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2007/1 n° 53 | pages 47 à 59
ISSN 0035-1571
ISBN 9782130561842
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2007-1-page-47.htm
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Derrida et la vérité du dessin :
une autre révolution copernicienne ?
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ABSTRACT. — The starting point of this paper is the hypothesis that Mémoires d’aveugle.
L’autoportrait et autres ruines is somehow the illustration of Speech and Phenomenon, and
constitutes consequently Derrida’s critique of the phenomenology of intuition, perception
and vision. It is however also possible to put the emphasis on some crossingpoints with
Husserl and Kant. What should not be forgotten is the fact that what is at stake here is art,
i.e. visual arts, and that in the great thematic richness of this work, it is possible to bring
to light strong and weak points concerning the arts of the « visible ». But the question
remains : can Derrida « see » the design, the painting, and even can he hear the music ?
1. J. DERRIDA, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Réunion des musées
nationaux, 1990.
48 Éliane Escoubas
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la condition même d’être aveugle : du choix, empirique en somme, Derrida a
infléchi sa démarche vers la question des conditions de possibilité du dessin ;
l’aveuglement en serait une ou peut-être même l’unique condition. Dès lors la
question se pose en rapport étroit avec celle de l’autoportrait : puisque, de toute
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2. Edmund HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, tome I, trad. fr. Paul Ricœur,
Paris, Gallimard, 1950, p. 78.
Dossier : f20593 Fichier : Meta01-07 Date : 11/6/2007 Heure : 15 : 20 Page : 49
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Principe des principes, intuition donatrice originaire ou originarité de la per-
ception : tout commence dans la phénoménologie par la perception. Avec Kant
déjà aussi. C’est-à-dire tout commence avec la « vue ». Si l’on veut « sortir »
de la métaphysique, il faudrait alors sortir de la « présence », de l’intuition
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1. ÉLOGE DE LA MAIN
50 Éliane Escoubas
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On peut faire référence au grand nombre de représentations d’aveugles en
dessin ou en peinture que Derrida expose dans son exposition. Par exemple, le
dessin de Coypel, Étude d’aveugle 4. J’aimerais faire aussi référence à un tableau
que Derrida ne montre pas et qui est tout aussi évident : Les Aveugles de Bruegel
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appel à ce texte de Husserl – où la lecture est le paradigme de l’écriture qu’elle
suppose :
Quand je lis ce livre, ligne par ligne et page après page, ou quand je lis « dans ce
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livre » et que je saisis les mots et les phrases, il y a là des choses physiques, le livre
est un corps, les pages sont des feuilles de papier, les lignes des noircissements et des
marques imprimées à certains endroits de ces feuilles. Est-ce cela que je saisis quand
je « vois » ce livre, quand je « lis » ce livre, quand je vois qu’est écrit ce qui est écrit,
qu’est dit ce qui est dit ? Il est manifeste que mon attitude est tout autre. J’ai, il est
vrai, certaines « apparences »… Mais ce n’est précisément pas sur cela que je suis
orienté. Je vois ce qu’il y a là de chosique, dans la mesure où cela m’apparaît, mais
« je vis, par la compréhension, dans le sens »… Y a-t-il là un deuxième élément, le
sens, « lié » au premier ?… Le livre, avec ses feuilles de papier, sa reliure, etc., est
une chose. À cette chose, il n’y en a pas une autre, le sens, qui se raccrocherait, mais
au contraire celui-ci, d’une certaine manière, pénètre de fond en comble le tout
physique en l’animant… Le sens spirituel, en animant les apparences sensibles,
fusionne d’une certaine manière avec elles, au lieu de leur être lié dans une simple
juxtaposition 7.
2. ÉLOGE DE LA MÉMOIRE :
UNE LOGIQUE DU SCHRITT ZURÜCK
OU DE L’APRÈS-COUP
7. E. HUSSERL, Recherches phénoménologiques pour la constitution (Idées, tome II), trad. fr.
Éliane Escoubas, Paris, PUF, 1982, pp. 324 sq.
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52 Éliane Escoubas
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l’instant où la pointe de son crayon ou de sa plume touche la toile ou le papier,
il ne voit pas le point sur lequel sa pointe pointe, il est aveugle à ce point – et
ce qu’il vient de tracer ou d’écrire tombe pour lui dans le passé. Le « point-
source », le point de la pointe est toujours invisible pour lui. L’instant (Augen-
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8. Cela nous fait étrangement penser à une sculpture en bois et fer d’Alberto Giacometti, La
Pointe à l’œil, sous-titrée « Relations désagrégeantes » (musée national d’Art moderne, Centre
G. Pompidou, Paris) — non mentionnée par Derrida, mais qui nous semble rejoindre son propos
ici.
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vue de Derrida sur la perception ne rejoint-il pas tout simplement celui de
Husserl ?
Pourtant, ne semble-t-il pas que Derrida oublie le traitement husserlien de la
question, notamment dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience
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intime du temps ? Car Husserl ne dit pas tout uniment que l’instant tombe sans
plus dans le passé – et ce que Derrida ne voit pas ici, c’est précisément la
structure husserlienne de la « rétention ». Soit, par exemple, un son, un « objet
temporel » – par objets temporels, écrit Husserl, « nous entendons des objets
qui ne sont pas seulement des unités dans le temps, mais qui contiennent aussi
en eux-mêmes l’extension temporelle » 9. Soit donc une mélodie : « Le son
commence et il cesse, et toute l’unité de sa durée, l’unité de tout le processus
dans lequel il commence et finit, “tombe” après sa fin dans le passé toujours
plus lointain. Dans cette retombée, je le “retiens” encore, je l’ai dans une
“rétention”, et tant qu’elle se maintient, il a sa temporalité propre, il est le
même, sa durée est la même… Pendant tout ce flux de conscience, j’ai
conscience d’un seul et même son en tant que son qui dure, qui dure mainte-
nant. » 10 Ainsi, Husserl distingue clairement la « rétention » qui concerne ce
qui est « juste en train de passer » et qui constitue un présent élargi et le souvenir
secondaire qui concerne le passé révolu, le passé qui ne passe pas, mais qui est
passé et qui peut être seulement rappelé et reproduit. Au contraire, l’« objet »
de la rétention n’est pas de l’ordre du reproductible et il n’est donc pas mémoriel.
La question serait alors : comment Derrida entendrait-il la mélodie – celle, par
exemple, dont parlait Rousseau ?
Ce que Derrida semble méconnaître ici, c’est alors la « rétention », comme
acte présent justement. Et ne pouvons-nous pas dire que la rétention fait échec
à l’instant toujours disparaissant, et même toujours déjà d’avance disparu, de
la « pointe » ? D’ailleurs, dans la logique dominante de l’« après-coup » qu’il
promeut, Derrida n’est-il pas aussi en contradiction avec ce que Kant appelle
« les anticipations de la perception », dans « l’Analytique des principes » de la
Critique de la raison pure ? Le principe kantien des anticipations de la percep-
tion est le suivant : « Dans tous les phénomènes, la sensation et le réel qui lui
correspond dans l’objet ont une grandeur intensive, c’est-à-dire un degré. » Je
cite :
9. E. HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. fr.
Henri Dussort, Paris, PUF, 1964, p. 36.
10. Ibid., pp. 37-38 (nous soulignons).
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temps, elle n’aura pas sans doute de grandeur extensive ((juxtaposition de parties),
mais elle aura pourtant une grandeur (qui même lui viendra de l’appréhension d’elle-
même où la conscience empirique peut croître depuis rien = 0 jusqu’à sa grandeur
donnée), elle aura donc une grandeur intensive et tous les objets de la perception,
dans la mesure où cette perception renferme de la sensation, doivent être affectés
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d’une grandeur intensive, c’est-à-dire avoir un degré d’influence sur les sens…
L’appréhension faite simplement au moyen de la sensation ne remplit qu’un moment,
elle n’a donc pas de grandeur extensive. Mais il faut remarquer que toute sensation
est susceptible de diminution, si bien qu’elle peut décroître et disparaître… Toute
sensation, par suite aussi toute réalité dans le phénomène, si petite soit-elle, a un
degré, c’est-à-dire une grandeur intensive qui peut toujours être diminuée.
Et après avoir établi, je cite de nouveau dans la même partie du texte, que « tous
les phénomènes en général sont des grandeurs continues, aussi bien sous le
rapport de leur intuition, en tant que grandeur extensive, que sous le rapport de
la simple perception (sensation et par suite réalité) en tant que grandeurs inten-
sives », il conclut que « le réel qui correspond aux sensations en général, par
opposition à la négation = 0, ne représente que quelque chose dont le concept
implique une existence (ein Sein) » 11. Il y va donc chez Kant d’une distinction
essentielle entre « intuition » et « perception » (ou « sensation ») – ce que ne
distingue pas Derrida.
Il faut donc noter que Derrida oublie la « sensation », dans l’acte de pointer
ou tracer avec une pointe, alors que l’analyse de Kant permet de dire que l’acte
de « pointer » est accompagné d’une sensation et manifeste une « existence ».
Le point qu’on pointe ou qu’on trace « existe », il est « réel », et l’acte de pointer
a une grandeur intensive, un degré de sensation au moment où on l’exécute.
Autrement dit, dessiner ou écrire n’est pas un acte dépourvu de sensation – c’est
avant tout un acte sensible – et non purement et simplement mémoriel.
Ce qui est remarquable, c’est que Derrida, tout en reniant la sensation, ne
l’ignore pas non plus, puisqu’il y a, semble-t-il, chez lui, une étrange substitu-
tion. Ne voit-il pas le « pointer » de la pointe comme un « point de fuite » tel
qu’on le « voit » dans la structure de la perspective et de la « construction
légitime » de la Renaissance ? Ne fait-il pas de la « pointe » tracée ou écrite un
« point de fuite », c’est-à-dire ce point que, dans la perspective renaissante, on
ne voit jamais et par où tout s’échappe et disparaît – ce point de la fuite de tout
dans l’espace, où rien ne se maîtrise plus, où la vue se perd, ce point qui est
celui de la perte de la vue ? Ou bien, dit-il, une « tache aveugle » – ce à partir
de quoi on voit, mais qui ne se voit pas lui-même. Point de la pointe, point de
11. KANT, Critique de la raison pure, trad. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 1994,
pp. 167 sq. (nous soulignons).
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fuite et tache aveugle ne sont-ils pas pour Derrida un seul et unique point ? Or,
c’est ce que contredisent Les Aveugles de Bruegel. Mains tendues en avant, se
tenant à leur bâton et les uns aux autres, ils avancent (de cela, de ce déplacement,
ils doivent avoir la sensation), mais que l’un tombe et il entraîne alors toute la
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suite des aveugles dans le trou. Le trou est pour eux comme un point de fuite
où ils se « précipitent », ce qui les attend à la fin. Et pourtant pour Bruegel,
ce n’est pas le point de fuite du tableau, le point de fuite de la représentation.
C’est peut-être cette confusion des « deux points » (le point de chute des aveu-
gles et le point de fuite du peintre ou du dessinateur) que Derrida opérerait.
Pourtant, ces aveugles, comment les regarde-t-on ? Comment les regardent à la
fois le peintre et le spectateur ? Les aveugles tracent une ligne, quasiment une
ligne d’écriture, de gauche à droite où ils vont tomber, mais le peintre et
nous-mêmes les voyons de côté, nous ne regardons pas dans la même direction
qu’eux, et nous les voyons, dans la première moitié de la ligne, de bas en haut
(contre-plongée) et dans la seconde moitié de la ligne, de haut en bas (en
plongée) ; le point de fuite du peintre ou du spectateur serait donc dans la
cassure où la vue s’inverse et non pas dans le trou où les aveugles tombent sans
le « voir ».
Logique du Schritt zurück ou logique de l’après-coup, comment nommer au
plus juste cette logique qui semble empêcher Derrida de distinguer le point de
fuite du tableau, le point de la pointe du dessinateur et le point de chute des
aveugles ?
3 . H Y P OT H È S E T R A N S C E N DA N TA L E
E T H Y P OT H È S E É V É N E M E N T I E L L E
En un certain sens, l’expérience des aveugles est une « épreuve ». Une épreuve
pour les aveugles eux-mêmes : la chute ne leur fait-elle pas éprouver le manque
de la vue, qu’elle soit perdue à un certain moment de leur vie ou qu’ils n’aient
jamais vu ? Ne peut-on faire l’hypothèse qu’ils éprouvent, qu’ils ressentent ce
manque, cette privation ? Mais elle est une épreuve aussi pour le dessinateur :
comment dessiner un aveugle ? Telle est la question que se pose d’abord Derrida,
mais aussi comment le dessinateur, puisqu’il ne voit pas l’instant de la pointe qu’il
pointe sur la toile, peut-il dessiner alors qu’il ne voit pas ce point proprement dit
et qu’il est susceptible de ne pas voir ce qu’il a déjà pointé et qui est disparaissant
– qu’il ne peut que revoir en souvenir ? Mieux encore : pendant qu’il regarde le
modèle, le motif, il perd de vue nécessairement le dessin qu’il fait. Il n’a pas le
choix : ou bien il regarde le modèle et il ne voit pas le dessin ou bien il regarde
le dessin et ne voit pas le modèle. L’écrivain, au contraire, n’a pas de modèle à
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regarder et ce choix quasi héroïque ne se pose pas pour lui. Le dessinateur dessine
« en aveugle », c’est-à-dire qu’il fait l’épreuve d’un deuil : deuil du modèle ou
deuil du trait. À l’origine du dessin, il y a donc une perte : à l’origine il y a la
ruine. La ruine n’est pas à la fin, mais à l’origine.
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un vent violent qui souffle du passé. C’est donc à rebours, à reculons que l’on va
vers l’avenir. Hypothèse de la catastrophe donc comme hypothèse sacrificielle.
Comme hypothèse originaire.
On en trouve une autre démonstration avec le thème de l’autoportrait – dont
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je ne peux pas ici déployer toutes les riches déterminations chez Derrida qui
en donne de nombreuses reproductions, tels ceux de Fantin-Latour, de Chardin,
de Rembrandt. J’en choisirai seulement une. Non seulement le dessinateur ou
le peintre qui se dessine ou se peint lui-même ne se voit pas, puisque lorsqu’il
se peint ou se dessine, il ne se regarde pas ; et quand il se regarde, il ne se voit
pas en train de se dessiner ou de se peindre. Reste l’interposition du miroir
– cette prothèse, comme le dit Derrida. Mais alors il se passe quelque chose
qui semble bien étrange : l’autoportraitiste qui se peint d’après un miroir, quand
ensuite il est regardé par un spectateur quelconque, regarde le spectateur. Le
spectateur est regardé par l’autoportraitiste. Que se passe-t-il alors ? On ne peut
décider si le spectateur est l’objet peint par le peintre, puisque celui-ci le regarde,
ou bien si ce n’est pas le spectateur qui peint le peintre en train de le regarder ?
Qui est peint et qui peint ? Il y a là comme un échange de places – indécidable
et terrible : le peintre me menace de son regard dur et fixe (un certain autoportrait
de Fantin-Latour) – ou bien il est menacé par moi, ce que je lis aussi dans son
regard fixe et presque implorant (un certain autoportrait de Rembrandt).
Ne peut-on pas dire alors que l’événement historique est un événement de
tous les instants, éternellement répété ou répétable : qu’il est le croisement ou
le chiasme des regards ? Jusqu’à quand allons-nous nous regarder, l’autopor-
traitiste et moi ? C’est Merleau-Ponty qui apporte la réponse dans un très beau
texte de la Préface de Signes :
Nos regards ne sont pas des actes de conscience, dont chacun revendiquerait une indé-
clinable priorité, mais ouverture de notre chair aussitôt remplie par la chair universelle
du monde… Toute l’énigme est dans le sensible, dans cette télévision qui nous fait, au
plus privé de notre vie, simultanés avec les autres et avec le monde. Que sera-ce quand
l’un d’eux va se retourner sur moi, soutenir mon regard et refermer le sien sur mon corps
et sur mon visage ? Sauf si nous avons recours à la ruse de la parole et mettons en tiers
entre nous un domaine commun de pensées, l’expérience est intolérable 12.
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4 . U N E AV E U G L A N T E V É R I T É
tielle ou sacrificielle sont nouées l’une à l’autre dans ses analyses des dessins
d’aveugles (au sens objectif comme au sens subjectif du génitif). Il y aurait un
kantisme profond chez Derrida : là où Kant marque des « limites » de l’expé-
rience et élabore une philosophie (ou peut-être une phénoménologie) de la
limite, Derrida marque une perte, un manque – contre une présence pleine –,
laquelle n’est pas possible non plus chez Kant. On peut donc parler, me
semble-t-il, chez Derrida d’une « révolution » copernicienne équivalente à celle
de Kant ou bien d’une révolution copernicienne inversée, renversée comme dans
un miroir (celui de l’autoportraitiste) par rapport à la révolution kantienne. Je
laisse cela indécidé. À moins qu’on ne dise de nouveau que l’analyse de Derrida
relève d’une chirurgie transcendantale, comme on dit que l’analyse kantienne
relève d’une physique transcendantale.
On peut dire d’autre part que la « vue » ne sort pas indemne des analyses de
Derrida. Il y aurait selon Derrida une faiblesse originaire de la vue, ou une
menace qui pèse originairement sur le regard. Cette menace viendrait-elle
d’avoir trop regardé des tableaux en face, sans écran – sans cet écran que fut
pour Persée le bouclier-miroir qui lui permit de voir Méduse sans en être vu
lui-même ? Le désir de voir sans être vu est peut-être ce désir originaire comme
menace originaire. Prenons l’exemple d’un tableau, étrange, du peintre roman-
tique allemand Friedrich : on voit l’entrée d’un cimetière, limitée par deux
grands piliers qui encadrent un portail grand ouvert ; à l’intérieur du cimetière
on aperçoit des tombes et des arbres ou arbustes. À l’extérieur, donc de notre
côté, du côté du spectateur, deux personnages, un homme et une femme, appuyés
contre l’un des piliers et qui jettent un coup d’œil, qu’on sent furtif, vers
l’intérieur du cimetière – comme s’ils voulaient voir sans être vus en train de
voir. Voir quoi sans en être vus, sinon la mort elle-même ? Nous renouons ici
avec l’intolérable. Mieux encore, dans un article sur les tableaux de Friedrich,
le poète Kleist écrit du tableau célèbre Le Moine au bord de la mer : « on a
l’impression en le regardant qu’on vous a coupé les paupières ». Donc chirurgie
ou sacrifice encore. Une aveuglante vérité.
Pourtant, un texte passionnant de Konrad Fiedler, Sur l’origine de l’activité
artistique 13, publié en 1887, ne nous permet-il pas de faire opposition à ce
propos ? La question fondamentale de Fiedler pourrait s’énoncer comme suit :
13. Konrad FIEDLER, Sur l’origine de l’activité artistique, trad. fr. D. Cohn et al., Paris, Presses
de l’ENS, 2003.
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doit-on gagner une théorie de l’activité artistique à partir d’une théorie de la
perception ou au contraire gagner une théorie de la perception à partir d’une
théorie de l’activité artistique ? Fiedler choisit la dernière hypothèse : il y a un
primat de l’activité artistique sur la perception – sans nul doute, ce serait aussi
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le choix de Derrida. Ce que Fiedler appelle « activité artistique » est une activité
formatrice, une activité productive de formes et cela se passe dans l’« atelier
intérieur », mais, attention, l’atelier intérieur n’est pas un atelier d’idées, c’est
un atelier organique, un atelier du sensible. Et le sensible coïncide avec le
« visible » : Fiedler décrit comment tous les sens (y compris le toucher et la
main) confinent dans le visible : ils s’exercent tous « dans l’intérêt de l’œil »,
dans l’intérêt de la vue. Toute production de formes s’effectue dans l’intérêt de
la vue. Mais la forme n’est pas l’objet. La caractéristique essentielle de la
visibilité, et qui la distingue de toutes les autres sensibilités, c’est que le visible
est détachable de l’objet ; il est le seul sens à n’avoir pas besoin de l’objet.
C’est pourquoi l’activité formatrice de la visibilité n’est pas une activité de
production d’objets donnés à la perception. L’activité formatrice du visible ne
se réfère pas à la perception et elle est bien plus originaire que la perception.
Comme Fiedler le dit : il ne suffit pas d’avoir des yeux pour voir. Il s’agit,
écrit-il, de « voir pour voir – et non pas de voir l’objet » 14. « Voir pour voir »,
est-ce alors être aveugle à l’objet – ou, plutôt, voir ce que l’objet interdit de
voir ? Où est le manque, où est l’aveuglement ici ? Y a-t-il encore du manque
et de l’aveuglement dans le dessin du dessinateur ou dans le tableau du peintre,
qui « voit pour voir » ? Et le spectateur n’est-il pas requis, lui aussi – et très
difficilement –, de « voir pour voir » et non de « voir l’objet » ? Une aveuglante
vérité ?
N’y aurait-il pas une « vérité » de l’intuition, plus originaire que toute objec-
tivation, et que Derrida aurait cherchée sans la « voir » ? Une vérité de l’intuition
qui traverserait le dessin comme la peinture 15, au même titre que l’écriture ?
Éliane ESCOUBAS
Professeur émérite de l’Université Paris-XII
14. On rappellera ici la formule de Kandinsky : « J’ai compris que l’objet nuisait à mes
tableaux. »
15. Cette « vérité » que Derrida justement « restitue » à Heidegger dans La Vérité en peinture.