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Dans un moment crucial de Hamlet (Acte 1, scène 5), Hamlet lui-même, après avoir parlé
avec le fantôme de son père et découvert qu’il avait été assassiné par son oncle, s’adresse à
Horatio et déclame une formule qui deviendra par-là suite célébrissime : The time is out of
joint1. Cette énigmatique énoncé signifie qu’à présent le monde a changé, le monde de Hamlet
est devenu fou, désarticulé, désorganisé, disloqué comme un membre du corps ; la formule
implique ainsi que le monde a brisé violemment son propre temps : « time is out of its own
joints » pour ainsi le dire. Beaucoup de traductions ont été proposées à cet égard : « Le temps
est hors de ses gonds » (Bonnefoy) ; « Le temps est détraqué » (Malaparte) ; « Le monde est à
l'envers - ou de travers » ; « Cette époque est déshonorée » (Gide). Au final, le texte de
Shakespeare invite au lecteur à proposer sa propre traduction et interprétation et c’est
précisément cela ce que je voudrais entreprendre maintenant. Je reprends cette formulation
parce que à mon avis elle signale le problème que je voudrais travailler, à savoir, l’excès2. Je
dirais ainsi que the time is out of joint précisément parce qu’il est en excès, dans l’excès, parce
qu’il est excessif : nous sommes contemporains d’un temps qui se pousse jusqu’à l’excès, un
temps qui sort excessivement de ses gonds, temps détraqué où le monde, l’histoire et même la
philosophie sont renversés, mis à l’envers. A mon avis notre contemporanéité passe par la
violence de l’excès, c’est-à-dire, par la violence de toute une folle foule d’événements qui
nous dépasse, qui nous contraignent à sortir de nos articulations, qui détraquent nos corps et,
au demeurant, nous forcent à penser3. La tâche que j’envisage ainsi pour la philosophie
consiste à regarder « dans le blanc des yeux » ces formes contemporaines d’excès, entendre
leurs cris outrageux, comprendre leur déroulement aberrant, les prendre au sérieux en se
laissant emporter par elles-mêmes vers l’impensée de toute pensée qui démesurément nous
force, nous violente constamment à penser. Contrairement à ce que Hamlet lui-même
déclare comme sa tâche face au disjonction du temps quand il dit « The time is out of joint; O
curs'd spite, That ever I was born to set it right! », je crois qu’il n’est pas question ici de
« régler » ce dérèglement, mais il s’agit de penser jusqu’à l’excès, c'est-à-dire, aller jusqu’au
fond de l’excès dont nous sommes les contemporains. Il ne faut pas plaider pour une sorte de
règlement de ce qui est hors-règle, mais, à mon avis, il est nécessaire de penser cet impensé,
d’aller jusqu’à l’inconnu a travers le dérèglement de tous les sens, comme disait Rimbaud
dans les lettres dites du « Voyant ». Le problème que j’envisage est donc le développement
d’une pensée qui puisse atteindre et toucher l’excès, qui puisse se rendre contemporaine de
notre temps out of joint en se laissant entraîner par la puissance de ce dérèglement, de cette
violence, de cette force aberrant et de cette puissance hors-norme que je considère est l’excès.
À ce moment une question s’impose : Où trouver le point de départ pour une pensée de
l’excès ? Où trouver une philosophie qui prend la violence et le dérèglement de l’impensé
comme le motif central de sa réflexion ? Je crois que c’est Gilles Deleuze (1925-1995) le
philosophe où l’on peut commencer à thématiser, ou dans ses termes, à « diagrammatiser »
une pensée qui soit vouée à la problématique de l’excès impensé de la pensée elle-même. La
violence qui exerce ce « X » impensé est la machine, l’automatisme, la puissance qui nous
1
L’original dit : "Let us go in together, And still your fingers on your lips, I pray. The time is out of joint : O
cursed spite. That ever I was born to set it right! Nay, come, let's go together"
2
L’excès se définit, selon l’Académie française, (9me édition) comme : 1. Excédent ; ce qui est, ce qui vient en
surplus. 2. Ce qui dépasse une mesure moyenne, une limite fixée ou ordinairement admise. 3. Acte qui dépasse la
mesure permise ou tolérée. 4. (Au pluriel). Dérèglement de conduite, abus ou sévices
3
Je pense ici notamment au système économico-politique du capitalisme et à ses formes de résistance et
opposition populaires, aux horreurs des guerres qui se mènent à ce moment précis dans le globe, à la
cybernétique comme un immenses champ virtuel des donnés et des possibilités informatiques, aux formes d’art
contemporain comme lieux d’expérimentation radicale, etc.
force à penser chez Deleuze ; toute sa philosophie est en quelque sorte une manière de faire
face au fondement excessif de toute pensée : comme le remarque assez bien David Lapoujade
dans son livre Deleuze, les mouvements aberrants (2014) : « La philosophie de Deleuze se
présente comme une philosophie des mouvements aberrants ou des mouvements ‘forcés’. Elle
constitue la tentative la plus rigoureuse, la plus démesurée, la plus systématique aussi, de
répertorier les mouvements aberrants qui traversent la matière, la vie, la pensée, la nature,
l’histoire des sociétés » (p.9). L’excès, ces mouvements aberrants de la pensée, constitue ainsi
le thème central, le motif le plus récurrent chez Deleuze.
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Deleuze construit une œuvre assez vaste : 25 ouvrages entre les livres consacrés à l’histoire de
la philosophie, à la littérature, à l’art ; les collaborations avec Guattari/Parnet ; les œuvres
signées en solitaire, les entretiens, etc. Donc où interroger l’excès de l’impensé qui traverse
toute le corpus deleuzien ? Je considère que la meilleure alternative à cet égard est de me
circonscrire aux ouvrages « systématiques » où Deleuze dresse sa propre parole : ces lieux
sont Différence et répétition (1968), Logique du sens (1969), l’Anti-Œdipe (1972), Mille
plateaux (1980) et Qu’est-ce que la philosophie ? (1991). Ici je vais tenter de me rapprocher
du flux de la pensée deleuzienne et en dégager l’économie susmentionnée. Le plan est de
localiser les lieux les plus stratégiques où la question de l’excès de la pensée se montre avec le
plus haut degré de netteté et de clarté possible. Cela me permettra aussi de revisiter avec un
nouvel approche les concepts deleuziens qui ont fait carrière dans la philosophie
contemporaine, tels que « différence », « répétition », « virtualité », « intensité »,
« événement », « désir », « rhizome », « nomadisme », « machine abstraite », « machine de
guerre », « agencement », etc. En outre cela me permettra de discuter et m’appuyer sur les
courants interprétatives les plus importantes sur cet auteur développées jusqu’au présent. En
4
Développer un concept pour Deleuze implique définir son extension, articuler ses multiplicités, rechercher ses
devenirs, enchaîner ses résonnances, déterminer les points de coïncidence, condensation et accumulation de ses
composants intensifs sur le plan d’immanence d’une certaine philosophie.
interrogeant la question de « l’excès Deleuze » je crois atteindre un bon moyen pour trouver
une position par rapport aux exégètes ou critiques qui voient dans la philosophie du français
une philosophie de l’Un (Badiou), ou de l’événement (Zouravichbili), ou de l’immanence, ou
de la multiplicité (Jean Clet Martin), ou une ontologie des flux ou du virtuel (DeLanda/Zizek)
ou même un empirisme transcendantal (Sauvegargnes) ou une philosophie des mouvements
aberrants (Lapoujade).