour sanctionner négative-
ment un faire, c’est-à-dire un comportement ou un geste qui vient de se
produire (Laforest, 2002). Les exemplesþ5 àþ8 illustrent les différents cas de
figure évoqués.
Exemple 5
Mère (à sa fille d’un an) Hey ma vlimeuseþ! [venimeuse (qui
s’amuse au dépens d’autrui)]
(aux autres personnes présentes) Une visþ! [que la petite s’apprêtait à mettre
dans sa bouche]
(1’95, act.þ4, p.þ48)
Exemple 6
Elle Veux-tu des petits poudings [entremets à base de lait]þ?
Lui Je veux pas retomber dans les May West [petits gâteaux très sucrés
que le locuteur en question, qui est diabétique, doit éviter]
Elle C’est pas bien bon. [pour ta santé]
Lui J’ai fait beaucoup de travail aujourd’hui j’ai perdu beaucoup
d’énergie. (pause 2þsec.)

70
La qualification péjorative dans tous ses états

Elle Maudite guidoune [pute]þ! Envoieþ! [Allez, prends-en un]


Lui Toi t’en veux tu un þ?
Elle Oui.
Lui Non c’est pas bien bon pour toi non plus heinþ?
Elle Envoie þ! Je vais me sacrifier.
(2’95, act.þ28, p.þ6)

L’exemple þ5 est celui d’une qualification péjorative à valeur indéniable-


ment affectueuse, adressée par une mère à un jeune enfant qu’on doit cons-
tamment surveiller. Un tel exemple tendrait, sur le schéma, vers le coin
supérieur gauche. La forme de l’APA contraste assez fortement avec celle qui
apparaît dans l’exemple þ6þ: le terme « þvlimeuxþ», bien que servant à poser
un jugement négatif selon les dictionnaires québécois, n’a pas un caractère
très outrageant, contrairement à « þguidoune þ», forme hautement péjorative
dont l’énonciation est risquée. Cependant, la caractérisation de l’acte que cette
dernière forme permet d’accomplir n’est pas simple. La tonalité de l’échange
est nettement ludique, légère. L’APA ne peut de toute évidence pas qualifier

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le récepteur dans ce contexte. Mais on peut difficilement dire qu’il y a vérita-
blement insulte au sens défini plus haut þ: non seulement le contexte d’énon-
ciation ne laisse percevoir aucun antagonisme entre les interlocuteurs, aucun
affect dysphorique, mais le récepteur de l’APA ne réagit ni par une dénéga-
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tion, ni par une demande de rétractation, ni par une remise en cause implicite
du droit d’insulter (réaction décrite par Sacks, [1966] 1995). La destinataire
n’accuse réception d’aucune façon de l’APA, aucune remarque métadiscur-
sive susceptible de donner des informations sur l’activité interactionnelle en
cours n’accompagne l’échange et aucune tension n’est générée par l’occur-
rence de l’APA. Il semble qu’en dépit de la rudesse de la forme employée, on
reste dans la vanne affectueuse. L’agressivité feinte (emploi d’insultes
usuelles, de répliques cinglantes) est d’ailleurs un élément constamment
présent dans les interactions de ce couple dont la relation paraît pourtant
solide et harmonieuse.
Enfin, l’exemple þ7 présente un reproche accompli au moyen d’un APA,
reproche accepté par sa destinataire. Le ton de l’échange est, encore une fois,
léger (ce qui n’empêche pas qu’une sanction négative du comportement de la
conjointe ait bel et bien été reçue).
Exemple 7
[Paul montre un aliment qui a passé l’après-midi sur la table au lieu d’être
réfrigéré]
Lui Ah ma maudite gaspilleuseþ!
Elle Ah je voulais le serrer [le ranger]. [ton penaud]
(2’95, act.þ4, p.þ2)

En dépit du nombre relativement important d’APA à l’allocutaire dans le


corpus, nous n’avons pas d’occurrences d’insulte au sens le plus fort du
terme, tel que décrit plus haut. Plusieurs explications de cette « þabsence þ»

L AN GU E FRA N ÇA IS E 1 4 4 71
Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

peuvent être proposées, dont la plus probable serait que, en contexte familial,
l’APA peut être utilisé pour condamner un comportement, à condition qu’il
ne soit pas accompagné de l’expression d’affects négatifs – ces affects étant
réputés détériorer pour longtemps le climat interactionnel. Nous ne pouvons
pas retenir l’hypothèse que la présence du magnétophone puisse inhiber à ce
point les interactants, puisque les formes insultantes foisonnent et que l’agres-
sivité verbale est présente d’autres manières.

3. þLe domaine du dénigrement du tiersþ: l’APA au tiers


Domaine du dénigrement du tiers
Je >Il OU Jeþ>þIl þ--->þTu
(dénigrer le tiers, absent ou présent)

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Tonalité euphorique

Commérage
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Vanne indirecte

Solidarité je/tu Antagonisme je/tu

Médisance Insulte à cible indirecte

Tonalité dysphorique

À première vue, le dénigrement du tiers n’a rien à voir avec l’insulte, la


dimension vocative étant exclue lorsqu’on qualifie péjorativement un tiers
(généralement absent). Pourtant, notre corpus ne manque pas d’exemples où
la qualification péjorative d’un tiers jouxte le domaine de l’insulte. Là encore,
plusieurs cas de figure sont possibles. Il n’est pas rare que l’on dise du mal
d’un tiers en sa présenceþ; ce tiers est le véritable destinataire de l’APA, on a
donc là encore une possibilité d’insulte à cible indirecte. Le fait qu’on
n’adresse pas directement le commentaire désobligeant à la personne visée
désamorce un peu la charge, comme le montre l’exempleþ 8, mais pourrait
l’accentuer en contexte dysphorique (nous n’avons toutefois pas d’occurrence
de ce genre dans le corpus).

72
La qualification péjorative dans tous ses états

Exemple 8
Père Ah câþ: ahþ: [ton plaintif]
Mère (à leur fils) Ton père il s’en vient petit vieuxþ!
Père ahþ: oufþ:þ! (pause 4þsec.)
(1’95, act.þ15, p.þ14)

Le dénigrement du tiers absent peut pour sa part exercer une fonction


analogue à celle de certaines vannesþ: il manifeste et renforce la cohésion des
interlocuteurs qui partagent un même jugement. Dans ces contextes à tonalité
ludique, il répond à la définition «þtechnique þ» du commérage, une activité
conversationnelle légère qui a pour principale fonction de resserrer les liens
entre les interactants (Goffman, 1959þ ; Bergman, 1993þ; Blum-Kulka, 2000).
Cette cohésion est très nette dans l’exemple þ9.
Exemple 9
[une voisine peu appréciée appelle fréquemment la police quand le fils des
informateurs joue avec ses copains devant sa maison]

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Mère Ça a l’air [il paraît] que la vieille sorcière [la voisine] en face elle a
fait venir la police là encoreþ?
Père Bien oui j’étais là.
Fils Oui. Maisþ:
Mère Elle t’a tu vu la vieille sorcièreþ?
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Père Non non.


Fils Elle dit « þJe veux parler à ton pèreþ» «þBien parles-y à mon père au
moins il est d’accord avec moiþ!þ»
Mère En autant que vous êtes polis je vous l’ai toujours dit en autant que
vous êtes polisþ!
(117’95, act.þ10, p.þ12)

En contexte dysphorique, le propos malveillant confine à la diffamation,


c’est-à-dire qu’il pourrait, dans certains cas, porter atteinte à la réputation
d’autrui et être sanctionné par la loi. L’allocutaire peut joindre sa voix à celle
du locuteur ou s’en dissocier. Le domaine du dénigrement du tiers est le seul
dans lequel l’espace du quadrant inférieur gauche du schéma puisse être
exploitéþ: seuls les APA adressés à un tiers permettent d’observer une solide
coalition entre locuteur et allocutaire au cours d’échanges à tonalité dyspho-
rique. En effet, si, dans l’exemple précédent, le jugement porté sur le tiers rele-
vait du banal commérage et n’affectait pas l’humeur des interlocuteurs,
l’extrait suivant illustre une configuration différente, dans laquelle dominent
des sentiments de colère, d’indignation et de frustration, mais comme la
colère n’est pas dirigée vers l’un des interlocuteurs, la coalition je/tu reste
intacte (exemple þ10). Les APA, dans ce contexte, permettent aux interlocu-
teurs d’évacuer une certaine tension.
Exemple 10
[Paul et Christine sont en train de parler du supérieur détesté de Christine,
qui travaille à la poissonnerie d’un supermarché]
Lui Tu sais quand þ: quand tu vois un chien tu dis [que] c’est un chien un
chat [que] c’est un chat. Mais quand tu vois un écœurant puis tu

L AN GU E FRA N ÇA IS E 1 4 4 73
Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

peux pas lui dire [que] c’est un écœurant làþ! C’était pas la première
fois qu’il te fait ça.
Elle Il þ: il cherche des bibites [la petite bête noire] là tu sais. (pause
3þsec.) Des criss de frustrés làþ! La dernière fois c’était mon filet de
truite. Tu sais qu’il m’a appelée puis qu’il me dit qu’il y a des arêtes
puis qu’il en voulait pas lui de ça là puis ahþ: (soupir).
(2’95, act.þ7, p.þ9)

Toutefois, on aurait tort de penser qu’il ne peut y avoir antagonisme entre


les interlocuteurs lorsqu’on dit du mal d’un absent. Au contraire, l’APA
adressé au tiers absent peut contribuer à nourrir l’antagonisme. Au lieu d’une
coalition entre locuteur et allocutaire contre le tiers, on voit alors se dessiner
une coalition entre l’allocutaire et le tiers contre le locuteur. Dans ce cas, c’est
l’allocutaire qui se met en position d’accuser le locuteur de diffamation. La
médisance a dans ces situations un effet analogue à celui d’une insulte, dans
la mesure où l’allocutaire exprime son désaccord avec le jugement porté sur le

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tiers et de ce fait se rend solidaire de l’absent. Autrement dit, si l’allocutaire
est en désaccord avec le jugement négatif porté sur le tiers, il prendra l’insulte
pour lui. Dire que Céline Dion chante comme une oie peut insulter quiconque
aime Céline Dion (et qui, par conséquent, en déduirait qu’on le trouve idiot
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d’aimer qui chante comme une oie). C’est ce processus qu’on observe dans
l’exempleþ11.
Exemple 11
[France et son mari Charles discutent en préparant le repas. Le patron de
France a unilatéralement décidé de modifier les dates des vacances de celle-
ci, ce qui change considérablement les plans de la famille.]
1 Lui Du monde pas intelligent là moi je suis pas intéressé þ!
2 Elle Non non ( ) arrête un peu là là t’esþ: là t’es
3 Lui Ça ça m’inþ: ça m’intéresse pas. Non c’est des lâches France qui sont
mêmes pas capables
4 Elle Mélange pas les choses làþ!
5 Lui C’est des lâches qui sont pas capables de prendre position par
rapport à un problème puis qui évitent la situation. <bien oui> Ils
sont pas capables de l’affronter de face ( )
6 Elle Mais non mais il peut ne pas être pas d’accord avec moi il aurait le
droit.
(117’95, act.þ3, p.þ8)

Cet exemple est tiré d’une discussion familiale très orageuse. Charles, le
conjoint, qui ne décolère pas contre le patron en question, tente de convaincre
France de se rebeller et lui reprochera de ne pas le faire. Si au début de la
conversation France et Charles s’entendent sur les torts du tiers absent, France
n’est manifestement pas prête à entériner tous les jugements portés sur son
patron et sur l’organisation du travail dans l’entreprise où elle est cadre. Sa
réaction (dans l’ensemble de l’exempleþ11, et notamment aux tours þ2 etþ 4)
montre qu’elle prend jusqu’à un certain point pour elle ces qualifications

74
La qualification péjorative dans tous ses états

péjoratives. Chose certaine, les APA à des tiers nourrissent le conflit entre les
conjoints, au même titre que le ferait un APA directement adressé à France.
Cette discussion, l’une des plus conflictuelles du corpus, présente des réac-
tions qui sont celles que l’on associe classiquement à l’insulte personnelle
(notamment la dénégation), mais qui ne sont suscitées que par des APA à un
tiers absent. De tels exemples montrent que dans l’interaction, médisance et
insulte peuvent avoir partie liée. C’est aussi le cas dans l’exempleþ12 où, bien
que les termes utilisés ne soient pas intrinsèquement dépréciatifs, ils sont très
durs à l’endroit du tiers absent. Dans cet exemple, le silence de la fille est révé-
lateur de la tension provoquée par la mère.
Exemple 12
[La mère achève une longue intervention sur la mauvaise éducation de
l’amoureux de sa fille.]
Mère Tu vas marier un enfant tu vas être obligé de tout le rééduquerþ! Il
va t’envoyer promener. (pause 11þsec.)
Fille Ah ah. (pause 35þsec.) 9

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(7’95, act.þ16, p.þ10)

Entre auto-dénigrement, insulte et dénigrement du tiers þ:


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les APA en discours rapporté


Les APA au sein de discours rapportés sont assez nombreux dans notre
corpus pour appeler quelques commentaires. Rapporter l’énonciation d’un
APA est un acte complexe qui peut jouer simultanément sur la présentation
d’une image critique de soi, l’attaque indirecte de l’allocutaire et la déprécia-
tion d’un tiers à des fins stratégiques de mise en valeur de soi ou de position-
nement contre l’autre 10.
Un énoncé rapporté est rarement obligatoire dans une conversation þ: rien
n’oblige un individu à rapporter ce qui lui a été dit, de la façon dont cela lui a
été dit. Ainsi, dans l’exemple suivant (exempleþ13), rien ne contraignait la fille
à relater une altercation avec une copine à propos de son poids. Si elle l’intro-
duit, c’est parce qu’elle peut en tirer profitþ : il s’agit ici de montrer à la fois
l’outrage qui lui a été fait et sa capacité de réplique (« þ Hey le pic, sècheþ»,
tour de parole þ6), dans un jeu de victimisation/auto-défense, le tout dans un
emballage narratif qui permet de prendre et de garder la parole (le speaking

9. Une étude antérieure menée sur le reproche (Laforest, 2002) a montré que les interlocuteurs ne
s’engagent pas volontiers dans le conflit et coopèrent généralement pour exercer une forte restric-
tion de l’impact du reproche sur la suite du discours. Cette restriction de l’impact s’effectue au
moyen d’un certain nombre de techniques, dont l’une consiste justement, pour le destinataire du
reproche, à ne pas y réagir. Cette technique s’observe dans les cas où le reproche est particulière-
ment sérieux. Étant donné la tension qui caractérise la séquence d’où cet exemple est tiré, le
silence gardé par la fille à la suite de la qualification péjorative de son amoureux nous semble
participer de la même dynamique d’évitement.
10. Sur les fonctions du discours rapporté et les récits de parole, voir Vincent, 2002 et 2004.

L AN GU E FRA N ÇA IS E 1 4 4 75
Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

floor), de se mettre en scène et de se donner le dernier mot. En rapportant à


l’intérieur du clan l’offense dont elle a été victime, la fille peut en outre, sur la
base d’une solidarité présumée avec les autres interlocuteurs, chercher à
obtenir un jugement négatif unanime de l’offenseur.
Exemple 13
1.þFilleþ: Hey je me suis faite dire [que] j’étais grosse par ( )
2.þMèreþ: C’est vraiþ!
3.þGendreþ:(rire) C’est vraiþ!
4.þFilleþ: Rrrrrþ! Veux-tu [que] je te mange la faceþ?
5.þMèreþ: Quiþ? Pourquoi qu’elle t’a dit ça à quel sujetþ?
6.þFilleþ: Bien c’est sûr elle est grosse de même là tu sais [elle est très
mince].
Elle dit elle me regarde dans les yeux «þAh tu t’en viens
bienþ!þ».
Je regarde j’ai dit «þHey le pic, sècheþ!þ» [hey le cure-dent,
écraseþ!]

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Heyþ! Mais elle aþ: c’est une bonne amie.
7.þMèreþ: ( ) franchement là tu te laisses aller. Tu tþ:
8.þFilleþ: Non je me laisse pas aller þ! [ton très sec]
(7’95, act.þ14, p.þ6)
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Il faut noter que c’est la narratrice qui se qualifie explicitement elle-


même de «þgrosseþ» (insulte suprême), alors que son interlocutrice avait
utilisé une litote («þAh tu t’en viens bienþ!þ», tourþ6), tout aussi insultante,
mais moins directe. Mais cet exemple fait apparaître le danger qu’il y a à
rapporter une insulte, même si elle ne vise personne d’autre que soiþ: en
reproduisant celle qui lui a été adressée, la fille court au-devant des vannes,
car ses auditeurs peuvent très bien, sur un ton plus ou moins humoristique,
se ranger du côté de l’offenseur et c’est ce qui se passe dans l’extrait en
question («þ c’est vraiþ !þ » [que tu es grosse], toursþ 2 etþ 3). La fille subit
donc les conséquences de son mauvais calcul sur la solidarité du clan, au
point de devoir intervenir pour faire cesser les vannes («þRrrrrþ! Veux-tu
[que] je te mange la faceþ?þ», tourþ4) et poursuivre son récit. Encore une
fois donc, bien que d’une manière différente de celle qui avait été analysée
ci-dessus, le tiers est au cœur d’une désolidarisation des interlocuteurs
présents. La dénégation de la fille à la suite de la dernière réplique de sa
mère («þfranchement là tu te laisses allerþ», tourþ7), dite d’un ton très sec,
montre que le jeu est terminé.

APA, insulte et conflit


Le schéma suivant fait apparaître de façon synthétique l’ensemble des
usages des APA, tels que nous avons pu les observer ou les inférer à partir de
notre corpus de conversations familiales.

76
La qualification péjorative dans tous ses états

Le champ fonctionnel des APA

Tonalité euphorique

Je > Jeþ:
• se dénigrer pour éviter de l’être
• se moquer indirectement de
l’allocutaire
Je > Tuþ:
• se moquer de l’allocutaire tout
en maintenant la connivence je/tu
Je > Il absentþ: Domaine des insultes rituelles
• ridiculiser l’absent tout en (non traité ici)
renforçant la connivence je/tu
Je > Il présentþ:
• se moquer indirectementt de
l’allocutaire tout en maintenant la

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connivence je/tu/il

Solidarité je/tu Antagonisme je/tu


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Je > Il absentþ: Je >Jeþ:


• dénigrer autrui pour se libérer • insulter indirectement l’allocu-
d’une tension taire
Je >Tuþ:
• insulter l’allocutaire
Je > Il absentþ:
• insulter indirectement l’allocu-
taire (l’allocutaire prend pour lui
l’insulte destinée au tiers)
Je > Il présentþ:
• insulter indirectement le tiers

Tonalité dysphorique

En français, la gamme des mots qui peuvent servir à désigner les actes
accomplis au moyen des APA dans telle ou telle circonstance est étendue et
les sens de plusieurs d’entre eux se recoupent en partie. Ainsi, la question de
savoir où commence l’insulte et où se termine la moquerie, par exemple, reste
entière. Chose certaine, c’est affaire de circonstances plus que de formes lexi-
cales. Il n’est pas plus facile de distinguer nettement le reproche de l’insulteþ;
en principe, le reproche est une qualification d’un acte ou d’un comporte-
ment, alors que l’insulte est une qualification de l’être. Mais l’être se révélant
par le geste, reproche et insulte se confondent fréquemment. Les APA
peuvent apparaître dans un large éventail de contextes et leur énonciation

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Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

peut s’accompagner d’affects très divers, qui jouent un rôle déterminant


dans l’interprétation de leur fonction, et influence la réaction de l’allocu-
taire. La tonalité de la séquence dans laquelle apparaît l’APA (l’axe vertical
du schéma) et la solidarité ou l’antagonisme se manifestant entre les interlo-
cuteurs (axe horizontal du schéma) permettent selon nous de marquer les
frontières (virtuelles, car dans les faits on a, rappelons-le, affaire à un conti-
nuum) de grandes catégories d’énonciation de formes insultantes. Le
domaine de l’insulte personnelle proprement dite se situe de toute évidence
dans le quadrant inférieur droit. Suivant le destinataire de l’APA (le locu-
teur, l’allocutaire ou un tiers), on a une insulte directe (Jeþ>þTu) ou indirecte
(Jeþ>þJe ou Je þ>þIl), qui passe par l’auto-dénigrement ou celui du tiers. Le
quadrant supérieur gauche regroupe pour sa part les usages ludiques des
APA, dans des contextes de solidarité des interlocuteurs. Ces usages sont
variés þ : moquerie plus ou moins affectueuse – þ ce que nous appelons
«þfausses insultes à valeur ironique þ»þ–, autodérision, commérage (c’est-à-
dire énonciations médisantes à fonction de renforcement de la cohésion du

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groupe). C’est dans cette portion de l’espace délimité par notre schéma que
l’on trouve la majorité des occurrences recueillies dans notre corpus. Le
quadrant inférieur gauche est nettement moins occupé et pour causeþ : les
possibilités d’énonciation d’APA dans un contexte à tonalité dysphorique
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sans trace d’antagonisme entre les interlocuteurs sont relativement rares. On


retrouve là les APA qui ostracisent fortement la cible absente. Le quadrant
supérieur droit serait selon nous l’espace dans lequel peut se déployer
l’insulte rituelle, dont nous n’avons pas traité ici. Le schéma permet de faire
apparaître la parenté de ces insultes avec les insultes à valeur ironique, qui
tient au contexte ludique dans lequel elles sont émises. Il permet également
de faire apparaître ce qui les en distingueþ : dans la mesure où l’insulte
rituelle donne lieu à une joute, elle suppose un certain antagonisme des
interlocuteurs qui jouent l’un contre l’autre.

La rareté des insultes au sens fort du terme ressort de nos analyses de


façon frappanteþ: aucune des occurrences recueillies ne pourrait être située
dans le quadrant inférieur droit du schéma. Pourtant, les conversations obser-
vées présentent un certain nombre de passages fortement conflictuels (des
conflits conjoint/conjointe et mère/fille). On a bel et bien des occurrences de
formes réputées insultantes adressées à l’allocutaire, mais on n’y réagit aucu-
nement ou, si on y réagit d’une manière qui s’apparente à une dénégation ou
un rejet, c’est sur un mode très léger. À aucun moment la réaction n’est teintée
des affects que l’on associe à l’insulte (colère, indignation, etc.). On n’est donc
à aucun moment véritablement dans l’insulte personnelle telle que décrite par
les chercheurs qui se sont penchés sur le phénomène. Cela ne veut évidem-
ment pas dire que de tels usages des formes péjoratives sont inexistantsþ– il
est clair que jusqu’à un certain point, l’insulte, comme le faisaient remarquer
Rosier et Ernotte (2001), relève de la clandestinité et est très difficile à observer
dans ses manifestations véritablement virulentes.

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La qualification péjorative dans tous ses états

Mais dans la mesure où notre corpus présente un grand nombre d’autres


actes de langage menaçants, cela pourrait-il éventuellement indiquer qu’on fait,
dans la sphère familiale, un usage particulier de l’insulteþ? Il est très difficile de
répondre à cette question. Mais on peut au moins la poser. La véritable étude des
usages et valeurs des formes insultantes dans la sphère privée – usages évoqués
dans quelques travaux, ceux de Lagorgette (2002 et 2003) notammentþ– est à
peine amorcée, et c’est d’ailleurs une étude sur l’ensemble des actes de langage
menaçants dans la sphère de l’intimité qui mériterait d’être entreprise. En effet,
tout notre savoir sur ces actes est lié aux observations qu’on a pu faire dans la
sphère publique. De nombreux indices montrent que le comportement des indi-
vidus est différent dans le cercle des intimes, en particulier le fait que les actes en
question peuvent facilement prendre une forme assez abrupte sans détérioration
significative du climat interactionnel, alors que le mode indirect de réalisation est
privilégié dans la sphère publique.

En fait, dans le corpus analysé, il semble que le locuteur puisse se

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permettre de recourir à n’importe quelle forme péjorative, même grossière, et
de l’adresser directement à l’allocutaireþ; aussi longtemps que la tonalité de
l’échange reste légère, il n’encourt pas de risque de réaction violente. On peut
ici établir une analogie avec le sociable argument décrit par Schiffrin (1984),
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importante manifestation de la sociabilité chez les Juifs ashkénazes améri-


cains, qui se disputent et se crêpent le chignon par plaisir, sans que la tonalité
vire au grave. De la même manière, la qualification péjorative, même à un fort
degré, est fréquente dans les conversations observées et cela ne porte pas à
conséquence. Cependant, à la différence des insultes rituelles et de ce qui se
passe dans le sociable argument, la qualification péjorative ne contraint pas
l’allocutaire à renchérir ou à « þ continuer le jeu þ », elle ne s’étend pas aux
autres tours de paroleþ: on n’y répond pas. Si contrainte il y a sur la suite du
discours, c’est une contrainte au silence ou du moins à la prudence, car une
«þcontaminationþ» de l’échange entier par la qualification péjorative semble
perçue comme dangereuse.

Par ailleurs, curieusement, si on a des APA à l’allocutaire sans réaction


d’insulté, on a aussi des réactions d’insulté… sans APA à l’allocutaire. En
effet, comme on l’a vu, les affects qui s’apparentent à ceux qu’on associe à
l’insulte se trouvent présents dans certaines séquences, en réaction à des APA
au tiers absent. Ces APA, en théorie dénués de risque, sont des éléments très
présents dans les contextes conflictuels, comme si le rapport au tiers jouait un
rôle important dans la division qui peut apparaître entre je et tu. On a là des
éléments qui permettraient d’amorcer une réflexion plus globale sur la
conception et la gestion des risques que comporte toute interaction.

En tout état de cause, la prise en compte de l’ensemble des occurrences de


qualification péjorative montre que les actes qu’elles permettent d’accomplir,
bien que très différents les uns des autres, sont nettement plus solidaires
qu’on aurait pu le croire.

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Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

Symboles de transcription
La ponctuation est utilisée pour donner une idée de l’intonation. Lorsque
aucun signe ou autre indication n’apparaît, les mots s’enchaînent sans aucune
pause.
Symbole Interprétation
: allongement de la voyelle ou pause vocalisée
. intonème terminal
, brève pause
? intonation clairement interrogative
! intonation clairement exclamative
() mots inaudibles
[xxx] commentaire de l’analyste

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