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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE:

PARCOURS D’UN PROBLÈME PHILOSOPHIQUE D’ATHÈNES


À ISPAHAN

PAR

MATHIEU TERRIER

Aux frontières de la science naturelle, de la métaphysique et de la reli-


gion, le problème de l’éternité ou de la nouveauté du monde a traversé
toute l’histoire des idées. Avant le développement d’une astrophysique
fondée sur l’observation et le calcul, un face à face tendu entre la spécu-
lation rationnelle et l’acte de foi a longtemps dominé. Depuis les «physi-
ciens» présocratiques jusqu’à Aristote, la philosophie inclinait à soutenir
l’éternité du monde. De la Torah au Coran, la tradition abrahamique affir-
mait unanimement, du moins au sens obvie, la nouveauté temporelle de
la Création. Avec la transmission de la philosophie grecque au monde
arabe puis à l’Europe chrétienne, cette question est devenue la pierre de
touche de la conciliation entre la raison et la foi. Un problème aux enjeux
théoriques et politiques tout à la fois: harmoniser les doctrines sur ce
point, c’est assurer le droit de la philosophie dans la «cité de Dieu» ou la
«demeure de l’Islam»; constater une opposition irréductible, au contraire,
c’est déclarer une lutte à mort entre philosophie et théologie.
Ce problème a connu un destin différent en terre d’Islam et en Europe
chrétienne, qui ont eu à ce sujet des échanges aussi limités que décisifs.
Qu’ils soient pensés en latin ou en arabe, les arguments et les concepts,
dérivés des mêmes sources textuelles grecques, gardent un indéniable air
de famille. Si l’étalon de vérité ne pouvait être tout-à-fait partagé, s’agis-
sant du Livre Saint de chacune des deux religions, les théologiens chré-
tiens et musulmans se sont tôt rejoints sur la conception de la création
ex nihilo (en arabe min lâ shay’). L’évolution croisée du problème cos-
mologique en terre d’Islam et en Europe montre d’étonnantes similitudes,
des lignes d’affrontement parallèles, une geste philosophique souvent
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analogue. Au final, pourtant, nous voyons se dégager deux attitudes intel-


lectuelles profondément divergentes: là, une position agnostique culmi-
nant dans les «antinomies de la raison pure» de Kant; ici, une sorte de
«positivisme métaphysique» trouvant son expression la plus achevée
chez l’artisan de la renaissance philosophique en Iran, Mîr Dâmâd.
Les orientalistes européens ont longtemps voulu croire que l’histoire
de la philosophie islamique avait pris fin avec la Destruction des philo-
sophes (Tahâfut al-falâsifa) d’al-Ghazâlî et la réplique d’Ibn Rushd
(Averroès), La destruction de la destruction (Tahâfut al-tahâfut). Or,
l’une des thèses condamnées par al-Ghazâlî était précisément celle de
l’éternité du monde, soutenue par al-Fârâbî et Ibn Sînâ (Avicenne). Avec
l’histoire du problème en terre d’Islam aurait ainsi pris fin l’histoire de
la philosophie islamique elle-même1. Depuis les travaux d’Henry Corbin,
l’islamologie a fait justice à la pensée arabo-musulmane d’avoir non seu-
lement survécu, mais encore prospéré après cet épisode. Le devenir du
problème cosmologique en Iran safavide au XIe/XVIIe siècle témoigne
exemplairement de cette continuité2.
Tandis qu’en Europe, la modernité philosophique devait passer par
la rupture du lien avec la théologie, la sortie de «l’arène» de la méta-
physique dogmatique et l’abandon du vieux problème cosmologique à
la science empirique3, en Orient, la reprise de ce même problème a sti-
mulé une autre modernité dans la revivification de la pensée métaphy-
sique et l’approfondissement du lien avec la théologie. La renaissance
philosophique en Iran safavide s’est tout particulièrement illustrée dans

1
Les principaux ouvrages consacrés à ce problème dans la pensée juive et musulmane
s’arrêtent ainsi au Moyen-âge: Ernst Behler, Die Ewigkeit der Welt. Problemgeshichtliche
Untersuchungen zu den Kontroversen um Weltanfang und Weltunendlichkeit in Mittelalter. 1:
Die Problemstellung in der arabischen und jüdischen Philosophie des Mittelalters, München,
1965, H. A. Davidson, Proofs for Eternity, Creation and the Existence of God in Medieval
Islamic and Jewish Philosophy (abr. Proofs), Oxford university press, New York-Oxford, 1987,
et R. Sorabji, Time, Creation and the Continuum (abr. Time), Chicago Press, Chicago, 1983.
2
L’Histoire de la philosophie islamique d’Henry Corbin (rééd. Gallimard, Paris, 1986)
dans sa deuxième partie («Depuis la mort d’Averroës jusqu’à nos jours»), l’Histoire de
la pensée en terre d’Islam de Miguel Cruz Hernández (trad. fr. R. Béhar, Desjonquères,
Paris, 2005) dans son chapitre XXII («La pensée iranienne du XVIe au XVIIIe siècle»),
n’abordent qu’incidemment le débat sur ce problème.
3
Kant, Préface de la 2e édition de la Critique de la raison pure, tr. fr. A. Tremesaygues
et B. Pacaud, Alcan, Paris, 1920.

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les solutions inédites apportées au problème de l’éternité du monde. Celui-


ci a fourni l’occasion à une génération de savants gnostiques (appelés
en arabe ‘urafâ’) de revisiter la tradition philosophique et religieuse,
notamment la place des anciens Grecs en Islam spirituel, mais encore de
s’affirmer comme des penseurs originaux en présentant de nouvelles vues
métaphysiques. Après avoir retracé le devenir de ce problème et de ses
solutions depuis l’Antiquité grecque jusqu’au Moyen-âge, c’est à cette
résurgence dans le monde iranien, à ses motifs et à ses résultats, que nous
nous attacherons dans cet article.
Pourquoi et comment le problème de l’éternité ou de la nouveauté du
monde a-t-il été posé de nouveau en Iran safavide? À quel réexamen des
sources antiques et «étrangères» les penseurs de cette «renaissance phi-
losophique» se sont-ils livrés? Quelles innovations conceptuelles ont-ils
produites à cette occasion? Sur le parcours de ce problème, trois phéno-
mènes sont à suivre: la réécriture de l’histoire de la sagesse grecque,
connectée à l’histoire prophétique; l’interprétation des sources grecques
et coraniques, oscillant entre littéralisme et allégorisme; les divergences
conceptuelles des plus grands maîtres en vue de résoudre les apories
léguées par l’Antiquité.

I. NAISSANCE ET DÉVELOPPEMENT DU PROBLÈME D’ATHÈNES


À ALEXANDRIE

Dans l’introduction doxographique de sa Métaphysique, Aristote explique


que les plus anciens philosophes cherchèrent à résoudre le problème de
la «genèse de l’univers»4. Ainsi Parménide, dans son poème De la Nature,
énonce comme «voie de la Vérité» que l’Être est inengendré, immobile
et identique à lui-même de toute éternité, sans passé ni futur. L’ontologie
parménidienne mine la croyance cosmogonique en une genèse de l’uni-
vers et condamne a priori toute physique fondée sur l’observation du mou-
vement naturel, dont elle nie la possibilité même5. Chacun à sa manière,

4
Aristote, Métaphysique, A, 2, tr. fr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1991, p. 17.
5
Parménide, Poème, VIII, tr. fr. J. Beaufret, PUF, Paris, 1955, p. 83-85. Voir aussi la
doxographie d’Aétius, I, 24, I (Dox. 320), dans Les penseurs grecs avant Socrate, trad. fr.
J. Voilquin, Garnier frères, Paris, 1964, p. 100.

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Platon et Aristote s’emploieront après lui à concilier la métaphysique et


la physique, l’Être intelligible et le devenir sensible.

Le mythe créationniste du Timée et les querelles d’interprétation

On doit à Platon la première formulation du problème dans le Timée:


«[Le monde] a-t-il toujours existé, sans avoir eu aucun commencement
de génération, ou est-il né, et a-t-il eu un commencement?» (28b)6. Avant
d’aborder ce problème, Socrate exprimait déjà le souci d’accorder le logos
avec la croyance religieuse: «prier [les dieux] pour que tous nos propos
soient avant tout à leur gré puis, en ce qui nous concerne, logiquement
déduits» (27c/d). Le problème cosmologique se situe donc d’emblée au
point de contact de la philosophie et de la religion, même si celle-ci ne
se présente pas encore sous l’autorité d’une «vérité révélée».
Contre toute attente, la réponse platonicienne n’est pas une déduction
logique, mais un «mythe vraisemblable» qu’il convient d’accepter «sans
rien chercher au-delà» (29d). Tout se passe comme si le problème cosmo-
logique convoquait le logos pour lui échapper aussitôt. Dans son récit du
Timée, Platon soutient la nouveauté du Monde sous l’action du Démiurge,
à partir d’un modèle intelligible et d’une matière première (hylé): «Le
dieu, voulant que tout fût bon et que rien ne fût mauvais, autant que cela
est possible, prit la masse des choses visibles, qui n’était pas en repos
mais se mouvait sans règle et sans ordre, et la fit passer du désordre à
l’ordre» (30a). Il ajoute que «le temps est né avec le ciel, afin que, nés
ensemble, ils soient aussi dissous ensemble, s’ils doivent jamais être dis-
sous», et que c’est «en vue de donner naissance au temps que Dieu fit
naître le soleil, la lune et les cinq autres astres qu’on appelle planètes»
(38b/c). Une ambiguïté demeure donc: la production du monde est-elle
un évènement dans le temps ou l’avènement du temps lui-même? Dans
la seconde hypothèse, le temps est-il fini ou infini a parte ante?
Dans son ouvrage consacré à la question, R. Sorabji distingue trois
interprétations du récit créationniste du Timée: a) le temps commence
avec le kosmos ordonné et il n’y avait rien avant; b) le temps ordonné

6
Les citations du Timée sont empruntées à la traduction d’E. Chambry, GF Flammarion,
Paris, 1969.

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commence avec le kosmos ordonné, après l’existence d’une matière, d’un


temps et d’un mouvement désordonnés; c) rien n’a commencé, le temps
ordonné, le kosmos et le mouvement sont éternels a parte ante7. Si la
deuxième interprétation est celle qui résout le mieux les contradictions
apparentes du texte platonicien, elle est rejetée comme incohérente par
Aristote (Du Ciel, III, 2, 300b) et aura peu d’écho dans l’histoire. La
première, seule compatible avec le dogme de la création, est ardemment
défendue au VIe siècle par Jean Philopon8. Le philosophe chrétien place
son interprétation sous l’autorité d’Aristote, citant un passage de la Phy-
sique que nous retrouverons allégué dans les ouvrages arabes: «à propos
du temps, à part un seul, tous semblent avoir pensé de la même manière;
ils disent en effet qu’il est inengendré (…) Seul Platon le fait naître. En
effet, il dit qu’il a été engendré en même temps que le ciel, et que le ciel
a été engendré»; ainsi qu’une phrase du De Caelo: «Telle est la doctrine
du Timée, où il est dit que le Ciel, bien qu’engendré, existera néanmoins
durant toute l’éternité»9. La doctrine prêtée à Platon est donc celle d’un
monde nouveau a parte ante et éternel a parte post.
La troisième interprétation, déjà connue d’Aristote, pourrait avoir été
développée pour échapper aux critiques de ce dernier. Ce sera celle de
Plotin et des Néoplatoniciens: Platon, comme chaque fois qu’il sacrifiait
au mythe, n’a parlé d’un commencement que pour des raisons pédago-
giques; le texte est pris comme entièrement allégorique10. Plotin ne peut
admettre l’aspect anthropomorphique du récit du Timée, non plus que
l’idée d’un commencement du monde dans le temps. Pour lui, le logos
ne crée pas les êtres et les choses suite à une décision volontaire à un
moment donné du temps, mais les engendre et les produit naturellement
de toute éternité. L’antériorité du démiurge est donc ontologique et non
chronologique: «ainsi le monde ne peut avoir eu un commencement
dans le temps; c’est le seul fait d’être cause qui donne à l’être son

7
R. Sorabji, Time, p. 268.
8
Ioannes Philoponus, De Aeternitate Mundi (abr. Aet.), éd. H. Rabe, Leipzig, 1899,
p. 135-242.
9
Ibid., pp. 135, 168, 222; Physique, VIII, 1, 251b, tr. P. Pellegrin, 2e éd., GF Flam-
marion, Paris, 2002, p. 387-388; Du Ciel, I, 10, 280a, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1998,
p. 50.
10
R. Sorabji, Time, p. 271-272.

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antériorité»11. Proclus (m. 485) développera cette interprétation dans son


commentaire du Timée, expliquant que le ciel, coextensif à la totalité du
temps, est sempiternel dans les deux sens et que le monde n’a pas été
engendré selon le temps12.

La thèse éternitaire chez Aristote et les ruses d’un commentaire

Si le mythe platonicien est sujet à interprétations, la position d’Aristote


est sans ambiguïté. En différents endroits, le philosophe entend démontrer
que le mouvement du ciel est éternel a parte ante. Il argumente contre le
commencement du monde et tient pour logiquement impossible que
l’Univers soit à la fois éternel et engendré13. Son Dieu, «premier moteur
immobile», n’agit pas comme cause efficiente mais comme cause finale
du monde: c’est le désir du «suprême Désirable» qui meut le «premier
Ciel»14. Son argument principal en faveur de l’éternité du monde est la
connaturalité de la cause (finale) et du causé, du moteur et du mouvant:
«Si quelque chose de tel existe toujours, un moteur lui-même immobile
et éternel, il est nécessaire que la première chose mue par lui soit aussi
éternelle»15.
Le système cosmologique d’Aristote, commandé par une ontologie des-
tinée à sortir des apories de l’éléatisme, léguera à l’Antiquité tardive l’idée
d’un Être premier logiquement, car nécessaire par soi et suffisant en soi,
à la différence du monde physique, fût-il éternel. Les Néoplatoniciens
donneront sens à l’idée d’une création sans commencement par cet Être
premier. L’argumentation d’Aristote, elle, consiste tantôt à démontrer
l’existence d’un premier moteur immobile, unique et éternel, à partir du
mouvement éternel du monde unique, tantôt à démontrer l’éternité du
mouvement du monde à partir de la vie éternelle de Dieu16. Son système

11
Plotin, Ennéades, III, 7, 6, tr. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1925, p. 134-135;
E. Bréhier, La philosophie de Plotin, 3e éd., Vrin, Paris, 1999, p. 189-194.
12
Proclus, Commentaire sur le Timée, livre II, trad. A. J. Festugière, Vrin, Paris, 1967,
p. 121-146.
13
Physique, VIII, 1, 251a; Du Ciel, I, 10, 279b.
14
Métaphysique, XII, 7, 1072a.
15
Physique, VIII, 6, 259b - 260a.
16
Physique, VIII, 5-6, 256a-260a; Du Ciel, II, 3, 285b.

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présente ainsi une solidarité extrême entre physique et métaphysique,


cosmologie et théologie.
Malgré la clarté de ses intentions, l’influence d’Aristote sera encore
plus équivoque que celle de Platon. Tandis que Jean Philopon retourne
contre lui ses propres arguments au sujet de l’infini17, les commentateurs
arabes et latins du Moyen-âge s’efforcent de désamorcer ses propos en
interprétant la thèse éternitaire comme une proposition dialectique, non
démontrée et non affirmée. Tous s’appuient sur le même passage des
Topiques (I, 11, 104b, 8), où l’éternité du monde est donné en exemple
de problème dialectique ne se prêtant qu’à des arguments probables et
non démonstratifs. Chez les penseurs chrétiens et musulmans, Aristote
restera ainsi l’otage d’une cruelle alternative: ou bien trahi et sauvé, ou
bien compris et condamné.

II. DOXOGRAPHIES DES ANCIENS GRECS EN TERRE D’ISLAM

La thèse d’une création ex nihilo et au commencement du temps


est partagée par les théologies chrétienne et islamique. En Chrétienté, la
doctrine fut développée contre les thèses des Platoniciens à partir du
IIe siècle18. Elle a trouvé sa formulation définitive en 1215 avec le concile
de Latran: «Nous croyons fermement et nous professons absolument
qu’il n’est qu’un seul vrai Dieu, éternel (…) qui par sa vertu toute-puis-
sante a créé à partir de rien, au commencement du temps, ensemble l’une
et l’autre créature, spirituelle et corporelle»19. En Islam, la création du
monde est comprise comme l’expression de la volonté divine à travers
son Verbe créateur: «Allah crée ce qu’Il veut. Quand Il décrète une
affaire, Il dit seulement à son propos: “Sois!” et elle est (kun fa-yakun)»20.
Théologiens et commentateurs du Coran ont fondé sur cette formule la

17
R. Sorabji, Time, p. 214-217; H. A. Davidson, Proofs, p. 87-94; voir aussi J. Kraemer,
“A Lost Passage from Philoponus’ contra Aristotelem, in Arabic Translation”, Journal of
the American Oriental Society, LXXXV (1965).
18
Voir G. May, Schöpfung aus dem Nichts. Die Entstehung der Lehre von der creatio
ex nihilo, Berlin-New York, 1978.
19
Cité d’après C. Michon, Thomas d’Aquin et la controverse sur L’éternité du monde
(abr. Thomas d’Aquin), Flammarion, Paris, 2004, p. 353.
20
Q. III/ 47. Les citations du Coran sont empruntées à la traduction de R. Blachère.

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thèse de la création ex nihilo, quand d’autres versets suggèrent une


matière préexistante à l’acte de création21. Quoi qu’il en soit, l’idée d’une
nouveauté absolue du monde contredit tout autant le récit platonicien que
la cosmologie d’Aristote. Une fois cette thèse érigée en dogme, les phi-
losophes grecs devront subir bien des distorsions herméneutiques pour
échapper à la condamnation.

La Théologie du pseudo-Aristote

L’ouvrage connu sous le titre de Théologie d’Aristote (Uthûlûjiyyâ


Aris†â†âlîs) a joué un rôle décisif dans l’intégration de la pensée grecque
au monde arabe et l’orientation de la philosophie islamique, à travers les
commentaires que lui consacreront les philosophes, d’Ibn Sînâ à Mollâ
∑adrâ. Comme on le sait, l’ouvrage est en réalité une traduction-adaptation
assez libre des Ennéades IV, V et VI de Plotin, probablement effectuée
dans le cercle d’al-Kindî (m. v. 251/866)22.
L’écart de cette Théologie par rapport à son texte-source apparaît dans
la qualification du premier principe, correspondant à l’Un plotinien, et la
description de son rapport au monde. Chez Plotin, l’Un et les réalités de
la deuxième hypostase ne sont pas des dieux mais des principes pour les
dieux; au-delà de l’être-dieu, l’Un est incommensurable avec la divinité
des religions monothéistes; quant à la procession des hypostases (l’Un,
l’Intellect, l’Âme, la Nature), elle n’a rien à voir avec l’idée d’une création
ex nihilo.
C’est pourtant cette double homologation qu’opère le texte de l’Uthû-
lûjiyâ: il convertit l’Un en Dieu, «créateur» (khâliq) et «originateur»
(bâri’), et lui attribue la création ex nihilo (ibdâ‘), sans percevoir de
tension entre cette idée et la métaphore plotinienne de l’émanation (fay∂).
Il ne s’agit toutefois pas d’une création dans le temps, comme l’indique
une longue interpolation du premier chapitre, proposant une interprétation
non littérale du texte platonicien: «Comme le philosophe a bellement
et justement décrit Dieu Tout-puissant en disant: “Il est le créateur de
21
Par exemple Q. XXI/30. Voir Kh. Azmoudeh, art. «Création» in M. A. Amir-Moezzi
(dir.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, Paris, 2007.
22
C. d’Ancona Costa, Greek sources in Arabic and Islamic Philosophy, Stanford ency-
clopedia of philosophy, Stanford, 2009.

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l’Intellect, de l’Âme, de la Nature et de toutes choses”! Mais celui qui


entend le propos du philosophe ne doit pas considérer son expression en
s’imaginant qu’il a dit que Dieu Tout-puissant créa la création dans le
temps. […] Il ne s’est exprimé ainsi que par volonté de suivre l’habitude
des Anciens […]. Mais tout agent n’effectue pas son action dans le temps,
et toute cause ne précède pas son causé par un certain temps»23. Dans le
dixième chapitre, la proposition plotinienne «l’Un pur est toutes choses
et aucune d’entre elles» (Ennéades V.2.1.1) devient, dans une paraphrase
nettement marquée par l’aristotélisme et le monothéisme coranique,
«l’Un pur est la cause de toutes choses et n’est semblable à aucune
d’entre elles»24.
Au final, cette théologie n’est ni aristotélicienne ni authentiquement
plotinienne. Combinaison originale, elle témoigne d’un véritable effort
de synthèse entre la pensée grecque antique et les dogmes de d’Islam.
Son attribution à Aristote, le «premier maître» (al-mu‘allim al-awwal)
conférait à cette œuvre hybride l’aura de son auteur supposé, en même
temps qu’elle sauvait celui-ci en lui prêtant une théologie adaptée aux
dogmes de l’Islam.

Le Proclus arabus

Comme Plotin, Proclus a souvent été traduit en arabe sous d’autres


noms que le sien, à commencer par celui d’Aristote25. L’œuvre qui inté-
resse notre problème, un traité sur l’éternité du monde, a bien été quant
à elle attribuée à son auteur. Si l’original grec en est perdu, le texte sub-
siste en grande partie dans la réfutation qu’en fit Jean Philopon sous le
titre De Aeternitate Mundi contra Proclum. On le sait, ce dernier ouvrage
a valu à l’école philosophique d’Alexandrie, dirigée par Philopon,
d’échapper pour quelque temps au sort de l’école d’Athènes, fermée suite
à un décret de l’empereur chrétien Justinien en 52926. Traduit en arabe

23
Aflû†în ‘inda l-Arab (abr. Aflû†în), éd. A. Badawî, Koweit, 1977, p. 27-28.
24
Aflû†în, p. 134; voir P. Adamson, The Theology of Aristotle, Stanford encyclopedia
of philosophy, Stanford, 2008.
25
Voir C. d’Ancona Costa, Recherches sur le Liber de causis, Vrin, Paris, 1995.
26
A. de Libera, La philosophie médiévale, PUF, coll. «Quadridge», Paris, 2004,
p. 4-5.

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au IIIe/IXe siècle, probablement par le fameux IsÌâq b. Îunayn, il allait


fournir aux penseurs en terre d’Islam une double série d’arguments pro
et contra27.
En néoplatonicien conséquent, Proclus défend l’éternité temporelle du
monde et s’oppose à la doctrine chrétienne d’une création au commen-
cement du temps. Ses arguments reposent essentiellement sur l’immuta-
bilité et la bonté éternelle de Dieu28. Qualifiés de «sophismes» (shubah),
ils sont rapportés avec rigueur par les hérésiographes et doxographes
musulmans, d’al-Shahrastânî à Qu†b al-Dîn Ashkevarî, et vont connaître
un triple destin: réfutés par les tenants de la nouveauté temporelle du
monde, comme al-Ghazâlî29; plagiés par les tenants de l’éternité tempo-
relle du monde, comme Ibn Sînâ et Ibn Rushd; interprétés et désamorcés
par tous ceux qui admettent, sinon l’éternité du monde physique, du moins
l’existence séparée et sempiternelle des essences intelligibles. Comme
Aristote, Proclus se verra ainsi dédouané de la thèse qu’il avait contribué
à diffuser; mais faute de bénéficier de l’aura du «premier maître», son
cas demeurera suspect et même litigieux.

Le pseudo-Ammonius

Le Livre d’Ammonius sur les opinions des philosophes est un traité


pseudépigraphique écrit directement en arabe au IXe siècle. S’il utilise
un mince substrat doxographique provenant d’une source patristique, la
Refutatio omnium haeresium attribuée à Hippolyte de Rome, ce sont
surtout ses propres opinions sur le Créateur, la formation de l’univers et
d’autres questions métaphysiques, que l’auteur prête à Thalès, Empédocle
ou Pythagore. Comme la Théologie du pseudo-Aristote, l’ouvrage com-
bine le néoplatonisme avec l’idée du monothéisme. Visant à faire passer
des idées nouvelles sous l’autorité légendaire des sages présocratiques,
27
A. Badawî, La transmission de la philosophie grecque au monde arabe (abr. Trans-
mission), Vrin, Paris, 1987, p. 72-73. Ibn Nadîm mentionne, parmi les œuvres de «Jean
le Grammairien» (YaÌyä al-naÌwî), sa réfutation de Proclus: Fihrist, éd. ™awîl, Dâr al-
kutûb al-‘ilmiyya, Beyrouth, 2 éd., 1422 h/2002, p. 413.
28
Hujaj fî qidam al-‘âlam, dans A. Badawî (ed.), Al-Aflâ†ûniyya al-muÌdatha ‘ind
al-arab (abr. Al-Aflâ†ûniyya), Le Caire, 1955, p. 34-42; Philoponus, Aet., p. 55-56. Voir
H. A. Davidson, Proofs, p. 56-67.
29
H. A. Davidson, Proofs, p. 68-85.

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l’artifice doxographique permettra en retour de considérer ceux-ci comme


compatibles avec l’Islam, voire comme des Musulmans avant la lettre.
Le problème soulevé en tête de cette doxographie a pour présupposé
le dogme de la création ex nihilo: «La première opinion dont nous nous
enquerrons parmi celles des sages anciens est au sujet du Créateur:
comment a-t-Il créé (abda‘a) ce monde et les formes qui s’y trouvent?
Est-ce à partir de quelque chose ou à partir de rien? Si c’est à partir de
quelque chose, cette chose serait coéternelle au Créateur, ce qui n’est
pas permis. Si c’est à partir de rien, la forme de la chose créée était-elle
déjà en Lui, ou créa-t-Il quelque chose dont Il n’avait pas la forme dans
son essence?»30. L’éternité du monde physique étant exclue a priori, le
problème est celui de la nouveauté ou de l’éternité des formes intelli-
gibles dans l’entendement divin. Seule la première option paraît vraiment
compatible avec l’idée d’une création ex nihilo.
Cette thèse de la nouveauté des formes, l’auteur du texte l’attribue
d’abord à Thalès: «[Il] professa qu’il était indéniable que le Créateur
fut sans aucune chose créée et qu’Il créa ce qu’Il créa sans qu’aucune
forme ne fût en Lui (…), la création étant la donation de l’être à une
chose à partir de son non-être (al-ibdâ‘ innamâ huwa ta’yyîs shay’
mimmâ lam yakun)»31. L’opinion accordant aux formes l’éternité du
Créateur est qualifiée de fallacieuse, tandis que la thèse de la création ex
nihilo se voit logiquement attachée à celle de la liberté du Créateur: «Le
Créateur créa comme il Lui plut, comme Il voulut, car Il est Lui sans que
rien ne fût avec Lui (…). Ainsi est rejetée l’éternité de la forme et de la
matière (al-Òûra wa al-hayûlä), de toute chose créée possédant forme et
matière, de toute chose créée possédant seulement une forme»32.
Dans son exposé de la pensée de Proclus, le pseudo-Ammonius
disculpe celui-ci d’avoir soutenu la thèse éternitaire. L’opposition des
hommes de son temps l’aurait contraint à «sortir de la voie de la sagesse
et de la philosophie» pour adopter l’enseignement exotérique de la thèse
adverse: «Proclus, alors qu’il professait l’éternité du monde, [affirmant]

30
U. Rudolph, Die Doxographie des Pseudo-Ammonios. Ein Beitrag zur neuplatonis-
chen Überlieferung im Islam (abr. Doxographie), Stuttgart, 1989, III, p. 33-34.
31
Ibid., II, p. 34.
32
Ibid., IV, p. 37.

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qu’il était subsistant et non corruptible, composa un livre en ce sens.


Cette thèse était [apparemment] physique mais son sens ésotérique était
spirituel (wa kâna bâ†inuhu rûÌâniyyan) (…). Comme ils le prirent au
sens exotérique physique, ils le contredirent donc [en lui attribuant]
la doctrine des dahriyya»33. Ce dernier terme désigne, dans les traités
hérésiographiques, à la fois les partisans de la perpétuité du monde et
ceux d’un déterminisme matérialiste34. La thèse d’une «double vérité»
proclusienne sera reprise par nombre d’ouvrages doxographiques arabes
ultérieurs.
Le pseudo-Ammonius semble être ainsi la source de la thèse historio-
graphique selon laquelle tous les anciens philosophes soutenaient la nou-
veauté du monde, les tenants de son éternité n’étant apparus que parmi
les disciples d’Aristote. Une thèse contraire à la réalité historique, car
s’il est une doctrine tardive et «nouvelle», c’est plutôt celle de la création
ex nihilo. Elle n’en exercera pas moins une profonde influence sur le
rapport des penseurs de l’Islam aux anciens Grecs: les falâsifa soutenant
l’éternité du monde verront en Aristote l’alpha et l’omega de la science,
tandis que les théosophes ou philosophes mystiques, notamment en Iran
safavide, feront des présocratiques les héritiers directs des «lumières pro-
phétiques».

Une conciliation attribuée à al-Fârâbî

La Conciliation des opinions des deux sages, attribuée à al-Fârâbî


(m. 339/950), a pour but de montrer qu’il n’y pas de contradiction entre
les systèmes des deux grands maîtres de l’Antiquité, Platon et Aristote.
Pour les premiers falâsifa de l’Islam comme pour nombre de Néoplato-
niciens antiques, l’essence de la philosophie résidant dans son unité, les
divergences entre les sages ne peuvent être qu’accidentelles ou appa-
rentes. Or, c’est sur le problème cosmologique que l’opposition entre
Aristote et Platon semble la plus patente: «Parmi cela aussi, la question
du monde et de sa nouveauté; et celle de savoir s’il a un Artisan qui est
33
Ibid., XXV, p. 75.
34
Al-Shahrastânî expose les thèses des dahriyya dans l’introduction du deuxième livre
de son Kitâb al-milal wa al-niÌal (abr. Milal), éd. al-Hawârî, Dâr wa maktabat al-hilâl,
Beyrouth, 1998, 2 volumes, II, p. 9-11.

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sa cause efficiente ou non? À ce sujet, on pense qu’Aristote aurait pro-


fessé que le monde est éternel, et que Platon aurait professé que le monde
est nouveau»35.
Pour prouver que les deux philosophes sont en réalité d’accord et
qu’Aristote n’a pas soutenu la «thèse infâme et réprouvée» qu’on lui
attribue, l’auteur va citer et comparer des morceaux choisis des textes
dont il dispose en traduction arabe. En réalité, tout son effort d’interpré-
tation porte sur Aristote et fait fond sur trois textes, dont un apocryphe.
Il commence par citer les Topiques, rappelant que son objet n’est pas de
résoudre démonstrativement la question du monde, mais d’exposer les
syllogismes composés d’après des prémisses communément admises.
Puis il explique que l’attribution à Aristote de la thèse éternitaire repose
sur une mauvaise interprétation de sa proposition tirée du traité Du ciel,
«le monde n’a pas de commencement temporel», qu’il explique pour sa
part ainsi: «Le sens [de cette proposition] est qu’il ne fut pas engendré
partie par partie comme la maison ou l’animal, dont certaines parties
précèdent d’autres dans le temps. Le temps advient par le mouvement de
la sphère. Il est donc impossible que l’avènement (Ìudûth) [de la sphère]
ait un commencement temporel. Il est ainsi avéré que c’est seulement par
l’innovation absolue (ibdâ‘) du Créateur, qui l’a innové d’un seul coup
sans temps, et que de son mouvement advint le temps». Une explication
qui contredit aussi bien le sens obvie de la proposition aristotélicienne
que l’intention avérée du philosophe.
Cette conception d’une création ex nihilo, l’auteur de la Conciliation
la retrouve dans la Théologie du pseudo-Aristote: «Qui étudie ses pro-
pos sur la divinité (fî al-rubûbiyya) dans son livre connu sous le nom
de Théologie ne peut se méprendre sur le fait qu’il attestait l’Auteur
créateur de ce monde», et la confirme par une citation incertaine de la
Physique: «et il prouve cela par l’ordre merveilleux qui existe entre les
parties du monde»36. L’auteur cite une seule fois Platon affirmant dans
le Timée que tout mobile a nécessairement une cause motrice et que le
mobile n’est pas cause de sa propre essence. Il en conclut que pour les

35
Al-Fârâbî, Kitâb al-jam‘ bayna ra’yay al-Ìakîmayn (abr. Al-jam’), Dâr al-Hilâl,
Beyrouth, 1996, p. 58.
36
Ibid., p. 60.

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deux sages, Dieu, «l’Un-Vrai» (al-wâÌid al-Ìaqq), est la cause efficiente


ou le créateur absolu de toutes choses – une thèse bien présente dans le
dixième chapitre de l’Uthûlûjiyâ. L’auteur finit d’appuyer cette vue par
une référence au livre L de la Métaphysique37. Dans ce bref parcours
à travers le corpus (pseudo-)aristotélicien, aucune allusion n’est faite
au livre VIII de la Physique, qui expose démonstrativement la thèse de
l’éternité du monde.
L’auteur de la Conciliation choisit ainsi d’interpréter dialectiquement
ce que dit Aristote dans ses ouvrages logiques et «physiques» pour le
dédouaner de la thèse de l’éternité du monde. L’accord entre les deux
sages se fait sur la création ex nihilo et la nouveauté du monde, non pas
dans le temps mais avec le temps. L’ouvrage ne se borne donc pas à
vouloir sauver Aristote d’une contradiction flagrante avec la révélation,
mais soutient une conception théologique particulière du commence-
ment du monde. Or, celle-ci ne concorde absolument pas avec le système
philosophique d’al-Fârâbî, de substance néoplatonicienne, impliquant logi-
quement l’éternité du monde38. À moins d’en référer à un «art d’écrire
sous la persécution», l’attribution de ce texte à al-Fârâbî paraît donc fort
douteuse39. L’ouvrage n’en est pas moins important pour notre étude, les
philosophes ultérieurs ayant tenu le «deuxième maître» al-Fârâbî pour
l’auteur de cette Conciliation, aussi sûrement que le «premier maître»
Aristote pour celui de l’Uthûlûjiyâ.
La Théologie du pseudo-Aristote, justement, joue un rôle capital dans
le dispositif de cette Conciliation, non tant d’Aristote avec Platon que de
la philosophie grecque avec la révélation. C’est sur ce texte que l’auteur
s’appuie pour faire pencher le plateau d’Aristote vers la nouveauté du
monde. Son attribution sera contestée implicitement par Shihâb al-Dîn

37
Ibid., p. 62.
38
Voir notamment Abû NaÒr al-Fârâbî, Kitâb arâ’ ahl al-madînat al-fâ∂ila (Épître sur
les opinions des habitants de la cité vertueuse), Dâr al-mashreq, Beyrouth, 1986, al-faÒl
al-sâbi’, al-qawl fî kayfiyya Òudûr jamî‘ al-mawjûdât ‘anhu («Sur la manière dont tous les
étants proviennent de lui»), p. 55-56. Voir également M. Mahdi, “Alfarabi against Philo-
ponus”, Journal of Near Eastern Studies, 26 (1967), p. 233-260; H. A. Davidson, Proofs,
p. 43.
39
Voir M. Rashed, “On the Autorship of the Harmonization of the Two Sages attributed
to al-Farabi”, Arabic Science and Philosophy 19, 2009, p. 43-82.

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al-Suhrawardî (m. 587/1191)40, mais ce soupçon, hormis chez les disciples


du shaykh al-ishrâq, sera passé sous silence par les philosophes posté-
rieurs, peut-être pour ne pas affronter le hiatus entre Platon et Aristote, la
philosophie péripatéticienne et les dogmes de la révélation. Entre temps,
l’accord a priori de la sagesse grecque avec le message prophétique se
verra renforcé par une étonnante forgerie historiographique, œuvre du
philosophe néoplatonicien Abû l-Hasan al-‘Âmirî (m. 381/992), appelée
à jouer un rôle décisif dans l’histoire de la représentation de la sagesse
en Islam.

Une apologie philosophique: le K. al-amad ‘alä al-abad d’al-‘Âmirî

Le K. al-amad ‘alä al-abad d’al-‘Âmirî se donne expressément pour


fin d’établir la compatibilité de la sagesse grecque antique avec la révéla-
tion coranique41. Si l’auteur ne fait pas montre d’une connaissance directe
des sources primaires et reprend partiellement la doxographie fictive du
pseudo-Ammonius, il innove cependant en proposant une généalogie hardie,
laquelle inscrit l’apparition de la philosophie dans l’histoire prophétique
relatée par le Coran. Empédocle, le premier à avoir été qualifié de sage
par les Grecs, aurait ainsi reçu la sagesse de Luqmân, contemporain du
prophète David, présenté par le Coran comme le premier bénéficiaire de
la sagesse divine (Q. XXXI/12). Après lui, Pythagore aurait rencontré en
Égypte Salomon fils de David, dont il aurait reçu les sciences physiques
et métaphysiques ou «divines» (al-‘ulûm al-ilâhiyya)42. Et al-‘Âmirî d’affir-
mer que l’un et l’autre tirèrent leur sagesse de la «niche aux lumières
de la prophétie» (mishkât al-nubuwwa), allusion au fameux «verset de la
lumière» (Q. XXIV/35). À son tour, Socrate aurait dérivé sa sagesse de
celle de Pythagore en se concentrant sur la métaphysique, et réfuté le
polythéisme des Grecs. Son disciple Platon aurait hérité de cette sagesse
40
Shihâboddîn YaÌya Sohravardî, Le livre de la sagesse orientale, trad. H. Corbin,
Verdier, Paris, 1986, rééd. Gallimard, Paris, 2003, pp. 154 et 341-342 (commentaire de
Qotboddîn Shîrâzî); voir aussi A. Badawî, Transmission, p. 57-59.
41
E. Rowson, A Muslim Philosopher on the Soul and Its Fate: Al-Âmirî’s Kitâb al-
Amad ‘alâ-l-abad (abr. Al-‘Âmirî), American Oriental society, New Haven, 1988, édition
du texte arabe et traduction anglaise.
42
Les doxographies arabes, relayant une erreur de transmission, sont unanimes à situer
Empédocle avant Pythagore.

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en la consignant dans des livres symboliques et hermétiques. Le dernier


à être qualifié de sage est Aristote, maître d’Alexandre, lequel est homo-
logué avec le personnage coranique de Dhû-l-qarnayn (Q. XVIII/83-
101), éradicateur du polythéisme en Grèce. L’islamo-compatibilité de la
philosophie grecque se voit donc garantie aux deux bouts de la chaîne
par une référence coranique43.
Venant à l’exposé des doctrines métaphysiques des Grecs, al-‘Âmirî se
confronte au problème de l’éternité ou de la nouveauté du monde. Après
le pseudo-Fârâbî, il relève les ambiguïtés des livres de Platon. Il rejette
la faute de son interprétation hétérodoxe sur Proclus le «matérialiste»
(al-dahrî), revenant ainsi sur l’acquittement prononcé par le pseudo-
Ammonius: «Quant à Platon, il varia dans sa doctrine. Dans son livre
Le politique – ou la gouvernance des cités – il dit que le monde est
éternel, non généré, subsistant toujours. Le matérialiste Proclus s’attacha
à ce propos et composa sur l’éternité du monde un livre que réfuta Jean
le Grammairien. Puis, dans son livre le Timée, Platon dit que le monde
est généré, que le Créateur l’a engendré du désordre à l’ordre, que toutes
les substances du monde sont composées de matière et de forme, et que
tout composé est sujet à la décomposition. Si son élève Aristote n’avait
pas expliqué cette divergence dans les propos [de Platon], on l’aurait
jugé confus»44. C’est ainsi qu’Aristote permet finalement de sauver
Platon en lui attribuant la thèse parfaitement orthodoxe d’un monde
innové à partir de rien (lam yuÌdath ‘an shay’), matière et forme ensemble,
précédé par aucun temps.
L’effort d’interprétation philosophique d’al-‘Âmirî vise donc à identifier
la vision créationniste du Timée avec le dogme de la création ex nihilo,
en refusant toute éternité selon l’essence à la matière et aux formes. Le
philosophe fonde ici son interprétation sur une autre œuvre platonicienne
bien connue des Arabes, Les Lois: «[Platon] s’est exprimé franchement
à ce sujet dans son livre Des Lois, en déclarant que le monde avait un
début causal et non temporel, autrement dit, qu’il a un agent qui l’a

43
Al-‘Âmirî, III, 1-8, p. 70-74. Ce récit est repris dans le ∑iwân al-Ìikma attribué à
al-Sijistânî. Voir à ce sujet J. Jolivet, «L’idée de la sagesse et sa fonction dans la philo-
sophie», dans Perspectives médiévales et arabes, Vrin, Paris, 2006, p. 257-258.
44
Al-‘Âmirî, IV, 12-13, p. 84.

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innové sans que ce soit dans le temps; et si quelqu’un s’enquiert de la


raison suffisante de cette innovation, nous répondons qu’Il veut par Lui-
même l’effusion de Sa bienveillance et a le pouvoir d’existencier ce qu’Il
veut»45. On le voit, al-‘Âmirî synthétise hardiment, mais sans trop de
rigueur, la conception néoplatonicienne de l’effusion ou émanation (fay∂),
soit celle d’une procession perpétuelle, avec le dogme de la volonté libre
de Dieu, que les théologiens musulmans et chrétiens rattachent systéma-
tiquement à la création du monde dans le temps. Son apologie fait silence
sur tous les textes d’Aristote soutenant l’éternité temporelle du monde,
sur la Théologie du pseudo-Aristote ainsi que la Conciliation du pseudo-
Fârâbî.

III. SOLUTIONS ET CONDAMNATIONS MÉDIÉVALES

Les deux plus fameux épisodes de l’histoire du problème cosmolo-


gique en Occident resteront inconnus des penseurs iraniens qui, au XIe/
XVIIe siècle, le reprendront à leur charge. Le premier est la suite de la
Destruction des philosophes d’al-Ghazâlî (m. 505/1111), surtout dirigée
contre Ibn Sînâ (m. 428/1033), et de la Destruction de la destruction
d’Ibn Rushd (m. 595/1198). Le second est la disputatio qui eut lieu aux
XIIe et XIIIe siècles à Paris et aboutit en 1277 aux condamnations univer-
sitaires de l’évêque Etienne Tempier46. À chaque fois, la thèse éternitaire
est condamnée comme hérétique par une autorité religieuse, excluant de
jure la philosophie toute entière de la «demeure de l’Islam» ou de la
«cité de Dieu».

Éternité temporelle et nouveauté ontologique du monde chez Ibn Sînâ

La position d’Ibn Sînâ sur le problème cosmologique est complexe


mais sans ambiguïté. Sa conception des corps célestes est héritée de la
physique d’Aristote, quand sa métaphysique est ancrée dans la doctrine

45
Ibid., IV, 14, p. 86.
46
A. de Libera, La philosophie médiévale, p. 413-417; C. Michon, Thomas d’Aquin,
p. 259-264.

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de Plotin, via la Théologie du pseudo-Aristote. Ces deux inspirations


convergent dans la thèse d’un monde supra-lunaire créé immédiatement
et éternel dans le temps: «Il est clair qu’à partir de l’espace de la sphère
de la lune commence l’espace universel enveloppant les corps créés
immédiatement, lesquels existent en se mouvant selon un cercle. De la
terre à la sphère de la lune se trouve donc l’espace des corps sujets à la
génération et à la corruption; et de la sphère de la lune à l’extrémité de
l’univers se trouve l’espace des [corps] créés immédiatement, au mouve-
ment éternel»47. L’éternité temporelle du monde est une suite rigoureuse
du déterminisme métaphysique, la procession des êtres à partir de l’Être
nécessaire (wâjib al-wujûd) étant elle-même nécessaire, sans commence-
ment ni fin: «si une chose par elle-même est toujours cause de l’existence
d’une autre chose, elle le sera toujours tant que son essence existe. Si elle
existe perpétuellement, son effet est perpétuellement existant»48. Une
conclusion qui contredit manifestement le sens obvie de la révélation.
Exclues de l’existence du monde, la contingence et la nouveauté se
voient toutefois réintroduites dans son essence. Seul l’Être premier est
nécessaire et existant par lui-même, le monde n’existant (nécessairement)
que par lui. L’existence du monde succède à son inexistence d’une pos-
tériorité non temporelle, mais essentielle ou «dans l’esprit» (‘inda al-
dhihn)49. Le monde est contingent et innové par essence (Ìâdith bi-l-dhât),
bien qu’il soit nécessaire et éternel selon le temps (qadîm bi-l-zamân).
Cette conception d’une nouveauté ou d’une contingence essentielle du
monde, si elle évite l’écueil du panthéisme, ne fait pourtant pas rentrer
Ibn Sînâ dans le rang de l’orthodoxie50. La création du monde à partir de

47
Kitâb al-Najât, éd. M. Fakhrî, Dâr al-Âfâq al-jadîda, Beyrouth, 1405/1985, p. 186.
Sur les sens respectifs d’ibdâ’ (création immédiate) et de takwîn (génération), voir
A.-M. Goichon, Lexique de la langue philosophique d’Ibn Sînâ/Avicenne, Desclée de
Brouwer, Paris, nos 42-45 et 635, pp. 18-21 et 357.
48
Métaphysique du Shifâ’, livres VI à X, trad. G. C. Anawati, Vrin, Paris, 1985, VI,
chap. 2, p. 21. Voir L. Gardet, La pensée religieuse d’Avicenne (Ibn Sînâ), Vrin, Paris,
1951, pp. 41-44 et 62-66; J. Janssens, “Creation and Emanation in Ibn Sînâ”, Documenti
e Studi sulla Tradizione Filosofica Medievale 8, 1997, p. 455-477, démontre toutefois que
la conception d’Ibn Sînâ est plus complexe.
49
Livre des directives et remarques (Al-ishârât wa al-tanbîhât), trad. A.-M. Goichon,
Vrin, Paris, 1951, p. 381-384.
50
L. Gardet, La pensée religieuse d’Avicenne (Ibn Sînâ), Vrin, Paris, 1951, pp. 45-48
et 57-61.

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son inexistence ou de sa possibilité essentielle n’est pas une création ex


nihilo, et l’affirmation de l’éternité de la matière développe une ligne de
pensée fort inquiétante pour la théologie51.
Pour expliquer la relation entre les réalités fixes (Intelligences, corps
célestes) et les réalités changeantes du monde sublunaire, Ibn Sînâ opère
une distinction entre trois modalités de l’être: le «quand» ou l’être-dans-
le-temps (al-kawn fî al-zamân) des choses sensibles appartenant au monde
sublunaire, toutes sujettes à génération et corruption; le dahr ou l’être-
avec-le-temps (al-kawn ma‘a al-zamân) des corps célestes aux mouve-
ments circulaires éternels, qui ordonnent le temps sans être soumis à géné-
ration et corruption; le sarmad, l’éternité ou l’être immuable (al-kawn
al-thâbit) des êtres intelligibles. Ibn Sînâ définit le dahr comme «le rapport
d’une stabilité à une non-stabilité» et le sarmad comme «le rapport des
réalités stables entre elles», soit des Intelligences séparées immatérielles52.
Cette distinction sera reprise et approfondie par le maître de la «renais-
sance philosophique» en Iran safavide, Mîr Dâmâd.

La «double destruction» d’al-Ghazâlî et Ibn Rushd

Redoutable polémiste, al-Ghazâlî a mené sa plus grande lutte contre


les philosophes péripatéticiens. Pour assurer la pleine autorité de la Révé-
lation, il entreprend de détruire la confiance en la raison, retournant l’arme
du scepticisme contre la philosophie avant de prononcer contre elle le juge-
ment d’impiété (takfîr). Sa Destruction des philosophes, à travers Ibn Sînâ,
vise toute tentative de traiter par la raison pure les questions principielles
de la religion: l’âme, le monde et Dieu. Sur les vingt thèses cosmologiques
et métaphysiques discutées, trois se voient frappées du sceau de l’impiété:
la négation du commencement temporel et de la fin temporelle du monde;
la négation de la connaissance divine des singuliers; la négation de la
résurrection des corps. Ibn Rush lui répliquera sur le plan philosophique
et juridique dans deux ouvrages majeurs, La destruction de la destruction
et le Discours décisif.

51
Voir à ce sujet E. Bloch, Avicenne et la gauche aristotélicienne, trad. C. Maillard,
Premières pierres, Saint-Maurice, 2008, p. 32-36.
52
Kitâb al-ta‘lîqât, éd. H. M. al-‘Ubaydî, Dâr al-Farqad, Damas, 2009, p. 80-82.

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Pour montrer l’incompatibilité de la philosophie hellénistique avec la


révélation coranique, al-Ghazâlî, au contraire du pseudo-Fârâbî, choisit
d’appliquer l’interprétation allégorique au récit créationniste du Timée et
la lecture littéraliste aux écrits d’Aristote. Ce qui l’amène à amalgamer
tous les philosophes en leur attribuant la doctrine d’Ibn Sînâ: «Ce sur
quoi s’est fixée l’opinion de l’ensemble des philosophes anciens et
modernes, c’est la thèse de l’éternité du monde, [selon laquelle] il n’a
pas cessé d’exister avec Dieu, causé par Lui et L’accompagnant sans Lui
être postérieur dans le temps, comme le causé accompagne la cause, la
lumière le soleil; [et selon laquelle] l’antériorité du Créateur sur lui est
pareille à l’antériorité de la cause sur le causé: une antériorité selon
l’essence et le rang, non selon le temps»53.
Al-Ghazâlî restitue trois arguments philosophiques majeurs contre la
nouveauté du monde, qu’il s’emploie ensuite à réfuter: 1) il est impos-
sible que le nouveau procède de l’éternel; 2) il est impossible que Dieu
précède le monde, qu’il s’agisse d’une antériorité selon le temps ou selon
l’essence; 3) la possibilité éternelle du monde oblige à conclure à son
éternité.
Le premier, reposant sur les «sophismes» de Proclus, argue de l’impos-
sibilité de concevoir un changement dans la capacité, la volonté ou la
sagesse de Dieu, cause éternelle du monde54. Al-Ghazâlî réplique en
renvoyant aux philosophes la charge de la preuve: «Au nom de quoi
contestez-vous celui qui professe que le monde est advenu d’une volonté
éternelle qui prescrivit son existence au moment où il exista et que se
prolonge son inexistence jusqu’au terme qui était le sien, que son existence
commence là où elle commence, que son existence n’était pas voulue
avant et n’advint pas pour cette raison, qu’il fut voulu au moment où il
advint par une volonté éternelle et advint donc? Qu’est-ce qui s’oppose
à cette croyance, qu’y a-t-il là d’impossible?»55. À cet argument qu’Ibn
Rushd qualifiera de sophistique, al-Ghazâlî ajoute un argument mathé-
matique tiré de Jean Philopon: l’impossibilité de concevoir une pluralité

53
Abû Îâmid al-Ghazâlî, Tahâfut al-falâsifa, éd. M. Fakhrî, Dâr al-Mashriq, Beyrouth,
4e éd., 1990, p. 48.
54
H. A. Davidson, Proofs, p. 56-61.
55
Tahâfut al-falâsifa, p. 50.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 389

d’infinis inégaux. À quoi Ibn Rushd répliquera que deux nombres infinis
sont incommensurables et que les nombres éternels des mouvements des
astres ne constituent pas des infinis inégaux56.
Le deuxième argument n’est pas tiré des philosophes, en tous cas pas
d’Aristote. Il pose que l’antériorité de Dieu sur le monde est ou bien
selon le temps, ou bien selon l’essence. Dans les deux cas, le temps et le
monde lui-même doivent être éternels. L’exposé de cet argument contient
une question fort embarrassante pour la thèse de la nouveauté du monde:
si le monde a commencé à un moment du temps, procédant d’une volonté
éternelle, pourquoi n’a-t-il pas commencé plus tôt? Cette question-piège
remonte à Parménide, se retrouve à deux reprises chez Aristote et se voit
finalement reprise par Ibn Sînâ57. La réponse d’al-Ghazâlî n’est pas sans
rappeler celle de Saint-Augustin: «Le temps est nouveau et causé, il n’y
a avant lui aucun temps. Le sens de notre propos, c’est que Dieu précède
le monde et le temps, qu’Il fut alors qu’il n’y avait aucun monde et aucun
temps, puis qu’Il fut avec le monde et le temps»58.
Ibn Rushd tombera d’accord sur ce point avec al-Ghazâlî, mais en tirera
la conséquence opposée: «Les théologiens admettent bien que le monde
n’est pas précédé par le temps – ou plutôt, il leur faudrait l’admettre –
puisque pour eux, le temps est connexe au mouvement et aux corps (…).
Il n’y a divergence entre eux [les théologiens et les Anciens] que pour
ce qui est du temps passé et de l’être dans le passé, dont les théologiens
pensent qu’il est fini – ce qui est aussi la position de Platon et de ses
adeptes –, alors qu’Aristote et ceux de son école pensent qu’il est infini,
à l’instar de l’être dans le futur»59. Ibn Rushd rejette comme sophistique
l’argument attribué aux philosophes par al-Ghazâlî. Dieu ne précède le
monde ni selon le temps, ni selon l’essence, car «il n’est pas dans la

56
Sur cet argument, voir H. A. Davidson, “John Philoponus as a source of mediaeval
Islamic and Jewish proofs of creation”, Journal of the American Oriental Society, 85,
1965, pp. 318-327; et R. Sorabji, Time, p. 214-218.
57
Parménide, Poème, VIII, 9-10; Aristote, Physique, VIII, 1, 252a, 15-16; Du ciel, I,
12, 283a, 11-12;Ibn Sînâ, K. al-Najât, p. 292; voir H. A. Davidson, Proofs, p. 51-56.
58
Tahâfut al-falâsifa, p. 66. R. Sorabji, Time., p. 237, note 26, suggère qu’al-Ghazâlî
pût avoir indirectement connaissance des arguments d’Augustin dans ses Confessions, XI,
13. Voir aussi H. A. Davidson, Proofs, p. 68-69.
59
Averroès, Discours décisif, trad. M. Geoffroy, Flammarion, Paris, 1996, §32, p. 132-
133.

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390 M. TERRIER

nature du Créateur d’être dans le temps, tandis qu’il est dans la nature
du monde d’être dans le temps». L’antériorité selon le temps est donc
impossible par définition. L’antériorité selon l’essence l’est également,
car elle supposerait une communauté de genre entre le Créateur et la
création. Il faut donc concevoir une antériorité d’un troisième type, celle
«de l’existence qui ne change pas et n’est pas dans le temps sur l’exis-
tence changeante dans le temps»60. Il reviendra à Mîr Dâmâd de définir
cette antériorité d’un troisième type en s’appuyant sur le concept avicen-
nien du dahr.
Le troisième argument exposé par al-Ghazâlî et tiré d’Ibn Sînâ com-
porte deux raisonnements solidaires: 3.1) si le monde est nouveau, il dut
être possible avant d’être existant, sans quoi il ne serait jamais advenu;
sa possibilité est donc éternelle et le monde existe de toute éternité;
3.2) si le monde est nouveau, il doit être possible par essence, ce qui
implique l’existence d’un substrat, la matière première (hylé, en arabe
hayûlâ’), laquelle doit être éternelle a parte ante61. Là encore, la réplique
d’al-Ghazâlî fait mouche. Selon lui, la possibilité essentielle (bi-l-dhât)
d’Ibn Sînâ n’est qu’un jugement de l’intellect (‘aql) ou une vue de l’esprit:
«La possibilité relève d’un jugement de l’intellect. Tout ce que l’intellect
estime existant sans être empêché est qualifié de possible; tout ce qu’il
estime être empêché est qualifié d’impossible; tout ce qu’il estime être
existant sans l’estimer jamais inexistant est qualifié de nécessaire. Ce
sont là des jugements intellectuels qui n’exigent pas un étant dont ils
seraient l’attribut»62.
Ibn Rushd ne peut que s’élever contre cette position radicalement
sceptique: «Que la possibilité implique une matière existante, cela est
clair. Tous les intelligibles vrais impliquent nécessairement l’existence
de quelque chose hors de l’âme, puisque le vrai, par définition, est
l’adéquation de ce qui est dans l’âme avec ce qui est hors de l’âme.
En disant que quelque chose est possible, nous devons donc prétendre
que quelque chose existe, en quoi se trouve cette possibilité (…). Les

60
Ibn Rushd, Tahâfut al-tahâfut, éd. al-Hawwârî, Maktabat al-‘asriyya, Beyrouth,
1427/2002, p. 81.
61
H. A. Davidson, Proofs, p. 13-17.
62
Tahâfut al-falâsifa, p. 75-76; voir aussi H. A. Davidson, Proofs, p. 37.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 391

jugements de l’intellect constituent son décret sur les natures des choses
en dehors de l’âme. S’il n’y avait hors de l’âme ni possible ni impos-
sible, et que les jugements de l’intellect n’étaient que des jugements, il
n’y aurait pas de différence entre l’intellect et l’estimative (al-wahm)»63.
Mais c’est exactement ce que veut montrer al-Ghazâlî: sans le secours
et l’autorité de la foi, l’intelligence se confond avec la présomption, en
ce qu’elle tient ses conceptions subjectives pour des réalités objectives et
ses limites subjectives pour des impossibilités objectives. Là encore, il
reviendra à Mîr Dâmâd de résoudre la difficulté soulevée par al-Ghazâlî
en donnant un statut ontologique, «hors de l’âme», à cette antériorité du
possible.
Après avoir répondu aux critiques philosophiques d’al-Ghazâlî dans sa
Destruction de la destruction, Ibn Rushd entreprend, dans son Discours
décisif, de montrer que la sentence du takfîr prononcée par al-Ghazâlî est
infondée en droit. Il opère une double réduction: celle de la divergence
entre théologiens et philosophes anciens sur l’éternité ou la nouveauté du
monde à une simple différence de dénomination; celle de tout le débat à
la seule opposition des doctrines de Platon et d’Aristote. Dans les deux
cas, la divergence n’est pas assez profonde pour que l’on puisse qualifier
une proposition d’infidèle, et l’autre non. Ibn Rushd fait aussi remarquer
qu’il n’y a pas consensus (ijmâ’) parmi les théologiens sur l’interprétation
des versets cosmologiques du Coran. La question est donc juridiquement
indécidable et relève de la seule philosophie: le jugement de takfîr est nul
et non avenu. Et le philosophe-qâ∂î d’ajouter que sur une question comme
celle-là, ceux qui sont dans le vrai seront récompensés et les autres par-
donnés64. Ainsi l’effort de réflexion (ijtihâd), sur des questions que le
Texte révélé ne tranche pas, confère-t-il aux philosophes une immunité
ou un «droit à l’erreur» valable non seulement ici-bas, mais aussi au jour
du Jugement. Chez Ibn Rushd, la position agnostique est donc au fonde-
ment de la clémence juridique. Comme nous le verrons avec Mollâ ∑adrâ,
il sera difficile aux philosophes-théologiens ultérieurs de conserver cette
clémence en rejetant l’agnosticisme.

63
Tahâfut al-tahâfut, pp. 99-100 et 105.
64
Averroès, Discours décisif, §31-34, p. 131-137.

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392 M. TERRIER

L’agnosticisme de Thomas d’Aquin et les condamnations de 1277

En Chrétienté, la controverse sur l’éternité du monde apparaît suite


aux traductions latines d’Aristote. Le problème est ainsi posé par Thomas
d’Aquin: «Étant posé par hypothèse, selon la foi catholique, que le monde
a eu un commencement dans la durée, un doute a été soulevé: aurait-il pu
être toujours?»65. La question n’est donc plus de savoir si le monde est
éternel, mais s’il aurait pu l’être, ou si Dieu aurait pu créer un monde éter-
nel. Ce qui revient à un problème logique, celui de la compatibilité entre
les concepts de création et d’éternité. Dans sa Somme contre les Gentils,
Thomas avance comme seul argument en faveur de la nouveauté du
monde un argument dialectique et non démonstratif: «La fin de la volonté
de Dieu dans la production des choses est sa propre bonté, en tant
qu’elle est rendue manifeste par les effets causés. Or la vertu et la bonté
divines sont rendues manifestes au plus haut point par le fait que les
choses autres que lui n’ont pas toujours été […]. Il convient donc parfai-
tement à la bonté divine de donner un commencement de durée aux choses
créées»66. Comme Platon et Aristote dans ses Topiques, Thomas estime
donc que la nouveauté du monde ne peut être établie par la démonstration
certaine, mais seulement par une argumentation dialectique vraisemblable.
Les théologiens latins ont adopté des attitudes différentes à l’égard
d’Aristote. Pour Bonaventure, le Stagirite était un partisan convaincu de
l’éternité du monde; pour Robert Grosseteste, non seulement Aristote
est hérétique, mais il serait hérétique de vouloir le sauver par un argu-
ment exégétique fallacieux67. Thomas, lui, soutiendra d’abord qu’Aristote
n’a produit qu’un argument dialectique en faveur de l’éternité du monde.
Puis il reviendra sur ce jugement et admettra finalement, dans son com-
mentaire de Métaphysique, qu’«Aristote a fermement pensé et cru qu’il
était nécessaire que le mouvement fût éternel, ainsi que le temps»68,
comme si l’on ne pouvait pas à la fois être fidèle à la pensée d’Aristote
et soutenir en bonne foi sa compatibilité avec le dogme créationniste.

65
De aeternitate mundi, éd. Léonine, t. 43, p. 85-89; cité par C. Michon, Thomas
d’Aquin, p. 145-146.
66
Somme contre les Gentils, 38, §14; cité par C. Michon, Thomas d’Aquin, p. 128.
67
C. Michon, Thomas d’Aquin, p. 45-46
68
Ibid., p. 129-131.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 393

Dès lors, il s’en prendra aux théologiens arabes et latins soutenant non
seulement la fausseté de la thèse d’Aristote (ce sur quoi tout le monde
est d’accord), mais, comme Philopon, la possibilité de démontrer cette
fausseté.
Parmi les thèses interdites d’enseignement par l’évêque de Paris en 1270
et 1277 figure en bonne place l’éternité du monde, suivie des deux autres
thèses condamnées par al-Ghazâlî. Mais comme le takfîr d’al-Ghazâlî en
Islam, ces condamnations n’ont pas eu le succès escompté. En terre chré-
tienne, le compromis va passer par un agnosticisme philosophique partiel
ou généralisé. Pour Thomas d’Aquin, il est possible par les voies de la
raison de soutenir aussi bien l’éternité du monde que sa nouveauté, ce
pourquoi seule la foi peut trancher ce qu’il en est de facto: «la raison ne
peut pas démontrer que le monde n’a pas toujours été, mais cela est tenu
par la foi»69, position qui dispense d’avoir à «sauver» Aristote par une
exégèse invraisemblable. Kant accentuera encore la thèse agnostique:
étant également impossible de démontrer l’une et l’autre thèse par la voie
de la science, il faut renoncer non seulement à connaître, mais encore
même à penser la solution de ce problème70. Cette solution de compromis
semble ne jamais avoir été envisagée en Islam. Loin de l’agnosticisme,
les philosophes orientaux postérieurs à Ibn Rushd opteront bien plutôt
pour un véritable positivisme métaphysique.

Entre hérésiographie et apologie: le Livre des religions et des sectes


d’al-Shahrastânî

Al-Shahrastânî (m. 548/1153) se présente comme le digne successeur


d’al-Ghazâlî à la tête du courant anti-péripatéticien de la pensée islamique.
Dans son Livre des religions et des sectes (Kitâb al-milal wa l-niÌal), il
entérine le takfîr prononcé par ce dernier, mais fournit aussi aux philo-
sophes ultérieurs les fondements scripturaires de leur apologie de la
sagesse antique.
La doxographie des philosophes anciens (les Grecs) et modernes (les
Arabes) se trouve dans la seconde partie de l’ouvrage. En classant toutes

69
Somme théologique, I, q. 46, a. 2; cité par C. Michon, Thomas d’Aquin, p. 34-35.
70
E. Kant, Critique de la raison pure, p. 338-339.

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394 M. TERRIER

leurs doctrines du côté des «sectes arbitraires», l’auteur condamne a priori


les philosophes, mais se met paradoxalement en mesure d’exposer leurs
vues avec objectivité et, dans le cas des anciens, avec une réelle bien-
veillance71. Shahrastânî considère Aristote comme l’inspiration majeure
des modernes, à commencer par leur chef de file Ibn Sînâ, contre lequel
il concentre l’essentiel de ses attaques; mais l’hérésiographe dédouane le
«premier maître» d’avoir soutenu la thèse éternitaire en attribuant celle-
ci aux commentateurs tardifs, en particulier Thémistius. Ibn Sînâ, qui
fondera son système sur l’interprétation de ce dernier, apparaît donc aussi
infidèle à Aristote qu’à la révélation. À la fin de sa notice sur Aristote,
Shahrastânî évoque d’autres opinions trouvées dans les livres du philo-
sophe, contradictoires avec celles que lui attribue Thémistius: «Parmi elles,
au sujet de la nouveauté du monde, il dit (…) qu’il est avéré que l’univers
est nouveau à partir de rien (…), ce qui prouve que son substrat a un
commencement et une fin, qu’il est nouveau à partir de rien; ce qui prouve
que l’Innovateur n’a ni début ni fin»72. Sans doute une référence à la
Théologie du pseudo-Aristote, évidemment inconnue de Thémistius.
Le texte suivant, extrait de l’introduction de la notice sur Proclus, sera
souvent cité comme argument d’autorité par les philosophes de la renais-
sance safavide: «La thèse de l’éternité du monde et de l’éternité des mou-
vements, après la preuve [de l’existence] de [son] Auteur et la thèse de la
cause première, ne se répandit qu’après Aristote. Car il s’opposa franche-
ment aux anciens et innova sur cette question sur la base de syllogismes qu’il
pensait être des preuves démonstratives. Ses disciples, comme Alexandre
d’Aphrodise, Thémistius et Porphyre, tissèrent sur ce métier et professèrent
franchement cette thèse»73. Plagiant le pseudo-Ammonius, Shahrastânî
innocente Proclus d’avoir soutenu la doctrine des dahriyya. Si d’après cette
vue historique, les anciens sages, Aristote et même Proclus, échappent au
qualificatif infâmant de «matérialistes», celui-ci s’applique en revanche
à tous les péripatéticiens de l’Antiquité tardive (Alexandre, Thémistius,
Porphyre) et de l’Islam (al-Fârâbî et Ibn Sînâ au premier chef).

71
A. de Libera, La philosophie médiévale, p. 123.
72
Milal, II, p. 162. Mîr Dâmâd, lui, validera Thémistius et accusera Porphyre d’être
responsable des contresens sur Aristote. Voir infra, note 83.
73
Milal, II, p. 177.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 395

À la fin de la même notice, Shahrastânî cite un autre développement de


Proclus en faveur de l’éternité du monde; un argument repris plus tard,
pour être réfuté, par les philosophes de la renaissance safavide: «Ce qui
fut rapporté de lui au sujet de l’éternité du monde est son propos: on ne
peut imaginer la nouveauté du monde qu’après avoir imaginé [un état
dans lequel] il n’était pas, et c’est dans cet état que le Créateur l’aurait
innové. Au sujet de cet état, il faut admettre, ou bien que le Créateur
n’était pas capable puis le devint, ce qui est impossible car Il est éternel-
lement capable; ou bien qu’Il ne le voulait pas puis le voulut, ce qui est
impossible car Il est éternellement voulant; ou bien que la Sagesse n’exi-
geait pas l’existence du monde, ce qui est également impossible car l’exis-
tence est absolument meilleure que l’inexistence»74. Ne pouvant lire entre
les lignes tout le contraire de ce qu’elles disent, Shahrastânî laisse donc
planer un doute sur les véritables intentions et convictions de Proclus.
Au terme des séquences polémiques des XIIe et XIIIe siècles, non seu-
lement le problème cosmologique n’est pas résolu, mais il s’est dédoublé
en un problème théologique et en un problème historique, engageant tous
deux le statut de la philosophie et son droit à l’existence. Est-il possible
d’établir rationnellement la nouveauté du monde pour concilier la raison
et la foi? Quels philosophes antiques ont réellement soutenu la thèse
éternitaire?

IV. RENAISSANCE DU PROBLÈME EN IRAN SAFAVIDE

La période safavide en Iran (1501-1720), outre l’imposition du shî‘isme


imâmite comme religion d’État, a vu une véritable renaissance des sciences
et de la philosophie. Les acteurs de ce renouveau sont à la fois des muj-
tahidûn, juristes-théologiens membres de la hiérocratie naissante, et des
‘urafâ’, philosophes gnostiques, autrement dit néoplatoniciens75. Pour
ces penseurs, le problème cosmologique présente un enjeu impérieux,
l’accord de la spéculation rationnelle avec les dogmes de la foi étant la

74
Ibid., p. 181-182.
75
Sur la conversion de l’Iran au shî‘isme et l’immigration choisie de clercs arabes,
voir R. Abisaab, Converting Persia, Religion and Power in Safavid Empire, I. B. Tauris,
London-New York, 2004.

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condition de leur existence même. À cette nécessité historique s’ajoute


une ambition philosophique commune: loin d’être de simples commen-
tateurs d’Ibn Sînâ ou al-Suhrawardî, Mîr Dâmâd (m. 1031/1631) et Mollâ
∑adrâ (m. 1041/1640) entendent repenser par eux-mêmes les problèmes
nés de la rencontre de la sagesse grecque avec la révélation coranique.
Pour résoudre celui de l’éternité ou de la nouveauté du monde, chargé de
plus de vingt siècles de controverse, leur ijtihâd philosophique va se
déployer dans deux principales directions: l’herméneutique appliquée à
la révélation comme aux textes des anciens sages, et la création concep-
tuelle sur la base du lexique légué par Ibn Sînâ.
Mîr Dâmâd a consacré pas moins de trois œuvres au seul problème de
la nouveauté du monde: Al-∑ir↠al-mustaqîm («La voie droite»), sous-
titré Fî rab† al-Ìâdith bi-l-qadîm («sur le lien du nouveau à l’éternel»);
Kitâb al-qabasât («Le livre des charbons ardents»), sous-titré Îaqq al-
yaqîn fî Ìudûth al-‘âlam («Certitude réelle au sujet de la nouveauté du
monde»), et Al-îmâ∂ât wa al-tashrîfât («Scintillements et ennoblisse-
ments»), sous-titré fî mas’ala Ìudûth al-‘âlam wa qidamihi («Sur la
question de la nouveauté et de l’éternité du monde»)76. Mollâ ∑adrâ, pour
sa part, a composé une Risâla fî Ìudûth al-‘âlam («Épître sur la nou-
veauté du monde») et revient sur la question dans plusieurs œuvres,
notamment Al-mabdâ’ wa al-ma‘âd («L’origine et le retour»)77. Chacun
de ces textes convoque, à l’appui de ses thèses métaphysiques, nombre
de versets coraniques et de traditions prophétiques ou imâmites.

Relire les Grecs à Ispahan


L’effort philosophique de nos deux penseurs se fonde sur une relecture
de la philosophie grecque, dont ils convoquent l’interprétation faite par

76
Al-∑irât al-mustaqîm (abr. ∑irâ†), éd. Owjabî, Mirâs-e maktub, Téhéran, 2002; Kitâb
al-qabasât (abr. Qabasât), éd. Mohaghegh, Behbahânî, Dîbâjî et Isutzu, Téhéran, 1977;
Al-îmâ∂ât wa al-tashrîfât (abr. Îmâ∂ât), in MuÒannafât Mîr Dâmâd, éd. Nûrânî, Téhéran,
1381 h.sol/2003.
77
Risâla fî Ìudûth al-‘âlam (abr. Îudûth), éd. Khâjuî, Téhéran, persan-arabe, 1377
h.sol/1999; Al-mabdâ’ wa al-ma‘âd, éd. Zabihî et Nazarî, Enteshârât-e bonyâd-e hekmat-e
eslâmi-e Sadrâ, Téhéran, 1381 h.s./2003. Cette œuvre serait la première du philosophe et
daterait de 1015/1606-7. Voir aussi The Elixir of the Gnostics (Iksîr al-‘ârifîn), éd. anglais-
arabe, trad. et notes W. C. Chittick, Brigham Young University Press, Provo, Utah, 2003.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 397

les falâsifa pour mieux la dépasser. Cette relecture est commandée par
quelques principes non-rationnels qu’il convient d’éclairer.
Tout d’abord, la généalogie prophétique de la philosophie grecque
avancée dans le K. al-amad ‘alä al-abad d’al-‘Âmirî est admise comme
un dogme. Nos penseurs répètent à l’envie que les «sept sages» de l’An-
tiquité, à commencer par Empédocle et Pythagore, ont puisé les lumières
de leur sagesse à la «niche aux lumières de la prophétie», via Luqmân
pour le premier et Salomon pour le second. Un récit transmis sous l’auto-
rité du Livre des religions et des sectes de Shahrastânî.
Conséquence de cette origine révélée, il ne peut y avoir aucune diver-
gence de fond entre les doctrines de ces philosophes. On l’a vu, le pseudo-
Fârâbî tenait pour impossible a priori qu’Aristote pût être en désaccord
doctrinal avec son maître Platon. Pour être sauvée, la sagesse grecque doit
présenter une doctrine cohérente et unitaire. Ce principe n’est pas appliqué
à la lettre, mais respecté dans l’esprit par les philosophes de la renaissance
safavide. Mîr Dâmâd relève ainsi, dans la première partie de ses Qabasât,
que Platon et Aristote se sont explicitement contredits et que les seuls
propos d’Aristote sont en eux-mêmes contradictoires; dans Al-Òir↠al-
mustaqîm, il réduit l’accord entre les deux sages à l’ignorance commune
de la nouveauté méta-temporelle, soit de sa propre solution conceptuelle78.
Mais ailleurs, il postule l’identité foncière de leurs pensées: au sujet du
passage de la Physique où Aristote fait de Platon le seul philosophe avant
lui à avoir soutenu la nouveauté du monde79, Mîr Dâmâd doute que l’allu-
sion visât réellement Platon, arguant de la fidélité du «premier maître» à
celui-ci. Pour justifier ce principe de non-contradiction, notre philosophe
se fonde sur une vision mystique de Suhrawardî, dans laquelle Aristote
déclare que sa science ne vaut qu’un soixante-dixième de celle de Platon80.
L’harmonie préétablie des anciens sages est affirmée encore plus net-
tement par Mollâ ∑adrâ: «Chacun des cinq piliers de la sagesse (Empé-
docle, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote) a tenu de nombreux propos

78
Qabasât, p. 29-30; ∑irâ†, p. 206-210.
79
Ce passage est rapporté par le philosophe iranien al-Dawwânî (m. 908/1502-3),
commentateur d’Ibn Sînâ et Suhrawardî, précurseur de la renaissance philosophique safa-
vide. À son sujet, voir A. J. Newman, EIr, 7, p. 132-3.
80
Al-Sayyid Ahmad al-‘Alawî, SharÌ al-qabasât, éd. Mirath-e maktub, Téhéran, 1376/
1998, p. 174.

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sur différentes sciences démonstratives et persuasives. Nous mentionne-


rons certaines paroles de ces huit (les cinq cités plus haut, plus les trois
de Milet: Thalès, Anaxagore et Anaximène) sur la nouveauté du monde
(…), car ils puisaient la lumière de la sagesse à la niche de la prophétie.
Il n’y a aucune divergence entre eux ou entre ceux qui suivent leur
exemple dans les principes des connaissances». Reprenant le montage
historique du pseudo-Ammonius et de Shahrastânî, le philosophe de
Shîrâz disculpe du même coup ces huit philosophes d’avoir soutenu la
thèse éternitaire: «La thèse de l’éternité du monde n’apparut qu’après
eux afin de falsifier la sagesse, par déviation hors de leur voie, par un
manque d’ordre dans leurs propos ou une compréhension étroite de ce
qu’ils avaient voulu signifier»81.
Mîr Dâmâd et Mollâ ∑adrâ contredisent littéralement Aristote quand
ils prétendent que tous les anciens sages professaient le commencement
du monde et font apparaître la thèse éternitaire après le «premier maître»
lui-même. Plus radicalement que le pseudo-Fârâbî et Shahrastânî, ils tra-
hissent l’Aristote physicien, mais encore l’Aristote doxographe des anciens.
Une infidélité pour le moins conséquente, la physique du Stagirite étant
justement tributaire des doctrines de ses devanciers.
Autre corollaire de l’origine prophétique de la philosophie: il ne peut
y avoir aucune divergence entre les doctrines de ces philosophes et les
enseignements de la loi révélée. Comme chez Ibn Rushd, science démons-
trative et religion révélée s’accordent nécessairement. Mais tandis que chez
l’aristotélicien de Cordoue, cet accord se fait sur l’unité logique de la
vérité, les néoplatoniciens d’Ispahan le fonderont sur l’unité ontologique
de la lumière.
Un dernier principe, lui aussi tiré du premier et répété à satiété, veut
que les philosophes anciens, tout comme les prophètes, se soient expri-
més par symboles et énigmes, ce qui justifie a priori de leur appliquer
l’interprétation allégorique ou †a’wîl. Cette thèse est ainsi formulée par
Qu†b al-Dîn Ashkevarî (m. entre 1088/1677 et 1095/1684) dans l’intro-
duction de son encyclopédie des sages, le MaÌbûb al-qulûb: «Dans les
paroles des plus anciens sages comme Platon, Socrate et Pythagore, il y
a des symboles et des énigmes (rumûz wa alghâz) (…) Les sages, les

81
Îudûth, p. 274.

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doctes et les ascètes n’ont de cesse de recommander à leurs disciples la


dissimulation de la science, la préservation de la sagesse et la rétention
des vérités à l’insu de ceux qui ne sont pas agréés à les recevoir, comme
de leur enjoindre la divulgation de tout cela à ceux qui sont agréés et
aptes à le recevoir (…) Il est évident que cette manière n’est pas parti-
culière aux sages philosophes, mais que la tradition des porteurs du
trône de la prophétie et du message, ainsi que le caractère des trésoriers
des secrets de la Seigneurie et de la Divinité, ont suivi le même usage»82.
Par conséquent, les cinq philosophes grecs qualifiés de «piliers de la
sagesse» (al-asâ†în), ou les sept «sages originels» (al-Ìukamâ’ al-uÒûl)
– les huit cités par Mollâ ∑adrâ moins Aristote –, n’ont littéralement pas
le droit à l’erreur. Encore faut-il les accorder avec les dogmes de la vérité
révélée, mais encore entre eux, voire avec eux-mêmes. Mîr Dâmâd, nous
l’avons vu, n’hésite pas à pointer les incohérences dans les livres ou les
propos rapportés des philosophes. Il en rejette la faute sur les commen-
tateurs tardo-antiques, singulièrement Porphyre, accusé d’avoir mésinter-
prété Aristote en soutenant la thèse de l’éternité du monde83. La conci-
liation repose sur le principe du pluralisme épistémologique: les anciens
employaient le langage symbolique et l’argumentation dialectique pour
exposer des positions auxquelles ils n’adhéraient pas, réservant à leurs
propres thèses la voie démonstrative.
La critique philologique, en revanche, n’est jamais appliquée au corpus
des sages anciens. Cette absence de sens critique des maîtres de la renais-
sance safavide vis-à-vis de leurs sources doxographiques (le pseudo-
Ammonius, al-‘Âmirî, le pseudo-Aristote) peut d’autant plus étonner le
lecteur moderne que, loin de s’être comportés en imitateurs, ces penseurs
ont fait preuve d’une véritable créativité conceptuelle. Ainsi, leur recours
à l’Uthûlûjiyyâ du pseudo-Aristote fait question: puisqu’ils n’hésitent
pas à critiquer Aristote et les Péripatéticiens sur divers points, pourquoi
tiennent-ils tant à conserver l’attribution de cet ouvrage au «premier
maître»? Suhrawardî avait jeté un sérieux doute sur l’authenticité de l’ou-
vrage en attribuant à Platon le fameux récit d’extase du chapitre premier:

82
MaÌbûb al-qulûb, al-maqâlat al-‘ûlä, éd. I. al-Dîbâjî et H. Sidqî, Téhéran, Mîrâth-e
maktûb, 1999, p. 124.
83
∑irâ†, p. 213.

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la psychologie mystique a inspiré au shaykh al-ishrâq cette correction


philologique qui, tout en s’éloignant historiquement de l’auteur véritable
du texte-source, s’en rapproche philosophiquement84. Mîr Dâmâd et Mollâ
∑adrâ ne peuvent ignorer ce soupçon d’inauthenticité, que les tensions
internes du corpus attribué à Aristote ne font qu’alimenter; le second a
d’ailleurs composé un commentaire du Livre de la sagesse orientale dans
lequel Suhrawardî attribue à Platon une citation de l’Uthûlûjiyyâ. On peut
aussi se demander quelle est la part de bonne foi dans le refus de Mîr
Dâmâd d’envisager qu’une partie de l’œuvre transmise d’Aristote fût
apocryphe85.
Nos penseurs doivent avoir de bonnes raisons de soutenir mordicus la
paternité aristotélicienne de l’Uthûlûjiyyâ. La référence à cette œuvre, consi-
dérée comme recelant les plus hautes convictions du «premier maître»,
permet de sauver celui-ci en considérant les arguments de la Physique et
du Ciel sur l’éternité du monde comme de simples arguments dialectiques
(les «sophismes» de Proclus rapportés par Shahrastânî sont interprétés
dans le même sens)86. Si cet expédient ne peut plus être innocent comme
il l’était encore chez le pseudo-Fârâbî, il s’avère tout aussi nécessaire pour
défendre la légitimité de la logique péripatéticienne, voire aussi de la science
naturelle. Car il en va de l’identité même de ces «intellectuels organiques»
du royaume shî‘ite safavide, péripatéticiens dans la dialectique et les
sciences expérimentales, néoplatoniciens dans leurs vues métaphysiques
et théosophiques, rationalistes et «fondamentalistes» dans leur approche
du droit religieux87.
Au final, l’attitude de ces philosophes vis-à-vis de leurs sources pour-
rait s’expliquer d’une part par la nécessité de s’inscrire dans une tradition
à peine reconnue comme légitime, d’autre part du fait que les problèmes
métaphysiques qu’il leur importe de traiter sont directement hérités de

84
Voir supra, note 40.
85
Qabasât, p. 162-163
86
Qabasât, p. 24-25.
87
En matière de théologie et de droit (fiqh), Mîr Dâmâd et Shaykh Bahâ’î appartenaient
au courant des UÒuliyya, partisans d’une révision rationaliste du corpus et du culte originels,
opposé au courant des Akhbariyya ou «traditionalistes», tenants de la doctrine originelle,
hostiles à la hiérocratie. Voir à ce sujet M. A. Amir-Moezzi et C. Jambet, Qu’est-ce que le
shî‘isme?, Fayard, Paris, 2004, Troisième partie, p. 179-283.

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cette même tradition. La première raison relève de la sociologie de la


philosophie88, la seconde d’une philosophie de l’histoire de la philoso-
phie. Des deux points de vue, il n’était pas opportun de remettre en ques-
tion l’initiation des anciens sages à la «niche aux lumières prophétiques»,
la doxographie des Présocratiques ou l’attribution de l’Uthûlûjiyyâ à
Aristote.

Éternité temporelle et nouveauté méta-temporelle du monde chez


Mîr Dâmâd

Les philosophes iraniens du XVIIe siècle héritent non seulement de


problèmes, mais encore d’un vocabulaire forgé depuis les premières tra-
ductions du grec en arabe. Les notions de Ìudûth et qidam, «nouveauté»
et «éternité», ont d’abord été employées au sens strictement temporel par
les théologiens ou mutakallimûn avant de recevoir un sens ontologique
chez Ibn Sînâ. Pour exprimer la création immédiate ou ex nihilo, le terme
d’ibdâ‘ est préféré à iÌdâth, signifiant pour sa part l’advenue de l’être dans
le temps, avec ou sans intermédiaire. Pour distinguer l’éternité intempo-
relle de la perpétuité comme durée indéfinie, les falâsifa emploient le
terme de sarmad comme alternative à qidam89. Parmi toutes les traduc-
tions proposées en français du terme Ìudûth, nous conservons celle de
«nouveauté» pour son aptitude à se plier aux différentes conceptions, les
termes les plus courants servant ici de supports aux constructions concep-
tuelles les plus sophistiquées90.
C’est un autre terme fort ancien, dahr, qui fait l’objet de la conceptua-
lisation la plus décisive. Son sens premier, dans la poésie préislamique
comme dans le Coran lui-même, est celui de «temps-destin» que les païens
ont tendance à diviniser. Dans les ouvrages d’Ibn Îazm (m. 456/1064),
al-Ghazâlî ou Shahrastânî, le terme dahriyya amalgame les matérialistes
et les tenants du dahr entendu comme la durée perpétuelle du monde;

88
Voir L. Strauss, La persécution ou l’art d’écrire, tr. O. Sedeyn, Gallimard, Paris,
2003, Introduction, p. 31-50.
89
Sur la différence entre sempiternité et éternité intemporelle, voir R. Sorabji, Time,
p. 98-130.
90
Le terme a pu être traduit par «création», «contingence», «adventicité» (M. Gloton)
ou «éduction à l’être» (C. Jambet).

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402 M. TERRIER

ce sont des négateurs de Dieu ou pour le moins des hérétiques91. Au


IXe siècle, les traducteurs de la philosophie grecque en arabe offrent au
dahr un premier recyclage métaphysique en le prenant pour équivalent
d’aiôn, sempiternité ou durée indéfinie. Dans le Kitâb fî î∂âÌ al-khayr
al-mah∂ («Sur l’éclaircissement du Bien pur»), attribué à Aristote et en
réalité issu de l’adaptation des Éléments de théologie de Proclus, dahr
désigne l’éternité de l’Intellect, deuxième hypostase, au-dessus de laquelle
se tient la Cause première92. Ibn Sînâ se sert ensuite du terme pour dési-
gner la relation entre les essences immuables et les choses changeantes.
C’est à lui que Mîr Dâmâd emprunte son lexique conceptuel et les bases
de son système métaphysique. Le «troisième maître» adjoint le terme dahr
sous sa forme adjectivale dite «de relation» (nisbî) avec le terme Ìudûth
pour former l’expression de Ìudûth dahrî, concept que nous rendrons
par «nouveauté méta-temporelle» suivant la proposition de T. Isutzu,
qui traduit respectivement zamân, dahr et sarmad par «temps», «Méta-
temps» et «Non-temps»93. Avec ce concept original, Mîr Dâmâd achève
la conversion métaphysique et théologique d’un terme d’abord ancré dans
la pensée païenne. Le concept de dahr, longtemps accolé à une catégorie
hérétique, devient ainsi la clé de voûte de la conciliation entre philosophie
et révélation.
Cette conception de la «nouveauté méta-temporelle», Mîr Dâmâd la
reconnaît à l’état infra-conscient dans les textes ou opinions transmises
des anciens sages: «Les piliers de la sagesse avant Aristote ne professaient
pas l’éternité du monde, mais bien sa nouveauté méta-temporelle»94. Ail-
leurs, il affirme qu’on ne trouve pas dans les œuvres des deux sages Platon
et Aristote une exposition rigoureuse de cette solution du problème95.

91
Voir supra, note 34. À la fin du XIXe siècle, Jamâl al-Dîn al-Afghânî redonnera
actualité à cette signification en consacrant une épître polémique aux néo-dahriyya, parti-
sans des théories de Marx et de Darwin, Al-radd ‘alä al-dahriyîn, Téhéran, 1997.
92
Al-Aflâ†ûniyya, p. 4-5. Sur les sources et le destin de ce texte, voir C. D’Ancona
Costa, Recherches sur le Liber de causis.
93
H. Corbin interprète et traduit ce concept par le «commencement éternellement
advenant» ou «évènement éternel», ce qui rapproche la conception de Mîr Dâmâd de la
«création continue» du cartésien Malebranche. Voir La philosophie iranienne islamique,
Buchet/Chastel, Paris, 1981, p. 28.
94
Al-Sayyid Ahmad al-‘Alawî, SharÌ al-qabasât, p. 173.
95
∑irâ†, p. 210-213.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 403

La vérité de la «nouveauté méta-temporelle», inspirée aux premiers sages


par leur initiation à la «niche aux lumières prophétique», serait tombée
dans l’oubli à partir d’Aristote, voire de Platon lui-même. Mîr Dâmâd
semble ainsi partagé entre la volonté de s’inscrire dans une tradition et
celle de revendiquer pour lui-même une innovation absolue, présentant
sa solution comme le dénouement final d’un problème séculaire. Une
hésitation qui se retrouve d’ailleurs dans le partage de ses commentateurs
modernes, entre ceux qui le reconnaissent comme un philosophe novateur
(F. Rahman, T. Isutzu) et ceux qui le réduisent à un épigone d’Ibn Sînâ
(J. Ashtyânî)96. Quoi qu’il en soit, la théorie de la «nouveauté méta-tem-
porelle», ne suffira pas à clore le problème parmi les élèves et héritiers
de Mîr Dâmâd97.
La distinction opérée par Ibn Sînâ et parachevée par Mîr Dâmâd se trouve
déjà dans l’introduction de la Théologie du pseudo-Aristote. L’auteur se
propose d’expliquer, dans la première partie de son ouvrage, que la divinité
(al-rubûbiyya) est la cause première et que «le méta-temps et le temps sont
en-dessous d’elle»98. Dans le chapitre huit, il déclare que le monde intel-
ligible est «perpétuel» (dâ’im), «s’écoulant avec le méta-temps, non avec
le temps, qui ne fait qu’imiter le méta-temps et la perpétuité». L’arabe dahr
rend ici le grec aiôn, comme dans la traduction de l’authentique Métaphy-
sique d’Aristote. Mîr Dâmâd médite la Théologie pseudépigraphique pour
en tirer, par-dessus Ibn Sînâ, l’inspiration de sa propre conceptualisation.
«Le professeur des Grecs Aristote, dans sa Théologie, soutient que tout
intelligible est hors du temps car tout intelligible et tout intellect sont dans
la sphère du Méta-temps, non dans la sphère du temps. Les choses intel-
lectuelles qui sont dans le monde supérieur ne tombent pas sous le temps
et n’ont pas été engendrées les unes après les autres. L’âme universelle
n’appartient pas à la sphère du temps, mais à celle du Méta-temps. C’est
pourquoi elle devient l’agent [ou la cause efficiente] du temps»99.

96
Voir F. Rahman, «Hoduth-e dahri-ye Mîr Dâmâd» (abr. Hoduth-e dahri), introduction
à Mîr Dâmâd, Qabasât, p. 121-143.
97
Voir S. H. Rizvi, “Mîr Dâmâd and the debate on Ìudûth-i dahrî in India”, in D. Her-
mann and F. Speziale (eds.), Muslim Cultures in the Indo-Iranian World, IFRI, Klaus
Schwarz Verlag, Berlin, 2010.
98
Aflûtîn, p. 6.
99
Qabasât, p. 11.

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404 M. TERRIER

Mîr Dâmâd critique implicitement Ibn Sînâ pour avoir hésité entre deux
conceptions, la première faisant de dahr et sarmad deux plans ontologi-
quement différents, la seconde voyant en eux une même réalité considérée
de deux points de vue. Selon cette dernière conception, le dahr fait en
soi partie du sarmad et n’est dénommé dahr que par rapport au temps,
une telle relation ne s’effectuant que dans l’âme: «Entre dans le temps tout
ce qui est muable; la relation des choses éternelles au temps est le Méta-
temps, car le temps est muable et les choses éternelles sont immuables (…).
Le temps est comme le causé du Méta-temps, le Méta-temps comme le
causé du Non-temps (…). Le Méta-temps provient essentiellement du
Non-temps, et par analogie avec le temps est Méta-temps»100. Cela revient
à faire du dahr une «réalité de simple point de vue» (amr i‘tibârî) dénuée
d’existence indépendante. Plus encore, l’ambiguïté d’Ibn Sînâ a pour
conséquence d’élever les Intelligences séparées, hypostases du néoplato-
nisme, sur le même plan non-temporel que Dieu: «La relation de l’Être
premier, exalté soit-Il (soit l’essence du Créateur), avec l’Intellect agent
ou la dernière sphère, est une relation non mesurable temporellement
(ghayr motaqadder-e zamânî): c’est la relation des êtres perpétuels, et la
relation des êtres perpétuels entre eux est appelée Non-Temps»101. Inspiré
par Plotin, Ibn Sînâ soutient donc que les Intelligences des sphères, les
corps célestes et le monde tout entier ne sont postérieures au Créateur que
par essence et non dans le temps. Dieu et le monde sont donc tout deux
éternels, avec cette différence que le monde est possible et que Dieu est
nécessaire102.
La consistance ontologique du dahr et la transcendance de Dieu sont
donc solidaires. L’effort conceptuel de Mîr Dâmâd consistera à donner un
statut ontologique indépendant au Méta-temps afin de séparer radicalement
le niveau divin du Non-temps des deux niveaux inférieurs. Partant de la
distinction avicennienne entre les trois modes d’être, Mîr Dâmâd déclare
à propos du deuxième, l’être-avec-le-temps: «On l’appelle Méta-Temps,
il est l’être qui englobe le temps. Il est l’être-avec-le-temps de la sphère,

100
K. al-ta‘lîqât, p. 82, cité par Mîr Dâmâd, Qabasât, p. 8-9.
101
K. al-ta‘lîqât, p. 80, cité par Mîr Dâmâd, Qabasât, p. 8-9.
102
F. Rahman, Hoduth-e dahri, p. 125-126. Voir Ibn Sînâ, SharÌ kitâb uthûlûjiyya, in
A. Badawî, Aris†û ‘ind al-‘arab, Le Caire, 1947, p. 47, 1er §.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 405

et le temps est dans cet être car il naît du mouvement de la sphère».


Le Méta-temps est le cadre ontologique propre au monde conçu dans
sa totalité, qui borde le temps au niveau inférieur sans épouser le cadre
supérieur du Non-temps. Dieu, tel l’Un plotinien, demeure ainsi sans rela-
tion essentielle avec le temps et le mouvement du monde. À propos du
troisième genre de l’être, Mîr Dâmâd écrit: «Le troisième est l’être immuable.
On l’appelle éternité ou Non-Temps, il est [l’être qui] englobe le Méta-
temps»103. La tripartition, purement conceptuelle et opératoire chez Ibn
Sînâ, devient ainsi ontologique. Mîr Dâmâd est rigoureusement néoplato-
nicien quand il sépare Dieu-Un des hypostases procédant de Lui et définit
une nécessaire réalité intermédiaire entre l’Être premier et le monde104:
comme le passage de l’Un au Multiple, le passage du Non-temps au temps
serait impossible sans un intermédiaire qui soit détaché du premier sans
être encore enfoncé dans le second.
Cette partition des niveaux de l’être pose naturellement le problème de
l’étendue possible et des limites a priori de la connaissance humaine. Au
sujet du Méta-temps, Mîr Dâmâd écrit à la suite de la définition précé-
dente: «Il est la relation de l’immuable avec le changeant, mais la faculté
estimative (wahm) ne peut pas le saisir car elle voit toute chose dans le
temps, toute chose au sujet de laquelle on peut dire «elle a été» ou «elle
sera», sujette au passé, au présent et à l’avenir, toute chose ayant un
«quand», passé, présent ou à avenir», reprenant une proposition d’Ibn
Sînâ: «La faculté estimative atteste pour toute chose d’un «quand», or
il est impossible que le temps lui-même ait un «quand»»105. En termes
kantiens, le Méta-temps ne serait pas connaissable empiriquement, mais
seulement pensable par la raison pure. Le temps étant reconnu comme
forme a priori de la sensibilité, le Méta-temps est placé au-delà de toute
connaissance fondée sur les sens, étant le cadre ou la forme a priori du
temps lui-même. Pour Mîr Dâmâd, Platon et Aristote, malgré leur position
éminente, n’ont pas saisi la «nouveauté méta-temporelle» du monde; c’est
là la cause de leurs contradictions de surface. Et notre philosophe de

103
Qabasât, p. 6.
104
À comparer avec le passage du K. fî î∂âÌ al-khayr al-mah∂ du Proclus Arabus
mentionné plus haut; voir Al-Aflâ†uniyya, p. 4-5.
105
K. al-Ta‘lîqât, p. 81.

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revendiquer implicitement une connaissance supérieure: «Quant à l’attes-


tation du commencement [du monde] en son sens instruit et nommé par
nous «commencement méta-temporel», la masse ne l’a pas reconnu du
fait de sa précision et de son obscurité. Le maître de la philosophie péri-
patéticienne et ceux qui lui ont succédé jusqu’à nos jours sont restés dans
l’ignorance, du fait de son caractère purement intelligible dépassant de
beaucoup la faculté estimative. Car cela fait partie des questions princi-
pielles et de leurs difficultés, que peine à atteindre la nature estimative
à cause de ses défauts. L’élixir du polissage de la substance apte à rece-
voir l’effusion de l’Intellect est le rejet du corps grossier conformément
au naturel de l’âme; “Voilà la Faveur d’Allah! Il la donne à qui Il veut!
Allah est le Détenteur de la faveur immense”»106. Au-delà de la pensée
rationnelle, l’expérience mystique serait donc pour Mîr Dâmâd une voie
d’accès gnostique au Méta-temps. Quant au Non-temps, ce niveau de l’être
est absolument inaccessible à la connaissance humaine: Dieu demeure
dans sa pure transcendance Deus absconditus.
Comme l’analyse Isutzu, Mîr Dâmâd associe une conception ontolo-
gique et statique du dahr comme «vase» (wa‘â’) des essences intelligibles,
niveau intermédiaire entre l’Être pur et le devenir temporel, à une concep-
tion dynamique du dahr comme relation (nisba). La première vue est ainsi
formulée dans les Qabasât: «Le vase de l’existence mesurable et fluante,
ou le néant mesurable et continu des choses naturelles changeantes en
tant qu’elles sont changeantes, est le temps. Le vase de l’existence réelle
précédée du néant réel, dépassant l’horizon de la mesure et de la non-
mesure, des choses immuables en tant qu’elles sont immuables, vérificateur
du corps réel de l’échéant (hâqq matn al-wâqi‘), est le Méta-temps. Le vase
de l’existence pure immuable appartenant au Vrai sacro-saint, absolument
exempt des accidents du changement, absolument supérieur à toute pré-
séance du néant, qui est l’activité pure et quintessentielle sous tous ses
aspects, est le Non-temps»107. Le Non-temps est la dimension métaphysique
de l’Existence absolue, domaine réservé exclusivement à Dieu, séparé
dans sa transcendance de tout ce qui n’est pas lui: de ce point de vue,
toute chose autre que Dieu, matérielle ou immatérielle, est essentiellement

106
∑irâ†, p. 213-214; Q/LVII, 21.
107
Qabasât, p. 7.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 407

inexistante. Le Méta-temps est la dimension métaphysique de tous les


étants suprasensibles: inexistants du point de vue du Non-temps, ils existent
réellement au niveau du Méta-temps, sorte de durée infinie sans division
ni extension. Le temps est la dimension des choses naturelles sans cesse
changeantes et toutes périssables: toutes ces choses qui composent notre
monde empirique ne peuvent être dites existantes que dans cette dimen-
sion, mais sont essentiellement inexistantes dans celles du Méta-temps et
du Non-temps108.
Mîr Dâmâd voit dans le dahr comme le plan d’immanence de toutes les
essences suprasensibles désignées sous des noms différents par les grands
penseurs de la gnose (‘irfân): «Idées» chez les Platoniciens, «Intelli-
gences» chez les Néoplatoniciens (comme les falâsifa al-Fârâbî et Ibn
Sînâ), «archétypes éternels» (a‘yân thâbita) chez Ibn ‘Arabî, «seigneurs
des espèces» (arbâb al-anwâ‘) chez Suhrawardî, ou encore «anges» chez
certains théosophes. Par sa conception du Méta-temps, Mîr Dâmâd entend
ainsi couronner toute une tradition gnostique: «Je professe que les Idées
platoniciennes, selon le vocable courant, sont définies à ce sujet comme
les natures envoyées existant dans la trame du Méta-temps et le cœur des
Essences, inconditionnelles en tant qu’elles sont ce qu’elles sont, dis-
tinctes des individus dans le monde de l’Ordre (‘âlam al-’amr), au-delà
de ce qui fait leur existence dans le monde de la création (‘âlam al-khalq)
(…). Au chapitre de l’attestation de la science que Dieu transcendant a
des choses, [elles se définissent] comme les formes compliquées existant
en dehors de toute position, de tout temps et de tout lieu. Au chapitre de
la division des mondes, [elles correspondent] au monde de l’Archétype
(‘âlam al-mithâl), intermédiaire entre le monde du Mystère (‘âlam al-
ghayb) et le monde du Témoignage (‘âlam al-shahâda), isthme entre ce
qui est abstrait et ce qui est matériel. Au chapitre de l’établissement de
la forme spécifique, [elles s’identifient] aux substances intellectuelles qui
sont les seigneurs des espèces, fondées de pouvoir, pour chaque espèce,
sur l’ensemble des structures des individus…»109.

108
T. Isutzu, «Mîr Dâmâd and His Metaphysics», Introduction à Mîr Dâmâd, Qabasât,
p. 4-5.
109
Qabasât, p. 159-160.

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Mîr Dâmâd homologue ainsi le niveau du dahr avec le monde du


Malakût ou «monde de l’Archétype», intermédiaire entre le Mulk, le
monde naturel empirique, et le Lâhût, le royaume exclusif de Dieu. Le
dahr assure ainsi la continuité du monde de l’être, la communication
ontologique entre le sensible et le suprasensible, tout en conservant l’ab-
solue transcendance de Dieu dans la dimension du sarmad. La participation
du sensible à l’intelligible devient compréhensible sans pour autant rien
sacrifier de la transcendance divine. Le problème des universaux, qui a
hanté tout le Moyen-âge occidental après l’Isagogé de Porphyre, se trouve
lui aussi résolu: les universaux comme «l’homme» n’existent pas dans
le monde empirique, mais avec lui (ils n’appartiennent pas à l’être-dans-
le-temps, mais à l’être-avec-le-temps); ils n’existent pas non plus en ou
avec Dieu, mais par Lui.
Pour les besoins de sa cause, Mîr Dâmâd propose une herméneutique
des textes des anciens sages: l’éternité du monde chez Aristote n’a qu’un
sens temporel et non essentiel; la nouveauté du monde chez Platon n’a
qu’un sens essentiel et non temporel (ce qui correspond à la troisième
interprétation du récit du Timée). La position d’Aristote s’avère ainsi com-
patible avec le principe théologique, la position de Platon avec le principe
cosmologique. Comme pour le pseudo-Fârâbî, l’accord se fait sur l’éternité
temporelle et la nouveauté essentielle du monde. Mais Mîr Dâmâd dépasse
cette synthèse hâtive par sa conception de la nouveauté méta-temporelle,
qu’il trouve contenue en germe chez les anciens (ce qu’a manqué d’après
lui l’auteur de la Conciliation), mais qu’il revient à lui-même d’avoir expli-
citée et démontrée: «Pour concilier ces deux opinions, il est permis de dire
que Platon professa la nouveauté méta-temporelle comme advenant in
concreto et dans la réalité substantielle (bi-Ìasab matn al-wâqi‘ wa Ìâqq
nafs al-amr), et qu’Aristote parla de l’éternité en suivant la voie dialec-
tique, utilisant des prémisses communément répandues, même si cela ne
correspond pas à la réalité. Car la démonstration est une voie et la dia-
lectique en est une autre. Entre les deux, il y a un grand écart»110.
Selon une autre vue, dynamique et non plus statique, sarmad, dahr et
zamân se définissent en termes de relations et non plus d’essences. Sarmad
est la relation de l’Essence divine avec Ses attributs: ces attributs déter-

110
Al-‘Alawî, SharÌ al-qabasât, p. 174.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 409

minent Dieu et Dieu produit ces déterminations. Cette relation mutuelle


entre l’Absolu et ses articulations internes est absolument non-temporelle,
intérieure au niveau du Non-temps. Dahr est la relation entre les essences
immuables (Idées, archétypes, seigneurs des espèces…) et les choses
perpétuellement changeantes dans le monde empirique: la relation uni-
latérale entre le niveau du Méta-temps et celui du temps est elle-même
méta-temporelle. Enfin, zamân est la relation entre choses matérielles ou
évènements naturels sur la ligne de l’extension du temps, en termes de
prius et posterius, tombant sous la catégorie aristotélicienne du quando111.
Ainsi, seul le dahr assure une relation entre deux niveaux ontologiques,
sarmad se limitant au niveau supérieur et zamân au niveau inférieur. En
tant que moyen terme, le dahr joue donc un rôle dynamique fondamental
au sein du système de l’être.
Contre les philosophes soutenant l’éternité du monde (le monde, bien
que créé, n’a jamais commencé à exister, il est co-éternel à Dieu comme
la trace éternelle d’un pied éternel), Mîr Dâmâd défend l’idée que le
monde, bien que n’ayant pas de commencement temporel, a un commen-
cement méta-temporel. Ceci signifie que l’existence du monde est pré-
cédée par son inexistence réelle selon une antériorité méta-temporelle.
La nouveauté méta-temporelle s’applique à toutes les quiddités comme au
monde lui-même. Mîr Dâmâd répète que tout ce qui est nouveau essen-
tiellement l’est aussi méta-temporellement112, ce qui permet de valider
et d’intégrer tout le système d’Ibn Sînâ en lui donnant la cohérence et
la consistance ontologique qui lui manquaient. Ibn Sînâ soutenait la
co-éternité du monde et de Dieu tout en maintenant une distinction:
l’existence de Dieu précède celle du monde «en dignité», mais non «dans
le temps». C’est la nouveauté essentielle (Ìudûth dhâtî): toute chose
autre que Dieu a son existence précédée par sa possibilité ou contingence
essentielle. Mais cette vue, d’une part ne préserve pas l’absolue transcen-
dance et indépendance de Dieu, d’autre part fait de la nouveauté du
monde une simple vue de l’esprit. C’est pour conférer à cette nouveauté
non temporelle du monde le sens d’un évènement réel que Mîr Dâmâd
élabore sa thèse de la nouveauté méta-temporelle (Ìudûth dahrî). Comme

111
T. Isutzu, «Mîr Dâmâd and His Metaphysics», p. 6-7.
112
Îmâ∂ât, p. 36; Qabasât, p. 24 et suiv.

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le souligne F. Rahman, Mîr Dâmâd refuse de réduire la nouveauté non


temporelle à une nouveauté purement théorique, intellectuelle ou nomi-
nale113. Il affirme la réalité ontologique de l’inexistence des essences avant
leur existentiation, tirant ainsi toutes les conséquences de la primauté de
l’essence sur l’existence professée par Ibn Sînâ.
La nouveauté méta-temporelle occupe une place stratégique entre la
nouveauté temporelle des mutakallimûn et la nouveauté essentielle des
falâsifa. Pour les premiers, tout ce qui n’est pas Dieu doit être nouveau
temporellement, c’est-à-dire venir à l’existence après l’inexistence dans le
temps. Pour les seconds, Ibn Sînâ en particulier, tout ce qui n’est pas Dieu
et vient à l’existence voit son existence précédée de sa possibilité essen-
tielle, existenciée ou nécessitée à être par l’Être nécessaire lui-même. Le
monde, étant causé par l’Être nécessaire éternel, doit être lui-même éternel
dans le temps; mais étant possible et non nécessaire par essence, il est
existencié par Dieu à partir de sa possibilité essentielle et est donc nou-
veau par essence. Chez Mîr Dâmâd, la nouveauté méta-temporelle signifie
que l’existence de la chose est précédée de son inexistence concrète ou
réelle dans le cadre du Méta-temps: le néant méta-temporel est néant de
l’essence de la chose et pas seulement de son existence ou de sa nécessité.
Cette notion pour le moins paradoxale d’inexistence concrète, conférant un
statut ontologique au non-être, permet à Mîr Dâmâd de sauver la nouveauté
essentielle de l’intellectualisme: la création du monde ex nihilo cesse
d’être une simple vue de l’esprit pour devenir un évènement positif.
Soucieux de concilier la raison philosophique et la foi religieuse,
Mîr Dâmâd consacre le quatrième livre de ses Qabasât à homologuer ses
innovations conceptuelles avec des expressions symboliques du Coran,
des hadîth-s prophétiques et des traditions imâmites. Ainsi «l’Archétype
de l’Écriture» (Umm al-kitâb) du verset XIII, 39 n’est autre que le Méta-
temps. Dans le verset XV, 21, «Il n’est rien dont les trésors ne soient
auprès de Nous et Nous ne les faisons descendre que dans une mesure
connue», il faut comprendre que les «trésors» (khazâ’in) existent dans la
consistance du Méta-temps, tandis que la descente est mesurée par le temps.
L’ordre de la parole divine «Sois!» est homologué à «l’existentiation
immédiatement créatrice» (al-îjâd al-ibdâ‘î), «la sortie du gouffre du néant

113
F. Rahman, Hoduth-e dahri, p. 126.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 411

et de l’inexistence purs jusqu’au corps de l’existence et à la consistance


dans le Méta-temps», et la «descente» du verset XV, 21 à «l’existen-
tiation génératrice» (al-îjâd al-takwînî), «instauration à l’horizon de
l’expiration et du renouvellement», c’est-à-dire du temps. Le «jour du
rassemblement» (yawm al-jam‘) évoqué notamment dans les versets
LVI, 49-50, est un «jour méta-temporel» (yawm dahrî), et Mîr Dâmâd
d’ajouter: «La réalité de la mort corporelle, c’est le transport de la
substance de l’âme rationnelle depuis la région du temps jusqu’au monde
du Méta-temps, de la vie apparente jusqu’à la vie véritable». Tous les
évènements du «retour» décrits au passé dans le Livre «sont advenus
en acte dans le Méta-temps, bien qu’ils ne se soient pas encore produits
dans le temps». Le «tableau conservé» (al-lawÌ al-maÌfûÂ), qui est «le
livre du système de l’être» (kitâb niÂâm al-wujûd), est le Méta-temps
lui-même, que n’embrasse que «son Auteur, Instaurateur (jâ‘il), Créa-
teur (mubdi‘) et Démiurge (Òâni‘), Dieu Tout-puissant»114.
En vertu des principes énoncés plus haut, la même exégèse est appliquée
aux textes des Anciens. Sayyed Ahmad ‘Alavî (m. 1060/1569), gendre et
disciple de Mîr Dâmâd, dans son commentaire des Îmâ∂ât, homologue le
récit créationniste du Timée avec la métaphysique de Mîr Dâmâd: l’action
par laquelle le Créateur fit passer le monde du désordre à l’ordre signifie
la nouveauté méta-temporelle, soit la sortie du pur néant méta-temporel
(le chaos) et l’entrée non-temporelle dans l’ordre de l’être organisé. Aussi
Platon avait-il raison de dire que «le monde n’a pas été engendré» (ghayr
mukawwan) (citation du Politique) et que «l’âme est inengendrée» (citation
du Phédon), car l’un comme l’autre ne sont pas passés progressivement de
la puissance à l’acte, mais ont été créés d’un seul coup, d’une création
non-temporelle, à partir de leur pure inexistence méta-temporelle115.

Nouveauté temporelle et mouvement substantiel du monde chez


Mollâ ∑adrâ

Avec les mêmes influences, sources et autorités que Mîr Dâmâd, Mollâ
∑adrâ propose une tout autre réponse au problème cosmologique. Le

114
Qabasât, p. 123-127.
115
SharÌ al-qabasât, p. 175.

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412 M. TERRIER

philosophe de Shîrâz paraît plus soucieux que son maître d’Ispahan de


respecter à la lettre la révélation coranique ainsi que la tradition des lois
révélées précédentes. Plus encore, il est attaché à sauver les conditions
métaphysiques d’une eschatologie: la «réalité» qu’il s’agit de défendre
ontologiquement n’est pas celle des essences suprasensibles, mais celle
des évènements promis au jour du «retour». Aussi l’accord entre la phi-
losophie et la révélation, accessoirement entre Aristote et Platon, ne peut
se faire pour lui que sur la nouveauté temporelle du monde. Pour défendre
cette position «traditionaliste», ∑adrâ opère son propre ijtihâd exégétique
et conceptuel sans faire cas de la solution élaborée par Mîr Dâmâd.
∑adrâ affirme à maintes reprises la nouveauté temporelle du monde.
Ainsi dans son K. al-Ìikmat al-‘arshiyya: «Le monde entier advient de
façon temporelle, puisque tout ce qui est en lui est précédé, dans son
existence, par une inexistence temporelle et se renouvelle, au sens où il
n’y a aucune ipséité, aucun individu, céleste ou élémentaire, simple ou
composé, substance ou accident, qui ne soit tel que son inexistence ne
précède son existence et que son existence ne précède son inexistence,
d’une antériorité temporelle»116. Le monde n’est donc éternel ni a parte
ante, ni a parte post, ni dans le temps, ni par essence: il est en soi nouveau
et périssant, comme «toute chose va périssant sauf Sa face». ∑adrâ s’oppose
à tous les philosophes, notamment Suhrawardî, professant l’existence éter-
nelle d’autre chose que Dieu, qu’il s’agisse des Intelligences, des âmes
célestes ou des éléments117. Sa métaphysique réfute donc le modèle aris-
totélicien du ciel118, que l’ontologie de Mîr Dâmâd conservait dans une
certaine mesure.
Conséquence de cette position, ∑adrâ rejette la thèse platonicienne de
l’éternité des âmes humaines en postulant le consensus sacré des anciens
sages et des envoyés de Dieu: «Quant aux âmes rationnelles humaines,

116
K. al-Ìikmat al-‘arshiyya, premier mashriq, p. 24. Nous reprenons, en la modifiant
légèrement, la traduction de C. Jambet dans L’acte d’être, p. 182. C’est par cette expression
d’«acte d’être» que C. Jambet traduit l’arabe wujûd chez Mollâ Sadrâ, dans L’acte d’être,
Fayard, Paris, 2002. Bien que partageant ses analyses, nous revenons ici à la traduction
classique de wujûd par «existence» pour garder la cohérence avec les traductions anté-
rieures de Mîr Dâmâd, al-Ghazâlî et Ibn Sînâ.
117
C. Jambet, L’acte d’être, p. 204; Sohravardî, Livre de la sagesse orientale, p. 587,
glose de Mollâ Sadrâ.
118
C. Jambet, L’acte d’être, p. 185.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 413

certains soutiennent leur éternité a parte ante, et ceci est connu du divin
Platon. Mais c’est en contradiction avec ce qui est connu de lui, et pour
nous attesté, de sa doctrine et de celle des anciens, la thèse de la nou-
veauté temporelle de ce monde universel, qui est aussi l’opinion des gens
du Vrai. Ces piliers parmi les plus grands sages anciens, qui ont puisé
les lumières de leurs sciences à la niche de la prophétie des prophètes
passés et des voyageurs divins comme Hermès, appelé le père des sages,
Thalès de Milet, Anaximène, Agathodaîmon, Empédocle, Pythagore et
Socrate – il nous est apparu clairement, d’après la poursuite de leurs
traces, de leurs paroles éparses, de leurs traits symboliques, qu’ils adhé-
raient à la doctrine des gens de la certitude au sujet de la nouveauté du
monde (…). Nous avons rectifié le discours de Platon sur l’éternité de
l’âme de sorte qu’il ne contrevienne pas à la thèse de la nouveauté du
monde»119. Alors que Mîr Dâmâd s’employait à justifier l’éternité a parte
ante des âmes humaines chez Platon au moyen du concept de dahr, ∑adrâ
choisit d’interpréter allégoriquement les textes platoniciens affirmant
cette idée et de prendre au sens littéral le récit créationniste du Timée. La
solution d’une nouveauté méta-temporelle n’est même pas discutée.
La thèse de l’éternité du monde est pour ∑adrâ explicitement contraire
aux Écritures, sur l’accord desquelles il n’a de cesse d’insister. Reprenant
la construction historique de Shahrastânî, ∑adrâ fait la généalogie de cette
erreur: «La thèse de l’éternité du monde n’est apparue qu’après le très
grand philosophe Aristote, chez un groupe rejetant la voie des rabbins
et des prophètes, délaissant leur méthode de contemplation, d’exercice
spirituel et de purification, accrochés qu’ils étaient à l’exotérique des
paroles des philosophes, sans exploration ni discernement. Ils ont donc
professé la thèse de l’éternité du monde, comme ces ordures de matéria-
listes et de naturalistes (wa hâkadhâ awsâkh al-dahriyya wa al-†abî‘iyya),
faute de s’être arrêtés sur les secrets de la sagesse et de la révélation,
d’avoir été instruits de l’union de leur source et de l’accord de leur fin.
Parce qu’ils croyaient obstinément à l’éternité du monde et prétendaient
conserver par là l’unicité du Démiurge (…), ils ne se soucièrent pas du
désaccord de ce qu’ils croyaient avec ce que professaient les gens de la
religion, et même ceux des trois religions, Juifs, Chrétiens et Musulmans,

119
Îudûth, p. 184-185. Nous traduisons du texte arabe.

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414 M. TERRIER

selon lesquels le monde, au sens de tout ce qui n’est pas Dieu, Ses qua-
lités et Ses noms, est nouveau, c’est-à-dire existant après n’avoir pas
été, d’une postériorité réelle, avec un retard temporel et pas seulement
essentiel»120.
Mîr Dâmâd critiquait Ibn Sînâ pour avoir réduit la nouveauté essen-
tielle à une nouveauté purement «estimative» ou «intellectuelle»; Mollâ
∑adrâ, lui, s’oppose à toute réduction de la nouveauté temporelle en une
nouveauté ontologique. Le propos vise d’abord Ibn Sînâ, mais à travers
lui, Mîr Dâmâd est aussi touché qui parachève l’ontologie avicennienne:
«Parmi eux, il se trouve même des hommes engagés dans la religion de
l’Islam, qui croient à l’éternité du monde et pensent que ce qui est évo-
qué de la loi révélée et du Coran, ce pourquoi les gens des religions se
sont accordés sur la nouveauté du monde, ne signifie que la pure nou-
veauté essentielle et le besoin d’un Artisan. Cette thèse revient en vérité
à faire mentir les prophètes». Si ∑adrâ, qui a eu à subir les persécutions
des gardiens de l’orthodoxie, se garde bien de qualifier juridiquement
l’erreur des philosophes néoplatoniciens, il n’en promet pas moins à ces
égarés le châtiment ultime: «Qui professe cette thèse (…) ne se garantit
pas contre le châtiment intellectuel et la privation éternelle. Car l’igno-
rance des principes de la foi, quand elle est enracinée avec passion, exige
le châtiment spirituel dans la demeure du Refuge»121.
∑adrâ se présente comme un défenseur jaloux du sens littéral, non
seulement du Coran, mais encore du corpus des anciens «piliers de la
sagesse», en vertu de leur appartenance à la «communauté prophétique».
Aussi condamne-t-il du même geste ceux qui s’exercent au †a’wîl, l’inter-
prétation ésotérique, sur les versets du Coran ou sur les dires de Platon:
«L’interprétation ésotérique de ce qui est tiré du Livre et de la Tradition
ne vient que de l’incapacité des intelligences à concilier les règles de la
religion authentique avec la sagesse véritable. Sans quoi les énoncés du
Livre et de la Tradition ne manquent pas de prodiguer les réalités véri-
tables, de représenter les sciences et connaissances relatives à l’origine
et au retour, pour qu’il y ait besoin de congédier le sens manifeste des
dires en pratiquant le dépassement de sens et l’interprétation ésotérique.

120
Ibid., p. 185.
121
Ibid., p. 186.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 415

C’est [pourtant] ce que fit Abû NaÒr al-Fârâbî dans son discours sur la
Conciliation des opinions et l’accord des doctrines des sages Platon et
Aristote, quand il ramena la nouveauté temporelle, telle qu’elle se trouve
dans le propos de Platon, comme il est bien connu et rapporté de lui, à
la nouveauté essentielle, ceci faute d’avoir atteint l’intention des anciens
piliers [de la sagesse]»122. ∑adrâ soutient donc l’interprétation littéraliste
du récit créationniste du Timée, celle d’Aristote lui-même et de Jean Phi-
lopon. Le reproche de †a’wîl abusif adressé à l’auteur de la Conciliation
paraît assez injuste: celui-ci, nous l’avons vu, s’emploie surtout à inter-
préter allégoriquement les dires d’Aristote pour le dédouaner de la thèse
de l’éternité du monde. Mais sans doute ∑adrâ a-t-il lu le pseudo-Fârâbî
entre les lignes, à la lumière des œuvres authentiques du «deuxième
maître». Mîr Dâmâd pourrait bien être le destinataire de l’attaque, lui qui
fait précisément ce dont ∑adrâ accuse al-Fârâbî.
En réalité, ∑adrâ lui-même ne se prive pas d’appliquer le †a’wîl aux
textes de Platon ou d’Aristote arguant en faveur de l’éternité des Idées
ou du monde. Pour dédouaner Aristote de la thèse éternitaire, il reprend
à son compte l’interprétation du passage des Topiques déjà utilisée par le
pseudo-Fârâbî et les commentateurs médiévaux: «Tu sauras qu’[Aristote]
est innocent de la thèse dont on l’accuse, celle de l’éternité du monde
(…). La pensée du premier maître était celle-là même de son maître
Platon et de leurs chefs spirituels passés, professant tous la thèse de la
nouveauté temporelle de ce monde. Il est exclu, en effet, que le grand
Platon ne lui ait pas fait bénéficier de cet enseignement, qu’il ait pu se
montrer avare vis-à-vis d’un élève comme lui sur ce sujet immense et
capital, l’un des piliers de la sagesse dont l’ignorance nuit à l’homme au
jour du Retour»123. ∑adrâ opte donc pour une lecture littérale du récit
allégorique de Platon et une lecture allégorique des traités démonstratifs
d’Aristote, la Physique et Du Ciel.
Alors que le souci théologique de Mîr Dâmâd était de conserver l’indé-
pendance séparée de Dieu dans l’éternité du Non-temps, ∑adrâ semble
surtout préoccupé d’affirmer la dépendance de toutes choses, Intelligences
séparées, corps célestes et choses sensibles, à «l’ordre de Dieu». Cela

122
Ibid., p. 186.
123
Ibid., p.189

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416 M. TERRIER

l’entraîne à rejeter l’idée d’un Méta-temps intermédiaire entre le Non-


temps et le temps, l’éternel et le temporel, le fixe et le nouveau: «Les
évènements nouveaux, au-delà de la succession de leurs causes terrestres,
aboutissent nécessairement au mouvement céleste, qui ne peut être que
le mouvement du ciel; son mouvement est la cause de l’innovation des
choses, et la cause de son innovation n’est autre que l’ordre et la volonté
de Dieu Tout-puissant. Comme l’ensemble des philosophes et des théo-
logiens doués d’intelligence ne se sont pas arrêtés à cette précision, tu
les vois contraints d’expliquer le lien de l’innové à l’éternel. Ils ont évo-
qué des aspects non pertinents évoqués dans les livres, dont aucun ne
remplit la promesse de résoudre la difficulté par la nécessité de l’éternité
de l’innové, de l’innovation de l’éternel ou de la disjonction du causé
vis-à-vis de la cause parfaite…»124. Ce passage pourrait bien viser impli-
citement Mîr Dâmâd, dont le livre al-∑ir↠al-mustaqîm porte justement
comme sous-titre «sur le lien de l’innové à l’éternel».
Les raisons du rejet par ∑adrâ de la solution de son maître de jeunesse
sont tout autant religieuses que philosophiques, si tant est que cette dis-
tinction ait un sens pour nos penseurs. D’un point de vue théologique, la
lecture littérale des sources scripturaires portant sur l’origine du monde est
solidaire de la lecture littérale des mêmes sources concernant l’eschatolo-
gie. Or, si Mîr Dâmâd se soucie avant tout de défendre l’absolue transcen-
dance de Dieu contre les vues intellectualistes d’Ibn Sînâ, ∑adrâ se pré-
occupe d’abord de sauver l’eschatologie. D’un point de vue philosophique,
la nouveauté méta-temporelle de Mîr Dâmâd, comme la nouveauté essen-
tielle d’Ibn Sînâ, a pour fondement le primat de l’essence (mâhiyya) sur
l’existence (wujûd). Pour Mîr Dâmâd, l’existence est identique à l’essence
en Dieu, tandis qu’elle s’ajoute à la quiddité dans l’existant possible comme
le monde125; cette venue à l’existence est un évènement méta-temporel,
tandis que l’existence du monde elle-même se déroule dans le temps.
Or c’est précisément dans le rejet du primat de l’essence et l’affirmation
du primat de l’existence que consiste la décision philosophique de Mollâ
∑adrâ: «Le vrai, c’est qu’[entre l’existence et la quiddité], celle qui est
antérieure à l’autre est l’existence; non pas au sens où elle produirait

124
Al-mabda’ wa al-ma‘âd, vol. 1, p. 281.
125
Qabasât, p. 73; voir C. Jambet, L’acte d’être, p. 148.

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DE L’ÉTERNITÉ OU DE LA NOUVEAUTÉ DU MONDE 417

un effet sur elle (…), mais au sens où l’existence est le fondement de la


réalisation effective et où la quiddité la suit, non pas comme l’existant
suit l’existant, mais comme l’ombre suit l’individu et la silhouette la forme
concrète, sans production ou réception de quelque effet. Par conséquent,
l’existence est existante en elle-même et par essence, tandis que la quiddité
est existante par l’existence, c’est-à-dire par accident, et tous deux sont
unis par cette unification»126. Partant de ce nouveau paradigme, ∑adrâ
ne peut que rejeter le concept de nouveauté méta-temporelle, tout comme
l’herméneutique pratiquée par Mîr Dâmâd sur les textes des anciens phi-
losophes et le Coran lui-même. Nous voyons là que la question de l’éter-
nité ou de la nouveauté du monde engage non seulement le rapport de la
philosophie avec la révélation, mais encore le problème philosophique de
la différence ontologique entre l’essence et l’existence. C’est là le lieu du
divorce entre Mollâ Sadrâ et son maître de jeunesse Mîr Dâmâd127.
Bien entendu, Mollâ ∑adrâ n’ignore rien des arguments néoplatoni-
ciens et avicenniens contre la nouveauté temporelle du monde. Sa thèse
n’est pas un retour à l’affirmation incohérente des mutakallimûn d’un
temps imaginaire précédant le temps physique et permettant la création
du monde dans le temps. ∑adrâ fonde sa position «traditionaliste» sur un
concept original, celui de mouvement essentiel (al-Ìarakat al-dhâtiyya) ou
substantiel (al-jawhariyya), dérivé de son principe du primat de l’existence
sur l’essence. Le monde n’est pas en mouvement comme si son essence
précédait sa réalisation effective en mouvement, mais le mouvement est
l’acte d’être du monde ou son mode d’existence (naÌw al-wujûd). Or,
«le mouvement est nouveau par essence, au sens où sa quiddité (mâhiyya)
est la nouveauté et le renouvellement»128. Le monde, avec tous les étants
qu’il contient, est identiquement subsistant et périssant, l’essence du mou-
vement étant le renouvellement (tajaddud) et l’extinction (duthûr) dans leur
équivalence réciproque. ∑adrâ place cette conception sous une autorité

126
Mollâ ∑adrâ, Al-shawâhid al-rubûbiyya, éd. J. Ashtiyânî, Beyrouth, 1425/2004,
p. 8. Nous reprenons, avec quelques modifications, la traduction de C. Jambet dans L’acte
d’être, p. 91.
127
Sur cette question dans la philosophie médiévale, voir E. Gilson, L’Être et l’essence,
Paris, 1948; entre Mîr Dâmâd et Mollâ ∑adrâ, voir K. A. H. al-Shalbî, AÒâlat al-wujûd ‘inda
al-Shîrâzî, Dâr al-∑afaÌât, Damas, 2008.
128
Îudûth, p. 251.

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énigmatique: «Ce qui prouve cela est l’opinion de Zénon le Grand, l’un
des plus illustres philosophes divins; au sujet du monde corporel, il pro-
fessa que les étants sont subsistants et évanescents: subsistants par le
renouvellement de leurs formes, évanescents par l’extinction de chaque
forme à l’apparition de la nouvelle»129. Le mode d’existence du monde
et de toutes choses dans le monde, c’est donc ce passage perpétuel «du
non-être à l’être et de l’être au non-être»130: «Ce qui est attesté en toute
vérité vraie, c’est que la condition du renouvellement essentiel est le mode
d’existence de la nature corporelle qui a une réalité intelligible en Dieu»131.
Le monde est donc nouveau temporellement, dans le sens où son exis-
tence est la nouveauté même, le mouvement substantiel dont le temps est
la mesure.
En ce sens, il est possible de dire de tous les évènements, et donc du
monde lui-même, qu’ils sont perpétuels d’un point de vue et nouveaux
d’un autre point de vue. Le concept du mouvement substantiel permet à
∑adrâ de résoudre le dilemme entre éternité et nouveauté du monde en
affirmant d’un côté que le monde comme procès est éternel et, d’un autre,
que le monde est temporellement advenant dans le sens où tout ce qui est
en lui est continuellement changeant dans sa substance même et ne peut
subsister deux instants de suite132. Il y aurait lieu ici de comparer la pensée
de Mollâ ∑adrâ avec celle d’un penseur chinois qui lui fut contemporain,
le confucianiste Wang Fuzhi, lequel soutenait la primauté du mouve-
ment sur le repos et la conception d’un procès où «le début du monde
et la fin du monde sont une seule et même chose»133. Il reste qu’entre
ces deux points de vue, celui de l’éternité et celui de la nouveauté, ∑adrâ
privilégie le second: si la vision grecque du cosmos éternel ne peut être
écartée, le sentiment de la vanité du monde, provoqué par la révélation
coranique, reste plus puissant pour le philosophe de Shîrâz. Comme le
souligne C. Jambet, c’est justement la tension entre les deux visions du

129
Ibid., p. 214-215. Zénon le Grand était un disciple supposé d’Aristote.
130
C. Jambet, L’acte d’être, p. 186.
131
Îudûth, p. 253.
132
F. Rahman, The Philosophy of Mullâ ∑adrâ, Albany, 1975, p. 111-113.
133
Cité par F. Jullien dans Procès ou création, Paris, le Seuil, 1989, rééd. Livre de
Poche, p. 87. De cet ouvrage d’un grand intérêt pour notre sujet, voir particulièrement le
chapitre 5, «Ni Créateur ni création», p. 79-99.

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monde, grecque et coranique, qui a stimulé le travail conceptuel de ∑adrâ:


«Le concept du mouvement essentiel est à la fois le symptôme de cette
tension et la solution théorique du problème né de l’affrontement inévitable
entre la physique grecque, postulant un monde éternel, et la révélation
monothéiste, affirmant sa disparition finale et son illusoire compacité»134.
Pour les besoins de sa cause, Mollâ ∑adrâ n’hésite pas à faire au
pseudo-Aristote ce qu’il reproche au pseudo-Fârâbî d’avoir fait à Platon
et aux «gens de la prophétie»: renverser son propos pour lui faire dire
exactement le contraire de ce qu’il dit. Pour Plotin et l’Uthûlûjiyya, le
monde naturel serait tout entier périssant s’il n’était qu’un corps dénué
d’âme ou si l’âme elle-même était un corps, «parce que l’écoulement et
la disparition sont dans la nature du corps (…). Et si l’être va au néant,
alors ce monde ira au néant aussi, s’il est purement et simplement un
corps, ce qui est absurde, car le monde tout entier ne va pas entièrement
au néant». ∑adrâ ne retient que l’hypothèse d’école et en conclut que pour
Aristote (alias Plotin), la nature corporelle est tout entière nouvelle et
évanescente135. Cela ne lui est possible que parce qu’il affirme que même
les corps célestes sont sujets d’un mouvement substantiel, et que toute
âme liée à un corps est pareillement sujette à l’écoulement et à l’évanes-
cence136. Il est bien évident que ∑adrâ ne commet pas de contresens sur
le pseudo-Aristote, mais qu’il s’agit, comme le formule C. Jambet, «d’un
exemple éclatant du mode le plus courant, en philosophie, de production
d’une conception nouvelle du monde»: une infidélité qui est «l’exercice
même du concept»137.
Ainsi, le même problème théorique (éternité VS nouveauté du monde)
et la même contradiction historique (raison grecque VS révélation cora-
nique) ont stimulé chez les deux plus grands philosophes de la renaissance
safavide une démarche analogue de production conceptuelle, à partir d’une
relecture infidèle de leurs sources communes philosophiques et religieuses.
La nouveauté méta-temporelle de Mîr Dâmâd et le mouvement substantiel

134
C. Jambet, L’acte d’être, p. 187.
135
Îudûth, p. 214. Les extraits cités se trouvent dans Aflûtîn, p. 126. Nous modifions
légèrement la traduction de C. Jambet dans L’acte d’être, p. 204-205.
136
F. Rahman, The Philosophy of Mullâ ∑adrâ, p. 106, pointe aussi la contradiction
entre cette affirmation de ∑adrâ et sa conception du monde imaginal.
137
C. Jambet, L’acte d’être, p. 205-206.

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de Mollâ ∑adrâ représentent deux solutions issues de deux dosages diffé-


rents de néoplatonisme et d’aristotélisme dans les principes philoso-
phiques, ainsi que de littéralisme et d’allégorisme dans l’interprétation des
versets coraniques et des textes des Anciens. Il est remarquable que jamais
∑adrâ n’inscrive ses développements dans une discussion ouverte avec son
maître de jeunesse, pour lequel il a toujours professé une grande admiration.
Est-ce par dissimulation tactique ou par amitié conservée? Impossible de
le dire, mais faute de consensus et même de discussion, le problème reste
entier.

Véritable serpent de mer dans l’histoire de la philosophie, le problème


de l’éternité ou de la nouveauté du monde est sans doute celui où le consen-
sus entre les philosophes a été ressenti comme le plus indispensable et
le plus introuvable. Indispensable, car l’accord des philosophes, d’abord
entre eux, puis entre eux et la révélation, a pu apparaître comme la condi-
tion de leur droit de cité. Introuvable, car le problème emporte avec lui
tous les hiatus ontologiques et métaphysiques de la philosophie, en plus
de celui du rapport à la révélation et à la foi. Si en Europe occidentale,
le problème s’est vu dissous dans l’agnosticisme de Thomas d’Aquin et
de Kant avant de tomber dans le domaine de l’astrophysique où il est loin
d’être résolu, en Orient islamique, le refus a priori de l’agnosticisme a
pris la forme d’un véritable «positivisme métaphysique». Des solutions
conceptuelles originales et audacieuses ont été avancées par les maîtres
de la «renaissance philosophique safavide» sans parvenir à clore le débat.
D’Athènes à Ispahan, le parcours de ce problème illustre décidément
l’apophtegme de Sénèque selon lequel «il est plus difficile d’accorder
deux philosophes que deux clepsydres»138.

RÉSUMÉ
Soulevé pour la première fois dans la philosophie antique, le problème de la
nouveauté ou de l’éternité du monde, avec la venue des religions révélées et le
dogme de la création ex nihilo, a engagé la coexistence de la raison et de la foi,
de la philosophie et de la religion. En Europe chrétienne, un compromis agnos-
tique finit par l’emporter sur les condamnations théologiques, mais cette issue

138
Cité par R. Sorabji en exergue de son livre Time, Creation and the Continuum.

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ne fut jamais envisagée en terre d’Islam. D’Athènes à Ispahan, le parcours du


problème recouvre l’histoire de la transmission de la philosophie grecque en terre
d’Islam et de la philosophie islamique elle-même. Aux premières traductions du
grec en arabe et aux ouvrages doxographiques plus ou moins fictifs succède le
système d’Avicenne, suscitant une vive réaction des théologiens tout en exerçant
une influence durable sur les philosophes musulmans. Le problème cosmologique
et le dossier des anciens Grecs seront repris et repensés à nouveaux frais par les
maîtres de la «renaissance philosophique» en Iran safavide, Mîr Dâmâd et Mollâ
∑adrâ: deux penseurs soucieux de concilier philosophie et révélation, enclins à
inscrire les anciens sages grecs dans la tradition prophétique. Au terme d’un
aperçu sur l’histoire du problème, l’article se propose d’éclairer les solutions
conceptuelles, à la fois solidaires et divergentes, proposées par ces deux philo-
sophes majeurs et encore méconnus.
Mots-clés: Islam, Chrétienté, philosophie grecque, cosmologie, théologie, renais-
sance safavide, Mîr Dâmâd, Mollâ ∑adrâ.

SUMMARY
With the arrival of the religions of the book and their dogma of ex nihilo creation,
the problem, raised for the first time in ancient philosophy, of the coming into
existence or the eternity of the world has brought into question the coexistence
of reason and faith, of philosophy and religion. In Christian Europe, an agnostic
compromise came to prevail over theological condemnations, but that outcome
was never contemplated in the Islamic world. From Athens to Ispahan, the evolu-
tion of the problem spans the entire history of the transmission of Greek philoso-
phy in the Islamic world, as well as the history of Islamic philosophy itself. After
the first translations from Greek into Arabic and the more or less fictional doxo-
graphical books, Avicenna’s system emerged, which provoked a strong reaction
among theologians and exercised a lasting influence over Muslim philosophers.
The cosmological ideas of the ancient Greeks were taken up and thought through
again by the masters of the “philosophical renaissance” in Safavid Iran, Mîr Dâmâd
and Mullâ Sadrâ, two thinkers anxious to reconcile philosophy and religious
revelation and inclined to integrate the wisdom of the ancient Greeks into the
prophetic tradition. After an overview of the historical background to the problem,
this article aims at clarifying the conceptual solutions, both individual and shared,
proposed by these two major and as yet little known philosophers.
Key words: Islam, Christianity, Greek philosophy, cosmology, theology, Safavid
Renaissance, Mîr Dâmâd, Mullâ Sadrâ.

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