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L'Homme

La proie et son ombre. Traitement rituel et figures symboliques de la


relation prédateur-proie
Lucien Scubla

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Scubla Lucien. La proie et son ombre. Traitement rituel et figures symboliques de la relation prédateur-proie. In: L'Homme,
1999, tome 39 n°151. Récits et rituels. pp. 277-286;

doi : https://doi.org/10.3406/hom.1999.453632

https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1999_num_39_151_453632

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La proie et son ombre

Traitement rituel et figures symboliques


de la relation prédateur-proie

Lucien Scubla

L_ A TRADUCTION française de Prey into Hunter nous donne l'occasion de


revenir sur un excellent ouvrage, à l'écriture serrée, dont la recension a déjà été faite
dans une précédente livraison1. Non pour reprendre en détail le contenu du
livre, fort bien présenté par Charles Macdonald, mais pour ajouter quelques
remarques sur sa portée théorique. En effet, loin de fuir ou de récuser « cet
exercice ultra-périlleux qu'est l'interprétation et la généralisation en
anthropologie»2, Maurice Bloch a eu l'audace d'écrire un véritable petit traité
d'anthropologie religieuse. La chose est devenue trop rare pour qu'on ne salue
pas l'exploit. Par sa démarche exemplaire, l'auteur nous rappelle que, sans perdre
de vue le détail ethnographique et la complexité des faits, l'anthropologie peut
et doit, comme toute science, établir des relations universelles et proposer une
explication intelligible de la réalité. Ce n'est pas que son ouvrage soit
irréprochable et également solide en tous ses points, mais, proposant un fil conducteur
pour parcourir la variété des faits - le traitement rituel de la relation prédateur-
proie -, il rend possible le débat scientifique, alors que l'accumulation de
données brutes coupe court à la discussion et stérilise la recherche.
Rappelons, pour mémoire, la découverte majeure de Bloch et l'interprétation
qu'il en donne, deux choses à bien distinguer pour apprécier son propos.
1. L'étude comparative des rites et des mythes fait apparaître une substructure
commune dont la forme prototypique est donnée par les rites d'initiation, au

1 . Maurice Bloch, Prey into Hunter. The Politics of Religious Experience, Cambridge, Cambridge
University Press, 1992. Cf. le compte rendu de cet ouvrage par Charles Macdonald dans L'Homme, 1994, ^O
132:161-165. O
2. Ibid. : 164 Q-
o
À propos de Maurice Bloch, La violence du religieux, traduit de l'anglais par Catherine ■•■
Cullen, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997, 225 p., bibl., index. Nous remercions MarkAnspach et Jean ^"
Petitot qui nous ont fait bénéficier de leurs remarques. '^^

L'HOMME 151 / I999,pp. 277 à 286


cours desquels les jeunes gens deviennent des chasseurs ou des guerriers après
avoir été mis à mort par des esprits. Le processus consistant à passer de l'état de
278 proie à celui de prédateur, qui caractérise ce type de rites, constitue aussi le
noyau stable de toutes les autres grandes structures mythico-rituelles (sacrifice,
funérailles, mariage, royauté, mythes d'origine ou millénaristes, etc.), ainsi que
la matrice symbolique de leurs prolongements politiques : formation d'unités
sociales (lignées, clans, classes, cités, empires, etc.) et de relations de
compétition ou de domination entre ces unités.
2. (a) Au cours des rituels, tout se passe comme si, après avoir enlevé aux
hommes une part de leur vitalité interne, la violence rebondissait (rebounding
violence) pour leur donner une vitalité externe supérieure à celle qu'ils ont perdue ;
et, par suite, comme si l'abandon forcé de la vitalité naturelle était nécessaire aux
individus et aux groupes pour conquérir la vitalité transcendante qui leur permet
(ou leur donne l'illusion) de s'inscrire dans la longue durée, (b) À la base du rituel,
il y aurait donc un traitement paradoxal de la mort ou plutôt de l'idée de mort,
une construction intellectuelle visant à conjurer le processus naturel, qui va de la
naissance à la mort, en inversant sa représentation3, c'est-à-dire en faisant de la
mort, infligée ou acceptée, le moyen d'accéder à une vie transcendante.
Dans cette présentation en deux temps de la théorie de Bloch, nous inversons
à dessein l'ordre suivi par son auteur 4. Avant tout, pour aller du plus certain au
plus problématique, c'est-à-dire des faits à leur interprétation ; mais aussi,
croyons-nous, du plus fondamental au plus superficiel, c'est-à-dire des
mécanismes rituels aux représentations qui les accompagnent, sans présupposer
comme Bloch une détermination causale de ceux-là par celles-ci. Chose
curieuse, en effet, mais caractéristique : alors que la belle expression de
rebounding violence donnerait à croire que la « violence en retour » est l'effet spontané
d'un mécanisme naturel, son inventeur voit dans « la violence elle-même le
résultat d'une tentative de créer le transcendant dans la religion et le politique »
(p. 20). Nous y reviendrons.
On mesure bien l'apport de Bloch en replaçant son ouvrage dans l'histoire de
l'anthropologie. On savait que l'initiation est une mort symbolique suivie de
renaissance, mais sans savoir que celle-ci est la métamorphose d'une proie en
prédateur. On savait que tous les rites sont issus du même patron dont ils constituent,
pour ainsi dire, des pièces détachées (A. M. Hocart, Kingship, Social Origins) 5 : on
sait maintenant que la relation prédateur-proie constitue leur dénominateur
commun. On savait que les formes élémentaires de la vie religieuse sont aussi celles de
la vie sociale (Fustel de Coulanges, Durkheim, Hocart), autrement dit que les rites

3. Il serait plus simple de dire que le processus rituel inverse (ou tente d'inverser) le processus naturel.
Nous adoptons une formule plus lourde par fidélité à la pensée de Bloch, qui rappelle à tout instant que
le religieux est une construction intellectuelle, constituée avant tout de représentations (pp. 14-15, 131
sq.), d'images (pp. 95-97 sq.) ou de symboles (pp. 192-193) ; qu'il n'agit pas directement sur le monde,
mais sur notre conception du monde.
4. Aussi bien entre (1) et (2) qu'entre (a) et (b) à l'intérieur du point (2).
5. A. M. Hocart, Kingship, London, Oxford University Press, 1927; Social Origins, London, Watts, 1954.

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ont des effets institutionnels ou « politiques » : on découvre, en plus, comment la
dynamique de l'imaginaire religieux (« le symbolisme de la violence en retour »)
alimente le champ des activités politiques. Sur tous ces points, les idées anciennes 279
sont à la fois corroborées et notablement enrichies.
Le dossier présenté dans La violence du religieux est d'autant plus probant
qu'on peut facilement l'étoffer. Le processus rituel analysé par Bloch semble
omniprésent dans les monarchies sacrées africaines où, pendant la cérémonie
d'intronisation, le roi est, par exemple, soit « dévoré » par une panthère avant de
devenir lui-même le prédateur de son peuple 6, soit soumis à une nouvelle
circoncision fort douloureuse avant de présider celle des jeunes gens qui l'installe
réellement dans le règne 7. L'universalité du scheme de la prédation est d'autant
plus probable qu'on en retrouve la trace dans des phénomènes aussi divers que
la chasse rituelle aux aigles des Hidatsa, au cours de laquelle l'homme « est à la
fois chasseur et gibier »8; la relation avunculaire, telles que la conçoivent les
Gimi de Nouvelle-Guinée, chez qui l'oncle maternel est censé « manger la tête »
du neveu utérin 9 ; ou encore le cycle rituel du christianisme, au cours duquel
Jésus, après sa mort sur la croix, ressuscite non seulement pour monter aux
cieux, mais aussi pour devenir roi de l'univers, dans un moment de conquête et
de gloire symétrique et inverse de sa Passion : le calendrier liturgique n'ayant pas
pour terme la fête de l'Ascension, mais celle du Christ- Roi 10.
Outre les nombreux faits qui tendent à l'accréditer, le travail de Bloch présente
encore un trait remarquable. On sait que René Thom considère la prédation
comme une grande figure de régulation de la vie, pouvant rendre compte à la fois
de l'embryogenèse des vertébrés, de l'émergence des outils, et de celle des
structures linguistiques et narratives n. Car la prédation ne serait pas une relation
accidentelle entre espèces différentes, mais un moment capital de l'évolution du
vivant, caractérisé par une intégration fonctionnelle de la relation à l'autre, qui
déterminerait la structure de l'organisme et celle de ses prolongements techniques
et symboliques. Or, la théorie de Bloch apporte, à sa manière, de nouveaux argu-

6. Cf. A. Le Hérissé, L'Ancien Royaume du Dahomey, Paris, Larose, 1911 : 7 et 10.


7. Cf. Jean-Claude Müller, « Circoncision et régicide. Thème et variations chez les Dii, les Chamba et
les Moundang des confins de la Bénoué et du Tchad», L'Homme, 1997, 141 : 9-12.
8. Cf. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Pion : 68.
9. Cf. Gillian Gillison, « Le Pénis géant. Le frère de la mère dans les Hautes Terres de Nouvelle-Guinée »,
L'Homme, 1986, 99 : 43-45.
10. Nous développons un peu plus cet exemple parce que Charles Macdonald semble croire que les
« grandes religions » (sans préciser celles auxquelles il songe) ne seraient pas « essentiellement concernées
[...] par les processus mentionnés par Bloch» {L'Homme, 1994, 132 : 165). Mais aussi, parce que Bloch
lui-même, à l'instar de Marcel Détienne et de Luc de Heusch, raisonne parfois comme si le christianisme
était une religion tellement différente des autres que sa conception du sacrifice ne pourrait que vicier
notre représentation des formes non chrétiennes de sacrifice et de religion (pp. 63-64). La réalité est tout
autre : pour les Dii du Cameroun, par exemple, comme pour le christianisme, est roi celui des hommes
qui a le plus souffert (cf. Jean-Claude Müller, « Circoncision et régicide », art. cit.: 11).
11. Sur le «lacet de la prédation», voir René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse, Paris, J^
Interéditions, 1977: 294-300; Esquisse d'une sémiophysique, Paris, Interéditions, 1988: 72-74, 81-86; q_
Apologie du logos, Paris, Hachette : 222-231, 526-530. Pour une présentation élémentaire des idées gêné- O
rales de Thom sur le scheme de la prédation, voir aussi « Entretien sur les catastrophes, le langage, et la a_
métaphysique extrême », Ornicar?, 1978, 16: 73-110. ^

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ments en faveur de cette hypothèse, qu elle permet d'étendre à l'ensemble des
processus rituels12. Hypothèse assurément fort audacieuse, mais non de pure école,
280 puisqu'elle s'accorde avec des données empiriques, déjà relevées par Lévi-Strauss,
qui font apparaître la vie sociale comme une « limite inférieure de la prédation » 13.
La position de Bloch serait encore plus forte s'il avait inscrit son travail dans
la tradition de la grande anthropologie religieuse, au lieu d'écarter Durkheim
d'un trait de plume, d'éviter le débat avec Walter Burkert et René Girard, et
d'omettre jusqu'au nom de Hocart qui avait déjà défini le processus rituel
comme un moyen de maîtriser les allers et retours de la vie et consacré un livre
entier à ses prolongements politiques. En donnant l'impression de vouloir tout
reprendre à zéro, ou d'affirmer seulement sa différence par rapport à ses
devanciers ou ses contemporains, il s'expose à subir le même sort que les auteurs dont
il néglige les travaux l4.
Mais Bloch fait cavalier seul parce qu'il n'accorde pas le même poids que ses
pairs aux phénomènes religieux. Loin d'y voir, comme Durkheim et Hocart,
l'infrastructure des sociétés humaines, il hésite à leur reconnaître une positivité
propre. Pour lui, le religieux reste une superstructure idéologique, à laquelle
il reconnaît seulement d'avoir des effets politiques secondaires, c'est-à-dire
d'engendrer des rapports de domination, tels que la guerre à l'extérieur et la
hiérarchie à l'intérieur (p. 192) : toutes choses, au demeurant, que la conscience
occidentale moderne réprouve ou tient, au mieux, pour des maux nécessaires.
Par sa sensibilité et sa méthode, Bloch ressemble aux philosophes du XVIIIe
siècle. Comme les théoriciens du contrat social, mais avec moins de naïveté, il
tente de reconstruire la société et ses normes à partir des individus et de leurs
représentations. Pour les philosophes, qui mettent la religion entre parenthèses
et raisonnent a priori, ces individus sont des joueurs rationnels, au sens de la
théorie des jeux. Pour Bloch, qui s'appuie sur les données de l'anthropologie
religieuse et fonde ses conjectures sur des observations, ce sont plutôt des
partenaires rituels. Il s'accorde en cela avec Durkheim et Hocart, mais sans
demander, comme eux, à la religion le secours que les philosophes attendent de la
raison. Chez ces anthropologues et leurs héritiers (tels que Burkert et Girard),
le rituel constitue en soi et directement le fondement du lien social. Chez Bloch,
ce n'est qu'indirectement qu'il a des effets politiques, comme l'indique
expressément le prière d'insérer de l'édition anglaise. Car, d'après lui, la fonction
première des rites n'est pas de résoudre des problèmes collectifs mais de procurer
aux individus une survie illusoire en élaborant un ordre transcendant qui inverse
le cours naturel de la vie. Et c'est la construction de cet ordre — celui de la vio-

12. Cette « extension » est d'autant plus remarquable qu'elle est involontaire. Les liens potentiels de Prey into
Hunter avec le modèle général de Thom ont été signalés à Bloch par Jean Petitot après la parution du livre.
13. Cf. Claude Lévi-Strauss, L'Homme nu, Paris, Pion, 1971 : 617, qui s'appuie sur un article de J. T.
Bonner, « Hormones in Social Amoebae and Mammals», paru en 1969 dans Scientific American; voir
aussi Paroles données, Paris, Pion, 1984 :143-144.
14. Voir à ce propos les dernières lignes de la recension, au demeurant très fidèle, de Charles Macdonald
dans L'Homme, 1994, 132.

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lence en retour — qui permet incidemment aux hommes d'édifier des
institutions et des groupes plus durables que leurs vies individuelles.
Il est probable que bien des esprits verront là un progrès. Car, au lieu de se 281
donner des rites qui tombent du ciel ou qui émergent, on ne sait trop comment,
des interactions des individus (à moins de recourir, comme Burkert ou Girard,
à des hypothèses invérifiables), on en retrace la genèse à partir des conditions
générales de la vie et des représentations des individus qu'atteste l'ethnographie.

Toutefois, cette approche individualiste et intellectualiste a de curieuses


conséquences, dont nous avions noté d'entrée de jeu la plus criante. Alors que
l'homme, comme être vivant, est pris depuis toujours dans la relation prédateur-
proie, et que les rites religieux et leurs effets politiques sont des modulations,
spécifiquement humaines, de cette relation intrinsèquement violente, la théorie
de Bloch traite cette relation existentielle comme une construction symbolique,
et la violence religieuse ou politique qui s'y rattache comme le « résultat » de
cette construction.
Cette explication du processus rituel par des représentations religieuses dont il
dépendrait causalement, est d'autant moins nécessaire que le rituel — défini
comme un schéma de comportement qui s'est détaché de sa fonction première
pour se charger d'une fonction de communication et de solidarisation — est déjà
présent chez les animaux (Julian Huxley, Konrad Lorenz) . Comme il est probable
que communication et sociabilité constituent elles-mêmes une « limite inférieure
de la prédation », il est plus simple de voir dans la ritualisation spontanée de la
relation prédateur-proie la solution naturelle du problème politique que toute
collectivité humaine est tenue de résoudre : celui de la sécurité intérieure et
extérieure, permettant de constituer une population suffisamment nombreuse et
stable pour ne pas tomber en dessous du seuil de survie. Or, c'est tout le mérite
de Burkert et de Girard, trop vite écartés par Bloch, que d'aborder le problème
sous cet angle, en cherchant par quels rites spécifiques les hommes sont parvenus
à s'autodomestiquer. Par ailleurs, l'ethnographie des chasseurs-cueilleurs montre
bien que, sans la coopération à grande échelle qu'exigent les activités rituelles, et
non les activités économiques, on n'atteindrait probablement pas le seuil critique
que les démographes fixent à environ 500 unités. Or, seuls des mécanismes
spontanés, non des stratégies rationnelles ou des constructions imaginaires, peuvent
atteindre de tels résultats. Comme le soutiennent Burkert et Girard, ce sont
probablement de tels mécanismes qui évitent à des prédateurs puissants de s'autodé-
truire. Les représentations religieuses des individus ne seraient donc pas la cause
première des rites, mais plus vraisemblablement des elaborations secondaires. On
pourrait leur appliquer ce que Lévi-Strauss disait des affects religieux : « Ce ne
sont pas des émotions actuelles, écrivait-il, ressenties à l'occasion des réunions et
des cérémonies, qui engendrent ou perpétuent des rites, mais l'activité rituelle
qui suscite les émotions. »15 Ce ne sont pas non plus des représentations actuelles, O
O
15. Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd'hui, Paris, PUF, 1962 (« Mythes et Religions ») : 102-103, 5
cité par Walter Burkert, Sauvages origines, Paris, Les Belles Lettres, 1998 : 138, n. 16. ^

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présentes à l'occasion des réunions et des cérémonies, qui engendrent ou
perpétuent des rites, mais l'activité rituelle qui suscite et entretient ces représentations.
282 On ne comprend pas pourquoi Bloch rejette ce point de vue, défendu avec
bonheur par Robertson Smith16, alors même qu'il reproche à certains
chercheurs de pécher par « idéalisme ». L'anthropologue, dit-il avec raison, ne peut
pas, comme ses informateurs, mettre sur le même plan « des matériaux
provenant des rituels, de la vie pratique et de la mythologie, comme si ces
phénomènes étaient du même genre » ; par exemple, traiter la « mise à mort rituelle des
initiés comme l'équivalent et la réciproque de la réelle et véritable mise à mort
des porcs et des ennemis » (p. 52). Pourtant, lorsque Bloch lui-même analyse le
mythe d'origine des Ma Betisek, il semble bien enfreindre cette règle. Regardons
en effet ce beau mythe, aussi propre à illustrer le scheme canonique dégagé par
Prey into Hunter qu'à arbitrer entre ses principales interprétations.
À l'origine, racontent les Ma'Betisek, les hommes, les animaux et les plantes
étaient presque identiques et vivaient en harmonie les uns avec les autres. Mais
les plantes et les animaux ont transgressé les règles de bon voisinage : ils ont tué
et mangé secrètement les êtres humains, se rendant ainsi coupables de
cannibalisme. Les anciens ont alors appelé sur eux la malédiction du tulah. Et c'est ainsi
que les hommes eurent le droit d'exploiter et de consommer les plantes et les
animaux. De tueurs illégitimes, ceux-ci sont devenus des proies légitimes,
tandis que les hommes de consommés sont devenus consommateurs, de proies sont
devenus chasseurs (pp. 200-201).
D'après le mythe, ce serait donc pour avoir renoncé au cannibalisme, que les
hommes auraient le droit de tuer et manger les animaux et les plantes. Bloch
prend acte de cette justification mais ne l'élucide pas : « Parce qu'ils se
soumettent à l'élément transcendant implicite par l'obéissance à ces règles, c'est-à-dire
parce qu'ils permettent à leur vitalité natale d'être réglementée, les Ma'Betisek
obtiennent, selon la logique de la violence en retour, le droit de consommer la
vitalité maintenant externe et étrangère de ces êtres qui avaient refusé la
première conquête » (pp. 201-202). Son commentaire est une traduction abstraite
du discours mythique dont il reprend mot pour mot l'argumentaire. Mais peut-
on vraiment expliquer le régime alimentaire des hommes par un refus originaire
du cannibalisme ? Ou n'est-ce pas, plutôt, parce que les hommes ont toujours
tué des animaux et des plantes qu'ils peuvent éviter de s'entre-tuer et de s'entre-
dévorer, sans être d'ailleurs certains d'écarter totalement ce danger, comme le
mythe et ses entours, obsédés par le thème de la violence intestine, le laissent
clairement entendre (pp. 202-206) ? Ce qui serait à la fois plus proche de la
vérité historique et en harmonie avec les hypothèses de Burkert et Girard que
Bloch a écartées par principe au début de son ouvrage.
On peut même faire un pas de plus, si l'on admet qu'une explication est
d'autant plus satisfaisante qu'elle est complète. Du point de vue de Bloch, le mythe

16. W. Robertson Smith, Lectures on the Religion of the Semites, Edimburg, Adam & Charles Black, 1889.

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donne surtout une illustration de son modèle du processus rituel, avec un
double renversement : le prédateur devient proie, la proie, prédateur. Le modèle
explicatif de Burkert serre de plus près le mythe en montrant que ce renverse- 283
ment n'est pas seulement une légitimation imaginaire de la prédation exercée
par les hommes. L'homme a effectivement été la proie des animaux avant de
devenir le chasseur le plus redoutable. Le mythe résume l'histoire de l'humanité
et justifie les rites et les pratiques qui prolongent les effets du processus d'ho-
minisation. Mais Burkert laisse inexpliqué la situation d'indifférenciation
originelle et le danger permanent de violence intestine qui est censé en découler :
danger que le mythe tient manifestement pour premier et irréductible,
puisqu'on en retrouve la hantise dans la croyance en une vengeance possible des
plantes et des animaux, et dans les pratiques visant à expulser leurs esprits
envahisseurs (pp. 202-203). Tout se passe comme si les animaux et les plantes étaient
des humains métaphoriques, servant d'exutoire imaginaire et, du même coup,
de rempart à la véritable violence intraspécifique. Toutes choses qui se déduisent
plus facilement de l'hypothèse girardienne de la victime émissaire 17, proposée
dans La violence et le sacré que du modèle de la chasse civilisatrice proposé par
Burkert dans Homo necans18.
Bloch objecterait sans doute que ces théories naturalistes de la religion et, en
particulier celle de Burkert, supposent une trop grande continuité entre monde
animal et monde humain qui laisse inexpliquée la dichotomie constitutive de
tout système religieux : la reconnaissance de deux univers (naturel et surnaturel)
qui sont la négation l'un de l'autre, et la division corrélative de la personnalité
de chaque individu en deux parties hétérogènes, l'une représentant la vitalité
naturelle promise à la mort, l'autre, la vitalité transfigurée par le transcendant.
Dichotomie dont son livre montre que, sous des modalités diverses, on la
retrouve un peu partout dans le monde.
Selon nous, cette « dichotomisation subjective des sujets» (p. 17) est un
aspect parmi d'autres d'un processus de dédoublement rituel, impliqué par la
théorie de Girard, dont nous croyons avoir montré ailleurs le caractère très
général et la possibilité de le formaliser avec les plus simples des catastrophes
élémentaires, celles qui permettent d'interpréter les transformations de la relation
prédateur-proie faisant alterner les phases de confusion et de différenciation des
actants 19. Si, comme il est assez naturel, on interprète les différents rituels arti-

17. Faute de place, nous devons supposer connues du lecteur les grandes hypothèses de Burkert et de Girard,
tout en sachant bien qu'elles sont en général ignorées ou fortement caricaturées. Pour une présentation
synthétique des deux théories, suivie d'une rapide confrontation, on se reportera à Robert G. Hamerton-Kelly,
ed., Violent Origins. Walter Burkert, René Girard, and Jonathan Z. Smith on Ritual Killing and Cultural
Formation, Stanford, Stanford University Press, 1987. Pour une présentation très fiable des prémisses de la
théorie girardienne par un ethnologue qui contribue à l'enrichir, voir Simon Simonse, Kings of Disaster.
Dualism, Centralism and the Scapegoat King in Southeastern Sudan, Leiden, E. J. Brill, 1991 : 15-40.
18. Walter Burkert, Homo necans. The anthropology ofAncient Greek Sacrificial Ritual and Myth, Translated
by Peter Bing, Berkeley-Los Angeles-London, Universtiy of California Press, 1983. J£J
19. Cf. Lucien Scubla, «Vers une anthropologie morphogénétique : violence fondatrice et théorie des sin- q_
gularités », Le Débat, 1993, 77 : 102-120 ; Lire Lévi-Strauss. Le déploiement d'une intuition, Paris, Éditions O
Odile Jacob, 1998: 159-160,251-252. [Voir le compte rendu de cet ouvrage par Alain Caillé dans L'Homme, a.
1999, 150 : 251-253. Ndlr] <<

La proie et son ombre


culés autour de la relation prédateur-proie comme autant de formes stables
issues d'un centre organisateur instable, parce que surdéterminé, la dichotomie
284 observée dans les représentations religieuses n'est pas la cause des
ments rituels mais un effet particulier d'un processus général de morphogenèse.
Le livre de Bloch en fournit d'ailleurs d'autres exemples, notamment celui de la
religion japonaise, dont il montre magistralement que les deux composantes,
bouddhiste et shintoïste, représentent deux faces opposées mais
complémentaires d'un seul et même système (pp. 104-124).

Ces considérations générales sur les avatars mythico-rituels de la relation


prédateur-proie conduisent à penser que le scheme prey into hunter est
probablement un cas particulier d'un système de relations plus général dont la théorie
reste en grande partie à faire. Dans le mythe des Ma'Betisek, on observe
d'ailleurs une double transformation de la proie en prédateur et du prédateur en
proie, et dans le mariage, tel que Bloch l'analyse, les hommes sont
alternativement prédateurs et proies, selon qu'ils sont preneurs ou donneurs de femmes.
Dans cette perspective élargie, il faudrait notamment revoir les rapports du
sacrifice et de la guerre. Que celle-ci, comme toute activité engageant le salut de
la collectivité, soit souvent précédée d'un sacrifice, c'est indéniable. Mais il ne
s'ensuit pas que la guerre soit, par principe, un rebond vers l'extérieur d'une
violence sacrificielle interne (pp. 58-60). Hocart postulait que sa première fonction
était de rechercher des victimes sacrificielles à l'extérieur du groupe 20 et ce que
nous savons, par exemple, des Aztèques lui donne apparemment raison. Il en va
de même avec le cannibalisme tupinamba ou la chasse aux têtes en Amazonie
(jivaro, mundurucu) qui impliquent bien des incursions en territoire ennemi,
mais n'ayant pas les caractères d'une guerre de conquête : leur fin dernière n'est
pas de consommer un maximum de « vitalité externe », mais de rassembler le
groupe autour d'un captif ou d'un trophée qui, bien qu'étant pris à l'ennemi, et
donc à l'extérieur, est assimilé à un membre de la collectivité par un processus
rituel d'internalisation21. Même lorsqu'elle fait suite à une initiation, la guerre
ne se réduit pas forcément à un acte de violence en retour ; elle peut fort bien
être en même temps un préliminaire au sacrifice.
D'une manière générale, c'est l'ensemble du système rituel qu'il faut prendre
en compte, alors que les prémisses de Bloch tendent à en privilégier des
segments particuliers. Son parti pris individualiste le conduit à partir de l'initiation
des jeunes gens et des sacrifices centrés sur des bénéficiaires individuels (chap. I
et II) avant d'aborder les rites à finalité collective (chap. Ill), et donc à inverser
la relation de subordination des rites locaux et spécifiques aux rites globaux et

20. A. M. Hocart, Social Origins, op. cit., 1954: 143-144.


21. On ne coupe pas la tête de n'importe quel étranger, mais d'un homme qui, par sa langue et ses
mœurs, est le plus proche possible du groupe auquel on appartient. Le cahier 14 de Systèmes de pensée en
Afrique Noire, intitulé Destins de meurtriers, contient plusieurs descriptions des procédures
d'internalisation de l'ennemi qui devraient permettre de développer l'étude de la relation prédateur-proie dans le sens
que nous suggérons ici.

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généraux, que défendait notamment Hocart et qui semble corroborée par les
données ethnographiques servant de base documentaire à La violence du
religieux. Alors que, dans La ronde des échanges, André Iteanu met l'accent sur le fait 285
que les tous les rituels orokaiva font système, et que, même considérés à part, les
rites d'initiation affectent la collectivité tout entière, Bloch, qui s'appuie
pourtant sur ces travaux pour construire son modèle, s'intéresse presque
exclusivement aux transformations qui affectent la personnalité de chaque individu au
cours de l'initiation. Ensuite, il valorise les sacrifices accomplis à des fins
particulières, telles que la guérison d'un malade, reléguant de facto au second plan
ceux qui visent à régénérer la collectivité tout entière.
Fidèle aux observations de ses collègues et bon observateur lui-même, il
reconnaît pourtant l'aspect collectif des rites qu'il analyse : « même si
l'événement peut se concentrer sur l'acteur principal (l'initié ou le patient), toutes les
personnes présentes, note-t-il, ne sont pas des spectateurs mais des coparti-
cipants » (p. 76). Mais le théoricien du rituel ne tient pas compte de cette
remarque. Quand il passe au niveau cosmogonique et étatique, il a beau relever
que les « rituels globalisants suivent exactement les mêmes lignes générales que
les sacrifices destinés à provoquer des guérisons spécifiques » (p. 96), on sent que
pour lui les vrais rites sont ceux qui ont des buts particuliers. Les autres ont
presque un aspect pathologique, ils viennent, dit-il, d'un « glissement » (p. 95)
du scheme de base ou de sa dissolution (p. 97) dans quelque chose de plus
vague ; « ils font disparaître le but spécifique, dit-il encore, au profit d'une image
générale de régénération de la société » (p. 95).
Ce n'est pas tout. Bloch ne dit pas que les rites en question visent à
régénérer la société dans son ensemble, mais « l'image générale de la société ». Cette
tournure, qui réapparaît quelques lignes plus loin (pp. 96 et 97), au prix d'une
lourdeur voulue, est significative. Elle rappelle avec insistance que le rituel,
n'agissant pas directement sur le monde, ne saurait de lui-même engendrer ou
réorganiser autre chose qu'un système de représentations22. En disant qu'il est
accompli « au profit de la régénération de la société », on risquerait de suggérer
qu'il a réellement pour effet d'organiser et de réactiver la vie sociale, autrement
dit d'accréditer la thèse de Hocart, Burkert et Girard. Pour ces derniers, en effet,
indépendamment des représentations et des buts poursuivis23, le rituel a d'abord
et principalement pour effet d'organiser la vie collective et de socialiser les
individus, et c'est d'ailleurs pourquoi, selon eux, ses bénéficiaires s'efforcent d'en
étendre les procédés à des fins plus spécifiques (par exemple en extrayant un
petit objet du corps souffrant pour chasser une maladie, comme on purge une

22. Comme l'indique le sous-titre de l'édition originale (The Politics of Religious Experience), c'est de
l'expérience religieuse, c'est-à-dire d'une donnée psychologique, que Bloch croit pouvoir déduire les effets
politiques des rituels ; et la quatrième de couverture précise que le symbolisme de la violence en retour £Q
n'exerce qu'indirectement de tels effets. qJ
23. En croyant maîtriser les forces de la nature, disait Hocart, les hommes ont réussi à se maîtriser O
eux-mêmes et à présenter un front uni contre les coups du sort (cf. A. M. Hocart, Kingship, op. cit., §[
1927:56-57). "*

La proie et son ombre


cité du malheur ou de l'angoisse qui l'accable en expulsant un pharmakos). Mais
Bloch, semble-t-il, rejette par principe l'idée que la religion ait pu être l'éduca-
286 trice de l'humanité 24, comme le soutient Hocart, ou que la violence religieuse
ait contribué à l'auto-domestication de l'homme, comme tentent de le montrer
Burkert et Girard. En subordonnant, comme il le fait, le global au local, le
collectif à l'individuel et l'action aux représentations, sans doute croit-il écarter
définitivement de telles hypothèses. Mais l'étude minutieuse des phénomènes
rituels lui donne-t-elle raison ? C'est, à tout le moins, un problème ouvert. La
confrontation des hypothèses de Bloch avec celles de ses pairs fait bien ressortir
tout ce qu'il ajoute à notre connaissance du processus rituel, mais aussi les
limites de son interprétation intellectualiste.

MOTS CLÉS/ KEYWORDS : théoúe/theory — prédation/ prédation — processus rituel/ ritual process —
intellectualisme/ intellectualism — violence/ violence.

24. C'est ainsi qu'on peut interpréter la couverture de l'édition anglaise, illustrée par une parodie du thème
de saint Georges terrassant le dragon. On y voit une sorte de soudard, déguisé en chevalier de la foi,
planter un étendard orné de la croix dans la gueule du dragon, avec un regard mauvais et un rire sardónique.

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