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Le piano dans l’oeuvre d’Henri Tomasi: Caractérisation d’une écriture


instrumentale

Chapter · January 2015

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Ana Telles
Universidade de Évora
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Henri Tomasi
Du lyrisme méditerranéen à la conscience révoltée
sous la direction de

Jean-Marie Jacono et Lionel Pons

ARTS
ARTS
Histoire, théorie et pratique des arts

Henri Tomasi
du lyrisme méditerranéen
à la conscience révoltée

sous la direction de
Jean-Marie Jacono et Lionel Pons

2015
Presses Universitaires de Provence

MpHenriTomasi 2015 10 26.indd 3 30/10/2015 15:51:19


L’association Les Amis d’Henri Tomasi remercie pour leur généreuse contribution
à la publication de cet ouvrage madame Marie-Thérèse Gaertner-Rynduch
et monsieur Yves Deblacquer

Elle remercie également pour leur soutien les villes d’Ajaccio et de Bastia
dont les deux antennes du Conservatoire de Corse
portent le nom d’Henri Tomasi

© Presses Universitaires de Provence


Aix-Marseille Université
29, avenue Robert-Schuman – F – 13621 Aix-en-Provence CEDEX 1
Tél. 33 (0)4 13 55 31 91
pup@univ-amu.fr – Catalogue complet sur http://presses-universitaires.univ-amu.fr/
DIFFUSION LIBRAIRIES : AFPU DIFFUSION – DISTRIBUTION SODIS

MpHenriTomasi 2015 10 26.indd 4 30/10/2015 15:51:19


Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi
Caractérisation d’une écriture instrumentale

Ana Telles
Université d’Évora, UnIMeM, Departamento de Música, Portugal

Introduction
Avant d’analyser en détail l’écriture pianistique d’Henri Tomasi, essayant de comprendre
la place qu’occupe le piano dans l’œuvre de ce compositeur, il importe tout d’abord de faire
un bilan de son parcours biographique en ce qui a trait à cet instrument, du point de vue
de la formation, de la pratique pianistique, des œuvres et des compositeurs du répertoire
pianistique qui l’ont le plus marqué, des interprètes pianistes qu’il a côtoyés. Autrement
dit, avant de penser « le piano dans l’œuvre d’H. Tomasi », il faut tout d’abord réfléchir sur
« la place du piano dans sa vie ».
Étant donné qu’à l’âge de sept-huit ans il en était déjà à son deuxième professeur de
piano, M. Verdeuil, nous pouvons en déduire que le début de sa formation pianistique se
place vraisemblablement peu de temps après que son père l’a « mis au solfège », à cinq ans 1.
Nous savons également que, par rapport au premier maître, M. Toselli, de Mazargues 2,
M. Verdeuil, un ami de Xavier Tomasi 3, lui apprenait « plus sérieusement le piano ». Son
propre aveu, dès ces débuts, nous montre que fort probablement il n’éprouvait pas une
attirance particulière pour cet instrument ; il dit à son fils Claude, dans son Autobiographie
au magnétophone : « Moi, les gammes, ça m’empoisonnait terriblement 4 ! »
Pourtant, il était brillant, et son père tenait à ses études de piano. La coûteuse location
d’un instrument pour le foyer familial, au prix de trente francs par mois, « somme terrible »
à l’époque (surtout pour une famille qui n’était pas aisée), en est un indice 5. En outre,
son père l’emmenait chez les gens de la bourgeoisie marseillaise pour y exhiber ses talents
pianistiques, ce qu’il raconte encore une fois dans son Autobiographie au magnétophone :

1 Michel Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 14.
2 Quartier de Marseille au sud de la ville, dans le IXe arrondissement.
3 Père du compositeur.
4 Michel Solis, op. cit., p. 14.
5 Ibid., p. 16.

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Ana Telles

Il avait de…l’orgueil pour moi. Sa passion, à lui, c’était de me montrer. Il m’emmenait


chez des gens, car du fait de ses tournées de facteur, il connaissait beaucoup de monde, il
allait dans les grandes villas. Alors, comme avec les autres il était toujours très aimable, on
l’invitait, « Monsieur Tomasi, prenez un verre », et lui ne ratait pas l’occasion d’annoncer :
« Vous savez, j’ai un fils qui a huit ans, dix ans, qui est extraordinaire au piano ». Alors il
me traînait, moi je faisais une gueule terrible, je ne voulais pas y aller, il me flanquait des
tartes autant qu’il pouvait, on arrivait chez la haute, ou petite, bourgeoisie de l’époque, et
il me montrait comme un singe savant ! On me faisait jouer en me disant : « Après, tu auras
un gâteau 6. »

On lui faisait jouer à ces occasions des œuvres de Chopin 7. J’y reviendrai.
Puis, au Conservatoire de Marseille entre dix et treize ans 8, la formation pianistique
de Tomasi va être orientée par Louis Livon 9, à qui il dédiera quelques années plus tard,
en 1916 et 1918, ses deux premières œuvres pour piano : Valse de concert et Le Poème de
Cyrnos. Ses qualités instrumentales y sont encore une fois reconnues 10. En 1917, il se
présente en classe de piano au Conservatoire de Paris mais, ayant réussi le premier examen
éliminatoire, il échoue au second car, à cause du froid, il avait « les doigts gelés », selon
son expression 11. Cet échec représente en réalité la fin de ses études instrumentales. Elève
à Paris entre 1921 et 1927, il étudie l’harmonie (avec Charles Silver), le contrepoint et la
fugue (avec Georges Caussade), la composition (avec Paul Vidal) et la direction d’orchestre
(avec Vincent d’Indy et Philippe Gaubert 12), mais plus le piano 13.
Même si cela ne l’empêcha pas de faire admirer ses talents pianistiques dans la capitale,
auprès de gens de la haute société comme Cartier ou la famille Lévy-Oulmann 14, cet
épisode sera déterminant dans son parcours. Le trajet personnel et professionnel qui
s’ouvre devant lui, après ses études au Conservatoire de Paris, est façonné par les matières
qu’il y étudia, et s’oriente progressivement, et de plus en plus, vers la composition et la
direction d’orchestre.
Parallèlement, il nous faut analyser son activité en tant que pianiste : où, quand et que
jouait-il dans les différentes étapes de sa vie professionnelle ? Quels sont les cadres où va se
développer son activité pianistique ?
Tout d’abord, il y a ce que Tomasi appelle « faire du métier », entre 1917 et 1921,
premièrement dans les cinémas marseillais, puis dans les maison closes, les hôtels-restau-
rants 15, avec d’autres musiciens. Au Femina, l’un des premiers cinémas de Marseille, il

6 Ibid., p. 12-13.
7 Ibid., p. 13.
8 Ibid.
9 Claude Tomasi, courriel adressé à l’auteur, 13/09/2013.
10 D’ailleurs, l’un de ses professeurs lui aura dit qu’il serait sûrement instrumentiste, alors que son camarade Zino
Francescatti deviendrait compositeur (le contraire de ce qui s’est produit, en fait). Claude Tomasi, Interview
conduite par l’auteur, Paris, 07/02/2013.
11 Michel Solis, op. cit., p. 18.
12 Ibid., p. 22.
13 C. Tomasi, courriel adressé à l’auteur, 13/09/2013.
14 Selon lui, ils l’ont trouvé « tellement épatant au piano » qu’ils voulurent « l’adopter », ibid.
15 Michel Solis, op. cit., p. 18.

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Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

improvisait et jouait des œuvres du répertoire : « du Beethoven, de tout, n’importe quoi 16 ! »


Signalons que cette pratique de l’improvisation était considérée par Tomasi comme un
facteur déterminant à l’origine de sa vocation de compositeur 17.
Dans les maisons closes, à la demande des militaires américains (parmi d’autres) qui s’y
rendaient, il jouait des « centaines » de fox-trot que lui et ses camarades savaient par cœur,
en plus d’airs populaires divers 18 ; dans les grands hôtels-restaurants, c’était plutôt du jazz,
à moins qu’un client assez cultivé ne lui demande de « jouer un concerto 19 ».
Plus tard, pendant les années d’études au Conservatoire de Paris, et dans des lieux
comme le café Rat-Mort, place Pigalle, c’était à nouveau le jazz qui était à l’ordre du jour ;
à l’Hôtel Lutetia, en revanche, il faisait de la « musique sérieuse » avec ses collègues du
Conservatoire. Il y avait aussi les cinémas, où il jouait avec violon et violoncelle 20.
À partir de la fin de ses études à Paris et de l’obtention du Second Grand Prix de Rome
en 1927, son activité en tant que pianiste va changer définitivement de cadre. Dans les
premières années de la décennie de 1930, il participe comme soliste à plusieurs interpré-
tations de son poème symphonique avec piano principal : Cyrnos 21. Selon son fils, « Après,
il a joué quelques fois, toujours en accompagnement ou certaines de ses œuvres. Il a joué
les Pièces brèves, Paysages, et il accompagnait certaines mélodies aussi. Mais jamais en
soliste, jamais en pianiste 22. » Malgré cela, il subsiste un enregistrement de son interpré-
tation radiodiffusée à Monte-Carlo, du Coin de Claudinet 23, mais globalement, son intérêt
musical se porta définitivement vers la composition et la direction d’orchestre, comme je
l’ai déjà remarqué, alors qu’après la Seconde Guerre mondiale les interprétations de ses
œuvres pour piano se faisaient de plus en plus rares. 24
Cependant, son univers restait peuplé de pianistes, dont certains furent très proches de
lui : Jean Doyen, à qui il dédia la troisième pièce de son recueil Paysages 25 et qui a souvent
joué sa musique 26 ; Jacques Dupont, dédicataire de la seconde pièce du même recueil 27 et
qu’il dirigea 28 ; Henriette Puig-Roget 29 ; Samson François, qu’il a eu en soliste dans diffé-

16 Ibid.
17 Ibid., p. 19.
18 Claude Tomasi, Interview conduite par l’auteur, Paris, 07/02/2013.
19 Michel Solis, op. cit., p. 19.
20 Ibid., p. 22.
21 C. Tomasi, « Historique » dans Henri Tomasi : Cyrnos, p. 2.
22 Idem, Interview conduite par l’auteur, Paris, 07/02/2013.
23 Ibid.
24 Ibid.
25 C. Tomasi, Henri Tomasi (1901-1971): Liste des œuvres pour piano, p. 1.
26 Idem, Interview conduite par l’auteur, Paris, 07/02/2013.
27 Idem, Henri Tomasi (1901-1971): Liste des œuvres pour piano, p. 1.
28 Idem, Interview conduite par l’auteur, Paris, 07/02/2013.
29 Ibid.

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Ana Telles

rentes œuvres classiques ; Alfred Cortot 30 ; Lucette Descaves, qui créa Cyrnos sous sa direc-
tion 31 et à qui il dédia sa dernière œuvre pour l’instrument, Danseuses de Degas, en 1964 32.
Quels étaient les compositeurs d’élection d’H. Tomasi, par rapport au répertoire
pianistique ? « Il aimait Chopin beaucoup, Liszt… », nous dit son fils Claude, qui ajoute :
« il était fou amoureux du Concerto 33 de Ravel […] Ravel est son compositeur de prédilec-
tion, presque, au xxe siècle 34. »

Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi


Si nous regardons l’ensemble des œuvres de Tomasi faisant appel au piano, nous sommes
confrontés à un corpus comprenant quatorze œuvres pour piano seul et orchestre avec
piano principal ou deux pianos, quatorze œuvres vocales avec piano et neuf œuvres de
musique de chambre avec piano (dans l’une d’entre elles, Le Tombeau de Mireille, le piano
est optionnel).
Il existe également un corpus de transcriptions d’œuvres orchestrales ou d’ensemble
pour piano, que j’ai choisi de ne pas traiter dans le présent travail. Ce corpus comprend des
œuvres telles que : Scènes municipales (1932), La Rosière du village (1935), Féérie laotienne
(1939), Les Folies mazarguaises (1951), Les Noces de cendres (1952), Tahitiennes de Gauguin
(1963) 35.
Le tableau 1, adapté d’un document inédit qui m’a été confié par C. Tomasi 36, met en
évidence l’ensemble des œuvres pour piano seul, orchestre avec piano principal ou deux
pianos de Tomasi. Ce document liste aussi bien des inédits que des œuvres ayant été
publiées comme étant destinées au piano indépendamment de son origine, qu’elles aient
été initialement conçues pour cet instrument ou bien qu’elles résultent de la réduction
pour piano d’œuvres plus importantes, destinées à l’orchestre. Par rapport à Danseuses de
Degas, de 1964, on sait qu’une transcription a été faite par le compositeur à la demande
de Christian Tournel, pour quintette à cordes et harpe, mais le document en question
laisse ouverte l’hypothèse selon laquelle cette œuvre serait extraite d’une autre. En effet, le
« Catalogue des œuvres d’H. Tomasi » figurant à la fin de la biographie Henri Tomasi, un
idéal méditerranéen, indique une édition de cette œuvre, chez Choudens, à titre de réduc-
tion d’orchestre pour piano seul 37.
Pour en revenir à Danseuses de Degas, le fait qu’elle soit dédiée à L. Descaves 38, nous
permettrait d’imaginer qu’elle a été initialement conçue pour le piano, mais à ce stade

30 Ibid.
31 Id., « Historique » dans Henri Tomasi: Cyrnos, p. 2.
32 Id., Henri Tomasi (1901-1971): Liste des œuvres pour piano, p. 1.
33 Claude Tomasi nous a précisé par la suite que son père “adorait les deux” concerti de Ravel, avec une préférence
pour le Concerto pour la main gauche (courriel adressé à l’auteur, 07/06/2014).
34 Idem, Interview conduite par l’auteur, Paris, 07/02/2013.
35 Michel Solis, op. cit., p. 159.
36 C. Tomasi, Henri Tomasi (1901-1971): Liste des œuvres pour piano, p. 1.
37 Michel Solis, op. cit., p. 159.
38 Qui était une grande amie de Tomasi. C. Tomasi, Interview conduite par l’auteur, Paris, 07/02/2013.

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Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

de mes recherches, je ne peux pas apporter une réponse définitive à cette question. C’est
pourquoi, dans le doute, je la fais figurer dans la liste des œuvres ayant retenu mon attention.

Chronologie des œuvres pour piano seul, orchestre


et piano principal ou deux pianos

Tableau 1. Liste des œuvres pour piano (y compris des transcriptions pour piano seul).

Titre Date Observations


Valse de concert 1916 Dédié à Louis Livon ; inédit, non retrouvé
Le Poème de Cyrnos 1918 Dédié à Louis Livon
Menuet 1924 Signé « Henri Fregdien »
Pièces brèves 1929 Six pièces en deux recueils ; également suite pour orchestre
Cyrnos 1929 Deux versions : orchestre et piano principal ; 2 pianos
Paysages 1930 Trois pièces dédiées à Jean Clergue, Jacques Dupont, Jean Doyen.
Réduction pour piano de la Petite Suite de printemps (fl, vl, alto, vc, hp),
selon Frédéric Ducros
Fantoches 1931
Sampiero Corso 1933 Marche militaire dédiée au colonel Félici
Miomo, java corse pour piano 1938 Inédit
Le Coin de Claudinet 1948 Douze pièces faciles pour piano, dédiées à Claude Tomasi
Tarentelle 1955 Extrait de la réduction pour piano du ballet La Rosière du village (1936)
Menuet 1958 Éditions Lemoine, « Le printemps musical » ; il s’agit du Menuet qui figure
dans le 1er recueil des Pièces brèves.
Berceuse 1959 Pour Emmanuelle et Léna Tomatis ; extrait du drame lyrique Le Silence de
la mer (illustre le conte La Belle et la Bête)
Danseuses de Degas 1964 Dédié à Lucette Descaves ; figure dans le recueil Les nouveaux
contemporains, que cette pianiste éditait. Existe une transcription de
cette œuvre pour quintette à cordes et harpe, écrite à la demande de
Christian Tournel.

Source : Claude Tomasi 39 .

Si nous analysons le corpus des œuvres pour piano seul, orchestre et piano principal ou
deux pianos par rapport aux dates de composition/édition, nous sommes amenés à conclure
qu’il y a une plus grande incidence des ces œuvres dans les années qui s’étalent entre 1916
et la fin de la décennie de 1940.
Dans cet ensemble, remarquons tout d’abord deux œuvres qui datent des années de
la Première Guerre mondiale, écrites à l’issue des études de Tomasi au Conservatoire de
Marseille et dédiées à L. Livon, son professeur de piano dans cette institution : Valse de
concert (non retrouvée), de 1916, et Le Poème de Cyrnos, œuvre de proportions moyennes,
datée de 1918.

39 C. Tomasi, Henri Tomasi (1901-1971): Liste des œuvres pour piano, p. 1. Les dates indiquées correspondent
soit à la composition, soit à la première édition de ces œuvres.

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Ana Telles

Même si, en 1924, paraît dans « Les grands succès du cinématographe 40 » un court
Menuet, signé Henri Fregdien, il nous faudra attendre la fin des études de Tomasi au
Conservatoire de Paris et l’obtention du Grand Prix de Rome en 1927 pour retrouver un
ensemble de trois œuvres importantes dans sa production pianistique : Pièces brèves, un
ensemble de six pièces organisées en deux recueils qui parurent chez Henry Lemoine, à
Paris, en 1929 ; le poème symphonique Cyrnos, l’œuvre de plus grande envergure de ce
corpus, dans ses deux versions, pour orchestre avec piano principal et pour deux pianos,
toutes deux datées de 1929 et éditées en 1930, également par H. Lemoine ; et encore
Paysages, ensemble de trois pièces dédiées à trois différents pianistes (avec lesquels Tomasi
entretenait des rapports assez proches, comme je l’ai déjà remarqué), J. Clergue, J. Dupont et
J. Doyen. Selon les informations recueillies par Frédéric Ducros, ces trois pièces, « Marine
(Mouettes) », « Clairière (Matin d’été) », « Forêt (Chants d’oiseaux) », seraient en effet une
réduction pour piano de la Petite suite de printemps pour flûte, violon, alto, violoncelle et
harpe, œuvre inédite datant de l’été 1929 et dédiée à [René] Le Roy, [René] Bas, [Pierre]
Groult et [Pierre] Jamet 41, dont les titres étaient « Marine », « Sous-Bois », « Soir 42 ».
Les années 1930 nous réservent un ensemble de trois pièces de petites proportions,
dont les thématiques sont assez pittoresques : Fantoches, de 1931, Sampiero Corso, éditée
par Lemoine en 1933 et dédiée au colonel Félici, « commandant le 173e Régiment d’infan-
terie alpine 43 », et Miomo, java corse, œuvre inédite déposée à la Société des auteurs le
11 octobre 1938.
Dix ans plus tard voit le jour Le Coin de Claudinet, ensemble de douze courtes pièces
composées à l’intention de C. Tomasi, alors âgé de quatre ans. Selon ce dernier, ce
recueil aurait était conçu « en testant sans doute si je serai capable de devenir musicien
ou pianiste 44 ». Il est difficile d’affirmer qu’il y avait un but didactique à la composition
de cette œuvre publiée en 1949 chez Alphonse Leduc, à Paris, avec des dessins d’Odette
Camp, femme du compositeur et mère du dédicataire ; en tout cas, C. Tomasi n’a pas le
souvenir d’avoir eu des leçons de son père sur la base de ce recueil ou d’autres matériaux
pédagogiques 45.
Si la pratique des transcriptions est inaugurée dès 1930, avec Paysages, elle va se faire
plus présente dans les années 1950, avec Tarentelle et Berceuse, la première extraite de la
réduction pour piano du ballet La Rosière du village (daté de 1935 46) et la seconde issue du
drame lyrique Le Silence de la mer, d’après Vercors (1959). Le Menuet paru dans la collec-
tion « Printemps musical » chez H. Lemoine en 1958 est en réalité la deuxième pièce du
premier recueil des Pièces brèves de 1929.

40 Selon l’information qui m’a été transmise par C. Tomasi.


41 Ces musiciens, respectivement flûtiste, violoniste, altiste et harpiste, faisaient partie, avec Roger Boulme au
violoncelle, du Quintette instrumental de Paris.
42 Claude Tomasi, op. cit., p. 1.
43 H. Tomasi, Sampiero Corso, Paris, Lemoine, 1933, p. 2.
44 C. Tomasi, Interview conduite par l’auteur, Paris, 07/02/2013.
45 Ibid.
46 Michel Solis, op. cit., p. 165.

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Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

Quant à Danseuses de Degas, ultime œuvre de Tomasi faisant intervenir le piano, elle
daterait de 1964 47, ayant été publiée dans le recueil Les nouveaux contemporains, dirigé par
son amie L. Descaves, aux éditions Choudens, en 1965.

Figure 1. Distribution des œuvres pour piano, orchestre et piano principal ou deux pianos,
transcriptions pour piano, par décennie.

Du point de vue de la titrologie et de la thématique de ces œuvres, quelques remarques me


paraissent pertinentes. Tout d’abord, la présence de la Corse s’impose. Sur l’ensemble des
quatorze œuvres en appréciation, deux se reportent spécifiquement à l’« Île de Beauté »,
identifiée par sa désignation grecque : Le Poème de Cyrnos et Cyrnos, tandis que deux autres
pièces se relient à cette thématique par le biais de personnages ou genres associés au pays
des origines du compositeur : Sampiero Corso et Miomo, java corse.
Un écho plus lointain de la même thématique se trouve dans Tarentelle extraite de
la réduction pour piano du ballet La Rosière du village. En effet, cette pièce présente des
éléments musicaux communs avec Cyrnos, justement dans ce que celle-ci comporte sur
le plan de la représentation de la tarentelle comme genre associé à la Corse ; d’ailleurs,
Tomasi le dit lui même, éloquemment, dans la note qui figure en exergue des éditions des
deux versions de Cyrnos (Paris, Lemoine, 1930) :
Il [le compositeur] se laisse inspirer avec volupté par l’âme collective d’une race qui s’exhale
avec sincérité du joyeux tumulte d’une tarentelle ou de la tristesse douloureuse d’un vocero.
Il se penche avec amour sur ces deux seuls berceaux, s’en empare et symbolise toute
l’âme corse 48.

47 C. Tomasi, Henri Tomasi (1901-1971): Liste des œuvres pour piano, p. 1.


48 H. Tomasi, « Note de l’auteur » dans Cyrnos, réduction pour deux pianos, Paris, Henry Lemoine, 1930, page
non numérotée.

215
Ana Telles

Dans ces œuvres, on retrouve aisément les chants traditionnels de la Corse que sa grand-
mère connaissait bien et lui apprenait pendant les étés de vacances de son enfance passés
à Penta di Casinca 49.
L’imaginaire méditerranéen apparaît également dans Le Coin de Claudinet. En effet,
les titres de trois des douze pièces qui composent ce recueil font allusion aux fameux
« santons » de la tradition populaire méridionale : « Berger, bergère (santons 50) », « Les
rois mages (santons 51) » et « Les tambourinaires (santons 52) ».
En outre, la « Berceuse pour la petite cousine arabe 53 » qui figure dans le même recueil
semblerait élargir le sentiment d’appartenance méditerranéenne du compositeur au nord
de l’Afrique : sa nostalgie de l’Algérie, par exemple, est bien documentée depuis son adoles-
cence 54 ; et que dire de son départ à bord d’un cargo « effectuant le service entre Bordeaux,
le Maroc et Dakar 55 » en 1939, ce qui lui a permis de connaître un peu l’Afrique, visitant
tous les ports où le bateau s’arrêtait jusqu’à sa destination ?
Un troisième élément thématique important, qui se reflète dans la titrologie d’une
de ses œuvres pour piano, est sans doute la nature. En trois mouvements, Paysages fait
allusion à la forêt dans ses second et troisième mouvements, respectivement « Clairière
(Matin d’été) » et « Forêt (Chants d’oiseaux) » ; selon son fils, Tomasi avait besoin de se
retrouver dans la nature (ce qu’il attribue aux origines méditerranéennes de son père) pour
que se déclenche son processus créatif 56. Ajoutons, en passant, que le fait de consacrer tout
un mouvement de son ouvrage aux chants des oiseaux crée un intéressant parallèle avec un
élément thématique central dans la production pianistique ultérieure d’Olivier Messiaen,
de qui il fut l’un des amis et condisciples au Conservatoire de Paris 57.
D’autre part, Paysages fait également allusion à l’élément marin que Tomasi affection-
nait tout particulièrement, dans son premier mouvement intitulé « Marine (Mouettes) ».
N’oublions pas que le rêve d’enfance du compositeur aurait été d’être marin.
Les titres des œuvres pour piano seul qui restent se reportent, en règle générale, aux
genres employés : Valse de concert, Menuet, Pièces brèves, Tarentelle, Berceuse. Cependant, il y
a, dans les cas de Pièces brèves et de Berceuse, une intention poétique et sensorielle explicite.
En effet, le premier ouvrage se compose de six pièces dont les titres sont : « Et s’il revenait
un jour », « Menuet », « Le Lied qui chante mon cœur », « Parade », « Air à danser »,

49 M. Solis, op. cit., p. 17. N’oublions pas non plus l’important travail de collecte et d’édition de chants
traditionnels corses que Xavier Tomasi effectua à deux reprises, d’abord en 1914, puis en 1932. Voir Xavier
Tomasi, Corsica : Recueil de chansons populaires de l’île de Corse, Nice, Éditions Mattei, 1914, et Xavier Tomasi,
Les Chansons de Cyrnos, anthologie de la chanson populaire de l’île de Corse, recueillies, notées avec la traduction du
dialecte, une introduction, des notes sur la langue, les vocératrices, les danses et les instruments de musique en Corse,
Marseille, Fernand Detaille, 1932, cités dans Solis, op. cit., p. 11.
50 H. Tomasi, Le Coin de Claudinet, Paris, Alphonse Leduc, 1949, p. 5.
51 Ibid., p. 8.
52 Ibid., p. 9.
53 H. Tomasi, op. cit., p. 2.
54 M. Solis, op. cit., p. 19.
55 Ibid., p. 33.
56 C. Tomasi, Interview conduite par l’auteur, Paris, 07/02/2013.
57 M. Solis, op. cit., p. 13.

216
Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

« Espiègleries », tandis que le second se reporte au célèbre conte La Belle et la Bête, étant
extrait du drame lyrique Le Silence de la mer. Par ailleurs, il faut également mentionner le
caractère suggestif du titre de la dernière pièce pour piano de Tomasi, Danseuses de Degas.
Si l’immersion dans la nature était, de l’avis de C. Tomasi, un important déclencheur du
processus créatif de son père, comme nous l’avons vu, un phénomène d’« imprégnation »
à partir de certaines lectures assumait un rôle comparable ; en tout cas, le point de départ
de ses compositions était « toujours nourri de quelque chose de très subjectif 58 », pas du
tout conceptuel, ce que les titres que je viens de signaler (auxquels peuvent s’ajouter les
titres de mouvements du Coin de Claudinet jusqu’à présent omis dans ce texte) confirment
sans difficulté.
Ainsi, le nombre total de titres associés aux œuvres pour piano seul, piano et orchestre
ou deux pianos d’H. Tomasi, que ce soit les titres des œuvres (14) ou de mouvements (21),
totalise 35. Ils se répartissent thématiquement selon les graphiques suivants :

Figure 2. Distribution thématique des titres des œuvres pour piano, piano et orchestre
et deux pianos d’Henri Tomasi (vue détaillée ; pourcentage).

Figure 3. Distribution thématique des titres des œuvres pour piano, piano et orchestre
et deux pianos d’Henri Tomasi (vue générale ; pourcentage).

58 C. Tomasi, Interview conduite par l’auteur, Paris, 07/02/2013.

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Ana Telles

Chronologie des œuvres vocales avec piano


En ce qui concerne les œuvres vocales avec piano, nous remarquons une très grande concen-
tration de mélodies dans la décennie de 1930 : on y décèle quatre cycles de mélodies : Six
mélodies populaires corses, de 1930, Chants corses, de 1932, Cinq chants laotiens, composés en
1933, et Chants de Geishas, de 1935 ; en outre, il faut également mentionner des mélodies
simples, comme Chanson des sables (1931), Métro-Barbès (chanson-tango) (1937), Invocation
à la lune (1939) et O pescador dell’onda (1939).
Cette concentration décroit considérablement dans la décennie suivante, pendant
laquelle deux seules œuvres de ce genre on vu le jour : Credo (1941) et Le Bonheur est dans
le pré (1945). Dans les années 1950, prédominent les extraits d’opéras, tels que « Berceuse
de Vannina » (extrait de l’opéra Sampiero Corso, 1955) et « Cantique des créatures ou du
soleil » (extrait de l’opéra Il Poverello, 1957), en plus de Noa Noa, également de 1957.
La dernière œuvre vocale avec piano de Tomasi serait le conte lyrique La Chèvre de
Monsieur Seguin, pour chœurs d’enfants et de femmes, deux solistes (soprano et baryton),
récitant et piano, qui existe également en version d’orchestre, daté de 1963.
La Figure 4 nous permet de visualiser plus clairement la distribution de ces œuvres
par décennie :

Figure 4. Distribution des œuvres vocales avec piano par décennie.

Chronologie des œuvres de musique de chambre avec piano


En ce qui concerne les œuvres de musique de chambre avec piano, remarquons que, dans
les années 1920 et jusqu’en 1931, sont composées plusieurs œuvres pour piano et instru-
ments à cordes, notamment violon : Paghiella, sérénade cyréenne, pour violon et piano,
date de 1928 ; Chant hébraïque, pour la même formation ou violoncelle et piano, fut écrite
l’année suivante, et Tristesse d’Antar, encore une fois pour violon et piano, date de 1931. Il
est possible que le choix des cordes à ce stade de l’évolution du compositeur ait été stimulé

218
Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

par les liens musicaux et amicaux qu’il entretenait avec son condisciple au Conservatoire
de Marseille, Zino Francescatti, à qui, d’ailleurs, est dédicacée la première de ces œuvres 59.
Dans les années qui s’ensuivirent jusqu’en 1938, en plus de trois œuvres de musique de
chambre sans piano, un Chant corse (instrumental) vient ouvrir une importante tendance
qui sera exploitée plus tard : l’association du piano et de certains instruments à vent ; en
effet, cette œuvre fut écrite pour piano et cor, ou clarinette en si bémol, ou violoncelle, ou
saxophone alto ou ténor.
En 1949, Tomasi écrivit Complainte du jeune Indien, pour clarinette et piano ; après
une période de trois ans pendant laquelle furent composées cinq œuvres de musique de
chambre sans piano, cette formation sera également mise à l’honneur dans le Nocturne pour
clarinette, de 1953. S’ensuivent, à la fin des années 1950, deux œuvres pour instruments
à vent et piano : Le Petit Chevrier corse, de 1955, pour flûte et piano ou harpe – ou flûte et
guitare, et Triptyque pour trompette, de 1957, pour trompette en ut et piano. Le Tombeau de
Mireille, de 1958, fait appel au piano comme instrument optionnel.
Depuis, et jusqu’en 1969, dix-sept œuvres de musique de chambre furent composées, qui
n’incluent pas le piano. Les différentes combinaisons instrumentales employées, quelques
fois assez inouïes, suggèrent un goût marqué pour l’exploitation du timbre, notamment
avec des instruments de l’orchestre. Ce goût se développe au fur et à mesure qu’augmente
l’expérience de Tomasi en tant que chef d’orchestre, ce qui lui procure une indéniable
confiance en soi ; à ce sujet, il se prononça ainsi, en 1969 : « […] diriger m’a donné une
connaissance, un métier, que bien d’autres n’ont pas. Et actuellement, il est certain que
personne ne peut me faire la pige pour l’orchestration ; là, je ne crains personne 60 ! »
La figure 5 synthétise ces informations, en les organisant par décennie :

Figure 5. Distribution des œuvres de musique de chambre par décennie.

59 H. Tomasi, Paghiella, sérénade cyréenne pour violon et piano, Paris, Lemoine, 1928, p. 1-2.
60 Voir M. Solis, op. cit., p. 31-32.

219
Ana Telles

Comme on peut déduire de la lecture de la figure 6 (ci-dessous), la production pour piano


seul est constante tout au long de la période étudiée. Avec une spéciale incidence dans la
période d’entre les deux guerres, elle s’accroît régulièrement depuis 1916 et jusque dans
les années 1930. La musique de chambre avec piano se développe entre les années 1920
et 1950, avec une incidence particulière dans cette dernière décennie. Quant à la musique
vocale avec piano, elle intervient à partir de la décennie de 1930, période à laquelle sa
production est particulièrement intense.
Globalement, d’ailleurs, cette décennie représente le moment le plus fécond, sur les
trois répertoires étudiés ; s’ensuit la décennie de 1950, avec une production globale moins
intense mais importante. Les décennies de 1940 et 1960 sont, en revanche, celles où l’on
retrouve une production globalement plus limitée.

Figure 6. Distribution des œuvres avec piano par décennie.

L’écriture pianistique d’Henri Tomasi


Dans le but de déceler des traces spécifiques de l’écriture pianistique d’H. Tomasi, j’ai
interrogé des œuvres ayant été spécifiquement conçues pour le piano, comme Le Poème de
Cyrnos et Menuet, datant des années de jeunesse, ou Le Coin de Claudinet, écrite en pleine
période de maturité.
De façon complémentaire, l’analyse de l’écriture pianistique des œuvres dont le but
premier reste inexpliqué, notamment Pièces brèves et Danseuses de Degas, me permettra,
j’espère, d’apporter des éléments de réponse aux questions qui subsistent quant à leur
origine. Cyrnos, dans ses deux versions pour orchestre et piano principal et pour deux
pianos, constitue un sujet dont la vastitude dépasse les limites du cadre présent. Les trois
pièces datées des années 1930 : Fantoches, Sampiero Corso et Miomo, java corse ont été égale-
ment négligées dans la présente étude, en raison du caractère conventionnel de leur écriture
pianistique.

220
Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

Pièces pour piano et modèles pianistiques


À la base de son pianisme, il est aisé de trouver les empreintes des deux maîtres du piano
qu’il admirait, comme nous l’avons vu, et dont sa formation instrumentale s’est certaine-
ment nourrie au cours de ses études : Chopin et Liszt. De façon plus générale, c’est toute
la rhétorique du piano romantique qui est déployée dans ses premières œuvres, même si le
langage musical dépasse déjà le strict cadre de la syntaxe tonale.
Prenons l’exemple de Le Poème de Cyrnos : dès le début, la grandeur tragique du
« vocero » corse invoqué est traduite par des accords plaqués de quatre sons dans chaque
main, sur des basses sous-graves qui ouvrent l’espace harmonique et le peuplent de
résonances soutenues par la pédale. C’est, en effet, « l’amplification des profils linéaires en
mélodies agrégatives » qui, selon Michelle Biget, « traduit sur le mode le plus spectaculaire
ce primat de la densité 61 » qui caractérise l’écriture romantique pour le piano. Nous la
retrouvons sans difficulté dans maints passages de la littérature pianistique de la seconde
moitié du xixe siècle, en particulier dans la cadence du premier mouvement du Concerto
op. 16 pour piano et orchestre d’Edvard Grieg.

Exemple 1. Henri Tomasi, Le Poème de Cyrnos, [ms. 1-8] (transcription de la partition manuscrite inédite
appartenant à Claude Tomasi, s. l. n. d.).

Exemple 2. Edvard Grieg, Concerto pour piano et orchestre op. 16, 1er mouvement (cadence),
New York, Schirmer, p. 28 [mesures non numérotées].

61 Michelle Biget, Le Geste pianistique : essai sur l’écriture du piano entre 1800 et 1930, Rouen, Publications de
l’université de Rouen, 1986, p. 25.

221
Ana Telles

Serait-il possible de voir dans le même fragment du Poème de Cyrnos, plus exactement à la
mesure 4, un écho de La Bohème de Puccini, que Tomasi a découvert à Marseille à l’âge
de douze ans, et qui l’éblouit au point qu’il jugeait cet opéra responsable de sa « destinée
musicale 62 » ? En effet, l’écriture en accords dont la basse double la voix de soprano que l’on
retrouve dans ce passage est tout à fait comparable à l’écriture du célèbre air de Mimi, ce
personnage dont la voix, avec celle de Musette, procura à Tomasi « une sensation plus forte
que tout ce que la musique symphonique » put lui apporter plus tard 63…
Par la suite, Le Poème de Cyrnos fait penser à plusieurs éléments de l’écriture pianis-
tique de Liszt, notamment en ce qui concerne certains traits de virtuosité. Prenons comme
exemple la descente chromatique d’accords de sixte qui figure entre les mesures 113 et 114
de l’œuvre de Tomasi :

Exemple 3. Henri Tomasi, Le Poème de Cyrnos, [ms. 113-114] (transcription de la partition manuscrite inédite
appartenant à Claude Tomasi, s. l. n. d.).

Soirées de Vienne op. 6, no 9 de Liszt nous procure un exemple tout à fait comparable, dans
sa mesure 7 :

Exemple 4. Franz Liszt, « Soirées de Vienne op. 6, numéro 9 », dans Klavierwerke Band X (éd. Emile Sauer),
Frankfurt, Peters, s. d., p. 90 [mesures non numérotées].

De même, le trait en sixtes majeures chromatiquement descendantes qui se trouve à la


mesure 126 de l’œuvre de Tomasi est comparable au passage Presto de l’Étude de concert
no 3 de Liszt :

Exemple 5. Henri Tomasi, Le Poème de Cyrnos, [m. 126]


(transcription de la partition manuscrite inédite appartenant à Claude Tomasi, s. l. n. d.).

62 M. Solis, op. cit., p. 16.


63 Ibid.

222
Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

Exemple 6. Franz Liszt, « Étude de concert no 3 », dans Complete etudes for solo piano, Series II
(éd. Ferruccio Busoni), New York, Dover Publications, 1988, p. 164 [mesures non numérotées].

Le passage « en filigrane » que la main droite articule à la mesure 181 du Poème de Cyrnos
est également inspiré par l’écriture lisztienne, comme le prouve un trait semblable figurant
dans Soirées de Vienne op. 6, no 6 du compositeur hongrois.

Exemple 7. H. Tomasi, Le Poème de Cyrnos, [m. 181]


(transcription de la partition manuscrite inédite appartenant à C. Tomasi, s. l. n. d.).

Exemple 8. F. Liszt, « Soirées de Vienne op. 6, numéro 6 », dans Klavierwerke Band X (éd. Emile Sauer),
Frankfurt, Peters, s. d., p. 56 [mesures non numérotées].

Les exemples se multiplient ; pensons à l’écriture en octaves, à l’accompagnement en traits


de triples croches ascendants et descendants à la main gauche (ms. 115-125), à la séquence
chromatiquement ascendante d’accords de quinte et octave à la main droite sur des octaves
à la main gauche (ms. 160-164). L’influence de l’écriture pianistique de Franz Liszt sur cet
essai de jeunesse d’H. Tomasi (le premier qui nous est parvenu, étant donné que la Valse de
Concert de 1916 n’est pas retrouvée) me semble indéniable.
Le court Menuet publié en 1924 est une œuvre de moindre envergure, sans prétentions
d’ordre instrumental. Sa publication dans la collection « Les grands succès du cinémato-
graphe » et la simplicité de son idiome nous laissent imaginer un rapport avec l’activité de
Tomasi en tant que pianiste dans les cinémas pendant ses années d’études au Conservatoire
de Paris. La cantilène, articulée par la main droite, sur un accompagnement marquant la
distinction entre le plan des basses graves et des accords dans le registre moyen, à la main
gauche, ainsi que le dédoublement de la voix principale en tierces au moment de sa reprise
(m. 17 et suivantes) nous évoquent l’écriture des Nocturnes de Frédéric Chopin, composi-
teur qu’il appréciait particulièrement, comme nous l’avons vu. Remarquons un intéressant
changement, sur le plan de la sensibilité instrumentale, à la mesure 9 : des trilles lents
écrits, dans le registre central, à la main gauche, faisant alterner des secondes majeures
et mineures, et la réduction de la texture à deux plans sonores au lieu des trois que nous

223
Ana Telles

pouvons déceler avant, suggèrent une ambiance sans pédale, contrairement à ce que nous
pouvons imaginer par rapport à l’élément thématique principal.

Exemple 9. Henri Tomasi, « Menuet », dans Les grands succès du cinématographe,


Paris, Imprimerie Rolland, 1924, m.1-11.

La problématique des Pièces brèves


Les deux recueils de Pièces brèves nous proposent un univers musical et pianistique tout
à fait différent. Selon C. Tomasi, en 1929 sont publiées par Lemoine, et une suite pour
orchestre, et la partition pour piano de cette œuvre ; en outre, un « grand registre » des
œuvres de Tomasi établi par sa femme fait figurer la mention suivante : « Pièces brèves, suite
pour petit orchestre (ou piano 64) », la première audition ayant eu lieu au piano, en « octobre
1929, par J. Doyen ». La question se pose, dès lors, de savoir si la version pour piano fut
orchestrée pour donner lieu à l’autre version ou si, en revanche, elle résulte d’une réduction
de la suite symphonique. L’écriture elle-même nous fournit des éléments intéressants en
faveur de la première hypothèse.
En effet, chacune de ces pièces nous livre ce que je serai tentée d’appeler des « secrets de
pianiste ». Prenons comme exemple l’ostinato qui est à la base de la première pièce du
premier recueil, « Et s’il revenait un jour ». À la main gauche, un accompagnement sinueux
en doubles croches, avec arrêt sur la dernière croche de chaque deux temps, correspond à
une formule facilement articulée par les cinq doigts, faisant alterner ceux de la face externe
de la main 65 (4, 5, parfois 3) avec ceux de la face interne (1, 2). Une fois que la formule, si
naturelle comme le réflexe de tambouriner sur un clavier imaginaire quand on est assis à
une table, est trouvée, le pianiste improvisateur s’amuse à la modifier, en bougeant un doigt
(ms. 1, 2) ou toute la position de la main (ms. 3, 4).

64 C. Tomasi, courriel adressé à l’auteur, 13/09/2013.


65 Par rapport au torse du pianiste, les mains étant posées sur le clavier.

224
Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

Exemple 10. Henri Tomasi, « I - Et s’il revenait un jour », dans Pièces brèves pour piano,
1re suite, Paris, Lemoine, 1929, [ms. 1-5].

Le jeu des transpositions, faisant appel soit à un ensemble majoritairement composé de


touches blanches, soit le contraire, peut également être associé à la pratique de l’improvisa-
tion au piano. C’est exactement ce qui se passe dans les mesures 9 à 12 de la même pièce.

Exemple 11. Henri Tomasi, « I - Et s’il revenait un jour », op. cit., [ms. 9-12].

Un autre élément d’accompagnement qui se trouve à la main gauche dans cette pièce résulte,
quant à lui, d’un mouvement oscillatoire de la main autour de son doigt central, le 3e (mesures
5-6). La stabilité physique ainsi obtenue permet au pianiste d’étendre la position normale de
la main jusqu’à une neuvième majeure, résultante de la superposition de deux quintes, élément
qui sera maintes fois utilisé par Tomasi dans sa musique pour piano. En changeant légèrement
de place et de doigt, la note pivot fait surgir une nouvelle harmonie, pas facilement classable
et pas non plus forcément réfléchie comme elle l’aurait été si le compositeur l’avait conçue « à
la table ». Pendant ce temps, la main droite articule une mélodie simple, avec les doigts de sa
face externe, sur note pédale articulée par les doigts de la face interne (ms. 5-6) ; l’inversion de
cet agencement, avec la note pédale sur la face externe et la mélodie à l’intérieur, surgit dans les
mesures suivantes (7-8), et fait penser également à un « jeu » pianistique spontané.

Exemple 12. Henri Tomasi, « I - Et s’il revenait un jour », op. cit., [ms. 3-8].

225
Ana Telles

Nombreux sont les éléments, esthétiques et autres, qui relient l’ensemble des Pièces brèves
à certaines particularités de l’écriture des plus célèbres représentants du néo-classicisme
musical français, dont certains firent partie, avec Tomasi, de la société de musique contem-
poraine Triton, fondée en 1932 66. Pensons par exemple à la simplification de la texture
déployant des éléments mélodiques modaux, que l’on retrouve dans la première pièce de
l’ensemble en analyse, mais également dans la première pièce du recueil Printemps, pour
piano, de Darius Milhaud ; au caractère archaïsant du « Menuet » de la 1re Suite des Pièces
brèves, et aux rapprochements que l’on peut en faire avec le « Menuet » du Tombeau de
Couperin, de Maurice Ravel ; aux résonances que le titre Parade, celui de la première pièce
de la 2e Suite des Pièces brèves, peut avoir pour la génération des néo-classiques français,
tellement redevables au ballet homonyme d’Erik Satie ; à la promesse humoristique
contenue dans le titre « Espiègleries » (la dernière des Pièces brèves), dans le sillon de cette
« révolution pour rire 67 » que menèrent, selon Michel Faure, les mêmes compositeurs…
Néanmoins, la présence de Chopin, et en conséquence d’un très naturel atavisme
pianistique chez Tomasi, est évidente. À ce titre, remarquons le trait cadentiel qui se
trouve dans les mesures 19 à 21 de « Et s’il revenait un jour », mouvement descendant de
la main droite issu de l’articulation de la note mélodique la plus aiguë de tout le morceau,
qui est rendue particulièrement expressive aussi bien par la nuance forte que par un accent
de durée auquel se superpose un mouvement ascendant de la main gauche ; il prépare la
récapitulation finale de l’élément thématique de base et revêt donc une importance particu-
lière. Or, ce geste pianistique, avec plus ou moins de virtuosité filigrane, avant la descente
à la main droite, est tout à fait caractéristique de l’écriture de Chopin, notamment dans ses
Nocturnes pour piano : les opus 9 no 2 (m. 32 68) et no 3 (m. 155 69), ainsi que l’opus 32 no 1
(m. 60 70) du compositeur polonais en fournissent des exemples probants.

Exemple 13. Henri Tomasi, « I - Et s’il revenait un jour », op. cit., [ms. 19-21].

66 M. Solis, op. cit., p. 28.


67 Voir Michel Faure, Du Néoclassicisme musical dans la France du premier XXe siècle, Paris, Klincksieck, 1997, p. 159.
68 Frédéric Chopin, « Nocturne op. 9 no 2 », dans Nocturnes (ed. Scholtz et Pozniak), Londres, Peters, s. d.,
p. 10.
69 Ibid., p. 19.
70 Ibid., p. 45.

226
Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

Exemple 14. Frédéric Chopin, « Nocturne op. 32 nº 1 », dans Nocturnes,


Munich, G. Henle Verlag, 1980, p. 51, m. 60.

Dans la troisième des Pièces brèves, « Le lied que chante mon cœur », l’élément principal
d’accompagnement à la main gauche est généré par un principe de mouvement circulaire
du poignet stabilisé par une note centrale, articulée par le 3e ou le 4e doigt de la main,
semblable à celui que j’ai remarqué dans la première pièce du recueil. Ici, le compositeur
va développer cet élément soit en agrandissant et en diminuant les intervalles autour de la
note pivot (pour arriver à un ambitus d’une dixième), soit en déplaçant progressivement la
figure de base dans le clavier, vers l’aigu ou le grave.

Exemple 15. Henri Tomasi, « III - Le lied que chante mon cœur », dans Pièces brèves pour piano,
1re suite, Paris, Lemoine, 1929, [ms. 1-7].

Là-dessus vient se greffer par moments, à la main droite, un autre élément musical résul-
tant de la rotation latérale du poignet, non pas continue comme dans le premier cas, mais
entrecoupée par des valeurs plus longues 71 ou, dans certaines variations de ce principe
présentes dans d’autres pièces de Tomasi, des silences 72.

71 C’est le cas aussi, d’ailleurs, de l’élément semblable qui se trouve à la main droite, entre les mesures 25 et 29
du Menuet de 1924.
72 Comme dans l’élément thématique principal (main droite), d’« Air à Danser », deuxième pièce du second
recueil des Pièces brèves.

227
Ana Telles

Exemple 16. H. Tomasi, « III - Le lied que chante mon cœur », op. cit., [ms. 12-14].

Dans la même pièce, l’inversion des rôles des deux mains, telle qu’on peut la déceler en
analysant comparativement les mesures 1 à 4 (où le thème apparaît à la main droite et
l’accompagnement à la main gauche ; voir exemple 15) et 28 à 31 (où c’est le contraire
qui se produit), résulte d’un procédé instrumental pratiqué par tous les pianistes depuis
les premières années de leur formation ; en effet, les Inventions à deux voix de Johann
Sebastian Bach fournissent le paradigme de cette pratique qui, en une certaine mesure,
actualise le principe du contrepoint renversable au clavier.

Exemple 17. Henri Tomasi, « III - Le lied que chante mon cœur », op. cit., [ms. 28-31].

La deuxième suite des Pièces brèves nous livre encore quelques indices d’une écriture proba-
blement conçue pour le piano, et même avec le piano. Dans l’« Air à danser » (deuxième
pièce de cette suite), le motif initial présenté à la main droite traduit un geste pianistique
très spécifique : un appui du poignet sur la première figure de chaque groupe de deux notes
liées va se produire, premièrement sur le 1er doigt, avec relâche sur le 5e, puis, de façon
complémentaire et après un soupir, sur le 5e avec relâche sur le 1er.

Exemple 18. Henri Tomasi, « II - Air à danser », dans Pièces brèves pour piano, 2e suite, Paris, Lemoine, 1929 [m. 1].

L’accompagnement que ce motif engendre ressemble par ailleurs à l’écriture de la main


gauche dans l’Étude op. 25 no 4 de Chopin, même si l’articulation indiquée n’est pas la même.

Exemple 19. Henri Tomasi, « II - Air à danser », op. cit., [ms. 5-8].

228
Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

Exemple 20. Frédéric Chopin, « Étude op. 25 nº 4 », dans Etüden, München, G. Henle Verlag, 1983, p. 78, m. 1-3.

Quant à « Espiègleries » (troisième pièce de la même suite), c’est à nouveau un jeu pianis-
tique tout naturel, celui de l’alternance des deux mains, qui est à l’origine du morceau. Déjà
avec Liszt, ce procédé physique est mis à l’honneur ; dans le courant du xxe siècle, il va se
développer et se généraliser, surtout du fait de son potentiel percussif.

Exemple 21. Henri Tomasi, « III - Espiègleries », dans Pièces brèves pour piano, 2e suite,
Paris, Lemoine, 1929, [ms. 1-4].

Le Coin de Claudinet
Comme je l’ai signalé plus haut, Le Coin de Claudinet fut dédié à C. Tomasi alors qu’il était
un enfant. L’éventuel but pédagogique de l’ouvrage justifierait son idiome assez simple,
mais le degré de difficulté des douze courtes pièces qui le composent n’est pas compa-
tible avec le cadre d’une initiation au piano. D’autre part, Tomasi estima suffisamment ces
pièces pour les jouer lui-même en première audition, au piano, à Radio Monte-Carlo, alors
qu’il était un chef d’orchestre connu et réputé dans la région. Une « illustration poétique »
de Sita et Suzanne Malard 73, comprenant comme personnages un enfant et un profes-
seur de piano, accompagna cette première audition, et nous permet d’imaginer que le but
pédagogique de ce recueil dépassait le cadre de la leçon de piano et de son répertoire, allant
toucher le domaine des actions de sensibilisation musicale destinées à un jeune public.
En outre, et sur le plan de la motivation intrinsèque, n’est-ce pas le regard de Tomasi sur
l’enfance qui est en cause, bien plus que le seul fait d’écrire une œuvre pour enfants 74 ? La
dédicace de l’œuvre, qui s’adresse à « l’âme d’enfant » de son fils, nous le laisse imaginer…
La première pièce du recueil, « Réveil du petit soldat », est nettement inspirée par
l’air « Soldat, lève-toi », issu des sonneries de clairon d’usage à l’armée. Du point de vue
pianistique, le traitement de l’articulation est particulièrement intéressant. En effet, si des
mouvements d’appui et relâche du poignet, déjà identifiés dans d’autres œuvres, y sont

73 C. Tomasi, Henri Tomasi: Le Coin de Claudinet, document tapuscrit inédit confié à l’auteur, p. 1.
74 Comme c’est le cas dans des œuvres du répertoire pianistique telles que les Kinderszenen, op. 15, de
Robert Schumann.

229
Ana Telles

évidents (ms. 10 et 12, main gauche), deux autres éléments sont à remarquer : l’utilisa-
tion constante du staccato dans toutes les notes, même les plus courtes, du motif initial
(ms. 1-7) ; et le contrepoint entre le jeu staccato continu de la main droite et de courts
éléments d’un jeu legato à la main gauche vers la fin de la pièce (ms. 16-24).

Exemple 22. Henri Tomasi, « I - Réveil du petit soldat », dans Le Coin de Claudinet,
Paris, A. Leduc, 1949, p. 1, [ms. 1-12].

Comme dans le cas de la pièce précédente, « Poupée triste » (pièce no 2) a pour base une
chanson populaire ; en l’occurrence, Tomasi va employer le rythme et le contour mélodique
général de « Fais dodo, Colas mon petit frère ». Du point de vue instrumental, elle fournit
un intéressant complément au « Réveil du petit soldat » ; en effet, c’est le jeu legato qui est
ici mis à l’honneur, parfois en contrepoint avec de courts éléments où une articulation plus
détachée est demandée à la main gauche (voir ms. 1-8). Ces éléments sont traités encore
une fois en faisant appel à un mouvement du poignet (concrétisé par la liaison sur deux
notes dont la première porte un trait de tenuto), réalisé plusieurs fois au fur et à mesure
des transpositions chromatiques successives du motif de tierce mineure ascendante qui est
sous-jacent. L’utilisation d’ostinatos, que j’ai remarquée plus haut comme étant un élément
essentiel de l’écriture pianistique de Tomasi, éventuellement en rapport avec sa pratique
de l’improvisation, réapparaît ici comme dans d’autres pièces du même recueil, de façon
presque généralisée.
Dans « Berceuse pour la petite cousine arabe », troisième pièce du recueil, l’utilisation
d’appogiatures à la main droite, conjuguée avec l’emploi du mode de sol mineur avec quarte
augmentée et les articulations demandées, pose d’intéressants problèmes de doigté (ms. 1-6).
« Le Petit cheval » (no 4) est bâti sur le principe du mouvement contraire des deux
mains à partir d’un axe commun, le mythique do central (ms. 1-5). Dans le milieu de la
pièce (ms. 9-17), de nouveaux problèmes de doigté se posent quand l’écriture suggère, à
la main droite, un déplacement à partir d’une position centrée majoritairement sur des
touches blanches vers une autre, chromatiquement voisine, basée sur des touches noires
et demandant l’usage des cinq doigts. Simultanément, la main gauche déploie encore une
fois un ostinato fondé sur des éléments communs dans la musique pour piano de Tomasi :
utilisation de quartes et quintes, alternance entre les doigts de la face externe de la main et
ceux de sa face interne.

230
Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

Dans « Le Clown et l’Écuyère » (no 5), nous allons retrouver un élément de complé-
mentarité remarqué ailleurs, notamment dans l’« Air à danser », des Pièces brèves : à la main
droite, de grands intervalles ascendants liés par une articulation spécifique en rapport avec
le mouvement de rotation du poignet, auxquels succèdent des intervalles d’octave descen-
dants, cette fois-ci déliés (ms. 1-4).

Exemple 23. Henri Tomasi, « V - Le Clown et l’Écuyère », dans Le Coin de Claudinet,


Paris, A. Leduc, 1949, p. 4, [ms. 1-5].

À la main gauche, on décèle un ostinato semblable, malgré la transposition, à celui que


l’on retrouve dans « La Boîte à musique » (8e pièce du même recueil), faisant alterner les
positions fermée et ouverte de la main ; dans cette dernière pièce, l’utilisation exclusive du
registre aigu introduit des questions de timbre et de positionnement face au clavier assez
particulières dans le répertoire didactique du piano, ce qui se passe aussi, dans une certaine
mesure, dans la neuvième pièce, « Concert des petits Anges musiciens ». Ici, remarquons
par ailleurs le principe de l’alternance des mains, sous une formule différente de celle que
nous pouvons déceler dans « Espiègleries », des Pièces brèves : ce sont à présent des motifs
de deux notes dans chaque main, fondés sur des intervalles mélodiques allant de la seconde
à la quarte, qui se succèdent continuellement.

Exemple 24. Henri Tomasi, « IX - Concert des petits Anges musiciens »,


dans Le Coin de Claudinet, Paris, A. Leduc, 1949, p. 7, [ms. 1-4].

« Le Petit Jésus et sa maman » (no 6) utilise encore une fois de courts éléments répétitifs,
sur deux simples positions de la main gauche, en ostinato (ms. 1-4). L’élément de gamme
descendante décelé dans « Le Petit cheval » apparaît sur un autre mode (ms. 5-6), tandis
que la main droite présente une succession de tierces doublées qui nous rappelle vague-
ment le Menuet de 1924, et qui est commune à « La Berceuse à Claudinet » (pièce no 10
du recueil).
231
Ana Telles

Le jeu dans « Berger, bergère (Santons) », septième pièce du recueil, est fondé sur le
dialogue entre les deux mains, encore une fois bâti sur de très courts motifs d’articulations
semblables qui se succèdent pour créer encore un ostinato (ms. 1-3).
« Les Rois mages (Santons) » (no 11) est une pièce bâtie, comme « Le Petit cheval », sur
la gamme de do majeur ; serait-ce une allusion aux débuts classiques de n’importe quel
pianiste qui n’ait pas été orienté par Chopin lui-même, qui préconisait la position de
si majeur comme étant préférable, car plus ergonomique 75 ? Ici, elle se présente dans sa
version descendante, et en dialogue avec la main gauche (ms. 1-3). À la fin de la pièce, un
élément homophonique « solennel », certainement en rapport avec la majesté des sujets
représentés, nous remet aux « fastes religieux» des « pastorales 76 » que, dans son enfance,
Tomasi interprétait sur l’harmonium de l’église le jour de Noël.

Exemple 25. Henri Tomasi, XI « Les Rois mages (Santons) », Le Coin de Claudinet, op. cit., ms. 1-7.

« Les Tambourinaires (Santons) », dernière pièce du recueil, reproduit l’élément percussif


en rapport avec le titre par un ostinato de la main gauche (noire, deux croches), dont la
première note est appuyée marcato et les deux suivantes sont courtes, staccato. Les intervalles
de quarte et quinte souvent employés par Tomasi dans sa musique pour piano, notamment
dans les figures d’accompagnement, sont à l’honneur. Là dessus vient se développer une
mélodie dans l’aigu, dont le registre peut suggérer le timbre d’un fifre (ms. 5-8).

Danseuses de Degas
Dans Danseuses de Degas, nous allons trouver des éléments-clés comparables à d’autres
précédemment identifiés dans les œuvres analysées. En effet, on a l’impression que, s’agis-
sant de la dernière œuvre pour piano de Tomasi, Danseuses de Degas synthétise plusieurs
éléments de l’écriture pour piano du compositeur.
Il nous faut d’abord remarquer que, sans doute se reportant au titre, Tomasi choisit le
modèle de la valse, genre par excellence de la musique de salon pour piano du xixe siècle,
et ceci malgré le fait que, sur le plan du langage musical, Danseuses de Degas est une pièce
assez expérimentale. Comment ne pas penser aux célèbres exemples de ce genre que nous
a légués Chopin, renouant ainsi avec une importante influence sur les œuvres de jeunesse
de Tomasi pour le piano, et avec sa propre histoire en tant que pianiste ? Les indications

75 Jean-Jacques Eigeldinger, Chopin pianist and teacher as seen by his pupils (trad. Naomi Shohet), Cambridge,
Cambridge University Press, 1986, p. 34.
76 M. Solis, op. cit., p. 14. Ne trouverait-on pas également dans les célèbres Fanfares liturgiques des réminiscences
de cette pratique ?

232
Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

« Élégant et mélancolique, assai rubato 77 » renforcent cette perspective, bien que des échos
lointains des Valses nobles et sentimentales de Ravel soient également perceptibles.
Sur le plan des particularités de l’écriture qui apparaissent transversalement sur plusieurs
œuvres analysées, en guise de « signatures musicales » de l’auteur, il faut premièrement
mentionner un refrain composé d’un jeu d’alternance des mains absolument comparable,
si ce n’est que les intervalles mélodiques employés sont beaucoup plus larges, à celui que
l’on trouve dans « Concert des petits anges musiciens » du Coin de Claudinet (ms. 16, 20,
75, 79, 97).

Exemple 26. Henri Tomasi, « Danseuses de Degas », dans Les nouveaux contemporains
(éd. Lucette Descaves), Paris, Choudens, 1965, p. 30 [ms. 13-16].

Les gammes 78, qui figurent extensivement dans Le Coin de Claudinet, peut-être en souvenir
de celles qui « empoisonnaient terriblement » le compositeur dans son enfance de jeune
apprenti pianiste, vont apparaître ici à plusieurs reprises (ms. 25, 27, 66, 68), sous un angle
instrumental très intéressant : articulés simultanément sur des modes différents à la main
droite et à la main gauche, elles sont éditées avec des suggestions de doigté uniformes,
faisant intervenir les passages du pouce aux mêmes moments.

Exemple 27. Henri Tomasi, « Danseuses de Degas », op. cit., p. 31 [ms. 25-27].

Revenant dans une version élargie en unissons vers la fin de la pièce (ms. 77-78 et 81-82),
elles ne permettent plus la simultanéité des passages du pouce, et ressemblent davantage
à des gammes conventionnelles ; cependant, le mode de mi mineur sans sensible étant à
la base, les principes traditionnels utilisés pour doigter les gammes majeures et mineures
sont à refaire.

77 H. Tomasi, « Danseuses de Degas », dans Les Nouveaux contemporains (éd. Lucette Descaves), Paris,
Choudens, 1965, p. 30.
78 M. Solis, op. cit., p. 14.

233
Ana Telles

Exemple 28. Henri Tomasi, « Danseuses de Degas », op. cit., p. 34 [ms. 81-82].

Les tierces doublées qui figurent dans le Menuet de 1924, ainsi que dans Le Coin de
Claudinet, constituent également un élément prépondérant dans Danseuses de Degas (ms.
28-36 et 87-90).

Exemple 29. Henri Tomasi, « Danseuses de Degas », op. cit., p. 31 [ms. 28-35].

Par ailleurs, remarquons également la présence d’un ostinato fondé sur des intervalles de
quarte à la main gauche (ms. 45-48), ainsi qu’un autre, où des transpositions chromatiques
successives d’un motif de tierce majeure ascendante nous font penser à la « Poupée triste »
du Coin de Claudinet. Sur cet élément va se déployer un motif de triades majeures en
triolets qui apparaît également dans les mesures 11 et 36 de l’« Air à danser », des Pièces
brèves (ms. 49-51).

Exemple 30. Henri Tomasi, « Danseuses de Degas », op. cit., p. 32 [ms. 48-51].

234
Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi

Conclusion
De par les circonstances de la vie et de sa carrière, Tomasi s’est intéressé au piano comme
instrument soliste principalement dans les années qui suivirent la fin de ses études, instru-
mentales, d’écriture et de direction d’orchestre. C’était alors, d’abord en pleine Guerre de
14-18, puis à la fin des années 1920, le véhicule normal pour une expression composition-
nelle encore à ses débuts.
Par la suite, dans les années 1930 et 1940, le piano deviendra le soutien d’une écriture
découvrant la voix et un allié naturel dans différentes combinaisons d’instruments en
musique de chambre. À partir de 1950, il interviendra surtout comme outil de divulga-
tion destiné à rendre disponibles à un public plus large les œuvres pour orchestre. À ce
moment-là, l’expérience de Tomasi en tant que chef lui procure une incontestable sûreté
dans le maniement des masses orchestrales, et le piano ne lui est plus tellement nécessaire
en tant qu’outil premier d’écriture ; même la musique de chambre sans piano nous révèle
sa volonté de recherche par rapport à différentes associations d’instruments de la famille
orchestrale.
Remarquons, cependant, l’aveu suivant, que nous transmet le fils du compositeur : « de
toute façon maintenant, dans les années 1950, 1960, je ne peux plus écrire pour le piano,
car quand je joue au piano, j’entends l’orchestre 79. » Ne s’agit-il pas ici d’un processus
d’identification presque total entre l’instrument de sa formation et la formation instrumen-
tale par excellence de son activité professionnelle ? Le lien avec le piano est alors peut-être
inexprimé, mas non pas supprimé.
En effet, les atavismes et les réflexes pianistiques persistent, et Danseuses de Degas est là
pour le prouver. Même s’il n’est pas sûr que cette œuvre ait été conçue originalement pour
le piano, son idiome pianistique laisse supposer la place que cet instrument tenait encore
dans l’esprit du compositeur.
Je pense pouvoir déduire de l’analyse effectuée que l’écriture pianistique de Tomasi se
nourrit manifestement de son expérience en tant que pianiste, que ce soit au niveau des
répertoires, styles et genres pratiqués tout au long de ses années de formation ou au niveau
des différentes pratiques qui composaient l’exercice de ce qu’il appelait « le métier ».
S’étant développé sous l’influence de compositeurs tels que Chopin et Liszt, que
Tomasi admirait particulièrement, son pianisme n’est pas particulièrement novateur,
mais il est consistant et assez original, voir expérimental (dans certaines pièces). Au fil
des œuvres interrogées, on vérifie un retour cohérent à des références de son passé d’ins-
trumentiste, y compris la pratique soutenue de l’improvisation, sans que pour autant ses
influences deviennent des sujets d’imitation. Des traits spécifiques d’écriture se reportant
parfois à des gestes instrumentaux clairement identifiables sont récurrents et créent une
unité dans l’approche pianistique de Tomasi ; cette unité se manifeste dans ses œuvres pour
piano malgré les périodes de temps qui les séparent et les différents langages musicaux qui
les sous-tendent.

79 C. Tomasi, Interview conduite par l’auteur, Paris, 07/02/2013.

235
Ana Telles

Dans le cas des deux œuvres par rapport auxquelles on ne peut pas affirmer, d’un point
de vue historiographique, que le piano était définitivement l’instrument auquel fut confié
leur première version, le caractère éminemment pianistique de Pièces brèves et le système de
références de Danseuses de Degas, se reportant à des œuvres antérieures pour le piano, me
semblent pouvoir soutenir une telle hypothèse.
Ainsi, l’instrument de sa formation restera pour Tomasi, jusqu’à la dernière décennie
de sa vie, un symbole (tout son drame lyrique Le Silence de la mer gravite autour) et un
moyen d’expression lui permettant de renouer avec son propre passé.

236
Table des matières

Avant-propos
Jean-Marie Jacono & Lionel Pons 5

Esthétique, style, langage


Henri Tomasi : images et imaginaires
Danièle Pistone 13

Henri Tomasi : Être ou ne pas être moderne


Michel Duchesneau 23

Quelques observations sur le langage musical et la dramaturgie d’Henri Tomasi


dans Miguel Mañara, Sampiero Corso et Le Silence de la mer
Jean-Pierre Bartoli 35

L’univers musical d’Henri Tomasi


Philippe Malhaire 59

Les figures mélodiques dans la musique symphonique d’Henri Tomasi


Étienne Kippelen 71

Le langage de Tomasi
Jacques Amblard 85

L’homme, la vie
« Mare Nostrum » : ombre et lumière dans la vie et l’œuvre d’Henri Tomasi
Michel Solis / Claude Tomasi 101

Témoignage : « On ne voit bien qu’avec le cœur »


Serge Baudo 119

Un musicien dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale


Frédéric Ducros Malmazet 121

559
Henri Tomasi, du lyrisme méditerranéen à la conscience révoltée

Domaines d’activité
et transversalités dans l’œuvre
Henri Tomasi et la radio
Christophe Bennet 141

Henri Tomasi et le cinéma : une stimulation féconde


Jérôme Rossi 157

Du timbre à la technique instrumentale


Xavier Canin 179

De quelques mélodies d’Henri Tomasi


Michel Faure 195

Le piano dans l’œuvre d’Henri Tomasi


Ana Telles 209

Racines méditerranéennes et lyrisme apollinien


« L’exotisme provençal » dans l’œuvre d’Henri Tomasi
Sylvain Brétéché 239

Typologies musicales à l’œuvre dans les Lettres de mon moulin (1954)


de Marcel Pagnol
Dominique Escande 259

Citations et parodies du populaire dans l’œuvre musicale


Éric Montbel 271

Le chant corse et ses influences dans l’esthétique d’Henri Tomasi


à travers l’opéra Sampiero Corso
Emmanuelle Mariini 287
L’influence de la Corse dans l’œuvre d’Henri Tomasi
Frédéric Ducros Malmazet 297

« Une musique qui vient du cœur »…


Fabien San Martin 323

Pensées, images, mélodies… sous la lumière des Cyclades !


Kalliopi Stiga 339

La dimension spirituelle
Don Juan de Mañara : la rédemption, figure emblématique de l’opéra francophone
dans l’après-guerre
Cécile Auzolle 365

Henri Tomasi, compositeur existentiel


Eero Tarasti 377

Le Requiem pour la paix, un parcours musical et existentiel


Guillaume Gratia 385

560
Table des matières

L’humanisme et la révolte en œuvres


Le Silence de la mer : un drame lyrique d’après Vercors
Cécile Quesney 405

Le Concerto de guitare de Tomasi et la mémoire du poète assassiné


Salim Dada 417

Ulysse ou le beau périple d’Henri Tomasi (1961-1964)


Lionel Pons 443

La Symphonie du Tiers-Monde, image cinématographique et montage musical


Jean Paul Olive & Álvaro Oviedo 471

De Tomasi à Pécou : symphonie du Tiers-Monde, symphonie du Tout-Monde


Nicolas Darbon 485

Les timbres-ambiances dans Retour à Tipasa d’Albert Camus et Henri Tomasi


Fethi Salah 507

Retour à Tipasa : la Méditerranée d’Albert Camus et Henri Tomasi


Ana Telles 519

Index des œuvres d’Henri Tomasi 547

Index des œuvres musicales d’autres compositeurs 553

561
HENRI TOMASI
DU LYRISME MÉDITERRANÉEN
À LA CONSCIENCE RÉVOLTÉE
ARTS Ce livre propose une première synthèse de la recherche musicologique
consacrée au compositeur Henri Tomasi (1901-1971).
rassemble des
ouvrages de Des racines corses et provençales à sa carrière de compositeur, des
recherche sur aspects d’un lyrisme méditerranéen aux révoltes d’un musicien
l’histoire des pleinement concerné par les bouleversements et les injustices qu’a
arts et sur la
théorie et la traversés son siècle, Henri Tomasi fait de l’ensemble de son œuvre l’écho
pratique des arts d’un humanisme vibrant, qui l’amène de l’inquiétude mystique à un
contemporains. engagement exigeant. L’esthétique, la pensée, les différents domaines
d’activités et les transversalités dans l’œuvre sont d’abord abordés, avant
plusieurs études détaillées consacrées à des pages essentielles de ce
musicien, dont le legs demeure l’un des plus riches et des plus humains
du XXe siècle.
La singularité de cette personnalité, étrangère à tout phénomène de
groupe, à toute chapelle musicale ou stylistique, trouve dans les travaux
présentés sa toute première approche scientifique. Elle est la légitime
corollaire d’une redécouverte désormais fermement amorcée dans
l’esprit des interprètes, comme des publics du monde entier.

En couverture : Jean-Marie Jacono, maître de conférences en musicologie à l’université d’Aix-


Henri Tomasi en 1953 à Amsterdam, Marseille (LESA, EA 3274), a consacré ses travaux à la sociologie des œuvres musicales,
photo D.R. à l’opéra russe et aux musiques populaires modernes.
Partition de la Symphonie du Tiers-
Monde d’Henri Tomasi (1968). Lionel Pons, docteur en musicologie, professeur d’analyse et d’histoire de la
musique au CNRR de Marseille, a consacré à la musique française du XXe siècle, de
Lucien Durosoir à Darius Milhaud, plusieurs publications scientifiques.

9 791032 000069
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