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PAR
MATHIEU TERRIER
1
Les principaux ouvrages consacrés à ce problème dans la pensée juive et musulmane
s’arrêtent ainsi au Moyen-âge: Ernst Behler, Die Ewigkeit der Welt. Problemgeshichtliche
Untersuchungen zu den Kontroversen um Weltanfang und Weltunendlichkeit in Mittelalter. 1:
Die Problemstellung in der arabischen und jüdischen Philosophie des Mittelalters, München,
1965, H. A. Davidson, Proofs for Eternity, Creation and the Existence of God in Medieval
Islamic and Jewish Philosophy (abr. Proofs), Oxford university press, New York-Oxford, 1987,
et R. Sorabji, Time, Creation and the Continuum (abr. Time), Chicago Press, Chicago, 1983.
2
L’Histoire de la philosophie islamique d’Henry Corbin (rééd. Gallimard, Paris, 1986)
dans sa deuxième partie («Depuis la mort d’Averroës jusqu’à nos jours»), l’Histoire de
la pensée en terre d’Islam de Miguel Cruz Hernández (trad. fr. R. Béhar, Desjonquères,
Paris, 2005) dans son chapitre XXII («La pensée iranienne du XVIe au XVIIIe siècle»),
n’abordent qu’incidemment le débat sur ce problème.
3
Kant, Préface de la 2e édition de la Critique de la raison pure, tr. fr. A. Tremesaygues
et B. Pacaud, Alcan, Paris, 1920.
4
Aristote, Métaphysique, A, 2, tr. fr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1991, p. 17.
5
Parménide, Poème, VIII, tr. fr. J. Beaufret, PUF, Paris, 1955, p. 83-85. Voir aussi la
doxographie d’Aétius, I, 24, I (Dox. 320), dans Les penseurs grecs avant Socrate, trad. fr.
J. Voilquin, Garnier frères, Paris, 1964, p. 100.
6
Les citations du Timée sont empruntées à la traduction d’E. Chambry, GF Flammarion,
Paris, 1969.
7
R. Sorabji, Time, p. 268.
8
Ioannes Philoponus, De Aeternitate Mundi (abr. Aet.), éd. H. Rabe, Leipzig, 1899,
p. 135-242.
9
Ibid., pp. 135, 168, 222; Physique, VIII, 1, 251b, tr. P. Pellegrin, 2e éd., GF Flam-
marion, Paris, 2002, p. 387-388; Du Ciel, I, 10, 280a, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1998,
p. 50.
10
R. Sorabji, Time, p. 271-272.
11
Plotin, Ennéades, III, 7, 6, tr. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1925, p. 134-135;
E. Bréhier, La philosophie de Plotin, 3e éd., Vrin, Paris, 1999, p. 189-194.
12
Proclus, Commentaire sur le Timée, livre II, trad. A. J. Festugière, Vrin, Paris, 1967,
p. 121-146.
13
Physique, VIII, 1, 251a; Du Ciel, I, 10, 279b.
14
Métaphysique, XII, 7, 1072a.
15
Physique, VIII, 6, 259b - 260a.
16
Physique, VIII, 5-6, 256a-260a; Du Ciel, II, 3, 285b.
17
R. Sorabji, Time, p. 214-217; H. A. Davidson, Proofs, p. 87-94; voir aussi J. Kraemer,
“A Lost Passage from Philoponus’ contra Aristotelem, in Arabic Translation”, Journal of
the American Oriental Society, LXXXV (1965).
18
Voir G. May, Schöpfung aus dem Nichts. Die Entstehung der Lehre von der creatio
ex nihilo, Berlin-New York, 1978.
19
Cité d’après C. Michon, Thomas d’Aquin et la controverse sur L’éternité du monde
(abr. Thomas d’Aquin), Flammarion, Paris, 2004, p. 353.
20
Q. III/ 47. Les citations du Coran sont empruntées à la traduction de R. Blachère.
La Théologie du pseudo-Aristote
Le Proclus arabus
23
Aflû†în ‘inda l-Arab (abr. Aflû†în), éd. A. Badawî, Koweit, 1977, p. 27-28.
24
Aflû†în, p. 134; voir P. Adamson, The Theology of Aristotle, Stanford encyclopedia
of philosophy, Stanford, 2008.
25
Voir C. d’Ancona Costa, Recherches sur le Liber de causis, Vrin, Paris, 1995.
26
A. de Libera, La philosophie médiévale, PUF, coll. «Quadridge», Paris, 2004,
p. 4-5.
Le pseudo-Ammonius
30
U. Rudolph, Die Doxographie des Pseudo-Ammonios. Ein Beitrag zur neuplatonis-
chen Überlieferung im Islam (abr. Doxographie), Stuttgart, 1989, III, p. 33-34.
31
Ibid., II, p. 34.
32
Ibid., IV, p. 37.
35
Al-Fârâbî, Kitâb al-jam‘ bayna ra’yay al-Ìakîmayn (abr. Al-jam’), Dâr al-Hilâl,
Beyrouth, 1996, p. 58.
36
Ibid., p. 60.
37
Ibid., p. 62.
38
Voir notamment Abû NaÒr al-Fârâbî, Kitâb arâ’ ahl al-madînat al-fâ∂ila (Épître sur
les opinions des habitants de la cité vertueuse), Dâr al-mashreq, Beyrouth, 1986, al-faÒl
al-sâbi’, al-qawl fî kayfiyya Òudûr jamî‘ al-mawjûdât ‘anhu («Sur la manière dont tous les
étants proviennent de lui»), p. 55-56. Voir également M. Mahdi, “Alfarabi against Philo-
ponus”, Journal of Near Eastern Studies, 26 (1967), p. 233-260; H. A. Davidson, Proofs,
p. 43.
39
Voir M. Rashed, “On the Autorship of the Harmonization of the Two Sages attributed
to al-Farabi”, Arabic Science and Philosophy 19, 2009, p. 43-82.
43
Al-‘Âmirî, III, 1-8, p. 70-74. Ce récit est repris dans le ∑iwân al-Ìikma attribué à
al-Sijistânî. Voir à ce sujet J. Jolivet, «L’idée de la sagesse et sa fonction dans la philo-
sophie», dans Perspectives médiévales et arabes, Vrin, Paris, 2006, p. 257-258.
44
Al-‘Âmirî, IV, 12-13, p. 84.
45
Ibid., IV, 14, p. 86.
46
A. de Libera, La philosophie médiévale, p. 413-417; C. Michon, Thomas d’Aquin,
p. 259-264.
47
Kitâb al-Najât, éd. M. Fakhrî, Dâr al-Âfâq al-jadîda, Beyrouth, 1405/1985, p. 186.
Sur les sens respectifs d’ibdâ’ (création immédiate) et de takwîn (génération), voir
A.-M. Goichon, Lexique de la langue philosophique d’Ibn Sînâ/Avicenne, Desclée de
Brouwer, Paris, nos 42-45 et 635, pp. 18-21 et 357.
48
Métaphysique du Shifâ’, livres VI à X, trad. G. C. Anawati, Vrin, Paris, 1985, VI,
chap. 2, p. 21. Voir L. Gardet, La pensée religieuse d’Avicenne (Ibn Sînâ), Vrin, Paris,
1951, pp. 41-44 et 62-66; J. Janssens, “Creation and Emanation in Ibn Sînâ”, Documenti
e Studi sulla Tradizione Filosofica Medievale 8, 1997, p. 455-477, démontre toutefois que
la conception d’Ibn Sînâ est plus complexe.
49
Livre des directives et remarques (Al-ishârât wa al-tanbîhât), trad. A.-M. Goichon,
Vrin, Paris, 1951, p. 381-384.
50
L. Gardet, La pensée religieuse d’Avicenne (Ibn Sînâ), Vrin, Paris, 1951, pp. 45-48
et 57-61.
51
Voir à ce sujet E. Bloch, Avicenne et la gauche aristotélicienne, trad. C. Maillard,
Premières pierres, Saint-Maurice, 2008, p. 32-36.
52
Kitâb al-ta‘lîqât, éd. H. M. al-‘Ubaydî, Dâr al-Farqad, Damas, 2009, p. 80-82.
53
Abû Îâmid al-Ghazâlî, Tahâfut al-falâsifa, éd. M. Fakhrî, Dâr al-Mashriq, Beyrouth,
4e éd., 1990, p. 48.
54
H. A. Davidson, Proofs, p. 56-61.
55
Tahâfut al-falâsifa, p. 50.
d’infinis inégaux. À quoi Ibn Rushd répliquera que deux nombres infinis
sont incommensurables et que les nombres éternels des mouvements des
astres ne constituent pas des infinis inégaux56.
Le deuxième argument n’est pas tiré des philosophes, en tous cas pas
d’Aristote. Il pose que l’antériorité de Dieu sur le monde est ou bien
selon le temps, ou bien selon l’essence. Dans les deux cas, le temps et le
monde lui-même doivent être éternels. L’exposé de cet argument contient
une question fort embarrassante pour la thèse de la nouveauté du monde:
si le monde a commencé à un moment du temps, procédant d’une volonté
éternelle, pourquoi n’a-t-il pas commencé plus tôt? Cette question-piège
remonte à Parménide, se retrouve à deux reprises chez Aristote et se voit
finalement reprise par Ibn Sînâ57. La réponse d’al-Ghazâlî n’est pas sans
rappeler celle de Saint-Augustin: «Le temps est nouveau et causé, il n’y
a avant lui aucun temps. Le sens de notre propos, c’est que Dieu précède
le monde et le temps, qu’Il fut alors qu’il n’y avait aucun monde et aucun
temps, puis qu’Il fut avec le monde et le temps»58.
Ibn Rushd tombera d’accord sur ce point avec al-Ghazâlî, mais en tirera
la conséquence opposée: «Les théologiens admettent bien que le monde
n’est pas précédé par le temps – ou plutôt, il leur faudrait l’admettre –
puisque pour eux, le temps est connexe au mouvement et aux corps (…).
Il n’y a divergence entre eux [les théologiens et les Anciens] que pour
ce qui est du temps passé et de l’être dans le passé, dont les théologiens
pensent qu’il est fini – ce qui est aussi la position de Platon et de ses
adeptes –, alors qu’Aristote et ceux de son école pensent qu’il est infini,
à l’instar de l’être dans le futur»59. Ibn Rushd rejette comme sophistique
l’argument attribué aux philosophes par al-Ghazâlî. Dieu ne précède le
monde ni selon le temps, ni selon l’essence, car «il n’est pas dans la
56
Sur cet argument, voir H. A. Davidson, “John Philoponus as a source of mediaeval
Islamic and Jewish proofs of creation”, Journal of the American Oriental Society, 85,
1965, pp. 318-327; et R. Sorabji, Time, p. 214-218.
57
Parménide, Poème, VIII, 9-10; Aristote, Physique, VIII, 1, 252a, 15-16; Du ciel, I,
12, 283a, 11-12;Ibn Sînâ, K. al-Najât, p. 292; voir H. A. Davidson, Proofs, p. 51-56.
58
Tahâfut al-falâsifa, p. 66. R. Sorabji, Time., p. 237, note 26, suggère qu’al-Ghazâlî
pût avoir indirectement connaissance des arguments d’Augustin dans ses Confessions, XI,
13. Voir aussi H. A. Davidson, Proofs, p. 68-69.
59
Averroès, Discours décisif, trad. M. Geoffroy, Flammarion, Paris, 1996, §32, p. 132-
133.
nature du Créateur d’être dans le temps, tandis qu’il est dans la nature
du monde d’être dans le temps». L’antériorité selon le temps est donc
impossible par définition. L’antériorité selon l’essence l’est également,
car elle supposerait une communauté de genre entre le Créateur et la
création. Il faut donc concevoir une antériorité d’un troisième type, celle
«de l’existence qui ne change pas et n’est pas dans le temps sur l’exis-
tence changeante dans le temps»60. Il reviendra à Mîr Dâmâd de définir
cette antériorité d’un troisième type en s’appuyant sur le concept avicen-
nien du dahr.
Le troisième argument exposé par al-Ghazâlî et tiré d’Ibn Sînâ com-
porte deux raisonnements solidaires: 3.1) si le monde est nouveau, il dut
être possible avant d’être existant, sans quoi il ne serait jamais advenu;
sa possibilité est donc éternelle et le monde existe de toute éternité;
3.2) si le monde est nouveau, il doit être possible par essence, ce qui
implique l’existence d’un substrat, la matière première (hylé, en arabe
hayûlâ’), laquelle doit être éternelle a parte ante61. Là encore, la réplique
d’al-Ghazâlî fait mouche. Selon lui, la possibilité essentielle (bi-l-dhât)
d’Ibn Sînâ n’est qu’un jugement de l’intellect (‘aql) ou une vue de l’esprit:
«La possibilité relève d’un jugement de l’intellect. Tout ce que l’intellect
estime existant sans être empêché est qualifié de possible; tout ce qu’il
estime être empêché est qualifié d’impossible; tout ce qu’il estime être
existant sans l’estimer jamais inexistant est qualifié de nécessaire. Ce
sont là des jugements intellectuels qui n’exigent pas un étant dont ils
seraient l’attribut»62.
Ibn Rushd ne peut que s’élever contre cette position radicalement
sceptique: «Que la possibilité implique une matière existante, cela est
clair. Tous les intelligibles vrais impliquent nécessairement l’existence
de quelque chose hors de l’âme, puisque le vrai, par définition, est
l’adéquation de ce qui est dans l’âme avec ce qui est hors de l’âme.
En disant que quelque chose est possible, nous devons donc prétendre
que quelque chose existe, en quoi se trouve cette possibilité (…). Les
60
Ibn Rushd, Tahâfut al-tahâfut, éd. al-Hawwârî, Maktabat al-‘asriyya, Beyrouth,
1427/2002, p. 81.
61
H. A. Davidson, Proofs, p. 13-17.
62
Tahâfut al-falâsifa, p. 75-76; voir aussi H. A. Davidson, Proofs, p. 37.
jugements de l’intellect constituent son décret sur les natures des choses
en dehors de l’âme. S’il n’y avait hors de l’âme ni possible ni impos-
sible, et que les jugements de l’intellect n’étaient que des jugements, il
n’y aurait pas de différence entre l’intellect et l’estimative (al-wahm)»63.
Mais c’est exactement ce que veut montrer al-Ghazâlî: sans le secours
et l’autorité de la foi, l’intelligence se confond avec la présomption, en
ce qu’elle tient ses conceptions subjectives pour des réalités objectives et
ses limites subjectives pour des impossibilités objectives. Là encore, il
reviendra à Mîr Dâmâd de résoudre la difficulté soulevée par al-Ghazâlî
en donnant un statut ontologique, «hors de l’âme», à cette antériorité du
possible.
Après avoir répondu aux critiques philosophiques d’al-Ghazâlî dans sa
Destruction de la destruction, Ibn Rushd entreprend, dans son Discours
décisif, de montrer que la sentence du takfîr prononcée par al-Ghazâlî est
infondée en droit. Il opère une double réduction: celle de la divergence
entre théologiens et philosophes anciens sur l’éternité ou la nouveauté du
monde à une simple différence de dénomination; celle de tout le débat à
la seule opposition des doctrines de Platon et d’Aristote. Dans les deux
cas, la divergence n’est pas assez profonde pour que l’on puisse qualifier
une proposition d’infidèle, et l’autre non. Ibn Rushd fait aussi remarquer
qu’il n’y a pas consensus (ijmâ’) parmi les théologiens sur l’interprétation
des versets cosmologiques du Coran. La question est donc juridiquement
indécidable et relève de la seule philosophie: le jugement de takfîr est nul
et non avenu. Et le philosophe-qâ∂î d’ajouter que sur une question comme
celle-là, ceux qui sont dans le vrai seront récompensés et les autres par-
donnés64. Ainsi l’effort de réflexion (ijtihâd), sur des questions que le
Texte révélé ne tranche pas, confère-t-il aux philosophes une immunité
ou un «droit à l’erreur» valable non seulement ici-bas, mais aussi au jour
du Jugement. Chez Ibn Rushd, la position agnostique est donc au fonde-
ment de la clémence juridique. Comme nous le verrons avec Mollâ ∑adrâ,
il sera difficile aux philosophes-théologiens ultérieurs de conserver cette
clémence en rejetant l’agnosticisme.
63
Tahâfut al-tahâfut, pp. 99-100 et 105.
64
Averroès, Discours décisif, §31-34, p. 131-137.
65
De aeternitate mundi, éd. Léonine, t. 43, p. 85-89; cité par C. Michon, Thomas
d’Aquin, p. 145-146.
66
Somme contre les Gentils, 38, §14; cité par C. Michon, Thomas d’Aquin, p. 128.
67
C. Michon, Thomas d’Aquin, p. 45-46
68
Ibid., p. 129-131.
Dès lors, il s’en prendra aux théologiens arabes et latins soutenant non
seulement la fausseté de la thèse d’Aristote (ce sur quoi tout le monde
est d’accord), mais, comme Philopon, la possibilité de démontrer cette
fausseté.
Parmi les thèses interdites d’enseignement par l’évêque de Paris en 1270
et 1277 figure en bonne place l’éternité du monde, suivie des deux autres
thèses condamnées par al-Ghazâlî. Mais comme le takfîr d’al-Ghazâlî en
Islam, ces condamnations n’ont pas eu le succès escompté. En terre chré-
tienne, le compromis va passer par un agnosticisme philosophique partiel
ou généralisé. Pour Thomas d’Aquin, il est possible par les voies de la
raison de soutenir aussi bien l’éternité du monde que sa nouveauté, ce
pourquoi seule la foi peut trancher ce qu’il en est de facto: «la raison ne
peut pas démontrer que le monde n’a pas toujours été, mais cela est tenu
par la foi»69, position qui dispense d’avoir à «sauver» Aristote par une
exégèse invraisemblable. Kant accentuera encore la thèse agnostique:
étant également impossible de démontrer l’une et l’autre thèse par la voie
de la science, il faut renoncer non seulement à connaître, mais encore
même à penser la solution de ce problème70. Cette solution de compromis
semble ne jamais avoir été envisagée en Islam. Loin de l’agnosticisme,
les philosophes orientaux postérieurs à Ibn Rushd opteront bien plutôt
pour un véritable positivisme métaphysique.
69
Somme théologique, I, q. 46, a. 2; cité par C. Michon, Thomas d’Aquin, p. 34-35.
70
E. Kant, Critique de la raison pure, p. 338-339.
71
A. de Libera, La philosophie médiévale, p. 123.
72
Milal, II, p. 162. Mîr Dâmâd, lui, validera Thémistius et accusera Porphyre d’être
responsable des contresens sur Aristote. Voir infra, note 83.
73
Milal, II, p. 177.
74
Ibid., p. 181-182.
75
Sur la conversion de l’Iran au shî‘isme et l’immigration choisie de clercs arabes,
voir R. Abisaab, Converting Persia, Religion and Power in Safavid Empire, I. B. Tauris,
London-New York, 2004.
76
Al-∑irât al-mustaqîm (abr. ∑irâ†), éd. Owjabî, Mirâs-e maktub, Téhéran, 2002; Kitâb
al-qabasât (abr. Qabasât), éd. Mohaghegh, Behbahânî, Dîbâjî et Isutzu, Téhéran, 1977;
Al-îmâ∂ât wa al-tashrîfât (abr. Îmâ∂ât), in MuÒannafât Mîr Dâmâd, éd. Nûrânî, Téhéran,
1381 h.sol/2003.
77
Risâla fî Ìudûth al-‘âlam (abr. Îudûth), éd. Khâjuî, Téhéran, persan-arabe, 1377
h.sol/1999; Al-mabdâ’ wa al-ma‘âd, éd. Zabihî et Nazarî, Enteshârât-e bonyâd-e hekmat-e
eslâmi-e Sadrâ, Téhéran, 1381 h.s./2003. Cette œuvre serait la première du philosophe et
daterait de 1015/1606-7. Voir aussi The Elixir of the Gnostics (Iksîr al-‘ârifîn), éd. anglais-
arabe, trad. et notes W. C. Chittick, Brigham Young University Press, Provo, Utah, 2003.
les falâsifa pour mieux la dépasser. Cette relecture est commandée par
quelques principes non-rationnels qu’il convient d’éclairer.
Tout d’abord, la généalogie prophétique de la philosophie grecque
avancée dans le K. al-amad ‘alä al-abad d’al-‘Âmirî est admise comme
un dogme. Nos penseurs répètent à l’envie que les «sept sages» de l’An-
tiquité, à commencer par Empédocle et Pythagore, ont puisé les lumières
de leur sagesse à la «niche aux lumières de la prophétie», via Luqmân
pour le premier et Salomon pour le second. Un récit transmis sous l’auto-
rité du Livre des religions et des sectes de Shahrastânî.
Conséquence de cette origine révélée, il ne peut y avoir aucune diver-
gence de fond entre les doctrines de ces philosophes. On l’a vu, le pseudo-
Fârâbî tenait pour impossible a priori qu’Aristote pût être en désaccord
doctrinal avec son maître Platon. Pour être sauvée, la sagesse grecque doit
présenter une doctrine cohérente et unitaire. Ce principe n’est pas appliqué
à la lettre, mais respecté dans l’esprit par les philosophes de la renaissance
safavide. Mîr Dâmâd relève ainsi, dans la première partie de ses Qabasât,
que Platon et Aristote se sont explicitement contredits et que les seuls
propos d’Aristote sont en eux-mêmes contradictoires; dans Al-Òir↠al-
mustaqîm, il réduit l’accord entre les deux sages à l’ignorance commune
de la nouveauté méta-temporelle, soit de sa propre solution conceptuelle78.
Mais ailleurs, il postule l’identité foncière de leurs pensées: au sujet du
passage de la Physique où Aristote fait de Platon le seul philosophe avant
lui à avoir soutenu la nouveauté du monde79, Mîr Dâmâd doute que l’allu-
sion visât réellement Platon, arguant de la fidélité du «premier maître» à
celui-ci. Pour justifier ce principe de non-contradiction, notre philosophe
se fonde sur une vision mystique de Suhrawardî, dans laquelle Aristote
déclare que sa science ne vaut qu’un soixante-dixième de celle de Platon80.
L’harmonie préétablie des anciens sages est affirmée encore plus net-
tement par Mollâ ∑adrâ: «Chacun des cinq piliers de la sagesse (Empé-
docle, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote) a tenu de nombreux propos
78
Qabasât, p. 29-30; ∑irâ†, p. 206-210.
79
Ce passage est rapporté par le philosophe iranien al-Dawwânî (m. 908/1502-3),
commentateur d’Ibn Sînâ et Suhrawardî, précurseur de la renaissance philosophique safa-
vide. À son sujet, voir A. J. Newman, EIr, 7, p. 132-3.
80
Al-Sayyid Ahmad al-‘Alawî, SharÌ al-qabasât, éd. Mirath-e maktub, Téhéran, 1376/
1998, p. 174.
81
Îudûth, p. 274.
82
MaÌbûb al-qulûb, al-maqâlat al-‘ûlä, éd. I. al-Dîbâjî et H. Sidqî, Téhéran, Mîrâth-e
maktûb, 1999, p. 124.
83
∑irâ†, p. 213.
84
Voir supra, note 40.
85
Qabasât, p. 162-163
86
Qabasât, p. 24-25.
87
En matière de théologie et de droit (fiqh), Mîr Dâmâd et Shaykh Bahâ’î appartenaient
au courant des UÒuliyya, partisans d’une révision rationaliste du corpus et du culte originels,
opposé au courant des Akhbariyya ou «traditionalistes», tenants de la doctrine originelle,
hostiles à la hiérocratie. Voir à ce sujet M. A. Amir-Moezzi et C. Jambet, Qu’est-ce que le
shî‘isme?, Fayard, Paris, 2004, Troisième partie, p. 179-283.
88
Voir L. Strauss, La persécution ou l’art d’écrire, tr. O. Sedeyn, Gallimard, Paris,
2003, Introduction, p. 31-50.
89
Sur la différence entre sempiternité et éternité intemporelle, voir R. Sorabji, Time,
p. 98-130.
90
Le terme a pu être traduit par «création», «contingence», «adventicité» (M. Gloton)
ou «éduction à l’être» (C. Jambet).
91
Voir supra, note 34. À la fin du XIXe siècle, Jamâl al-Dîn al-Afghânî redonnera
actualité à cette signification en consacrant une épître polémique aux néo-dahriyya, parti-
sans des théories de Marx et de Darwin, Al-radd ‘alä al-dahriyîn, Téhéran, 1997.
92
Al-Aflâ†ûniyya, p. 4-5. Sur les sources et le destin de ce texte, voir C. D’Ancona
Costa, Recherches sur le Liber de causis.
93
H. Corbin interprète et traduit ce concept par le «commencement éternellement
advenant» ou «évènement éternel», ce qui rapproche la conception de Mîr Dâmâd de la
«création continue» du cartésien Malebranche. Voir La philosophie iranienne islamique,
Buchet/Chastel, Paris, 1981, p. 28.
94
Al-Sayyid Ahmad al-‘Alawî, SharÌ al-qabasât, p. 173.
95
∑irâ†, p. 210-213.
96
Voir F. Rahman, «Hoduth-e dahri-ye Mîr Dâmâd» (abr. Hoduth-e dahri), introduction
à Mîr Dâmâd, Qabasât, p. 121-143.
97
Voir S. H. Rizvi, “Mîr Dâmâd and the debate on Ìudûth-i dahrî in India”, in D. Her-
mann and F. Speziale (eds.), Muslim Cultures in the Indo-Iranian World, IFRI, Klaus
Schwarz Verlag, Berlin, 2010.
98
Aflûtîn, p. 6.
99
Qabasât, p. 11.
Mîr Dâmâd critique implicitement Ibn Sînâ pour avoir hésité entre deux
conceptions, la première faisant de dahr et sarmad deux plans ontologi-
quement différents, la seconde voyant en eux une même réalité considérée
de deux points de vue. Selon cette dernière conception, le dahr fait en
soi partie du sarmad et n’est dénommé dahr que par rapport au temps,
une telle relation ne s’effectuant que dans l’âme: «Entre dans le temps tout
ce qui est muable; la relation des choses éternelles au temps est le Méta-
temps, car le temps est muable et les choses éternelles sont immuables (…).
Le temps est comme le causé du Méta-temps, le Méta-temps comme le
causé du Non-temps (…). Le Méta-temps provient essentiellement du
Non-temps, et par analogie avec le temps est Méta-temps»100. Cela revient
à faire du dahr une «réalité de simple point de vue» (amr i‘tibârî) dénuée
d’existence indépendante. Plus encore, l’ambiguïté d’Ibn Sînâ a pour
conséquence d’élever les Intelligences séparées, hypostases du néoplato-
nisme, sur le même plan non-temporel que Dieu: «La relation de l’Être
premier, exalté soit-Il (soit l’essence du Créateur), avec l’Intellect agent
ou la dernière sphère, est une relation non mesurable temporellement
(ghayr motaqadder-e zamânî): c’est la relation des êtres perpétuels, et la
relation des êtres perpétuels entre eux est appelée Non-Temps»101. Inspiré
par Plotin, Ibn Sînâ soutient donc que les Intelligences des sphères, les
corps célestes et le monde tout entier ne sont postérieures au Créateur que
par essence et non dans le temps. Dieu et le monde sont donc tout deux
éternels, avec cette différence que le monde est possible et que Dieu est
nécessaire102.
La consistance ontologique du dahr et la transcendance de Dieu sont
donc solidaires. L’effort conceptuel de Mîr Dâmâd consistera à donner un
statut ontologique indépendant au Méta-temps afin de séparer radicalement
le niveau divin du Non-temps des deux niveaux inférieurs. Partant de la
distinction avicennienne entre les trois modes d’être, Mîr Dâmâd déclare
à propos du deuxième, l’être-avec-le-temps: «On l’appelle Méta-Temps,
il est l’être qui englobe le temps. Il est l’être-avec-le-temps de la sphère,
100
K. al-ta‘lîqât, p. 82, cité par Mîr Dâmâd, Qabasât, p. 8-9.
101
K. al-ta‘lîqât, p. 80, cité par Mîr Dâmâd, Qabasât, p. 8-9.
102
F. Rahman, Hoduth-e dahri, p. 125-126. Voir Ibn Sînâ, SharÌ kitâb uthûlûjiyya, in
A. Badawî, Aris†û ‘ind al-‘arab, Le Caire, 1947, p. 47, 1er §.
103
Qabasât, p. 6.
104
À comparer avec le passage du K. fî î∂âÌ al-khayr al-mah∂ du Proclus Arabus
mentionné plus haut; voir Al-Aflâ†uniyya, p. 4-5.
105
K. al-Ta‘lîqât, p. 81.
106
∑irâ†, p. 213-214; Q/LVII, 21.
107
Qabasât, p. 7.
108
T. Isutzu, «Mîr Dâmâd and His Metaphysics», Introduction à Mîr Dâmâd, Qabasât,
p. 4-5.
109
Qabasât, p. 159-160.
110
Al-‘Alawî, SharÌ al-qabasât, p. 174.
111
T. Isutzu, «Mîr Dâmâd and His Metaphysics», p. 6-7.
112
Îmâ∂ât, p. 36; Qabasât, p. 24 et suiv.
113
F. Rahman, Hoduth-e dahri, p. 126.
Avec les mêmes influences, sources et autorités que Mîr Dâmâd, Mollâ
∑adrâ propose une tout autre réponse au problème cosmologique. Le
114
Qabasât, p. 123-127.
115
SharÌ al-qabasât, p. 175.
116
K. al-Ìikmat al-‘arshiyya, premier mashriq, p. 24. Nous reprenons, en la modifiant
légèrement, la traduction de C. Jambet dans L’acte d’être, p. 182. C’est par cette expression
d’«acte d’être» que C. Jambet traduit l’arabe wujûd chez Mollâ Sadrâ, dans L’acte d’être,
Fayard, Paris, 2002. Bien que partageant ses analyses, nous revenons ici à la traduction
classique de wujûd par «existence» pour garder la cohérence avec les traductions anté-
rieures de Mîr Dâmâd, al-Ghazâlî et Ibn Sînâ.
117
C. Jambet, L’acte d’être, p. 204; Sohravardî, Livre de la sagesse orientale, p. 587,
glose de Mollâ Sadrâ.
118
C. Jambet, L’acte d’être, p. 185.
certains soutiennent leur éternité a parte ante, et ceci est connu du divin
Platon. Mais c’est en contradiction avec ce qui est connu de lui, et pour
nous attesté, de sa doctrine et de celle des anciens, la thèse de la nou-
veauté temporelle de ce monde universel, qui est aussi l’opinion des gens
du Vrai. Ces piliers parmi les plus grands sages anciens, qui ont puisé
les lumières de leurs sciences à la niche de la prophétie des prophètes
passés et des voyageurs divins comme Hermès, appelé le père des sages,
Thalès de Milet, Anaximène, Agathodaîmon, Empédocle, Pythagore et
Socrate – il nous est apparu clairement, d’après la poursuite de leurs
traces, de leurs paroles éparses, de leurs traits symboliques, qu’ils adhé-
raient à la doctrine des gens de la certitude au sujet de la nouveauté du
monde (…). Nous avons rectifié le discours de Platon sur l’éternité de
l’âme de sorte qu’il ne contrevienne pas à la thèse de la nouveauté du
monde»119. Alors que Mîr Dâmâd s’employait à justifier l’éternité a parte
ante des âmes humaines chez Platon au moyen du concept de dahr, ∑adrâ
choisit d’interpréter allégoriquement les textes platoniciens affirmant
cette idée et de prendre au sens littéral le récit créationniste du Timée. La
solution d’une nouveauté méta-temporelle n’est même pas discutée.
La thèse de l’éternité du monde est pour ∑adrâ explicitement contraire
aux Écritures, sur l’accord desquelles il n’a de cesse d’insister. Reprenant
la construction historique de Shahrastânî, ∑adrâ fait la généalogie de cette
erreur: «La thèse de l’éternité du monde n’est apparue qu’après le très
grand philosophe Aristote, chez un groupe rejetant la voie des rabbins
et des prophètes, délaissant leur méthode de contemplation, d’exercice
spirituel et de purification, accrochés qu’ils étaient à l’exotérique des
paroles des philosophes, sans exploration ni discernement. Ils ont donc
professé la thèse de l’éternité du monde, comme ces ordures de matéria-
listes et de naturalistes (wa hâkadhâ awsâkh al-dahriyya wa al-†abî‘iyya),
faute de s’être arrêtés sur les secrets de la sagesse et de la révélation,
d’avoir été instruits de l’union de leur source et de l’accord de leur fin.
Parce qu’ils croyaient obstinément à l’éternité du monde et prétendaient
conserver par là l’unicité du Démiurge (…), ils ne se soucièrent pas du
désaccord de ce qu’ils croyaient avec ce que professaient les gens de la
religion, et même ceux des trois religions, Juifs, Chrétiens et Musulmans,
119
Îudûth, p. 184-185. Nous traduisons du texte arabe.
selon lesquels le monde, au sens de tout ce qui n’est pas Dieu, Ses qua-
lités et Ses noms, est nouveau, c’est-à-dire existant après n’avoir pas
été, d’une postériorité réelle, avec un retard temporel et pas seulement
essentiel»120.
Mîr Dâmâd critiquait Ibn Sînâ pour avoir réduit la nouveauté essen-
tielle à une nouveauté purement «estimative» ou «intellectuelle»; Mollâ
∑adrâ, lui, s’oppose à toute réduction de la nouveauté temporelle en une
nouveauté ontologique. Le propos vise d’abord Ibn Sînâ, mais à travers
lui, Mîr Dâmâd est aussi touché qui parachève l’ontologie avicennienne:
«Parmi eux, il se trouve même des hommes engagés dans la religion de
l’Islam, qui croient à l’éternité du monde et pensent que ce qui est évo-
qué de la loi révélée et du Coran, ce pourquoi les gens des religions se
sont accordés sur la nouveauté du monde, ne signifie que la pure nou-
veauté essentielle et le besoin d’un Artisan. Cette thèse revient en vérité
à faire mentir les prophètes». Si ∑adrâ, qui a eu à subir les persécutions
des gardiens de l’orthodoxie, se garde bien de qualifier juridiquement
l’erreur des philosophes néoplatoniciens, il n’en promet pas moins à ces
égarés le châtiment ultime: «Qui professe cette thèse (…) ne se garantit
pas contre le châtiment intellectuel et la privation éternelle. Car l’igno-
rance des principes de la foi, quand elle est enracinée avec passion, exige
le châtiment spirituel dans la demeure du Refuge»121.
∑adrâ se présente comme un défenseur jaloux du sens littéral, non
seulement du Coran, mais encore du corpus des anciens «piliers de la
sagesse», en vertu de leur appartenance à la «communauté prophétique».
Aussi condamne-t-il du même geste ceux qui s’exercent au †a’wîl, l’inter-
prétation ésotérique, sur les versets du Coran ou sur les dires de Platon:
«L’interprétation ésotérique de ce qui est tiré du Livre et de la Tradition
ne vient que de l’incapacité des intelligences à concilier les règles de la
religion authentique avec la sagesse véritable. Sans quoi les énoncés du
Livre et de la Tradition ne manquent pas de prodiguer les réalités véri-
tables, de représenter les sciences et connaissances relatives à l’origine
et au retour, pour qu’il y ait besoin de congédier le sens manifeste des
dires en pratiquant le dépassement de sens et l’interprétation ésotérique.
120
Ibid., p. 185.
121
Ibid., p. 186.
C’est [pourtant] ce que fit Abû NaÒr al-Fârâbî dans son discours sur la
Conciliation des opinions et l’accord des doctrines des sages Platon et
Aristote, quand il ramena la nouveauté temporelle, telle qu’elle se trouve
dans le propos de Platon, comme il est bien connu et rapporté de lui, à
la nouveauté essentielle, ceci faute d’avoir atteint l’intention des anciens
piliers [de la sagesse]»122. ∑adrâ soutient donc l’interprétation littéraliste
du récit créationniste du Timée, celle d’Aristote lui-même et de Jean Phi-
lopon. Le reproche de †a’wîl abusif adressé à l’auteur de la Conciliation
paraît assez injuste: celui-ci, nous l’avons vu, s’emploie surtout à inter-
préter allégoriquement les dires d’Aristote pour le dédouaner de la thèse
de l’éternité du monde. Mais sans doute ∑adrâ a-t-il lu le pseudo-Fârâbî
entre les lignes, à la lumière des œuvres authentiques du «deuxième
maître». Mîr Dâmâd pourrait bien être le destinataire de l’attaque, lui qui
fait précisément ce dont ∑adrâ accuse al-Fârâbî.
En réalité, ∑adrâ lui-même ne se prive pas d’appliquer le †a’wîl aux
textes de Platon ou d’Aristote arguant en faveur de l’éternité des Idées
ou du monde. Pour dédouaner Aristote de la thèse éternitaire, il reprend
à son compte l’interprétation du passage des Topiques déjà utilisée par le
pseudo-Fârâbî et les commentateurs médiévaux: «Tu sauras qu’[Aristote]
est innocent de la thèse dont on l’accuse, celle de l’éternité du monde
(…). La pensée du premier maître était celle-là même de son maître
Platon et de leurs chefs spirituels passés, professant tous la thèse de la
nouveauté temporelle de ce monde. Il est exclu, en effet, que le grand
Platon ne lui ait pas fait bénéficier de cet enseignement, qu’il ait pu se
montrer avare vis-à-vis d’un élève comme lui sur ce sujet immense et
capital, l’un des piliers de la sagesse dont l’ignorance nuit à l’homme au
jour du Retour»123. ∑adrâ opte donc pour une lecture littérale du récit
allégorique de Platon et une lecture allégorique des traités démonstratifs
d’Aristote, la Physique et Du Ciel.
Alors que le souci théologique de Mîr Dâmâd était de conserver l’indé-
pendance séparée de Dieu dans l’éternité du Non-temps, ∑adrâ semble
surtout préoccupé d’affirmer la dépendance de toutes choses, Intelligences
séparées, corps célestes et choses sensibles, à «l’ordre de Dieu». Cela
122
Ibid., p. 186.
123
Ibid., p.189
124
Al-mabda’ wa al-ma‘âd, vol. 1, p. 281.
125
Qabasât, p. 73; voir C. Jambet, L’acte d’être, p. 148.
126
Mollâ ∑adrâ, Al-shawâhid al-rubûbiyya, éd. J. Ashtiyânî, Beyrouth, 1425/2004,
p. 8. Nous reprenons, avec quelques modifications, la traduction de C. Jambet dans L’acte
d’être, p. 91.
127
Sur cette question dans la philosophie médiévale, voir E. Gilson, L’Être et l’essence,
Paris, 1948; entre Mîr Dâmâd et Mollâ ∑adrâ, voir K. A. H. al-Shalbî, AÒâlat al-wujûd ‘inda
al-Shîrâzî, Dâr al-∑afaÌât, Damas, 2008.
128
Îudûth, p. 251.
énigmatique: «Ce qui prouve cela est l’opinion de Zénon le Grand, l’un
des plus illustres philosophes divins; au sujet du monde corporel, il pro-
fessa que les étants sont subsistants et évanescents: subsistants par le
renouvellement de leurs formes, évanescents par l’extinction de chaque
forme à l’apparition de la nouvelle»129. Le mode d’existence du monde
et de toutes choses dans le monde, c’est donc ce passage perpétuel «du
non-être à l’être et de l’être au non-être»130: «Ce qui est attesté en toute
vérité vraie, c’est que la condition du renouvellement essentiel est le mode
d’existence de la nature corporelle qui a une réalité intelligible en Dieu»131.
Le monde est donc nouveau temporellement, dans le sens où son exis-
tence est la nouveauté même, le mouvement substantiel dont le temps est
la mesure.
En ce sens, il est possible de dire de tous les évènements, et donc du
monde lui-même, qu’ils sont perpétuels d’un point de vue et nouveaux
d’un autre point de vue. Le concept du mouvement substantiel permet à
∑adrâ de résoudre le dilemme entre éternité et nouveauté du monde en
affirmant d’un côté que le monde comme procès est éternel et, d’un autre,
que le monde est temporellement advenant dans le sens où tout ce qui est
en lui est continuellement changeant dans sa substance même et ne peut
subsister deux instants de suite132. Il y aurait lieu ici de comparer la pensée
de Mollâ ∑adrâ avec celle d’un penseur chinois qui lui fut contemporain,
le confucianiste Wang Fuzhi, lequel soutenait la primauté du mouve-
ment sur le repos et la conception d’un procès où «le début du monde
et la fin du monde sont une seule et même chose»133. Il reste qu’entre
ces deux points de vue, celui de l’éternité et celui de la nouveauté, ∑adrâ
privilégie le second: si la vision grecque du cosmos éternel ne peut être
écartée, le sentiment de la vanité du monde, provoqué par la révélation
coranique, reste plus puissant pour le philosophe de Shîrâz. Comme le
souligne C. Jambet, c’est justement la tension entre les deux visions du
129
Ibid., p. 214-215. Zénon le Grand était un disciple supposé d’Aristote.
130
C. Jambet, L’acte d’être, p. 186.
131
Îudûth, p. 253.
132
F. Rahman, The Philosophy of Mullâ ∑adrâ, Albany, 1975, p. 111-113.
133
Cité par F. Jullien dans Procès ou création, Paris, le Seuil, 1989, rééd. Livre de
Poche, p. 87. De cet ouvrage d’un grand intérêt pour notre sujet, voir particulièrement le
chapitre 5, «Ni Créateur ni création», p. 79-99.
134
C. Jambet, L’acte d’être, p. 187.
135
Îudûth, p. 214. Les extraits cités se trouvent dans Aflûtîn, p. 126. Nous modifions
légèrement la traduction de C. Jambet dans L’acte d’être, p. 204-205.
136
F. Rahman, The Philosophy of Mullâ ∑adrâ, p. 106, pointe aussi la contradiction
entre cette affirmation de ∑adrâ et sa conception du monde imaginal.
137
C. Jambet, L’acte d’être, p. 205-206.
RÉSUMÉ
Soulevé pour la première fois dans la philosophie antique, le problème de la
nouveauté ou de l’éternité du monde, avec la venue des religions révélées et le
dogme de la création ex nihilo, a engagé la coexistence de la raison et de la foi,
de la philosophie et de la religion. En Europe chrétienne, un compromis agnos-
tique finit par l’emporter sur les condamnations théologiques, mais cette issue
138
Cité par R. Sorabji en exergue de son livre Time, Creation and the Continuum.
SUMMARY
With the arrival of the religions of the book and their dogma of ex nihilo creation,
the problem, raised for the first time in ancient philosophy, of the coming into
existence or the eternity of the world has brought into question the coexistence
of reason and faith, of philosophy and religion. In Christian Europe, an agnostic
compromise came to prevail over theological condemnations, but that outcome
was never contemplated in the Islamic world. From Athens to Ispahan, the evolu-
tion of the problem spans the entire history of the transmission of Greek philoso-
phy in the Islamic world, as well as the history of Islamic philosophy itself. After
the first translations from Greek into Arabic and the more or less fictional doxo-
graphical books, Avicenna’s system emerged, which provoked a strong reaction
among theologians and exercised a lasting influence over Muslim philosophers.
The cosmological ideas of the ancient Greeks were taken up and thought through
again by the masters of the “philosophical renaissance” in Safavid Iran, Mîr Dâmâd
and Mullâ Sadrâ, two thinkers anxious to reconcile philosophy and religious
revelation and inclined to integrate the wisdom of the ancient Greeks into the
prophetic tradition. After an overview of the historical background to the problem,
this article aims at clarifying the conceptual solutions, both individual and shared,
proposed by these two major and as yet little known philosophers.
Key words: Islam, Christianity, Greek philosophy, cosmology, theology, Safavid
Renaissance, Mîr Dâmâd, Mullâ Sadrâ.