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DERRIDA ET LA VÉRITÉ DU DESSIN : UNE AUTRE RÉVOLUTION
COPERNICIENNE ?
Éliane Escoubas
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Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »

2007/1 n° 53 | pages 47 à 59
ISSN 0035-1571
ISBN 9782130561842
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2007-1-page-47.htm
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Pour citer cet article :


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Éliane Escoubas, « Derrida et la vérité du dessin : une autre révolution
copernicienne ? », Revue de métaphysique et de morale 2007/1 (n° 53), p. 47-59.
DOI 10.3917/rmm.071.0047
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Derrida et la vérité du dessin :
une autre révolution copernicienne ?
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RÉSUMÉ. — On part ici de l’hypothèse que Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et


autres ruines de Jacques Derrida est en quelque sorte l’illustration de La Voix et le
phénomène et donc la critique, par Derrida, de la phénoménologie de l’intuition, de la
perception et de la vue. On relève toutefois aussi des rencontres avec Husserl et Kant.
On n’oublie pas non plus qu’il y va de l’art, des arts visuels et, dans la grande richesse
thématique de cet ouvrage, on relève des moments forts, aussi bien que des moments
faibles, au sujet des arts du « visible ». La question demeurant : Derrida « voit »-il le
dessin, la peinture et, même, entend-il la musique ?

ABSTRACT. — The starting point of this paper is the hypothesis that Mémoires d’aveugle.
L’autoportrait et autres ruines is somehow the illustration of Speech and Phenomenon, and
constitutes consequently Derrida’s critique of the phenomenology of intuition, perception
and vision. It is however also possible to put the emphasis on some crossingpoints with
Husserl and Kant. What should not be forgotten is the fact that what is at stake here is art,
i.e. visual arts, and that in the great thematic richness of this work, it is possible to bring
to light strong and weak points concerning the arts of the « visible ». But the question
remains : can Derrida « see » the design, the painting, and even can he hear the music ?

Le livre de Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines 1,


répond à une demande du musée du Louvre qui avait alors mis en place, sous
le titre général de « Parti pris », une série d’expositions où un auteur connu
était invité à organiser une exposition, sur un thème de son choix, composée
essentiellement de peintures ou dessins issus des réserves du Louvre. L’auteur-
organisateur accompagnait son exposition d’une « Préface » qui, avec les
reproductions des œuvres choisies, faisait l’objet d’un ouvrage. L’exposition
organisée et préfacée par Derrida s’appelait donc « Mémoires d’aveugle. L’auto-
portrait et autres ruines ». Le choix de Derrida s’était porté sur des portraits ou
dessins représentant des aveugles et, partant de cet « objet » – dessins montrant
des aveugles –, s’est déporté naturellement vers la question de savoir si un
aveugle pourrait dessiner et, mieux encore, si dessiner ne serait possible qu’à

1. J. DERRIDA, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Réunion des musées
nationaux, 1990.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 1/2007


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48 Éliane Escoubas

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la condition même d’être aveugle : du choix, empirique en somme, Derrida a
infléchi sa démarche vers la question des conditions de possibilité du dessin ;
l’aveuglement en serait une ou peut-être même l’unique condition. Dès lors la
question se pose en rapport étroit avec celle de l’autoportrait : puisque, de toute
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évidence, un autoportraitiste, quand il se dessine, ne se voit pas ; l’autoportrait


est le paradigme même de ce moment où le dessinateur est aveugle. Et puisque,
que l’être-aveugle concerne le « dessiné » (l’objet de la représentation) ou le
dessinateur-autoportraitiste (le sujet représentant), il y va d’une perte (perdre la
vue – se perdre de vue), d’un manque ou d’une privation, l’autoportrait et/ou
le dessin se rapportent, à l’évidence, à la notion de « ruine ».
Voilà donc, empiriquement esquissé, le projet de cette exposition-préface. On
sait que Derrida avait publié en 1978 « La vérité en peinture », explicitée comme
un « quadri-parti » où une part importante était faite à Kant et la Critique de la
faculté de juger et à Heidegger et L’Origine de l’œuvre d’art, ainsi qu’aux
peintres et amis de Derrida, Adami et Titus-Carmel, ainsi que Van Gogh dans
la question de la « Restitution » des chaussures, posée par Schapiro à Heidegger.
Il est certain que ce premier texte, La Vérité en peinture, laisse des traces dans
les Mémoires d’aveugle, mais je ne veux pas aller à la rencontre de ces traces
aujourd’hui. Je me contenterai de tirer quelques fils (des fils qui pourraient être
des « points » ou des « lignes ») de Mémoires d’aveugle, sans du tout arpenter
l’ensemble de ce texte d’une grande richesse. Quelques fils qui se tisseraient,
entre autres, autour de Kant et de Husserl.
De Mémoires d’aveugle, je vais pour commencer tirer deux fils directeurs.
L’un est, de la part de Derrida, biographique. Derrida avait un frère qui dessinait
et dont toute la famille admirait le talent ; mais lui était très maladroit et ses
dessins n’enthousiasmaient personne. Rivalité et jalousie donc. Ce que j’appel-
lerai la compensation, pour Jacques Derrida, tendait au rabaissement du dessin
et à la valorisation de l’écriture – dont il projetait ainsi non seulement de faire
son talent propre, mais aussi qui lui apparaissait supérieure à l’acte de dessiner.
Voilà pour la circonstance empirico-biographique.
L’autre fil est philosophique. Il tient dans la critique par Derrida – et dans
tous ses textes des années 70 et 80 – de « l’autorité théorique de la vue » où
se délègue la métaphysique. Critique de la métaphysique donc, entendue depuis
les Grecs comme philosophie de la présence, de la présence pleine, de la
présence du présentement présent. Depuis les Grecs et jusqu’à la phénoméno-
logie, notamment avec le fameux thème husserlien de « l’intuition donatrice
originaire », c’est-à-dire « le principe des principes » du § 24 des Ideen I 2.

2. Edmund HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, tome I, trad. fr. Paul Ricœur,
Paris, Gallimard, 1950, p. 78.
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Principe des principes, intuition donatrice originaire ou originarité de la per-
ception : tout commence dans la phénoménologie par la perception. Avec Kant
déjà aussi. C’est-à-dire tout commence avec la « vue ». Si l’on veut « sortir »
de la métaphysique, il faudrait alors sortir de la « présence », de l’intuition
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donatrice originaire, de la perception et de la vue. Il faudrait perdre la vue,


perdre de vue la vue. L’aveugle est donc celui qui va avancer et nous faire
avancer dans la critique de la philosophie de la présence ou de la phénoméno-
logie. L’aveugle va détenir ce pouvoir critique, par rapport à la métaphysique
de la « présence ». C’est ainsi qu’il y a un rapport évident entre le commentaire
de Derrida à la première Recherche logique de Husserl, dans La Voix et le
phénomène (1967) 3 et les Mémoires d’aveugle. Mémoires d’aveugle serait à lire
comme l’« illustration » de La Voix et le phénomène. Ou bien, inversement
aussi, La Voix et le phénomène, anticipant Mémoires d’aveugle, serait la prévi-
sion ou la prémonition, prophétisation de Mémoires d’aveugle. Effet de miroir
donc entre les deux textes, effet de « prothèse », puisque Derrida conçoit le
miroir comme « prothèse ». En tout cas, il y va du renversement, de la révolution,
de la présence en absence, de la vue en aveuglement et telle serait la vérité de
Mémoires d’aveugle, illustrée et illustration de La Voix et le phénomène.
Je vais procéder en quatre étapes, ou plutôt je vais tirer quatre « fils » que
j’intitule maintenant : 1. Éloge de la main ; 2. Éloge de la mémoire : une logique
du Schritt zurück ou de l’après-coup ; 3. Hypothèse transcendantale et hypothèse
événementielle ; 4. Une aveuglante vérité.

1. ÉLOGE DE LA MAIN

Comment représenter un aveugle par le dessin ou un autre art visuel, peinture


ou sculpture ? Les représentations d’aveugles représentent avant tout leurs mains.
La main est le signe identificatoire de l’aveugle et pour ainsi dire son essence
générale ou générique. L’aveugle est toujours quelqu’un qui tend les mains,
quelqu’un qui porte ses mains vers l’avant. Qu’en est-il des yeux de l’aveugle ?
Presque toujours tournés vers le haut, des yeux à peine visibles, presque fermés,
paupières mi-closes et retournées en direction du ciel. De sorte qu’on voit qu’il
ne voit pas – et on le voit doublement : à ses mains et à ses yeux. La perte de la
vue est chez lui ce qu’on n’aperçoit qu’indirectement ; et c’est en revanche, à
l’évidence, par un organe ou membre de substitution qu’on peut conclure qu’il a
perdu la vue ou n’a jamais vu : l’avancée des mains rend évident – c’est-à-dire
visible – son état d’aveugle. Ses mains sont l’évidence de son aveuglement.

3. J. DERRIDA, La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967.


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On peut faire référence au grand nombre de représentations d’aveugles en
dessin ou en peinture que Derrida expose dans son exposition. Par exemple, le
dessin de Coypel, Étude d’aveugle 4. J’aimerais faire aussi référence à un tableau
que Derrida ne montre pas et qui est tout aussi évident : Les Aveugles de Bruegel
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l’Ancien (sur lequel je reviendrai). Ainsi la sensibilité essentielle d’un aveugle


est celle du toucher. Il s’agit pour lui de « sentir par les mains » et Derrida, se
référant à Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, remarque
qu’un aveugle « voit par la peau », et mieux encore que la peau est « comme
une toile », une surface d’inscription, un « miroir sensible » 5. Les aveugles ont
« les yeux au bout des doigts », comme le dit Roger de Piles 6, et cela veut dire
deux choses : les bouts des doigts voient, mais aussi sont comme des reflets
qui redoublent, en miroir, ce qu’ils touchent. Il est étrange que Derrida ne fasse
pas appel à cette forme d’art qu’est le tatouage (des primitifs notamment), dessin
à même la peau, qui fait de la peau une « toile » – qui, certes, se donne à voir
à la vue des voyants, mais porte les marques des scarifications, comme le sont
aussi le dessin ou la gravure.
Ainsi peut-on remarquer aussi, par les multiples récits bibliques ou autres et
par les dessins représentant des guérisons d’aveugles, que la guérison se fait
toujours par imposition des mains (par le Christ, par Tobie guérissant son père,
etc). Les aveugles sont toujours sauvés par des mains : les leurs portées en avant
en guise de protection, ou celles du thaumaturge posées sur leurs yeux d’aveu-
gles. Une sorte de chirurgie (kheir, en grec, veut dire « main ») transcendantale
constitue donc la forme a priori pour tout tableau ou dessin représentant des
aveugles.
Mais, quelle différence alors entre le dessin et l’écriture ? Il y a toujours une
peau, une toile, une page sur laquelle la main opère. Dessin et écriture ne
sont-elles pas alors la même opération chirurgicale – en somme le même acte
de la main ? Dès lors, Jacques Derrida et son frère ne sont-ils pas équivalents
et même substituables l’un à l’autre ? La rivalité entre le « trait » du dessin et
la « lettre » de l’écriture est-elle justifiée ? D’où la « lettre » peut-elle bien tenir
sa supériorité sur le « trait » ? Y aurait-il dans l’écriture un supplément – un
supplément de traces ? À considérer les choses de près dans le texte de Derrida,
cela n’est pas clair du tout. À moins qu’on ne fasse appel – contre Derrida,
c’est-à-dire contre son gré – à un texte de Husserl dans les Ideen II, § 56 h,
intitulé « Corps propre et esprit en tant qu’unité de compréhension : objets
investis d’esprit (begeistete Objekte) ». Malgré Derrida, je n’hésite pas à faire

4. J. DERRIDA, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, op. cit., p. 13.


5. Ibid., p. 103. Les citations données par Derrida sont issues de Diderot.
6. Ibid., p. 45, cité par Derrida.
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appel à ce texte de Husserl – où la lecture est le paradigme de l’écriture qu’elle
suppose :

Quand je lis ce livre, ligne par ligne et page après page, ou quand je lis « dans ce
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livre » et que je saisis les mots et les phrases, il y a là des choses physiques, le livre
est un corps, les pages sont des feuilles de papier, les lignes des noircissements et des
marques imprimées à certains endroits de ces feuilles. Est-ce cela que je saisis quand
je « vois » ce livre, quand je « lis » ce livre, quand je vois qu’est écrit ce qui est écrit,
qu’est dit ce qui est dit ? Il est manifeste que mon attitude est tout autre. J’ai, il est
vrai, certaines « apparences »… Mais ce n’est précisément pas sur cela que je suis
orienté. Je vois ce qu’il y a là de chosique, dans la mesure où cela m’apparaît, mais
« je vis, par la compréhension, dans le sens »… Y a-t-il là un deuxième élément, le
sens, « lié » au premier ?… Le livre, avec ses feuilles de papier, sa reliure, etc., est
une chose. À cette chose, il n’y en a pas une autre, le sens, qui se raccrocherait, mais
au contraire celui-ci, d’une certaine manière, pénètre de fond en comble le tout
physique en l’animant… Le sens spirituel, en animant les apparences sensibles,
fusionne d’une certaine manière avec elles, au lieu de leur être lié dans une simple
juxtaposition 7.

Derrida doit alors présupposer le « sens », au sens husserlien du terme, pour


déployer la différence entre le dessin et l’écriture.
Mais l’éloge de la main se heurte à autre chose encore : Derrida ne doit-il
pas réactualiser sa propre critique de Rousseau, telle qu’il l’a faite dans De la
grammatologie ? Car Rousseau n’oppose pas la main (le toucher, le contact, le
geste en somme) à la vue, mais la vue et le geste ensemble à la voix. Pour
Rousseau, la vue et le geste (les yeux et les mains) sont du même côté, du côté
opposé à la voix. Et la voix s’oppose à l’écriture, qui s’exerce d’un seul tenant
par la vue et par le geste. Derrida sépare donc ce que Rousseau liait : vue et
geste. Dans la perspective rousseauiste, il ne resterait pas le moindre geste pour
déterminer ou « sauver » un aveugle. Mais il pourrait chanter ! Ce que Derrida
semble méconnaître ici.

2. ÉLOGE DE LA MÉMOIRE :
UNE LOGIQUE DU SCHRITT ZURÜCK
OU DE L’APRÈS-COUP

En fait, le dessin est, selon Derrida, l’œuvre de la mémoire. Et l’écriture


aussi. Car, lorsque le dessinateur trace ou tire un trait ou que l’écrivain écrit, à

7. E. HUSSERL, Recherches phénoménologiques pour la constitution (Idées, tome II), trad. fr.
Éliane Escoubas, Paris, PUF, 1982, pp. 324 sq.
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l’instant où la pointe de son crayon ou de sa plume touche la toile ou le papier,
il ne voit pas le point sur lequel sa pointe pointe, il est aveugle à ce point – et
ce qu’il vient de tracer ou d’écrire tombe pour lui dans le passé. Le « point-
source », le point de la pointe est toujours invisible pour lui. L’instant (Augen-
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blick) du tracement, du « pointage », du présent actif, du présentement présent,


est « aveugle », le dessinateur comme l’écrivain pointent « en aveugle ». Vers
l’aval, il y a le vide, ce qui n’est pas encore pointé, le « pas encore », vers
l’amont, il y a le passé, le révolu, le « ne… plus » – dessiner ou écrire réside
donc dans une continuelle disparition du point de la pointe : le point de la pointe
échappe toujours 8. On peut « revoir » ce qui a été déposé par la pointe. Mais
« revoir », est-ce « voir » ? Non, selon Derrida, « revoir » ce qui est passé, c’est
se souvenir. Seule donc la mémoire sauve de la perte la ligne tracée ou la ligne
écrite. C’est par la mémoire que la ligne survit. La ligne est l’« après-coup »
d’un acte – l’acte de pointer – qui n’a jamais été vu, qui n’a jamais été vu dans
sa présence même. Et le point, tracé à tel ou tel instant, a disparu dans la ligne
une fois tracée, il ne se remarque pas, il ne se distingue pas des autres points
de la ligne, il se fond et se confond avec les autres – il n’y a pas de points
visibles, on ne voit qu’une ligne – qui résulte de ce flash-back ou de ce Schritt
zurück du « voir » en tant que « revoir ». On ne voit donc qu’au passé, en
souvenir. On ne voit pas, on revoit.
La vision n’existe qu’au passé, jamais au présent. Et Derrida insiste sur cette
« vision » entendue comme mémoire du « hors » du présent, mémoire d’un
présent « inconnu » en tant que présent. Il remarque que les aveugles sont
souvent, dans l’histoire sainte ou dans l’histoire ancienne, reconnus comme des
« témoins » – ils sont les plus aptes à porter témoignage. Mais aussi comme
des « voyants » d’un futur qui n’a pas encore eu lieu, donc comme des prophètes
ou devins (comme Tirésias par exemple). Les aveugles sont en quelque sorte
dépourvus ou privés du présent et sont par là particulièrement doués pour voir
ce qui ne se voit pas au présent, c’est-à-dire l’absent : le passé ou l’avenir. Dès
lors, on peut dire que, même pour ceux qui voient, il n’y a jamais « perception »,
mais toujours « souvenir ». On ne voit pas, on se souvient. Dès lors, on peut se
demander si cela consonne, ou bien s’oppose au contraire, avec cette perception
par esquisses (Abschattungen) que décrit Husserl et que Merleau-Ponty désigne
aussi bien comme « imperception », du fait de son incomplétude principielle,
de son impossible totalisation. La perception est-elle encore le principe de la
phénoménologie, si elle est toujours « en défaut », « par défaut » ? Le point de

8. Cela nous fait étrangement penser à une sculpture en bois et fer d’Alberto Giacometti, La
Pointe à l’œil, sous-titrée « Relations désagrégeantes » (musée national d’Art moderne, Centre
G. Pompidou, Paris) — non mentionnée par Derrida, mais qui nous semble rejoindre son propos
ici.
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vue de Derrida sur la perception ne rejoint-il pas tout simplement celui de
Husserl ?
Pourtant, ne semble-t-il pas que Derrida oublie le traitement husserlien de la
question, notamment dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience
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intime du temps ? Car Husserl ne dit pas tout uniment que l’instant tombe sans
plus dans le passé – et ce que Derrida ne voit pas ici, c’est précisément la
structure husserlienne de la « rétention ». Soit, par exemple, un son, un « objet
temporel » – par objets temporels, écrit Husserl, « nous entendons des objets
qui ne sont pas seulement des unités dans le temps, mais qui contiennent aussi
en eux-mêmes l’extension temporelle » 9. Soit donc une mélodie : « Le son
commence et il cesse, et toute l’unité de sa durée, l’unité de tout le processus
dans lequel il commence et finit, “tombe” après sa fin dans le passé toujours
plus lointain. Dans cette retombée, je le “retiens” encore, je l’ai dans une
“rétention”, et tant qu’elle se maintient, il a sa temporalité propre, il est le
même, sa durée est la même… Pendant tout ce flux de conscience, j’ai
conscience d’un seul et même son en tant que son qui dure, qui dure mainte-
nant. » 10 Ainsi, Husserl distingue clairement la « rétention » qui concerne ce
qui est « juste en train de passer » et qui constitue un présent élargi et le souvenir
secondaire qui concerne le passé révolu, le passé qui ne passe pas, mais qui est
passé et qui peut être seulement rappelé et reproduit. Au contraire, l’« objet »
de la rétention n’est pas de l’ordre du reproductible et il n’est donc pas mémoriel.
La question serait alors : comment Derrida entendrait-il la mélodie – celle, par
exemple, dont parlait Rousseau ?
Ce que Derrida semble méconnaître ici, c’est alors la « rétention », comme
acte présent justement. Et ne pouvons-nous pas dire que la rétention fait échec
à l’instant toujours disparaissant, et même toujours déjà d’avance disparu, de
la « pointe » ? D’ailleurs, dans la logique dominante de l’« après-coup » qu’il
promeut, Derrida n’est-il pas aussi en contradiction avec ce que Kant appelle
« les anticipations de la perception », dans « l’Analytique des principes » de la
Critique de la raison pure ? Le principe kantien des anticipations de la percep-
tion est le suivant : « Dans tous les phénomènes, la sensation et le réel qui lui
correspond dans l’objet ont une grandeur intensive, c’est-à-dire un degré. » Je
cite :

La perception est la conscience empirique, c’est-à-dire une conscience accompagnée


de sensation… Or, comme la sensation n’est pas du tout en soi une représentation
objective et comme on ne trouve en elle ni l’intuition de l’espace ni l’intuition du

9. E. HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. fr.
Henri Dussort, Paris, PUF, 1964, p. 36.
10. Ibid., pp. 37-38 (nous soulignons).
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temps, elle n’aura pas sans doute de grandeur extensive ((juxtaposition de parties),
mais elle aura pourtant une grandeur (qui même lui viendra de l’appréhension d’elle-
même où la conscience empirique peut croître depuis rien = 0 jusqu’à sa grandeur
donnée), elle aura donc une grandeur intensive et tous les objets de la perception,
dans la mesure où cette perception renferme de la sensation, doivent être affectés
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d’une grandeur intensive, c’est-à-dire avoir un degré d’influence sur les sens…
L’appréhension faite simplement au moyen de la sensation ne remplit qu’un moment,
elle n’a donc pas de grandeur extensive. Mais il faut remarquer que toute sensation
est susceptible de diminution, si bien qu’elle peut décroître et disparaître… Toute
sensation, par suite aussi toute réalité dans le phénomène, si petite soit-elle, a un
degré, c’est-à-dire une grandeur intensive qui peut toujours être diminuée.

Et après avoir établi, je cite de nouveau dans la même partie du texte, que « tous
les phénomènes en général sont des grandeurs continues, aussi bien sous le
rapport de leur intuition, en tant que grandeur extensive, que sous le rapport de
la simple perception (sensation et par suite réalité) en tant que grandeurs inten-
sives », il conclut que « le réel qui correspond aux sensations en général, par
opposition à la négation = 0, ne représente que quelque chose dont le concept
implique une existence (ein Sein) » 11. Il y va donc chez Kant d’une distinction
essentielle entre « intuition » et « perception » (ou « sensation ») – ce que ne
distingue pas Derrida.
Il faut donc noter que Derrida oublie la « sensation », dans l’acte de pointer
ou tracer avec une pointe, alors que l’analyse de Kant permet de dire que l’acte
de « pointer » est accompagné d’une sensation et manifeste une « existence ».
Le point qu’on pointe ou qu’on trace « existe », il est « réel », et l’acte de pointer
a une grandeur intensive, un degré de sensation au moment où on l’exécute.
Autrement dit, dessiner ou écrire n’est pas un acte dépourvu de sensation – c’est
avant tout un acte sensible – et non purement et simplement mémoriel.
Ce qui est remarquable, c’est que Derrida, tout en reniant la sensation, ne
l’ignore pas non plus, puisqu’il y a, semble-t-il, chez lui, une étrange substitu-
tion. Ne voit-il pas le « pointer » de la pointe comme un « point de fuite » tel
qu’on le « voit » dans la structure de la perspective et de la « construction
légitime » de la Renaissance ? Ne fait-il pas de la « pointe » tracée ou écrite un
« point de fuite », c’est-à-dire ce point que, dans la perspective renaissante, on
ne voit jamais et par où tout s’échappe et disparaît – ce point de la fuite de tout
dans l’espace, où rien ne se maîtrise plus, où la vue se perd, ce point qui est
celui de la perte de la vue ? Ou bien, dit-il, une « tache aveugle » – ce à partir
de quoi on voit, mais qui ne se voit pas lui-même. Point de la pointe, point de

11. KANT, Critique de la raison pure, trad. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 1994,
pp. 167 sq. (nous soulignons).
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Derrida et la vérité du dessin : une autre révolution copernicienne ? 55

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fuite et tache aveugle ne sont-ils pas pour Derrida un seul et unique point ? Or,
c’est ce que contredisent Les Aveugles de Bruegel. Mains tendues en avant, se
tenant à leur bâton et les uns aux autres, ils avancent (de cela, de ce déplacement,
ils doivent avoir la sensation), mais que l’un tombe et il entraîne alors toute la
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suite des aveugles dans le trou. Le trou est pour eux comme un point de fuite
où ils se « précipitent », ce qui les attend à la fin. Et pourtant pour Bruegel,
ce n’est pas le point de fuite du tableau, le point de fuite de la représentation.
C’est peut-être cette confusion des « deux points » (le point de chute des aveu-
gles et le point de fuite du peintre ou du dessinateur) que Derrida opérerait.
Pourtant, ces aveugles, comment les regarde-t-on ? Comment les regardent à la
fois le peintre et le spectateur ? Les aveugles tracent une ligne, quasiment une
ligne d’écriture, de gauche à droite où ils vont tomber, mais le peintre et
nous-mêmes les voyons de côté, nous ne regardons pas dans la même direction
qu’eux, et nous les voyons, dans la première moitié de la ligne, de bas en haut
(contre-plongée) et dans la seconde moitié de la ligne, de haut en bas (en
plongée) ; le point de fuite du peintre ou du spectateur serait donc dans la
cassure où la vue s’inverse et non pas dans le trou où les aveugles tombent sans
le « voir ».
Logique du Schritt zurück ou logique de l’après-coup, comment nommer au
plus juste cette logique qui semble empêcher Derrida de distinguer le point de
fuite du tableau, le point de la pointe du dessinateur et le point de chute des
aveugles ?

3 . H Y P OT H È S E T R A N S C E N DA N TA L E
E T H Y P OT H È S E É V É N E M E N T I E L L E

En un certain sens, l’expérience des aveugles est une « épreuve ». Une épreuve
pour les aveugles eux-mêmes : la chute ne leur fait-elle pas éprouver le manque
de la vue, qu’elle soit perdue à un certain moment de leur vie ou qu’ils n’aient
jamais vu ? Ne peut-on faire l’hypothèse qu’ils éprouvent, qu’ils ressentent ce
manque, cette privation ? Mais elle est une épreuve aussi pour le dessinateur :
comment dessiner un aveugle ? Telle est la question que se pose d’abord Derrida,
mais aussi comment le dessinateur, puisqu’il ne voit pas l’instant de la pointe qu’il
pointe sur la toile, peut-il dessiner alors qu’il ne voit pas ce point proprement dit
et qu’il est susceptible de ne pas voir ce qu’il a déjà pointé et qui est disparaissant
– qu’il ne peut que revoir en souvenir ? Mieux encore : pendant qu’il regarde le
modèle, le motif, il perd de vue nécessairement le dessin qu’il fait. Il n’a pas le
choix : ou bien il regarde le modèle et il ne voit pas le dessin ou bien il regarde
le dessin et ne voit pas le modèle. L’écrivain, au contraire, n’a pas de modèle à
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56 Éliane Escoubas

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regarder et ce choix quasi héroïque ne se pose pas pour lui. Le dessinateur dessine
« en aveugle », c’est-à-dire qu’il fait l’épreuve d’un deuil : deuil du modèle ou
deuil du trait. À l’origine du dessin, il y a donc une perte : à l’origine il y a la
ruine. La ruine n’est pas à la fin, mais à l’origine.
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Le champ de ruines de l’origine du dessin n’est-il pas alors comparable à ce


« divers de l’intuition » kantien, ce divers de la « sensation » qui nécessite, pour
en venir à être « vu » (je souligne : « vu »), les formes a priori de la sensibilité,
l’espace et le temps, qui sont elles-mêmes non intuitionnables. Il y a donc, chez
Kant, quelque chose qui échappe à l’intuition, ce sont les formes – a priori et
transcendantales de l’intuition elle-même : impossible de les objectiver dans
une intuition d’objet. Ne sommes-nous pas au plus près de cette perte de
l’intuition, cette perte de la vue que Derrida établit à la « pointe » du dessin ?
C’est bien le cas, en effet, et alors l’hypothèse du dessinateur aveugle est bel
et bien une hypothèse transcendantale : en cette hypothèse résideraient les
« conditions de possibilité » du dessin. Et alors, on pourrait sans doute dire que
Derrida rejoint Kant, non pas en ce qui concerne la question du « degré » de
sensation, mais en ce qui concerne les « limites » de l’expérience – celles que
l’expérience impose. Hors des limites de l’expérience, pas de dessin chez Der-
rida, pas d’objet chez Kant. Mais y a-t-il des limites de l’écriture identiques à
celles du dessin ? Non, si l’on postule que l’écriture est douée de « sens ». Le
sens est donc le postulat qui fait que l’écrivain n’est pas un dessinateur.
Ce postulat nous introduirait à une autre hypothèse, en connexion avec l’hypo-
thèse transcendantale. À l’hypothèse que Derrida désigne du titre de « sacrifi-
cielle » et que j’appellerai l’hypothèse historique (ce que Derrida dit aussi). Il y
a un sacrifice quelque part. Il faut une part de sacrifice pour penser la « pointe »
du crayon ou de la plume même. Ce sacrifice est celui que l’histoire introduit dans
l’hypothèse transcendantale. Il ne suffit pas qu’il y ait des « formes a priori », il
faut aussi qu’il y ait un ou des événements. Donc de l’histoire. L’histoire est une
épreuve – à la fois ce que l’on éprouve et qui vous met à l’épreuve et ce qui se
grave comme sur une plaque photographique, une toile ou une feuille de papier.
C’est une histoire de ruines – à l’origine, il y a la ruine, la perte, l’absence ou
même le trou de mémoire. Le passé remémoré est lui aussi un ensemble de frag-
ments, de morceaux rassemblés par une ligne presque indistincte et en tout cas
sans identité visible, mais peut-être seulement tangible ? – non, même pas tan-
gible, car comment pourrait-on toucher une ligne ? Une ligne, c’est du pur « visi-
ble » et, quand on ne voit pas, alors la ligne n’existe pas ! Et l’avenir est aussi un
champ de ruines (les aveugles de Bruegel vont tomber les uns après les autres,
c’est certain, c’est évident) ; la seule évidence que l’on peut avoir est celle de la
catastrophe chez Derrida, comme chez Benjamin avec l’ange de l’histoire que
représente le peintre Paul Klee : cet ange est poussé à reculons vers l’avenir par
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un vent violent qui souffle du passé. C’est donc à rebours, à reculons que l’on va
vers l’avenir. Hypothèse de la catastrophe donc comme hypothèse sacrificielle.
Comme hypothèse originaire.
On en trouve une autre démonstration avec le thème de l’autoportrait – dont
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je ne peux pas ici déployer toutes les riches déterminations chez Derrida qui
en donne de nombreuses reproductions, tels ceux de Fantin-Latour, de Chardin,
de Rembrandt. J’en choisirai seulement une. Non seulement le dessinateur ou
le peintre qui se dessine ou se peint lui-même ne se voit pas, puisque lorsqu’il
se peint ou se dessine, il ne se regarde pas ; et quand il se regarde, il ne se voit
pas en train de se dessiner ou de se peindre. Reste l’interposition du miroir
– cette prothèse, comme le dit Derrida. Mais alors il se passe quelque chose
qui semble bien étrange : l’autoportraitiste qui se peint d’après un miroir, quand
ensuite il est regardé par un spectateur quelconque, regarde le spectateur. Le
spectateur est regardé par l’autoportraitiste. Que se passe-t-il alors ? On ne peut
décider si le spectateur est l’objet peint par le peintre, puisque celui-ci le regarde,
ou bien si ce n’est pas le spectateur qui peint le peintre en train de le regarder ?
Qui est peint et qui peint ? Il y a là comme un échange de places – indécidable
et terrible : le peintre me menace de son regard dur et fixe (un certain autoportrait
de Fantin-Latour) – ou bien il est menacé par moi, ce que je lis aussi dans son
regard fixe et presque implorant (un certain autoportrait de Rembrandt).
Ne peut-on pas dire alors que l’événement historique est un événement de
tous les instants, éternellement répété ou répétable : qu’il est le croisement ou
le chiasme des regards ? Jusqu’à quand allons-nous nous regarder, l’autopor-
traitiste et moi ? C’est Merleau-Ponty qui apporte la réponse dans un très beau
texte de la Préface de Signes :

Nos regards ne sont pas des actes de conscience, dont chacun revendiquerait une indé-
clinable priorité, mais ouverture de notre chair aussitôt remplie par la chair universelle
du monde… Toute l’énigme est dans le sensible, dans cette télévision qui nous fait, au
plus privé de notre vie, simultanés avec les autres et avec le monde. Que sera-ce quand
l’un d’eux va se retourner sur moi, soutenir mon regard et refermer le sien sur mon corps
et sur mon visage ? Sauf si nous avons recours à la ruse de la parole et mettons en tiers
entre nous un domaine commun de pensées, l’expérience est intolérable 12.

L’autoportrait ne serait-il pas alors cet « intolérable », à la fois pour l’autopor-


traitiste et pour le spectateur ? Tel est sans doute l’événement de la vision et
de l’aveuglement, l’hypothèse événementielle ou sacrificielle selon Derrida.
Hypothèse de l’« intolérable » en général – dont l’autoportrait serait le para-
digme. Hypothèse de la ruine originaire.

12. Maurice MERLEAU-PONTY, Signes, Paris, Gallimard, 1960, pp. 23-24.


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58 Éliane Escoubas

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4 . U N E AV E U G L A N T E V É R I T É

Derrida affirme que l’hypothèse transcendantale et l’hypothèse événemen-


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tielle ou sacrificielle sont nouées l’une à l’autre dans ses analyses des dessins
d’aveugles (au sens objectif comme au sens subjectif du génitif). Il y aurait un
kantisme profond chez Derrida : là où Kant marque des « limites » de l’expé-
rience et élabore une philosophie (ou peut-être une phénoménologie) de la
limite, Derrida marque une perte, un manque – contre une présence pleine –,
laquelle n’est pas possible non plus chez Kant. On peut donc parler, me
semble-t-il, chez Derrida d’une « révolution » copernicienne équivalente à celle
de Kant ou bien d’une révolution copernicienne inversée, renversée comme dans
un miroir (celui de l’autoportraitiste) par rapport à la révolution kantienne. Je
laisse cela indécidé. À moins qu’on ne dise de nouveau que l’analyse de Derrida
relève d’une chirurgie transcendantale, comme on dit que l’analyse kantienne
relève d’une physique transcendantale.
On peut dire d’autre part que la « vue » ne sort pas indemne des analyses de
Derrida. Il y aurait selon Derrida une faiblesse originaire de la vue, ou une
menace qui pèse originairement sur le regard. Cette menace viendrait-elle
d’avoir trop regardé des tableaux en face, sans écran – sans cet écran que fut
pour Persée le bouclier-miroir qui lui permit de voir Méduse sans en être vu
lui-même ? Le désir de voir sans être vu est peut-être ce désir originaire comme
menace originaire. Prenons l’exemple d’un tableau, étrange, du peintre roman-
tique allemand Friedrich : on voit l’entrée d’un cimetière, limitée par deux
grands piliers qui encadrent un portail grand ouvert ; à l’intérieur du cimetière
on aperçoit des tombes et des arbres ou arbustes. À l’extérieur, donc de notre
côté, du côté du spectateur, deux personnages, un homme et une femme, appuyés
contre l’un des piliers et qui jettent un coup d’œil, qu’on sent furtif, vers
l’intérieur du cimetière – comme s’ils voulaient voir sans être vus en train de
voir. Voir quoi sans en être vus, sinon la mort elle-même ? Nous renouons ici
avec l’intolérable. Mieux encore, dans un article sur les tableaux de Friedrich,
le poète Kleist écrit du tableau célèbre Le Moine au bord de la mer : « on a
l’impression en le regardant qu’on vous a coupé les paupières ». Donc chirurgie
ou sacrifice encore. Une aveuglante vérité.
Pourtant, un texte passionnant de Konrad Fiedler, Sur l’origine de l’activité
artistique 13, publié en 1887, ne nous permet-il pas de faire opposition à ce
propos ? La question fondamentale de Fiedler pourrait s’énoncer comme suit :

13. Konrad FIEDLER, Sur l’origine de l’activité artistique, trad. fr. D. Cohn et al., Paris, Presses
de l’ENS, 2003.
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Derrida et la vérité du dessin : une autre révolution copernicienne ? 59

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doit-on gagner une théorie de l’activité artistique à partir d’une théorie de la
perception ou au contraire gagner une théorie de la perception à partir d’une
théorie de l’activité artistique ? Fiedler choisit la dernière hypothèse : il y a un
primat de l’activité artistique sur la perception – sans nul doute, ce serait aussi
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le choix de Derrida. Ce que Fiedler appelle « activité artistique » est une activité
formatrice, une activité productive de formes et cela se passe dans l’« atelier
intérieur », mais, attention, l’atelier intérieur n’est pas un atelier d’idées, c’est
un atelier organique, un atelier du sensible. Et le sensible coïncide avec le
« visible » : Fiedler décrit comment tous les sens (y compris le toucher et la
main) confinent dans le visible : ils s’exercent tous « dans l’intérêt de l’œil »,
dans l’intérêt de la vue. Toute production de formes s’effectue dans l’intérêt de
la vue. Mais la forme n’est pas l’objet. La caractéristique essentielle de la
visibilité, et qui la distingue de toutes les autres sensibilités, c’est que le visible
est détachable de l’objet ; il est le seul sens à n’avoir pas besoin de l’objet.
C’est pourquoi l’activité formatrice de la visibilité n’est pas une activité de
production d’objets donnés à la perception. L’activité formatrice du visible ne
se réfère pas à la perception et elle est bien plus originaire que la perception.
Comme Fiedler le dit : il ne suffit pas d’avoir des yeux pour voir. Il s’agit,
écrit-il, de « voir pour voir – et non pas de voir l’objet » 14. « Voir pour voir »,
est-ce alors être aveugle à l’objet – ou, plutôt, voir ce que l’objet interdit de
voir ? Où est le manque, où est l’aveuglement ici ? Y a-t-il encore du manque
et de l’aveuglement dans le dessin du dessinateur ou dans le tableau du peintre,
qui « voit pour voir » ? Et le spectateur n’est-il pas requis, lui aussi – et très
difficilement –, de « voir pour voir » et non de « voir l’objet » ? Une aveuglante
vérité ?
N’y aurait-il pas une « vérité » de l’intuition, plus originaire que toute objec-
tivation, et que Derrida aurait cherchée sans la « voir » ? Une vérité de l’intuition
qui traverserait le dessin comme la peinture 15, au même titre que l’écriture ?

Éliane ESCOUBAS
Professeur émérite de l’Université Paris-XII

14. On rappellera ici la formule de Kandinsky : « J’ai compris que l’objet nuisait à mes
tableaux. »
15. Cette « vérité » que Derrida justement « restitue » à Heidegger dans La Vérité en peinture.

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