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Kostas Mavrakis
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Non-définitions de l’art
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1. Par « institution » nous faisons allusion à l’ensemble des appareils institués à l’origine
pour favoriser la production, la reproduction et la diffusion de l’art : galeries, musées, médias,
écoles. Voir aussi infra p. 595.
2. Adorno pousse son identification idéaliste de la connaissance et du concret réel jusqu’à
exiger que la critique de la poésie soit elle-même poétique.
3. Roger Pouivet lui objecte « qu’avoir la grippe, ce n’est pas simplement avoir des symptô-
mes ». Cf. L’ontologie de l’œuvre d’art. Une introduction. Jacqueline Chambon, Paris, 1999,
p. 89.
LE DISCOURS SUR L’ART 585
usage n’est pas plus légitime, normal ou correct qu’un autre. Voilà pourquoi
Goodman remplace la question habituelle « qu’est-ce l’art ? » par « quand y
a-t-il art ? ». Ne partageant pas ses présupposés, nous interpréterons les
mêmes faits autrement. Considérons les soldats de Mummius jouant au
tric-trac sur un tableau de Zeuxis lors du sac de Corinthe. Pour Plutarque,
cette anecdote ne nous apprend pas qu’un tableau peut fonctionner comme
un simple panneau de bois, ce qui est évident. Elle prouve seulement la
grossièreté des soudards romains, leur manque de culture qui les aveugle
devant la beauté à laquelle serait par contre sensible toute personne au goût
éduqué par la familiarité avec les chefs-d’œuvre. On ne peut invoquer la
barbarie pour réfuter la civilisation.
Le nominalisme, philosophie favorite des Américains, est également le
terrain sur lequel a pu être élaborée cette curiosité qu’est la définition
« institutionnelle » proposée par George Dickie. Selon cet auteur, on nomme
œuvre d’art celle « baptisée » ainsi par une personne autorisée du « monde de
l’art » (Danto) qui lui confère par cette décision le statut de « candidat » à
l’appréciation esthétique 4. Il s’agit, bien sûr, d’une thèse ad hoc imaginée
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pour légitimer après coup les ready made paléo et néo-dadaïstes. Inverse-
ment, quiconque admet cette légitimation doit se faire nominaliste et s’inter-
dire toute affirmation concernant ce qu’est une œuvre d’art, donc toute
définition de celle-ci. Dickie prétend établir un lien nécessaire entre le
« baptême » et le nom, nullement entre le nom et la notion ou le concept, ce
qu’ont en commun les objets qu’il désigne. Il n’y a pas d’universaux pour les
nominalistes et ce que sont les choses ne s’impose pas à nous mais c’est au
contraire nous qui l’imposons aux choses.
Cependant, les tenants de la « théorie institutionnelle » doivent choisir
entre deux suppositions. Selon la première, le baptême et le jugement
esthétique favorable qui lui fait ou non suite sont des actes arbitraires. Des
tirages au sort auraient pu aussi bien en tenir lieu. Il est clair alors que la
compétence des personnes à l’origine de ces décisions est affaire non de
compréhension supérieure de l’art (auctoritas) mais de pouvoir (potestas).
Aux yeux du vrai public, celui des amateurs d’art, un tel choix ne signifie
rien, même s’il est déterminant pour les spéculateurs. Selon la seconde
supposition, les représentants du « monde de l’art » se prononcent pour des
raisons plus ou moins bonnes en considérant les caractéristiques de l’objet
concerné. Dans ce cas, celui-ci était de l’art en vertu de ces raisons avant
même d’avoir été choisi. Ainsi, ou bien nous avons une théorie institution-
nelle portant, non pas sur la nature de l’art, mais sur l’exercice du pouvoir à
4. Cf. George D, Art and the Aesthetic, Cornell University Press, 1974, p. 34. Voir
aussi p. 49 : « Une œuvre d’art est un objet dont quelqu’un a dit ‘‘je baptise (christen) cet objet
œuvre d’art’’ ».
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7. Cf. Rainer R, L’art au banc d’essai, Gallimard, Paris, 1998, p. 122-123.
8. Ibid., p. 53.
9. Cf. D, op. cit., p. 249.
10. La « prégnance » est l’aptitude d’une forme à s’imposer à la perception et à se fixer dans
la mémoire.
588 K. MAVRAKIS
établir cette appartenance. Si bien qu’il n’y aurait plus de définition géné-
rale. La nôtre obvie pourtant à cette difficulté car le terme de « forme » y est
à l’intersection du général et du particulier. Que toute forme ait une matière,
cela va de soi et peut rester d’abord implicite. L’explicitation de ce point
s’imposera seulement lorsqu’on se proposera de définir tel ou tel art et
d’élaborer son esthétique en la déduisant des possibilités expressives de sa
matérialité qualitative propre.
Le Beau (avec cette graphie pour le distinguer de ses homonymes) est le
nom que nous donnons à la cause de l’expérience esthétique.
La position de ce terme possède aussi un caractère axiomatique car il ne
saurait être défini dans son contenu, pas plus que l’expérience esthétique qui
en est l’effet. C’est sans doute ainsi qu’il faut entendre la parole de Dürer
disant : « Was schön ist das weiss ich nicht », « ce qu’est le beau, je ne le sais
pas ». Toucher, captiver, émouvoir, fasciner par des caractères formels évo-
cateurs, sont des mots qui, parmi d’autres, décrivent à ceux qui le connais-
sent déjà ce que nous avons nommé « plaisir », par quoi il faut entendre
simplement l’expérience esthétique en tant qu’elle est recherchée. Son
concept est évident pour ceux qui l’ont éprouvée. Cependant, quand vous
ignorez cette expérience dans tel ou tel domaine (ce fut le cas de philosophes
parmi les plus éminents), vous pouvez la nier, vous interroger à l’infini sur sa
nature ou développer sur elle des considérations aussi subtiles qu’absurdes,
sans qu’aucun argument ne vous soit opposable.
L’œuvre qui nous procure ce « plaisir » est dite « Belle ». Le plaisir est
donc l’indice du « Beau ». En avançant cette thèse dans le cadre d’un
dispositif conceptuel nouveau, nous nous tenons pourtant au plus près de ce
LE DISCOURS SUR L’ART 589
qui a toujours été admis. C’est logique étant donné que les formes artistiques
changent mais non l’essence de l’art. Lorsque Leibniz définit le beau :
« pulchrum est cuius contemplatio jucunda est », il ne dit pas autre chose que
saint Thomas d’Aquin : « pulchra dicuntur quae visa placent ». Pour
Lessing, il va également de soi que « le but final des arts [...] est le plaisir ».
Kant n’en est pas loin, pour qui « le goût est la faculté de juger [...] par la
satisfaction ou le déplaisir », tout comme Wittgenstein qui a écrit : « le beau
est ce qui rend heureux ». Cette façon de voir est largement partagée par les
créateurs. Pour Molière, « la grande règle de toutes les règles est de plaire »,
selon Poussin, la fin de la peinture « est la délectation » et Delacroix déclare
« le premier mérite d’un tableau est d’être une fête pour l’œil ». Peu importe
si le peintre romantique use des façons de parler héritées de la philosophie
du goût. Ce n’est pas l’organe du sens de la vue qui se réjouit, mais l’œil de
l’esprit, il ne l’ignore pas. En énonçant que « l’écrivain, comme tous les
autres artistes, vise à donner à ses lecteurs [...] [de la] joie esthétique », c’est
donc une vérité bien connue que rappelle Sartre. Ce consensus porte sur le
fait que l’expérience esthétique est recherchée. L’agrément dont parlent
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tous les auteurs ne signifie rien d’autre. C’est pourquoi on ne peut le nier en
invoquant les films d’horreur et les récits tristes.
Le but de l’artiste étant de plaire, l’œuvre qui atteint ce but est réussie.
Toutes ne le sont pas. Il n’est pas vrai que nous soyons tous des artistes, n’en
déplaise à Beuys, et quant à créer des œuvres abouties, très peu en sont
capables. Spinoza avait bien raison d’écrire : « omnia praeclara tam diffici-
lia quam rara sunt ». Il s’en suit que les œuvres diffèrent entre elles par le
degré de leur réussite. Selon Genette, le fait qu’une œuvre nous plaise
n’autorise aucune conclusion sur ce qu’elle est. Cette thèse découle de son
idéalisme subjectif dont on sait qu’il ne peut échapper au solipsisme que
grâce à la croyance en Dieu. Comme l’être suprême n’est jamais invoqué
dans les écrits de Genette et que celui-ci n’accepterait pas d’être qualifié de
solipsiste, nous en concluons que sa position est incohérente. Quoi qu’il en
soit, nous ne voyons pas de raison pour ne pas assigner des effets différents à
des causes différentes. Si telle œuvre plaît alors que telle autre déplaît, si la
première nous donne envie de la revoir, de la relire ou de la réécouter et pas
la seconde, il y a quelque apparence que celle-là soit réussie et mérite d’être
qualifiée de « Belle », mais non celle-ci. Ce qui vient d’être avancé concerne
l’usage correct des mots et n’a rien à voir avec les critères du jugement juste
et encore moins avec des garanties de cette justesse qui ne sauraient exister.
Y a-t-il de mauvaises raisons d’approuver ou de désapprouver une œuvre ?
Sans doute parfois, mais dans l’ensemble et à la longue, dès qu’interviennent
les grands nombres, c’est-à-dire au niveau de l’histoire et de la société, la
qualité finit par l’emporter. Ceci revient à dire simplement qu’une création
« Belle » a plus de chances de recevoir un accueil favorable.
590 K. MAVRAKIS
N’est-il pas vrai pourtant que certaines œuvres servent parfois à d’autre
fins que l’expérience esthétique ? Du point de vue de cette finalité différente,
elles ne sont pas alors de l’art mais, par exemple, des objet de culte dont
l’aspect essentiel pour le croyant est le caractère sacré. Nous admettrons,
cependant, l’hypothèse infiniment probable qu’aucun artefact n’est « Beau »
accidentellement. Quand il est source de satisfaction esthétique, nous som-
mes en droit d’attribuer cet effet à des caractéristiques produites intention-
nellement et pour cette raison nous lui reconnaîtrons le statut d’œuvre d’art
quelles que soient ses autres fonctions (religieuses, de propagande, utilitai-
res). La notion de « création » implique en effet l’intentionalité. Nous ferons
de même vis-à-vis des œuvres qui nous laissent indifférents, voire nous
déplaisent, pourvu qu’elles présentent des analogies avec des objets appar-
tenant à des genres artistiques universellement admis. Les créations artisti-
ques, en effet, ne sont que rarement réussies et, à cet égard, les opinions
fluctuent parfois selon les époques, sans que les œuvres concernées cessent,
disons, d’être des peintures à certains moments pour le redevenir à d’autres.
Quand on est en présence d’une œuvre, l’intention présumée de procurer du
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arts mixtes qui en sont tributaires, le théâtre, l’opéra, le cinéma, le ballet. Les
arts mineurs constituent à cet égard une zone indécise à la frontière de ce qui
est de l’art et de ce qui ne l’est pas. On s’en avise en pensant aux sociétés
d’autrefois où l’objet le plus humble, même purement utilitaire, était conçu
pour être beau. Les canons portaient des bas reliefs et des inscriptions latines
(ultima ratio regum), les proues et les poupes des navires, des figures
mythologiques, les armes, de superbes niellures, les tables des marqueteries,
et chaque matière était travaillée par des gens de métier dont les pratiques
artisanales étaient souvent les mêmes que celles des artistes.
C’est pourquoi il faut entendre le mot création comme synonyme
d’invention. Celle-ci forme avec la convention une unité contradictoire. La
seconde est presque aussi nécessaire à l’art que la première. L’assimilation
des conventions (des schèmes) codifiant la pratique antérieure est le préala-
ble à toute invention. L’apprentissage du métier (« artisan d’abord ! » disait
Alain) est la condition nécessaire (mais non suffisante) de l’éclosion d’une
originalité authentique. De ce fait, « les œuvres d’art (...) sont constitutive-
ment liées à des traditions » 11. Le génie ne peut déployer tous ses pouvoirs
que dans les arts majeurs, alors que les arts mineurs sont ceux où se cantonne
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l’artisan qui n’est que cela. Dans les premiers prédomine l’exigence d’inven-
tion, dans les seconds suffit le plus souvent la mise en œuvre habile d’un
savoir acquis. Les uns sont traversés d’éclairs venus d’ailleurs (l’inspiration),
les autres recombinent, avec plus ou moins de bonheur, des motifs, clichés,
poncifs préexistants.
La définition proposée indique, avons-nous dit, les propriétés nécessaires
et suffisantes pour qu’un artefact appartienne à l’art. Elle est construite à
partir des traits communs et invariants de toutes les productions considérées
généralement comme de l’art depuis les débuts de l’humanité. Couvrant
tout le défini et rien que le défini, elle présente l’avantage d’être à la fois
précise et ouverte à l’infini des inventions futures, donc aussi large que
nécessaire. La signification ainsi attribuée à ce mot correspond à celle qui est
la sienne dans le langage ordinaire, ce qui ne déplaira pas aux wittgenstei-
niens. Pour distinguer explicitement cet usage de celui des modernistes, on
parlera d’« art au sens habituel ». « Habituel » et non « traditionnel » car la
tradition est toujours particulière. Malgré la grande diversité des formes
artistiques selon les époques et les civilisations, cette conception est exempte
de toute contradiction. Si une diversité aussi fantastique a pu se déployer
dans le cadre implicite de notre définition, on peut être assuré que cette
dernière ne saurait entraver la créativité à venir.
Cependant, si l’on examine le sens de chaque mot de la définition, on
verra se confirmer qu’omnis definitio est negatio. Elle ne peut inclure,
12. Cf. Alain B, L’être et l’événement, Seuil, Paris, 1988 p. 369. Dans l’ontologie de
Badiou tout être est un multiple.
13. Cf. Claude L-S, Le cru et le cuit, Plon, Paris, 1964, « Ouverture » p. 28.
Delacroix a fait la même observation en parlant de l’attrait que peut exercer une toile même vue
de loin et sans qu’on sache ce qu’elle représente.
LE DISCOURS SUR L’ART 593
15. Cf. Abraham M, Théorie de l’information et perception esthétique, Denoël, Paris,
1972, p. 104.
16. Voir J.-Claude P, La pensée d’Ernest Ansermet, Payot, Lausanne, 1983 p. 33 et 95.
Lévi-Strauss constatait aussi que « la pensée sérielle » ne tolère entre les tons « qu’un degré très
faible d’organisation », op. cit., p. 31.
17. Cf. Abraham M, op. cit., p. 102.
18. Nous avons traduit les vers suivants de « Natur und Kunst » : Wer Grosses will, muss
sich zusammenrafen ; / In der Beschränkung zeigt sich erst der Meister, / Und der Gesetz nur
kann uns Freiheit geben.
LE DISCOURS SUR L’ART 595
19. Pour la notion d’ « appareils idéologiques » nous avons été inspiré par Gramsci à travers
Althusser. L’expression « institution art » est empruntée à Peter Bürger, chez qui elle a une
autre signification. Selon la thèse exposée par cet auteur dans Theorie der Avantgarde (Suhr-
kamp, Frankfurt am Main, 1973), l’art a revêtu un caractère institutionnel à la fin du e siècle
quand il est devenu pleinement autonome et qu’il s’est détaché des autres pratiques sociales et
de la vie quotidienne. Il fut alors mûr pour se soumettre à une autocritique destinée à le détruire
en tant qu’autonome et à rétablir l’unité de l’art et de la vie. Tel était le projet des avant-gardes
historiques, qui s’est soldé par un échec.
20. Cf. Jean-Paul S, « Qu’est-ce que la littérature ? » dans Situations II, Gallimard,
Paris, 1948, p. 77.
596 K. MAVRAKIS
21. Sur ce point voir d’Alain R, Nus et paysages, Aubier, Paris, 1978 et Nicolas
G, L’art ou la feinte passion, PUF, Paris, 1983.
LE DISCOURS SUR L’ART 597
formes « créées » par un peintre sont esthétiques parce qu’elles sont créées
(le résultat d’un agencement cherché pour produire un effet déterminé) et,
indissolublement, signifiantes (« toutes pénétrées d’esprit » disait Hegel). La
nature obéit à un tout autre déterminisme. Même quand un peintre semble
copier un paysage, même quand il réalise une veduta, c’est lui qui le
compose par divers choix et de subtils coups de pouce, c’est lui qui rend
motifs et figures à la fois expressifs et lisibles (prégnants), c’est lui enfin qui
répand sur le tout une « atmosphère » (Stimmung disent les Allemands) qui
en fait un « état d’âme » (Amiel). Le tableau alors « nous parle », il est
signifiant. C’est le peintre qui en est le poète (au sens étymologique), la
nature ne fait que lui offrir ses matériaux, elle est un « dictionnaire » comme
disait Delacroix. Ainsi est-on en droit de dire que les spectacles naturels
n’ont pas de propriétés esthétiques autres que celles qui leur viennent de
notre perception et de notre imagination éduquées, que dis-je, façonnées par
les chefs-d’œuvre picturaux. Ceux-ci en revanche possèdent objectivement
de telles propriétés, qu’ils doivent au travail des artistes. Pour l’esthète, la
peinture devient en quelque sorte le référent des spectacles naturels qu’elle
22. Cf. J.-P. C, J. M, R. P, Questions d’Esthétique, PUF, Paris, 2000,
p. 81.
23. « Car, notez-le, nous sommes ainsi faits que nous ne commençons à aimer, qu’après les
avoir vues peintes, des choses devant lesquelles nous sommes peut-être passés cent fois sans
nous soucier de les voir ». Cf. Robert B, « Fra Lippo Lippi », 1855, in The Oxford
Library of English Poetry III, London, 1986, p. 123. The Decay of Lying d’Oscar Wilde est de
1889 et la notion d’« artialisation » de Charles Lalo apparaît en 1912 dans l’Introduction à
l’Esthétique.
598 K. MAVRAKIS
le portrait d’un homme laid puisse être « Beau », alors que rien n’empêche
celui d’un homme beau d’être un méchant tableau. C’est que beau et
« Beau » sont de simples homonymes et non des synonymes puisqu’ils
désignent des notions différentes 24. Tout ce qui existe peut inspirer l’artiste,
y compris le laid naturel, voir le répugnant comme on le voit chez Léonard de
Vinci, Goya, Soutine, Baudelaire, Céline parce que ce sont des antonymes du
beau et qu’ils ne doivent pas être confondus avec l’insignifiant, le plat,
l’ennuyeux, le déprimant, « ce que l’art exclut » (Nietzsche), qui sans être à
proprement parler le contraire du « Beau » indiquent son absence. En géné-
ral, cependant, le grand artiste s’intéresse rarement à la laideur. Il en est de
même pour les connaisseurs et le public. À mérite égal, les tableaux figurant
des êtres physiquement aimables plaisent davantage. Les marchands et les
commissaires-priseurs le savent bien. Aux époques les plus brillantes de
chaque civilisation, la plupart des grands artistes s’efforçaient de réaliser le
« beau idéal », c’est-à-dire le reflet artistiquement le plus parfait du beau
naturel. Aujourd’hui, les experts institutionnels, quand ils n’excluent pas a
priori toute figuration, valorisent dans la représentation des corps le mor-
bide et le laid comme en témoignait la Biennale de Venise de 1996. Cette
exception s’explique par l’opposition entre l’idéologie propagée par les
médias qui érige les droits de l’homme en substitut de religion et fait grand
cas de tout ce qui est humanitaire (aide, guerres, business) d’une part et,
d’autre part, la réalité de notre époque dans laquelle l’homme est avili,
24. On aura reconnu dans cette formulation une manière de dire de J.-C. Milner.
600 K. MAVRAKIS
25. Sur ce thème et quelques autres lire Nicolas G, L’homme disloqué, PUF, Paris,
2001.
26. Voir Jean-Claude M, Le périple structural, Seuil, Paris, 2002.
27. Cf. Anne C, Petit traité d’art contemporain, Seuil, Paris, 1996, p. 46-50.
LE DISCOURS SUR L’ART 601
28. Jusque vers 1975, on saluait ces productions comme étant d’avant-garde. Puis cette
qualification s’est graduellement discréditée. Elle fut donc remplacée par « art contemporain »
dont la fonction est la même : exclure de toute visibilité muséale et médiatique l’art tout court.
À noter que « contemporain » peut caractériser des objets vieux d’un siècle, et que le terme
fonctionne comme un prédicat laudatif qui remplace celui de beau.
29. J.-F. L, « Réponses à la question : qu’est-ce que le post-moderne ? », Critique,
avril 1982.
30. La plupart du temps, les critères permettent de relever les faiblesses.
31. Cf. G. G, L’œuvre d’art II. La relation esthétique, Seuil, Paris, 1997, p. 167-168.
LE DISCOURS SUR L’ART 603
Si l’on n’admet pas les axiomes (ou postulats) que nous avons proposés,
l’esthétique, la critique et l’histoire de l’art deviennent impossibles. La
première, parce qu’on ne peut rien dire sans un principe de discrimination,
on ne peut parler de l’art sans le distinguer du non-art ; la deuxième et la
troisième parce qu’elles supposent de pouvoir hiérarchiser les œuvres.
Quand un historien ou un critique en mentionnent une ils la distinguent
favorablement, ipso facto, de la foule des autres qu’ils passent sous silence.
Enfin l’unité du concept d’art, condition de l’Esthétique et de l’histoire de
l’art, implique l’universalité des valeurs esthétiques, autrement dit la possi-
bilité pour des hommes appartenant à différentes civilisations de communi-
quer par l’art comme Dürer découvrant l’art aztèque, les Européens l’art
chinois au e siècle, les Japonais la perspective albertienne à la fin du
même siècle, etc. En conséquence, ceci a pour condition que les hommes
aient entre eux quelque chose de commun que nous avons nommé « nature
humaine ».
Cette nature est très malléable du point de vue des comportements qui la
manifestent. Elle a des potentialités quasi infinies. Seules certaines de ses
caractéristiques s’actualisent dans une société ou un individu, mais elles y
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Le « Beau » et le « Vrai »
nommé ‘‘art’’ » ne peut être l’œuvre, parce que celle-ci est « essentiellement
finie » alors que la vérité chez Badiou est une multiplicité infinie 32. L’unité
pertinente sera donc une « configuration artistique », telle que la tragédie
grecque, le style classique en musique ou le roman, de Cervantès à Joyce 33.
La principale difficulté de la théorie de Badiou se situe sur ce dernier
point. La notion de « configuration artistique » est imprécise. Les exemples
qu’il en donne sont disparates : le roman est un genre, ainsi que la tragédie
grecque, laquelle est également un style (grec), le « style classique » est une
école musicale à une de ses étapes (de Haydn à Beethoven), la figuration et la
tonalité sont des langages. Cette faiblesse se trahirait encore plus si Badiou
avait pris des exemples dans l’histoire de la peinture et de l’architecture. De
plus, une « procédure de vérité », en tant que configuration, est nouvelle au
moment de l’événement inaugural (la naissance d’un groupe d’œuvres)
mais, par définition, elle ne le reste pas. Or la configuration est « composée
d’un complexe virtuellement infini d’œuvres » (p. 26) et peut durer des
siècles, comme le roman. Il s’en suit que les vérités artistiques (les configu-
rations) ne sont pas nouvelles la plupart du temps et, à un moment ou un
32. Ce point est démontré par Badiou dans L’être et l’événement, p. 365-377. Nous
rappelons que la vérité, selon l’acception particulière qu’il donne à ce mot, est un type d’être et
non un critère des énoncés comme la véridicité dont le contraire est l’erroné. La vérité, en ce
sens, n’a pas de contraire. Il existe quatre types de vérités que la philosophie s’efforce de rendre
compossibles. Elles sont produites par l’art, la science, la politique et l’amour.
33. Cf. Alain B, « Art et Philosophie » dans Petit manuel d’inesthétique (Seuil, Paris,
1998).
LE DISCOURS SUR L’ART 605
les chefs-d’œuvre inépuisables et non moins éternels que les autres vérités.
Ils offrent une richesse de contenu illimitée puisque les époques subséquen-
tes y découvrent des significations chaque fois nouvelles.
Badiou néglige le fait que les trois schèmes ont coexisté et se sont
interpénétrés chez presque tous les auteurs. Par exemple, Sartre est « classi-
que » puisque pour lui le critère de l’art est de plaire, mais aussi « didacti-
que » puisqu’il déclare qu’« au fond de l’impératif esthétique nous discer-
nons l’impératif moral » 36. Seul le nouage romantique de l’art et de la
philosophie est propre à une époque particulière (moderne). Mais surtout
ces schèmes possèdent une justesse partielle à laquelle Badiou ne rend pas
suffisamment hommage. La conception, « classique », du fictif qui ressem-
ble au réel, est représentée tout au long de l’histoire de l’art depuis
Hésiode 37. Que le lien entre l’art et la vérité s’y limite à « ce qu’une vérité
contraint dans l’imaginaire » (p. 14), est-ce peu de chose ? Peut-on se conten-
ter de cette phrase pour régler la question de la mimésis et de son contenu de
vérité ? Dans le schème didactique illustré par Platon, Rousseau, Tolstoï,
Brecht, Mao Tsé-toung, les fins de l’art sont relatives à la transmission de
contenus qui lui sont prescrits par d’autres instances. La valeur des œuvres
est mesurée par leur efficacité à communiquer ce contenu, par leur impact
art, de vérités qui lui sont extrinsèques, d’autre part, relève du programme
des esthétiques particulières de tel ou tel art. Les premières relèvent du sens,
les secondes de la signification. Ce sont les deux aspects du contenu pour
lesquels l’allemand dispose des mots Gehalt et Inhalt. Les valeurs qui sont
toujours en relation avec les fins de l’homme (qui découlent de sa nature)
sont constitutives du sens. Un geste, un comportement ont un sens quand ils
sont ordonnés à une fin. Alors que, dans le langage courant, « sens », en une
de ses acceptions, est synonyme de « signification », nous usons de ces mots
pour distinguer des composantes du contenu qui parfois divergent. Le
plafond de la Chapelle Sixtine est un exemple frappant d’une telle contra-
diction. La signification en est chrétienne du point de vue du programme
théologique illustré, mais les épisodes de l’histoire sainte, les prophètes et les
sybilles sont représentés selon une sensibilité païenne, qui exalte la beauté
de la chair au détriment de la spiritualité ; tel en est le sens. La présence des
ignudi, dépourvus de tout prétexte religieux, est révélatrice à cet égard. La
signification d’une œuvre est susceptible d’être traduite en langage concep-
tuel. C’est ce que fait Panofsky lorsqu’il interprète le tableau du Titien
connu sous le titre trompeur L’Amour sacré et l’Amour profane comme
représentant les Geminae Veneres de la philosophie néoplatonicienne. Dans
le cas d’un poème, la signification peut donner lieu à une paraphrase. Il n’en
va pas de même pour le sens qui désigne l’impact des formes concrètes sur
les affects et tout ce qui en elles est en rapport avec le désir, le manque, donc
sur son contenu, notamment sur ce qui fait la valeur de l’art 39.
39. Schopenhauer, Collingwood et Gordon Graham ont consacré une bonne partie de leur
réflexion sur l’Esthétique à ce faux problème.