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L'IMAGE INTELLIGIBLE

- Augustin et l'origine des doctrines médiévales de l'image

Olivier Boulnois

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2009/2 Tome 72 | pages 271 à 292


ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2009-2-page-271.htm
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L’image intelligible
Augustin et l’origine des doctrines médiévales de l’image

OLIVIER BOULNOIS
École Pratique des Hautes Études

Existe-t-il une théorie de l’image en Occident ? De nombreux historiens,


frappés par l’écart entre la vénération de l’icône en Orient et la pratique des
arts visuels en Occident, ont soutenu que l’Occident médiéval n’avait pas de
pensée propre de l’image, qu’il ait fait sienne la doctrine de l’icône procla-
mée par le Concile de Nicée II (787) ou qu’il ait multiplié les pratiques sans
doctrine cohérente. La première hypothèse ne peut être vraie que superfi-
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ciellement et tardivement. Le Concile de Nicée II a d’abord été accueilli en
Occident par une polémique féroce, orchestrée par la cour de Charlemagne,
et consignée dans les Libri carolini rédigés par Théodulf. Si l’intervention
pontificale a mis fin à cette fronde théologique, la théologie de la vénération
est pourtant restée longtemps sous le boisseau. Nicée II n’a été que très len-
tement intégré dans les canons de l’Église latine (au XIe siècle, on en repère
des traces chez Yves de Chartres), et tardivement assimilé par la théologie
(au XIIe siècle, autour d’Alain de Lille). Même à partir de cette période, la
pratique de la vénération (et la doctrine de l’image qui lui est associée) est
restée incertaine et problématique pour la théologie latine 1.
Cela signifie-t-il que la seconde hypothèse est la bonne : qu’il n’y avait
pas de doctrine de l’image en Occident ? – Telle était la position d’André
Chastel, auteur d’un célèbre article sur la liberté de l’artiste dans l’Occident
médiéval 2. Je voudrais pourtant démontrer le contraire. Certes, il me sem-
ble indiscutable que la doctrine de l’image en Occident laissait une place
remarquable à la liberté de l’artiste – une attitude qui contraste évidemment
avec l’importance des canons dans la théologie de l’icône. Néanmoins, elle

1. Sur tout cela, je me permets de renvoyer à mon Au-delà de l’image, Une archéologie
du visuel au Moyen Âge (Ve-XVIe siècle), Paris, Seuil (Des Travaux), 2008 (sur les Libri
Carolini, voir p. 206-225 ; sur Yves de Chartres, p. 240-242 ; sur Alain de Lille, p. 237-240).
2. André CHASTEL, « Le dictum Horatii ‘quidlibet audendi potestas’ et les artistes (XIIIe-
XV siècles) », Formes, Fables, Figures. I, Flammarion, 1978, p. 366 sq.
e
272 Olivier Boulnois

ne découlait pas d’une absence de doctrine ; bien au contraire, la doctrine a


permis, et même prévu, la liberté de l’artiste, notamment en raison d’une
certaine indifférence à l’égard des figures matérielles que pouvait prendre
l’image.
Le tournant décisif réside dans un complexe d’analyses théologiques
développé par Augustin. Celui-ci donne au concept d’image une stabilité qui
ne le dissout pas dans la dissemblance et ne le fond pas dans une identité
avec l’original (I). Il insiste sur l’impossibilité d’une image visible de Dieu
(II). Il construit une anthropologie spécifique, fondée sur l’idée que l’homme
est l’image du Dieu invisible par son âme invisible, et non par l’union de
l’âme et du corps qui le constitue en personne (III). Enfin, il oppose l’éco-
nomie de la révélation à celle de l’image, concentrant l’accès à Dieu sur
l’Écriture sainte (IV).

I. L’IMAGE, LA RESSEMBLANCE, L’ÉGALITÉ.

Depuis Platon, la pensée de l’image repose sur un idéal d’exactitude,


d’égalité avec l’original. Selon le Cratyle, l’image est une sorte de ressem-
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blance. Et lorsque les traits d’une image correspondent exactement à l’ori-
ginal, celle-ci est à la fois vraie et belle. Tout ajout ou toute omission d’un
trait introduit au contraire de la fausseté et de la laideur (431 c). L’image par-
faite reproduit parfaitement la forme de l’original, elle lui est parfaitement
égale ou adéquate. Pourtant, remarque Platon, cette tendance conduit
l’image à l’aporie : si l’on pouvait pousser au maximum la ressemblance,
seule une image identique à l’original serait parfaite. Ainsi, si un dieu déci-
dait de reproduire parfaitement Cratyle, dans tous les traits de sa personne,
il lui faudrait restituer non seulement sa forme et sa figure extérieure, mais
tout ce qui fait son intériorité, sa chair, son mouvement, sa vie et sa pensée.
Ainsi, l’image s’abolirait dans l’identité : « Y aurait-il alors là Cratyle et une
image de Cratyle, ou bien deux Cratyles » (432 c) ? L’image parfaite cesse
d’être une image, elle devient un second exemplaire. C’est pourquoi l’image
est vouée à l’imperfection : elle ne reste une image qu’en étant en partie
imparfaite et dissemblable de ce qu’elle restitue. Mais alors, si toute image
recèle de la dissemblance, le Cratyle, qui définissait d’abord l’image comme
une ressemblance, s’achève sur un aveu d’échec. L’image n’est qu’un pis-
aller. Le statut inférieur, imparfait, de l’image est le contre-coup de son idéal
d’identité inaccessible.
En proposant un nouveau concept d’image, Augustin met fin à cette apo-
rie. Il aborde cette difficulté dans le seul traité « Sur l’image » que l’Antiquité
nous ait légué, une question qui sera citée tout au long du Moyen Âge sous
L’image intelligible 273

ce titre inexact mais justifié 3. Cette question est suscitée par un problème
d’exégèse : en quel sens le Fils est-il, comme le dit saint Paul, « l’image du
Dieu invisible » (eikôn toû theoû toû aoratou, Colossiens 1, 15)? L’expression
paulinienne est paradoxale : comment l’image pourrait-elle être image d’au-
tre chose que du visible? Comment est-il possible d’avoir une image du Dieu
invisible, transcendant, au-delà de toute image? De représenter l’irreprésen-
table ? L’image de l’invisible est-elle à son tour visible ou invisible ?
Augustin rencontrait toute une tradition d’interprétation. D’abord celle
d’Origène :

Voyons comment il faut comprendre l’expression ‘image du Dieu invisible’.


[…] On appelle parfois image ce qui peut être peint ou taillé dans une matière,
bois ou pierre ; parfois on nomme image de celui qui a engendré, l’enfant qui
est né, quand les traits de celui qui est né ne démentent en rien la ressem-
blance avec celui qui a engendré. Je crois que le premier exemple peut être
appliqué à celui qui a été fait ‘à l’image et à la ressemblance de Dieu’, à
l’homme. […] Le second exemple peut se rapporter à l’image qu’est le Fils de
Dieu, dont nous sommes en train de parler, en tant qu’ ‘image du Dieu invi-
sible’, il est invisible 4.
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Origène distingue clairement entre un premier concept d’image, l’image
artificielle, réalisée par un artisan, et un second concept, l’image naturelle,
par exemple celle de l’enfant, naturellement engendré par son père et sa
mère. C’est le concept d’image artificielle qui exprime le mieux la distance
entre la créature humaine et son Créateur: l’homme est image de Dieu au
sens où un artefact peut représenter un original. En revanche, le second
concept, celui d’image naturelle, convient à la relation entre le Fils et Dieu.
Le Fils provient du Père et lui ressemble d’une manière parfaite. Or le Père
est invisible. Il en découle que, pour être image, le Fils lui-même est invisi-
ble : « Comme la volonté procède de l’intellect sans en détacher une partie et
sans être séparée, distinguée d’elle, de la même façon le Père a engendré le
Fils, qui est son image, si bien qu’étant lui-même invisible par nature, il a
engendré aussi une image invisible » 5. Et plus loin : « Car, puisqu’il est lui-
même ‘l’image’ invisible ‘du Dieu invisible’, il a fait participer invisible-

3. En réalité, la question (rédigée vers 395-396) s’intitule : « A propos de ce qui est écrit
dans l’Épître de Paul aux Colossiens : En lui nous avons la rédemption et la rémission des
péchés, en lui qui est l’image du Dieu invisible » (Colossiens 1, 15). Toutes les traductions sont
modifiées par mes soins.
4. ORIGÈNE, Traité des Principes (Peri Archôn), I, 2, 6, Introduction et traduction
M. Harl, G. Dorival, A. Le Boulluec (Études Augustiniennes), Paris, 1976, p. 40-41
(= P. Koetschau, Berlin, 1913, p. 35). Je souligne.
5. ORIGÈNE, Ibid. I, 2, 6, p. 41 (Koetschau, p. 35-36).
274 Olivier Boulnois

ment à lui toutes les créatures raisonnables » 6. On remarque une glose insé-
rée au milieu de la citation biblique : le Fils est l’image invisible du Père.
Hilaire de Poitiers s’inscrit dans une autre tradition. Pour lui, le Fils est
la forme de la divinité, ce qui la manifeste et qui la fait connaître. Il est « la
visibilité dans l’image » (species in imagine) 7. Le Fils a pour nature de révé-
ler celui qui l’engendre, d’être l’aspect visible du Père invisible. Et pourtant,
sa visibilité n’implique pas d’infériorité. Le Christ est l’égal du Père, il pos-
sède la condition divine :
Les autres images reproduisent par divers moyens, métaux, pigments, formes
ou artifices, l’aspect (species) de ce dont elles ont été faites images. Mais pour
être vraiment image, l’inanimé peut-il égaler le vivant, ce qui est peint, sculpté
ou fondu, égaler ce qui est naturel ? Le Fils n’est pas l’image du Père en ce
sens ; il est l’image vivante du vivant 8.

L’infériorité évidente qui marque l’image artificielle (elle a des yeux, et


elle ne voit pas, elle a un corps, et elle ne vit pas) n’atteint pas le Fils, qui est
l’image vivante de l’original divin. Dans le cas du Fils, le concept d’image
naturelle suppose l’égalité : dans cette image « l’un ne diffère en rien de l’au-
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tre » 9. Ressemblance indiscernable (indiscreta similitudo), elle égale son
modèle 10.
Malgré leur opposition sur la visibilité du Fils, ces deux exégèses ont un
point commun. Elles reposent sur une sorte de cratylisme de l’image. Pour
l’une comme pour l’autre, le concept d’image naturelle implique l’égalité
avec l’original. Or Augustin rompt avec cette tradition. Il insiste en effet sur
l’absolue distinction entre les concepts de ressemblance, d’image et d’éga-
lité. Lorsque l’égalité est présente, elle s’ajoute de l’extérieur au concept
d’image, mais elle n’en dépend pas.
La position d’Augustin gravite autour d’une formule dense :
Il faut distinguer l’image, l’égalité, la ressemblance. Car là où il y a image, il
y a nécessairement ressemblance, pas nécessairement égalité ; là où il y a éga-

6. ORIGÈNE, Id. II, 6, 3, p. 111 (Koetschau, p. 141: « Nam cum invisibilis Dei ipse sit imago
invisibilis, participationem sui universis rationabilibus creaturis invisibiliter praebuit »).
7. HILAIRE, La Trinité, II, 1 éd. et trad. G.M. de Durand, Ch. Morel, G. Pelland, Paris, Le
Cerf, 1999 (SC 443, 276) ; sur le sens de cette expression, voir M. SIMONETTI, « L’esegesi ila-
riana di Col. 1, 15 », Vetera Christianorum 2 (1965) 165-182. Augustin a commenté cette cita-
tion, mais il l’a interprétée dans sa propre perspective, à partir d’un autre sens de species, celui
de beauté ; cf. De Trinitate VI, 10, 11 (BA 15, 496-498).
8. HILAIRE, La Trinité, VII, 37, éd. et trad. G.M. de Durand, Ch. Morel, G. Pelland, Paris,
Le Cerf, 2000 (SC 448, 360)
9. HILAIRE, La Trinité, II, 11 (SC 443, 296).
10. HILAIRE, Liber de Synodis, seu de Fide orientalium 13 (PL10, 490).
L’image intelligible 275

lité, il y a nécessairement ressemblance, pas nécessairement image ; là où il y


a ressemblance, il n’y a pas nécessairement image, ni nécessairement égalité 11.

Augustin articule les trois concepts à partir du système de leurs implica-


tions: l’image (par exemple, dans un miroir) implique la ressemblance, mais
ajoute la dépendance à un original dont elle provient : elle l’exprime ; l’éga-
lité entre deux œufs de même espèce implique la ressemblance, mais n’im-
plique pas l’image (ainsi, un œuf n’est pas l’image de l’autre) ; la ressem-
blance entre deux œufs quelconques n’implique ni l’image ni l’égalité
(ainsi, l’œuf de perdrix n’est pas l’expression d’un œuf de poule, et il n’en
est pas l’égal). L’image dépend toujours du principe qui l’a produite, elle
implique une relation asymétrique, de dépendance. Au contraire, la ressem-
blance implique une relation symétrique, transversale, qui n’implique
aucune dépendance envers un principe producteur.
On pourrait résumer l’opération herméneutique réalisée par Augustin
en une formule : « distinguer pour unir ». D’une part, Augustin produit la
première théorie générale de la ressemblance et de l’image, qui possède une
pertinence philosophique en elle-même. De l’autre, il en construit le concept
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précisément d’une manière qui permet de répondre au problème théologi-
que posé par le concept d’image de l’invisible. Car si les concepts ont acquis
leur indépendance, ils peuvent aussi se combiner: un même être peut assu-
mer à la fois la relation d’égalité et celle d’image (un père et son enfant), ou
encore à la fois la relation de ressemblance et celle d’égalité (deux œufs de
même espèce). « Ainsi trouverait-on de parents à enfants image, égalité et
ressemblance, s’il n’intervenait un intervalle de temps » 12 : la ressemblance
du fils exprime sa dépendance envers son géniteur, c’est pourquoi on parle
justement d’image, or il y aurait égalité si le géniteur n’était pas antérieur.
Supprimons donc la circonstance de temps, et nous aurons les trois relations
concomitantes. C’est précisément ce qui se passe dans la relation trinitaire
entre le Fils et le Père : « Il en découle que le Fils n’est pas seulement son
image [du Père], parce qu’il en provient (de illo est), et sa ressemblance, parce
qu’il en est l’image, mais encore qu’il en est l’égal, sans même la restriction

11. AUGUSTIN, 83 Questions différentes, Question 74 (BA 10, 326). J’ai analysé plus lon-
guement cette question dans Au-delà de l’image, p. 27-32 ; dans « L’image parfaite. La struc-
ture augustino-porphyrienne des théories médiévales de l’image », in M. C. Pacheco, J.F.
Meirinhos (éds.) Intellect et imagination dans la Philosophie Médiévale, Actes du
XIe Congrès International de Philosophie Médiévale, Porto, du 26 au 31 août 2002, Brepols,
Turnhout, 2006, II, 731-758 ; voir aussi « Augustin et les théories de l’image au Moyen Âge »,
Lire les Pères au Moyen Âge, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 91 (2007)
75-92.
12. AUGUSTIN, 83 Questions différentes, Question 74 (BA 10, 326).
276 Olivier Boulnois

d’une différence de temps » 13. Ce jeu de concepts permet de dépasser les apo-
ries du platonisme et de la théologie trinitaire antérieure. Contrairement à
Platon, pour qui l’égalité dissolvait l’image, les deux concepts sont compati-
bles. Et contrairement à Hilaire de Poitiers, Augustin distingue l’image de
l’égalité, en montrant que l’une peut exister sans l’autre.
L’analyse d’Augustin a connu, au Moyen Âge, une double et prodigieuse
postérité. Elle a d’abord permis de réaliser une logique théologique (une
théo-logique, comme dira Boèce) afin de penser le dogme trinitaire. Elle a
ensuite permis, au XIIe-XIIIe siècle, l’édification d’une ontologie générale de
l’image, entrelacée à celle d’Aristote et débattant avec elle.

II. DIEU A-T-IL UNE IMAGE VISIBLE ?

Selon la Genèse, l’homme est créé « à l’image et à la ressemblance » de


Dieu (Genèse 1, 26). Cela ne signifie pas la banale ressemblance des dieux
envers les images sculptées qui prétendent le représenter. Au contraire, seul
l’homme a droit à ce titre, seul l’homme est une statue de Dieu, formée par
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lui à partir de l’argile rouge, et recevant de lui un souffle de vie. Il est lui-
même à l’image d’un Dieu si transcendant qu’il est interdit d’en faire une
image, et ce titre lui donne sa plus haute dignité, il en fait presque un Dieu
(Psaume 8), qui domine les autres êtres vivants.
Le concept d’« image » de Dieu ressemble au concept d’idole, mais, au
moins dans le cas de l’homme, il en est l’inverse. Le pouvoir de donner la vie
caractérise l’image de Dieu, tant et si bien que l’image d’un homme ne ren-
voie pas seulement au créateur divin, mais aussi à son propre père. « Quand
Adam atteignit l’âge de cent trente ans, il engendra un fils à sa ressemblance,
à sa propre image » (Genèse 5, 3). Au contraire, l’idole se donne pour une
image de Dieu, mais elle en est la caricature. Ainsi, le Psaume 115 compare
l’idole à l’homme : « ils ont une bouche et ils ne parlent pas, ils ont des yeux
et ils ne voient pas. […] Qu’ils soient comme eux, ceux qui les ont faits, ceux
qui mettent leur confiance en eux ». La vie est essentielle à l’image divine.
C’est pourquoi l’idole, qui se présente comme l’image de Dieu, n’est pas
réellement cette image, parce qu’elle est inanimée. Ainsi, l’homme qui pro-
duit une image qui lui ressemble, se transforme en l’image qu’il a produite,
et se change en une image sans vie. En vénérant une idole, il se met plus bas
que sa propre œuvre ; en faisant une image, il est pétrifié dans la mort. En

13. AUGUSTIN, 83 Questions différentes, Question 74 (BA 10, 328).


L’image intelligible 277

ordonnant l’adoration, pierre de touche de la loi divine, le Dieu qu’on forge


ne formule qu’une loi fictive.
L’idolâtrie est un renversement de l’ordre de la vie. Au lieu de dominer
l’animal, l’homme l’adore. Il voulait faire le créateur, faire comme Dieu, mais
il s’est montré incapable de produire un être vivant – il n’a fait qu’une idole
morte. Ainsi, l’idolâtrie est une relation perverse à la création : au lieu de
vénérer Dieu parce qu’il a créé le monde, l’homme vénère une idole parce
qu’il l’a faite lui-même. Il aime ce qu’il a créé au lieu d’aimer celui qui l’a
créé.
Pour Augustin, l’idolâtrie n’est pas seulement un scandale théologique
et un péché, c’est d’abord une impossibilité philosophique. Le polythéisme
se manifeste principalement dans la vénération des idoles, c’est-à-dire de fic-
tions (figmenta), parce que la représentation d’une pluralité de dieux n’est
possible qu’en les réduisant à des réalités finies, aisément représentables.
Nous devons identifier la pluralité des dieux à leur fabrication fictive : « Par
les dieux d’argent et d’or, nous entendons des simulacres, comme il est dit
dans le Psaume : “les idoles des païens ne sont qu’argent et or” » 14. Il n’y a
plusieurs dieux que si ce sont des simulacres. Et réciproquement, l’idolâtrie
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commence par la représentation mentale d’un dieu fini. Comme le dit
Augustin : « Vous ne peindrez pas dans votre coeur un Dieu circonscrit en
une forme humaine, de crainte, quand les temples sont fermés, que vous ne
forgiez des idoles dans vos coeurs » 15. Un Sermon souligne encore ce point:
« ne peins pas un tel Dieu, ne place pas dans le temple de ton coeur une telle
idole » 16. L’idolâtrie mentale, qui consiste à se représenter Dieu comme un
être fini, est la condition de l’idolâtrie matérielle.
En effet, Dieu ne peut être saisi en aucune image visible, comme le rap-
pelle un très beau sermon pascal saisi par des auditeurs :

« Si je dis à un païen : « Où est ton Dieu ? », il montrera les idoles. Si je brise


l’idole, il montrera la montagne, il montrera l’arbre, il montrera une pierre
sans valeur tirée du fleuve ; toutes les pierres qu’il aura amassées et dressées
sur un socle, qu’il aura adorées le dos courbé, c’est son Dieu. Voici, dit-il en
tendant le doigt, voici, c’est mon Dieu. […]
Lorsque j’entends « Où est ton Dieu ? », je n’ai rien à montrer aux yeux, je
trouve des esprits aveugles et qui aboient ; aux yeux qu’il a pour voir, je n’ai
rien à montrer. […] Car mon Dieu est invisible. […] Tu dis « Montre-moi ton
Dieu ». Je dis : « Montre-moi ton âme ». Tu peines, tu fatigues, tu renâcles,
quand je dis: « Montre-moi ton âme » : je sais que tu ne le peux pas. Pourquoi

14. AUGUSTIN, Quaestiones Exodi LXXVI (CCL 33, 107).


15. Augustin, Enarrationes in Psalmos LXXIV, 9, 11 (CCSL 39, 1032).
16. AUGUSTIN, Sermon 113 (PL 38, 649).
278 Olivier Boulnois

ne le peux-tu pas? Parce que ton âme est invisible ; et pourtant elle est meil-
leure en toi que ton corps. Mais mon Dieu est meilleur que ton âme.
[…] N’allez pas poser devant vos yeux une sorte de grand ouvrier qui com-
pose, qui dispose, fabrique, tourne et retourne, ou même une sorte d’empe-
reur assis sur un trône royal, brillant, décoré, qui crée en ordonnant. Brisez
les idoles dans vos cœurs ; prêtez attention à ce qui a été dit à Moïse, lorsqu’il
demandait le nom de Dieu: « Je suis celui qui est ». » 17

Pour concevoir la nature de Dieu, il faut balayer toutes les images visi-
bles, rentrer en soi-même et les dépasser toutes, ne contempler que l’âme –
image invisible de l’invisible.
L’homme pense le divin à partir de son image invisible : dans le De
Trinitate, toute la connaissance du divin passe par la contemplation des per-
fections intelligibles de l’âme (mémoire, intelligence et volonté). L’essence
divine doit être pensée, non seulement à partir de l’image de son essence
(l’âme), mais à partir de ses trois perfections (images des personnes trinitai-
res). Comme dans un miroir, nous pouvons voir l’invisible dans la mémoire,
l’intelligence et la volonté.
Ainsi, seule l’image de Dieu qui est égale à Dieu doit être vénérée en
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même temps que lui: cette image est le Verbe invisible, le Fils égal à son Père
divin. Le Verbe invisible est le seul accès à Dieu. Et c’est lui seul qui peut
être vénéré, dans sa divinité et non dans sa chair : « Dans le premier com-
mandement est interdite toute ressemblance de Dieu par les fabrications
(figmentis) des hommes, non parce que Dieu n’a pas d’image, mais parce
qu’aucune image de Dieu ne doit être vénérée, si ce n’est celle qu’il est lui-
même; et celle-ci ne doit pas être vénérée à sa place, mais avec lui » 18. Seule
l’Image parfaite (le Fils) est égale à l’Original (Dieu), et même alors, elle ne
doit pas le remplacer, mais être vénérée au même titre que lui.
Aucune image visible n’est donc pertinente pour représenter Dieu.

III. IMAGE ET RESSEMBLANCE : UNE ANTHROPOLOGIE

En outre, le concept d’image engage une anthropologie. Si toute image


implique une ressemblance, comment comprendre le récit de la création :
« Dieu a dit ‘Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance’ »
(Genèse 1, 26) ? Y a-t-il une différence entre ce qui est dit du Fils – il est
« l’image du Dieu invisible » (Colossiens 1, 15) – et ce qui est dit de l’homme?

17. AUGUSTIN, Sermon Denis II, 4-5, Miscellanea Agostiniana I, Rome, 1930, p. 11-17; trad.
G. Madec, Le Dieu d’Augustin, Paris, Le Cerf, « Philosophie et Théologie », 1998, p. 173-176.
18. AUGUSTIN, Epistula 55, CCL 262, vol.34/2, § 11, p. 190. Cf. La Doctrine chrétienne II,
18 (BA 11/2, 181) : il faut rejeter « les fictions superstitieuses ».
L’image intelligible 279

Trois problèmes se posent :


1. Quelle est la différence entre image et ressemblance ?
2. Quelle est la différence entre « être l’image » et « être à l’image » ?
3. En quoi l’homme est-il l’image de Dieu ?

1) Image et ressemblance

La distinction entre l’image et la ressemblance est essentielle chez les


Pères grecs. Comme le dit Irénée : « Dieu sera glorifié dans l’ouvrage par lui
modelé, lorsqu’il l’aura rendu conforme et semblable à son Fils. Car, par les
Mains du Père, c’est-à-dire par le Fils et l’Esprit, c’est l’homme, et non une
partie de l’homme, qui devient à l’image et à la ressemblance de Dieu. […]
Grâce à cette effusion de l’Esprit se trouve réalisé l’homme spirituel et par-
fait, et c’est celui-là même qui a été fait à l’image et à la ressemblance de
Dieu. Quand, au contraire, l’esprit fait défaut à l’âme, un tel homme, res-
tant en toute vérité psychique et charnel, sera imparfait, possédant bien
l’image de Dieu dans l’ouvrage modelé, mais n’ayant pas reçu la ressem-
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blance par le moyen de l’Esprit » 19. Pour Clément d’Alexandrie, la création
et le salut visent à transformer l’homme terrestre en un homme saint et
céleste, afin que soit pleinement réalisée l’expression: « Faisons l’homme à
notre image et ressemblance » (Genèse 1, 26). « Le Christ, lui, réalisa pleine-
ment cette parole que Dieu avait dite, tandis que les autres hommes sont
entendus au sens de l’image seule (kata monèn noeitai tèn eikona) » 20. La
patristique grecque joue largement sur l’écart entre l’image inamissible,
conférée à tout homme par nature, et la ressemblance, à reconquérir chacun
au terme d’un effort personnel. L’image étant donnée, tout l’effort de l’exis-
tence consiste à acquérir la ressemblance envers Dieu.
Augustin connaît cette distinction : « Il en est aussi qui pensent que si
deux noms sont employés, “à l’image” et “à la ressemblance”, ce n’est pas
en vain, car, disent-ils, s’il n’y avait qu’une chose, un seul nom pouvait suf-
fire. Mais ils veulent que l’âme (mens) ait été faite “à l’image”, car elle a été
formée sans l’intermédiaire d’aucune substance, par la vérité même » 21. Les

19. IRÉNÉE, Contre les Hérésies V, 6, 1 (trad. A. Rousseau, Le Cerf, Paris, 1984, p. 582-
583).
20. CLÉMENT, Pédagogue I, 12, 98, 3 (SC 70, 284).
21. AUGUSTIN, 83 Questions, q. 51 (BA 10, 136). Augustin a pu connaître l’idée d’une image
réservée au Fils par Hilaire ou Ambroise, voir par exemple HILAIRE, Commentaire sur le
Psaume 118, 10, 7 (SC 347, 32); AMBROISE, Sur Luc 10, 49 (SC 52, 173): « seul en effet le Christ
est l’image plénière de Dieu ».
280 Olivier Boulnois

Pères disent souvent que les hommes concrets tendent « vers l’image » (ad
imaginem) mais ne sont pas pleinement images, ce terme étant réservé au
Fils divin. Selon cette tradition, le Fils de Dieu est l’Image de Dieu (le Père),
tandis que l’homme est seulement une image de Dieu qui est “tournée vers
l’Image”, c’est-à-dire le Fils. Et dans ses premières oeuvres, Augustin admet-
tait la distinction traditionnelle entre le Fils, qui est l’image, et l’homme “à
l’image” : tout a été créé par l’image divine, mais seul l’homme a été créé
selon l’Image 22. Dans la Question 51, Augustin remarque : « Il n’est pas
insensé de distinguer, d’une part, l’image et ressemblance de Dieu qu’on
appelle encore le Fils et, d’autre part, être « à l’image et à la ressemblance
de Dieu » (Genèse 1, 27), c’est en ce sens que nous entendons que l’homme
fut créé » 23. Pour ces auteurs, les expressions de la Bible, « être à l’image »
et « être à la ressemblance » se rapportent à deux propriétés différentes. Être
à l’image de Dieu serait une propriété naturelle, inamissible, propre à l’âme
humaine (mens), tandis qu’être à la ressemblance est une propriété que
l’homme peut perdre historiquement, en conséquence du péché, et rega-
gner historiquement, par la grâce. En bref, image et ressemblance sont
opposées en l’homme comme la nature et l’esprit, l’essence et l’histoire,
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l’être et l’éthique.
Dans le De Genesi ad litteram, liber imperfectus, Augustin s’interroge
sur la raison d’être de ce doublet biblique. Il remarque d’abord : « Toute
image ressemble à ce dont elle est l’image ; et pourtant, tout ce qui ressem-
ble à quelque chose n’est pas son image » 24. Ainsi, un reflet dans un miroir
ou un tableau (pictura) sont des images, et de ce fait, ils impliquent néces-
sairement une ressemblance envers l’original. En revanche, quand il s’agit
de deux hommes, même s’ils sont semblables entre eux, aucun ne peut être
dit l’image de l’autre, à moins que l’un soit né de l’autre: « En effet, il n’y a
d’image que si elle est issue (exprimitur) de quelque chose » 25.
Augustin envisage alors un détour par la doctrine de la participation :
notre image est semblable (similis) à nous, mais il semble absurde de dire
qu’elle est notre ressemblance (similitudo). De surcroît, toute ressem-
blance reste partielle, et on accepte de parler de ressemblance même dans
le cas d’une ressemblance mêlée de dissemblance (c’est la leçon du
Cratyle). En revanche, il est vrai que tout ce qui est semblable est sembla-

22. AUGUSTIN, Révisions 1, 26 (BA 12, 434-435) ; Sur la Genèse, livre inachevé XVI, 58
(BA 50, 494-497).
23. AUGUSTIN, 83 Questions diverses, Question 51, 4 (BA 10, 136) ; voir G. BARDY et J.A.
BECKAERT, Note complémentaire 51: « Image et ressemblance », p.730.
24. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, livre inachevé, XVI, 57, 1 (BA 50, 492).
25. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, livre inachevé, XVI, 57, 1 (BA 50, 492).
L’image intelligible 281

ble par participation à la Ressemblance, c’est-à-dire à l’idée platonicienne


de ressemblance, d’où provient la ressemblance de toutes les réalités sem-
blables, par participation à cette idée 26. Celle-ci peut être hypostasiée au
cœur de la divinité, identifiée à la personne du Verbe, Ressemblance du
Père. « C’est pourquoi la Ressemblance de Dieu, par laquelle tout a été fait
(per quam facta sunt omnia), est dite proprement ressemblance, parce
qu’elle n’est pas semblable par participation à quelque ressemblance, mais
qu’elle est elle-même la Ressemblance première, par participation à laquelle
est semblable tout ce que Dieu a fait par elle » 27. De même, dans les 83
Questions, le Fils est appelé « Ressemblance du Père » : « Ce qui est sembla-
ble par participation admet la ressemblance, alors que la ressemblance elle-
même ne peut d’aucune manière ni en aucune part être dissembable. Il en
résulte que, lorsque le Fils est dit “ressemblance du Père” (car c’est par par-
ticipation à celle-ci que sont semblables toutes les choses qui sont sembla-
bles entre elles ou à Dieu ; elle est en effet l’espèce (species) première par
laquelle, si j’ose dire, toutes choses sont spécifiées (speciata), et la forme
par laquelle toutes choses sont formées) il ne peut à aucun égard être dis-
semblable du Père » 28. Ainsi, l’addition « à la ressemblance » signifie que
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l’image n’est pas semblable par participation à quelque ressemblance, mais
qu’elle est au contraire la Ressemblance à laquelle participe tout ce qu’on
peut appeler semblable. Non seulement l’image est engendrée (c’est ce que
signifie ad imaginem), mais elle est la Ressemblance même, en personne –
l’hypostase divine de la ressemblance. « On comprend alors que sa ressem-
blance est tellement semblable au Père qu’elle accomplit sa nature en toute
plénitude et perfection » 29.
La ressemblance transversale entre les êtres, entre les pierres, les ani-
maux, les hommes et les anges, repose sur la communauté des natures :
« Toute nature, qu’elle s’offre aux êtres sentants ou aux êtres qui raisonnent,
conserve la figure (effigies) de l’ensemble (universitatis) dans ses parties
semblables entre elles » 30. Elle suppose un réalisme des universaux.
L’existence de parties semblables entre elles est la condition, non seulement
de l’appartenance des êtres à leur genre commun, mais même de leur exis-
tence en tant qu’êtres singuliers. Mais si l’univers est formé de choses sem-

26. Il suffit, comme l’a fait Plotin, de rapprocher Platon, Phédon, 100 b-d, et Parménide
147 c – 148 d.
27. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, livre inachevé, XVI, 57, 4 (BA 50, 494), allu-
sion à Jean 1, 3 : « omnia per ipsum facta sunt ».
28. 83 Questions diverses, Question 23 (BA 10, 172).
29. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, livre inachevé, XVI, 58, 3 (BA 50, 496).
30. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, livre inachevé, XVI, 59, 1 (BA 50, 496).
282 Olivier Boulnois

blables entre elles, elles tiennent ces ressemblances d’une origine commune,
« la Ressemblance suréminente, immuable et inaltérable de celui qui a tout
créé ». Et pourtant, tout n’a pas été fait à cette ressembalnce, mais seulement
la substance raisonnable: donc « tout a été fait par elle (per ipsam), mais tout
n’a pas été fait à cette Ressemblance (ad ipsam) » 31. Les deux commence-
ments se répondent: celui de la Genèse indique comment l’homme a été créé
à la ressemblance (en vue de la ressemblance) de Dieu; le Prologue de l’Évan-
gile de Jean indique comment toutes choses ont été créées par le Verbe, c’est-
à-dire par la Ressemblance.
A cet égard, la Question 74 marque un tournant dans la réflexion
d’Augustin sur l’image. En effet, il y montre que l’image implique la ressem-
blance. Dès lors, il est impossible de dire que l’homme est image de Dieu
sans le comprendre aussi comme une ressemblance. La ressemblance
n’ajoute rien à l’image, l’expression est donc une redondance de l’Écriture.
On n’opposera donc plus une nature nue (l’image) à un dynamisme histori-
que (la ressemblance). Mais alors, comment penser la relation de l’homme
à Dieu, au salut et à la grâce ? Dans un premier temps, Augustin envisage
une perte totale de l’image et ressemblance : « Il n’est pas absurde de penser
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que la chute a consisté pour lui [Adam] à perdre l’image et la ressemblance
de Dieu » 32. Avec la chute, l’homme (Adam) perd à la fois l’image et la res-
semblance. Avec la grâce, il retrouve peu à peu l’une et l’autre. – Mais dans
les Retractationes, Augustin se corrige : l’image n’est pas totalement per-
due. « Il ne faut pas entendre ce passage au sens où le péché aurait fait per-
dre à l’homme tout ce qu’il tenait de l’image divine. D’une part, s’il n’en
avait rien perdu, il n’y aurait pas de raison pour lui dire : […] “Nous som-
mes transformés dans la même image” (II Corinthiens 3, 18). D’autre part,
s’il n’en était rien resté, on n’aurait pas pu dire non plus: “Bien que l’homme
marche dans l’image (homo in imagine ambulat), il s’agite vainement”
(Psaume 38, 71) » 33. La position finale d’Augustin est donc ambiguë et
inconfortable. Comme le dit le Psaume, l’homme marche dans l’image,
l’image n’est pas totalement donnée, mais poursuivie dans un voyage infini
vers sa fin. Dans l’homme, l’image vit un drame, une contradiction perma-
nente entre différence et assimilation.
Augustin développe donc une interprétation sans précédent chez les
Pères. Alors que pour eux, la ressemblance était une qualité additionnelle,
autre que l’image (spécialement en Grec, où homoiosis est un mot actif, qui

31. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, Livre inachevé, XVI, 59, 5 (BA 50, 498).
32. AUGUSTIN, 83 Questions, q. 51 (BA 10, 136).
33. AUGUSTIN, Révisions I, 26 (BA 12, 440).
L’image intelligible 283

peut signifier « assimilation »), pour Augustin, la ressemblance est moins par-
faite que l’image 34. La ressemblance parcourt simplement des objets sem-
blables, elle est transversale et factuelle ; tandis que l’image implique une
origine et l’expression d’un principe.
Dans les additions au Commentaire inachevé, il insiste sur l’idée que
l’image implique la ressemblance, et qu’il est par conséquent vain de distin-
guer entre une nature humaine, créée à l’origine à l’image de Dieu, et la des-
tinée finale de l’homme, qui serait d’atteindre la ressemblance: « comme s’il
pouvait y avoir une image dans laquelle il n’y aurait pas de ressemblance ! »
35 – Ici, c’est directement Origène qui est visé.

2) Être image et être à l’image.

De nombreux Pères distinguent entre être « l’image » et être « à l’image »


(ad imaginem). Pour la théologie des Alexandrins, « être à l’image » signifie
tendre vers l’image qu’est le Fils. Déjà, chez Philon, la distinction de l’Image
et de ce qui est « à l’image » est essentielle : l’homme concret, sensible, est
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l’image d’un modèle idéal et incorporel, mais lui-même est l’image d’un
archétype, le Logos divin, Image adéquate de Dieu. L’intellect est donc
image au second degré, il est « à l’image » 36. Origène remarque aussi que le
Fils de Dieu est l’image du Père, tandis que l’homme est seulement à
l’image de Dieu : « Quelle est donc cette autre image de Dieu, à la ressem-
blance de laquelle l’homme a été fait, sinon notre Sauveur ? […] C’est donc
à la ressemblance de son image que l’homme a été fait, et c’est pourquoi
notre sauveur, qui est l’image de Dieu, ému de miséricorde pour l’homme

34. Voir M. DULAEY, « Note complémentaire 9 », Sur la Genèse au sens littéral, livre ina-
chevé (BA 50, 521) ; R. A. MARKUS, « Imago and similitudo in Augustine », Revue des Études
augustiniennes 10 (1964) 125-143.
35. AUGUSTIN, Sur la Genèse au sens littéral, livre inachevé XVI, 62, 1 (BA 50, 504) ; cf.
H. SOMERS, « Image de Dieu. Les sources de l’exégèse augustinienne », Revue des Études
Augustiniennes 7 (1961), surtout p. 124 ; le Traité des principes avait été traduit par Rufin en
398. Comme le rappelle M. Dulaey dans la « Note complémentaire 9 » (p. 522), une telle dis-
tinction remonte à Clément d’Alexandrie et Irénée, mais la formulation radicale visée par
Augustin, qui oppose Genèse 1, 26 et 27, ne se lit que chez Origène dans le Traité des princi-
pes 3, 6, 1, p. 204 (Koetschau, 280): « En passant sous silence la ressemblance, il ne montre rien
d’autre que ceci: l’homme a reçu, lors de la création première, la dignité de « l’image », mais la
perfection de la ressemblance lui a été réservée pour la consommation : il fallait absolument
qu’il se l’appropriât lui-même par le zèle de ses efforts personnels en imitant Dieu ».
36. PHILON, Quaestiones in Genesim I, 4 (trad. C. Mercier, Le Cerf, Paris, 1979, p. 65-67),
Quis rerum divinarum heres sit, 231 (trad. M. Harl, Paris, 1966, p. 279) ; sur la postérité chré-
tienne de cette thèse, voir A.-G. HAMMAN, L’homme image de Dieu, Paris, Desclée, 1987.
284 Olivier Boulnois

qui avait été fait à sa ressemblance, et l’ayant vu abandonner son image pour
revêtir celle du malin, assuma lui-même l’image de l’homme, et vint à lui » 37.
Dès la Question 74, mais à nouveau dans le De Trinitate, Augustin sou-
ligne l’écart entre image et image égale, qui correspond à l’écart entre créa-
tion de l’homme et engendrement éternel du Fils : « Parce que cette image
de Dieu n’a pas été faite totalement égale [à son modèle], car elle n’était pas
née de lui, mais créée par lui pour en être le signe (hujus rei significandae
causa), elle est image au sens où elle est “à l’image”, c’est-à-dire qu’elle ne
l’égale pas dans la parité, mais qu’elle accède à une certaine ressemblance.
Car on accède à Dieu, non par la distance des lieux, mais par la ressem-
blance, et on s’en éloigne par la dissemblance. » 38 De plus, il s’appuie sur
une autre autorité, finalement décisive, le texte de I Corinthiens 11, 7 :
« L’apôtre les réfute [ceux qui affirment que l’homme n’est pas image, mais
à l’image] en disant “L’homme (vir) ne doit pas se voiler la tête, car il est
l’image et la gloire de Dieu” » 39. Dans le cadre de sa comparaison entre la
Trinité et l’humanité, Paul oblige à trancher ; Augustin affirme donc que
l’homme n’est pas simplement « à l’image », mais aussi pleinement image. Il
tient cependant à marquer l’écart entre l’image égale (le Fils), qui est trini-
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taire, et l’image tout court, que l’homme est. Lorsque l’Écriture attribue
l’image de Dieu à l’homme, il s’agit bien d’une image, mais d’une image iné-
gale, à la fois d’une ressemblance imparfaite, tissée de ressemblance et de
dissemblance, et d’une dépendance envers le principe créateur. Le pluriel
« Faisons l’homme. » est également doué de sens : l’homme n’est pas à
l’image du Fils (seconde personne de la Trinité), mais image de Dieu, c’est-
à-dire de la Trinité en trois personnes. Augustin passe ici de la conception
christologique (auparavant la sienne), à une conception trinitaire, qui sera
d’ailleurs le fondement de la réflexion menée dans les livres VIII à XV du
De Trinitate : Dieu ne pourrait dire « notre image » en parlant du Fils « puis-
que le Fils est l’image du Père seul » 40.
Du coup, et contrairement à la Question 51, Augustin identifie, dans le
cas de l’homme, l’image et le fait d’être « à l’image ». « Il y en a qui distin-

37. ORIGÈNE, Homélies sur la Genèse I, 13 (éd. et trad. L. Doutreleau, Paris, Cerf, 1985,
SC 7 bis, 60 ; je supprime la répétition d’ « ému de miséricorde » qui semble une faute de
copiste). Le traité Des Principes I, 2, 6 (p. 40-41) distingue le Fils, « image du Dieu invisible »
(Colossiens 1, 15), de l’homme « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Genèse 1, 26).
38. La Trinité VII, 6, 12 (BA 15, 550).
39. Cité dans La Trinité VII, 6, 12 ; BA 15, 550), et en de nombreux passages où il peut ser-
vir à départager les interprétations.
40. La Trinité VII, 6, 12 (BA 15, 550) ; voir le commentaire d’I. BOCHET, « Le Firmament
de l’Écriture ». L’herméneutique augustinienne, Institut d’Études Augustiniennes, Paris, 2004,
p. 318-320.
L’image intelligible 285

guent: ils veulent que l’image soit le Fils, et que l’homme ne soit pas l’image,
mais à l’image. […] C’est en raison, nous l’avons dit, d’une ressemblance
inégale (imparem) que l’homme est dit “à l’image” ; c’est pourquoi “notre”
[image] signifie que l’homme est l’image de la Trinité; non certes une image
égale à la Trinité, comme le Fils au Père, mais une image l’approchant par
une certaine ressemblance » 41. L’homme est à la fois l’image et à l’image de
Dieu, tout simplement parce qu’il n’est qu’une image inégale à l’original. Il
n’est pas égal à la Trinité, mais s’en approche par la ressemblance.
Lorsqu’il a procédé aux révisions de son oeuvre, vers 426-427, Augustin
a ajouté un appendice à la première rédaction du Commentaire inachevé sur
la Genèse (vers 393-394), qui contient des corrections très révélatrices sur
son évolution intellectuelle (les § 61-62). Cette addition se caractérise par
deux traits saillants :
1. Augustin souligne que la Ressemblance par excellence est le Verbe, le
Fils unique, tandis que l’homme n’est pas lui-même une image et ressem-
blance égale au Père. L’écart entre image et image égale permet d’insister
sur l’idée que l’homme possède bien l’image de Dieu sans l’égalité avec Dieu,
ce qui le distingue implicitement du Fils: “l’homme aussi est image de Dieu
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[…] mais cette image, faite à l’image de Dieu, n’est ni égale ni coéternelle à
celui dont elle est l’image” 42.
2. Il martèle l’idée que l’image est une image de la nature divine tout
entière, et non du Fils seul. La création est l’oeuvre de la nature divine, une
et trine, l’homme est donc créé à l’image de cette unique nature trinitaire:
“l’homme a été fait, non à l’image du Père seul ou du Fils seul, ou de l’Esprit
saint seul, mais à l’image de la Trinité. Et cette Trinité est Trinité en étant
un Dieu unique” 43.
De même, dans les Révisions, Augustin revient sur la Question 51 :
l’homme reste toujours image de Dieu. « Il ne faut pas comprendre cela
comme si l’homme n’était pas appelé l’image de Dieu, alors que l’Apôtre
écrit : “L’homme ne doit pas se voiler la tête, puisqu’il est l’image et la gloire
de Dieu” (I Corinthiens 11, 7). Mais on l’appelle aussi “à l’image de Dieu”,
parce qu’on ne l’appelle pas Fils unique, lui qui est seulement image, et non
“à l’image” » 44.

41. AUGUSTIN, La Trinité VII, 6, 12 (BA 15, 550-552) ; voir M. MELLET, T. CAMELOT, Note
complémentaire 45: « L’homme à l’image », p.589-591.
42. AUGUSTIN, Sur la Genèse au sens littéral, livre inachevé XVI, 61, 2 (BA 50, 502).
43. AUGUSTIN, Sur la Genèse au sens littéral, livre inachevé XVI, 61, 3 (BA 50, 502).
44. AUGUSTIN, Révisions 1, 26 (25), 2 (BA 12, 434).
286 Olivier Boulnois

3) Image de Dieu

L’homme est-il l’image de Dieu par l’unité de l’âme et du corps, ou seu-


lement par l’âme ? Augustin distingue l’homme intérieur de l’homme exté-
rieur. Plus l’homme s’éloigne de son intériorité, plus sa ressemblance envers
Dieu décroît. Au contraire, elle se renforce quand l’âme se détourne du
monde extérieur pour revenir en elle-même, pour se contempler elle-même.
Puisque Dieu n’est pas « limité (definitum) par une forme corporelle », la
véritable image de Dieu n’est pas pour Augustin le corps de l’homme, mais
« l’homme intérieur, là où se trouvent la raison et l’intelligence » 45. Ainsi,
c’est l’âme et non le corps qui représente l’image de Dieu : « c’est principa-
lement par l’âme (per animum maxime) – même si la posture verticale de
son corps l’atteste également – que l’homme a été fait à l’image et à la res-
semblance de Dieu » 46.
Dans le De Trinitate, Augustin insiste : le pluriel de « faisons l’homme à
notre image » renvoie à la Trinité, pour que l’homme soit à l’image de Dieu
comme unique essence de la Trinité 47. L’homme est image et il tend vers
l’image. Il est une image inégale de la divinité, et pour cette raison, il n’est
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plus l’image du Fils ou l’image de l’Image, mais l’image de la Trinité dans
son ensemble, puisque la Genèse dit qu’il a été créé « à notre image » 48. En
cela, il diffère du Fils, l’image parfaite, une image où la ressemblance se joint
à l’égalité. Les hommes ne sont pas l’image parfaite du Père, mais seulement
les images imparfaites de la divinité. Il n’en méritent pas moins le nom
d’images, parce qu’ils sont voués à l’imiter 49.
C’est pourquoi l’absolu ne peut être montré que par une image spirituelle
(intelligible). Seule l’âme est assez semblable à Dieu pour nous le faire
connaître. Ainsi, la véritable image du Dieu invisible est elle-même une
image invisible : l’âme 50. « Elle est quelque chose d’invisible, elle régit le

45. AUGUSTIN, La Genèse contre les Manichéens I, 17, 28 (BA 50, 222).
46. AUGUSTIN, La Genèse contre les Manichéens I, 17, 28 (BA 50, 222) ; voir M. DULAEY,
Note complémentaire 9, « À son image et ressemblance » (Gen. Mani. 1, 17, 28 ; Gen. Imp. 16,
56-62).
47. AUGUSTIN, La Trinité VII, 6, 12 (BA 15, 550).
48. Comme le disait encore la Question 51, 4 (BA 10, 137-139) ; cf. I. BOCHET, « Imago »,
Augustinus-Lexikon, éd. C. Mayer, Bâle, Schwabe, t. 3 (2006) col. 507-519.
49. Ce sur quoi insiste le § 61 de Sur la Genèse au sens littéral, livre inachevé (BA 50, 502-
504), addition tardive d’Augustin.
50. A la différence d’Origène (Des Principes I, 2, 6, p. 41 (Koetschau, p. 34) ; II, 6, 3, p. 111
(Koetschau, p. 141) : « cum invisibilis Dei ipse sit imago invisibilis »), Augustin ne parle pour-
tant jamais explicitement d’image invisible. L’expression se retrouvera encore chez Isidore de
Séville (Etymologies VII, 2, 16) : « Homoeusion, similis substantiae, quia qualis Deus, talis et
imago eius. Invisibilis Deus et imago invisibilis ». – Augustin préfère utiliser des oxymores,
L’image intelligible 287

corps, meut les membres, dirige le sens, prépare les pensées, exécute les
actions, elle comprend les images d’une infinité de choses; et qui est-ce enfin,
mes frères, qui suffise aux louanges de l’âme ? » 51 Pour atteindre la vérité, la
vérité absolue et intelligible, il faut dépasser toutes les images visibles, et ne
contempler que l’âme, image invisible de l’invisible.
Sur quatre points importants, Augustin s’éloigne de la tradition des
Pères antérieurs : (1) il ne conçoit pas la ressemblance de manière séparée
de l’image; (2) l’homme n’est plus une image du Fils, mais de l’essence com-
mune aux trois personnes ; (3) il ne distingue plus entre « être à l’image » et
« être à la ressemblance » ; (4) il concentre l’image de Dieu dans l’âme invi-
sible et non dans l’union de l’âme et du corps 52. L’homme « marche dans
l’image » 53, il est lui-même une image invisible de l’invisible. En quoi se dis-
tingue-t-il du Fils de Dieu ? Tous deux sont images invisibles de l’invisible,
mais l’un est une image égale (le Fils) et l’autre une image inégale. L’homme
est image, il marche vers l’image parfaite. Il est lié au monde par la ressem-
blance : celle des objets qu’il connaît, celle de Dieu qu’il ne connaît pas.
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IV. ÉCONOMIE DE L’IMAGE OU CONTEMPLATION DE L’INTELLIGIBLE ?

Chez Augustin, l’affirmation de la supériorité du Verbe invisible se dou-


ble d’une critique des images cognitives, c’est-à-dire des phantasmes ou
représentations (visiones) spirituelles : « La vision spirituelle a besoin de la
vision intellectuelle pour être jugée par elle, tandis que la vision intellec-
tuelle n’a pas besoin de la vision spirituelle qui lui est inférieure » 54. La
connaissance des essences a lieu dans l’intelligible, et non sur le plan des
images sensibles : « de même qu’il [l’intellect] a été ravi aux sens du corps
pour être au milieu de ces ressemblances des corps qui sont vues par un

« voir invisiblement », « œil intérieur » (De Vera religione 32, 59 ; BA 8, 110), parler d’ « images
incorporelles » (Epistula 147, 17, 43-44*) ou utiliser l’expression de « vision intellectuelle » (qui
est au sens strict une métaphore, mais à laquelle il confère le statut problématique d’un
concept), cf. De Genesi ad litteram XII, 24, 51 (BA 49, 414).
51. AUGUSTIN, Enarrationes in Psalmos, CXLV, 4 ed. F. Gori, J. Spaccia, Vienne, 2005
(CSEL 95/5, 136).
52. Augustin oblige alors à rechercher l’image invisible dans la conjonction entre l’âme et
l’engendrement éternel du Verbe. Il peut donc être considéré comme une des conditions de
possibilité de la mystique spéculative, ou mystique de l’essence. Pour un rapprochement entre
Augustin et la mystique spéculative, voir Au-delà de l’image, p. 290-299 (Dietrich de Freiberg),
303, 313, 316, 321 (Eckhart citant Augustin).
53. « Homo in imagine ambulat » (Psaume 38, 7), voir le Sermon 60 (PL 38, 403) :
« L’homme marche dans l’image de la vérité, et il est troublé par le conseil de la vanité », et les
Enarrationes in Psalmos, 38, 11.
54. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral XII, 24, 51 (BA 49, 416).
288 Olivier Boulnois

esprit (spiritu), si pareillement il est ravi à ces ressemblances elles-mêmes


pour être emporté en cette sorte de lieu des intelligences et des intelligibles
où la vérité apparaît dans sa transparence (perspicua), sans aucune ressem-
blance des corps, alors il n’est plus obnubilé (offuscatur) par les nuages des
opinions fausses » 55. Se détacher des images, rentrer en soi-même pour
contempler l’intelligible, telle est la voie de l’accès aux vérités essentielles,
à l’intelligible et à Dieu.
La relation aux réalités sensibles doit nous renvoyer au Verbe comme uni-
que maître des signes: les réalités extérieures, sensibles, ne sont que des rap-
pels (admonitiones), mais leur vérité est intelligible et intérieure. La média-
tion du Christ se poursuit dans l’invisibilité, c’est pourquoi l’Ascension était
nécessaire : « la vision intérieure est en tous points meilleure » que celle du
Christ incarné 56. C’est donc en se détournant des images sensibles qu’on
accède à Dieu dans une image – ou une parole – intelligible: son Verbe. Selon
La Genèse contre les Manichéens, à l’origine, l’homme et Dieu communi-
quaient intelligiblement, par une parole intérieure. L’idéal (perdu par le
péché) reste donc la transparence de la pensée. En soi (théologiquement),
l’essentiel est accessible par une image et une parole invisibles. Mais pour
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nous, pour la vie terrestre de l’homme pécheur, « Dieu a établi une écono-
mie (dispensatio) temporelle » 57 : celle-ci consiste dans la médiation du
corps, du sensible et du visuel. Mais sur ce point, l’économie n’exprime pas
la théologie, elle est un pis-aller. La solution consiste précisément à chercher
une issue hors du monde de la chair. Augustin revendique explicitement sa
proximité envers Platon : « La vérité se voit, non par les yeux du corps, mais
par le pur esprit (mens) […] ; il faut en conséquence guérir son âme, pour
qu’elle puisse fixer ses regards sur la forme immuable des choses » 58. L’ordre
naturel de la connaissance est de faire correspondre l’œil au visible, et l’in-
telligence à l’intelligible, mais vouloir connaître l’intelligible sur le plan du
visible ne peut qu’entraîner des erreurs fondamentales. « L’œil agit droite-
ment, car il n’est fait que pour voir. Mais l’âme (animus) agit de façon per-
verse, car en elle, c’est l’esprit (mens) et non l’œil qui a été fait pour contem-
pler la beauté souveraine. Or elle prétend tourner son esprit (mens) vers les
corps, et ses yeux vers Dieu. Elle veut penser le charnel (intelligere carna-
lia), et voir le spirituel, ce qui est impossible » 59. La solution réside dans la
distinction entre la chair et le spirituel, entre la vue et la pensée. Tout croi-

55. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral XII, 26, 54 (BA 49, 422).
56. AUGUSTIN, Sur l’Évangile de Jean 94, 4 (BA 74 B, 248).
57. AUGUSTIN, La Vraie Religion X, 19 (BA 8, 50-51) ; cf. VII, 13 (BA 8, 42-43).
58. AUGUSTIN, La Vraie Religion III, 3 (BA 8, 26-27).
59. AUGUSTIN, La Vraie Religion XXXIII, 62 (BA 8, 114-115).
L’image intelligible 289

sement, tout chevauchement entre l’image et la vérité est vain et dangereux.


Augustin explique ainsi l’erreur de l’idolâtrie: « Aucune erreur n’aurait pu
se glisser dans la religion si, au lieu d’adorer à la place de son Dieu un être
vivant, un corps, ou ses propres phantasmes, […] l’âme […] méditait les réa-
lités éternelles en adorant le Dieu unique » 60. En un mot, ne prenons pas les
images pour la vérité : « ne faisons pas des phantasmes (phantasmata) notre
religion » 61. L’accès à Dieu se trouve au-delà de toute image et de toute repré-
sentation, même mentale.
Plus que du côté de l’image, c’est du côté de l’Écriture qu’Augustin cher-
che l’accès à l’intelligible et au divin. L’histoire du salut est déjà la parole
divine rendue visible : « Alors que, trouvant trop de plaisir à des fictions fri-
voles, nous nous anéantissions dans nos représentations (cogitationes), […]
Dieu, dans son indicible miséricorde, […] n’a pas méprisé, par des sons et
des lettres, du feu, de la fumée, une nuée, une colonne, comme par des ver-
bes visibles, […] de guérir avec cette sorte de boue notre regard intérieur » 62.
L’expression « verbes visibles » évoque, dans la Doctrine chrétienne, les signes
visuels 63. Ces signes sont donnés par Dieu, sous la forme de choses (car les
miracles de l’histoire sainte signifient autre chose que leur forme visible) et
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de signes oraux ou écrits (les paroles consignées dans cette histoire). Seuls,
ils peuvent guérir l’homme aveuglé par le visible. Seul le langage des Écri-
tures, révélé par Dieu dans sa miséricorde, peut renvoyer l’homme à une
signification intelligible. L’homme ne pouvant atteindre Dieu directement
par les images visibles, Dieu lui fait don de sa parole, de ses Écritures, pour
retrouver le Verbe invisible 64. Au sein du visible, seuls des « verbes visibles »
– les signes de l’Écriture – offrent un accès à l’au-delà du visible. A ce don,
l’homme peut répondre par la louange, en reconnaissant le sensible comme
signe du divin, et Dieu comme auteur du sensible. Ainsi, l’économie de
l’Écriture est la voie principale pour accéder à Dieu. Elle l’emporte sur
l’image parce qu’elle n’est pas déchiffrable par la matérialité du signe, mais
qu’elle reconduit à l’intelligible.
En même temps, comme toute notre connaissance, l’écriture reste tou-
jours associée à des images sensibles. Nous nous représentons toujours une
image mentale de l’objet signifié par le signe lu, un phantasme, si c’est un

60. AUGUSTIN, La Vraie Religion X, 18 (BA 8, 48-49).


61. AUGUSTIN, La Vraie Religion LV, 108 (BA 8, 180-181).
62. AUGUSTIN, La Vraie Religion L, 98 (BA 8, 168-169).
63. AUGUSTIN, La Doctrine chrétienne II, III, 4 (BA 11/2, 138).
64. Certes, la beauté visible, comme telle, peut renvoyer au créateur (La Vraie Religion LII,
101 sq. ; BA 8, 172 sq.), mais du fait du péché, elle reste souvent indéchiffrable, et l’homme ris-
que d’en rester au plan du plaisir sensible.
290 Olivier Boulnois

objet que nous ne connaissons pas (Alexandrie), une fantaisie (phantasia)


si c’est un objet dont nous avons le souvenir (Carthage) 65. « Tout ce qu’un
homme a compris comme signifié par les figures des lettres ou par les sons,
il le voit par son âme (animo) ; […] il voit aussi une certaine image […] pro-
duite dans son âme, et sans laquelle il ne peut penser tout ce qui est dit s’être
produit corporellement » 66. L’homme ne peut pas lire (ou entendre une lec-
ture) sans se représenter intérieurement une image, plus ou moins fictive,
de ce qui est visé par le texte. Quand nous pensons à une réalité corporelle,
« il est nécessaire que notre âme (animus) s’en forme quelque [image] par
des lignes et des formes corporelles » ; mais peu importe si cette image est
vraie ou fausse ; « l’important n’est pas qu’elle soit fausse ou vraie – ce qui
peut arriver très rarement –, l’important pour nous n’est pas d’y ajouter foi,
mais qu’elle nous serve à atteindre quelque chose d’autre, d’utile, qui nous
est suggéré par elle. Quel lecteur en effet, quel auditeur des écrits de l’apô-
tre Paul ou de ce qu’on a écrit à son propos ne se forge dans l’esprit le visage
de l’Apôtre ? » 67. Pour les objets sensibles, toute lecture s’accompagne, dans
notre esprit, de la représentation d’une image. Lorsque l’objet est inconnu,
nous nous bornons à forger cette image pour nous la présenter à l’esprit.
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C’est une simple fiction, individuelle et arbitraire, qui ne vise pas la vérité,
mais qui a pour but de soutenir la pensée, de fixer notre verbe mental en lui
associant une image visuelle. Il en va de même de toutes les images du
Christ : aucune ne peut prétendre posséder par elle-même la vérité : « Le
visage de chair du Seigneur lui-même varie, il est forgé par d’innombrables
représentations (cogitationes) différentes, alors qu’il était unique, quel qu’il
fût » 68. Chacun se représente le Christ et les apôtres à sa manière, mais cela
n’a pas d’importance. Car le but de l’image mentale n’est pas la vérité, mais
de permettre notre concentration vers le signifié, au-delà du mot 69.
Alors que la théologie grecque reposait largement sur une économie du
visible, Augustin souligne l’écart entre la théologie (du Verbe, image invisi-
ble de Dieu) et l’économie (de l’incarnation et de la chair). Plus que par
l’image visuelle, l’économie qui permet d’accéder à Dieu passe par les Écri-
tures.

65. AUGUSTIN, La Trinité VIII, 6, 9 (BA 16, 53).


66. AUGUSTIN, De Videndo Deo, sive Epistula 147, n. 9 (éd. M. Schmaus, Bonn, 1930, p. 9).
67. AUGUSTIN, La Trinité VIII, 4, 7 (BA 16, 41).
68. AUGUSTIN, La Trinité VIII, 4, 7 (BA 16, 41).
69. Comme le dit excellemment G. Dagron : « Ce texte fonde la peinture religieuse telle
qu’elle sera pratiquée en Occident, mais ne fait aucune place à l’image de culte, puisqu’il laisse
la représentation figurée au niveau de l’imagination individuelle et ne l’accepte que comme une
transition nécessaire mais insuffisante » (Décrire et peindre. Essai sur le portrait iconique,
Gallimard, Paris, 2007, p. 205).
L’image intelligible 291

* *
*
Tandis que la théologie de l’icône reposait sur l’idée que l’image a une
justification christologique (on peut représenter Dieu sous une forme visi-
ble en peignant la forme visible qu’il a lui-même revêtue), la doctrine augus-
tinienne de l’image de Dieu reposait sur une image de l’essence commune à
la Trinité (modulée par les appropriations trinitaires, cela va de soi). Alors
que les icônes du Christ et des saints sont censées avoir une justification qui
en fait des « images vraies » (des « Véroniques », vera icona), pour Augustin,
toute image est une fiction indifférente à la vérité. De ce fait, il centre l’ac-
cès à Dieu sur l’Écriture.
Ainsi, Augustin met en place les principales conditions de la pensée
médiévale de l’image. L’image est faite pour être dépassée. Éthique, noéti-
que, et doctrine du beau font système : pour l’éthique médiévale, l’image
consiste dans la simplification de l’esprit et dans l’imitation infinie d’un Dieu
inimitable ; pour la noétique, l’image véritable coïncide avec l’esprit, et elle
est tournée vers le Verbe divin ; pour l’esthétique (ou plutôt l’anti-esthéti-
que), le beau essentiel ne se trouve pas dans le sensible, celui-ci nous permet
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simplement de pressentir l’invisible.
C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la liberté de l’artiste
médiéval à l’égard des formes matérielles : celles-ci ne sont que des élabora-
tions humaines, elles ne se calquent pas sur la révélation de Dieu en une
forme visuelle. Elles sont plutôt les réalisations artistiques des représenta-
tions mentales, ce qui explique leur individualité et leur contingence.
L’analyse d’Augustin permet aussi de comprendre les justifications de
l’image par Grégoire le Grand : les images peuvent servir d’aide-mémoire
pour les illettrés, car l’écrit et l’image ordinairement associées dans la lec-
ture pour signifier la même chose, sont nécessairement disjointes chez ceux
qui ne savent pas lire. Et c’est comme un retournement de cette justification
qu’il faut interpréter les critiques de Bernard de Clairvaux : la critique des
images est chez lui une critique de la richesse et du divertissement : il ne
convient pas que les moines, qui savent lire soient distraits de leur médita-
tion par des images multipliées dans leurs cloîtres (mais les images sont légi-
times dans les paroisses, pour des illettrés). Il leur faut méditer les images
intérieures suscitées par l’Écriture sainte, et, mieux encore, dépasser ces ima-
ges pour une méditation sans image 70. Augustin donne donc un socle cohé-
rent à la théorie de l’image au Moyen Âge latin, même si celui-ci apporte son
lot de critiques, de déplacements et de contradictions.

70. Voir O. BOULNOIS, Au-delà de l’image, p. 82-93 (Grégoire le Grand), et p.105-114


(Bernard de Clairvaux).
292 Olivier Boulnois

Résumé : Tandis que la théologie de l’icône reposait sur une justification christologique, la
doctrine augustinienne de l’image repose sur une image de l’essence divine, commune à
la Trinité. Ainsi, l’image est une fiction, construite librement par l’esprit humain, à l’oc-
casion de l’interprétation de l’Écriture. Cette doctrine ouvre la voie à la liberté de l’artiste
médiéval.
Mots-clés: Image. Ressemblance. Anthropologie. Théologie trinitaire. Moyen Âge. Augustin.

Abstract : While the theology of icons was based on a christological justification, the augus-
tinian doctrine of image is based on the image of the divine essence, common to the
Trinity. Therefore, the image is a fiction, freely made up by the human mind, when he
interprets Scripture. This theory paves the way to the freedom of the medieval artist.
Key words : Image. Resemblance. Anthropology. Trinitarian theology. Middle ages.
Augustine.
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