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Olivier Boulnois
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OLIVIER BOULNOIS
École Pratique des Hautes Études
1. Sur tout cela, je me permets de renvoyer à mon Au-delà de l’image, Une archéologie
du visuel au Moyen Âge (Ve-XVIe siècle), Paris, Seuil (Des Travaux), 2008 (sur les Libri
Carolini, voir p. 206-225 ; sur Yves de Chartres, p. 240-242 ; sur Alain de Lille, p. 237-240).
2. André CHASTEL, « Le dictum Horatii ‘quidlibet audendi potestas’ et les artistes (XIIIe-
XV siècles) », Formes, Fables, Figures. I, Flammarion, 1978, p. 366 sq.
e
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ce titre inexact mais justifié 3. Cette question est suscitée par un problème
d’exégèse : en quel sens le Fils est-il, comme le dit saint Paul, « l’image du
Dieu invisible » (eikôn toû theoû toû aoratou, Colossiens 1, 15)? L’expression
paulinienne est paradoxale : comment l’image pourrait-elle être image d’au-
tre chose que du visible? Comment est-il possible d’avoir une image du Dieu
invisible, transcendant, au-delà de toute image? De représenter l’irreprésen-
table ? L’image de l’invisible est-elle à son tour visible ou invisible ?
Augustin rencontrait toute une tradition d’interprétation. D’abord celle
d’Origène :
3. En réalité, la question (rédigée vers 395-396) s’intitule : « A propos de ce qui est écrit
dans l’Épître de Paul aux Colossiens : En lui nous avons la rédemption et la rémission des
péchés, en lui qui est l’image du Dieu invisible » (Colossiens 1, 15). Toutes les traductions sont
modifiées par mes soins.
4. ORIGÈNE, Traité des Principes (Peri Archôn), I, 2, 6, Introduction et traduction
M. Harl, G. Dorival, A. Le Boulluec (Études Augustiniennes), Paris, 1976, p. 40-41
(= P. Koetschau, Berlin, 1913, p. 35). Je souligne.
5. ORIGÈNE, Ibid. I, 2, 6, p. 41 (Koetschau, p. 35-36).
274 Olivier Boulnois
ment à lui toutes les créatures raisonnables » 6. On remarque une glose insé-
rée au milieu de la citation biblique : le Fils est l’image invisible du Père.
Hilaire de Poitiers s’inscrit dans une autre tradition. Pour lui, le Fils est
la forme de la divinité, ce qui la manifeste et qui la fait connaître. Il est « la
visibilité dans l’image » (species in imagine) 7. Le Fils a pour nature de révé-
ler celui qui l’engendre, d’être l’aspect visible du Père invisible. Et pourtant,
sa visibilité n’implique pas d’infériorité. Le Christ est l’égal du Père, il pos-
sède la condition divine :
Les autres images reproduisent par divers moyens, métaux, pigments, formes
ou artifices, l’aspect (species) de ce dont elles ont été faites images. Mais pour
être vraiment image, l’inanimé peut-il égaler le vivant, ce qui est peint, sculpté
ou fondu, égaler ce qui est naturel ? Le Fils n’est pas l’image du Père en ce
sens ; il est l’image vivante du vivant 8.
6. ORIGÈNE, Id. II, 6, 3, p. 111 (Koetschau, p. 141: « Nam cum invisibilis Dei ipse sit imago
invisibilis, participationem sui universis rationabilibus creaturis invisibiliter praebuit »).
7. HILAIRE, La Trinité, II, 1 éd. et trad. G.M. de Durand, Ch. Morel, G. Pelland, Paris, Le
Cerf, 1999 (SC 443, 276) ; sur le sens de cette expression, voir M. SIMONETTI, « L’esegesi ila-
riana di Col. 1, 15 », Vetera Christianorum 2 (1965) 165-182. Augustin a commenté cette cita-
tion, mais il l’a interprétée dans sa propre perspective, à partir d’un autre sens de species, celui
de beauté ; cf. De Trinitate VI, 10, 11 (BA 15, 496-498).
8. HILAIRE, La Trinité, VII, 37, éd. et trad. G.M. de Durand, Ch. Morel, G. Pelland, Paris,
Le Cerf, 2000 (SC 448, 360)
9. HILAIRE, La Trinité, II, 11 (SC 443, 296).
10. HILAIRE, Liber de Synodis, seu de Fide orientalium 13 (PL10, 490).
L’image intelligible 275
11. AUGUSTIN, 83 Questions différentes, Question 74 (BA 10, 326). J’ai analysé plus lon-
guement cette question dans Au-delà de l’image, p. 27-32 ; dans « L’image parfaite. La struc-
ture augustino-porphyrienne des théories médiévales de l’image », in M. C. Pacheco, J.F.
Meirinhos (éds.) Intellect et imagination dans la Philosophie Médiévale, Actes du
XIe Congrès International de Philosophie Médiévale, Porto, du 26 au 31 août 2002, Brepols,
Turnhout, 2006, II, 731-758 ; voir aussi « Augustin et les théories de l’image au Moyen Âge »,
Lire les Pères au Moyen Âge, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 91 (2007)
75-92.
12. AUGUSTIN, 83 Questions différentes, Question 74 (BA 10, 326).
276 Olivier Boulnois
d’une différence de temps » 13. Ce jeu de concepts permet de dépasser les apo-
ries du platonisme et de la théologie trinitaire antérieure. Contrairement à
Platon, pour qui l’égalité dissolvait l’image, les deux concepts sont compati-
bles. Et contrairement à Hilaire de Poitiers, Augustin distingue l’image de
l’égalité, en montrant que l’une peut exister sans l’autre.
L’analyse d’Augustin a connu, au Moyen Âge, une double et prodigieuse
postérité. Elle a d’abord permis de réaliser une logique théologique (une
théo-logique, comme dira Boèce) afin de penser le dogme trinitaire. Elle a
ensuite permis, au XIIe-XIIIe siècle, l’édification d’une ontologie générale de
l’image, entrelacée à celle d’Aristote et débattant avec elle.
ne le peux-tu pas? Parce que ton âme est invisible ; et pourtant elle est meil-
leure en toi que ton corps. Mais mon Dieu est meilleur que ton âme.
[…] N’allez pas poser devant vos yeux une sorte de grand ouvrier qui com-
pose, qui dispose, fabrique, tourne et retourne, ou même une sorte d’empe-
reur assis sur un trône royal, brillant, décoré, qui crée en ordonnant. Brisez
les idoles dans vos cœurs ; prêtez attention à ce qui a été dit à Moïse, lorsqu’il
demandait le nom de Dieu: « Je suis celui qui est ». » 17
Pour concevoir la nature de Dieu, il faut balayer toutes les images visi-
bles, rentrer en soi-même et les dépasser toutes, ne contempler que l’âme –
image invisible de l’invisible.
L’homme pense le divin à partir de son image invisible : dans le De
Trinitate, toute la connaissance du divin passe par la contemplation des per-
fections intelligibles de l’âme (mémoire, intelligence et volonté). L’essence
divine doit être pensée, non seulement à partir de l’image de son essence
(l’âme), mais à partir de ses trois perfections (images des personnes trinitai-
res). Comme dans un miroir, nous pouvons voir l’invisible dans la mémoire,
l’intelligence et la volonté.
Ainsi, seule l’image de Dieu qui est égale à Dieu doit être vénérée en
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17. AUGUSTIN, Sermon Denis II, 4-5, Miscellanea Agostiniana I, Rome, 1930, p. 11-17; trad.
G. Madec, Le Dieu d’Augustin, Paris, Le Cerf, « Philosophie et Théologie », 1998, p. 173-176.
18. AUGUSTIN, Epistula 55, CCL 262, vol.34/2, § 11, p. 190. Cf. La Doctrine chrétienne II,
18 (BA 11/2, 181) : il faut rejeter « les fictions superstitieuses ».
L’image intelligible 279
1) Image et ressemblance
19. IRÉNÉE, Contre les Hérésies V, 6, 1 (trad. A. Rousseau, Le Cerf, Paris, 1984, p. 582-
583).
20. CLÉMENT, Pédagogue I, 12, 98, 3 (SC 70, 284).
21. AUGUSTIN, 83 Questions, q. 51 (BA 10, 136). Augustin a pu connaître l’idée d’une image
réservée au Fils par Hilaire ou Ambroise, voir par exemple HILAIRE, Commentaire sur le
Psaume 118, 10, 7 (SC 347, 32); AMBROISE, Sur Luc 10, 49 (SC 52, 173): « seul en effet le Christ
est l’image plénière de Dieu ».
280 Olivier Boulnois
Pères disent souvent que les hommes concrets tendent « vers l’image » (ad
imaginem) mais ne sont pas pleinement images, ce terme étant réservé au
Fils divin. Selon cette tradition, le Fils de Dieu est l’Image de Dieu (le Père),
tandis que l’homme est seulement une image de Dieu qui est “tournée vers
l’Image”, c’est-à-dire le Fils. Et dans ses premières oeuvres, Augustin admet-
tait la distinction traditionnelle entre le Fils, qui est l’image, et l’homme “à
l’image” : tout a été créé par l’image divine, mais seul l’homme a été créé
selon l’Image 22. Dans la Question 51, Augustin remarque : « Il n’est pas
insensé de distinguer, d’une part, l’image et ressemblance de Dieu qu’on
appelle encore le Fils et, d’autre part, être « à l’image et à la ressemblance
de Dieu » (Genèse 1, 27), c’est en ce sens que nous entendons que l’homme
fut créé » 23. Pour ces auteurs, les expressions de la Bible, « être à l’image »
et « être à la ressemblance » se rapportent à deux propriétés différentes. Être
à l’image de Dieu serait une propriété naturelle, inamissible, propre à l’âme
humaine (mens), tandis qu’être à la ressemblance est une propriété que
l’homme peut perdre historiquement, en conséquence du péché, et rega-
gner historiquement, par la grâce. En bref, image et ressemblance sont
opposées en l’homme comme la nature et l’esprit, l’essence et l’histoire,
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22. AUGUSTIN, Révisions 1, 26 (BA 12, 434-435) ; Sur la Genèse, livre inachevé XVI, 58
(BA 50, 494-497).
23. AUGUSTIN, 83 Questions diverses, Question 51, 4 (BA 10, 136) ; voir G. BARDY et J.A.
BECKAERT, Note complémentaire 51: « Image et ressemblance », p.730.
24. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, livre inachevé, XVI, 57, 1 (BA 50, 492).
25. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, livre inachevé, XVI, 57, 1 (BA 50, 492).
L’image intelligible 281
26. Il suffit, comme l’a fait Plotin, de rapprocher Platon, Phédon, 100 b-d, et Parménide
147 c – 148 d.
27. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, livre inachevé, XVI, 57, 4 (BA 50, 494), allu-
sion à Jean 1, 3 : « omnia per ipsum facta sunt ».
28. 83 Questions diverses, Question 23 (BA 10, 172).
29. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, livre inachevé, XVI, 58, 3 (BA 50, 496).
30. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, livre inachevé, XVI, 59, 1 (BA 50, 496).
282 Olivier Boulnois
blables entre elles, elles tiennent ces ressemblances d’une origine commune,
« la Ressemblance suréminente, immuable et inaltérable de celui qui a tout
créé ». Et pourtant, tout n’a pas été fait à cette ressembalnce, mais seulement
la substance raisonnable: donc « tout a été fait par elle (per ipsam), mais tout
n’a pas été fait à cette Ressemblance (ad ipsam) » 31. Les deux commence-
ments se répondent: celui de la Genèse indique comment l’homme a été créé
à la ressemblance (en vue de la ressemblance) de Dieu; le Prologue de l’Évan-
gile de Jean indique comment toutes choses ont été créées par le Verbe, c’est-
à-dire par la Ressemblance.
A cet égard, la Question 74 marque un tournant dans la réflexion
d’Augustin sur l’image. En effet, il y montre que l’image implique la ressem-
blance. Dès lors, il est impossible de dire que l’homme est image de Dieu
sans le comprendre aussi comme une ressemblance. La ressemblance
n’ajoute rien à l’image, l’expression est donc une redondance de l’Écriture.
On n’opposera donc plus une nature nue (l’image) à un dynamisme histori-
que (la ressemblance). Mais alors, comment penser la relation de l’homme
à Dieu, au salut et à la grâce ? Dans un premier temps, Augustin envisage
une perte totale de l’image et ressemblance : « Il n’est pas absurde de penser
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31. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, Livre inachevé, XVI, 59, 5 (BA 50, 498).
32. AUGUSTIN, 83 Questions, q. 51 (BA 10, 136).
33. AUGUSTIN, Révisions I, 26 (BA 12, 440).
L’image intelligible 283
peut signifier « assimilation »), pour Augustin, la ressemblance est moins par-
faite que l’image 34. La ressemblance parcourt simplement des objets sem-
blables, elle est transversale et factuelle ; tandis que l’image implique une
origine et l’expression d’un principe.
Dans les additions au Commentaire inachevé, il insiste sur l’idée que
l’image implique la ressemblance, et qu’il est par conséquent vain de distin-
guer entre une nature humaine, créée à l’origine à l’image de Dieu, et la des-
tinée finale de l’homme, qui serait d’atteindre la ressemblance: « comme s’il
pouvait y avoir une image dans laquelle il n’y aurait pas de ressemblance ! »
35 – Ici, c’est directement Origène qui est visé.
34. Voir M. DULAEY, « Note complémentaire 9 », Sur la Genèse au sens littéral, livre ina-
chevé (BA 50, 521) ; R. A. MARKUS, « Imago and similitudo in Augustine », Revue des Études
augustiniennes 10 (1964) 125-143.
35. AUGUSTIN, Sur la Genèse au sens littéral, livre inachevé XVI, 62, 1 (BA 50, 504) ; cf.
H. SOMERS, « Image de Dieu. Les sources de l’exégèse augustinienne », Revue des Études
Augustiniennes 7 (1961), surtout p. 124 ; le Traité des principes avait été traduit par Rufin en
398. Comme le rappelle M. Dulaey dans la « Note complémentaire 9 » (p. 522), une telle dis-
tinction remonte à Clément d’Alexandrie et Irénée, mais la formulation radicale visée par
Augustin, qui oppose Genèse 1, 26 et 27, ne se lit que chez Origène dans le Traité des princi-
pes 3, 6, 1, p. 204 (Koetschau, 280): « En passant sous silence la ressemblance, il ne montre rien
d’autre que ceci: l’homme a reçu, lors de la création première, la dignité de « l’image », mais la
perfection de la ressemblance lui a été réservée pour la consommation : il fallait absolument
qu’il se l’appropriât lui-même par le zèle de ses efforts personnels en imitant Dieu ».
36. PHILON, Quaestiones in Genesim I, 4 (trad. C. Mercier, Le Cerf, Paris, 1979, p. 65-67),
Quis rerum divinarum heres sit, 231 (trad. M. Harl, Paris, 1966, p. 279) ; sur la postérité chré-
tienne de cette thèse, voir A.-G. HAMMAN, L’homme image de Dieu, Paris, Desclée, 1987.
284 Olivier Boulnois
qui avait été fait à sa ressemblance, et l’ayant vu abandonner son image pour
revêtir celle du malin, assuma lui-même l’image de l’homme, et vint à lui » 37.
Dès la Question 74, mais à nouveau dans le De Trinitate, Augustin sou-
ligne l’écart entre image et image égale, qui correspond à l’écart entre créa-
tion de l’homme et engendrement éternel du Fils : « Parce que cette image
de Dieu n’a pas été faite totalement égale [à son modèle], car elle n’était pas
née de lui, mais créée par lui pour en être le signe (hujus rei significandae
causa), elle est image au sens où elle est “à l’image”, c’est-à-dire qu’elle ne
l’égale pas dans la parité, mais qu’elle accède à une certaine ressemblance.
Car on accède à Dieu, non par la distance des lieux, mais par la ressem-
blance, et on s’en éloigne par la dissemblance. » 38 De plus, il s’appuie sur
une autre autorité, finalement décisive, le texte de I Corinthiens 11, 7 :
« L’apôtre les réfute [ceux qui affirment que l’homme n’est pas image, mais
à l’image] en disant “L’homme (vir) ne doit pas se voiler la tête, car il est
l’image et la gloire de Dieu” » 39. Dans le cadre de sa comparaison entre la
Trinité et l’humanité, Paul oblige à trancher ; Augustin affirme donc que
l’homme n’est pas simplement « à l’image », mais aussi pleinement image. Il
tient cependant à marquer l’écart entre l’image égale (le Fils), qui est trini-
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37. ORIGÈNE, Homélies sur la Genèse I, 13 (éd. et trad. L. Doutreleau, Paris, Cerf, 1985,
SC 7 bis, 60 ; je supprime la répétition d’ « ému de miséricorde » qui semble une faute de
copiste). Le traité Des Principes I, 2, 6 (p. 40-41) distingue le Fils, « image du Dieu invisible »
(Colossiens 1, 15), de l’homme « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Genèse 1, 26).
38. La Trinité VII, 6, 12 (BA 15, 550).
39. Cité dans La Trinité VII, 6, 12 ; BA 15, 550), et en de nombreux passages où il peut ser-
vir à départager les interprétations.
40. La Trinité VII, 6, 12 (BA 15, 550) ; voir le commentaire d’I. BOCHET, « Le Firmament
de l’Écriture ». L’herméneutique augustinienne, Institut d’Études Augustiniennes, Paris, 2004,
p. 318-320.
L’image intelligible 285
guent: ils veulent que l’image soit le Fils, et que l’homme ne soit pas l’image,
mais à l’image. […] C’est en raison, nous l’avons dit, d’une ressemblance
inégale (imparem) que l’homme est dit “à l’image” ; c’est pourquoi “notre”
[image] signifie que l’homme est l’image de la Trinité; non certes une image
égale à la Trinité, comme le Fils au Père, mais une image l’approchant par
une certaine ressemblance » 41. L’homme est à la fois l’image et à l’image de
Dieu, tout simplement parce qu’il n’est qu’une image inégale à l’original. Il
n’est pas égal à la Trinité, mais s’en approche par la ressemblance.
Lorsqu’il a procédé aux révisions de son oeuvre, vers 426-427, Augustin
a ajouté un appendice à la première rédaction du Commentaire inachevé sur
la Genèse (vers 393-394), qui contient des corrections très révélatrices sur
son évolution intellectuelle (les § 61-62). Cette addition se caractérise par
deux traits saillants :
1. Augustin souligne que la Ressemblance par excellence est le Verbe, le
Fils unique, tandis que l’homme n’est pas lui-même une image et ressem-
blance égale au Père. L’écart entre image et image égale permet d’insister
sur l’idée que l’homme possède bien l’image de Dieu sans l’égalité avec Dieu,
ce qui le distingue implicitement du Fils: “l’homme aussi est image de Dieu
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41. AUGUSTIN, La Trinité VII, 6, 12 (BA 15, 550-552) ; voir M. MELLET, T. CAMELOT, Note
complémentaire 45: « L’homme à l’image », p.589-591.
42. AUGUSTIN, Sur la Genèse au sens littéral, livre inachevé XVI, 61, 2 (BA 50, 502).
43. AUGUSTIN, Sur la Genèse au sens littéral, livre inachevé XVI, 61, 3 (BA 50, 502).
44. AUGUSTIN, Révisions 1, 26 (25), 2 (BA 12, 434).
286 Olivier Boulnois
3) Image de Dieu
45. AUGUSTIN, La Genèse contre les Manichéens I, 17, 28 (BA 50, 222).
46. AUGUSTIN, La Genèse contre les Manichéens I, 17, 28 (BA 50, 222) ; voir M. DULAEY,
Note complémentaire 9, « À son image et ressemblance » (Gen. Mani. 1, 17, 28 ; Gen. Imp. 16,
56-62).
47. AUGUSTIN, La Trinité VII, 6, 12 (BA 15, 550).
48. Comme le disait encore la Question 51, 4 (BA 10, 137-139) ; cf. I. BOCHET, « Imago »,
Augustinus-Lexikon, éd. C. Mayer, Bâle, Schwabe, t. 3 (2006) col. 507-519.
49. Ce sur quoi insiste le § 61 de Sur la Genèse au sens littéral, livre inachevé (BA 50, 502-
504), addition tardive d’Augustin.
50. A la différence d’Origène (Des Principes I, 2, 6, p. 41 (Koetschau, p. 34) ; II, 6, 3, p. 111
(Koetschau, p. 141) : « cum invisibilis Dei ipse sit imago invisibilis »), Augustin ne parle pour-
tant jamais explicitement d’image invisible. L’expression se retrouvera encore chez Isidore de
Séville (Etymologies VII, 2, 16) : « Homoeusion, similis substantiae, quia qualis Deus, talis et
imago eius. Invisibilis Deus et imago invisibilis ». – Augustin préfère utiliser des oxymores,
L’image intelligible 287
corps, meut les membres, dirige le sens, prépare les pensées, exécute les
actions, elle comprend les images d’une infinité de choses; et qui est-ce enfin,
mes frères, qui suffise aux louanges de l’âme ? » 51 Pour atteindre la vérité, la
vérité absolue et intelligible, il faut dépasser toutes les images visibles, et ne
contempler que l’âme, image invisible de l’invisible.
Sur quatre points importants, Augustin s’éloigne de la tradition des
Pères antérieurs : (1) il ne conçoit pas la ressemblance de manière séparée
de l’image; (2) l’homme n’est plus une image du Fils, mais de l’essence com-
mune aux trois personnes ; (3) il ne distingue plus entre « être à l’image » et
« être à la ressemblance » ; (4) il concentre l’image de Dieu dans l’âme invi-
sible et non dans l’union de l’âme et du corps 52. L’homme « marche dans
l’image » 53, il est lui-même une image invisible de l’invisible. En quoi se dis-
tingue-t-il du Fils de Dieu ? Tous deux sont images invisibles de l’invisible,
mais l’un est une image égale (le Fils) et l’autre une image inégale. L’homme
est image, il marche vers l’image parfaite. Il est lié au monde par la ressem-
blance : celle des objets qu’il connaît, celle de Dieu qu’il ne connaît pas.
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« voir invisiblement », « œil intérieur » (De Vera religione 32, 59 ; BA 8, 110), parler d’ « images
incorporelles » (Epistula 147, 17, 43-44*) ou utiliser l’expression de « vision intellectuelle » (qui
est au sens strict une métaphore, mais à laquelle il confère le statut problématique d’un
concept), cf. De Genesi ad litteram XII, 24, 51 (BA 49, 414).
51. AUGUSTIN, Enarrationes in Psalmos, CXLV, 4 ed. F. Gori, J. Spaccia, Vienne, 2005
(CSEL 95/5, 136).
52. Augustin oblige alors à rechercher l’image invisible dans la conjonction entre l’âme et
l’engendrement éternel du Verbe. Il peut donc être considéré comme une des conditions de
possibilité de la mystique spéculative, ou mystique de l’essence. Pour un rapprochement entre
Augustin et la mystique spéculative, voir Au-delà de l’image, p. 290-299 (Dietrich de Freiberg),
303, 313, 316, 321 (Eckhart citant Augustin).
53. « Homo in imagine ambulat » (Psaume 38, 7), voir le Sermon 60 (PL 38, 403) :
« L’homme marche dans l’image de la vérité, et il est troublé par le conseil de la vanité », et les
Enarrationes in Psalmos, 38, 11.
54. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral XII, 24, 51 (BA 49, 416).
288 Olivier Boulnois
55. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral XII, 26, 54 (BA 49, 422).
56. AUGUSTIN, Sur l’Évangile de Jean 94, 4 (BA 74 B, 248).
57. AUGUSTIN, La Vraie Religion X, 19 (BA 8, 50-51) ; cf. VII, 13 (BA 8, 42-43).
58. AUGUSTIN, La Vraie Religion III, 3 (BA 8, 26-27).
59. AUGUSTIN, La Vraie Religion XXXIII, 62 (BA 8, 114-115).
L’image intelligible 289
* *
*
Tandis que la théologie de l’icône reposait sur l’idée que l’image a une
justification christologique (on peut représenter Dieu sous une forme visi-
ble en peignant la forme visible qu’il a lui-même revêtue), la doctrine augus-
tinienne de l’image de Dieu reposait sur une image de l’essence commune à
la Trinité (modulée par les appropriations trinitaires, cela va de soi). Alors
que les icônes du Christ et des saints sont censées avoir une justification qui
en fait des « images vraies » (des « Véroniques », vera icona), pour Augustin,
toute image est une fiction indifférente à la vérité. De ce fait, il centre l’ac-
cès à Dieu sur l’Écriture.
Ainsi, Augustin met en place les principales conditions de la pensée
médiévale de l’image. L’image est faite pour être dépassée. Éthique, noéti-
que, et doctrine du beau font système : pour l’éthique médiévale, l’image
consiste dans la simplification de l’esprit et dans l’imitation infinie d’un Dieu
inimitable ; pour la noétique, l’image véritable coïncide avec l’esprit, et elle
est tournée vers le Verbe divin ; pour l’esthétique (ou plutôt l’anti-esthéti-
que), le beau essentiel ne se trouve pas dans le sensible, celui-ci nous permet
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Résumé : Tandis que la théologie de l’icône reposait sur une justification christologique, la
doctrine augustinienne de l’image repose sur une image de l’essence divine, commune à
la Trinité. Ainsi, l’image est une fiction, construite librement par l’esprit humain, à l’oc-
casion de l’interprétation de l’Écriture. Cette doctrine ouvre la voie à la liberté de l’artiste
médiéval.
Mots-clés: Image. Ressemblance. Anthropologie. Théologie trinitaire. Moyen Âge. Augustin.
Abstract : While the theology of icons was based on a christological justification, the augus-
tinian doctrine of image is based on the image of the divine essence, common to the
Trinity. Therefore, the image is a fiction, freely made up by the human mind, when he
interprets Scripture. This theory paves the way to the freedom of the medieval artist.
Key words : Image. Resemblance. Anthropology. Trinitarian theology. Middle ages.
Augustine.
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