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Scubla Lucien. La proie et son ombre. Traitement rituel et figures symboliques de la relation prédateur-proie. In: L'Homme,
1999, tome 39 n°151. Récits et rituels. pp. 277-286;
doi : https://doi.org/10.3406/hom.1999.453632
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1999_num_39_151_453632
Lucien Scubla
1 . Maurice Bloch, Prey into Hunter. The Politics of Religious Experience, Cambridge, Cambridge
University Press, 1992. Cf. le compte rendu de cet ouvrage par Charles Macdonald dans L'Homme, 1994, ^O
132:161-165. O
2. Ibid. : 164 Q-
o
À propos de Maurice Bloch, La violence du religieux, traduit de l'anglais par Catherine ■•■
Cullen, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997, 225 p., bibl., index. Nous remercions MarkAnspach et Jean ^"
Petitot qui nous ont fait bénéficier de leurs remarques. '^^
3. Il serait plus simple de dire que le processus rituel inverse (ou tente d'inverser) le processus naturel.
Nous adoptons une formule plus lourde par fidélité à la pensée de Bloch, qui rappelle à tout instant que
le religieux est une construction intellectuelle, constituée avant tout de représentations (pp. 14-15, 131
sq.), d'images (pp. 95-97 sq.) ou de symboles (pp. 192-193) ; qu'il n'agit pas directement sur le monde,
mais sur notre conception du monde.
4. Aussi bien entre (1) et (2) qu'entre (a) et (b) à l'intérieur du point (2).
5. A. M. Hocart, Kingship, London, Oxford University Press, 1927; Social Origins, London, Watts, 1954.
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ont des effets institutionnels ou « politiques » : on découvre, en plus, comment la
dynamique de l'imaginaire religieux (« le symbolisme de la violence en retour »)
alimente le champ des activités politiques. Sur tous ces points, les idées anciennes 279
sont à la fois corroborées et notablement enrichies.
Le dossier présenté dans La violence du religieux est d'autant plus probant
qu'on peut facilement l'étoffer. Le processus rituel analysé par Bloch semble
omniprésent dans les monarchies sacrées africaines où, pendant la cérémonie
d'intronisation, le roi est, par exemple, soit « dévoré » par une panthère avant de
devenir lui-même le prédateur de son peuple 6, soit soumis à une nouvelle
circoncision fort douloureuse avant de présider celle des jeunes gens qui l'installe
réellement dans le règne 7. L'universalité du scheme de la prédation est d'autant
plus probable qu'on en retrouve la trace dans des phénomènes aussi divers que
la chasse rituelle aux aigles des Hidatsa, au cours de laquelle l'homme « est à la
fois chasseur et gibier »8; la relation avunculaire, telles que la conçoivent les
Gimi de Nouvelle-Guinée, chez qui l'oncle maternel est censé « manger la tête »
du neveu utérin 9 ; ou encore le cycle rituel du christianisme, au cours duquel
Jésus, après sa mort sur la croix, ressuscite non seulement pour monter aux
cieux, mais aussi pour devenir roi de l'univers, dans un moment de conquête et
de gloire symétrique et inverse de sa Passion : le calendrier liturgique n'ayant pas
pour terme la fête de l'Ascension, mais celle du Christ- Roi 10.
Outre les nombreux faits qui tendent à l'accréditer, le travail de Bloch présente
encore un trait remarquable. On sait que René Thom considère la prédation
comme une grande figure de régulation de la vie, pouvant rendre compte à la fois
de l'embryogenèse des vertébrés, de l'émergence des outils, et de celle des
structures linguistiques et narratives n. Car la prédation ne serait pas une relation
accidentelle entre espèces différentes, mais un moment capital de l'évolution du
vivant, caractérisé par une intégration fonctionnelle de la relation à l'autre, qui
déterminerait la structure de l'organisme et celle de ses prolongements techniques
et symboliques. Or, la théorie de Bloch apporte, à sa manière, de nouveaux argu-
12. Cette « extension » est d'autant plus remarquable qu'elle est involontaire. Les liens potentiels de Prey into
Hunter avec le modèle général de Thom ont été signalés à Bloch par Jean Petitot après la parution du livre.
13. Cf. Claude Lévi-Strauss, L'Homme nu, Paris, Pion, 1971 : 617, qui s'appuie sur un article de J. T.
Bonner, « Hormones in Social Amoebae and Mammals», paru en 1969 dans Scientific American; voir
aussi Paroles données, Paris, Pion, 1984 :143-144.
14. Voir à ce propos les dernières lignes de la recension, au demeurant très fidèle, de Charles Macdonald
dans L'Homme, 1994, 132.
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lence en retour — qui permet incidemment aux hommes d'édifier des
institutions et des groupes plus durables que leurs vies individuelles.
Il est probable que bien des esprits verront là un progrès. Car, au lieu de se 281
donner des rites qui tombent du ciel ou qui émergent, on ne sait trop comment,
des interactions des individus (à moins de recourir, comme Burkert ou Girard,
à des hypothèses invérifiables), on en retrace la genèse à partir des conditions
générales de la vie et des représentations des individus qu'atteste l'ethnographie.
16. W. Robertson Smith, Lectures on the Religion of the Semites, Edimburg, Adam & Charles Black, 1889.
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donne surtout une illustration de son modèle du processus rituel, avec un
double renversement : le prédateur devient proie, la proie, prédateur. Le modèle
explicatif de Burkert serre de plus près le mythe en montrant que ce renverse- 283
ment n'est pas seulement une légitimation imaginaire de la prédation exercée
par les hommes. L'homme a effectivement été la proie des animaux avant de
devenir le chasseur le plus redoutable. Le mythe résume l'histoire de l'humanité
et justifie les rites et les pratiques qui prolongent les effets du processus d'ho-
minisation. Mais Burkert laisse inexpliqué la situation d'indifférenciation
originelle et le danger permanent de violence intestine qui est censé en découler :
danger que le mythe tient manifestement pour premier et irréductible,
puisqu'on en retrouve la hantise dans la croyance en une vengeance possible des
plantes et des animaux, et dans les pratiques visant à expulser leurs esprits
envahisseurs (pp. 202-203). Tout se passe comme si les animaux et les plantes étaient
des humains métaphoriques, servant d'exutoire imaginaire et, du même coup,
de rempart à la véritable violence intraspécifique. Toutes choses qui se déduisent
plus facilement de l'hypothèse girardienne de la victime émissaire 17, proposée
dans La violence et le sacré que du modèle de la chasse civilisatrice proposé par
Burkert dans Homo necans18.
Bloch objecterait sans doute que ces théories naturalistes de la religion et, en
particulier celle de Burkert, supposent une trop grande continuité entre monde
animal et monde humain qui laisse inexpliquée la dichotomie constitutive de
tout système religieux : la reconnaissance de deux univers (naturel et surnaturel)
qui sont la négation l'un de l'autre, et la division corrélative de la personnalité
de chaque individu en deux parties hétérogènes, l'une représentant la vitalité
naturelle promise à la mort, l'autre, la vitalité transfigurée par le transcendant.
Dichotomie dont son livre montre que, sous des modalités diverses, on la
retrouve un peu partout dans le monde.
Selon nous, cette « dichotomisation subjective des sujets» (p. 17) est un
aspect parmi d'autres d'un processus de dédoublement rituel, impliqué par la
théorie de Girard, dont nous croyons avoir montré ailleurs le caractère très
général et la possibilité de le formaliser avec les plus simples des catastrophes
élémentaires, celles qui permettent d'interpréter les transformations de la relation
prédateur-proie faisant alterner les phases de confusion et de différenciation des
actants 19. Si, comme il est assez naturel, on interprète les différents rituels arti-
17. Faute de place, nous devons supposer connues du lecteur les grandes hypothèses de Burkert et de Girard,
tout en sachant bien qu'elles sont en général ignorées ou fortement caricaturées. Pour une présentation
synthétique des deux théories, suivie d'une rapide confrontation, on se reportera à Robert G. Hamerton-Kelly,
ed., Violent Origins. Walter Burkert, René Girard, and Jonathan Z. Smith on Ritual Killing and Cultural
Formation, Stanford, Stanford University Press, 1987. Pour une présentation très fiable des prémisses de la
théorie girardienne par un ethnologue qui contribue à l'enrichir, voir Simon Simonse, Kings of Disaster.
Dualism, Centralism and the Scapegoat King in Southeastern Sudan, Leiden, E. J. Brill, 1991 : 15-40.
18. Walter Burkert, Homo necans. The anthropology ofAncient Greek Sacrificial Ritual and Myth, Translated
by Peter Bing, Berkeley-Los Angeles-London, Universtiy of California Press, 1983. J£J
19. Cf. Lucien Scubla, «Vers une anthropologie morphogénétique : violence fondatrice et théorie des sin- q_
gularités », Le Débat, 1993, 77 : 102-120 ; Lire Lévi-Strauss. Le déploiement d'une intuition, Paris, Éditions O
Odile Jacob, 1998: 159-160,251-252. [Voir le compte rendu de cet ouvrage par Alain Caillé dans L'Homme, a.
1999, 150 : 251-253. Ndlr] <<
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généraux, que défendait notamment Hocart et qui semble corroborée par les
données ethnographiques servant de base documentaire à La violence du
religieux. Alors que, dans La ronde des échanges, André Iteanu met l'accent sur le fait 285
que les tous les rituels orokaiva font système, et que, même considérés à part, les
rites d'initiation affectent la collectivité tout entière, Bloch, qui s'appuie
pourtant sur ces travaux pour construire son modèle, s'intéresse presque
exclusivement aux transformations qui affectent la personnalité de chaque individu au
cours de l'initiation. Ensuite, il valorise les sacrifices accomplis à des fins
particulières, telles que la guérison d'un malade, reléguant de facto au second plan
ceux qui visent à régénérer la collectivité tout entière.
Fidèle aux observations de ses collègues et bon observateur lui-même, il
reconnaît pourtant l'aspect collectif des rites qu'il analyse : « même si
l'événement peut se concentrer sur l'acteur principal (l'initié ou le patient), toutes les
personnes présentes, note-t-il, ne sont pas des spectateurs mais des coparti-
cipants » (p. 76). Mais le théoricien du rituel ne tient pas compte de cette
remarque. Quand il passe au niveau cosmogonique et étatique, il a beau relever
que les « rituels globalisants suivent exactement les mêmes lignes générales que
les sacrifices destinés à provoquer des guérisons spécifiques » (p. 96), on sent que
pour lui les vrais rites sont ceux qui ont des buts particuliers. Les autres ont
presque un aspect pathologique, ils viennent, dit-il, d'un « glissement » (p. 95)
du scheme de base ou de sa dissolution (p. 97) dans quelque chose de plus
vague ; « ils font disparaître le but spécifique, dit-il encore, au profit d'une image
générale de régénération de la société » (p. 95).
Ce n'est pas tout. Bloch ne dit pas que les rites en question visent à
régénérer la société dans son ensemble, mais « l'image générale de la société ». Cette
tournure, qui réapparaît quelques lignes plus loin (pp. 96 et 97), au prix d'une
lourdeur voulue, est significative. Elle rappelle avec insistance que le rituel,
n'agissant pas directement sur le monde, ne saurait de lui-même engendrer ou
réorganiser autre chose qu'un système de représentations22. En disant qu'il est
accompli « au profit de la régénération de la société », on risquerait de suggérer
qu'il a réellement pour effet d'organiser et de réactiver la vie sociale, autrement
dit d'accréditer la thèse de Hocart, Burkert et Girard. Pour ces derniers, en effet,
indépendamment des représentations et des buts poursuivis23, le rituel a d'abord
et principalement pour effet d'organiser la vie collective et de socialiser les
individus, et c'est d'ailleurs pourquoi, selon eux, ses bénéficiaires s'efforcent d'en
étendre les procédés à des fins plus spécifiques (par exemple en extrayant un
petit objet du corps souffrant pour chasser une maladie, comme on purge une
22. Comme l'indique le sous-titre de l'édition originale (The Politics of Religious Experience), c'est de
l'expérience religieuse, c'est-à-dire d'une donnée psychologique, que Bloch croit pouvoir déduire les effets
politiques des rituels ; et la quatrième de couverture précise que le symbolisme de la violence en retour £Q
n'exerce qu'indirectement de tels effets. qJ
23. En croyant maîtriser les forces de la nature, disait Hocart, les hommes ont réussi à se maîtriser O
eux-mêmes et à présenter un front uni contre les coups du sort (cf. A. M. Hocart, Kingship, op. cit., §[
1927:56-57). "*
MOTS CLÉS/ KEYWORDS : théoúe/theory — prédation/ prédation — processus rituel/ ritual process —
intellectualisme/ intellectualism — violence/ violence.
24. C'est ainsi qu'on peut interpréter la couverture de l'édition anglaise, illustrée par une parodie du thème
de saint Georges terrassant le dragon. On y voit une sorte de soudard, déguisé en chevalier de la foi,
planter un étendard orné de la croix dans la gueule du dragon, avec un regard mauvais et un rire sardónique.